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Title: Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
Author: Blanchère, Henri de la
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  Au lecteur.

  Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original, et
  l'orthographe d'origine a été conservée. Seules quelques erreurs
  typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces corrections
  se trouve à la fin du texte.

  La ponctuation a également fait l'objet de quelques corrections
  mineures.



  LES AVENTURES
  D'UNE FOURMI ROUGE
  ET LES
  MÉMOIRES D'UN PIERROT



BOURLOTON.--Imprimeries réunies, B.



[Illustration: L'attaque d'une fourmilière.]



  LES AVENTURES
  D'UNE
  FOURMI ROUGE

  ET

  LES MÉMOIRES
  D'UN PIERROT

  PAR
  H. DE LA BLANCHÈRE

  ILLUSTRATIONS DE MESNEL ET DE GIACOMELLI

  [Illustration]

  PARIS
  THÉODORE LEFÈVRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  RUE DES POITEVINS



[Illustration]

LES AVENTURES D'UNE FOURMI ROUGE



I

UNE RAZZIA D'ESCLAVES.


--Il est temps de partir! Taratantara!!...

--Alerte! Taratantara!!!

La fourmilière est couverte de soldats qui brandissent au soleil
leurs mandibules brillantes et acérées. C'est un va-et-vient
indescriptible... Quelle belle mêlée!... Quel beau départ! Vive la
guerre!...

Nous sommes au moins trois cents, tous animés du plus grand courage!
Hourra!! Vive la guerre! au carnage!... au butin!!...

Mais il est temps de nous mettre en marche. Amis, à nos rangs!
Taratantara!!...

Et l'armée se rassemble sur quinze, vingt de front; elle descend comme
un fleuve qui s'épanche, elle quitte le monticule qui forme notre
demeure et s'étend dans la plaine... La plaine, c'est un sentier formé
par les hommes et qui passe à côté, en dessous de notre nid. Mais
nous n'avons pas fait dix pas sur le chemin de la guerre, que nous
rencontrons des éclaireurs qui ont reconnu le chemin et nous guident
vers l'ennemi.

--Quel ennemi? me direz-vous.

--Quel ennemi? D'autres fourmis. Ne nous faut-il pas des esclaves?
Sommes-nous donc destinées à tailler le bois, la pierre, à gâcher
le mortier et donner à teter aux enfants? Nous, des guerriers de
naissance!... Dieu, vous dis-je, ne l'a pas voulu. Voyez, il nous
a gratifiées de mâchoires spéciales pour le combat. La longueur et
l'acuité de nos mandibules en font des armes et non des outils. Vive la
guerre!...

Il existe d'ailleurs de par le monde deux nations de fourmis qui sont
destinées à devenir nos esclaves, à élever nos larves, à bâtir nos
maisons; c'est pourquoi nous marchons à leur conquête. Il est temps que
la fourmilière songe à multiplier; tous ici nous sommes frères, tous
nous sommes fils de la même mère, de celle qui a fondé l'an dernier
notre colonie, avec quelques fugitives échappées aux poursuites d'un
faisandier, la colonie des Polyergues ou des Fourmis rouges. Mais,
hélas! nous ne sommes pas assez nombreux pour résister à l'hiver, aux
intempéries de l'automne; et puis il faut essaimer.

[Illustration: TARATANTARA!!!.....]

Cette belle armée de trois cents guerriers n'est pas suffisante: il
faut qu'elle se décuple. Remarquez comme nous nous ressemblons: on
dirait un uniforme brillant recouvrant tous nos corps; et moi seule
suis plus grande que les autres. C'est une exception; je passe pour un
Hercule, et je crois que j'en suis un en effet. Cependant vous devez
apercevoir quelques camarades noirs parmi nous, ce sont des mâles.
Pauvres êtres qui ne vivront pas aussi longtemps que nous! Mais, comme
ils sont armés comme les autres, ils viennent en expédition quand
même...

[Illustration: EN UN CLIN D'ŒIL LES POLYERGUES EURENT ENVAHI LES
AVANT-POSTES.]

Attention, nous approchons de l'ennemi. L'ennemi, ce sont les Fourmis
noires cendrées (_Formica fusca_). Nous les recherchons comme esclaves
et nous allons les vaincre tout à l'heure, elles sont hors d'état
de nous résister. Il en est de même des Fourmis mineuses (_Formica
cunicularia_). Malheureusement ces dernières sont encore plus faibles
que les premières.

Je sais bien que certains esprits atrabilaires trouveront--que ne
trouve-t-on pas?--que, pour des guerriers éprouvés, il n'est pas brave
d'attaquer des gens hors d'état de résister. Mais qu'y faire? Il faut,
avant tout, prendre son bien où on le trouve. Tel est mon avis.

Et la troupe toute entière redouble d'ardeur; elle semblait voler à la
surface des feuilles..., c'est qu'à ce moment apparaît la fourmilière
des Noires cendrées, au milieu d'un buisson d'épine blanche.
Cette fourmilière, beaucoup moins grande que celle des Polyergues
assaillantes, était composée de petites bûchettes artistement
entrelacées.

En un clin d'œil les Polyergues eurent envahi les avant-postes. Les
Cendrées, averties par leurs éclaireurs, étaient cependant sur la
défensive. Mais que faire? Chaque coup des terribles mandibules en
faux abattait un membre; c'était un carnage affreux, et cependant les
Cendrées se battaient bien. Elles assaillent à deux ou trois chacun
de leurs envahisseurs; elles s'attachent à sa ceinture et souvent la
coupent, laissant les deux tronçons du mutilé se tordre sur la terre...

Mais les Rouges pénètrent dans tous les recoins, en dépit de cette
énergique défense; elles cherchent les réduits propres au pillage,
c'est-à-dire les chambres d'élevage. Chaque assaillant emporte une
larve blanche entre ses mâchoires et s'efforce de fuir avec son butin
précieux. Les Noires cendrées ne peuvent résister; elles s'accrochent
aux fauves, celles-ci les entraînent. Lassées, elles lâchent prise, le
ravisseur fuit.

Taratantara!! Taratantara!!!

C'est le signal de la retraite! Vive le butin!!

Et me dressant sur mes pattes, je crie à mes camarades:

--En masse, serrez la colonne!... En retraite vers notre
fourmilière!... Attention aux larves conquises!...

Et je revenais allégrement, tenant deux larves dans mes mandibules et
marchant avec cela la tête haute, comme un cheval de carrosse, tandis
que mes compagnons pliaient sous le faix d'une seule larve conquise.

[Illustration: C'EST LE SIGNAL DE LA RETRAITE! VIVE LE BUTIN!!]

Cependant, j'avais une terrible estafilade à une jambe, une énorme
taillade dans le dos... Bah! je ne daignais pas y faire attention.
J'avais pris la tête de la colonne et marchais en avant. J'avais
remarqué que deux hommes nous observaient, arrêtés à quelques pas.
J'entendis l'un d'eux qui disait:

--Que vont-elles faire maintenant de ces larves qu'elles emportent? Un
repas de cannibales?

--Vous êtes trop homme, répondit le plus vieux, vous croyez que tous
les êtres vous ressemblent.

--Hé, hé!

--Point. Lorsqu'elles vont être revenues chez elles, leurs fourmis
de ménage vont soigneusement emporter dans leurs chambres ces larves
précieuses; bientôt celles-ci y naîtront en insectes parfaits de la
classe ouvrière et, immédiatement, elles se chargent de tous les
travaux de la maison... absolument comme elles l'eussent fait dans
leurs propres demeures.

--Alors ces abominables pillardes ne savent pas travailler?...

--Vive Dieu! leur criai-je en me retournant; sommes-nous donc faites
pour travailler, nous, des guerriers, comme de viles esclaves?

Mais ils ne m'entendirent pas; ils avaient les oreilles trop longues
pour cela!...

--Mon cher enfant, reprit le vieux, voici le moment de vous rappeler
l'expérience faite par un de mes amis. Un jour, il mit une certaine
quantité de ces beaux Polyergues rouges, agresseurs si déterminés,
dans une caisse de verre avec quelques larves; elles ne furent
seulement pas capables d'élever ces jeunes. Bien mieux, elles ne surent
même pas--cela me paraîtrait incroyable, si mon ami ne me l'avait
affirmé--se nourrir elles-mêmes. De sorte qu'un grand nombre moururent
de faim.

Pour continuer l'expérience, il introduisit dans la même caisse un seul
individu de la famille des esclaves (_F. fusca_), alors que l'état des
affamés n'était pas brillant. Tout allait de mal en pis; la mort était
imminente...

Cette petite créature se chargea du soin de la famille entière, donna à
manger aux grands dadais de fourmis amazones à demi mortes de faim, et
prit soin, tout cela en même temps, des larves qui restaient, jusqu'à
ce qu'elles fussent développées en insectes parfaits... Ainsi, une
seule intelligence avait suffi à sauver toute cette famille vouée à la
force brutale.

--Noble exemple!

--Ainsi donc les Polyergues sont incapables...

Tout le monde comprendra que je ne m'arrêtai pas à entendre des
anecdotes aussi ridicules. Je laissai là les deux hommes et rentrai
allégrement chez nous, contente de ma journée, et prête à recommencer
le lendemain, si le grand conseil le jugeait utile...

Vraiment ces hommes sont bien étranges, qui croient que la servitude
est odieuse à nos esclaves autant qu'aux leurs.

Rien n'est plus aisé, en les observant, que de se rendre compte qu'il
ne faut avoir aucune compassion de nos _ilotes_--si l'on peut, par
souvenir, les appeler ainsi;--leur sort est précisément celui pour
lequel ils sont faits.

Les travaux que ces petites créatures entreprennent et conduisent
chez nous ne sont point inspirés par l'arbitraire, par la crainte
d'un châtiment, mais bien par l'instinct qui réside en elles. Elles
travaillent précisément de la même manière et avec la même assiduité
dans leur propre maison que dans celle de leurs ravisseurs, et les
travaux dont elles sont chargées sont les mêmes dans un cas que dans
l'autre.

En fait, elles n'ont pas connaissance--puisqu'elles ont été enlevées
larves--de leur propre famille. Elles se trouvent parfaitement chez
nous, et sont, à tous égards, les égales de leurs soi-disant maîtres.
Bien mieux, si l'on y regarde attentivement, les réels maîtres du logis
sont les esclaves, dont les actions sont bel et bien dépendantes depuis
le premier jusqu'au dernier jour de leur vie. Que leur demandons-nous?
De nous faire vivre et de vivre en même temps. Elles savent que sans
elles la communauté aurait bientôt péri, et elles travaillent en
conséquence.

En vérité, il faut avoir l'esprit aussi mal fait que l'ont les hommes
pour y trouver à redire.

Ce qui doit frapper dans la manœuvre de nos compagnies conquérantes,
c'est qu'elles ne rapportent jamais que des larves propres à donner
des neutres. Quel besoin aurions-nous de mâles et de femelles? Aucun.
Aussi, nous avons un moyen de les reconnaître... Mais ceci est inconnu
des hommes et nous ne leur dirons jamais. Ce qui leur suffit, c'est de
voir que les Polyergues ne se trompent jamais dans leurs expéditions
successives, car une seule ne suffit pas; à mesure que la colonie
augmente, il faut plus de serviteurs; on est donc obligé d'en aller
conquérir à nouveau pour réparer les pertes faites par la mort et
les accidents journaliers; il faut pourvoir à ce recrutement. Nous y
pourvoyons.



II

ARCHITECTURE.--PLUIE CORROSIVE.


Mais il est temps, je crois, de parler un peu de moi.

Je suis grand, je suis fort, je suis courageux, je suis beau! Mes
membres, élégamment et solidement attachés, ont la fermeté de l'acier,
dont ils empruntent la couleur mordorée; ma taille est svelte, ma
poitrine large, mes yeux vifs et mes pinces formidables.

Tous ces avantages se résument dans le surnom d'Hercule que, d'une
commune voix, tout un clan m'a donné.

Les _Polyergues roussâtres_, les plus puissantes des fourmis de la
France par leur courage dans les combats, forment un peuple composé
de quatre ordres de citoyens: les mâles, les femelles, les neutres
ou guerriers... et les esclaves, ouvriers conquis sur des espèces
convenables.

Je suis neutre, moi, et m'en fais gloire.

Est-il une vie plus noble, plus chevaleresque que la mienne: combattre,
vaincre ou mourir!

Les mâles me font pitié, malgré leurs ailes gracieuses. Comment! ils
vivent plus de quatre mois pour s'envoler un beau soir et mourir au
point du jour! Fi!... nous, nous vivons des années, et, tout ce temps,
nous le passons à servir la patrie et la nation, à contribuer à sa
grandeur, à sa puissance; à nous faire servir comme des rois... et à
jouir du soleil!

[Illustration: Une reconnaissance malheureuse.]

Les utiles femelles ont un sort terrible... terrible!... Combien je les
estime beaucoup plus malheureuses que nous, malgré les ailes dont leur
corps est muni dans leur jeune âge! Et cependant il est certain qu'au
moins une fois dans leur vie le chemin de l'air leur est ouvert, tandis
que nous, nous resterons toujours attachés au plancher des vaches!...

C'est au moment où elles deviennent adultes, ces utiles femelles,
qu'elles s'élancent dans les espaces; elles y rencontrent les mâles qui
tourbillonnent... et retombent sur la terre... à laquelle, désormais,
elles appartiendront toujours Plus de courses folles au milieu
des feuillages, plus de danse fantastique au bord de l'eau! Elles
tombent... et leurs ailes aussi! à moins que nous ou des ouvrières
attentives à leur recherche ne les débarrassions, en les coupant, de
ces organes dont elles n'ont plus besoin désormais.

Si, par bonheur, cette femelle a été trouvée par nous, elle est
emportée dans notre fourmilière et y demeure à jamais prisonnière,
occupée à pondre nuit et jour, du matin au soir, du soir au matin!...
Est-ce vivre, cela?... Non! mille fois non!... Vive le beau soleil, le
grand air, les batailles et la liberté!...

Si une pauvre femelle tombe seule, isolée, dans un coin, la tâche
immense de fonder une nouvelle colonie lui incombe. Alors, que de
peines! que de soins! C'est une œuvre de géant que, seule, cette
femelle va créer. Elle rencontrera une fissure en terre, une cavité
naturelle: elle s'y blottira, puis, isolée, livrée à son labeur
urgent--car il faut qu'elle soit, à elle-même, son esclave!--elle
creusera une cellule pour les premiers œufs qu'elle pondra. Puis, il
faut qu'elle soigne seule ces quelques larves et les amène à l'âge
adulte, les premiers soldats qui l'aideront ou l'accompagneront...

Si elle ne réussit pas, isolée qu'elle est, la mort vient la saisir,
sans secours!... Combien meurent ainsi! Sans cela, les Polyergues
envahiraient la terre!

Fi des mères! je suis neutre et j'en remercie chaque jour le ciel!

Parlerai-je, maintenant, de mon caractère? Pourquoi pas? Est-il
donc défendu de se montrer actif, alerte, d'aimer le nouveau, de ne
jamais tenir en repos, de rôder sans cesse?... Mais non, cela est le
propre des chercheurs et des grands observateurs. C'est comme cela
que j'ai appris à connaître les mœurs des tribus voisines de la
nôtre, à la lisière de la lande. Car il y a des fourmis de bien des
espèces, comme il y en a de beaucoup de couleurs. Il y en a même de
très intelligentes. Ainsi, il ne faudrait pas croire que ces pauvres
fourmis noires cendrées, que nous avons si bien pillées la dernière
fois, soient dénuées d'esprit. Non! elles ont beaucoup d'adresse et de
talent: je serais presque disposé à accorder qu'elles en ont plus que
nous... tout en constatant que c'est leur métier! Leur habitation est
fort bien faite; elles élèvent non seulement étage sur étage, mais en
creusent autant qu'il est besoin les uns au-dessous des autres. Je les
vois renouveler ce travail chez nous; une fois un étage creusé, elles
le couvrent d'une voûte d'argile molle et humide, qui, en durcissant,
devient le plancher de l'étage supérieur. La seule chose qu'il leur
faut, c'est de l'humidité pour pétrir leur terre: le temps sec empêche
absolument tout travail.

Moi, je suis fort, c'est vrai, ce n'est pas pour rien qu'on m'appelle
Hercule. Cependant, je m'étonne vraiment de la vigueur de ces petites
créatures. Lorsque j'entends les hommes se vanter de leur habileté, de
leur force, je ris... Si un être humain, même aidé de tous ses outils,
pouvait accomplir en un jour ce qu'une simple fourmi achève sans
outils, il serait l'étonnement du monde!

Voici ce que j'ai vu faire à une fourmi:

Elle commence par ouvrir et creuser un fossé dans le sol, sur environ
six à sept millimètres de profondeur, pétrissant la terre qu'elle en
retire en petites boulettes qu'elle place de chaque côté du fossé,
de manière à former une sorte de mur. L'intérieur du fossé est fait
parfaitement uni et poli, de sorte qu'une fois terminé il ressemble à
une vraie tranchée de chemin de fer. Mais ce n'est pas tout; la fourmi,
regardant autour d'elle, vit qu'il y avait encore tout à côté une autre
ouverture de la maison à laquelle il convenait de construire une route,
et immédiatement elle se mit à travailler à un second chemin semblable
au premier, parallèle à lui, et les sépara l'un de l'autre par un
simple mur qui avait huit à neuf millimètres de haut.

Telles étaient mes réflexions et mes études en parcourant les environs
de notre lande. J'arrivai ainsi à une colonie de Fourmis brunes
(_Formica brunea_) et, ma foi! je tombai dans une véritable admiration
en les regardant travailler. Nos esclaves ne sont pas encore de cette
force-là, et je compte proposer, à la prochaine assemblée générale de
la nation, de pousser une expédition vers ces travailleuses et de les
substituer à nos anciennes esclaves. Évidemment, nous y gagnerons, et
il n'est pas plus difficile--je le suppose--d'emporter les unes que les
autres.

Je n'avais jamais vu cette fourmi travailler, parce que je passais
toujours par là au milieu du jour; mais, cette fois, le soir venait,
j'avais perdu beaucoup de temps à examiner les brunes cendrées, une
légère brume tombait, je fus tout surpris de voir une telle animation
dans une fourmilière qui m'avait jusque-là semblé à peu près abandonnée.

C'est ainsi que j'ai appris que la lumière du soleil, que nous aimons
tant, nous autres, incommode ces hiboux-là. Trop de pluie ne leur plaît
pas non plus, parce qu'elle endommage leurs constructions savantes et
compliquées. Croirait-on que leur maison a souvent plus de quarante
étages? O homme! où en es-tu? toi qui avec les caves n'en peux élever
dix!... et qui encore ne sais les faire que horizontaux, tandis que
nos architectes les bâtissent inclinés. Et ils tiennent! et ils sont
solides, sains, secs!...

Cependant ces étages ne sont point divisés en cellules régulières
comme les gâteaux des abeilles, des guêpes et des frelons; ils sont
formés de chambres et de galeries de formes et de dimensions tout à
fait irrégulières, admirablement polies à l'intérieur, et d'environ
un demi-centimètre de haut. Les murs ont un peu plus d'un millimètre
d'épaisseur. Maintenant, quel est le but de ces subdivisions
nombreuses? C'est de régulariser la chaleur et l'humidité dans tout
le bâtiment, en vue de l'éclosion des larves. Si, par exemple, le
soleil, comme aujourd'hui, n'a pas été très ardent, et si l'instinct de
ces braves petites gens--car ils sont si petits auprès de nous!--les
avertit que les larves ont besoin de chaleur, eh bien! ils les
emportent dans les chambres de l'étage supérieur: la chaleur y est
plus forte qu'en bas. De même, s'il tombe une pluie épaisse qui coule
dans le sous-sol, rien n'est plus aisé que de se porter, ainsi que les
larves, dans la série des chambres supérieures, où tout le monde est à
l'abri de l'inondation.

[Illustration: ON LES EMPORTE A L'ÉTAGE SUPÉRIEUR.]

Dans les jours d'été où le soleil est particulièrement brûlant, les
Brunes s'assurent une température très convenable en rapportant leurs
jeunes couvées aux chambres centrales, tandis que si elles ont besoin
d'humidité, elles sont sûres d'en trouver autant qu'il en faut dans
les parties les plus basses, où la chaleur ne pénètre jamais. Cette
réserve d'humidité est des plus importantes; elles ne pourraient rien
construire pendant la sécheresse, qui dure quelquefois longtemps, si
elles n'avaient dans les caves cette réserve, où elles trouvent assez
d'argile pour leur travail moyen de chaque jour.

Quant au mode de construction de nos cousines, je ne fais aucun doute
que c'est sur lui que les hommes ont pris modèle pour apprendre à
bâtir en briques. Seulement, comme ils sont trop maladroits pour
savoir cimenter avec leur salive des boules comme celles qu'elles
emploient, ils ont imaginé de pétrir des briques carrées, afin qu'elles
s'empilent toutes seules, et de les coller avec un ciment ou un mortier
artificiel. Hélas! tout s'amoindrit et se rapetisse par l'imitation.

[Illustration: LES MYRMIQUES FAISANT DE GRANDS BRAS.]

Les fourmis brunes sont tellement habiles à confectionner ces boulettes
de glaise, qu'on pourrait regarder cette fabrication comme leur
occupation normale. Les briques servent non seulement à élever les
murs, en les plaquant avec les pieds de devant, mais encore à bâtir les
voûtes ou plafonds. Cela semble une œuvre difficile, presque impossible
sans échafaudages: les hommes ne le feraient pas! Or les Brunes
bâtissent des plafonds en voûte de _cinq centimètres_ de diamètre, avec
une certitude absolue.

Ce qui prouve bien que nous sommes bien les plus habiles constructeurs
du monde, c'est que nous savons tirer parti de tout. Lorsqu'un homme
veut bâtir une maison, il fait un trou et élève dedans sa fourmilière,
à matériaux neufs. Nous, nous employons tout ce qui se trouve sous la
main: une, deux, dix poutres sont mises à profit; la pente du terrain
est employée pour tirer les eaux, que sais-je? tout sert à nos habiles
architectes.

[Illustration: PESTE SOIT DE CES ARTILLEURS DU FEU GRÉGEOIS!.....]

En rentrant, sous les derniers rayons du soleil, je passais près
d'une colonie de fourmis dont la couleur se rapprochait de la nôtre.
C'étaient des fourmis jaunes (_Formica flava_), qui me parurent être
aussi d'excellentes mineuses. La fourmilière, peu apparente au dehors,
s'enfonçait sous une énorme pierre, et je ne fus pas peu surpris de
voir que cette espèce est sociable. Quelle singulière idée, comme si
on n'était pas bien mieux tout seul chez soi!

Pas du tout! à côté de la Jaune, je reconnus le nid de la _Myrmica
scabrinodis_, une belle fourmi qui ne m'était pas si familière que
l'autre.

Je voulus m'en approcher, d'autant plus que j'avais cru apercevoir,
dans une des chambres, par la porte d'une avenue, un animal brun
luisant, couvert d'une carapace, et que deux Myrmiques semblaient
soigner, comme nous nos larves en éducation...

Mais comme j'étais trop près, sans doute, des fortifications, une
dizaine de Myrmiques vinrent au-devant de moi, d'un air menaçant, et
ouvrirent les mandibules en faisant de grands bras... Comme je n'ai
pas peur, je m'acculai à un rocher et me mis sur la défensive; mais
ces enragées, arrivées à quelques pas, se tournèrent vers moi et par
leur abdomen m'envoyèrent une bordée d'acide, une pluie corrosive...
Quelques gouttes seules m'atteignirent, mais me brûlèrent tellement
que, sans essayer de riposter en les mettant à portée de mes
mandibules, qui les auraient coupées en deux, je pris mes jambes à mon
cou... et cours encore!

Peste soit de ces artilleurs du feu grégeois!...



III

DÉTAILS D'INTÉRIEUR.


Hélas! hélas! je m'aperçois que je roule d'inconnu en inconnu et que,
après avoir expliqué qui nous sommes, nous, une des grandes nations
parmi les fourmis, il me faut maintenant expliquer ce qu'est une
_expédition de vaches_. Cette explication est d'autant plus nécessaire,
qu'il y a vaches et vaches, et que nous savons varier nos ressources
en réduisant en domesticité un beaucoup plus grand nombre d'animaux
différents qu'on ne s'en est longtemps douté; par conséquent, chaque
clan formicien a ses raisons particulières pour rechercher telle vache
et négliger telle autre.

A quoi bon les intrus dans la fourmilière? dira-t-on. Ne pouvez-vous
pas trouver plus facilement au dehors, et en mille endroits différents,
le produit que vous demandez aux animaux confinés chez vous? Cela
semble évident, car les vaches que vous captivez naissent sauvages et
vivent sauvages avant de subir votre réclusion.

Pour comprendre tout cela, il est indispensable de descendre dans notre
fourmilière et d'assister aux scènes de notre vie de famille. Quant à
moi, elles me sont encore très familières, car il n'y a pas longtemps,
je puis l'avouer, que je suis sorti de page. Malgré ma taille et le
surnom que m'ont attiré mes exploits, il n'y a pas encore deux ans que
j'ai déchiré ma première enveloppe entre les bras des Polyergues qui me
soignaient.

Oh! bonnes nourrices! quelle inépuisable complaisance vous m'avez
montrée! quelle patience vous avez prodiguée autour de mon enfance
souvent maussade et grincheuse! Combien je sens aujourd'hui ce que vous
avez fait pour votre jeune frère!

C'est maintenant que je sais ce que coûte de soins une fourmi
naissante! Et bientôt mon tour va venir de montrer aux larves nées
d'hier le même dévouement dont on a accompagné mes premiers pas. Tel
est le seul moyen que j'aie d'en témoigner ma reconnaissance.

Les soins que les ouvrières donnent aux larves ne consistent pas
seulement à leur procurer une température convenable et une nourriture
appropriée, mais différente, selon la classe à laquelle elles
appartiennent; bien d'autres soucis nous incombent. D'abord, il nous
faut les entretenir dans la plus extrême propreté. Les enfants sont
partout les mêmes!... Avec nos palpes, nous savons les nettoyer
parfaitement, et nos larves n'ont jamais le plus petit grain de
poussière sur le corps!

[Illustration: LES ENFANTS SONT PARTOUT LES MÊMES.]

Lorsque les larves naissent, il y a déjà un long travail de fait,
car les soins commencent à la naissance des œufs. Dès que la femelle
a pondu, nous autres ouvrières prenons ces œufs un à un et nous les
emportons dans des salles spacieuses qui leur sont réservées. Nous
n'avons pas à les couver, loin de là; mais nous avons à les maintenir
dans un état constant de chaleur et d'humidité; c'est bien plus
difficile: car nous devons tenir compte à chaque instant des variations
que le jour, la nuit, le soleil, la pluie, le vent produisent autour
de nous. On pourrait dire que nous leur faisons subir une véritable
incubation à l'air libre. Nous les transportons souvent, plusieurs
fois dans un même jour, d'un étage à l'autre de l'habitation.

[Illustration: LES ŒUFS AUGMENTENT DE VOLUME.]

Tandis que nous leur prodiguons nos soins, les œufs augmentent de
volume d'une manière notable, nous les faisons passer de temps à autre
entre nos mandibules et nous les enduisons ainsi d'un liquide sucré
que nous dégorgeons et qui, absorbé par l'œuf, profite à l'embryon
que celui-ci renferme. Ces soins durent au moins quinze jours: les
œufs sont nombreux et nous avons beaucoup de mal! Mais la récompense
ne se fait pas attendre. La larve brise la coquille de son œuf et
sort, transparente comme un verre, mais incapable de se mouvoir. Elle
ressemble aux maillots que les hommes font avec leurs enfants et pour
lesquels ils ont certainement pris modèle sur les fourmis. Chez les uns
comme chez les autres, on distingue une tête et les segments du corps,
mais aucun vestige de pattes, de membres ou d'appendices articulés.

Mais le soleil vient de se lever sur notre vallée... Bonne chance pour
les fourmis!...

Les coteaux qui forment l'enceinte de cette vallée, dorés par la
lumière, resplendissent, montrant chaque détail des maisonnettes
disséminées à leur base, découpant chaque arbre, chaque haie qui en
couvre les hauteurs. Au fond s'étend, calme et profonde, une mer de
brume blanche et épaisse de laquelle surgit, de place en place, comme
un écueil isolé, la tête d'un grand arbre.

Brrr!... qu'il fait froid!... Mais, bien lentement, à mesure
qu'augmente la chaleur, la brume oscille et roule en longues vagues
moutonneuses; elle ressemble à une mer de laine blanche... peu à peu,
insensiblement, sans qu'on en ait conscience, elle s'évanouit, devient
transparente et disparaît, enlevée, invisible désormais, au plus haut
de l'air.

Ah! la belle chose qu'un matin! espérance et joie.

Peu à peu, le soleil monte dans le ciel, la chaleur croît, le sang
circule dans nos membres.

Allez, nuages sombres qui passez sur le soleil!... Remontez, ô
brouillard blanchâtre qui paralysez les fourmis!... Soyez maudits!...
Ne pourriez-vous arroser la terre sans suspendre partout ces énormes
gouttes, vraies embûches tendues devant chacun de nos pas?... Arrivez,
beau soleil, notre vie à tous; resplendissez et apportez-nous la
vigueur, la force et la gaieté!...

Toute frileuse, je m'étais posée sur une roche voisine de notre
fourmilière, et je me trouvais là bien en vue du soleil, qui me séchait
de ses rayons bienfaisants, lorsque les voix de la nature, comme disent
les poètes, se réveillèrent autour de moi... Oh! je les hais et je
les crains, ces voix de la nature!... Elles se présentent à nous sous
la forme d'oiseaux qui nous poursuivent presque tous et nous dévorent
en toute circonstance! Or, j'ai beaucoup réfléchi à cela, et je suis
convaincue que Dieu n'a certainement donné à ces oiseaux leur voix
perçante que pour nous avertir. Par exemple, le plus terrible ennemi de
notre race, le pic-vert, ne quitte jamais un arbre sans glapir d'une
voix qui s'entend à travers toute la campagne. C'est le signal!... Pour
nous cela signifie:

--Cachez-vous! C'est le pic-vert qui part en guerre! Il quitte un arbre
pour voler sur un autre!...

De même la mésange, aussi dangereuse, quoique plus petite. Voyez-la
avec ses compagnes dans un arbre, parmi les buissons, elle _pipite_
sans cesse, et comme elle ne marche jamais seule, nous sommes averties
à temps par le bon Dieu, qui veut que toutes ses créatures vivent et
prospèrent en ce monde! Ah! j'ai bien remarqué tout cela; et quand
j'entends les hommes dire que les oiseaux sont créés pour animer les
campagnes, je hausse les épaules. On n'est pas plus naïf que cela!...
Tout prouve que les oiseaux n'ont été créés que pour faire la guerre
aux fourmis!

Mon Dieu! que d'ennemis vous nous avez suscités!

[Illustration: LES INVALIDES.]

Mais le temps a marché et, sur l'appel des surveillants en chefs, je
descends précipitamment de mon rocher et vais rejoindre mes camarades
sur la fourmilière.

En peu d'instants, toutes les issues sont encombrées de fourmis qui
se pressent vers le dehors; les larves sont apportées en même temps
par des ouvrières pour être placées au sommet de la fourmilière et y
ressentir la chaleur du soleil. Les larves des femelles, plus grosses
que celles des mâles et des neutres, sont transportées avec plus de
difficulté à travers les passages étroits de l'habitation. Mais on
redouble d'efforts, on s'y met à plusieurs, on parvient toujours à les
faire passer et à les déposer auprès des autres à l'endroit convenable.

Cette besogne faite, il ne nous est point interdit de demeurer quelques
instants réunies en groupe à la surface de la fourmilière, soit pour
causer avec les invalides et nous réchauffer comme eux au soleil, avant
qu'ils rentrent à l'infirmerie, soit pour nous reposer du rude labeur
que nous venons d'accomplir. Mais notre tâche n'est pas finie: nous ne
pouvons laisser longtemps les larves exposées à une chaleur directe
aussi forte. Il faut les retirer pour les rapporter dans des loges
peu profondes, où arrive jusqu'à elles une chaleur suffisante. On les
descend ainsi à mesure que le soleil monte. Si la pluie vient, on les
emporte au fin fond de la maison, dans des caves bien sèches, où la
température est constante.

Lorsque le moment de nourrir les larves écloses est venu, chaque fourmi
adulte s'approche de l'une des nouvelles et lui donne la nourriture
qui lui convient. Il ne m'est malheureusement pas permis de dévoiler
ici si chaque nourrice prépare une substance particulière, comme
savent le faire les guêpes et les abeilles; tout ce que je puis dire,
c'est que ces nourrices dégorgent des fluides qu'elles préparent dans
leur estomac et qu'elles déposent dans la bouche même des jeunes, en
écartant les mandibules de ceux-ci avec les leurs.

--Quels sont ces fluides? me demandera-t-on. Et encore: où les
ouvrières puisent-elles la matière de cette sécrétion?... et puis?...

Franchement, nous n'en savons rien nous-mêmes. Nous préparons, d'une
certaine façon, la nourriture pour chaque caste de larves, selon une
habitude tellement naturelle à notre organisation, que tout le monde,
chez nous, sait l'employer. Il me semble que les matériaux en sont
fournis à nos organes par les objets qui nous servent de nourriture.
Or, il y a peu d'animaux, à ce que je crois, plus franchement omnivores
que la fourmi.

Cette qualité rend impossible d'expliquer ce que mangent et ne mangent
pas mes pareilles, mais elle ne nous défend pas de dévoiler notre
préférence. Nous aimons le sucre et tout ce qui est sucré.

Pauvres fourmis que nous sommes! Ce goût si innocent est souvent cause
de notre perte! C'est un grand malheur que l'homme ait le même goût;
lui, prépare du sucre pour satisfaire sa passion; nous, nous sommes
attirées... invinciblement! et nous mourons sans murmurer, mais non
sans nous défendre.



IV

LES VACHES DE LA MÈRE ANILLE.


Nous aimons donc le sucre, l'aveu est fait! mais nos jeunes élèves
l'aiment autant et plus que nous! Il faut y pourvoir!

A défaut de sucre, ils ont besoin--ceci est plus respectable--d'une
nourriture douce et sucrée. Il faut y pourvoir!

Tel est le but atteint par nos troupeaux.

Telle est l'origine des _expéditions de vaches_.

En ce moment, l'automne, qui s'avance à grands pas, nous invite à nous
pourvoir pour l'hiver des bestiaux nécessaires: nous allons partir en
expédition, je le sens; mais, auparavant, il faut que je décrive le
pays où nous pouvions les trouver et celui où nous avions notre demeure.

La lande est là, devant cette demeure, étendant au loin son manteau de
fougères brûlées et de bruyères dont les fleurs violettes et rosées
sont en partie passées. Maigre et inhospitalier tapis s'il en fut
jamais, car la trame en est faite d'ajoncs nains dont les tiges, drues
et couchées, tressent de rudes épines que ne leur font point pardonner
quelques bouquets épars de fleurettes d'or. Pour nous, ces épines sont
inoffensives; nous sommes si adroites et si sveltes, que nous passons
entre elles sans jamais nous heurter à leur pointe aiguë. Mais que de
malédictions j'ai entendues des hommes et des animaux qui passaient
parmi elles!

Au lieu de maudire nos ajoncs, nous les regardions comme une admirable
défense naturelle, véritables chevaux de frise gardant, au couchant,
notre fourmilière. Jamais je n'ai trouvé, d'ailleurs, dans mes courses
lointaines, logis mieux placé et mieux entendu!

Cette construction était le chef-d'œuvre d'une de nos grand'mères,
reine du plus haut mérite.

Assise sur la lisière extrême d'un taillis, en pente au soleil
couchant, notre fourmilière était défendue de ce côté par la lande
épineuse, à perte de vue, et derrière, au levant et au nord, par le
taillis aux épais fourrés d'épines et de ronces qui nous garantissaient
de la brise d'automne et des frimas d'hiver lorsque les feuilles
étaient tombées. Vrai paradis; pas un rayon de soleil n'adoucissait la
température sans venir caresser notre toit de chaume et de brindilles
hachées.

Non loin de la fourmilière s'étendait un champ de fèves et dans la
haie poussaient des rosiers sauvages aux longues branches courbées et
traînantes. Toutes ces plantes, rosiers ou fèves, étaient couvertes de
pucerons: les uns noirs, les autres verts, les autres jaunes. Oh la
bonne aubaine!

Et voilà nos fourmis qui montent et qui descendent le long des tiges,
elles harcèlent les pucerons attablés à sucer, avec leur trompe
recourbée, la sève de ces plantes; elles les excitent de leurs antennes
et de leurs palpes pour les forcer à dégorger, par les cornicules qui
terminent leur abdomen, les gouttelettes de liquide sucré. Peu à peu,
les gouttelettes apparaissent, les fourmis les boivent et passent à la
traite d'une autre vache.

Pas de crainte à avoir que le troupeau s'égare. Le puceron est immeuble
par état. Une fois né, il cherche le dessous des feuilles ou des
branches pour être à l'abri du soleil ou de la pluie, puis il enfonce
dans l'écorce, ou parenchyme, sa trompe longue et recourbée le long
de son corps; alors il reste immobile, pompant la sève. Ces sucs
s'assimilent très aisément, paraît-il, en passant dans un intestin de
la plus grande simplicité, si simple même qu'il offre cette anomalie,
chez ce seul insecte, de n'avoir aucun appareil biliaire. C'est
peut-être pour cela que le puceron rend une sécrétion sucrée par les
deux tubes qui se voient sur son abdomen.

[Illustration: OH LA BONNE AUBAINE!]

Quoi qu'il en soit, ces troupeaux ne fuient jamais; on voit, de temps
à autre, un puceron lever une jambe, puis celle d'à côté, puis les
autres; il remue de temps en temps une antenne, mais c'est tout. Il est
cloué par sa trompe!...

On parlait vaguement, dans la république polyergique, d'une grande
expédition à diriger, avant l'hiver, contre des fourmis voisines qui
savent emporter, élever et nourrir d'admirables insectes, vaches
excellentes, qu'elles conservent dans leur fourmilière, sans jamais
leur permettre d'en franchir le seuil. On disait qu'il y avait non
seulement des pucerons de race, mais d'autres insectes, tels que des
Coléoptères, des Hémiptères, que sais-je? Mais--il y a toujours un
mais entre nos désirs et le bien du voisin!--mais certaines de nos
compagnes, plus âgées et plus expérimentées, ne nous cachent pas que
l'expédition est lointaine, dangereuse et meurtrière, parce que ces
populations-là ont bec et ongles, même aiguillon empoisonné, et savent
s'en servir avec acharnement pour défendre leurs précieux troupeaux.

Il faudra livrer de terribles combats, et beaucoup déjà, dans
semblables rencontres, sont restés sur le champ de bataille. Hum!...
mes récents exploits à la conquête des esclaves me désignent
certainement à faire partie de cette expédition. Ne vaudrait-il pas
mieux devancer l'appel?

Si nous essayions de nous renseigner?... Personne ne peut trouver
mauvais que je m'informe où il faut aller pour le bien général de la
chose publique.

Je me dirigeai immédiatement vers les gardiennes de la mère pondeuse,
les plus vieilles fourmis de la fourmilière et les plus expérimentées.

--Mère Anille, dites-moi? on veut donc aller _chasser aux vaches_?

--Oui, mon enfant.

--Ah!... eh bien!... vieille mère, qu'est-ce que c'est que cela? Est-ce
qu'il y en a beaucoup?

--Jour de Dieu, mon enfant! s'il y en a... Les hommes prétendent qu'ils
connaissent plus de trois cents espèces, rien que de Coléoptères qui
vivent chez nous ou chez nos cousins!... On en connaît aussi parmi les
Orthoptères, parmi les Homoptères...

--Tu peux te taire, ça m'est égal! On m'a dit que les staphylins
formaient un excellent bétail, donnant un sucre exquis par une saillie
à poils soyeux qu'ils ont sur l'abdomen.

--On a eu raison de te dire cela, mon fils. On appelle ces insectes-là
des Myrmédonies, et ils ont des cousins appelés Loméchuses, qui
fournissent une délicieuse liqueur. Ce sont les Myrmiques à aiguillons
qui conservent ces précieux bestiaux qu'elles savent capturer. Aussi
vivent-elles dans l'abondance et les festins continuels. Mais il y aura
un rude combat à livrer!

--Ah!...

--Certes, mon fils. Il vaut mieux nous procurer des Loméchuses, ce sont
là de vrais animaux domestiques, à la bonne heure!

--Et pourquoi cela, mère Anille?

--Mon enfant, c'est que ces animaux-là ne savent pas manger seuls; par
conséquent, ne se sauveront guère de chez nous. Si cette fantaisie leur
prenait un jour, grâce à leurs ailes, eh bien, nous les laisserions
aller. L'impossibilité où ils sont de manger nous les ramènerait
forcément...

--Bravo!... et comment sont-elles?

--Noires, larges, épaisses; un peu plus longues que nous. Elles ont
de gros yeux saillants, l'abdomen grand et lourd, cependant très
mobile, qu'elles portent dressé en marchant. Lorsque vous en aurez
récolté, elles viendront vous palper la tête avec leurs antennes et
la frapper de petits coups. Cela voudra dire qu'elles ont faim. Vous
leur dégorgerez de la nourriture comme vous le faites pour nos jeunes.
Alors, vous les verrez étendre leur large abdomen qu'elles portent
habituellement, même à l'intérieur de la fourmilière, relevé sur leur
dos, et vous pourrez lécher et presser entre vos mandibules leurs poils
mis ainsi à découvert. Vous y trouverez une succulente sécrétion.

--Et comment, mère Anille, prend-on ces bonnes bêtes-là?

--Mon ami, on les pousse, on les porte à cinq ou six, on les fait
entrer ainsi dans la fourmilière, sans leur faire de mal.

--Convenu!... Et où les trouve-t-on?

--Ah! c'est le plus difficile. Cependant, cherchez bien, j'en ai
entendu voler ces jours-ci, vers le soir, aux environs de notre
maison. Elles aiment, d'ailleurs, notre nation et aussi celle des
Fourmis Rouge et Jaune (_Formica rubra_ et _Formica rufa_). Vous en
trouverez peut-être dans le taillis, aux environs des champignons en
décomposition, près des vieux bois pourris, sous les mousses: c'est là
qu'elles se métamorphosent et arrivent à l'état parfait. Cherchez!

--Mère Anille! vous m'ouvrez les yeux!

--Pourquoi, mon ami?

--C'était donc cela!... maladroit que je suis! voici ce que j'ai vu...
à notre dernière expédition chez les Noires cendrées pour l'enlèvement
des esclaves: j'ai aperçu des ouvrières qui, averties de notre approche
par leurs sentinelles, fuyaient, emportant des paquets noirs dans leurs
mandibules...

--C'étaient leurs Clavigères qu'elles mettaient en lieu sûr, mon
enfant! Ce sont les meilleurs bestiaux que puisse trouver une fourmi.
Ah! lorsque vous en aurez récolté une quantité suffisante, notre
dessert sera assuré pour tout l'hiver.

--Ainsi, j'ai bien pu manquer une telle occasion! Malheur, trois fois
malheur!... Mais nous recommencerons!

--Recommencez, mes enfants, je ne demande pas mieux. Vous trouverez
les Clavigères chez la fourmi Noire, la Jaune, la Rouge et chez les
Myrmiques des souches (_Myrmica cespitum_). Dame! ils ne sont pas gros!
à peu près, vis-à-vis des fourmis, ce que sont les moutons vis-à-vis
des hommes. Ils sont roux-bruns ou noirs, marchent lentement et font le
mort si on les tourmente, ce qui vous permettra de les saisir et de les
enlever facilement. Quoique dépourvus d'yeux...

--Ils sont aveugles?...

--Je n'ose l'affirmer, car ils savent fort bien se diriger et éviter
les obstacles, à la façon des chauves-souris, volant sans jamais se
heurter, dans les grottes les plus obscures, soit par un tact exquis,
soit par une impression lumineuse perçue à travers un mince tégument.
La petite bouche des Clavigères ne peut prendre qu'une nourriture
liquide: ils ne savent pas manger seuls et se promènent dans la
fourmilière sans pouvoir goûter aux provisions. Ils te rencontreront,
toi et tes camarades, lorsque tu seras repu, et ils sauront se servir,
aussi bien que toi, de leurs antennes en massue pour te demander à
manger. Tu n'auras qu'à ouvrir la bouche et le Clavigère humera une
goutte liquide que tu lui amèneras entre tes mandibules.

--Et puis?...

--Service pour service, mon enfant. Tu lècheras aussitôt les poils des
élytres du Clavigère, tu les presseras légèrement entre tes grandes
mandibules, et tu aspireras une liqueur délicieuse.

--Tous sont bons à prendre?

--Tous! Tu trouveras le Longicorne chez la fourmi Noire, et le
_Faveolatus_ chez la Rouge. Tous deux s'apprivoisent également bien
chez nous.

--En voilà assez, mère Anille; j'ai mon projet! merci.

Je retournai en toute hâte vers mes compagnons et leur expliquai ce que
nous devions faire. Il nous fallait, à tout prix, des Clavigères, des
Myrmédonies et des Loméchuses.

--Sus!... aux autres fourmis!... Sus!... avant tout, aux Noires
cendrées, qui nous ont volé nos Clavigères!

Ce fut une fête dans la république que l'annonce d'une expédition
semblable. On allait donc posséder un troupeau de friandises pour
passer gaiement l'hiver, car nul ne doutait du succès.

Je réunis mes compagnons en un conciliabule secret:

--Que personne ne sorte! qu'aucune démonstration intempestive ne
donne l'éveil aux espions que les Noires cendrées et les Rougeâtres
peuvent avoir envoyé rôder aux environs! Nous n'avons qu'une très
médiocre réputation comme bons voisins; montrons que, malgré leur
lâche espionnage, nous savons nous dérober à leurs yeux lorsqu'il le
faut. A la dernière razzia des esclaves, nous avons été vendus: les
Noires-cendrées ont emporté les Clavigères qui nous appartenaient!...
Cela crie vengeance!...

--Oui! oui! à mort les Noires cendrées!

--Bien, mes amis! j'aime à vous voir animés de ces sentiments de
justice... Un procédé semblable au leur ne mérite point de ménagements.

--Marchons! marchons!

[Illustration: L'ÉTABLE AUX VACHES.]

--Un instant! marchons... En colonne, c'est le moyen d'être découverts,
vendus, trahis encore! et de ne point avoir de Clavigères. Voici mon
plan d'attaque. Nous allons sortir un à un, nous séparer immédiatement.
Chacun décrira un circuit aussi long qu'il sera nécessaire pour
arriver, avec un compagnon tout au plus, près des éclaireurs ou des
sentinelles. Chacun de ceux-là sera mis à mort, silencieusement et sans
merci! Cela est nécessaire, songez-y bien! Si un seul échappe, adieu
les bonnes vaches à sucre! Et maintenant, prudence et décision!... La
colonne vous suivra, lentement, à deux heures de distance.

Nous partîmes en silence, un à un.

Toutes les sentinelles furent tuées! Une heure après, la cité des
Noires cendrées était en notre pouvoir. Tout fut pillé, tout fut
enlevé: quarante Clavigères tombèrent entre nos mains, j'en rapportai
deux pour ma part! Plus de deux cents esclaves vinrent remplir nos
magasins.

Ce fut une magnifique razzia: nous rachetâmes cependant par
cinquante-deux camarades morts et autant de blessés. Mais qu'y faire?
on ne peut pas faire d'omelette sans casser des œufs!

La mère Anille fut enchantée. Désormais elle avait, comme autrefois, au
bon temps, des vaches à soigner.



V

MORT DE MON FRÈRE.--JE ME SAUVE.


Depuis quelques jours nos esclaves, en creusant au fond des caves de
notre fourmilière pour les agrandir, avaient rencontré un amas de
matières bizarres. C'était comme un amas de tissus épais; s'il eût été
fait en soie, en laine ou en lin, nous en eussions tiré parti en le
déchiquetant et en le mangeant; mais il était composé évidemment d'une
fibre étrangère à nos pays, fort dure, et présentant un goût diabolique.

En présence de cet amas, toutes les esclaves tinrent conseil. Personne
ne savait ce que ce pouvait être. Il est vrai que toutes étaient fort
jeunes et manquaient d'expérience; aussi, quand une des plus fortes
têtes des Polyergues demanda si cette couche particulière de matière
ne se trouvait pas dans toutes les fourmilières, personne ne put lui
répondre avec certitude, et il fut décidé, séance tenante, qu'on
détacherait une fourmi sûre et de grande intelligence pour aller
s'informer de cela.

Je fus choisie, et je crois que l'on ne pouvait mieux choisir. On
m'adjoignit un de mes frères comme aide de camp, et voilà comment, à
peine rentrée d'une expédition, il me fallut en recommencer une autre.
En attendant, il fut décidé que les morceaux de tissus gênant les
travaux souterrains seraient découpés, portés au dehors et jetés aux
résidus sans emploi.

Ainsi fut fait, malgré la répugnance que les esclaves éprouvaient
à couper cette matière qui possédait un goût horrible. Mais que ne
peuvent le courage, la patience et l'abnégation des bons citoyens!

Nous cheminions donc de compagnie, mon frère et moi, passant avec
précaution, aussi près que possible, des fourmilières du canton; mais
pas assez près cependant pour motiver des attaques et des assauts des
colonies, qui ne sont pas toujours de bonne humeur.

Tout en causant, nous traversions une grande plaine sablonneuse,
absolument nue. Au-dessus de nos têtes, à d'énormes hauteurs,
s'étendaient les branches épaisses de plusieurs arbres qui empêchaient
depuis bien des années l'eau du ciel de tomber sur le sol et de le
raffermir. Aussi, enfoncions-nous jusqu'au genou dans cette terre
semblable à de la cendre, et étions-nous exténués de fatigue.

Nous avancions cependant avec courage, car il fallait sortir de ce
mauvais pas, et nous nous dirigions vers un endroit qui semblait libre
et dont les alentours étaient comme barrés par des collines abruptes,
des racines colossales et des herbes entrelacées.

--Vois, dis-je à mon frère, cela ressemble à un défilé dans les
montagnes Noires!

--C'est vrai! Heureusement, le sol est uni à perte de vue.

A peine mon frère avait-il terminé ces paroles, que nous arrivions au
défilé; mais, là, un spectacle inattendu nous était réservé. Au lieu de
continuer à perte de vue devant nous, comme un tapis de cendres, ainsi
que nous le supposions, le sol s'enfonçait brusquement en un entonnoir
immense... Rien que des parois abruptes, glissantes, d'aspect peu
rassurant...

Nous nous arrêtâmes sur le bord, nous retenant à grand'peine, tant le
terrain était mauvais...

--Qu'allons-nous faire? me dit mon frère. Nous ne pouvons pas descendre
dans cet entonnoir; outre que le sol est impraticable pour la descente,
nous le trouverions encore bien pire pour la remonte.

--Cherchons un passage entre le précipice et le rocher...

--Soit! Toi, reste là et attends-moi...

--Sois prudent!...

Le malheureux partit avec toute la circonspection nécessaire en
cette difficile occurrence... Tout alla bien d'abord; le sol était
plus compact qu'on ne l'avait supposé au premier coup d'œil, et je
me disposais à le suivre; mais arrivé à peu près à moitié route,
c'est-à-dire à l'endroit le plus étroit, voilà que son pied heurte un
grain de terre qui roule rapide au fond du gouffre... O prodige! ô
terreur! soudain, le fond du précipice semble s'animer; une éruption de
cendre et de sable s'en élève, retombant sur mon brave compagnon comme
une averse pressée...

[Illustration: SOUDAIN LE FOND DU PRÉCIPICE SEMBLE S'ANIMER.....]

Moi-même je reçois quelques éclaboussures et je rétrograde sous
leur impression; mais mon frère, aveuglé, terrifié, meurtri par ces
matériaux qui pleuvent sur sa tête, hésite, chancelle... Il fait des
efforts effrayants pour se retenir... puis il roule au milieu des
pierres et du sable jusqu'au fond du volcan...

Horreur!... Tout en bas, dans le gouffre, je vois deux énormes
pinces pointues, tranchantes, acérées, sortir du sable, s'ouvrir et,
saisissant mon frère infortuné, se dédoubler, le couper et le découper,
lui suçant le sang en un clin d'œil et rejetant sa carapace vide au
dehors...

Un souvenir horrible me revient à la pensée des histoires racontées à
la veillée quand j'étais petit...--le fourmilion!!!...

C'était lui, en effet, qui achevait de dévorer mon pauvre frère.

Il s'agissait pour moi de lui échapper au plus tôt. Quoique je susse
qu'il n'était pas ingambe, je le craignais instinctivement autant qu'il
mérite de l'être, et je m'efforçai immédiatement de sortir du danger
dans lequel je me trouvais. M'éloigner n'était pas facile, enfoncé
comme je l'étais dans le sable mobile.

Cependant j'agis avec précaution, je rampai à rebours, et, malgré les
projectiles qu'il m'envoya, je pus gagner un terrain moins dangereux et
où ma fuite pût s'accélérer.

En m'éloignant je vis au pied d'un arbuste le cadavre d'une malheureuse
fourmi, victime comme mon pauvre frère du terrible animal.

Je l'avoue, je retournai droit à la fourmilière, autant pour prendre un
repos dont j'avais grand besoin que pour prémunir mes frères contre les
dangers du défilé que j'avais reconnu. Là, je pris des renseignements
sur notre terrible ennemi.

Tout ce que j'en avais entendu raconter jusque-là m'avait semblé si
incroyable, que je n'y avais attaché qu'un intérêt très secondaire,
comme à des contes de bonnes femmes; mais maintenant!...

Or une de mes compagnes m'affirma qu'elle avait vu, du haut d'un brin
d'herbe, le fourmilion se métamorphoser en une sorte de Libellule, de
Demoiselle d'une grande élégance de forme, et douée d'ailes de gaze
transparente sur lesquelles elle partit au travers des airs... Le
fourmilion s'était enveloppé dans un cocon arrondi au fond de son trou.
Soudain, il découpa un trou sur le côté et sortit son corps à moitié
par cette ouverture. La peau de la chrysalide se fendit alors, et
l'insecte parfait en sortit. A peine eut-il fait sa première aspiration
d'air, que son abdomen, qui naguère était court pour entrer dans le
cocon, s'étendit, se gonfla et s'allongea d'au moins trois ou quatre
fois sa longueur. Ses antennes se déroulèrent toutes seules, comme les
ailes... Ma compagne vit tout cela pleine d'étonnement et sans oser
bouger.

[Illustration: JE VIS LE CADAVRE D'UNE MALHEUREUSE FOURMI.]

Le fourmilion est avant tout carnassier. Il nous a voué, à nous, une
haine à mort, ainsi qu'aux autres insectes les plus agiles, tandis que
lui est cul-de-jatte! Aussi est-t-il absolument incapable de chasser
noblement sa proie comme nous: il lui faut une lâche embuscade! Où se
cache-t-il, sinon dans le sable, pour y ensevelir son vilain corps qui
ressemble à une hideuse araignée de jardin! Si faibles sont ses pattes,
qu'à peine il peut marcher, il se traîne...

J'appris ainsi beaucoup de particularités sur le monstre, et j'en vins
à me familiariser avec l'idée de le revoir: je n'en avais même presque
plus peur; aussi je résolus de retourner à la plaine des sables,
d'arriver par un détour en suivant le haut des collines boisées, et
de me placer assez près, de là-haut, pour l'observer à l'abri et sans
danger.

Je partis donc, malgré les remontrances de mes compagnons; mon
caractère décidé et aventureux se dessinait déjà. Hélas! où devait-il
bientôt me conduire? Mais nul ne peut fuir sa destinée!...

Mon projet était bon; j'avoue que les difficultés furent grandes pour
le mettre à exécution, parce que les chemins n'étaient nullement
frayés sur les montagnes, et je courus beaucoup de dangers à traverser
ces forêts vierges. Cependant à cœur vaillant rien d'impossible...,
c'est ma devise. Du haut d'une roche, je cherchai le théâtre du fatal
événement qui avait terminé la vie de mon frère...

Plus d'entonnoir! A sa place, un bouleversement complet: des terres
éboulées, un chaos en miniature... Mon noble frère avait lutté jusqu'à
la fin, faisant crouler le sable sous ses pieds, s'attachant à chaque
aspérité... Le fourmilion avait abandonné un travail aussi compromis,
et reportant son embuscade un peu plus loin dans le même défilé, était
en train de creuser son entonnoir. Je le vis travailler, et chaque
fois il repoussait la terre dans l'ancien trou, qui ainsi se comblait
grossièrement, peu à peu, de façon à ne pas interrompre le chemin
d'arrivée par ce côté-là.

Le fourmilion commença alors, devant moi, à tracer son entonnoir. Il
aplatit d'abord son abdomen comme un soc de charrue; puis, rampant à
reculons dans une direction circulaire, il traça une tranchée peu
profonde, mais qui marquait un cercle de cinq centimètres au moins de
diamètre. Comment parvient-il à tracer ce sillon en cercle régulier,
à tâtons, puisqu'il marche à reculons?... C'est un vrai miracle...
Une fois le premier cercle fait, les autres ne sont plus rien; c'est
comme le laboureur qui suit son premier sillon. Toujours est-il que
l'affreuse bête reprend un second cercle en dedans du premier, chassant
toujours le sable avec sa tête et le lançant en dehors de la limite de
sa tranchée.

J'étais émerveillé, et je demeurais attentif et immobile, assistant à
ces manœuvres nouvelles pour moi, et me demandant qui avait pu dire au
premier fourmilion: Tu feras comme cela!... Pendant ce temps, l'ouvrage
avançait; les cercles, de plus en plus petits, devenaient plus
profonds, le sable s'en allait en gerbe au delà des limites, et, tout à
coup, je vis le fourmilion se cacher au fond du trou, dans le sable, et
demeurer immobile. C'est pour cela que nous n'avions rien vu de suspect
en approchant du piège où mon pauvre frère avait trouvé la mort!

Cependant, si nous avions été moins inexpérimentés, nous y aurions
regardé avec plus de soin, et nous aurions aperçu, au fond, les pointes
aiguës des mandibules largement ouvertes de la bête!...

J'avais perdu beaucoup de temps à mon observation, aussi je me hâtais
vers notre fourmilière. Malheureusement, le chemin était long et le
soir se faisait lorsque j'en découvris le faîte; au même moment, un
croassement sinistre s'éleva dans les airs, et un oiseau s'envola dans
la direction de notre nid...

C'était le pic-vert qui chantait sa maraude en regardant le trou
d'arbre où il allait passer la nuit. Au même instant, une de mes
camarades, sortant de dessous une feuille sèche et me barrant
le chemin, m'apprit que, pendant mon absence, le pic-vert était
venu audacieusement attaquer la fourmilière, bouleverser quelques
avant-postes pour introduire dans les avenues sa langue immonde,
chargée de bave gluante, sur laquelle il ramasse les malheureuses
fourmis qu'il touche, puis, retirant le tout dans son bec, les avale...

J'avoue que je ne comprends pas encore comment cet oiseau peut loger
dans son bec une langue aussi longue que son corps. Cependant, à
force de m'informer, je trouvai une vieille, bien vieille fourmi, qui
m'assura avoir jadis mangé un pic-vert tué par un chasseur qui avait
ensuite dédaigné un aussi mince gibier. Or la vieille m'affirma qu'elle
avait mangé de la tête et qu'elle avait vu, en dedans de la boîte
osseuse, la langue de l'oiseau qui s'y enroulait, en faisant tout le
tour, comme du fil dans une boîte.

Je veux bien y croire, mais je n'ai pas vu!



VI

VILLÉGIATURE.--LE TRÉSOR.


Si vous me demandiez compte de mes journées, je vous dirais que je
les laissais passer au milieu des courses les plus charmantes dans
les bois, la lande et les environs. Mes esclaves fonctionnaient
parfaitement: nos larves étaient bien soignées, les bâtiments
entretenus en bon état, la saison douce et clémente; jamais je ne fus
si heureux, aussi chaque matin imaginai-je une excursion nouvelle.

C'est ainsi que je découvris les fourmis charpentières, que je ne
connaissais pas, et auxquelles on donne, je crois, le nom latin de
_Formica fuliginosa_. Leurs travaux sont merveilleux et bien autrement
considérables que ceux de plusieurs autres insectes charpentiers que
j'avais vus à l'œuvre, et cependant, de même que les guêpes et les
abeilles charpentières, elles n'ont pour outils que leurs mandibules.
Mandibules toutes simples et qui n'approchent cependant ni de la
construction de la tarière ou lime des Cicadées, ni de la scie des
Tenthrédinés.

Ces petites charpentières ont l'air, au contraire de nous, d'être
un peuple de nature inférieure et qui ne connaît de plaisir que
travailler. Elles sont dans un mouvement perpétuel: il est vrai que la
vie doit être si pénible pour elles, que je ne puis que les plaindre
de s'entêter à se cacher comme elles le font dans le bois des arbres,
au lieu de se faire bâtir un palais au grand air par des esclaves
asservies.

Je m'approchai de la porte, histoire de parcourir l'intérieur de ce
logis d'une nouvelle espèce. Je n'avais aucune mauvaise intention, mais
voilà une sentinelle qui me barre le chemin. Ce serait une erreur de ne
pas les croire courageuses et fortes pour leur taille.

