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Title: Mémoires de Céleste Mogador  (vol. 2 of 4)
Author: Chabrillan, Céleste de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires de Céleste Mogador  (vol. 2 of 4)" ***


 MÉMOIRES DE CÉLESTE MOGADOR



Paris.--IMP. DE LA LIBRAIRIE NOUVELLE.--Bourdilliat, 15, rue Breda.



MÉMOIRES DE CÉLESTE MOGADOR


TOME DEUXIÈME

PARIS LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15

La traduction et la reproduction sont réservées.

1858



 MÉMOIRES DE CÉLESTE MOGADOR



XII

LA REINE POMARÉ.

(Suite.)


On me conduisit à Beaumarchais, où l'on me reçut d'une façon charmante,
quand j'eus dit que je m'appelais Mogador.

Je fus engagée; je répétai le lendemain dans une revue, où je me jouais
moi-même et où je dansais à la fin la mazourka. Mon costume était
délicieux. Je débutai le même soir que Pomaré; j'eus beaucoup de succès
dans la danse.

J'appris le lendemain que Pomaré avait été sifflée à outrance. Je lus
quelques journaux où on l'accablait de mauvais compliments et de
railleries. Les journalistes traitent les femmes comme les gouvernements:
ils les inventent; après les avoir inventées, ils les prônent; après les
avoir prônées, ils veulent les défaire. Si ces réputations, qui sont leur
ouvrage, résistent, ils se déchaînent, insultent, méprisent; ils crient à
la dépravation.

Mais, messieurs, si cette dépravation, dont on commence à s'effrayer, a
fait tant de progrès, c'est un peu votre faute.

Autrefois, il n'y avait qu'un ou deux bals publics; pourquoi y en a-t-il
dix aujourd'hui? A cause des célébrités que vous vous êtes amusés à créer
à temps perdu, et quand vous ne saviez que faire. Cette gloire de
clinquant a trouvé des envieuses; des milliers de jeunes filles sont
entraînées dans les bals publics par l'appât de cet éclat menteur! Elles
font tout au monde pour qu'on les regarde et pour que vous disiez leurs
noms.

Les jeunes gens de famille vont voir ces combats, ces assauts de jambes;
comment voulez-vous qu'ils gardent leur raison au milieu de ces jeunes
femmes, dont quelques-unes sont charmantes? Ils s'enivrent ensemble de la
même folie.

Pomaré avait une voiture; toutes veulent en avoir, beaucoup en ont. Les
Champs-Élysées comptent tous les jours dix promeneuses nouvelles,
élégantes, hardies.

Ce luxe fait mal à voir, je le confesse, quand on songe que beaucoup de
femmes, qui n'ont pas une faute à se reprocher, végètent dans la misère
ou dans la gêne avec leurs familles.

Les vaudevillistes et les dramaturges, toujours à l'affût des passions
qu'on peut exploiter avec succès, ont mis la prostitution sur la scène.

Tout Paris s'est attendri pendant deux cents représentations sur le
désintéressement de cœur et sur l'agonie d'une courtisane; puis, un beau
jour, on a été effrayé du chemin qu'on avait fait.

Le monde galant a eu sa réaction, tout comme la société vertueuse.
D'autres vaudevillistes et d'autres dramaturges, saisissant la nouvelle
veine, nous ont attachées au pilori de l'opinion.

Les journalistes ont fait ces choses sans se rappeler qu'à une autre
époque ils avaient battu la grosse caisse à la porte du Ranelagh, à la
porte du bal Mabille, à la porte du bal d'Asnières.

Dans les grandes, comme dans les petites choses, dans les choses honnêtes
comme dans les choses honteuses, l'esprit humain est toujours le même: il
ressemble à la girouette qui est sur ma maison.

Si l'on veut réellement détruire cette puissance des femmes galantes, qui
touche à tout, qui commence dans les plus hautes sphères pour finir dans
les derniers rangs de la société, le meilleur moyen c'est d'étudier les
faits. L'histoire vraie des femmes qui ont vécu de cette vie infernale
serait plus éloquente, pour en détourner les jeunes filles, que les
idylles attendrissantes ou les contrastes forcés, dont le public parisien
s'amuse tour-à-tour à pleurer et à rire.

Tant que j'ai vécu dans ce tourbillon, je n'avais guère le temps de
réfléchir, ni à mon malheur, ni à celui des autres. Aujourd'hui, que je
me suis retirée de ce monde; aujourd'hui, que j'envisage mon propre
désenchantement et que je me rappelle comment ont fini les femmes que
j'ai vues les plus brillantes et les plus adulées, il me semble que si,
comme dans le petit drame de _Victorine_, on pouvait leur montrer leur
avenir dans un rêve, toutes reculeraient.

Pomaré devait être triste; je fus la voir. Elle demeurait alors, 25, rue
de la Michodière, à l'entre-sol. La maison, c'était un hôtel garni, était
meublée très-proprement. Lise était très-élégante. J'attendais qu'elle me
parlât de ses débuts; elle ne jugea pas convenable de le faire et me
demanda les suites des miens.

--Je suis contente, lui dis-je; c'est un commencement.

--Ah bien! moi, dit-elle en riant, mon commencement ressemble joliment à
une fin; j'ai eu au Palais-Royal le succès de Lola-Montès. On avait fait
forger des clés à trous, et on s'en est donné à souffler dedans; le bruit
a couvert l'orchestre. J'ai dansé à contre mesure; il était temps pour
moi de me sauver, car on se disposait à me jeter les bancs à la tête.
J'en suis encore malade; je ne sors plus de six mois.

--A part cela, lui dis-je, tu es heureuse?

--Oui, me dit-elle; vois.

Elle ouvrit une armoire et me montra un tas de chiffons, que je ne
regardai pas, je l'avoue, sans une certaine envie.

--Je suis tranquille, me dit-elle. Je vis avec un jeune homme de
Toulouse, qui m'adore et me comble. Il est employé au bureau des postes
pour plaire à ses parents, qui veulent qu'il s'occupe, ce dont il n'a pas
besoin, car il est fort riche.

--Tant mieux! cela me fait plaisir. Je t'aime beaucoup; je voudrais te
voir ménager un peu plus ta santé et ta bourse.

--Oh! je n'ai pas longtemps à vivre; je veux bien m'amuser pour ne rien
regretter.

--Joues-tu ce soir? me dit-elle en ouvrant la croisée.

--Oui, tous les soirs.

--Eh bien! j'irai te voir aujourd'hui avec mon _époux_.

Je la quittai. Je la vis le soir, dans une avant-scène du
rez-de-chaussée, avec un petit homme blond mat, les cheveux frisés,
portant lunettes. Il paraissait rempli d'attentions pour elle.

Elle me fit prier d'aller dîner le lendemain avec eux. Elle me dit, avant
qu'il arrivât, qu'elle ne pouvait pas le souffrir, mais qu'il l'aimait
tant qu'elle avait pitié de lui; que c'était la bonté même.

En effet, il m'intéressa; il avait l'air si honnête, si tendre; il
faisait montre de si beaux sentiments, que je fus enchantée de lui, et
que je fis promettre à Lise de mieux le traiter.

--Voyez-vous, mademoiselle, me dit-il le soir en me reconduisant, en ce
moment, je ne puis pas faire tout ce que je veux pour elle; mais je vais
avoir beaucoup d'argent d'une propriété que je fais vendre: je lui
donnerai tout.

A quelques jours de là, j'entendis conter, au foyer du théâtre, que la
reine Pomaré était arrêtée comme complice d'un vol très-important dont on
recherchait les auteurs.

Je ne pouvais pas croire cela, et, d'ailleurs, je n'ai jamais pu
supporter entendre dire du mal de mes amies. Je donnai des démentis à
toutes ces vipères qui, ne m'aimant pas, étaient enchantées de me faire
de la peine.

Une vieille duègne, qui, du reste, avait été très-belle, disait:

--Parbleu! des sauteuses comme cela, ça fait tous les métiers.

--Ah! reprenait une ingénue de trente ans, si j'étais juge, je la
condamnerais à la prison pour toute sa vie.

Rien n'est méchant comme les vertueuses par force. Celle-là était si
sèche, si laide, que je ne pus m'empêcher de lui dire:

--Il faudrait mettre en prison toutes les femmes un peu jolies; la
disette en viendrait et vous trouveriez peut-être votre placement.

--Taisez-vous, me dit une de mes camarades; ne vous querellez pas ainsi
sans savoir ce qui en est: vous pourriez vous compromettre.

Dès que le spectacle fut fini, je courus rue de la Michodière. La
maîtresse de la maison me dit qu'on lui avait recommandé le plus grand
secret: mais qu'à moi, elle allait tout me conter... Je devais être au
moins la centième confidente.

--Hier, me dit-elle, il s'est présenté un homme, fort bien mis, qui m'a
demandé quelle chambre habitait Mlle Lise et comment elle vivait. Je crus
que c'était son père, dont elle a si peur, et je répondis à ce monsieur
que j'ignorais sa manière de vivre.

--Oh! elle se cache: preuve qu'elle est coupable. Il fit signe à deux
autres messieurs, qui entrèrent également, et ils montèrent tous trois à
sa porte, en me faisant signe de les suivre. Je vis bien que c'étaient
des agents de la police.

--Frappez vous-même, me dirent-ils. Il faut qu'elle ouvre sans avoir
peur; un papier est vite brûlé.

Je fis ce qu'on me disait.

--Lise m'ouvrit en chemise. En voyant tout ce monde, elle voulut
repousser la porte, mais elle n'en eut pas le temps; les trois hommes
étaient entrés: deux s'étaient placés à côté d'elle, de manière à
l'empêcher de faire un mouvement.

La pauvre fille était si pâle que ça me fendit le cœur.

--Habillez-vous, dit un de ces hommes, pendant que les autres visitaient
les meubles, prenaient les papiers; habillez-vous donc, vous allez nous
suivre.

--Vous suivre! dit Lise; où donc?

--Parbleu! pas à Mabille, dit l'homme, mais à la Préfecture.

--A la Préfecture! moi! Mais qu'ai-je donc fait?

--Ah! si vous n'aviez que dansé, vous n'auriez fait de tort qu'à vos
jambes.

--Mais, monsieur, je n'ai fait de tort à personne.

--C'est ce que le juge d'instruction verra; en attendant, dépêchons.

--Un juge d'instruction! vous m'arrêtez donc comme une voleuse?

--Ou complice, dit l'homme; c'est la même chose.

--Moi! cria-t-elle en enfonçant ses deux mains dans ses cheveux en
désordre; et vous avez pu croire que vous m'emmèneriez vivante?

Elle s'élança dans la seconde pièce, où sans doute elle voulait prendre
un couteau; mais on s'empara d'elle avant qu'elle n'eût ouvert un meuble.

--Voyez-vous, mademoiselle Céleste, cette scène me fit un mal affreux.
Ses cheveux étaient épars; elle était presque nue, car elle avait cessé
de s'habiller. On la tenait le plus doucement possible. Elle se jetait à
terre, frappait sa tête; je la crus folle! Voyant son désespoir, ils
commencèrent à la traiter plus doucement.

--Allons, mon enfant, ne vous mettez pas dans cet état; on ne vous fera
peut-être rien. Si vous n'êtes pas coupable, vous sortirez de suite.
Allons, allons, pas de bruit; personne ne le saura. Vous vivez
malheureusement avec des gens que vous ne connaissez pas assez, qui
peuvent vous tromper sur leurs ressources, sur leurs moyens d'existence.

Et les trois hommes l'enlevèrent de terre pour la placer dans un
fauteuil.

Elle avait les yeux fixes et paraissait ne pas entendre. Elle se leva,
comme si elle avait pris une résolution, puis elle s'habilla,
silencieuse, l'œil sec. On ne perdait pas un de ses mouvements. Elle me
demanda si monsieur était venu.

--Non, lui dis-je, je ne l'ai pas vu.

--Tout m'abandonne! Allons, je suis prête. Ah! misérable que je suis!
voilà où cette vie devait me conduire! Je voudrais que toutes celles qui
marchent sur mes traces pussent me voir en ce moment.

On avait fait avancer un fiacre. Ces messieurs lui prirent chacun un bras
et se placèrent près d'elle dans la voiture. Je la vis jeter sa tête en
arrière; la voiture partit.

La brave femme n'en savait pas davantage. Les informations qu'elle
pouvait me donner s'arrêtaient là.

Je n'en revenais pas de ce que j'apprenais; je n'eus pas, du reste, un
instant de doute sur l'innocence de Lise: je la savais incapable d'un
acte d'improbité.

Je fis quelques démarches pour avoir de ses nouvelles; mais je dus être
prudente, car j'étais moi-même sous une surveillance qui me désespérait,
et mon intervention dans une affaire de cette nature aurait pu me coûter
bien cher. Lise était au secret, rien ne pouvait lui parvenir.

Je fus vingt fois chez elle.

Je ne pouvais me remettre du coup que son arrestation m'avait porté;
c'était la semaine aux mauvaises nouvelles.

Au moment où j'étais le plus triste, j'appris un nouveau malheur, qui
m'impressionna d'autant plus vivement qu'il me faisait faire sur ma
propre situation un cruel retour.

J'avais eu occasion de voir, chez Adolphe, un jeune homme qui avait une
maîtresse charmante. Elle s'appelait Angéline; sa figure était fine,
spirituelle au possible. Elle avait été inscrite très-jeune; elle avait
compris dans quelle affreuse position elle s'était mise. Aussi, sans être
devenue une vertu bien farouche, vivait-elle très-modestement avec son
amant, qui ignorait sa position.

Je rencontrai ce jeune homme, un jour que je venais de faire chez Lise
une nouvelle démarche qui ne m'avait pas plus servi que mes premières
tentatives pour avoir de ses nouvelles.

--Ah! ma chère Céleste, me dit-il en m'arrêtant par le bras, vous me
voyez désolé. Nous avons fait une partie de bal masqué, il y a trois
jours; nous étions une douzaine: nous avions fait un bon souper avant
d'entrer à l'Opéra. Angéline avait un costume charmant. Vous savez comme
elle danse bien; on la regardait, on l'excitait à faire plus. Elle s'est
un peu trop émancipée; un sergent de ville lui dit qu'il allait la mettre
dehors. Je descendais du foyer en ce moment. Mon ami, avec qui elle
dansait, répondit: ce fut une querelle, on les emmena au poste. Nous
étions gris; nous avons voulu employer la violence; on garda la pauvre
fille. Quand elle eut repris son sang-froid, on lui dit qu'elle allait
être conduite à la Préfecture de police. Elle ne se plaignit pas; elle
demanda seulement la permission de monter chez elle, disant qu'elle ne
pouvait se présenter en débardeur chez un magistrat. On l'accompagna en
fiacre. Elle pria les agents d'attendre cinq minutes, afin qu'elle eût
le temps d'écrire un mot à sa mère et à moi. Ces messieurs
s'impatientaient, ils frappèrent. «Entrez!» dit-elle. En ouvrant la
porte, ils la virent disparaître par la fenêtre, puis ils entendirent un
corps tomber sur le pavé. Ils trouvèrent deux lettres; on me remit
celle-ci. Et il la lut en pleurant:

«Mon pauvre ami, je vais faire un saut bien pénible à mon âge: je n'ai
pas vingt ans. Ce n'est pas la vie que je regrette, c'est toi; ce n'est
pas de la mort que j'ai peur, c'est de me défigurer sans me tuer: tu ne
m'aimerais plus. Fais-moi enterrer; si ma tête n'est pas mutilée,
embrasse-moi. Je suis fille inscrite; depuis deux ans que je suis avec
toi, je te l'ai caché: j'avais si peur de te déplaire! Je me suis
soustraite au règlement; j'ai été prise hier; j'aurai payé tout à la
fois. J'aime mieux rendre mon corps à la terre que d'aller quelques mois
à Saint-Lazare. Tu me plaindras; tu m'aurais méprisée. Ne me regrette pas
plus que je ne vaux, mais ne m'oublie pas trop vite. Adieu!»

--Et elle s'est tuée! dis-je, émue jusqu'au cœr.

--Non; elle s'est cassé les deux jambes; elle sera estropiée toute sa
vie. Mais j'en aurai soin; je ne la quitterai jamais.

J'avais envie de l'embrasser; je lui donnai une bonne poignée de main en
lui disant:

--Vous êtes un brave garçon, embrassez-la pour moi.

Il me quitta. Je regardais autour de moi tout effrayée, car j'étais dans
la même position qu'elle.

Je trouvais Angéline heureuse, plus heureuse que moi. Après un pareil
malheur, il était impossible qu'elle n'obtînt pas d'être rayée, tandis
que moi, je n'avais pas l'espérance d'atteindre de bien longtemps ce but
de tous mes désirs, car ma maudite célébrité devait redoubler les
obstacles.

Je n'avais pu me résigner à retourner à la Préfecture, avec ces femmes
qui sont tenues de s'y présenter toutes les quinzaines, sous peine d'être
punies.

J'étais en contravention: on aurait eu le droit de m'arrêter partout où
l'on m'aurait trouvée. J'étais dans cette position de ne marcher qu'en
tremblant. Je ne passais jamais sur les boulevards; le quartier
Montmartre étant rempli de femmes, la surveillance y était plus active
qu'ailleurs.

Chaque fois qu'un homme me regardait, je croyais voir un inspecteur; je
courais de toutes mes forces, mon cœur battait. Cette vie, toujours
dominée par le sentiment de la peur, était atroce; je n'osais sortir à
pied la nuit.

Un soir, on me vola ma montre. J'y tenais beaucoup; du jour où je l'avais
eue, je me croyais en possession des richesses du Pérou: eh bien! dans la
crainte d'être obligée de dire mon nom, je n'osai faire ma déclaration.

En entrant à Beaumarchais, je m'étais crue sauvée. Je m'imaginais que
j'allais avoir un état, gagner de l'argent: c'était encore une illusion.

On m'avait reçue à bras ouverts; on me faisait jouer et danser tous les
soirs, mais... on ne me donnait pas d'appointements.

Je demandai si cela irait ainsi longtemps? On me répondit que non, que le
théâtre allait fermer.

Ce fut pour moi comme un véritable coup de foudre. La misère, à laquelle
je me flattais d'avoir échappé, allait revenir, plus menaçante, frapper à
ma porte.

Un hasard me tira de ce mauvais pas.

Un jour où je me sentais encore plus triste qu'à l'ordinaire, le
désœuvrement conduisit mes pas chez une marchande à la toilette de ma
connaissance, qui demeurait faubourg du Temple, no 16.

Le malheur rend communicatif; je lui racontai mes peines.

Il y avait chez elle un homme âgé, les cheveux gris, l'œil enfoncé, le
nez courbé, des lunettes d'argent, des diamants plein les doigts, grand,
maigre, mais bien droit et l'air vigoureux. C'était le propriétaire de la
maison.

Ce monsieur paraissait m'écouter avec intérêt, et me regardait surtout
avec une attention dont je me demandais la cause, sans la deviner.

--Je crois, mademoiselle, me dit-il, après m'avoir bien considérée, que
je suis à même de vous offrir un emploi plus avantageux que celui que
vous allez perdre à Beaumarchais; je cherche des écuyères pour
l'Hippodrome. Il nous faut des femmes jeunes et élégantes.

--Oh! me dit Mme Alphonse, voilà votre affaire. Vous avez de l'adresse et
du courage, vous apprendrez bien vite à monter à cheval. On va ouvrir un
hippodrome magnifique, barrière de l'Étoile; vous serez bien payée.

Je demandai combien je gagnerais.

--Cela dépendra de vos dispositions et de ce que vous saurez faire. Dès à
présent, je puis vous donner cent francs par mois, et je vous montrerai
moi-même.

--Ma foi! dis-je, c'est bien tentant; et vous me ferez un engagement?

--Tout de suite, si vous voulez.

--Je préférerais le théâtre; mais gagner cent francs par mois! cela vaut
la peine d'y songer... D'ailleurs, je vous préviens que je mettrai tant
d'ardeur que vous serez forcé de m'augmenter l'année prochaine. Eh bien!
j'ai réfléchi: c'est fait. A quand ma première leçon?

--La semaine prochaine, si vous voulez. Dès demain, je vous présenterai à
mon fils.

Il sortit, en ayant soin de prendre mon adresse.

Quand il fut parti, Mme Alphonse me dit:

--Vous avez joliment bien fait de saisir la balle au bond; vous y
gagnerez toujours une chose, c'est d'apprendre à monter à cheval avec le
premier maître d'équitation de Paris. C'est un homme bien remarquable que
M. Laurent Franconi; personne ne le remplacera: il vous fera faire en un
mois ce qu'un autre ne vous ferait pas faire en un an.

Tout fut arrangé et signé le lendemain. Ma pièce finissait à
Beaumarchais; je quittai le théâtre.

On dit qu'un malheur n'arrive jamais seul; je crois qu'il en est de même
des bonheurs de la vie.

Je me sentais toute joyeuse; je courus chez Lise avec un heureux
pressentiment. Il ne me trompait pas; elle était revenue: on l'avait mise
en liberté la veille au soir. Elle était si honteuse qu'elle ne voulait
voir personne. Je pensai que cette consigne n'était pas pour moi; je
montai au deuxième: elle était dans une toute petite chambre sur la cour.

La clef était sur la porte, j'entrai sans frapper. Je la trouvai étendue
sur une petite couchette en bois peint, ses bras le long de son corps, la
figure tirée, les yeux bordés d'un cercle noir. Elle râlait plutôt
qu'elle ne respirait. Je lui pris la main; cette main était froide.

--Lise! lui dis-je doucement.

Elle ouvrit les yeux et me regarda sans me voir, car elle me demanda:

--Qui est là?

--C'est moi; pardon de t'avoir réveillée; mais ton sommeil paraissait
pénible.

--Ah! ma chère Céleste, je sais que tu es venue bien des fois; j'aurais
dû aller chez toi, je n'en ai pas eu le courage: je suis brisée. Tu n'as
pas pensé que j'avais volé, n'est-ce pas? me dit-elle avec des yeux
égarés et en me secouant le bras.

--Non, puisque je suis là. Mais conte-moi ce qui s'est passé, car c'est
un rêve.

--Oh! me dit-elle, un mauvais rêve. Tu sais comme je fus emmenée. On
visita mes papiers, et on ne trouva rien qui pût faire croire que je
fusse complice de ces hommes. Depuis quelque temps, on se plaignait que
des envois d'argent faits par la poste n'arrivaient pas; on faisait des
réclamations, des recherches: impossible de découvrir les coupables. Il y
a un mois environ, un jeune homme se présenta pour toucher un mandat dans
un bureau de poste. Il y avait là un monsieur qui, attendant de l'argent,
venait faire une réclamation. Ce monsieur entendit prononcer son nom, et
fut tout surpris de voir le jeune homme signer pour lui et tenir dans sa
main la lettre d'avis que lui s'étonnait de n'avoir pas reçue. On fit
arrêter ce jeune homme, on le fouilla; il avait plusieurs lettres
chargées décachetées, portant différentes adresses. D'abord, il ne voulut
pas répondre, dire qui il était, mais il finit par tout avouer: c'était
une association. Ils étaient sept ou huit. Ils avaient un employé à la
poste; chaque fois qu'une lettre était chargée, cet employé la volait, et
alors les associés allaient faire les recouvrements. Sans compter ces
vols, qui étaient très-importants, ils faisaient un tort considérable au
commerce, car, lorsque les lettres contenaient des valeurs qu'ils ne
pouvaient pas toucher, ils les brûlaient.

Tu as deviné quel était l'employé de la poste; tu comprends quel soupçon
ont eu les juges. On a cru que j'étais complice! Une adresse, une lettre
oubliée chez moi, dont je n'aurais pas eu connaissance, et j'étais
perdue!

Il m'a défendue, il paraît, tant qu'il a pu. Le magistrat qui m'a
interrogée me disait toujours:

--Mais enfin, c'est pour vous qu'il l'a fait.

Je lui répondais:

--Cela est possible, et j'en suis assez malheureuse; mais je ne me
doutais de rien.

On est fort, va, quand on a pour soi l'innocence et la vérité.

On a rapproché des dates, et l'on a vu que longtemps avant de me
connaître il faisait déjà les mêmes soustractions. C'est une affaire bien
lamentable. Son père est un des personnages les plus importants de
Toulouse, et le premier parmi les plus honorables. On a reconnu mon
innocence et l'on m'a renvoyée! mais je n'en suis pas moins perdue.

Que vais-je devenir? Je n'oserai plus me montrer!

--Il ne faut pas ainsi se décourager; tu n'es pas coupable. Reste chez
toi quelque temps, ne te montre pas; cela s'oubliera.

Elle hocha la tête d'un air d'incrédulité.

--Et toi, me dit-elle, que fais-tu?

--J'ai quitté le théâtre, j'entre à l'Hippodrome.

--Ah! j'aimerais bien monter à cheval.

--Eh bien! veux-tu entrer à l'Hippodrome avec moi? Rien n'est plus
facile; j'en parlerai à M. Franconi.

Elle sourit tristement.

--Non, non, ne parle pas de moi.

On frappa à la porte. Elle se cacha dans les rideaux et me dit:

--Je ne veux voir personne.

J'ouvris. C'était un grand jeune homme blond; il n'avait pas de barbe.
Sans être joli garçon, sa figure était agréable.

--Peut-on voir Lise? me demanda-t-il presque bas.

--Oh! c'est toi, Camille; entre, dit Lise, avant que j'aie eu le temps de
répondre. Et elle l'embrassa bruyamment sur les joues. Camille, _c'est_
personne, me dit Lise en riant.

--Non, dit le jeune homme, je ne suis rien et je le regrette, car tu ne
serais pas là.

--Nous verrons cela plus tard, dit Lise en lui serrant la main.

--J'ai eu bien peur, lui dit-il. Enfin, tu es libre; je pars, mon tuteur
m'attend; je reviendrai bientôt. Et je l'entendis sauter l'escalier
quatre à quatre, comme un écolier.

--Quel est donc ce jeune homme? demandai-je à Lise.

--C'est presque un enfant, car il a dix-neuf ans d'âge, douze ans de
raison; il en convient lui-même. Depuis quatre mois, il me répète tous
les jours: «Vois-tu, Lise, je ne t'aime pas comme tout le monde. Si je
voulais, peut-être qu'en te priant bien je pourrais t'avoir; eh bien! je
ne veux pas, je ne serai que ton ami; je souffrirais trop de te partager.
A ma majorité, j'aurai une grande fortune; alors tu seras à moi tout
entière, je t'emmènerai bien loin, je te rendrai si heureuse que tu ne
regretteras pas ta vie passée!»

--Mais, est-il vrai qu'il aura de la fortune? Prends bien garde
maintenant aux aventuriers: cela ne me paraît pas clair.

--Oh! il n'y a pas de danger; c'est le fils d'un commerçant immensément
riche. Son père, en mourant, l'a confié aux soins d'un tuteur, qui ne lui
rendra ses comptes qu'à vingt-un ans.

--Eh bien! te voilà sûre de l'avenir. Je voudrais bien en dire autant.

--Est-ce que tu crois cela? me dit-elle en se levant. Il m'aura oubliée
depuis longtemps, ou bien je serai morte.

Elle se frappa la poitrine, toussa et me dit:

--Entends-tu? je sens le sapin.

--Allons! tu es folle avec tes idées; tu vivras plus longtemps que moi,
et, dans ma famille, on va à cent ans. Je te quitte; je viendrai te voir
dans le courant de la semaine.

Je partis bien joyeuse.

Lise était libre! et j'avais douze cents francs d'appointements!



XIII

L'HIPPODROME.


Ce n'était pas tout d'avoir le titre d'écuyère: il fallait apprendre mon
métier. L'équitation et les fantaisies équestres ne s'improvisent pas
plus qu'autre chose.

Je travaillais avec une ardeur extrême. Je prenais jusqu'à deux et trois
leçons par jour, toutes accompagnées d'une heure de trot à la française.
Dans le commencement, je fus très-fatiguée; je crachais le sang, mais
cela ne m'arrêtait pas.

J'étais obligée de négliger beaucoup mes amis. Brididi fut celui qui en
souffrit le plus, car il m'avait prise en grande affection.

Lorsque je l'avais vu se monter un peu trop la tête pour moi, après nos
communs triomphes à Mabille, j'avais pensé que le meilleur moyen de le
guérir était de lui faire confidence des sentiments que j'éprouvais pour
un autre. Ce moyen n'était peut-être pas bien bon: d'abord, M. Brididi ne
se découragea pas aussi complétement que j'aurais pensé qu'il le ferait,
et puis, comme je l'avais mis au courant des affaires de mon cœur, il
profita assez adroitement de ma rupture avec Adolphe.

Au moment de mon entrée à l'Hippodrome, il me faisait encore une cour
très-vive.

On venait de faire une chanson sur Pomaré. On l'attribuait à un homme de
beaucoup d'esprit.[1] C'était sur l'air de la valse de Rosita:

O Pomaré, ma jeune et folle reine, Garde longtemps la verve qui
t'entraîne, Sois du cancan toujours la souveraine Et que Chicard pâlisse
à ton regard! Paré de fleurs, ton trône, chez Mabille, A pour soutien
tous nos joyeux viveurs. Mieux vaut cent fois régner là que sur l'île Où
vont cesser de briller nos couleurs:

et cinquante autres vers que j'ai oubliés.

  [1] Romieux.

J'avais mes poëtes. Brididi m'envoya une épître en vers.
Malheureusement, il dansait mieux qu'il ne chantait. En me rappelant ces
vers, je m'aperçois qu'ils sont trop en désaccord avec la mesure pour que
j'ose les reproduire ici.

Dans ces vers, M. Brididi parlait comme parlent tous les amoureux. Il me
reprochait de ne pas l'aimer autant qu'il m'aimait, et finissait par un
trait qui, je l'avoue, me parut alors charmant. Il me disait que j'étais
pour lui ce qu'était Lise à Béranger.

Mon service à l'Hippodrome m'éloigna du monde où je l'avais rencontré. Je
fis comme Lise, je fus infidèle à l'amitié; mais je lui ai toujours gardé
un bon souvenir.

Enfin le grand jour arriva; mon professeur était content de moi. Je
devais, le jour d'ouverture, paraître dans trois exercices.

Le premier était une promenade au pas, qu'on appelait la _marche_; le
second, une course de vitesse; le troisième, une chasse au cerf.

Ceux qui ont assisté à l'ouverture de l'Hippodrome pourront encore se
souvenir que ce fut là la partie comique de la représentation.

J'entrai dans l'arène première d'une colonne de quatre chevaux. J'avais
un costume à la juive, comme toutes les écuyères. J'entendais circuler
mon nom:

--Où est Mogador?

--Oh! voilà Mogador!

Je crus qu'on allait me siffler ou me dire des choses désagréables, car
chacun faisait ses réflexions tout haut.

Il y avait bien huit mille personnes. On était les uns sur les autres;
c'était un coup d'œil magnifique. Tout ce qu'il y avait d'élégant à
Paris était là. Ces costumes neufs, cette salle fraîche étaient d'un
merveilleux effet.

Le soleil qui, ce jour-là, étincelait sur le clinquant, réchauffa les
cœurs, d'abord un peu froids d'émotion, et disposa bien le public qui, à
cette première sortie, applaudit à outrance.

Deux ou trois exercices entrèrent avant ma seconde apparition. J'étais à
cheval une demi-heure d'avance. Nous n'étions que cinq cette fois pour
entrer. Je tremblais à ne pouvoir tenir mon cheval:

--Mon Dieu! me disais-je, je ne puis plus me soutenir, je vais tomber!

Et je me ployais en avant, quand je sentis quelque chose me cingler le
dos, et j'entendis M. Laurent me dire:

--Est-ce que vous allez vous tenir comme cela? Redressez-vous donc, s'il
vous plaît.

Je me jetai en arrière.

--Bon! vous voilà comme un manche à balai, me dit-il; enfoncez-vous dans
votre selle; le corps droit sans raideur, les coudes au corps, la tête en
face; serrez les doigts sans dureté... bien! et n'ayez pas peur, vous
avez un bon cheval.

Il lui frappa sur le cou; puis, passant près d'un monsieur, il lui dit:

--Ah! c'est que celle-là, c'est mon élève; elle va bien, mais il n'y a
que deux mois qu'elle apprend.

Ce compliment me fit plaisir, mais ne put empêcher mon cœur de battre à
m'étouffer.

Le rideau s'ouvrit! Dans la crainte que l'on ne pût dire que j'avais
l'air effronté, je baissai les yeux à en loucher.

Arrivées au but, on nous rangea en ligne et on nous cria:

--Partez!

Mon cheval m'emporta comme le vent, la respiration me manqua; je me
couchai sur son cou, comme font les jockeys; je lui fis un appel de la
voix, il se lança plus fort... J'allais passer mes compagnes, peut-être
gagner la course! cette idée me transporta. Je jetai mon cheval sur la
corde dans un tournant... je coupai celle qui me serrait de plus près, je
la passai! Je fus si contente que, dans la crainte de voir une autre
gagner sur moi, je fermai les yeux, je rendis tout à mon cheval et je
lui appliquai l'éperon dans le flanc gauche. J'entendais dire:

--Elle a gagné!

Puis applaudir! Je serrai les genoux davantage. Je fis un tour de plus;
on m'arrêta pour me donner le bouquet: j'avais gagné!

La France était à moi... Je marchais en avant des autres; on
m'applaudissait. Mon cheval, qui avait été attaqué durement, faisait
mille gambades que je suivais avec assez de souplesse pour qu'aux bravos
se joignissent des compliments sur ma tenue à cheval. J'étais radieuse en
rentrant. Mon professeur partageait ma joie.

Une fois descendue, mes compagnes me cherchèrent querelle. Elles
prétendaient que j'avais manqué de les renverser, que l'on ne devait pas
couper.... Je crois qu'elles avaient raison, mais je les envoyai
promener.

Je regardai mon cheval; il avait une tache de sang au côté. Je lui en
demandai tous les pardons du monde... je lui montrai mon bouquet et lui
donnai des raisons que je lui fis comprendre avec force morceaux de
sucre.

J'allai m'habiller pour la chasse; j'avais un joli costume, et j'étais,
j'en conviens, assez contente de moi.

Je montais un cheval d'école qu'on appelait _Aboukir_, je le faisais
caracoler le plus que je pouvais.

On lâcha le cerf. Je prenais mon rôle au sérieux et je riais avec les
seigneurs qui étaient rangés au milieu, en attendant que les piqueurs et
valets de chiens eussent lancé et découplé les chiens.

Cette chasse eut un genre de succès auquel n'avaient certainement pas
songé les organisateurs de la fête. Quand les chiens, qu'on tenait
enfermés depuis plusieurs jours, se virent en liberté, au lieu de
s'élancer sur les traces du cerf, ils se mirent à courir de droite et de
gauche, en commettant des actes d'inconvenance dont le bas de nos robes
et les jambes de nos chevaux portèrent les traces. Le public parisien,
qui voit tout et s'amuse de tout, s'aperçut tout de suite du contre-temps
qui faisait le désespoir des piqueurs.

On riait à se tordre. Enfin, on mit le cerf à la piste, et les chiens sur
la voie.

Le cerf, fatigué, revint sur ses pas à travers les chiens. Ce fut lui qui
les courut! On applaudit plus fort que jamais.

Je sortis après la représentation, plus triomphante qu'un général
vainqueur dans une grande bataille. Je tenais mon bouquet dans mes bras
pour que tout le monde le vît bien.

Rentrée chez moi, je priai mon portier de mettre l'écriteau: je ne
pouvais demeurer si loin. Le lendemain, je trouvai un petit appartement,
faubourg Saint-Honoré, no 1, au cinquième; il y avait une chambre à deux
fenêtres sur le devant, une chambre sur le derrière et une cuisine. Je
fus assez heureuse pour sous-louer de suite le logement que je quittais
et je pus déménager. J'abandonnai ce quartier avec plaisir; il me
semblait que je respirerais plus tranquillement dans celui où j'allais.
Je m'arrangeai un petit jardin sur la gouttière, qui avançait d'un pied.

Le genre de vie que j'avais adopté me mettait forcément en contact avec
un grand nombre de femmes. Moins par goût que par nécessité, mon
existence ressemblait à un kaléidoscope. Les courtisanes sont comme le
Juif-Errant, il ne leur est pas permis de s'arrêter. J'avais cessé de
voir Denise et Marie. Elles n'avaient pas une existence plus morale que
la mienne, mais elles étaient lancées dans d'autres tourbillons. J'avais
chaque jour, non pas de nouvelles amies, mais des relations nouvelles.

Je composerais plusieurs volumes avec les portraits et les caractères des
femmes qui passèrent à côté de moi dans la vie; mais je me restreins
autant que je le puis, ne m'attachant qu'aux souvenirs qui me paraissent
présenter quelque originalité, ou qui sont nécessaires à la suite de mon
récit.

J'avais connu, au moment le plus malheureux de ma vie, une grande fille
qui n'était ni blonde ni brune, ni belle ni laide, ni bonne ni méchante;
je lui donnai un conseil que j'ai toujours pratiqué.

Je ne cherche pas, on peut m'en croire, à me tromper moi-même. Je sais
que le vice élégant est toujours le vice; mais j'ai toujours pensé que,
même en faisant le mal, il y avait avantage à rechercher la société des
hommes bien élevés. Le mieux serait d'être sage; mais quand on ne l'est
pas, il est préférable d'être la maîtresse d'un grand seigneur que d'un
parvenu, d'un homme de bon goût que d'un malotru, d'un homme d'esprit que
d'un sot. J'ai gagné à cette délicatesse, de pouvoir, malgré ma déchéance
morale, goûter les plaisirs de l'esprit, les jouissances des arts, et de
rencontrer parmi les sommités de chaque société des chances heureuses et
des amitiés durables, survivant à de trop faciles amours.

La femme à qui j'avais donné ce conseil sut le mettre à profit. Elle
rencontra dans le monde un boyard qui, lui trouvant le cou et les bras
trop longs, les lui couvrit de diamants, pour cacher cette difformité.

Elle me rencontra, et, sous prétexte que nous étions voisines, me fit
monter chez elle, et passa la journée à me montrer ses richesses avec
tant de:--Tu voudrais bien cela, hein?--Si tu avais cela!--que j'avais le
cœur tout gros, sans savoir pourquoi.

Elle avait une grande passion pour les artistes, et passait toutes ses
soirées dans les petits théâtres, se laissant tour-à-tour enflammer par
un comique, un amoureux, un traître; elle n'était généreuse que pour les
arts.

On dit qu'elle laissait tomber un diamant de son bracelet chez beaucoup
de ses préférés.

Elle m'engagea à dîner avec elle et à aller au spectacle le soir; elle me
dit qu'elle allait me prêter un châle, dans la crainte que je n'eusse
froid. Cette attention me toucha, et je me dis:

--Décidément, c'est une bonne fille!

Je fus bien vite détrompée. Elle ne pouvait aller au théâtre seule; il
lui fallait une compagne. Elle ne pouvait mettre tous ses châles à la
fois; il lui fallait un mannequin. En voici la preuve:

Elle me fit dîner dans un petit restaurant, boulevard du Temple. Il y
avait beaucoup d'acteurs; ils vinrent auprès de nous. On nous servit le
potage. Je me disposais à manger, lorsque, m'arrêtant le bras, elle me
dit, de sa voix braillarde:

--Prends garde, tu vas tacher mon châle!

Je devins pourpre. C'était uniquement pour cela qu'elle me l'avait prêté.
Je vous laisse à penser si ma reconnaissance s'envola.

Elle n'en persista pas moins à me poursuivre de ses offres d'intimité. Il
lui vint même, pour mieux colorer cette intimité aux yeux du monde dans
lequel nous vivions, l'idée la plus folle et la plus excentrique: ce fut
de me faire passer pour _sa sœur_; elle me pria de dire comme elle,
parce que cela serait un prétexte pour être plus libre: son boyard lui
permettrait plus facilement de sortir avec moi.

En réalité, elle s'accrochait à moi parce que je m'appelais Mogador.

Un surnom, comme M. Véron le fait remarquer avec beaucoup de finesse
d'observation dans les _Mémoires d'un bourgeois de Paris_, un surnom,
pour des femmes comme nous, est une fortune.

A quelques jours de là, _ma sœur_ me proposa de l'accompagner dans une
soirée d'artistes. J'étais dans la même position: je n'avais pas ce qu'il
me fallait. Elle mit généreusement toute sa garde-robe à ma disposition.
Je refusai, me rappelant de: «Prends garde de tacher mon châle.» Mais il
lui fallait un bras à tout prix.

Elle eut, cette fois, pour vaincre ma résistance, recours à un petit
stratagème auquel j'eus la bonhomie de me laisser prendre. Elle m'acheta
ce dont j'avais besoin, et me dit:

--Tiens, tout cela est à toi.

Je crus naturellement qu'elle me le donnait: une parure de fleurs de
cinquante francs, des gants longs, une voiture louée pour la nuit. Voilà
des dépenses que je ne me serais jamais permises.

Je la remerciai de sa munificence.

--Bon! bon! me disait-elle, tu me remercieras plus tard.

Quelques jours après, elle me remettait une note de cent francs. Je n'ai
jamais, je crois, fait pareille figure depuis; j'avais à peine de quoi
vivre et payer mes meubles.

Je la fis attendre; elle se fâcha et me fit des scènes devant tout le
monde.

Je lui donnai cent sous ou dix francs que j'avais dans ma poche.

Un jour, j'étais au théâtre, dans une loge où il y avait six personnes;
elle se fit ouvrir et me dit tout haut:

--Dis donc, toi, quand donc me payeras-tu?

Je n'avais rien sur moi ce jour-là. Une des personnes me demanda combien
je lui devais et acquitta ma dette.

A partir de ce moment, on le comprend, il y eut entre nous une rupture
complète.

Elle s'en allait disant partout:

--Je suis fâchée avec _ma sœur_.

Et nous restâmes longtemps brouillées, à son grand regret, car je
commençais à faire pas mal de bruit.

J'avais appris de nouveaux exercices à l'Hippodrome. Il y avait surtout
une course de haies qui faillit me coûter cher. Je montais une jolie
jument alezane d'une vigueur incroyable. Elle tremblait une heure avant
d'entrer; quand on ouvrait la barrière, elle était déjà en nage.

Un jour, elle s'était gonflée pendant qu'on la sellait; on oublia de la
visiter au départ. Une fois lancée, je me sentis tourner; je voulais
m'arrêter, mais j'étais devant une haie; elle sauta. Je tâchai de
m'élancer de côté pour ne pas être traînée sous ses pieds; je fus tomber
sur la piste, en dehors de la haie. J'allais me relever, quand je vis les
pieds des chevaux sur ma tête. Tous ceux qui arrivèrent derrière moi me
sautèrent avec la haie.

Ces quelques secondes furent pénibles pour moi et pour les spectateurs.
J'avais le pied foulé; ma jument, en se sauvant, m'avait atteinte; mais
je n'avais pas de fracture; la douleur n'était rien pour moi. Je demandai
mon cheval, et je remontai devant le public, qui m'en sut un gré infini
et me le prouva en m'applaudissant de toutes ses forces.

Ce genre de spectacle avait alors l'attrait de la nouveauté.

Il n'était bruit que de notre courage; on luttait vraiment avec une
imprudence effrayante. Les spectateurs criaient souvent:

--Assez! assez!

On ne voulait rien entendre, et c'est incroyable la chance qu'on avait.
Il y avait tous les jours des accidents où l'on aurait dû trouver la
mort, eh bien, on en était quitte pour quelques contusions. Je pouvais
avoir la tête ou les côtes cassées; je restai huit jours sur ma chaise,
et je recommençai plus enragée que jamais.

Ces périls, du reste, n'étaient pas les seuls auxquels je fusse exposée à
ce moment de ma vie.

Il y avait un danger bien autrement à redouter pour moi dans le nombre
toujours croissant de mes adorateurs.

A Paris, dès qu'une femme est en évidence, si elle n'est pas protégée par
une réputation de vertu intraitable, tout le monde se met sur les rangs.
Il y a des jeunes femmes qui, par bonté ou par bêtise, se croient
obligées de répondre à toutes les avances qu'on leur fait. Elles sont
perdues en quelques mois. L'abandon et le mépris ne tardent pas à suivre
un enivrement passager. Je n'étais ni assez bonne, ni assez bête pour me
prodiguer à ce point; j'avais, heureusement pour moi, compris de suite
que la galanterie est comme la guerre, où, pour remporter la victoire, il
est bon d'employer la tactique. J'avais, d'ailleurs, deux défauts de
caractère qui m'ont beaucoup servi pour me défendre. J'ai toujours été
capricieuse et hautaine. Personne, parmi les femmes disposées à dire
souvent oui, n'éprouve plus de plaisir que moi à dire non. Aussi, les
hommes qui ont le plus obtenu de moi sont ceux qui m'ont le moins
demandé.

Plus une femme a la réputation d'être facile, plus elle a besoin de se
faire désirer. J'avais plus que toute autre besoin de réserve à cause de
mon passé.

Ceux qui voulaient obtenir mes bonnes grâces ne m'expliquaient pas
toujours eux-mêmes leurs vœux. La plupart, ainsi du reste que c'est
d'usage dans ce monde, avaient recours à des moyens détournés, et
m'envoyaient des ambassadrices.

Dans une seule semaine, je reçus je ne sais combien de femmes qui
venaient m'annoncer mes conquêtes et tâcher de négocier des traités
d'alliance. J'avais à cet égard des idées bien arrêtées. Je ne voulais à
aucun prix avoir de commerce avec ces femmes pour qui j'avais la plus
profonde aversion. Aussi redescendaient-elles furieuses mes cinq étages.
Quand elles rendaient compte de leur mission, on ne pouvait les croire,
tant, je l'avoue en rougissant, la conquête de Mogador semblait facile.

Je n'eus qu'à me féliciter du parti que j'avais pris. L'opinion changea à
mon égard. On ne cessa pas de me faire la cour, mais on y mit plus de
délicatesse, et l'on me laissa le temps de respirer et de choisir.

Ici encore, je retrouve un souvenir de _ma sœur_.

Depuis que je refusais de la voir, il lui était passé une autre idée par
la tête: c'était de me donner un amant de sa main. Un jeune baron plus ou
moins allemand, qui avait une charge à la cour de... était au nombre de
ceux dont j'avais si mal reçu les plénipotentiaires. Il raconta sa
défaite à _ma sœur_.

--Présentez-vous de ma part, lui dit-elle avec son aplomb ordinaire; vous
êtes sûr d'un excellent accueil.

Il la crut et vint chez moi, convaincu qu'il se présentait sous les
meilleurs auspices.

C'était un homme de trente à trente-cinq ans, blond, assez grand, assez
joli garçon, l'air doux et distingué.

Il tombait mal: j'avais encore les fleurs sur le cœur; mais il s'en tira
en homme d'esprit. Devinant mes véritables sentiments pour ma chère
sœur, il m'avoua qu'il ne pouvait pas la souffrir, et il m'en dit tant
de mal, que je finis par l'écouter.

--A votre tour maintenant, me dit-il.

J'avais bien aussi quelques méchancetés qui ne demandaient qu'à
s'évaporer en paroles. Notre entretien se prolongea. La médisance aidant,
le baron emporta la permission de revenir.

Il en profita plusieurs fois. Il avait beaucoup d'esprit: l'esprit est la
plus irrésistible des séductions. Il est donc possible qu'une fois encore
j'aurais cédé malgré moi à l'influence indirecte de ma sœur. Mais le
baron fut brusquement rappelé en Hollande par un ordre.

