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Title: La porte des rêves
Author: Schwob, Marcel
Language: French
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Free Literature (online soon in an extended version, also
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by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)



La Porte des Rêves

Par

MARCEL SCHWOB

Illustrations de GEORGES DE FEURE.

PARIS

IMPRIMÉ POUR LES BIBLIOPHILES INDÉPENDANTS

Chez Henry FLOURY, Libraire

1899


[Illustration]


[Illustration]



À Monsieur Samuel POZZI, de l'Académie de Médecine

_Mon cher Docteur_

_Les Anciens croyaient que deux portes s'ouvrent sur le royaume noir
de l'Érèbe; l'une, légère, laisse s'envoler parmi nous les songes
ailés; l'autre, massive, se referme sur ceux qui l'ont franchie, pour
toujours._

_J'étais descendu jusqu'au seuil de la porte inexorable. Vous m'avez
saisi de votre main "qui guérit tout ce quelle touche" et vous m'avez
ramené vers le soleil._

_Grâce à vous, j'ai pu encore rêver ces rêves. Qu'ils vous soient
donnés comme un faible témoignage de ma reconnaissance éternelle._

_Votre ami_

MARCEL SCHWOB

Paris, Octobre 1898.


[Illustration]



LA FLÛTE


La tempête nous avait poussés très loin des côtes où nous avions
accoutumé de faire la course. Pendant de longues journées sombres, le
navire avait plongé, le nez en avant, à travers les masses d'eau verte
crêtelées d'écume. Le ciel noir semblait se rapprocher de l'Océan,
même au-dessus de nos têtes; l'horizon seul était entouré d'une marque
livide, et nous errions sur le pont comme des ombres. Des fanaux
pendaient à chaque vergue, et le long de leurs verres suintaient
perpétuellement les gouttes de pluie, si bien que la lumière en était
incertaine. À l'arrière, les hublots de l'habitacle du timonier
luisaient d'un rouge transparent et humide. Les hunes étaient des
demi-cercles d'obscurité; de la noirceur supérieure, dans les sautes de
vent, émergeaient les voiles blêmes. Quelquefois les lanternes, en se
balançant, faisaient se refléter des lueurs de cuivre dans les poches
d'eau des prélarts qui couvraient les canons.

Nous chassions ainsi sous le vent depuis notre dernière prise. Les
grappins d'abordage pendaient encore le long de la carène; et l'eau du
ciel avait lavé et massé, en s'écoulant, tous les débris du combat.
Car dans des tas confus gisaient encore des cadavres vêtus d'étoffes à
boutons de métal, des haches, des sabres, des sifflets, des tronçons
de chaînes et des cordages, avec des boulets rainés; des mains pâles
étreignaient les crosses de pistolet, les pommeaux d'épée; des faces
mitraillées, mi-couvertes par les cabans, ballottaient dans les
manœuvres, et on glissait parmi des morts détrempés.

Cet ouragan sinistre nous avait ôté le courage de déblayer. Nous
attendions le jour pour reconnaître nos compagnons, et les coudre dans
leurs sacs; et le vaisseau de prise était chargé de rhum. Plusieurs
barriques avaient été amarrées, tant au pied du mât de misaine qu'au
mât d'artimon; et beaucoup d'entre nous, cramponnés autour, tendaient
leurs gobelets ou leurs bouches aux jets bruns que chaque coup de
tangage faisait jaillir, parmi les ronflements liquides.

Si la boussole ne nous trompait pas, le navire courait au sud; mais
l'obscurité et l'horizon désert ne nous donnaient aucun point de repère
pour la carte marine. Une fois nous crûmes voir des élévations obscures
à l'ouest, une autre, des grèves pâles; mais nous ne savions si les
hauteurs étaient des montagnes ou des falaises et la pâleur des grèves
pouvait être la mer blafarde qui battait des brisants.

À de certains moments nous aperçûmes à travers la pluie fine des feux
d'un rouge brumeux; et le capitaine héla au timonier de les éviter.
Car nous nous savions signalés et poursuivis, et les feux étaient
peut-être des brûlots; ou si nous longions, sans les voir, des côtes
inhospitalières, nous pouvions craindre les signaux traîtres des
naufrageurs.

Nous passâmes le fleuve d'eau chaude qui parcourt l'Océan: quelque
temps, les embruns furent tièdes. Puis nous pénétrâmes de nouveau dans
l'inconnu.

[Illustration: La flûte.]

Et c'est alors que le capitaine, ignorant ce que l'avenir nous
réservait, fit siffler le rassemblement. Là, dans la nuit, quelques
hommes tenant des lanternes, notre troupe se réunit sur la dunette,
et le capitaine d'armes nous divisa en groupes, et on entendit des
chuchotements ténébreux. Le trésorier tira des numéros d'un sac à
poudre, et nous annonça nos parts. Ainsi chacun reçut ce qui lui
revenait du butin de notre croisière, tant sur les vêtements, tant sur
les provisions, tant sur l'or et l'argent, et les bijoux trouvés aux
mains, aux cous et dans les poches des hommes et femmes des vaisseaux
pillés.

Puis on nous fit rompre, et nous nous écartâmes silencieusement. Ce
n'était pas ainsi que le partage se faisait d'ordinaire, mais près
de notre îlot de refuge, à la fin de l'expédition, le navire gonflé
de richesses, et parmi des jurons et des querelles sanglantes. Pour
la première fois il n'y eut pas un coup de couteau, pas un pistolet
déchargé.

Après le partage le ciel s'éclaircit graduellement et l'obscurité
commença à s'ouvrir. D'abord des nuages roulèrent, et les brumes
se déchirèrent; puis le cercle livide de l'horizon se teignit d'un
jaune plus éclatant; l'Océan refléta les choses avec des couleurs
moins sombres. Une tache illuminée marqua le soleil; quelques rayons
s'épandirent au loin, en éventail. La houle fut orangée, violette et
pourpre; et des hommes crièrent de joie, parce qu'ils voyaient flotter
des algues.