Comme je ne voulais pas lui faire de mal, je la prends délicatement par
la taille et, la faisant passer par-dessus ma tête, je la jette tout
bonnement derrière moi... Ah bien! ce fut alors l'occasion d'un tapage
infernal. En moins de rien, j'en avais dix, vingt sur les bras! Au loin
le rappel battait, je vis bien que j'allais avoir toute la séquelle
après moi...

Je voulus parlementer: impossible; ces forcenées parlaient un patois
informe et n'entendaient pas raison. Je ne pouvais pas, décemment,
reculer devant de tels pygmées avant d'avoir vu ce que je voulais voir.
J'en pris donc, un peu brusquement, une demi-douzaine l'une après
l'autre et les envoyai, à la volée, rejoindre la première...

J'avançais toujours au milieu de la multitude qui me pressait de toutes
parts et j'atteignis ainsi le fond du vestibule; mais là une amère
déception m'attendait... la porte était trop petite pour moi!...

Ce n'est pas étonnant, ces peuples bornés n'ont pas l'habitude de
recevoir des gens de notre importance!

Je rétrogradai donc noblement, non sans avoir jeté un coup d'œil
prolongé sur l'intérieur de l'habitation par la porte et par les
fenêtres du premier étage, auxquelles j'atteignais très facilement.

Le peuple me suivit quelques pas en dehors de la souche du saule dans
laquelle la république était établie, mais je m'arrêtai, et tous se
hâtèrent de rentrer: ils craignent et le grand jour et le grand air.
Néanmoins j'avais acquis quelques connaissances de leur organisation.

D'un côté, je découvris des galeries horizontales, mais le regard ne
pouvait en embrasser longtemps le développement, parce que les murs
suivaient la direction circulaire des couches du bois, et, d'un autre
côté, parce que les galeries parallèles étaient séparées par de très
minces cloisons n'ayant de communications entre elles que par de rares
ouvertures ovales. Je dois avouer que ces travaux étaient remarquables
par leur délicatesse et leur légèreté.

Au premier, j'avais eu le temps d'apercevoir des chambres séparées,
faites dans les galeries au moyen de petites cloisons transversales
élevées çà et là. Je vis des portes préparées par un trou rond
encaissées entre deux piliers découpés dans le mur. Mais, plus loin,
les sculpteurs étaient à l'œuvre: les piliers, à l'origine courbés aux
deux bouts, devenaient des colonnes régulières. Ce qui me semble le
plus remarquable à cet étage, c'est la manière dont sont ménagés les
piliers qui doivent le supporter et qui sont pris dans les cloisons des
galeries parallèles, que l'on réunit pour faire une grande halle.

Ce qui m'a étonné au dernier point, c'est que tout le bois que ces
fourmis taillent est teint en noir, comme par de la fumée. D'où cela
vient-il?... Ma foi, je n'en sais rien. Est-ce un gaz émané des
fourmis? Est-ce une teinture fournie par leur salive?

Depuis quelque temps déjà j'entendais résonner des pas d'hommes autour
de moi, car nous avons l'oreille si fine que nous les entendons, ainsi
que les autres animaux, bien avant qu'ils puissent nous apercevoir. Je
me retourne et j'aperçois deux hommes qui semblent chercher des yeux
quelque chose dans le bois, regardant sur le sol, comptant un certain
nombre de pas dans des directions différentes.

--Peste soit du vieux podagre, dit l'un, il avait perdu la tête de
frayeur, et nous ne retrouverons jamais rien!...

--Qui sait? reprend l'autre, il n'était pas si sot que vous le croyez.

--Peuh! prendre pour indice un arbre, c'est déjà stupide.... Il peut
être coupé... mais ne pas le marquer, ne pas le désigner d'une manière
sûre, c'est insensé!

--Le fait est...

--Où veut-il, à présent, que nous trouvions son arbre?...

--C'est vrai,... cela n'est pas facile...

--Pas facile!... Impossible! voulez-vous dire. Il y en a dix ici qui
répondent au signalement voulu.

--Remuons un peu ces buissons...

--Ah!!!...

--Quoi?...

--Le tapis!!!...

--Quel tapis?

--Le voilà!!! Les fourmis l'ont amené à la surface du sol!!!

--Quelle chance!...

Je me hâtai de rentrer à la fourmilière, car le soir venait à grands
pas, mais le repos ne vint point pour moi.

A peine la nuit fut-elle faite, que des coups violents éveillèrent les
échos des bois, notre maison vola en éclats, la pelle et la pioche
fouillaient notre belle construction si laborieusement élevée... Les
larves chargées sur nos esclaves furent le précieux bien qu'on chercha
à sauver.

Vous eussiez vu nos fidèles esclaves courir de tous côtés, au milieu de
la nuit, s'aidant les unes les autres, s'efforçant de mettre en lieu
sûr l'espoir de notre race. Oh! la terrible nuit!... Quel lamentable
spectacle, que ces pauvres insectes fuyant éperdus sous les rayons
blafards de la lampe des chercheurs!

--Ah! les maudites fourmis! disait l'un, comme elles mordent!

--Plains-toi donc! sans elles, tu n'aurais jamais trouvé notre affaire.

--C'est égal, elles pincent comme des diables. Au fait qu'est-ce que
cela leur importe la monnaie du grand-père!...

--Mais leur nid que tu bouleverses, leurs larves que tu détruis...

[Illustration: La reine des termites.]

--Haie!... haie!... Tape et dur!...

Bientôt, sous les éclats de la lanterne, sortirent de terre, au milieu
d'une admirable nappe de damas or et soie cramoisie, une cassette et
des vases d'argent admirablement ciselés... Tout cela brillait dans
l'ombre noire du bois et de la nuit, c'était magnifique!

--As-tu la clef du bonheur?

--La voilà, frère!

--Donne!... Par Dieu, grand-père avait eu une fameuse idée de la
laisser dans sa chambre avec son manuscrit.

Il ouvrit la cassette, l'or et les diamants ruisselaient sous ses
doigts.

--C'est bon, referme-la et partons!...

Ils refermèrent précipitamment la cassette, enveloppèrent le tout dans
la nappe de tabis, puis la nappe elle-même dans un de leurs manteaux,
éteignirent la lanterne et disparurent dans la lande.



VII

LES TERMITES.--LA REINE.


Le lendemain matin, je me trouvai dans un hôtel antique de Rochefort,
où les deux frères étaient rentrés.

Enveloppé la nuit dans la nappe de tabis, je n'essayai pas de me
regimber: c'eût été inutile. Je me laissai emporter, m'abandonnant à
mon étoile, et ce fut là le commencement de mes voyages.

J'étais à Rochefort, toute voisine de la préfecture, et dès que les
chercheurs de trésor eurent déposé leur fardeau dans une chambre où
ils l'emportèrent, je sortis de ma cachette et me hâtai de gagner un
endroit abrité où je pusse prendre un peu de repos. Je trouvai un
excellent refuge dans le coffre à bois sur lequel le tabis avait été
déposé contenant son précieux dépôt.

Cependant une odeur singulière, perceptible seulement pour nos organes
délicats, me semblait remplir toute la pièce: et j'entendais autour
de moi comme un frémissement particulier accompagné de petits coups
répétés qui me donnèrent beaucoup à penser. Dans quel coupe-gorge
étais-je tombé?

Je m'assoupis, néanmoins, appuyé à une bûche, et je ne sais si je
rêvai, mais il me sembla que j'entendais couler quelque chose ou
passer quelqu'un dans la bûche, comme si son intérieur eût été habité.
Je me promis d'examiner le lendemain ce qui avait pu me donner cette
singulière illusion et finis par m'endormir tout à fait... non sans
avoir longtemps attendu le silence de la nuit; silence qu'on sent
venir, monter, à mesure que l'ombre devient plus complète. Ce fut tout
le contraire: plus la nuit se fit, plus le bruissement, le frôlement
s'accentua, non seulement dans la bûche à laquelle je m'appuyais, mais
encore dessus, dessous, tout autour de moi...

Au jour, tout s'assoupit et devint silencieux!

C'était le moment de m'enquérir de la cause de tout ce que j'avais
entendu. Je courus, j'inspectai; je ne vis rien... rien! Partout cette
odeur de bêtes que j'avais sentie la veille! Enfin, je sortis du coffre
à bois et, remontant sur la fenêtre, je profitai d'un pied de vigne
pour descendre commodément dans le jardin. J'y fis un abondant déjeuner
de quelques fruits tombés, et toujours l'odeur que j'avais remarquée me
poursuivait...

Cependant je ne voyais rien d'extraordinaire. Je résolus de descendre
dans de belles caves dont l'escalier s'ouvrait devant moi.

--Ça des caves? me dis-je en avançant avec précaution; ce sont des
grottes naturelles. Je vois des stalactites, et voici, le long du mur,
des colonnettes engagées de matière calcaire...

J'examinais curieusement ces sortes de pilastres, quand mon oreille y
perçut le même bruissement que dans la bûche de la boîte au bois... Je
reculai vers un coin sombre pour m'arrêter à réfléchir. Comme j'en
approchais, je vis s'élever devant moi une fourmi--je la reconnus de
suite--mais d'une espèce différente de toutes celles que je connaissais
jusque là dans le pays.

--Qui vive? me dit-elle.

--Ami! répondis-je.

--Ami? Tu es fourmi, cependant?

--Oui, Polyergue rougeâtre; et toi?

--Moi, Termite Lucifuge...

[Illustration: QUI VIVE?--AMI!]

--Ah! ah! J'ai entendu parler de vous...

--C'est bien... Que viens-tu faire ici?

--Je me promène et ne veux vous attaquer en aucune façon.

--Tu as bien raison. Regarde seulement mes pinces, elles te couperaient
en deux comme un sabre coupe un navet. Tu dois voir que je suis un
soldat de la termitière et que je suis plus fort que toi...

--Qu'est-ce que cela me fait? Si vous m'attaquez, vous me couperez en
deux probablement; mais vous ne m'empêcherez pas de vous inoculer au
même moment mon acide, et vous en mourrez demain! Ne vous y frottez
donc plus! Voulez-vous, au contraire, me recevoir en ami? Je voyage, je
m'instruis, je suis inoffensif et peux vous donner quelquefois un coup
de main ou un conseil.

--Moi!... je me moque de ce que tu peux valoir. Je suis un soldat, et,
comme tel, je n'ai point à raisonner sur le que, le qui ou le pourquoi.
Je suis un sabre obéissant, voilà tout! et je m'en fais gloire!...

--Sabre obéissant, tu me donnes une furieuse envie de visiter ta
nation; n'existe-t-il donc pas une autorité chez vous, à laquelle tu
puisses soumettre ma demande?

--Si, le grand conseil.

--Eh bien, sabre obéissant, mon ami, va lui demander, pour un
philosophe, la permission de visiter votre république... C'est mon plus
cher désir.

--Soit, attends-moi ici! Et surtout ne t'éloigne pas, il pourrait
t'arriver malheur! Il y a des sentinelles partout, et toutes n'auront
pas tant de patience et de bon vouloir que moi...

--Merci du conseil.

Il disparut. Je m'assis et l'attendis, assez intrigué de la tournure
que prenaient les choses, étudiant un peu le terrain autour de moi et
décidé à prendre une fuite rapide si la négociation ne réussissait pas.
Je prévoyais que mon ami le sabre obéissant me tomberait dessus avec un
ensemble parfait.

Il n'en fut rien. Au contraire, permission de visiter me fut octroyée
de la meilleure grâce. On m'invitait même à présenter une requête au
couple royal, et l'on adjoignit au sabre obéissant un autre sabre
encore plus gros et plus solide pour m'accompagner partout, afin
qu'entre ces deux sabres je ne courusse aucun danger de la part de la
populace.

--Quand vous voudrez, seigneur, me dit le premier sabre en s'inclinant.

--Peste! pensai-je en moi-même, nous ne nous tutoyons plus! C'est tout
à fait grand genre! Ce que c'est que la faveur!...

Nous tournons la colonne la plus voisine et, dans le coin le plus noir,
j'aperçois une porte qui s'ouvre; j'avance... Cette porte, c'est la
tête monstrueuse d'un soldat qui la forme, et qui, fermant le trou,
est de la même couleur que le mur environnant, et rend impossible de
dehors et dans l'ombre de rien distinguer. Le soldat retire sa tête.
Nous entrons... Nous sommes dans une magnifique galerie d'au moins un
centimètre et demi de haut, longue à peu près d'autant, polie comme
du silex, et bâtie en mortier superbe. Partout autour de nous un
peuple immense, montant, descendant en ordre, sans trouble, les uns
à droite, les autres à gauche. C'est ainsi que nous arrivâmes à une
place spacieuse: plusieurs ouvertures régnaient au pourtour de cette
place et donnaient accès dans des chambres à voûtes surbaissées, assez
spacieuses pour contenir trente à quarante ouvriers. J'entrevoyais, au
fond de ces pièces, encore d'autres portes très basses, qui donnaient
évidemment accès dans d'autres appartements intérieurs; cette fois, ces
portes étaient beaucoup plus basses, mais toujours larges, et cinq ou
six ouvriers pouvaient partout passer de front.

A peine mes gardes du corps furent-ils entrés sur la place, qu'ils
commencèrent à se trémousser de tout leur corps et à frapper le sol de
leurs pinces. Aussitôt tous les termites présents firent comme eux,
agités de trémoussements et frappant la terre de leurs mandibules.
Je reconnus, à ce moment, le frémissement et les petits coups que
j'avais entendus au commencement de la nuit. De tous côtés, autour de
nous, c'était une activité fébrile qui semblait pousser les individus.
Personne au repos, tout le monde travaillant, mais tout ce travail
organisé sans trouble, sans embarras: je reconnus que là, comme chez
nous, chacun savait ce qu'il avait à faire et l'accomplissait en
conscience.

C'est d'autant plus méritoire chez ce peuple, que les termites ne sont
point de la même espèce que nous, ni même du même genre, ni même de
la même famille: c'est ce qui m'explique pourquoi leur odeur m'était
pénible et m'avait si désagréablement frappé. Les termites sont d'un
ordre voisin, mais différent du nôtre. Nous, nous appartenons aux
Hyménoptères, avec les abeilles, les guêpes, les frelons, etc.; eux,
appartiennent aux Névroptères, avec les demoiselles, le fourmilion,
notre ennemi, et bien d'autres...

Cependant nous montions toujours, de galerie en galerie, de chambre
en chambre, et la promenade ne semblait pas près de finir; mes gardes
du corps marchaient à mes côtés avec la régularité de balanciers de
pendule: ils allongeaient les jambes et me fatiguaient horriblement.

--Cher sabre obéissant, dis-je à mon compagnon, le premier soldat, qui
trottait toujours, allègre, à mes côtés, où allons-nous, s'il vous
plaît? A force de marcher au milieu de l'obscurité presque absolue
où nous sommes, je perds le sentiment des distances. Il me semble
cependant que nous avons dû parcourir plusieurs kilomètres; je me sens
écrasé...

--Vraiment, mon ami Polyergue! vous n'êtes cependant pas au bout de vos
peines. Nous pourrions trotter trois jours comme nous le faisons, que
vous n'auriez pas encore parcouru tous nos domaines...

--Grand Dieu! mais où allez-vous donc?...

--Ah! visiteur curieux, persuadez-vous bien qu'il y a la même
différence entre une fourmilière et une termitière que, chez les
hommes, entre une chaumière et une cathédrale.

--Vous êtes modeste.

--Je suis juste, tout au plus. Songez que nous occupons toute la
préfecture, depuis le haut jusqu'au bas. Toutes les poutres, tous ce
qui est en bois dans l'hôtel, est maintenant notre domaine. Nous avons
même, comme ici, rencontré des aubaines imprévues qui nous ont permis
de nous créer de spacieuses chambres de réunion. Nous sommes ici dans
le carton nº 16 des archives du département, et...

--Quelles belles voûtes!

--N'est-ce pas?... Oh! c'est que nous savons parfaitement nous
arranger. Nous avons mangé tout l'intérieur des paquets, et ce que nous
avons laissé, c'est l'enveloppe extérieure et le bord des feuillets
pour nous tenir cachés; car vous savez que les hommes nous ont baptisés
Lucifuges. Ils ont eu raison, car nous ne pouvons pas souffrir la
lumière.

--Vous trouvez tout à la fois, ici, le vivre et le couvert.

--Certes; malheureusement, cette belle provision tire à sa fin.
Dernièrement nous avons découvert, au fond d'un des cartons en
exploitation, des crayons. Ma foi! nous les avons mangés: bois, mine et
tout... C'était fort bon!

--Je le crois.

--Chut! taisez-vous... Il est inutile de causer une émeute de curiosité
dans le sanctuaire où je vous conduis. Au milieu de vos gardes du
corps, vous passerez à peu près inaperçu et j'aurai rempli mon mandat.

En ce moment, nous nous mêlions à une grande foule de peuple que
je pouvais estimer à plusieurs milliers d'individus au moins: ils
tournaient tous dans le même sens autour d'une admirable et énorme
salle bâtie dans un des plus grands cartons. C'était la chambre de la
reine, de la mère, comme vous voudrez!

Le spectacle le plus étrange se présente alors à nos yeux; il n'était
pas sans analogie avec ce qui se passe chez nous, mais dans des
proportions si gigantesques, que j'en demeurai frappé de stupeur! Au
milieu de la chambre gisait un être immense, incroyable, dont la tête,
le corselet, me semblèrent assez semblables à ceux des autres termites,
mais dont l'abdomen est prodigieux, indescriptible... La reine était
déjà vieille, d'après ce que j'appris, et, comme son abdomen grossit
sans cesse, celui-ci atteignait quinze centimètres de longueur!... Il
était au moins deux mille fois plus gros que le reste de son corps!...

Ce sont là des dimensions dont vous n'avez aucune idée, vous autres
hommes. Votre constitution étriquée et non élastique ne vous rend pas
capables d'un développement semblable. Me comparant aux termites, je
calculai que la reine devait peser autant que _trente mille_ des
ouvriers qui circulaient autour d'elle. Véritable montagne, elle a
perdu ses ailes et ne peut faire un pas: elle est là, sur le ventre,
ayant à côté d'elle le roi, qui a perdu ses ailes, lui aussi, mais
n'a changé ni de forme, ni de dimension, et se borne à remplir les
fonctions de mari de la reine.

Les travailleurs et les soldats font assez peu attention au roi,
mais tous s'occupent de la reine. Les uns lui donnent à manger, les
autres sont occupés à enlever sans cesse les œufs qu'elle pond sans
interruption, et cette fécondité est, à mes yeux même habitués à ce
spectacle, merveilleuse. D'où j'étais placé, je voyais, comme d'une
sorte de tribune, que cet immense abdomen n'était qu'un vaste ovaire
dont les branches multipliées renferment en si grand nombre les germes
en voie de développement qu'il s'en trouve toujours un de mûr. A
travers la peau amincie et devenue transparente, je voyais très bien
les canaux sans cesse animés de mouvements de contraction, tantôt sur
un point, tantôt sur un autre.

Grâce à cette merveilleuse conformation, la reine pond, sans s'en
apercevoir probablement, au delà de soixante œufs par minute,
c'est-à-dire plus de quatre-vingt mille par jour! Cela toutes les
secondes, aussi régulièrement qu'une machine.

Cette myriade d'œufs, promptement recueillis par les travailleurs, sont
emportés dans des couvoirs. Il en sort bientôt des larves d'un blanc
de lait qui sont soignées avec tout le talent des nourrices les plus
dévouées. Ce que je trouvai de plus curieux, c'est que, en redescendant
dans les caves où sont disposés ces couvoirs, j'aperçus que les parois
des murs étaient préparées par les termites ainsi que de vraies
plates-bandes de jardin, en vue de la nourriture de leurs larves.

Grâce à la chaleur humide qui règne dans ces réduits et que les
termites savent entretenir, partout poussent sur les cloisons, sur les
murs, des champignons microscopiques, des moisissures qui forment un
aliment spécialement approprié aux premiers besoins des enfants. Si les
termites appartenaient à la noble et intelligente nation des fourmis,
je serais porté à croire qu'ils ont assez d'esprit pour semer eux-mêmes
les champignons, et je me serais enquis de la manière dont ils s'y
prennent. Mais comment penser que des êtres qui appartiennent à la
grossière famille dont les fourmilions font partie peuvent posséder les
instincts épurés et nobles des agriculteurs?

Quant aux évolutions des mâles et des femelles, des ouvrières, elles
sont tout à fait semblables à ce qui se passe chez nous. Aussi
passai-je rapidement devant les logements des termites de ces diverses
catégories, et je parvins à regagner la porte sur l'escalier.

Arrivé là, le soldat-portier voulut bien retirer sa tête, et je pris
congé de mon ami le sabre obéissant, ainsi que de son compagnon. Je fus
vraiment content de respirer un peu d'air frais sur l'escalier et de
voir la lumière du jour en remontant dans le jardin, d'autant plus que
la nuit allait venir bientôt et qu'il me fallait chercher à souper.

Hélas! tout semblait dévoré dans le jardin; je n'y trouvai donc pas
grand'chose, même ce qu'il faut à une fourmi!... Plus de fruits, tout
avait été mangé pendant la journée par divers animaux, gros et petits.
Que faire? Se coucher sans souper...

Je m'y résignai... de force! et me promis bien, le lendemain, dès
l'aube, d'aller marauder sur le port, certain d'avance d'y faire ample
curée.



VIII

LES MONSTRES NOCTURNES.--DANS UN CURE-DENT.


Le sucre ne manquait pas sur le port de commerce, car je me gardai
bien d'aller perdre mon temps sur le port militaire: les boulets, les
canons et le reste formeront toujours un piteux régal pour les fourmis!
Me voilà donc attablée aux environs de gros sacs qu'on chargeait et
déchargeait autour de moi. Je m'étais mise à l'abri, près d'un des
pieds de la balance, et là j'attrapais toujours quelque bonne aubaine
qui roulait des sacs pesés jusqu'à moi.

Cet état d'abondance dura plus d'une semaine. Par malheur, ce qui
était vraiment fort désagréable, c'est qu'une grande quantité d'autres
bêtes, attirées par le sucre, venaient me disputer ma nourriture et se
montraient souvent si dangereuses pour moi, que j'abandonnai la place.
Enfin, je découvris, dans une de mes courses, le passage par lequel les
matelots arrivaient, apportant sur leur dos les gros sacs de sucre;
c'était une sorte de planche large qui passait au-dessus de l'eau.
C'est ainsi que j'arrivai à la source même du sucre!

Quelle chance! Là, du moins, j'étais en sûreté. Là, bien mieux, on peut
manger à bouche que veux-tu? Aucun besoin de se gêner: le sucre est
partout! La paroi elle-même de la chambre dans laquelle je me trouvais
est tellement sucrée qu'elle en est imprégnée: en la léchant, on vit!

--Allons! nous passerons quelque temps dans cette agréable résidence;
après, nous verrons.

Et je m'installai là commodément, entre des objets arrimés avec soin,
comme disaient les matelots.

C'est ainsi que je passai une quinzaine de jours sans être dérangée.
A peine entendis-je passer quelques hommes: la maison semblait tout à
fait abandonnée; mais, un beau matin, on fit un tapage terrible. Ce
n'étaient que ballots, que barriques qui tombaient ou descendaient dans
la chambre que j'habitais et l'encombraient de toutes parts. Vingt fois
je manquai d'être écrasée!

Enfin, le bon Dieu eut pitié de moi et le calme se rétablit presque
aussi complet qu'avant; seulement, tout était plein et il ne faisait
plus jour. Décidément, la place n'était plus tenable; je résolus
d'en changer. Que diable! Je trouverai bien sur le port un asile où
je jouirai, au moins, de chaleur, de lumière et même d'un peu de
tranquillité...

Aussitôt dit, aussitôt fait! Je me mets en route. J'avise une belle et
grosse corde qui pendait; je m'élance, la suis, et me voilà au jour
en passant entre elle et la planche qu'elle traverse. Quelle belle
lumière! quelle bonne brise rafraîchissante! Mais quelle singulière
odeur!...

Où suis-je?... Je n'en sais absolument rien.

C'était bien le cas de grimper à de grandes échelles qui montaient en
l'air... Je le fis, et j'arrivai au sommet d'un mur de bois, d'où l'on
voyait tout autour.

De l'eau!..... Rien que de l'eau!..... Partout de l'eau!!!

Ce devait être la mer...

Ma maison était un navire!!...

Malheureuse! J'étais perdue à jamais pour la France. O mon pays! ô ma
patrie! Mais quel remède?

Aucun! il fallait subir la mauvaise destinée que mon imprévoyance et
mon étourderie m'avaient préparée. Allons! le mieux encore est de faire
contre fortune bon cœur!... Vivent les voyages! puisque je ne puis
reculer.

Je me garai dans un coin, j'observai et j'écoutai.

Deux matelots causaient non loin de moi.

--Tu as été au Para, toi?...

--Au Para? me dis-je. Au Para?... Qu'est-ce que cela peut être?

--Parbleu! c'est la quatrième fois...

--Ah! répondit l'autre en faisant la moue...

--Mais, oui, ma vieille! Même qu'on y est très bien!

--Y a-t-y du rack?

--Il y a du rack.

--Ah!...

--Et mon voisin fit encore la moue... Mais voilà qu'il porte la main à
sa bouche et en retire... ce qui lui faisait faire une si belle moue...

C'était sa chique, qu'il plaque philosophiquement sous le bordage, pour
la retrouver au besoin...

--Et y a des fruits de toutes les couleurs... puisque c'est en
Amérique...

--Ah! c'est en Amérique...

Cette nouvelle me fit fuir immédiatement.

--Comment! nous allons en Amérique! dis-je; en Amérique! Imprudente,
que vas-tu devenir? Vit-on jamais fourmi s'engager dans des aventures
semblables?... et ne vas-tu pas perdre la vie au premier pas? Quelle
désastreuse équipée!... Enfin, il n'y faut plus penser... Le mal est
fait. Songeons à nous mettre en sûreté...

[Illustration: JE ME RABATTIS SUR LES FENTES.]

Je m'acheminai vers la cale, car c'était là où j'avais été surprise
par le départ du navire; c'était là où se trouvaient les provisions
qui m'avaient séduite; c'était là où je pouvais espérer une nourriture
abondante et en même temps une retraite capable de me cacher. Je
furetai donc dans tous les coins pour trouver une demeure; mais, chose
extraordinaire! tous les coins étaient occupés... Partout je voyais
d'horribles mandibules s'ouvrir à mon approche. Quel animal si hargneux
était donc là?...

Je me rabattis sur les fentes... Partout, partout, je rencontrais les
mêmes mandibules menaçantes, surmontées des mêmes yeux féroces, qui me
faisaient frissonner jusqu'aux moelles. Heureusement, pas un de ces
êtres hideux ne bougeait. Désespérant de trouver mieux, je m'enfonçai
dans la muraille du navire, à la place d'un petit clou qu'on avait
arraché. J'y étais fort mal: la cavité était profonde, mais si exiguë
que j'avais été obligé d'y entrer à reculons. Ce fut ce qui me sauva.

A la nuit commença autour de moi un branle-bas incroyable,
inimaginable... Le navire sembla s'animer: l'espace s'emplit de
formes noires et brunes, hideuses, énormes, qui volaient lourdement,
se heurtant aux murs et aux poutres, qui couraient comme lévriers
déchaînés le long des arêtes des poutrelles, et venaient, horreur!
sentir et souffler à la porte de ma retraite...

Ils étaient là au moins une douzaine, gros, moyens ou petits, se
poussant, se glissant les uns sur les autres pour arriver à me dévorer
des yeux; ils allongeaient au dedans pattes, mandibules et antennes...
et moi, je me reculais aussi loin que l'espace me le permettait.
Pendant ce temps, de gros animaux poilus rugissaient en galopant sur
toutes les matières qui remplissaient le navire. Ils se battaient
affreusement, bousculant tout sur leur passage. Je n'avais jamais vu
des animaux semblables; certains d'entre eux étaient presque aussi gros
que nos voisins les lapins de la lande.

Ah! quelle horrible nuit! Combien de fois les terribles bêtes, se
poussant avec une conviction féroce, avaient-elles avancé leurs griffes
presque à me toucher! Je sentais que, si leurs serres m'atteignaient,
c'en était fait de moi. J'étais arraché de ma retraite et croqué d'une
bouchée...

Quelles angoisses!

Enfin, le matin parut, et, avec lui, des matelots vinrent ouvrir un
des panneaux qui fermaient la cale. Une brillante clarté inonda notre
retraite et me rendit un peu de courage. Nous autres Polyergues ne
savons combattre qu'au grand jour.

Avançant la tête avec précaution, je vis que toutes les bêtes puantes
qui m'avaient si furieusement assiégé rentraient dans leurs fentes,
leurs trous, se cachaient à l'abri du jour derrière tous les objets
qu'elles rencontraient.

--Ah! elles ont peur du jour! dis-je. Moi, c'est le contraire; il faut
profiter de cet avantage, il faut fuir... Fuir? où fuir?...

L'occasion est chauve, dit le proverbe: je me précipitai à toutes
jambes au travers des obstacles: je volais!! Mais, au moment où je me
croyais bien seule, un de ces animaux enragés saute du plafond sur les
sacs où je courais de toutes mes forces, et se met à ma poursuite avec
une vitesse surprenante...

--O Seigneur! Tous ne craignent donc pas le jour...

J'étais abasourdi...

Au premier moment, je désespérai de moi, je me sentis perdu, j'hésitai
si je fermerais les yeux, attendant stoïquement la mort...

--Un effort de courage!!... Pourrais-je le faire?

--Oui!!... je le ferai. Il ne sera pas dit qu'un foudre de guerre chez
les siens, qu'un Hercule au grand cœur se laissera lâchement égorger
comme un mouton!...

Cependant mon ennemi chevauchait sur ses grandes pattes et gagnait du
terrain à vue d'œil... Dans mon trou j'étais, hélas! à l'abri; tous
étaient trop larges pour pouvoir y pénétrer; mais à présent j'étais
isolé, à découvert... et je fuyais à toutes jambes, quand, soudain,
une fissure se rencontre devant moi. C'était la porte du panneau que
les matelots avaient renversée sens dessus dessous. Comme elle était
bombée, je m'y glisse et m'avance aussi loin que me le permettent et ma
taille et ma frayeur.

Hélas! mon ennemi était bien plat, plus encore que je ne me
le figurais... Il arriva très près de moi, mais pas assez pour
m'atteindre. Je me faisais si petit! J'étouffais, mais, jouant des
coudes et des pattes, je fuyais toujours, lentement, mais enfin
je m'éloignais. Lui, plus empêché que moi, perdait du terrain, et
d'ailleurs nous approchions des bords du panneau, sur lesquels frappait
le plein soleil. Déjà je sentais la chaleur bienfaisante de l'astre du
jour qui doublait mes forces.

[Illustration: UNE FOURMI DE FRANCE!!...]

Je sortis au galop sur le pont, et, voyant une porte entr'ouverte
devant moi, je m'y précipitai.

Il était temps! La bête sortait de dessous le panneau...

Alors, elle retrouva ses ailes, auxquelles je ne pensais plus, fit un
bond effroyable et me chercha, car, éblouie, elle m'avait perdu de
vue...

J'avoue que je ne perdais pas mon temps! Au hasard, je montais le long
du pied de la table qui me cachait à elle et bientôt je débouchais
au milieu de papiers, de plumes, de crayons, sur le propre bureau du
capitaine.

Horreur!... la bête est devant moi...

J'étais perdu, cette fois, quand un cure-dent en plume s'offrit à
moi... M'y précipiter fut l'affaire d'un clin d'œil...

J'étais du moins à l'abri...

Comment peindre les efforts désespérés du monstre pour me forcer à
sortir de ma retraite?... Voyant qu'il avait beau me faire rouler
avec ma prison transparente et que je n'en sortirais pas, il se mit à
en ronger les extrémités coupées en biseau. Je voyais ses mandibules
arracher des lambeaux à chaque extrémité... Ah! il y allait de bon cœur!

Un bruit se fit entendre, mon ennemi s'envola...

Le capitaine entrait dans son cabinet. Il se mit à son bureau et,
s'asseyant, appuya sa tête entre ses deux mains et se prit à songer.
Pensait-il à sa mère, à sa fiancée, à ses plaisirs passés, à ses
devoirs présents? Le savais-je?

Tout à coup ses yeux tombèrent sur moi.

--Une fourmi de France! s'écria-t-il, et, saisissant le cure-dent, il
le tint devant ses yeux.

--Pauvre petite bête! Quelle idée t'a prise de venir avec nous au
Brésil?...

--Tiens! pensai-je à part moi, c'est bon à savoir. Nous allons au
Brésil...

--Par quel singulier concours de circonstances es-tu réfugiée dans
un cure-dent de plume? Une poursuite, peut-être... Qui donc t'a
poursuivie?...

Et, considérant les bords de mon cure-dent, où mon terrible ennemi
avait si vaillamment aiguisé ses dents:

--Les cancrelats!... Les affreuses bêtes! Maudite engeance! Oh! pauvre
petite compatriote, je te défendrai: va! tu ne seras pas mangée par
eux, n'aie plus peur!...

Alors, se levant, le bon capitaine atteignit un compotier de verre
dans lequel il versa du sable bleu qu'il avait sur son bureau, mit
par-dessus mon cure-dent, ajouta autour une ou deux pincées de sucre,
quelques pruneaux. Cela fait, il replaça le couvercle de cristal,
puis...

--Chère petite bête! dit-il alors, reste avec moi. En te voyant tout à
l'heure sur ma table, j'ai songé à mes jeunes amies. Demain encore, en
te voyant, je penserai à cela!... Ah! la vie! quel triste passage!...

Le capitaine ouvrit brusquement la porte de sa cabine, et j'entendis
ses pas s'éteindre en s'éloignant...

J'étais prisonnière!...

Mais, du moins, mon ennemi et sa terrible séquelle ne parviendrait
jamais jusqu'à moi. J'étais en sûreté!

De longs jours s'écoulèrent ainsi en compagnie de mon bon ami le
capitaine, dont l'affection ne se lassa jamais. Tous les matins il
venait causer avec moi ainsi qu'il le disait, mais en réalité causer
avec lui-même et caresser de chers souvenirs. Quel cœur d'or! quels
admirables sentiments! En général, l'homme est un long, lent et lourd
animal qui nous déteste et dont nous nous rions par notre nombre et
notre adresse; mais maintenant j'en connais un, dans le nombre, qui ne
peut s'empêcher d'aimer. C'est le capitaine Urbain.

En somme, la traversée fut admirable. A peine un grain ou deux en
varièrent un peu la monotonie.

Nous étions arrivés, et mon brave ami ne se départait pas de ses bons
soins. Une fois, cependant, il manqua à son rendez-vous ordinaire; un
jour s'écoula sans qu'il vînt renouveler mes provisions.

Un second jour s'écoula lentement, sans sa visite... Où était-il mon
Dieu?... malade?...

Un troisième jour passa... Mes provisions étaient épuisées. Les reliefs
que je dédaignais dans l'abondance, je les avais tous consommés! Plus
rien!... Il viendra demain...

La faim me torturait... Mourir! mourir! Ce mot me tintait lugubrement
aux oreilles... Et il ne vient pas!...

Je contemplais, pour la centième fois, les alentours de ma prison de
verre: partout le silence et le désert! Lorsque, levant les yeux au
plafond, il me sembla voir que le couvercle du compotier, placé un peu
de côté, par mégarde, ne fermait pas exactement, et que je pourrais
peut-être me glisser par l'ouverture...

Mais comment monter là?...

A l'œuvre! Il faut essayer...

Je pris, à brassées, les détritus de fruits qui remplissaient ma
prison, queues en bois immangeables, pelures, pepins, épluchures
sèches, dures comme le fer, et je les enchevêtrai. Je les accumulai
de la manière qui me sembla la plus solide. J'étais fort et j'avais
reçu de bonnes leçons dans mon enfance. Je travaillai ainsi dans les
angoisses de la faim, avec un acharnement sans égal. Il fallait vaincre
ou mourir!...

Je vainquis... Je passai!...

Et tombai sur la table presque inanimé.

Heureusement, un pain à cacheter qui se trouva à côté de moi me permit
de ranimer mes forces. Je tombai dans un porte-crayon et, aux premiers
rayons du soleil, je me mis en quête d'un moyen de sortir du cabinet.



IX

AU BRÉSIL.--JE RETROUVE URBAIN.


Ce ne fut pas aussi difficile que je le supposais. Je n'eus qu'à
prendre le chemin des cancrelats: ils entraient la nuit par-dessus
la porte, je sortis le jour par là. Aussitôt je gagnai la jambe d'un
matelot, qui m'emporta avec lui au canot, et de là à terre, où je me
laissai tomber.

J'étais au Brésil...

Quelle gloire pour une Polyergue française!

Ce n'était pas le moment de philosopher dans les rues de Para, au
milieu des poules et de tous les autres oiseaux que j'y voyais
grouiller de tous côtés; il fallait, avant tout, sauver sa peau;
c'est ce que je fis en prenant ma course, me dissimulant de mon mieux
derrière les pierres et le long des maisons, jusqu'à ce que je pusse
gagner les jardins et ensuite la campagne.

Là, je courus bien quelques dangers, mais je ne m'y appesantirai point,
parce que, avec du sang-froid et de la patience, je m'en suis tiré à
mon honneur, sain et sauf. Dès que j'eus mis le pied dans les herbes
de la campagne, je fus obligé de m'avouer à moi-même que je ne savais
pas ce que c'est que la vie. Jamais, dans ma patrie, je n'avais vu un
mouvement, une variété semblables. Il me sembla que toutes les bêtes de
la création s'étaient donné rendez-vous autour de moi. Quelle cohue!
quel tohu-bohu!

Bien entendu, nouveau débarqué, je ne connaissais aucune de ces
espèces, et d'ailleurs j'en avais trop peur en ce moment pour oser en
aborder quelqu'une. La prudence, en ce cas, est la mère de la sûreté.

C'est en répétant ce proverbe des poltrons--moi, un Hercule--que je me
cherchai un gîte pour prendre quelques instants de repos. Ce gîte, je
le trouvai sous l'ombelle étalée d'une admirable fleur, où une vraie
multitude d'insectes ailés et aptères comme moi semblaient s'être donné
rendez-vous.

Ce qui me frappa, dès le premier coup d'œil, c'est qu'aucun être de ma
famille ne s'offrit à mes yeux. Évidemment, je distinguais parfaitement
de nombreux animaux qui nous ressemblaient, mais tous étaient si
différents, que j'étais obligé de les classer dans des espèces diverses
de nous. Je sais bien que l'étroit pédicule qui rattache notre abdomen
au corselet est un caractère saillant de notre famille, mais il en est
un que je prends la liberté de rappeler à nos amis, c'est que tous les
Formiciens portent des antennes coudées. Cela ne trompe jamais.

Tandis que je réfléchissais ainsi tout à mon aise, au milieu d'une
odeur délicieuse s'exhalant au-dessus de ma tête et embaumant l'air,
je m'efforçais de repasser dans ma mémoire quelles étaient les grandes
divisions de notre famille.

On y admet d'abord deux tribus pour séparer les Dorylides des
Formicides. Les Dorylides ont l'abdomen allongé et cylindrique; de
plus, une toute petite tête, et paraissent établir le passage des
Sphégiens à nous. On croit qu'ils vivent isolés. Cela n'y fait rien: on
a des cousins partout!

Les Formicides, c'est moi, c'est tout le reste du grand peuple; c'est
toutes ces admirables peuplades composées de mâles, de femelles et de
neutres, ouvriers ou soldats.

La tribu des Formicides se divise elle-même en trois groupes: les
Myrmicites, les Ponérites et les Formicites. Ici, pas moyen de se
tromper. Tous les Myrmicites ont un aiguillon aux femelles, les
Ponérites aussi; les vrais Formicites, non. Nous n'avons pas besoin de
cela: nous avons notre gaz!

Ce qui est encore très aisé à distinguer, c'est que les premières
seules ont deux nœuds au premier segment de l'abdomen. Justement,
toutes les fourmis que je voyais circuler autour de moi--et Dieu sait
s'il y en avait de toutes tailles et de toutes couleurs!--portaient les
deux nœuds et, bien entendu, leur aiguillon.

Je vis surtout là des Écitons à palpes tout petits, mais à longues
mandibules très étroites. Il y avait aussi des Acodermes, bien faciles
à reconnaître parce que, au lieu d'avoir un corps lisse, délicat, bien
tourné, comme le nôtre, elles présentent des bosses et des épines qui
les rendent hideuses.

Mon Dieu, que je vous suis reconnaissant de ne m'avoir pas fait naître
au milieu de gens si disgraciés!

[Illustration: L'invasion.]

Maintenant, ami lecteur, je puis vous avouer que les Polyergues
appartiennent à la tribu des vraies fourmis, puisque... c'est-à-dire
que nous ne nous distinguons des vraies fourmis que parce que, au lieu
de porter des mandibules triangulaires et chargées d'une masse de
dents, nous en avons de belles, étroites comme une épée, courbes comme
un cimeterre et terminées en pointes crochues, dont la blessure
est irrésistible et mortelle. Nous sommes, bien évidemment, les plus
belles, puisque notre premier segment de l'abdomen ne forme qu'un seul
nœud gracieux, et que nous sommes armées en gentilshommes et non, comme
nos cousins, en menuisiers!

J'en étais là de mes réflexions, mollement bercé par la brise, quand un
grand bruit se fit autour de nous. Des nègres couraient à toutes jambes
vers la ville en criant:

--Tanoca! Tanoca!...

Qu'est-ce que cela voulait dire?

--Tant mieux, répondaient quelques promeneurs blancs, qu'elles soient
les bienvenues!

--Tanoca, Tanoca arrivent! Pittaz avant...

En même temps j'aperçus quelques oiseaux voltiger par la campagne. Il
n'y en avait pas tout à l'heure, et je m'aperçus vite que leur nombre
croissait de minute en minute...

Cela devenait inquiétant.

Je me laissai tomber de mon ombellifère et, montant d'un seul trait
au haut du plus grand arbre voisin, j'arrivai, non sans avoir échappé
à plusieurs lézards, jusqu'à la dernière feuille et, de là, je vis
une nuée d'oiseaux qui arrivait. Il y en avait beaucoup parmi eux qui
brillaient des plus belles couleurs de l'arc-en-ciel; tous avaient la
forme de nos grosses grives. Cela me fit réfléchir; je savais ce que
j'avais à craindre des grives et de toute leur séquelle... Il fallait
aviser.

Je descendis précipitamment et j'entendis quelques nouveaux cris:

--Voici les brèves! Vivent les fourmiliers!...

Horreur! Les fourmiliers sont des oiseaux qui vivent à nos dépens. Je
suis perdu!...

Où fuir? où me cacher?... Ils sont une multitude; impossible de trouver
un refuge contre tous ces affamés. O mon Dieu, sauvez-moi!

«Aide-toi, dit-on, le ciel t'aidera.»

Tandis que, en proie à la plus légitime frayeur, je désespérais de
mon salut, je jetai les yeux sur la route auprès de laquelle je me
trouvais. Que vois-je?... mon capitaine... mon brave capitaine, mon
ami... qui m'avait si bien oublié dans son compotier!...

Ma foi! de deux maux il faut choisir le moindre. Le pis qui puisse
m'arriver, c'est de retourner dans le compotier... Au petit bonheur!

Et, m'approchant au-dessus de lui, qui se promenait avec deux amis, je
me laissai tout doucement tomber sur son épaule et descendis jusque sur
sa main... Son premier mouvement fut de secouer sa main pour me jeter
sur le chemin...

--Oh! la vilaine b...! Mais non, je ne me trompe pas, c'est une fourmi
de France, une fourmi rouge de chez nous. Mais c'est bien ma fourmi de
France... Oh! la pauvre bête... et moi qui l'ai oubliée...

J'avais l'air si calme, arrêtée entre son pouce et le premier doigt,
qu'il prit de plus en plus confiance et dit en se tournant vers ses
compagnons:

--En tout cas, je la garde.

--Mais jette donc cela, Urbain; tu nous ennuies avec tes insectes...

--Non pas, ami. Ceci est un souvenir de France, d'abord; et puis je
crois que c'est une bête apprivoisée qui m'a reconnu.

--Tu vas te faire piquer.

--Les Polyergues n'ont pas d'aiguillon, mon très cher... Et d'ailleurs
celle-ci semble plus confiante qu'agressive. Retournons, au contraire,
je vais la réinstaller à bord... Ce doit être ma fourmi rouge... Mais
comment a-t-elle fait pour s'échapper de mon compotier?

A ce moment, les brèves arrivent en masses, voltigeant partout. L'une
d'elles, me voyant sur la main d'Urbain, plonge d'un coup d'aile et
m'enlevait, si le brave capitaine ne l'eût repoussée d'un mouvement
brusque.

--Ah! ah! dit-il à ses amis, voilà pourquoi la pauvrette m'a demandé
protection, elle craignait les fourmiliers.

--Ce n'est pas possible.

--Et la preuve... Vous allez voir...

Il tira son étui à cigarettes, l'ouvrit et me le présenta. Je m'y
précipitai; il le referma sur moi et le mit dans sa poche. Là, j'étais
en sûreté.

--Hé bien, qui avait raison?

--Vous, j'en conviens. Mais qu'est-ce que ces brèves, dont nous voici
entourés?

--Ce sont des mangeurs de fourmis par excellence.

--Hé bien, que viennent-ils faire ici aujourd'hui plutôt qu'hier?...

--Ils précèdent une bande de fourmis fourrageuses.

--Comment?

--N'avez-vous pas entendu, tout à l'heure, les nègres fuir en criant
devant les fourmis voyageuses: «Tanoca! Tanoca!...»

--Si, pardieu; j'ai bien entendu, mais je n'ai pas compris.

--Nous ferons bien, mon cher ami, de faire comme les nègres et, quoique
mieux habillés qu'eux, de fuir devant les nouveaux arrivants.

--Fuir devant des fourmis! Allons donc!

--Vous aimez mieux leur tenir tête! Soit! Au fait, nous en serons
quittes pour quelques morsures... on n'en meurt pas, quoiqu'elles
soient fort cuisantes...

--Va pour quelques morsures! Mais expliquez-nous en marchant ce que
nous allons voir.

--Oui. Et pourquoi tout le monde a l'air content.

--C'est bien simple. C'est que les fourmis vont tout nettoyer.

--Bah!

--En dévorant tous les parasites qui nous rendent la vie si dure, mes
pauvres amis.

--Oh! bénies soient-elles, en vérité.

--Vous savez aussi bien que moi que nous sommes ici sur la terre de
multiplication. Partout où vous allez, vous trouvez ici des insectes
qui mordent, des insectes qui tuent, des insectes qui égratignent,
des insectes qui piquent. Quelques-uns vous laisseront peut-être
tranquilles; en revanche, ils vous empesteront par l'horrible odeur
qu'ils répandent dans l'air ou communiquent à tout ce qu'ils touchent.
Les uns sont enfermés dans des carapaces aussi dures que la cuirasse du
crabe et se moquent de toute espèce de violences; d'autres sont dodus,
bombés, gros, enveloppés d'une peau fine, aussi juteux qu'une framboise
trop mûre et s'écrasant au plus léger contact.

--Oh! les dégoûtantes bêtes!

--Sans parler des gros insectes volants, des blattes, des cancrelats
de _primo cartello_, qui se jettent dans la bougie à l'éteindre, ou, à
force de se rôtir au verre chaud d'une lampe, se brûlent les ailes et
tombent sur la table, où ils tournent des heures entières, à la manière
d'un tonton affolé...

--Sans parler de ces petites mouches qui ont la rage de passer et
repasser sur mon papier et d'effacer de leurs pattes le dernier mot que
je viens d'écrire...

--Sans parler des mille-pieds armés de crochets venimeux, dont le
poison n'est guère moins dangereux que celui de la vipère...

--Et des blattes de toutes les dimensions et de toutes les couleurs,
des lézards, des scorpions, des serpents et de tant d'autres bêtes
hideuses et puantes.

--Eh bien, tout cela va disparaître.

--Marchons alors au-devant des libérateurs!



X

L'ASSAUT.--LE CARNAGE.


Et nous marchâmes, moi portée, au-devant des libérateurs!

[Illustration: La prise d'assaut.]

--Urbain! disait en riant un des jeunes gens, la délivrance est proche!

--Et les morsures aussi! répondit le brave capitaine.

Bientôt nous arrivâmes à la crête d'une colline qui traversait la
route, lorsque les compagnons du capitaine poussèrent un cri de
surprise.

Curieux comme tout insecte qui veut s'instruire, je me glissai entre
les deux tiroirs de l'étui à cigarettes et je gagnai la manche du
capitaine pour aller me blottir en sûreté derrière un des boutons de sa
veste.

Vraiment le spectacle en valait la peine.

A cent mètres de la route, sur une direction à peu près parallèle et
passant sous un bois très clair, s'avançait lentement comme une longue
pièce de drap noirâtre, de tapis foncé se déroulant de lui-même sans
interruption... On en distinguait parfaitement la tête, mais à cent
mètres en arrière on ne distinguait plus rien entre les feuilles et les
broussailles. On eût dit que c'étaient ces feuilles et ces broussailles
elles-mêmes qui tissaient cette mystérieuse toile.

Il y avait là des millions de fourmis, marchant en ordre sur quatre et
cinq mètres de front!

Les trois jeunes hommes s'étaient arrêtés. En tête de la colonne
marchaient quelques éclaireurs qui semblaient garder les autres avec
vigilance. Sur les côtés, des officiers, continuellement occupés
à courir en avant et en arrière pour s'assurer que personne ne
s'écartait, que toute l'armée s'avançait en bon ordre.

On les reconnaissait à leur énorme tête blanche qui se balançait de
haut en bas sans relâche, tandis qu'ils couraient en faisant leur
métier de serre-files.

--Comment appelles-tu ces fourmis-là? demanda un des compagnons du
capitaine.

--L'_Eciton drepanophora_ ou Fourmi fourrageuse.

--Je voudrais bien en voir une de près.

--Ah! ça, non! Rentrons maintenant, et vivement! Je t'en montrerai
chez moi. Mais, pour aller en chercher aujourd'hui, non! Contente-toi
de ne pas avoir rencontré leur avant-garde, et prenons sérieusement
la fuite; il pourrait nous en arriver malheur. Ce qui le prouve, tu le
vois, c'est que nous sommes seuls... tout le monde a fui!...

--Allons-nous-en!

Inutile de dire que j'en avais vu assez et que je me hâtai de quitter
mon poste d'observation pour rentrer dans mon étui.

En arrivant chez lui, mon brave capitaine choisit un superbe compotier,
absolument semblable à celui qui me servait de prison à bord, y mit une
poignée de feuilles, quelques fruits délicieux de son jardin et m'y
enferma.

Puis il disparut un moment et revint quelques instants après, tenant à
la main une petite boîte de verre qu'il déposa sur son bureau.

--Vous avez devant vous, mes amis, dit-il, un des plus gros
travailleurs, ouvriers, des Écitons...

--Mais c'est un insecte formidable!

--Oui. La différence de dimension entre les ouvriers, dans cette
espèce, est très remarquable. L'exemplaire que vous voyez mesure près
d'un centimètre et un quart de longueur, sans compter les pattes;
tandis que je vais vous en montrer un à côté qui n'est pas moitié aussi
long et ressemble beaucoup à la Fourmi noire (_Formica nigra_) de notre
pays.

--Et d'où vient cela?

--On n'en sait rien. C'est peut-être une question d'âge. Voyez la tête
du grand, comme elle est ronde, polie et grosse! Elle est armée d'une
paire d'énormes mandibules, courbées presque aussi fortement que des
cornes de chamois et très aiguës à leur pointe. Attendez! nous allons
placer une de ces armes sous le microscope. Voyez-vous?

--Certainement. Quels cimeterres? Mais ils sont entourés de soies qui
s'y implantent comme par anneaux!

--Ce qui me frappe, moi, dit l'autre, c'est combien, chez ces
officiers, le thorax et l'abdomen sont grêles.

--L'animal est bien plus foncé que ceux que nous voyions courir tantôt.

--Évidemment; ici, tout paraît brun-jaune plus ou moins pâle. Vivant,
la tête est presque blanche. Les yeux, dans ce genre, sont d'une
incroyable petitesse. Vous les voyez, comme deux petits points ronds,
de chaque côté de la tête.

--Je ne les vois point...

--Prenez la loupe.

--Ce sont là des yeux?...

--En voici un, sous le microscope.

--Tiens! ils sont ovales et convexes... enfoncés dans un petit creux en
orbite très profond... Sont-ils projetables en avant?...

--Non.

--Alors, l'Éciton voit peu?

--C'est mon avis. D'autant plus que, si cela vous intéresse, nous
chercherons ici, dans la campagne, une autre espèce parfaitement
aveugle... et cela ne les empêche nullement de vivre et de bien vivre,
car ils sont gros et gras...

En ce moment un petit nègre entra dans la maison, et, montant quatre à
quatre l'escalier, fit irruption dans le cabinet d'Urbain.

--Massa! les tanoca!...

--Où?

--En bas... elles arrivent! Ouvrez tout! massa. Elles vont nettoyer la
maison! quel bonheur!...

--Es-tu sûr qu'elles viennent ici?...

--Oh! massa, moi avoir vu la colonne au jardin... et... tenez!...
reprit le jeune enfant en se baissant et montrant au capitaine un
Éciton qu'il venait de cueillir sur son mollet, où il était piqué par
ses mandibules...

--Diable! messieurs, il est temps de partir! Sauve qui peut!...

J'avais envie de crier:

--Et moi?... vous m'oubliez! ingrat!...

Mais ils étaient descendus au galop, ouvrant les armoires, les portes
des buffets, des cabinets...

Je restais seule.

Un silence de mort régna pendant quelques minutes.

Puis il se fit un effroyable tapage dans la maison... un grondement
formidable monta d'en bas, s'étendit partout. On aurait dit un
bruissement de feuilles, un roulement d'eau qui glisse...

Alors firent irruption dans le cabinet d'Urbain toutes les bêtes de la
création en déroute, courant, sautant, rampant, glissant, se mêlant, se
poussant...

Comment! Il y avait tant d'animaux dans la maison!

C'étaient des mille-pieds, des scorpions, des serpents, des lézards,
des rats, des souris éperdues, folles, tournant sur elles-mêmes, des
blattes volant en nuage compact...

A ce moment, à la porte apparut l'armée noire qui montait à l'assaut.
Ce fut d'un mouvement lent, continu, indescriptible, implacable,
que cette lave montante enveloppa tout ce qui se tordait, sautait,
s'ébattait sur le plancher... Quelques convulsions dernières, et
tout s'apaisa... Ce fut comme une lutte de quelques minutes, lutte
silencieuse, sans trêve ni merci... puis cela s'affaissa... et le _drap
vivant_, noir et jaune, recouvrit le tout.

Nombre d'insectes étaient sautés sur le bureau d'Urbain et l'avaient
inondé de leurs troupes désordonnées. Mais, le long de chaque pied,
monta et déboucha une colonne de grosses têtes conduisant l'infanterie,
et la boucherie recommença...

A cet instant, j'eus peur!...

Devant moi, derrière moi, par côté, partout, les terribles Écitons
entouraient ma prison de verre...

Tout était mort autour d'eux: moi seule vivais encore, à l'abri du
compotier; et les mandibules crochues s'ouvraient et se fermaient avec
un bruit affreux de castagnettes en se tournant de mon côté...

Une phalange essaya d'escalader ma prison de verre, mais elle ne put
y parvenir... je respirai! le bienheureux vase était une demi-boule
montée sur un pied mince. Pas moyen de parvenir au bord... et
d'ailleurs, mon couvercle me protégeait.

Quelques Écitons montèrent sur les objets saillants autour de ma
bienheureuse prison; elles essayèrent d'y sauter... une seule réussit.
Mais elles eussent été dix et vingt de ses semblables, qu'elles
n'auraient pas pu soulever cette masse de cristal. J'étais sauvée!...

Alors je reportai mon attention sur ce qui se passait autour de moi. Je
sentais que, dans quelques minutes, je serais le seul être vivant de la
maison.

Effectivement, les Écitons se livraient à une visite domiciliaire qui
n'oublia ni une crevasse, ni une fente. Les blattes, les insectes,
tirés au dehors par cinq ou six fourmis, étaient impitoyablement mis à
mort.

Enfin le carnage cessa, faute de victimes. Les Écitons harassés,
rassasiés de sang, remirent enfin l'épée au fourreau en rentrant leur
terrible aiguillon et procédèrent au butin. Tout ce qui pouvait être
emporté par eux le fut. Je vis s'organiser sans bruit, devant moi, une
marche triomphale digne des temps barbares. Tout le monde reprit sa
place dans les rangs, chargé de butin, et le torrent noir, se repliant
sur lui-même, disparut peu à peu dans l'escalier...

Quelques-uns, en se retirant, jetaient de mon côté un regard de
convoitise et de regret. Il leur répugnait de laisser un être en vie
derrière eux!

Puis le silence s'étendit sur toute la maison...



XI

DANS LE BOCAL.--LES ÉCITONS DIVERS.


Le lendemain matin, à la première lueur du soleil, un pas se fit
entendre dans l'escalier, une tête s'avança doucement dans le cabinet.
Urbain était là...

Ses yeux se portèrent de suite vers son bureau.

--Ma pauvre fourmi de France! dit-il, sauvée!...

Il vint à moi, me prit, me donna du sucre... et me renferma dans ma
prison...

Ce fut un véritable bienfait que la chasse opérée par les Écitons
voyageurs; la maison était parfaitement nettoyée, et, sauf l'odeur
qu'ils avaient laissée, toute trace d'invasion avait disparu.

Bientôt arrivèrent les deux amis d'Urbain, qui s'extasièrent sur la
chance que j'avais eue de ne pas devenir la proie des visiteurs.

--Est-ce que tu connais d'autres espèces de ces excellentes fourmis
dans ce pays?

--Oui. Il y a encore, en fait de voyageuses, l'_Eciton prædator_.
Celui-là ne sait pas former des colonnes longues et étroites comme le
_Drepanophora_ d'hiver: il marche en phalanges épaisses et solides.

--A propos, Urbain, que veut dire drépanophore?

--Porteur de faux ou de faucilles, à cause des mandibules que tu
as vues. Je reviens au _Prædator_, qui, lui, est une toute petite
créature, pas plus grosse que la Fourmi rouge commune de France
(_Myrmica rubra_). Il est, toutefois, d'une couleur rouge beaucoup plus
brillante, et quand une phalange de ces Écitons escalade un arbre, ces
multitudes énormes se répandent sur le tronc et sur les branches en
telle quantité qu'on pourrait croire voir couler sur l'arbre un liquide
couleur de sang.

--Pourquoi l'appelle-t-on _pillard_?

--Ah! mon ami, ceci est un caprice de nomenclateur! Cet Éciton n'est
pas plus pillard que les autres. On en connaît une troisième espèce
encore, un peu moins bien déterminée que les deux précédentes et que
l'on a nommée l'Éciton légion (_Eciton legionis_). Celui-ci semble ne
se montrer, jusqu'à présent du moins, que dans les grandes plaines de
sable de Santarem.

--Qu'est-ce qu'il y vient faire?

--Il y vient, comme la plupart des Écitons, attaquer les nids des
différentes espèces de fourmis mineuses et de guêpes. Heureusement!
car, sans eux, le pays ne serait pas habitable! Quant à moi je ne
connais pas un seul animal, quel qu'il soit, dont les Écitons ne
viennent à bout. J'ai vu l'espèce qui nous a visité hier attaquer
les énormes nids de la guêpe formidable qui vole très souvent autour
de nous. Les mille aiguillons des guêpes qui les menacent, qui les
frappent, ne pèsent pas un fétu pour eux; ils déchirent avec leurs
puissantes mâchoires la substance si résistante de ces nids, pénètrent
dans l'intérieur, abattent les cellules et jettent dehors toutes les
jeunes larves. Si une guêpe, même adulte, veut résister, l'Éciton se
jette sur elle et la coupe en deux avant que l'aiguillon de l'insecte
volant ait pu servir.

--Quels gaillards!

--Je vous en réponds. Les petits _Legionis_ attaquent souvent aussi les
nids des grosses fourmis mineuses. Généralement, ils se séparent en
deux troupes qui marchent à l'assaut simultanément, l'une s'enfonçant
dans le sol et chaque ouvrier en rapportant de grosses pelotes de
terre, l'autre troupe recevant ces boules de leurs camarades, et les
emportant au loin.

Nous ne faisons pas autrement, remarquez-le bien, mes amis, pour
exécuter rapidement des travaux de déblais. Nous établissons un
atelier de piocheurs emplissant les brouettes, et des relais d'hommes
emmenant celles-ci au loin. Chez nous, comme chez elles, des chefs se
tiennent de place en place pour diriger les efforts des travailleurs et
maintenir ceux-ci en lignes régulières.

Mais il est temps de revenir à nos Fourmis-légions. Elles ont creusé
vingt-cinq centimètres au-dessous du sol, et ont fait brèche à la
forteresse. Voici l'assaut! Des millions d'Écitons se précipitent, se
heurtent, se pressent et arrivent, comme un mur vivant, contre les
assaillis qui défendent leur demeure. Aucune manière de combattre ne
peut être plus simple que celle des terribles Écitons. Ils s'approchent
des fourmis mineuses, ouvrent leurs pinces en faux... et emportent
leurs ennemis tout vifs!...

A moins... qu'ils ne les coupent en deux!...