Je repris mon service à l'Hippodrome.

Les jeunes gens à la mode ou ceux qui aspiraient à le devenir avaient
leurs entrées du côté des écuries; c'est là que chacune de nous avait ses
prôneurs, ses partisans, ses enthousiastes. Il y en avait un qui
s'occupait de moi avec une persévérance acharnée. C'était un jeune homme
brun, mince, très-recherché dans sa toilette. Il me regardait
constamment avec de grands beaux yeux noirs qui, sans avoir d'esprit,
exprimaient assez bien ce qu'ils voulaient faire comprendre. Il n'avait
jamais osé me parler.

Je demandai à une de mes amies:

--Qui est donc ce jeune homme qui me suit partout et qui se trouve mal
quand je fais un faux pas?

--Ma chère, me répondit Hermance, une jolie petite Anglaise qui avait une
perruque, c'est le fils d'un pharmacien.

--Ah! lui dis-je, c'est dommage; il est gentil.

--Si tu ne l'aides pas un peu, me dit une autre, il n'osera jamais te
parler. Il est très-riche; son père est un grand fabricant de
locomotives.

--Bon! tout-à-l'heure c'était un pharmacien... Il faudrait vous entendre.

Je montai à cheval et j'entrai dans l'arène.

Il me sembla que ma selle n'était pas solide; je m'arrêtai devant la
grande loge. Pendant qu'on sanglait mon cheval, j'entendis un bruit
confus de compliments toujours agréables pour l'oreille d'une femme.
J'oubliai ma chute de la dernière fois et me promis de gagner cette
course si je pouvais. Je poussai ma jument, j'arrivai la première d'une
demi-tête de cheval. Quand je revins aux écuries, je vis mon amoureux
tout pâle; ses yeux étaient si brillants, que je les crus pleins de
larmes; il vint à moi et me dit:

--Oh! que vous m'avez fait peur! Je me suis figuré vous voir tomber dix
fois.

J'eus la malheureuse idée de lui répondre qu'il était beaucoup trop bon.

A partir de ce moment, il me fut impossible de m'en défaire; la glace
était rompue. Il me suivit jusqu'à la porte de ma loge; je la lui fermai
au nez.

Il vint me voir le lendemain, sans que je le lui eusse permis; il finit
par ne plus bouger de chez moi. Il était bête à manger du foin, mais si
bon garçon, si obligeant, surtout si amoureux, que j'étais souvent tentée
d'être indulgente, malgré ma répugnance pour les gens stupides.

Il se nommait Léon. On comprend, sans que je m'en explique, la
délicatesse qui m'empêche d'ajouter les noms de famille aux prénoms. Il y
a des secrets que tout le monde ne doit pas savoir. Permis aux curieux de
chercher, aux habiles de deviner.

J'étais devenue bonne écuyère.

Je fis une demande au préfet pour obtenir ma liberté. On me fit venir, me
disant qu'il n'y avait pas assez longtemps; que si l'Hippodrome fermait,
je n'avais aucun moyen d'existence. Je rentrai chez moi tout en larmes
et toute découragée. Il vint encore des femmes m'apporter des
propositions plus brillantes que celles que j'avais reçues d'abord. Je
crus ces femmes envoyées de la police, et les reçus plus mal que les
premières.

J'étais allée un soir au Ranelagh avec une de mes camarades de
l'Hippodrome qui se nommait Angèle; nous causions assises dans un coin de
la salle. Une marchande de fleurs vint m'apporter des roses magnifiques.

--De la part de ces messieurs, dit-elle, en me montrant deux hommes assis
à quelques pas de nous, tous deux petits; l'un blond, insignifiant de
figure: il aurait eu l'air commun s'il n'avait eu un petit pied long
comme ma main. L'autre était joli garçon, plus jeune et effronté comme un
page.

J'avais envie, pour les faire enrager, de refuser les fleurs.

--Es-tu folle! me dit Angèle: gardons-les. Tu ne vois donc pas comme
elles sont belles!

Je ne répondis rien. Je laissai les fleurs sur une chaise devant moi,
sans regarder ceux qui me les avaient envoyées.

Ils s'approchèrent de nous. Le plus jeune des deux prit la parole, et
s'adressant à moi:

--Ah! vous aimez les fleurs! je suis fâché de vous en offrir d'aussi
laides; si vous le permettez, je vous en enverrai d'autres.

Je répondis par un petit signe de tête et par une petite moue qui voulait
dire: «Je vous remercie des premières, mais je ne recevrai pas les
secondes.»

--Je vois, mademoiselle, que vous n'aimez pas causer; c'est quelquefois
une preuve d'esprit.

Et il se rapprocha de moi, si près qu'il mit sa chaise sur ma robe; je le
lui fis remarquer en le priant de s'éloigner.

--Non, me répondit-il, je l'ai déjà abîmée, je vous en enverrai une
autre.

Son ami, qui était resté debout, lui dit quelques mots en langue
étrangère; il lui répondit dans la même langue, et se retournant vers
moi:

--Le duc a raison, je n'ai pas le droit de vous faire la cour. Le duc et
moi, nous vous avons vue monter à cheval; nous sommes devenus amoureux
tous les deux; nous avons joué à pile ou face. D'après nos conventions,
le gagnant seul devait avoir le droit de se mettre sur les rangs pour
obtenir vos bonnes grâces. J'ai perdu; le duc vous a envoyé une de ses
amies que vous avez mise à la porte. Croyant qu'il avait renoncé à toute
espérance, j'ai fait comme lui; je n'ai pas été mieux reçu.

--Et cela vous a étonné?

--Oui, nous avions parié cinquante louis.

Il me dit cela d'un air si impertinent que je le pris en grippe, et que
je songeai tout de suite à me venger.

--Assurément, monsieur, lui dis-je, il n'y a pas de distraction plus
innocente que celle-là. Pour que l'enjeu eût un intérêt pour vous, il
aurait fallu vous assurer de mon consentement, et c'est une condition qui
aurait toujours manqué à votre pari. Je vous avouerai même que, si
j'avais été obligée de faire un choix, je crois que j'aurais été de
l'avis du sort.

Je ne réfléchissais pas que, pour lui dire une chose désagréable, je
faisais une véritable déclaration à son ami.

Ce dernier s'en aperçut et parut m'en savoir beaucoup de gré. Poli, mais
grave et taciturne, il formait en tous points avec l'autre un contraste
complet. Peut-être était-il arrêté par la difficulté du langage, car il
parlait le français avec un accent méridional prononcé; mais j'avais la
tête montée, et pour faire enrager son ami, je fis seule les frais de la
conversation.

Le duc me demanda la permission de venir me voir; je la lui accordai en
appuyant bien haut sur un: «Vous me ferez grand plaisir,» qui fut à son
adresse, car l'autre petit monsieur quitta la place en disant:

«Voilà ce que c'est que d'être duc et d'avoir trois cent mille francs de
rente.»

Son dépit le servait mal: cette énumération des avantages de son rival
n'était guère propre à m'inspirer de l'aversion pour ma nouvelle
conquête. Il en est du monde où je vivais, comme de l'autre, je crois: un
beau titre et beaucoup de millions n'empêchent pas de faire la cour à une
femme.

Nous restâmes seuls; le duc devint plus causeur. Ce fut lui qui continua
la conversation.

--Quel drôle de caractère a mon ami! C'est un charmant garçon; mais il
est un peu fat: il faut que tout lui cède. Il a, du reste, beaucoup de
succès auprès des femmes. Il croit, quand on me donne la préférence, que
c'est pour ma fortune; cela m'a rendu défiant, et j'ai fini par le croire
moi-même.

La provocation était directe, et quoique je n'aie jamais aimé être de
l'avis d'un homme quand il s'agissait de le trouver bien, je me résignai
d'assez bonne grâce à dire au duc qu'il avait tort de douter ainsi de
lui-même.

Il m'offrit son bras pour faire le tour du jardin. J'acceptai avec un
double plaisir; d'abord, parce que cela flattait ma vanité, et ensuite,
parce que c'était le moyen de continuer à faire enrager son ami, à qui
j'en voulais d'avoir été si brutal. J'ai toujours détesté les gens qui
prenaient avec moi des airs d'autorité.

J'éprouve, en me retraçant à moi-même les souvenirs de ma vie, un
singulier effet: je suis plus heureuse à la pensée de raconter mes
faiblesses, que je ne l'ai jamais été, dans l'entraînement de la
jeunesse, à la pensée de les commettre. Il faut que la décence et l'étude
aient entre elles de mystérieux rapports pour réveiller ainsi la
conscience endormie.

A chaque instant, je suis tentée de tricher avec l'inexorable réalité;
mais je ne cède pas à la tentation, car je comprends que mon récit
perdrait tout intérêt, s'il cessait d'être complétement sincère.

Ma liaison avec le duc me mettait dans une position tout-à-fait
nouvelle... Elle me donnait mes entrées dans le grand monde... de Bohême.

Je devins trop élégante pour ne pas avoir d'ennemies; rien ne me
manquait, pas même la jalousie de mes camarades, qui me déchiraient à
belles dents.

Le duc n'était pas brouillé avec son ami. Je le voyais donc souvent. Il
n'avait perdu ni son aplomb, ni ses espérances.

--Vous me reviendrez, me disait-il; c'est une question de temps. Le duc
ne vous gardera pas toujours.

Je lui répondais:

--Jamais!

Et je lui tins parole.

Il se consola avec Angèle.



XIV

LA ROBE JAUNE DE LISE.


Dès qu'il m'arrivait quelque chose d'heureux ou de malheureux, ma grande
ressource était d'aller voir Lise, pour partager avec elle ou mes joies
ou mes peines. Elle m'avait annoncé son projet de faire un petit voyage;
mais elle devait être revenue. Sa propriétaire, qui savait notre
intimité, me donna sa nouvelle adresse sous le sceau du secret, parce que
Lise persistait à ne vouloir voir personne. Elle demeurait aux
Champs-Élysées, no 107, au cinquième. Je frappai.

--Entrez! me dit une voix bien connue.

J'ouvris la porte, et je vis ma Lise étendue sur son lit, une bougie
allumée pour sa cigarette, un livre à la main.

--Tiens! c'est toi! Tu es gentille de venir me voir; mais si l'autre
rentre, elle va jeter de beaux cris: elle ne peut pas te souffrir.

Je regardai la chambre: c'était un petit ménage, assez convenable.

--Chez qui es-tu donc ici? Et je me levais pour m'en aller.

Elle me retint par ma robe.

--C'est vrai, tu ne sais rien... Attends donc! elle ne me mangera pas.
Figure-toi qu'après mon arrestation, je n'osais pas sortir; je ne voulais
plus rester à l'hôtel. J'étais en train de me lamenter, quand on vint me
dire qu'une demoiselle voulait me parler à toute force. Je crus qu'on me
trompait, que c'était quelque créancier; je grondai ma propriétaire, qui
redescendit rendre à l'inconnue le savon que je venais de lui donner à
elle-même.

Au bout de quelques instants, ma propriétaire remonta, et me dit:

--Cette demoiselle insiste; elle a dit que quand vous sauriez son nom,
vous la recevriez.

Si j'avais été debout, je serais tombée tout de mon long; c'était ma
sœur! Que me voulait-elle?

Immédiatement, il me vint à l'esprit que mon père était en bas, qu'il
allait m'étrangler.

Je dis à la propriétaire:

--Fermez les portes, je ne suis pas ici. Ah! mon Dieu! je suis perdue!
Dites que je ne la connais pas, qu'elle se trompe.

--Mais non, je ne me trompe pas, dit Eulalie, en passant la tête par la
porte.

Je courus derrière elle, je fermai la porte, en appuyant mon corps dessus
de toutes mes forces.

--Ah ça, qu'as-tu donc? me dit-elle en riant.

Je la regardai, et à travers ma terreur, je fus frappée de son élégance.
J'écoutais, je n'entendais rien.

--Qu'est-ce que tu me veux? Mon père est derrière toi, n'est-ce pas?
Pourquoi l'as-tu amené, mauvais cœur?

--Mon Dieu! que tu es bête! Il ne sait pas où je suis, moi! Il ne peut
donc pas me suivre ici.

--Comment, mademoiselle! votre père ne sait pas où vous êtes!... Vous
vous êtes donc sauvée!

--Oui; depuis ton départ tout allait de mal en pis. Maxime m'a emmenée;
comme il n'a pas grand'chose, je suis entrée à l'Hippodrome; je gagne un
peu d'argent, cela l'aide; je reste aux Champs-Elysées, 107; si tu veux
venir avec moi, je t'offre la moitié de ma chambre.

Le croirais-tu? cela me fit un mal atroce de voir ma sœur perdue.
J'allais lui faire de la morale, elle m'arrêta:

--Ah! me dit-elle, laisse-moi la paix. Ce n'est pas à cause de toi que je
suis partie; je serais partie tout de même: j'adore Maxime.

Je fus abasourdie; mais je n'avais pas le droit de la gronder, et
d'ailleurs c'eût été parfaitement inutile.

Tu ne peux te figurer l'embarras où je me suis trouvée pour moi-même.

J'avais dans l'hôtel une assez grosse dette, et pas d'argent pour
m'acquitter. On m'a gardé mes affaires en payement et je suis emménagée
ici avec deux chemises, des pantoufles et la robe que j'ai sur moi. J'ai
dit que je partais pour la campagne et je ne bouge pas.

Pourtant, il faut que je sorte de cette situation. Je suis à la charge de
ma sœur; elle m'a offert de venir chez elle, comme on l'offre presque
toujours, mais comme toujours, elle l'a regretté. D'abord, elle n'est pas
riche, et elle le serait que cela ne me ferait pas la position meilleure;
elle est avare. Hier, elle m'a reproché un cahier de papier à cigarettes;
nous nous sommes déjà disputées vingt fois.

Après chaque scène, je prends mes deux chemises pour faire ma malle.
Eulalie ne peut s'empêcher de rire, et je reste, en lui promettant
d'avoir de l'ordre, ce à quoi je ne peux pas m'habituer; il faut lui
rendre cette justice qu'elle a raison... Regarde cette petite chambre,
comme elle est propre: il n'y a presque rien. Eh bien! c'est gentil comme
tout; elle me suit toute la journée avec une serviette pour essuyer
jusqu'à la marque de mes pieds; aussi, tu vois, je reste couchée... Comme
cela je ne dérange rien.

Je ne pus m'empêcher de rire, car le lit, la table de nuit, la chambre
entière étaient un vrai pillage; partout des livres, du papier à
cigarettes déchiré, jeté çà et là, du tabac, de la cendre...

--Ah! mon Dieu, lui dis-je, en me levant, je me sauve... elle n'est pas
aimable tous les jours, ton Eulalie. Je l'ai vue souvent à l'Hippodrome,
sans savoir que c'était ta sœur, et j'ai déjà eu deux ou trois
bourrasques avec elle; si elle me trouve ici, elle est capable de me
faire quelque mauvais compliment.

--Non, reste, reste encore un peu; ce n'est pas l'heure à laquelle elle
rentre. Elle est chez Maxime, et puis, je sais le moyen de la mettre de
bonne humeur.

Et elle se mit à ranger autour d'elle, essuyant la table avec son unique
robe.

--Maintenant, ouvre la fenêtre pour que la fumée sorte!

--Oh! lui dis-je, tu as au moins une belle vue pour te distraire.

--Ça ne me distrait pas du tout; ça me fait mal au cœur de ne pouvoir
pas aller faire ma belle; je m'ennuie à crier.

Je revins m'asseoir près du lit, un peu embarrassée de la proposition que
je voulais lui faire, car je connaissais son caractère.

--Voyons, ma chère Lise, puisque tu t'ennuies tant ici, veux-tu en
sortir? Je te prêterai tout ce que je pourrai. Si tu veux venir chez moi,
je suis à ta disposition. Je ne suis pas ta sœur, moi, je ne te ferai
pas de scène.

--Non, me dit-elle, j'aime encore mieux une amie que de l'argent; si
j'étais ton obligée, ça nous fâcherait peut-être... pas à cause de toi,
je sais que tu ne me le reprocherais point, mais à cause de moi qui
serais humiliée. Je me connais, vois-tu; je ne vaux pas grand'chose.
Regarde, mes sourcils se joignent sur mon nez comme une paire de petites
moustaches; on dit que c'est signe de jalousie... j'ai bien peur que le
proverbe ne soit vrai. C'est plus fort que moi; je t'aime beaucoup, mais
je ne pourrais pas demeurer avec toi; ton bonheur, si tu étais plus
heureuse que moi, finirait peut-être par me faire de la peine.

Elle avait les larmes aux yeux en me disant cela; je lui pris la main, et
je lui dis:

--Tu as raison d'être franche; rien ne pourrait m'être plus pénible que
de me fâcher avec toi. Tiens! on monte... Si c'était Eulalie.

Nous ne restâmes pas longtemps dans l'incertitude. La porte s'ouvrit.
Eulalie parut fort étonnée de me trouver là; Pomaré perdit complétement
contenance; j'en fus d'autant plus surprise que j'ai connu peu de femmes
ayant l'air aussi dominateur que Pomaré! Il fallait que sa sœur eût sur
elle un grand ascendant. Je fus obligée de prendre la parole la première.

Eulalie était une fille d'une taille moyenne, boulotte, la figure
ordinaire, la physionomie très-froide; d'une autre, je dirais l'air bête;
mais elle avait infiniment d'esprit.

Quoiqu'elle n'eût guère, je crois, que dix-sept ans, elle en paraissait
vingt-cinq; elle attendait que l'une de nous deux s'expliquât.

--Vous êtes étonnée, ma chère camarade, de me trouver vous faisant une
visite, ne m'y ayant jamais engagée; mais je sortais de l'Hippodrome; en
passant, j'ai vu Lise à la fenêtre, je suis montée.

Elle me regarda sans me saluer, et dit à sa sœur:

--Je t'avais défendu d'ouvrir ma fenêtre.

Le rouge me monta au visage. Ma petite Eulalie, pensai-je, voilà une
impertinence que tu ne porteras pas en enfer.

Lise était restée tout interdite de cet air d'autorité.

J'avais heureusement un bon moyen de venger ses injures et les miennes.

Je repris de l'air du monde le plus tranquille:

--Je n'aurais pas vu Lise, que je serais montée tout de même; j'avais un
service à vous demander.

--A moi?

--Oui, je vous ai entendue plusieurs fois vous plaindre de ce que l'on ne
vous faisait pas faire de courses, de ce que l'on vous oubliait parmi les
figurantes.

Elle devint pourpre, car je touchais la corde sensible.

--Eh bien! si vous aviez une occasion de vous montrer dans quelque
steeple-chase, je suis sûre qu'on vous les laisserait continuer à la
place d'Hermance, qui monte à cheval comme une poule.

--Je le sais bien, me dit-elle; mais ils ne veulent pas me laisser
essayer.

--C'est révoltant; il est bien facile de dire aux gens: «Vous ne sauriez
pas faire cela,» quand on ne veut pas les admettre à essayer. Je vous
offre un moyen de vous passer de la bonne volonté de l'administration. Je
pars dans quelques jours; je voudrais qu'une de mes camarades fît mon
service pendant quinze jours, et voilà ce que je venais vous demander
avant de solliciter mon congé.

Elle était rayonnante; je crois même qu'elle eut envie de m'embrasser.

--Je veux bien, me dit-elle; je leur montrerai que je suis bonne à
quelque chose. Tâchez seulement qu'ils y consentent.

--Oh! j'ai un moyen de les y forcer; je ne les préviendrai pas à
l'avance. Un jour je manquerai, vous serez toute prête; ils n'auront pas
le choix: ils verront qu'ils se sont trompés sur votre compte.

--Ah! mon Dieu! dit-elle, il faut que je retourne chez Maxime, qui n'y
était pas tout-à-l'heure. Restez avec Lise, je ne vais pas être
longtemps. Si vous ne restez pas, revenez demain, nous causerons.

Lise me serra les mains; elle avait compris. Quand Eulalie fut partie,
elle me dit:

--Tu sais que j'ai eu toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire
devant elle; tu m'as dit, il y a une heure, qu'elle te faisait l'effet, à
cheval, d'une cruche pleine d'eau!...

--Ma chère, il n'y avait que ce moyen-là de te voir. On ne peut rien en
faire; si je la proposais, on me rirait au nez; et puis, il y a une autre
difficulté, c'est que je ne pars pas; mais j'espère que dans dix jours tu
ne seras plus là. Adieu, entretiens-la de ses succès; je reviendrai
demain.

Rentrée chez moi, j'écrivis un mot à l'hôtel des Princes, à un jeune
homme nommé Manby, avec qui j'avais passé la soirée plusieurs fois chez
Lise, et qui l'avait assurée, devant moi, de son amitié sans fin. Il ne
se fit pas attendre: à quatre heures il était chez moi.

--Vous êtes aimable d'être venu, mon cher ami, j'ai un service à vous
demander.

--Tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me laissiez vous embrasser.

--Vous pensez bien que je ne vous ai pas demandé pour cela.

--Je ne l'ai pas pensé, et je le regrette.

--Allons, pas de fadaises! Lise est malheureuse; elle ne veut rien de
moi, mais de vous elle acceptera tout. Il faut qu'elle sorte de chez sa
sœur, qui la traite comme un chien.

--Ma chère, me dit-il, je vous livre ma fortune. Je n'ai que dix louis
sur moi, les voilà... Si cela ne suffit pas, pourvu qu'elle me demande
par la même voie, je suis toujours prêt.

--Elle ne vous demande rien; elle ne sait même pas que je vous ai écrit.
Adieu, merci pour elle.

Le lendemain, je courus chez Lise toute joyeuse. Je me disais:

--Elle va se louer une chambre, donner cent francs à son hôtel; la voilà
sortie d'embarras.

Je lui racontai ce que j'avais fait; elle parut contente.

--Allons faire quelques emplettes, me dit-elle, j'ai beaucoup de petites
choses à acheter.

J'avais envie de lui dire: «Va doucement!»

Nous nous arrêtâmes _aux Bayadères_, sur le boulevard; je l'attendais
dans la voiture; elle revint au bout d'une heure avec un paquet.

--Ah! regarde la jolie couleur.

Et elle me montra un taffetas couleur maïs, de toute beauté.

--Qu'est-ce que c'est que ça? lui dis-je étonnée.

--Ça, c'est une robe.

--Oui, et combien te coûte-t-elle?

--Cent soixante francs.

Je la crus folle tout-à-fait. Je résolus de ne plus m'occuper d'elle; je
m'enfonçai dans la voiture.

Notre fiacre n'allait pas vite: nous l'avions pris à l'heure; nous
cheminâmes donc doucement. J'allais au faubourg Saint-Honoré, elle, aux
Champs-Élysées.

--Est-ce que tu vas me quitter fâchée, me dit Lise, parce que je me suis
acheté une robe abricot? Ç'a été plus fort que moi. Je sais bien que
j'aurais pu mieux employer mon argent; mais je veux aller au Ranelagh
jeudi; je vais avoir la robe et le mantelet pareils, un chapeau de paille
de riz; on croira que j'ai fait fortune; on viendra causer avec moi. Si
je n'avais pas quelque chose d'ébouriffant, on ne me ferait même pas
danser.

Je savais qu'elle avait raison d'un côté; mais je ne pouvais lui
pardonner cette folie, moi qui, jusqu'alors, achetais dix mètres de
calicot à douze sous pour faire des chemises, quand je me trouvais à la
tête de vingt francs.

--Allons, faisons la paix, me dit-elle en me quittant, donne-moi la main,
et promets-moi de venir me prendre jeudi à huit heures, car je ne
pourrais sortir avec ma toilette, ni le jour ni à pied.

--Ah! cela veut dire qu'il faut que j'aille te chercher en voiture. Eh
bien! on ira, mais ne t'y habitue pas.

J'entrais dans mon allée, j'allais grimper mes cinq étages, quand mon
portier frappa à son carreau. Sa loge était au fond de la cour. Il me fit
signe; je courus très-intriguée, car il me montrait un paquet.

--Oh! oh! il y a du nouveau, me fit-il, ça embaume, ça.

Et il me remit un gros bouquet de fleurs des plus rares.

--Il est venu des personnes vous demander; puis on est venu de chez le
commissaire.

Je cachai ma figure dans le bouquet comme pour le respirer, mais je ne
sentais rien. Je devais être fort pâle; je fus obligée de m'appuyer à son
établi de tailleur. Il releva ses lunettes et dit à sa femme:

--Comment a-t-il dit, l'agent?

Elle quitta son pot au feu.

C'était une bonne grosse femme, qui n'a pas maigri et que je vois souvent
à sa porte.

--Il a dit que, si demain vous n'aviez pas enlevé vos fleurs de dessus
votre croisée, vous seriez à l'amende.

Je respirai à faire le vide dans sa loge, et je grimpai mes étages comme
un oiseau; je ne voulais rien avoir à faire avec le commissaire. J'ouvris
ma fenêtre, je regardai mes pauvres fleurs qui grimpaient si vivaces.

«Chers pois de senteur, capucines et volubilis, je vous ai arrosés,
attachés avec tant de soin; faut-il que je vous détruise? Petites fleurs
du pauvre, comme je vous aime!» Je mis à côté mon beau bouquet, il me
parut affreux; je le jetai dans la chambre et j'embrassai mon réséda et
mes pensées. Je regardais comment je pourrais faire pour les déplacer
sans les arracher. Je m'étais fabriqué une caisse moi-même et j'avais
semé en pleine terre; les branches s'étaient enlacées par mes soins dans
les cordes et fils de fer; impossible de les démêler. Un coup de sonnette
me fit sauter; je me jetai sur mon jardin; j'arrachai tout comme une
furie; j'entendis les tiges crier; elles semblaient me reprocher la mort
de mes fleurs. Mais je redoublais d'efforts pour enlever les ficelles qui
me coupaient les doigts.

«Ah! on vient me demander pourquoi vous n'êtes pas en bas. Vous voyez
bien qu'il faut que je vous arrache!» Et j'enfonçais mes mains dans la
terre.

On sonna plus fort; je fus ouvrir.

C'était Léon. Le duc m'avait défendu de le recevoir; mais moins par
affection que par esprit d'indépendance je m'y étais obstinément refusée.

--Que diable faites-vous donc? voilà deux heures que je sonne!

--Pourquoi sonnez-vous?

--Tiens! quand on est arrivé à votre porte, on n'a pas envie de
redescendre cinq étages.

--Qui vous a prié de les monter? Vous m'avez fait une peur atroce.

--Si je vous dérange, je m'en vais.

Mais sans attendre ma réponse et au lieu d'aller vers la porte, il entra
jusqu'à la croisée.

--Oh! me dit-il, en ramassant mon bouquet, je comprends pourquoi vous
arrachez votre jardin; il n'est plus digne de vous. Tout ce qui vous
entoure va subir le même sort. C'est votre duc qui vous envoie cela?

Et le bouquet fut roulé de nouveau dans la chambre.

Cela me déplut. Je ramassai mon bouquet; il représentait quelqu'un chez
moi; j'ai toujours défendu les absents.

--Je vous ai dit que je voulais être libre, que je ne m'engageais à
personne. Vous dites m'aimer beaucoup: eh bien! le seul moyen de me le
prouver, le seul moyen de garder mon amitié, à défaut d'amour, c'est de
ne pas me tyranniser.

--Vous êtes méchante, Céleste. Vous m'appelez tyran, parce que je suis
jaloux. C'est pourtant la plus grande preuve que je puisse vous donner de
mon amour. Hermance m'a demandé d'aller la voir; elle serait bien
contente si je lui disais le quart de ce que je viens de vous dire.

--Eh bien! allez le lui répéter, je ne vous retiens pas.

Mes querelles avec Léon étaient des scènes en trois tableaux. Il
commençait par être impertinent, il devenait fat, et finissait par la
soumission.

Alors seulement, je m'attendrissais.

C'était le tour de la fatuité.

Il jeta sur sa personne un regard de satisfaction. Il examina son
pantalon acheté à Londres, son gilet du meilleur goût, sa redingote de la
coupe la plus irréprochable. Il avait l'air de me dire: «Peut-on être à
ce point dédaigneuse pour un homme aussi bien mis et ayant l'air aussi
comme il faut que moi?»

J'ai connu des femmes qui se laissent prendre à ces façons-là: je ne suis
pas du nombre. Les prétentions et la minauderie chez un homme m'ont
toujours révoltée. Je gardai un silence glacial. Le pauvre Léon alors ne
savait plus où il en était. Son impertinence et son orgueil tombaient à
plat.

Tout en causant, j'avais entièrement enlevé ma caisse, coupé mes cordes,
non sans peine et sans regret.

--Pourquoi vous donnez-vous tant de mal à ôter ces fleurs?

--Parce qu'on m'a fait dire de les enlever.

--Qui donc?

--Le commissaire.

Léon me regardait d'un air si triste et si contrit que je me sentis
désarmée; je lui tendis la main.

--Voyons, je vous ai fait de la peine, pardonnez-moi. Vous savez bien que
je suis brutale et colère, mais ça passe vite. C'est mon jardin qui en
est cause, et j'ai mes raisons pour ne pas être à l'amende.

--Vous n'avez pas d'argent? Que cela ne vous tourmente pas; je serais
très-heureux d'être votre banquier.

Mieux valait comprendre comme cela que pas du tout.

Je lui dis que j'allais au Ranelagh le lendemain. Il m'envoya une
voiture.

Je fus chercher Lise à l'heure convenue. Elle était superbe, et nous
fîmes deux ou trois tours avant d'aller au bal. En chemin, elle me
raconta que le petit Camille était venu la voir, qu'il était toujours le
même.

--Eh bien! tant mieux! J'ai confiance en lui, moi.

--Oui, c'est bien extraordinaire; il ne varie pas. Il me dit toujours:
«Pour rien au monde, je ne voudrais t'avoir.» J'ai tâché une fois de le
faire mentir; il s'est sauvé comme Joseph. Pauvre écolier! Il se prive de
plumes pour m'envoyer un bouquet.

--Tâche de garder cette affection-là! Je crois qu'ils sont rares ceux qui
ne vous aiment pas pour l'amour d'eux-mêmes.

--A propos, et toi, qu'est-ce que tu fais de Léon? On dit qu'il t'adore
et qu'il est gentil.

--Oui.

--Pourquoi ne sort-il pas avec toi?

--Parce que je ne veux plus. L'autre jour, à onze heures, j'allais à
l'Hippodrome, il m'offrit de me conduire; je lui fis remarquer qu'on
pouvait le rencontrer, que cela ferait mauvais effet pour sa famille. Il
prit un air dégagé et me dit qu'il ne craignait rien. Arrivés à la
hauteur de la rue de Chaillot, il me lâcha le bras, et se mit à courir
comme un voleur poursuivi. Quelques personnes me regardaient. J'attendis
plusieurs minutes. On s'arrêta et on vint me demander ce qu'il y avait.
Comme j'étais embarrassée, je me sauvai de mon côté. En rentrant chez
moi, je le trouvai à ma porte, les mains dans ses poches; il sifflait.

--Ah ça, allez-vous me dire quelle mouche vous a piqué?

--Ma chère, je voyais venir devant moi ma mère et mon grand-père.
J'aurais été joli, s'ils m'avaient vu donnant le bras à Mogador!

--Vous avez raison; mais pourquoi me l'avez-vous offert? Je ne vous l'ai
pas demandé, au contraire, et, pour que pareille chose n'arrive plus,
nous ne sortirons jamais ensemble.

Ce n'est pas faute qu'il me l'ait demandé depuis; mais je ne veux pas
prendre l'habitude de me manquer de parole à moi-même: je ne céderai pas.

Nous fîmes une entrée magnifique. Je n'avais pas une robe jaune; mais
j'étais si mince de taille que tout le monde le remarquait tout haut.
C'est un reproche que je me suis souvent adressé; car Lise se mit à se
serrer: cela lui a fait grand mal.

La soirée fut un éclat de rire. On commençait à s'habituer à nous. Les
femmes comme il faut nous regardaient sans trop de courroux. Les jeunes
lions faisaient encore leur tête et ne nous invitaient pas; ils ne
voulaient pas danser à notre quadrille et refusaient de nous faire
vis-à-vis, craignant, disaient-ils, de se donner en spectacle comme M.
Brididi. Ils se plaçaient plus loin. Mais ils étaient seuls; la foule
nous entourait et riait; ils s'ennuyèrent, cessèrent même de danser sous
prétexte que ces cris empêchaient d'entendre la mesure; ils finirent par
se disputer leur tour pour danser avec nous. Mais en voulant faire plus
que Brididi, ils ne parvenaient qu'à être ridicules.

On arrangea un grand souper; plusieurs voitures se suivirent, et nous
arrivâmes comme une noce au café Anglais, qui trembla toute la nuit de
nos rires, de nos cris et de nos chansons.

Pomaré me regardait souvent avec une sorte d'envie.

J'avais une jolie voix, le charme inséparable de la jeunesse; on me
faisait des compliments qui lui étaient pénibles. Je connaissais son
caractère, et je m'effaçais un peu par amitié, ce que je n'aurais certes
fait pour aucune autre femme.

Il y avait à ce souper un jeune homme qu'on appelait Gustave, dont
j'avais remarqué l'air de préoccupation.

--A quoi penses-tu donc? lui disaient ses camarades.

--Je pense à ce pauvre Alphonse, qui s'ennuie pendant que nous nous
amusons. Que n'est-il ici! Voilà ce qu'il faudrait pour le distraire.
C'est si triste de voir un si charmant garçon se laisser mourir. L'ennui
le tue; il est perdu.

--Qui est donc cet Alphonse? demandai-je.

--C'est un homme de talent.

--Il est malade?

--Non; mais il a le spleen.

--Oh! c'est deux fois dommage; il faut le distraire.

--Je le voudrais bien, mais il ne veut recevoir personne.

--Il faut le prendre d'assaut.

--C'est une idée... je tâcherai... Vous êtes toutes deux si gaies et si
charmantes, que si vous voulez bien entreprendre cette cure, je suis
certain que vous réussirez.

Le lendemain, nous reçûmes une invitation de M. Alphonse R..... On lui
avait fourré dans la tête de recevoir quelques amis; il donna un thé,
rien que pour nous voir; on avait tant parlé de notre entrain qu'il
s'était laissé gagner.

Nous arrivâmes avec Lise, à neuf heures du soir, rue de la Bruyère. On
nous introduisit dans un joli appartement. Je ne sais ce que j'avais ce
jour-là; j'étais horriblement triste. Cela avait gagné Lise. Nous avions
eu l'idée de mettre des robes foncées; nous devions avoir l'air de
pleureuses. Et puis, aller chez un homme qui se meurt, cela n'est pas
gai! Nous avions de vraies figures de circonstance.

Le maître de la maison était grand, mince, les joues creuses, décolorées,
la figure douce, fine, l'air distingué et d'une amabilité rare; il vint à
nous, nous remerciant d'avoir sacrifié une soirée à son ombre, nous fit
asseoir, nous offrit lui-même des fruits, des gâteaux, du thé; puis,
s'asseyant dans un fauteuil, il resta sans mouvements, sans avoir l'air
de penser.

Je me penchai à l'oreille de Lise et je lui dis:

--Je suis fâchée d'être venue; il me fait de la peine...

Son ami Gustave était auprès de lui: une mère n'aurait pas eu des soins
plus attentifs. Je voyais sur cette bonne figure passer tous les nuages
de l'inquiétude.

--Alphonse, à quoi donc pensez-vous? Vous oubliez que vous nous avez
promis d'être gai; le moment est venu de faire chanter la reine Pomaré.

L'intention était assurément très-bonne; mais il avait parlé très-haut:
Lise l'entendit, et trouvant sans doute cette façon de disposer d'elle un
peu cavalière, elle fronça les sourcils. M. Gustave vint à elle, l'air
riant et sans se douter le moins du monde de ses dispositions.

--Voulez-vous, mademoiselle, être assez aimable pour nous chanter quelque
chose?

Non, dit Lise assez sèchement; je suis beaucoup moins drôle que vous ne
croyez.

M. Alphonse R.... vint se joindre à son ami, d'une manière si gracieuse,
qu'il m'eût semblé de mauvais goût de se faire prier davantage.

--Oh! dis-je à Lise, tu ne peux plus refuser.

--C'est donc pour vous? dit-elle à Alphonse, qui approcha son fauteuil du
piano.

Elle chanta avec un entrain, une verve incroyables. Alphonse avait ouvert
les yeux et les oreilles; cela paraissait l'amuser beaucoup; Gustave fit
mille tendresses de reconnaissance à Lise, qui venait de faire rire son
cher ami.

Lise, qui était fantasque comme la lune, avait complétement oublié son
mouvement d'humeur, et ils étaient les meilleurs amis du monde.

Cette soirée avait l'avantage de me montrer un monde que je ne
connaissais pas encore; il y régnait une gaieté naturelle, qui me parut
bien préférable à la joie un peu bruyante dont j'avais jusqu'alors été
témoin. L'esprit seul peut donner de l'attrait au plaisir.

On fit de la musique. Un petit jeune homme se mit au piano: dès les
premières notes, je reconnus un maître; je le regardai avec attention. Il
était blond; il avait les cheveux crépus, les yeux bleus, les lèvres un
peu fortes, les dents blanches; il était plutôt bien que mal, quoique sa
figure manquât d'expression. Ses mains couraient sur le clavier avec une
légèreté, une agilité incroyables. Ce n'était pas de la musique, mais une
harmonie qui vous enveloppait le cœur.

Quand il eut fini de jouer, des applaudissements unanimes et bien mérités
retentirent dans le salon.

Je profitai du bruit pour demander à M. Gustave quel était ce jeune homme
qui avait tant de talent.

--Vous ne connaissez donc personne, ma chère enfant? C'est H... le
compositeur, H... le petit prodige! Je vais vous le présenter.

Sans me demander si cela me plaisait ou non, il alla le prendre par la
main et me l'amena.

Je crus remarquer que M. H... avait rougi en s'approchant de moi.

--Je sais bon gré à mon ami, me dit-il avec un petit accent allemand qui
n'avait rien de désagréable, de me conduire vers vous. Depuis le premier
jour où je vous ai vue, et il y a longtemps déjà, j'avais envie de vous
connaître. La soirée s'avançait, et j'avais peur de manquer l'occasion.

Je lui demandai avec une certaine inquiétude d'où il me connaissait.

--Mais je vous ai vue monter à cheval, et vous avez emporté mon cœur,
qui court avec vous depuis ce temps-là.

Il me salua et s'éloigna.

M. Gustave, qui était resté près de moi, me dit tout bas:

--Il a beaucoup de talent; mais il en aurait plus encore, si ses parents,
qui sont israélites, ne l'avaient pas usé, pour exploiter plus tôt ses
dispositions. A huit ans, il était d'une force remarquable: il jouait
dans les concerts; on ne parlait que de lui.

--Comment! il est juif? dis-je avec un petit sentiment de répugnance que,
tout d'abord, je ne pus réprimer.

Je sais que cela ne se discute pas, et qu'à moi moins qu'à toute autre
personne il appartient d'avoir des préventions; mais enfin, dans mon
enfance, j'avais les juifs en horreur. Voici à quoi cela tenait: il y en
avait beaucoup dans le quartier que nous habitions; ma mère avait
toujours eu à s'en plaindre. Quand je demeurais rue du Temple, il y
avait au premier une famille juive; j'allais jouer souvent avec les deux
enfants. Leur dimanche, qui est le samedi, les juifs ne doivent pas
toucher d'argent; ils me priaient de faire leur feu, leurs commissions.
La fille aînée mourut; c'était un vendredi. J'entrai le samedi, comme à
mon ordinaire; j'entendis parler, je regardai à travers la porte vitrée,
et je vis la jeune fille morte, nue comme un ver. Sa mère lui lavait la
figure, la poitrine; sa petite sœur lui lavait les pieds. Je n'ai pas
compris les pratiques de cette religion, mais cela me fit peur:
tourmenter les morts me parut affreux. Jamais depuis je n'ai voulu entrer
dans cet appartement, et j'en avais gardé un souvenir lugubre.

Le pauvre H... fit des efforts inouïs pour attirer mon attention; il
quitta le piano et vint près de moi. Ne sachant plus que me dire, il
invita tout le monde à venir passer la soirée chez lui, rue de Provence.
Tout le monde accepta. Il attendait ma réponse. Pour le taquiner, je lui
dis que je le remerciais, mais que je ne pouvais pas, que j'étais
engagée.

--Eh bien! remettons à un autre jour, dit-il si haut et si vite, que je
regrettai mon méchant refus.

--Non, je décommanderai mon dîner et j'irai chez vous.

Il me prit la main et me dit d'une voix suppliante:

--Ne manquez pas, vous me feriez tant de peine!

Ce serrement de main me donna le frisson. Je jouais de malheur; il n'y
avait qu'un enfant d'Israël dans cette réunion, et c'était justement
celui-là qui devenait amoureux de moi.

M. Alphonse voulait nous avoir dès le lendemain. Lise l'amusait beaucoup;
elle paraissait décidément avoir trouvé un philtre contre la mélancolie.
Gustave était enchanté. H... vint me reconduire avec d'autres personnes.
A ma porte, il me prit la main, la mit sur son cœur.

--Tenez, voyez comme je vous aime; mon cœur bat à me briser la poitrine,
tant il a peur de ne plus vous revoir.

Je retirai ma main en riant et je lui dis:

--Comme vous prenez feu! Allons, j'irai passer la soirée chez vous, pour
voir si cela brûle toujours.

Léon vint me voir le lendemain; il était tout pâle.

--Qu'avez-vous donc?

--Mais rien, dit-il, d'un air qui signifiait: J'ai quelque chose que
j'ai bien envie de vous dire, insistez.

--Voyons, vous savez bien que je n'aime pas les secrets. Dites-moi donc
ce qui vous est arrivé!...

--J'ai eu une querelle hier à Tortoni; je me bats demain.

--Vous! lui dis-je d'un air de doute... Et pourquoi vous battez-vous?

--Parce que... parce que... hier on parlait de vous... dans des termes
qui m'ont révolté. J'ai traité de lâche l'un de ces messieurs, qui avait
jeté sur la table un billet de cinq cents francs en disant: «Voilà la
clef de son cœur.» Je lui ai répondu qu'il en avait menti, que son
billet me servirait de bourre pour lui casser la tête.

--Mon pauvre ami, je ne veux pas que vous vous battiez, surtout pour moi.
Est-ce que j'en vaux la peine?... Il avait le droit de vous dire cela.
J'aurais dû vous avouer ce que j'avais été; je jure de ne plus le laisser
ignorer à personne. Si vous aviez été prévenu, vous n'auriez pas répondu.
Voyons, Léon, je vous en supplie, tâchez d'arranger cette affaire. S'il
vous arrivait malheur, à cause de moi, je ne me consolerais jamais.

Je fus en proie à une véritable douleur. Nous passâmes trois heures à
pleurer tous les deux. Il me dit qu'il fallait qu'il me quittât pour
arranger ses affaires et voir sa mère. Je ne voulais pas le laisser
partir, mais il était si résolu, il me paraissait si calme, que je n'osai
plus dire un mot.

--Adieu, me dit-il en m'embrassant la main, si je ne suis pas ici à huit
heures, c'est que tout sera fini pour moi. Je n'explique pas toujours
bien ma pensée, mais je vous aime plus que je ne sais le dire.

Il tira la porte, et je l'entendis courir comme le vent. Je me jetai sur
le lit en fondant en larmes.

--Malheureuse que je suis! Oh! je suis maudite! Je porterai malheur à
tous ceux qui m'aimeront. Léon! pauvre enfant! on va le tuer!

Se battre pour moi! est-ce que c'est possible? Je ne l'ai pas assez prié
de rester... Je suis une méchante femme! Je le traite souvent si mal! Il
est bon! Je suis injuste! ingrate!... Oh! s'il revient, je le rendrai si
heureux!... Je lui demanderai pardon. Que va-t-il se passer? Je ne puis
rester ici... Chaque minute est un siècle!...

Je pris mon chapeau et je descendis quatre à quatre.

Je marchais devant moi si préoccupée, que je ne m'inquiétais pas du
chemin que je suivais... J'étais si émue que le souvenir de toutes mes
anciennes affections me revenait avec une puissance irrésistible. J'allai
chez Marie; je demandai après elle. Le concierge me dit:

--Il y a bien longtemps qu'on a vendu ses meubles; je ne sais pas où elle
est.

J'étais trop triste pour trouver place à une nouvelle inquiétude. Je
rentrai chez moi espérant qu'il était revenu, que tout était arrangé. Je
redescendis vingt fois; j'ouvris ma fenêtre; je passai la nuit à
regarder, à écouter: ce fut une torture, un acte de mélodrame qui dura
douze heures.

La peur d'être cause de la mort d'un homme m'épouvantait.

Six heures du matin sonnaient. Il me prit un frisson, un tremblement.
J'avais passé la nuit; nous étions en octobre. Je crus que c'était un
pressentiment, que tout était fini. Je me promenais à grands pas. Je me
remis à la fenêtre; j'aperçus un cabriolet qui descendait du faubourg
Saint-Honoré. Sans avoir vu la figure de celui qui était dedans, je
m'élançai dans l'escalier; j'arrivai à la porte comme le cabriolet s'y
arrêtait.

C'était Léon!

Je lui sautai au cou. Il me poussa dans l'allée.

--Folle! il fait froid; vous n'avez qu'un peignoir de mousseline.

Je lui obéis; mais je le tirai à ma suite en lui disant:

--Que je suis heureuse de vous voir! Comme j'ai eu peur!

Ma porte était restée ouverte. Il entra, fut s'asseoir dans un fauteuil.

Il était en habit noir boutonné, pantalon noir, des escarpins et des bas
à jour.

Il était élégant de sa personne; il exagérait un peu les modes anglaises:
cela ne lui allait pas trop mal.

Ce jour, je trouvai que tout lui allait bien. Il était pâle, il avait
froid. Je cherchai à réchauffer ses mains dans les miennes; enfin, je lui
demandai comment tout cela s'était passé. Il me répondit:

--Bien pour tout le monde. Nous avons tiré si mal tous les deux qu'il y
avait plus de danger pour les témoins que pour nous.

--Ah! vous avez donc tiré?

--Oui.

Il me parut un grand homme... Je lui demandai le nom de son adversaire.
Il refusa de me le dire, me suppliant de ne parler de cette rencontre à
personne.

Quand je fus remise tout-à-fait de ma frayeur, je pensai de nouveau à
tout cela, et je ne pus m'empêcher de sourire, en me rappelant la
recommandation qui m'avait été faite de me taire. Il était si bavard, que
souvent nous nous querellions à cause des mensonges stupides qu'il
inventait pour parler.

Je vis plusieurs de ses amis qui me parurent ignorer complétement ce
duel; cela me surprit beaucoup.

Je tâchai de m'informer adroitement; une dispute en plein café se sait
bien vite: personne n'en avait connaissance.

Soupçonnant qu'il m'avait fait un mensonge, je me promis d'en avoir le
cœur net, car je trouvais affreux de plaisanter avec la sensibilité et
le point d'honneur.

L'Hippodrome donnait ses dernières représentations: les feuilles sèches,
qui tombaient dans l'arène, criaient sous les pieds des chevaux comme un
verglas qui se casse. Le zèle avait froid; les spectateurs avaient le nez
rouge: il était temps que cela finît.