Le soir tomba sous un embrasement pesant, et nous fûmes réveillés par
la lumière bleue et pâle du matin dans les mers australes. Nos yeux
inaccoutumés à la blancheur chaude nous faisaient mal; et nous nous
ruâmes aux bastingages, sans rien voir, quand la vigie annonça: «Terre
droit devant.» Une heure après, le ciel étant d'un bleu épais, nous
aperçûmes une ligne brune, à l'extrémité de l'Océan, avec un liséré
d'écume.

On mit le cap dessus. Des oiseaux blancs et rouges rasèrent les
cordages. Les vagues charriaient des bois multicolores. Puis un
point mouvant nous apparut: sur la mer très opaque, sous le soleil
incandescent, il semblait rose, et, quand il s'approcha, nous vîmes
que c'était un canot ou une pirogue. Cette embarcation n'avait pas de
voile, et elle paraissait dépourvue de rames.

Elle se dirigeait cependant par le travers de nous; mais, quoiqu'on
la hélât, rien n'y était visible. À mesure que nous avancions, nous
entendions seulement venir avec la brise un son doux et paisible, si
modulé qu'il ne pouvait être confondu avec la plainte de la mer ou la
vibration des cordes tendues à nos voiles. Ce son, d'une tristesse
calme, attira nos compagnons aux deux flancs du vaisseau, et nous
regardions curieusement la pirogue.

Comme le gaillard d'avant piquait le fond d'une grande lame, le mystère
de l'embarcation fut éclairci. Elle était en bois de couleur; les
rames semblaient parties à la dérive, et un vieillard y était couché,
un pied nu posé sur la barre du gouvernail. Sa barbe et ses cheveux
blancs encadraient tout son visage; sauf un manteau rayé, dont les pans
étaient rabattus sur lui, il n'avait aucun vêtement; et il tenait à
deux mains une flûte dans laquelle il soufflait.

Nous amarrâmes la pirogue, sans qu'il voulût se déranger; ses yeux
étaient vagues, et peut-être était-il aveugle. Son âge devait être très
grand, car les tendons de ses membres transparaissaient sous la peau.
On le hissa jusque sur le pont et on retendit au pied du grand mât, sur
une toile goudronnée.

Alors, sans cesser de tenir sa flûte d'une main contre sa bouche, il
allongea un bras et mania tout autour de lui, en tâtonnant. Et il mit
la main sur la confusion d'armes, de boulets à chaînes et de cadavres
qui tiédissaient au soleil; il promena ses doigts sur le tranchant des
haches et caressa la chair meurtrie des visages. Puis, il retira sa
main, et les yeux pâles et vides, la figure tournée vers le ciel, il
souffla dans sa flûte.

Elle était noire et blanche, et, sitôt quelle retentit parmi nous,
elle parut un oiseau d'ébène poli, tacheté d'ivoire, et les mains
transparentes voletaient autour, comme des ailes.

Le premier son fut grêle et mince, chevrotant comme la voix que le
vieillard aurait pu avoir, et nos cœurs furent pénétrés du passé, du
souvenir des vieilles qui avaient été nos grand'mères, et du temps
innocent où nous étions enfants. Tout le présent s'enfonça autour de
nous; et nous hochions la tête en souriant; nos doigts voulaient faire
mouvoir des jouets, et nos lèvres étaient mi-closes, comme pour des
baisers puérils.

Puis le son de la flûte enfla, et ce fut un cri de passion tumultueuse.
Devant nos yeux passèrent des choses jaunes et des choses rouges, la
couleur de la chair, la couleur de l'or, et la couleur du sang. Nos
cœurs gonflèrent, pour répondre à l'unisson, et la folie des jours qui
nous avaient entraînés au crime tourbillonna dans nos têtes. Et le son
de la flûte s'accrut, et ce fut la voix sonore des tempêtes, et l'appel
du vent au brisement de la vague, le fracas des carènes éventrées, le
hurlement des hommes qu'on saigne à la gorge. la terreur des figures
noircies à la suie, qui montent à l'abordage, le sabre aux dents, la
plainte des boulets rames et l'explosion d'air des carcasses de navires
qui sombrent. Et nous écoutions en silence, au milieu de notre propre
vie.

Tout à coup le son de la flûte fut un vagissement; on entendit la
lamentation des enfants qui viennent au monde, un cri si faible et si
plaintif qu'il y eut un hurlement d'horreur. Car nous voyions d'un
même moment, les yeux subitement éclairés de l'avenir, ce que nous ne
pouvions plus avoir et ce que nous détruisions éternellement, la mort
de l'espérance pour les errants de la mer, et les existences futures
que nous avions anéanties. Nous-mêmes, sans femmes, rouges de meurtre,
épanouis d'or, nous ne pourrions jamais entendre la voix des enfants
nouveaux; car nous étions damnés au balancement des flots, soit que
le pont dansât sous nos pieds, soit que notre tête, coiffée du bonnet
noir, dansât à la corde d'une vergue: notre vie perdue sans espoir d'en
créer d'autres.

Et Hubert, le capitaine d'armes, jura la mort, arracha au vieillard
l'oiseau d'ébène taché de blanc: le son périt, et Hubert jeta la flûte
dans la mer. Les yeux vagues du vieil homme tressaillirent, et ses
membres anciens se raidirent, sans qu'on pût rien entendre. Quand nous
le touchâmes, il était déjà froid.

Je ne sais si cet homme étrange appartenait à l'Océan, mais sitôt
qu'il l'eut atteint, quand nous l'envoyâmes rejoindre sa flûte, il s'y
enfonça et disparut avec son manteau et sa pirogue; et jamais plus le
cri d'un enfant qui naît ne parvint à nos oreilles sur la terre ou sur
la mer.