Et cela, marchant avec un tel entrain, que des files entières
d'habitants disparaissent comme par enchantement, se débattant avec
rage entre les pinces des ravisseurs, qui semblent opérer un véritable
déménagement en se retirant avec leur fardeau de la brèche pour
l'emporter sur les derrières de l'armée assaillante. Non seulement
ils emportent ainsi les mineuses, mais encore des fragments arrachés
aux matériaux de la fourmilière... Ces matériaux renferment-ils donc
quelque matière nutritive de leur goût? sont-ils considérés comme des
matériaux légers, résistants et très bien préparés qu'ils sont heureux
d'utiliser? Ou le but est-il tout bonnement de ne pas laisser la brèche
s'encombrer?

J'ai vu la bataille que je vous raconte. Dès que la fourmilière des
mineuses fut dévastée de fond en comble, les envahisseurs se réunirent
par petits groupes sur les ouvrages avancés et se hâtèrent de joindre
la grande armée, s'y fondant à leur place. Chaque insecte, et ils
sont des millions, connaît, à n'en pas douter, sa place propre dans
chaque genre de travail que la troupe entreprend. Cette organisation
est parfaite à ce point que, pendant l'été, la saison active par
excellence, il arrive souvent qu'après une expédition fructueuse leur
long cortège se divise, de lui-même, en deux colonnes distinctes, l'une
allant à la recherche du butin, l'autre l'emportant en masse à la
maison-mère.

Tout cela semble un conte fait à plaisir.

On rencontre encore dans ce pays l'Éciton ravisseur (_Eciton rapace_)
qui, lui, marche en guerre, non plus contre les fourmis mineuses, mais
bien contre les mêmes grosses guêpes que le Drépanophore et pour les
magasins desquelles il a le même goût et la même convoitise. Seulement
il est beaucoup plus dangereux que les premiers, parce que sa taille
est beaucoup plus considérable. C'est le plus grand des Écitons, et,
vraiment, lorsqu'on en rencontre une colonne assiégeante, il vous fait
fuir instinctivement, tout comme vous fuyez devant le lion. En effet, à
eux tous, ils nous dévoreraient en moins de temps que ne met le maître
à la grosse crinière, et avec autant de certitude! Beaucoup de ces
énormes fourmis ont jusqu'à un centimètre et demi de longueur.

N'ayons garde enfin d'oublier l'Éciton aveugle (_Eciton erratica_).

Cette privation de la vue ne provient-elle pas de ce que, comme le
Protée aveugle, les Erratiques vivent dans des cavernes ou des grottes
absolument obscures?

A ce compte, beaucoup de fourmis, absolument et exclusivement mineuses,
devraient être aveugles comme l'Éciton erratique. Il n'en est rien
cependant.

Enfin, est-on bien sûr que ces Écitons erratiques n'ont pas d'yeux?...

Certains naturalistes ont pensé que cette fourmi, soi-disant aveugle,
pouvait bien posséder des organes de vision, et que le chapeau corné
de sa tête était assez transparent pour laisser passer la lumière,
non très vivement, mais de manière à ce que ces insectes puissent
distinguer au moins le jour de la nuit, la lumière de l'obscurité.

Cette hypothèse peut être exacte, mais nous n'en savons rien au vrai.
Quoi qu'il en soit, j'estime que le sens du toucher leur est d'un
secours beaucoup plus appréciable que celui de la vue pour se guider
dans les méandres de leurs habitations.

Rien n'est plus aisé que de s'emparer, chez l'espèce qui nous occupe,
des officiers à grosses têtes. Il suffit de briser la galerie en
quelque endroit. Aussitôt qu'un rayon inattendu de lumière se glisse
dans l'intérieur, on voit arriver lentement les officiers et soldats,
balançant à droite et à gauche leur grosse tête, et ouvrant leurs
puissantes mâchoires d'un air de menace silencieuse. Si on ne les
tracasse pas davantage, une fois les dégâts constatés--je ne dis pas
vus--ils rentrent dans leur galerie, les ouvriers arrivent et, en un
moment, une pièce est mise et le dégât réparé.

--Dans tout cela, mon ami, une conclusion me frappe. Il y a déjà
longtemps que nous étudions ensemble les fourmis; eh bien! toutes,
même les plus habiles, décèlent une grande infériorité vis-à-vis des
abeilles, et je dirai plus, vis-à-vis de la presque totalité des
mouches bâtisseuses.

--Et laquelle, s'il te plaît?

--Laquelle! Le manque de grandiose et de simplicité. La fourmi est
compliquée dans sa bâtisse; elle manque d'architecture. Jamais elle
n'atteindra à la sublime hauteur de l'adoption de l'hexagone régulier
pour les alvéoles des ruches! Tous ses travaux, souterrains ou
extérieurs, sont répartis sans ordre; avec expédient, j'en conviens,
mais sans art!...

--Il y a certainement du vrai dans ce que tu dis; mais es-tu certain
d'avoir le droit de dire: sans art?... N'est-ce point: avec un autre
art, qu'il faudrait dire?...

--Tais-toi! Tes fourmis ne sont que des replâtreuses et non des
créatrices!

J'écoutais attentivement tout ce que disaient les jeunes gens, Urbain
m'apporta une abondante provende... Mais j'étais prisonnière!...



XII

LA FUITE.--DOUBLE-ÉPINE.


Amour sacré de la liberté, inspire-moi!...

Fuir était devenu un vrai cauchemar la nuit, une idée fixe le jour.
Fuir... mais comment?

Je tournais dans ma prison de cristal comme pour y chercher une issue,
alors que je savais mieux que personne qu'elle était hermétiquement
close.

La réflexion vint avec la fatigue des jambes. Que faut-il pour fuir?
Sortir. Pour sortir? Être à portée d'enjamber le bord du compotier.
Pour être à portée du bord? Il faut y monter. Pour y monter? Il faut se
construire une échelle ou un chemin... Je le construirai!

Une fois ma résolution prise, je travaillai avec cette ardeur patiente,
cette ténacité contenue qui fait la force du prisonnier. Je ne pouvais
plus, raisonnablement, compter sur un oubli, sur une inadvertance
semblable à celle qui m'avait permis, sur le vaisseau, de ne pas mourir
de faim. On n'a pas deux fois une pareille chance! Et d'ailleurs, le
capitaine, qui avait été à bord, avait examiné son compotier pour
s'assurer de mon identité et, ayant trouvé le couvercle mal fermé,
avait tout deviné: ma fuite devant la mort, mes craintes dans la
campagne et mon retour... un peu forcé... à lui.

Pour éviter une seconde escapade, toutes les fois qu'il ouvrait la
porte pour me donner des provisions, il prenait bien soin de remettre
le couvercle dans sa rainure.

Comment donc faire?

Je ne pouvais lui échapper que par surprise, au moment où il enlèverait
le couvercle. Mais, évidemment, il fallait lui donner confiance.

A partir de ce moment, je fus résolu. Tout ce que je pus rassembler de
débris de fruits, de sable que j'apportais, fut par moi soigneusement
cimenté, attaché l'un à l'autre. J'eus bien du mal. Je n'étais pas
fait pour cette besogne d'esclave, moi, un soldat! Mais la nécessité a
courbé d'aussi grands cœurs que le mien sous son joug! Cette pensée me
soutenait; aussi, je travaillais avec courage. Urbain semblait marcher
au-devant de mes désirs, en m'apportant certaines noix du pays dont
les fruits me causaient un grand plaisir. Les coquilles s'accumulaient
dans ma prison: le capitaine, un jour, voulut en retirer une partie.
Je m'y attendais. Il vit qu'elles étaient cimentées entre elles, cela
l'intrigua longtemps; il chercha à comprendre quel était mon but,
puis, curieux de voir ce que je ferais, il referma le bocal d'un air
satisfait.

Je respirai allégrement... De ce jour j'entrevis la délivrance!...

Peu à peu mon échelle s'élevait sous la forme d'une sorte de talus très
abrupt et rempli de cavités ménagées avec beaucoup de soin par moi,
pour former des marches ou échelons. J'atteignis bientôt les bords du
vase, et déjà j'avais monté et descendu plusieurs fois mon escalier par
la courbe choisie... J'étais sûr de ne pas me tromper.

Ce n'était pas tout encore. Il fallait inspirer au bon Urbain la
sécurité la plus absolue. Pour cela, toutes les fois qu'il approchait
de ma table, je sortais ostensiblement de ma fortification et venais
au-devant de lui sur un endroit saillant, où je demeurais absolument
immobile. L'excellent homme crut bientôt que je venais ainsi au-devant
de lui par amitié, il me comblait de friandises. Je mangeais le moins
possible pour ne pas m'alourdir. Moi, j'avais besoin de toute mon
énergie.

Un matin je me crus assez sûr de moi-même pour tenter une dernière et
suprême épreuve: voir la porte ouverte et ne pas fuir!

Il me fallait rendre mon maître absolument confiant. Il enleva le
couvercle et fut un peu étonné de me trouver immobile tout en haut de
ma construction, au bord du verre. Un moment il fut sur le point de
replacer précipitamment le couvercle, mais je ne bougeai point... il
reprit confiance. Il posa le couvercle sur la table, m'examina beaucoup
de tout près en silence: une larme même--je le crois--roula dans ses
yeux au souvenir de la patrie absente et tomba sur ses moustaches.

Et moi, je ne voyais que la liberté, que je touchais du doigt.

Mais j'affrontais le supplice: désormais j'étais fort! A bientôt!

Urbain me donna du sucre, un peu de miel dans une coquille de
noix, quelques fibres de viande, referma le couvercle, soupira en
se détournant et, perdu dans ses souvenirs, se promena longtemps
silencieux autour de mon bocal et de son bureau.

Pendant ce temps, jouant toujours mon rôle, je ne me hâtai point de
quitter mon poste au bord du verre, pour bien montrer à mon geôlier que
tout endroit m'était indifférent et que l'amitié seule me retiendrait
bien près de lui. Il le crut... Deux fois, trois fois, il me trouva au
faîte de mon rocher factice et laissa longtemps le couvercle sur la
table, tandis qu'il me contemplait et s'efforçait de comprendre quel
pouvait avoir été le but de ces travaux gigantesques.

A travers les parois transparentes de ma prison, j'avais soigneusement
étudié la topographie des alentours, car désormais elle était
d'une haute importance pour la réussite de mon projet. Au moment
où je tomberais en m'élançant du haut de la tour, Urbain porterait
précipitamment la main vers moi pour me reprendre, c'est évident...
Si je ne suis mort ou blessé, il faut déjouer ce premier danger.
Je ne puis le faire qu'en me jetant brusquement derrière le pied
du compotier. Urbain ne me poursuivra pas de la main gauche, il
ne sait pas s'en servir... On dirait que c'est la mode, chez les
hommes, de sacrifier une main et presque tout un côté du corps par
immobilisation!... Ah! si mon geôlier venait toujours m'ouvrir en se
plaçant du même côté de la table, j'aurais construit mon promontoire à
sa gauche; mais il vient tantôt--comme il le dit--à tribord, tantôt à
bâbord. Enfin, s'il vient par tribord, je suis à sa gauche, le bocal le
gêne pour me saisir... j'ai des chances.

Une fois manqué, je me cache.

Où?... je n'en sais rien, mais quelque part, n'importe où... Il faut
que je disparaisse, ne fût-ce que cinq minutes... Il faut qu'Urbain me
perde de vue; puis, tout à coup, je repartirai au grand galop dans la
direction de la fenêtre, à ma droite, gagnant la porte, qu'il laisse
ordinairement ouverte. De là, l'escalier; de là... O bonheur! je suis
sauvé!

Tout se passa comme je l'avais prévu.

Mon cher capitaine y aida de tout son pouvoir en m'abordant à tribord.
Je lui glissai comme un éclair entre les doigts, qu'il avança beaucoup
trop tard. J'avais eu le temps de reprendre mes sens après une terrible
chute... Pas de membres cassés, des contusions douloureuses seulement.
Sans perdre un instant, je me traînai sous des bibelots qui formaient
un fouillis sur son bureau. Là je compris immédiatement que j'étais
presque en sûreté.

Tandis qu'il déplaçait tous ces objets avec précaution, l'un après
l'autre, craignant de me blesser, je me reposai, je repris des forces
et, m'esquivant derrière ces objets, j'arrivai au bord de la table sans
qu'il m'eût aperçu... Il regardait ailleurs... et moi, je ne faisais
aucun bruit. Je descendis par un pied.

J'étais dans l'escalier qu'il cherchait encore sous son bureau. O
bonheur ineffable, j'étais libre!

J'avais une telle peur d'être repris que, d'une traite, je sortis même
du jardin, me jetant dans la campagne, et entrai dans un bois voisin.

[Illustration: J'ÉTAIS DANS L'ESCALIER...]

Ce bois, je l'ai appris depuis, n'était que l'entrée d'une véritable
forêt vierge s'étendant à des distances énormes dans l'intérieur du
pays. J'aurais pu y marcher des années sans jamais en voir la fin.
J'ai bien vu des pays, mais jamais, depuis ce jour, je ne me suis
trouvé au milieu d'une telle quantité d'espèces de mes semblables! Il
en grouillait de tous côtés et toutes n'étaient point d'une rencontre
agréable. Comme je ne suis pas moi-même très patient, je me rappelai
mon surnom d'Hercule, et distribuai à droite et à gauche quelques coups
de dent bien appliqués qui me valurent un repos relatif.

Ce qui me surprenait au plus haut point, c'était la grosseur de fruits
singuliers que semblaient produire certains buissons évidemment trop
faibles pour les supporter sur une de leurs branches. De deux choses
l'une: ou il fallait que ce fruit globulaire fût d'une excessive
légèreté, ou il devait être supporté par plusieurs branches à la fois.
J'étais arrêté, le nez en l'air, cherchant à me rendre compte de cette
bizarrerie, quand une voix retentit à côté de moi et me dit:

--Camarade, vous bayez aux corneilles? Faites attention, ce n'est pas
sain dans ce pays-ci.

Je tournai les yeux vers mon avertisseur charitable: c'était une fourmi
comme moi, mais armée de deux épines pointues, relevées, qui lui
donnaient une singulière figure.

--Merci, camarade, lui dis-je.

--Que regardez-vous aussi attentivement là-haut?

--Ces fruits singuliers qui pendent.

--Ça, des fruits?... Vous êtes donc étranger à ce pays, que vous ne
connaissez pas les nids de plusieurs de nos pareilles?

--Oui, je vous l'avoue. Je suis né bien loin d'ici.

--Bah!... Vous avez l'air d'une bonne créature... Venez avec moi, je
vous présenterai à mes amis et, du moins, pour cette nuit, vous ne
manquerez pas de gîte, ce qui est dangereux, croyez-moi, dans les
forêts vierges.

--Merci, cousine... Par où passe-t-on?

--Suivez-moi, et faites attention de ne pas vous casser le cou!

Elle marcha devant moi dans un sentier à peine frayé et se dirigea vers
un buisson sous lequel elle passa; puis, trouvant un pied de liane
inclinée et à écorce rugueuse, elle s'avança là-dessus avec autant
de confiance que si elle eût marché sur un pont solide, tandis que
la liane se balançait sous nos pieds comme une escarpolette. Je la
suivais de mon mieux, mais à distance, car j'avais toujours peur, quand
elle se retournait brusquement pour me parler ou voir si je venais, de
recevoir ses épines dans les flancs.

Nous montâmes ainsi à une hauteur effrayante: au moins à cinq mètres du
sol. Ce beau chemin nous amena à la porte d'un de ces nids que, d'en
bas, je prenais pour des fruits, et qui étaient des globes composés
avec des filaments soyeux enveloppant le péricarpe des fruits du
cotonnier, un bel arbre que les savants ont nommé le _Bombax ceiba_.
A première vue, le nid de mon amie ressemblait à de l'amadou de mon
pays: c'était aussi doux et aussi moelleux que la chair du champignon
lorsqu'elle est préparée par les hommes.

Je fus parfaitement reçu par les compagnons de ma Double-Épine;
malheureusement la place n'était pas abondante dans leur nid, et à
chaque instant je recevais des atteintes de leurs piquants, lesquelles
ne me faisaient pas toujours rire et menaçaient de me rendre semblable
à une écumoire dans un avenir très prochain. Enfin, je réussis à me
blottir dans un coin et j'y passai la nuit dans une grande tranquillité.

Dès le jour, mon amie m'éveilla et m'emmena avec elle à la découverte.
Le premier objet que j'aperçus fut, sur un grand arbre en face de nous,
un énorme tonneau placé entre les grosses branches, mais beaucoup plus
haut que nous.

--Qu'est-ce encore que cela? demandai-je à ma compagne.

--C'est le nid d'une espèce de notre grande famille, dont les individus
sont aussi nombreux que les étoiles du ciel.

--Comme chez nous!

--Regardez encore autour de nous, vous allez apercevoir d'autres nids
aussi bien faits que les nôtres. Tenez, là-bas, vers le milieu de ce
palmier, sur les épines, voici deux espèces différentes. Les hommes ont
appelé l'une la fourmi de Kibry (_Myrmica Kibrii_), du nom de celui
qui l'a distinguée le premier, et la seconde, _Formica merdicola_, en
français fourmi bâtissant d'excréments.

--Oh!...

--Ma bonne, c'est la vérité. Toutes deux, entendez-vous bien,
construisent, avec des excréments d'herbivores, ces boules que vous
voyez accrochées aux arbres. Elles choisissent ces matières parce que
ce sont, en quelque sorte, de véritables hachis de tiges d'herbes,
amollies par la digestion, et parce qu'elles ont les mâchoires trop
faibles pour couper les matériaux qui leur seraient nécessaires. Et
puis...

--Quoi... vous vous arrêtez?

--Oui. Il n'est pas bien de dire du mal de son voisin.

--Oh! entre nous.

--C'est vrai, cela ne tire pas à conséquence. Allons, je vous avouerai
que je les crois trop peu intelligentes pour savoir construire comme
nous.

--C'est bien possible.

--Vous voyez, elles emploient le crottin de cheval; leur nid est tout
près du sol. Vous en verrez d'autres qu'elles bâtissent sur les tiges
des roseaux avec la même matière. C'est leur goût, soit!

Nous étions arrivés au sol sur ces entrefaites, et mon amie me
conduisit à certains fruits très succulents tombés sous l'arbre qui
les produisait. En passant je vis, dans le voisinage, des espèces de
champignons sans queue, des sortes d'éponges, de... je ne sais quoi,
posé sur le sol, au milieu des feuilles sèches.

--Qu'est-ce que cela? demandai-je à ma compagne.

--C'est encore le nid de nos cousines, et, qui plus est, d'une espèce
qui, comme moi, porte deux épines aiguës.

--Merci, fis-je en moi-même, voilà un voisinage bien agréable... Je
crois que je tombe ici de fièvre en chaud mal. Vraiment, dis-je tout
haut pour la faire causer.

--Oui. Celle-ci se nomme la _Polyrachis hispinosa_, et certainement
rien ne ressemble moins à une fourmilière que le nid qu'elle fait.

--C'est vrai! si les éponges poussaient dans les bois, j'affirmerais
que nous en avons là deux ou trois spécimens de différentes grosseurs
sous les yeux! Cependant, d'après mes souvenirs, à moi qui viens
d'outre-mer, cela ressemble davantage à une sorte de champignon sans
pied appelée la vesse-de-loup (_Lycoperdon utriformis_). Celui-ci
paraîtrait, il est vrai, énorme, mais à moitié délabré.

--Remarquez que leur nid est construit avec la même matière que le
nôtre et ressemble à ce que vous appelez de l'amadou, parce qu'il est
bâti avec des filaments du bombax.

--Mais j'ai entendu dire à mon capitaine de vaisseau que les fils du
bombax ou cotonnier sont si courts, que les hommes ne peuvent les filer
seuls, et c'est dommage, parce que ces fils sont très bons. Il assurait
qu'on les employait beaucoup dans les manufactures de papier, et je ne
m'en étonne plus, en voyant vos nids qui sont faits en réduisant ces
fils en une sorte de carton mou.

--C'est très doux et très soyeux.

--Où est cette fourmi _Polyrachis_?

--Tenez! la voilà qui passe! Voyez-vous comme elle est noire, et comme
tout son corps est bosselé de protubérances? comme de chaque côté
du thorax sortent des épines longues et aiguës? C'est un bien joli
animal...

--Pas si joli que vous voulez bien le dire!

--Mais si, vraiment!

--Soit! vous êtes un peu là-dessus comme le renard qui a la queue
coupée...

--Hein?

--Ne faites pas attention; c'est une réminiscence d'un bonhomme de chez
nous.

--A la bonne heure!

--Qu'est-ce encore que cette boule? On dirait des cheveux?...

--C'est encore le nid d'une fourmi. Celle-ci a été nommée _Formica
molestans_, parce que sa morsure est très pénible pour les grands
animaux comme l'homme. Elle construit les nids que vous voyez avec
des sortes de crins, des fils végétaux extrêmement fins qu'elle sait
cueillir sur une foule de plantes que je ne connais pas.



XIII

LES FEUILLES QUI MARCHENT.--TÊTES DOUCES ET TÊTES RUDES.


--Vous m'intéressez vivement, dis-je à mon ami Double-Épine; plus je
vais, plus je comprends et j'apprécie ce que j'ai entendu dire à une
vieille reine de chez nous: Le monde appartient aux fourmis!...

--Votre vieille reine avait raison, reprit ma voisine en se
rengorgeant, et nous sommes, sans contredit, le premier peuple de la
terre, non seulement par le nombre, mais par l'intelligence et les
mœurs. Combien connaissez-vous de nations, même parmi les animaux plus
grands que nous, qui possèdent un gouvernement plus simple, mieux
défini, agissant avec autant d'ensemble et avec si peu de rouages?

--Les abeilles, peut-être...

--Ah! oui, toujours les abeilles! Mais elles ne sont qu'un peuple
asservi à la glèbe. Nous, nous vivons libres en travaillant, et, sans
nos inspecteurs...

--Vous ne les avez donc pas vus remplissant leurs fonctions en
serre-files, dans la grande armée des Écitons?...

--Pardieu si, je les ai fort bien remarqués. Vous en connaissez donc
d'autres, dans des espèces différentes des Écitons?

--Certainement, j'en connais... et il ne nous faudra pas aller bien
loin pour les voir. Puisque vous vous intéressez aux mœurs de nos
pareilles, mon cher, je vous propose d'aller, à quelque distance d'ici,
visiter les travaux admirables des Saüba.

--J'accepte, à condition qu'il n'y aura aucun danger de se montrer trop
curieux.

--Aucun, je vous l'affirme; ces fourmis s'occupent de leurs affaires
exclusivement et ne cherchent querelle à personne... Peut-être parce
qu'elles sont de force à se faire respecter par tous! Ah! c'est un
grand peuple! probablement le plus grand du monde, pour nous... et pour
bien d'autres!

--Allons, je suis prêt!

--Non, voisin, pas aujourd'hui. Nous n'aurions pas le temps de visiter
leurs travaux, qui sont immenses. Nous n'aurons pas trop, demain, de
toute notre journée pour cela.

--A demain donc!

Je me cachai dans un coin sombre, sous des racines, afin de passer
une nuit sans accident. Hélas! je ne dormis guère. Ce fut, dès que
l'obscurité eut envahi la forêt vierge, un concert, ou plutôt un
charivari de cris, de bruits à faire trembler les plus braves. Certes,
je ne suis pas poltron, et cependant les cris vinrent quelquefois si
près de ma retraite, j'entendais fouiller les feuilles si près de moi,
que la frayeur me tint éveillé. Au matin, le tapage cessa peu à peu;
puis, tout à coup, sans transition aucune, comme dans notre belle
France, le jour se fit et le soleil inonda la terre de ses rayons.

Double-Épine parut, me cherchant du regard.

--D'où venez-vous? lui demandai-je.

--De mon nid. Pourquoi me faites-vous cette question?

Je lui racontai mon aventure.

--Enfin, dit-il en riant, vous en avez été quitte pour une belle peur!
Tout est bien qui finit bien. Cependant je ne vous conseille pas de
vous exposer ainsi une seconde fois, car le nombre des êtres qui nous
attaquent est énorme... Vous ne vous en doutez pas, et c'est un vrai
miracle qu'ils ne vous aient pas trouvé. Il faut croire que votre odeur
leur est inconnue et, par suite, étrangère... Elle vous a servi de
sauvegarde. Cependant, il ne faudrait pas trop vous y fier!

--Soyez tranquille, cher ami, je ne m'y fierai plus. Brrrou!... j'en ai
froid dans le dos!

--Faisons notre déjeuner et partons, si vous le voulez bien.

--Je ne demande pas mieux.

Nous nous régalâmes des délicieux fruits qui gisaient autour de nous,
et nous nous mîmes en route.

Double-Épine marchait comme un Basque, j'avais beaucoup de peine à le
suivre au milieu des obstacles qui me barraient le chemin à chaque pas.
Ses épines lui servaient beaucoup en écartant les herbes et brindilles
sur son passage. J'en compris alors la haute utilité, dans ces fourrés
dont les bois les plus épais de notre Europe ne peuvent donner une idée.

Enfin, après avoir longtemps marché, nous arrivons à une clairière
immense au milieu de laquelle s'élève une sorte de colline ou de dôme
de soixante centimètres de hauteur, allant en mourant de tous les
côtés... Plus de cent cinquante hauteurs de fourmi d'élévation! Quel
édifice!... Et quel peuple en construit de semblables! A mesure que
nous approchions, le sol se couvrait de fourmis, et c'était, autour
de nous, un mouvement admirable. Il y avait là des milliers et des
milliers de créatures grouillant comme dans nos fourmilières.

--Attention! me dit Double-Épine, nous avons la chance d'assister au
retour d'une expédition qui, très probablement, a couché sur le lieu
de ses exploits. D'après la direction de la colonne, je pense qu'elle
arrive de l'un des jardins de la banlieue, car nous ne sommes pas, ici,
très avant dans la forêt.

Alors, je montai avec lui sur un tronc d'arbre et je vis un spectacle
aussi extraordinaire qu'inexplicable pour moi. Chaque fourmi--et elles
étaient une myriade!--marchait bravement, tenant dans ses mandibules,
par la queue, une feuille verte de trois ou quatre centimètres de
diamètre!

Ces milliers de feuilles animées, marchant doucement et d'un mouvement
continu, égal, et cachant les fourmis qui étaient dessous et les
tenaient au-dessus de leurs têtes comme un parasol, présentaient
l'aspect le plus singulier que l'on puisse imaginer. On aurait dit un
immense tapis vert luisant. Je me retournais vers Double-Épine pour
l'interroger, lorsqu'il me prévint.

[Illustration: CES MILLIERS DE FEUILLES ANIMÉES.....]

--Telles que vous voyez ces fourmis, elles sont si nombreuses que, en
certaines contrées de ce pays, elles chassent les habitants. Aucun
moyen n'est capable de les chasser ou de les détourner; vous le
comprendrez tout à l'heure, quand vous aurez visité leur forteresse. En
ce moment, il me semble évident qu'elles ont dû dévaster une plantation
d'orangers dont elles rapportent chacune une feuille. Demain, elles
attaqueront de même une plantation de caféiers, et il n'en restera
rien; les arbres, ainsi dénudés, voient leur végétation nécessairement
arrêtée brusquement et, quelque fertile que soit le pays, le plus
souvent ils meurent.

--Et qu'est-ce qu'elles font de ces feuilles?

--Mon cher ami, elles s'en servent pour couvrir le dôme de leurs
bâtisses et empêcher que des parcelles de terre ne tombent à
l'intérieur. Ce que vous voyez, ce sont des plafonds admirables
qu'elles emportent, par parties, pour les rassembler ensuite comme des
écailles en les taillant de grandeur convenable.

--Il en faut donc beaucoup?

--Vous allez en juger. D'après mes évaluations, je crois que la colline
ou le dôme qui occupe le milieu de la clairière a bien douze à treize
mètres de diamètre.

--Vous dites?...

--Je répète: plus d'une douzaine de mètres de diamètre, et vous avez
estimé sa hauteur à soixante centimètres. Avouez, vous qui connaissez
les hommes, que leurs plus puissants efforts en bâtisse sont vraiment
bien insignifiants si vous les comparez à la taille des architectes.

--C'est vrai, mais comment ceux-ci font-ils?

--Ah! jeune étranger, c'est là le grand secret! Tout provient de la
division du travail, érigée en loi que personne ne transgresse! Ces
guerriers, que vous voyez passer et qui viennent de recueillir et de
chercher les feuilles, ne les placeront pas, ils se contenteront de les
jeter sur le sol, laissant à des relais de travailleurs spéciaux le
soin de les placer dans un ordre convenable. Ceux-ci s'en saisissent,
les arrangent, puis une autre escouade vient les couvrir de petites
pelotes de terre, et cela tellement vite, qu'en très peu de temps les
feuilles sont cachées sous cet endroit et solidement attachées.

--Cette construction me rappelle celle des Termites.

--Avec cette différence capitale, que le travail est inverse...

--Comment cela?

--Sans doute, les Termites bâtissant beaucoup plus sur le sol qu'ils
ne creusent. La Saüba, au contraire, fouit beaucoup plus qu'elle ne
bâtit. Ce que vous voyez saillir ici n'est qu'une très faible partie
des travaux énormes qui ont été accomplis au-dessous... Vous les
visiterez.

--Comment appelle-t-on cette fourmi en langage savant?

--_Æcodome cephalotes._

--Ah!...

Souvent, en langage vulgaire, on lui donne le nom de Fourmi parasol.
En patois des sauvages du pays, on dit _Coustrie_. La population de
chaque phalanstère est divisée en trois castes d'habitants parfaitement
distinctes: les Ailés, les Grosses Têtes ou soldats, car on les appelle
souvent ainsi, et les Travailleurs ordinaires. Selon moi, les Grosses
Têtes doivent se subdiviser en deux classes encore: les Têtes douces
et les Têtes rudes; les premiers portant un casque corné, transparent,
poli, tandis que les têtes des seconds sont opaques et couvertes de
poils.

--Et que font ces Grosses Têtes?...

--Jamais elles ne travaillent ostensiblement. Elles surveillent les
ouvriers, surtout les Têtes polies, qui ne font rien par elles-mêmes et
se promènent auprès des autres.

--Ce sont des soldats, tout comme chez les Termites, fis-je, je connais
ça!...

--Mon cher ami, vous ne connaissez rien du tout. Elles n'ont même pas
d'aiguillon. Bien plus, si on les taquine, elles ne semblent pas s'en
inquiéter ni s'en apercevoir.

--Ce n'est pas possible!...

--Cela est ainsi. Mais il y a plus et mieux encore, car la variété
des Têtes polies a certainement un emploi encore bien plus difficile
à deviner. Voici ce que j'ai vu. Si nous coupions, comme je l'ai vu
faire à des hommes explorateurs, il y a quelque temps, la tête d'une
de ces buttes que nous voyons fraîchement bâties et garnies d'une
couverture des feuilles que nous connaissons, nous trouverions,
au-dessous, un large puits cylindrique s'étendant à plus de soixante
centimètres de profondeur. Si nous y enfonçons une baguette d'au moins
un mètre cinquante centimètres, nous pourrons la faire entrer dans
les galeries latérales sans en rencontrer l'extrémité; mais, alors,
les manifestations des habitants se prononceront. Un certain nombre
d'individus colossaux arrivent lentement le long des parois polies du
puits. Ce sont des Têtes rudes. Leur front est couvert de poils, ils
ont, au milieu, un petit ocelle ou œil simple tout à fait différent,
comme structure, des yeux composés ordinaires que nous portons tous des
deux côtés de notre tête.

--Je n'ai jamais rien vu de pareil.

--Je le crois bien. Non seulement cet œil frontal n'existe pas chez les
autres ouvriers Saüba, mais il ne se trouve chez aucune autre espèce
de fourmi connue! Rien n'est plus frappant, comme spectacle, que de
voir ces étranges créatures émergeant lentement, comme des spectres, de
l'obscurité du puits, et apparaissant au jour comme les cyclopes de la
fable homérique.

--Peste! Double-Épine, mon amie, mais vous avez des lettres!...

--Ne vous en déplaise! j'ai été élevée au collège des Pères jésuites de
Para et je ne suis devenue campagnarde que par une suite de malheurs
dont la bizarrerie égale l'intensité!...

--Je vous plains beaucoup. Oui, beaucoup! mais... nos Grosses Têtes...

--Vos Grosses Têtes crépues ont cela d'inexplicable pour moi, qu'on
ne les voit jamais que dans les circonstances que je viens de vous
raconter. Quelles peuvent être leurs fonctions spéciales? Jamais
elles ne sortent. Sont-elles destinées à être les gardes du corps de
la reine? Sont-ce, en plus modeste emploi, des simples sergents de
ville? des surveillants de la voirie publique?... Tout est possible
chez un peuple aussi avancé! Il ne faudrait pas croire, pauvre fourmi
française, que les rues ou galeries souterraines de nos peuples
américains ressemblent aux taupinières que vous édifiez! Elles sont si
vastes, ici, elles sont si compliquées, que les explorateurs dont je
vous ai parlé, et dont j'ai suivi tous les travaux par curiosité, ont
renoncé à les explorer complètement. Ils y auraient usé leur vie!

--Vous plaisantez?...

--Si peu, que je les ai vus souffler de la fumée de soufre dans une
fourmilière semblable à celle-ci, et que nous avons suivi la fumée
sortant à soixante-dix mètres de distance.

--Pourquoi attaquait-on ainsi les pauvres bêtes?...

--Parce qu'elles s'étaient rendues coupables de dégâts considérables en
perçant l'endiguement de vastes réservoirs et faisaient ainsi écouler
toute l'eau avant que le dommage ait pu être conjuré.

--Savez-vous, chère Double-Épine, comment sont les Saüba ailées?

--Oui, mais vous ne les verrez pas maintenant. Elles ne sortent de
la fourmilière qu'en janvier et février. Elles sont tout à fait
différentes des ouvriers et des soldats; leur corps rond les fait
ressembler beaucoup à des abeilles; leur couleur est plus foncée. Elles
sortent par légions de la fourmilière et, parmi cette légion, quelques
rares individus seulement survivent à la fin du jour, car les oiseaux
des environs se sont donné rendez-vous pour attaquer et dévorer les
membres de cette colonie ailée, ainsi que tous les animaux insectivores
du pays. Les femelles sont d'ailleurs de fort gros insectes, qui ont
bien trois centimètres les ailes ouvertes; les mâles sont plus petits.

Quant à la mère-femelle, la Reine, si vous voulez, elle ressemble
beaucoup à une reine de Termites. Vous ne pourrez la voir, ma chère,
car elle ne quitte jamais sa case à l'intérieur, la mieux défendue de
la fourmilière, et ce n'est pas chose aisée de la trouver. Cependant
je l'ai vue, dans le bouleversement auquel j'ai assisté, parce que les
ravageurs l'ont cherchée et enfin découverte. Elle reste, même après la
perte de ses ailes, de beaucoup la plus grosse de la colonie.

Ceux qui survivent au massacre général des Ailés se préparent eux-mêmes
à fonder une nouvelle colonie; ils y parviennent toujours, pour un
certain nombre; et ils sont si prolifiques, que, en dépit de l'énorme
destruction qui a frappé les individus ailés, ceux auxquels seuls est
départie la tâche de la reproduction, ils chassent l'homme de ses
possessions, et que celui-ci se montre absolument incapable de vaincre
ces terribles ennemis, qui sapent et détruisent ses travaux!



XIV

TAMANOIR ET PUMA.--MORT DE DOUBLE-ÉPINE.


Nous causions ainsi toutes deux, jouissant de la délicieuse
tranquillité du soir qui se faisait, et qui, dans ces contrées, est
court, mais délicieux après les ardeurs de la journée, lorsque notre
attention fut éveillée par un pas lent et lourd qui retentissait parmi
les feuilles sèches.

--Un tamanoir!... Cachez-vous!... me dit précipitamment Double-Épine.

Et, joignant l'exemple à l'avertissement, elle se blottit sous une
feuille, parmi les herbes. J'en fis autant.

--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je alors tout bas.

--Ce que j'ai, malheureux? Mais voici que s'approche le plus grand et
le plus terrible ennemi de notre race.

--Ce gros animal?

--Oui. C'est le fourmilier-tamanoir.

--Eh bien, qu'est-ce que cela me fait?

--Cela vous fait que cette espèce d'ours ne se nourrit que de fourmis,
pas d'autre chose. Jugez ce qu'il en consomme! C'est un gouffre... Au
surplus, s'il ne vous voit ou ne vous sent pas, vous pouvez assister
à la représentation de ce qu'il sait faire, car il ne vient pas pour
autre chose par ici que pour attaquer le nid des Saüba.

--Vous croyez?...

--Dieu merci!... Taisons-nous, il va passer... Dieu veuille qu'il ne
nous devine pas et ne nous darde pas un coup de langue!... Il nous
enlèverait comme des mouches...

--Allons donc! vous plaisantez... Un si gros animal ramasserait deux
fourmis sur sa route! Cela me semble peu probable.

--Hélas! hélas! cela n'est pourtant que trop vrai, et celle-ci est une
femelle; elle porte son petit sur son dos... Si le petit nous devine,
il nous dardera aussi... Pour Dieu, bavard, taisez-vous.

La pauvre Double-Épine tremblait comme une feuille à la brise...

En ce moment, le monstre passait tout près de nous. J'avançai la tête
entre deux feuilles et je ne le vis que trop bien, car il faillit
m'écraser avec une de ses mains. J'appelle ainsi ses membres de devant;
ce ne sont pas des pattes. Il a de si grands ongles, qu'il est obligé
de les reployer en dedans de sa main en fermant les doigts et de
marcher sur le côté et le dos de cette main; aussi a-t-il l'air gauche
et maladroit.

--Patience, me souffla Double-Épine, qui voyait ce que j'examinais
curieusement, patience; vous verrez comment il s'en servira tout à
l'heure.

Maintenant que la bête était passée, je me relevai et pus l'étudier à
mon aise. C'était un animal haut comme un fort chien, mais plus massif
de corps, terminé en avant par une petite tête en pointe, et en arrière
par une énorme queue redressée sur le dos en panache. Ce qui me frappa,
c'est que son poil, brun noirâtre un peu grivelé de blanc, est très
court sur la tête et sur le museau, mais va toujours en augmentant vers
la queue, où il est long, grossier et rude comme celui du sanglier.
Ce poil forme une sorte de crinière à laquelle se tenait cramponné le
petit sur le dos de sa mère. Quant aux poils de la queue, ils sont
gros, épais, très secs, aplatis; on dirait de l'herbe brune.

Le tamanoir se balançait d'une jambe sur l'autre, d'un mouvement
paresseux; il allait droit aux Saüba. A mesure qu'il s'éloignait,
Double-Épine sortait de sa cachette, se montrait et reprenait son
assurance. Nous voilà bientôt en haut de deux herbes ployantes,
dominant le théâtre et attendant ce qui pouvait arriver.

Cependant le tamanoir s'était mis à l'œuvre. On eût dit que la
fourmilière des Saüba entrait en ébullition: à l'intérieur il se
faisait un tel mouvement que l'on entendait un bruissement semblable à
un tonnerre lointain. Qui donc avait averti les pauvres fourmis de la
présence de leur ennemi?... L'instinct? L'odeur?... Quelques éclaireurs
entrés brusquement?...

[Illustration: IL EN FRAPPE LA CROUTE COMPOSÉE DE TERRE.]

Tout à coup le monstre s'accroupit au centre de la clairière; et,
faisant briller ses longues griffes au clair de la lune, il en frappe
brusquement la croûte composée de terre et de feuilles que nous avions
vu bâtir et qui était déjà devenue très dure. Bientôt une ouverture est
pratiquée; car, à chaque coup de patte, les éclats de la toiture volent
au loin.

En ce moment, une valeureuse troupe de Saüba jaillit par l'ouverture de
leur maison. Je voyais les Grosses Têtes, les soldats et les ouvriers,
ceux-ci apportant des pelotes de terre et des feuilles découpées pour
réparer le dommage.

Mais l'agresseur s'était couché tranquillement sur le ventre, son petit
était descendu et s'était allongé à ses côtés; puis tous deux avaient
fait sortir, par le bout de leur museau, une langue énorme de cinquante
à soixante centimètres de long, grosse comme le doigt d'un homme, et
l'avaient promenée au milieu de la foule... Cette langue perfide est
enduite d'une salive collante, et toutes les fourmis qu'elle touche
y restent attachées... Lorsqu'elle est noire de proies, l'animal la
rentre dans sa bouche et avale, sans les mâcher, toutes les fourmis
qu'il a rapportées. Cela fait, il recommence, balayant la surface
d'attaque et emportant tout dans un même repas. Le petit balayait
d'aussi bon courage que sa mère....

Il y avait vraiment quelque chose d'horrible et de satanique dans
ce carnage systématique et silencieux, qui s'exécutait là, devant
nous, avec une précision automatique et menaçait de durer longtemps.
Effectivement, les deux monstres ne se pressèrent pas...

Lorsque les travailleurs de la colonie comprirent à qui ils avaient
affaire, ils ne se montrèrent plus sur la brèche. Alors le tamanoir,
enfonçant son long groin dans l'ouverture, plongeait sa langue dans les
couloirs, les chambres, les étages, emportant tous les habitants et les
remontant dans sa bouche.

Ce fut un carnage sans miséricorde. Après un premier trou, les fourmis
s'étant retirées au fond de leur retraite, la mère alla pratiquer une
autre brèche à quelques pas, plus près du bord de la clairière, et,
appelant son petit par un grognement significatif, elle le plaça au
bon endroit et revint vers sa première ouverture, dont sa langue plus
longue atteignait mieux le fond.

A ce moment, un nouvel arrivant déboucha dans la grande clairière. Il
arrivait à pas de loup--on ferait mieux de dire à pas de chat--aucun
bruit n'avait signalé sa présence; mais, en apercevant le tamanoir si
bien occupé, il s'arrêta, s'allongea sur le sol et y demeura immobile
comme le chat qui va fondre sur la souris qu'il guette. Il était tout
près de nous: je voyais sa grosse langue rouge passer sur ses babines
noires et un affreux rictus découvrait de longues canines blanches qui
luisaient aux rayons de la lune... Ses yeux fauves semblaient briller
comme des flammes....

Pauvre mère! gare à ton petit!... C'est là que vise le puma!...

[Illustration: LE FLANC OUVERT ET ROULANT DANS SON SANG.]

Tout à coup, un double mouvement s'exécute à la fois; avec une rapidité
que j'aurais été loin de soupçonner chez l'indolent fourmilier, d'un
coup de patte la mère saisit le petit et le ramène à elle; en un clin
d'œil, il est à cheval sous sa grande queue retroussée qui le cache à
tous les regards... En même temps, le puma bondissait et tombait à la
place que le jeune tamanoir venait de quitter.

Un peu déconvenu de cette aventure, le félin resta une seconde
immobile, indécis, s'apprêtant à prendre son élan vers la mère. Ce
moment avait suffi pour que celle-ci se dressât debout et s'acculât
contre un arbre... Alors nous vîmes ses ongles énormes se détendre, se
séparer et, semblables à des couteaux menaçants, se diriger vers son
adversaire.

Évidemment le puma avait faim. Il s'élança...

Rapide comme l'éclair, la patte du tamanoir se referma sur lui, par
une _calotte_ gigantesque, et le renversa roulant à quatre pattes, le
flanc ouvert et baignant dans son sang... Alors, avant que le chat eût
pu se relever, la mère arriva sur lui, de ses deux mains lui étreignit
la gorge qu'elle traversa de ses ongles entrelacés... Malgré les coups
de griffes que le puma distribuait à droite et à gauche, mais qui
portaient dans la longue toison rude; malgré quelques morsures, elle
tint bon et, en cinq minutes, le félin était mort...

Nous prêtions la plus grande attention à ce drame sauvage, et nous
étions bien loin de penser que nous allions courir, de son fait, un
péril extrême...

Voici ce qui arriva:

Au moment où la mère tamanoir sentit entre ses pattes le puma qui
mourait, elle entr'ouvrit ses griffes, les sortant des chairs avec
beaucoup de peine, et, repoussant d'un coup violent son ennemi mourant,
elle l'envoya rouler à l'extrémité opposé de la clairière. Hélas! ce
fut justement de notre côté! Arrivant, comme une masse irrésistible,
sur nos herbes qu'il choque, nous tombons d'une grande hauteur et, au
même instant, la vilaine bête roule sur nous...

Ce fut une terrible souffrance! A chaque tressaillement que l'agonie
imprimait au puma, nous sentions aussi la vie nous quitter; son poids
énorme nous brisait les membres... Quant à moi, je sentais craquer mes
os, et, sans le hasard providentiel qui me fit tomber entre deux tiges
de paille dure, comme en produit ce pays-là, j'étais arrivé à la fin de
ma vie et de mes aventures.

Hélas! comment nous tirer de cette affreuse position? Que faire?
Comment sortir de là?...

Je me sentais mourir: adieu, France! adieu, ma patrie!...

O bonheur! dans une dernière convulsion, le puma roula quelques
centimètres plus bas...

Un rayon de lumière vint nous caresser!

Cependant, incapable de remuer, je demeurai là toute la nuit, sans
forces et sans courage... Au matin, je me relève un peu, et, qu'est-ce
que je vois, arrivant comme des nuées?... des insectes de toutes
couleurs, tous avides à la curée!... Il y avait là des nécrophores
qui tondaient déjà les poils du puma et en faisaient des boules pour
enfermer leurs œufs; il y avait des fourmis en quantité et d'espèces
les plus différentes, des mouches énormes venant pondre sur les lèvres
et les narines... Que sais-je?...

Effrayé par tout ce brouhaha, je me relevai tant bien que mal et, tout
gémissant de mes contusions, j'essayai de me retirer un peu à l'écart.

--Double-Épine!...

Rien ne répondit!...

--Double-Épine où es-tu?... pauvre compagnon!...

Un faible gémissement se fait entendre à dix pas de moi... On dirait un
écho lointain...

J'y cours, autant que mes douleurs le permettent, et quel triste
spectacle se présente à mes yeux!... Saisie entre la masse du puma et
une poutre sur laquelle elle est tombée, ma pauvre Double-Épine a les
reins brisés...

Je m'approchai, lui apportant mes consolations et lui offrant mes
soins; elle ouvre péniblement les yeux et me dit:

--Étranger... merci de tes soins... ma vie est terminée... va!... je
me sens mourir... Je retourne au centre du grand tout, vers celui qui
a créé tous les êtres. Sois heureux... et si tu veux m'en croire, fuis
ce pays maudit où la vie n'est qu'un combat sous toutes les formes, de
nuit comme de jour. Fuis...

Elle laissa tomber sa tête et mourut...

Je restai abattu à côté d'elle, me répétant ses dernières paroles:

--Fuir, dit-elle. Fuir!... Mais par où?... et comment?...

Je cherchai à retrouver et, par suite, à recommencer à l'envers le
chemin que nous avions fait ensemble pour arriver aux Saübas; et j'y
parvins assez bien pour retrouver les jardins de la ville. Ce fut
pour moi, je l'avoue, une véritable satisfaction que de sortir du
_mato virgem_, de la forêt vierge. Il y a trop d'animaux là dedans,
grouillant, dévorant, sautant, gisant, piaillant, beuglant... que
sais-je? C'est un enfer tout simplement pour une pauvre fourmi amie du
confort et de la vie de _far-niente_.



XV

LE RAPIDE.--LES MOISSONNEUSES.


--Assez de Brésil! nous y laisserions notre peau... Allons nous-en!!!...

Telle fut la résolution que je pris un beau matin, lorsque les forces
me furent revenues. J'avais encore, je l'avoue, une jambe qui ne
fonctionnait qu'avec un peu de peine; je pensais que le repos de la
traversée me serait salutaire, joint à une bonne nourriture qui ne
manque pas pour nous sur les bateaux.

Je m'acheminai donc vers le port.

Il y avait loin, bien loin... La distance, jointe à la souffrance, me
faisait voir tout en noir; j'étais bien triste et bien découragé; le
chemin me semblait interminable... Heureusement, j'avisai à la porte
d'une _vanda_ ou auberge, sur la route, une charrette grossière chargée
de sacs de sucre et arrêtée là tandis que l'attelage mangeait...
L'occasion était tentante. Mais, si la charrette n'allait pas au
port?... comment en sortir et me retrouver?...

--Au petit bonheur! me dis-je. Où voulez-vous qu'on mène du sucre, en
ce pays, sinon à un magasin pour l'embarquer?...

Et sur cette belle conclusion je me hissai à grand'peine sur les roues
pleines de la voiture et, de là, m'introduisis entre les sacs au moyen
d'une courroie qui, par bonheur, pendait près de l'essieu. A peine en
sûreté, je m'endormis...

Le bonheur me conduisait. Lorsque je m'éveillai, le lendemain matin,
des hommes déchargeaient le sucre sur le port. Je n'eus que le temps de
descendre à terre et de me cacher dans un énorme tas de cornes de bœuf
qui attendait son embarquement pour Paris.

--Quel bonheur! Je reverrai la France. Je la traverserai en partie pour
revoir ma lande chérie... O mon Dieu! je vous remercie!...

Ainsi tout était décidé: je partais pour la France; j'avais lu sur une
belle pancarte en haut du tas:

  LE RAPIDE
  _en partance pour Paris_

Mais j'avais négligé une ligne imprimée en petits caractères qui
portait ceci:

  _en touchant à la Havane et au Texas_.

C'était un service nouveau de petits bateaux qui avaient résolu le
problème de tenir bien la mer et de remonter la Seine pour arriver
ainsi à Paris sans transbordement. Nous partions donc pour une course
qu'on pourrait appeler «le grand cabotage du Para au fond du golfe du
Mexique».

Tout cela, je ne l'appris que lorsque nous fûmes partis et en
pleine mer. Je n'avais aucun moyen d'échapper à ma destinée, je me
résignai. Cela me fut d'autant plus facile que je n'avais pas quitté
mon tas de cornes, dans lequel je trouvais le vivre et le couvert.
J'y étais d'autant mieux que, la nourriture y étant d'une abondance
exceptionnelle, les blattes elles-mêmes--il y en avait quelques
milliers!--ne se donnaient pas la peine de chasser aux fourmis. Ventre
plein est bon enfant!

Quant aux rats, je n'avais rien à craindre d'eux, et Dieu sait si nous
en avions une république!

Un mois après nous étions à quai à San-Felipe, au grand ébahissement
des habitants, qui ne se lassaient point de visiter le petit navire
parisien. Cela me gênait beaucoup, parce que je craignais, en
m'aventurant sur la passerelle, d'être écrasé. Une nuit, cependant, je
pris mon courage à deux pattes et passai le pont aussi rapidement que
possible. Tout resta calme autour de moi.

Je me dirigeai alors par la première rue qui se présenta à moi. Elle
était droite comme un I, et cependant, il me fallut près de deux
jours de marche continue pour sortir de la ville. Dans cet espace de
temps, la nourriture ne me manqua pas: elle abonde dans ce pays, où
tous les détritus des maisons sont jetés dans les rues. Celles-ci sont
malheureusement hantées par trop d'oiseaux!...

Une fois dans la campagne, je respirai un peu plus librement; l'espace
était devant moi et je craignais beaucoup moins d'y rencontrer un bec
ouvert pour me servir de tombeau.

Ici, le pays, à perte de vue, était couvert de forêts immenses,
composées de pins, de cyprès et de chênes: c'est plat comme la main, et
entrecoupé de ruisseaux, de rivières, de bayoux qui gênent extrêmement
la marche des fourmis et devraient bien être modifiés. Autour de la
ville, de belles plantations de coton, de tabac, de canne à sucre et de
maïs. J'avoue que les larmes me sont venues aux yeux en retrouvant çà
et là quelques champs de blé qui me rappelaient la patrie.

J'errais au hasard lorsque je tombai sur les travaux d'une fourmi
qui me rappela immédiatement la Saüba et qui doit être sa cousine.
Jamais je n'ai vu travaux plus extraordinaires, mieux entendus et
plus solides. Ce sont de véritables constructions à demeure, ce sont
des villes qui durent, sans interruption, plus de vingt ans. Il ne
faut donc pas trop s'étonner si les constructeurs y mettent les soins
nécessaires.

Ce sont de grosses fourmis brunâtres, d'aspect assez rébarbatif, aux
mouvements brusques et peu polis; de vraies campagnardes. Celles que
je trouvai habitaient déjà depuis bien des années dans un des nombreux
vergers qui sont établis assez loin des maisons pour la culture de
la pêche. Il y avait là une butte assez élevée, formée en partie par
un large banc de roches. J'étais monté là-haut par curiosité pour
voir d'un peu plus loin en ce pays plat, sans me douter que j'allais
y découvrir un des plus beaux spectacles qu'on puisse désirer: des
fourmis cultivant la terre!

Nul doute pour moi, depuis cette découverte, que ce ne fût des fourmis
que l'homme a appris l'agriculture! Quelle grande nation que celle des
fourmis!!...

Ce fut dans la couche de sable qui couvrait certains points des
roches que je remarquai l'intéressante cité des fourmis agricoles. A
l'entrée d'une des portes se tenaient deux ou trois forts gaillards qui
semblaient monter la garde... A mon approche, l'un d'eux se détacha
et, palpant mes antennes, me parla dans une langue très rude et très
barbare:

--Que faites-vous ici, monsieur, et d'où venez-vous?

--Je me promène.

--D'où venez-vous?

--De France.

--Connais pas!

--Sauvage!...

--Vous dites?...

--Rien! Voulez-vous me laisser visiter votre ville? Elle me paraît
curieuse et je pourrai en parler lorsque je reviendrai dans mon pays.

--Parlez-en ou n'en parlez pas, cela nous importe peu! Si vous voulez
apprendre comment un peuple fort et honnête se comporte, entrez au
milieu de nous, personne ne vous fera injure, malgré votre tournure
hétéroclite. Il est vrai que vous êtes si chétif qu'on ne vous
remarquera seulement pas!

--Merci! Et moi qui suis un foudre de guerre dans mon pays!

--Pauvres nains alors que vos compatriotes.

--Rustre, va!

Et j'entrai sur une place grandiose.

Jamais je ne verrai population plus calme, plus noble, plus honnête
dans la plus belle acceptation de ces mots: le travail sanctifie tout.

Leur ville est immense. Voici ce que me raconta mon porte-consigne qui
me suivit en causant:

--Jeune étranger, la cité que vous allez parcourir est située dans une
position absolument exceptionnelle: c'est certainement à cela qu'elle
doit sa haute antiquité. Elle a bientôt un siècle d'existence! Nous
comptons cela par moissons...

--Par moissons que vous décimez...

--Non. Par moissons que nous faisons.

--Je ne comprends pas...

--N'importe. Lorsque nous avons choisi un emplacement pour établir
notre ferme, il arrive nécessairement que le terrain est sec ou humide.
S'il est sec, nous creusons une dépression, autour de laquelle nous
élevons une digue circulaire peu haute mais très large: plus haute de
sept à huit centimètres et quelquefois de quinze centimètres, selon
les lieux.

Cette enceinte a souvent un mètre vingt centimètres et plus de
diamètre, et présente une très légère inclinaison du centre vers le
bord extérieur. Si, au contraire, le sol est bas, plat et humide,
exposé aux inondations, si fréquentes dans ce pays, comme nous avons
besoin d'un endroit sec pour travailler, nous commençons par élever
une digue en cône, pointue autant que possible, haute de quarante à
cinquante centimètres, plus ou moins. C'est en haut que se trouve
l'entrée de la ville.

--Ici?

--Non. Ici, c'est différent; nous sommes au milieu des rochers. En
plaine, tout autour du rempart bas ou haut, nous nettoyons le sol de
tout obstacle, nous unissons sa surface sur une distance d'un mètre
à un mètre cinquante de l'entrée de la ville. C'est le champ de
manœuvres, la grand'place telle que vous la voyez ici. Au milieu est
la cité. Maintenant, c'est sur cette aire, à soixante centimètres ou
un mètre en cercle, autour du centre de la digue, que nous cultivons le
riz de fourmi, comme disent les hommes, parce que notre céréale--vue
avec leurs lunettes pour suppléer à l'insuffisance et à la grossièreté
de leurs yeux--ressemble absolument à leur riz. Nous plantons notre
récolte avec le soin qu'elle mérite et nous ne laissons jamais
pousser aucune autre plante dans notre enceinte. A plus de cinquante
centimètres de notre ferme nous avons reconnu qu'il fallait enlever
toute plante étrangère, si nous ne voulons pas en retrouver les graines
dans notre riz.

--Ce gazon si bien vivant que nous traversons... c'est votre riz?...

--Oui, monsieur. Cela donnera une belle petite graine blanche que nous
serrerons dans nos magasins, après l'avoir soigneusement séparée de la
paille, et qui servira à nourrir la colonie pendant toute l'année.

--Et la paille, qu'en faites-vous?

--Nous l'emportons au loin et la jetons au delà des limites de notre
ferme.

--Voyons! parlez-moi franc, mon ami, est-ce bien vous qui plantez cette
herbe?... Elle vient partout ici, n'est-ce pas?

--Cherchez!... Si vous en trouvez en moisson compacte comme celle-ci,
vous reviendrez me le dire et je vous donnerai ce que vous voudrez.
Lorsque la récolte sera faite, le chaume coupé et enlevé, vous verrez
le terrain débarrassé attendre l'automne suivant, et alors, le même riz
de fourmi réapparaîtra dans le même cercle, y recevra tous les soins
convenables et... ainsi de suite tous les ans!

--Pas possible!

--Tenez! voyez-vous ce vieux monsieur qui se promène péniblement là-bas?

--Oui. Qu'est-ce qu'il regarde à terre?...

--Nos travaux!... qu'il suit depuis douze ans sans interruption! Nous
étions là avant lui et nous y serons encore après lui, toujours jeunes,
toujours actives!

--Cependant, les bestiaux, mon pauvre ami fermier, doivent manger avec
bonheur vos jolies moissons!

--Hélas! cousin... c'est là le malheur de notre vie! D'autant plus que
les bœufs, notamment, sont très friands de notre riz.

--Hé bien! que faites-vous alors?

--Nous souffrons! nous mourrons de faim l'hiver... Ainsi s'en vont
rapidement les belles colonies de fourmis agricoles (_Atta malefaciens_
du docteur Lyncœum); seules, quelques villes établies comme celle-ci
dans un site inexpugnable, dans un enclos, peuvent résister, et
encore!... Une fois l'enclos dévasté, nous mourrons.

--Mais pourquoi ne pas fuir?

--Fuir! Où? Est-il un endroit où le bœuf, qui pullule dans ce pays, ne
puisse venir dévorer nos moissons?

--Que faites-vous pendant la saison humide?

--Nous prenons soin de nos magasins. Dès qu'un rayon de soleil brille,
tout le monde apporte les grains, qu'il faut faire sécher, et ceux qui
sont mouillés sont nombreux, malgré toutes les précautions prises. Si
quelques-uns sont germés, nous n'y touchons jamais, nous les emportons
loin de l'enceinte de la ferme, et nous les jetons. Ces grains ne sont
plus bons à rien.

--Alors vous savez prévoir les conséquences de ce que vous entreprenez?

--Mais vous pouvez en juger. Ce bonhomme que je vous ai montré là-bas,
c'est le docteur Lyncœum. Un jour, il reçut une lettre d'un autre homme
nommé Darwin, qui lui demandait s'il croyait que les fourmis agricoles
plantassent leurs grains pour la saison suivante. C'était absurde,
cette question. Mais, enfin... Il y a, parmi les hommes, des gens qui
ont de si singulières idées!...

Le bonhomme Lyncœum lui répondit ceci:

«Je n'ai pas le moindre doute sur ce fait, et mes conclusions ne
viennent point d'observations précipitées ou faites sans soin.
J'ai acquis une conviction en les voyant faire ce qu'elles veulent
et croyant évidemment qu'elles en attendent et en connaissent le
résultat. Voilà douze ans que j'observe la même fourmilière... Tout
ce que je vous ai écrit est vrai. Hier, je les ai encore visitées. La
moisson de _riz de fourmi_ pousse parfaitement: vous ne trouveriez pas,
à plus de trente centimètres du cercle, un brin d'herbe ou de plante
étrangère à la récolte cultivée par mes voisines. Maintenant, concluez!»



XVI

AU SÉNÉGAL.--N'DIEN.--LE PYTHON.


Je demeurai quelques jours dans le verger; mais, par deux ou trois
aventures qui faillirent m'arriver, je jugeai que le séjour au milieu
de ces gros bœufs qui piétinaient en aveugles toute cette campagne,
était malsain pour nous autres fourmis. Cela me fit penser encore
à notre petit bois si tranquille, à notre belle lande de Para, qui
s'étend devant la maison maternelle, à la France, en un mot.

--Assez d'Amérique et d'aventures!... Retournons au pays, si Dieu le
permet! En route... du courage et retournons au port; _le Rapide_ nous
emportera!

Et me voilà marchant à toutes jambes le long de l'interminable rue que
j'avais déjà parcourue la semaine précédente...

Et _le Rapide_!

Parti!!!... ô malheur!

--Maintenant, où aller? Rester à rôder sur le port, c'est bien
dangereux; les ennemis y pullulent... un seul navire est à quai. Où
va-t-il? Atteignons les pancartes... Au Sénégal! Grand Dieu!!! en
Afrique!... Non! jamais je n'oserai! Attendons quelque autre bateau, il
n'en peut manquer...

J'attendis au milieu des tribulations de toute sorte, des angoisses de
nuit et de jour, des dangers de chaque instant... Aucun navire ne se
montrait, et, pour comble de malheur, le Sénégalais appareillait!