Le jour de la dernière représentation, il se mit à pleuvoir si fort, que
le terrain argileux garda des mares d'eau à chaque bout; il y avait peu
de monde, mais quand on est en scène, il suffit d'une personne de
connaissance pour se monter, faire des efforts.

Ce jour-là, j'avais des amis; j'aperçus Pomaré; je voulais gagner. On
nous recommanda d'aller doucement, parce que le terrain était mauvais;
mais sitôt partie, je poussai mon cheval; les autres firent comme moi, et
nous voilà courant comme des étourneaux.

Au premier tour, nous entendîmes crier qu'un cheval venait de s'abattre.
Cela ne nous arrêta pas. J'étais seconde; celle qui était devant
s'appelait Coralie.

Il paraît qu'elle avait aussi ses raisons pour gagner, car elle serrait
sa corde avec une volonté bien arrêtée de la garder, et m'empêcha de
passer. Son cheval fit un faux pas, elle l'enleva; mais elle perdit une
demi-seconde que je mis à profit. Nous arrivâmes tête à tête.

On applaudit beaucoup. On fit sortir les autres et il nous fallut
recommencer un tour.

Nous repartîmes bien ensemble. Arrivées au tournant, je ne sais laquelle
accrocha l'autre, mais nos deux chevaux s'abattirent. Nous roulâmes
quelques instants dans cette boue liquide et blanche. Coralie était
tombée la tête la première; quand je la vis sur ses jambes, j'oubliai
complétement de lui demander si elle s'était blessée. Je me mis à rire,
mais à rire si fort que cela se gagna. On voyait bien qu'il n'y avait
aucun mal. On n'appelle pas mal des coups et des bosses.

Nous voulions recommencer; mais on cria:

--Assez!

On nous porta le bouquet et nous rentrâmes couvertes de boue et de
gloire.

Je dînai le soir au café Foy avec Léon et ses amis, on parla d'abord de
ma culbute, puis on se mit à plaisanter Léon. Il y a toujours une victime
dans ces sociétés, et c'est presque toujours celui qui paye.

Il me semblait que ce ridicule qu'on lui jetait déteignait sur moi; je le
défendais souvent, et comme j'avais assez de bagout pour leur tenir tête,
quand je commençais ils finissaient, parce qu'ils ramassaient toujours
quelque chose de désagréable.

Ce soir-là, les têtes étaient échauffées; on voulait être drôle aux
dépens de quelqu'un; on avisa Léon. Moi, je n'ai jamais pu discuter; je
m'emporte, et les duretés ne m'arrêtent pas.

--Ah! ça, messieurs, voilà bien des fois que nous dînons et soupons
ensemble; vous dites toujours la même chose. Si Léon ne paye pas
d'esprit, je vous ferai remarquer qu'il paye toujours la carte; s'il fait
cette dépense pour apprendre quelque chose, tâchez d'être drôles et
d'avoir chaque fois du nouveau, sans cela nous vous changerons.

On se mit à rire; mais on rit jaune.

Celui qui avait l'air le plus piqué, était un grand jeune homme blond,
mince, assez joli garçon, portant au cou, en guise de cravate, des rubans
qu'il demandait aux femmes en souvenir d'elles, mais en réalité par
économie.

Il est à toutes les premières... On le trouve souvent à la porte des
cafés en renom; il n'a jamais faim, mais il entre sous prétexte de dire
bonsoir pour qu'on l'invite, et mange comme quatre.

Il est commis de bureau; il gagne douze cents francs. Grâce à ce manége,
il vit comme s'il avait cent mille livres de rente.

Il méprise les femmes qui n'ont pas de voiture. Il est grossier avec tout
le monde. Il ne salue pas avec son chapeau, de peur de l'user; il fait un
petit signe avec la main.

Une jolie actrice, c'est-à-dire une bonne actrice du Palais-Royal,
s'était mise à l'aimer. Un soir qu'elle était chez lui, elle n'avait pas
de monnaie; elle lui demanda deux francs pour payer sa voiture. Huit
jours après, elle avait mis son argent sur sa cheminée; il reprit ses
quarante sous. Pauvreté n'est pas vice; mais orgueil et misère ne sont
pas dignes d'intérêt, et je ne le ménageais pas.

Impatientée de voir Léon ne rien répondre, je lui dis:

--Mon cher, au lieu de vous emporter pour un mauvais propos tenu sur moi
et de vous battre en duel, vous feriez bien mieux d'être homme et de vous
épargner toutes ces plaisanteries de mauvais goût.

Tout le monde se regarda. Je le vis devenir pourpre.

--Qui? lui s'est battu! dit l'un de ses amis... quand donc? où donc? avec
qui?

--Je n'en sais rien; il n'a pas voulu me le dire.

Léon était d'une pâleur livide! Je me sentis passer comme un regret
d'avoir dit cela. On lui fit des questions. Il balbutia.

Il m'avait menti, mais dans quel but? Histoire de mentir. Cela me
dégoûta.

Il devint la fable de tout le monde et partit pour la campagne. Je repris
ma liberté d'action avec une grande joie.

Le duc était en Espagne. J'allais de droite et de gauche avec Lise. Les
soirées où nous nous amusions le plus étaient toujours celles d'Alphonse
R.... Il renaissait à la santé et aux plaisirs; on nous traitait dans
cette maison en vrais enfants gâtés. Chaque jour la réunion augmentait.
Ce cercle de gens d'esprit me plaisait infiniment.

J'écoutais; mon intelligence se développait à ce contact: j'en avais bien
besoin, car j'étais tellement ignorante que souvent je m'arrêtais court
au milieu d'un mot que je n'osais finir dans la crainte de dire quelque
sottise.

Chacun m'aidait un peu, et cela avec tant de bonté que je m'en
souviendrai toujours.

Voilà pour les hommes; mais les femmes étaient impossibles et
m'irritaient au dernier point.

Une d'elles fit remarquer que Pomaré n'était pas jolie, qu'elle avait les
dents de devant gâtées; les siennes l'étaient un peu moins. Je demandai à
mon amie Hermance quelle était cette grande planche qui nous éreintait?

--Elle se nomme Lagie.

--Elle est jolie, mais elle m'ennuie, et je vais me donner le plaisir de
le lui dire.

Hermance se mit à rire.

--Attendez que je vous donne tous les renseignements:--Elle arrive de
Metz; la garnison en masse a bien perdu à son départ. Elle a trouvé que
les régiments ne changeaient pas assez souvent, et elle est venue ici.
C'est une bonne fille; seulement, elle est bête et fantasque. Un jour,
elle vous mange d'amitiés; le lendemain, elle ne vous regarde pas. Elle
ne varie jamais sur le compte des femmes: elle dit du mal de toutes.

--C'est bon à savoir. Rendez-moi un service: allez lui dire, de ma part,
que je voudrais bien faire sa connaissance.

--Pourquoi?

--Pour lui demander si elle veut la paix ou la guerre.

Hermance s'acquitta de la commission que je lui avais donnée. Je vis à
l'accueil qui lui était fait que Mlle Lagie me trouvait bien osée. Je
dressai mes batteries en conséquence.

Au bout de huit jours, je l'avais tellement raillée, persifflée, ennuyée,
qu'elle m'invita à dîner. C'était une gâcheuse qui achetait à tort et à
travers et qui menait grand train.

Un fils d'Albion lui jetait une pluie d'or; elle ne s'inquiétait pas si
le soleil se lèverait le lendemain. Rien n'était assez beau pour elle.
Ses dîners étaient somptueux; aussi avait-elle force amis. Elle
s'entourait d'un tas de pique-assiettes qui approuvaient chaque bêtise
faite ou dite par elle.

Ce jour-là, il y avait beaucoup de monde. On sonna pendant qu'on servait
le potage; elle fit signe à tous les convives de se taire; elle
craignait que ce ne fût son Anglais.

Au lieu d'obéir à son invitation, quelques loustics se mirent à chanter à
tue-tête:

       Guerre aux tyrans!
    Jamais, jamais en France,
    Jamais l'Anglais ne règnera.

L'imprudente Lagie chantait avec eux.

Nous entendîmes quelques mots sur le carré qui finissaient par _goddem!_
On rit de l'aventure toute la soirée.

Mais le lendemain, on ne savait comment faire pour payer le dîner;
l'Anglais était parti à tout jamais.

Nous tînmes notre promesse à M. H..., et nous allâmes passer la soirée
chez lui. On fit une partie de lansquenet. J'ai joué quelquefois, mais je
n'ai jamais eu de goût pour le jeu. Les femmes qui jouent me semblent
affreuses. C'est une passion qui défigure un homme souvent, une femme
toujours.

H... était assis à côté de moi et me conseillait; il était plus occupé de
moi que de mon jeu. Je devais lui en savoir gré, car jusqu'alors, après
la musique, les cartes avaient été sa grande passion.

Mes dédains ne le rebutaient pas; il mettait dans son amour une
persistance infatigable. J'avais beau lui dire:

--Voyons, H..., vous êtes un bon garçon; je ne veux pas vous faire aller;
ne m'aimez pas, ou ne m'aimez plus, parce que je ne vous le rendrai pas.
J'ai beaucoup d'amitié pour vous; mais vous êtes un juif, et je ne
pourrai jamais aimer un juif, et puis vous valez mieux que moi. Je vous
ferais de la peine à chaque instant. Vous êtes jaloux maintenant,
qu'est-ce que cela serait si vous en aviez le droit?

--Je vous jure, Céleste, me répondit-il avec un sérieux qui ne manquait
pas d'esprit, que ce n'est pas de ma faute si je suis de la race de
Jacob. Si l'on naissait à l'âge d'homme et si l'on choisissait sa
religion, je me serais fait catholique pour vous plaire.

Pendant que je le taquinais ainsi, un nouveau personnage était entré et
venait au maître de la maison pour lui donner la main. Je poussai un cri
et je baissai la tête, afin de cacher le rouge qui me venait aux joues
avec tant de force qu'il me sembla que le sang me sortait des yeux.

H... me serra la main sans comprendre; il me regardait, puis regardait le
nouveau venu.

Je levai enfin la tête, espérant m'être trompée; mais il n'en était
rien. L'homme qui était debout devant moi, me regardant avec un œil
terne, était bien celui dont j'ai parlé dans le cours de ce récit, mon
amphitryon du Rocher de Cancale.

Il allait dire où il m'avait vue; tous ses amis allaient me mépriser. Je
m'appuyai sur l'épaule de H..., comme pour lui dire: «Défendez-moi!»
mais, me redressant tout-à-coup, je regardai l'ennemi en face pour tâcher
de lire dans sa pensée.

Je ne vis rien à travers ce voile impénétrable, ce nuage qui ressemble à
la mort ou au sommeil. Il fit quelques pas, alla s'asseoir plus loin,
sans avoir l'air de me reconnaître.

Mon cœur eut un élan de reconnaissance; pourtant je ne le perdais pas de
vue. Chaque fois qu'il parlait à quelqu'un, les oreilles me tintaient; il
me semblait l'entendre.

--Vous le connaissez? me dit H...

--Non! lui dis-je si vite que, pour un jaloux, cela ressemblait à un oui.

Il se leva au bout de quelques minutes et alla causer avec son ami. Je
perdis contenance.

Un jeune homme vint prendre la place de H...; ce jeune homme me parlait,
je ne l'écoutais pas, toute mon attention était concentrée sur le petit
groupe où H... causait avec le nouveau venu. Heureusement, il parlait un
peu haut; il n'était pas question de moi. Je commençai à respirer, et je
pus répondre à mon voisin, qui me disait:

--Vous n'êtes pas gentille. Ce pauvre H... est amoureux fou de vous; vous
le faites aller; vous le rendez malheureux: ce n'est pas agir en bonne
fille.

--Ah! comme vous êtes bien tous les mêmes! A votre compte, pour être
bonne fille, il faut se donner à tous ceux qui ont envie de vous; mais,
mon cher, j'en suis à mon dixième amoureux de la soirée. Que
deviendrais-je, si j'étais obligée d'être bonne fille avec tous?

--Vous avez toujours raison. Il est vrai qu'il est difficile de vous
regarder sans être de votre avis, mais je ne suis pas convaincu. Des dix
personnes qui vous ont fait ce soir une déclaration, neuf n'y penseront
plus demain. Quant à H..., c'est autre chose; il est blessé au cœur. Il
est si bon! c'est une nature si tendre!

--Parlez-vous sérieusement?

--Très-sérieusement.

Tel est ce monde: les indifférents mêmes contribuent à favoriser le
commencement de ces liaisons. En apparence, rien de plus frivole, mais
l'expiation n'est pas loin.

Ce qui n'est pour une des personnes engagées dans ces attachements qu'un
lien passager que le caprice a formé, que l'ennui dénouera, est souvent
pour l'autre un obstacle où l'existence entière trébuche. L'heure sonne
pour tout le monde, tantôt pour l'amant, tantôt pour la maîtresse. On a
traversé ce tourbillon le sourire aux lèvres, les fleurs dans les
cheveux; on n'en sort que pour tomber, les uns dans la misère, les autres
dans le désespoir. Ceux-ci vont aux cloîtres, celles-là vont à la Morgue.

Mes amours avec H... sont un triste exemple du danger des passions. En
croyant satisfaire un caprice, j'ai peut-être changé sa vie.

L'heure était venue de se quitter; tout le monde prit ses chapeaux, ses
paletots; je restai assise.

On me regardait étonnée; Lise me dit:

--Tu ne viens pas?

--Non, je reste.

Je crus qu'H... allait perdre la tête de joie. Pour reconduire ses
invités plus vite, il les poussait dehors par les épaules.

Ne vous effarouchez pas! Je vous ai promis d'écrire la vérité, et je
tiendrai parole.

Si je rappelle les souvenirs de cette nuit, c'est que je puis le faire
sans blesser la modestie. Mais peut-être est-ce vous qui êtes en faute et
votre imagination a-t-elle déjà été trop loin? Tant pis pour vous.

J'étais appuyée sur un grand piano couvert de musique commencée. Je
regardai H... quand il rentra: il voulut m'embrasser, je l'arrêtai.

--Tenez, H..., si vous étiez raisonnable, vous viendriez m'accompagner
chez moi... Je ne suis pas méchante, mais je vous rendrai malheureux si
vous m'aimez.

--Ça m'est égal, je donnerais toute ma vie pour vous avoir à moi, ne
fût-ce qu'un jour.

Je crois qu'à ce moment, il pensait ce qu'il disait; sa main brûlait, ses
yeux brillaient.

Je lui montrai le tabouret du piano. Il s'y assit en m'embrassant la
main.

Je m'étendis dans un fauteuil à ses côtés; il jouait avec tant d'âme, il
improvisa de si jolies choses que mon cœur se fondit.

--Je suis, me disait-il, entre les deux grandes passions de ma vie.

Il devint beau. Sa musique avait une harmonie si douce; elle ressemblait
aux chants des églises; ces airs religieux, un peu de fatigue aussi,
peut-être, m'engourdissaient les sens...

Petit à petit, lui, semblait m'avoir oubliée. Je me réveillai au jour
dans le fauteuil où je m'étais endormie... Il notait sur un papier rayé
la musique qu'il avait composée pendant la nuit.

J'étendis mes bras raidis par la fatigue, et je lui demandai pardon de
l'avoir empêché de se coucher.

Il me remercia du bonheur que ma présence lui causait.

Je lui fus reconnaissante d'une affection si douce et si respectueuse. Je
lui promis de passer la soirée avec lui.

Cette douceur et cette réserve durèrent peu.

Je ne conseillerai à aucune femme d'encourager de sang-froid l'amour d'un
artiste. Au bout de quelque temps, je ne savais plus à quel saint me
vouer.

L'amour d'H... grandissait tous les jours. Il se tourmentait au point de
se rendre malade. Il me suivait partout, passait les nuits à ma porte. On
le voyait changer et on m'en faisait un reproche. Il ne voulait plus
travailler, quoi que je pusse lui dire.

--Ayez pitié de moi, me répétait-il sans cesse, ayez pitié de moi! Cela
ne sera pas long; je ne tiens plus à la vie. Dites-moi que vous me
détestez, et je me tuerai pour vous épargner un ennui. Il n'était
raisonnable que devant le monde. Seul avec moi, il me désespérait. Il
avait la peau moite; il toussait souvent: on le disait attaqué de la
poitrine. Cela me faisait peur. «Mon Dieu, me disais-je, s'il allait
mourir de chagrin!» Et je tâchais de le consoler. Mais les grands amours
sont exigeants: j'y parvenais mal.

Quand par hasard, il faisait de la musique, cette musique était
mélancolique, son piano ressemblait à un orgue d'église.

Il s'arrêtait et me disait:

--Si je n'étais pas juif, vous m'aimeriez, n'est-ce pas? Si je le savais,
je renierais mon Dieu pour l'amour de vous!

--Mon pauvre ami, vous êtes en délire, je ne veux pas le plus petit
sacrifice... avec quoi pourrais-je le reconnaître!... Je vous avais bien
dit: Ne m'aimez pas, je vous porterai malheur! Je ne me suis pas trompée:
vous devenez fou; vous ne faites plus rien. On dira que c'est ma faute...
pourtant vous savez le contraire.

--Non, on ne vous fera aucun reproche... Je sens bien que ma vie se fane;
je n'ai pas longtemps à vivre!... Laissez-moi être heureux à ma manière.

Il était si triste que je l'évitais le plus que je pouvais.

Un jour, je le vis entrer à l'église de la Madeleine; il y resta deux
heures. Il devenait de plus en plus sombre.

On me conseilla d'en finir. Il valait mieux lui faire une grosse peine
qui se guérirait que de le laisser mourir à petit feu.

Lise se chargea de lui annoncer le parti que je prenais par affection
pour lui.

Il se mit à pleurer et descendit avec elle; elle remarqua qu'il la
quittait à la porte d'une église où il entra.

A quelques jours de là, je reçus une lettre dans laquelle il me disait
que sa vie ne lui appartenait plus; qu'il mettait sa confiance en Dieu
qui le consolait de toutes ses douleurs...

Il y avait tant de grandeur, d'élévation dans cette lettre, que je
voulais le voir, lui demander pardon!...

Il refusa de me recevoir... Je crus qu'il avait une maîtresse, et je me
moquai de ma crédulité.

Le duc était revenu à Paris. Il ne ressemblait en rien à H... et ne me
fatiguait pas de son amour.

Pour lui j'étais à la mode... Il était riche: les nouveautés lui
revenaient de droit. Je demeurais si haut, il avait le pied si petit, que
pour lui complaire, je fus obligée de déménager. J'allai demeurer au
second, 5, rue de l'Arcade, douze cents francs de loyer.

Dans mon nouvel appartement, il y avait un salon, tout meublé en velours,
par parenthèse; dans ce salon, il y avait un piano. Ce piano fut cause
que je pris un maître.

C'était un nommé Pederlini, Italien, d'une patience... Je n'ai jamais été
assez riche pour le récompenser comme il l'aurait mérité...

Le duc venait me voir tous les deux ou trois jours... Il ne m'adressait
pas quatre paroles.

Je ne sais vraiment pas pourquoi il me continua ses visites. Je crois que
c'est parce que ses amis pensaient grand bien de moi, venaient me voir
souvent, et lui disaient: «Quand elle vous ennuiera; nous nous disputons
à qui vous succédera.» Par esprit de contradiction, il les faisait
attendre.

J'allais quelquefois à l'Opéra, où je m'ennuyais toujours. Mon maître de
piano me raconta qu'un de ses compatriotes allait débuter; qu'il avait
une voix magnifique; que seulement il avait beaucoup de mal parce qu'il
ne parlait pas français; qu'on lui apprenait par cœur la _Lucie_...
C'est moi qui l'accompagne. Je lui parle souvent de vous; il voudrait
bien vous connaître.

--Bah! et pourquoi cela?

--Mais parce que les Françaises ont un grand charme pour lui... et puis,
parce qu'il vous a vue à l'Hippodrome!...

--Eh bien, alors, s'il m'a vue, il doit être satisfait!...

--Oh! il paraît que non, puisqu'il voudrait que je le présentasse, sans
doute pour causer avec vous.

Je fis une fausse gamme qui m'écorcha les oreilles.

--Bon, je fais des bêtises, et, vous, vous en dites. Quelle conversation
voulez-vous que j'aie avec votre ami? Vous m'avez dit tout-à-l'heure
qu'il ne savait pas un mot de français. Est-ce que vous croyez que je
vais chanter la _Lucie_ pour me faire comprendre?

Mon professeur était timide; il ne m'en parla plus.

--Eh bien, lui dis-je après ma leçon, amenez-moi votre chanteur; vous lui
servirez d'interprète. Venez sur les midi, une heure; je suis toujours
seule.

--Voulez-vous demain? me dit-il en sautant de joie.

--Quel enfant vous faites!... Eh bien! soit, à demain...

En me réveillant, je me fis à moi-même reproche d'avoir consenti. J'étais
payée pour me défier des artistes... mais l'isolement où me laissait le
duc me pesait. Je m'ennuyais, et, quand on s'ennuie, on accepte plus
facilement l'occasion de faire de nouvelles connaissances.

Le duc avait depuis longtemps une vieille maîtresse, grosse, mal bâtie.
Je la voyais étaler ses quarante ans dans une belle calèche doublée de
velours bleu.

Elle faisait une grimace pour se donner l'air souriant; le tout recouvert
d'un voile à pois noirs, qu'elle avait le soin de ne jamais quitter.

Je me levai donc, sans trop de regret, et je m'habillai de mon mieux pour
recevoir mes deux Italiens.

Midi et le timbre de ma porte sonnèrent en même temps; j'allai ouvrir
moi-même.

Mon antichambre était obscure; je vis l'ombre d'un grand corps qui
dépassait de la tête mon pianiste.

--Pardonnez-moi de venir si tôt, me dit Pederlini, mais il n'y a point de
ma faute. Depuis que j'ai promis à B... de l'amener chez vous, il ne me
laisse pas une minute de repos... Si je l'avais écouté, nous serions
venus à huit heures.

Je leur désignai deux fauteuils dans le salon, et je m'assis en face...

Mon nouvel admirateur était un beau garçon, grand, fort; des cheveux de
jais; de grands yeux noirs, brillants, qui me fixaient avec tant
d'expression, qu'involontairement je baissai la tête sous son regard.

Il parla à Pederlini; celui-ci me transmit sa phrase.

--Il dit vous trouver plus jolie de près...

Je levai les yeux pour remercier, mais je fus obligée de les baisser
encore plus vite que la première fois...

Je me mis à jouer avec la bague que j'avais au doigt, en la faisant
tourner pour me donner une contenance, et je lui dis:

--Comment, vous ne parlez pas du tout français?

--Si, _un poco_, Céleste.

--Ah! vous savez prononcer mon nom?...

--Je crois bien, reprit Pederlini; il y a assez longtemps qu'il
l'apprend. Il sait un peu parler français, mais vous l'intimidez.

J'avais envie de répondre que c'était plutôt lui qui m'intimidait...

Il m'offrit de m'apprendre l'italien; à moins que je ne fusse assez bonne
pour lui apprendre le français...

Il me promit de bien travailler pour pouvoir causer avec moi et me dire
tout ce qu'il pensait. Je l'engageai à se dépêcher, car nous devions
avoir l'air fort bêtes...

Ils prirent congé de moi. B... me tendit la main et serra la mienne avec
tant de force, que je fus quelques instants sans pouvoir parvenir à
décoller mes doigts engourdis par la douleur.

Je ne sais si c'est une mode italienne, toujours est-il que je commençai
par la trouver brutale; puis je réfléchis qu'il fallait prendre cela pour
une marque énergique d'affection.

C'était vraiment une belle nature que ce B... avec son teint mat, ses
lèvres rouges, ses dents blanches, son air de franchise et son regard de
feu!

Quand je le comparais au duc, si blond, si froid, si tranquille, la
comparaison était tout à l'avantage de l'Italie sur l'Espagne; mais le
duc flattait ma vanité.

Quand sa belle voiture s'arrêtait à ma porte, j'étais fière de ce qui
aurait dû nous faire rougir tous les deux.

Il arriva au moment même où j'étais encore sous l'impression de la visite
que je venais de recevoir.

--Qu'avez-vous donc, ma chère? vous êtes toute préoccupée!

--Oui, lui dis-je, un peu embarrassée, car j'ai toujours eu horreur de
mentir.

--Qu'avez-vous?

--Je m'ennuie ici toute la journée, je voudrais sortir un peu.

--Que ne m'avez-vous dit cela plus tôt? me dit-il, toujours avec le même
flegme... Demain, je vous enverrai une voiture.

Je sautai de joie; je ne dormis pas de la nuit.

A quatre heures, une jolie voiture à deux chevaux s'arrêta à ma porte. Le
cocher vint me dire qu'il était à mes ordres.

Je sortis, et ne voulus rentrer que quand les promenades furent désertes.
J'étais si fatiguée que je ne pus dîner. La crainte que l'on ne me vît
pas dans le fond de la voiture me fit tenir assise au bord des coussins,
la figure au carreau, secouant la tête comme un magot en porcelaine
chinoise, tant j'avais peur qu'on ne m'accusât d'être fière.

Le lendemain, même manége; seulement j'avais avancé l'heure de ma
promenade, et je fus toute triste de trouver les Champs-Élysées déserts;
je ne voulais plus sortir de la voiture. Si le cocher ne m'avait fait
observer que ses chevaux avaient faim, je serais restée toute la nuit.

Le surlendemain, toute cette ridicule gloriole était tombée, le bon sens
m'était revenu, et je rabattais mon propre caquet en me répétant bien
haut et bien souvent à moi-même que toutes ces splendeurs étaient
passagères, et que cette voiture, dont j'avais été si fière, ne
m'appartenait pas... Un caprice me l'avait donnée... un caprice pouvait
me la reprendre.

Je fus plusieurs jours sans voir le chanteur italien, occupé de préparer
ses débuts; je n'en étais pas fâchée.

Le langage des œillades et la conversation par interprète n'auraient pas
été longtemps sans me fatiguer. Décidément, il valait mieux pour lui
qu'il eût le temps de faire des progrès dans la langue française.

Il en est de la Bohême comme des autres pays situés sur la carte du
monde: il n'est pas toujours prudent d'y rendre des services.

Je fis de cette vérité, à propos précisément du duc et de B..., une
épreuve assez cruelle.

Un jour que je me promenais sur le boulevard du Temple, je vis passer une
fille que j'avais connue au théâtre Beaumarchais. Je tirai le cordon de
la voiture, et je l'appelai. Comme elle n'avait rien à faire ce jour-là,
je l'emmenai dîner.

C'était une fille d'une vingtaine d'années, grande, pas mal faite, jolie,
le teint très-coloré; je la savais peu spirituelle, mais je la croyais
bonne.

--Eh bien, ma pauvre Joséphine, lui dis-je, quand elle fut assise à côté
de moi, qu'as-tu fait depuis que je ne t'ai vue? Es-tu heureuse?

--Non, je pourrais l'être si je voulais, mais je ne le suis pas par
bêtise. J'ai une passion qui me mange tout. Ça a commencé par mes robes
et a fini par mes meubles. Aujourd'hui, je n'ai plus rien; il ne veut
plus me voir; il me dit que je le dégoûte avec mes grands pieds et mes
grosses mains.

Le fait est que, sous ce rapport, la nature avait été un peu trop
libérale envers elle.

--Ah ça! de qui diable es-tu donc si entichée?

--D'un acteur! Je me suis faite figurante aux Délassements, par amour.

--Eh bien! il faut quitter les Délassements, par raison. Veux-tu entrer à
l'Hippodrome, je parlerai pour toi?... Veux-tu rester avec moi? je
t'aiderai à oublier ton amour. C'est une stupidité d'aimer un pareil
homme!

Nous avions dîné; je l'habillai des pieds à la tête, et je l'emmenai à
l'Opéra, voir _Robert-le-Diable_.

Je la présentai au duc et à ses amis, qui nous conduisirent prendre des
glaces au café Anglais.

Joséphine paraissait trouver ce genre de vie fort agréable. Elle
s'accrochait à moi et me faisait les plus belles protestations d'amitié.

On afficha les débuts de B...

Je dînais dehors ce jour-là; j'arrivai tard au théâtre. Le bruit de la
loge en s'ouvrant fit lever la tête à mon ténor, qui avait à dire dans un
passage de la _Lucie_: «Céleste Providence!»

Je le vois encore. Il ouvrit les bras, regarda de mon côté et resta court
sur le mot «Céleste.» Cela dura deux ou trois secondes; peu de personnes
s'en aperçurent.

Pederlini vint, dans l'entr'acte, me dire qu'il avait eu peur; qu'il
regrettait que je fusse là; que j'allais le troubler.

Je lui offris de me retirer pour ne pas gêner ce pauvre garçon.

Il me dit:

--Non, maintenant je crois que l'effet est produit. Il vous chercherait;
cela serait encore pis.

--Comme il est beau! me disait mon amie, émerveillée sans doute du
costume de velours noir.

Elle lui fit faire des compliments sur la manière dont il avait chanté le
premier acte. Il crut sans doute que c'était moi, car il parut me
remercier du regard en entrant.

Il voulut tant faire qu'il chanta faux.

Il chercha à se rattraper au troisième acte; la voix lui manqua:
l'émotion de ses débuts lui avait donné un enrouement subit.

A la fin de la pièce, je le crus mort pour tout de bon, tant il avait
râlé son finale.

Cela me fit beaucoup de peine. Il était si beau garçon qu'avant d'avoir
ouvert la bouche il avait déjà des ennemis dans la salle.

On ne siffla pas, mais on riait; peu de gens furent indulgents. Il avait
un accent; on l'appelait Gascon, Auvergnat.

Il s'agissait pour lui de quarante mille francs par an s'il réussissait!

Je compris combien il devait avoir de peine, et je lui fis dire que je
prenais une grande part à ce qui venait de lui arriver, mais qu'il ne
fallait pas se décourager, qu'il avait encore deux débuts.

Pederlini me l'amena le lendemain. Je ne le trouvai pas trop démonté. Je
lui indiquai les mots qu'il avait mal prononcés; je les lui fis répéter
plusieurs fois.

--Puisque vous avez commencé, il faut continuer, dit Pederlini en riant;
je suis sûr qu'il fera de grands progrès avec vous.

B... paraissait de cet avis, car il venait prendre jusqu'à deux leçons
par jour.

A son second début, j'étais pâle comme une morte; j'avais mal aux nerfs;
je tremblais pour lui.

Il chanta mieux, prétendit que c'était à cause de moi, et ne voulut plus
me quitter, sous prétexte que je lui étais indispensable et qu'il voulait
me prouver sa reconnaissance. Il donna un grand dîner en mon honneur et à
l'occasion de ses débuts.

Le troisième avait réussi tout-à-fait, B... était aux anges: son bonheur
l'exaltait.

On ne sait pas à quoi on s'expose quand on s'attire la reconnaissance
d'un Italien.

J'avais fait engager Joséphine à l'Hippodrome; nous répétions ensemble.
J'apprenais un nouvel exercice. On devait faire conduire des chars
romains par des femmes. Nous étions trois qui devions courir: Angèle,
Louise et moi.

Je vivais dans une sécurité complète, sans me douter du danger qui me
menaçait. Joséphine était un serpent que je réchauffais dans mes
cachemires.

Cette chère amie trouva qu'elle était mon obligée depuis trop longtemps,
que le moment était venu de me prouver sa gratitude; elle n'imagina rien
de mieux que de me supplanter dans les affections du duc.

Elle vint donc un beau matin se faire belle dans ma chambre, avec un
châle, et un chapeau qu'elle m'emprunta, et se fit conduire à l'hôtel du
duc. Il refusa d'abord de la recevoir; mais elle mit tant de persévérance
qu'il y consentit.

Ce qu'elle lui conta, je ne l'ai jamais su. Il avait assez d'esprit pour
ne pas me raconter le mot à mot d'un cancan.

Elle rentra chez moi après lui avoir fait promettre le secret. Elle avait
sans doute reçu quelques louis pour prix de sa trahison.

Le duc vint me voir à quatre heures... Il me parla beaucoup de l'Opéra et
des chanteurs. Je compris que j'avais passé par la langue de quelqu'un.

Joséphine ne changea pas de couleur.

Quand il fut parti, elle me dit qu'elle ne s'expliquait pas comment il
avait pu savoir tout cela.

Je l'avais vue lui faire un signe dans une glace; je ne pouvais donc
conserver aucun doute sur sa perfidie.

Il n'a jamais été dans mon caractère de marchander avec une situation. Je
voyais bien que tout était fini entre le duc et moi. Je n'avais nulle
envie de m'humilier pour rentrer en grâce; mais je voulais faire justice
de Joséphine.

J'écrivis au duc de venir me parler le lendemain; qu'il pourrait me
retirer son amitié après; mais que je désirais avoir avec lui une
dernière entrevue.

Il fut exact au rendez-vous, au grand regret de ma chère amie qui, depuis
la veille, était mal à son aise. Elle voulait sortir; je la priai de n'en
rien faire. Comme elle insistait, je le lui défendis.

--Vous sortirez dans quelques instants; je veux avoir le cœur net d'un
soupçon.

Elle se redressa avec un aplomb incroyable.

Je n'eus pas le temps d'en dire davantage, le duc entrait.

--Vous êtes bien aimable d'être venu, je vous en remercie. Je ne veux pas
contrarier votre volonté; si vous ne devez plus me voir, je ne tenterai
rien pour changer votre résolution. Il se peut que j'aie fait tout ce
qu'on vous a dit; il se peut qu'on ait beaucoup exagéré. Je pourrais
essayer de me justifier; mais si votre intention est arrêtée, je vous
ennuierais sans vous convaincre. Je veux seulement connaître l'auteur de
tous ces beaux récits... Je ne vois qu'une femme qui était placée de
façon à me nuire dans votre esprit: c'est Joséphine; mais je ne puis
croire que ce soit elle. Je l'ai rencontrée, ne sachant où manger et
disposée à se mettre au coin de la rue pour offrir sa beauté aux
passants. Voyez, je ne vous mens pas: elle a mes bas aux jambes; elle y
aurait mes souliers si elle n'avait pas de si gros pieds. Elle porte mes
chemises, mes robes, mes cols! je la nourris depuis plusieurs mois, je
l'ai fait engager; je partageais avec elle tout ce que je pouvais avoir;
si c'était elle, avouez que cela serait bien mal et que j'aurais bien
fait de vous prier de venir, pour lui dire devant vous: «Vous êtes ce que
je connais de plus méprisable au monde, sortez de chez moi, votre
trahison ne vous profitera pas.»

Je m'étais exaspérée petit à petit. Joséphine ne bougeait pas; elle se
croyait sûre de la protection du duc; mais il avait l'esprit juste et le
cœur droit.

Les reproches qu'il avait à me faire ne l'empêchèrent pas de comprendre
mon indignation contre Joséphine. Me voyant pâle de colère, il me pria de
passer dans ma chambre; il fit tous ses efforts pour me calmer, puis,
sonnant ma domestique, il lui ordonna de renvoyer Mlle Joséphine, qui ne
devait pas rester une minute de plus chez moi.

Quand elle fut partie, il me dit qu'il avait voulu ménager mon
amour-propre, qu'il serait toujours mon ami, que si jamais j'avais besoin
de lui, je n'avais qu'à lui écrire.

Il m'annonça son départ pour la campagne, sans me dire quand il
reviendrait.

Je compris que c'était un congé; j'en avais pris mon parti d'avance, et
pourtant je fus triste pendant quelques jours.

Il n'y a si petit lien qui ne se brise avec effort, et en dépit de tous
mes beaux projets de philosophie, je ne pouvais quitter sans peine ma vie
de bien-être et de luxe pour me trouver de nouveau exposée aux chances de
la gêne et de l'imprévu.

Je fus étonnée de voir la voiture venir, le lendemain matin, comme à
l'ordinaire. Le cocher me dit qu'on avait payé trois mois d'avance.

Dans mon désastre financier, il devait m'être bien indifférent de garder
quelques jours encore ce débris de mes splendeurs passées. J'eus
l'enfantillage d'en juger autrement, et le plaisir de courir en voiture
m'aida à me consoler plus vite.

Je m'ennuyais seule. J'allais dîner presque tous les jours chez B...; ce
n'était assurément pas par gourmandise, je n'ai jamais pu souffrir le
macaroni, et c'était le fond de la cuisine; je déteste le fromage, on en
mettait partout; mais je trouvais nombreuse compagnie.

On chantait, on faisait de bonne musique.

Il arriva même que le commissaire de police, la trouvant trop bonne, la
défendit.

B... avait loué un très-bel appartement meublé, rue de Richelieu, 110,
pour être près de l'Opéra.

Quand il chantait avec ses amis, surtout le _Belisario_, on s'amassait
dans la rue et au coin du boulevard. La foule grossissait tellement que
les voitures ne pouvaient plus circuler. On le pria de fermer les
fenêtres et de chanter moins fort.

Il me montrait souvent des lettres qu'on lui écrivait contre moi. Quant
un ténor a le malheur d'être amoureux en dehors de l'Opéra, les rattes
exaspérées grignotent leur rivale jusqu'au sang.

L'une d'elles, qui s'était prise d'une grande passion pour ce chanteur,
lui écrivait:

   «Comment pouvez-vous être assez aveugle pour ne pas voir qui vous
   aimez, et pour vous attacher à une femme qui n'a pas même
   l'estime du cheval qui la porte?»

Je le priai sèchement de garder ses poulets et de ne jamais m'en faire
part.

J'avais envie de lui dire une belle phrase, que j'avais lue le matin dans
un journal:

«Leurs injures n'arrivent pas à la hauteur de mon mépris!»

Mais je réfléchis, qu'étant étranger, il n'en comprendrait pas toute la
valeur.

Le jour de la réouverture de l'Hippodrome était arrivé!

Les chars de Rome eurent un très-grand succès. Les costumes étaient
magnifiques.

J'avais un bonnet phrygien rouge avec des étoiles d'or; une tunique
blanche brodée en or, venant aux genoux, ouverte sur le côté jusqu'à la
hanche; des sandales rouges avec des cothurnes; un grand manteau sur
l'épaule droite, la manche retroussée sur l'épaule gauche avec un camée.

Ce costume était impossible pour les femmes mal faites. Plusieurs de mes
compagnes jetèrent les hauts cris et rallongèrent leurs jupes. J'avais
négligé de prendre cette précaution.

Cet exercice, du reste, était horriblement dangereux et horriblement
fatigant.

Je rentrai chez moi, le jour de la première, avec un mal de tête fou. Je
me jetai sur mon lit en robe de chambre.

B..., qui était venu me complimenter sur mon succès, désolé de me voir
malade, m'incommodait à force de soins et d'offres de service.

J'avais beau lui dire qu'il n'y a qu'un remède pour la migraine: le
repos, il s'obstinait, ce qui m'avait mise d'une humeur exécrable.

On sonna; ma bonne entra effrayée:

--Madame, le duc!

--Oh! mon Dieu! dis-je étonnée, je ne veux pas qu'il vous voie ici...
Allez dans l'autre chambre!

--Impossible, madame, il est dans le salon; il faudrait passer devant
lui.

--Que faire?... Tenez, entrez là.

Je lui montrai la porte d'un petit cabinet au pied de mon lit.

Il fronça les sourcils et répondit net qu'il ne voulait pas.

Entrez, lui dis-je avec autorité, ou je ne vous reverrai jamais. J'ai
déjà trop risqué pour vous; si vous n'entrez pas là, je vais rompre avec
vous devant lui.

Il était temps: la porte s'ouvrait.

--Vous me faites faire antichambre, dit le duc en regardant autour de
lui; vous n'étiez donc pas seule?...

--Si, lui dis-je en lui montrant un bain de pied resté près de la
cheminée; je ne voulais pas vous recevoir pieds nus...

--Qu'est-ce que cela faisait? Vous avez admirablement conduit votre char
aujourd'hui! Ce costume romain vous va à merveille. J'ai promis à mes
amis de vous faire dîner ce soir avec eux.

--Je suis fâchée de vous faire manquer de parole, mais je n'y puis aller;
l'émotion et la secousse des chars m'ont donné un mal de tête et de
cœur qui me fait atrocement souffrir.

--Oh! ma chère, j'ai promis; il faut absolument que vous veniez. Vous
serez malade demain.

--Il faut!... Vous êtes étonnant, vous autres grands seigneurs; il semble
que quand vous avez dit ce mot, la nature entière doit obéir, les morts
doivent sortir du tombeau, les malades doivent bien se porter. Je trouve
«_il faut_» charmant! Si j'étais bien portante, ce _il faut_-là me ferait
refuser net. Supposez que je puisse sortir: qui vous a dit que je n'avais
pas un autre engagement? Depuis quinze jours, vous ne m'avez pas donné
signe de vie. J'étais libre...

--Je suis assez riche pour vous faire manquer de parole aux autres.
Habillez-vous et soyez à six heures au café Anglais; je vous enverrai
demain un cadeau dont vous serez satisfaite. N'ai-je pas continué d'user
envers vous des meilleurs procédés? Vous ai-je retiré votre voiture? Si
vous y tenez, ne manquez pas.

Il sortit sans attendre ma réponse.

J'avais dans la tête le bourdon de Notre-Dame. B... était sorti de son
cabinet... les regards enflammés de colère et fixés sur la porte.

--Il ne faut pas avoir de cœur pour vivre comme cela!... Moi qui vous
en croyais tant! Cet homme-là ne vous aime pas! Il vient vous voir
aujourd'hui parce qu'il a entendu vanter votre grâce et votre élégance.
Ce sont les murmures approbateurs du public qui le ramènent à vos pieds.

--Vous ne m'apprenez rien de nouveau, mais que voulez-vous que j'y
fasse?... Il y a longtemps que je vous en ai prévenu. Dans tout le mal
que l'on dit de moi, il y a beaucoup de vrai: ne vous forgez pas
d'illusions sur mon compte. Il me faut une petite fortune pour atteindre
un but que je ne puis vous expliquer; mon état ne me suffit pas.

--Pourquoi ne pas vous établir? Cette vie-là est ignoble, et si je devais
la voir de près, je prendrais en dégoût la femme que j'aimerais le mieux.
Allez-vous-en à ce dîner, l'ordre est précis... Je vais vous y conduire
si vous voulez, je vous ferai mes adieux pour toujours à la porte.

Quoique dit dans un mauvais français, tout cela me touchait au vif.

Les murmures de mon cœur me répétaient bien souvent tout bas ce que B...
venait de me dire tout haut; mais il n'était pas dans mon caractère de
céder et de donner raison sans répondre.

--Prenez garde, mon ami, vous êtes sur le chemin de me faire une défense,
je vous en avertis, c'est un peu dangereux; vous me dites que si je vais
à ce dîner, vous ne me verrez plus. Ce n'est pas à cette menace que je
cède; je n'y vais pas, parce que je ne peux pas ou ne veux pas y aller.
J'écrirai au duc une lettre polie. Si la grandeur et la fortune en ont
fait un enfant gâté, ce n'est pas sa faute; j'ai été heureuse de ce qu'il
a bien voulu faire pour moi; je me brouillerai peut-être avec lui, mais
je ne serai ni grossière, ni ingrate.

Sur ce, je priai assez sèchement B... de me laisser reposer.

Le duc vint le lendemain savoir de mes nouvelles; il était froid et
maussade. Habitué à tout faire plier devant sa volonté, il ne comprenait
pas le mot: Impossible.

Je crois cependant qu'à cause de mon caractère et de la résistance que
j'opposais souvent à ses fantaisies, il avait fini par avoir pour moi une
certaine affection.

J'étais retombée dans un grand découragement; je voyais autour de moi
s'élever et tomber toutes ces femmes dont le sort, de loin, m'avait fait
envie.

Rien de plus triste que ces amours qui commencent avec la nuit pour finir
avec le jour. La fumée évanouie, la réalité apparaît, affreuse,
effrayante!

Les dettes, la misère guettent les femmes derrière leurs rideaux de
dentelle.

Les vieilles sont dénuées de tout. Les jeunes ont une brillante toilette
qu'elles doivent presque toujours; si elles mouraient, on ne trouverait
pas dans leur armoire un drap de toile pour les ensevelir; et pourtant,
une fois dans ce tourbillon, il est bien difficile d'en sortir. C'est à
qui fera le plus d'extravagances. Les sages sont les fous. Les jeunes
gens veulent montrer chaque jour un cheval nouveau, les femmes mettre une
robe neuve.

L'existence n'est plus qu'un défi à l'impossible, une course au clocher,
une sorte de steeple-chase, où l'on perd, à moins d'un miracle, santé,
repos, conscience et bonheur.

A travers mes infortunes, j'ai eu une chance: c'est que la douleur, ou
morale, ou physique, est toujours venue me réveiller à propos, et
m'empêcher de boire jusqu'à la mort, comme j'ai vu tant d'autres le
faire, à la coupe fatale de cette fausse volupté!

Grâce à ces diversions, qui m'ont sauvée en me torturant, j'ai pu, des
qualités que le bon Dieu avait mises dans mon cœur, en garder une seule
intacte: l'énergie!

Une grosse peine vint me distraire du découragement où j'étais près de me
laisser entraîner.

Rien n'est contagieux comme la mode. Il y avait cette année-là, à cause
des exercices de l'Hippodrome, une véritable rage d'équitation. Toutes
les femmes montèrent à cheval et cherchèrent des obstacles partout, pour
en faire autant que nous. Ne pouvant conduire des chars, elles se mirent
à conduire elles-mêmes leurs voitures.

Lise montait souvent à cheval.

Elle était fort heureuse; elle avait un appartement rue Saint-Georges, no
33; elle aussi s'était jetée dans les amours armoriées. Son nouvel amant
était le comte de ***.

Elle m'avait fait dire qu'aussitôt installée, elle m'écrirait, et n'avait
pas encore tenu sa promesse.

Un jour, en sortant de l'Hippodrome, je vis beaucoup de monde réuni par
groupes; il devait être arrivé un malheur; je m'approchai.

--Pouvez-vous me dire ce qu'il y a, monsieur, s'il vous plaît?

--Un accident qui serait affreux s'il était arrivé à une autre, mais à
celle-là, il n'y a pas grande perte.

Je regardai cet homme; j'avais le pressentiment qu'en insistant j'allais
me faire de la peine; pourtant je voulais savoir et je lui dis:

--Qu'est-il donc arrivé?

--Ah! me dit-il, moitié riant, c'est la Pomaré, qui faisait ses embarras
au milieu des voitures; son cheval a eu peur et s'est emporté, sans que
personne cherchât à l'arrêter. Les cheveux de la reine étaient défaits,
elle avait l'air d'une folle.

D'autres personnes, qui venaient de la barrière, vinrent auprès de moi en
disant:

--Ah! la pauvre femme! elle a voulu sauter, son pied s'est accroché dans
l'étrier, et le cheval l'a traînée si longtemps que sa tête est mutilée.
Ça fait mal d'y penser; on ne pouvait pas voir sa figure: ses cheveux et
le sang faisaient un masque.

Je sautai dans ma voiture, je me fis conduire dans la direction indiquée.
Il y avait des rassemblements autour de taches de sang. On avait emmené
cette malheureuse femme; personne ne l'avait reconnue. Je dis au cocher:

--Rue Saint-Georges!

Sa bonne me dit qu'elle était sortie depuis le matin, mais en toilette de
ville. Cependant cela ne signifiait rien, parce que sa robe d'amazone
était au manége.