LA CITÉ DORMANTE


[note: Ces pages ont été trouvées dans un livre oblong à couverture de
bois; la plupart des feuillets étaient blancs. Sur la lame supérieure
étaient grossièrement gravés deux fémurs surmontés d'un crâne et le
livre émergeait du sable d'or d'un désert jusqu'alors inexploré.]


La côte était haute et sombre sous la lueur bleu clair de l'aube. Le
Capitaine au pavillon noir ordonna d'aborder. Parce que les boussoles
avaient été rompues dans la dernière tempête, nous ne savions plus
notre route ni la terre qui s'allongeait devant nous. L'Océan était si
vert que nous aurions pu croire qu'elle venait de pousser en pleine eau
par un enchantement. Mais la vue de la falaise obscure nous troublait;
ceux qui avaient remué les tarots dans la nuit et ceux qui étaient
ivres de la plante de leur contrée, et ceux qui étaient vêtus de façon
diverse, quoiqu'il n'y eût pas de femmes à bord, et ceux qui étaient
muets, ayant eu la langue clouée, et ceux qui, après avoir traversé,
au-dessus de l'abîme, la planche étroite des flibustiers, étaient
demeurés fous de terreur, tous nos camarades noirs ou jaunes, blancs ou
sanglants, appuyés sur les plats-bords, regardaient la terre nouvelle,
tandis que leurs yeux tremblaient.

Étant de tous les pays, de toutes les couleurs, de toutes les langues,
n'ayant pas même les gestes en commun, ils n'étaient liés que par une
passion semblable et des meurtres collectifs. Car ils avaient tant
coulé de vaisseaux, rougi de bastingages à la tranche saignante de
leurs haches, éventré de soutes avec les leviers de manœuvre, étranglé
silencieusement d'hommes dans leurs hamacs, pris d'assaut les galions
avec un vaste hurlement, qu'ils s'étaient unis dans l'action; ils
étaient semblables à une colonie d'animaux malfaisants et disparates,
habitant une petite île flottante, habitués les uns aux autres, sans
conscience, avec un instinct total guidé par les yeux d'un seul.

Ils agissaient toujours et ne pensaient plus. Ils étaient dans leur
propre foule tout le jour et toute la nuit. Leur navire ne contenait
pas de silence, mais un prodigieux bruissement continu. Sans doute le
silence leur eut été funeste. Ils avaient par les gros temps la lutte
de la manœuvre contre les lames, par le calme l'ivresse sonore et les
chansons discordantes, et le fracas de la bataille quand des vaisseaux
les croisaient.

Le Capitaine au pavillon noir savait tout cela, et le comprenait seul;
il ne vivait lui-même que dans l'agitation, et son horreur du silence
était telle que, pendant les minutes paisibles de la nuit, il tirait
par sa longue robe son compagnon de hamac, afin d'entendre le son
inarticulé d'une voix, humaine.

Les constellations de l'autre hémisphère pâlissaient. Un soleil
incandescent troua la grande nappe du ciel, maintenant d'un bleu
profond, et les Compagnons de la Mer, ayant jeté l'ancre, poussèrent
les longs canots vers une crique taillée dans la falaise.

Là s'ouvrait un couloir rocheux, dont les murs verticaux semblaient se
rejoindre dans l'air, tant ils étaient hauts; mais au lieu d'y sentir
une fraîcheur souterraine, le Capitaine et ses compagnons éprouvaient
l'oppression d'une extraordinaire chaleur, et les ruisselets d'eau
marine qui filtraient dans le sable se desséchaient si vite que la
plage entière crépitait avec le sol du couloir.

Ce boyau de roc débouchait dans une campagne plate et stérile,
mamelonnée à l'horizon. Quelques bouquets de plantes grises croissaient
au versant de la falaise; des bêtes minuscules, brunes, rondes ou
longues, avec de minces ailes frémissantes de gaze, ou de hautes pattes
articulées, bourdonnaient autour des feuilles velues ou faisaient
frissonner la terre en certains points.

La nature inanimée avait perdu la vie mouvante de la mer et le
crépitement du sable; l'air du large était arrêté par la barrière des
falaises; les plantes semblaient fixes comme le roc, et les bêtes
brunes, rampantes ou ailées, se tenaient dans une bande étroite hors de
laquelle il n'y avait plus de mouvement.

Or, si le Capitaine au pavillon noir n'avait pas songé, malgré
l'ignorance de la contrée où ils étaient, que les dernières indications
des boussoles avaient porté le navire vers le Pays Doré où tous les
Compagnons de la Mer désirent atterrir, il n'eût pas poussé plus loin
l'aventure, et le silence de ces terres l'eût épouvanté.

Mais il pensa que cette côte inconnue était la rive du Pays Doré, et
il dit à ses compagnons des paroles émues qui leur mirent des désirs
variés au cœur. Nous marchâmes tête basse, souffrant du calme; car les
horreurs de la vie passée, tumultueuses, s'élevaient en nous.

À l'extrémité de la plaine nous rencontrâmes un rempart de sable d'or
étincelant. Un cri s'éleva des lèvres déjà sèches des Compagnons de la
Mer; un cri brusque, et qui mourut soudain, comme étranglé dans l'air,
parce que, dans ce pays où le silence paraissait augmenter, il n'y
avait plus d'écho.

Le Capitaine pensant que cette terre aurifère était plus riche au
delà des levées de sable, les Compagnons montèrent péniblement; le sol
fuyait sous nos pas.

Et, de l'autre côté, nous eûmes une étrange surprise; car le rempart de
sable était le contrefort des murailles d'une cité, où de gigantesques
escaliers descendaient de la route de garde.