--Seigneur! Seigneur! criais-je comme Jérémie, quel parti prendre?
L'Afrique!... Une pauvre fourmi n'y sera pas en vie au bout de cinq
minutes... Hélas! maudite curiosité... où m'as-tu conduit?...

Il fallait se décider.

J'embarquai!!!...

Voilà comment je suis, en ce moment, sur le _San Jacobæo_, en route
pour Saint-Louis, où il va charger des arachides. La cale sent mauvais
à vous en donner une maladie, et, de plus, la place n'est aucunement
sûre... Toujours des blattes; mais, de plus, pas mal de mille-pieds, et
d'horribles bêtes qui courent dans la nuit comme des spectres endiablés
et rappellent la forme des araignées; mais si grandes, si grandes...

Je réussis à me glisser dans la cabine du capitaine. Une première
fois, avec maître Urbain, j'y avais trouvé le salut, peut-être m'y
sauverai-je encore aujourd'hui. Quelle différence! autant le vaisseau
français était propre et bien tenu, autant celui-ci était... sale et
négligé!

Mon premier soin, en entrant dans cette cabine, fut de trouver un
endroit favorable pour élire domicile au milieu des ennemis qui
m'entouraient de toutes parts. Essayer de s'approprier une crevasse,
une fissure, un coin quelconque, il n'y fallait pas songer, et un
regard circulaire jeté autour de moi m'apprit que toutes les places
étaient prises et occupées depuis longtemps. Entrer dans un tiroir?
Inutile! les cancrelats étaient partout. Le temps pressait cependant,
il fallait se décider. J'avais parcouru tous les endroits à ma
portée... rien! rien! En levant les yeux en l'air, j'aperçus une série
de boîtes en bois sur un des rayons de la cabine...

--Si je pouvais y parvenir? Peut-être découvrirais-je là un refuge!...

Et, tout en me disant cela, je voyais une telle procession de
cancrelats sur l'angle des petites solives du plafond, que je secouai
tristement la tête... Évidemment, il y avait davantage encore de ces
horribles bêtes en haut qu'en bas... Comment faire?...

Je sortis de la cabine du capitaine et revins sur mes pas, dans une
sorte de petit carré qui lui servait d'antichambre ou de salle à
manger. Qu'est-ce que je vis dans un coin? Une belle caisse en bois
blanc, bien fermée, bien cerclée.

--Ah! grand Dieu! qu'on serait à son aise là dedans!

Je fais le tour de la belle boîte, cherchant avec une attention
scrupuleuse s'il ne s'y trouverait pas un trou, une fente, une solution
de continuité quelconque. Il faut si peu de place pour loger une fourmi!

J'inspectais tout avec un soin minutieux, non sans mauvaises rencontres
derrière la boîte. Plus d'une fois je fus heureux de me faufiler
dessous... Justement, j'y étais, lorsqu'en voulant ressortir ma tête
heurte le bois; puis, tout à côté, elle trouve un vide. Je pouvais me
tenir debout. Aussitôt, me dressant sur mes pattes, le long des parois,
je constate que je suis dans une fente de bois. Je pousse, je pousse...
c'est du papier qui se trouve sur ma tête... Le ronger fut l'affaire
de cinq minutes. Victoire! je passe... et je me trouve dans la belle
boîte, au milieu d'une quantité de mousse sèche, parmi laquelle je me
blottis.

Encore une fois j'étais sauvé!

Je me trouvais--je l'ai appris depuis, au débarquement--dans une
caisse d'échantillons et de curiosités que le capitaine du _San
Jacobæo_ apportait à son correspondant près de Saint-Louis. J'y vécus
parfaitement à l'abri, grâce à l'exiguïté de mon trou, pendant les
sept semaines que dura notre traversée, un peu aux dépens de ce qui se
trouvait autour de moi. Il y avait là de fort bonnes choses.

Ce fut donc à tâtons que je débarquai à Saint-Louis, et ce fut à tâtons
encore que je fus emportée chez le marchand d'arachides, à N'dien, à
quelques lieues de la ville, au milieu d'une campagne admirable; encore
ne sortis-je de ma boîte que parce qu'on la démolit par le haut pour
en retirer ce qu'elle contenait. Il fallait déguerpir, et je le fis le
plus vite possible, un peu ébloui par le jour, et au hasard... qui
faillit me faire dévorer vingt fois avant d'avoir pu gagner le jardin,
si l'on peut appeler jardin le fouillis inextricable de plantes qui
entourait la maison.

Ah! quelle compagnie dans ce fouillis... Ce ne sont que scorpions,
serpents et autres animaux analogues...

J'avais à peine fait dix pas dans ces bosquets si mal hantés, qu'à
quelque distance, et entre les herbes, je vois une silhouette qui me
fait battre le cœur.

--Une sœur!... une fourmi rouge!... ô bonheur! comment est-elle ici?...

Je m'élançai à sa rencontre...

C'était bien une fourmi... qui nous ressemblait beaucoup; mais ce
n'était pas une Polyergue rousse!...

A un mouvement de désappointement qu'elle remarqua, car j'étais près
d'elle:

--Qu'avez-vous? me dit-elle... Vous venez à moi; eh bien! venez!... Je
ne vous connais pas, mais vous nous ressemblez beaucoup, il me semble;
nous pouvons être amis, si vous le voulez bien...

--Si je le veux bien! grand Dieu!... Combien je vous remercie de ne pas
me repousser en m'attaquant, comme l'ont fait tant de fourmis dans le
monde.

--Dans le monde? dites-vous. Qui êtes-vous donc?

--Une Polyergue roussâtre française, voyageuse un peu malgré elle, et
cherchant à retourner dans sa patrie...

--Par où êtes-vous venue ici?

--Dans une caisse apportée tout à l'heure du bateau _San Jacobæo_,
arrivé hier à Saint-Louis.

--Oui, je sais tout cela.

--Qui êtes-vous donc à votre tour?

--Un éclaireur.

--Éclaireur? Est-ce bien le mot?

--Espion, si vous le voulez. J'appartiens à l'espèce des
fourmis-chasseresses, que les hommes ont baptisées _Anomma arcens_.
Nous avons envie de faire une expédition par ici et j'attends une
réponse de l'armée que je crois en marche.

--Combien êtes-vous donc ici?

--En avant, nous étions dix ou douze... J'en ai envoyé plus de la
moitié au-devant de la colonne; moi-même j'y vais.

--Voulez-vous me permettre de me joindre à vous?

--Volontiers. Mais il faut que je vous mette au courant de certains
signes de ralliement, sans lesquels vous seriez immédiatement attaquée
et dévorée. Avec ces signes, vous êtes des nôtres; on vous respectera.
D'ailleurs, ne me quittez pas, vous me plaisez; vous allez assister à
notre razzia et vous vous amuserez.

--Grand merci, cousine.

Et elle me montra comment il fallait placer mes antennes et mes
palpes. Une fois en possession de ces mots de passe, je la suivis très
volontiers.

--S'il s'agit de se battre, lui dis-je, vous verrez que les Français
ont du cœur!

--Je n'en doute pas un instant, me dit-elle. Voici nos camarades qui
nous rejoignent.

Je fus terrifié.

Je vis venir à notre rencontre une demi-douzaine d'individus très
semblables à nous, il est vrai, mais les uns offraient une taille dont
je n'avais aucune idée. Certes on me reconnaissait, dans ma tribu, une
belle prestance, et je fus flatté de voir venir un soldat plus petit,
que moi; mais j'en avais trois devant moi dont la taille atteignait
celle d'un perce-oreille: plus de quinze millimètres! quel colosse!!...

Je fis les signes voulus; mon ami me présenta à eux et je devins de la
bande.

J'étais, je l'avoue, fort intrigué de ce qu'ils venaient faire dans les
environs de la maison du marchand d'arachides; les explications de mon
ami ne m'avaient pas satisfait.

--Nous sommes venus visiter la basse-cour.

--Pourquoi faire?

--Pour découvrir les poules et puis les cochons. Nous y arriverons
maintenant un de ces jours, quand nous voudrons.

--Que voulez-vous en faire?

--Les manger.

--Ah!

--Mais oui. En ce moment l'armée doit tracer son chemin.

--Comment! tracer son chemin?

--Vous verrez cela, cousine, me dit mon ami, et vous admirerez nos
travaux. Il faut bien fuir le soleil!

--Vous fuyez le soleil, cet astre bienfaisant qui nous fait vivre!

--Nous, il nous tue. Nous aimons la nuit.

--C'est donc pour cela que vous ne quittez pas les feuilles d'herbes
sous lesquelles nous marchons depuis notre rencontre?

--Sans doute? Cela vous étonne?... Vous en verrez bien d'autres.

Effectivement, j'en vis bien d'autres.

Après avoir marché toute la nuit sans autre guide que l'odorat de nos
compagnes, odorat qui semblait ne les tromper jamais, nous campâmes
sous les grandes feuilles du pied d'un arbre à beurre[1] dont les noix
étaient tombées tout autour de nous. Nous y trouvâmes bon repas et bon
gîte pour toute la journée, car nous ne reprîmes notre route qu'au
crépuscule du soir. A ce moment, mes compagnons furent réveillés, ainsi
que moi, par les sourds grognements des hippopotames, qui sortaient
d'une rivière voisine pour aller au pâturage dans les roseaux. Ces
bruits, dans le calme de la nuit qui se faisait, mêlés aux cris
lointains de la hyène, à la voix imposante du lion, aux glapissements
des singes et aux mille soupirs de cette nature grandiose, me donnaient
le frisson. Et cependant, qu'avais-je à craindre? Il n'y avait plus là
de tamanoirs, beaucoup plus dangereux pour nous que tous les lions et
tous les hippopotames de la terre.

  [1] _Bastia Parkii._

Nous contournions depuis plusieurs heures une montagne de rochers, et
je n'étais pas des plus rassurés, lorsque nous arrivâmes à un marigot
profond qui me sembla offrir à notre passage un obstacle insurmontable.
Pas du tout! mes guides ne connaissaient point d'obstacles! Après avoir
suivi la rive tant bien que mal, ils continuèrent jusqu'à ce qu'ils
trouvassent de grands roseaux aux feuilles ployantes, qui s'avançaient
loin sur l'eau et s'entrelaçaient à des herbes de toute espèce. Ce fut
ce chemin tremblant qu'ils choisirent, et, au risque de nous noyer
vingt fois, il fallut monter et redescendre cette route diabolique.
Nous parvînmes ainsi au milieu du marigot, et, marchant sur un vrai
plancher d'une espèce de lentille d'eau, nous arrivons bientôt à la
rive opposée. Non, rien en France, rien au Para même, ne peut donner
une idée de l'exubérance admirable de la végétation en ces lieux
humides.

Il était bien près du matin quand nous tombâmes sur les sentinelles
des chasseresses; nous croisâmes les antennes selon le mot de passe;
quelques-unes me regardèrent un peu de côté et firent mine de me
menacer de leurs pinces gigantesques; si elles m'avaient frappé,
j'étais coupé en deux!... Il n'en fut rien. J'étais devenu un enfant
d'adoption.

Le lendemain se leva brumeux, car nous approchions de la saison des
pluies; aussi tout le monde travaillait. On faisait le chemin.

Voici ce que je vis:

Il y avait des travailleurs en nombre énorme, petits, pas plus gros que
moi; lesquels doivent toujours, sous peine de mort, éviter les rayons
du soleil; par conséquent, sont absolument lucifuges. Il y avait,
en outre, des soldats comme mes amis; ceux-là beaucoup plus gros et
pouvant supporter sans trop de mal l'éclat du jour. Jamais, pendant
tout le temps que j'ai passé parmi ces intelligentes bêtes, je n'ai
pu parvenir à en voir une ailée, ni un mâle, ni une femelle, ni une
reine... rien qui puisse donner une idée de la manière dont elles se
reproduisent. J'y ai perdu mon latin!...

Mais voici que, tout d'un coup, les soldats arrivent par centaines;
puis, les uns et les autres s'enchevêtrant, se postent d'une certaine
façon et forment de leurs corps brun foncé, presque noir, un arceau
prolongé sous lequel le crépuscule est presque de l'obscurité.
Les mâchoires largement étendues, leurs longues pattes écartées,
leurs antennes en avant, tout cela s'entrelace, et la colonne des
travailleurs passe dessous à l'abri. Qu'une alarme soit donnée,
l'arche se détruit en un instant, les soldats rejoignent leurs pareils
à l'extérieur de la ligne, où ils paraissent exercer une sorte de
commandement, et tous s'élancent d'une manière furieuse à la poursuite
de l'ennemi. Si l'alarme se trouve n'avoir pas d'objet, ou si, après
le combat, la victoire est remportée, le danger effacé, le pays libre,
l'arceau est vivement reformé et la colonne compacte marche en avant,
comme tout d'abord, observant une véritable discipline militaire.

Lorsque la disposition du terrain le rend absolument indispensable, les
chasseresses construisent un passage voûté sur le terrain, au moyen de
terre glaise agglutinée par leur salive et apportée par les ouvriers.
Elles passent alors toutes dans leur chemin couvert, apportant de la
terre pour l'allonger à mesure qu'elles avancent. Cette arche est très
peu visible sur le sol, mais leur passage est parfaitement distinct
partout où ils vont, par suite de l'apparence dévastée des environs et
de la disparition de tout être vivant.

Cette nécessité de bâtisse opaque n'est d'ailleurs qu'un pis aller; si
elles trouvent, dans la direction qu'elles veulent suivre, un buisson
épais, elles passeront dessous sans rien construire; de même, si elles
rencontrent une fissure, ou une crevasse dans le sol, un passage sous
les pierres, l'abri d'un tronc d'arbre tombé, elles l'adoptent avec
empressement et abandonnent leur arceau.

Il y avait plus d'une semaine que nous travaillions ainsi, bien
tranquilles; je m'étais mise au rang des soldats et faisais comme
eux, excepté l'arceau, pour lequel j'étais trop petite. Personne ne
me cherchait querelle, j'étais fort heureuse. Évidemment, je passais
pour un avorton, un être disgrâcié de la nature, comme taille et comme
couleur. J'étais bien loin, en effet, de posséder la force inconcevable
de ces admirables soldats. J'ai vu nombre d'entre eux empiler sans
fatigue des pièces de bois quatre ou cinq fois plus grosses qu'eux, et
employer pour réussir un moyen qui découle de la longueur singulière de
leurs jambes. Ils portent leur fardeau entre leurs jambes, en long, le
tenant au moyen de leurs mandibules et de leurs pattes.

[Illustration: NOUS NOUS JETONS DEUX MILLE SUR LES YEUX.....]

Ce que les ouvrières emportent n'est point destiné à bâtir, c'est tout
simplement pour déblayer le chemin, qui devient noir comme une allée
de jardin. Nous en avions déjà fait plus de deux cents mètres, et nous
continuions toujours, quand quelques soldats arrivèrent en toute hâte,
et un grand conciliabule se forma.

Je me hâtai vers mes amis.

--Qu'y a-t-il donc? leur demandai-je.

--Une belle proie en vue.

--Qu'est-ce?

--Une antilope toute écrasée, toute fraîche, qu'un grand python nous a
abandonnée.

--Qu'en savez-vous?

--Ah! mon ami, nous en sommes bien sûrs. Vous savez que les gros
serpents s'engourdissent lorsqu'ils ont avalé leur proie... C'est bien
malheureux que le python qui a tué cette gazelle-là ait fait sa ronde
et nous ait sentis, parce que nous l'aurions trouvé endormi avec sa
proie dans le ventre, et nous aurions mangé les deux ensemble. C'est
bon le python.

--Vraiment?

--Oui; j'en ai mangé plus d'une fois.

--Et comment faites-vous pour tuer ces serpents immenses?

--C'est bien facile. Nous nous jetons deux mille sur les yeux, que nous
mangeons en un instant, même quand il nous emporte avec lui... Nous ne
lâchons jamais. Une fois aveugle, nous tombons toutes sur lui; il est
bientôt mort, il ne peut plus fuir.

--C'est très ingénieux, vrai!

--Nous en faisons autant aux singes, aux ignames, à tous les animaux;
même aux hommes que nous rencontrons.

--C'est bien fait pour eux.

--N'est-ce pas?

--Sans doute. Il faut bien que nous mangions, nous.

Ce fut l'affaire de deux heures pour que toute la colonne ait achevé
son repas. Ce qui resta sur le sol était un squelette de gazelle
admirablement nettoyé. Lorsqu'elles dévorent un python, les écailles,
outre les os, demeurent intactes.



XVII

VITALITÉ DES ANOMMAS.--LA POULE NOUS PASSE DEVANT LE NEZ.


Avant la fin de la semaine suivante, j'avais mangé du python comme les
autres, nous en avions surpris un dans un marécage où il se croyait
bien en sûreté. Ce n'est pas mauvais; mais l'antilope qu'il avait dans
l'estomac vaut mieux: la chair est plus fondante et plus tendre.

Nous rentrions chez nous aux premiers rayons du soleil, lorsque de
grands cris mirent la colonie en émoi; les soldats levèrent la tête,
ouvrirent leurs mandibules et se préparèrent au combat. C'était
inutile... Nous vîmes de loin une demi-douzaine de nègres yoloffs qui
poussaient de grandes clameurs en contemplant le squelette du python.
L'un d'eux se baissa pour toucher un des os et montrer aux autres
que c'était tout ce qui restait d'un repas récent. Tous regardaient
avec inquiétude autour d'eux, et bientôt, apercevant nos soldats qui
marchaient vers eux en troupe compacte, ils prirent la fuite aussi vite
que leurs jambes purent les porter.

Ils avaient disparu dans le bois lorsque nous reprîmes notre route. Sur
ces entrefaites, un Cynocéphale vint sentir le squelette du serpent.
Nous étions encore assez près de celui-ci pour qu'une cinquantaine
de nos soldats, toujours disposés à l'attaque, sautassent sur lui en
s'attachant aux poils de ses pattes... Ce fut par un bond effroyable
que l'animal manifesta sa terreur.

Monter à l'arbre voisin fut l'affaire d'un instant. Sur la plus
prochaine branche il s'assit, s'épluchant et essayant de détacher nos
intrépides soldats des longs poils auxquels ils adhéraient... Il les
croquait à belles dents... Bientôt un rugissement de douleur nous
annonça que nos braves, suivant l'épine dorsale, comme ils savaient
le faire, et par conséquent marchant doucement à l'abri des pattes,
étaient arrivés à la tête.

Bientôt les yeux furent envahis, attaqués... Le Cynocéphale bondissait,
fou furieux, à travers les arbres. Tout à coup il tomba... Il était
aveugle!... A ce moment, des escouades de mouches accoururent à la
curée au secours des premiers assaillants: la lutte fut affreuse; mais,
une heure après, le malheureux singe, mort, servait de pâture à toute
la colonne grouillant sur sa dépouille...

Telles étaient nos victoires.

Je restai longtemps chez mes nouveaux amis, et j'avoue que je n'ai
jamais vu meilleur peuple et partagé plus nobles sentiments. C'était
avec un touchant ensemble que nous exécutions les expéditions les plus
dangereuses; mais ces insectes admirables sont tellement bien doués,
qu'ils réussissent dans tout ce qu'ils entreprennent. Combien de fois
n'avons-nous pas mangé des ignames, ces immenses et succulents lézards,
surpris pendant leur sommeil et envahis de toutes parts avant qu'ils
aient pu seulement savoir d'où leur vient semblable aventure.

Jamais, je le répète, je ne rencontrai plus riche organisation. La
vitalité, chez les _Anommas_, est incroyable. Je veux en donner une
preuve, car j'ai assisté à l'expérience, cachée sous une feuille
au-dessus de la tête des opérateurs.

Ces opérateurs étaient trois jeunes Français, que des nègres des
environs avaient amenés près de nous, et qui se saisirent tout d'abord
d'une demi-douzaine de nos plus gros soldats qu'ils purent rencontrer.

--Ami! regarde donc celle-ci, dit l'un d'eux en me montrant à son
compagnon; si ce n'était pas absurde, on dirait une fourmi rouge de
notre pays.

--C'est vrai. Une Polyergue roussâtre...

--Bah! c'est une anomalie. Il n'y a pas de fourmis de France au milieu
de l'Afrique!

--Qui sait?...

--Prends-la, nous verrons bien...

Je me dissimulai vivement derrière deux jeunes soldats et me faufilai
vers de grandes herbes--car en ce moment j'étais auprès d'eux à
terre--d'où je gagnai un arbre touffu et vins me placer en observation
au-dessus de leur tête.

--Je ne puis la trouver. Quel malheur!

--C'est une vraie découverte, mon ami, que tu as manquée là!

--Satanée fourmi, va!...

Et, d'un coup de scalpel, frappé dans un moment de mauvais humeur, il
tranche la tête d'une des plus grosses fourmis-chasseresses!

Puis, sans penser précisément à ce qu'il faisait, il présenta le
bout de son doigt à cette tête coupée. Aussitôt celle-ci ouvre ses
mandibules et pince le doigt si fortement, qu'un filet de sang en
jaillit immédiatement...

--Quelle rude organisation, ami! fit le pincé.

--C'est magnifique de vitalité. Quels ganglions!

--Attends! mais elle continue son travail et me fait un mal horrible!
C'est comme si j'avais un paquet d'aiguilles animées me traversant le
doigt!

--Patience! courage, au nom de la science, que nous voyions...

--Cela t'est bien aisé à dire! aïe!...

--Stoïque, mon ami; tu dois l'être! Il faut sacrifier à la déesse que
nous servons jusqu'au sang inclusivement. A la science!!!

Puis, riant tous deux, ils étudièrent les manœuvres de la tête coupée,
je compris alors que le blessé n'était pas sans souffrir. Les pointes
des mandibules avaient facilement traversé l'épiderme; maintenant,
la tête retira partiellement une mandibule, et la piquant plus
perpendiculairement, pénétra plus avant, puis recommença le même manège
avec l'autre, donnant à chaque coup, à sa mandibule, une direction
plus verticale, blessant et coupant plus loin et plus profondément. On
aurait dit, non une tête coupée, mais un soldat complet, jouissant de
toutes ses forces et en possession de toutes les parties de son corps.

Les expériences de ces gens durèrent longtemps. Ils exploraient le pays
aux alentours; moi, je m'amusais à les suivre. Plusieurs de mes braves
compagnons y perdirent la vie, ne sachant ni se dissimuler à temps ni
se sauver assez vite. Il ne faut pas se confier trop à ses forces.
Trente-six heures après le coup de scalpel, la tête coupée n'était pas
morte. Le corps a vécu plus longtemps encore, quarante-huit heures, si
je me le rappelle bien.

Comment admettre, d'un autre côté, l'expérience qu'ils firent, que des
insectes à vie si tenace étaient, en moins de deux minutes, tués par un
rayon de soleil tombant librement sur eux?

Ces fourmis sont d'ailleurs de rudes travailleurs. Un beau jour, une
poule du village vint mourir dans les environs de notre demeure. Elle
fut bientôt signalée, et une escouade fut désignée pour aller la
dépecer. Je m'y joignis. Commençant à la base du bec, les ouvrières se
mirent à arracher les plumes une à une, la dépouillant ainsi rapidement
par la tête, puis par le cou, et enfin tout le corps. C'était
évidemment une tâche très dure, parce que mes braves amis ne possèdent
pas une force suffisante pour faire comme les hommes et arracher les
plumes d'un seul coup; il leur fallut les ronger toutes par la racine.

Enfin, en s'y mettant à plusieurs reprises d'abord, à beaucoup ensuite,
la besogne marcha encore assez vite; les plumes tombèrent et furent
emportées les unes après les autres. Déjà les soldats s'apprêtaient
à dépecer le corps en morceaux pour en faciliter le transport à la
fourmilière, lorsque les nègres, compagnons de nos jeunes savants,
s'aperçurent de ce qui se passait. Ces pillards rôdeurs s'emparèrent
naturellement de notre poule. Les uns prétendirent que la fourmi
chasseresse leur était venue souvent manger assez de volailles dans
leur village pour qu'ils lui rendissent la pareille une fois par
hasard. Les autres assurèrent que cette poule était un fétiche offert
aux fourmis et, par conséquent, qu'il était urgent de le leur enlever
pour qu'elles ne l'abîmassent pas!...

Bref! nous ne mangeâmes pas la poule!

Je suivais toujours en amateur mes jeunes compatriotes, et c'est en
leur compagnie que je fis connaissance avec une autre _Anomma_, qui
ressemblait tellement à mes bons amis que j'y fus un moment trompée.
On l'appelle l'_Anomma Burgmeisteri_. Elle est d'un noir profond et
luisant; on dirait un diablotin! Les plus grosses portent souvent une
légère teinte rouge. Toutes ont une énorme tête, égale au tiers de
leur longueur totale. Je comprends une tête semblable, car il fallait
une masse cubique énorme pour attacher des muscles capables de mouvoir
des mandibules aussi gigantesques que les leurs. Ces armes, très
courtes, se croisent l'une sur l'autre en se fermant. Cela offre un
grand inconvénient, à mon avis; c'est que l'insecte est pris par ses
mandibules s'il ne veut ou ne peut les rouvrir. Mort même, sa tête ne
lâche pas la bouchée qu'elle tient. Chaque mandibule porte, en outre,
une dent centrale qui va rejoindre celle d'en face lorsque les pointes
sont croisées; double moyen de mordre!

J'ai encore rencontré une troisième espèce, l'_Anomma rubella_,
plus petite et rouge plus ou moins brun. Chez toutes, les pattes
sont grêles, mais d'une force de préhension extraordinaire. Chez
aucun soldat, on ne trouve vestige d'yeux extérieurs; même sous le
microscope, on ne trouve pas la plus légère indication d'organes
visuels. Cependant, comme l'enveloppe cornée de la tête est assez
transparente pour laisser voir, à travers, l'articulation des mâchoires
quand on l'éclaire vivement, il est possible que l'insecte possède
quelque sens de la vue qui lui fasse distinguer au moins le jour de la
nuit.

Ces fourmis sont d'une hardiesse que rien ne trouble. Ordinairement le
feu fait peur à tous les animaux, ceux-ci ne s'en effraient aucunement.
Si vous les agacez avec un charbon incandescent, ils s'élancent sur
lui, et leurs mandibules grillent et grésillent en serrant la surface
brûlante... mais elles ne lâchent pas!

Quant à l'eau, elles s'en soucient fort peu. J'ai vu des expériences
qui prouvent que, laissées douze heures dans l'eau, elles reviennent
à elles et courent, au bout de quelques instants, aussi lestement
qu'avant. Des blessures qui tueraient tout autre animal, n'ont pas même
pour effet, chez elles, d'altérer leur vigueur. Elles forment même un
peuple privilégié!

Nous passions, le lendemain, dans un bois touffu, quand une exclamation
frappa mes oreilles:

--Sapristi! s'écria un de nos jeunes Français en sautant comme un cabri
affolé.

--Qu'as-tu donc? Es-tu frappé de la danse de Saint-Guy?...

--Viens m'aider, malheureux! au lieu de rire... A mon secours, mes
amis!... Aïe!!...

--Mais qu'est-ce enfin?

--Vous ne voyez pas que je suis inondé de fourmis?... Aïe! aïe!!...
Mais, venez donc à mon secours!...

--Ah! ah! dit l'un en s'approchant et cueillant une fourmi sur le dos
de son ami, c'est l'_Œcophylla virescens_!!...

--Que le diable t'emporte!... Qu'est-ce que cela me fait? Arrache,
emporte... je brûle!!...

Tous les deux se mirent à débarrasser leur infortuné camarade, qui
était littéralement couvert de fourmis vertes qu'il écrasait, qu'il
poursuivait avec acharnement.

--Où est le nid?

--Qu'en sais-je?...

--Écoutons... Tiens! l'entends-tu? on dirait le bruit de la pluie
tombant sur les feuilles...

--Eh bien! qu'est-ce que cela me fait?

--Ingrat!... c'est le bruit que font, parce que tu les as dérangées,
les compagnes de celles qui t'ont si bien accommodé le cou, les épaules
et le visage...

--J'entends. Où est le nid?...

--Tu ne le vois pas au milieu des feuilles?... Il a suffi que tu les
heurtes en passant pour que les propriétaires t'envoient instamment un
véritable essaim des leurs.

--Attends un peu!!...

Et voilà notre jeune homme qui, armé de pierres, commence l'assaut
du nid. Ce fut un feu roulant de projectiles qui frappèrent la boule
si bien construite et l'envoyèrent rouler à vingt pas. Nid et fourmis
firent la culbute ensemble...

Un des compagnons courut, par un détour, vers le nid gisant, le roula
encore quelque temps par terre, au moyen d'un bâton, puis, quand il le
crut vide et abandonné, il le ramassa sans danger. C'est vraiment une
curieuse et intéressante construction. Il est gros comme la tête et
formé de feuilles coupées par les fourmis et mâchées par elles jusqu'à
ce qu'elles forment une pâte grossière à peu près semblable à celle que
font, en France, les guêpes et les frelons; excepté que la matière est
verte au lieu d'être grise, composée de fibres ligneuses.

--Pour l'exemple, je le garde, celui-là, dit le jeune homme.

--Qu'en-veux tu faire?

--Ce sera un souvenir!

Et prenant un crayon, il écrivit dessus:

  _Ceci est la boîte à poudre
          De mon ami
            Louis
        Souvenez-vous-en!_

Et il plaça, en riant, le nid dans son sac.

Je le perdis de vue dans le bois, et revins au logis.



XVIII

L'INONDATION, LA CHAINE, LA BOULE.--NAUFRAGE.


Nous avons été plus loin ensemble que je ne le supposais. M'orientant
de mon mieux, je revenais tout droit vers notre belle fourmilière,
lorsque je rencontrai un endroit désert, montagneux, aride, dans lequel
je devais courir les plus grands dangers. Il s'agissait de ne pas
traverser une vallée au fond de laquelle, au milieu d'un beau bois de
Dattiers roniers, je _sentais_ un marigot ou un ruisseau.

Mon odorat me guidait aussi bien que mes yeux, qui me montraient un
fourré de bambous d'une force prodigieuse passant dans un endroit très
humide, ainsi qu'on pouvait en juger par les herbes devenant de plus
en plus touffues et inextricables à mesure qu'on approchait. Je dus
remonter et traverser le terrain aride au milieu des pierres et des
ardoises: çà et là quelques Baobabs dont les énormes fruits pendaient
au milieu de feuilles rares et luisantes.

Je cherchai au pied si les animaux n'auraient pas fait tomber
quelques-uns de ces fruits renfermant une farine sucrée et acide qui
nous plaît beaucoup. Les hommes la mêlent à du lait et en forment un
remède contre la dyssenterie, si commune en ces pays. Le matin j'avais
vu les Yoloffs de Cayor se servir de lallo pour assaisonner le couscous
de mes amis les Français, j'avais reconnu que ce lallo était de la
feuille de Baobab, tout simplement séchée et finement filée. Le Baobab
sert à tout en ce pays, même à fournir des fils d'une belle couleur.

Je trouvai facilement mon dîner au milieu de tous les débris accumulés
sous les arbres par les singes et les perroquets. Puis, reprenant
courage, je traversai une partie de la forêt, et, avant le soir, je me
reposais au milieu de mes parents d'adoption.

J'étais là comme auprès de la lande de Pora, jamais je ne me trouvai
mieux hors de mon pays natal.

Depuis quelque temps le ciel se couvrait de gros nuages noirs, le
jour semblait obscurci, affaibli, gris; mes compagnons exultaient;
ce bon jour doux et voilé ne les aveuglait pas comme la splendeur
équatoriale des journées ordinaires: le soleil les avait quittés, c'est
tout ce qu'ils demandaient. Aussi, une activité fébrile régnait dans
la fourmilière. On travaillait partout: non seulement on nettoyait,
mais on agrandissait les immenses souterrains déjà existants, et l'on
formait une ville inférieure d'une énorme étendue.

Tout à coup, la pluie se mit à tomber, épaisse, serrée, continue. On
aurait dit une nappe d'eau enveloppant la campagne. Jamais je n'avais
rien vu de semblable. En France, une pareille pluie ne se produit
jamais qu'au sein d'un orage violent: ici, rien de semblable, elle
tombait droite, tranquille, comme si elle ne devait plus cesser. Et, en
effet, elle ne cessait plus...

Au bout de deux jours, les chemins parmi les feuilles sèches et les
herbes étaient impraticables pour nous; plus moyen de sortir. Et la
pluie tombait toujours!...

Un matin, nous étions réunis en foule sur la grande place de la ville
souterraine, moi, fort ennuyé de cette détention déjà longue et qui ne
semblait pas près de prendre fin, lorsqu'un soldat éclaireur, comme on
en envoyait constamment à la maraude, entra au galop et s'écria:

--Sauve qui peut!

--Quoi? qu'est-ce? qu'y a-t-il?...

--L'eau arrive!... nous allons être inondés!.....

Ce fut un moment de confusion et de panique indescriptible: je me
rapprochai de mes amis et leur demandai:

--Que fait-on en cas semblable?

--Mon cher, on fait comme on peut... cela dépend de la marche que prend
l'eau... Allons voir ensemble!...

Nous sortîmes, mais déjà l'ordre était rétabli parmi les ouvriers par
les soldats. La colonie se formait en une colonne profonde: chacun
arrivait et gagnait son rang, sans confusion, avec une prestesse et une
intelligence incroyables.

La fourmilière-ville avait été bâtie, avec une très grande habileté,
sur une petite éminence suffisante pour parer au danger d'une
inondation. Les chasseresses n'en étaient point à leur première
épreuve, et tout dénotait, dans leur sang-froid et leur activité,
qu'elles avaient moyen de sortir de cette horrible position. Sans
plus perdre de temps, mon ami et moi, nous gagnâmes le bord de l'eau
qui coulait rapidement devant nous; nous suivîmes cette rivière
improvisée, et il nous fut bientôt aisé de reconnaître qu'elle formait
deux bras entourant absolument notre colline comme une île et se
rejoignant au-dessous d'elle.

Toute retraite nous était fermée!

Nous avions mis quatre heures à faire le périple de notre îlot, et nous
revenions à notre point de départ, lorsqu'un flot de fourmis sortit de
terre à la hâte, criant:

--L'eau monte!... elle filtre à présent dans les magasins du bas!

--Quel malheur! nos provisions!.....

--La famine pour l'hiver...

--Courage, enfant! cria mon ami, une chasseresse de cœur ne se
décourage jamais!... Prends confiance, nous allons vous faire un pont!

--Un pont? lui dis-je en l'interrompant; et avec quoi?

--Avec nous, donc!

--Que dites-vous? Je ne vous comprends pas...

--Vous allez voir. Venez avec moi, vous allez nous aider...

--Volontiers.

Et je la suivis.

Un bon nombre de soldats étaient réunis et discutaient vivement, comme
pour élucider une question délicate. Tout à coup le calme se fit, et
une voix commanda tout haut:

--Rendez-vous à la liane du caoutchouc! c'est le meilleur endroit.

Toute la troupe marcha vers le point de l'îlot que l'on désignait de
cette manière. La même voix commanda encore:

--Ouvriers! soyez prêts à passer le pont que nous allons établir sans
retard. Il faut fuir devant l'inondation. A la manœuvre!!!.....

Je suivis mon ami, et bientôt nous fûmes arrivés au pied d'un
caoutchouc après lequel s'enroulait une liane dont les nombreuses
branches retombaient comme celles d'un saule pleureur, et, par le fait,
traversaient presque entièrement le courant d'eau qui s'était formé et
nous entourait. L'endroit me semblait singulièrement choisi: c'était
en amont; et l'eau, en s'y distribuant à droite et à gauche, s'y
refoulait et prenait une rapidité terrible.

--Suivez-moi, mouches, et faites ce que vous me verrez faire!

[Illustration: LA CHAINE S'ALLONGEAIT TOUJOURS.]

Tous les deux nous escaladons la liane, suivis de près par toute la
bande de soldats et par le peuple en longue colonne serrée, mais
marchant d'un pas tranquille et sans se presser. C'était admirable
d'ordre et de discipline intelligente. Bientôt notre conducteur
trouva la branche qu'il cherchait: c'était la plus longue et nous
redescendions lentement par la liane qui en pendait. Une fois en bas,
nous nous trouvions à deux mètres environ de l'eau... Comment sauter?...

Un soldat vint à côté de moi et, se cramponnant fortement, non à la
dernière feuille, mais à l'extrémité de la branche parfaitement choisie
sur le bois déjà solide, il laissa pendre ses longues jambes étendues
de toute leur longueur. Un second passa sur son corps avec précaution,
s'accrocha à ses jambes et laissa pendre les siennes; puis un autre;
puis dix se suspendirent ainsi, les uns aux autres. J'étais dans
l'admiration!...

La chaîne s'allongeait toujours; le point d'attachement avait été
renforcé de quatre autres soldats énormes: bientôt elle toucha
l'eau... cela ne suffisait pas encore. Le vent soulevait de temps en
temps la liane et la poussait vers la rive opposée avec la grappe de
chasseresses qui la prolongeait.

Un des plus robustes soldats avait pris la dernière place, la plus
exposée, la plus dangereuse... Solidement cramponné par les jambes de
derrière à la dernière place, il tendait ses pattes de devant et ses
énormes mandibules en avant, s'efforçant, à chaque oscillation que le
vent lui imprime, de happer quelque objet au passage... Vingt fois il
manque son coup, mais enfin il saisit une longue herbe...

En un clin d'œil, dix fourmis de la bande étaient accrochées à l'herbe,
la chaîne était solidement fermée, le pont était fait... Le peuple
des travailleurs commence à passer, s'écoulant à côté de moi. J'étais
redescendu sur la terre ferme et m'occupais à considérer une autre
escouade de soldats qui avait choisi l'autre extrémité de l'île en
aval pour établir la passerelle: ici, c'était le contraire de l'amont.
Autant l'eau arrivait rapide et furieuse en haut, autant elle était
calme et profonde en bas. On eût dit un petit lac.

Comment passer? L'arbre le plus rapproché du bord et dont les branches
s'étendaient le plus loin était bien mince: un simple rejet qui se
penchait, comme en renferment tous les bois du monde. La chaîne était
déjà faite. J'observai de nouveau comment allaient s'y prendre les
derniers suspendus en l'absence du vent qui plutôt repoussait la chaîne
à l'intérieur. Ah! le génie admirable de ces admirables insectes
est grand! Jamais je n'ai rien vu exécuter d'aussi simple, d'aussi
hardi!!...

Près de la surface de l'eau, la dernière attachée étendit ses grandes
pattes en les écartant: elle était pendue par ses mandibules. Une
seconde se plaça à côté d'elle, puis deux en avant, puis trois,
puis quatre et toujours quatre, soutenues toutes sur l'eau par leur
suspension à la branche et leurs grandes pattes qui ne se mouillent
point. Alors, le flot des ouvriers passe, mais un à un, peu à peu, de
manière à ne pas faire enfoncer les soldats dévoués qui composaient
le radeau. J'y passai moi-même et j'avoue que j'eus un peu peur sur
ce pont singulièrement branlant; mais en se cramponnant bien, il
présentait toute la sécurité nécessaire.

En quelques heures tout le peuple passa et s'étendit en longue colonne
brune au travers du bois: les flancs étaient guidés et éclairés
par de vaillants soldats. Avant de quitter la rive opposée à notre
fourmilière, je jetai un coup d'œil en arrière: l'eau gagnait,
gagnait... Les travaux les plus profonds étaient sous l'eau; quelques
fourmis même avaient été surprises et noyées... Je vois leurs cadavres
tournoyer dans le torrent!!...

La pluie tombait toujours! Nous entendions distinctement les
grognements des Hippopotames du fleuve voisin, qui se réjouissaient
évidemment d'un temps si agréable pour eux, en ce qu'il allait étendre
leur domaine sur tout le pays.

Nous n'étions pas les seuls à fuir devant l'inondation. De toutes parts
les animaux les plus différents fuyaient tous dans le même sens... et
l'eau grondait et envahissait de plus en plus la terre. Enfin, un flot
vint qui déborda du fleuve par une nappe énorme... ce fut comme un
torrent qui emportait tout sur son passage...

Alors j'assistai à un admirable spectacle.

On voulut bien m'admettre à prendre part au salut commun et j'en
aurai, toute ma vie, une éternelle reconnaissance à mon amie.

[Illustration: NOUS NOUS TROUVAMES A FLOT!.....]

Toutes les fourmis chasseresses étaient montées sur les plus hautes
herbes, sur les plus hauts arbres et toutes montaient à la file.
Arrivée en haut, une fourmi se cramponnait par les mandibules; puis, à
ses membres et à son corps se cramponnaient les petits, les faibles,
les ouvriers, jusqu'à ce que l'ensemble formât une boule de la grosseur
d'une pomme. A l'extérieur sont les forts et les soldats. Je fus
compris au nombre des petits et mis à l'intérieur. Je portais et
j'étais portée: la manière dont nous étions entrelacés est tellement
ingénieuse que l'effort est insignifiant et que l'on peut tenir très
longtemps cette position sans ressentir une fatigue capable de vous
faire lâcher.

Au signal donné, dès que la boule fut assez grosse, la première fourmi
lâcha prise, et l'eau montant toujours nous nous trouvâmes à flot,
roulant au milieu des courants du grand fleuve débordé.

A côté de nous, dix, vingt, cinquante boules semblables furent faites
par nos camarades et toutes se mirent à flot, dérivèrent comme des
balles de liège, car nous étions beaucoup plus légères que l'eau. Mes
compagnons disaient adieu de loin aux boules qui partaient, emportées
à droite et à gauche, sans espoir de les revoir, car il est bien
évident qu'un événement semblable est une cause de dissémination pour
la race des Chasseresses. Ce qui détruirait toute autre espèce est, au
contraire, une occasion de multiplication pour celle-ci.

Notre voyage fut dépourvu d'accidents graves. Nous roulions plus
ou moins vite, depuis plusieurs jours, sur les eaux du fleuve qui
nous amenait à Saint-Louis, évitant les obstacles par suite de
notre légèreté naturelle qui nous maintenait au milieu des gros
flocons d'écume blanche que produit toute rivière en mouvement. Nous
approchions peu à peu de la mer, et je n'étais pas sans inquiétude sur
notre sort: cependant, je n'en disais rien à mes compagnons, pour ne
pas les effrayer d'une façon inutile et intempestive. Il serait temps
de voir, au moment du danger, ce qu'il y aurait à faire!...

En attendant, je priais Dieu d'écarter de nous les Crocodiles qui,
sentant une friande boule d'insectes passer à leur portée, auraient
pu ouvrir leurs monstrueuses mâchoires et avaler tout d'un coup notre
smala. Nous avions eu la chance de ne heurter aucun obstacle, parce que
nous étions sur le grand courant. Au milieu du fleuve nous suivions
tout doucement une grande branche, ou plutôt un arbre tombé, contre
lequel nous étions collés par une abondante couche d'écume. Les
branchages qui nous entouraient nous servaient ainsi à parer quelques
petits chocs au besoin!

Nous approchions beaucoup de la mer, je le sentais, non seulement
à l'odeur de l'eau, mais au ralentissement de notre marche. L'eau
devenait presque immobile, et, si nous avancions encore, c'était en
vertu du poids de notre arbre et de sa vitesse acquise. Tout à coup,
un choc formidable se fit sentir dans notre arbre... Le cordage d'une
ancre l'a arrêté par le bord; il bascule vivement, nous fouette ses
branches sur la boule et nous écrase contre le cordage, cause de tout
le mal!

Un instant étourdi par la commotion, je me mets à la nage... Hélas! que
de morts et de blessés!!!... l'eau était, tout autour de nous, couverte
de cadavres!...

Que faire?

L'instinct de la conservation fut plus puissant, chez moi, que la
terreur. Je m'accrochai au câble de l'ancre: je m'y cramponnai, et
malgré que mes membres fussent comme perclus, je parvins à me hisser
dessus, suivi de plusieurs camarades que j'aidais à y prendre place...
O douleur! mon amie gisait à la surface de l'eau, la tête broyée par le
choc de la branche.



XIX

L'AUSTRALIE.--ENCORE DES COUSINES.


--La belle chance! Me voici à bord, au moment où je n'avais aucune
envie de m'embarquer! C'est très bien, la vie est sauve... mais, où
allons-nous sur ce navire inconnu?.....

Tel était mon monologue, en me cachant au plus près de l'écubier par
lequel j'étais entré.

--Reposons-nous d'abord!... Quel cataclysme!! mon Dieu!...

Et je repris haleine, en écoutant de toutes mes oreilles les bruits
du vaisseau. Il me semblait entendre des voix qui parlaient français:
c'eût été trop de chance!... J'écoutai encore, mais tout bruit cessa:
la cale était silencieuse; aussi je m'endormis...

Tout à coup, un grincement effroyable me fit tressaillir; j'ouvre les
yeux; c'est le câble, mon voisin, par lequel je suis monté là, qui
grince en passant... Que fait-on?... on le remonte, l'ancre avec...
donc, nous appareillons?...

Hélas! où allons-nous?...

Qui le sait?... Une heure après, nous étions en pleine mer, à la grâce
de Dieu. Voilà tout ce que je savais.

Ce fut une dure et longue traversée de près de trois mois: je ne revis
même plus mes compagnons. Ont-ils été tués? ou la nourriture leur
a-t-elle manqué dans les réduits qu'ils ont pu trouver? je ne sais.
Nous nous trouvions sur un bateau à vapeur; aussi je vivais, jour
et nuit, au milieu du fracas des machines, de l'odeur de l'huile et
de la fumée... Ce n'était point agréable pour une fourmi. La seule
consolation que j'appréciasse était la jouissance d'une température
chaude, excellente, analogue à celle de nos meilleures journées de
soleil au printemps. J'en jouissais, sans mot dire, me cachant, me
faisant bien petit, d'abord pour sauver ma peau, et puis pour apprendre
où j'allais. Je ne pouvais l'apprendre que par hasard et parce que l'on
ne se défierait point de moi. Il fallait attendre tout du hasard et de
mon adresse...

Quant à vivre, je trouvais partout à manger: il faut si peu de chose
pour contenter une fourmi!

Enfin--car tout prend une fin en ce monde!--nous arrivons, évidemment
dans un port, puisque j'entends filer l'ancre, stopper et venir à
quai... Ah! ah! c'est le moment d'ouvrir une oreille attentive.....

Des employés de la douane, des inspecteurs de santé arrivent à bord.....

O malheureuse destinée! Tout ce monde parle anglais!!!... Hélas, on
a négligé de m'apprendre cet idiome dans ma lande de Pora!!! Comment
faire?...

--Lieutenant! une lettre pour vous!...

--Ah! ah! voici du français... Écoutons!...

Un grand bonhomme déguisé en sorte de facteur, avec un sac de cuir au
côté, une espèce de marmite en cuir bouilli sur la tête, une ceinture
en cuir, et un étui en cuir au côté, parut sur le pont...

J'arrivai aussitôt que lui.

--_Sir, a letter from the consulate._ Monsieur, une lettre du consulat.

--_Well! give me._ Bien, donnez.

--_I'll wait for the answer, if your honour allows it..._ J'attendrai
la réponse, si Votre Honneur le permet.

--_Stay for a moment._ Attendez, je reviens.

--Diable! diable! mais ce n'est pas du tout du français, cela!
Patience! hélas!...

Bientôt le lieutenant remonta.

--_Give that to the consul..._ Donnez cela au consul...

--_That will be done, sir._ Ce sera fait, monsieur...

--_And you must say I am to go down to Melbourne tomorrow._ Et vous lui
direz que je reviendrai demain à Melbourne.

--_Yes, sir._ Bien, monsieur.

Et le bonhomme au cuir disparut...

--Melbourne... Ce doit être un nom de ville! Nous sommes à
Melbourne?... Melbourne?... Mais, il me semble que je connais ce nom...
Pardieu, oui! nous sommes en Australie!!!... Oh! c'est trop fort!...
et comment revenir en France, maintenant que nous sommes à l'autre
bout du monde!... Voyons un peu ce que c'est que cette ville... C'est
dans la province de Victoria, une nouvelle terre d'or... au sud-est de
Sydney... un ancien port des forçats qu'on amenait d'Angleterre... oui,
oui, des _convicts_!!...

Peu flattée de ces souvenirs, je montai tout le long d'un des mâts du
bateau à vapeur, de façon à voir de là-haut cette ville et d'essayer de
deviner ce qu'il y aurait à faire en cette triste occurrence. J'étais
de fort mauvaise humeur, et lorsque j'eus atteint la petite hune qui me
promettait un poste d'observation assuré, je levai la tête... et ne pus
retenir un cri d'admiration!

Comment! c'est là Melbourne! une ville née d'hier; elle n'a pas
quarante ans!!!...

Je trouvais devant mes yeux une ville immense, étendue dans une belle
plaine, coupée de rues somptueuses et laissant voir les dômes de ses
édifices, ses églises, ses chemins de fer, et, au milieu de tout
cela, un admirable fleuve, le Yarra, dans lequel nous étions, et qui,
navigable aux plus grands navires, forme un bassin de 12 kilomètres au
moins de largeur. Quel panorama splendide!... A l'extrémité intérieure
de ce bassin, le terrain change et les bords de la rivière, élevés,
mais de quelques mètres seulement, forment encore des docks naturels au
pied de vertes collines prêtes à recevoir une ville nouvelle.

Nous sommes près du champ d'or de Bendigo! J'entendais parler deux
matelots français des _placers_ et des fortunes que l'on y faisait... à
la bonne heure!

Quant à la côte que j'entrevoyais--en ce moment, et, admirant la baie
du Port-Philippe, par laquelle nous étions entrés et qui a une centaine
de kilomètres de long sur plus de 60 de profondeur,--la côte boisée
me rappelait les montagnes de la Provence, couvertes d'oliviers et de
chênes verts. C'étaient les mêmes teintes, la même monotonie où l'œil
se repose sur des couleurs si douces et si faciles à saisir, qu'elles
semblent inventées pour le plaisir du spectateur.

Je ne me lassais point d'admirer et ne pensais pas davantage à
descendre de mon observatoire, si bien que j'y passai la nuit. A
présent que j'avais aperçu cette grande côte, admiré ce beau pays, je
me dis que ce serait faire preuve de bien peu d'intelligence que bouder
contre sa curiosité, et ne pas profiter d'un contre-temps déjà accepté
de force, pour continuer ses observations. Nul doute que l'Australie ne
renferme des spécimens intéressants, pour moi, de la grande nation des
fourmis!

Pourvu qu'elle en renferme!... car le peuplement de ses campagnes est
si différent du reste du monde!

Autre question qui se présente à mon esprit:--Comment traverser cette
ville immense pour gagner les champs, le _bush_, comme ils disent?...
quel stratagème inventer?... Bah! soyons à l'affût des occasions!...

Et, redescendant de mon observatoire, je pris mes quartiers sur le
pont, parmi des grappins et des chaînes en fer où personne n'allait
des animaux que j'avais pu reconnaître à bord: j'avais remarqué tout
cela!...

Le lendemain matin, un de nos passagers--un Français!--monta sur le
pont, et bientôt son frère, un _squatter_ de la colonie, vint le serrer
dans ses bras. Aussitôt, je résolus de partir avec lui! J'avisai, parmi
ses bagages, un petit sac de cuir qu'il devait probablement suspendre à
ses épaules par une courroie; je profitai d'un moment où il le déposait
près de moi, sur le pont, pour me jeter dans une poche ouverte qui se
trouvait sur le dessous. Je m'y trouvai en compagnie de ses gants et de
miettes de pain dont je fis mon profit.

Tout allait bien jusque-là. Je n'avais à craindre le contact d'aucun
corps dur pouvant me blesser par les chocs ou soubresauts qui me
menaçaient.

C'est ainsi que je quittai le bord!

A peine à terre, mon compagnon enfourcha un bel et bon cheval que son
frère avait amené, et nous partîmes, non sans secousses, à travers les
rues de Melbourne. Nous voyageâmes pendant une heure à travers les
barrières qui servent de clôture aux terrains vendus récemment aux
environs de la ville, et ce ne fut qu'au bout de 12 kilomètres que nous
entrâmes dans le _bush_, c'est-à-dire la vraie campagne.

Je m'étais mise à cheval sur les gants, qui remplissaient presque toute
la poche dans laquelle j'étais, et de là, en me cramponnant bien, je
pouvais tout voir au dehors. La route que nous suivions n'était qu'une
trace faite par les allants et venants, une large bande de terre mise à
nu par le passage des chevaux, du bétail et les sillons des voitures.
Rien de plus primitif!

Nous avions bien marché quatre heures: je n'en pouvais plus, parce que
mon compagnon interrompait souvent par un temps de galop la monotonie
du chemin, lorsque nous arrivâmes sur le haut d'une colline où le
frère de mon hôte arrêta les chevaux pour montrer à son compagnon la
plantation où _nous_ allions. A nos pieds s'étendait une petite plaine
marécageuse: elle était traversée par un ruisseau dont une clairière,
au milieu des grands bois, signalait le cours, et qui allait se perdre
dans une plaine beaucoup plus vaste. Cette plaine s'étendait à notre
gauche, bordée par le Yarra, qui coulait au pied de collines boisées
derrière lesquelles se détachait, plus haute et plus vigoureuse de
tons, la chaîne ondulée des Alpes australiennes.

C'était un panorama splendide.

Tout près de nous, le ruisseau formait la limite de la plantation, et
nous nous dirigeâmes vers un petit pont qui servait à le traverser. Une
demi-heure après nous descendions devant la vérandah de l'habitation; je
sautai à terre et me cachai dans le gazon.

Je n'avais pas fait cent pas dans la prairie que je m'arrêtai, ébahi,
devant une singulière caricature. Figurez-vous une fourmi qui, en
marchant, relève son abdomen si haut en l'air, qu'il se courbe et
couvre son dos, au-dessus du thorax!... C'est insensé, tout simplement!
un abdomen n'a jamais été fait pour servir de parasol!!...

Enfin, telle est l'Australie; la terre des singularités, presque des
impossibilités!

Je reconnus la fourmi que les savants ont baptisée: le _Crematogaster
læviceps_, ce qui veut dire: _Ventre suspendu à petite tête_!!... Je
voulus bien lier conversation avec elle; mais elle parlait un charabias
incompréhensible et me parut peu sociable vis-à-vis des étrangers, tout
en l'étant beaucoup vis-à-vis de ses semblables; car mon premier soin
fut de la suivre pour savoir comment était bâtie sa fourmilière. C'est
un vrai chef-d'œuvre!... Je les vis assez nombreuses sur des accacias
voisins, suspendues à leurs branches basses, sous forme de boules
grosses comme la tête d'un homme, absolument comme _la Tête de nègre
du Brésil_.

Celle du Brésil bâtit, en effet, sa boule si singulièrement que,
toute garnie, en dehors, de petits appendices, elle rappelle, à s'y
méprendre, les cheveux crépus des enfants de l'Afrique.

D'en bas, le nid de mon Crematogaster ressemble beaucoup au guêpier de
certaines espèces: mais je monte tout simplement dans l'accacia pour y
regarder de plus près et je vois qu'il est beaucoup plus compliqué.
Il est formé d'une multitude de ramifications courbes, mêlées et
pelotonnées amenant toutes aux chambres et à des galeries extérieures.

J'ai su, à mon retour en France--car j'y suis revenu!--que l'on
connaissait encore d'autres espèces ayant l'habitude de tenir leur
abdomen redressé; c'est la fourmi de Kerby (_Myrmica Kirbii_) et la
fourmi élargie (_Formica lata_). La première construit son nid sur
les branches des arbres, comme le Læviceps, mais elle le compose de
bouse de vache et elle a l'habitude de donner à ces matériaux la forme
de tuiles qu'elle range comme sur les toits des maisons humaines. Ce
n'est pas assez pour les rassurer contre les intempéries: elles savent
placer, en dessus de leur fourmilière aérienne, un dôme, ou toit séparé
qui se projette tout autour en avant de la circonférence du nid.

La seconde espèce que j'ai citée attache son nid aux branches les plus
grosses des arbres; elle le construit aussi en bouse de vache, mais
elle y mélange des feuilles.

Hélas! je n'étais pas au bout de mes étonnements et, aujourd'hui que,
revenu à une tranquillité profonde, je repasse dans mon esprit tout ce
que j'ai vu, je suis obligé de constater que nulle part n'existe rien
d'aussi extraordinaire que la Nouvelle-Hollande. Si nous examinons les
arbres, nous nous apercevons qu'ils ne donnent point d'ombre, quoique
ornés de belles et larges feuilles, parce que ces feuilles, au lieu de
se présenter horizontalement, comme chez nous, se tiennent verticales
ou sur la branche. C'est pourquoi les forêts les plus épaisses, les
plus splendides, comme arbres d'une hauteur prodigieuse, sont claires
comme en plein champ et montrent un sol garni de hautes herbes comme
une prairie. En Europe, sous les grands arbres d'une futaie, il ne
pousse rien: le sol est nu, le jour est sombre, l'air frais. Là-bas,
le soleil vous rôtit au milieu de la forêt la plus épaisse, comme au
milieu d'un Sahara!

Autre bizarrerie pour nous autres fourmis: tous les arbres qui ne
tiennent pas leur feuillage vertical portent des feuilles si découpées,
si surdécoupées, qu'elles ne fournissent non plus aucun ombrage. Tous
ces végétaux ont une odeur extrêmement forte, quelques-uns l'ont
très agréable, mais la plupart sentent le camphre ou l'essence de
térébenthine.

D'ailleurs, toutes les plantes et tous les arbres de l'Australie sont
à feuilles persistantes: la plupart portent des feuilles longues et
effilées qui pendent comme celles des saules pleureurs et descendent
de branches gracieusement courbées. Quant à leur couleur, elle dépend
de la saison, du sol et aussi de l'âge des arbres. J'ai trouvé dans
les forêts des fougères en arbres, formées de larges parasols d'une
richesse inimitable. Les tons du vert sont d'une richesse, d'une
netteté dont nous n'avons aucune idée: plus clairs que nos arbres.
Mais, ajoutez au-dessus un ciel bleu limpide, placez en dessous des
terrains jaune chaud parsemés d'herbes jaunes et brillantes que la
rosée fait éclore, éclairez tout cela d'un soleil splendide, et vous
comprendrez pourquoi j'admire toute la journée!

Les oiseaux ne chantent point comme en France:--il y en a beaucoup
moins de dangereux pour nous--au lieu des roulades du rossignol et
de la fauvette, on n'entend que des cris particuliers; mais dans le
nombre, il y en a d'une grande douceur, d'une expression plaintive
et charmante. Ce qui m'étourdissait, c'est le nombre prodigieux
des oiseaux; non, jamais la lande de Pora ne m'avait montré pareil
spectacle!... Ils étaient partout, par escouades, sur les arbres, se
poursuivant bruyamment, parés de leurs plumes rouges, vertes, jaunes,
etc... J'étais éblouie!

Maintenant, dirai-je les animaux bizarres que j'ai rencontrés dans
ces campagnes où je suis demeuré plus d'un an à trotter à droite et
à gauche avant d'avoir pu trouver l'occasion de revenir au pays? La
première fois que j'ai vu passer des kanguroos, je crus avoir devant
moi un être ne possédant que deux pattes propres au saut et une queue
puissante.

Un jour, dans le marais, au bord d'une rivière, je me trouve en face
d'un être plus singulier encore: c'était une sorte de grosse taupe à
courtes pattes, la tête terminée par un bec de canard! Je m'approche
et je vois que ses pattes, surtout celles de devant, sont palmées,
comme celles d'un oiseau d'eau. Il avait une queue de castor... Bientôt
il s'enfuit dans un terrier énorme creusé derrière lui, et je le
vois ressortir, près de l'eau, par deux issues, mais à une distance
considérable!

Qu'est-ce cela? Un ami, depuis mon retour en France, me l'a nommé
Ornithorhinque Paradoxal... Soit!... _Quadrupède à bec d'oiseau_
m'aurait semblé meilleur dans la langue des fourmis rouges.....

Je n'étais pas encore à la fin de mes étonnements. Je me flattais que
le tamanoir, notre terrible ennemi américain, ne reparaîtrait jamais à
mes yeux; pas du tout! un animal existe là qui le remplace!...

Je me trouvais, un jour, dans un endroit découvert: j'étais
monté--j'aimais beaucoup cela!--sur un long brin de roseau sec, quand
des enfants arrivèrent en poussant de grands cris et tenant attaché
par la patte un animal dont le corps, roulé en boule, me rappelle un
hérisson gros comme un petit chien.

--Nicobejan! Nicobejan! criait un garçon.

--Jannocumbines!... chantait un autre...

--Cojera! cojera!! bien beun!... disait un jeune nègre frisé.

Quel était ce misérable animal, jouet de ces enfants sans pitié?...

C'était un Échidné épineux, notre ennemi, aussi dangereux que le
tamanoir! Comme lui, sa tête se termine en une sorte de bec d'où sort
une langue aussi longue, aussi bien enduite de glu que chez l'autre.
Cette tête est attachée à un corps de porc-épic. L'animal fuit, dans
un endroit découvert, avec une vitesse si extrême, que rien n'est plus
difficile que de le capturer, d'autant plus qu'il est un fouisseur
d'une telle puissance qu'il entre dans la terre aussi aisément que si
elle était liquide.

--Ne le lâche pas!... Nous le perdrions...

--Bah! Il ne s'enfoncerait pas si vite que cela!.....

--Non?... essaie! L'autre jour, mon patron en a enfermé un dans une
cour pavée: en dix minutes il a enlevé les pavés et s'est enfoncé dans
le sol comme dans l'eau...

--Il a enlevé les pavés?...

--Comme des plumes!... Le patron disait qu'ils eussent été dix fois,
vingt fois plus lourds, il les aurait arrachés tout de même, parce
qu'il passe entre eux la pointe de ses grands ongles.