Je dis que j'allais rue Duphot; que s'il y avait du nouveau, on envoyât
de suite chez moi.

On m'assura, au manége, ne pas l'avoir vue de la journée; on me fit voir
sa robe. Je rentrai chez moi pour me changer; j'étais en nage. J'allais
ressortir quand on sonna.

--Oh! c'est elle! j'en suis sûre.

Chose étrange! en m'habillant, je venais de la voir passer dans ma glace.

J'ai souvent eu de ces visions-là; elles ne m'ont jamais trompée.

J'allai ouvrir ma porte et mes bras. Quand je l'eus bien embrassée, je
lui racontai le bruit qui courait, la peur que j'avais eue; je ne la
quittai pas de deux jours.

La malheureuse femme qui était tombée de cheval mourut de ses blessures.

Lise me dit beaucoup de bien de son amant, qu'elle appelait Ernest, et me
le présenta à dîner.

Sa sœur était enceinte et était venue demeurer chez elle, pour être
mieux soignée.

Nous dînâmes tous quatre.

M. Ernest était un homme de quarante-cinq ans, blond, demi-chauve. Il
portait les cheveux longs et les ramenait sur sa tête pour cacher les
places claires. Sa figure était longue, mince; il gardait ses favoris
pour dissimuler le creux de ses joues; il était petit, maigre, sa peau
était jaune, semblait être beaucoup trop grande pour sa figure et formait
un tas de plis; ses yeux étaient bleu passé, sa bouche grande, son nez
mince, ses moustaches d'un blond roux. Il avait des dents superbes.

Je suis bien fâchée d'être obligée de lui rendre cette justice, car il me
déplaisait.

Lise eut beau me vanter sa bonté, son amitié pour elle, je ne revins pas
sur la première impression; seulement, pour ne pas lui faire de peine,
puisqu'elle paraissait avoir des obligations à cet espèce de singe, je le
trouvai charmant.

Eulalie était près d'accoucher, elle faisait faire sa layette à Lise qui
devait être marraine.

On avait acheté un petit berceau. Camille avait demandé à être parrain.
Il était toujours le même; Lise commençait à compter sur lui.

Elle me parla d'un bal où elle devait aller, à Passy, chez des jeunes
gens; elle me demanda si j'irais et si je voulais venir la prendre.

Je lui dis que oui, mais que, comme il y avait encore huit jours, si elle
changeait d'avis, elle me fît prévenir.

Les huit jours écoulés, n'ayant pas de nouvelles, je fus la voir sur les
deux heures.

--Eh bien! viens-tu toujours?

--Mais certainement, me dit-elle. Entre par ici, j'arrange des fleurs
pour ma coiffure.

J'entrai dans son cabinet de toilette; il y avait des bougies allumées.
Sa sœur était couchée sur un divan: il servait de lit.

--Est-ce que vous êtes malade? lui dis-je en la voyants si pâle.

--Oui, me dit-elle, mais ce n'est rien.

--Tiens, me dit Lise, je vais mettre ces grenades-là.

Je regardai d'autres fleurs éparses sur le petit berceau; je sentis
quelque chose comme une tête d'enfant; je me penchai un peu et je vis une
petite croix et du buis béni. Je me retournai tremblante.

--Que veut dire cela?

--Tu le vois bien: ma sœur a fait une fausse couche cette nuit. C'est
une fille; on ne l'enterrera que demain.

Je sortis de cette pièce à reculons, disant à Lise:

--Viens me prendre si tu veux, je ne reviendrai pas ici.

Elle arriva le soir, toute parée, sans avoir l'air de penser qu'elle
avait laissé la mort chez elle.

Le caractère de cette femme était rempli des plus étranges
contradictions.

Son insensibilité dans cette circonstance m'étonnait d'autant plus, que
je me rappelais le désespoir qu'elle avait éprouvé à la mort de son
enfant, et que j'aurais cru cet événement de nature à renouveler toutes
ses douleurs.

Je ne sais pas, au surplus, si cela tient à la société au milieu de
laquelle j'ai vécu, mais il me semble que je n'ai jamais vu autre chose
dans la vie: partout et toujours l'inconséquence.

C'est peut-être heureux; car il y a de si vilaines choses dans l'espèce
humaine, que, si elle était toujours d'accord avec elle-même, elle serait
horrible!



XV

UNE COURSE EN CHAR.


Je revins du bal sous l'impression la plus mélancolique.

Nous étions dans les premiers jours de juillet, la chaleur était
accablante, ce qui rendait mon service à l'Hippodrome très-pénible.

J'avais déjà fait deux ou trois chutes avec mes chevaux. On m'avait
saignée deux fois, cela m'avait fatiguée; je dormis mal la nuit.

Je fis mille rêves pénibles; je me levai triste, préoccupée.

J'ouvris ma fenêtre et je regardai le temps: il était superbe; le soleil
resplendissait, ce qui d'ordinaire m'égaye et me ranime; pourtant
j'avais le cœur serré. Je me mis à table sans pouvoir manger.

--Madame est malade? me dit ma bonne.

--Malade... non. Je ne sais, mais il me semble que je vais apprendre une
mauvaise nouvelle; j'ai la mort dans l'âme. C'est aujourd'hui jour
d'Hippodrome; j'ai idée que je vais me rompre le cou.

--C'est un vilain métier que vous faites là!...

Elle avait raison, car je gagnais bien peu. Je me proposais de demander
de l'augmentation; m'en accorderait-on? Ils avaient plus de femmes qu'ils
n'en voulaient; pour se mettre en évidence elles s'offraient pour rien.
Elles n'avaient jamais pris de leçon; mais qu'est-ce que cela fait aux
administrateurs, pourvu qu'ils fassent fortune? Ils méprisent celles qui
les enrichissent. Si la police n'y mettait pas bon ordre, ils en feraient
tuer quatre sur dix. Est-ce qu'un spectacle sans danger a du charme? On
ne cherchait pas à éviter les accidents. On nous donnait des chevaux qui
n'avaient pas de jambes et qui s'abattaient aussitôt qu'on les pressait.
En faisant la Croix de Berny, un Anglais a tombé avec son cheval dans le
fossé du milieu; ce fossé avait environ douze pieds de profondeur; on
crut l'homme et le cheval morts, car ni l'un ni l'autre ne se
relevèrent. L'homme était évanoui. Quand il revint à lui, on vit qu'il
était abîmé. Ses dents étaient cassées; il avait sur le devant de la tête
une large plaie béante. Le médecin ordonna de le coucher de suite. Un des
directeurs, présent à la chute, qui semblait surtout préoccupé de la
crainte de voir cet exercice défendu pour cause de danger, dit alors:
«Mettez-le sur un brancard et qu'on le conduise à l'hôpital!»

A ce moment le pauvre blessé ouvrit les yeux, joignit les mains et
supplia qu'on le laissât mourir là, mais qu'on ne l'envoyât pas à
l'hospice.

Je ne sais pourquoi cela lui faisait si peur, je ne le lui demandai pas;
mais voyant que personne ne répondait, je ne pus me contenir.

--Quelle infamie! dis-je. Voilà le sort qui nous attend si nous n'avons
pas d'autre ressource. Ce n'est pas assez de nous supprimer nos
appointements quand nous sommes malades, il faut encore faire mourir de
chagrin ceux qu'une chute pareille n'a pas tués sur le coup. Conduisez ce
malheureux chez moi, j'en aurai soin, pour faire honte à ces mauvais
cœurs. Le pauvre garçon m'embrassait les mains; tout le monde m'approuva
du regard.

Un des directeurs dit que j'avais raison, et donna l'ordre de conduire le
blessé chez lui.

C'était une bonne âme, que Dieu a rappelée depuis; il avait été
malheureux toute sa vie. C'était un esprit supérieur; le nom de Ferdinand
Laloue est resté dans la mémoire de ceux qu'il a obligés et de ceux qui
l'ont connu.

Le pauvre Anglais fut abîmé: il eut le nez de travers, une cicatrice à la
joue et cinq dents cassées.

Pour faire cet exercice il faut de bons jockeys; comme les bons sont
chers, on prend de mauvais sujets qui ne peuvent rester en place: ils
sont presque toujours gris, logent dans de mauvais garnis, n'ont pas
d'amis et seraient abandonnés. C'est peut-être ce qui lui faisait
redouter l'hôpital.

Quinze jours auparavant, on me fit essayer un cheval de steeple-chase;
pour l'entraîner on fit monter deux jockeys à mes côtés; ils étaient
ivres-morts; ils partirent si grand train que mon cheval s'emporta et me
fit faire huit ou dix tours, je sautai vingt claies de trois pieds et
demi, j'avais les mains en sang.

On mit les jockeys à l'amende; mais leur ivresse avait failli me coûter
la vie, car mon cheval avait fait des fautes à chaque saut.

Cela les avait amusés, ils allèrent en rire chez les marchands de vin.

Je ne m'exposais pas ainsi de gaieté de cœur; si j'avais pu faire
autrement, j'aurais quitté l'Hippodrome sans regret.

Je partis à une heure, mais j'étais triste.

Arrivée dans ma loge, je me mis à rire avec mes camarades.

La première partie finit; j'avais fait deux exercices, je rentrai plus
rassurée. Je dis à Angèle et à Louise:

--Ne me serrez pas trop, je broie du noir depuis ce matin.

--La moitié s'est bien passée, le reste se passera bien, dit Angèle; mais
on a des jours comme cela.

Nous fîmes un tour au pas pour gagner le but. Arrivées bien en ligne, on
nous cria:

--Partez!

Mon cœur se serra; mais, emportée comme le vent, je perdis cette
crainte.

La course promettait d'être belle, les chars se dépassaient tour-à-tour;
j'avais dépassé Louise, j'allais dépasser Angèle; c'était le dernier
tour.

Dans le tournant, près des écuries, je vis de côté Louise qui me
serrait; j'allais frapper mes chevaux pour les exciter, quand je sentis
une violente secousse.

Louise venait d'accrocher dans sa roue un des bouts de la queue de mon
char, espèce de crampon qui sert à empêcher le caisson du char de traîner
à terre; si elle eût arrêté court, ce crampon aurait pu sortir de suite
de ses jantes; mais elle fouetta pour passer, et m'entraînant, me fit
pirouetter; mon timon s'appliqua avec violence sur mon cheval de droite,
il se cabra contre un poteau, poussa un hennissement qui fendit l'air, et
retombant en arrière, il entraîna dans sa chute l'autre cheval qui,
voulant se relever, tira de côté et fit sombrer mon char.

Je tenais encore les rênes pour empêcher les chevaux de se sauver et de
me traîner; mais un cheval en se débattant me frappa l'épaule, je lâchai,
engourdie par la douleur; j'entendais un bruit confus:

--Elle est morte!

Les chevaux firent un effort, me traînèrent pendant quelques pas, la face
contre terre; quelque chose me passa à deux reprises sur la jambe, je
poussai un grand cri; je venais de sentir mes os se broyer.

On arrêta les chevaux qui se débattaient; l'un avait la jambe cassée, il
fallut l'abattre pour étouffer ses plaintes.

Cette scène avait dû être atroce pour les spectateurs. Des femmes
pleuraient, d'autres étaient évanouies; le public avait escaladé les
barrières et questionnait les médecins qui m'entouraient.

J'ouvris les yeux, je me mis à genoux, puis debout, je passai ma main sur
ma cuisse droite, j'éprouvai une grande douleur, mais je me tenais
debout; je n'avais pas les jambes cassées, comme je l'avais cru;
j'écartai tout le monde, je voulais essayer de marcher pour m'assurer que
je n'avais rien de brisé! J'y réussis, mais avec des douleurs atroces et
en laissant derrière moi des traces de sang.

Je saluai le public qui venait de me montrer tant d'intérêt et que je
voulais rassurer. Je fis quelques pas, soutenue sous les bras, puis je
m'affaissai sur moi-même.

On me fit revenir, puis on me saigna deux fois; le sang ne partait pas.

On me pansa et on me coucha tout de mon long dans une calèche; on ordonna
au cocher d'aller au pas. Quelques femmes me suivirent, par intérêt pour
moi ou par ostentation.

Ce cortége était triste et se grossissait en route de tous les curieux.
Chacun donnait son avis; la fin de toute conversation était:

--Elle est perdue!

Je ne pouvais guère repousser cette idée: mon corps était raide, froid;
mon cœur semblait ne plus battre. Cela ne me fit aucune peine; au
contraire, je remerciai Dieu. J'avais tant vécu en peu de temps, personne
ne m'aimait en ce monde!

Quand on m'eut montée et couchée dans mon lit, je fermai les yeux et
j'attendis la fin. La fièvre me prit...

Le lendemain, je sortis de cet engourdissement; je fis l'examen de mon
mal: j'avais une partie de l'épaule et du coude dépouillée; des grains de
sable étaient entrés dans la chair et y avaient fait des trous.

Pour empêcher les chars de trop chasser dans les tournants, on avait
plombé les roues; une de ces roues m'avait passé sur la cuisse et me
l'avait entourée d'un bourrelet violet, large et épais comme la main;
j'avais une luxation au genou; il s'était formé un épanchement sous la
rotule; j'avais sur l'os une ouverture de deux pouces, qu'un cheval
m'avait sans doute faite avec son fer en se débattant. Ma jambe était un
brasier.

Le médecin de l'Hippodrome vint me voir; il m'ordonna des compresses et
du repos.

Je suivis ses prescriptions pendant six jours, sans éprouver de mieux; au
contraire, je souffrais de plus en plus.

Un jeune homme vint me voir; il avait été témoin de l'accident, et, sans
me connaître, il avait pris très-régulièrement de mes nouvelles. Il me
dit qu'on me soignait mal, qu'il allait m'envoyer le premier chirurgien
de Paris, qu'il ne fallait pas rire avec les maux de jambes.

Le lendemain, un gros homme arriva à neuf heures du matin; il entra dans
ma chambre tout droit; je lui demandai ce qu'il me voulait:

--Allons, défaites les bandes de votre jambe; je viens de la part de M.
Gustave de Bel...

J'obéis; mais je tremblais, car il me faisait peur; il avait l'air si
dur. Il me pressa le genou à me faire crier, il regarda ma plaie rouge,
gonflée, mais à moitié fermée.

--Quel est l'imbécile qui vous soigne? me dit-il en ajustant ses deux
doigts de chaque côté de la cicatrice.

Je crus qu'il allait serrer; je pris ses deux mains dans les miennes.

--Allons, n'allez-vous pas faire l'enfant? est-ce que vous ne tenez pas à
conserver cette belle jambe-là?

Il appuya un peu; je me mis à crier.

--Criez, criez, me dit-il, cela soulage.

La porte de ma chambre s'ouvrit, et je vis ma mère en pleurs.

--Maman! dis-je, oubliant le médecin, qui ne m'oubliait pas, et qui,
profitant de ma distraction, décolla les chairs presque cicatrisées.

Le cœur me manqua; je me jetai en arrière sans crier; je sentis quelque
chose de tiède me couler sur le pied.

On lui donna une serviette, qui se teignit d'un sang noir. Sitôt que je
retrouvai ma respiration, ce fut pour pleurer; je retirai ma jambe, que
je ne voulais plus confier à ce bourreau.

Il se mit à rire de ma colère et me dit:

--Vous me détestez joliment, hein? Mais je ne viens pas pour me faire
aimer: je veux vous guérir. Cela s'était mal fermé, il vous serait venu à
côté un dépôt. Maintenant, il faut que je voie si l'os n'a rien et que je
vous brûle.

--Jamais! lui dis-je; vous ne me toucherez plus, j'aime mieux mourir.

--Alors, je vais m'en aller. Et il se croisa les bras.

--Voyons, me dit ma mère, un peu de courage!

Je fus honteuse de ma faiblesse et je mis mon pied sur son genou. Il
prit un bistouri, écarta les chairs, gratta légèrement l'os.

La sueur me perlait au front.

Ma mère me serra la main, de l'autre je serrais mes draps si fort que je
fis des trous avec mes ongles.

Il frotta la pierre infernale autour de l'ouverture. Je demandai grâce;
il s'arrêta et me dit:

--En voilà assez pour aujourd'hui, nous recommencerons cela dans deux
jours. Vous allez mettre une toile cirée sous elle, vous placerez une
traverse en bois au-dessus du genou. Vous irez chercher un alambic que
l'on va vous donner; vous l'emplirez de glace, qui fondra goutte à goutte
sur sa jambe, jour et nuit.

Ma mère le reconduisit; elle rentra toute pâle.

Une fois la douleur engourdie, je lui demandai comment elle avait su mon
adresse, et qui lui avait dit que j'étais malade.

--J'ai, me dit-elle, sur mon carré une femme qui donne des petits bancs à
l'Hippodrome. Un jour elle m'avait fait cadeau de deux places; je voulais
voir si cette Céleste, dont on parlait tant, n'était pas ma fille. Quand
je te reconnus, je faillis m'évanouir. J'avais bien envie de t'embrasser,
mais je n'osais pas aller à toi. Je ne voulus jamais retourner te voir
faire ces courses maudites, j'avais trop peur. Tous les deux jours
j'avais de tes nouvelles; mais depuis six jours je n'y tenais plus.
Rosalie me rapporta qu'on disait qu'il faudrait te couper la jambe. Me
voilà; m'en veux-tu?

--Non, au contraire.

Ce qu'elle m'avait dit m'avait fait passer dans la cuisse comme une lame
d'acier; je sentais un froid vers l'os, je restai pensive. Je me consolai
en disant que, s'il me fallait subir cette opération, je me tuerais.

Ma mère s'établit près de moi; je n'osai rien lui demander de sa vie
privée.

Elle comprit ma discrétion et me dit qu'elle pouvait me donner tout son
temps, vivant absolument seule.

Je reçus la visite de mes camarades.

Angèle, dont je n'avais jamais aimé le caractère, fut une des plus
empressées. Je lui en sus gré et je ne l'ai pas oublié; tout le monde
vint me voir à la fois, puis je restai seule.

Mon gros chirurgien me tint parole et vint me brûler une seconde fois.
J'en avais une peur atroce.

Lorsqu'il me fit sa dernière visite, il me dit, en me tapant sur la joue:

--Eh bien! mon enfant, les plaies sont roses; vous êtes sauvée. Je vous
ai fait du mal pour votre bien; m'en voulez-vous toujours? Il n'y avait
pas à lésiner, la chaleur est si grande, le sang a été si décomposé par
la peur, que je craignais la gangrène. Il n'y a plus de danger; vous avez
été bien raisonnable; tâchez, si vous le pouvez, de ne plus continuer ce
métier-là.

--Monsieur, lui dis-je, comment reconnaître les soins que vous m'avez
donnés?

--Vous n'avez rien à reconnaître. Je ne suis plus médecin; il a fallu une
occasion comme celle-là pour que je me dérange. Je suis trop gros, je ne
puis plus monter; tâchez que je ne revienne jamais vous voir, et, si vous
tenez à vos membres, qui en valent bien la peine, ménagez-vous.

Il partit sans me dire son nom; je ne l'ai jamais su.

Ma mère me conseillait aussi de quitter l'Hippodrome.

B..., qui, me sachant malade, avait oublié qu'il me boudait, m'engageait,
de son côté, à en finir avec un métier aussi périlleux.

Je leur promis de cesser à la fin de la saison, si on ne me donnait pas
d'augmentation.

Je fis d'abord quelques tours dans ma chambre, puis je descendis; je
marchais, mais avec une vive douleur au genou; j'allai en voiture à
l'Hippodrome; ma place était prise, on se souvenait à peine de moi.

Cela me mit dans une telle fureur, que j'exigeai que l'on me rendît mes
costumes et mes chevaux pour la représentation suivante.

On avait beau me dire que je n'avais pas de force, je ne voulus rien
entendre.

Quand je remontai dans mon char, raccommodé comme moi, j'eus une grande
émotion; on m'applaudit beaucoup. Je perdis la tête et je m'arrêtai au
second tour.

Cela faillit causer un nouvel accident; le char qui me suivait fut au
moment de monter dans le mien. On criait:

--Arrêtez!

Angèle tira sur ses chevaux et les détourna adroitement. Une ligne de
plus, et le timon allait me frapper entre les deux épaules; je n'avais
pas vu le danger; j'étais calme, au pas.

Quand on me conta ce qui avait failli m'arriver, je me mis à rire; je
remerciai Angèle et je dis:

--Vous verrez que je me tuerai dans mon char, comme Hippolyte.

--Ne ris pas avec cela, dit Angèle, je suis morte de peur! Tu n'es pas
assez rétablie; tu devrais rester quinze jours à te reposer.

Je le fis, moins de bonne volonté que de force; mais l'ennui me prit; je
voyais tout en noir.

Je dis à ma mère que, si elle voulait, je quitterais le monde avec elle;
que dès que j'aurais un peu d'argent, nous irions nous cacher dans
quelque coin. Elle y consentit.

La saison était finie; je demandai un rendez-vous à mon directeur, pour
savoir quelles étaient ses intentions à mon égard; s'il voulait m'engager
pour deux ans et m'augmenter.

Il me regarda et me dit:

--Pourquoi vous augmenterais-je? Est-ce que vous ne faites pas _vos
affaires_? Qu'est-ce que c'est, pour vous, que quelques centaines de
francs par an de plus ou de moins? Je compte diminuer tout le monde: j'ai
plus de femmes qu'il ne m'en faut; si je vous laisse au même prix, vous
devez vous estimer bien heureuse.

--Voilà donc la récompense que je devais attendre de mes services! Je
m'en vais, car, l'année prochaine, vous seriez capable de me demander de
l'argent pour l'honneur de vous servir.

Il ne me retint pas, et je rentrai chez moi désespérée.

Ma mère me consolait et me disait:

--N'ont-ils pas eu le feu?... C'est peut-être la gêne qui les rend
ingrats.

Je ne voulais rien entendre; j'avais deux grosses peines et une affreuse
inquiétude:

Je quittais mes chevaux, pour lesquels j'avais une vraie passion; je
n'avais plus d'état et mes craintes allaient me reprendre.

Je renfonçai mes larmes, et je pris une voiture pour aller chercher mes
affaires.

Jusqu'au dernier moment, j'espérais qu'on allait me retenir; mais rien,
pas même un adieu poli.

Quel parti prendre? me consoler de cette nouvelle déception.

C'est ce que je fis, en jurant de ne jamais rentrer à l'Hippodrome comme
écuyère.

Pour m'étourdir, je me remis à courir le monde. J'allais tantôt chez
Lise, tantôt chez Lagie.

Je rencontrai plusieurs fois un petit monsieur blond, le teint coloré, se
donnant un genre militaire, jurant, buvant, spirituel, rageur,
querelleur, rarement poli. Il se nommait Deligny.

Il me déplaisait si fort, que je n'entrais jamais sans demander s'il
était là, afin de l'éviter.

Il s'aperçut de mon antipathie et cherchait tous les moyens de me
rencontrer pour me taquiner.

Ainsi, quand il donnait un dîner, on m'invitait en me cachant sa
présence; nous nous querellions toute la soirée.

Il se vantait de n'avoir jamais aimé, de traiter les femmes à la
hussarde. On dit que l'amour se présente souvent en tenant la haine par
la main. C'est ce qui arriva.

Il buvait moins devant moi, il devenait presque aimable; on le
plaisantait beaucoup, mais cela prenait assez de force pour dompter la
raillerie.

Un jour, ma mère me dit:

--Tu devrais t'établir, j'aurais soin de ta maison; cela te ferait une
position; je pourrais rester près de toi sans t'être à charge.

Cette idée me sourit: je donnai congé; ma mère chercha une boutique et en
trouva une, rue Geoffroy-Marie, no 2.

Je louai un logement au no 5, presque en face.

Pendant que nous nous occupions de nos préparatifs, je reçus une lettre
de la Haye; elle était du baron, que m'avait envoyé ma fausse sœur. Il
avait cessé ses rapports d'amitié avec moi parce que son service auprès
du roi l'avait rappelé en Hollande.

Il me disait dans cette lettre qu'il venait d'être très-malade, que mon
image était toujours présente à sa mémoire, et que ma présence avancerait
plutôt sa guérison que tous les secours de la Faculté.

Six mois avant ou six mois plus tard, je l'aurais envoyé promener avec
cette fantasque proposition.

Mais elle arrivait fort à propos; j'avais grand besoin de distractions.
L'idée d'un voyage me souriait.

Une promenade en pays étrangers me semblait une excellente préparation à
la carrière commerciale, dans laquelle je me proposais d'entrer.

Je n'hésitai donc pas un instant.

J'annonçai à ma mère que je partais le soir pour Anvers, que de là je
gagnerais la Haye, que j'emmenais ma domestique et que je serais de
retour dans six jours au plus tard.

Ma mère me conduisit au chemin de fer et pleura à chaudes larmes en me
voyant partir.



XVI

IMPRESSIONS DE VOYAGE.


Presque tous les hommes sont galants en voyage.

Pourtant, il y en a beaucoup qui, lorsqu'ils aperçoivent une femme dans
une diligence, se sauvent en disant: «Allons dans une autre, nous ne
pourrions pas fumer.»

Deux jeunes gens, sur le point d'entrer dans la voiture où je me
trouvais, refermèrent la porte pour aller chercher ailleurs; après avoir
visité le convoi, ils revinrent, n'ayant pas trouvé d'autres places; je
vis sur leurs figures qu'ils me donnaient à tous les diables. J'aurais pu
les rassurer, car je fumais des cigarettes et le cigare ne m'incommodait
nullement.

Mais je pris plaisir à les taquiner.

L'un d'eux, oubliant ce contre-temps, en prit son parti et voulut se
dédommager, s'il le pouvait, par une histoire galante.

Je répondis par des oui et des non bien secs. Il se rebuta et ne
m'adressa plus la parole.

Si je n'étais pas très-bavarde, j'aimais au moins beaucoup à causer. Mes
compagnons parlèrent bas, puis s'arrangèrent dans leur coin pour dormir.

Je n'avais pas sommeil, je voulais qu'ils me tinssent compagnie. J'avais
réservé pour ce moment un moyen triomphant pour les dérider.

--Si vous voulez fumer, messieurs, leur dis-je, ne vous gênez pas, cela
ne m'incommode pas, au contraire, j'aime l'odeur du tabac.

Ils fouillèrent en même temps dans leurs poches, et ne me dirent merci
qu'après avoir cassé le petit bout de leurs cigares avec leurs dents.

Je suis sûre qu'à partir de ce moment ils me trouvèrent charmante, au
travers du nuage de fumée dont ils m'enveloppaient.

Pour certaines personnes, fumer est un besoin plus impérieux que manger.


Je les avais rendus si heureux, qu'ils me comblèrent de politesses,
d'attentions.

Ils poussèrent la complaisance jusqu'à m'apporter de l'eau sucrée et des
gâteaux dans la voiture, dont je n'avais pas voulu descendre.

D'abord, ils étaient fort intrigués sur mon compte; puis, m'ayant
reconnue pour m'avoir vue à l'Hippodrome, ils furent gais avec moins de
retenue. De mon côté, je m'étais assurée que c'étaient des gens comme il
faut, et qu'ils resteraient dans les limites convenables.

Ma bonne ronflait plus fort que la locomotive et ne fut pas la moindre
cause de notre hilarité; elle tombait obstinément sur son voisin, qui
entreprit de la caler avec sa canne et son manteau.

Elle dormait en équilibre avec des soubresauts impossibles à raconter...
et nous de rire!

Il faisait un froid atroce.

Comme tous les gens qui n'ont jamais voyagé, j'étais partie corsée,
ajustée, comme si j'allais à la noce; aussi, le matin, étais-je pâle,
rompue de fatigue.

J'allai à l'hôtel de la Poste, à Bruxelles; je dormis pendant quelques
heures, ce qui me remit tout-à-fait.

Après déjeuner, je fis un tour dans la ville. C'est Paris, moins les
monuments et les Parisiens.

Toutes ces rues qui montent et descendent m'ennuyaient; d'ailleurs je
n'avais pas le loisir de m'arrêter longtemps.

Je m'étais figuré que Bruxelles devait avoir un cachet particulier. Je
rentrai désillusionnée, et je partis pour Anvers dans un mauvais chemin
de fer qui nous secoua à nous bossuer le front les uns contre les autres.
Heureusement que le chemin n'était pas long.

J'arrivai très-incommodée; je demandai où se trouvaient les bateaux à
vapeur faisant le service de la Haye; je m'adressai à un grand homme
joufflu qui me laissa répéter trois fois, puis finit par me faire signe
qu'il ne comprenait pas. Je l'envoyai au diable en français. Il me fit un
grand salut.

Un employé vint m'annoncer que les bateaux à vapeur ne marchaient pas, à
cause des glaces; qu'ils reprendraient peut-être leur service dans une
quinzaine de jours.

L'autre m'avait mal disposée, j'eus envie de battre celui-là; mais, comme
je n'aurais pas été la plus forte et que je n'ai pas la témérité de
Lola-Montès, je le pris par la douceur: je me donnai un air d'importance,
et je dis que j'étais attendue pour des affaires qui n'admettaient aucun
retard; qu'il fallait à tout prix que je partisse.

--Dame! il y a bien des voitures, mais vous serez très-mal.

--Qu'à cela ne tienne; où sont-elles?

Il m'indiqua l'hôtel du Cheval Blanc.

On me mit dans une chambre à deux lits avec ma buse de bonne, que j'étais
obligée de servir. Après cela, je ne savais pas commander; elle pouvait
bien ne pas savoir obéir.

Une grosse fille vint mettre une allumette au poêle.

Figurez-vous un feu de charbon de terre dans le milieu d'une chambre. Le
tuyau du poêle était bouché; je passai la journée la fenêtre ouverte,
tantôt faisant un pas de polka pour me réchauffer, tantôt battant la
semelle.

Il n'y avait pas d'autre chambre; je ne pouvais aller ailleurs, à cause
de la voiture.

Je demandai à manger: on m'apporta de la bière.

J'avais retenu deux places dans le coupé, les deux coins. Il nous vint
pour troisième un monsieur, sans exagérer, gros comme une feuillette.

J'eus beau me faire petite, il m'écrasait; je le portai à moitié pendant
deux heures.

Au premier relais, je lui offris le coin, sous prétexte de causer avec ma
bonne; cela ne nous desserra pas, et je commençai à regretter mon voyage.

On nous fit changer dix fois: nous quittions une voiture pour prendre un
bachot que l'on faisait glisser entre des cassures de glace; nous
reprenions un autre coucou, puis une autre barque; cela n'était pas sans
danger et sans émotion.

Il fallait avoir bien affaire pour voyager ainsi entre la neige et le
charriage des glaces; aussi, n'étions-nous que trois voyageurs.

Notre compagnon paraissait avoir trente ans; il était entortillé de
fourrure, son cache-nez m'empêchait de voir une partie de sa figure. Ce
que j'en voyais me paraissait empreint d'une grande tristesse; ses yeux
me parurent rouges. Mais, comme d'un temps pareil tout le monde a le nez
rouge, je pensais que cela lui avait gagné les paupières.

La barque dans laquelle nous étions entrés était une espèce de gros
radeau à rebords pointus à l'avant et ferré comme un patin.

Nous venions de prendre un nouveau voyageur; il avait une voiture faite
absolument comme les fourgons qui conduisent ici l'argent de la Banque.

Il descendit du cabriolet de devant, aida à dételer les deux chevaux et
fit placer cette voiture avec précaution sur le bachot. Il parlait
hollandais avec les mariniers; nous avancions; on n'entendait que le
craquement de la glace.

Je m'ennuyais; j'aurais bien voulu causer avec mon compagnon. Appuyé sur
le devant de sa voiture, il était silencieux; il ne savait peut-être pas
un mot de français: je le laissai tranquille.

Ma bonne s'appelait Joséphine; elle était morte de peur et de froid; moi,
je n'étais pas rassurée; je me donnais des airs de bravoure pour me
tromper moi-même.

--Allons, Joséphine, du courage! On ne meurt qu'une fois. Cette voiture
me fait l'effet d'une bière qu'on a mise là tout exprès; les poissons ne
vous mangeront pas.

--Ah! madame, vous riez toujours; je suis bien fâchée d'être venue.

Le jeune homme dit en très-bon français:

--Mademoiselle a raison, c'est une bière; mais elle n'est pas vide.

Je me sauvai de la voiture aussi loin que me le permit l'espace.

--Pas vide? lui dis-je; mais nous voyageons donc avec un mort?

--Mon père, mademoiselle, me dit-il, en ôtant sa casquette de voyage
comme pour saluer ces restes qu'il pleurait encore. Ses yeux étaient
pleins de larmes.

Je fus honteuse du peu de retenue que j'avais eue, de ma gaieté; j'avais
envie de lui en faire mes excuses.

Mais aussi, croyant que personne ne me comprenait, j'avais dit mille
sottises pour rassurer ma compagne; je n'osais plus bouger.

Je me mis à réfléchir: je ne comprenais pas pourquoi on faisait voyager
les morts.

Je parlai bas à Joséphine.

Le jeune homme entendit ou devina; il vint à côté de moi et me dit.

--Cela arrive quelquefois. J'habite la Haye; mon père est mort à Paris;
sa dernière volonté a été d'être enterré près des siens. J'ai obtenu la
permission de le ramener dans son pays. N'ayez aucune crainte; il était
le meilleur des hommes: il ne peut que nous porter bonheur.

En ce moment, j'entendis des paroles brutales; sans comprendre leur
langue, je vis bien que nos mariniers juraient. Ils prirent des crocs de
fer et travaillèrent à repousser d'énormes glaçons qui, se joignant,
nous fermaient le chemin.

Le jeune homme était pressé d'arriver; il avait payé quatre fois la
valeur du passage; on avait pris cette grande barque, quoique ce fût une
imprudence.

La compagnie n'était pas gaie, la situation non plus. Je cachai ma tête
dans mes mains et je fis à Dieu une fervente prière.

Quand j'eus fini, je vis beaucoup d'hommes sur un port où nous abordâmes
avec force difficultés.

Une fois à terre, nous reprîmes une voiture qui était toute prête.

On mit deux chevaux à la voiture du jeune homme, qui marcha à la tête
avec beaucoup de respect.

Nous traversâmes la ville, qui était, je crois, Rotterdam.

Je ne vis que des bornes, des chaînes et des grilles; la campagne était
inondée, et l'eau qui recouvrait les champs était gelée. Çà et là des
enfants qui patinaient.

Quand nous fûmes à quelques lieues de la Haye, le paysage s'anima; les
prés étaient couverts de patineurs; les femmes portaient sur leurs têtes
des corbeilles rondes, tenaient leur tricot à la main, et glissaient
comme les hirondelles qui rasent la terre, cela si facilement, sans
quitter leur ouvrage, que je fus émerveillée tout le reste de la route.

On va se faire des visites d'une ville à l'autre, on se rencontre, on
cause, puis on repart; c'est très-joli, je fus enchantée et je voulus
essayer.

Nous fîmes halte dans une auberge; j'envoyai acheter des patins, et me
voilà essayant. Au premier départ, je m'étendis tout de mon long; au
second, ce fut la même chose. J'appris seulement qu'on ne tombait jamais
en avant.

Je m'obstinai, la glace était dure; je fus forcée d'y renoncer. Quand il
fallut me rasseoir en voiture, je regrettai bien de n'avoir pas cédé plus
tôt.

Enfin nous arrivâmes; je fus à l'hôtel de l'Europe. J'avais demandé le
plus beau de la ville et on me l'avait indiqué.

Il y a dans toutes les chambres un petit poêle qui faisait mon bonheur.

La Haye est une ville très-morose; on reçoit froidement les Françaises
seules, quand elles n'ont pas soixante ans.

On me regardait, on hésitait; je voyais le moment où l'on allait refuser
de me recevoir. Je dis:

--Donnez-moi ce que vous aurez, je ne suis pas difficile; je repars dans
deux jours.

On me fit monter au premier, dans une chambre très-propre; une autre plus
simple donnait dedans; chacune avait son petit poêle ciré comme une paire
de bottes; je les fis rougir.

J'écrivis un mot à mon ami, qui allait mieux; il était de service et ne
pouvait me voir qu'une minute le soir, encore fallait-il prendre beaucoup
de précautions.

Il vint en tournant sur lui-même comme un homme poursuivi, me fit parler
bas, me supplia de garder l'incognito.

L'idée de me faire passer pour une noble étrangère me sourit assez.

Le lendemain, je fus voir Skevening.

Arrivée au bord de la plage, je marchai dans un sable jaune et fin, le
plus près possible de la mer. Mes pieds enfonçaient, il faisait du
brouillard, nous étions seules; je me retroussai assez pour ne pas me
salir.

Ayant des bottines bleues boutonnées un peu justes, j'avais mis des bas
de soie; probablement que ce n'était pas la mode du pays.

Joséphine se mit à crier:

--Ah! mon Dieu, madame!

Je crus que quelque chose me montait aux jambes, je relevai un peu plus.
Ne voyant rien à terre, je me retournai; je vis derrière moi peut-être
deux cents hommes habillés tous de même: pantalon et veste jaunâtres,
chapeau à larges bords, comme nos forts de la Halle. Beaucoup étaient
baissés et regardaient... sans doute mes bas.

Je baissai ma robe; je n'osais plus bouger de place. J'avais entendu dire
qu'on avait enlevé des femmes dans des bateaux, puis, qu'après leur avoir
tout pris, on les avait jetées à la mer. Heureusement une Hollandaise
apparut avec ses plaques d'or, cela m'enhardit.

Les hommes qui m'avaient fait tant de peur se rangèrent pour nous laisser
passer. J'avais crains une fin tragique!

«S'ils veulent me prendre, m'étais-je dit, je m'élancerai dans la mer.»

Quelques-uns me saluèrent; je rentrai en riant encore de ma peur.
C'étaient des pêcheurs d'huîtres.

Le lendemain, il faisait une belle journée de gelée; le soleil était
pâle, mais il égayait.

On me conseilla d'aller voir le parc; je mis une robe de velours noir, un
manteau pareil, un chapeau de velours épinglé blanc avec des roses
dessous, un voile, plutôt pour empêcher mon nez de rougir que pour me
cacher. Ce parc était superbe; il y avait des cerfs, des chevreuils
presque apprivoisés.

Je vis venir devant moi une grande dame blonde, les cheveux frisés à
l'anglaise.

Quelques personnes marchaient à ses côtés; les passants la saluaient avec
beaucoup de respect; elle rendait un sourire. Elle me regarda, parla à
une dame près d'elle et continua sa route. J'entendais tout le monde
dire:

--La reine!

Je ne pouvais me figurer que c'était cette dame que je venais de croiser.

Je vis mon baron déboucher d'une allée sur un superbe cheval gris;
j'allais lui demander si cette dame était bien la reine, mais quand il me
vit, il tourna bride. Je crois que, sans les obstacles qu'il a dû
rencontrer, il courrait encore.

Je rentrai dîner.

Le baron vint me voir une minute, et me dit qu'en effet, dans ma
promenade du matin, j'étais tombée, sans le savoir, au milieu de toute la
cour.

Je compris pourquoi il s'était sauvé; il était chambellan.

Je ne crois pas commettre une indiscrétion, tout le monde est chambellan,
dans ce pays-là.

Il m'envoya des places de spectacle; on jouait _le Comte Ory_ et
_Figaro_.

La salle est singulière: il n'y a pas de loge dans ce théâtre; une
galerie séparée à plusieurs endroits pour les chambellans, les dames, le
roi. Les personnes les plus considérables de la ville vont aux stalles
d'orchestre. Je fis la moue, quand on me désigna mes places.

Mon chapeau blanc occupait beaucoup les jeunes gens placés au balcon: ils
voulaient connaître la figure qui était sous ce chapeau; plusieurs
vinrent à la porte de l'orchestre. J'étais entrée d'une façon
majestueuse; je gardai un air digne.

Hélas! j'avais compté sans les embarras de ma célébrité. Dans
l'entr'acte, deux curieux vinrent se placer presque en face de moi.

--Ah! ce n'est pas possible! dit l'un; mais si, c'est elle, c'est
Mogador!

--Allons donc! dit l'autre.

--J'en suis sûr, reprit le premier; je la connais, je l'ai assez vue à
l'Hippodrome; tu vas voir.

Ils partirent tous deux, mais revinrent avec du renfort.

Il me prit une envie de loucher épouvantable.

--Vous vous serez trompé, disait un nouveau venu.

--Non, non, disait mon délateur, je la reconnais bien; elle est un peu
grêlée, c'est bien elle; d'ailleurs, le baron peut nous mettre d'accord.

Heureusement le rideau se leva; ils n'osèrent plus redescendre. J'avais
été très-vexée; maintenant j'avais une envie de rire qui m'étranglait.

Maître Basile entra à propos, je pus me livrer impunément à ma gaieté.
Ils avaient fait une si drôle de figure, je les avais regardés avec un si
grand air d'indignation quand ils m'avaient appliqué le nom de Mogador,
que je n'osais plus tourner la tête et que j'étais à l'avance
très-embarrassée de ma sortie.

La pièce n'était pas finie, que je quittais ma place. J'espérais ainsi
gagner mon hôtel, je demeurais à la porte; mais ils avaient quitté leurs
places en même temps que moi, et ils étaient rangés dans le couloir.

Je vis le baron sur la porte; il me tourna le dos en me faisant signe de
monter dans une voiture qui se trouvait ouverte au perron; un homme me
poussa; j'entendis parler au cocher sans comprendre; nous partîmes à fond
de train. Nous marchions depuis longtemps; je commençais à m'inquiéter,
car je devais être arrivée depuis une demi-heure.

Je voulus parler au cocher, il ne comprenait pas; il redoubla de vitesse.
Je voyais les arbres, la rivière.

Je compris que j'étais perdue: il m'entraînait dans un bois. J'étais bien
mise; il me croyait riche: il allait me voler et me tuer.

Je demandai pardon à ma domestique d'avoir ainsi exposé ses jours.

Je ne sais si c'est la course ou la peur qui me portait sur les nerfs,
mais je me mis à pleurer. Ma bonne m'accompagna dans un autre ton;
c'était à fendre les oreilles.

La voiture s'arrêta, je reconnus l'hôtel.

--Le maladroit! dis-je en descendant, il s'était perdu.

--Non, me dit le baron, qui m'attendait à la porte; c'est moi qui lui ai
commandé de faire un grand détour; sans cela on vous aurait suivie. Je ne
veux pas qu'on sache où vous demeurez. Bonsoir, à demain. Ne sortez pas,
ne vous mettez pas à la fenêtre!

--Ah! mais je suis donc en prison ici?

--Ce que je vous dis est dans votre intérêt. Une de vos compatriotes,
Mlle Hermance, sous prétexte qu'on s'occupait trop d'elle, vient d'être
renvoyée en France.

--On n'est guère hospitalier dans ce pays; je pars demain.

--Non, restez encore quelques jours. Les routes sont impraticables.

Restée seule, je ne trouvai qu'une distraction: rougir mon poêle, ouvrir
la fenêtre pour ne pas griller, puis me coucher et dormir. Dormir!
était-ce possible? ma bonne ronflait comme un roulement de tambours.

Je me levai de bonne heure, je cherchai à me distraire: ce fut en vain,
et je gagnai quatre heures avec force bâillements. Je me détendais à me
rompre les fibres, quand j'entendis plusieurs voix qui causaient en
montant.

Je restai les bras en l'air; on disait mon nom. Je crus que le baron me
faisait une galanterie, qu'il m'amenait de ses amis. J'allai ouvrir; je
vis cinq jeunes gens, mais pas de baron. Je poussai vite ma porte. Il
était trop tard; ils m'avaient bien vue. J'écoutai, ils parlaient de moi.
L'un disait:

--Je savais bien qu'elle devait loger ici.

Une porte à côté de la mienne s'ouvrit; c'était un salon où ils venaient
dîner. Ils frappèrent au mur, me chantèrent des chansons faites sur moi,
ou qu'ils improvisèrent, enfin ils firent les diables!

Je ne bougeai pas, et je n'aurais répondu pour rien au monde; pourtant
cela m'amusait.

A huit heures, on frappa; je refusai d'ouvrir, n'ayant pas reconnu la
voix de mon ami. On me passa un mot sous la porte; il était ainsi conçu.

«Je n'ose aller vous voir. Votre hôtel est envahi. Sortez à dix heures;
je vous attendrai au coin de la place et du café Anglais.»

L'heure venue, je m'enveloppai comme un conspirateur et nous glissâmes le
long des murs comme deux ombres. La ville, à cette heure, est calme,
triste comme un cimetière.

Nous avancions avec peine, tant il y avait de verglas. Joséphine fit une
glissade et s'étendit comme une masse; heureusement qu'il n'y a pas que
moi, sans cela on m'appellerait mauvais cœur; je me mis à rire si fort
que je fus obligée de m'appuyer au mur.

Une sentinelle se promenait silencieuse; elle s'arrêta pour écouter et
nous cria, sans doute: Qui vive! Je ne savais que lui répondre, et puis
il m'était impossible de m'empêcher de rire.

--Oh! madame, me dit Joséphine, ce n'est pas gentil de rire du mal des
autres; ça ne fait pas de bien de se prendre mesure comme ça sur le pavé.

Je n'osais plus faire un pas; la sentinelle criait toujours; j'avais
répondu:

--_C'est nous!_

Il paraît que cela ne lui suffisait pas, et que si le baron, voyant mon
retard, n'était pas venu quelques pas au-devant de nous et n'eût dit un
mot au factionnaire, il aurait bien pu nous envoyer une balle.

--Ah! c'est vous! Tant mieux, nous ne pouvions plus avancer.

--Qu'est-ce donc qui vous faisait rire de si bon cœur?

--C'est Joséphine, qui ne voulait plus avancer sans être ferrée à glace.

--Il faut que vous changiez d'hôtel demain. On demande déjà qui est
l'étrangère qu'on a vue à la promenade; et puis, on sait où vous êtes.
Comme on est privé d'aussi charmantes femmes que vous, quand il en vient
une, c'est une révolution; les jeunes gens font le diable.

--Mon cher, votre pays m'ennuie. Je ne changerai pas d'hôtel; je pars
demain sans faute; ça me fera grand plaisir et ne vous fera pas de peine.
Faites-moi retenir un coucou.

Il essaya bien encore de me retenir; mais ma résolution était prise et ma
patience à bout.

Je repartis aussi péniblement que j'étais venue, et je vis le débarcadère
de Paris avec une joie d'exilée.



XVII

LA MORT DE MARIE.


Ma mère avait trouvé tout préparé pour le déménagement; notre boutique
était prête.

J'avais économisé un peu d'argent, mais cela ne suffisait pas. Je vendis
mes bijoux, des cachemires; je payai toutes mes petites dettes, voulant
rompre avec tous ces marchands qui s'accrochent à vous, et qui profitent
de votre position, de votre désordre pour vous vendre six fois plus cher
que la valeur des objets.

Je ne voulais pas devenir une vertu farouche, mais je voulais quitter
cette servitude du plaisir des autres; je voulais ne rire que quand j'en
aurais envie et pour mon plaisir à moi; vivre avec économie, avec gêne,
s'il le fallait, pour être heureuse du bien qui pourrait m'arriver.

Je me rappelais les dimanches de mon enfance, qui, sans avoir été trop
heureux, étaient des fêtes. Je me rappelais la robe de ma première
communion, que j'avais mise jusqu'à ce que la taille me vînt sous les
bras, et que je trouvais admirable, parce que je n'en avais pas d'autre
pour m'habiller.