Pas un bruit vital ne s'élevait du cœur de cette ville immense. Nos
pas sonnaient tandis que nous passions sur les dalles de marbre, et
le son s'éteignait. La cité n'était pas morte, car les rues étaient
pleines de chars, d'hommes et d'animaux: des boulangers pâles, portant
des pains ronds, des bouchers soutenant au-dessus de leurs têtes des
poitrines rouges de bœufs, des briquetiers courbés sur les chariots
plats où les rangées de briques scintillantes s'entrecroisaient, des
marchands de poissons avec leurs éventaires, des crieuses de salaisons,
haut retroussées, avec des chapeaux de paille piqués sur le sommet de
la tête, des porteurs esclaves agenouillés sous des litières drapées
d'étoffes à fleurs de métal, des coureurs arrêtés, des femmes voilées
écartant encore du doigt le pli qui couvrait leurs yeux, des chevaux
cabrés, ou tirant, mornes, dans un attelage à chaînes lourdes, des
chiens le museau levé ou les dents au mur. Or toutes ces figures
étaient immobiles, comme dans la galerie d'un statuaire qui pétrit
des statues de cire; leur mouvement était le geste intense de la vie,
brusquement arrêtée; ils se distinguaient seulement des vivants par
cette immobilité et par leur couleur.

Car ceux qui avaient eu la face colorée étaient devenus complètement
rouges, la chair injectée; et ceux qui avaient été pâles étaient
devenus livides, le sang ayant fui vers le cœur; et ceux dont le
visage autrefois était sombre présentaient maintenant une figure fixe
d'ébène; et ceux qui avaient eu la peau halée au soleil s'étaient
jaunis brusquement, et leurs joues étaient couleur de citron; en sorte
que parmi ces hommes rouges, blancs, noirs et jaunes, les Compagnons
de la Mer passaient comme des êtres vivants et actifs au milieu d'une
réunion de peuples morts.

Le terrible calme de cette cité nous faisait hâter le pas, agiter les
bras, crier des paroles confuses, rire, pleurer, hocher la tête à la
manière des aliénés; nous pensions qu'un de ces hommes qui avaient
été en chair peut-être nous répondrait; nous pensions que cette
agitation factice arrêterait nos réflexions sinistres; nous pensions
nous délivrer de la malédiction du silence. Mais les grandes portes
abandonnées bâillaient sur notre route; les fenêtres étaient comme des
yeux fermés; les tourelles de guetteurs sur les toits s'allongeaient
indolemment vers le ciel. L'air semblait avoir un poids de chose
corporelle: les oiseaux, planant sur les rues, au bord des murs, entre
les pilastres, les mouches, immobiles et suspendues, paraissaient des
bêtes varicolores emprisonnées dans un bloc de cristal.

Et la somnolence de cette cité dormante mit dans nos membres une
profonde lassitude. L'horreur du silence nous enveloppa. Nous qui
cherchions dans la vie active l'oubli de nos crimes, nous qui buvions
l'eau du Léthé, teinte par les poisons narcotiques et le sang, nous
qui poussions de vague en vague sur la mer déferlante une existence
toujours nouvelle, nous fûmes assujettis en quelques instants par des
liens invincibles.

Or, le silence qui s'emparait de nous rendit les Compagnons de la
Mer délirants. Et parmi les peuples aux quatre couleurs qui nous
regardaient fixement, immobiles, ils choisirent dans leur fuite
effrayée chacun le souvenir de sa patrie lointaine: ceux d'Asie
étreignirent les hommes jaunes, et eurent leur couleur safranée de cire
impure; et ceux d'Afrique saisirent les hommes noirs, et devinrent
sombres comme l'ébène; et ceux du pays situé par delà l'Atlantide
embrassèrent les hommes rouges et furent des statues d'acajou; et ceux
de la terre d'Europe jetèrent leurs bras autour des hommes blancs et
leur visage devint couleur de cire vierge.

Mais moi, le Capitaine au pavillon noir, qui n'ai pas de patrie, ni
de souvenirs qui puissent me faire souffrir le silence tandis que ma
pensée veille, je m'élançai terrifié loin des Compagnons de la Mer,
hors de la cité dormante; et malgré le sommeil et l'affreuse lassitude
qui me gagne, je vais essayer de retrouver par les ondulations du sable
doré, l'Océan vert qui s'agite éternellement et secoue son écume.



BÉATRICE


Τὴν ψυχὴν, Ἀγάθωνα φιλῶν, ἐπὶ χεἰλεσιν ἔσχον·
Ἣλθε γὰρ ἡ τλήμων ὡς διαζῃσομένη. PLATON.


Il ne me reste que peu d'instants à vivre: je le sens et je le sais.
J'ai voulu une mort douce; mes propres cris m'auraient étouffé
dans l'agonie d'un autre supplice: car je crains plus que l'ombre
grandissante le son de ma voix. L'eau parfumée où je suis plongé,
nuageuse comme un bloc d'opale, se teint graduellement de veines
roses par mon sang qui s'écoule: quand l'aurore liquide sera rouge,
je descendrai vers la nuit. Je n'ai pas tranche l'artère de ma main
droite, qui jette ces lignes sur mes tablettes d'ivoire: trois sources
jaillissantes suffisent pour vider le puits de mon cœur; il n'est pas
si profond qu'il ne soit bientôt tari, et j'en ai pleuré tout le sang
dans mes larmes.

Mais je ne puis plus sangloter: car l'affreuse terreur me serre la
gorge quand j'entends mes sanglots; que Dieu me retire la conscience
avant le son de mon râle qui va venir! Mes doigts faiblissent; il est
temps d'écrire; j'ai lu assez longtemps le dialogue de Phédon,--mes
pensées ne s'unissent plus qu'avec peine, et j'ai hâte de faire ma
confession muette: l'air de la terre n'entendra plus ma voix.