--Vous l'avez repris?

--Ah! ouiche!!... Comme c'est commode!... un animal qui se met en boule
et qui ne présente plus que des épines pointues comme des aiguilles et
qui vous déchirent les mains! Avec ça, quand on veut le prendre, il rue
des jambes de derrière à tout déchirer avec ses griffes!

--La vilaine bête! Tuons-la!!!...

--Mais non, imbécile! Ne la tuons pas! Allons la vendre, nous en aurons
un bon prix auprès de deux ou trois marchands de curiosités que je
connais.

--Comment l'emporter?...

--Dame!... j'sais pas...

--Traînons-le sur ses piquants.

--Tu vas le tuer... et il vaudra dix fois moins.

--Faut chercher une voiture... La paiera-t-il?...

--Sans doute et bien au-delà...

--J'y vais. Attendez un peu!

L'enfant partit du côté de la ferme qu'on voyait dans le lointain.

--Pourvu, continua l'autre, qu'il ne fasse pas comme celui que le
patron avait mis l'autre jour dans la caisse de son cabriolet!

--Qu'est-ce qu'il a fait?

--Mon cher, quand il est arrivé, on n'a pas pu, par aucun effort, le
faire remuer. Il était attaché aux planches comme une patelle sur un
rocher, la tête et le museau cachés en dessous de ses piquants. A la
fin, le patron se rappela que quand nous voulons enlever des patelles
nous passons dessous une lame de couteau; il m'envoya chercher une
bêche, la passa sous l'animal et le souleva. Il se mit à braire dans le
coffret et nous eûmes bien du mal à le prendre par une des jambes de
derrière.

--Bah!

--Sans doute. C'est le seul endroit par lequel on puisse le tenir!
aussi, tu vois bien que c'est par là que j'ai attaché le nôtre...

La voiture vint, les gamins y montèrent le malheureux échidné au moyen
de la corde qui le tenait et partirent vers la ferme.

J'avais eu le temps de remarquer que tous deux--lui et l'ornithorhinque
que j'avais vu--étaient des mâles, parce tous deux avaient, au pied de
derrière, un fort éperon percé pour répandre une liqueur dans la plaie.
La glande qui la fournit est même visible chez les deux.

Cependant, l'un et l'autre ne se servent jamais de cet éperon et sont
absolument inoffensifs!

Dans quel but le portent-ils?



XX

RETOUR AU PAYS.--REVOIR LA LANDE DE PORA ET MOURIR.


Toute chose a son revers!

Certes, je vivais au milieu de la plus belle nature qui se puisse voir;
mais déjà deux mois s'étaient passés et non sans désenchantement.
Jamais on ne pourra se rendre un compte exact de la population qui
grouillait sous les plantes et les herbes qui couvraient le sol. Je ne
pourrais plus compter le nombre de fois où je jouai ma vie dans une
fuite précipitée, agrémentée de toutes les ruses que me fournissait mon
cerveau.

Sous les pierres c'était encore pis! Je ne rencontrais que serpents,
que scorpions, que centipèdes, que tarentules gigantesques... Jamais
l'imagination des hommes n'a inventé de monstres plus horribles que
tous ceux-là!

Il ne faut pas se dissimuler, non plus, que je vieillissais: mes
anciennes blessures me faisaient souffrir et se rouvraient quelquefois;
les rhumatismes étaient venus, et je sentais bien que ma légèreté me
faisait défaut dans mes nombreuses escarmouches. Je le compris... il
était temps de regagner le pays natal.

Comment faire?

Je me rapprochai de l'habitation: maintenant, j'en connaissais tous les
abords.

L'occasion ne tarda pas à se présenter, plus belle que je n'aurais
osé l'espérer. Mon ancien hôte, le cavalier, repartait pour la France
et devait en ramener sa femme et ses enfants, et s'établir dans une
habitation voisine qu'il avait achetée. Je résolus de le suivre.

Remonter dans ma poche de cuir, être emporté par lui à cheval fut
l'affaire d'une minute.

Je ne pus pas partir sans jeter à cette belle nature un dernier coup
d'œil auquel se mêlait, malgré tous mes ennuis, un sentiment de
regret. Un léger brouillard d'automne glissait, lentement chassé par
la brise du matin et, après les adieux, le silence de la plaine ne fut
interrompu que par les cris des oiseaux rieurs et des Kacatoës qui
se répondaient d'arbre en arbre; par ceux des canards sauvages qui
s'ébattaient sur les rives du Yarra dans les joncs et les lagunes.
Quelle grandeur dans ce silence! Il me fit penser à la lande de Pora:
elle aussi était belle au matin, enguirlandée des fils de la Vierge,
emperlée de rosée!

A midi, nous étions en bateau: les malles avaient été envoyées la
veille. Je m'établis dans la cabine qu'il avait fait arranger à sa
fantaisie, car l'administration les fournit nues.

Bientôt l'Australie disparut à l'horizon. J'allais donc rentrer
au logis! Le bateau, le _Marlborough_, touchait à Rochefort! Ce
_Marlborough_ était un magnifique vaisseau frégate de 1200 tonneaux;
jamais je n'avais vu un pareil luxe; je vivais inconnue chez mon
protecteur comme dans un palais enchanté; d'autant plus qu'en
aménageant _notre cabine_, il avait adopté une fermeture spéciale qui
empêchait l'entrée de toute espèce d'insectes.

Le soixante-dix neuvième jour de notre traversée, nous étions à quai
à Rochefort: nous descendîmes ensemble, mon compagnon et moi, et je
sautai précipitamment sur le quai. Dire quels sentiments agitaient mon
cœur est impossible: j'étais si heureux de reconnaître chacune des
maisons de ce quai que j'avais habité dans le temps, qu'il me sembla
reconnaître en même temps jusqu'aux paniers contre lesquels j'avais
ramassé du sucre... et à tout cela se mêlait comme le sentiment d'avoir
échappé à un grand danger... celui de ne plus revoir mon pays!

Le _Marlborough_ ne faisait à Rochefort qu'une escale de quelques
heures pour déposer au consulat français des papiers intéressants qu'on
ramenait en France, et bientôt je revis la vapeur s'élancer sifflante
et emmener mon protecteur auquel j'envoyai, du fond du cœur, avec ma
reconnaissance pour les services inconscients qu'il m'avait rendus,
tous les souhaits de bonheur possibles.

Mon premier soin fut de gagner la campagne, avec autant d'empressement
aujourd'hui que j'en avais mis, dans ma jeunesse, à la quitter en me
laissant emporter dans la nappe de Tabis et en fuyant de la préfecture
pour venir au port.

Il est vrai que mes voyages et mes aventures m'avaient donné une
expérience précieuse. Je savais maintenant m'orienter et cheminer le
long des chemins et des sentiers, en me tenant à l'abri des ennemis
de notre race. Et puis, l'avouerai-je, je me sentais pleinement
rassuré dans mon pays: il me semblait si pauvre en insectes courants,
grouillants de toutes parts, comparé aux solitudes tropicales, que je
l'aurais volontiers déclaré un désert inhabité, si le cri du pivert
dans le lointain et la vue de certains entonnoirs dont je me tenais
prudemment éloigné, ne m'eussent rappelé que la sagesse enseigne à se
tenir, partout et toujours, sur ses gardes. C'est ce que je fis pendant
la longue route qu'il me fallut entreprendre, car cette distance,
parcourue jadis en quelques heures par la voiture qui m'emporta, me
demanda cinq mortelles journées de marche.

J'arrivais, à l'automne, aux environs du bois natal. Je voyais, près
de moi, le troglodyte à la queue relevée qui suivait les haies dans
le fond du fossé. Le rouge-gorge, au-dessus de ma tête, chantait sa
chanson d'hiver sur les plus hautes branches d'un maigre pommier déjà
dénudé de ses feuilles. Cet arbre est le premier nu, le dernier habillé!

Ah! je reconnais des voix amies! Là-bas, vers la lande, causent des
pies qui jacassent leur chanson criarde avant de se répandre dans
les champs à la chasse des vers de terre. Au haut de quelques sapins
qui marquent la lisière du bois, j'entends deux merles susurrant
joyeusement en se poursuivant de branche en branche: puis, caquetant
comme des petites poules, voilà que j'entends venir une compagnie de
perdrix! Cachons-nous! Je les vois picoter dans le sentier poudreux, à
la recherche de mes pareilles! Elles font voler la poussière de leur
bec impatient qu'elles frappent sans relâche contre la terre, plutôt
par habitude que pour y ramasser une nourriture quelconque. La poule
fait ainsi.

Dans l'arbre sous une écorce duquel je m'étais caché, j'entendais
une compagnie de petites mésanges à tête noire monter, descendre et
piper à qui mieux mieux. Alertes, turbulentes, elles vont échenillant,
nettoyant... Cachons-nous vite ailleurs! Le danger est là!...

Je dus fuir une seconde fois précipitamment devant ces petits becs
dangereux dans leur fouille minutieuse des écorces.

Que disais-je donc que mon pays était inhabité, désert? que le danger
ne s'y présentait sous aucune forme? Hélas! le danger y existe comme
partout. La vie, dans notre monde sublunaire, n'est qu'un combat; _vœ
victis_ est la loi générale!

Et j'arrivai cependant peu à peu à la lande de Pora... ô ma belle
patrie!

Voilà donc le carrefour des chemins avec la croix obligée: bâtie en
bois, elle porte sur sa tige principale une petite niche, grillée de
fer, dans laquelle la piété du paysan a placé une bonne Vierge de
plâtre. A droite et à gauche de la croix, un tilleul énorme, mais
bientôt sans feuilles, étend ses branches bienfaisantes et offre une
ombre épaisse, en été, au voyageur fatigué.

La barrière du champ voisin est renversée; la porte est ouverte, et je
vois le laboureur passer en chantant sa chanson et guidant sa charrue,
dont l'essieu crie lamentablement. Il suit le large chemin de la lande;
ce chemin des pays pauvres avec sa physionomie toute particulière. Quel
bonheur pour moi de revoir la terre rouge apparaissant le long des
grandes ornières qui se croisent en cet endroit où le chemin semble
s'étaler sur la campagne, tandis que plus loin, en meilleur endroit,
nous le verrons étroit et encaissé!!...

Une heure après, j'avais passé sur les pierres blanches et j'arrivais
au milieu des miens. La fourmilière avait été réparée, reconstruite
après la catastrophe de la découverte du trésor.

Je trouvai là de nombreux enfants qui ne me connaissaient point; mais
quelques vieilles fourmis de mon âge existaient encore et hantaient
l'infirmerie, qui, en me regardant fixement dans les yeux un moment,
me reconnurent... Bientôt nous avons croisé les antennes et parlé des
souvenirs d'autrefois!

[Illustration: QUELQUES VIEILLES FOURMIS HANTAIENT L'INFIRMERIE.....]

Ce fut une ovation véritable lorsqu'on sut qu'Hercule était revenu!
Je suis le héros légendaire de toutes les fourmilières de la contrée.
Maintes fois j'ai dû conter aux enfants mon odyssée, et, certes, je
n'ai pas fini!

Puissé-je leur inculquer ainsi la prudence et la vertu!

[Illustration: Le hideux marabout avala mon père, ma mère, mes frères
et mes sœurs.]



LES MÉMOIRES D'UN PIERROT



I

L'HOSPITALITÉ D'UN MARABOUT

  Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire,
  Je n'en veux pour témoin qu'Hercule et ses travaux.

  (LA FONTAINE.)


Le premier événement dont j'ai gardé le souvenir fut un terrible
cataclysme qui me priva, d'un seul coup, de toute ma famille et fit de
moi un pauvre orphelin.

Je suis né dans le Jardin d'acclimatation du bois de Boulogne. Ma mère
avait fait choix, pour établir son nid, du toit en chaume recouvrant
la maison d'un énorme, mais affreux oiseau que l'on nomme Marabout.
C'est celui auquel les femmes des hommes arrachent ces charmantes
plumes blanches semblables à une neige légère qu'elles se plantent sur
la tête. Ce n'est pas moi, chère maîtresse, qui vous engagerai jamais
à vous affubler de cet étrange ornement! Ah! si vous saviez où on les
recueille, ces plumes si légères!!!

Tapis sous le chaume croisé, nous vivions dans la plus grande
abondance; la pâtée des oiseaux étrangers assemblés dans ce jardin
fournissait à mon père et à ma tendre mère une mine inépuisable pour
nous nourrir, et la prévoyante Pierrette avait choisi la maison du
Marabout à cause de la proximité de l'eau, qui lui permettait de
trouver facilement au bord les vers dont nous avons impérieusement
besoin pendant notre jeune âge, surtout au moment de la croissance de
nos plumes. J'avais pour compagnons de nid deux frères et deux sœurs,
et nos parents n'attendaient plus que quelques jours pour nous montrer
l'usage de nos ailes. Hélas! qu'il y a loin de la coupe aux lèvres!

Une nuit, le vent s'éleva sous la pression de l'orage. Tapis au fond de
notre nid, sous les ailes de nos parents, nous tremblions aux lueurs
répétées des éclairs et sous les chaudes rafales qui ébranlaient
la maisonnette sur ses fondements. Transis de peur, mouillés par
des torrents d'eau qui se faisaient jour à travers les pailles et
ruisselaient sur notre nid, nous nous serrions les uns contre les
autres sans oser même pousser un cri.

Enfin le soleil paraît, mais faible, mais voilé; le vent redouble de
force et, tout à coup, un grand mouvement se fait dans notre demeure;
la tempête précipite la toiture en bas, et nous nous voyons tous
éparpillés sur le sol aux pieds du Marabout.

Mon père gisait écrasé sous la pression d'une poutre, ma pauvre mère ne
battait plus que d'une aile: son dévouement nous avait préservés, et
tous cinq, pantelants, grelottants, mouillés, nous gisions sur le sol
boueux, poussant de faibles cris de terreur. En moins de temps que je
n'en mets à l'écrire, horreur!!! le hideux Marabout eut avalé mon père,
ma mère, mes frères et mes sœurs!... Affreux trépas!

Un peu plus loin du monstre, j'étais tombé contre la séparation en fil
de fer qui limitait ce préau du voisin où habitaient des outardes.
Au moment où, de ce pas grave que prendrait un bourreau mû par la
fatalité, le Marabout avançait vers moi, ouvrant son bec immense,
j'avisai un trou dans la terre auprès de moi. M'y précipiter fut
l'affaire d'un clin d'œil, et le coup de bec qui m'était destiné ne
rencontra que le vide. Furieux, l'immonde animal redoubla, d'un coup
terrible, sur le trou dans lequel je m'étais réfugié. Mais j'avançais
doucement le long de mon souterrain, et le coup de pioche du Marabout
n'eut pour effet que de me fermer tout passage par là, en éboulant les
terres derrière moi.

Où étais-je?... Je recueillis un instant mes idées, puis je me décidai
à pousser en avant. Bientôt une légère lueur apparut devant moi et je
sortis de terre en face du père Outarde, qui me regardait d'un air fort
intrigué. J'étais sauvé! Ce souterrain était une galerie de passage
creusée par les rats pour passer d'un préau dans l'autre.

Je frémis encore quand je pense au danger que je courus ce jour-là,
tant au-dessus qu'au-dessous de terre.

Le digne oiseau chez lequel le hasard m'avait fait entrer voulut bien
ne me point faire de mal; il me regarda dédaigneusement, tourna les
talons et ne s'occupa plus de moi. J'en profitai pour me réfugier au
milieu d'une touffe d'herbe, et là je m'efforçai de me sécher un peu et
de réchauffer mes membres engourdis.

Bientôt la faim, la cruelle faim se fit sentir. J'appelai; mais qui
appeler? J'étais seul au monde. Ah! mes chères lectrices, plaignez de
tout votre bon petit cœur le sort de l'enfant orphelin!--J'appelais de
temps à autre... par habitude, car je sentais mes forces s'en aller...
je compris que j'allais mourir.

Heureusement, les moineaux donnent quelquefois aux hommes un spectacle
dont plus d'un de ces derniers pourrait faire son profit. Tandis que
je me sentais périr, un conciliabule se tenait au-dessus de ma tête,
entre les branches des petits chênes, puis tous les moineaux présents,
jeunes comme vieux, descendirent auprès de moi et vinrent m'apporter
la becquée. Merci à leur charité! Merci pour les bonnes paroles qu'ils
vinrent me dire et par lesquelles ils relevèrent mon courage. Les
plus jeunes étaient tellement empressés à leur œuvre de bienfaisance,
qu'ils venaient à mon secours même en présence d'un nombreux groupe
de promeneurs amassés contre la barrière. Les vieux, plus rusés, plus
expérimentés, attendaient que nous fussions seuls pour descendre
m'apporter leur aide et leurs conseils. Cela dura trois jours et trois
nuits pendant lesquels, hissé sur une sorte de boîte qui se trouvait
dans le préau, je dormis bien paisible, ayant à mes côtés deux solides
pierrots qui me réchauffaient et me servaient de gardes du corps. Le
quatrième jour, je ne ressentais plus aucune douleur de mes contusions;
je n'avais plus que le chagrin immense de la perte de tous les miens,
et sur le midi, aux rayons d'un beau soleil, je pus prendre ma volée et
aller, sur les arbres voisins, remercier mes sauveurs.

Je poussai même l'amour de la vengeance jusqu'à voler au-dessus du
Marabout avec l'intention de m'asseoir sur sa tête chauve pour la
larder de coups de bec; mais son bec formidable m'inspira une terreur
si salutaire que je renonçai à mon projet et me contentai d'y laisser
tomber quelque chose dont il ne s'aperçut seulement pas!

Que faire? Que devenir?

J'aurais pu demeurer au milieu de la nombreuse tribu de mes semblables
qui habitent le jardin; mais le souvenir trop récent de la catastrophe
à laquelle j'avais échappé me poursuivait, et me faisait prendre en
haine un endroit où un pauvre moineau ne pouvait pas même en sûreté
faire son nid et élever sa famille.

Peut-être aussi ne peut-on pas fuir sa destinée. Sans doute se
développait déjà en moi ce goût des voyages qui a rempli toute ma vie
et a fini par m'amener au bonheur, au repos, près de mon amie.

Je me résolus à partir. Aussitôt dit, aussitôt fait! Le lendemain
matin, le soleil levant me trouva déjà en plein bois, suivant une
allée vers la cascade. De là, je gagnai le champ de course, je passai
par-dessus la Seine et arrivai à Saint-Cloud. A partir de cette étape,
je ne connais plus, de nom, aucun des endroits où les événements
m'ont poussé; je n'ai plus dans la tête et dans le cœur qu'un mot:
celui de _Bon-Repos_. Ainsi s'appelle le château du père de Claire,
château qui serait parfait, s'il y avait un peu moins de hiboux dans le
parc;--_Bon-Repos_, l'endroit béni où je veux mourir sur les genoux de
mon amie!

[Illustration: Dans les blés.]



II

MA PREMIÈRE AMIE

  Les blés d'alentour mûrs avant que la nitée
      Se trouvât assez forte encor
      Pour voler et prendre l'essor,
  De mille soins divers l'alouette agitée
  S'en va chercher pâture, avertit ses enfants
  D'être toujours au guet et faire sentinelle...

  (LA FONTAINE.)


Au loin s'étendait la plaine, couverte en partie de moissons dorées
étendues par endroits, tandis qu'en d'autres parties les épis, couchés
à terre en longues traînées, laissaient le sol à découvert. De place en
place, de grands espaces verts m'indiquaient des pâturages; quelques
haies, quelques arbres le long des chemins rompaient seuls l'uniformité
de ce magnifique spectacle. Au-dessus, un ciel bleu, limpide, sans
nuages, et partout les brûlants rayons du soleil de juillet.

Nous autres oiseaux, nous digérons vite et il nous faut manger sans
cesse. La faim se faisait sentir.

Je m'élançai vers l'un des champs moissonnés, pensant que les épis en
tombant avaient répandu quelques grains mûrs dont je ferais mon profit.
Au moment où je m'abattais dans les herbes, je vis aller et venir
anxieusement un oiseau à peu près de ma taille, mais dont la démarche
était beaucoup plus rapide que la mienne. Il cherchait à terre quelque
chose, et j'avoue que je n'y voyais rien qui valût la peine de ce soin.
Je marchai à sa rencontre, et voyant qu'il ne prenait aucun souci de
moi:

--Holà! Qui êtes-vous?... demandai-je.

Point de réponse.

--Êtes-vous sourd?

Pas de réponse.

Très intrigué de cette quête affairée, à laquelle je ne comprenais
rien, en même temps piqué qu'il ne répondît pas mieux à mes avances, je
marchai encore quelques pas vers lui et, le touchant de mon aile:

--Je ne vous veux point de mal, voisin, pourquoi ne me répondez-vous
pas?

--Je n'en ai pas le loisir.

--Veuillez au moins me dire comment vous vous appelez?

L'oiseau s'arrêta un moment, me regarda de ses grands yeux intelligents
et me répondit:

--Vous ne me connaissez donc pas?

--Non, en vérité.

--Pauvre enfant! vous êtes jeune, je le vois bien. Apprenez donc que je
me nomme l'_Alouette_: c'est moi qui chante l'_Angélus_ des oiseaux, le
matin, à midi et le soir.

--Merci, madame l'Alouette; moi, je m'appelle Pierrot.

--Je le sais bien, fit-elle. Vos pareils ordinairement ne valent pas
grand'chose, mais...

--Il y a des exceptions, Madame, je vous l'assure.

--Je veux bien vous croire.

Tandis qu'elle parlait dans son gentil langage, je la regardais
attentivement. Sur sa tête gracieuse se dressait une huppe formée
de plumes élégantes; sa robe était grise; grivelée de deux ou trois
tons tirant un peu sur le jaune et donnant à sa parure une couleur
tellement semblable à celle de la terre, que si je m'éloignais d'elle
de quelques pas, sa voix seule m'indiquait sa présence. Gracieuse dans
toute sa personne, un seul détail me choquait par sa singularité:
c'était la longueur démesurée de son pouce, plat et armé d'un ongle
sans courbure plus long que son doigt. Je lui en fis l'observation, et
elle m'expliqua que, grâce à cette conformation spéciale, les doigts de
l'alouette ne peuvent se fermer comme les nôtres et former une _pince_
par leur opposition avec le pouce. Aussi l'alouette ne peut-elle pas
embrasser une branche sous sa patte et est-elle obligée de ne jamais
percher.

--Vous passez donc votre vie à terre? lui demandai-je.

--Mais oui.

--Ce doit être bien fatigant, marcher sans cesse dans les terres
labourées?...

--Non, parce que notre pouce, qui vous semble un embarras, je le vois
bien, nous soutient sans effort sur les terrains mous et sableux.

Tout en devisant ainsi, nous quittions le champ et descendions sur
la route, auprès d'un cantonnier qui cassait des pierres et dont
l'Alouette n'avait pas peur. Elle le connaissait depuis longtemps, et
souvent, pendant son dîner, le bonhomme lui donnait des miettes de pain
noir qu'elle s'empressait, me dit-elle, de distribuer à ses petits. Une
voiture vint à passer; nous nous envolâmes, moi sur un buisson de la
haie voisine, elle dans les airs, me disant, en partant, de sa douce
voix flûtée:

  Attends-moi, mon ami...
  Attends, attends-moi...
  Je vais chanter au ciel
  Et je reviens à toi!
  A toi! à toi!

Et elle ouvrit ses ailes longues, vigoureuses, infatigables. Je la
regardais ébahi monter, monter, monter toujours, et me sentais envahi,
je ne sais pourquoi, par une poignante inquiétude. Comment la tête ne
lui tourne-t-elle point?... Pendant ce temps, elle montait toujours,
décrivant des cercles gracieux dont chaque tour l'élevait davantage et
faisant entendre sa voix qui, malgré l'éloignement, m'arrivait toujours
aussi nette, aussi distincte, aussi forte! Ce fait me remplissait
d'étonnement; mais depuis j'ai, un jour, entendu un homme très savant
me dire que ce fait était inexplicable pour lui,--ce qui ne m'étonne
pas, puisqu'il l'est bien pour moi! Aujourd'hui, je regrette vivement
de n'avoir pas songé à demander à ma chère Alouette comment elle
accomplissait ce tour de force.

Elle monta ainsi à plus de mille mètres de hauteur. Un quart de
lieue en l'air! Je ne la voyais plus, mais je l'entendais toujours,
et pendant une demi-heure elle chanta, sans effort, sans fatigue
apparente. Ses thèmes étaient toujours variés, mélodieux, tendres
et limpides, quoique tristes. Bientôt j'entendis aussi les autres
alouettes de la plaine qui, comme elle, chantaient en montant vers
les nuages et comme elle obéissaient sans doute au besoin inné et
instinctif qu'elles ont de se balancer de temps en temps dans un air
plus pur que le nôtre. Je l'appelai de ma voix la plus forte:

--Reviens, amie! descends!

Quel enfantillage! Je ne réfléchissais pas qu'elle ne pouvait
m'entendre, puisque j'ignorais l'art de faire porter ma voix aussi
loin que la sienne. Tout à coup j'entends au-dessus de ma tête un
cri d'effroi, un _qui-vive_ strident poussé par une hirondelle qui
effleurait mon buisson... A côté de moi, une bergeronnette, se
balançant sur un tas de pierres, répond par un appel perçant et
s'envole... Que veut dire tout cela?

Blotti parmi les épines de mon buisson, je suivais de l'œil ma nouvelle
amie, qui apparaissait comme un point noir dans le bleu du ciel; je
l'apercevais prête à redescendre, quand soudain un oiseau beaucoup plus
gros que nous, doué de grandes ailes pointues et armé d'un bec crochu
et formidable, passa, rasant la haie dans laquelle je me cachais...

L'effroi paralysa mes sens, quand j'entendis le bonhomme de cantonnier,
auprès duquel l'oiseau volait, marmotter entre ses dents:

--Gredin d'émouchet! va!... N'attaque pas mon Alouette, au moins, car
tu aurais affaire à moi!

De ses yeux perçants, l'émouchet avait vu mon amie. Il bondit et
s'élança dans la nue, obliquement, sans cependant perdre de vue
la pauvrette, qui, d'un coup d'aile rapide, monta au plus haut du
ciel. L'émouchet courut alors une bordée qui le rapprochait d'elle;
mais, tout à coup, l'Alouette plia ses voiles, et, comme une pierre
qui tombe, d'un coup elle arriva au pied de la haie. Ouvrant alors
ses ailes à quelques pas de terre, elle amortit sa chute et, d'un
revers, se blottit dans les hautes herbes. Elle y arrivait à peine que
l'émouchet tombait à son tour, mais trop tard! Malgré ses yeux jaunes,
féroces et inquisiteurs, qui luisaient comme des escarboucles, il
n'aperçut pas l'Alouette, blottie et immobile.

[Illustration: COMBIEN J'ÉTAIS HEUREUX DE VOIR LE BRAVE CANTONNIER...]

Il s'éloigna, battant de l'aile d'un air mécontent...

Combien j'étais heureux! autant de la savoir sauvée que de voir le
brave cantonnier qui, armé de son marteau à long manche, arrivait à son
secours.

Je m'approchai d'elle et nous nous mîmes à causer comme des bons amis
qui se retrouvent; malheureusement, elle se montrait un peu plus
réservée que je ne l'eusse désiré: comme tous les habitants des
campagnes, elle était défiante et ne se livrait pas au premier venu.

Cependant, je lui parus un bon enfant de Moineau; elle fut convaincue
que j'avais le cœur sensible, peut-être se souvint-elle de l'amitié
séculaire qui lie nos deux races; toujours est-il que sa raideur se
détendit, qu'elle me raconta ses malheurs et m'initia aux dangers
que mon espèce redoute; car, hélas! ici-bas, chacun de nous a ses
ennemis.--Heureux ceux qui n'en ont qu'un!

--Je ne suis plus jeune, me dit-elle; j'avais échappé jusqu'à présent
à tous les pièges qui nous ont été tendus par les enfants des hommes;
j'en étais fière et m'en glorifiais.

Hélas! combien je suis punie aujourd'hui de ma présomption!

Nous construisons ordinairement notre premier nid de bonne heure, vers
la fin d'avril, afin que nos petits soient assez forts pour s'envoler
avant que l'homme récolte ses grains. Dans les champs ensemencés, nous
profitons d'une petite cavité naturelle au fond d'un sillon, pour y
amasser quelques feuilles, un peu d'herbes fines, du crin bien choisi,
et là-dessus nous pondons quatre à cinq œufs, les plus charmants qui
existent, à nos yeux du moins. Nul ne peut fuir sa destinée, et le
malheur poursuit certains êtres sans relâche. Ma première couvée fut
détruite par un orage: moi-même, je ne dus mon salut qu'à la présence
d'esprit de mon mari, qui me sauva d'un torrent d'eau emportant au loin
notre nid et nos œufs déjà brisés.

Nous nous remîmes avec ardeur à préparer une seconde couvée: mais je
voyais avec douleur que les blés mûrissaient trop vite et que nos
petits ne seraient jamais assez forts à la moisson prochaine. Les chers
enfants, cependant, se montraient pleins de courage. Tout jeunes, ils
avaient quitté le nid et s'efforçaient de nous suivre; mais leurs
petites jambes leur refusaient bientôt service et leurs ailes ne les
retenaient pas encore assez dans les airs pour me rassurer entièrement.

Je jugeais donc l'année très hâtive. La chaleur se fait sentir intense
et sans relâche, le grain pouvait être récolté près de quinze jours
plus tôt qu'à l'ordinaire.

Un matin, j'étais allée au loin faire provision de petits insectes
mous, de chenilles, car cette nourriture animale augmente rapidement
les forces de nos enfants. Pendant ce temps, vint le maître du champ
avec ses ouvriers. La faux des moissonneurs accomplit son fatal office
et, dans un sillon, découvrit la retraite de ma chère couvée! Ravis de
leur trouvaille, ces hommes cruels emportèrent mes enfants pour les
élever et les tenir en cage, afin d'entendre leur douce chanson. Ah!
que pareil malheur n'arrive jamais à leur famille! Que Dieu les garde
de la maison sans enfants: le poète l'a dit!

--Pauvre mère!

--Je n'ai pas perdu cependant tout espoir de les délivrer... C'est
peut-être le ciel qui vous envoie vers moi, et si vous vouliez me venir
en aide, nous parviendrions, peut-être, à les rendre à la liberté et à
mon amour.

--Comment faire?

--J'ai reconnu, par de légers duvets épars sur le lieu du sinistre,
qu'ils ont essayé de se sauver. Hélas! que n'étais-je là pour les
secourir ou mourir avec eux!

--Oui, vraiment, dis-je à ma nouvelle amie, je ferai tout mon possible
pour vous venir en aide. Comptez sur un ami!

--S'il en est ainsi, suivez-moi. Les moissonneurs vont dormir une
heure: la chaleur excessive et le travail auquel ils se livrent les
obligent à prendre quelque repos. Cherchons à reconnaître, parmi
eux, quel est le maître. C'est lui qui doit posséder ma nichée. Nous
le suivrons vers sa maison et j'aurai bientôt découvert où sont mes
enfants... Le cœur de leur mère le saura deviner!

--Partons, répondis-je enflammé d'un beau zèle.

--Pas avant que je vous aie remercié, jeune étranger, de l'aide
désintéressée que vous me fournissez. Fasse Dieu que vous ignoriez
toujours des douleurs semblables à la mienne!

D'un coup d'aile nous volions autour des travailleurs, et il nous fut
aisé de distinguer qui marchait en tête de l'escouade et qui donnait
les ordres.

--Hélas! mon ami Pierrot, nous serons obligés d'attendre jusqu'au soir!

--Le croyez-vous?

--Sans doute. Le maître commence chaque sillon, les moissonneurs sont
en plein travail... Ah! que le temps me semble long loin des miens!...
Pauvres petits!

Tandis que la mère inconsolable se lamentait, une femme apparut dans
son rustique costume, apportant les vivres du goûter, et moi, perché
sur une javelle voisine, je me laissai aller au plaisir de contempler
cette scène d'une naïveté biblique.

Il existe une véritable poésie dans l'accomplissement des travaux des
champs. Ces hommes basanés sous les rayons ardents du soleil, ces
rudes figures, ces bras hâlés armés de la faux ou de la faucille, ces
costumes simples; au loin, le tintement du marteau sur la faux qu'il
aiguise, tout cela emprunte au cadre de la nature une certaine majesté
austère, qui frappe vivement l'esprit. Je n'avais pas encore assisté
à semblables spectacles; j'admirais autant l'encadrement de la scène
que le jeu des acteurs. Ils y allaient, d'ailleurs, de tout cœur. Sous
leurs dents avides disparaissaient les robustes provisions; le grand
pichet au cidre faisait le tour de la compagnie et recevait de rudes
accolades: chacun, à part quelques quolibets joyeux, accomplissait
aussi rondement cette tâche que la précédente, et l'on sentait que tout
à l'heure la faucille manœuvrerait aussi facilement que maintenant la
cuillère. Braves gens! Comme ils se hâtent lentement! Il y a dans tous
leurs mouvements je ne sais quoi de la tenace langueur du bœuf dans
le sillon; leur manière de manger, consciencieuse et lente, n'est pas
exempte d'analogie avec le ruminage de ces mêmes bœufs qui accompagnent
leurs travaux.

Le maître se hâtait, lui: il savait que demain le mauvais temps pouvait
venir, qu'il fallait abattre le plus de besogne possible, alors que
rien ne menaçait.

--A l'œuvre, mes gars! dit-il, quand le pichet eut accompli sa dernière
tournée.

--Merci, la mère! fit-il en se tournant vers la femme.

Chacun se releva, un peu péniblement d'abord, puis regagna le sillon
commencé. Au bout de cinq minutes les faucilles allaient toutes
seules...

Je contemplais tout cela sans me lasser, tandis que ma compagne ne
tenait point en place, tant l'impatience la dévorait.

[Illustration: JE REGARDAI L'ALOUETTE AVEC DE GRANDS YEUX ÉTONNÉS]

--Elle ne s'en retournera donc pas? soupirait-elle.

--Qui donc?

--La fermière! sans doute...

Je regardai l'Alouette avec de grands yeux étonnés; elle reprit:

--Nous la suivrons.

--Je le veux bien; mais pourquoi faire?

--Mes enfants sont chez elle...

--Ah!

En effet, nous fûmes bientôt arrivés, derrière la bonne femme, à une
maison assez coquette, abritée de grands arbres et devant la porte de
laquelle deux jeunes enfants jouaient gaiement.

Nous nous arrêtâmes sur un des pignons de la grange, et, de là, je
fus surpris de l'aspect propre, décent, coquet de cette demeure.
Point de tas de fumier devant la porte, point de ces résidus malsains
pour la famille et si désagréables pour la vue et l'odorat. Au lieu
de ce spectacle habituel dans nos fermes, un grand emplacement sablé
permettait aux voitures d'approcher et de manœuvrer avec sécurité et
propreté. Cela n'empêchait pas la vie de circuler de toutes parts et
l'aisance d'apparaître partout. Déjà des toits voisins, couverts de
pigeons magnifiques, deux ou trois s'étaient détachés pour venir nous
regarder sous le nez. Mon amie avait pris son vol et furetait partout;
moi, je m'étais reculé, ainsi qu'il m'avait semblé prudent de le faire;
puis, gagnant un des arbres touffus à ma portée, j'y rencontrai une
troupe de mes pareils au milieu desquels je trouvai une réception...
charmante et cordiale au plus haut point... des coups de bec à loisir.
N'étant pas le plus fort, je m'esquivai et, caché sous le toit de la
maison, je cherchai des yeux ma compagne.

--Ne voyez-vous rien, mon ami Pierrot?

Cette voix désolée me ramena au sentiment de ma position et au souvenir
de ma promesse; je me reprochai de flâner ainsi, tandis que cette mère
souffrait; je résolus d'agir.

--Je ne vois rien, amie; mais je vais chercher.

Et, par un trou, je m'introduisis dans le grenier. Le plus difficile
n'était pas d'y entrer, mais d'en sortir: je me le rappelai alors qu'il
n'en était plus temps, quand une forte odeur de chat me fit souvenir
que je risquais tout bonnement ma peau dans un endroit si mal hanté!
Heureusement on est jeune! on ne doute de rien et l'on se dit: au petit
bonheur!

Je continuai ma recherche, redoublant de prudence... et il en était
besoin. Tout le monde connaît les immenses greniers des constructions
campagnardes; de hautes charpentes soutiennent les toits et forment,
dans leur longueur, comme les échelons d'une gigantesque cage. Je
me réfugiai sur l'une de ces charpentes pour inspecter de là les
profondeurs d'un escalier dans lequel il me semblait entendre comme un
léger ramage de jeunes oiseaux. Ce n'était rien...

Au moment où je me retournais plein de confiance, apparut en face de
moi, sur ma poutre... une oreille, puis deux, pointées vers moi, puis
un œil, deux yeux flamboyants!... Sans que je puisse me rendre compte
comment cela se passa, un corps bondit, énorme, blanc, ébouriffé...
je le vois encore en l'air! O mes enfants! L'amour de la vie est
instinctif! Prêt à perdre connaissance de frayeur, je me laissai
tomber; j'ignore comment, ni par quel miracle je me trouvai sur mes
ailes, voltigeant au travers du grenier.

Hélas! tout danger n'était pas écarté, au contraire: mon ennemi--un
énorme chat, je le vois à cette heure--commença une poursuite acharnée.
Pourchassé de poutre en poutre, je volai au plus haut du toit; mais là
plus de barreaux, un pieu tout droit!... Que devenir? Une fois, deux
fois, je me crus perdu, l'anxiété me fit battre le cœur à briser ma
poitrine... et le chat montait toujours!...

Le hasard--non! soyons juste--la Providence me fit apercevoir une
petite cheville qui dépassait la paroi du poteau: en un clin d'œil j'y
fus cramponné; à peine si la place suffisait à me soutenir, et de là je
pus voir pendant deux minutes--deux siècles!--mon ennemi aiguisant ses
griffes contre le pieu, essayant de s'y cramponner, sans toutefois oser
quitter la partie transversale. L'affreuse bête! comme elle passait sa
langue rouge sur ses longues dents blanches! comme elle me dévorait de
ses yeux sanglants!...

Enfin, n'y tenant plus, le chat se recula; puis, mesurant longuement
son élan, il s'élança... Mais sa force trahit sa méchanceté: il ne
m'atteignit point et, tombant du haut en bas du grenier, jura d'une
formidable manière et déguerpit par l'escalier en faisant le gros dos.
Je poussai un soupir d'allégement, et rendant grâce au ciel de ma
délivrance, me hâtai de repasser par mon trou et de sortir. Comme le
ciel me sembla beau!

J'appelai l'Alouette de toutes mes forces. Personne ne me répondit.
La faim venait. Je me hasardai à descendre dans la cour auprès des
volailles; après tant d'émotions et de si terribles, j'éprouvais un vif
besoin de reprendre des forces.

Impossible! un horrible coq m'allongea un coup de bec qui, s'il
m'eût atteint, eût brisé à jamais la chaîne de mes aventures. Il ne
me restait qu'à m'esquiver, ce que je fis le ventre vide et le cœur
anxieux. Je regagnai mon encoignure et, de là, jetai un triste regard
sur les jattes pleines de graines et de soupe que défendait si bien le
coq. Tout à coup un cri retentit près de nous:

--Au feu! au feu!

Heureusement, les moissonneurs rentraient en ce moment, et chacun de
se précipiter du côté du sinistre. On s'aperçoit alors qu'un ouvrier
s'est endormi la pipe à la bouche, que le feu a pris à la paille sur
laquelle il était couché et de là s'est communiqué à la grange. Tout
le monde fut digne d'éloges; quant à moi, je ne rougis pas de le dire,
je tremblais comme la feuille: en vérité, ce n'est point mon métier de
marcher au feu! Le maître fermier était d'ailleurs très aimé; aussi
tous ses employés rivalisèrent-ils de zèle et de dévouement. Comme
cette ferme était isolée et présentait une importance considérable, le
fermier avait fait l'acquisition d'une pompe à incendie, qui aussitôt
fut mise en activité.--La grange fut sacrifiée; on fit ce qu'on appelle
_la part du feu_; puis, comme les récoltes étaient encore aux champs,
la perte fut aussi réduite que possible.

Au milieu du brouhaha causé par cet événement, je m'étais caché entre
les branches d'un arbre, loin des tourbillons de fumée, observant
de mon mieux ce qui se passait autour de moi. Quand tout danger fut
écarté, on mesura l'étendue des pertes subies par le maître de la
ferme et ce fut presque de la joie qui régna chez ces braves gens! Ils
regrettaient moins ce qu'ils avaient perdu qu'ils ne se réjouissaient
d'avoir conservé ce qu'ils auraient pu perdre. Le malheureux qui avait
été cause du sinistre avait succombé, étouffé par la fumée. Il fut
religieusement porté dans un bâtiment un peu éloigné de l'habitation,
et là, tour à tour, chacun vint remplir un pieux devoir. Le maître fit
distribuer aux travailleurs du vin et du cidre, et il remerciait avec
de bonnes paroles tous ces ouvriers qui, par leur courage, lui avaient
conservé la plus grande partie de sa fortune. Pas un des bestiaux
n'avait péri, grâce au soin du bouvier, qui les avait fait sortir avant
qu'ils s'aperçussent du feu, et l'on avait eu grand'peine, car l'écurie
tenait à la grange, et quand ils sont épouvantés par les flammes, les
animaux ne veulent plus sortir et se laissent brûler, affolés par la
vue du danger. On vint cependant à bout de les pousser dehors, en leur
bandant les yeux et en les excitant par de bonnes paroles.

Sur ces entrefaites, la nuit arriva, tranquille et sereine. Mon amie
avait cherché une retraite dans un champ près de l'habitation, après
avoir chanté sa chanson dans les airs. Quelques hommes veillaient
auprès du brasier, et je voyais entre les feuilles leurs silhouettes
passer devant la réverbération des dernières planches qui brûlaient.

Au point du jour, ma compagne me supplia encore de continuer nos
recherches. J'eus l'idée de passer derrière la grange incendiée, et je
n'eus pas plutôt tourné autour de ce feu à peine éteint que je vis une
petite cage suspendue à un pan de mur encore debout. Cette cage était
intacte... je volai dessus... Elle contenait la famille de la pauvre
Alouette, mais hélas! pendant le désastre, les petits oiseaux avaient
été asphyxiés par la chaleur. Je m'éloignai le cœur navré et dus
appeler tout mon courage à mon aide pour apprendre ce triste événement
à la mère inconsolable; son désespoir me fendait le cœur, et, malgré
tout ce que je pus lui dire, elle voulut demeurer aux environs de ce
lieu qui lui rappelait de si tristes souvenirs.

--Mon bonheur est détruit, me dit-elle. Je veillerai près de ces
restes chéris. J'y attendrai les troupes nombreuses de mes compagnes
qui, à l'automne, descendront dans les plaines. Au milieu d'elles, je
retrouverai, sinon l'oubli, du moins le calme et l'amitié.

--Vous émigrez donc chaque année?

--Non, me dit-elle, nous changeons de canton; les unes se rapprochent
des bords de la mer, les autres recherchent les endroits où les blés
d'hiver leur permettent de fourrager pendant la froide saison.

--Du courage! ma chère amie; quittez, au contraire, ce pays de malheur;
partons ensemble pour voir le monde, le temps amène un adoucissement
aux plus grands maux.

--Non, mon ami, je demeure: parmi les miens, je serai peut-être moins
malheureuse.

Tout ce que je pus ajouter pour la convaincre fut inutile. Je restai
quelques jours avec elle pour lui prodiguer mes consolations, mais
la nature des moineaux francs ne leur permet pas une constance
perpétuelle: il leur faut la vie insouciante et libre. Je fis donc mes
adieux à cette mère désolée; elle me remercia du peu que j'avais fait
pour elle, et je repris mon vol à travers champs.

Mon premier projet, en me retrouvant seul, fut de retourner au bois
de Boulogne. Pourquoi? Je n'en savais rien, je n'y avais été que
malheureux! Il faut croire que le pays natal a de secrets attraits
auxquels, pas plus que les hommes, nous ne savons nous soustraire!

Mais le destin en avait décidé autrement. Le pierrot va, en ce bas
monde, où les circonstances le mènent; heureux si le ciel lui accorde
un ami.



III

L'ÉLECTION DU ROI DES OISEAUX

  Nul animal, nul être et nulle créature
  Qui n'ait son opposé: c'est la loi de nature.
  D'en chercher la raison ce sont soins superflus.
  Dieu fit bien ce qu'il fit, et je n'en sais pas plus.

  (LA FONTAINE.)


A force de voler d'arbre en arbre, tout doucement et sans me presser,
picorant à droite et à gauche un fruit, une graine, un insecte,
j'arrivai quelques jours après aux confins de la vaste plaine
où m'avaient amené tant d'événements imprévus. En cet endroit,
l'aspect du pays changeait. Des arbres énormes s'élevaient autour de
pelouses vertes et rases comme des tapis de velours, des ruisseaux y
serpentaient avec grâce et de larges allées sablées en suivaient les
contours.

Tout surpris de rencontrer une nature d'un aspect si enchanteur, je
décidai que je m'établirais en ces lieux; mais, avant tout, je voulus
me rendre compte de ce qui pouvait faire une si grande différence entre
ce que je voyais et la plaine. Je me rendis bientôt compte qu'un long
mur les séparait l'un de l'autre et que j'étais entré dans un parc
immense attenant au château d'un des plus riches propriétaires de la
contrée.

--Je planterai mes pénates ici! m'écriai-je. Où peut-on être plus
heureux? Tout s'y montre à discrétion. Allons faire un tour du côté des
cuisines!...

J'y allai et jamais je ne vis une telle abondance, une telle profusion
de mets de toute espèce. Je rencontrai là des centaines de moineaux
comme moi, qui avaient élu domicile dans le château ou dans ses
environs, et qui prouvaient par leur embonpoint et leur prestance que
la vie de parasite a ses charmes et son bon côté. La connaissance entre
le nouveau venu et les hôtes habituels des cours fut bientôt faite:
après quelques horions donnés et reçus, quelques compliments à droite
et à gauche, je devins l'un des membres de la grande famille.

Cependant, moins paresseux que mes nouveaux compagnons, peut-être
tourmenté par ma passion toujours inassouvie des voyages, je poussai
vers le parc des reconnaissances dans lesquelles aucun d'eux ne voulut
m'accompagner.

C'est pendant l'une d'elles que j'appris de la bouche du seigneur
châtelain pourquoi l'Aigle était le roi des oiseaux, proposition qui
me choqua extrêmement; car enfin, l'aigle est le plus fort, le plus
hardi, le plus vorace de nos ennemis. Comment et pourquoi aurions-nous
voulu en faire un roi? La coutume d'un roi est-elle donc de vivre de
ses sujets? Qu'on en ait fait le roi des rapaces, soit; mais le roi des
moineaux et des petits oiseaux chanteurs, de la tourterelle, du pigeon
et des perdrix, cela me semblait absurde. Enfin, le seigneur l'avait
dit!

Ce jour-là, j'étais en train de dévaliser un magnifique cerisier, à
quelques mètres d'un banc de gazon entouré d'héliotropes et de réséda
aux effluves odorants. Tout à coup, le propriétaire s'avance accompagné
de sa fille, une adorable enfant blonde aux cheveux bouclés, aux yeux
d'azur, une véritable figure de chérubin. Ils parlaient oiseaux.

--Père, disait l'enfant, ces vilains moineaux viennent, comme des
souris, chercher les miettes de pain jusque dans la salle à manger;
pourquoi donc le petit oiseau que nous venons de voir n'y vient-il pas
aussi? Il est cependant bien plus joli qu'eux!

Entre parenthèse, je dois avouer que le goût du chérubin me semblait
très contestable, car tout le monde est d'accord sur ce fait que la
robe du moineau est plus gracieuse, plus élégante, mieux assortie que
celle de tous les autres oiseaux. Hélas! Il faut en prendre son parti,
le métier d'écouteur aux portes a quelques inconvénients.

[Illustration: Un perroquet s'élança sur le bâton du président.]

--Parce que, ma bien-aimée, répondit le père, le Roitelet que tu voyais
tout à l'heure voltiger d'arbre en arbre et de branche en branche,
se suspendre aux rameaux, passe sa vie à chercher et surprendre des
insectes. Or, je ne sache pas qu'il tombe, de notre nappe, des insectes
sur les marches de la salle à manger!...

--Je le crois bien!

--Mais tu le verras, cet hiver, faire sa chasse jusque dans les massifs
d'hortensias qui bordent le perron, et de là te regarder de ses grands
yeux naïfs, sans avoir peur de toi; puis se remettre au travail en
répétant sa petite chanson.

--Père, d'où vient ce nom de Roitelet? Veut-il dire petit roi?

--Oui, ma fille. N'as-tu pas vu sa couronne?

--Ah! oui. Une huppe d'or sur la tête?

--Précisément.

--C'est très gentil, ce nom-là!

--Tu trouves? Hé bien! d'autres auteurs prétendent que le nom de
Roitelet ne vient point de la couronne, mais d'une légende...

--Oh! père, fit l'enfant, une légende! Conte-la-moi?

--Volontiers, chère mignonne. Asseyons-nous sur ce banc et écoute-moi
quelques instants.

--J'écoute.

--Il y avait une fois...

--Mais c'est un conte, père, que tu me dis là!

--Une légende ou un conte, enfant, c'est souvent la même chose.

--Ah!...

--Il y avait une fois, dans un pays bien éloigné d'ici et dans le
temps où les animaux parlaient, une assemblée générale de tous les
oiseaux. Ils s'étaient donné rendez-vous afin de se choisir un
roi. Naturellement, beaucoup d'opinions furent agitées, nombre de
propositions sages et folles furent mises en avant. Les uns voulaient
que l'on choisît le plus fort, mais les faibles n'étaient pas contents;
d'autres le plus grand, mais les petits réclamaient; on proposa le plus
haut, puis le plus bas, puis le plus gras et le plus maigre, puis le
plus blanc et le plus noir...

--Père, tu te moques de ta fille!

--Non, chère mignonne; quand il s'agit de briguer les honneurs, tous
les prétextes sont bons. Tandis que les avis se croisaient, que les
cris augmentaient, quelques bonnes têtes réfléchissaient... Enfin, un
certain perroquet qui avait vécu parmi les hommes, demanda et finit par
obtenir le silence; il s'élança sur le bâton du président et parla à
peu près en ces termes:

--Chers concitoyens, il est temps de prendre un parti et de cesser des
criailleries inutiles. Tous vous avez les mêmes droits à la royauté,
tous vous êtes également dignes d'occuper le trône. Qui est-ce qui fait
l'oiseau? Ne sont-ce pas les ailes?... Hé bien! tous vous avez des
ailes; donc, tous vous avez le même droit de vous asseoir sur le trône
de notre auguste nation!...

--Bravo! bravo! cria d'une voix la troupe des compétiteurs. Vive Coco!
Il a raison!

Puis le silence se rétablit.

--L'aile, c'est l'oiseau; donc la première aile sera le premier
oiseau, c'est-à-dire sera notre roi. Essayons donc qui de nous aura
la meilleure aile. La souveraineté appartiendra à celui qui s'élèvera
le plus haut dans les airs; d'autant mieux, mes chers concitoyens,
que s'approchant ainsi, plus que tout autre, du soleil, père de la
nature, il sera plus à même que quiconque d'en rapporter les plus pures
aspirations. J'ai dit!...

L'assemblée frémit de joie en entendant ce programme, et chacun, en
secret, se mit à aiguiser ses ailes. On vota; l'épreuve fut décidée
à l'unanimité. Maître Coco donna le signal et tous les concurrents
partirent. Tu comprends, ma bonne petite, que l'Aigle ne fut pas le
dernier à étendre ses ailes immenses: il s'élança majestueusement et
monta à perte de vue, aux confins de l'atmosphère, y plana pendant une
heure, se jouant des efforts de ses concurrents, et n'apparaissant
plus que comme un point imperceptible aux yeux des millions d'oiseaux
rassemblés. Lorsque tous ses compétiteurs fatigués eurent regagné le
sol, l'Aigle plia ses voiles puissantes, se laissa descendre lentement,
ainsi qu'il convient à un vainqueur, et s'adressant à ses électeurs
stupéfaits:

--Suis-je bien votre roi?

--Oui! Oui! Vive l'Aigle! Vive notre roi!

--Un instant!... Pas si vite!... cria une petite voix frêle et aiguë.
Modérez vos transports!... N'avez-vous pas juré de décerner la couronne
à celui d'entre nous qui monterait le plus haut dans les airs?

--C'est vrai! dirent un grand nombre de voix.

--Hé bien! je me suis élevé plus haut que l'Aigle; car, blotti sous
les plumes de son dos, où vous me voyez encore, il m'a, sans s'en
apercevoir, enlevé avec lui, et je l'ai toujours dominé... Qui le nie?

--Il a raison!

--Il a tort!

Le tumulte est à son comble. La lettre même du serment donnait raison
au petit oiseau.

Les électeurs se trouvaient dans un grand embarras.

Certes, le petit oiseau était dans son droit strict; mais comment
songer à prendre pour souverain un pygmée semblable, aussi frêle
qu'étourdi?... Comment pourrait-il représenter la puissante corporation
des oiseaux?

A la fin, un vieux Hibou--c'est l'oiseau de Minerve--qui jouissait
d'une grande réputation de sagesse, ouvrit ses yeux tout grands et fit
signe qu'il voulait parler:

--Mes enfants, dit-il en grattant sa vénérable tête grise, mes enfants,
le cas est grave, mais non insoluble. A mon humble avis, voici comment
il faut dénouer cette difficulté. L'Aigle sera le roi, parce que seul
et par ses propres forces, il est parvenu là où nul d'entre nous n'a pu
arriver. Cela est incontestable.

--Oui, oui, c'est vrai!

--Bien! Proclamons-le donc roi.

--C'est cela! Vive le roi! Vive le roi!

--Très bien. Mais le texte du serment est contre nous. Quant à l'oiseau
qui, sans l'Aigle, n'aurait pu atteindre les hauteurs de l'Empyrée,
proclamons-le roi aussi! mais _Roitelet_, petit roi.

--Bravo! très bien! Vive le Roitelet! Vive le Hibou!

--Je demande la parole, fit la petite voix flûtée du Roitelet.

--Parlez, sire; nous vous écoutons.

--Vous avez tort, mes très chers amis; vous préférez l'Aigle pour vous
gouverner: ma vengeance sera de vous laisser le beau roi que vous vous
êtes donné. Il est certainement plus robuste que moi et que la plupart
d'entre vous; vous en sentirez les effets! Mais je suis plus malin que
lui, puisque je l'ai dupé sans qu'il le soupçonnât. Pauvre roi!... En
vérité, je vous le dis et vous vous en souviendrez: l'intelligence vaut
mieux que la force pour gouverner un État!

Cela dit, il s'envola, et on l'entendit murmurer dans les arbres
voisins:

--J'aime mieux ma liberté, ô gué! Foin des ennuis du pouvoir! J'aime
mieux ma vie, ô gué! mais je garde la couronne, ô gué!!!

--Et il disparut...

C'est ainsi que j'appris une légende qui concernait toute notre race.
Le père et la fille s'éloignèrent, se tenant par la main, et je me
perdis dans un océan de réflexions, toutes plus graves les unes que les
autres.

Ma vie s'écoulait douce et facile dans le parc, lorsqu'un jour--jour
néfaste!--je fus surpris par un danger mortel... dont sortit une de mes
plus douces joies. Ainsi est faite la vie.

Je croyais le parc peuplé seulement d'animaux doux et débonnaires.
Aussi, plein de confiance, je laissais endormir volontiers la
circonspection qui ne doit jamais être abandonnée par un moineau
sage. J'aimais à m'égarer dans les bosquets, j'aimais à voler sur
les arbres isolés qui bordaient les pièces d'eau ou formaient point
de vue au milieu des pelouses: la récolte des insectes et des vers y
était abondante, et souvent je m'y trouvais seul. Un jour, posé sur la
branche d'un tremble énorme avançant ses rameaux dénudés au-dessus de
la rivière, je jouissais du silence alors complet de la nature. Midi
avait sonné; tout était calme; les oiseaux chanteurs avaient cessé de
faire entendre leur voix; quelques mouches seules bourdonnaient au bout
des branches... A demi sommeillant, j'entr'ouvrais un œil alangui...

Tout à coup, un cri strident, sauvage, retentit et me fait lever la
tête. Au-dessus de moi, dans le ciel, je vois briller deux yeux fixes,
terrifiants, lançant des éclairs à vous donner la chair de poule...
Entre ces yeux féroces s'élève un bec bleuâtre, crochu, menaçant,
entr'ouvert par la soif du sang et surmonté de deux moustaches
jaunes!...

Je frémis encore en y pensant, et mes plumes se hérissent comme
elles le firent alors... Tout cela appartenait à un oiseau aux ailes
immenses, immobiles dans l'air, découpées en rames puissantes... Jamais
je n'avais vu, jusqu'alors, d'animal répandant autour de lui, comme
celui-ci, l'idée du carnage et de la mort...

L'Émouchet qui, naguère, avait poursuivi ma chère Alouette, n'était
qu'un mouton comparé à l'oiseau qui me menaçait. Que semblais-je,
d'ailleurs, auprès de lui? Un atome. Son corps était plus gros que
celui d'un pigeon, ses ailes beaucoup plus longues, sans compter qu'au
lieu d'avoir des pattes comme les nôtres pour se percher sur les arbres
ou marcher à terre, il tenait ouvertes, sous sa poitrine, de véritables
mains _prenantes_; mains armées d'ongles crochus, coupants, acérés,
terribles, armes affreuses qui devaient transpercer et déchirer vivante
la pauvre victime qu'elles saisissaient...

Je compris, du reste, en cet instant fatal, que j'avais affaire,
à mon tour, à un _oiseau de proie_, à l'un des destructeurs des
petits oiseaux _du bon Dieu_... Horreur! J'étais sous la serre d'un
Émerillon!...

J'ai su depuis que, pour être le plus petit des faucons de notre pays,
il n'en est pas moins un des plus féroces, ou, comme disent les
hommes, un des plus _courageux_! Beau courage, en vérité, que celui-ci,
qui ne s'attaque jamais qu'à des animaux incapables de se défendre!
L'émerillon ne vit que de perdrix, de cailles, d'alouettes et de petits
oiseaux comme nous...

Ah! s'il s'adressait à ses pareils, ou seulement aux grands échassiers
munis d'un bec solide, comme j'en ai connu plus tard! je comprendrais
qu'on le dît courageux. Mais ainsi?... fi donc!!!

Enfin les hommes, m'a-t-on dit, trouvaient bien, il y a quelques
centaines d'années, qu'il y avait du courage à s'en aller, bardé de fer
des pieds à la tête, frapper d'estoc et de taille de pauvres diables
de leur espèce qui n'avaient, pour se défendre, qu'un sarreau de toile
sur le dos! Aussi, en voyant un oiseau déployer les mêmes instincts
sanguinaires, ils l'ont nommé _courageux_ et ont fait de son espèce le
symbole des grands du monde et de la loi du plus fort! Tapi contre ma
branche, je ne pensais certes pas à faire ces réflexions plus ou moins
profondes; elles étaient hors de lieu, il fallait agir; je croyais déjà
sentir les terribles tenailles m'étreindre et me déchirer.

Ce fut l'affaire d'un moment, la durée d'un éclair; malgré ma terreur,
mon effarement, je ne sais comment un trou se présenta à ma vue; il
était creusé dans la tige du tremble qui me portait. Ce trou devait
être l'ouvrage d'un pivert. Plus mort que vif, je m'y précipitai tête
baissée, comme un tourbillon, heurtant les parois, et tombai sur une
animal endormi.

C'était un écureuil, qui, effrayé de cette invasion subite, n'eut
pas le temps de faire usage de ses dents contre moi, bondit comme un
ressort, me renversant au passage, et, d'un élan rapide, courut jusqu'à
l'extrémité de la branche que je quittais. Arrivé là, il fit un temps
d'arrêt pour se reconnaître... Mal lui en prit. Les deux grandes ailes
se fermèrent promptes comme l'éclair; les serres s'ouvrirent et se
refermèrent sur le pauvre animal, qui, poussant un cri suprême, se
sentit enlevé dans les airs...

J'étais sauvé!...

Je conservais la vie, grâce au trépas de l'un de mes ennemis naturels!
Le rapace, pour le dépecer à son aise, l'emporta sur la plus haute
branche d'un arbre mort et isolé; et de là je le vis s'enlever après
son horrible repas et chercher un lieu de repos favorable à sa
digestion.

Ces oiseaux sont aussi défiants que cruels. Il leur faut, pour percher,
un endroit isolé, d'où ils puissent dominer la plaine, et--comme ils ne
dorment jamais que d'un œil--s'envoler au premier objet suspect...

Avisant un poteau isolé au milieu des champs, notre bandit se dirige
vers lui, décrivant de défiantes spirales avant de l'aborder;
puis, enfin, pliant ses grandes ailes, il y pose les serres avec
précaution... Paff!... un ressort se détend, et mon ennemi est pris
par les pattes! Ce poteau si commode était un porte-piège destiné aux
rapaces qui décimaient les perdrix et les faisans du parc voisin!...