Dans ce temps-là, je regardais le ciel quatre jours à l'avance pour
savoir s'il pleuvrait. Ce n'est pas l'habitude des désœuvrés du grand
monde.

L'abus des plaisirs use la vie, l'intelligence; on devient insensible à
tout, et surtout aux choses simples.

La gaieté naïve, qui est la meilleure, vous est insupportable. Voyez
plutôt. Qu'est-ce que c'est que le dimanche pour la plupart des gens
riches? Un jour d'ennui.

Ce jour-là, les badauds s'amusent; il est de bon ton de ne pas faire
comme eux.

On va à la campagne; on cherche quelque endroit désert, moins par
enthousiasme pour la nature que par dédain de la ville endimanchée et de
la banlieue en goguettes.

Cependant, mes belles dames et mes beaux messieurs, ces badauds, dont
vous vous moquez, sont gais à peu de frais, et souvent leur gaieté vaut
mieux que la vôtre.

Regardez ces promeneurs qui reviennent le dimanche soir; ils ont fait
quatre lieues dans la campagne pour ramasser une branche de groseillier,
un bouquet de fleurs des champs.

Ils sont fatigués, poudreux, mais ils se sont amusés pour huit jours.

Je comparais ces plaisirs de mon enfance avec les plaisirs de cette belle
jeunesse, dorée en Ruolz, au milieu de laquelle je venais de vivre, et je
trouvais les premières bien préférables.

Que faisaient-ils, en effet, pour se distraire, tous ces jeunes gens, qui
se croient originaux en mêlant l'anglomanie avec les traditions de la
Régence?

Les plus inventifs avaient monté de grands chevaux maigres; ils s'étaient
déguisés en domestiques; ils avaient couru, soit au bois de Boulogne,
soit au Champ-de-Mars; ils étaient tombés deux ou trois fois; ils avaient
perdu de l'argent; ils avaient dîné tous les jours au restaurant, joué
une partie des nuits avec des maîtresses; ils allaient au bal, à leur
cercle, et, dans tout cela, ils n'avaient pas trouvé moyen de s'amuser de
bon cœur pendant une heure.

Ne me parlez plus d'un monde où, pour avoir l'air comme il faut, il faut
être maigre et jaune. On dirait que leur vie est une chose qu'on leur a
donnée à tuer.

J'avais vu les deux genres de vivre; l'existence des badauds me
paraissait réellement plus amusante, et je faisais le projet de retourner
à eux.

Ma boutique était très-jolie; ma mère s'était installée à merveille, mais
nous n'aurions pas pu faire cinquante francs de ce qui nous restait.

Ma mère prit de bonnes ouvrières, et l'ouverture du magasin de modes fut
fixée au _vingt_ du mois; nous étions au _neuf_.

L'appartement que je m'étais loué était au second, sur la cour.

Je rangeai tous mes meubles avec délices. J'avais renvoyé Joséphine, qui
ne dormait pas quand il s'agissait de me voler.

J'avais retenu une fille de Nantes, nommée Marie; elle était petite,
avait les yeux gris-chat, un nez gros et un air bête qui n'était pas
trompeur. On m'en avait dit grand bien; elle était bonne et honnête.

J'avais alors une jolie petite chienne blanche tachée de noir, que
j'avais élevée; elle était gaie, aimante; j'y tenais beaucoup.

Je craignais de la perdre par la maladie, car elle toussait.

Une ouvrière me conseilla de lui donner une poudre affichée dans tout
Paris comme préservant de la maladie; je la priai de m'en apporter, et le
lendemain je fis prendre à ma petite chienne la dose qu'on m'avait
désignée. J'avais dit d'enfermer la chienne dans la cuisine. Au bout
d'une heure, j'entendis des plaintes, comme celles d'un enfant.

J'étais accourue dans ma chambre; je pensais que cela venait de chez
quelque voisin.

Bientôt ce ne furent plus des plaintes, mais des cris, des gémissements
lamentables.

On venait d'ouvrir la cuisine. J'entendis Marie défendre à la chienne de
sortir; la pauvre bête passa entre ses jambes et vint tomber à ma porte;
j'entendis geindre plus près, j'ouvris et je vis ma pauvre Blanchette
couchée en travers. Une bave blanche lui sortait de la gueule; ses yeux
étaient ternes; elle remua un peu sa queue en me voyant, voulut se lever
pour venir près de moi: à peine relevée, elle retombait; elle tendit une
dernière fois ses pattes et tomba morte à mes pieds, sa langue sur ma
main.

Cela me fit une véritable peine. Peut-être est-ce une honte de pleurer
un chien, mais j'avoue que je fondis en larmes.

J'avais empoisonné cette pauvre bête avec une trop forte dose.

J'ai toujours été superstitieuse. La mort de ma chienne n'était pas
seulement un chagrin; cela me parut un mauvais présage. Mon logement ne
me plaisait plus; j'y étais toute triste.

Nous avions plusieurs ouvrières. Une venant à nous manquer, ma mère me
pria d'aller chez une femme qui s'était présentée, et qui avait indiqué
son adresse rue Coquenard.

Je mis un châle, un chapeau, un voile, et je partis par le faubourg
Montmartre.

Je marchais lentement, quelque chose d'invisible semblait m'attirer en
arrière; je me retournais comme si je cherchais quelqu'un. J'eus envie
deux fois de revenir; enfin je touchais le coin de la rue. J'entendis un
bruit sourd, plusieurs voix crier, et je vis tout le monde courir.
J'avançai; plusieurs personnes entouraient quelque chose à terre.

Je courus, j'écartai des deux mains; on ramassait une femme. Je poussai
un cri affreux; je pris la main qu'elle me tendait, qui s'accrocha à la
mienne; ses cheveux blonds s'étaient dénoués et lui cachaient une partie
de la figure; je les écartai de la main gauche; ses beaux yeux, jadis si
brillants, se ternirent comme glacés sous mon haleine.

--Adieu! murmura-t-elle; et sa main me serra plus fort.

--Marie! criai-je en l'embrassant, Marie! reviens à toi... Mon Dieu! quel
malheur! Elle n'est pas morte, n'est-ce pas? elle va revenir?...

Un monsieur âgé, qui lui touchait le front, me répondit en ôtant son
chapeau:

--Tout est fini!

Je me sentis une déchirure au cœur qui fit passage à un torrent de
larmes.

On la remonta dans sa chambre; c'était une mansarde garnie; je suivais ce
triste cortége. Elle n'avait laissé qu'une lettre et priait qu'on la
remit à son adresse, sans l'ouvrir.

Je vis bien que c'était la misère qui l'avait poussée là.

On l'étendit sur son grabat; un médecin dit qu'elle s'était cassé la
colonne vertébrale, rompu les liens du cœur, et que la mort avait dû
être instantanée.

Ses yeux étaient restés ouverts; ses joues étaient creuses; elle était
maigre.

Je connaissais celui à qui était adressée cette lettre, je me promis
d'aller le voir; mais en attendant, je lui envoyai tout de suite la
lettre par un commissionnaire.

Il y avait beaucoup de monde dans cette chambre. On me demanda si je
connaissais les parents de cette pauvre morte. Je répondis que non.

On questionna la femme qui lui louait; on demanda s'il y avait longtemps
qu'elle demeurait chez elle?

--Non, il y a à peu près deux mois. Je lui avais donné congé parce que
c'est une fille inscrite à la police. J'ai une _demoiselle_, je ne
pouvais pas la garder.

--Avait-elle des amis? Venait-il du monde la voir?

--Non, monsieur, elle n'a reçu personne depuis qu'elle est chez moi. Je
crois qu'elle a toujours été malade.

On écrivit tous ces détails.

Je lui fis cadeau de sa dernière robe; j'envoyai un drap, un bonnet; je
n'eus pas le courage d'assister à sa toilette. Je recommandai qu'on lui
arrangeât bien les cheveux. Elle en avait si soin. Je me rappelle qu'un
jour elle me disait:

--Pour rien au monde je ne voudrais mourir à l'hospice, _crainte_ qu'on
ne me coupe les cheveux.

Son amant, me disais-je, va la faire enterrer; je veux aller le trouver.

Je rentrai chez moi désespérée. Tout le monde fut consterné de cette
nouvelle. Bien qu'on ne la connût pas, c'était une triste histoire.

Son amant demeurait rue Racine; je me fis conduire en voiture, car je
n'avais pas la force de marcher. Il était quatre heures quand j'arrivai à
la porte de son hôtel.

J'entrai chez le concierge; la première chose que je vis sur la table fut
la lettre de Marie; il n'y était donc pas!

Je demandai si l'on savait où il était, qu'il fallait absolument que je
lui parlasse.

Le portier ne parut guère disposé à l'aller chercher; mais sa femme, plus
aimable, me dit qu'il était à l'estaminet à côté, que je n'avais qu'à le
faire demander.

Je m'adressai à un garçon: on l'appela dans une salle de billard.

--Qu'on attende chez moi, dit-il, je finis une poule.

J'allai l'attendre chez son portier, après avoir recommandé au garçon de
le prier de se presser, parce que j'avais une chose importante à lui
communiquer.

--Il répondit qu'il ne se dérangerait pas pour un empire!

J'attendis plus d'une heure; enfin, il arriva, débraillé, plein de blanc.

C'était un étudiant de quinzième année; encore jeune, assez beau de sa
personne, aussi mauvais sujet qu'il est possible de l'être.

--Ah! c'est vous! me dit-il; pourquoi n'êtes-vous pas entrée? Vous auriez
pris l'absinthe avec nous. J'ai gagné la poule.

--Ne riez pas, mon ami, je vous apporte une triste nouvelle; lisez cette
lettre.

Et je lui montrai celle de Marie, restée sur la table.

--Encore! dit-il. Si c'est pour ça que vous êtes venue, vous auriez pu
rester chez vous. Ah ça! je n'en serai donc jamais débarrassé?...

Et il mettait les mains à son front comme un homme exaspéré.

--Je lui ai défendu de m'écrire; je ne veux pas lire ses lettres.

Et il fit un mouvement pour la déchirer. Je lui arrêtai les mains.

--Lisez celle-là, lui dis-je, c'est la dernière que vous recevrez!

--Elle m'a dit ça cent fois. J'en ai dix en haut que je n'ai pas
ouvertes...

--Vous avez eu tort; vous auriez peut-être évité un grand malheur...
Celle-là est bien la dernière... Elle est morte!

--Morte! fit-il en me regardant.

--Oui, morte! Elle s'est jetée par la fenêtre, et n'a laissé que cette
lettre pour vous.

Il prit sa clef, demanda s'il y avait du feu chez lui et me pria de
monter à sa chambre. Entré, il ôta sa casquette, jeta ses cheveux en
arrière, décacheta sa lettre. Elle était de huit à dix pages. Il alluma
une bougie et lut...

Il fit plusieurs mouvements de tête pendant la lecture, mais il ne versa
pas une larme.

Pauvre Marie! voilà l'homme qu'elle aimait depuis six ans, et pour lequel
peut-être elle s'était tuée.

Enfin, il me dit: «C'est un malheur irréparable; je n'y puis rien. C'est
pourtant ce qui pouvait lui arriver de plus heureux. J'ai depuis un an,
une autre maîtresse que j'aime beaucoup; je m'en suis caché dans les
premiers temps, mais Marie me suivait; elle a tout découvert. Je n'avais
rien à lui apprendre; je résolus d'en finir une bonne fois; je lui dis
que je ne l'aimais plus, que je gardais l'autre, qu'elle me laissât
tranquille. Alors, ce furent des larmes, des cris qui m'irritèrent. Je la
pris en grippe. Un soir elle vint avec la résolution de me tuer... elle
avait un couteau! Je fis monter ma maîtresse, et j'enfermai Marie dans
une chambre vide, à côté, pour que sa colère eût le temps de se passer.
Comme elle faisait du tapage, j'allai passer la nuit hors de chez moi.

--Comment, vous n'avez pas eu peur de son désespoir?

--Non. On lui a ouvert quand j'ai été parti, en lui disant que, si elle
venait encore faire du bruit dans la maison, on irait chercher la garde
pour l'arrêter.

--C'est mal, ce que vous avez fait là; vous n'avez pas de cœur.

--Si fait, j'ai du cœur, mais je ne pouvais pas la souffrir; j'aurais
bien voulu vous y voir... Je ne connais pas de supplice pareil à celui
d'avoir à côté de soi quelqu'un qui vous tourmente d'un amour qu'on ne
partage pas... Un saint s'emporterait. Je n'ai qu'un regret, c'est de ne
pas avoir eu pour elle ce que j'ai pour une autre; cela ne se commande
pas. Si elle n'avait voulu que mon amitié, je la lui aurais gardée, car
c'était une bonne fille. Je regrette aujourd'hui de l'avoir tant rudoyée;
mais elle n'avait pas de cœur; j'avais beau lui en faire, elle revenait
tout de même.

--Parce qu'elle vous adorait; vous étiez sa faiblesse... C'est dur à
vous de lui reprocher d'avoir manqué de cœur. Est-ce que vous croyez
qu'il n'en faut pas pour se tuer... à son âge?

Il relut la lettre sans plus d'émotion que la première fois.

Je l'appelais en moi-même: cœur de pierre. Les filles de marbre
n'avaient pas encore été inventées.

On frappa... Il avait retiré sa clef.

--Qui est là? demanda-t-il.

--Moi! dit une voix de femme.

Il posa sa lettre et fut ouvrir. Je vis entrer une petite brune, le nez
en l'air.

--Tiens! dit-elle en me regardant, vous recevez Mogador? Fallait me faire
dire de ne pas monter... Et elle fit mine de s'en aller.

Il s'empressa de la retenir.

Je compris alors que si la pauvre Marie avait passé sous les fourches de
cette pécore, elle avait dû en voir de dures.

Je pris la lettre, pour que cette femme ne la vît pas.

La scène qui se passait entre eux me fit comprendre que celle-là se
chargerait de venger Marie. Elle lui disait:

--C'est encore ta Marie qui t'envoie chercher?.. Vas-y, mon cher, ça
m'est bien égal; ce n'est pas moi qui te cours après: je n'ai pas besoin
de toi. Tu sais bien que je ne suis pas jalouse.

Tout cela me faisait mal; je me levai pour céder ma place et je dis à
cette demoiselle que Marie n'envoyait pas chercher son amant et qu'elle
pouvait le garder sans partage; que j'étais venue de moi-même le prier de
la faire enterrer et de la conduire à sa dernière demeure.

--Tu vois! lui dit-il, toujours en lui barrant le passage.

Je sortis sans qu'il m'eût dit: merci!

Je commençais à être de son avis. S'il était dans la destinée de Marie de
ne pouvoir se détacher de cet homme, mourir était ce qui pouvait lui
arriver de plus heureux.

J'avais, dans ma précipitation, emporté par mégarde la lettre de cette
pauvre enfant. Je comptais la lui rendre le lendemain, car je ne doutais
pas qu'il vînt chez moi. En voici quelques fragments:

   «Lisez au moins cette lettre jusqu'à la fin; ne riez pas, je vous
   ai dit cela bien souvent, c'est que j'espérais toujours que
   j'arriverais à votre cœur, que vous auriez pitié de moi.

   »Mon crime est de vous avoir trop aimé, pardonnez-le-moi, je vais
   le payer bien cher. Je n'ai jamais eu de courage quand il s'est
   agi de renoncer à vous; vous devez me mépriser d'avoir supporté
   les affronts, les duretés que vous me faisiez; je revenais et je
   vous demandais pardon du mal que vous m'aviez fait... Je me
   tenais à vos pieds et vous demandais grâce de la vie, que je
   voulais quitter, si vous ne vouliez plus m'aimer... Vous me
   faisiez chasser! Je vous envoyais mon âme et mes larmes dans une
   lettre que vous brûliez sans y répondre, ou que votre maîtresse
   me renvoyait avec une insulte de sa main.

   »Mon désespoir excitait son amour; car elle ne vous aime pas,
   elle en aime un autre... mais, c'est si bon de torturer un cœur,
   que, pour me faire souffrir, elle se partage entre l'autre et
   vous!

   »Vous me regretterez, ne fût-ce que par amour pour elle; quand je
   ne serai plus, elle vous abandonnera; vous penserez peut-être à
   moi, vous relirez cette lettre que je vous supplie de conserver,
   et vous ferez, pour récompenser mon âme du mal que vous avez fait
   au cœur et au corps, ce que je vous conseillais.

    »Quittez le quartier Latin, retournez en Bretagne, où votre
   mère vous attend encore... Je vous ai vu recevoir des lettres
   d'elle où elle se désolait de votre abandon; elle vous suppliait
   de revenir au pays; vous négligiez de lui répondre!...

   »Voilà quinze ans que vous êtes à Paris; cette vie de billard,
   d'estaminet, a gâté vos habitudes, flétri votre figure.

   »Moi, je vous trouvais le plus beau du monde, parce que je vous
   aimais comme une insensée; mais ce grand amour, vous ne le
   retrouverez peut-être jamais; vous connaîtrez alors l'abandon.

   »Partez! il est temps encore; plus tard, vous ne verriez
   peut-être plus que la tombe de votre mère, sainte femme! qui n'a
   que vous.

   »Oh! si elle avait vu le fond de mon cœur, elle m'aurait aimée à
   cause de l'amour que j'avais pour vous. Si vous aviez voulu me
   garder près de vous, je me serais faite si petite que je ne vous
   aurais pas gêné; si vous m'aviez tendu la main, il me semble qu'à
   force de dévouement je serais sortie blanche de l'abîme où
   j'étais tombée.

   »Oh! toute la force de la vie s'accroche à moi, au souvenir d'une
   espérance. Comme je t'ai aimé, comme je t'aime encore! Tu as été
   la première et la dernière passion de ma vie! Le Créateur m'avait
   faite indolente, j'aurais trouvé une énergie de fer, si tu
   m'avais dit: «Fais un miracle et je t'aimerai!»

   »Ma tête brûle... Allons, c'était impossible, il faut en finir.
   J'ai tout tenté; je ne puis pourtant te quitter; l'idée que tu
   liras cette lettre m'arrête. Depuis deux mois, je souffre mille
   morts; si j'avais pu me traîner, je serais allée mourir près de
   toi, sur ton passage... je t'aurais vu une dernière fois. Je
   voudrais t'écrire jusqu'à mon dernier soupir...

   »Si j'avais de l'argent pour me procurer du charbon, je te dirais
   si la mort fait autant souffrir que ton abandon; mais je n'ai
   rien, je n'ai que ma fenêtre ou la rivière; je ne puis aller
   jusqu'à elle. J'ai près de moi un couteau; je l'ai plusieurs fois
   approché de ma poitrine, mais j'ai peur de cette lame froide,
   éraillée...

   »Comme je souffre! mon Dieu; si vous me pardonnez, faites-moi
   mourir de suite... Je me repens... je vous prie depuis deux
   jours... je vais vous oublier au moment suprême!...

   »Mon ami, je vous pardonne!

   »Tout-à-l'heure, sur le bord de cette fenêtre, je vais
   m'agenouiller, joindre les mains, et me penchant en avant, je
   dirai: «Mon Dieu, pardonnez-moi! mon Dieu, prenez-moi en pitié!
   faites-moi mourir!...»

   »MARIE.»

Cette dernière prière avait été exaucée, car elle n'a poussé qu'un soupir
et s'est éteinte!...

Rentrée chez moi, je cachai cette lettre et la manière dont j'avais été
reçue.

Le lendemain, je ne sortis pas, attendant la personne chez laquelle
j'étais allée la veille; n'en ayant aucune nouvelle à quatre heures, je
pensai qu'elle s'était rendue rue Coquenard. J'y fus: on n'avait vu
personne!

Le corps de Marie avait été enlevé à deux heures; la charité, qui a tout
prévu, avait fait passer sa voiture d'indigence; personne ne
l'accompagna.

Mortes, toutes les créatures inspirent le respect; les passants la
saluèrent jusqu'à sa dernière demeure.

On m'a dit que la lecture de Werther avait causé des suicides; je l'ai
lu...

J'étais, à cette époque, trop heureuse ou trop ignorante pour le
comprendre; cette lecture ne me donna pas même le spleen, mais le
souvenir de Marie produisit sur mon imagination un effet incroyable.

Ce souvenir me faisait songer au repos qui ne finit point, au repos de la
mort.

Toutes les nuits, je la voyais en rêve; elle me parlait et toujours elle
me disait la même chose.



XVIII

UN ACTE DE DÉSESPOIR.


Nous avions commencé, ma mère et moi, notre grande opération commerciale.

Le magasin était ouvert. Nous ne manquions pas de pratiques. Toutes les
femmes que j'avais connues venaient chez moi faire leurs emplettes.

Cependant, nous n'étions pas sur le chemin de la fortune, par la raison
toute simple que ces femmes m'achetaient à crédit. Je n'osais pas
refuser.

Ma mère me fit comprendre que nous ne pouvions pas faire nos affaires
comme cela; et elle se chargea de refuser de nouveaux comptes.

Je ne sais qui m'en voulait, mais je devais avoir quelque ennemie
cachée, car on me fit un tour infâme...

Mon appartement donnait entre deux cours; en entrant, il y avait une
antichambre; à gauche, un salon et une chambre à coucher; en face, un
cabinet où couchait la domestique; dans le coin à droite, la porte d'un
couloir faisant le coude et conduisant à la cuisine, dont la croisée
faisait face à celle du cabinet.

Un matin, vers les huit ou neuf heures, on sonna... J'avais un grand mal
de tête, je n'étais pas levée; je dis à Marie qui allait ouvrir:

--Je ne veux voir personne; que l'on descende au magasin.

Elle ouvrit et j'entendis de mon lit demander:

--Mademoiselle Céleste!

--Elle n'y est pas; si vous voulez voir sa mère, elle est au magasin...

--Non, dit la voix, c'est elle que je veux emmener. Voilà assez longtemps
qu'elle me fait courir; je sais qu'elle est ici, qu'elle se cache. Il y a
une plainte lancée contre elle; j'ai ordre de l'emmener n'importe où je
la trouverai.

Mon mal de tête disparut. J'étais assise sur mon lit, sans respirer, pour
entendre la réponse de Marie; je regardais à droite, à gauche, où je
pourrais me sauver si elle disait que j'étais là; je ne vis que la
fenêtre!

--Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit cette fille dont la
voix tremblait; si madame était là, je vous l'aurais dit.

--Eh bien! dites-lui que si elle ne se rend pas à la Préfecture demain
avant midi, je la fais emmener par la garde!

La porte se referma.

Je cachai ma figure dans mes mains; j'avais honte devant cette fille qui
rentrait.

--Oh! madame, qu'est-ce qu'il vous veut donc, cet homme-là? Comme il m'a
fait peur!

En effet, elle était toute pâle.

--Je ne sais, lui dis-je; il se trompe. Si j'avais été habillée, je
serais sortie; mais il reviendra, vous le ferez entrer. Ne parlez de cela
à personne; on ferait des conjectures.

Elle me promit de se taire. Je lui donnai une commission pour m'en
débarrasser; j'avais besoin d'être seule.

Je me serrai la tête dans mes mains. Qu'allais-je devenir?

Je ne pouvais me sauver; j'avais mis le peu que je possédais dans cette
boutique. Tout abandonner... je retombais dans la plus affreuse des
misères.

Je ne pouvais plus descendre sans risquer d'être arrêtée, peut-être
condamnée à un mois, pour avoir manqué aux sommations qui m'avaient été
faites.

Que dire dans le quartier? Tout le monde saura cette histoire; je
n'oserai plus reparaître. D'ici à demain, je ne puis rien pour éviter
cela.

Je pensai à Marie. Demain, c'est dimanche; on ne peut pas m'arrêter
demain, les bureaux sont fermés. Ma bonne sortira toute la journée, ma
mère n'ouvrira pas la boutique... je serai seule, toute seule; oui, c'est
ça, je suis sauvée.

Je fis prendre du papier; je passai ma soirée à écrire. A onze heures, ma
mère vint me dire bonsoir.

--Tiens! je te croyais endormie. Tu écris à des fournisseurs.

--Oui.

Il ne me vint pas à l'idée de l'embrasser.

Je savais qu'elle revoyait Vincent; elle se cachait de moi, mais on me
l'avait dit.

La première demoiselle m'avait fait un portrait que j'avais trop bien
reconnu.

Comme ma mère lui avait défendu de me dire qu'elle recevait un monsieur,
elle n'avait rien eu de plus pressé que de monter dans ma chambre et de
me prévenir.

Elle me raconta même que souvent, quand je descendais, M. Vincent sortait
par une porte de derrière qui donnait rue de la Boule-Rouge.

Cela m'avait fait une peine que je ne puis rendre et j'avais retrouvé au
fond de mon cœur toutes mes colères contre lui, toute mon indifférence
pour elle.

Une fois seule, je mis tout en ordre, je cachetai quelques lettres à mes
amis et je me couchai presque heureuse du parti que j'avais pris.

Je me levai de grand matin. Vers dix heures, il tombait une espèce de
pluie qui ressemblait à du brouillard tant elle était fine. J'appelai
Marie.

--Allons, lui dis-je, habillez-vous et allez vous promener; c'est votre
jour de sortie.

--Oh! me dit-elle, il fait trop vilain temps. Je n'ai que ma payse à
voir, j'irai chez elle la semaine prochaine.

Cela ne faisait pas mon compte, car j'avais dit à ma mère que je dînais
dehors, que ma domestique sortait, et je l'avais engagée à aller
elle-même passer la journée chez des amis.

Elle ne s'était pas fait prier; M. Vincent l'attendait chez sa mère.

Cela ne me suffisait pas; il fallait absolument que Marie sortît. Je mis
un morceau de papier blanc sous enveloppe, avec un nom supposé sur
l'enveloppe.

--J'ai besoin que vous portiez cela avenue de Saint-Cloud, dis-je à
Marie.

Je savais que sa payse était aux Champs-Élysées; elle profiterait de
l'occasion pour aller la voir, et elle y resterait assez de temps pour
que je pusse mettre mon projet à exécution.

Je lui donnai donc ma commission, avec ordre de partir de suite. Je la
rappelai dans l'escalier pour lui dire que je sortais et qu'elle pouvait
rester chez ses amis jusqu'à onze heures.

Ma porte fermée, j'étais seule, libre; j'en sentis une vraie joie.

J'entrai dans la chambre de Marie; j'enlevai toutes ses affaires, que je
plaçai dans la mienne; je mis des draps blancs dans son petit lit de fer.
J'allai à la cuisine; je regardai sous le fourneau: il n'y avait que
quelques morceaux de charbon. Je vis avec attendrissement le panier de ma
petite chienne... je pensai que la maison ne m'avait pas porté bonheur.

On portait, à cette époque, de grandes pelisses, comme cette année; j'en
avais une en soie noire, je la mis; je descendis, tremblant de rencontrer
quelqu'un qui pût apporter une minute de retard à mon projet.

Le pavé était glissant, le ciel sombre; les boutiques étaient fermées en
partie. Je fus un moment inquiète, mais je respirai quand je vis celle du
faïencier ouverte. J'achetai deux fourneaux en terre, que je montai chez
moi, les cachant comme si j'emportais un trésor. Je retournai à la
provision du charbon; j'allumai les deux fourneaux dans la chambre de
Marie; je m'y enfermai, calfeutrant les fenêtres et les plus petites
ouvertures; j'entendais le craquement du charbon qui s'allumait et qui
semblait me dire:

«Hâte toi, fais ta prière!»

J'avais bouché jusqu'au trou de la serrure.

Je m'assis sur le lit; je demandai pardon à Dieu et à tous ceux à qui
j'avais pu faire de la peine, et j'attendis, calme, comme si j'étais sûre
de la miséricorde divine... Je me couchai.

Le brasier était derrière ma tête; je ne le regardai pas, mais je voyais
s'élever au-dessus de moi un rayon diaphane qui se baissait, attiré par
mon haleine: c'était la mort. Je respirais à pleins poumons; je ne
souffrais pas encore.

«Oh! me disais-je, si je n'allais pas mourir, demain je serais arrêtée!»

Je n'avais peut-être pas mis assez de charbon.

Je me levai: je sentis mon corps se balancer malgré moi; je m'appuyai au
lit avec un sentiment de joie; je me mis à genoux pour remettre du
charbon: la flamme bleuâtre m'attira; je restai en extase, les yeux
fixés, la bouche ouverte. Je me sentis vaciller comme le battant d'une
cloche; j'eus peur de tomber la tête dans le feu: je me traînai en
arrière...

A ce mouvement, un cercle de fer m'entoura le front; le feu semblait être
dans ma poitrine... Je portai les mains sur ces deux douleurs pour en
apaiser les déchirements. Ma vue se troubla. Je voulais crier; ma langue,
ma gorge étaient enflées. Je me levai à force d'efforts, les deux mains
appuyées sur une table; je me regardai dans un petit miroir.

Horreur! ma tête était enflée, les veines de mon front gonflées, les
artères de mon cou nouées comme des cordes, mes lèvres bleues, mes
cheveux hérissés!...

Alors commença une lutte épouvantable: la mort me fit peur. Je voulais
appeler au secours, la voix me manqua; je voulais me sauver, les forces
s'y refusèrent...

Je me traînais à terre; je n'y voyais plus... Enfin, je sentis la porte,
je me redressai, pour retomber comme une masse; j'avais souffert tout ce
qu'il y a à souffrir pour mourir...

Rien ne peut peindre cette agonie; elle est surtout affreuse pour les
personnes nerveuses, qui se débattent toujours à la fin et cherchent à se
sauver.

Quand je revins à moi, j'étais sur mon lit; ma chambre était pleine de
monde; deux hommes me frottaient les bras, deux autres les jambes, cela
si fort que je croyais être brûlée. Je regardais, les yeux à moitié
ouverts. Les douleurs que j'avais dans la tête me firent croire que
j'étais folle et que tout ce que je voyais n'était que des ombres; la
souffrance était trop grande pour que je pusse douter longtemps.

--Elle est sauvée, disait le coiffeur, dont la boutique était voisine de
notre maison, et qui, un des premiers, m'avait porté secours.

--Sauvée! de quoi donc? demandai-je.

Ma mère était près de mon lit.

Tout me revint à la mémoire, jusqu'aux menaces de la police...

Je me mis à pleurer, à me débattre; je voulais recommencer; je reprochais
à tout le monde d'être venu me secourir.

Les deux médecins déclarèrent que j'avais le délire, et qu'il ne fallait
pas me perdre de vue une minute.

Ma mère crut remarquer que sa présence m'irritait; elle me laissa:
Vincent sans doute l'attendait. Ce fut Marie qui me veilla.

--Comment donc m'a-t-on sauvée? lui demandai-je, étonnée d'être vivante,
après avoir tant souffert.

--Ah! sans moi, madame, vous étiez bien perdue. Vous m'aviez donné une
commission; il faisait si vilain temps que j'ai pris l'omnibus pour aller
et revenir. Je n'ai pas trouvé la personne chez qui vous m'envoyiez; je
suis revenue pour vous le dire. Je ne vous ai pas vue dans votre chambre,
je vous ai cru sortie; j'ai été dans la cuisine et j'ai vu dans ma
chambre tant de fumée que je craignais qu'il n'y eût le feu. J'avais
voulu entrer; quelque chose tenait la porte fermée: c'était vous qui
étiez tombée derrière. Je n'osais pousser: votre figure était juste sur
l'ouverture. Je vous ai crue morte; j'ai appelé au secours. On vous a
mise sur votre lit; vous êtes restée trois heures sans donner signe de
vie. Le feu avait pris dans le cabinet; le parquet en était tout brûlé.

Le médecin a dit que vous étiez tombée la tête en face la rainure de la
porte, que cela vous a donné un fil d'air pur, que sans cela tout était
fini.

--Et je serais bien heureuse!...

--Oh! madame, ne dites pas des choses comme cela.

--Ma pauvre Marie, c'est que vous ne savez pas... Cet homme qui est venu
l'autre jour, il reviendra, et alors...

--Ne vous tourmentez pas, madame; s'il revient, je lui dirai de
m'arrêter, moi, s'il faut qu'il emmène quelqu'un; et puis on ne laissera
monter personne. S'il vous voyait comme cela, il n'aurait pas le cœur de
vous faire de la peine. Allons, madame, guérissez-vous bien vite, et
n'ayez plus jamais de vilaines idées comme ça. Il n'y a pas longtemps que
je suis chez vous, mais je vous aime beaucoup.

En effet, elle me surveillait jour et nuit.

Je priai tous ceux qui m'entouraient de taire cette aventure. Quand on
tente pareille chose, il ne faut pas se manquer, sous peine de ridicule.

Je me remis bien lentement: cependant je descendis au magasin au bout de
quelques jours, malgré de grands maux de tête, des vomissements et une
toux d'irritation qui me déchirait la poitrine.



XIX

LE RETOUR DE LISE.


Tout allait pour moi de mal en pis! Les femmes à qui on avait refusé du
crédit ne venaient plus.

Le terme arrivait; il n'y avait pas le premier sou de côté. Les
marchandises étaient vendues; il fallait les payer.

On allait me poursuivre, me saisir. Je devenais folle; je pleurais tous
les jours de ne pas m'être tuée.

Si cette bonne qui veillait sur moi avec la fidélité d'un chien caniche,
n'avait pas fait si bonne garde, j'aurais recommencé; j'étais découragée,
malade; je me laissais aller, espérant une fin.

J'étais allée quelquefois chez Lise; elle était en Italie.

La seule affection qui tenait un peu compagnie à mon désespoir, c'était
celle de Deligny.

Au moment de mon départ pour la Hollande, mes relations étaient encore
très-aigres-douces. Ce départ avait été un motif pour rompre avec Deligny
et avec cette société dont il était un des plus tapageurs.

J'ai déjà dit, je crois, qu'il se donnait des airs militaires, qu'il
était querelleur, se moquait de toutes les femmes.

Il avait un ami, nommé Médème, pâle, blond, grand, mince, qui suivait ses
exemples. C'était à qui boirait le plus, aurait le plus de querelles,
changerait le plus de maîtresses...

Avec un pareil caractère, il ne devait pas avoir gardé de moi un souvenir
bien vif et bien durable. Je m'attendais à ne jamais le revoir. Je fus
donc bien surprise quand je reçus sa visite.

J'étais dans une telle disposition d'esprit qu'il aurait fallu quelque
chose d'extraordinaire pour me réconcilier avec l'idée de vivre.

Deligny n'aurait pas pu accomplir ce miracle. Mais il avait de l'esprit,
il était amusant, et ma vie était si triste, si isolée, que je
l'accueillis avec plaisir, trouvant dans ses visites une distraction à
mes inquiétudes...

Notre première entrevue fut courte; nous discutâmes sur l'un, sur
l'autre.

Il m'avait cédé sur tout; c'était presque une victoire sur une nature
aussi volontaire.

Nous passâmes quelques soirées ensemble; je l'empêchais de se griser, de
jurer. Ses amis l'excitaient; moi, je le priais d'abord, je défendais
ensuite. Il obéissait en grommelant, mais il obéissait; cela devint une
lutte dans laquelle je finis par trouver quelque plaisir à triompher.

Il avait bon cœur, mais la tête la plus extravagante du monde. Il était
de M...

Son père avait une assez grande fortune... quinze ou vingt mille livres
de rente; mais il avait quatre enfants et ne pouvait donner à son fils
qu'une pension modeste, que sa vie de restaurant absorbait et au-delà.

Il fit tout son possible pour me venir en aide; il se gênait beaucoup et
ne m'avançait pas à grand'chose; mais je lui en fus bien reconnaissante.
J'aurais pu abuser de lui: il aurait signé des lettres de change, des
billets à qui j'aurais voulu; car il en était venu au point de m'aimer à
la folie. Je ne me suis servie de mon influence que pour lui faire
quitter cette vie et cette société de gens qui, plus riches que lui, le
perdaient.

Il était bon peintre; je l'engageai à travailler, à vivre avec des
artistes. Il loua un atelier avenue Frochot. J'ai souvent entendu dire à
Th. Rousseau, qui lui donnait des conseils, que, s'il voulait travailler,
il aurait du talent.

Un jour, je vis une femme arrêtée en face de mes carreaux; cela arrivait
toute la journée et ne m'étonnait nullement, pourtant je poussai un:
Ah!... qui me fit questionner.

--Tu la connais? dit ma mère.

--Oui, répondis-je en me levant.

J'ouvris la porte pour mieux la voir; elle passa devant moi sans me
regarder, traversa la rue et entra au no 7, vis-à-vis. Peu de temps
après, la fenêtre de l'entre-sol s'ouvrit, et je la vis à la croisée, à
côté d'une grosse femme appelée Fond.

Cette Fond était une de ces anciennes beautés qui, après avoir gâché leur
existence sans penser à l'avenir, vendent la jeunesse et la beauté des
autres, en se faisant leur part si large que celles qui tombent dans
leurs serres n'ont, quand elles les lâchent, que l'hôpital ou la rivière
en perspective!

Cette femme cachait son odieux commerce sous le nom de: Table d'hôte.

J'allais rentrer, me disant toujours: «Où donc ai-je vu cette figure-là?»
quand une bonne vint me dire:

--Voulez-vous avoir la bonté de monter deux ou trois bonnets, là, au
premier?

J'avais envie d'y envoyer ma mère; mais la curiosité l'emporta, j'y fus
moi-même.

C'était, je crois, aussi un motif de curiosité qui me valait cette
commande.

On me fit entrer dans un petit salon rouge, très-simple. La petite dame
vint à moi en ôtant son chapeau.

--Avez-vous monté le rose; il me plaisait assez? me dit-elle avec un
accent gascon.

Quand elle fut décoiffée, je la reconnus de suite.

C'était la jolie Bordelaise que Denise m'avait montrée à la correction,
celle qu'un homme avait épousée pour la vendre.

Je la regardais sans défaire mes bonnets. Étrange puissance des
souvenirs! elle me semblait une ancienne connaissance; pourtant elle ne
m'avait jamais vue.

J'avais envie de lui faire une foule de questions. Nous n'étions pas
seules; je lui montrai ce qu'elle m'avait demandé, en la priant, s'il lui
fallait autre chose, de venir me voir.

Elle me le promit et tint parole. Le lendemain, elle vint me commander un
chapeau.

Elle n'était pas Bordelaise pour rien; elle me raconta toutes ses
affaires.

On l'appelait à Paris: _la Belle Pâtissière_; j'en avais entendu parler.
Un monsieur l'avait enlevée; son mari, qui n'y trouvait plus son compte
l'avait fait arrêter; elle l'avait dénoncé et allait se séparer de lui
pour venir demeurer en face, chez Mme Fond, qui louait en garni. Elle me
parut excellente fille, l'un esprit faible, d'une franchise extrême;
j'avais envie de lui dire qu'elle tombait de mal en pis chez cette femme.
Peut-être le savait-elle; je me tus.

Elle ne passait plus une fois sans entrer; elle avait la plus jolie
figure qu'il fût possible de voir.

Elle était emménagée en face; deux ou trois fois elle m'avait invitée à
sa table d'hôte, cela me souriait peu; enfin, pour ne pas la contrarier,
j'acceptai, un soir, et je ne le regrettai pas.

C'est une drôle d'étude à faire, que celle de ces prétendues tables
d'hôte.

Après le dîner, on fait une partie; les abonnés arrivent.

Ce sont des êtres impénétrables, on sait rarement leurs noms; ils ont été
baptisés par la maîtresse de maison: l'un s'appelle le _Major_, on ne
sait pas pourquoi; l'autre le _Commandant_; tous tâchent de s'arracher
quelques pièces de cent sous.

Les femmes empruntent les plus petites sommes, jusqu'à cinquante
centimes.

La vieille maîtresse de la maison appelle tout le monde _mon chéri_; elle
prélève un droit sur les cartes; quoi qu'il arrive, elle fait toujours de
bonnes affaires. Pourtant, ces femmes n'ont généralement rien.

Telle qui aurait dû être fort riche est misérable.

Pourquoi? Elle achetait des amours qu'elle ne pouvait plus inspirer; elle
avait beau se faire teindre les cheveux, se mettre de fausses dents, on
exigeait beaucoup d'elle. Si un nouveau venu tombe au milieu de ce monde,
la maîtresse de la maison lui fait mille amitiés; elle l'engage d'abord à
jouer petit jeu. L'étranger s'étonne de tant de politesse et de réserve.

On lui a donné, pour trois francs, un dîner qui vaut dix francs par tête.
Il admire ce miracle d'ordre ou de générosité. Mais on apporte du
champagne; les têtes s'exaltent, la gaieté pétille.

Le pauvre étranger perd tout ce qu'il a sur lui, quelquefois plus, et il
reconnaît, trop tard, qu'il a été dupe.

Autour du principal personnage féminin voltigent d'autres femmes,
quelques-unes jeunes et jolies.

Elles servent à la maîtresse, soit en lui amenant du monde, soit en
amorçant les joueurs.

Pauvres comparses, qui font de petits profits; elles sont joueuses, et
quand elles n'ont plus d'argent, elles donnent, comme fiche, la clef de
leur chambre.

Je fis remarquer à ma nouvelle connaissance, qui s'appelait Marie,
qu'elle était là dans une bien triste et bien dangereuse société.

--Je le sais bien, me dit-elle; mais que pourrais-je faire? On a éloigné
mon mari; mais il peut revenir d'un moment à l'autre, et je ne sais où
aller.

Elle ne s'était pas trompée... A quelques jours de là, son mari vint la
trouver et s'imposa à elle. Il l'avait rouée de coups. Elle vint me
conter ses peines.

--N'avez-vous donc pas d'amis, de parents chez qui vous pourriez vous
retirer?

--Non, me dit-elle en pleurant, je suis bien malheureuse; voilà six ans
que je mène cette vie; la plus pauvre des femmes est plus heureuse que
moi. Quelle vie de misère! Si je pouvais rentrer chez mes parents, je
partirais à l'instant même.

Je lui demandai si elle leur avait écrit.

--Non, je n'ai pas osé.

Je l'engageai à le faire, pour né partir qu'à coup sûr.

Cette femme avait eu son jour d'éclat.

Elle avait été à son tour l'objet de l'envie des femmes et de
l'admiration passionnée des hommes.

On la voyait tous les soirs dans une boutique, au coin de
l'Opéra-Comique. Les passants pouvaient la croire heureuse; elle était
couverte de bijoux, de dentelles et de soie: voilà ce qui égare tant de
pauvres têtes.

Personne ne pourra donc leur montrer la réalité de cette vie: Honte et
misère! On devrait écrire cela sur tout ce qu'on nous donne, pour que
personne ne pût s'y méprendre.

Un matin, elle vint me conter qu'elle avait trouvé le moyen de se faire
un peu d'argent pour retourner dans son pays; que son frère l'attendait.
Son moyen était de donner un bal par souscription, aux Provençaux, à
vingt francs le billet; elle me pria de m'en occuper et me fit presque
promettre d'y aller.

J'en parlai à Deligny, qui en plaça quelques-uns près de ses amis, Médème
et autres.

Un jour, un domestique galonné sur toutes les coutures regarda ma porte,
puis entra.

--Est-ce ici que demeure Mlle Céleste?

--Oui, monsieur.

Il sortit, fit signe à une voiture, qui avança jusque devant notre
maison.

C'était un joli coupé à deux chevaux.

Il ouvrit la portière. Une dame d'une grande élégance descendit
doucement, s'appuyant sur lui; elle avait un voile si épais que je ne vis
pas ses traits; elle fit signe au valet de pied de l'attendre dehors,
souleva son voile d'une main et me tendit l'autre.

--Lise! dis-je en me reculant, tant elle était pâle.

--Eh bien! tu ne m'embrasses pas? tu me trouves changée?...

--Oui, lui dis-je, un peu remise; je suis saisie de te voir, tu es si
belle; et puis, je ne t'attendais pas...

--Oh! si c'est ça, tant mieux! Vois-tu, c'est que tout le monde me croit
malade, je me figure être beaucoup changée.

Je la fis asseoir près de moi; elle pouvait à peine se tenir.

--Voyons, lui dis-je, raconte-moi tout ce que tu as fait. D'où viens-tu?

--J'arrive de Nice; j'avais attrapé un rhume... Ernest est si bon qu'il a
pris cela au sérieux, il m'aime tant!

--Ernest, c'est toujours ce vieux comte tout ridé, avec qui j'ai dîné une
fois rue Saint-Georges?

--Oui, je sais que tu ne l'aimes pas; écoute ce qu'il a fait pour moi.
Son médecin, pour faire des visites, lui a mis en tête que j'étais
malade; il a pu se tromper. Ernest ne me permettait pas de sortir; je
m'ennuyais, je ne voulais pas lui déplaire, j'étais triste, voilà ce
qu'il a pris pour une maladie.

Elle toussa et reprit:

--Il commanda une voiture de voyage, et m'emmena en me faisant passer
pour sa femme. Jamais on n'a été si bon, si prévenant; c'est un amour
comme on n'en voit pas. Je ne suis pas inquiète de l'avenir: tant qu'il
vivra, je ne manquerai de rien. Il m'a défendu de te voir, mais il est en
voyage pour quelques jours, je puis bien lui désobéir pour toi.

Elle était pâle en entrant; en causant, il lui était venu des couleurs,
ses yeux brillaient.

Je trouvai que je m'étais effrayée à tort, pourtant elle avait quelque
chose de changé que je ne comprenais pas.

--Ah! me dit-elle en riant, je sais bien ce que tu regardes; je me suis
fait arracher toutes les dents du haut, vois comme on m'en a remis de
jolies.

Je fis une grimace en pensant à ce qu'elle avait dû souffrir.

--J'ai, me dit-elle, adopté une petite fille des Enfants Trouvés dans mon
voyage, cela me fera une société.

--Comment! lui dis-je, mais tu n'as pas de fortune à toi; je croyais
qu'il fallait justifier d'une certaine position.

--Aussi, n'est-ce pas à moi qu'on l'a donnée, mais à Ernest, qui s'est
engagé à lui faire une rente, quand même il la renverrait à la crèche.

C'était une singulière fantaisie qu'elle avait eue là, mais elle était si
fantasque que rien ne m'étonnait d'elle.

La _Belle Pâtissière_ entra à ce moment pour me recommander ses billets
de bal.

Lise lui en prit deux, faisant sonner beaucoup d'or dans une jolie petite
bourse en filet. Elle avait des diamants aux oreilles, aux doigts.
«Allons, me dis-je, elle est vraiment heureuse, tant mieux!»

Je lui demandai ce qu'elle allait faire de ces billets, car je ne pensais
pas qu'elle y allât.

--Ce que je vais en faire? mais y aller avec Eulalie et toi, si tu veux.

--Eulalie est donc toujours chez toi?

--Oui, je l'ai emmenée partout.

--Et Camille?

--Il est toujours le même.

--Adieu; je viendrai te prendre samedi.

Elle remonta en voiture. Le samedi, on me fit dire qu'une dame
m'attendait en bas, qu'elle ne pouvait pas monter.

Quand nous arrivâmes aux Frères-Provençaux, tout le monde fit un: Oh!...
général.

Je la regardai aux lumières; elle était livide, elle se serrait à moi
pour ne pas tomber; je la fis asseoir.

--Vois-tu, il y a longtemps qu'on ne m'a vue, on est étonné.

C'est effrayé qu'on était; on passait devant elle en chuchotant.

Elle avait un domino rose tout garni d'angleterre, une coiffure noire
avec des roses.