Une tendre amitié m'avait dès longtemps rapproché de Béatrice. Toute
petite, elle venait dans la maison de mon père, grave déjà, avec
des yeux profonds, étrangement mouchetés de jaune. Sa figure était
légèrement anguleuse, les méplats accusés, et la peau d'un blanc mat
comme un marbre auquel un praticien n'aurait jamais touché, mais où le
statuaire lui-même a mis la forte écriture de son ciseau. Les lignes
couraient sur des arêtes vives, jamais adoucies par le trois-quarts;
et, quand une émotion rougissait son visage, on eût dit d'une figure
d'albâtre intérieurement éclairée par une lampe rose.

Elle était gracieuse, assurément, mais d'une souplesse dure, car la
marque de son geste était si nette quelle restait fixée dans les yeux;
quand elle tordait ses cheveux sur son front, la symétrie parfaite de
ses mouvements paraissait l'attitude votive d'une déesse immobile, bien
différente de la fuite rapide des bras de jeunes filles, qui semble un
battement d'ailes à peine soulevées. Pour moi, que l'étude des choses
grecques plongeait dans la contemplation antique, Béatrice était un
marbre antérieur à l'art humain de Phidias, une figure sculptée par
les vieux maîtres Éginètes, suivant les règles immuables de l'harmonie
supérieure.

Nous avions lu longtemps ensemble les immortels poètes des Grecs,
mais surtout nous avions étudié les philosophes des premiers temps,
et nous pleurions les poèmes de Xénophane et d'Empédocle, que nul œil
humain ne verra plus. Platon nous charmait par la grâce infinie de son
éloquence, quoique nous eussions repoussé l'idée qu'il se faisait de
l'âme, jusqu'au jour où deux vers que ce divin sage avait écrits dans
sa jeunesse me révélèrent sa véritable pensée et me plongèrent dans le
malheur.

[Illustration: Béatrice.]

Voici ce terrible distique qui frappa un jour mes yeux dans le livre
d'un grammairien de la décadence:

    Tandis que je baisais Agathon, mon âme est venue sur mes lèvres:
    Elle voulait, l'infortunée, passer en lui!

Dès que j'eus saisi le sens des paroles du divin Platon, une lumière
éclatante se fit en moi. L'âme n'était point différente de la vie:
c'était le souffle animé qui peuple le corps; et, dans l'amour, ce sont
les âmes qui se cherchent lorsque les amants se baisent sur la bouche:
l'âme de l'amante veut habiter dans le beau corps de celui qu'elle
aime, et l'âme de l'amant désire ardemment se fondre dans les membres
de sa maîtresse. Et les infortunés n'y parviennent jamais. Leurs âmes
montent sur leurs lèvres, elles se rencontrent, elles se mêlent, mais
elles ne peuvent pas émigrer. Or, y aurait-il un plaisir plus céleste
que de changer de personnes en amour, que de se prêter ces vêtements
de chair si chaudement caressés, si voluptueusement voulus? Quelle
étonnante abnégation, quel suprême abandon que de donner son corps à
l'âme d'un autre, au souille d'un autre! Mieux qu'un dédoublement,
mieux qu'une possession éphémère, mieux que le mélange inutile et
décevant de l'haleine; c'est le don supérieur de la maîtresse à son
amant, le parfait échange si vainement rêvé, le terme infini de tant
d'étreintes et de morsures.

Or j'aimais Béatrice, et elle m'aimait. Nous nous l'étions dit souvent,
tandis que nous lisions les mélancoliques pages du poète Longus, où
les couplets de prose tombent avec une cadence monotone. Mais nous
ignorions autant l'amour de nos âmes que Daphnis et Chloé ignoraient
l'amour de leurs corps. Et ces vers du divin Platon nous révélèrent
le secret éternel par où les âmes amantes peuvent se posséder
parfaitement. Et, dès lors, Béatrice et moi nous ne pensâmes plus qu'à
nous unir ainsi pour nous abandonner l'un à l'autre. Mais ici commença
l'indéfinissable horreur. Le baiser de la vie ne pouvait nous marier
indissolublement. _Il fallait que l'un de nous se sacrifiât à l'autre.
Car le voyage des âmes ne saurait être une migration réciproque._
Nous le sentions bien tous deux, mais nous n'osions nous le dire. Et
j'eus l'atroce faiblesse, inhérente à l'égoïsme de mon âme d'homme, de
laisser Béatrice dans l'incertitude. La sculpturale beauté de mon amie
se mit à décliner. La lampe rose cessa de s'allumer à l'intérieur de
son visage d'albâtre. Les médecins donnèrent à son mal le nom d'anémie;
mais je savais que c'était son âme qui se retirait de son corps. Elle
évitait mes regards anxieux avec un sourire triste. L'amaigrissement
de ses membres devint excessif. Son visage fut bientôt si pâle que les
yeux seuls y brillaient d'un feu sombre. Les rougeurs apparaissaient
et s'évanouissaient sur ses joues et ses lèvres comme les dernières
vacillations d'une flamme qui va s'éteindre. Alors je sus que Béatrice
allait m'appartenir entièrement dans peu de jours, et malgré ma
tristesse infinie une joie mystérieuse s'étendit en moi.

Le dernier soir, elle m'apparut sur les draps blancs comme une statue
de cire vierge. Elle tourna lentement sa figure vers moi, et dit: «Au
moment où je mourrai, je veux que tu me baises sur la bouche et que mon
dernier souffle passe en toi!»

Je crois que je n'avais jamais remarqué combien sa voix était chaude et
vibrante; mais ces paroles me donnèrent l'impression d'un fluide tiède
qui me toucherait. Presque aussitôt ses yeux suppliants cherchèrent les
miens, et je compris que l'instant était venu. J'attachai mes lèvres
sur les siennes pour boire son âme.