IV

L'OISEAU DU BON DIEU


De mon trou, j'avais suivi cette scène, non sans un secret contentement
de voir cette mésaventure fondre sur un persécuteur des petits oiseaux;
mais ce premier mouvement de vengeance passé, je me pris à réfléchir
et m'aperçus que mon raisonnement péchait par la base.--Suis-je donc
coupable quand je mange une fourmi? Ma conscience m'affirme que non;
j'obéis aux conditions de mon existence. L'émerillon est-il donc
plus coupable quand il me dévore? Il obéit à la voix que la nature
fait entendre en lui. Créé pour se repaître de chair vivante, il est
soumis fatalement à son instinct: il lui obéit. Quelle chose peut,
dans cet acte purement passif, constituer un bien ou un mal? J'y vois
maintenant une fonction remplie, pas autre chose. Tant pis pour le
pauvre oisillon qui en est la victime!

Cette nouvelle manière d'envisager la question me menait plus loin que
je ne l'aurais voulu. Conséquent avec moi-même, je suivais maintenant
la logique implacable de la vérité, mais en hésitant comme quelqu'un
qui se sent entraîné malgré lui dans des sentiers où il répugne à
marcher.--Alors, si dans l'acte de l'émerillon m'attaquant, il n'existe
ni bien ni mal, je dois le plaindre au lieu de me réjouir de le voir
tomber dans les pièges de l'homme, car celui-ci sera sans pitié pour
lui. Mais, d'un autre côté, si je plains l'émerillon, il me faut
plaindre aussi l'écureuil et la fourmi. Or, plaindre tout le monde,
c'est n'avoir de commisération pour personne... Je retombais dans
une autre perplexité. Que voulez-vous? un moineau ne devient pas, du
premier coup, un philosophe.

Je me demandai alors si l'action de l'homme était juste, et, me
plaçant à son point de vue, je trouvai qu'il avait raison de
défendre son bien--représenté par les perdrix, les faisans et autres
oiseaux comestibles qu'il élève--contre l'appétit des larrons, sous
quelque forme qu'ils se présentent. C'est de bonne guerre, et la
guerre--j'étais toujours fatalement ramené à cette conclusion--la
destruction est, il faut l'avouer, du haut en bas de l'échelle des
animaux, la loi de la vie!

Telles étaient mes réflexions dans mon trou de pivert. Elles n'étaient
pas gaies, c'est vrai; mais je suis persuadé qu'il est bon, pour
un moineau, de réfléchir de temps en temps aux choses sérieuses,
et de retremper son esprit dans les grandes idées de philosophie
générale qui élèvent l'âme en lui faisant pressentir la grandeur du
Tout-Puissant. L'équilibre universel du monde est la plus haute et la
plus satisfaisante manifestation de celui qui l'a créé.

Tandis que je philosophais, mon trouble s'était dissipé; je me décidai
à sortir de ma cellule et m'enhardis bientôt jusqu'à descendre
vermiller au pied d'un buisson voisin. J'avais faim; la peur n'emplit
pas l'estomac; aussi, je travaillais de grand cœur à recueillir mon
repas, quand j'entendis une gaie chanson partir comme une fusée à mes
côtés et un nouveau compagnon descendit en sautillant près de moi.

--Holà! mon ami Pierrot!

J'ai l'abord froid, il faut que je le confesse, et, d'ailleurs, j'aime
autant à questionner que je déteste qu'un étranger m'interpelle. Je
toisai dédaigneusement le mirmidon qui me parlait, par-dessus mon
épaule, et ne lui répondis point.

--Ah! vous êtes bien fier, mon ami Pierrot.

--(Motus).

--Pierrot! Pierrot! Que fais-tu si loin des maisons?

--Je voyage.

--Tu voyages, Pierrot, mon ami? Mais tes pareils sont sédentaires et ne
quittent pas de vue la cheminée natale.

--Je ne suis pas semblable à mes pareils, dis-je en me rengorgeant. Je
suis un moineau philosophe.

--Oh! oh! oh! mon ami Pierrot; la bonne histoire! Tu es philosophe? Et
tu me dis cela sans rire?

--Monsieur, excusez-moi, mais je ne ris jamais!...

--C'est un grand tort. Ah! mon ami Pierrot, que tu as bien dû
philosopher tout à ton aise sur la peur; car, du buisson où j'étais, je
t'ai vu passer tout à l'heure un cruel moment et te trouver bien près
de la serre du vautour. Je crois que ta philosophie ne t'avait laissé
que très peu de sang-froid en cet instant-là, car tu t'es précipité
comme un fou dans la maison de ce pauvre écureuil!

--Vous avez vu cela?

--J'étais aux premières places.

--Vous me permettrez de dire que ma frayeur était bien naturelle.

--Naturelle... et même surnaturelle, je n'en disconviens pas. Et, à
présent, que vas-tu faire, mon ami Pierrot?

--Hélas! je n'ai point encore arrêté ma résolution.

--Arrête-la, arrête-la, Pierrot, mon ami! Cela fait toujours bien.

--Mon envie est de voyager. Tout m'y pousse: le désir de m'instruire,
l'amour de l'inconnu, l'admiration des grands spectacles de la nature,
en un mot une sorte de curiosité innée et inassouvie qui me pousse en
avant...

--Et comment es-tu ici depuis si longtemps?

--Vous le savez?

--Ah! Pierrot, nous autres, nous sommes partout et nulle part! Au lieu
de nous pavaner effrontément au milieu des cours, des jardins, des
parterres, au lieu de piailler à tort et à travers, nous nous glissons
de buisson en buisson; nous voyons tout, et quand le besoin de chanter
nous tient, nous montons au haut d'un arbre touffu, et là nous répétons
notre phrase rythmée pendant assez longtemps pour que l'homme la
remarque, en tire son enseignement, et, nous en sachant gré, nous aime,
nous respecte et nous défende.

--Comment? fis-je au comble de la surprise: l'homme, cet être insolent,
consent à vous écouter?... Vous dites qu'il a besoin de vous? Je
voudrais bien savoir à quoi vous lui servez.

--Ah! ah! mon ami Pierrot... il y a tant de choses que vous ne savez
pas, qu'il est prudent de ne pas poser aux autres tant de questions à
la fois... Apprenez que nous sommes les baromètres des pauvres gens.

--Vraiment! Vous prédisez le temps?

--Oui, Pierrot.

--Alors, Mathieu Laensberg n'a qu'à s'aller pendre?

--Ne plaisantez pas sottement, Pierrot, nous sommes très utiles: le
paysan, qui le sait, nous connaît, nous consulte et nous aime.

--Et comment faites-vous, s'il vous plaît?

--Rien n'est plus simple. Nous montons dans un arbre, d'autant plus
haut qu'il doit faire plus beau le lendemain et les jours suivants. Si
le paysan ou le jardinier entend notre petite chanson, il lève les yeux:

«Ah! ah! voilà la _gadille_... Où est-elle?... Tiens! elle est au haut
du poirier: il fera beau demain et d'ici la fin de la semaine... Ah!
la coquine, elle est sur les branches basses!... C'est de l'eau pour
tantôt ou pour la nuit...» Et il s'arrange en conséquence.

--Je vous en fais mon compliment. Et, dites-moi, s'il vous plaît,
comment apprenez-vous ces belles choses?

--Nous n'en savons rien; pas plus que vous, au reste.

--Comment? Que nous?... Mais nous ne sommes les baromètres de
personne...

--Pardonnez-moi! Vous aussi...

--Ah! par exemple.

--Laissez-moi parler; vous en conviendrez tout à l'heure. Qui est-ce
qui vous pousse à piailler plus ou moins souvent que d'habitude?

--Mais...

--Vous le faites, cependant. Or, l'homme a remarqué que, quand vous
vous agitez, quand vous criez beaucoup, c'est que la pluie est proche.

--Le fait est que l'humidité...

--Oui, agit sur vos rhumatismes!

--Vous êtes un mauvais plaisant, monsieur à la cravate rouge.

--Et vous, Pierrot, mon ami, un brave garçon qui ne voyez pas plus long
que le bout de votre bec et avez grand besoin d'apprendre pour savoir
quelque chose.

--Et c'est vous, maître, qui m'enseignerez?

--Je ne demande pas mieux.

--Alors, souvenez-vous de ce que je vous disais tout à l'heure; je
voudrais voyager. Je désire voir le monde, étudier les coutumes et les
mœurs des peuples les plus reculés; j'irai, s'il le faut, jusqu'au bout
de la terre pour cela.

--Très bien.

--Tu dis, Rouge-Gorge, et bien d'autres avec toi, que nous, moineaux,
nous sommes sédentaires. Cela est vrai, mais ne prouve rien.

--Ah! bah!

--J'ai lu, ce matin, sur un morceau de gazette qui enveloppa le
déjeuner d'un chasseur, que les Français, chez lesquels nous vivons
sont un peuple très sédentaire, et que cependant il s'élève, de temps
en temps, au milieu d'eux, des individus dominés par la passion des
voyages, du nouveau, de l'imprévu, qui alors parviennent aux confins du
monde et vont aussi loin que les enfants perdus des peuplades les plus
cosmopolites.

--Peste! Pierrot, mon ami: mais tu es très instruit. Moi, dont la
vie s'écoule plutôt en compagnie des campagnards que des citadins,
je n'en sais pas si long que toi. Cependant, permets-moi de te faire
remarquer que, pour voyager, l'expérience des champs est au moins aussi
nécessaire que la science acquise dans les villes.

--J'en suis persuadé. Vous avez l'une, j'ai l'autre. Pourquoi ne
mettrions-nous pas en commun ce que nous avons acquis? Voyageons
ensemble.

--Soit! Voici venir le temps où je commence ma course annuelle...
D'ailleurs, le voyage à deux est un des beaux rêves de la jeunesse.
Combien peu sont assez heureux pour le réaliser!

--Accepté!... Encore un coup de bec et partons!

Dix minutes après, nous passions par-dessus les murs de ce parc dans
lequel j'avais déclaré vouloir passer ma vie, et nous entrions en rase
campagne.

Ainsi commença mon amitié avec l'inestimable maître Jean Rouge-Gorge.

C'était bien le plus charmant garçon d'oiseau qu'il se puisse voir.
Gai, sans souci, fin, valeureux, héroïque même, un peu querelleur,
cependant bon, serviable, sensible, je lui reconnus peu à peu toutes
les qualités qui rendent un oiseau supérieur. Pauvre ami!... Que le
chagrin de ta fin malheureuse retombe--comme le crime qui la causa--sur
la tête de son auteur!

Dès le point du jour, mon ami m'éveillait... car il est le plus matinal
de tous les oiseaux. Le merle, lui-même, qui a la prétention de chanter
le premier, était souvent réveillé par maître Jean, et cependant, le
merle est bien matinal!... Mais les roulades argentines de maître Jean
montaient déjà vers le ciel, alors que l'aube blanchissait à peine le
côté du levant.

De ce moment, jusqu'à la nuit fermée, notre conversation ne tarissait
pas. Ce fut avec cet ami que j'appris toutes choses de la campagne,
ainsi que les travaux des champs. Il était très savant aussi sur les
propriétés des plantes, et, si le ciel me l'eût conservé, j'aurais reçu
de lui de bons conseils pour me défier des animaux sauvages. Nous nous
entendions d'autant mieux ensemble, que son vol n'était ni plus rapide,
ni de plus longue durée que le mien.

Nous cheminions tous deux le long des haies, sautillant d'un buisson à
l'autre et pérorant pour abréger la longueur du chemin. Ce fut au long
de ces jours qu'il me raconta pourquoi les habitants de la Bretagne lui
donnaient le nom vénéré _d'Oiseau du bon Dieu, Eur Lapoucet Douë_.

«Le Rouge-Gorge, disent-ils, est le seul des oiseaux qui accompagna
Jésus-Christ au Calvaire, le consolant avec sa mélancolique petite
chanson, et lui redonnant du courage en lui rappelant les gloires du
Très-Haut. Aussi, par une faveur singulière, il lui fut permis de
détacher une épine de la sainte couronne du Rédempteur, et Dieu, en
récompense de sa foi et de sa charité, l'anima de l'Esprit saint, lui
donnant mission d'écarter des hommes le malin esprit, de conjurer ses
entreprises et de déjouer ses philtres et ses enchantements.» C'est
pourquoi, vénéré et aimé des populations de la vieille Armorique, le
Rouge-Gorge y est regardé comme un oiseau de bonheur apportant la
bénédiction dans la maison à laquelle il s'adresse. Quand, pendant les
dures gelées de l'hiver, alors que le sol est couvert de neige, les
jeunes filles ont soin d'émietter pour lui du pain sur leur fenêtre,
Jean Rouge-Gorge arrive, sans façon, faire honneur au repas qui lui est
servi. Souvent même, dès qu'il voit la porte d'une maison ouverte, il
entre, vient auprès du foyer demander une place à la chaleur du genêt
qui flambe et une bribe de la galette de sarrazin qui fume. Personne
ne songe à lui faire mal; tout le monde le respecte et l'aime, car on
voit en lui le messager des fées aimables et le courrier des génies
bienfaisants. Si Jean ne trouve pas la porte ouverte, il frappe de son
petit bec à la fenêtre, et chacun s'empresse de lui ouvrir et de le
sauver de la froidure en se reculant pieusement devant ce petit oiseau
sautillant, qui prend possession de la maison comme s'il était chez
lui. Gris et brun est son manteau, mais resplendissante est sa tête et
sa poitrine, d'autant plus qu'il montre son brillant plastron couleur
de l'aurore aux moments les plus sombres de la saison mauvaise, comme
un souvenir de l'été passé, comme une promesse du printemps à venir!

Nous fîmes ainsi beaucoup de chemin,--car un petit travail longtemps
répété finit par faire une grosse affaire; et je jouissais de
l'intarissable gaieté de mon compagnon de route. Plus je le
connaissais, plus je l'aimais.

Tandis que les jours succédaient aux jours, sans amener pour nous
l'ennui ni la satiété, l'été s'envolait; nous nous en apercevions parce
que, le matin et le soir, nous nous sentions enveloppés des brouillards
qui escortent l'automne. La canicule était depuis longtemps passée et
avait mûri les fruits; les arbres jaunissaient ou se diapraient de
nuances rouges, et les gelées matinales en secouaient les feuilles
décolorées. Autour de nous, les chants cessaient peu à peu; nous
voyions, un à un, ou par bandes, passer les oiseaux d'été se rendant à
tire d'ailes du Nord au Midi, rejoignant le printemps, tandis que, chez
nous, arrivait l'hiver.

Si, passant auprès des grands bois, nous levions les yeux vers la cime
des arbres, nous apercevions déjà au grand jour les nids abandonnés.

Jean Rouge-Gorge ne craignait pas l'hiver; il savait bien que tout
à l'heure il allait être le seul à chanter au milieu de la nature
endormie... Pour ma part, je n'avais nulle envie de chansons et
même--je l'avouerai, puisque je suis en veine de franchise--les arts
d'agrément me semblent s'accorder mal avec le caractère grave que doit
garder un voyageur et un observateur tel que je voulais l'être.

Je renfermai, bien entendu, ces réflexions dans mon for intérieur, ne
jugeant pas à propos de déflorer les illusions du charmant artiste, mon
compagnon de route. Le moineau est plus positif que cela, heureusement!
Il s'enthousiasme peu. Cependant, pour être vrai, je dois avouer
que le matin, alors que maître Jean Rouge-Gorge chantait sa chanson,
fervente prière, je me sentais involontairement attendri... On a beau
être philosophe, on n'est pas de bois!...

Nous cheminions donc depuis bien des jours; nous avions passé des
ruisseaux, des rivières, rencontré de gras pâturages, des haies
plantureuses, et aussi des plaines dénudées. Nous avions ensemble
trouvé de grasses provendes et souffert quelquefois du froid et de
la faim. Un matin, nous arrivâmes au pied de coteaux revêtus de
plantes d'égale hauteur, aux larges feuilles jaunissantes ou rougies
comme par le feu du soleil couchant.--Ce sont des vignes, me dit mon
compagnon. Nous y trouverons bon gîte et aussi gras souper.--Vive Dieu!
répondis-je, il n'est que temps. L'automne nous met décidément à la
portion congrue!

La vendange des raisins était terminée; mais, grâce à notre vue
perçante, nous découvrions encore bon nombre de grains oubliés
ou échappés aux regards des _grapillards_, ces glaneurs des pays
vignobles. Nous restâmes d'un commun accord sur ces coteaux où les
rares rayons d'un soleil oblique venaient, de temps en temps, nous
réchauffer. Nous nous y plaisions d'autant plus que ces vignes étaient
abritées des vents du nord par un rideau de magnifiques forêts dominant
les collines.

Un matin, maître Jean cherchait entre les ceps et à terre sa provende
d'insectes et de vers; moi j'inspectais le dessous des dernières
feuilles et recueillais quelques grains oubliés, quand un grand bruit
d'hommes et de chiens me fit bondir et remplit mon cœur d'effroi. Ce
bruit venait de la forêt voisine, dont l'aspect sombre, mystérieux,
austère, ne m'inspirait aucun désir de promenade. J'avoue même que je
n'avais pas encore osé y entrer.

--Qu'est-ce? fis-je à mon compagnon.

--Peu de chose, me dit-il; ne te tourmente pas ainsi, Pierrot. C'est le
bruit d'une chasse, tu n'as pas à craindre. Il est probable que c'est
un cerf que l'on courre en ce moment; nous n'avons rien à redouter,
car, en tirant sur nous, les veneurs gâteraient leur chasse. Les
chiens trompés, attirés par le coup de fusil, perdraient la piste en
arrivant, et leurs maîtres trouveraient, avec raison, que ce serait un
triste _hallali_ que celui d'un moineau ou d'un rouge-gorge!

Néanmoins, nous gagnâmes prudemment un épais buisson d'épines noires,
et là il m'apprit que la chasse était ouverte, c'est-à-dire que tout
individu qui peut acheter ce qu'on nomme un _permis de chasse_ avait
droit de vie et de mort sur tous les habitants du ciel et des bois qui
demeurent ou passent dans ses domaines.--Tout ceci bien entendu, ami
Pierrot, il est bon que je te donne un dernier conseil. Si nous n'avons
rien à craindre des chasseurs à grand train que tu vas voir à l'œuvre,
il n'en est pas de même d'une foule de petits jeunes gens sortant du
collège et qui, heureux de posséder un fusil pour la première fois,
tirent sur tout ce qu'ils rencontrent. A ceux-là, tout être vivant est
bon à viser. Ils sont contents, pourvu qu'ils rapportent à la maison un
animal quelconque... Gagnons le bois!

Il n'avait pas achevé, que je vis passer le cerf. La pauvre bête
commençait à être _sur ses fins_, elle ralentissait ses allures et
les chiens la suivaient de près. C'était réellement un beau spectacle
pour les gens avides de ces émotions cruelles, car la meute était
considérable.

--Tu n'as jamais vu de grandes chasses; mais le hasard t'a
merveilleusement placé, car c'est ici qu'aura lieu l'hallali.

--Hallali?... Qu'est-ce que cela, maître Jean?

--C'est le cri de victoire que poussent les piqueurs pour indiquer que
la mort n'est pas loin et va bientôt frapper le cerf aux abois.

--_Aux abois?_ Qu'est-ce encore, mon ami Jean?

--A bout de forces, mon ami Pierrot.

--Quel est ce grand homme vêtu de vert, galonné sur toutes les coutures
et qui tient à la main un instrument brillant?

--C'est un _piqueur_ à cheval; il suit les chiens, les dirige et sonne
_le lancé_, _la vue_, etc., etc.

--Où est la cloche?...

--Quelle cloche, Pierrot, mon ami?

--Mais... la cloche qui sonne?...

--Ce n'est pas une cloche qui sonne, mon pauvre Pierrot, c'est le bel
instrument de cuivre brillant dont tu parlais tout à l'heure et que
l'on nomme un _cor_.

[Illustration: LE PAUVRE ANIMAL ESSAYE ENCORE DE FAIRE TÊTE]

--Bien, bien, Jean, mon ami. Le _lancé_, c'est quand l'animal part; la
_vue_, quand on le voit... Très bien! me voilà chasseur...

--Au son du cor, les veneurs se rallient, retrouvent la chasse qu'ils
ont quelquefois perdue, et... tiens, voici la bande qui arrive.
Attention! Le cerf est forcé, les chiens l'entourent! Le pauvre animal
essaye encore de leur faire tête, mais, hélas! c'en est fini, il est
perdu... Une larme coule de sa paupière, mais nul des assistants n'est
attendri, pas même cette jeune femme, qui, sous son costume d'amazone,
paraît plus animée, plus étourdie que pas un des veneurs.

--Ah! mon pauvre Rouge-Gorge!

--Tu me demandais ce que c'était que l'hallali? L'entends-tu sonner?
Quelle peine se donnent ces valets pour contenir les chiens! Maintenant,
on va faire la curée. Pour récompenser les chiens, et pour les animer à
une autre poursuite, on va couper certaines parties de la bête et les
leur distribuer...

Je vis à l'instant s'exécuter ce que mon ami m'annonçait et crus, en
vérité, assister au repas d'un troupeau de bêtes féroces. Ces animaux
se ruant sur les lambeaux de chair encore palpitante, ces hommes et
ces femmes assistant à ce spectacle avec des exclamations de joie, ces
trompes sonnant la fanfare du cerf _dix-cors_, ce spectacle inouï me
donnait le vertige... Moi, pauvre petit oiseau, j'avais peur; vraiment,
j'avoue qu'alors j'avais entièrement perdu l'assurance que possède
tout moineau franc bien élevé. Je me trouvais si petit, si petit,
en présence de ces manifestations grandioses de la vie humaine, que
j'avais besoin de me répéter à moi-même que, grands et petits, tous
ont leur place utile dans la création et concourent à en former la
magnifique harmonie!...

Le calme se rétablit peu à peu. Les veneurs se séparèrent et l'on
se donna rendez-vous au lendemain pour attaquer un sanglier. Nous
résolûmes, mon compagnon et moi, d'y assister et, pour ne pas nous
trouver en retard, nous nous établîmes aussi commodément que possible
sur le grand chêne choisi pour le lieu de réunion. Quelle nuit! Jamais
son souvenir ne s'effacera de ma mémoire! Des bruits sinistres, des
hurlements s'étaient fait entendre, dès le coucher du soleil, dans
les grands arbres auprès de nous. J'avais vu, à plusieurs reprises,
comme des charbons ardents briller entre les branches; j'avais aperçu
des masses brunes passant silencieuses au-dessus des allées qui se
croisaient au pied de notre gros chêne.

Cette forêt était peuplée de bêtes féroces, non seulement de sangliers,
mais de loups, qui sont pour les autres quadrupèdes ce que les
émouchets sont pour nous, pauvres petits oiseaux. Chose remarquable!
L'homme ne se nourrit pas plus de la chair de ceux-ci que de celle des
autres: tous ne valent rien.

Malgré que nous fussions en automne, la journée avait été, comme il
arrive quelquefois, magnifique et la chaleur très grande, aussi la soif
des loups était-elle excessive.

Près de l'arbre où nous avions établi notre gîte se trouvait une
mare, bien pauvre d'eau sans doute, car tout était à sec, mais qui en
gardait assez cependant pour soulager la soif des animaux de la forêt.
Les loups l'avaient choisie pour leur abreuvoir et faisaient entendre
des hurlements plaintifs qui ressemblaient à ceux des chiens. Je ne
trouvais même de différence bien sensible entre les loups et ceux-ci,
que parce que les premiers avaient les oreilles pointues et dirigées en
avant et portaient une grosse queue touffue et tombante.

Outre sa force remarquable, le loup a l'oreille très fine, ainsi que
l'odorat; sa vue est parfaite, et toutes ces qualités lui servent à se
soustraire à la guerre continuelle que lui font les hommes. Poussé par
la faim, le loup, qui n'est pas dangereux le jour, devient terrible la
nuit: il attaque bêtes et gens; mais, en temps ordinaire, il ne dévaste
que les troupeaux. C'est ainsi qu'une louve de grande taille passa près
de notre arbre, emportant dans sa terrible gueule un petit agneau dont
les bêlements faisaient mal à entendre.

Enfin la lune parut, voilée par moments sous de gros nuages blancs
que le vent chassait lentement. En face de moi, un hêtre aux feuilles
rougies étendait ses longues branches, et à chaque instant un petit
bruit sourd retentissait... C'était un de ses fruits mûrs qui tombait
à terre. Au milieu de son feuillage, j'avais vu se mouvoir deux lueurs
brillantes qui me faisaient frissonner d'effroi... Tout à coup, parmi
les _faînes_ tombées à terre, un léger froissement révèle de petits
animaux qui passent et repassent... Les deux lueurs disparaissent: un
oiseau énorme, aux ailes immenses et silencieuses, plonge vers le sol;
un cri aigu retentit... tout rentre dans le silence! L'oiseau remonte
d'un élan et passe si près de ma branche, que je vois distinctement un
mulot dans son bec.

Peu rassuré d'un semblable voisinage, je pris sur moi de pousser du
coude maître Jean.

--Vois!...

--Hum!... Qu'est-ce?

--Regarde qui passe au-dessous de nous.

--Damnation! s'écrie maître Jean en trépignant sur place, c'est un
hideux hibou!... Oh! que ne fait-il jour, que je lui montre ce que sait
faire Jean Rouge-Gorge!

--Veux-tu bien te tenir tranquille, malheureux! S'il nous voit, il ne
fera qu'une bouchée de nous deux.

--Ne crains rien: il ne peut songer à nous attaquer au milieu des
branches où nous sommes blottis; mais demain il fera jour... et nous
verrons beau jeu!

--Merci de moi! maître Jean, calme-toi. Puisque ce vampire ne peut nous
attaquer, dormons! Il sera temps de voir demain...

Enfin le jour arriva, et avec lui, le réveil de mon ami Jean
Rouge-Gorge. Après avoir attentivement regardé de tous côtés, il
entonna sa petite chanson matinale. A moitié endormi, je me secouai
sur ma branche et je vis que, comme d'habitude, il était le premier
levé, et avait réveillé les habitants paisibles des arbres voisins.
Les rares oiseaux habitant la forêt à cette époque tardive de l'année,
mêlaient leur ramage au bourdonnement des insectes de tout genre
qui s'éveillaient aussi les uns après les autres et dont la sortie
annonçait une belle journée. Les écureuils sautaient d'arbre en arbre
et profitaient de ces dernières heures des beaux jours pour terminer
leurs provisions. L'un y ajoutait une faîne, l'autre une châtaigne,
celui-ci une noix et celui-là une pomme de pin. Tous, à l'envi, se
hâtaient, avertis par cet instinct merveilleux qui ne les trompe
jamais, que l'hiver est proche et que la disette va venir.

Maître Jean, lui, n'était rien moins que tranquille; il se démenait
sur sa branche comme un beau diable, et, murmurant des paroles
entrecoupées, hérissant ses plumes, il semblait en proie à une violente
colère.

[Illustration: TOUS LES PETITS OISEAUX POUSSENT DES CRIS DISCORDANTS,
LA HARCELLENT DU BEC ET DES AILES]

Tout à coup, une ombre passe s'élevant lentement au-dessus du grand
hêtre... Mon ami pousse un cri perçant et prend sa volée d'un bond
formidable. O surprise! de tous les points de la forêt des cris furieux
répondent à son cri d'appel: dix, quinze, vingt petits oiseaux comme
nous se précipitent... Ma foi! j'en fais autant! je m'élance, et
qu'est-ce que je vois au-dessus de notre tête? L'horrible bête de la
nuit s'enlevant péniblement sur ses ailes!...

Autour d'elle, dessous, dessus, tous les petits oiseaux poussent des
cris discordants et la harcèlent du bec et des ailes, frappant du
premier à travers le corps, des secondes sur ses gros yeux hébétés!
Au premier rang, maître Jean se multipliait et frappait comme un
furieux d'estoc et de taille. Ils semblaient tous un essaim de mouches
attaquant un bœuf, et ils y allaient à cœur joie. Au moindre retour
offensif de la grosse bête, tous faisaient retraite sur leurs ailes
rapides, pour revenir plus acharnés une seconde après...

Enfin, l'oiseau nocturne activa sa fuite et disparut au loin. Quant
à moi, très fatigué, quoique n'ayant suivi le combat que de loin, je
rejoignis mon hêtre, et quelques instants après, maître Jean, haletant,
y descendait à mes côtés.

Il était temps!

Le réveil de la forêt, les chants multiples, les murmures gracieux et
doux qui remplissent les bois au soleil levant, faisaient déjà place
au bruit des fanfares, à la voix des chiens, aux cris des piqueurs
appuyant la meute, aux hennissements des chevaux portant chasseurs et
chasseresses. La bête venait d'être lancée. Le sanglier, qui semble un
animal lourd et pesant, court néanmoins très vite et fait parcourir un
long trajet à ceux qui le poursuivent. Presque toujours, après s'être
fait chasser au loin, il revient au _lancé_, c'est-à-dire aux environs
de l'endroit d'où on l'a fait partir.--Restons ici, me dit Rouge-Gorge,
qui savait cela; le sanglier reviendra, et nous serons aux premières
places.

Nous demeurâmes donc sur notre hêtre en compagnie d'un jeune homme
qui avait été placé à son pied, après le tirage des postes entre les
chasseurs. Nous étions là depuis trois heures au moins, inattentifs et
indifférents, causant tout bas ensemble, quand nous fûmes surpris par
un craquement de branches brisées dans le fourré. C'était le sanglier
qui revenait au milieu des jeunes sous-bois, les froissant sur son
passage, aussi facilement qu'un chien couche les tiges du chaume dans
lequel il chasse. On entendait la meute, faiblement, au loin...

Notre jeune homme saisit son fusil et prête l'oreille...

En moins d'une seconde le coup part, le sanglier se retourne
brusquement et se précipite, tête baissée, sur celui qui vient de le
frapper...

[Illustration: IL LOGEA DANS L'OREILLE DU MONSTRE UNE BALLE QUI LE
FOUDROYA]

En cette extrémité, le sang-froid n'abandonne pas notre jeune voisin.
S'affermissant sur ses jambes, le fusil à l'épaule, immobile, le doigt
à la détente, il vise le monstre et l'attend à trois pas de distance!
Il ne doit pas le manquer, sa vie en dépend peut-être! En un clin
d'œil, le sanglier touche presque le canon de l'arme... Le chien
s'abat, j'entends un bruit sec,... le coup a raté! Jetant de côté
son arme inutile, le chasseur culbuté roule avec son ennemi, qu'il
étreint dans ses bras et dont il cherche à éviter les atteintes. L'œil
sanglant, l'écume aux lèvres, les défenses luisantes retroussant les
plis d'un groin monstrueux, le sanglier cherche à porter des coups
mortels à son adversaire, qu'il inonde de son propre sang. C'en est
fait du jeune homme si le monstre l'atteint dans la poitrine!...

Ce spectacle était émouvant, terrible, et le jeune homme vraiment beau
à voir. On eût dit Hercule sur les bords de l'Érymanthe, cherchant à
s'emparer du sanglier vivant qu'il destinait à Eurysthée.

[Illustration: LE COUP PARTIT! HÉLAS! L'ENFANT N'AVAIT QUE TROP BIEN
VISÉ!]

Cependant la lutte se prolongeait; le sanglier ne faiblissait pas, mais
le chasseur sentait ses forces l'abandonner... Il allait être vaincu!
Tout à coup le bruit d'un galop précipité annonce qu'un autre acteur va
prendre part au drame. Le nouvel arrivant juge d'un coup d'œil combien
la partie est inégale, mais il voit en même temps l'effrayant danger,
pour son compagnon, du coup qu'il faut tirer. L'homme et l'animal
ne présentaient qu'une masse informe roulant sur elle-même!...
Il descendit de cheval, laissant à celui-ci la bride sur le cou,
s'approcha, avec un sang-froid admirable et, profitant d'un moment
où le sanglier venait de terrasser sous lui le pauvre jeune homme et
allait lui fendre la poitrine, il logea dans l'oreille du monstre une
balle qui le foudroya.

Accablé sous le poids de la terrible bête, le jeune chasseur était
évanoui.--Son camarade le débarrassa, et il l'appuyait contre le pied
de notre hêtre, quand la meute arriva, poussant des abois furieux... La
chasse suivait de près et l'on sonna l'_hallali_.

On complimenta les deux vaillants chasseurs, le sauveur et le sauvé
qui, tout couvert de sang, était revenu à lui et s'en trouvait quitte
à bon marché, pour quelques rudes contusions; puis, la curée se fit
pendant que chacun demandait des détails sur cet évènement que j'aurais
si bien pu raconter.

Hélas! cette journée devait se terminer par un malheur que je déplore
encore et qui me priva d'un des amis les plus chers à mon cœur. Dans
la voiture des dames qui suivaient la chasse, se trouvait un collégien
en vacances. Je vous avoue que, jusque-là, je n'avais jamais aimé les
collégiens, mais depuis ce jour fatal, je les déteste plus encore...
_Cette race est sans pitié_...

Porter un fusil avait été son désir, s'en servir son ambition. Mais,
comme son âge ne lui permettait pas encore de se mesurer avec les
sangliers, on s'était contenté de charger de petit plomb le léger fusil
à un coup qu'on lui avait confié. Impatient, lui aussi, de faire du
bruit dans le monde, il cherchait un but pour prouver son adresse. En
ce moment, mon pauvre Jean Rouge-Gorge se trouvait un peu à découvert
entre deux branches... Le coup partit! Hélas! l'enfant n'avait que trop
bien visé! Jean du bon Dieu reçut le plomb sous l'aile!... Il tombe, en
me criant: Adieu!!!

Et je vis le jeune chasseur emporter le cadavre encore palpitant de mon
ami, comme un trophée de sa trop fatale adresse!



V

LES GRANDES LANDES.

  Chacun se dit ami; mais fou qui s'y repose.
  Rien n'est plus commun que ce nom,
  Rien n'est plus rare que la chose.

  (LA FONTAINE.)


Décidément le malheur présidait à ma destinée.

Il était écrit que je devais vivre seul, sans conseils, sans amis.

Jamais je ne fus plus découragé, plus navré qu'après cette séparation
cruelle. Toutes les qualités de Jean me revenaient à l'esprit.
Involontairement je comparais sa franche allure aux airs gauches
des pierrots et des autres oiseaux que je rencontrais. Je mettais
en parallèle sa loyauté avec la malice du merle et du sansonnet. Je
préférais son gazouillement intime et perlé aux roulades à grands
effets du rossignol.

L'un me faisait souvenir des causeries intimes du coin du feu, où la
main dans la main, l'oreille près de l'oreille, on effleure les mille
sujets, gais ou douloureux, dont l'enveloppe de la vie est faite.
Le chant du rossignol, au contraire, me faisait penser aux allures
théâtrales. Il est fort, il est grand, il est dramatique, il est beau,
sans aucun doute; mais on sent l'apprêt et la pose, jusque dans l'heure
solitaire choisie par l'artiste pour s'isoler sur le piédestal d'un
silence absolu.

Plus d'ami, Jean Rouge-Gorge est mort!

Je sens encore, aujourd'hui que je suis vieux et endurci, une larme
monter de mon cœur à mes paupières.

Et cependant, qui n'a pas des amis à la douzaine? ou du moins des gens,
parés effrontément de ce titre sacré, pour usurper une place dans
votre intimité dans vos affections ou même dans vos intérêts. Le monde
est plein de ceux-là, mes enfants. Aussi je vous le dis, heureux celui
d'entre nous qui peut s'assurer, pour le reste de la vie, le concours
vrai et l'affection désintéressée de deux ou trois amis! Celui-là doit
marquer d'un caillou blanc le jour de sa naissance; il s'est trouvé
sous l'influence d'une bonne étoile, comme on disait au moyen âge, et
l'on avait un peu raison de signaler par une destination mystérieuse
la singulière chance, qu'ont certains individus, de voir tourner à
leur profit les événements en apparence les plus indifférents qui leur
arrivent.

Quant à moi, je n'étais point né ainsi. L'oiseau dont j'ai reçu le
jour appartenait sans doute à une phase de faveur décroissante, et
j'ai rencontré toute ma vie, des amis faux à chaque pas, mais des amis
vrais,... hélas! Méfiez-vous des gens qui, dans le monde, ne vous
poursuivent de leur affection sans égale que pour vous exploiter à un
titre quelconque et vous faire servir à leurs intérêts plus ou moins
élevés!

Jean Rouge-Gorge--pauvre Jean!--était franc de cœur et m'aimait, parce
que je l'aimais aussi. Nous éprouvions un plaisir tranquille à nous
trouver ensemble, et ce plaisir prenait naissance, à n'en pas douter,
dans la dissemblance de nos caractères qui se complétaient l'un par
l'autre.

L'amitié vient non seulement de ces contrastes, mais encore du besoin
que l'on peut avoir l'un de l'autre, et précisément nous étions dans
ce cas. Mince, chétif, délicat, mon pauvre ami n'avait guère pour se
défendre que sa bravoure irréfléchie tenant de la témérité, et une
auréole mystique et légendaire. Moi, j'étais à cette époque fort, trapu
et muni d'un bec robuste dont chaque coup avait la puissance d'une
cognée. En revanche, Jean Rouge-Gorge, plus âgé que moi et depuis plus
longtemps habitué à la vie errante et voyageuse qui est dans l'essence
de sa race, possédait une connaissance des hommes et des choses dont
mon ignorance appréciait toute la valeur. Enfin que dirais-je? Sa douce
mélancolie se fondait aux rayons de ma pétulante et intarissable gaîté,
et sur un point capital nous sympathisions complètement: c'était sur
notre amour des aventures et des voyages.

En faut-il donc davantage pour devenir amis?

Aussi n'échappâmes-nous point à la loi de la fatalité humaine!
Nous nous aimions et nous fûmes séparés! La vie est ainsi faite...
non seulement parmi les oiseaux, mais parmi les hommes: on cherche
longtemps et laborieusement le bonheur... on le tient... il vous
échappe!

Et l'on va, recommençant sa recherche sur nouveaux frais. Semblable au
vieux Sisyphe, on roule sans relâche et l'on remonte au sommet de la
colline ce rocher de l'espérance, qui retombe sans cesse, écrasant nos
illusions les plus chères; rocher que nous ne laissons pas encore sans
regrets alors que nos mains affaiblies par l'âge s'en détachent et que
nous nous éteignons dans le sein du Créateur.

Je demeurai plusieurs jours aux environs du grand chêne témoin de la
mort de Jean Rouge-Gorge. J'avais peine à me séparer des lieux qui
me rappelaient mon ami, et d'autre part--pourquoi ne l'avouerais-je
pas?--j'étais assez embarrassé de ce que je voulais faire. Seul,
loin de mon pays, dans une contrée absolument inconnue, de quel côté
devrais-je porter mes pas?

J'avais marché insoucieusement sans reconnaître de jalons sur ma route
et confiant dans l'habileté de mon cher compagnon. Il me fallut les
leçons de l'isolement pour me faire comprendre que la science doit
compléter ce que les sens et l'instinct enseignent naturellement
aux moineaux francs. Nous ne sommes point doués malheureusement du
sens merveilleux qui fait retrouver à l'hirondelle le chemin du nid
qu'elle a bâti l'an dernier, nous n'avons pas non plus un vol assez
puissant pour nous élever à de grandes hauteurs, et de là, comme d'un
observatoire immense, plonger un regard aigu, portant à des distances
inconcevables. Nos sens sont beaucoup plus bornés, et nous brillons
bien plus par la force de notre intelligence, par notre aptitude
au raisonnement et à l'éducation, que par ces tours de force de
spécialistes.

C'est par cette aptitude universelle que nous nous rapprochons de
l'homme et nous nous éloignons des autres animaux, du chien, par
exemple, qui n'est qu'un nez organisé; de l'aigle, qui représente un
télescope ambulant, et de beaucoup d'autres animaux. Il en existe même
qui sont doués de sens autres que les nôtres, et par conséquent des
sens que nous ne comprenons pas, que nous ne comprendrons jamais, et
qui leur donnent ces aptitudes qui nous semblent tenir du merveilleux.

J'avais donc négligé de choisir mes points de repère et de semer des
pierres blanches sur mon chemin, comme fit le Petit Poucet; il me
fallait subir la peine de mon inconséquence.

--Au petit bonheur! m'écriai-je!... Et vous, enfants, n'en dites jamais
autant, c'est la maxime des étourdis! Mais j'étais bien jeune alors!

Et je volai, continuant mon voyage d'arbre en arbre, prudemment,
car, surtout en forêt, un pauvre oiseau a bien des ennemis et peut
rencontrer à chaque pas des embûches mortelles!

Enfin, grâce à mon bonheur, à ma prudence peut-être, je finis par
sortir du bois sans encombre. Mais, soit que je me fusse perdu dans
mon chemin, soit que la route fût longue, le soir arrivait, et avec le
soir venait la faim; je descendis à terre, entre deux mottes énormes de
bruyères, et, à ma grande surprise, je m'aperçus de l'extrême abondance
des insectes et des petites graines que l'on trouvait sans grande peine
dans la terre noire et friable qui formait le sol.

--Allons! m'écriai-je, en avant! Dieu n'abandonne jamais un moineau
courageux!

Avant de descendre, et en étudiant cette plaine à perte de vue,
j'avais entrevu vers l'horizon de grandes herbes ondulant et formant
comme une île de verdure au milieu des bruyères roses et brunes; je
me dirigeai de ce côté. Plus j'approchais, plus les herbes prenaient
des proportions gigantesques. C'étaient, des joncs et des roseaux que
je confondais sous le nom d'herbes; et quand je fus arrivé auprès
d'eux, je me hasardai à me percher sur une espèce de quenouille qui
se dressait parmi les grandes feuilles flexibles. Or, jugez de mon
étonnement: ce rideau de roseaux avait caché à ma vue une immense
étendue d'eau sur le bord de laquelle je me trouvais. Je puis même
confesser, mes chers enfants que je n'étais nullement rassuré, car ma
quenouille ployait et me balançait au-dessus de l'abîme d'une manière
fort inquiétante.

Heureusement, la nature a favorisé les oiseaux perchants d'une
disposition du pied particulière qui fait que, quand nous sommes posés
sur une branche, nous la serrons malgré nous, sans effort aucun, avec
d'autant plus de force qu'elle est plus agitée. C'est le poids lui-même
de notre corps qui agit au bout d'un levier spécial et fait serrer nos
doigts autour de la branche qui nous porte pendant notre sommeil ou qui
nous soutient pendant la tempête. Évidemment cette faculté ne s'exerce
pleinement que quand nos doigts peuvent embrasser la majeure partie
du tour de la branche; c'est pourquoi les petits oiseaux recherchent
les petites branches et pourquoi, les voyant balancés par le vent, on
aurait tort de leur conseiller de se réfugier sur les grosses.

Voilà comment fonctionne ce mécanisme. Les muscles fléchisseurs des
doigts, c'est-à-dire ceux qui font fermer notre pied, s'attachent au
fémur ou os de la cuisse. Ce sont des espèces de cordes minces et
élastiques qui passent derrière et sur les articulations du genou et
du talon comme sur deux poulies. Or, quand ces deux articulations
s'affaissent sous le poids de notre corps, elles tirent sur les tendons
avec d'autant plus de force qu'elles fléchissent davantage, et nous
font serrer naturellement et sans effort la branche sur laquelle nous
sommes posés.

Je dominais donc un étang immense: jamais je n'avais vu tant d'eau, et
je ne croyais pas qu'il en existât une telle quantité à la surface de
la terre; aussi je m'aperçus bientôt que j'étais entré dans un monde
nouveau. Autour de moi passaient, rapides comme des flèches, de grands
insectes dont les ailes raides et longues bruissaient comme du papier
que l'on froisse. Je cherchai aussitôt à me rendre compte de leurs
mouvements précipités et m'aperçus bientôt qu'ils faisaient la chasse
et dévoraient, les insectes plus faibles qu'ils attrapaient au vol.
C'est l'œuvre de destruction continuant sa voie fatale, nécessaire.

Et cependant les _Libellules_ ou _Demoiselles_ sont de jolis animaux.
Il y en a de bleues, de vertes, parées de couleurs métalliques d'une
richesse remarquable. Je ne pouvais me lasser de les regarder, tantôt
posées sur la pointe d'une herbe ou d'un roseau, plus loin sur la large
feuille des nénuphars. J'étais, de plus, presque ahuri par la quantité
immense de mouches et d'insectes qui bourdonnaient à mes oreilles; j'en
happai quelques-unes qui vinrent se poser à ma portée et ce premier
souper réconforta un peu mes esprits.

Je regardai plus courageusement alors au-dessous de moi, et, à travers
l'onde transparente, je vis se promener une foule de poissons dont je
n'avais point l'idée. Les plus grands poursuivaient les plus petits et
les dévoraient, ce qui me fit penser que, dans le monde aquatique comme
dans le nôtre, les émouchets et les émerillons ne manquaient point,
et que là, comme partout ailleurs, la nature poursuivait sans relâche
son œuvre de rénovation par la destruction. J'y voyais, entre autres,
un brochet énorme qui eût avalé même un moineau d'une seule bouchée,
tant il ouvrait une gueule effroyable, et je lui voyais engloutir
les poissons sans les mâcher. Les malheureux disparaissaient dans ce
gouffre comme une lettre qu'on jette à la poste!

Je restai longtemps à regarder ce spectacle et je fus saisi d'une
crainte instinctive; je ne voulus pas alors m'engager au-dessus de ces
vastes étangs au-delà desquels il n'y avait pour moi que l'inconnu.
Je rentrai donc m'abriter dans la forêt en me disant que la nuit me
porterait conseil.



VI

LES PEUPLES INCONNUS

  Salut, bois couronnés d'un reste de verdure!
  Feuillages jaunissants sur les gazons épars!
  Salut! derniers beaux jours! Le deuil de la nature
  Convient à ma douleur et plaît à mes regards!

  (LAMARTINE.)


J'avais grande hâte de fuir le théâtre de mon malheur irréparable; il
fallait quitter le bois. Mais, soit que je me fusse perdu dans mon
inexpérience des forêts, soit que j'eusse flâné, soit toute autre
cause, je mis plus d'une semaine à quitter la voûte des arbres, et fus
enchanté de revoir le ciel, sans intermédiaires, au-dessus de ma tête.

Juste au moment où je sortais du bois, un spectacle imprévu s'offrit
à mes regards. Les arbres de la futaie diminuaient incessamment de
hauteur. Je m'en étais déjà aperçu à mesure que j'approchais de la
lisière, mais je vis qu'ils finissaient par devenir des buissons nains
et broutés par les troupeaux, puis se confondaient enfin avec les
bruyères. Or, ces bruyères s'étendaient devant moi à perte de vue,
et encore à gauche et aussi à droite!... De la bruyère, toujours de
la bruyère et des ajoncs!... J'eus un moment la pensée de retourner
sur mes pas. Comment trouver assez de nourriture pour traverser cet
immense désert sans culture? Du haut de la branche qui me servait
d'observatoire, je me désolais d'avance, et jetais un coup d'œil
anxieux vers certains points noirs que j'apercevais au loin, bien loin,
dans l'azur du ciel. Assurément, c'étaient encore des pirates!

Comment éviter leur poursuite dans cette plaine sans retraites et sans
arbres?... Décidément, j'étais beaucoup trop en vue; et je savais,
par expérience, que le moyen de bien voir est de se cacher. Aussi
gagner la terre ferme et m'installer de mon mieux sur une petite motte
de terre parmi les herbes qui se rassemblent aux pieds des bruyères,
fut l'affaire d'un instant et je me réjouis de m'apercevoir que, de
là, je ne perdrais rien de ce qui se passerait au bord d'un étang
voisin ou à sa surface. J'étais surtout frappé d'un profond étonnement
d'entendre un si grand nombre de cris poussés dans des langages que je
ne comprenais point, ce qui me fit penser d'abord que j'étais arrivé
aux confins de la terre habitable. Mais je reconnus bientôt que cela
tenait à la différence extrême des races, car je vis passer près de
moi plusieurs _fauvettes des roseaux_, dont je comprenais très bien le
gazouillement.

Le soleil se montrait à peine, et de toutes parts j'entendais s'élever
des cris insolites, retentir des bruits effrayants qui me prouvaient
qu'autour de moi vivait une population dont je n'avais aucune idée.
Tandis que je cherchais à me réchauffer un peu sous les rayons du
soleil frappant ma retraite, le brouillard, qui couvrait la terre,
s'éleva lentement, et je contemplai le magnifique spectacle que j'avais
sous les yeux.

La motte de gazon sur laquelle je m'étais réfugié, faisait partie
d'une immense plaine marécageuse dont je voyais chaque touffe s'animer
et donner naissance à un oiseau nouveau, tous porteurs de becs d'une
longueur incroyable, les uns droits, les autres courbés en dessous,
quelques-uns relevés en l'air.

Il était facile de voir que les uns vivaient en société et se
recherchaient, tandis que les autres étaient solitaires. Mais, au
premier moment, je ne pouvais trouver de différence frappante entre
eux. Il me fallut une grande attention pour reconnaître que, malgré
leur long bec à tous, de grandes divergences d'organisation en
faisaient des oiseaux parfaitement distincts et de mœurs et de besoins.

Les grandes sociétés, d'ailleurs, se tenaient au milieu du marécage et
de la bruyère, venant rarement au bord de l'eau elle-même, tandis que
les promeneurs isolés ne quittaient guère les plages molles et vaseuses
de la queue de l'étang, et même entraient, à chaque instant, dans
l'eau jusqu'au ventre, ce que n'osaient pas faire les autres qui se
contentaient de barbotter dans les petites flaques d'eau que le marais
retenait çà et là.

Pour le coup, je ne pus m'empêcher de rire, tant les pauvres animaux
faisaient, selon moi, singulière figure!

L'étang était couvert d'oiseaux, dont jusqu'alors je n'avais jamais
vu les pareils. Leur aspect différait beaucoup de celui des oiseaux
des bois: leur forme était plus lourde et plus trapue. Je me permis
de voltiger autour d'eux pour bien les examiner, prenant grand soin
de ne pas me laisser tomber dans l'eau sur laquelle ils flottaient.
Je réussis, de cette manière, à m'assurer que leurs pattes étaient
palmées et formaient une espèce d'éventail, chaque doigt étant lié
à l'autre par une membrane, mince et élastique. Je remarquai aussi
que ces oiseaux avaient trois doigts dirigés en avant, soutenant les
membranes, tandis que celui de derrière était pour ainsi dire nul.
Comment peuvent-ils se percher? évidemment, ce mode de station leur est
tout à fait impossible. Je les plaignis d'abord, mais en réfléchissant
davantage, je reconnus que, se tenant sur l'eau sans effort, ils
demeuraient en quelque sorte perchés, quoique assis, et qu'en outre
leurs pattes, disposées comme elles l'étaient, formaient des rames
puissantes dont ils avaient le plus grand besoin à chaque mouvement
qu'ils voulaient exécuter.

J'avais une envie furieuse d'examiner de plus près mes curieux voisins;
mais je me méfiais à présent de ce que je ne connaissais pas. Mon
innocente confiance avait failli, je m'en souvenais, mettre ma vie en
péril... Aussi, avançai-je avec autant de prudence que notre nature en
comporte, et je fus bientôt à même de constater que ces palmipèdes,
n'ayant pas de doigt en arrière, ne pouvaient fermer la main, et
par conséquent ne pouvaient retenir une proie. De plus, leur bec
plat ne semblait point fait pour dépecer la chair... J'en conclus
qu'ils ne pouvaient être carnivores et par conséquent dangereux. Je
me perchai donc sur un saule dont les branches pleureuses laissaient
baigner leurs pointes dans les eaux, et là,--à portée de ces inconnus,
prêt cependant à m'envoler si je voyais poindre un ennemi,--je me
mis à gazouiller, puis à chanter, espérant être remarqué. Bah! Ils
ne relevèrent seulement pas la tête. Il y avait de quoi ressentir
vraiment un mouvement de dépit très prononcé et être un peu humilié;
mais, en cet instant, un rossignol se fit entendre... Je me tus; que
pouvait paraître ma voix à côté de celle si harmonieuse de ce charmant
chanteur? Hélas! il ne fut pas plus remarqué que moi...

Je résolus alors de voltiger tout près de ces bonnes gens, qui me
faisaient l'effet de rustres peu amis des beaux-arts. J'allai donc
à côté d'eux et, perché sur un roseau, je me désaltérai dans cette
eau limpide dont ils semblaient seuls propriétaires. Étonnés de ma
hardiesse, ils levèrent enfin la tête et m'adressèrent la parole
dans un langage très difficile à comprendre, nazillant d'une manière
affreuse. Malgré tout, j'engageai la conversation. Naturellement, j'y
fis quelques coq-à-l'âne, mais j'appris qu'ils s'appelaient les uns des
canards, les autres des sarcelles, et qu'ils étaient tous de la même
famille.

Je leur parlai de la singulière conformation de leurs pattes; ils
m'apprirent qu'effectivement ils ne pouvaient pas se percher sur les
arbres, que souvent, bien souvent, cela avait été pour eux une grande
privation, et qu'ils appréciaient cependant peu ce mode de salut qui
leur était refusé, car, lorsqu'un oiseau de proie vient les attaquer,
s'ils l'aperçoivent à temps, au lieu de fuir comme nous à tire d'ailes,
ils plongent aussitôt au fond des eaux et très souvent parviennent à
l'éviter, à moins que celui-ci ne les surprenne et ne tombe sur eux
comme une flèche.

La journée se passa à causer avec mes nouvelles connaissances; mais la
conversation était si pénible entre nous, que je m'en ennuyai bientôt,
et les quittai pour regagner la terre ferme.

Là, ce fut bien pis; je me vis au milieu d'une population aux cris
aigus, et fort en peine de savoir le nom de ces animaux dont je ne
comprenais pas du tout le langage. Je cherchai un oiseau qui pût me
servir de truchement et qui, par sa nature mixte entre la vie des
bois et celle des roseaux, me comprît aisément et me donnât quelques
renseignements.

J'arrêtai donc au passage une belle fauvette babillarde, de celles
qui hantent sans cesse les roseaux, et la priai humblement d'avoir
pitié d'un étranger et de me faire l'honneur d'une conversation
scientifique... Hélas! j'avais été aussi poli que possible, mais à la
réception qui me fut faite, je compris que le monde des oiseaux d'eau
était loin d'être aussi civilisé que celui des oiseaux des villes et
des champs.

--Allez vous promener, curieux et bavard que vous êtes!... Vous croyez
donc que j'ai du temps à perdre pour enseigner les ignorants tels que
vous? Vous n'êtes pas dégoûté, vraiment, de vous adresser ainsi à des
personnes de qualité!... Mais vous ne savez donc pas que l'automne
s'avance et qu'il faut que je fasse mes préparatifs de voyage? Je ne
demeure pas ici, moi. Ce pays est trop froid; je me dépêche bien vite,
bien vite...

Et elle s'enfuit à tire-d'aile, parlant toujours.

--Oh! la bavarde, m'écriai-je. _Effarvate_, que tu es bien nommée! Avec
moitié moins de mots tu m'eusses répondu et tu eusses fait œuvre utile,
au lieu que tu n'as que frappé l'air de vains sons!

Je n'en étais pas moins embarrassé, lorsque je vis voltiger dans
les joncs, près de moi, un charmant oiseau, plus petit que la sotte
effarvate, et portant au-dessus de chaque œil une bande d'un blanc
jaunâtre, comme un large sourcil, qui donnait un air gracieux à sa
jolie figure. Le surplus de son corps était brun-verdâtre, marqueté de
belles taches de même couleur, mais plus foncées que le reste, et je
remarquai la facilité avec laquelle il se suspendait aux roseaux et aux
joncs, tournant autour, de même que le _troglodyte_ autour des branches
d'un buisson, grimpant et redescendant, la tête en bas, le long d'un
même brin, comme si c'était la chose du monde la plus facile à faire!

Je risquai une seconde démarche; cette charmante petite fauvette me
semblant plus aimable que l'effarvate bourrue.--Madame la Fauvette,
lui dis-je de ma voix la plus douce, pardonnez à un étranger s'il vous
dérange au milieu de vos occupations; mais j'ai besoin de tant de
renseignements dans le monde nouveau où je me trouve jeté, que je vous
assure d'une vive reconnaissance pour ceux que vous voudrez bien me
donner.

--Monsieur le Moineau, j'étais tout à l'heure derrière ces joncs quand
vous avez adressé honnêtement la même demande à une fauvette des
roseaux, un peu folle, de ma connaissance. Elle vous a mal reçu; mais
il ne faut pas lui en vouloir: elle n'a pas la tête bien solide... Je
ne suis pas de la même espèce qu'elle; vous voyez que je suis beaucoup
plus petite. On m'a nommé la _Fauvette des joncs_... Je suis très
contente de faire votre connaissance, car vous devez savoir beaucoup de
choses que j'ignore, puisque vous êtes voyageur. J'accepte donc votre
proposition; je vous parlerai des oiseaux de ce pays, et vous, vous me
raconterez les mœurs des oiseaux de la forêt et de la ville. Vous les
connaissez, tandis que je ne les ai jamais vus que de loin.

Ainsi fut commencée notre connaissance. Le ciel, qui m'a toujours
traité en enfant gâté, m'envoyait encore une amie qui allait remplacer
ma chère Alouette et mon bon et gai Jean Rouge-Gorge.

--Les hommes m'ont baptisée _Sylvia_, me dit-elle; je le sais, et
je sais aussi qu'ils y ont ajouté un mot horrible, tiré du grec,
_phragmitos_, qui veut dire que j'habite dans les haies. C'est absurde,
puisque je ne quitte jamais les roseaux et les joncs que baignent les
eaux tranquilles. Je vous permets de m'appeler Sylvie. Et vous?...
comment vous appelerai-je?

--Pierrot, dis-je, tout simplement. Je suis un membre de la célèbre
tribu des moineaux francs, la plus belle que la nature ait...

--Bien, bien, j'entends!... Connu! mon ami Pierrot. Apprenez que du
haut en bas de l'échelle des êtres, chacun en dit autant, et tirez de
ceci la conclusion que votre amour-propre doit en accepter.

--Chère Sylvie, merci de votre avertissement. J'y penserai...

--En ce moment, je n'ai point le temps de causer longuement avec vous,
je déjeune. Faites-en autant de votre côté, les vers ne manquent pas
autour de vous, et revenez dans une heure me joindre ici; vous monterez
sur cette quenouille de roseau; de là, vous m'appelerez, j'arriverai
et nous causerons...

Je fis ainsi que Sylvie l'avait dit.

Les vers n'étaient point si abondants qu'elle le prétendait, et je
n'avais pas à mon service la grande pioche de mes voisins pour les
déterrer. J'enfonçais mes pattes dans la boue et j'étais fort mal à mon
aise, quand je m'avisai de démolir les mottes de terre par côté au lieu
de patauger dans l'eau qui séjournait entre elles. Je trouvai ainsi un
abondant déjeuner de larves, chrysalides et vers.

Mon repas achevé, je volai sur la grande quenouille de roseau où la
fauvette m'avait donné rendez-vous, et j'appelai: Sylvie! Sylvie!!...

Elle accourut. Nous allâmes nous asseoir au soleil, au pied d'une
touffe de bruyères, à l'abri du vent, et ma nouvelle amie commença
ainsi:

--Je vais appeler votre attention sur ce fait que la nature a doué
presque tous les oiseaux de finesse, de grâce et de légèreté. Il
semble qu'elle nous ait créés pour animer les campagnes et répandre le
mouvement et la gaieté parmi les objets immobiles du paysage. Ceci est
frappant pour les hôtes des forêts et des champs, n'est-ce pas, Pierrot?

--Cela saute aux yeux!

--Les oiseaux de marais, au contraire, ont été fort maltraités sous
ces rapports. Leurs sens sont obtus, leur instinct réduit aux plus
vulgaires sensations, leurs soins bornés à chercher leur nourriture
dans la vase ou les terres fangeuses. On croirait volontiers ces
espèces attachées au limon dès les premiers âges du monde, et n'ayant
pu prendre part aux progrès remarquables qu'ont subis les créations
successives. Une certaine quantité de types se sont développés,
étendus, embellis, perfectionnés sous la main puissante de la nature et
sous celle de l'homme, le maître qu'elle nous a donné ici-bas; tandis
que les habitants du marais sont restés stationnaires dans l'état
imparfait de leur nature ébauchée.

Chez aucun d'eux, mon cher Pierrot, vous ne trouverez la grâce, la
gentillesse, la gaieté de nous autres oiseaux des campagnes fleuries.
Ils ne savent point, comme nous, s'exercer, se réjouir ensemble,
prendre leurs ébats sur la terre ou dans l'air. Leur vol brusque et
saccadé n'est qu'une fuite, un trait rapide d'un froid marécage à un
autre. Retenus sur le sol humide, ils ne peuvent, comme les oiseaux
des bois et des roseaux, se jouer dans le feuillage, ni se poser sur
les feuilles ployantes; l'organisation de leurs pieds s'y oppose. Ils
gisent à terre, et en arpentant tristement et solennellement les places
dégarnies, poussent, le plus souvent, des cris rauques et inarticulés.

Beaucoup se tiennent à l'ombre pendant le jour; leur vue faible, leur
naturel timide, sauvage, inquiet, leur fait préférer l'obscurité de
la nuit ou la lueur du crépuscule à la brillante clarté du soleil.
C'est moins par les yeux que par l'odorat et le tact dont est doué
l'extrémité de leur long bec, qu'ils cherchent et recueillent leur
nourriture.