Elle me demanda plusieurs fois:

--Entends-tu ce que l'on dit?

--Non, lui dis-je; sans doute, on remarque que tu es bien mise.

--Ou que je suis affreuse!

Puis, se regardant dans la glace, derrière elle, elle soupira.

--Tu souffres, lui dis-je, pourquoi es-tu venue?

--Allons donc, me dit-elle, sois franche, dis-moi que je ne suis plus que
l'ombre de moi-même; que cette fatigue, cet engourdissement, c'est la
mort!

--Es-tu folle, ma pauvre Lise? on peut être souffrante sans mourir; ça
tient joliment, la vie, va!

--Ah! tu crois? c'est que j'ai peur de la mort.

Et ses yeux brillaient en voyant tourbillonner les danseurs; elle les
suivait avec son âme; elle semblait respirer la vie des autres. On jouait
une valse, elle se leva entraînée et me dit:

--Je veux valser.

Je n'osai la contrarier et priai Médème de l'inviter; je lui recommandai
de la soutenir, car je voyais bien qu'elle ne ferait pas deux tours.

--Oh! je ne peux pas, dit-elle en s'appuyant au mur.

Après une toux sèche, le sang lui sortit à flots de la bouche.

--Comment l'avez-vous laissée venir? me dit Deligny; elle est perdue!

--Je ne savais pas qu'elle fût dans cet état, et puis, si je ne l'avais
pas accompagnée, elle serait venue seule.

--Elle se trouve mal, dit Médème, qui était resté près d'elle.

Il l'enleva dans ses bras et la descendit; personne n'y prit garde,
excepté Lagie, qui dit, en la voyant passer:

--Voilà la Pomaré qui fait ses manières.

Je la menai chez elle, elle avait la fièvre; elle ne voulait pas qu'on la
déshabillât; elle voulait retourner au bal, danser.

Il fallut allumer tout chez elle. J'y restai une partie de la nuit; elle
remettait sa coiffure, me disait des mots sans suite; enfin, la fatigue
l'emporta, elle s'endormit.

Je rentrai chez moi fort triste.

Le lendemain, je fus la voir; elle était levée, plus pâle que la veille.

--Oh! te voilà, toi, me dit-elle les lèvres crispées, tu devais être la
première à qui j'apprendrais cette nouvelle; les misérables!... je me
vengerai! Ils me croient donc morte? Quelle trahison!

Je la crus folle.

--Ça ne t'indigne pas? me dit-elle en colère.

--Tu ne m'as pas dit ce que tu avais.

--Eh bien, Eulalie est la maîtresse de Camille. Ils me trompaient tous
les deux; il est majeur dans quelques jours; elle s'est sauvée avec lui.
Ah! que mon cœur me fait mal! Je les aimais tous les deux, ils
m'abandonnent ensemble; elle lui disait tant de mal de moi, qu'il me
hait. Elle est enceinte, il veut l'épouser; mais je connais son oncle,
son tuteur: j'écrirai, j'irai s'il le faut. Je ne peux renoncer à cette
affection, c'est la seule pure que j'aie eue de ma vie. Oh! que c'est mal
de m'avoir fait croire à l'éternité; l'éternité c'est la vie. Ça ne sera
pas long pour moi, il aurait pu attendre un peu.

Elle fondit en larmes; je tâchai de la calmer.

--Voyons, ne suis-je pas ton amie? Je ne t'abandonnerai pas... Ton amant,
ce comte, il ne me plaisait pas, je l'avoue; mais enfin ne t'a-t-il pas
donné de grandes preuves d'affection? Tout le monde n'est pas ingrat;
oublie-les.

--Oublier! Oui, je veux oublier, tu as raison. D'abord, j'ai revu ma
mère, elle vient me voir en cachette; je lui donne des effets pour mes
frères et sœurs. C'était sa préférée, Eulalie! elle va la défendre; je
ne veux pas lui en parler; je voudrais qu'Ernest revînt. J'attends son
médecin aujourd'hui; je ne lui dirai pas que je suis sortie hier. Comme
ma tête brûle! je vais me mettre sur mon lit.

Nous passâmes dans sa chambre; cette chambre était tendue en jaune, comme
dans la rue Saint-Georges, mais mieux meublée: il y avait deux croisées
sur le devant, garnies de rideaux blancs et jaunes; entre les deux
croisées, un socle en bois doré supportant une Vierge en plâtre, sur
laquelle retombait un voile de dentelle; on voyait, au travers, des
perles et des fleurs.

La cheminée faisait face à son lit, dont la tête était tournée vers les
croisées; il y avait une porte au pied, donnant sur l'antichambre; une
autre donnant dans le salon.

C'est par cette dernière porte que nous étions entrées; l'autre s'ouvrait
en même temps.

--Le docteur! dit sa femme de chambre.

--Je te laisse.

--Si je ne viens pas demain, à après-demain, sans faute.

Elle me serra la main, et je la quittai. Quand je revins, sa mère était
là; elle refusa de me laisser entrer.

Je revins quelques jours plus tard; elle essaya de m'éloigner; j'insistai
et j'entrai.

Lise me reprocha d'être restée si longtemps sans la voir. Sa mère me
regardait, je n'osais pas dire qu'on m'avait renvoyée. Sa mère
ressemblait à Eulalie; elle me déplut. Lise ne quittait plus le lit.

--Je voudrais qu'Ernest revînt, me dit-elle avec tristesse.

Je la fis répéter, car cet Ernest qu'elle attendait toujours, je l'avais
rencontré la veille.

--Ça coûte si cher les maladies! J'ai déjà engagé beaucoup de choses. On
dirait que tout le monde a peur que je meure; chacun m'apporte sa note.

--Ce n'est pas ça, lui dis-je, c'est que l'argent est rare, chacun en a
besoin.

--Oh! tu as peut-être raison. Ernest ne peut pas tarder.

Je pris congé d'elle. Sa mère me fit entrer dans la salle à manger, et me
dit:

--Vous qui connaissez ses habitudes, ses amis, vous savez sans doute que
ce monsieur Ernest est à Paris? On a envoyé plusieurs fois chez lui, il
ne fait pas de réponse. Le médecin qu'il envoyait ne vient déjà plus. Je
n'ose pas lui dire cela, elle l'attend toujours. Avant-hier, on est venu
pour saisir, du magasin de la _Mère de famille_. J'ai prié d'attendre. Il
s'agit de trois cents francs pour un domino rose; ils reviendront dans
quelques jours; je ne sais comment faire.

--Il faut éviter cela; je vais y passer.

Elle fut enchantée et me permit de venir voir Lise quand je voudrais.

J'allai dire à ce magasin que je répondais de la dette; que s'il arrivait
un malheur et que Lise mourût, son mobilier serait plus que suffisant
pour payer tout le monde; que jusque-là on voulût bien attendre.

La dame me le promit; je retournai quelques jours plus tard chez Lise.

--Oh! te voilà! Je suis bien mieux, va! J'espère sortir dans quelques
jours. J'ai bonne mine, n'est-ce pas?

Je répondais oui sans la regarder; elle était plus mal que jamais.

Sa mère entra et me dit:

--Grondez-la, vous qu'elle aime; elle a écrit toute la nuit.

--Oui, dit Lise avec un sourire étrange; oui, c'est ce qui m'a fait du
bien. Je vais mieux, n'est-ce pas?

Ses yeux, où brillait la fièvre, s'attachaient sur moi; je fus forcée de
la regarder.

Ses joues étaient creuses, ses lèvres rouges; j'entendais sa respiration
rauque; j'avais envie de pleurer.

Son regard ne me quittait pas. Je compris qu'elle avait quelque chose à
me dire; mais nous n'étions pas seules: sa mère ne sortait jamais quand
j'étais là.

Elle prit sur la table de nuit une petite montre émaillée bleu, la tourna
longtemps dans ses doigts, la remit à sa mère et lui dit:

--Tiens, envoie cela là-bas, c'est mon dernier bijou. Qu'il me tarde
qu'Ernest revienne! Pas une lettre de lui! Si je ne l'attendais pas, je
pourrais m'adresser à quelques amis. Je suis sûre qu'il viendra me voir;
j'aime mieux attendre. Va vite!

Sa mère sortit. Elle me tira près de son lit et me dit:

--J'ai écrit à l'oncle de Camille; il voulait lui faire épouser sa fille,
il empêchera bien ce mariage. Je suis vengée! Oh! que je vive assez pour
avoir la réponse! Tu lui diras, à Eulalie, si tu la rencontres, que c'est
moi...

On marchait vers la porte, elle mit un doigt sur sa bouche; sa mère
rentra.

Je lui dis combien j'étais peinée de n'avoir pas d'argent à lui offrir,
pour lui épargner ces engagements au Mont-de-Piété; que je me consolais
en pensant que ce n'était pas pour longtemps. Je mentais pour calmer ses
inquiétudes.

Je quittai cette chambre le cœur serré.

A quelques jours de là, on vint saisir son salon, sa salle à manger, son
cabinet de toilette. J'étais là, j'obtins qu'on n'entrât pas dans sa
chambre.

Ce que l'on avait saisi suffisait largement à couvrir cinq cents francs
qu'on réclamait.

Elle demanda qui marchait à côté; je lui répondis qu'on voulait voir son
logement; elle disait tous les jours qu'elle voulait déménager; cela ne
l'étonna pas.

--Oui, je vais quitter ce logement, j'irai demeurer à la campagne. Puis
ses yeux se remplissaient de larmes et elle reprenait: Oui, à la
campagne, au cimetière Montmartre.

Je tâchais de chasser cette idée de son esprit; j'y parvenais assez
facilement, car elle tenait à la vie.

Quand elle m'entretenait de ses espérances, cela me faisait souvent plus
de peine que quand elle me parlait de sa fin prochaine. Je lui conseillai
d'écrire à quelques amis. Personne ne vint.

M. Ernest, instruit qu'il n'y avait plus de ressources, avait cessé de
s'occuper d'elle; toutes démarches furent inutiles: il fit répondre que
ce qu'elle avait suffirait, en le vendant, pour aller jusqu'à la fin;
qu'il ne voulait pas faire de nouveaux sacrifices pour une femme qui
n'avait pas un mois à vivre.

Je me disais chaque jour, en quittant le chevet de cette pauvre fille:

«Pourvu qu'elle meure avant qu'on lui enlève son lit!»

Elle m'avait demandé du bon vin, du raisin, des asperges, cela hors
saison. Quoique j'eusse peu d'argent, je m'étais procuré ce qu'elle
désirait.

J'arrivai les bras chargés. Ce fut Eulalie qui m'ouvrit la porte: je
faillis tout laisser tomber par terre.

Elle me fit entrer dans la salle à manger en me disant:

--N'entrez pas, elle dort! Le diable doit la tourmenter, car elle s'est
donnée à lui.

Je ne comprenais pas; elle reprit:

--Vous savez ce qu'elle m'a fait. Hier, l'oncle de Camille l'a fait
venir, censément pour un rendez-vous d'affaires, et l'a enlevé dans sa
voiture, presque de force. C'est elle qui est cause de tout cela. J'ai
reçu une lettre ce matin à l'hôtel. Camille me dit adieu; il m'annonce
qu'il m'enverra de l'argent et me répète qu'il voulait m'épouser. Me
voilà encore sans ressources, car je le connais: avec lui, le dernier qui
parle a raison. Elle le savait bien: je ne le reverrai jamais. Dans
quinze jours, il ne pensera plus à moi; il n'a pas mis tant de temps à
oublier son amour pour Lise. Qu'elle se réveille, je vais lui dire tout
ce que j'ai sur le cœur.

Je la priai de n'en rien faire, de ménager les derniers moments de sa
sœur.

--Qu'est-ce que ça me fait? Je voudrais qu'elle fût morte un mois plus
tôt.

Sa mère, qui avait pour Eulalie une faiblesse marquée, paraissait s'être
rangée de son côté.

Lise sonna.

Pendant cette conversation, j'avais souhaité dans mon cœur qu'elle se
fût endormie pour toujours.

Sa sœur ouvrit la porte qui donnait au pied de son lit, s'appuya au
chambranle et, se croisant les bras, dit:

--Eh bien! c'est moi! est-ce que ça t'étonne?

J'étais derrière; je vis Lise à peine éveillée se lever sur ses coudes,
sourire et retomber en arrière, en disant:

--Enfin!...

Eulalie s'approcha.

--Tu es contente de ton ouvrage, fille du diable; au lieu de te repentir,
tu fais le mal jusqu'au dernier moment. Regarde-toi donc; tu es à moitié
morte, tu ne jouiras pas longtemps de ton triomphe; je suis abandonnée,
tu l'es aussi. Ton Ernest, il est ici, il ne veut plus te voir; toi qui
te croyais aimée de tout le monde! où sont-ils donc tes amants?

Lise ferma les yeux sans répondre; je vis des larmes percer ses
paupières. Sa mère tirait Eulalie et lui faisait signe de se taire. Elle
allait sans doute continuer.

--Emmenez-la donc! m'écriai-je, si vous êtes la mère des deux; et vous,
Eulalie, ne dites pas un mot de plus: n'avez-vous pas honte? Sortez!

Je ne sais ce qu'elle me répondit; mais je la poussai peut-être un peu
fort dans la pièce voisine. Je fermai la porte au verrou, malgré sa
résistance.

Lise me serra la main et me dit:

--Si tu pouvais rester près de moi! Oui, elle a raison, je suis
abandonnée par tout le monde, excepté par toi. Pourquoi mon amant
reviendrait-il?

Elle me montra ses bras et ses mains décharnés.

--La vie que j'ai menée, c'est un commerce; on m'achetait un baiser; je
n'ai plus rien à vendre, on ne vient plus. Que tu as bien fait de quitter
cette vie-là! dans quelque temps on oubliera ton passé, peut-être
l'oublieras-tu toi-même; fais-toi des amis. Ah! que celle qui a été
vertueuse, honnête, est bien récompensée à cette heure suprême! le
compagnon de sa jeunesse la soigne jusqu'au dernier moment, l'accompagne
à son dernier asile et va pleurer sur sa tombe. Pour nous, rien que la
raillerie et l'insulte pendant et après. Tout l'or du monde ne suffirait
pas pour compenser ces dernières heures.

Je pleurais.

--Pourquoi pleures-tu? ma pauvre Céleste; parce que je vois plus clair
qu'hier? C'est ma sainte Vierge qui a inspiré Eulalie; elle m'a fait
comprendre que je perdais mon temps à espérer un intérêt que je ne
méritais pas. Donne-moi le chapelet qui est aux pieds de la Vierge, ôte
le voile qui la couvre, mets-la près de moi, sur cette table; vois, ses
bras sont ouverts pour tous ceux qui vont à elle. Ne pleure pas;
laisse-moi, mais ne reste pas plus d'un jour sans venir; envoie-moi un
prêtre ou charges-en ma mère.

Elle appuya sa tête sur le coin de la table de nuit. La lumière de la
veilleuse, le reflet de la Vierge blanche éclairaient sa figure; elle
était calme, ses yeux se fermèrent, je crus tout fini.

Je tirai la porte doucement; sa sœur voulut parler, je lui fis signe de
se taire et je priai sa mère d'aller chercher un confesseur, si elle
voulait qu'il arrivât à temps.

--Comment va-t-elle? me demanda ma mère en rentrant.

--Elle va bien, lui dis-je, je voudrais être à sa place... Et je montai
toute triste dans ma chambre.

Le lendemain, je retournai chez Lise. J'avais rêvé d'elle toute la nuit:
je la voyais habillée pour un bal; ses fleurs étaient noires.

En entrant, j'interrogeai son concierge du regard; il me fit un signe de
tête qui voulait dire:

«Tout n'est pas fini, mais ça ne tardera pas.»

Je montai ses trois étages sans respirer. J'allais sonner, quand
j'entendis rire, parler. Je frappai; sa sœur vint m'ouvrir, une
serviette à la main; j'entrai dans la salle à manger, je vis des huîtres,
du vin blanc: on déjeunait gaiement dans l'antichambre de la mort.

Je fus indignée.

--Elle va donc mieux? dis-je en regardant ce festin.

--Oui, me répondit sa mère, elle repose, laissez-la.

--Si elle repose avec le bruit que vous faisiez tout-à-l'heure, il faut
qu'elle dorme du dernier sommeil. S'est-elle confessée?

--Oui, elle a vu son père hier; cela l'a rendue heureuse; elle a demandé
pardon à sa sœur.

--Il est bien temps, dit Eulalie; je me moque de son pardon. Je
n'oublierai jamais ce qu'elle m'a fait.

J'entrai dans la chambre de Lise. Elle avait les yeux ouverts; elle ne
bougeait pas. Je n'osais avancer.

Elle fit un mouvement; je voulus lui prendre la main; elle tourna sur moi
ses grands yeux éteints, me fit un signe de reconnaissance et soupira
sans dire un mot.

Je m'assis dans un fauteuil près d'elle et lui demandai comment elle se
sentait; elle me fit signe de la tête qu'elle était bien. Elle avait
roulé son chapelet autour de son bras; son livre de prières était près
d'elle; elle remua ses lèvres comme si elle voulait me parler, elle
regarda de tous les côtés, fit un mouvement d'impatience; puis, appelant
toute sa volonté:

--Ah! fit-elle, écoute.

Je me penchai, car sa voix était faible.

--J'ai commandé mon portrait à un pauvre artiste; il est presque fini;
personne ne voudra le prendre, va le chercher. Tu le garderas, toi!

Je le lui promis.

Elle eut à peine le temps de me dire le nom du peintre: Montji.

La parole lui manqua de nouveau; elle me fit des signes en me montrant sa
Vierge, embrassa la croix de son chapelet; elle voulait être seule.

Je sortis, je ne pouvais plus retenir mes larmes; j'écoutai à la porte,
elle cherchait à prier tout haut. Dieu seul pouvait comprendre sa pensée.

Le lendemain, quand je revins, toutes les portes étaient ouvertes; l'âme
était partie; une bougie gardait le corps; tous les yeux étaient secs
autour d'elle.

Je me mis à genoux au pied du lit, je fis une longue prière; je
l'embrassai sur le front, je lui fermai les yeux restés ouverts, je lui
coupai une mèche de cheveux, et je quittai cette chambre, le cœur et les
yeux pleins de larmes.

Je ne rentrai pas chez moi; j'allai chez Deligny, qui, voyant ma douleur,
fit son possible pour me distraire et pour me consoler.

Le lendemain, il pleuvait à verse; je pris un petit coupé, j'allai rue
d'Amsterdam. Arrivée à la porte de Lise, j'entendis clouer sa bière. Je
redescendis à reculons: il me semblait que les clous m'entraient dans les
chairs.

On exposa son corps à la porte.

La rue est déserte à cet endroit, le temps était affreux, personne ne
passait. Il y avait deux personnes à son enterrement: moi et le cocher
qui me conduisait.

Quand on eut jeté la dernière pelletée de terre sur elle, on mit une
croix avec ses initiales. Je restai les pieds scellés dans cette terre
glaise; il me semblait qu'une partie de moi-même était en terre avec
Lise. Je m'arrachai en faisant un effort; j'étais fascinée: il me
semblait entendre des voix m'appeler. J'eus peur, je sortis en courant.

Deligny était chez moi; il me reprocha de me faire tant de mal. C'était
plus fort que ma volonté: je pleurais sur elle et sur moi.

Le même sort ne m'était-il pas réservé?

Je fus au cimetière huit jours après, espérant trouver une pierre, un
entourage. Rien. Pourtant sa mère avait, en payant quinze cents francs de
dettes, pris la succession, qui valait bien quinze mille francs.

Je pensai qu'elle n'avait pas eu le temps de s'occuper encore de ces
soins.

Je revins au bout de dix jours. Rien.

On avait abandonné la morte, comme on avait abandonné la malade.

Je commandai un entourage en fer, un mausolée en marbre, avec ces deux
lignes:

   _Ici repose Lise..... née le 22 février 1825, morte le 8 décembre
   1846. Son amie, Céleste._

J'étais allée chez Montji. Il m'avait donné son portrait, moyennant deux
cents francs, au lieu de trois cents, qui étaient le prix convenu. Il
n'était pas heureux et me fit ce sacrifice parce que j'étais l'amie de
Lise.

C'est le portrait que l'on a vu chez moi.

Ces dépenses me gênèrent beaucoup, mais je les fis sans regret. Deligny
m'aida encore en cette circonstance: il était vraiment bon.

J'allai voir la tombe de Lise; j'avais donné des ordres, et elle était
garnie de fleurs. Personne autre n'y avait mis une pensée depuis sept
ans. Quelques petits journaux eurent le courage de faire des
plaisanteries sur cette fin pourtant bien triste et bien abandonnée: _Il
lui sera beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé_; ils auraient
dû dire: «Il lui sera peut-être pardonné, parce qu'elle est morte en
bonne chrétienne et qu'elle a beaucoup souffert.»

Elle avait beaucoup souffert, en effet. Sa mort avait été une cruelle et
longue agonie. Depuis plusieurs jours, le corps mourait, que l'esprit
vivait encore, et vivait pour la torturer. Je n'ai jamais connu personne
qui eût une si grande peur de la mort. Sous l'influence des sentiments
religieux auxquels elle avait été fidèle toute sa vie, elle voulut
cependant regarder en face sa fin prochaine, se préparer à ce terrible
passage; elle s'imposa un dernier devoir, qui l'effrayait tant parce
qu'il lui montrait que tout espoir terrestre était perdu pour elle. Elle
faisait des efforts surhumains. Elle réussissait pendant quelques
instants, mais la nature l'emportait bientôt sur sa volonté, et elle
retombait dans des spasmes nerveux, dans des accès navrants de terreur.
Souvent, pendant la nuit, elle appelait au secours, elle avait des
visions et elle criait: «Mon Dieu, laissez-moi vivre!» Alors, m'a-t-on
dit, sa main défaillante semblait chercher un ami dans le vide. La pauvre
fille qui la servait, qui lui était attachée, pourtant, demanda son
compte, pour ne plus être témoin de ces scènes déchirantes.

Je ne pouvais m'habituer à la pensée que j'étais seule à la pleurer; je
me rappelais les souvenirs de notre vie passée pour trouver un cœur qui
sympathisât avec les regrets que je lui donnais. Je songeai à Alphonse,
qui avait réchauffé sa vie, sa gaieté à ce feu follet; il apprit sa mort
avec peine. C'est peut-être le seul qu'elle n'avait pas appelé; c'est le
seul qui aurait répondu.



XX

UN SOUPER AU CAFÉ ANGLAIS.


La mort de Lise marque une des phases les plus tristes de ma vie. J'étais
tombée dans un découragement profond. Les espérances ambitieuses qui
m'avaient soutenue s'étaient évanouies. L'exaltation qui m'avait portée à
mettre fin à mes jours s'était affaissée. Mon dégoût pour l'existence
n'avait pas diminué; seulement mon courage, pour en rejeter le fardeau,
n'était plus le même. Le mal dont je souffrais, c'était une défiance
absolue, invincible; je le pensais, du moins.

Je ne croyais plus à l'affection; je ne croyais qu'à l'amour du jour, à
l'amour sans dévouement et sans lendemain. Mon âme en était saturée.

On m'a bien souvent reproché d'avoir torturé ceux qui m'ont aimée. Si
j'avais eu ce malheur, je pourrais au moins me rendre cette justice, que
je n'ai jamais agi par méchanceté et par calcul. Le doute qui me dévorait
le cœur a seul inspiré ma conduite, et a pu me donner quelquefois
l'apparence de l'ingratitude et de l'insensibilité. L'incrédulité, dans
le cœur d'une femme, est pour cette femme une poignante souffrance; mais
elle lui donne sur les autres caractères une force et un ascendant
presque irrésistibles.

J'appris alors une nouvelle assez étrange, qui m'impressionna d'autant
plus qu'elle se rattachait aux idées, aux sentiments et aux doutes qui
vibraient douloureusement en moi, depuis la mort de Lise.

Cette nouvelle était relative au pauvre pianiste, que j'avais accusé
d'inconstance, en me raillant moi-même d'un instant de faiblesse et de
crédulité.

On vint me dire qu'après notre séparation, H... avait eu un grand
chagrin; il était tombé malade, sans qu'il fût possible à la science de
déterminer le caractère de sa maladie. On lui conseilla la distraction;
il partit pour l'Italie, visita Rome, s'y fit catholique et entra dans un
couvent. J'avais bien de la peine à croire, comme on me l'assurait, que
cette détermination eût été causée par la douleur qu'il avait ressentie
de notre séparation; en tout cas, il avait été bien inspiré, et je
répondis en souriant, à la personne qui me contait cette histoire, que si
je damnais tous mes amis comme celui-là, l'Église me devrait une
récompense. Au fond de l'âme, pourtant, j'étais plus émue que je ne
voulais le paraître.

J'avais mon logement en horreur: je n'y avais pas été heureuse, et, pour
ne pas y rester, je passais les nuits dehors.

Deligny avait repris ses habitudes de dissipation. Je le suivais, je
criais bien haut pour ne pas entendre ma tristesse. Ma santé était
profondément altérée, depuis ma tentative de suicide. On n'avale pas
impunément le gaz d'un boisseau de charbon; je toussais, j'avais le feu à
la poitrine; je buvais du champagne pour l'éteindre; je me figurais
mourir comme Lise. Mais loin de m'effrayer des approches de la mort, je
l'aurais acceptée comme un bienfait.

Une pareille situation d'esprit ne contribuait pas à rendre mon humeur
égale. Je tyrannisais Deligny. A toutes ses protestations de tendresse,
je répondais invariablement:

--Vous m'aimez aujourd'hui; vous le dites au moins. Que je tombe malade,
vous me laisserez là comme un chien; que je meure, vous ne me donnerez
pas un regret.

Rien ne pouvait m'ôter cette idée de la tête.

J'avais fini par réussir à m'étourdir. Un souper en amenait un autre; je
ne dormais plus: je trouvai le repos de mes souvenirs.

Au milieu des désordres de cette folle existence, je m'étais liée avec
une petite femme qui était venue au magasin; elle était gentille,
spirituelle et insouciante du lendemain. Cette femme était la maîtresse
de Brididi.

Elle m'avait d'abord détestée; elle était venue me voir par curiosité et
s'était attachée à moi. Nous devînmes amies. Comme cela, elle me
surveillait et était sûre que je ne m'occupais pas de son cher Brididi,
qui, de son côté, m'avait, je crois, tout-à-fait oubliée. Deligny étant
parti pour M..., je me trouvais seule et je passais beaucoup de temps
avec elle. Sa gaîté était intarissable, son cœur était bon, trop bon
même, car elle avait une grande faiblesse en amour. Brididi en abusait un
peu; il était tout fier d'inspirer une si grande passion. Il avait
raison, du reste; elle était vraiment charmante: une jolie taille, de
jolis yeux, de jolis cheveux ondés qui lui valurent le nom de Frisette.

Ce que j'aimais surtout en elle, c'était sa bonté; elle rendait service
à qui elle pouvait et se cachait pour éviter un remercîment; n'ayant que
six sous pour prendre l'omnibus, elle les donnait à un pauvre et faisait
sa course en chantant. Si l'énergie manquait dans cette tête et dans ce
cœur, il y avait, en revanche, de bien excellentes qualités.

Ces qualités avaient survécu au vice, qui les étouffe chez tant d'autres
femmes. Quand ma folie parlait raison, elle écoutait, m'approuvait;
enfin, je l'aimais beaucoup.

Je ne sais laquelle de nous deux mena l'autre à un souper au café
Anglais. Je m'y rendis, comme j'allais à toutes ces parties, par
désœuvrement, sans me promettre beaucoup de plaisir. J'étais loin de me
douter que cette soirée exercerait une influence décisive sur ma vie et
en préparerait peut-être le dénoûment.

Je me trouvai, à ce souper, en pays de connaissance. Je reconnus
plusieurs personnes que j'avais vues chez Lagie.

Le fond de mon caractère a toujours été sérieux. Le temps que d'autres
consacraient à dire ou à écouter des folies, je l'employais en général à
me rendre compte des caractères avec lesquels j'étais en contact, et à
lire en quelque sorte les physionomies nouvelles que je rencontrais.

Mon attention se fixa d'abord sur un jeune homme de trente ans environ,
grand, maigre, brun, pâle; le front d'une largeur et d'une hauteur
ridicules; la figure allongée, mince du bas, les yeux grands et noirs, le
nez pointu, la bouche moyenne, les dents gâtées... Il avait quitté son
habit; je voyais au travers de sa chemise fine se dessiner ses épaules
maigres, étroites, qui annonçaient une mauvaise santé. Il ordonnait le
festin, commandait en maître; quelques femmes l'entouraient, il leur
répondait d'un air protecteur.

En attendant qu'on servît le souper, il se mit au piano; il était bon
musicien, mais il faisait trop de grimaces, de contorsions; ses mains
osseuses me faisaient l'effet d'araignées. Je ne lui fis aucun
compliment; il en parut étonné.

Pendant le souper, il m'attaqua. Il avait de l'esprit, mais un de ces
esprits impossibles à dépenser avec d'autres qu'avec certaines femmes; un
esprit brutal, malhonnête, ne reculant pas devant la plus grosse injure
pour un mot drôle. Il parlait toujours de lui; il faisait, à ce qu'il
disait, tout mieux que personne. Sa noblesse était la meilleure, sa
fortune la plus grande; nul n'était brave comme lui.

Toutes ces forfanteries me portaient sur les nerfs. Je n'avais rien
répondu à ses provocations, mais je faisais provision de colère, et déjà
je lui avais donné un surnom que j'avais glissé dans l'oreille de ma
voisine et qui l'avait fait rire de bon cœur, tant il s'appliquait bien
au personnage. Je l'appelais _le Faucheux_.

Ce qui augmentait ma mauvaise humeur, c'est que j'étais placée à côté
d'un grand homme très-beau, très-content de lui-même, qui faisait tout au
monde pour attirer mon attention sur ses larges épaules et sur sa
poitrine bombée; il était bête comme une oie et vaniteux comme un paon.
C'était un bellâtre. L'oreille ouverte aux sarcasmes du Faucheux, je
perdais la pantomime de mon voisin, ce qui le mit de fort mauvaise
humeur.

Cela commençait mal. Je n'avais encore rien dit et j'avais déjà deux
ennemis.

Le Faucheux semblait avoir pris à tâche de lasser ma patience.

J'étais le point de mire de toutes les plaisanteries.

La colère finit par me monter au cerveau, et je débutai avec d'autant
plus de vivacité que je m'étais contenue plus longtemps.

--Monsieur, lui dis-je, voulez-vous avoir la bonté de me laisser
tranquille? Voilà une heure que j'écoute vos sottises. En ne vous
répondant pas, je croyais vous avoir fait comprendre que votre esprit
n'était pas de mon goût. Les araignées ne me font pas peur, mais elles me
dégoûtent, et quand elles s'approchent trop près de moi, je les écrase.
Ainsi, grand Faucheux, ne vous occupez pas plus de moi que je ne
m'occuperai de vous.

C'était dur; mais j'avais été cruellement provoquée, et je n'ai jamais
brillé par la patience.

L'épithète de grand Faucheux mit immédiatement les rieurs de mon côté. Il
y a dans toutes les réunions, petites ou grandes, un sentiment de justice
qui se fait jour.

On comprenait que les attaques dont j'avais été l'objet me donnaient
droit, de mon côté, à une assez grande latitude.

Mon adversaire devint furieux. Il ne s'attendait pas à de semblables
représailles de la part d'une de ces pauvres filles, habituées à courber
la tête sous le joug de la fatuité opulente. Il n'avait pas encore eu le
temps de réfléchir qu'un galant homme ne gagne jamais rien à se disputer
avec une femme, quelle que soit cette femme.

Il reprit la balle au bond.

--Qui donc, s'écria-t-il a amené cette...

Et il en débita tant sur mon compte que j'en fus étourdie.

Il se fit un grand silence. Chacun comprenait que cela allait devenir
drôle.

C'était la mode, au surplus, dans les soupers arrangés par ce Faucheux:
il lui fallait une victime à qui il pût dégoiser son catéchisme poissard.
J'avais été choisie par lui pour ce jour-là; mais avec mon caractère, il
était mal tombé.

Mon beau voisin, qui n'aurait pas eu assez d'esprit pour venger lui-même
ses injures, et me punir de mes dédains, faisait cause commune avec mon
ennemi, et l'appuyait du regard et du geste.

Frisette seule ne s'amusait pas de cette scène. La pauvre enfant
comprenait qu'il y avait un gros orage amoncelé sur mon cœur; elle avait
peur de me voir passer les bornes, et craignait que je ne me misse sur
les bras quelque méchante affaire. Elle vint à moi et, me parlant tout
bas, me supplia de quitter la place et de partir avec elle. Je la fis
asseoir et lui répondis tout haut:

--Pourquoi donc m'en irais-je? monsieur est à bout. J'aurais peut-être dû
ne pas venir; c'est la première fois que j'assiste à un souper d'hommes
d'aussi bonne compagnie. Comme monsieur le disait, tout-à-l'heure, je
suis entrée ici libre, sans condition; je n'ai pas de regrets, car j'ai
montré du tact, et n'ai pas cherché à attirer l'attention. Monsieur n'a
pas su imiter ma réserve. Il n'est probablement pas plus que moi habitué
au grand monde. Sans doute, il est noble d'hier; il prend ses conquêtes
bien bas pour se grandir. S'il n'y avait pas de femmes comme nous, où
vivrait-il donc... au jardin des Plantes?... J'ai bien payé mon écho en
l'écoutant, je reste.

Sans m'en douter, j'avais frappé juste: c'était un parvenu; il pâlit et
se mordit les lèvres.

La réflexion lui était revenue, et je crois qu'il commençait à regretter
de s'être attaqué à moi.

J'avais, sans m'en douter, pendant le feu de cette discussion, gagné un
allié qui, touché de mon courage, s'intéressa à ma cause et rompit une
lance en ma faveur.

C'était un jeune homme que je n'avais pas encore remarqué, quoique
assurément il méritât, plus que toutes les autres personnes présentes, de
fixer mon attention.

--Ah ça, messieurs, dit-il d'une voix douce et fière, est-ce que cela ne
va pas bientôt finir? Vous vous mettez deux contre une femme! ce serait
déjà trop d'un seul.

Et, s'adressant plus particulièrement au Faucheux, qu'il paraissait
connaître intimement:

--Mon cher, je ne reconnais aujourd'hui ni ton bon goût, ni ta
magnificence ordinaires.

--Comment donc, reprit le Faucheux, qui crut voir dans cette idée un
moyen de retraite honorable, si j'ai blessé l'amour-propre de
mademoiselle, je suis tout prêt à lui accorder une réparation. Vous savez
très-bien, mon cher, que si j'ai le tort de taquiner ces filles-là, _j'ai
le bon goût_ de les payer. Puisque vous vous êtes déclaré son chevalier,
fixez vous-même la rançon.

--Quinze louis!

--Quinze louis! soit! elle les aura demain.

--Demain! c'est bien tard, dit mon champion, qui se montra impitoyable,
parce qu'il savait que le Faucheux passait pour être plus libéral en
paroles qu'en actions.

--Je ne les ai pas sur moi.

--La belle affaire! Vesparoz te les prêtera.

Il n'y avait pas moyen de reculer; l'amour-propre du Faucheux était en
jeu. Il sonna.

Vesparoz, le maître-d'hôtel du café, parut.

--Apportez-moi quinze louis, lui dit le Faucheux.

Un garçon rentra, portant sur un plateau la somme demandée.

--Remettez cet argent à mademoiselle Céleste.

Naturellement, je refusai de le prendre.

Mais mon champion n'entendait pas de cette oreille-là. Il était décidé à
pousser la plaisanterie jusqu'au bout, et à punir le Faucheux par son
côté sensible.

--Apportez-moi cela! dit-il au garçon; et il mit les quinze louis sur la
table à côté de lui.

Puis se tournant vers moi:

--Ma chère enfant, venez vous asseoir à côté de moi.

J'y fus bien volontiers.

--Prenez cela, me dit-il; c'est à vous, vous ne pouvez refuser sans
désavouer votre champion et me faire une mortelle injure. Ainsi le
veulent les lois de la guerre.

--Maintenant, ajouta-t-il en s'adressant au Faucheux, continue tant que
tu voudras, au même prix bien entendu. Cependant tu en as beaucoup dit
pour tes quinze louis, et je t'engage à ne pas te ruiner ce soir.

Il paraît qu'il trouva le conseil bon, car il se leva et, me tendant la
main:

--Faisons la paix, me dit-il.

Il n'y avait plus à hésiter, et je mis ma main dans la sienne d'assez
bonne grâce.

A partir de ce moment, la scène prit une tournure à laquelle je ne
m'étais pas attendue. J'eus une nouvelle preuve, qu'en fait de
sentiment, les extrêmes se touchent, et que souvent on est bien près
d'aimer les femmes qu'on croit haïr.

Quand on quitta la table pour faire de la musique, danser, chanter, le
Faucheux m'attira dans l'angle d'une croisée, et me confessa qu'il ne
m'avait fait cette scène ridicule que pour attirer mon attention et pour
avoir un prétexte de se réconcilier avec moi.

Je lui répondis poliment, mais froidement, que s'il arrangeait ainsi les
femmes qui lui plaisaient, je ne savais pas ce qu'il pouvait inventer
pour ses antipathies.

Il devenait tendre, pressant; il me promettait monts et merveilles.

Je n'avais, quant à moi, aucune envie de me réconcilier à ce point. Je
l'écoutais avec distraction, mais, en revanche, je regardais
très-attentivement mon allié, que, pour des raisons à moi connues,
j'appellerai désormais Robert, quoique ce ne soit pas son véritable nom.

Celui-ci s'aperçut qu'il était l'objet de mon attention, et il s'approcha
de nous.

Alors, par un sentiment de coquetterie toute féminine, je me mis à
répéter tout haut les paroles tendres que le Faucheux venait de me dire
tout bas. Je tenais à me parer de ma victoire, et, pour la bien
constater, je répondis au Faucheux:

--Je vois bien que vous revenez à vous-même et je vous crois sincère;
aussi, soyez sûr que je ne vous en veux pas. Mais je vous connais d'hier,
et je ne vois aucun motif pour prolonger nos relations.

Et je le laissai dans un coin, tout honteux et tout ému de l'aveu qu'il
venait de me faire.

Il prit une bouteille de vin de Champagne et la vida presque d'un trait.
Je dois lui rendre cette justice que je n'ai jamais vu personne boire
autant, sans être malade. Était-ce par fanfaronnade, ou pour se consoler?
Je suis convaincue que c'était pour ce dernier motif.

La plupart du temps, ces natures fanfaronnes sont au fond les plus
tendres et les plus faibles. Elles font du bruit pour s'étourdir, et les
excentricités dont elles amusent le public ne sont qu'une parade.
Soulevez le rideau, vous verrez se jouer derrière le drame de leur cœur,
souvent bien triste et bien lugubre.

Mais je n'avais rien à donner, j'avais mes pauvres.

Robert ne me quittait plus des yeux; de mon côté, je suivais tous ses
mouvements; quand il causait avec une femme, j'avais envie d'aller me
mettre entre lui et cette femme.

Je m'assis auprès de Frisette et je m'arrangeai de manière à ce qu'elle
me parlât de lui.

C'était un homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans, assez grand, la
taille bien prise et bien proportionnée, la tête ronde, de jolis cheveux
bruns, la raie blanche et fine, le front moyen, la figure ovale, les
sourcils épais, la moustache forte; ses yeux bruns étaient ordinaires
pour la grandeur, mais leur regard était profond, pénétrant; il était
élégant de manières, très-recherché dans sa mise, sans avoir cet air
raide, emprunté qu'ont beaucoup de jeunes gens.

Son esprit était vif; il me parut d'un caractère un peu violent, mais
sachant se dompter, et corrigeant sa fougue par des manières charmantes.

Je l'avais regardé, j'avais vu tout cela; je le regardais toujours.

--Sans lui, dis-je à Frisette en le désignant, je ne sais comment cette
dispute aurait fini; il m'a rendu un grand service. Je ne sais si je l'ai
remercié.

J'aurais voulu qu'il vînt me parler... mais il n'en fit rien; mon cœur
faisait autant de tours que lui sans qu'il y prît garde.

On avait improvisé un bal, il ne m'invita pas à danser; pourtant il me
regardait.

Le grand beau, mon voisin de table, ayant fini par se persuader, sans
doute, que ma froideur était un jeu, s'approcha de moi, et, avec le tact
qui paraissait le caractériser, il me demanda bruyamment si je voulais me
sauver avec lui.

Je me levai sans lui répondre.

Le Faucheux ne me parlait plus; mais devinant ce qui se passait en moi,
il paraissait souffrir.

Cette promenade des yeux et du cœur à la suite de M. Robert me
fatiguait. Je fus droit à lui, et lui demandai s'il voulait me
reconduire, pour me débarrasser de ces deux messieurs.

--Oui, dit-il en attachant sur moi un regard qui avait l'air de lire ma
pensée; oui, dans dix minutes; mais auparavant, je voudrais bien danser
avec vous.

On commençait une valse: il me fit tourner sans attendre ma réponse.
J'étais souple, il avait le bras nerveux; il me serra, je sentais les
battements de son cœur, je respirais son haleine; je fermai les yeux, me
laissant conduire. J'eus un étourdissement de bonheur qui passa comme
l'éclair, mais dont je me souviens toujours.

Je revins à Frisette, toute radieuse.

Elle connaissait Robert, ou venait de se renseigner sur son compte, car
elle me dit:

--C'est le comte ***, avec qui tu viens de danser.

Ce nom était bien beau, bien loin de moi. Je devins triste.

--Venez-vous? dit Robert; je vais reconduire Frisette d'abord, vous
ensuite.

--Je suis bien fâchée de vous donner cette peine.

Il me serra le bras, et me dit:

--C'est un plaisir. Je n'aurais pas osé vous le demander; je ne voulais
pas être le troisième à vous persécuter.

Il me promit de venir me voir le soir à quatre heures. Je rentrai chez
moi, la tête et le cœur remplis de son image. Insensée que j'étais de
désespérer de la vie! A vingt ans! est-ce que c'est possible? La veille,
il me semblait que la vie n'avait plus de but pour moi. Triste folie!
aujourd'hui, je me sentais renaître à l'espérance; j'entrevoyais de
nouveaux horizons, de nouveaux mondes; mes ailes avaient repoussé!



XXI

ROBERT.


J'étais, par un heureux hasard, délivrée pour le moment de toute
inquiétude matérielle. Je pouvais, pendant quelque temps, vivre de mes
rêves et me bâtir des châteaux en Espagne.

Le temps me parut si long, jusqu'à quatre heures, que, pour l'abréger, je
descendis au magasin.

J'avais écrit, quelques jours avant, à mon ami en Hollande. Je trouvai en
revenant du souper une lettre de lui; il m'envoyait deux mille francs à
toucher chez un banquier, rue d'Hauteville. Avec ces deux mille francs et
mes trois cents francs de la veille, j'étais bien riche.

Je me mis à la porte; un encombrement de voitures barrait le passage. Un
joli phaéton, attelé de deux beaux chevaux noirs, attendait pour tourner
rue Geoffroy-Marie; les chevaux impatientés se cabraient, un des
domestiques sauta en bas.

--Laisse, laisse, disait le jeune homme qui tenait les rênes.

Il calma les chevaux et dégagea sa voiture avec infiniment d'adresse.

Quand je le vis hors de danger, je traversai la rue pour monter chez moi;
mais les forces me manquèrent en arrivant. Robert allait me demander à la
concierge, il m'aperçut.

--Eh! bonjour, ma chère enfant, avez-vous bien dormi?

Puis, me regardant:

--Comme vous êtes pâle! est-ce que vous êtes malade?

--Non, mais j'ai eu peur quand je vous ai vu, au tournant du faubourg
Montmartre, pris dans toutes ces voitures; vos chevaux se tourmentaient.

Il se mit à rire, et m'offrit le bras pour remonter chez moi.

J'étais gênée près de lui; je ne voulais pas m'abaisser, pourtant je me
croyais si au-dessous de lui, que je n'osais me mettre en face; ma gêne
était d'autant plus ridicule qu'il était sans façon, aimable, galant.

--Je ne viendrai plus avec mes chevaux, me dit-il, puisque je vous ai
fait peur; je ne connaissais pas bien ce quartier, je demeure rue de
Grenelle Saint-Germain. Je suis venu rarement rue Geoffroy-Marie; mais,
si vous le permettez, j'y viendrai souvent.

J'étais réservée dans mes réponses; si perdue qu'elle soit, ou qu'elle
ait été, la femme qui aime trouve dans son passé un souvenir de pudeur,
de pureté; je l'aimais.

J'aurais voulu me relever un peu à mes yeux, cela n'était pas possible:
la scène de la veille, les injures qui m'avaient été dites, avaient
rappelé avec plus de force à ma mémoire et mon nom et ma vie; je n'avais
rien à donner, rien.

Je restai pensive.

--Je vous gêne peut-être? me dit-il en se levant pour sortir.

--Non, non, restez encore.

Il y avait une prière dans ces quelques mots.

Il se rassit et commença à causer.

--Savez-vous, Céleste, qu'il y a longtemps que je vous connais? Je vous
ai vue souvent à l'Hippodrome, et chaque fois j'admirais votre adresse et
votre courage.

Cela me fit du bien de penser qu'il m'avait trouvé un mérite.

Du courage! oui j'en avais eu, car j'avais horriblement peur des chevaux.

Quand je montais à cheval, un tremblement nerveux secouait mes membres et
je me disais, comme ce grand général, qui frissonnait quand il entendait
le feu: «Tremble, tremble, misérable carcasse; si tu savais où je vais te
mener tout-à-l'heure, tu tremblerais bien davantage.»

Je ne savais pas alors que tous ces efforts me seraient plus que payés
par un mot de lui.

--Voulez-vous dîner avec moi ce soir?

--Oui, si vous n'avez rien de mieux à faire.

--Tenez-vous prête à six heures.

Il vint me prendre avec une de ses voitures; c'était un joli coupé doublé
de soie bleue, si petit que nous y tenions à peine tous les deux. Je
m'enfonçai dans le fond de la voiture.

--Vous avez peur d'être vue? me dit-il.

--Oui, pour vous.

Nous dînâmes chez Deffieux. Je fus triste: cet amour me faisait l'effet
d'une vision qui allait s'envoler et me replonger dans la nuit; plus
Robert était aimable, plus je craignais de voir la vision s'évanouir.

Il vint me reconduire; nous passâmes la soirée chez moi; je fis un grand
effort; je l'aimais trop pour lui mentir. Je lui racontai tout ce que
j'avais fait, tout ce que j'avais été.

--D'autres vous l'auraient appris, lui dis-je, des ennemis; vous auriez
peut-être regretté une bonne parole, une caresse. Je vous aime Robert; je
vous aimerai longtemps; un reproche de vous me ferait mal. Je voudrais
ressaisir le passé, mais c'est impossible. Voulez-vous le présent?

Sa réponse fut un bon baiser. Il me sembla qu'une autre femme venait de
s'éveiller en moi.

Le quartier que j'habitais lui déplaisait; il me trouvait trop loin.

--Si j'étais plus près, me disais-je, je le verrais plus souvent.

Je me décidai à louer un appartement place de la Madeleine, je donnai le
magasin à ma mère.

J'étais si impatiente de me rapprocher de Robert, qu'au risque de faire
une grosse brèche dans ma fortune, je payai deux termes, afin de
déménager aussitôt que mon logement serait prêt.