Horreur! infernale et démoniaque horreur! _Ce n'est pas l'âme de
Béatrice qui passa en moi, c'est sa voix!_ Le cri que je poussai me
fit chanceler et blêmir. Car ce cri aurait dû s'échapper des lèvres
de la morte, et c'est de ma gorge qu'il jaillissait. _Ma voix était
devenue chaude et vibrante, et elle me donnait l impression d'un fluide
tiède qui me toucherait._ J'avais tué Béatrice et j'avais tué ma voix;
la voix de Béatrice habitait en moi, une voix tiède d'agonisante qui me
terrifiait.

Mais aucun des assistants ne parut s'en apercevoir: ils s'empressaient
autour de la morte pour accomplir leurs fonctions.

La nuit vint, silencieuse et lourde. Les flammes des cierges montaient
tout droit et très haut, léchant presque les tentures pesantes. Et le
dieu de la Terreur avait étendu sa main sur moi. Chacun de mes sanglots
me faisait mourir de mille morts: il était exactement semblable aux
sanglots de Béatrice quand, devenue inconsciente, elle se lamentait de
mourir. Et, tandis que je pleurais, agenouillé près du lit, le front
sur les draps, c'étaient ses pleurs à elle qui semblaient s'élever en
moi, sa voix passionnée qui semblait flotter dans l'air, plaignant sa
misérable mort.

N'aurais-je pas dû le savoir? La voix est éternelle; la parole ne
périt pas. Elle est la migration perpétuelle des pensées humaines,
le véhicule des âmes; les mots gisent desséchés sur les feuilles de
papier, comme les fleurs dans un herbier; mais la voix les fait revivre
de sa propre vie immortelle. Car la voix n'est autre chose que le
mouvement des molécules de l'air sous l'impulsion d'une âme; et l'âme
de Béatrice était en moi, mais je ne pouvais comprendre et sentir que
sa voix.

Maintenant que nous allons être délivrés, ma terreur s'apaise; mais
elle va se renouveler; je la sens arriver, cette horreur inexprimable;
la voici qui nous saisit,--car je râle, et mon râle, qui est chaud
et vibrant, plus tiède que l'eau de ma baignoire, _c'est le râle de
Béatrice!_



ARACHNÉ


Her waggon-spokes made of long spinners' legs;
The cover, of the wings of grasshoppers;
Her traces of the smallest spider's web;
Her collars of the moonshine's watery beams....
        (SHAKESPEARE. _Romeo and Juliet._)



Vous dites que je suis fou et vous m'avez enfermé; mais je me ris de
vos précautions et de vos terreurs. Car je serai libre le jour où je
voudrai; le long d'un fil de soie que m'a lancé Arachné, je fuirai
loin de vos gardiens et de vos grilles. Mais l'heure n'est pas encore
venue--elle est proche cependant: de plus en plus mon cœur défaille
et mon sang pâlit. Vous qui me croyez fou maintenant, vous me croirez
mort: tandis que je me balancerai au fil d'Arachné par delà les étoiles.

Si j'étais fou, je ne saurais pas si nettement ce qui est arrivé, je ne
me rappellerais pas avec autant de précision ce que vous avez appelé
mon crime, ni les plaidoiries de vos avocats, ni la sentence de votre
juge rouge. Je ne rirais pas des rapports de vos médecins, et je ne
verrais pas sur le plafond de ma cellule la figure glabre, la redingote
noire et la cravate blanche de l'idiot qui m'a déclaré irresponsable.
Non, je ne le verrais pas--car les fous n'ont pas d'idée précise; au
lieu que je suis mes raisonnements avec une logique lucide et une
clarté extraordinaire qui m'étonnent moi-même. Et les fous souffrent au
sommet du crâne; ils croient, les malheureux! que des colonnes de fumée
fusent, en tourbillonnant, de leur occiput. Tandis que mon cerveau,
à moi, est d'une telle légèreté qu'il me semble souvent avoir la tête
vide. Les romans que j'ai lus, auxquels je prenais plaisir jadis, je
les embrasse maintenant d'un coup d'œil et je les juge à leur valeur;
je vois chaque défaut de composition--au lieu que la symétrie de mes
propres inventions est tellement parfaite que vous seriez éblouis si je
vous les exposais.

Mais je vous méprise infiniment; vous ne sauriez les comprendre. Je
vous laisse ces lignes comme dernier témoignage de ma raillerie et pour
vous faire apprécier votre propre insanité quand vous trouverez ma
cellule déserte.

Ariane, la pâle Ariane, auprès de laquelle vous m'avez saisi, était
brodeuse. Voilà ce qui a fait sa mort. Voilà ce qui fera mon salut.
Je l'aimais d'une passion intense; elle était petite, brune de peau
et vive des doigts; ses baisers étaient des coups d'aiguille, ses
caresses, des broderies palpitantes. Et les brodeuses ont une vie si
légère et des caprices si mobiles que je voulus bientôt lui faire
quitter son métier. Mais elle me résista; et je m'exaspérais en voyant
les jeunes gens cravatés et pommadés qui guignaient sa sortie de
l'atelier. Mon énervement était si grand que j'essayai de me replonger
de force dans les études qui avaient fait ma joie.

J'allai prendre avec contrainte le vol. XIII des _Asiatic Researches_,
publié à Calcutta en 1820. Et machinalement je me mis à lire un article
sur les Phansigar. Ceci m'amena aux Thugs.

[Illustration: Arachné.]

Le capitaine Sleeman en a longuement parlé. Le colonel Meadows Taylor
a surpris le secret de leur association. Ils étaient unis entre eux
par des liens mystérieux et servaient comme domestiques dans les
habitations de campagne. Le soir, à souper, ils stupéfiaient leurs
maîtres avec une décoction de chanvre. La nuit, grimpant le long des
murs, ils se glissaient par les fenêtres ouvertes à la lune et venaient
silencieusement étrangler les gens de la maison. Leurs cordelettes
étaient aussi de chanvre, avec un gros nœud sur la nuque pour tuer plus
vite.