Tant qu'ils trouvent la terre mouillée, tous font la chasse aux
vers, aux sangsues, aux larves molles des insectes aquatiques. Si la
sécheresse arrive, ils se rabattent sur les insectes de la terre et
prennent les scarabées, les araignées, les mouches; mais c'est pitié
de voir combien de mal ils se donnent pour cette chasse où leur long
bec les sert mal. Ils frappent à côté; leurs mandibules molles ne
saisissent point à propos l'insecte agile et j'ai vu, l'autre jour,
un pauvre _courlis_ qui, après avoir essayé de captiver au moins une
demi-douzaine de mouches, sans réussir à en prendre une seule, y
renonça et s'en fut promener tristement plus loin sa mine ennuyée.

--Peint de main de maître, chère Sylvie! et combien je vous remercie
de ne pas dédaigner d'instruire un pauvre étranger! Ce qui me frappe,
avant tout, c'est que vous ne semblez point un oiseau ordinaire...
Votre langage présente une élévation de sentiments qui prouverait que
vous avez fréquenté les hommes, si je ne savais que notre cœur à tous
est susceptible d'autant d'élévation que le leur...

--Vous ne vous trompez pas mon cher Pierrot. J'ai pu, l'année dernière,
assister, invisible, cachée par mes roseaux, aux entretiens d'un père
qui formait son jeune fils à l'étude de la nature. Tous deux habitaient
le château dont vous voyez les cheminées là-bas, parmi les arbres,
et venaient chaque soir faire sur le lac une longue promenade en
bateau. Le premier soir, je fus effrayée, mais je n'osai m'envoler...
J'attendis, et quelques mots de leur conversation m'intéressèrent. A
partir de ce jour, je devins leur auditeur le plus assidu.

--Le ciel soit béni d'une si heureuse circonstance!

--Usez-en donc, mon cher Pierrot. Mais hâtez-vous. Notre cuisine, à
nous, n'est faite que quand nous allons aux provisions...

--Soit! dites-moi donc, bonne Sylvie, quels sont ces oiseaux noirs
qui se réunissent en troupe, là-bas, assez loin de l'étang, dans les
parties humides de la lande? Pourquoi ne viennent-ils pas au bord de
l'eau comme ceux que nous y voyons promener sur leurs grandes pattes?

--Ces oiseaux, dont vous pouvez d'ici apercevoir l'aigrette noire
couchée en arrière, comme une plume derrière l'oreille d'un employé de
bureau, sont des vanneaux. Leur nom vient du mot _van_, peut-être parce
que le bruit de leurs grandes ailes rappelle, quand ils volent, celui
de l'instrument qui sert, chez les hommes, à nettoyer le grain. Ils ont
la tête et le devant de la gorge noirs, le ventre blanc. Leur dos a de
magnifiques reflets verts; leurs pattes sont pâles; vous voyez qu'ils
ont le corps à peu près de la grosseur d'un jeune pigeon.

Ce sont les plus intelligents, avec les pluviers, parmi les oiseaux du
rivage, et ce perfectionnement découle de leurs mœurs essentiellement
sociables. L'instinct de la sociabilité est, parmi les oiseaux, un
indice certain de développement intellectuel. Chez les vanneaux, la
communauté de goûts, de projets, de plaisirs est complète, et cette
union de volonté constitue précisément la source de leur attachement
mutuel et le motif de leur liaison générale. Toujours prêts à se
rapprocher, à se rejoindre, à demeurer et à voyager ensemble, les
vanneaux arrivent, comme tous les oiseaux doués de l'instinct social,
à s'entendre et à se communiquer assez d'intelligence pour connaître
les premières lois de la société. Chez eux règnent l'affection, la
confiance, la paix, excepté lorsque la saison des amours vient apporter
un certain trouble dans leurs habitudes; mais cet état d'agitation
dure peu, et l'apparition des petits est une occasion de tendres soins
échangés au profit d'une sollicitude générale.

Les vanneaux ne sont pas les seuls oiseaux de rivage aux mœurs douces
et sociables. Les pluviers les imitent et présentent des exemples
touchants de confiance les uns envers les autres. Je fus témoin, il y a
quelques mois, d'un fait qui démontre cette vérité. Un jeune chasseur
battait la lande sur laquelle nous sommes, quand il entendit venir une
petite bande de six pluviers guinards. Il se retourne, tire le premier
qui passe; l'oiseau tombe... Tous les pluviers se précipitent en même
temps que le pauvre animal frappé à mort, tous se pressent autour de
lui, et, par leurs petits cris d'encouragement, semblent l'engager à
reprendre ses forces et à remonter avec eux dans les airs... Hélas! de
son second coup le chasseur les tua tous les cinq sur le cadavre de
leur frère!... Voilà ce que j'ai vu! Ce furent cinq martyrs de l'amitié
fraternelle!...

--Pauvres gens!

--Il faut maintenant, mon jeune ami, que je vous parle des _chevaliers
combattants_, que vous voyez là-bas, passant et rasant de leur vol bas
les bruyères de la lande. Ils arrivent au marais, et tout à l'heure
vous verrez que leurs mœurs sont bien différentes de celles de nos
amis les pluviers. Toujours irrités, surtout au printemps, toujours
querelleurs, ces combattants ne connaissent pour ainsi dire pas le
repos. La bataille est leur élément, la querelle leur habitude: un à
un, deux à deux, six contre six, il faut qu'ils se battent, qu'ils se
chamaillent! Ah! la triste engeance!

--Et dire qu'ils sont si jolis!

--C'est vrai... Mais en voilà assez, ami, à demain!

Resté seul, je me choisis un lit pour la nuit parmi les roseaux, et
le lendemain je me mis, dès l'aurore, à arpenter la lande. Je voulais
voir, et je vis...

Mon Dieu! que le monde est grand, et qu'il contient donc de belles
choses!

Je passais à côté d'oiseaux au bec recourbé comme une pioche, qui
bêchaient dans la vase humide; l'un d'eux, maussade, faillit me blesser
d'un coup de cet énorme outil. Les remarques de Sylvie me revinrent
à la mémoire, et, revenant vers l'étang, je remarquai un très grand
oiseau monté sur deux hautes pattes, immobile, sur une petite éminence
cachée sous l'eau: son habit était gris, ses épaules hautes et bossues,
entre elles un long bec droit s'avançait... Tout à coup, je le vis se
détendre comme un ressort et déployer un cou d'une longueur inouïe,
lequel, sortant d'entre les deux ailes, fut plongé dans l'eau comme
une flèche... et ramena dans le bec un poisson pris par le travers. Le
héron--j'ai su depuis par Sylvie que c'en était un--lança adroitement
ce poisson en l'air, au-dessus de lui, le reçut par la tête dans son
bec ouvert et l'engloutit. Puis, il reprit sa position ennuyée et son
immobilité grotesque...

J'étais confondu de ce que je voyais, émerveillé de tant de belles
choses. Le temps passa comme un éclair, le soir venait; je courus
au rendez-vous de Sylvie et la trouvai, comme la veille, aimable et
causeuse. Mon premier soin fut de lui raconter ce que j'avais observé
de mon côté; elle rit d'abord de mes remarques. Mais, reprenant bientôt
son sérieux, elle m'adressa, d'un air grave, les paroles suivantes:

--Vous êtes un oiseau de trop grand sens, et un animal trop bien doué
pour manquer de courage. Je veux vous traiter en ami sérieux, et la
plus grande preuve d'estime que je veuille vous donner, va être de vous
initier à un projet dont la réalisation est prochaine.

Depuis trop longtemps déjà, un oiseau de proie ravage ces bords. Il
décime le peuple ailé; aujourd'hui l'un, demain l'autre; tout lui est
bon pour assouvir son appétit féroce. Poussés à bout, nous avons fait
un pacte entre tous les habitants du lac; nous voulons nous venger!...
Joignez-vous à nous, vous le devez, ne serait-ce que pour faire cause
commune contre un des ennemis acharnés des oiseaux pacifiques.

--De grand cœur! répondis-je, enflammé de courage et touché du cas que
l'on faisait de ma valeur. Mettez-moi au courant du complot et vous
verrez ce que peut la valeur d'un moineau!

--Vive Dieu! j'aime à vous entendre parler ainsi. Vous êtes vaillant,
je m'en doutais bien. Allez! nous aurons occasion de mettre votre
courage dans tout son jour. Venez, avec moi, voir une poule d'eau de ma
connaissance; elle doit jouer, dans ce drame, un rôle de premier ordre.
Nous vous expliquerons là-bas notre plan de combat.

Je la suivis.

Nous gagnâmes les roseaux, et, à son appel, j'en vis sortir et marcher
sur les feuilles de nénuphar un nouvel oiseau que je n'avais point
encore aperçu. C'était la poule d'eau. Son cou et le dessous de son
ventre étaient noirs, légèrement gris vers les flancs; le dessus du
dos est noir aussi, mais à reflets verdâtres; chaque aile porte trois
plumes blanches, et la queue tout entière est de cette couleur. Ce qui
me surprit, c'est que le plumage de cet oiseau, au lieu d'être lisse et
brillant, est tout entier terne et comme chargé de poussière. C'est une
espèce d'huile qui empreint les plumes et les soustrait à l'action de
l'eau. La poule d'eau a les pattes vertes et le bec aussi, elle porte
à chaque jambe une jolie jarretière rouge. Chaque pied forme quatre
doigts qui ne sont point palmés, mais seulement bordés d'une membrane
mince et indépendante. Comme leur pouce est long et qu'il peut être
opposé aux autres doigts, les poules d'eau se perchent facilement:
celle-ci monta donc sur un roseau à côté de nous et la conférence
commença.

--Le coucher du soleil approche: le rapace va venir chercher sa victime
de chaque soir. Amis, je me dévoue, car il a dévoré mes enfants et je
lui ai voué une haine mortelle!... Je me promène seule sur l'étang, il
fondra sur moi... venez à mon secours, et Dieu fasse le reste!...

Émerveillé de tant de stoïcisme, je compris la grandeur de l'amour
maternel à l'étendue du dévouement qu'il inspire, et, pénétré d'une
religieuse admiration, je fus, plus que jamais, acquis à ce pacte si
équitable du faible contre le tyran. Nous nous séparâmes.

Le reste de l'après-midi se passa à réunir, chacun de notre côté,
Sylvie et moi, tous les oiseaux du voisinage, à leur donner les
instructions nécessaires; puis nous attendîmes, cachés les uns dans
les roseaux, les autres parmi les buissons au bord de l'étang: tous
dans le plus grand silence. On aurait cru ce lieu absolument désert...
La poule d'eau, qui se dévouait, mais qui, pour sa seule défense,
plonge admirablement, était restée isolée au milieu de l'étang, se
laissant mollement bercer par les eaux et n'ayant l'air de s'occuper
que d'un petit poisson qu'elle tenait dans son bec. L'attente fut
pleine d'angoisses. Enfin l'épervier parut... Ne voyant sur l'eau
qu'une victime, le rapace se mit à descendre en spirale, poussant
d'abord des cris aigus; puis fondit sur elle, semblable à la foudre
tombant des nuages!... A ce moment une bécassine que nous avions mise
en sentinelle, jeta son cri aigu et, mille, nous fondîmes sur l'ennemi
commun...

Preste comme l'éclair, la poule d'eau plongea juste au moment où les
serres du brigand allaient la saisir.

Étourdi par le nombre, par les cris, par les coups de bec et surtout
par les atteintes meurtrières de l'épée du héron, l'épervier ne put
s'envoler... Il voulut se cacher dans les joncs et tomba parmi les
nénuphars... De chaque feuille naissait un ennemi!

Ses grandes ailes battirent l'eau; dès lors, sa perte était certaine:
les canards, sortant de dessous les feuilles, se mirent de la partie:
leur bec tenait une plume et ne la lâchait plus...

Bientôt la tête du forban toucha l'eau, elle y fut plongée... Il fit
un suprême effort!!!... Les plumes des assaillants, arrachées par ses
serres, s'éparpillèrent au souffle de la brise... son bec acéré fit
voler des lambeaux de chair palpitante... Plusieurs morts tombèrent à
ses côtés; mais il ne put reprendre son vol...

[Illustration: «SES GRANDES AILES BATTIRENT L'EAU...»]

Encore quelques convulsions et l'eau entra dans son bec, dans ses
narines; il était asphyxié!... et demeura étendu sur l'eau, les ailes
ouvertes, les plumes hérissées, les serres encore frémissantes sous les
spasmes de l'agonie.

La poule était vengée; tous les oiseaux du canton, délivrés de leur
redoutable ennemi, firent à cette mère courageuse une véritable
ovation. Elle fut entourée, fêtée, remerciée. Puis vint mon tour, car
je m'étais vaillamment conduit, et j'avais vu plus d'une fois la mort
de près! J'avais laissé quelques plumes dans la bagarre; j'avais été
meurtri, presque assommé d'un coup d'aile terrible... Ce fut alors que
je m'écriai:

«Mes amis, songeons aux blessés!...»

On les soigna le mieux possible.

Pendant ce temps, le soleil était descendu près de l'horizon. Il
disparut, et la nuit calme et profonde vint couvrir ces lieux naguère
pleins de tumulte et de batailles.



VII

O MALHEUR, SOIS LE BIENVENU, SI TU VIENS SEUL!

  Lorsqu'il neige par les grands froids,
  Lorsque le vent fouette les toits;
  Quand sous les pieds la glace crie,
  L'arbre se plaint et l'_Oiseau_ prie:
  «Mon Dieu, ne nous délaissez pas
  «Pendant l'hiver et ses frimas!»

  (RATISBONNE.)


Il ne me fut pas possible de quitter de sitôt mes braves compagnons
d'armes. J'étais devenu l'ami de tous; rien ne cimente l'amitié comme
les dangers courus ensemble et la certitude mutuelle d'un courage à
toute épreuve. Sylvie, mon amie dévouée, était toujours la même à mon
égard, et nous aurions passé une douce vie si l'hiver, le triste hiver,
n'était arrivé à grands pas.

Déjà, la pauvrette ne trouvait presque plus rien à picorer parmi les
roseaux et les joncs, sa demeure habituelle; elle parlait de partir;
et, au malaise qu'elle éprouvait, je voyais clairement qu'elle obéirait
bientôt à un instinct qu'elle ne pouvait pas maîtriser. Les journées se
suivaient tristes, sous le ciel gris; nos conversations ne prenaient
pas une teinte plus gaie...

Un matin, j'appelai Sylvie... Je ne la trouvai plus!... Elle était
partie pendant la nuit. Je la croyais, comme nous, libre de s'attacher
au pays qui lui plaisait. Je fus ainsi désabusé.

Encore seul; seul!... Le lac et ses alentours me semblèrent plus
tristes que jamais, avec leurs joncs séchés, bruissant sous la bise
qui nous glaçait jusqu'aux os... Les plumes hérissées, le corps
formant la boule, je restais des heures entières silencieux et
mélancolique, abrité le mieux possible dans un petit buisson d'épines.
Malheureusement ses dernières feuilles tombèrent une à une; le vent du
soir ne rencontra plus d'obstacle... J'avais froid; j'eus souvent faim,
j'étais bien malheureux!

Un matin, je vis tomber du ciel de légers flocons blancs,
insaisissables, mais qui, en arrivant à terre, se durcirent, et
finirent par la couvrir entièrement. J'appris que cela s'appelait de la
neige. Mon malheur devint alors plus grand qu'il n'avait jamais été.
Le froid augmentait; il devint excessif, et j'avais bien de la peine
à découvrir un trou, tantôt dans un rocher, tantôt dans le tronc d'un
arbre, pour me mettre à l'abri. O malheur! Je ne trouvais plus rien
pour ma nourriture: la neige avait étendu son manteau blanc partout et
sur tout.

J'essayai de gratter avec mes pattes, mais bientôt elles devinrent
gelées... De temps en temps, je trouvais, dans le coin d'un rocher, une
petite graine; quelquefois, sur un buisson, restait un fruit d'hiver;
mais tout cela ne constituait pas une nourriture suffisante, et je
souffrais.

Mais à quoi bon me plaindre? Rien n'est plus importun, rien n'est plus
monotone. Résignons-nous!... Je volais lentement, à travers les champs,
car j'avais abandonné les bords du lac; mes plumes étaient mouillées,
mes membres perclus, et j'essayais de m'orienter pour arriver dans
une ville où j'espérais trouver plus de ressources. Je crois qu'en
ce moment j'aurais volontiers sacrifié ma liberté pour une cage bien
abritée et une auge remplie de graines succulentes! Comme l'hiver donne
des idées tristes! Ventre affamé ne raisonne guère.

C'est que toutes les autres misères de la vie ne paraissent rien à côté
de la faim. Il faut peu de choses pour nourrir un moineau; mais encore,
ce peu de choses, il faut le trouver!... On ne voit pas de mouches à
cette époque de l'année, et toutes les plantes à graines sont mortes,
tous les insectes sont cachés.

J'en étais donc arrivé à cet état de profond découragement où l'on
renonce à tout. Aussi, une certaine nuit où j'avais tant souffert qu'il
me restait à peine la force de me soutenir, je me décidai à attendre la
mort dans le lieu où, vers le crépuscule, je m'étais mis à l'abri.

Le jour arrivé, je m'aperçus que l'endroit qui m'avait servi de refuge
était une anfractuosité creusée sous un rocher; et dans le fond--oh!
bonheur inespéré!--je vis de la paille, apportée là par les petits
pâtres qui, gardant les troupeaux dans les champs, laissent les chiens
veiller de temps en temps, pendant qu'eux se reposent sur ce lit
rustique. Or, parmi les brins de cette paille, étaient restés quelques
épis. Quoique bien faible, je me précipitai sur ces grains oubliés,
et rien ne peut peindre combien succulent me parut ce repas. Il me
semblait qu'aucun mets ne pouvait avoir une telle saveur. Je me sentis
revivre; l'espérance m'était revenue, et ce fut presque gaiement que
je repris mon vol. Enfin, comme un bien ne vient jamais seul, suivant
le proverbe, je commençai à rencontrer des arbres de plus en plus
rapprochés, m'annonçant des vergers, puis des jardins, et j'aperçus
enfin les premières maisons. Cette petite ville, assise au pied d'un
coteau qui l'abritait du vent du nord, semblait prendre à tâche de
tourner au soleil la façade de ses constructions coquettes et joyeuses.

Le soleil luisait en ce moment sur la neige, qui brillait à éblouir les
yeux, mais ne se fondait pas.

Je me demandais dans quel jardin j'allais élire domicile, quand des
rires frais et joyeux arrivèrent jusqu'à moi. Voler de ce côté fut
l'affaire d'un moment, et je vis apparaître à mes yeux une charmante
jeune fille jouant avec son frère. Tous deux, dans le verger, avaient
déblayé une large place au milieu de la neige, et là, émiettaient le
pain de leur goûter, que les oiseaux affamés du voisinage venaient
becqueter avec empressement.

Je m'approchai comme les autres, peut-être plus vite que les autres;
mais j'étais un intrus et je reçus force coups de bec. Ce n'était pas
le moment de reculer; je les rendis, et ma bravoure me conquit non
seulement une place au festin, mais les bonnes grâces des deux enfants,
qui jetaient toujours de mon côté les plus gros morceaux. C'est ainsi
que nous devînmes amis. La cour, la basse-cour, le verger de cette
maison devinrent ainsi mon lieu d'élection, et bientôt, connu des deux
enfants, leurs bons procédés pour moi ne se ralentirent pas un seul
jour! Touché de leurs amabilités, de leur bon cœur, je résolus de les
en récompenser par la plus grande marque de confiance qu'il me fût
possible de leur donner, par le sacrifice de ma liberté.

Peut-être aussi étais-je bien aise de passer chaudement l'hiver.
Toujours est-il qu'un beau jour j'entrai hardiment dans le salon, et
vins me placer sur l'épaule de leur mère. Grande fut la joie; on me
prit, je me laissai faire. On me caressa, je rendis les caresses; on
m'appela de noms charmants, et la petite Marie de s'écrier dans son
bonheur:

--Oh maman! quel délicieux pierrot! il est tout beau!

On rit beaucoup de son expression et le nom m'en resta.

Me voilà donc commensal, sous le nom de _tout beau_, de cette aimable
famille. On essaya de me mettre dans une cage, mais je fis comprendre
par mes gestes et ma résistance que je ne le voulais pas. Marie prit
mon parti et on me laissa errer en liberté dans les appartements où
chacun me comblait de friandises et de caresses, et où je me trouvais
réellement gâté du matin au soir.

L'hiver passa ainsi.

Un jour, vers le premier printemps, le ciel était fort triste, pluvieux
et sombre, comme il arrive en cette saison; toute la famille avait
l'air maussade. La petite fille, dans un coin, festonnait une broderie
qui n'avançait guère; le petit garçon dans un autre faisait un devoir
qui n'avançait pas non plus, et tous deux bâillaient à qui mieux mieux.

J'imagine alors de les distraire et me mis à voltiger autour de la tête
de Marie; puis, fondant sur sa main, je lui enlève son feston et me
sauve d'un air conquérant. Les enfants de rire, de se lever, et nous
voilà jouant aux barres, moi pour conserver ma conquête, eux pour me la
reprendre.

La mère entendant ce tapage, arriva pour gronder: mais elle fut
désarmée quand elle me vit fuyant avec le feston dans mon bec, et les
enfants s'écriant:

--Maman, c'est Tout beau qui nous empêche de travailler!...

Enfin on se remit au travail et les devoirs furent promptement
terminés, car la bonne humeur est le meilleur auxiliaire qu'on puisse
donner aux enfants.

A la récréation, ceux-ci s'amusaient à faire des bulles de savon. Je
voulus recommencer mon espièglerie du matin, mais je fus beaucoup moins
bien reçu. Mes petits amis voulaient bien que je les empêchasse de
travailler, mais non de jouer. La première fois on gronda, mais quand,
la seconde fois, je vins enlever le tube de plume qui leur servait à
souffler les bulles, ils me donnèrent une bonne calotte.

Elle ne me fit pas grand mal; mais comme j'étais en colère et que je
rageais, je fis le mort.

Alors tous deux se mirent à pleurer; la petite Marie me prit dans sa
main, me caressa, m'embrassa et m'inonda de ses larmes. Aussi, voyant
son chagrin, je fis semblant de revenir peu à peu à l'existence; mais
les pauvres petits avaient eu si peur qu'ils ne pouvaient plus jouer.

J'allai de l'un à l'autre pour les égayer, mais rien ne pouvait les
consoler; enfin j'imaginai de m'emparer du tube et de le reporter dans
la main de Marie. Oh! cette fois, ce fut un concert de cris de joie!

Ils furent si ravis de mon trait d'esprit que le soir, dans le salon,
au risque de se faire gronder, ils racontèrent toute l'histoire. Je
devins le héros de la soirée. Chacun vantait mon intelligence, aussi un
ami de la maison, entiché de serins savants qu'il avait vus la veille,
déclara que j'étais apte à tous les tours de force possibles, et qu'il
fallait me mettre en apprentissage pour devenir à mon tour un moineau
savant: faire le mort, tirer le canon...

A ces mots la peur me prit.

J'oubliai tout ce que je devais de reconnaissance pour un hiver passé
si douillettement. Le printemps, d'ailleurs, était venu, la fenêtre
était ouverte à mes yeux; mes ailes frémirent et je m'envolai, non pas
cependant sans jeter un dernier regard sur ma petite cage dorée et une
pensée de regrets aux êtres bienfaisants qui m'avaient sauvé d'une mort
certaine.

Et c'est ainsi que l'hiver passa! car tout passe en ce monde... Et
c'est ainsi que le printemps revint! car Dieu a voulu que le bien
suivît le mal, l'abondance la disette, et que les petits oiseaux
fussent heureux après avoir été bien malheureux pendant la froide
saison.

Peu à peu les bourgeons grossirent aux arbres, s'ouvrirent, et il en
sortit de fraîches feuilles rosées, encore plissées et chiffonnées,
qui sortirent et se déployèrent peu à peu; quelques fleurs timides
apparurent: ce fut un éblouissement pour mes yeux! Partout les
insectes, bourdonnant dans l'air, quittèrent leurs retraites et se
cherchèrent les uns les autres. Le coucou, l'oiseau printanier par
excellence, fit entendre son chant monotone, annonçant aux hommes le
retour des beaux jours, et aux autres oiseaux qu'il était temps de
préparer leurs nids. Dans les jardins, le long des murs, au midi, on
voyait les abeilles se réveiller et commencer à quitter leurs ruches
pour aller butiner sur les primevères, les violettes et l'aubépine.

Tout était joie autour de moi, et cependant j'étais triste, car je me
sentais seul. Tous les oiseaux de mon espèce avaient déjà choisi leur
compagne; nul d'entre eux ne faisait attention à moi.

Je me posai sur une branche, à l'écart, la mine refrognée, l'esprit
maussade, inquiet, mécontent de moi et des autres... quand je vis
voltiger de mon côté une petite Pierrette solitaire. Malgré ma
mauvaise humeur, je crus devoir être poli vis-à-vis d'elle; de son
côté, elle parut un instant aimable... Je crus même qu'elle me faisait
des avances, j'en fus choqué... Je la trouvais peu jolie! Un instant
auparavant, je m'étais miré dans une fontaine limpide, et ma beauté
m'avait frappé; j'avais un magnifique collier noir; ma queue était très
longue, les plumes de mes ailes très fournies et brillantes, enfin
j'étais plus beau que tous les moineaux que je voyais voler autour de
moi.

Je ne tardai pas à m'apercevoir que, malgré son amabilité, cette jeune
Pierrette était craintive; probablement elle sentait son infériorité et
n'osait aspirer à devenir ma compagne... Elle m'eût paru sûre de son
succès que mon orgueil se serait révolté; mais sa timidité me toucha.
J'encourageai ses démarches et, après avoir eu, dans notre langage, une
longue explication, nous finîmes par réunir nos deux destinées.

J'en bénis le ciel, car jamais Pierrette ne s'est montrée meilleure ni
plus dévouée.

Ma chère Pierrette désirait fort construire un nid; je cherchai donc un
endroit propice. J'étais devenu difficile, et j'apportais à ce choix
autant de circonspection que de prudence, car je connaissais la plupart
des ruses qu'emploient les hommes pour détruire nos couvées.

Enfin, après avoir longtemps fureté, nous découvrîmes un lieu propice,
véritable oasis au milieu de la campagne nue des alentours.

Un petit château, entouré d'ombrages touffus, s'élevait à l'entrée
d'une vallée où le soleil concentrait ses chauds rayons. Les jardins
étaient remplis d'arbres fruitiers, le verger regorgeait de cerisiers
et de pruniers en fleur. A côté, un mince ruisseau, traversant la
prairie, serpentait dans l'herbe épaisse, et sur ses bords un énorme
peuplier d'Italie élevait majestueusement sa tête aiguë au-dessus des
arbres environnants. Notre peuplier était tellement haut que, monté sur
les branches de la cime, je dominais les coteaux qui fermaient notre
vallée, et pouvais ainsi voir venir l'ennemi de très loin. Tout nous
faisait donc croire que nous pouvions établir là, avec sécurité, le
berceau de nos enfants, et que nous y trouverions la paix pour élever
notre petite famille.

Nous voilà construisant notre nid à deux, parmi les branches les plus
épaisses, vers le milieu de l'arbre. Pierrette, travaillant de tout
cœur, allait partout chercher paille et duvet. Notre ouvrage fut
bientôt terminé, et Pierrette, après avoir pondu cinq œufs, se mit à
les couver. Ma tâche pendant ce temps, devenait lourde. Il fallait
pourvoir non seulement à la nourriture de ma compagne, mais encore à la
mienne. Je m'efforçais de trouver tout ce qui pouvait lui plaire, et de
plus je ne me sentais pas assez égoïste pour la laisser couver toute
seule. Mais Pierrette était si courageuse qu'elle eût voulu rester sur
son nid au risque d'y mourir de faim.

Le jour désiré arriva enfin, et nous fûmes récompensés de nos soins par
la naissance de cinq petits, tous bien portants. Que notre joie fut
grande! Pauvres enfants! Nous nous disputions à qui leur donnerait la
pâtée. Et ce n'était pas tout. Il fallait que l'un de nous restât sur
le nid, pour fournir à ces chers petits la chaleur qu'ils n'avaient pas
encore. Peu à peu nous les vîmes grandir. Nous étions heureux!...

Non loin du château s'élevait une grange qui fournissait à notre
nourriture. Nous y trouvions des graines et souvent aussi de petits
morceaux de pain. Nous allions chercher dans la basse-cour de la pâte
préparée, dans les cages, pour les poulets que l'on engraissait.
Notre vie se partageait ainsi entre les devoirs de la famille et les
relations nouées avec quelques oiseaux du voisinage devenus nos amis.

Parmi eux se trouvait un Bouvreuil qui nous aimait beaucoup; il s'était
fixé par aventure dans le pays. C'était un mâle, et sa poitrine, du
plus beau rouge, faisait ressortir le noir de son bec et de ses
ongles. Je remarquai qu'il savait un grand nombre d'airs et les
chantait parfaitement. Cette éducation si soignée pour un oiseau de la
campagne m'étonna. Je lui fis quelques questions amicales, et il me
raconta volontiers son histoire.

Il n'y a pas encore longtemps, me dit-il, que j'habitais Paris. La
famille au milieu de laquelle je vivais était composée du père, de
la mère et d'un gentil petit garçon qui m'apprenait un grand nombre
d'airs, au moyen d'un instrument dont un oncle lui avait fait présent.
Malheureusement, l'enfant tomba malade, sans qu'on pût deviner quel
organe était attaqué chez lui.

Ce fut un désespoir dans cette famille dont il était l'unique
espérance. Tous les médecins furent consultés; aucun d'eux ne sut d'où
provenait la maladie; mais, à bout de science, ils ordonnèrent l'air de
la campagne, et nous vînmes nous établir dans cette propriété.

Le pauvre enfant végéta longtemps; son seul bonheur, sa seule
distraction était de jouer avec son cher Bouvreuil; et, certes, je lui
rendais bien l'amitié qu'il avait pour moi. Un jour, un grand mouvement
se fit dans la maison... tout le monde pleurait, personne ne pensait à
moi... Je mourais de faim; je fis anxieusement le tour de ma cage et
vis qu'elle était entr'ouverte. Je me glissai tout doucement dans la
chambre de mon cher maître, autant pour le voir que pour lui demander à
manger.

Le petit malade était étendu presque sans vie; je m'avançai tout
doucement vers lui, et, gazouillant légèrement, je lui annonçai ma
présence. Le pauvre enfant tourna les yeux vers moi, et je le vis
ébaucher, en me reconnaissant, un sourire doux et triste qui, commencé
ici-bas, alla finir au milieu des anges du ciel; car il mourut en me
regardant...

Dans mon désespoir, je m'envolai par la fenêtre, mais je me promis de
ne jamais quitter ces lieux. J'ai tenu ma promesse, et tous les jours
je vole sur la tombe du pauvre enfant, mon ami, et là, je chante un
des airs qu'il m'apprit en se donnant tant de peine. Heureux, dans ma
douleur, de me rappeler ses caresses naïves, et de rompre, par ma
chanson, la tristesse silencieuse de son tombeau!

Nous avancions dans l'éducation de nos enfants; leurs plumes étaient
poussées. Ils ne mangeaient pas encore seuls mais bientôt ils
pourraient sortir du nid. Ma Pierrette voyait approcher ce moment
avec moins de joie que moi; nos réflexions à ce sujet étaient fort
différentes. J'étais fier et heureux de lancer dans le monde des
créatures auxquelles j'avais donné l'existence, que j'avais élevées
moi-même, que je comptais garantir de toute embûche en les faisant
profiter de mon expérience.

Pierrette, avec son affection plus expressive, mais aussi plus timide,
s'effrayait du moment où il faudrait se séparer de ses enfants. Hélas!
elle devait en être séparée d'une manière bien cruelle!

Un jour, elle arriva toute joyeuse. Elle avait, me dit-elle, découvert
une excellente pâtée qu'on avait disposée dans la grange et avec
laquelle elle ferait faire un repas exquis à ses chers petits. Je
m'en réjouis avec elle; mais comme j'étais très occupé en ce moment à
entendre chanter mon ami le Bouvreuil, je lui laissai, à elle seule, le
soin de donner le repas aux enfants.

Depuis quelques instants déjà elle venait de me quitter pour remplir
ce soin qui lui était si cher, lorsqu'il me sembla entendre un cri
plaintif du côté de notre nid... J'y vole d'un trait... O désespoir! ma
compagne et mes enfants expiraient.....

Hélas.... cette pâtée, trouvée et rapportée avec tant de sollicitude,
de bonheur, renfermait du poison pour les rats.... Ma douleur fut
affreuse; pendant plus de deux jours je ne pris aucune nourriture; je
voulais mourir aussi... Mais les soins et les bons conseils de mon ami
le Bouvreuil me ramenèrent peu à peu à la vie.

Rester plus longtemps en cet endroit m'était impossible, mon cœur se
brisait au souvenir de mon bonheur perdu.



VIII

DÉCOURAGEMENT.


J'étais parti le cœur navré, malgré l'insouciance et la gaîté
proverbiale de mon caractère. Je ne pouvais surmonter ma douleur, car
le chagrin que j'éprouvais était d'une autre nature que tous ceux qui
m'avaient accablé jusqu'à ce jour. Ma compagne, mes enfants n'étaient
plus! Je les avais perdus un peu par ma faute, car j'aurais dû mettre
plus de soin à vérifier la nourriture que ma pierrette trouvait dans
l'intérieur des maisons, sachant, par ce que j'avais vu, que trop
souvent l'homme est obligé d'employer de semblables moyens pour
détruire certains animaux nuisibles.

Ces réflexions poignantes augmentaient encore ma peine et, les roulant
sans cesse dans mon esprit, je volais machinalement d'arbre en arbre,
faisant beaucoup de chemin sans me rendre compte de l'endroit où je
voulais arriver.

Tout à coup je me trouvai dans une immense prairie entourée de collines
qui, un peu plus loin, prenaient l'aspect de montagnes et bleuissaient
l'horizon de leurs découpures irrégulières. Sans savoir précisément
de quel côté j'avais tourné mes pas, je crus m'apercevoir que j'avais
marché vers le midi. L'été commençait à peine, car j'avais eu mes
petits de très bonne heure. Aussi, séduit par l'aspect de ce lieu, par
la proximité d'un village dont j'entendais les cloches derrière les
arbres, je résolus d'établir mon domicile dans cet endroit.

Je vivais dans l'abondance, car cette prairie élevée servait de
pâturage aux bestiaux de la commune voisine. Bientôt arriva le berger
en chef. Ce brave homme n'avait rien de poétique, point de houlette
garnie de rubans, pas de chapeau de paille avec des nœuds flottants;
il portait un gros bâton à la main, un mauvais bonnet de laine sur la
tête, et chassait devant lui un troupeau de vaches magnifiques aux
mamelles traînantes et rebondies.

[Illustration: L'épouvantail.]

Je m'intéressai bien vite à ces bonnes vaches si paisibles et si
naïvement ignorantes de leur force: mon plaisir favori était de voler
auprès d'elles et de les contempler, couchées dans l'herbe feuillue,
ruminant gravement, le regard perdu au loin, dans une rêverie qui doit
être pleine de charme.

Ces bonnes bêtes ne cherchaient jamais à me faire de mal. Mais,
machines à transformer le fourrage, elles fonctionnaient sans relâche,
n'ayant pas l'air de soupçonner que rien pût exister de plus au monde,
que manger, ruminer et dormir.

Très intrigué de savoir à qui pouvait appartenir un si beau troupeau,
j'appris que ces belles vaches faisaient la fortune des paysans de ce
pays qui se sont empressés d'établir des _fruiteries_.

Pour me faire comprendre, mes enfants, il faut vous expliquer que dans
une partie de la France, on a créé ce qui n'existait autrefois qu'en
Suisse, c'est-à-dire ces _fruiteries_, établissements que l'on aurait
dû à plus juste titre appeler _fromageries_, puisqu'elles n'ont pas
d'autre emploi que de faire des fromages avec le lait que les paysans
y apportent. Selon la quantité qu'ils en ont fourni pendant un mois,
on leur remet à la fin un ou plusieurs pains de fromages, que les
marchands viennent recueillir à certaines époques de l'année.

Rien de plus juste. Mais il arrive parfois qu'un paysan emploie un
moyen bien connu des laitiers pour augmenter la quantité de leur lait,
c'est de s'aider un peu de l'eau de la fontaine. Hé bien, cela est fort
difficile, car, si le paysan aime à tromper, en revanche il n'aime pas
à être trompé. Aussi trouve-t-on dans chaque fruiterie des pèse-lait,
ou instruments au moyen desquels on voit à l'instant si le lait a été
frelaté. Quand ce fait se présente, le paysan coupable paye une amende
assez forte et son lait est refusé pour le présent et pour l'avenir.

Vous voyez, mes enfants, que tout a été prévu, et que ces fromageries
présentent deux grands exemples: l'application du principe fécond de
l'association et la conservation de la parole sacrée.

_Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait._

Ces produits des fromageries sont si avantageux qu'ils engagent le
paysan à se procurer le plus grand nombre possible de bestiaux, ce qui
les amène par conséquent à augmenter la quantité des fumiers dont ils
peuvent disposer pour leurs terres. Celles-ci rapportent par suite
beaucoup plus que les champs mal ou médiocrement fumés.

La terre est comme vous, mes enfants. Cultivez votre intelligence,
pendant que vous êtes jeunes et nourrissez-la de science et d'art: plus
tard vous ferez comme les champs bien travaillés et bien fumés, vous
porterez de bons fruits.

Je contemplais mes belles vaches se reposant dans la prairie et y
formant de gracieuses taches blanches, brunes ou noires, quand je vis
arriver du village un second troupeau conduit par un berger.

Ce troupeau était composé de _mérinos_ dont la laine devait un jour,
mes chers petits amis, servir à tisser les étoffes si nécessaires pour
préserver les hommes du froid.

Le mouton, auprès de nous, n'est pas un animal spirituel, tant s'en
faut, mais c'est une bête si utile, qu'on se sent porté à l'aimer,
à l'estimer, en raison des services qu'il rend à tout le monde. Non
seulement il a soin de laisser aux épines qui bordent le chemin des
flocons de sa toison pour que nous puissions en garnir la couchette de
nos petits; mais, sans lui, l'homme aurait bien de la peine à résister
aux intempéries des saisons, car c'est grand'pitié de voir que la
nature l'a créé nu et sans abri contre les atteintes du froid et du
chaud, ne lui donnant qu'un peu d'intelligence pour compléter une
création aussi ébauchée.

Le mouton est donc l'un des animaux les plus utiles à l'homme qui se
revêt de sa laine, emploie sa peau à mille usages et se nourrit de sa
chair. Énumérer ainsi tout le parti qu'on peut en tirer, c'est dire que
le mouton est d'un rapport certain pour les gens qui peuvent en élever.
Mais il faut, pour cela, de grands espaces de terre où ces animaux
puissent voyager et paître en changeant de place; c'est pourquoi tous
les pays ne conviennent point à l'élève du mouton.

C'est vers cette époque que je faillis être victime d'un évènement
imprévu qui me laissa dans l'esprit une frayeur et une défiance
salutaires. De l'autre côté de la prairie, à une assez grande distance,
j'avais vu une espèce de maisonnette à toit pointu et produisant un
charmant effet. Elle était toute bâtie en briques, et cette couleur
tranchait admirablement sur celle du ciel, car la maisonnette était
construite dans un endroit élevé et tout à fait à découvert. Elle
portait une galerie de bois qui l'entourait, un escalier rustique y
donnait accès. En dehors et au dessus étaient quatre grandes branches,
qui ressemblaient à de grands bras à jour. Comme j'aime à me rendre
compte des choses que je rencontre,--toujours dans le but d'être utile
par la suite à ma postérité--j'allai me percher sur l'une de ces
branches; mais, en moins d'un instant, le vent s'élevant, ces bras
s'agitèrent comme par enchantement, et éprouvèrent un mouvement de
rotation très rapide. Je faillis être précipité et réussis à peine à
m'envoler tout effrayé. J'appris ainsi ce que c'était qu'un _moulin à
vent_ que je ne connaissais pas encore.

Le cœur encore ému du terrible accident auquel je venais d'échapper
par un miracle d'adresse, j'allai me poser à terre au milieu d'un
champ voisin, pour me remettre de mon émotion et trouver, au milieu
des jeunes blés, un peu de fraîcheur. Je suivais, en flânant, le fond
d'un sillon quand, arrivé près d'un fossé, je vis à côté de moi le
spectacle le plus touchant, mais aussi le mieux fait pour renouveler
toutes mes douleurs; c'était celui d'une bonne mère de famille, ayant
autour d'elle une douzaine de petits enfants, tous si jolis, si mignons
que mon cœur se serre affreusement au souvenir de ce qu'eussent été
certainement les miens.

La conversation s'engagea entre nous, comme entre gens bien élevés,
et je fis connaissance de cette _perdrix_, la première que j'eusse
rencontrée de ma vie. Bientôt j'entendis aux environs un cri strident:
Pirre... ouît! Elle y répondit, et quelques instants après, j'avais
l'honneur d'être présenté à un mari, père de cette charmante famille.

Le nid de la perdrix est une cavité peu profonde creusée ou choisie
dans la terre même du sillon, souvent adossée à une grosse motte ou à
une ancienne taupinière. La mère y pond de quinze à vingt œufs qu'elle
range avec beaucoup de soin de manière à répartir parfaitement sur tous
la chaleur de son corps. Pendant l'incubation, elle quitte à peine ses
œufs pour aller chercher un peu de nourriture et, avant de partir, elle
prend soin de les recouvrir d'herbes ou de feuilles sèches.

La même perdrix dont je faisais la connaissance avait déjà ses petits
éclos depuis plusieurs jours, mais ils étaient encore trop faibles
pour voler, car il leur faut un mois pour qu'ils se fient à leurs
ailes, encore ces vols sont-ils fort restreints. Mais les perdreaux,
qui courent en sortant de l'œuf, ne se séparent pas de leurs parents
comme les autres oiseaux dès qu'ils n'ont plus besoin de secours;
au contraire ils restent ensemble et continuent à vivre en société
intime, se prêtant secours dans la bonne comme dans la mauvaise chance,
et forment ainsi ce que l'on appelle des _compagnies_ qui demeurent
réunies jusqu'au mois de février.

Si l'on considère que l'instinct de sociabilité indique des oiseaux
supérieurs comme intelligence, il faut admirer également l'amour des
parents pour leurs petits. Dans aucune espèce le père et la mère
ne sont plus prodigues de soins et d'attentions pour eux. Ils les
conduisent, les dirigent avec une sollicitude touchante là où ils
supposent que le danger n'existe pas. Ils choisissent leur nourriture,
leur apprennent ce qui est bon ou mauvais. Le mâle, lui-même, prend la
direction de la famille dès que les petits ont vu le jour, et ne montre
pas moins de courage et d'intelligence que la femelle pour les sauver
dans le danger.

Quelques jours après notre connaissance et pendant une bonne et amicale
conversation que nous faisions au bord d'une haie, j'eus un exemple
frappant du dévoûment de mes nouveaux amis. Nous entendons tout à coup
des aboiements dans la prairie, la mère y était allée promener ses
enfants le matin. Les aboiements se rapprochent dans les blés; c'est un
chien qui suit la piste des perdrix... Il approche... il est là!...

Le mâle se dévoue... Il va au devant du chien, et s'envole sous son
nez; mais comme une perdrix blessée et qui ne peut, qu'à grand'peine,
échapper à la dent qui va l'atteindre.

Alléché par cette bonne fortune, le chien fait un premier bond à la
poursuite du rusé coq. Hourrah!... La famille est sauvée!... Le mâle
s'enlève encore, le chien saute, le manque et la poursuite recommence
acharnée d'un côté, dévouée, habile, calculée de la part du pauvre
père...

Et le chien s'éloigne de plus en plus.

Un dernier bond et le mâle, tout à l'heure à moitié mort, retrouve sa
force et sa vigueur. Il pousse un cri de joie, s'enlève et d'un vol
rapide et soutenu parcourt un kilomètre aux yeux du chien ébahi!

Mais il n'a pas plutôt touché terre que, sur ses jambes rapides, et par
des chemins détournés, suivant le fond des sillons et des fossés, il
accourt au devant de sa femelle.

Pendant que je suivais des yeux ce manège admirable, je n'avais point
regardé ce qu'était devenue la mère avec ses petits. Je me retournai...
tout avait disparu!

Dès le commencement de la poursuite, elle avait emmené d'un pas
rapide ses petits qui ne volaient pas encore, les avait disséminés,
les plaçant qui dans une fissure du sol, qui sous une feuille sèche,
qui entre deux mottes; et elle-même attendait, dévouée, le moment de
reprendre la ruse de son mari s'il succombait, ou si le chien revenait
sur ses pas.

Au premier cri du mâle, la femelle répondit, et cette heureuse famille
se réunit intacte sous mes yeux.

Je les complimentai, mais ils me répondirent qu'ils avaient fait une
chose toute naturelle, et la femelle même me demanda si nous autres
moineaux, nous n'en ferions pas autant pour nos petits? Je l'assurai
que si, afin qu'elle ne prît pas en aversion notre race, et me
conservât en particulier, une amitié que ses mœurs douces, un caractère
simple et dévoué me rendaient très agréable.

Au bout d'un mois de voyage et après avoir traversé beaucoup de pays,
j'arrivai sans encombre, dans une grande forêt percée en tout sens de
routes qui indiquaient le soin avec lequel on l'entretenait. Je pris
mes renseignements auprès d'un moineau habitant la maison d'un des
gardes, et il m'apprit que j'étais dans la forêt de Fontainebleau.

Je m'avançais résolument le long d'une grande allée, lorsque je
rencontrai un oiseau huit ou dix fois plus gros que moi. Sa tête, son
cou, son dos et la presque totalité de sa poitrine étaient noirs, mais
d'un noir profond, présentant des reflets métalliques semblables à
l'acier, tandis que le dessous des ailes, le ventre et le bas de la
poitrine étaient d'un blanc pur. Joignez à cela une grande queue noire
à plumes étagées, plus longues au milieu qu'aux bords, et des pieds
noirs, et vous aurez un portrait fidèle de ma nouvelle connaissance.

Bien que cet oiseau eût l'air méfiant et rusé, je m'approchai de lui
si franchement qu'il ne put y voir une mauvaise intention; aussi me
laissa-t-il faire sans trop reculer. Je remarquai que, posé à terre,
il était toujours en mouvement, faisant autant de sauts que de pas et
imprimant à sa grande queue un battement brusque et presque continuel,
dans le genre de celui des bergeronnettes lavandières au bord des
rivières. Je profitai du moment où cet oiseau s'envolait sur un arbre
pour me placer à côté de lui; mais sa manière de s'enlever me fit voir
qu'il avait les ailes trop courtes et la queue trop longue pour voler
gracieusement. J'en conclus qu'il ne pouvait entreprendre, comme nous,
de longs et intéressants voyages, et ne devait guère que voltiger
d'arbre en arbre et de clocher en clocher. Je lui demandai d'abord à
qui appartenait la forêt de Fontainebleau, car je l'ignorais.

A cette question, ma nouvelle connaissance me fit au moins vingt
réponses différentes en deux minutes, et pas une concluante. Je
demeurai confondu... étonné d'une telle loquacité. Je lui demandai
naturellement quel était son nom; elle m'apprit qu'on la nommait la
Pie!....

Or, cette pauvre Pie était une babillarde impitoyable, elle parlait
sans trève ni merci, et je ne pouvais arriver à placer la plus simple
réflexion. Bien mieux, aussitôt que j'ouvrais le bec, elle prétendait
qu'avant d'avoir entendu ma première parole, elle devinait ce que je
voulais dire. Je pris alors le parti le plus sage, celui de l'écouter
sans interrompre... Elle me raconta que cette forêt était visitée
par une foule d'individus qui venaient y admirer, les uns des arbres
centenaires, les autres des rochers remarquables. Elle m'apprit que,
malgré ce grand nombre de visiteurs, la forêt était tellement remplie
de gibier de toute sorte qu'elle était hantée par un grand nombre
d'oiseaux de proie...

[Illustration: «JE DEMEURAI CONFONDU... ÉTONNÉ D'UNE TELLE LOQUACITÉ»]

Cette nouvelle n'était pas faite pour me rassurer, car ma bravoure est
très raisonnable... Ce n'est pas de la jactance! A quoi bon s'exposer
à des dangers contre lesquels on ne peut pas lutter?...

Je réfléchissais donc en moi-même s'il ne convenait pas de quitter
de suite cette forêt, lorsque la Pie, devinant ma crainte et mon
irrésolution, me rassura en disant que ce voisinage ne la tourmentait
pas du tout, que je pourrais vivre, si je le trouvais bon, à l'ombre de
sa protection, qu'elle était habituée à combattre des oiseaux et à les
mettre en fuite.

Nous devînmes donc les meilleurs amis du monde. Elle me fit parcourir
la forêt dans tous les sens depuis _Franchard_ jusqu'au _Désert_ et aux
gorges d'_Apremont_. Elle connaissait çà et là une foule de retraites,
de cachettes plus curieuses les unes que les autres, et où nous nous
mettions à l'abri chaque soir.

Je remarquai qu'elle avait peur surtout de l'homme et qu'elle le
fuyait de très loin. Comme elle possédait une extrême défiance, elle
m'avertissait et je m'envolais avec elle. Au contraire, le chien, le
renard, les oiseaux de proie ne lui inspiraient aucune terreur. Elle
semblait attirée plutôt que repoussée par leur vue. Aussi, dans ces
cas-là, je m'empressais de me faire bien petit et de me cacher de
mon mieux jusqu'à ce que l'échauffourée fût passée. En effet, ma Pie
les assaillait, voltigeant autour d'eux, et poussant des cris aigus
qui ameutaient toutes ses pareilles des environs. C'était alors un
charivari à réveiller les _Sept Dormants_, et toutes ne revenaient à
la tranquillité que quand l'ennemi avait pris la fuite. J'attendais
encore, crainte des coups de bec, que le rassemblement se fût dissipé,
ce qui demandait assez de temps, car les conversations étaient longues,
et enfin nous restions seuls et je sortais de ma cachette.

Un jour nous causions, ou, pour parler plus exactement, elle causait
toute seule, faisant les demandes et les réponses. Je me trouvais sur
une branche un peu au-dessus d'elle et de là je vis qu'elle portait
autour du cou, à demi caché sous les plumes, un collier de perles de
couleur.

--Dites-moi donc comment, ma chère amie, ce petit ornement a pu être
mis là?

--Vraiment! Vous êtes donc curieux, Pierrot, mon ami? Voici comment
et pourquoi. J'ai été prise très jeune par les hommes et emmenée dans
une maison où je vivais libre et heureuse. Malheureusement, nous
autres pies, nous possédons des instincts irrésistibles. Ainsi, je ne
pus m'empêcher de prendre une certaine quantité d'objets que j'allais
cacher au fond d'un jardin. Tant que je ne volais que des débris de
nourriture, on ne s'aperçut de rien. Mais un jour, je trouvai des
petites pièces d'argent, qui me semblèrent si jolies, à moi qui adore
tout ce qui brille, que je ne pus résister à la tentation... Je les
emportai l'une après l'autre, et fus joindre tout cela à mon trésor.

Une autre fois, ce fut bien pis encore. J'emportai une très belle bague
que j'avais trouvée sur la cheminée de ma maîtresse. Oh! alors! cela
fit un scandale abominable! On soupçonna les domestiques; il y en eut
même un de renvoyé. Tout se serait bien passé, si j'avais pu contenir
mes appétits pour la maraude. Mais comme une grande quantité d'objets
disparaissaient et qu'on continuait à avoir des soupçons sur les gens
de la maison, un des domestiques...--qui avait probablement assisté à
l'opéra de _la Pie voleuse_, ajouta-t-elle...--imagina de m'espionner.

Bientôt tout fut découvert, et mon trésor fut pillé. Comme je craignais
la vengeance de ces gens, ou tout au moins l'esclavage, car je pensais
que l'on allait m'enfermer, je jugeai prudent de gagner la forêt.
Voilà comment et pourquoi je porte au cou la marque de mon servage,
collier que ma maîtresse m'avait fait elle-même... Elle était bonne, je
l'aimais beaucoup; elle m'avait appris nombre de phrases qui amusaient
extrêmement les personnes de son entourage. Aussi, lorsqu'elle avait du
monde, on m'apportait au dessert, et l'on me faisait mille questions
auxquelles je répondais suivant ma fantaisie. Je dois avouer que
j'étais, surtout en ce temps-là, fort entêtée, et quelquefois ce défaut
l'emportait sur mon désir de parler. Cependant, quand c'était ma
maîtresse qui m'interrogeait, je répondais toujours, car, je le répète,
je l'aimais beaucoup, et je la regrette sincèrement.

L'autre jour, elle se promenait ici avec plusieurs autres dames. Toutes
allèrent s'asseoir sous le _Chêne-du-Roi_ que vous voyez là-bas.
Je résolus de prouver à ma chère maîtresse que je ne l'avais point
oubliée, quoique ma fuite remontât au delà d'une année.

J'allai me percher sur l'une des branches les plus élevées du chêne, et
là, cachée dans un massif de feuillage, je criai à plusieurs reprises:

--«_Bonjour, Marie! Un baiser à Cocotte! Un baiser à Cocotte!..._»

L'étonnement fut extrême, comme vous le pensez. On regardait de tous
côtés. Ma maîtresse me répondit:

--_Bonjour Cocotte!!..._

Elle avait des larmes aux yeux!... Lorsque les visiteurs furent revenus
de leur grande surprise, plusieurs décidèrent qu'il fallait essayer
de s'emparer de moi. Mais j'entendis ce complot. Quand ils levèrent
la tête pour me chercher, j'avais déjà mis entre nous une distance
respectable!...

Vous avez dû vous apercevoir, cher Pierrot, continua-t-elle sans
s'arrêter, que j'étais beaucoup plus policée et plus instruite que les
autres habitants de cette forêt... Oui, c'est notre égale instruction
qui vous a fait trouver grâce à mes yeux. J'ai deviné que vous aviez
habité parmi les hommes; j'ai pensé que je pourrais causer avec vous
et que votre société serait pour moi une grande ressource, car ici la
plupart des oiseaux n'ont reçu aucune éducation. Quelques-uns des moins
bêtes, comme le rossignol et la fauvette, sont tellement infatués de
leur science musicale, qu'ils nous regardent presque avec dédain...
J'aurais pu me lier avec la corneille, mais elle est si étourdie et si
bavarde que nous vivons plutôt en ennemies.

--Cette pauvre Pie, pensai-je en moi-même, elle voit une paille dans
l'œil de son voisin, et ne sent pas la poutre qui crève le sien.

Elle continua longtemps ainsi, jacassant sans interruption et moi
dormant à moitié tout en l'écoutant... Cependant, elle causa tant et
si bien, que le soir se fit. Nous allions nous coucher; je la vis tout
à coup ouvrir ses ailes, allonger le cou en avant, hérisser ses plumes
et se préparer au combat. Nous étions en ce moment perchés parmi les
arbres verts d'un jardin attenant à une maison de campagne, comme il
s'en trouve beaucoup sur le bord de la forêt. La Pie me cria de me
cacher sous ses ailes sur la branche où elle perchait... et je vis
paraître l'ennemi. C'était une chouette qui rasait en volant le haut
du sapin sur lequel nous étions perchés. Je me blottis sur la branche,
plus mort que vif, et me faisant petit autant que possible.

Le combat ne se fit pas attendre. La Pie, peu effrayée de cet ennemi
qui me semblait terrible, mais que probablement elle connaissait pour
être très lâche, le reçut à grands coups de bec. Il riposta à mon
défenseur par un coup de patte qui, heureusement, porta sur les plumes
de son dos, mais sous la formidable pression duquel elle trébucha, se
cramponant à la branche et m'allongeant un coup d'aile qui m'étourdit
comme un coup de massue, et me culbuta tout pantelant à travers les
branches de l'arbre vert... Furieuse, mon amie poursuivit la chouette
en criant toujours jusqu'à ce qu'elle l'eût fait fuir.

J'étais meurtri, demi mort... Si je n'eusse rencontré les feuilles
raides du pin qui me soutinrent comme un plancher, je me serais tué
en tombant sur la terre. J'essayai de voler, je trébuchai et roulai
sur les vitrages arrondis d'une serre où mes ongles ne purent trouver
prise. A partir de ce moment, je m'abandonnai à la mort; je sentais
l'espace vide sous moi et mes ailes impuissantes!

J'avais rencontré un des panneaux soulevés de la serre, et je tombai
haletant sur un oranger...

Le jardinier, entendant le bruit de ma chute, s'empara de moi. Je
n'essayai aucune résistance, la peur et la douleur m'avaient anéanti.



IX

TROP HEUREUX

  Donnez! afin que Dieu qui dote les familles,
  Donne à vos fils la force et la grâce à vos filles;
  Afin que votre vigne ait toujours un doux fruit;
  Afin qu'un blé plus mûr fasse plier vos granges;
  Afin d'être meilleurs; afin de voir des anges
        Passer dans vos rêves la nuit!

  (V. HUGO.)


Le bonhomme eut pitié de moi, en me voyant sur le dos, les ailes
ouvertes et le bec haletant.

--Voilà un pauvre pierrot bien malade! dit-il entre ses dents. D'aucuns
disent que ces bêtes-là mangent les fruits et les graines... Moi, je
sais qu'ils épluchent mes arbres et qu'ils mangent les chenilles...
Aussi je les aime. Quoi! chacun son goût.

Le vieux jardinier s'en fut chercher, derrière un massif d'azalées,
une certaine bouteille toujours pleine, à laquelle il demandait des
consolations et où il puisait sa philosophie pratique. D'une utilité
très contestable en toute autre circonstance, la chère bouteille fut
bonne à quelque chose ce jour-là, car il ne m'eut pas plutôt fait
avaler quelques gouttes du vin qu'elle contenait, que je me sentis
renaître à la vie. Secouant mes plumes, que je sentais ébouriffées et
froissées par ma chute, je me remis sur mes jambes et regardai la bonne
figure enluminée de mon sauveur.

--Tiens! tiens! mon Pierrot qu'est ressuscité! N'y a que le vin pour
ça!...

Et il s'administra une copieuse consolation.

--C'est qu'il n'a pas l'air bête du tout, mon Pierrot. Dame! c'est
fûté, ces bêtes-là! Faut voir. Je vas le porter à mam'zelle Blanche;
ça n'est qu'un moineau, mais ça lui fera plaisir.

Je lui répondis en ma langue que je le voulais bien.

--Oh! oh! là, mon Dieu!... Tiens! tiens! Est-ce qu'y parle à présent?
C'est-y un oiseau éduqué?

Et me prenant doucement dans ses grosses mains, il courut comme un fou
vers la maison à la recherche de sa jeune maîtresse.

Pendant que le bon jardinier me portait ainsi, je tâtais mes membres
endoloris et ne voyais plus la liberté à travers un prisme couleur de
rose. C'est pourquoi je me promis bien, au fond du cœur, de ne pas
essayer de fuir,... si toutefois j'étais tombé entre bonnes mains!

Je commençais à être las de la vie vagabonde et par trop accidentée
que m'avait faite ma fureur d'aventures et de voyages: le temps de la
réflexion arrivait.

Mon premier soin fut d'essayer de connaître ma jeune maîtresse. Elle
vivait seule avec sa mère, et toutes deux portaient sur leur visage
l'expression de la bonté de leur cœur.

Rien au monde plus calme que cet intérieur: la mère travaillait ou
lisait en s'enveloppant dans les souvenirs que réveillait la perte
récente de son mari; Blanche, ma jeune maîtresse, soignait ses fleurs,
étudiant auprès de sa mère et gâtant de friandises et de caresses son
cher Pierrot, devenu, en peu de jours, le favori de la maison.

Ne soyez pas jalouse, Claire chérie, du souvenir de gratitude que
je consigne ici pour la charmante Blanche Sauval: vous valez autant
qu'elle et vous êtes aussi jolie.

Pas plus chez elle que chez vous, ma chère maîtresse, on ne me fit
languir dans une cage; je m'étais donné volontairement, je restai sans
effort; ma vie se passait à suivre Blanche dans la serre, dans les
appartements, dans la campagne où nous faisions de longues courses
ensemble, car elle aimait à visiter les malheureux, et toutes les
chaumières des environs la connaissaient. La nuit, crainte des chats,
je dormais dans une cage spacieuse appendue à la fenêtre de Blanche.

Qu'ajouterais-je?... Il y a longtemps qu'on l'a dit: le bonheur n'a
point d'histoire!

L'été finit: l'automne allait venir avec son cortège de brouillards et
de nuits froides qui n'étaient salutaires ni pour la mère ni pour la
fille. On résolut de rejoindre à Paris le beau-frère de la maman, et de
descendre avec lui vers le Midi. On emmenait les domestiques.

Tout entière à ses préparatifs, ma chère maîtresse fut obligée de
m'oublier un peu; le temps lui faisait défaut au milieu des emballages
auxquels elle présidait, tant pour ses effets que pour ceux de sa
mère. Mon eau n'était plus fraîche, ma cage guère propre et mon grain
presque épuisé; mais ce dénuement était doré des rayons de l'espérance
et recouvert du velours rose de l'illusion. O jeunesse! combien tu es
heureuse d'avoir à tes côtés ces deux compagnes fugitives pour jeter un
voile sur la réalité de tes dévouements.

Enfin tout fut prêt; la voiture arrivait au bas du perron que je
demeurais encore dans ma cage accroché à la fenêtre de Blanche.

Toute la famille était descendue.

Je me sentis oublié!... Un frisson aigu me traversa le cœur. Je crus
que j'allais défaillir...

Ce n'était pas le moment de faiblir. Je compris qu'il fallait se
montrer, et je le fis.