Robert jouait quelquefois; il donna une soirée à quelques amis, dans un
appartement qu'il avait rue Bleue; Lagie y vint avec moi; le souper était
magnifique. On parla plusieurs fois, pendant ce souper, d'une femme
appelée Zizi, qui était à la campagne; on en riait: on me regardait, je
ne comprenais pas.

--Quelle est donc cette Zizi? demandai-je à Lagie.

--C'est sa maîtresse; nous sommes chez elle: il l'a envoyée à la
campagne.

La tête me tinta. On venait de se lever de table, je fus droit à Robert
et je lui demandai si ce qu'on venait de me dire était vrai, si j'étais
chez sa maîtresse.

--Pas précisément, me dit-il. Il est vrai qu'une femme que je connais
depuis longtemps, avec laquelle je ne puis rompre de suite, demeure ici:
mais vous êtes chez moi. Mon intention est de la quitter; mais en la
quittant, je veux me conduire avec délicatesse, et je lui laisserai tout
ce qui est ici.

On avait commencé à jouer et l'on jouait gros jeu.

Je restai longtemps sans voir, sans entendre, abîmée dans une seule
pensée: il avait une maîtresse! Depuis quinze jours, il ne me donnait que
ses heures perdues.

J'étais, je ne pouvais être pour lui qu'un caprice, un feu follet, dont
il allait jeter les cendres au vent.

Il fallait rompre, je n'en avais pas le courage; tâcher d'oublier à tout
prix. Robert perdit beaucoup d'argent; j'en fus contente.

Un de ses amis disait près de moi:

--Il est fou, ce Robert! Je ne sais comment il peut faire: il doit
beaucoup, son père est jeune; il sera ruiné avant d'hériter.

Cela me fit plaisir. Un secret pressentiment me disait que sa ruine le
rapprocherait de moi.

Le lendemain, il y avait des courses à Versailles; on ne se coucha pas. A
six heures du matin, un break attelé de quatre chevaux était à la porte,
avec d'autres voitures, que ces messieurs avaient demandées.

Une calèche restait vide.

--Voulez-vous venir? me dit Robert.

J'avais envie de refuser, mais je n'en eus pas le courage.

Je montai malgré moi pour le suivre des yeux: les courses finies, il vint
me dire adieu; il partait pour Saint-Germain, où il avait affaire. Mais
il me promit une visite pour le lendemain.

Ses amis, qui savaient à merveille quelle sorte d'affaire l'attirait à
Saint Germain, voulurent lui faire une plaisanterie et nous invitèrent,
Lagie et moi, à dîner à Saint-Germain.

J'étais trop avancée pour reculer.

Nous arrivâmes au pavillon Henri IV.

Robert, en m'apercevant, se sauva: ceux qui m'avaient accompagnée se
mirent à rire.

--Pourquoi donc se sauve-t-il ainsi?

--Ah! me dit Georges, qui riait comme un enfant, c'est qu'il est entre
deux feux: Zizi est ici; mais ça ne fait rien, vous dînerez avec nous; je
vais dire que vous êtes ma maîtresse.

L'idée de jouer cette comédie me dégoûta de moi-même.

Me cacher devant cette femme comme une voleuse! mendier un regard,
attendre une caresse dérobée aux droits d'une autre, cela me semblait
impossible!

Je regrettai amèrement d'être venue.

On prévint Robert que j'acceptais, que je savais tout. Il vint me serrer
la main; elle resta raide et froide dans la sienne.

On se mit à table, je n'avais pas faim, mais une soif ardente; ma gaieté
tournait au cynisme.

Robert me regardait, j'abandonnais ma main, mon cou à mon voisin qui
m'embrassait.

Il vint se mettre en face de moi, fixa son regard sur le mien et me fit
signe de sortir. J'obéis, toujours malgré moi.

Il était temps, j'allais étouffer.

Il m'emmena dans le fond du jardin, me fit asseoir et me dit en me
prenant les mains:

--Qu'avez-vous donc. Céleste? Vous paraissez vouloir me torturer à
plaisir. Hier vous m'aimiez, vous le disiez au moins; si vous ne m'aimez
plus, après l'amour ne peut-il rester un peu d'intérêt, d'affection? Si
vous en avez pour moi, ne vous prodiguez pas ainsi.

--Que voulez-vous donc que je fasse. N'avez-vous pas une maîtresse?
voulez-vous que je pleure devant elle? Je suis libre, je veux m'amuser,
vous oublier... Je fondis en larmes...

--M'oublier! pourquoi? est-ce ma faute si avant de vous connaître j'avais
une liaison? vous ai-je fait venir ici, et, enfin, puisque vous y êtes,
ne me suis-je pas tenu éloigné de cette femme? Je ne lui ai pas dit un
mot. Restez, vous verrez que ma chambre est loin de la sienne; je vous
aime, et je ne l'aime pas. Je ne puis la quitter brutalement, sans
motifs; attendez!

Il m'embrassa, et tout fut oublié.

Pourtant la nuit, j'écoutai si sa porte ne s'ouvrait pas. Zizi resta à la
campagne et je le ramenai à Paris sans le perdre de vue. J'avais peur de
l'avoir fâché; je l'aimais trop, je devais le fatiguer.

Il aimait le monde, et allait souvent au bal, ou à des parties de jeunes
gens; je lui en voulais de ne pas me sacrifier ces plaisirs.

Un jour le comte de S... vint m'inviter pour un bal, donné tous les ans
aux Frères-Provençaux par le Jockey-Club; il me fit promettre d'y aller.
J'avais accepté, pour avoir une occasion de faire enrager Robert.

Ce jour-là, précisément, il m'avait prévenue qu'il avait une partie chez
un ami. Je crus qu'il me mentait; j'offris de lui sacrifier mon bal s'il
voulait rester; il refusa.

J'attendis, espérant qu'il se raviserait; on sonna, je fus ouvrir:
c'était le comte de S... qui venait me chercher avec un de ses amis. Ils
me déclarèrent qu'ils ne partiraient pas sans moi. Je mis dix minutes à
ma toilette et je les suivis.

C'était la première fois qu'on m'invitait à ce bal. N'y allait pas, en
fait de femmes, qui voulait. On n'invitait que des actrices, des femmes
entretenues; toutes s'y déchiraient à belles dents.

Il en est de cette classe comme de l'autre; les prix seuls diffèrent.
Quand les reines en titre voient arriver une concurrente, elles lui
jettent la porte au nez, elles en disent pis que pendre.

Si on leur avait dit d'avance: «Nous avons invité Mogador, elles se
seraient soulevées en disant: «Fi! l'horreur! nous n'irons pas;» mais on
n'avait rien dit; c'est un bouquet qu'on leur réservait, fatigué de leur
ridicule vanité.

Lorsque j'entrai, ce fut un hourra général: les femmes se retranchaient
dans les coins, les hommes vinrent à moi; on eut de la peine à me trouver
un vis-à-vis. Sans une bonne fille qu'on appelle Brochet, et qui se
souvint qu'avant d'avoir vécu sous des lambris dorés elle avait été
blanchisseuse, j'aurais dansé en face de deux hommes; les autres femmes
étaient scandalisées, elles s'étaient groupées et chuchotaient;
j'entendais:

--Mogador! une écuyère de l'Hippodrome! une femme qui a dansé dans un bal
public!

Elles ne savaient que cela sur mon compte et me trouvaient indigne
d'elles.

Ces dédains m'auraient mise en fureur, si je n'avais été convaincue que
la jalousie y était pour quelque chose. J'avais de quoi me consoler: les
hommes les plus distingués, les jeunes gens le mieux nés furent charmants
pour moi et me dédommagèrent largement du mépris de ces dames.

Dans le nombre, cependant, il y en avait une qui se montra moins
aristocrate. Elle me plut beaucoup; on l'appelait Chouchou. Elle avait
infiniment d'esprit; j'étais assise près d'elle, elle me fit toute sorte
d'amitiés et me dit:

--Cela me fait mal de voir toutes ces pécores faire leur tête comme cela.
Tenez, regardez-moi ces deux sœurs: il y a un an, elles étaient trop
heureuses de partager le souper et le petit lit en fer d'un pauvre
garçon qui les avait ramassées sur les quais. Elles sont entrées dans un
théâtre où on leur donne une lettre à porter, afin qu'elles puissent
montrer leur jeunesse. Pour se faire des illusions, il faut qu'elles
aient la mémoire joliment courte. Voici la Verveine! elle minaude
derrière son éventail pour cacher ses mauvaises dents; elle était, il y a
quatre ans, domestique, passage des Panoramas. Je me la rappelle encore,
avec ses sabots, lavant la boutique le matin; elle se persuade sans doute
à elle-même qu'elle est une fille de grande maison.

Chouchou était en verve: elle continua longtemps et me fit la biographie
de toutes ces femmes.

Je la remerciai en moi-même, car il était assez probable que j'étais
destinée à faire le tour de ce monde, et il est toujours bon de savoir à
qui on a affaire.

J'avais espéré rendre Robert jaloux en allant à ce bal; mais j'avais
perdu ma peine: il me demanda si je m'étais amusée.

Je lui dis que oui.

Deligny était de retour de la campagne, il apprit ma nouvelle liaison.
Comme il avait du cœur, il ne revint plus, mais il souffrit beaucoup.

Un jour que j'étais allée à Enghien avec Robert, nous entendîmes un grand
bruit dans une salle au premier. Geniol, qui me connaissait, vint me
prier de m'en aller. Il me dit que Deligny était en haut avec plusieurs
de ses amis; qu'il m'avait aperçue dans le jardin avec Robert; qu'il
avait bu, plaisanté, mais qu'il venait de tomber dans des attaques de
nerfs; qu'il cassait tout.

--Partez, me dit Geniol; c'est un bon garçon, il vous aime toujours,
évitez une scène.

Je voulus aller le voir, Robert me retint, nous partîmes. J'avais le
cœur serré et je fus triste toute la soirée.

Le lendemain, j'envoyai savoir de ses nouvelles.

On répondit qu'il était malade.

Après avoir fait de grands efforts pour m'oublier, voyant qu'il n'y
réussissait pas, il s'engagea et partit pour l'Afrique.

On m'a souvent reproché ce départ; on a dit que j'avais été cause de sa
ruine. Cette dernière accusation est bien injuste: je ne lui ai jamais
rien demandé; s'il eût suivi mes conseils, il aurait été plus économe.

Et quant à son départ pour l'Afrique, ce fut un bonheur pour lui, il
trouva une glorieuse carrière. Au surplus, il m'a jugée moins sévèrement
que le monde, qui s'attendrissait sur son compte. Quand il revint en
France, sa première pensée fut de venir me serrer la main. C'était un
brave garçon! aussi résolu qu'affectueux.

A son retour de M..., il était accouru chez moi. Je lui avais dit tout
franchement ma liaison avec Robert. Il ne me fit pas de reproches. Il ne
s'en prit qu'à lui-même.

--C'est ma faute, me disait-il, je n'ai pas su me faire aimer.

Ses yeux bleus étaient pleins de larmes; il me dit en me quittant:

--Je n'ai que ce que je mérite; de pauvres filles m'ont aimé, je les ai
fait souffrir. Elles me disaient: «Ton tour viendra.» Elles avaient
raison, vous les vengez. Adieu, Céleste; tâchez d'être heureuse; je
n'aimerai jamais une autre femme que vous. Plus tard, dans longtemps,
vous reviendrez peut-être à moi. Quoi qu'il arrive, mon cœur vous sera
ouvert; adieu.

Il s'était sauvé.

Je ne l'avais plus vu que le jour où Geniol m'avait dit: «Partez, il ne
peut supporter votre présence.»

Je parlais souvent de lui. Robert aurait voulu m'arracher ce souvenir qui
le rendait jaloux.

Je m'en étais aperçue, et pour exciter l'amour de Robert, je revenais
sans cesse à ce souvenir.

Le cœur est ainsi fait.

On est heureux d'avoir une victime à sacrifier à son idole; c'est une
barbarie générale qui existe dans tous les mondes, dans toutes les
classes. Nous qui n'avons pas de vertu à donner à celui que nous aimons
nous lui donnons un trophée des cœurs qui souffrent pour nous. Le cœur
de notre amant s'y attache et grossit la masse pour un autre. Être jeune
et jolie ne suffit pas pour réussir à se faire aimer.

Cette moisson est longue à faire; les unes y sont plus habiles que les
autres. On dit que nous n'avons pas de cœur; sottise et dérision! Il est
dans la conformation humaine d'en avoir un de la même matière, pierre,
bronze ou marbre! vains mots! Le cœur ne s'use pas, il change d'émotion,
mais bat toujours jusqu'à ce que Dieu arrête les battements de cette
horloge de la vie. Tout le monde a un cœur et tout le monde n'en a
qu'un. Ceux qui achètent un baiser et qui avec leur or donnent leur
cœur, ont-ils la prétention d'acheter des âmes? Ils les dépravent voilà
tout!

Pauvres fous! une femme peut vendre dix baisers; elle ne peut donner dix
cœurs. Cessez donc de gâter les femmes par le luxe la vanité, la
jalousie, et vous verrez qu'elles sont toutes capables de bons
sentiments; que la plus perdue sent remuer son cœur quand elle aime. Il
s'était endormi sous le dégoût; qu'importe? Il se réveille à cet appel
marqué par la destinée.

J'aurais voulu me faire grande comme le monde pour que Robert m'aimât. Je
mettais ma vie en lui; j'aurais voulu anéantir le passé. Quand je
l'attendais, j'étais inquiète, je me faisais mille chimères, je le
croyais chez une autre femme. Les heures passées sans lui étaient de la
vie perdue; quand je le voyais, tout était oublié. Il était taquin; il
s'amusait à voir les progrès de l'ascendant qu'il prenait sur moi. Sans
fortune actuelle, il dépensait énormément et faisait des dettes comme
beaucoup de jeunes gens de famille.

Je n'étais pour rien dans ses folies.

Depuis le premier jour où je l'avais vu, il m'avait donné une bague; ce
que j'aimais en lui, c'était bien lui. Nous sortions quelquefois ensemble
le soir; j'étais fière, heureuse, au point d'oublier le passé, l'avenir.
Je me serrais contre lui; je l'aimais trop pour qu'il m'aimât ou s'en
aperçût. Sait-on si l'on aime quand votre maîtresse vous attend toujours,
qu'elle lit dans votre pensée pour prévenir un désir, qu'elle vous suit
des yeux, qu'un mot de votre bouche fait sa joie ou sa peine; on s'y
fie, on en abuse. Robert en abusait. Plusieurs mois s'étaient passés
ainsi; chaque jour je l'aimais davantage: tout ce qui n'était pas lui
m'était indifférent.

Mon asphyxie manquée m'avait laissé une grande inflammation des bronches;
j'avais la respiration pénible.

--Soignez-vous donc! me disait Robert.

--Bah! lui répondais-je, je vivrai plus longtemps que ton amour.

Un matin, son valet de chambre vint le chercher chez moi.

--Il faut que monsieur le comte vienne de suite; monsieur le marquis est
bien mal.

Robert devint pâle.

--Mon Dieu! mon père!

Il suivit son domestique sans me dire adieu. Mon cœur se serra; je
sentais venir un malheur.

Quelques jours se passèrent sans que j'eusse de nouvelles, ce fut un
siècle; j'étais à bout de courage et de patience; j'allais le soir à la
porte de son hôtel, je regardais, je savais qu'il était là, je rentrais
plus calme.

Je lui écrivis combien j'étais inquiète.

Enfin, je reçus une lettre; je la regardais de tous côtés sans oser
l'ouvrir. Elle était de lui, mais que disait-elle? Il me fallut faire un
grand effort sur moi-même pour la décacheter.

   «Ma chère enfant, je vous remercie de votre bon souvenir. Je
   souffre beaucoup. Quand vous reverrai-je? je n'en sais rien. Un
   malheur affreux vient de me frapper; quoique je m'y attendisse
   depuis longtemps, je ne le croyais pas si près.

   »Vous comprenez qu'il est des douleurs qui ont besoin
   d'isolement.

    »ROBERT.»

Il était temps que la lettre finît; mes larmes m'auraient empêchée d'en
lire davantage. Il ne m'aimait pas; c'était un adieu. Il me sembla que la
vie me quittait.

--C'est impossible, me disais-je, dans quelques jours il viendra; je le
reverrai; tout n'est pas à jamais fini entre nous.

J'attendais toujours, j'aspirais tous les bruits du dehors. J'écoutais
les passants, les voitures; j'avais envie de sortir, de me distraire;
mais s'il venait pendant mon absence... et je restais.

Je n'y tenais plus. Cette existence d'espoir chaque jour déçu était
antipathique à ma nature.

Je fus chez ma mère; elle avait fermé le magasin, et était partie avec
Vincent.

J'allai chez Frisette. Elle me consola, en me disant que dans un pareil
moment, avec un deuil si récent dans le cœur, Robert ne pouvait
s'occuper d'une maîtresse, quelque affection qu'il eût pour elle; il
avait des devoirs à remplir.

Selon elle, j'étais folle de me tourmenter ainsi.

Il me sembla que Frisette était plus sage que moi, et qu'elle devait
avoir raison.

Je pris confiance, et je rentrai un peu plus calme.

Deux amis de Robert vinrent me voir quelques jours après.

--Eh bien! me dit l'un d'eux, Robert vient d'hériter; c'est une bonne
affaire pour vous!

--Bonne affaire pour elle? ce n'est pas sûr, dit l'autre, qui s'appelait
Georges; il va partir faire son deuil à la campagne, et puis, il faut
qu'il pense à se marier.

--Vous l'avez donc vu?

--Oui, à l'église, reprit le premier; il m'a fait de la peine: il était
pâle, ses yeux étaient rouges. Il aimait beaucoup son père; mais c'est ce
qui pouvait lui arriver de plus heureux.

--Est-ce que c'est jamais heureux de perdre son père? dit Georges en le
regardant.

--Dame! quand on a des dettes! Son père avait quatre cent mille livres de
rentes; mais il laisse quatre ou cinq enfants... Robert aura cependant
une belle fortune. Il ne faut pas lâcher cela, Céleste.

J'étais brisée de tout ce que je venais d'entendre; d'abord, je n'avais
compris qu'une chose: c'est qu'il allait partir.

La dernière phrase me rappela à moi; je me redressai pour leur dire que
je ne l'aimais pas pour sa fortune.

Ils me rirent au nez et sortirent en me disant:

--C'est égal, ne lâche pas cela, Céleste.

Je demeurai abasourdie: faire un pas vers lui n'était pas possible, sans
m'exposer à lui donner une arrière-pensée.

A mes chagrins commençaient à se joindre de nouveaux embarras.

J'avais déménagé à cause de lui; j'étais installée dans mon nouvel
appartement. Pour qu'il s'y plût, j'avais fait des dépenses assez
considérables; il ne le savait pas et je ne le lui aurais dit pour rien
au monde.

Il partit sans me dire adieu; j'étais désespérée. J'ignorais même son
adresse; je savais seulement qu'il s'était retiré dans une terre qu'il
voulait garder dans ses partages.

Je retournai chez Frisette; je lui dis:

--Je veux l'oublier; c'est un ingrat. Viens, courons les fêtes et les
plaisirs.

Nous passions les nuits à jouer; ma santé s'altérait, mais je ne
réussissais pas à oublier.

Georges revint. Il me trouva si triste, si changée, qu'il eut pitié de
moi. Il me dit:

--Si vous l'aimez tant, écrivez-lui, voilà son adresse.

Quand je fus seule, je lus et relus cette adresse cent fois; je ne
pouvais voir clairement dans mon cœur, et, dans mes résolutions, je ne
savais point si je voulais ou si je ne voulais pas lui écrire; je
commençai dix lettres, je les déchirai. Non, disais-je; quand j'aurai de
l'argent, beaucoup d'argent. S'il revenait, s'il voyait la gêne autour de
moi, il croirait que c'est par besoin, il me jetterait quelques louis et
repartirait.

Je jouais partout, chez les femmes, dans les tables d'hôte; je serais
allée en enfer pour attraper une bonne chance, car j'aurais mieux aimé
devoir ma fortune au jeu; mais le jeu me traitait mal. Je fis la
connaissance d'un prince russe, jeune, beau, riche, bon! Il m'aimait,
quoique je ne lui eusse pas caché mon indifférence pour lui.

Quand j'eus payé le plus pressé, que je me vis quelque argent devant moi,
j'écrivis à Robert. Je fus heureuse deux heures; je venais de souffrir
quatre mois.

   «En vous écrivant, mon ami, je ne veux pas vous faire un reproche
   pour vous intéresser à moi; je vous ai aimé: c'est bien peu de
   chose qu'un amour comme le mien; vous aviez le droit de le fouler
   aux pieds.

   »Vous m'avez marché sur le cœur; il a saigné longtemps. Je me
   suis jetée, depuis votre départ, dans les tripots, ne tuant votre
   souvenir qu'après avoir épuisé mes forces.

   »Aujourd'hui que j'y suis parvenue, je vous demande pardon. Vous
   ne m'avez pas dit adieu, pas un mot; c'eût été humain. Je ne vous
   avais jamais fait de mal. Si vous aviez écouté dans votre
   solitude, vous auriez entendu mon âme crier près de vous.

   »J'étais folle de vous aimer ainsi; je savais bien que vous ne
   pouviez pas me garder; avec un mot de raison j'aurais essayé de
   me guérir. Vous m'avez brisée sans ménagements. Ne faites jamais
   cela, Robert; c'est une mauvaise action. Je suis malade, j'ai
   changé de douleur, ou plutôt, mes douleurs se sont confondues.

   »La vie est un livre dont on tourne un feuillet tous les jours.
   J'aurais voulu m'arrêter au chapitre de nos amours, car je
   m'étais relevée un peu à mes yeux. Je ne me savais pas capable de
   tant aimer.

   »Je ne veux pas vous attirer ainsi, ou vous dire que je vous
   attends. Pour vous écrire cela, il faut que tout soit fini entre
   nous.

   »Je n'ai besoin de rien; je suis presque riche. Je vous souhaite
   tous les bonheurs du monde, en vous pardonnant votre oubli.

    »CÉLESTE.»

Je cachetai cette lettre, je la mis à la poste; je comptai les heures de
son trajet. Au moment où il devait la recevoir, le lendemain, je mis la
main sur mon cœur pour en arrêter les battements.

Heureuse lettre! il la tenait, il la lisait peut-être. Je cachai ma
faiblesse à tout le monde.

A Marie seule, ma bonne, à cette fille qui m'avait sauvé la vie, à Marie,
je parlais de lui; une fleur, un bouquet fané étaient devenus un trésor.

Je n'avais pas demandé de réponse, mais j'en attendais une.

Marie entra dans ma chambre le lendemain; je ne pouvais pas encore avoir
de réponse, pourtant je regardai ses mains; elle n'avait rien, que l'air
embarrassé. Je lui demandai ce qu'elle voulait.

--Ah! pardon, madame, mais je ne sais comment vous dire cela.

--Quoi donc? lui dis-je, presque impatientée.

--Après ça, madame est si bonne! Voilà ce que c'est: j'ai une sœur de
mère qui a dix-sept ans; elle était venue à Paris pour apprendre un état,
mais elle s'est sauvée. Je ne sais pas ce qu'elle a fait, mais on l'a
arrêtée. Ma mère m'a envoyé un pouvoir pour la réclamer à la maison de
réclusion où on l'a enfermée. Elle sort demain; je ne sais qu'en faire.
Elle voulait entrer dans une maison; ma mère ne l'a pas voulu.

--Ah! votre mère n'a pas voulu? Elle a bien fait.

--Je voulais demander à madame la permission de la loger dans ma chambre,
en haut, jusqu'à ce que je lui eusse trouvé une place ou que ma mère vint
la chercher; elle va revenir en service à Choisy-le-Roi.

--Ma pauvre Marie, je le veux bien; mais elle ne pourra jamais descendre
à l'appartement; ma vie n'est pas assez régulière pour que je puisse
recevoir ouvertement une femme dans une fausse situation.

Augustine, c'était le nom de sa sœur, sortit le lendemain et vint chez
moi; Marie la fit entrer dans ma chambre. C'était une grande jeune
fille, mince, la figure fine, délicate, presque blonde. Je pensai que
cette pauvre fille, enfermée au cinquième étage, seule, dans un cabinet,
allait s'ennuyer à mourir.

Je dis à Marie de la garder le jour dans sa cuisine, qui était grande et
assez éloignée de l'appartement, qu'elle raccommoderait du linge, que je
lui donnerais tant par jour et qu'elle serait nourrie, jusqu'à ce qu'elle
fût placée. Elle parut enchantée.

Nous reçûmes une lettre de sa mère, qui nous annonçait son arrivée
très-prochaine. J'étais contente de la voir partir; j'avais bien regardé
sa figure, elle n'avait pas l'air franc, son regard était hardi, elle
était paresseuse. J'avais acheté deux robes d'indienne, on eut toutes les
peines du monde à obtenir qu'elle fît la sienne. Cependant elle me paya
sans le savoir sa dette de reconnaissance. Ce fut elle qui, venant de
faire une commission, m'apporta une lettre de Robert que le concierge lui
avait remise. Cela était bien simple, et pourtant je l'embrassai de joie;
je m'enfermai, sûre que personne ne me verrait; je baisai l'écriture, le
cachet.

   «Ma chère Céleste, je ne vous ai pas répondu plus tôt, quoique
   j'en eusse grande envie. Il ne faut pas m'en vouloir; soyez bien
   persuadée que j'ai de vous le meilleur souvenir, et que vous
   aurez toujours une bonne place dans mon affection. Mais, ma chère
   enfant, vous connaissez ma position maintenant; j'ai des intérêts
   trop graves pour les négliger; je suis obligé de sacrifier mes
   jouissances présentes pour ma position à venir. Je suis content
   de vous savoir dans l'opulence; je connais celui dont je suis
   condamné à envier le bonheur, mais bien certainement il ne sera
   jamais aussi heureux que je l'ai été près de vous. Je savais que
   vous étiez souffrante: j'ai des nouvelles de Paris.

   »Si, comme vous me le dites, vous avez pour moi quelque
   affection, vous prendrez soin de votre santé; elle m'est chère.
   Quand on aime, on cherche à faire plaisir; vous y réussirez en
   vous soignant.

    »J'attends un de mes amis; mon vieux castel va l'effrayer, son
   aspect est sombre; la nature et le pays sont superbes; mais je
   crois que ce sont des beautés dont il fera peu de cas. J'aime
   cette tristesse et cette solitude. J'éprouve une joie
   mélancolique à me sentir séparé du monde entier; l'imagination la
   plus froide deviendrait poétique, en face de cette belle nature.

   »J'habite une des vieilles tours du château. Ma fenêtre donne sur
   de magnifiques prairies en fleurs; au milieu coule l'Indre;
   l'horizon tout autour est fermé par des bois et des forêts
   splendides. Je voudrais être peintre, je vous enverrais des
   croquis de mon castel. On aime à deviner l'intérieur des gens
   auxquels on pense, on les suit presque de loin.

   »Enfin, ma chère enfant, ma vie est maintenant tout autre, et je
   tâche d'oublier un passé trop entraînant.

   »Adieu, ma pauvre amie, pardonnez-moi mon bavardage, en raison du
   plaisir que j'ai à causer une dernière fois avec vous.
   Soignez-vous bien; gardez-moi une bonne place dans votre
   souvenir.

   »Je vous embrasse.

    »ROBERT.»

Cette lettre me brûlait les doigts et les yeux; je cherchais un mot de
tendresse, je n'y trouvais qu'indifférence et raison.

--Allons, me disais-je en larmes, tout est fini. Tout ce que j'ai fait
d'efforts est perdu. Rien qu'en lisant son nom, je sens que je l'aime
plus que jamais! Que vais-je devenir?

Marie entra, elle m'annonça que sa mère arrivait dans deux jours. La
pauvre fille m'était si attachée qu'elle pleurait quand elle me voyait
du chagrin; elle cherchait à me consoler. J'avais un peu de fièvre, je
restai au lit.

Sa sœur était sortie sans rien lui dire; elle lui avait pris son plus
beau bonnet, son tablier de soie. Marie était inquiète. C'était avec
raison, car elle ne rentra pas, elle s'était sauvée. Sa mère arriva.
C'était, je crois, son approche qui l'avait fait fuir; elle avait dit à
sa sœur qu'elle ne voulait pas retourner avec sa mère. La pauvre femme,
qui ne l'avait pas vue depuis longtemps, partit toute triste pour
Choisy-le-Roi, où on l'attendait.

Trois jours après le départ d'Augustine, Marie m'apporta une lettre
qu'elle venait de recevoir, et qu'elle ne comprenait pas. Il y avait sur
l'adresse: «A mademoiselle Marie, chez mademoiselle Céleste.» En tête de
la lettre, il y avait: «HOSPICE DE L'HOTEL-DIEU.»

   »Mademoiselle, veuillez passer, sous les vingt-quatre heures,
   reconnaître une personne nommée Augustine... décédée, hier à
   quatre heures du soir.»

Je lisais bien, mais je ne comprenais pas non plus; il devait y avoir une
erreur. Je dis à Marie d'aller voir de suite ce que cela signifiait;
qu'il n'était pas possible que sa sœur fût morte.

La pauvre fille paraissait folle; elle me pria de l'accompagner. Je
n'osai lui refuser.

Nous prîmes une voiture. Arrivées à l'Hôtel-Dieu, je présentai la lettre;
on nous conduisit dans un bureau: c'était bien elle que l'on demandait.

Une jeune fille avait été amenée, l'avant-veille, et était morte le
lendemain.

Du reste, dit le garçon de salle, vous allez la reconnaître.

--Allez, lui dis-je, je vais vous attendre là.

--Ah! madame, criait-elle, ne me quittez pas, venez avec moi.

--Voyons, ma fille, du courage, ne pleurez pas comme cela, vous me faites
mal, je vais avec vous.

Nous traversâmes une galerie vitrée, nous descendîmes quelques marches;
pendant qu'on ouvrait un caveau, j'écoutais un bruit étrange: les flots
de la Seine battaient en passant la muraille; avec le vent, cela
ressemblait à des voix qui chuchotaient; la porte était ouverte, un froid
humide nous vint au visage.

J'eus peur; je fis un pas en arrière, la pauvre Marie aussi; le jour
était sombre; le gardien alluma une mauvaise chandelle sur l'escalier.
Mes yeux s'étaient habitués à l'obscurité du caveau et je distinguai; il
était long, éclairé par des croisées comme des soupiraux de cave, il n'y
en avait que d'un seul côté; à droite en entrant, par terre, des deux
côtés, il y avait comme des lits en pierre, de distance en distance; les
uns étaient plats, les autres formaient un dôme assez élevé.

--Venez, nous dit le gardien, en mettant la main devant la lumière pour
nous éclairer et la préserver du vent.

Je pris la main de Marie, nous étions au quatrième lit; l'homme s'arrêta,
me donna le flambeau à tenir et enleva le dôme. C'était un couvercle en
osier couvert en toile cirée. Je tenais la lumière trop élevée.

--Regardez si c'est celle-là, dit l'homme.

--Ah! madame, fit Marie, en me serrant le bras, ce n'est pas ma sœur.

J'éclairais le cadavre d'une femme que la maladie avait desséchée;
c'était un squelette couvert d'une peau presque bleue. Je n'aurais jamais
cru qu'on pût arriver à un pareil état de maigreur. Le mouvement que
Marie avait fait m'avait donné une palpitation qui m'empêcha de dire un
mot. Tous les lits recouverts étaient occupés; je n'osais plus faire un
pas.

--Elle y est, j'en suis sûr, dit l'homme, je me serai trompé.

Il leva un autre couvercle et dit:

--Regardez celle-là.

Marie poussa un grand cri que l'écho répéta de voûte en voûte. Elle
venait de reconnaître sa sœur! J'oubliai ma peur. Elle avait soulevé la
jeune fille dans ses bras, et lui parlait comme si elle pouvait lui
répondre et la comprendre. Je voulais l'emmener.

--Non, laissez-moi, je ne veux pas la quitter. Augustine! ma sœur!
réponds-moi donc! tu n'es pas morte? Notre mère est à Paris, elle
mourrait si elle te voyait; réveille-toi donc!

Et elle secouait ce cadavre, dont la tête allait en tous sens. C'était
affreux à voir; jamais cette scène ne put s'effacer de ma mémoire. Sans
une gorge naissante qui dessinait la femme, je ne l'aurais pas reconnue.
Son corps était couvert de grandes taches noires, ses cheveux coupés ras
lui donnaient l'air d'un garçon; je ne pouvais revenir de mon étonnement.
Je fis signe au gardien d'ôter Marie de là. Elle poussait des cris
lamentables.

--Voyons, lui dis-je, ne troublez pas ainsi le repos des morts; on ne
doit pas crier près d'eux. Venez dans la chapelle... Et je l'entraînai
hors du caveau, malgré sa résistance.

Je demandai dans quelle salle elle était morte. On m'envoya à
Sainte-Marie.

Je voulais savoir quelle avait été sa maladie. Une sœur vint à moi et me
demanda si j'étais parente du numéro quinze. Je me souvins de
Saint-Louis, où j'étais sous ce numéro. Je répondis que non, que
j'accompagnais sa sœur. Elle m'attira dans un coin et me dit:

--Je ne voulais pas raconter devant une parente comment on nous a amené
cette malheureuse; elle avait été ramassée par la garde, à la barrière de
l'École; on l'avait fait boire; elle s'était trouvée dans une rixe où on
l'avait battue, car elle était noire de coups; on l'a conduite ici.

Un érysipèle s'est déclaré; je lui ai coupé les cheveux. Elle m'a donné
votre adresse, disant qu'elle était domestique chez vous. La fièvre l'a
prise; elle est morte à quatre heures. Consolez sa sœur: je crois que le
bon Dieu a eu pitié d'elle en la prenant.

Nous descendîmes. On nous demanda si nous la faisions enterrer, si nous
enverrions de quoi l'ensevelir. Je payai trente francs. J'emmenai Marie,
que je crus folle pendant quelques heures.

Elle envoya chercher sa mère, à qui elle donna rendez-vous le lendemain,
à dix heures, à l'Hôtel-Dieu, pour voir sa fille Augustine, qui était
bien malade.

Ce fut encore plus affreux que la veille. La mère nous attendait à la
porte, et dit à Marie:

--Tu ne m'as pas dit le nom de la salle d'Augustine.

Je dis bas à Marie de porter le linge pour sa sœur, de hâter les
préparatifs; je tâchais de gagner du temps. Un garçon descendit, sans
doute par un autre escalier, et vint me dire:

--Madame, voulez-vous voir la jeune fille, avant qu'on la cloue? C'est
l'usage, pour s'assurer qu'on n'a pas travaillé le corps.

--Qui donc veut-on clouer? dit la mère de Marie.

Et elle suivit le garçon sans que je pusse l'arrêter. On mettait le
couvercle quand elle arriva.

--Où est donc ma fille? Est-ce que c'est elle que vous voulez emporter?

Elle se jeta sur l'homme qui travaillait, le repoussa, se déchira les
ongles pour enlever les planches. On céda, car elle avait le droit de
voir. Elle écarta le linge, reconnut sa fille, tomba sur elle. On la
releva, elle se débattait; on la coucha sur des matelas à terre.

Marie fit enlever sa sœur, me priant de ne pas abandonner sa mère, qui
tombait quelquefois du haut-mal et qui avait une attaque en ce moment.

Quand elle eut repris connaissance, je l'emmenai sans qu'elle se souvînt
de rien. Marie lui rappela tout.

Je m'enfermai pour ne plus voir ces figures en larmes. Tout cela m'avait
rendue malade; mes palpitations augmentaient; je fus obligée d'envoyer
chercher le médecin. Il m'ordonna beaucoup de choses: du repos et de
fortes doses de sirop de digitale. Je ne fis que la moitié de ce qu'il
m'avait prescrit: au lieu de me reposer, je passai quelques nuits.
L'hiver était venu, je tombai plus sérieusement malade. On fut obligé de
me saigner. Je pris le lit.

Une nuit que je pensais à Robert, et que mon cœur battait à son
souvenir, je pris machinalement la bouteille de teinture de digitale; au
lieu d'en boire les quelques gouttes qui me calmaient toujours, j'avalai
tout. Cela me fit un mal affreux; je disais au médecin que je suivais
régulièrement ses ordonnances; je n'en faisais rien. Il ne comprenait pas
l'impuissance de son art.

Tout le monde disait que je n'irais pas loin, que je m'étais frappée de
la mort de Lise. Les personnes qui venaient me voir, ne sachant pas
l'état de mon cœur, attribuaient mon dépérissement à cette cause. Ce
n'était pas la seule pourtant; il y avait peut-être du vrai dans ce que
disaient mes amis. Toutes ces fins malheureuses, qui venaient se grouper
autour de moi, m'atterraient. Je ne pouvais dormir sans voir cette
fantasmagorie de songes que la fièvre, le chagrin grossissaient. Tantôt
je me laissais aller, tantôt je prenais le mal corps à corps et je
luttais bravement avec lui; mais toutes ces fatigues morales ne
m'embellissaient pas.

Je savais que Robert avait loué une maison à Mme Zizi, à Saint-James; que
s'il l'avait quittée, il avait toujours soin d'elle et se préoccupait de
son sort. Je me demandais ce que cette femme avait pour être si
heureuse!... Un jour, qu'assise près d'un grand feu, dans ma chambre, je
tâchais de réchauffer mon corps et mon esprit, un coup de sonnette fit
trembler la flamme du feu. Marie était sans doute sortie, car un second
coup, plus fort succéda au premier. Je me levai de mauvaise humeur d'être
dérangée et en disant: «Qui donc sonne ainsi en maître? je ne
pardonnerais cela qu'à une personne au monde.»



XXII

LA CAMPAGNE.


J'ouvris; je restai pétrifiée!

--Ce n'est pas malheureux, dit Robert, qu'un grand jeune homme suivait;
j'allais recommencer!... nous sommes gelés!...

Je ne bougeais pas de place, tant j'étais saisie, et je les laissai sur
le carré.

Robert me prit dans ses bras, m'embrassa et m'emmena dans ma chambre en
disant:

--Ah ça! j'espère qu'il y a du feu ici, et qu'on ne va pas nous mettre
dehors sans nous laisser chauffer!... Il paraît que nous ne sommes pas
bien venus! Je vous présente un de mes voisins de campagne, un de mes
bons amis, Martin. Je vous l'ai amené, espérant que vous nous feriez
meilleur accueil. Je vous demande pardon, mon cher Martin, si je me suis
trompé.

Enfin la parole me revint.

--Vous avez bien fait de compter sur le plaisir que j'aurais à vous
revoir et sur le bon accueil que je ferais à vous et à vos amis; j'ai été
toute saisie de votre brusque arrivée. Je vous demande pardon du temps
que j'ai mis à me remettre, mais j'étais si loin de m'attendre!...

--Bien, bien, dit Robert, si ce n'est que cela, ce n'est rien. Comment
allez-vous?

--Mieux, depuis que je vous ai vu.

Il me regarda de côté et reprit:

--Vous dînez avec nous ce soir? Je vous préviens que je reste trois jours
à Paris; je me cache chez vous. Voyez-vous toujours Frisette? Il faut
l'inviter, afin que Martin ne s'ennuie pas trop. J'ai beaucoup de choses
à vous dire. Voilà près de six mois que je ne vous ai vue; m'aimez-vous
toujours un peu?

Il vit sans doute ma réponse dans mes yeux.

--On sonne, dit-il en riant; si c'est mon remplaçant, je vous préviens
que je vais le mettre à la porte.

En effet c'était Jean; il l'avait connu en voyage. Il le reçut de l'air
le plus aisé du monde, lui offrit un siége, lui fit les honneurs de chez
moi, sonna Marie, commanda en maître. Le pauvre Jean paraissait le plus
malheureux des hommes; il ne savait plus comment sortir. Moi, debout,
près de la cheminée, j'étais aussi très-embarrassée de ma contenance.
Enfin, Jean prit congé de nous, comme s'il était venu me faire une visite
d'ami.

Robert riait comme un fou. Je m'efforçai de devenir l'amie de Martin.
Plaire à ceux qui l'entouraient me semblait d'une bonne politique. Le
soir j'avais fait sa conquête. Après dîner, je sortis pour donner un
ordre; j'avais bien envie de savoir ce qu'il allait dire de moi: je ne
pus résister à la tentation, j'écoutai à la porte.

--Comment la trouvez-vous? dit Robert.

--Très-bien répondit Martin; je l'aime bien mieux que celle chez qui vous
m'avez conduit hier. Celle-ci a de l'esprit; l'autre est stupide.

--C'est vrai, dit Robert; elle est surtout embarrassante.

La curiosité est toujours punie. Cette fois encore, le proverbe n'avait
pas menti. Je rentrai pâle. Il était allé chez une autre avant de venir
chez moi. Il faisait à un provincial l'exhibition de ses maîtresses. Je
ne voulais pas dire que j'avais écouté, mais je ne pus cacher le
changement qui venait de s'opérer en moi. Il me regarda plusieurs fois
sans comprendre pourquoi je l'attaquais à coups d'épingles.

--Qu'avez-vous donc, Céleste, vous êtes toute drôle?...

--Je suis drôle, je suis drôle; c'est vous qui l'êtes! vous avez rapporté
de votre Berri je ne sais quel air campagnard. Vous arrivez comme une
bombe; vous mettez mes amis à la porte, et vous dites que je suis drôle!
Je pense que vous pourriez agir comme cela chez Mlle Zizi, qui est à vos
gages, mais qu'avec moi c'est bien sans gêne!

Il ne répondit rien; il regarda Martin, pensant qu'il avait commis
quelque indiscrétion. Le pauvre garçon, qui était la timidité même, se
mit les deux mains sur la conscience et répondit à ce regard: «Je vous
jure que je n'ai rien dit!»

Robert ne put s'empêcher de rire de sa naïveté. Il me dit qu'étant arrivé
dans la nuit, et n'étant pas assez maître chez moi, il était descendu
chez lui. Je ne querellai pas plus longtemps, mais il me sembla que je
l'aimais moins. La moindre contrariété me donnait des palpitations, des
crachements de sang! Mon médecin vint le lendemain. Robert lui demanda ce
que j'avais:

--Elle a, dit-il, une très-mauvaise tête; elle ne veut rien écouter; elle
fait tout le contraire de ce qu'on lui dit. Je ne reviendrai plus, car
elle va de mal en pis. Elle avait une petite inflammation, elle l'a
laissée grandir; ce n'est pas dangereux, mais c'est long, quand on ne s'y
prend pas à temps.

Robert fut le reconduire. Martin arriva; ils causèrent longtemps tous
trois. Robert rentra; il semblait me regarder avec tristesse. Martin
était aux petits soins. Je crus comprendre que j'étais plus malade que je
ne le pensais. Je sus seulement que le médecin avait dit que, si l'on
pouvait m'emmener de Paris, afin de me forcer à quitter la vie agitée que
je menais, il était sûr que la santé me reviendrait. J'avais des
sifflements dans la poitrine qui effrayaient tous ceux qui
s'intéressaient à moi.

Robert et Martin causaient souvent ensemble; ils me regardaient et
semblaient lutter contre une idée. Robert avait retardé son départ de
quelques jours. «Il faut pourtant que je m'en aille,» me disait-il chaque
matin.

--Partez: je vais recommencer ma vie pour oublier.

--Vous voulez donc vous tuer? vous en viendrez à bout.

--Faites ce que je vous ai conseillé, répondait Martin, je me charge de
tout.

--Allons, dit Robert, je ne veux pas me faire prier pour me rendre
heureux. Céleste, préparez une malle, je vous emmène à la campagne. Nous
partirons ce soir. Je vous cacherai le plus possible. Si l'on vous voit,
on supposera que vous êtes venue pour Martin.

Je ne pouvais en croire mes oreilles. Je ne me demandai pas si Robert ne
se laissait pas entraîner par un mouvement de pitié qu'il regretterait!
Je ne compris rien, si ce n'est que j'étais la plus heureuse des femmes;
que jamais maladie n'avait causé tant de joie. Je fourrais à tort et à
travers mes effets dans ma malle, mettant des bottines sur les bonnets à
fleurs. Il riait de voir le plaisir qu'il me faisait. J'en perdais la
tête; je venais de mettre mon petit chien dans la malle. L'heure du
départ arriva. Je quittai Marie, en lui recommandant mon appartement.
Elle se mit à pleurer; je la trouvai absurde.

Je partis gaie comme un pinson. Si Robert ne m'avait emmenée que par
pitié, je lui aurais fourni une belle occasion de se repentir en chemin,
car la joie m'avait guérie et je me portais comme le Pont-Neuf
d'aujourd'hui.

Martin me donnait le bras pour descendre aux stations, il était galant!
Robert s'approchait de temps en temps, craignant qu'il ne prît trop son
rôle au sérieux.

Le chemin de fer n'allait alors qu'à Vierzon. Il fallait faire encore
vingt-cinq lieues pour arriver chez Robert, aussi avait-il laissé sa
voiture de voyage à l'hôtel. Son valet de chambre avait commandé des
chevaux de poste. Nous montâmes, Robert et moi, dans le coupé. Martin,
sans doute pour ne pas nous gêner, prit place sur le siége de derrière,
avec Joseph, le valet de chambre.

Il avait neigé la veille; il faisait un froid noir. Robert ferma les
glaces; notre haleine fit un rideau pour les curieux. Le postillon fit
claquer son fouet, la voiture à huit ressorts s'ébranla et roula sur la
neige comme sur un tapis; les roues ne faisaient aucun bruit. Nous
allions vite; les arbres disparaissaient comme des ombres. Je me mis à
rêver, je me crus entourée de fantômes. Je ne pouvais plus ressaisir la
réalité; je me croyais endormie; je ne bougeais pas, dans la crainte de
m'éveiller.

Les _Mille et une Nuits_ étaient une petite histoire bien simple, tandis
que ce qui m'arrivait était un conte, une légende.

La nuit commençait à venir; je ne voyais presque plus mes chimères, je
sentais un malaise; nous nous arrêtâmes. Je fermais les yeux, je croyais
la vision finie; c'était un relais. On alluma les lanternes.

Le postillon jura d'être obligé de monter en selle de ce temps-là. Les
chemins étaient mauvais. Je serrai les deux mains de Robert, je lui dis
tout ce que j'avais au cœur d'amour et de reconnaissance, puis,
commençant à éprouver l'influence de la fatigue, je m'endormis sur son
épaule.

Tout-à-coup, il se pencha par la portière; je perdis son appui, et je
m'éveillai en sursaut. Il criait:

--Qu'y a-t-il, postillon? Vous allez nous verser!

Des plaintes répondirent à cet appel. Robert ouvrit la porte et sauta à
la tête des chevaux, au moment où ils allaient rouler dans une fondrière.
Martin, qui s'était bien entortillé dans la capote de derrière, s'était
endormi avec Joseph; tous deux descendirent et allèrent au postillon, qui
gisait dans la neige, à vingt pas de la voiture. Le malheureux était
tombé avec le porteur; il n'avait pu se sauver, ni arrêter les chevaux.
La voiture lui avait passé sur les jambes; il ne pouvait les remuer sans
pousser des cris de douleur. Nous étions près du relais, Robert détela un
cheval et partit à fond de train pour chercher du secours. Il revint avec
un brancard improvisé et un médecin. Il donna quelques louis au blessé,
et nous repartîmes avec un autre postillon.