Ainsi, par le Chanvre, les Thugs attachaient le sommeil à la mort.
La plante qui donnait le haschich au moyen duquel les riches les
abrutissaient comme avec de l'alcool ou de l'opium servait aussi à les
venger. L'idée me vint qu'en châtiant ma brodeuse Ariane avec la Soie
je me l'attacherais tout entière dans la mort. Et cette idée, logique
assurément, devint le point lumineux de ma pensée. Je n'y résistai pas
longtemps. Quand elle posa sa tête penchée sur mon cou pour s'endormir,
je lui passai autour de la gorge avec précaution la cordelette de soie
que j'avais prise dans sa corbeille; et, la serrant lentement, je bus
son dernier souffle dans son dernier baiser.

Vous nous avez pris ainsi, bouche contre bouche. Vous avez cru que
j'étais fou et qu'elle était morte. Car vous ignorez qu'elle est
toujours avec moi, éternellement fidèle, parce quelle est la nymphe
Arachné. Jour après jour, ici, dans ma cellule blanche, elle s'est
révélée à moi, depuis l'heure où j'ai aperçu une araignée qui tissait
sa toile au-dessus de mon lit: elle était petite, brune, et vive des
pattes.

La première nuit, elle est descendue jusqu'à moi, le long d'un fil;
suspendue au-dessus de mes yeux, elle a brodé sur mes prunelles une
toile soyeuse et sombre avec des reflets moirés et des fleurs pourpres
lumineuses. Puis j'ai senti près de moi le corps nerveux et ramassé
d'Ariane. Elle m'a baisé le sein, à l'endroit où il couvre le cœur,--et
j'ai crié sous la brûlure. Et nous nous sommes longuement embrassés
sans rien dire.

La seconde nuit, elle a étendu sur moi un voile phosphorescent piqué
d'étoiles vertes et de cercles jaunes, parcouru de points brillants
qui fuient et se jouent entre eux, qui grandissent et qui diminuent
et qui tremblotent dans le lointain. Et, agenouillée sur ma poitrine,
elle m'a fermé la bouche de la main; dans un long baiser au cœur elle
m'a mordu la chair et sucé le sang jusqu'à me tirer vers le néant de
l'évanouissement.

La troisième nuit, elle m'a bandé les paupières d'un crêpe de soie
mahratte où dansaient des araignées multicolores dont les yeux étaient
étincelants. Et elle m'a serré la gorge d'un fil sans fin; et elle a
violemment attiré mon cœur vers ses lèvres par la plaie de sa morsure.
Alors elle s'est glissée dans mes bras jusqu'à mon oreille, pour me
murmurer: «Je suis la nymphe Arachné!»

Certes, je ne suis pas fou; car j'ai compris aussitôt que ma brodeuse
Ariane était une déesse mortelle, et que de toute éternité j'avais
été désigné pour la mener avec son fil de soie hors du labyrinthe
de l'humanité. Et la nymphe Arachné m'est reconnaissante de l'avoir
délivrée de sa chrysalide humaine. Avec des précautions infinies, elle
a emmailloté mon cœur, mon pauvre cœur, de son fil gluant: elle l'a
enlacé de mille tours. Toutes les nuits elle serre les mailles entre
lesquelles ce cœur humain se racornit comme un cadavre de mouche. Je
m'étais éternellement attaché Ariane en lui étreignant la gorge de sa
soie. Maintenant Arachné m'a lié éternellement à elle de son fil en
m'étranglant le cœur.

Par ce pont mystérieux je visite à minuit le Royaume des Araignées,
dont elle est reine. Il faut traverser cet enfer pour me balancer plus
tard sous la lueur des étoiles.

Les Araignées des Bois y courent avec des ampoules lumineuses aux
pattes. Les Mygales ont huit terribles yeux scintillants: hérissées de
poils, elles fondent sur moi au détour des chemins. Le long des mares
où tremblent les Araignées d'Eau, montées sur de grandes jambes de
faucheux, je suis entraîné dans les rondes vertigineuses que dansent
les Tarentules. Les Épeires me guettent du centre de leurs cercles gris
parcourus de rayons. Elles fixent sur moi les innombrables facettes
de leurs yeux, comme un jeu de miroirs pour prendre les alouettes, et
elles me fascinent. En passant sous les taillis, des toiles visqueuses
me chatouillent la figure. Des monstres velus, aux pattes rapides,
m'attendent, tapis dans les fourrés.

Or la reine Mab est moins puissante que ma reine Arachné. Car celle-ci
a le pouvoir de me faire rouler dans son char merveilleux qui court le
long d'un fil. Sa cage est faite de la dure coque d'une gigantesque
Mygale, gemmée de cabochons à facettes, taillés dans ses yeux de
diamant noir. Les essieux sont les pattes articulées d'un Faucheux
géant. Des ailes transparentes, avec des rosaces de nervures, la
soulèvent en frappant l'air de battements rythmiques. Nous nous y
balançons pendant des heures; puis tout à coup je défaille, épuisé par
la blessure de ma poitrine où Arachné fouille sans cesse de ses lèvres
pointues. Dans mon cauchemar je vois penchés vers moi des ventres
constellés d'yeux et je fuis devant des pattes rugueuses chargées de
filets.

Maintenant je sens distinctement les deux genoux d'Arachné qui glissent
sur mes côtes, et le glouglou de mon sang qui monte vers sa bouche.
Mon cœur va bientôt être desséché: alors il restera emmailloté dans
sa prison de fils blancs,--et moi je fuirai à travers le Royaume des
Araignées vers le treillis éblouissant des étoiles. Par la corde de
soie que m'a lancée Arachné, je m'échapperai ainsi avec elle,--et je
vous laisserai--pauvres fous--un cadavre blême avec une touffe de
cheveux blonds que le vent du matin fera frissonner.