--Couic!... couic!... couic!... Et ma chanson éclata en un tapage
infernal. Je n'oubliai pas en même temps de voleter aux barreaux de ma
cage, et:

--Couic!... couic!... couic!...

Blanche m'entendit elle leva les yeux.

--Mon oiseau, mon pauvre pierrot. Et moi qui l'oubliais... Ingrate!

Légère comme une biche, elle eut, en un clin d'œil, escaladé l'escalier
et décroché ma cage, tandis que je lui marquais ma reconnaissance par
de petits cris de plaisir.

Descendu sur le perron, il fallait savoir où l'on me mettrait. Les
robes de ces dames étaient si amples qu'elles remplissaient toute la
voiture. Ma cage, oubliée depuis plusieurs jours, n'était agréable ni
à la vue, ni à l'odorat. Je le sentais bien et je tremblais de ce qui
allait arriver. Il fut décidé qu'on ne pouvait pas me donner accès dans
la voiture, et je fus confié aux soins de la femme de chambre,--mon
ennemie intime,--qui ne manquait jamais une occasion de me taquiner, et
que je n'aimais pas, comme vous pensez, de tout mon cœur.

Il fallut se résigner et monter avec elle sur le siège, derrière la
voiture. Je sentais vivement que je n'étais pas à ma place et me
trouvais d'autant plus vexé que je subissais ce mauvais sort par la
faute des autres et par la négligence de celle-même qui était chargée
de me porter. Aussi, pendant qu'elle appuyait la main sur ma cage, je
me glissai en tapinois et profitai de l'occasion offerte à ma vengeance
pour lui pincer le doigt jusqu'au sang. Elle poussa un cri, et je crus
un moment que la méchante femme allait me jeter sur la route. Mais elle
eut peur de ma maîtresse et n'osa me faire de mal.

Je vis aux éclairs de malice que me lançaient ses yeux qu'elle me
gardait rancune et se vengerait à la première occasion... Hélas!
Celle-ci vint bientôt, car elle la fit naître en ouvrant ma porte
et détournant la tête... Mon premier mouvement fut de fuir, mais la
réflexion m'arrêta court.

--Évidemment, Marianne a ouvert la porte pour que tu te sauves. Elle
dira à Blanche que c'est le hasard, un malheur, que sais-je? Et elle
sera débarrassée de toi. Prends garde; il ne faut pas lui donner si
beau jeu!...

Je me retirai dans le coin de la cage opposé à la porte, et je m'y tins
obstinément.

S'apercevant que sa ruse n'avait pas réussi et que j'étais aussi fin
qu'elle, Marianne referma la porte en maugréant.

Nous arrivions au chemin de fer.

A peine descendue de la voiture, Blanche vint me voir et s'informer
de moi. Hélas, un accident venait de m'arriver. Pour descendre de son
siège, Marianne avait remis ma cage à une servante maladroite qui
renversa grains et eau.

J'étais condamné à voyager jusqu'à Paris sans boire ni manger. Blanche
ne s'en aperçut pas. Elle avait si bien arrangé toute ma nourriture
avant notre départ, afin que je ne manquasse de rien pendant la route,
qu'elle ne pouvait se douter de ma triste situation.

Je me flattai un moment de suivre ma jeune maîtresse, qui venait de
saisir ma cage pour me considérer, mais madame Sauval s'étant aperçue
que la robe de sa fille était tachée par l'eau qui inondait ma prison,
crut que c'était moi qui l'avais répandue en me baignant, et, sans
autre examen, on me remit de nouveau entre les mains de la servante,
qui m'emporta dans le compartiment de troisième classe où sa place
était désignée...

Ce fut dans ce wagon, au moment où je m'y attendais le moins, que je
courus un danger véritable, celui de perdre ma maîtresse, et d'arriver
sans protecteur et sans appui au milieu du Paris inconnu.

Un grand gaillard de valet de chambre en livrée vint s'asseoir à côté
de Marianne qui me portait. Après lui avoir fait maintes questions
sur moi, sur mon intelligence,--ce à quoi elle répondit en amplifiant
énormément mes mérites,--le drôle lui proposa de m'acheter... J'en
frémis encore! Comme elle lui répondait qu'elle serait grondée
certainement, si elle ne me rapportait pas intact et qu'il était fort
possible que cela lui fît perdre sa place, cet infâme se mit à lui
composer alors une histoire qu'elle pourrait débiter à ses maîtres,
leur racontant qu'après s'être endormie, à son réveil elle n'avait plus
trouvé d'oiseau. Il poussa la perversité jusqu'à lui dire de feindre
une grande douleur, et il termina son beau discours en lui affirmant
que si, malgré sa comédie, on voulait la renvoyer, il se chargeait,
lui, de la replacer.

Je vous avoue, ô mes lecteurs, qu'en ce moment-là, j'étais fort mal
à mon aise. Marianne, je le croyais, était maligne mais fidèle.
Hélas! disais-je à part moi, cette fidélité, qui consiste à ne pas
voler son maître, suffira-t-elle pour résister à l'appât d'un gain si
traîtreusement offert, fût-il même le prix d'une mauvaise action? Je
tremblais... et maudissais ma destinée et la fragilité humaine.

Le tentateur lui offrit cinq francs... Elle refusa. Je respirai.

Il lui en offrit dix... Je vis le moment où elle allait succomber...
Je tremblais et regrettais de ne pouvoir voler vers Blanche quand,
heureusement, le train s'arrêta... Nous étions arrivés.

Presque au même instant Blanche parut, inquiète de ce qui pouvait
m'être survenu. Je m'empressai de caresser ma bonne maîtresse et, me
retournant, je lançai un coup d'œil de mépris au marchand de petits
oiseaux. Ce fut alors que j'entendis ce vaurien dire à son compagnon.

--C'est dommage! Je suis sûr que ma maîtresse m'aurait donné vingt-cinq
francs d'un oiseau privé comme celui-là.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me sentis bien heureux d'être remis entre les mains de ma chère
Blanche, si douce et si bonne. Le court séjour que je venais de faire
au milieu de gens dont les sentiments et l'éducation étaient si peu en
harmonie avec ma vie habituelle; le danger que j'avais couru, tout cela
me fit beaucoup mieux apprécier encore que par le passé, le bonheur de
retrouver cette famille angélique où je n'entendais exprimer que de
bonnes et honnêtes pensées.

--Sois la bienvenue, ma chère sœur! Et toi, ma douce Blanche, viens
dans mes bras!...

--Mon frère!

--Mon bon oncle!

Et ma maîtresse était embrassée tendrement par son oncle, proviseur
du lycée Saint-Louis, chez lequel nous étions arrivés. Cet oncle,
à l'extérieur froid et sérieux, était doué d'un cœur excellent et,
n'ayant pas d'enfants, adorait sa nièce, la providence de la famille,
comme il l'appelait.

Quand il fut rassuré sur la santé de sa belle-sœur, le bon proviseur
donna des ordres afin que les bagages fussent répartis dans les
chambres préparées pour les voyageuses. Ce fut à ce moment qu'il
s'aperçut de ma présence.

--Qu'est-ce cela, ma bien-aimée Blanche? Crois-tu qu'il manque de
moineaux dans les cours du lycée, que tu en apportes un avec toi?

--Oh! mon cher oncle; Pierrot n'est pas comme les autres. Je vous
conterai son histoire. C'est mon favori, et il deviendra le vôtre
quand vous saurez combien il est intelligent. Il ne lui manque que la
parole!...

--Soit! tu es la maîtresse ici!

Et Blanche m'emporta au salon.

Là, recommença cette douce conversation entre parents affectueux
s'enquérant les uns des autres.

Une course précipitée retentit dans la pièce voisine; la porte
s'ouvrit, et un grand jeune homme se jeta dans les bras de sa tante en
la couvrant de baisers. Son maintien fut plus embarrassé à la vue de
Blanche; mais ils s'embrassèrent de bon cœur, et la conversation reprit
affectueuse et générale.

C'était un cousin, Émile, prix d'honneur de la veille et la gloire du
lycée.

Nous voilà installés, Blanche et moi, dans une chambre charmante,
préparée spécialement par le bon oncle pour sa chère préférée. Le digne
proviseur avait réuni dans ce réduit, tendu de blanc, tout ce qui
pouvait plaire à une jeune fille. On voyait que des soins affectueux
avaient présidé à cette installation. Un joli piano, une bibliothèque
choisie, un petit bureau, garni de tout ce qu'il faut pour écrire, deux
fauteuils et un prie-Dieu, tel était l'ameublement de cette chambrette
à côté de laquelle un grand cabinet contenait le lit.

Blanche sauta de joie, et toute heureuse vint ouvrir la porte de ma
cage. Je vis deux fenêtres et volai de l'une à l'autre. De la première,
on apercevait un immense jardin, rempli de grands arbres du milieu
desquels s'élevait dans le lointain un magnifique palais. C'était le
Luxembourg. La seconde donnait sur une des grandes cours du collège...
J'y voyais du pain en abondance, j'y...

Tout à coup Marianne entra, pour faire son service, dans la chambrette
où Blanche m'avait laissé seul, et derrière Marianne, se glisse, venant
des grands escaliers, un chat horrible, hideux, hérissé... A ma vue,
ses prunelles s'illuminent et lancent des flammes;... il se ramasse
sur lui-même, il va bondir!...

A ce moment, j'oublie tout en présence de la mort imminente; j'ouvre
les ailes, et d'un bond effaré je fuis dans les airs!!...

Où aller? Les arbres m'attirent comme par un lien irrésistible, et deux
minutes plus tard j'étais en plein Luxembourg, haletant, éperdu, mais
sauvé.

Alors, je me recueillis en moi-même; un souvenir bien doux revint à ma
mémoire:--Blanche! Blanche! murmurai-je... Mais le chat, l'horrible
chat!...

Jamais je ne me sentis le courage d'affronter cette rencontre
terrifiante; je n'osai même plus approcher du lycée.

Pauvre chère maîtresse! Tu m'as peut-être pleuré!

Un quart d'heure après ma fuite, j'étais blotti dans un des grands
marronniers. Je me mis alors à regarder et examiner ce qui se passait
autour de moi.

Tout ce que je découvris était singulièrement rassurant. Beaucoup de
bonnes d'enfant, pas mal d'étudiants, en somme une population fort
tranquille, en ne considérant que les êtres humains. Dans les arbres,
c'était autre chose. Je voyais passer auprès de moi et s'abattre dans
mon voisinage sur des branches qu'ils faisaient ployer sous leur
poids, de gros oiseaux d'un aspect assez débonnaire. La forme de leur
bec mince, boursouflé en quelque sorte à son extrémité, la débilité
de leurs pattes m'indiquaient des oiseaux innocents et granivores,
et cependant leur vol haut, puissant, sifflant, rappelait l'ampleur
de celui des oiseaux de proie. L'un d'eux vint se placer si près de
moi--car ces messieurs avaient l'air d'être les seuls propriétaires des
arbres du Luxembourg--que je me reculai précipitamment. Ce mouvement le
fit rire, et, d'une voix roucoulante et monotone, il me dit:

--D'où viens-tu donc, mon pauvre pierrot, que tu as peur de moi? Tu ne
me connais donc pas?

--Vous me pardonnerez, monsieur, lui répondis-je, quand vous saurez
que je sors de cage. Je suis un peu neuf en ce pays; mais j'ai bonne
volonté de me déniaiser; voulez-vous m'y aider?

--Volontiers, reprit mon gros compagnon.

--Soyez assez bon alors pour me dire votre nom.

--Je suis un _Pigeon-ramier_.

--Bah! un ramier? Comment vous aurais-je reconnu, cher monsieur?
Vous êtes si gras, si dodu, si civilisé en un mot, que jamais il ne
me serait venu à l'esprit de vous comparer aux ramiers efflanqués,
sauvages, légers que j'ai rencontrés bien des fois dans mes voyages.

Pendant ce discours louangeur, mon nouvel ami se rengorgeait et
faisait le beau en roucoulant, roulant ses yeux de la manière la plus
grotesque.--Enfin, il paraît que c'est ainsi que ces animaux expriment
leur plaisir!

Tandis que nous causions ainsi, je le voyais tourner de temps en temps
la tête d'un air inquiet, puis tout à coup une jeune pigeonne vint
le rejoindre. Leurs caresses commencèrent; ils formaient un charmant
ménage, et, après m'avoir présenté sa femme, la conversation devint
générale, et tout en écoutant les renseignements qu'il ne me ménageait
pas, j'examinais le manège de ses pareils, et j'étudiais leurs mœurs,
leurs habitudes et même leur parure.

Celle-ci n'est pas, à beaucoup près, si belle que la nôtre. Le
_pigeon-ramier_ est un oiseau d'un gris bleuâtre un peu cendré. Il
a bien le cou--par derrière et sur les côtés,--orné de couleurs
changeantes d'un vert doré à reflets cuivrés, mais cela ne constitue
pas une parure bien recherchée. Ce qu'ils ont de moins laid c'est
une marque qui ressemble à celle dont nous a embelli la nature. Tout
le monde sait que, nous autres moineaux, avons les deux côtés du cou
blancs, formant comme deux pointes d'un col dont le nœud de cravate est
fait par une superbe tache noire en avant. A propos je suis bien aise
de constater que, selon moi, les hommes nous ont à coup sûr emprunté en
l'imitant, l'ornement de leur cou.

Mais revenons à nos pigeons. Ils portent à la base du cou, de chaque
côté, un croissant blanc barré de trois raies noires formées par de
petites plumes qui continuent, en montant vers l'œil, à faire cinq
autres petites raies noires semblables. L'extrémité des ailes et de la
queue est lavée de noir se fondant en la teinte générale gris bleu.
Quand au bord des ailes il est blanc, et cette couleur s'y étend a deux
petits miroirs.

Terminons leur portrait, en disant que le bec et les pattes sont rouges
et que l'iris de l'œil est jaune plus ou moins foncé. En somme ce
sont de bons gros oiseaux, un peu bêtes, mais pas méchants, capables
d'affection animale, et doués de suffisantes qualités, pour faire de
bons voisins.

C'est en cette qualité que je les ai fréquentés pendant plusieurs
années et que je me suis convaincu que ces braves gens ont une vie
réglée comme un papier de musique. En vrais bourgeois du Marais ou de
Landerneau, ces bons oiseaux ne mangent qu'à leurs heures--déjeuner à 8
heures du matin, dîner à 3 heures du soir--et le reste du temps ils le
passent à dormir ou à roucouler.

Nous, pas si bêtes, nous mangeons toujours et partout. Ils ont encore
une autre propension singulière: c'est d'aller se percher au plus haut
des arbres autant que possible sur une branche morte ou un chicot
dépouillé de verdure, ce qui les met en vue des oiseaux de proie à
une lieue à la ronde. C'est surtout au lever du soleil et pendant les
froides matinées de novembre, décembre et janvier qu'on les voit se
placer ainsi en vedette, attendant, immobiles, et solitaires le plus
souvent, qu'un pâle rayon de soleil vienne les réchauffer, et leur
rendre avec la souplesse et la vigueur, une sorte de vie nouvelle.

Pendant la belle saison, ils se retiraient sous le feuillage et
venaient nous tenir compagnie dans la partie inférieure et moyenne des
arbres; c'est là d'ailleurs qu'ils établissent leur nid, véritable
construction barbare dont je rougissais pour eux. Mais qu'y faire? la
nature n'a pas départi aux femelles de cette espèce une plus grande
habileté; et comme elles seules font le nid, sa structure s'en ressent.
Le mâle dans cette grande affaire se borne au rôle de bûcheron. Ce
n'est même pas lui qui choisit l'emplacement du nid; c'est la femelle;
généralement elle se décide pour une branche qui forme une fourche
horizontale; quelquefois elle préfère se rapprocher du tronc et se
place à la bifurcation d'un rameau principal. Quoi qu'il en soit,
la femelle demeure à l'endroit choisi, et le mâle part en quête. Il
parcourt tous les arbres d'alentour pour rencontrer les bûchettes
de bois mort qui lui sont nécessaires. Notez bien qu'il lui serait
beaucoup plus facile de les ramasser par terre, où il s'en trouve en
quantité: pas du tout; jamais il n'y descend pour cela! On dirait que
ces petites branches sont devenues impropres au nid parce qu'elles sont
tombées de l'arbre sur le sol. Pauvre ramier!

Enfin il rencontre une branchette morte; il faut la détacher, ce
qui n'est pas toujours facile, et le voilà là saignant des pattes
et quelquefois du bec, pesant dessus de tout le poids de son corps
tirant à droite, poussant à gauche tant et tant, qu'à la fin elle
cède... et il l'emporte. Que fait alors maître ramier? Il l'apporte à
sa femelle qui l'attend, puis repart en chercher une autre... qu'il
rapporte de même; et ainsi de suite, sans interruption, jusqu'à ce
que l'architecte--et quel architecte grand Dieu,--lui dise qu'il y en
a assez. Car la pauvre pigeonne n'est pas forte en instruction; son
édifice est si peu solide qu'il n'attend souvent pas, pour se démolir,
que les petits aient assez de forces pour prendre leur essor, et alors
les pauvres jeunes demeurent là, à nu, sur la grosse branche ou la
fourche qui soutenait leur berceau.

En réfléchissant à tout cela je crois que la nature a pourvu à la
sûreté des jeunes en les douant de la faculté de se suffire très
rapidement à eux-mêmes, ainsi 14 jours après être nés, ils quittent le
nid, volant et se sauvant parfaitement des ennemis principaux de leur
race. Les pauvrets ne sont pas, au reste, élevés bien douillettement,
et fort souvent, en les comparant à nos enfants, ils me faisaient
pitié. Le premier jour, la pigeonne les réchauffe un peu--mais si
peu!--et sur une branche froide, humide, dans un nid à jour! Mais au
bout de quelques jours, elle les abandonne à eux-mêmes et se poste
sur une branche voisine d'où elle se contente de les surveiller.
Le père et elle se relaient pour leur donner à manger et ne le
font--également--que deux fois par jour, à l'heure de leurs repas
ordinaires.

Ce premier aliment est une sorte de bouillie qui a une grande analogie
avec le lait de la vache--dont les hommes font un si grand usage non
seulement pour eux, mais pour leurs enfants. Cette espèce de lait
est secretée en partie par la membrane du jabot des parents. Rien
n'est plus singulier que de voir les pigeons donner ainsi la becquée
à leurs petits; cela n'a aucun rapport avec la méthode que nous
employons. Les petits, au lieu d'ouvrir largement le bec--comme font
les nôtres,--l'introduisent tout entier dans celui de leurs parents et
le tiennent à demi entr'ouvert, de manière à saisir la matière blanche
dont nous parlions tout à l'heure.

A l'état sauvage, comme dans la demi-civilisation des jardins de Paris,
les ramiers n'ont jamais plus de deux œufs d'un blanc pur et obtus
aux deux bouts. Le temps que la femelle couve est de 15 jours. Ils
se nourrissent de grains d'abord, de pain et de graines. Ils aiment
beaucoup les pois, mais ne dédaignent point les faînes, les glands
et même les fraises dont on les dit très friands. A défaut de cette
nourriture déjà bien variée, ils se nourrissent des jeunes pousses de
différentes plantes, surtout quand elles commencent à germer.

On a beaucoup crié, parmi les hommes, après les dégâts que font
les pigeons de toute espèce dans les campagnes; mais j'ai entendu
deux docteurs de mes amis--qui venaient souvent s'asseoir sous nos
arbres,--discuter cette question à fond, et il paraît que les pauvres
oiseaux ont été affreusement calomniés! Comme nous, hélas!....

Il paraît qu'à quelque époque de l'année que l'on visite l'estomac d'un
pigeon--c'est le moyen, bien barbare, de le prendre sur le fait,--que
ce soit au temps de la moisson, que ce soit pendant celui des
semailles, on y trouve toujours au moins huit fois plus de nourriture
formée de graines de plantes parasites qu'on n'en trouve en graminées
utiles à l'homme et réservées à son usage. Encore ce qu'on y rencontre
de ces espèces est-il généralement composé de mauvais grain. On y
découvre aussi en grande quantité des graviers et des débris de pierres
gypseuses qui contenaient peut-être des molécules de sel dont le pigeon
est extrêmement friand.



X

MÉNAGES SUR MÉNAGES


Jamais je ne fus plus heureux que dans ce jardin béni des cieux.
Abondance de biens, paix profonde, relations charmantes avec les
moineaux les mieux élevés de la Capitale, en fallait-il davantage pour
que mon sort fût digne d'envie?

Hélas! oui, il me manquait quelque chose! c'était un ami; le ciel fut
assez clément pour me le donner.

Un des côtés du jardin est bordé par de hautes maisons, dont les
fenêtres regardent au milieu des grands arbres. A l'une de ces
fenêtres, je voyais, depuis mon arrivée, une cage suspendue contenant
un Serin d'une couleur magnifique. Sa maîtresse devait aimer cet animal
à la folie, car je la voyais, penchée vers lui, entretenir de longues
conversations avec son oiseau de prédilection. Il est vrai que jamais
je n'avais entendu ramage aussi velouté, trilles aussi éclatants que
ceux du prisonnier, dont la grâce et la gentillesse m'avaient gagné le
cœur.

Libre, je connaissais les angoisses de la captivité, et je me sentais
porté vers ce charmant oiseau, autant par le sentiment de la compassion
que par l'intuition qui nous porte à deviner un cœur prêt à nous
répondre. Un jour, je m'approchai du Serin et, perché sur sa cage, je
liai conversation avec lui.

--Bonjour, ami, lui dis-je, êtes-vous heureux?

Un peu effrayé de ma brusque apparition, l'oiseau se rejeta au fond
de sa cage; mais, encouragé sans doute par la bienveillance de mon
attitude, il me répondit:

--Oui, je le suis autant qu'on peut l'être en prison.

--Comment pouvez-vous juger cela, vous qui n'avez jamais joui de la
liberté?

--Il est vrai: je suis né en cage; mes parents y avaient également
passé leur vie, mais il y a au fond de nos cœurs une voix qui chante
toujours la liberté.

--Pauvre, pauvre ami!

--Pourquoi me donnez-vous ce nom, je vous connais à peine? Il y a bien
peu de temps que je vous vois dans les arbres d'alentour.

--C'est qu'il y a peu de temps que j'ai recouvré ma liberté chérie.

--Racontez-moi comment vous avez fait, je vous prie, me dit le
prisonnier.

--Je le veux bien. Peut-être jugerez-vous sévèrement mon escapade, car
je crois m'être montré ingrat... Mais, que voulez-vous? Nous sommes
ainsi faits que l'immobilité nous est insupportable.

Je lui racontai ma vie, mes malheurs et mes voyages. De ce jour, une
amitié solide nous unit.

--Vous avez l'air, lui dis-je, d'avoir une bonne maîtresse.

--Oh! certes.

--Elle vous aime?

--Beaucoup. Mais, vous l'avouerai-je, je suis las de la nourriture
qu'elle me donne. Pauvre femme, si elle pouvait soupçonner cela, elle
ferait tout au monde pour la changer. Mais, le pourrait-elle? Comment
irait-elle me chercher les vers, les chenilles dont nous avons tant
besoin pour contrebalancer l'influence funeste des graines sèches?...
Vous le voyez, malgré les souffrances que j'endure, il me faut
supporter mon mal et sourire aux efforts de son amitié. Je chante pour
elle,... mais je pleure en dedans!

--Ce que votre maîtresse ne peut faire, d'autres l'essayeront
peut-être...

--D'autres? Qui donc m'aimerait assez pour cela?

--Qui sait?... Au revoir!

--Vous me quittez?... Adieu! ne m'oubliez pas, vous dont le cœur s'est
ému au récit du pauvre prisonnier.

Je partis et m'envolai vers la partie de la pépinière où les jardiniers
établissent les couches sur lesquelles ils cultivent des fleurs.
J'avais cru remarquer que là les vers étaient abondants, les larves
et les chrysalides faciles à découvrir... Je ne me trompai point. Dix
minutes après, je revenais à tire-d'ailes, apportant au prisonnier une
pleine becquetée de vers frais et appétissants.

Je me posai sur sa cage, les laissai tomber à côté de lui et m'enfuis
comme si j'avais commis une mauvaise action. Mais du haut d'un arbre
voisin, je guettai mon ami... Son premier étonnement passé, il se jeta
sur cette friandise, y fit honneur et, regardant de tous côtés, sembla
me chercher pour me remercier.

--A demain! lui criai-je de loin en m'envolant.

J'avais le cœur content. Une bonne action rend toujours heureux!

Le lendemain, je recommençai ma chasse, mais cette fois je ne pus
m'envoler assez tôt pour que le Serin, qui me guettait, ne me retînt
par une bonne parole. Notre amitié devint, de la sorte, chaque jour
plus intime, et mon ami me connaissait si bien qu'il saisissait sa
nourriture, de mon bec même, à travers les barreaux de sa prison.

Tout entier à notre commerce charmant, nous ne prenions pas garde que
nous étions épiés, non seulement par la maîtresse de mon ami, mais par
plusieurs de ses voisines. Ma réputation se répandit ainsi, en peu de
temps, dans tout le quartier. La bonne dame me connaissait, et quand
j'arrivais avec ma provision, elle ouvrait sa fenêtre et me disait:

--Bonjour, Pierrot, bonjour, mon ami! Le bon Dieu te récompensera!

Un jour, je vis, près d'une fenêtre voisine, la cage d'un autre serin
prisonnier. La pauvre bête s'agitait, elle appelait mon ami à son
secours. Lorsque j'apportai des vers, j'entendis une voix suppliante
qui me disait:

--Et moi, n'aurai-je donc rien? O vous, qui secourez les malheureux,
pensez à un prisonnier!

--Ma foi, me dis-je, ce pauvre serin que voilà me fend le cœur, je vais
faire une petite chasse à son intention. Et je partis, puis revins
bientôt avec une bonne provende. Comme il fut heureux! Chaque fois que
je lui apportais quelque chose, j'en réservais toujours un peu pour mon
premier ami Citronnet: car c'est ainsi que sa bonne maîtresse l'avait
nommé.

[Illustration: «MON AMI ME CONNAISSAIT SI BIEN QU'IL SAISISSAIT SA
NOURRITURE DE MON BEC MÊME»]

Mais, voilà que de tous côtés on pendait des cages, de tous côtés des
voix suppliantes imploraient mon secours. Je ne demandais pas mieux
que de multiplier mes efforts à mesure que des infortunés surgissaient
autour de moi. J'avais autant de besogne que si une couvée eût réclamé
mes soins. Mais, au milieu de ces nouveaux amis, l'homme me tendit
des embûches, des mains traîtresses s'avancèrent pour me saisir...
Heureusement, j'avais toujours l'œil au guet; j'échappai toujours. Une
fois je ne pus résister à la tentation, et j'envoyai un tel coup de
bec sur les doigts d'une méchante femme, qu'elle poussa un cri terrible
et me jeta sa malédiction!...

Je n'en fis que rire, mais ne retournai plus à son prisonnier, et
maintins tous mes soins pour Citronnet et sa bonne maîtresse, qui
m'aimait, à présent, autant que lui.

L'hiver passa ainsi. Nous eûmes souvent faim tous les deux, car les
vers étaient rares; mais je partageais toujours religieusement avec
Citronnet, et ma bonne action fut récompensée. Voici comment.

Citronnet m'apprit que, sur un grand platane, à peu de distance,
habitait une jeune et belle pierrette dont le mari avait été surpris et
dévoré, l'année précédente, par un affreux matou du voisinage. Il me
fit faire connaissance avec elle. Je reconnus chez elle les qualités
qui font une bonne mère. Aussi, au premier printemps, nous mîmes-nous
à faire un superbe nid dans un des arbres les plus touffus de la
pépinière. Nous y trouvions un abri plus parfait que sur les grands
arbres du jardin, et nous étions plus près des vers et des larves qui
allaient devenir indispensables à la nourriture de nos enfants.

Tout allait à souhait: jamais on ne vit plus beau nid, plus charmants
œufs, couple plus uni, printemps plus magnifique.

Au bas de notre arbre, cependant, un autre oiseau était venu commencer
ses travaux, et son voisinage ne me laissait pas sans inquiétude...
beaucoup plus gros que nous, l'œil inquiet, le bec robuste et pointu,
les mouvements brusques, il me semblait un animal peu sociable et au
moins incommode.

Combien je me trompais! C'était le modèle des époux, le meilleur des
pères, et j'appris à l'apprécier à sa juste valeur.

Noir, le bec jaune, cet oiseau me faisait peur; je l'entendis un jour
nommer par un jeune homme qui s'écria:

--Oh! le beau Merle!...

Se souciant peu des épouvantails que l'on mettait en place pour nous
faire peur, il se perchait dessus, passait dessous, pour aller picorer
où il avait envie.

Le Merle amena sa femelle au pied de notre _robinier_, lui montra
l'emplacement qu'il avait choisi entre les branches flexibles du pied;
puis, tous deux se mirent de bon cœur à la rude besogne, sans trêve ni
repos, butinant et bâtissant de l'aube à la nuit.

Il ne leur fallut que huit jours pour remplir leur tâche, et nous, nous
en avions employé plus de douze pour accomplir la nôtre.

La femelle y déposa alors cinq œufs bleu-verdâtre marqués de taches
brunes, et les couva avec une assiduité dont mon aimable compagne lui
donna l'exemple. Mon voisin, le Merle, lui apportait sa nourriture,
absolument comme je le faisais pour la mère de mes petits. Quelquefois,
l'un et l'autre, nous partagions les travaux de l'incubation pendant
que les mères allaient boire ou délier un peu leurs membres engourdis.
En temps ordinaire, j'avais remarqué que les merles sont comme les
moineaux, ils aiment l'eau et se baignent fréquemment.

Quant à ses petits, il les nourrit absolument comme nous nourrissons
les nôtres, de chenilles et de vers. Seulement les siens sont beaucoup
plus gros, et ce qu'ils consomment de nourriture est vraiment
incroyable. Avec quarante chenilles par heure, nous suffisions à
l'appétit de nos enfants. Cela nous donnait cependant le travail
très respectable de cinq cents chenilles à trouver, à nous deux, par
journée, et de trois mille cinq cents par semaine. Il ne faut pas
perdre de temps... Mais le malheureux père Merle n'en était pas quitte
pour quatre fois cette quantité. Heureusement, il pouvait y joindre les
limaçons et les limaces dont il détruisit un nombre énorme, au grand
profit du jardin.

Aussitôt qu'ils sont capables de pourvoir seuls à leurs besoins, les
petits merles se séparent, et cela arrive vite. Ils cherchent alors
leur nourriture eux-mêmes et, outre les insectes et les vers, se
jettent sur les baies et les fruits. Les cerises, les groseilles, les
framboises, le lierre, le houx, l'aubépine, leur plaisent beaucoup, et
c'est pour cela que l'homme leur fait la guerre, d'autant plus qu'on
m'a affirmé que la chair de cet oiseau est fort bonne.

Sans être jamais très unis, nous conservions des relations de bon
voisinage. Il n'en était pas de même entre mon voisin et un ménage
de Grives qui était venu s'établir dans un arbre dont les branches
touchaient au nôtre.

Ce couple n'offrait pas, je dois le dire, un modèle d'entente cordiale,
et nous déplorions des mœurs si semblables à celles des hommes. Le
mâle, un bel oiseau d'ailleurs, paré d'un plumage charmant, avait,
au commencement des beaux jours, chanté à sa femelle ses élégies
les plus tendres, et avait si bien capté son cœur qu'elle croyait
à une affection éternelle. Aussi se mit-elle avec une ardeur sans
pareille à commencer son nid. Le mâle, dès ce moment, me déplut.
Monsieur demeurait flâneur et oisif, regardant sa femelle apporter
les matériaux, construire, aller, venir, tandis que lui sifflotait
des fleurettes aux grivelettes du voisinage, et, pendant ce temps, la
pauvre esclave dévouée allait au loin chercher son faix.

Notre voisin, le Merle, qui, placé plus près que nous, voyait encore
mieux ce manège, lui en exprimait son mécontentement en termes fort
peu mesurés. Maître Grivelet prenait mal la chose; des gros mots on en
venait aux coups, et le Merle le mettait pour quelque temps à la raison
en lui administrant une bonne volée. Mais, bast! la paix n'était pas de
longue durée dans le malheureux ménage. Monsieur n'était pas content
de ceci, de cela, de la nourriture, du temps, du nid; il grognait, il
battait sa femelle, puis faisait des absences qui me semblaient louches.

A son retour, il était souvent de plus mauvaise humeur qu'à son départ,
et cherchait encore querelle à sa grive. Celle-ci, forte de sa bonne
volonté, défendait son ouvrage, le bec entr'ouvert, le cou en avant,
les plumes hérissées. Ils se lançaient des mots de défiance et de
colère. Des injures on en venait à se battre, et la pauvre grive, plus
faible, était fort maltraitée. Les plumes volaient, les cris de douleur
fendaient l'air: c'était pitié. Mais le Merle arrivait comme un trait,
fondait sur monsieur le Grivelet et le mettait en fuite souvent par sa
seule présence, car ce mauvais mari qui battait sa femelle était un
lâche.

La femelle, au milieu de cet enfer, avait pondu quatre jolis œufs
bleu-ciel marqués de brun foncé; mais à peine les petits étaient-ils
éclos, à peine commençaient-ils à pousser leur premier duvet, qu'ils
disparurent les uns après les autres. Les cris, le désespoir de la
pauvre mère attirèrent mon attention et la commisération de ma chère
Pierrette. Il ne restait plus qu'un petit dans le nid, les trois autres
avaient disparu; la mère n'osait plus quitter son dernier enfant qui
demandait à grands cris de la nourriture.

[Illustration: «MAIS LE MERLE ARRIVAIT COMME UN TRAIT»]

Que faire? Quelle terrible alternative, et qui dira jamais les combats
que livrèrent la crainte et l'amour dans le cœur de la malheureuse
Grivelette?...

Enfin, n'y tenant plus, elle se lève, jette au ciel un regard désolé et
part, comme un trait, dans la direction des bâches à fleurs...

J'étais bien caché, parmi les feuilles, au-dessus de mon nid et
guettais attentivement ce qui allait arriver; quand je vis... J'en
frissonne encore d'indignation et d'horreur!... Le père... oui, le
père, lui-même, déchirait son dernier enfant de son bec acéré!... Le
père mettant en pièces le fils de ses entrailles!!!...

Horrible!...



XI

INGRAT ET LACHE


Le Merle, usant de sa force, à mon instigation, chassa de notre
quartier ce père dénaturé: nous fûmes délivrés de ce triste ménage et
la paix régna de nouveau autour de nous.

Nos enfants poussaient à vue d'œil; leur gentillesse était extrême;
déjà ils voletaient au bord du nid, nous nous faisions une fête,
Pierrette et moi, de les promener bientôt dans le jardin, quand tout ce
bonheur présent et à venir fut encore une fois anéanti...

Depuis quelques jours des groupes nombreux de gens se formaient
dans les allées du jardin. On parlait beaucoup; les figures étaient
menaçantes.

Inquiets de ce qui pouvait arriver, Pierrette et moi nous nous
efforcions de suivre les groupes pour nous informer de ce qui allait
se passer. Mais en vain nous prêtions une oreille attentive à tout ce
qui se disait autour de nous, il nous était impossible d'y comprendre
un seul mot. Il s'agissait des droits de l'homme... nous y étions
complètement étrangers. Aussi notre inquiétude était-elle extrême.
Chaque jour la foule se montrait plus nombreuse, chaque jour il
devenait plus difficile de trouver la nourriture que réclamaient à
grands cris nos chers enfants...

Un matin, les portes du jardin furent fermées, des soldats envahirent
notre asile, les tambours vinrent nous effrayer de leurs roulements
prolongés... Tout à coup, une effroyable détonation retentit, le
canon gronde, la fusillade pétille, les cris se mêlent à ce bruit
épouvantable. Éperdus, nous regagnons notre nid, nous cachons nos
petits sous nos ailes, décidés à leur faire un bouclier de nos corps...
Le bruit continue; la bataille est engagée: l'air, rempli de fumée,
nous cache les arbres d'alentour.

Au moment où nous rassurions nos petits effrayés, une commotion
épouvantable frappa la branche sur laquelle notre nid était appuyé; les
balles sifflent avec un bruit sinistre autour de nos têtes; la branche
vacille, se penche... et nous sommes précipités...

Fou de terreur, mes ailes me portent au faîte d'un platane voisin...
J'aperçois ma Pierrette fuyant à travers les buissons, et nos petits,
tombés sur le toit de paille d'un rucher voisin, se cachant de leur
mieux entre les javelles.

Que se passa-t-il alors? Je ne le sais plus...

La fusillade redoublait d'intensité, les branches ployaient, craquaient
et tombaient autour de moi. Affolé, je partis, volant au hasard,
ignorant quelle route je pouvais ou je devais prendre...

En ce moment, je me rappelai la cour si paisible du lycée où j'avais
demeuré. Je voulais m'y réfugier et remontai du côté du Panthéon,
mais là régnait la terreur et la mort. D'un coup d'aile, je m'enlevai
aussi haut que mes forces me le permirent, et fus me blottir sur le
dôme du Panthéon. Hélas! autour de moi ce n'était que désolation,
mes semblables fuyaient par bandes, se heurtant aux tuiles et aux
cheminées... Je les suivis, descendant dans la vallée vers la Seine, là
où j'apercevais de grands arbres et où j'espérais me cacher facilement.

Ce fut ainsi que j'atteignis le jardin des Plantes. Toutes les
allées étaient désertes, pas un homme ne s'y montrait, la bataille
attirait les gens au haut de la montagne. Quelques moineaux inquiets
m'entourèrent. Je dus leur donner des nouvelles de leurs frères que je
quittais.

Heureusement, ce jardin contient une immense quantité de provisions de
toute espèce. Imitant mes camarades, je me glissai à travers les larges
mailles d'une clôture en fil de fer et voulus partager le repas d'une
cigogne. Un vigoureux coup de bec qui m'arriva et qui m'eût cloué par
terre s'il m'eût atteint, me fit prendre une autre direction, et je fus
demander à de paisibles canards une hospitalité qu'ils s'empressèrent
de m'accorder.

Pendant plusieurs jours, nous entendîmes de loin le bruit de la
fusillade; pendant plusieurs jours, nous vécûmes dans les angoisses de
la terreur; puis, peu à peu, le tumulte s'apaisa, la paix revint, et
avec elle un peu de sécurité.

Qu'était devenue ma chère Pierrette? Et mes pauvres enfants! quel sort
avait été le leur?...

Dès le lendemain, je résolus de tout faire pour avoir des nouvelles
et calmer mon anxiété; je ne croyais pas cependant au malheur complet
qui allait me frapper... Hélas! j'eus beau chercher, m'informer
auprès de mes amis, jamais je ne pus retrouver les traces de ma
pauvre Pierrette... Est-elle morte égarée? A-t-elle été dévorée par
les ennemis qui ont envahi le jardin?... La plus complète obscurité a
toujours régné sur cette catastrophe... Citronnet lui-même n'était plus
à sa place accoutumée; sa maîtresse avait été tuée derrière sa fenêtre,
et le pauvre ami était mort, oublié dans sa cage abandonnée!..... O
malheur! quand tu nous frappes, tu ne t'arrêtes jamais!

Je cherchai mes enfants. Je les trouvai bientôt aux environs de la
maisonnette qui, en leur servant d'abri, leur avait sauvé la vie. C'est
à peine s'ils me reconnurent; ils se suffisaient à eux-mêmes, faisaient
les grands garçons et, un peu plus, m'auraient envoyé promener.... Mon
cœur se serra une dernière fois... Je baissai la tête, leur souhaitai,
du fond du cœur, une vie plus heureuse que celle de leur père... et les
quittai pour toujours.

Je vécus ainsi trois mois environ seul, encore seul,... insensible à
toutes les avances que me faisaient les autres moineaux, mes camarades.
Renfermé dans ma douleur, je laissais couler les jours sans penser au
lendemain, passant d'un buisson à l'autre, d'un parc dans le voisin,
sans avoir conscience de ce qui se faisait autour de moi, picotant une
bribe de pain par ci, un grain de millet ou de chènevis par là, mais
incapable de pourvoir à ma nourriture si j'avais été en rase campagne.
Le dégoût de la vie sauvage m'avait pris. Je n'éprouvais qu'une
satisfaction, celle de me voir près de l'homme, dans un lieu où sa
fréquentation était si complète, que, pour moi, ce jardin était comme
une grande volière.

Hélas! mes enfants! il était écrit que je ne pourrais jamais être
heureux!

Un jour, au moment où nous y pensions le moins, le peuple descend en
armes dans les rues; la bataille reprend sa fureur, le canon gronde,
les balles sifflent dans notre asile, jusque-là si tranquille. Ce n'est
autour de nous que mugissements, que cris désordonnés des animaux
effrayés. La mort semble planer sur nos têtes. Il faut encore partir!...

Cette fois, je pris le chemin de la frontière;... là, peut-être, est le
vrai bonheur.

Je volai donc, en suivant la Seine, tant que mes ailes purent me
soutenir, et, vers le soir, j'étais loin de Paris, au milieu d'un petit
bois, en pleine campagne.

J'y passai la nuit, le ventre creux, livré à de bien tristes réflexions.

Que faire? Quel parti prendre?

Je résolus de rentrer parmi les hommes, de me donner à eux, et là,
du moins, à l'abri derrière les barreaux de ma cage, je trouverais
l'aisance, la tranquillité et le repos qui m'étaient devenus
nécessaires. Restait à choisir la maison à laquelle j'allais me
confier, car de ce choix dépendait peut-être le bonheur de ma
vieillesse; on ne trouve pas tous les jours le moyen de s'échapper
comme je l'avais déjà fait!

Je cherchai longtemps.

Un jour, je m'arrêtai sous les ombrages touffus d'un arbre magnifique:
deux personnes suivaient lentement une allée en se donnant le bras.

--Blanche, mon amie, disait la voix d'homme, n'est-il pas bientôt temps
de rejoindre ta mère à Fontainebleau?

--J'y pensais, Émile... Le bonheur rend égoïste.

--Et nous sommes si heureux!

--Savez-vous, monsieur, qu'il y a six mois...

Plus de doute! C'était ma charmante petite maîtresse, c'était Blanche!
mais grandie, mais embellie depuis deux années que je ne l'avais vue.
Et M. Émile, auquel elle donnait le bras, c'était M. Sceller, son
cousin!

Je compris, en voyant au loin venir deux jeunes filles en deuil, en
apercevant le crêpe que portait le jeune homme, que son vieux père
était mort, et que le cadeau que voulait faire Mme Sauval au jeune
lauréat était cette belle propriété, comme dot de l'heureuse Blanche!

Honteux, je voulus fuir... Le mouvement de mes ailes fit lever les yeux
à mon ancienne amie.

--Émile, vous souvenez-vous de mon pauvre Pierrot?

--Je vous conseille d'en parler, Blanche, un ingrat!

--Ingrat? Mais non.

--Mais si, mon amie; quand on a le bonheur d'être aimé de vous, il faut
être un monstre pour vous quitter!

--Flatteur, va! Mais, voyez donc comme ce pierrot nous regarde!

--C'est vrai.

--On dirait Pierrot.....

--Quelle folie!

--Pierrot! Pierrot! mon pauvre Pierrot.

J'hésitais...

--C'est lui, je n'en doute pas.

Une mauvaise honte invincible me clouait à ma branche. Le mot d'ingrat
bruissait à mes oreilles.

Au lieu de me jeter dans les bras qu'on me tendait, je fis taire mon
cœur et..., je m'envolai!

--Non! non! ce n'est pas Pierrot, murmura Blanche, en regagnant
tristement sa maison, il fût venu à moi...

Hélas! c'était bien lui. Ingrat et lâche à la fois!

Ce fut un vilain jour dans ma vie, et cette confession, ma bonne
Claire, n'est pas sans me coûter beaucoup; mais j'ai promis d'être
sincère.

Donnez-moi l'absolution d'une caresse: auprès de vous je ne
recommencerai jamais!

L'été, dans sa splendeur me fournissait une vie facile, et je me
pressais d'autant moins de choisir un gîte que la saison mauvaise était
éloignée de moi. Parcourant les maisons de campagne de cette admirable
vallée, j'étudiais les mœurs des habitants, hésitant souvent et
remettant au lendemain, dans l'espoir de trouver mieux, et, plus d'une
fois, je revins dans le parc de ma Blanche aimée. Mais elle et son mari
étaient partis!

Je m'éloignai, et, après une longue route, je parvins en ce pays et
près de la maison où vous me voyez aujourd'hui.

La beauté, la bonté de Claire me charmèrent quand je la vis jouer dans
le parc avec son mouton apprivoisé. Je résolus de me donner à elle.

Un matin qu'elle était sur la pelouse devant le château, je volai
devant elle et vins presque à ses pieds.

--Oh! le joli moineau! dit-elle.

Puis, émiettant le gâteau de son déjeuner, elle me le jeta. Je
m'approchai, becquetant gracieusement et jetant de petits cris pour lui
prouver que je n'avais pas peur d'elle.

Enhardie par ma confiance, elle m'appelait, me tendant son doigt; j'y
sautai, gazouillant toujours.

Je renonce à vous peindre les transports de joie de mon amie
d'adoption. Toujours courant, elle m'apporta au château, après m'avoir
donné mille baisers que je lui rendais de bon cœur, et m'installa dans
sa chambre. J'y suis encore!...

Deux fois déjà les feuilles ont jauni et repoussé sur les arbres depuis
que j'habite avec ma bienfaitrice, et pendant tout ce temps je n'ai
ressenti qu'un seul chagrin; encore ne vint-il pas d'elle, mais de mon
mauvais caractère.



XII

LA DERNIÈRE AMIE


Un jour de l'été dernier, vers le mois de juin, Claire et sa mère
travaillaient dans le salon, pendant que j'étais perché à ma place
habituelle, sur l'épaule de la jeune fille, où je jouais avec sa
coiffure et avec ses cheveux. Tout à coup, nous entendîmes un certain
bruit derrière le paravent de la cheminée, bruit suivi de petits cris
plaintifs. Ces dames y coururent et trouvèrent une jeune hirondelle de
cheminée qui, sans doute, était tombée du nid et avait eu la chance
d'arriver en bas sans se faire du mal.

Prendre la pauvre hirondelle toute haletante, la réchauffer, la
rassurer, en un mot, fut l'affaire d'un moment. On la plaça sur un lit
de coton, dans une petite boîte, puis l'on discuta la question de sa
nourriture. Claire savait que les mouches, cousins et autres insectes
analogues, forment la pâture habituelle de cette espèce d'oiseaux;
aussi se mit-elle en devoir d'en récolter assez pour élever la petite
orpheline à laquelle elle donna de suite le nom de _Titi_, pour imiter
le petit cri que la pauvre bête poussait sans cesse.

Tout cela ne m'amusait guère; pendant ce temps on ne s'occupait pas de
moi! Cependant, je patientais encore, tout en rongeant mon frein et
maugréant contre l'intrus qui allait me ravir, je ne le prévoyais que
trop bien, la moitié de l'amitié de ma Claire bien-aimée.

Nous sommes très jaloux, nous autres moineaux!

On donna d'abord à l'hirondelle des fragments de mouches, puis des
mouches entières. On avait mis la boîte servant de berceau ou de nid
dans une petite cage semblable à la mienne, et la jeune hirondelle
affectionna toujours ce réduit pour passer la nuit. Il fallait bien la
faire sortir de ce nid où, frileuse, elle rentrait d'elle-même chaque
soir, pour qu'elle mangeât; mais le caractère propre de cet oiseau se
manifesta bien vite, et ma maîtresse, comprit qu'il fallait agir comme
sa nouvelle protégée le voudrait.

Mlle Titi n'aimait pas à être prise par le corps,--moi, cela m'était
bien égal, au contraire;--on lui présentait donc le doigt comme à une
petite perruche, et ma foi, elle s'élançait dessus avec une grâce et
une légèreté remarquables. Mlle Titi n'aimait pas à être mise en cage,
quoique celle-ci fût ouverte,--nous étions tous les deux du même avis
là-dessus.--On la plaça sur le rebord de la table à ouvrage, et elle
s'y tint, gazouillant et faisant, pendant des heures entières, des
conversations suivies avec sa maîtresse, lustrant ses plumes noires,
étirant ses ailes et sa queue, tournant la tête et nous regardant de
ses gros yeux noirs brillants.

De temps en temps, Claire ou sa mère prenaient dans une petite boîte
quelques mouches et les présentaient à l'hirondelle qui dardait sur
elles, entre les doigts, son petit bec agile et ne les manquait jamais.
Rarement elle les ramassait sur la table; il fallait pour cela qu'elle
eût grand faim. La première fois que je vis ce dédain, je sautai de
l'épaule de Claire sur la table et happai les mouches avant que Mlle
Titi sût comment cela se faisait. Titi, effrayée de mon approche,
essaya de me donner un coup de bec que je lui rendis; mais ma maîtresse
me reprit, et m'appelant:--gourmand!--me remit sur son épaule.

Un jour, par une belle soirée, Titi était à sa place habituelle sur la
table à ouvrage, quand, tout à coup, elle pousse un petit cri, ouvre
les ailes, et se sauve rejoindre ses compagnes qui volaient en troupes
nombreuses au-dessus des pelouses du jardin...

--Tant mieux! pensai-je, la voilà partie; autant de débarras!

Je me mis aussi à prendre ma volée, et fus me percher sur un toit
voisin pour voir ce qui allait arriver. Ma Claire et sa mère étaient
comme foudroyées et se montraient inconsolables. Elles restèrent
longtemps à la fenêtre à regarder l'infidèle, à la deviner dans ses
courses folles, à la chercher au milieu du va-et-vient général de la
bande joyeuse.

Je revins alors me poser sur l'épaule de Claire, qui me dit en
m'embrassant, les larmes aux yeux:

--Toi, mon pauvre Pierrot, tu m'aimes bien!...

--Oui, oui, oui! répondis-je; et je repartis me mettre en observation
sur mon toit.

Claire descendit alors au jardin et appela Titi de sa voix la plus
douce, la plus caressante; rien n'y fit. Elle rentrait désolée, quand
elle entendit un léger frôlement sur son épaule; un cri arriva à son
oreille... C'était Titi qui revenait, et qui avait le front de prendre
ma place. Pour le coup, je n'y tins plus, et fondis sur elle comme un
ouragan... Mais Claire prit sa défense, me donna l'autre épaule et
m'embrassant:

--Pierrot chéri, me dit-elle, si tu es jaloux de Titi, je ne t'aimerai
plus!

Je ne répondis pas. J'avais le cœur trop gonflé.

--Tu ne me réponds pas? me dit-elle. Allons, monsieur, embrassez
maîtresse, et embrassez aussi Titi.

Il en fallut passer par là.

Depuis ce jour, Titi eut sa pleine liberté comme moi, et n'en abusa
jamais. Le matin, dès le point du jour, elle nous réveillait, Claire et
moi, par un gazouillement très gentil, car elle couchait comme moi dans
la petite chambre de sa maîtresse. Celle-ci ouvrait la fenêtre, Titi
partait, moi aussi, et nous revenions au bout d'une heure, car chaque
jour je m'apercevais qu'elle était bonne personne et je ne lui refusais
pas mon amitié.

Pauvre Titi! Je l'aimais bien, quand... Enfin, Dieu l'a voulu!...

Si la fenêtre était fermée, elle allait au salon prendre sa place
habituelle sur la table à ouvrage, et moi je rôdais dans la cour, aux
environs de la salle à manger. Dans la journée, elle allait et venait,
sortait pour voler avec ses compagnes, rentrait, faisait un tour dans
le salon, nous saluait d'un ramage joyeux auquel nous répondions,
et repartait sans s'arrêter. Pendant ses courses, j'allais faire la
causette avec quelques vieux amis du voisinage, ou visiter les treilles
pour voir si les chasselas étaient mûrs.

Aux heures des repas, Titi rentrait et prenait place sur l'épaule qui
lui était dévolue, puis Claire nous apportait ainsi tous les deux...
Ah! le bon temps!

Quoiqu'elle ne voulût manger que des mouches, on parvint à lui faire
attaquer un peu de viande de poulet cru ou cuit ou coupée en long
comme de petites larves ou des vers; mais elle ne s'en montra jamais
friande. Je ne comprends pas qu'on soit si difficile que cela! Moi, je
m'en régalais, et tout ce qu'on servait était de mon goût; aussi, vous
voyez, je suis encore là, solide au poste et vigoureux, tandis que la
pauvrette!...

Mais les mois s'écoulaient, septembre était venu, et avec lui les
mouches disparaissaient.

Je lui avais souvent dit, à cette pauvre Titi:

--Méfiez-vous de l'hiver; apprenez à manger de la viande; les
moucherons ne vivent pas toujours, comment ferez-vous?

--Dieu y pourvoira, répondait-elle de sa petite voix gracieuse.

--C'est égal, amie, faites attention à vous! l'hiver viendra!

--Je ne connais pas l'hiver.

--C'est égal, craignez-le; j'ai l'expérience, croyez-moi.

Pauvre tête folle, elle ne voulut rien croire!...

Les rayons du soleil commençaient à devenir obliques; ma chère
Titi,--car je l'aimais véritablement et beaucoup,--ne sortait plus
que rarement; ses compagnes se rassemblaient; tous ces signes nous
attristaient beaucoup.

Un beau matin, toutes les hirondelles du jardin avaient disparu!...
Nous étions au 8 octobre.

Ma bonne Claire ouvrit la fenêtre afin que la chère petite bête prît
son élan et allât rejoindre les quelques hirondelles isolées que l'on
voyait encore passer. Elle ne le voulut point, soit qu'elle eût froid,
soit qu'elle se méfiât de la force de ses ailes, soit autre cause
inconnue.

Il fallut revenir à la ville. Titi et moi, dans la même cage, fîmes le
voyage sur les genoux de notre maîtresse; tout le long du chemin, je
l'exhortais à partir, lui disant qu'elle reviendrait nous voir l'année
prochaine, que nous penserions à elle, et que nous l'attendrions comme
le printemps; rien ne put la décider et sans donner de raison, elle fut
inflexible. Pauvre amie, elle courait à sa perte!...

A la ville, peu ou point de mouches. Comment ne pas mourir de faim?...
Des petits morceaux de viande ne pourraient jamais la nourrir six mois!
On tint un grand conseil, et j'entendis décider que la chère petite
bête serait lâchée au-dehors, car il y avait encore assez d'hirondelles
pour qu'elle pût les suivre.

Hélas! ma bonne maîtresse l'embrassa encore une fois, je lui dis un
adieu bien tendre, on ouvrit la fenêtre, et Claire la lâcha dans le
jardin... Nous avions tous les larmes aux yeux!

Elle fit quelques tours aux environs de la maison, puis partit à
tire-d'ailes...

Nous refermâmes la fenêtre, le cœur gonflé!

Quelques jours après nous apprîmes que vers la même heure à peu près
à laquelle nous l'avions lâchée,--que sont les kilomètres pour de
pareilles ailes? Titi était revenue à la campagne. Elle avait becqueté
la fenêtre du salon, puis celle de la chambre de Claire... Les trouvant
fermées, elle avait longtemps jeté de petits cris plaintifs, puis,
s'élevant à une grande hauteur, elle avait disparu...

A-t-elle péri du froid? A-t-elle pu rejoindre ses compagnes?... Ses
jeunes ailes lui ont-elles fait défaut dans son long voyage?... Nul ne
le sait, jamais on ne l'a revue!!...

C'est ainsi que j'ai perdu ma dernière amie! Aujourd'hui je suis vieux,
morose, maladif; je réfléchis, je pense... Dévoué à ma charmante
maîtresse, je l'aime et la caresse de tout mon cœur, attendant avec
résignation que la mort vienne me frapper auprès d'elle.


FIN.



TABLE DES MATIÈRES


                                                                  Pages.

  LES AVENTURES D'UNE FOURMI ROUGE

      I.--Une razzia d'esclaves.                                       1

     II.--Architecture.--Pluie corrosive.                              8

    III.--Détails d'intérieur.                                        15

     IV.--Les vaches de la mère Anille.                               22

      V.--Mort de mon frère.--Je me sauve.                            30

     VI.--Villégiature.--Le trésor.                                   37

    VII.--Les termites.--La reine.                                    41

   VIII.--Les monstres nocturnes.--Dans un cure-dent.                 49

     IX.--Au Brésil.--Je retrouve Urbain.                             58

      X.--L'assaut.--Le carnage.                                      64

     XI.--Dans le bocal.--Les écitons divers.                         71

    XII.--La fuite.--Double-Épine.                                    76

   XIII.--Les feuilles qui marchent.--Têtes douces et têtes rudes.    85

    XIV.--Tamanoir et puma.--Mort de Double-Épine.                    93

     XV.--Le Rapide.--Les moissonneuses.                             100

    XVI.--Au Sénégal.--N'dien.--Le Python.                           107

   XVII.--Vitalité des Anommas.--La poule nous passe devant le nez.  117

  XVIII.--L'inondation, la chaîne, la boule, naufrage.               123

    XIX.--L'Australie.--Encore des cousines.                         132

     XX.--Retour au pays.--Revoir la lande de Pora et mourir.        143


  LES MÉMOIRES D'UN PIERROT

      I.--L'hospitalité d'un marabout.                               149

     II.--La première amie.                                          153

    III.--L'élection du roi des oiseaux.                             167

     IV.--L'oiseau du bon Dieu.                                      175

      V.--Les grandes landes.                                        194

     VI.--Les peuples inconnus.                                      200

    VII.--O malheur, sois le bienvenu, si tu viens seul!             214

   VIII.--Découragement.                                             224

     IX.--Trop heureux.                                              236

      X.--Ménages sur ménages.                                       248

     XI.--Ingrat et lâche.                                           256

    XII.--La dernière amie.                                          262


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES


BOURLOTON.--Imprimeries réunies, B.



Liste des corrections.


Page 19: «un» remplacé par «une» (sur une roche).

Page 52: «séduit» remplacé par «séduite» (Je m'acheminai vers la cale,
car c'était là où j'avais été surprise... c'était là où se trouvaient
les provisions qui m'avaient séduite;)

Page 53: «longs» remplacé par «long» (comme lévriers déchaînés le long
des arêtes des poutrelles).

Page 59: «appesentirai» remplacé par «appesantirai» (mais je ne m'y
appesantirai point)

Page 59: «prend» remplacé par «prends» (que je prends).

Page 62: «repoussé» remplacé par «repoussée» (L'une d'elles,... si le
brave capitaine ne l'eût repoussée).

Page 69: «orbitre» remplacé par «orbite» (un petit creux en orbite).

Page 71: «rassassiés» remplacé par «rassasiés» (Les Écitons harassés,
rassasiés de sang).

Page 73: «pelottes» remplacé par «pelotes» (rapportant de grosses
pelotes de terre).

Page 74: «connnaît» remplacé par «connaît».

Page 76: «traveaux» remplacé par «travaux» (Tous ses travaux).

Page 76: «Il faut y y monter» remplacé par «Il faut y monter».

Page 84: «moité» remplacé par «moitié» (mais à moitié délabré).

Page 87: «miliers» remplacé par «milliers» (et des milliers de
créatures).

Page 90: «par» remplacé par «pas» (elles ne semblent pas s'en
inquiéter).

Page 92: «faisait» remplacé par «faisaient» (Parce qu'elles...
faisaient ainsi écouler toute l'eau).

Page 94: «Si le le petit nous devine» remplacé par «Si le petit nous
devine»).

Page 99: «tuot» remplacé par «tout» (au centre du grand tout).

Page 109: «rapier» remplacé par «papier» (c'est du papier qui se trouve
sur ma tête).

Page 132: «petites» remplacé par «petits» (quelques petits chocs).

Page 132: «le» remplacé par «la» (la tête broyée par le choc).

Page 133: «stoper» remplacé par «stopper» (j'entends filer l'ancre,
stopper et venir à quai).

Page 134: «I'ill» remplacé par «I'll» (I'll wait for the answer).

Page 134: «Melburne» remplacé par «Melbourne».

Page 138: «revenue» remplacé par «revenu» (aujourd'hui que, revenu à
une tranquillité profonde,... je suis obligé de constater).

Page 155: «moux» remplacé par «mous» (terrains mous et sableux).

Page 178: «nous respecte et et nous défende» remplacé par «nous
respecte et nous défende».

Page 195: «robute» remplacé par «robuste» (un bec robuste).

Page 198: «eu» remplacé par «vu» (jamais je n'avais vu tant d'eau).

Page 201: «longeur» remplacé par «longueur» (une longueur incroyable).

Page 210: «deux» remplacé par «d'eux» (l'un d'eux, maussade, faillit
me blesser).

Page 212: «hérons» remplacé par «héron» (l'épée du héron).

Page 226: «praire» remplacé par «prairie» (mes belles vaches se
reposant dans la prairie).

Page 242: «installées» remplacé par «installés» (Nous voilà installés,
Blanche et moi).

Page 246: «li» remplacé par «il» (Enfin il rencontre une branche porte).

Page 246: «eur» remplacé par «leur» ( pour prendre leur essor).

Page 248: «approcha» remplacé par «approchai» (je m'approchai).

Page 256: «ormaient» remplacé par «formaient» (des groupes nombreux de
gens se formaient).

Page 257: «détention» remplacé par «détonation» (une effroyable
détonation retentit, le canon gronde).

Page 260: «invicible» remplacé par «invincible» (Une mauvaise honte
invincible me clouait).

Page 263: «fos» remplacé par «fois» (La première fois que je vis ce
dédain).





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