L'émotion, la fatigue, le froid m'avaient engourdie; je m'étais endormie,
mais d'un sommeil agité. Nous avions quitté la grande route, nous étions
dans un mauvais chemin, car la voiture faisait des sauts énormes. Je
tâchais de voir où nous étions. La nuit était noire; il me semblait
distinguer de grands arbres qui se refermaient du haut en arcades. Nous
allions au pas; mes paupières s'appesantissaient de nouveau. Je sentis
une secousse; en même temps, j'entendis crier:

--La porte, s'il vous plaît?

Le domestique avait ouvert la grille; nous roulâmes de nouveau. La lune
venait de sortir des nuages; elle éclairait un beau château. Les tours se
dessinaient, sur un fond gris, avec une majesté imposante et sombre. La
neige couvrait la terre comme un linceul; les pins se dressaient comme
des tombes; on eût dit un cimetière avec de grands monuments.

Une porte s'ouvrit; un homme vint au-devant de nous avec une lanterne;
les chevaux nous entouraient d'un nuage de vapeur.

On me fit entrer dans une grande salle, où la cheminée devait avoir huit
pieds de haut. On conduisit M. Martin à sa chambre, dans le bâtiment de
droite. Je suivis Robert. Il monta un escalier de pierre, dans une grosse
tour, sur la gauche.

Je marchais silencieuse, n'osant pas respirer. L'écho devait être
menaçant! L'aspect du dehors et du dedans me parurent sinistres! Il me
semblait voir des ombres se détacher des murs pour me chasser. Nous
entrâmes dans une grande chambre où un domestique allumait du feu. Il y
avait quatre bougies allumées; c'est à peine si elle était éclairée. Je
vis une chose dont je n'avais jamais eu l'idée: c'est la splendeur du
quinzième siècle. Cette pièce, qui pouvait avoir dix mètres carrés, était
tendue d'un brocard rouge, garni en haut, en bas et dans les angles de
colonnes de bois sculpté et doré.

Des glaces à biseau dans des cadres superbes, des peintures sur les
portes, sur les cheminées; un lit en bois doré, garni de soie pareille à
la tenture. Au plafond, tenait une corbeille de fleurs en bois doré, d'où
s'échappaient des rideaux de soie, à franges d'or; des meubles en bois de
rose, de laque, en faisaient l'ornement. De grands fauteuils-bergères,
rouge et or, complétaient le mobilier. Le lit était en face de la
cheminée.

Je fus tirée de mon examen par des cris épouvantables; je ne connaissais
pas ces voix-là, j'en fus très-effrayée. Robert se mit à rire; il me dit
que, dans la pointe de la tour, il y avait des nids de chouettes; que
souvent, la nuit, elles faisaient ce tapage.

Je répondis que j'étais fâchée qu'elles le fissent le jour de mon
arrivée; que c'étaient des oiseaux de malheur!

Le feu petillait dans l'âtre, le sapin résineux claquait; cela me fit
oublier les chouettes, qui furent silencieuses le restant de la nuit, et
le matin, quand je m'éveillai, je fus longtemps à me reconnaître. On
sonnait une cloche: c'était celle du déjeuner. Martin vint me chercher
pour me conduire à la salle à manger. Nous traversâmes la grande salle de
la veille, un billard, un énorme salon, un petit salon, et nous arrivâmes
à la salle à manger. Après déjeuner, Martin me conduisit partout. Le
soleil avait changé l'aspect de la nuit. Une vigne vierge enlaçait les
tours, les arbres verts semés dans le parc égayaient un peu la tristesse
des hivers. Le château était sur une hauteur et laissait voir à ses pieds
une énorme vallée. La neige était à moitié fondue.

Allons voir les chevaux et les chiens, dit Martin, qui n'était pas fâché
d'agir en maître. Les écuries étaient superbes, bien tenues. La première
était de dix chevaux. Chaque stalle était garnie d'un cheval qui ne
valait pas moins de trois à quatre mille francs.

Tous avaient des camails marqués aux armes de Robert. On me fit voir la
remise. Six voitures des plus belles étaient dessous. Nous sortîmes dans
une autre cour. Les chiens, à l'approche du maître, se dressèrent à la
grille. Jamais je n'en ai vu de plus beaux. Ils étaient blanc-orange, et
ils avaient de bonnes grosses figures qui donnaient envie de les
caresser.

Nous revînmes par le potager. J'ai toujours adoré les fleurs. Je cueillis
des monceaux de violettes. Tout cela m'avait émerveillée. J'avais
rencontré tant de monde! cochers, grooms, cuisinier, jardinier, hommes
d'écurie, valet de chambre, filles de basse-cour, piqueurs, valets de
chiens, gardes, que je me disais: «Mon Dieu! quelle fortune il faut avoir
pour payer tout cela!» Je n'y étais pas depuis quatre jours que je vis ce
qui en était. Robert ne pouvait continuer ce train, s'il ne se mariait à
une femme riche. Il avait vécu dans un intérieur où il y avait quatre
cent mille livres de rente. Cela s'était partagé en six. Cette terre, qui
était toute sa fortune, ne valait que vingt-cinq mille livres de rente,
et, bien administrée, eût à peine rapporté deux pour cent.

Il s'était mis entre les mains des juifs et des usuriers, qui lui avaient
peu donné, mais à qui il devait beaucoup. Plutôt que de rompre avec ces
gens-là qui le grugeaient, il se laissait entraîner par de nouvelles
offres.

Les juifs des Champs-Élysées avaient toujours un cheval extraordinaire,
qui arrivait de Londres tout exprès pour lui. On ne se contentait pas de
lui écrire, on venait le relancer jusque chez lui. J'ai vu, pendant mon
séjour, un certain brocanteur de Belgique, qui faisait tout exprès le
voyage du Berri.

Quand un trafic lui manquait, l'autre réussissait. Il faisait de tout!...
de la banque où on ne voyait jamais d'argent, des échanges dont il était
le seul à profiter.

Robert ne savait pas se débarrasser de toutes ces sangsues. Il avait
dix-sept chevaux... J'avais peur pour lui. Il adorait la chasse... C'est
encore un plaisir fort cher. Il courait à sa ruine les yeux fermés.
Quelquefois pourtant il était triste; mais cela ne durait pas longtemps.
Il avait trop de cœur pour savoir compter. Il était bon; pourtant il
avait des moments de brutalité; il me disait des choses dures, que
j'aurais peut-être pu éviter si je n'avais pas répondu. Je faisais mon
possible pour éviter les occasions de scènes.

Je tâchais de réformer mes habitudes et de prendre celles de Robert.

Le premier jour, je fus très-malheureuse d'avoir derrière moi ce grand
maître-d'hôtel. Derrière encore ce n'était rien; mais quand il se mettait
devant moi, je n'osais plus manger. Il me prenait mon assiette en même
temps que celle des autres. Le dîner fini, j'avais très-faim.

On restait deux heures à table. Une fois, je m'en souviens, j'avais envie
de m'en aller. J'avais fait un mouvement pour me lever. Robert m'avait
regardée et m'avait dit d'un ton sévère:

--Où allez-vous? Règle générale, on ne se lève de table qu'avec le maître
de la maison.

J'étais devenue pourpre! Quand, dans la journée, il venait un fermier, un
paysan pour affaires, Robert me renvoyait en me disant:

--Enfermez-vous dans votre chambre, je n'ai pas besoin que tout le monde
vous voie.

Je reçus une lettre de Marie, qui me disait:

   «Madame ferait bien de revenir; elle était malade lorsqu'elle a
   quitté Paris; on dit partout qu'elle est morte. Plusieurs de ses
   amis sont venus voir si c'était vrai.»

J'en parlai à Robert, qui était sans doute de mauvaise humeur. Il me
répondit:

--Eh bien! partez, vous êtes bien portante! Qui diable voulez-vous qui
s'occupe de vous? vos amis de Mabille? J'aime à croire que vous y tenez
peu.

--C'est ce qui vous trompe. Peu m'importe que mes amis soient des amis de
Mabille ou d'ailleurs; s'ils pensent à moi, je leur en suis
reconnaissante... Tenez, Robert, soyez franc. Vous m'avez amenée, vous le
regrettez; vous voudriez que je partisse. Eh bien! je m'en irai demain.

J'avais beaucoup de courage en lui disant cela, mais, au fond de l'âme,
j'espérais qu'il refuserait. Il accepta. Je pensai que, le lendemain, il
me retiendrait. Le lendemain, il causa longtemps avec moi; il était
triste.

--Je ne regrette pas de vous avoir amenée, Céleste, puisque vous allez
mieux. Seulement j'ai joué un jeu dangereux pour mon repos. Je vous aime
beaucoup, mais il faut que je me marie. Une de mes parentes m'a écrit à
ce sujet. C'est pour cela que je vous laisse partir. Je vous écrirai;
nous serons bons amis.

J'avais le cœur gonflé, mais je ne pouvais m'empêcher de comprendre
qu'il avait raison. On me conduisit le lendemain à Châteauroux avec ma
malle.

Quand la voiture dépassa la grille, tout mon courage me quitta. J'avais
envie de lui demander pardon, de le supplier de rétrograder. Dieu! comme
j'ai souffert pendant ce trajet! Arrivée, je pris une place dans une
diligence faisant le service de Vierzon. Je ne pouvais plus retenir mes
larmes!... Robert m'embrassa et me quitta brusquement; mais si rapide
qu'eût été son mouvement pour se retourner, j'avais eu le temps de voir
ses yeux humides.

Quel contraste entre mon retour et le voyage que j'avais fait quelques
semaines auparavant! Aux enchantements de l'amour heureux et de la vanité
satisfaite, succédait la plus froide, la plus amère, la plus implacable
déception. Il y a des joies qu'il ne faudrait pas éprouver, quand on doit
les perdre! Il y a des horizons qu'il vaudrait mieux ne pas entrevoir,
quand on est obligé de leur dire adieu! Cette grande existence qu'il
m'eût été si doux de prolonger, jamais elle n'avait été faite pour moi.
Le sort m'avait ironiquement permis de voler quelques instants de ce
bonheur, moins pour me donner une joie passagère que pour me laisser
d'éternels regrets. C'était un mirage, il avait fui. J'étais retombée
lourdement dans la réalité médiocre de ma vie de bohémienne. Au lieu de
cette splendide voiture, où je roulais si doucement sur de mœlleux
coussins à côté de lui, j'étais seule, cahotée dans une mauvaise
diligence. Du même coup j'avais perdu ce qui faisait mon bonheur et ce
qui faisait mon orgueil.

Aujourd'hui, du reste, que des années me séparent de ces émotions, je
suis bien aise de les avoir éprouvées. Quand ces brusques transitions
n'énervent pas complétement le cœur, elles le relèvent et le fortifient.
Elles vous donnent sur vous-même une force dont on apprend plus tard à se
servir sur les autres.

Je souffrais d'autant plus que je voyais clair dans ma situation. Je
n'avais pas eu le vertige et j'avais gardé mon bon sens. Je n'en voulais
pas à Robert; mais l'idée qu'une femme allait s'établir près de lui me
brûlait comme un fer rouge. Je me disais: «S'il m'aimait, il serait moins
ambitieux, il me garderait! Pourtant il pleurait en me quittant. S'il
m'aime, il reviendra.»

J'étais arrivée... Mes raisonnements ne me suffisaient plus pour
retrouver un peu de calme, et je continuais à souffrir cruellement.

On avait dit dans tout Paris que j'étais morte. Adolphe, de retour de
Metz, où il avait vécu depuis notre séparation, était arrivé chez moi
tout défait, tout pâle! Entré dans mon salon, sans parler à Marie, il
causait avec mon portrait.

--C'est donc vrai, pauvre fille, je ne te verrai plus? je suis revenu
trop tard!

Marie lui disait:

--Trop tard! Pourquoi donc, monsieur?

--Mais pour voir Céleste avant qu'elle ne meure!... Je l'ai bien aimée,
allez! je l'aime encore.

--Monsieur a raison, dit Marie; mais madame se porte bien: elle est à la
campagne et m'a écrit hier.

Il l'embrassa de joie et partit laissant son adresse.

J'étais à peine réinstallée chez moi, qu'un agent du quartier de la
Madeleine vint me demander. On lui dit que je n'y étais pas. Il s'éloigna
en grommelant et en disant qu'il me trouverait bien. Marie me prévint.

Je pris aussitôt mon parti. Il y a toujours eu en moi une telle ardeur
d'existence, une telle force de vie, que je ne puis rester longtemps sous
l'impression d'une inquiétude ou d'une douleur. Je m'agite jusqu'à ce que
j'aie retrouvé l'équilibre de mes facultés, sentant bien que si la
souffrance s'acclimatait dans mon âme, elle me rendrait folle ou me
tuerait.

Je me décidai à partir, à faire un voyage. J'allai chez le commissaire de
mon quartier. Je pris un passe-port avec deux témoins, et je fis dire à
Jean que je voulais aller au Havre. Je le priais de m'accompagner.

Il accepta. Mon passe-port, visé du Havre, était une garantie pour ne pas
être punie si j'étais prise; je pourrais prouver que j'avais été absente.
Nous partîmes le soir même.



XXIII

LE HAVRE-DE-GRACE.


Le cœur est une singulière énigme; je m'aperçus, en arrivant au Havre,
que j'avais eu pour m'éloigner de Paris un motif dont je ne m'étais pas
rendu compte à moi-même. C'était un prétexte pour _lui_ écrire. Datée du
Havre, et motivée par un voyage, ma lettre semblerait plus naturelle.
Aussi, la première chose que je fis, en descendant à l'hôtel, fut de
demander du papier et de l'encre.

   «Mon cher Robert, les raisons qui nous ont séparés sont si
   bonnes, que vous avez vu ma résignation. Pourtant, il ne faut pas
   demander à la créature humaine plus qu'elle ne peut! Je pense
   plus à vous que jamais. Grâce à vos soins, j'ai recouvré la
   santé. Je ne veux plus faire ces excès qui me rendaient si
   malade. Le chagrin qu'on étouffe un jour revient le lendemain
   plus fort. J'ai retrouvé l'amitié de Jean. Je suis ici pour
   quelques jours; si vous aviez quelque chose à me dire, vous
   pourriez m'écrire. Pensez à moi.

    »CÉLESTE.»

Je n'avais jamais vu la mer; j'éprouvai que ce spectacle était bien
grand, car il me consola. Mon admiration était mêlée d'un sentiment de
tristesse et de mélancolie. L'aspect de la mer me rendait triste, tout en
faisant une distraction à mes peines. Je me demandais comment des gens
avaient le courage de confier leur vie à ces grands berceaux, appelés
navires, qu'une vague soulève doucement un jour et peut engloutir le
lendemain; vivre des mois entiers entre le ciel et l'eau m'aurait paru
au-dessus de mes forces. L'hôtel où j'étais descendue donnait sur la
jetée; je voyais loin en mer. A force de fixer le mouvement des vagues,
il me sembla remuer comme elles; je pris ma maison pour un vaisseau;
j'eus peur, j'arrachai ma pensée et mes regards à ce tableau; je rentrai
et fermai ma fenêtre. Il faisait froid; mais la journée était belle.

Jean vint me demander si je voulais faire une promenade en mer avec
d'autres voyageurs.

--Non, dis-je en me serrant dans mon manteau, par un mouvement nerveux
d'appréhension; j'aime mieux marcher.

Je pris son bras et nous sortîmes.

J'achetai une foule de chinoiseries. Un coup de vent nous enveloppa si
fort que je faillis être enlevée comme un ballon avec mes acquisitions.
L'air qui s'engouffrait sous mes jupes m'inquiétait bien un peu; mais je
ne voulais pas lâcher mes petits pots! Je marchais plus vite que je ne
voulais; heureusement, nous étions poussés du côté de la maison.

Le temps devint si noir qu'il faisait presque nuit à deux heures.
J'arrivai sans accident; je rangeai sur un meuble les fantaisies dont je
venais de faire emplette. Le vent battait les maisons et les vitres en
sifflant comme une furie.

--Quel temps! dis-je à Jean, comme j'ai bien fait de ne pas aller me
promener en bateau, avec votre mer qui était comme une glace.

--Oui, me dit-il, c'est une vraie tempête! c'est beau à voir, regardez!

Je m'approchai de la fenêtre, je fus effrayée! Pourtant cette émotion me
plaisait. Les grandes voix de la nature calment, en s'harmonisant avec
elles, les voix des passions qui grondent sourdement dans nos cœurs.

--Vous trouvez cela beau? lui dis-je; mais c'est à vous faire mourir de
peur! Ces pauvres gens qui sont sortis, que vont-ils faire avec leur
coquille de noix, contre une pareille bourrasque?

--Bah! il n'y a pas de danger... ils ne doivent pas être loin!

Les flots arrivaient comme des montagnes, se brisaient sur la plage;
d'autres les suivaient, semblaient les écraser, et se retiraient en
mugissant. Plus loin, au large, nous voyions d'immenses masses d'eau
s'élever avec fracas et retomber sur elles-mêmes en entr'ouvrant de
grands abîmes qui semblaient plonger jusqu'au fond des mers.

Parfois, il me semblait distinguer la pauvre petite barque comme un point
noir.

--Les voilà, disais-je!... Ils s'enfoncent!

--Non, non, me disait Jean, ce sont des lames!

--Mon Dieu! mais si un de ces géants les enveloppe, ils sont perdus!

Oubliant le froid, nous ouvrîmes la fenêtre. Beaucoup de monde était sur
la porte au-dessous de nous; chacun, le cou tendu, l'œil fixe, cherchait
les promeneurs.

Dans la foule, un homme se désolait et disait:

--Mon Dieu! pourquoi ai-je permis à mon fils de sortir? ils sont perdus!

Il pleurait; il était bien vieux. Ses cheveux étaient tout blancs... il
me fit mal... je partageais sa peine; la barque m'intéressa encore
davantage! J'avais de bons yeux; je les plongeais dans le lointain, pour
tâcher d'apercevoir les promeneurs.

Ce fut moi qui les vis la première. J'étais si émue que, pour dire au
pauvre père: «les voilà,» je faillis tomber par-dessus le balcon. Je
l'engageai à monter près de moi pour qu'il vît mieux. On s'était procuré
des lorgnettes; cela ne lui servait à rien: il avait la vue trop basse
pour rien distinguer. Je lui indiquais tous les mouvements que faisait la
barque. La vieillesse et l'enfance se ressemblent.

Quand je disais: «ils avancent,» le pauvre vieillard riait, me serrait
les mains! Quand je les perdais de vue, il me poussait et semblait me
faire un reproche, comme si je les eusse empêchés d'avancer.

--Les voilà! je les revois! ils luttent avec peine, mais ils avancent!

Il m'attirait à lui, me serrait presque dans ses bras, et me disait:

--Regardez, mon enfant, regardez bien!

Cent fois, je les crus coulés. Ils étaient assez près pour que je les
visse rouler comme une plume, monter, descendre! Ils étaient près, mais
sans pouvoir aborder. Deux heures se passèrent ainsi, deux heures
d'angoisse. Enfin, ils arrivèrent, pâles, défaits, brisés par la fatigue
et par l'émotion.

Le vieillard me quitta, courant aussi vite que ses jambes le lui
permettaient, pour aller embrasser un beau grand jeune homme, qui pouvait
avoir vingt-cinq ans. Je me disais en le voyant partir:

--Ingrat comme un enfant! il ne me remercie pas d'avoir partagé ses
terreurs.

Mais le soir, à table d'hôte, il vint se mettre près de moi. Son fils me
remercia de l'intérêt que je lui avais porté et du service que j'avais
rendu à son père.

Je m'étais trompée: au lieu d'une conquête, j'en avais fait deux. Le père
n'avait pas cessé de parler de moi! Il me trouvait charmante, adorable!
J'étais jolie! je vous ai dit qu'il avait la vue basse! J'avais un esprit
d'ange! je ne lui avais pourtant dit que quelques mots, mais je les avais
répétés à satiété:

«Ah! les voilà, ils sont sauvés! Ah! mon Dieu, je ne les vois plus! Si,
les voilà! ils avancent!»

Le fils avait sans doute l'habitude de penser comme son père. Il devint
plus qu'assidu, et, au bout de deux jours, il me déclara tout net qu'il
était amoureux fou de moi.

Jean voyait bien ce petit manége, et, ce qu'il y a de plus singulier,
c'est qu'il le protégeait en se retirant. Il détestait Robert; il se
serait sacrifié à tous mes caprices pour me faire oublier un seul nom, un
seul souvenir.

Mon naufragé n'avait pas grand esprit; il commençait à m'ennuyer
beaucoup! Il m'écrivait de si drôles de lettres que je ne pouvais
m'empêcher de lui rire au nez. Quand je le rencontrais, il voulait
toujours m'enlever, ou par terre ou par mer, cela lui était égal; il ne
parlait de rien moins que de m'épouser, sûr, me disait-il, que son père
lui pardonnerait un amour que lui-même avait fait naître. N'étais-je pas
l'ange qui l'avait sauvé des flots par mes prières? Pourrait-il repousser
celle qui avait sauvé la vie de son fils?

Je dis à Jean que je voulais dîner chez moi. Il me demanda pourquoi je ne
voulais plus descendre. Je lui répondis que le père et le fils étaient
fous; qu'ils voulaient absolument faire de moi un ange; qu'ils méditaient
un enlèvement, ce qui m'obligeait à prendre des précautions, pour ne pas
les exposer à une si mauvaise capture.

--Je croyais que cela vous amusait? dit Jean.

--Je ne m'amuserai jamais aux dépens des gens qui m'aiment; si je fais
souffrir quelqu'un, ce sera involontairement.

Je le regardai en disant ces mots, car ils étaient à son adresse. Il ne
répondit rien.

Jean avait un ami au Havre. Après dîner, il me demanda la permission
d'aller le voir une demi-heure.

Il était à peine sorti que la porte s'ouvrit. Je crus que c'était lui qui
revenait; je ne quittai pas même ma lecture. J'entendis donner un tour à
ma serrure; je me retournai, et je vis mon naufragé, plus pâle que le
jour où il était revenu de sa promenade.

--Pourquoi n'êtes-vous pas descendue dîner?.. me dit-il d'un air effaré;
vous me fuyez, n'est-ce pas?..

Il était vraiment effrayant. Je crus prudent de lui parler doucement; je
lui dis que je n'étais pas descendue parce que j'avais mal à la tête.

--Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu?

L'aplomb naïf avec lequel il démasquait ses petits plans de tyrannie
m'étonna tellement, que je fus quelques minutes sans savoir que répondre.
Il reprit:

--Vous n'êtes pas descendue pour me faire souffrir, vous êtes une
coquette, comme toutes les Parisiennes. Vous vous faites aimer des gens
afin de les tourmenter. Je vous aime et ne m'arrangerai pas de cela; j'ai
vu votre passe-port, vous êtes libre; vous allez quitter ce monsieur et
me suivre, ou je lui cherche querelle.

Il était du Midi et paraissait avoir mauvaise tête.

La conversation commençait à prendre une tournure inquiétante. Jean
pouvait rentrer. Il était d'un caractère froid, mais il était amoureux et
ne céderait pas à un nouveau venu, comme il avait fait à Robert, qui
avait des droits antérieurs. Je ne vis qu'un moyen: lui dire du mal de
moi:

--Voyons, mon ami, ne vous montez pas ainsi la tête! Vous rencontrez une
femme avec un homme qui n'est pas son parent, cela ne doit pas vous
donner bonne opinion d'elle... Au lieu de vous raisonner, vous vous
mettez à l'aimer comme un fou, vous voulez l'enlever, l'épouser, vous
battre; et pour qui, je vous le demande?.. Vous n'en savez rien!.. Je
vais vous le dire... Pour une fille qui a gâché sa jeunesse, qui n'est
digne de l'intérêt de personne, que l'on prend et que l'on quitte, qui
pourrait abuser de vous et vous entraîner dans cette vie infernale, d'où
l'on ne sort qu'après avoir laissé ses illusions, sa fortune,
quelquefois son honneur; enfin, pour Mogador!

Je croyais que ce nom allait l'épouvanter; il me dit:

--Mogador! je ne sais pas ce que c'est; mais je vous aime! peu m'importe
ce que vous avez été, je vous aime. Je n'habite pas Paris, vous cacherez
votre passé dans mon pays. Venez avec moi, ou je vous suivrai partout,
même à Paris, dans ce gouffre dont vous croyez en vain me faire peur.
Vous me verrez toujours.

--Eh bien! lui dis-je, soyez raisonnable... attendez quelques jours; la
personne avec laquelle je suis venue au Havre va partir; quand je serai
seule, nous verrons. Seulement, je ne veux pas lui faire de peine; il ne
faut pas qu'il vous trouve ici. Sortez; mais, pour Dieu, calmez-vous, et,
jusque-là, ne faites point de folie.

Il me le promit en m'embrassant les mains!... Il paraissait bien heureux!
Jean rentra quelques minutes après et me dit tout surpris:

--Tiens! vous faites votre malle?...

--Oui; nous partons demain, au petit jour.

Personne n'était levé dans l'hôtel, que j'en sortais, laissant un regret
pour ce pauvre garçon, qui m'aimait au moins autant que j'aimais Robert.



XXIV

UN BAL MASQUÉ A L'OPÉRA.--VICTORINE, DITE LA PANTHÈRE.


Je n'étais restée que dix jours absente; il me semblait que des années
s'étaient écoulées, j'approchai de mon logement avec des battements de
cœur. Peut-être avais-je une lettre de Robert!... Le concierge m'en
remit une.

Jean prit congé de moi sans que j'y fisse attention. Je dévorais ma
lettre en montant. Elle était longue! Robert me félicitait de la manière
dont je prenais mon parti de sa perte. Il me disait que cela lui était
moins facile qu'à moi, qu'il n'avait personne pour se consoler.

Cette lettre, je la lus plusieurs fois. Il était jaloux de moi. Un
éclair de joie monta de mon cœur à mon cerveau! Il était jaloux. J'avais
barre sur lui. Je ressentis un immense bonheur, parce que j'eus, pour la
première fois, conscience entière de ma force. L'amour est le tyran du
monde, mais devant la jalousie, il n'est plus qu'un pauvre enfant
tremblant. On s'est effrayé, de notre temps, de l'empire que certaines
femmes ont pris sur le caractère de leurs amants, et des ravages qu'elles
ont faits dans leur existence. On a crié au miracle; on a cherché
l'explication dans des contrastes impossibles. D'une part, on a supposé
des monstres de cruauté et de sécheresse de cœur; de l'autre, des
prodiges de niaiserie et de faiblesse. On s'est doublement trompé. Les
données générales du cœur humain suffisent à tout expliquer. Quand la
jalousie ne tue pas l'amour, elle l'aiguillonne: c'est le fouet des
furies; l'âme qui a une fois senti ses lanières ne s'appartient plus. Il
y a de pauvres femmes qui souffrent et qui meurent sans se douter de
cela. Je connaissais trop le monde pour ne pas profiter de mon
expérience, dans l'intérêt de cet amour qui remplissait mon cœur.

«Pour le ramener à mes pieds, me disais-je, je n'ai qu'un moyen: le
tourmenter.» Et, comme je l'aimais beaucoup, je fus impitoyable.

Mes lettres pouvaient laisser à désirer sous le rapport du style et de
l'orthographe, mais j'affirme qu'elles étaient des chefs-d'œuvre de
coquetterie. Je réussis au gré de mes désirs. Au bout de huit jours, il
était plus épris que jamais, et m'écrivait:

   «Ma chère enfant, j'arrive passer deux jours à Paris. Je descends
   à l'hôtel Chatam; si vous pouvez disposer d'une heure pour moi,
   vous savez tout le plaisir que j'aurai à vous voir.»

C'était un dimanche; le boulevard était plein de monde, je voulais aller
vite, et ne réussissais qu'à me faire bousculer par les passants. Arrivée
à la porte de Robert, je tâchai de me remettre pour avoir l'air calme,
même froid. Il m'embrassa et, me regardant bien en face, il me dit:

--Est-ce que vous ne m'aimez plus, Céleste?...

--Si, lui dis-je; mais il faut bien que je me fasse à l'idée de ne plus
vous voir, puisque vous allez vous marier.

--Non, me dit-il presque joyeux, je ne me marie pas; j'allais, sans m'en
douter, faire un très-sot mariage. Ma bonne étoile m'a sauvé. Une femme
de chambre m'a appris, sur le compte de ma fiancée, des choses... que ses
parents ne m'auraient certainement pas dites. Ce sera pour plus tard.

--C'est pour cela que vous me revenez?

--Oui, un peu, et beaucoup parce que je vous aime.

--Vrai, Robert?

--Vous le savez bien!

--Jamais assez...

Nous passâmes huit jours ensemble; il ne me quittait pas. J'avais écrit à
ce pauvre Jean pour lui éviter une rencontre, et, fidèle à ses habitudes
d'abnégation devant les droits acquis, il n'était pas venu me voir.
Robert était obligé de retourner en Berri.

--Je vous emmène, me dit-il.

Il n'avait pas besoin de me dire: «Voulez-vous venir?» Je passai deux
mois près de lui. Il reçut une lettre qui lui annonçait l'arrivée d'une
de ses parentes.

Pour moi, cette lettre était un ordre de départ. Je le compris. Il
m'annonça cette nouvelle avec tous les ménagements possibles.

--Retournez quelque temps à Paris, me dit-il; dès que je serai seul,
j'irai vous chercher.

Je me doutai bien que cette visite cachait quelque nouveau projet de
mariage, et que Robert ne me disait qu'une partie de la vérité. Je
cherchai la lettre et n'eus pas de peine à la trouver. Mes
pressentiments ne m'avaient pas trompée. Il s'agissait d'une alliance
proposée, qui devait se nouer par les soins d'une amie de sa famille.

Je revins à Paris et lui écrivis que je n'étais pas dupe de ce qu'il
m'avait dit. Il resta quelque temps sans me répondre. Le pauvre garçon
cherchait sans doute à affermir sa résolution. J'étais bien moins
inquiète que la première fois.

Un pressentiment me disait que tous ces mariages manqueraient. Je marchai
résolûment dans la voie que je m'étais tracée: je faisais au cœur de
Robert une guerre terrible par mes folies et mes excentricités. J'allais
partout, aux bals, aux concerts, aux spectacles. Cette époque est la plus
agitée de ma vie. Mon esprit, du reste, était devenu plus réfléchi, et
dans le monde nouveau que je voyais, tout pour moi était un objet
d'étude. En sortant du théâtre, nous allions presque toutes les nuits
souper au café de Paris. Ces beaux salons aux vases dorés garnis de
fleurs resplendissaient de lumières. Le repas, préparé d'avance,
ressemblait à une féerie. Les convives étaient jeunes, riches et
élégants. Leurs noms étaient les plus beaux noms de France; mais leur vie
était frivole, leurs caractères étaient capricieux et changeants. Ce
monde ne ressemblait en rien à celui que j'avais vu pendant que j'étais
à l'Hippodrome.

Léon et ses amis, tous fils de marchands très-honorables, de bourgeois
très-honnêtes, étaient pédants, orgueilleux. Ils déblatéraient contre la
noblesse, mais c'était par jalousie.

Tous ceux que j'ai connus auraient acheté de leur sang le droit de mettre
à la porte de leur maison de commerce: «Le marquis un tel, tailleur.
Monsieur le comte un tel, marchand de bois.» Ils avaient de grandes
fortunes, mais il manquait quelque chose à leur bonheur: un petit bout de
blason pour enjoliver les factures de leurs papas.

Ce qui me plaisait le plus dans mes nouveaux amphitryons, c'est qu'ils
étaient presque tous liés avec Robert. Je les avais connus avec lui, chez
lui; de cette façon j'étais sûre qu'il serait tenu au courant de ma
conduite, et que pas une de mes extravagances ne serait perdue pour lui.

Le hasard est le plus habile des machinistes. Il arrange des combinaisons
bien curieuses. Dans le tourbillon où j'étais de nouveau lancée, je
faisais chaque jour de nouvelles connaissances. Dans cette vie-là, les
amis et les amies disparaissent comme des ombres; on finit par se
rencontrer sans se dire bonjour.

Je me liai avec une femme plus âgée que moi. Il y avait dans le caractère
de cette femme et la disposition présente de mon esprit, des analogies
qui me la firent étudier attentivement. Deux ans plus tôt ou deux ans
plus tard, elle aurait traversé ma vie, je n'y aurais probablement pas
pris garde; mais à cette date précise elle exerça sur moi une sorte
d'influence.

Je ne trouvais pas sur sa figure les restes d'une grande beauté; pourtant
elle avait été une des femmes les plus à la mode. Elle était riche et
regardait avec mépris cette vie qu'elle avait quittée. Peut-être
avait-elle été bonne et était-ce à force de méchancetés qu'on l'avait
rendue méchante, ce qui arrive souvent. Toujours est-il qu'elle dépeçait
ses chères amies de la bonne façon, et cela avec tant de verve, qu'il ne
leur restait que les os; «Encore disait-elle, je les abandonne parce
qu'ils sont gâtés.»

Cette Panthère, si féroce pour tout le monde, m'avait, je ne sais
pourquoi, prise en grande affection. Un soir, je voulus l'emmener à
l'Opéra.

--Non, me dit-elle, je ne ferais pas mes frais!

--Pourquoi?

--Parce que les gens d'esprit n'y vont plus, ou, s'ils y vont, ils
mettent un faux nez.

--Ils l'ôteront pour vous! Venez, vous me ferez bien plaisir!...

--Je vous ferai bien plaisir! Je ne demande pas mieux; mais il y a cinq
ans que j'ai donné mon domino de taffetas noir à une pauvre fille pour
porter le deuil de sa mère.

--Nous en louerons un.

--Allons, je me laisse faire. Nous souperons avant; je ne veux pas, si je
rencontre d'anciens amis, je ne veux pas qu'on dise la Panthère est
édentée! Un verre de champagne, un masque et gare à ceux qui me tomberont
sous la dent.

Après le souper, je la regardai avec une certaine inquiétude: ses yeux
brillaient. Si elle n'avait bu qu'un verre, il était grand! Sous le
vestibule de l'Opéra, elle arrêta un homme qui suivait plusieurs dominos,
dont il portait le manteau. Elle lui dit:

--Pas si vite, Gerbier, on dit bonsoir à ses amies. C'est la seconde fois
que tu affectes de ne pas me voir, en plein jour, à l'Hippodrome; je te
pardonne ce manque d'égards, et puis je crois avoir remarqué que tu étais
de mauvaise humeur. Avoue que tu as pris cette chasse au cerf pour une
personnalité?

Le monsieur, qui pouvait avoir cinquante ans et qui bégayait un peu, lui
dit de se taire, qu'il n'était pas seul!

--Oh! monsieur est en famille aujourd'hui; on fait sortir la petite de
pension, on vient au bal de l'Opéra pour lui former le cœur et l'esprit.

Le monsieur se jeta dans la foule pour se débarrasser d'elle. Je lui
demandai:

--Qui est donc ce monsieur?

--Un imbécile! A son âge, il se fait le groom d'une actrice. Je déteste
les actrices en général et celle-là en particulier.

--Pourquoi?

--Parce qu'elle n'est pas bonne!

--Comment pas bonne? bonne actrice ou bonne femme?

--Les deux sont mauvaises. Le talent, pour la plupart de ces dames, n'est
qu'un détail. Le théâtre ne les enrichit pas, il les ruine. Elles ne s'en
retireraient pas sans les subventions de l'étranger. Qu'est-ce que la
scène, à part quelques rares exceptions? un étalage.

--Toutes ne sont pas comme cela...

--Oh! non, me dit-elle en riant; je laisse de côté les vieilles, et si
cela vous fait bien plaisir, une sur cent parmi les jeunes; mais le reste
vit sur le fonds commun de la luxure européenne. Celle que vous venez
devoir passer fait beaucoup avec Londres, Vienne et Saint-Pétersbourg.
Elle est toujours en route. Son commerce est un commerce d'exportation.
Au surplus, c'est une tradition dans cette famille. Elle fera comme sa
mère; elle perdra sa fille! On devrait y mettre ordre.

Nous étions arrivées à la porte du foyer.

--Bonjour, beau masque! dit en me serrant la taille, un homme qui en
sortait.

--Tu connais monsieur?

--Non, lui dis-je en me dégageant.

--Ah! tant mieux! je vais te décliner ses noms et qualités: c'est le
grand commandeur de l'Ordre des rats.

--Eh bien, lui dit-elle, ton domestique s'est-il bien conduit?

--Pourquoi me demandes-tu ça? dit le monsieur, qui cherchait à la
reconnaître.

--Dame, tu lui as dit l'année passée, au jour de l'an: «François, je vous
donne cette vieille botte! Si vous me servez bien, vous aurez l'autre
l'année prochaine.» A-t-il enfin la paire?

Tout le monde se mit à rire. Nous entrâmes dans la loge 21. Je fus
étonnée de trouver deux personnes. Je pensais que Jean, qui me l'avait
donnée, avait engagé quelques amis. Victorine me parlait sans déguiser sa
voix. Un domino se retourna. Je vis les yeux de ce domino briller à
travers son masque; puis je l'entendis qui disait en se penchant à
l'oreille d'un monsieur:

--Oh! l'horreur! Il y a un serpent ici! Qui donc a ouvert à ces femmes?

--Je ne sais, dit le monsieur, mais je vais les renvoyer.

--Oui, oui, reprit la dame en baissant son capuchon.

Victorine et moi avions tout entendu. L'orchestre faisait grand bruit, et
elle avait parlé presque haut pour être entendue du monsieur. Il se leva
et nous dit:

--Mesdames, cette loge est louée?...

--Oui, lui dis-je, mais elle est louée pour moi; elle est à moi.

--Vous vous trompez sans doute!...

--Non, appelez l'ouvreuse, je viens de lui remettre le coupon.

Il l'appela. En effet il y avait erreur: leur loge touchait la mienne.
Nous étions dans notre droit, et c'était à eux de sortir. Pendant ces
explications, Victorine avait regardé attentivement le domino, et,
malheureusement pour la femme qui le portait, elle l'avait reconnue.
Quand elle se leva pour sortir, Victorine lui barra le passage, et se
mesurant avec elle, elle dit:

--C'est bien elle!... Ah! je suis un serpent! Eh bien, tu m'entendras
siffler.

Le masque ne répondit rien, sortit et rentra dans la loge de droite.
Quand elle fut assise, Victorine me dit:

--Veux-tu que je te raconte pourquoi on m'appelle le serpent? L'histoire
t'amusera et nos voisins aussi.

Il y avait beaucoup de monde dans la loge de gauche. Pas un mot de cette
petite scène n'avait été perdu; on prévit que cela allait devenir
sérieux, et on s'apprêta à écouter. Le domino se tourna de notre côté et
regarda Victorine d'un air de défi.

--Figure-toi, me dit celle-ci, que j'ai été aimée par un des hommes les
plus à la mode de Paris. Il m'aimait beaucoup, mais il allait dans le
monde. Une femme d'une grande naissance s'acharnait après lui. Elle
savait notre liaison, et elle avait la rage de s'en occuper. Elle était
sans cesse à lui demander quel charme pouvait avoir une fille comme moi,
une courtisane, élégante il est vrai, mais dont le luxe devait inspirer
le dégoût, le mépris, car tout cela ne pouvait s'expliquer que par le
conte des _Mille et une Nuits_. J'avais une grande puissance sur mon
amant. Il me racontait ces belles conversations en me disant: «Si tu
veux, je n'irai plus chez elle; elle est folle de moi, mais je te la
sacrifie.» En effet, il n'allait plus chez elle. Elle l'attendait des
heures entières à la porte du club. Il finit par être touché de tant
d'humilité! elle me l'enleva. Je lui en aurais moins voulu si elle
n'avait pas dû être honnête femme et qu'elle eût eu de l'indulgence pour
les autres; mais en bonne conscience, elle était trop rouée pour être
intéressante. Les plus coupables sont nos ennemies acharnées, nous leur
faisons du tort. Celle-là était descendue bien au-dessous de moi. Mon
amant me revint; elle voulut le reprendre. Cela m'ennuyait. Je trouvai
chez lui des lettres d'elle. Je l'avais priée de se tenir tranquille,
elle n'en avait rien fait. Je me vengeai cruellement: je pris ses lettres
et je les envoyai à son mari, après avoir rendu illisible le nom de celui
à qui elles avaient été adressées. Ces lettres, avant de m'en dessaisir,
je les avais lues; il y en avait de très-amusantes. Elle lui disait: «Ne
vous contraignez pas, traitez-moi en fille entretenue!» Ainsi va le
monde! Notre prétention est d'être respectées; celle de ces dames est
d'être menées cavalièrement. Ici-bas, vois-tu, Céleste, une moitié du
public vole l'autre. J'ai crié: au voleur! voilà pourquoi elle m'appelle
serpent.

Le domino ne s'était pas attendu à tant d'impertinence; pendant tout le
temps que Victorine avait parlé, la malheureuse femme n'avait pas osé
sortir. Il était facile de voir son émotion, au tremblement de son
éventail. Son compagnon faisait une figure que je me rappellerai toute ma
vie. Les jeunes gens de la loge voisine souriaient.

Au bout de quelques secondes, la dame se plaignit de la chaleur, sortit
et ne revint plus. Au moment où la porte de la loge se referma, la
Panthère lui jeta son nom, pour que l'outrage fût complet. Je lui
reprochai de crier ce nom si haut.

--Pourquoi donc? parce qu'elle a un mari, des enfants! Puisqu'elle ne les
respecte pas, pourquoi les respecterais-je, moi? Je sais l'histoire de
beaucoup d'autres! leurs femmes de chambre en disent plus que moi.

--Allons, viens faire un tour au foyer!..

Et je l'emmenai chercher la personne que j'attendais. Elle s'arrêta
devant un jeune homme qui avait le dos appuyé à une colonne.

--Bonsoir, de J... Comment va ton père?

--Tu me connais? dit le jeune homme en s'arrêtant.

--Apparemment, puisque je te demande des nouvelles de la famille.

--Eh bien, mon père va mieux.

--Ah! je comprends pourquoi tu as l'air triste! l'argent va augmenter;
pauvre garçon, va!

Elle se mit à rire. Je lui demandai pourquoi l'argent allait augmenter.

--Il va augmenter pour lui. Il y a quelque temps, il cherchait à
emprunter à un usurier que je connais. Il voulait lui faire des lettres
de change; l'usurier ne voulait pas les accepter.

--Vous avez tort, disait celui-ci, mon père a soixante ans!

--Je le trouve très-jeune, répondait l'usurier.

--Oui, répliquait le jeune homme, mais il est malade et n'ira pas loin,
j'en suis sûr; ainsi vous serez payé à l'échéance.

L'affaire n'est pas encore faite; si le père va mieux, il faudra payer
plus cher!

--Eh bien, c'est un vilain monsieur, votre jeune homme; il escompte tout
bonnement la vie de son père.

--C'est vrai, mais il y en a beaucoup comme cela.

--C'est triste!

--Je ne dis pas non, reprit Victorine. C'est un peu la faute des pères,
qui les élèvent mal. Petits, on les fait nourrir par des étrangères. Plus
tard, on les fait manger avec des gouvernantes; puis on les envoie au
collége, hors de la famille, d'où ils sortent à dix-sept ou dix-huit
ans. L'amour les prend avant qu'ils aient songé à aimer leurs parents.
Ils font des dettes, leurs pères ne les payent pas. Les meilleurs
attendent la fin, les plus mauvais la souhaitent. Il me semble que si
j'avais un enfant, je le ferais élever près de moi, et que, surtout, je
ne l'obligerais pas à passer dix ans de sa vie à apprendre un tas de
choses qui doivent bien ennuyer les jeunes gens, puisque, sitôt en
liberté, ils font le diable pour les oublier. Oh! te voilà, dit-elle à un
homme que nous croisions. Tu gênais donc ta femme, qu'elle l'a envoyé à
l'Opéra.

--Qu'est-ce que tu veux dire? dit le monsieur, qui paraissait fâché.

--Là, là, lui dit la Panthère, ne t'emporte pas; nous savons que tu as
commencé par là; mais tu t'es raisonné, tu t'es dit: Bah! les cornes,
c'est comme les dents, ça fait du mal quand ça pousse; quand c'est venu,
ça sert pour manger. Tu en es un vivant exemple, puisque, grâce à ta
femme, tu as une place qui te fait vivre.

Le monsieur fronça les sourcils. Je tirai Victorine, que j'entraînai dans
la foule.

L'heure se passait et je ne voyais pas Jean. Cela commençait à me
préoccuper. Ma compagne devina ma pensée.

--Pourquoi ne vient-il pas? me dit-elle.

--Je n'en sais rien. Il m'a envoyé la loge que je lui ai demandée, mais
je suppose qu'il me boude. Si Robert savait cela, il serait enchanté.

--Ton Robert t'adorera, me dit Victorine; tu prends le seul moyen. On dit
que nous sommes des monstres! la faute à qui? Soyez douce, bonne, ils
vous font aller. Il me semble me rappeler que j'ai été douce, bonne, il y
a longtemps. Mon premier amant, qui était un rapin, me faisait coucher
sur le carré au mois de janvier; mon amour me tenait chaud! Quand il
s'est en allé, j'ai senti le froid et j'ai fait comme mon amour; je suis
partie. Je me suis vengée de mon premier amant sur le second, du second
sur le troisième et ainsi de suite. On m'a appelée Panthère, Serpent,
mais on m'a aimée. Maintenant, on me déteste, je vis seule, je m'ennuie;
j'ai thésaurisé tous les dégoûts de la vie; je n'ai jamais une bonne
pensée, je ne sais plus dire une bonne parole; je déteste les gens
heureux; je me venge du mal qu'on m'a fait en me prenant ma jeunesse et
mes illusions. J'ai trente ans! une honnête femme serait jeune; je suis
vieille. On ne parle plus de moi, sans dire la vieille Victorine, ce qui
me fait damner. C'est sans doute la punition qui m'était réservée, car,
au fond, je sens que mon cœur n'a pas vieilli et que je souffre de cet
abandon.

--C'est votre faute! pourquoi ne vous êtes-vous pas gardé des amis, au
lieu de vous faire haïr? Tout le monde a peur de vous.

--Des amis! mais les honnêtes gens n'en ont pas, comment voulez-vous que
j'en aie! Je ne prête pas d'argent!...

--Oh! ma chère, vous êtes désespérante!... Allons-nous-en.

Après l'avoir reconduite, je rentrai chez moi, triste, et je m'endormis
sous l'influence de ce mauvais génie, _qui, dénigrant tout, se vantait de
n'avoir plus d'illusions_.

Voilà comment les femmes se perdent entre elles: après la déchéance
physique vient celle de l'âme, la pire de toutes les déchéances.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME



TABLE


                                             Pages

    XII   La reine Pomaré (suite)                1

    XIII  L'Hippodrome                          24

    XIV   La robe jaune de Lise                 49

    XV    Une course en char                   124

    XVI   Impressions de voyage                142

    XVII  La mort de Marie                     161

    XVIII Un acte de désespoir                 179

    XIX   Le retour de Lise                    190

    XX    Un souper au café Anglais            221

    XXI   Robert                               238

    XXII  La campagne                          273

    XXIII Le Havre-de-Grâce                    291

    XXIV  Un bal masqué à l'Opéra.--Victorine,
          dite la Panthère                     301





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