BARGETTE


À la jonction de ces deux canaux, il y avait une écluse haute et noire.
L'eau dormante était verte jusqu'à l'ombre des murailles. Contre la
cabane de l'éclusier, en planches goudronnées, sans une fleur, les
volets battaient sous le vent. Par la porte mi-ouverte, on voyait la
mince figure pâle d'une petite fille, les cheveux éparpillés, la robe
ramenée entre les jambes. Des orties s'abaissaient et se levaient
sur la marge du canal; il y avait une volée de graines ailées du bas
automne et de petites bouffées de poussière blanche. La cabane semblait
vide; la campagne était morne; une bande d'herbe jaunâtre se perdait à
l'horizon.

Comme la courte lumière du jour défaillait, on entendit le souffle du
petit remorqueur. Il parut au delà de l'écluse, avec le visage taché de
charbon du chauffeur qui regardait indolemment par sa porte de tôle; et
à l'arrière une chaîne se déroulait dans l'eau. Puis venait, flottante
et paisible, une barge brune, large et aplatie; elle portait au milieu
une maisonnette blanchement tenue, dont les petites vitres étaient
rondes et rissolées; des volubilis rouges et jaunes rampaient autour
des fenêtres, et sur les deux côtés du seuil il y avait des auges de
bois pleines de terre avec des muguets, du réséda, et des géraniums.

Un homme, qui faisait claquer une blouse trempée sur le bord de la
barge, dit à celui qui tenait la gaffe:

--Mahot, veux-tu casser la croûte en attendant l'écluse?

--Ça va, répondit Mahot.

Il rangea la gaffe, enjamba une pile creuse de corde roulée, et s'assit
entre les deux auges de fleurs. Son compagnon lui frappa sur l'épaule,
entra dans la maisonnette blanche, et rapporta un paquet de papier
gras, une miche longue et un cruchon de terre. Le vent fit sauter
l'enveloppe huileuse sur les touffes de muguet. Mahot la reprit et la
jeta vers l'écluse. Elle vola entre les pieds de la petite fille.

--Bon appétit, là-haut, cria l'homme; nous autres, on dîne.

Il ajouta:

--L'Indien, pour vous servir, ma payse. Tu pourras dire aux copains que
nous avons passé par là.

--Es-tu blagueur, Indien, dit Mahot. Laisse donc cette jeunesse. C'est
parce qu'il a la peau brune, mademoiselle; nous l'appelons comme ça sur
les chalands.

Et une petite voix fluette leur répondit:

--Où allez-vous, la barge?

--On mène du charbon dans le Midi, cria l'Indien.

--Où il y a du soleil? dit la petite voix.

--Tant que ça a tanné le cuir au vieux, répondit Mahot.

Et la petite voix reprit, après un silence:

--Voulez-vous me prendre avec vous, la barge?

Mahot s'arrêta de mâcher sa liche. L'Indien posa le cruchon pour rire.

--Voyez donc--_la barge!_ dit Mahot. Mademoiselle Bargette! Et ton
écluse? On verra ça demain matin. Le papa ne serait pas content.

[Illustration: Bargette.]

--On se fait donc vieux dans le patelin? demanda l'Indien.

La petite voix ne dit plus rien, et la mince figure pâle rentra dans sa
cabane.

La nuit ferma les murailles du canal. L'eau verte monta le long des
portes d'écluse. On ne voyait plus que la lueur d'une chandelle
derrière les rideaux rouges et blancs, dans la maisonnette. Il y eut
des clapotis réguliers contre la quille, et la barge se balançait en
s'élevant. Un peu avant l'aube, les gonds grincèrent avec un roulement
de chaîne, et, l'écluse s'ouvrant, le bateau flotta plus loin, traîné
par le petit remorqueur au souffle épuisé. Comme les vitres rondes
reflétaient les premières nuées rouges, la barge avait quitté cette
campagne morne, où le vent froid souffle sur les orties.

L'Indien et Mahot furent réveillés par le gazouillis tendre d'une flûte
qui parlerait et de petits coups piqués aux vitres.

--Les moineaux ont eu froid, cette nuit, vieux, dit Mahot.

--Non, dit l'Indien, c'est une moinette; la gosse de l'écluse. Elle est
là, parole d'honneur. Mince!

Ils ne se tinrent pas de sourire. La petite fille était rouge d'aurore,
et elle dit de sa voix menue:

--Vous m'aviez permis de venir demain matin. Nous sommes demain matin.
Je vais avec vous dans le soleil.

--Dans le soleil? dit Mahot.

--Oui, reprit la petite. Je sais. Où il y a des mouches vertes et des
mouches bleues, qui éclairent la nuit; où il y a des oiseaux grands
comme l'ongle qui vivent sur les fleurs; où les raisins montent après
les arbres; où il y a du pain dans les branches et du lait dans les
noix, et des grenouilles qui aboient comme les gros chiens et des
choses... qui vont dans l'eau, des... citrouilles--non--des bêtes qui
rentrent leurs têtes dans une coquille. On les met sur le dos. On
fait de la soupe avec. Des... citrouilles. Non... je ne sais plus...
aidez-moi.

--Le diable m'emporte, dit Mahot. Des tortues peut-être?

--Oui, dit la petite. Des... tortues.

--Pas tout ça, dit Mahot. Et ton papa?

--C'est papa qui m'a appris.

--Trop fort, dit l'Indien. Appris quoi?

--Tout ce que je dis, les mouches qui éclairent, les oiseaux et les...
citrouilles. Allez, papa était marin avant d'ouvrir l'écluse. Mais papa
est vieux. Il pleut toujours chez nous. Il n'y a que des mauvaises
plantes. Vous ne savez pas? J'avais voulu faire un jardin, un beau
jardin dans notre maison. Dehors, il va trop de vent. J'aurais enlevé
les planches du parquet, au milieu; j'aurais mis de la bonne terre,
et puis de l'herbe, et puis des roses, et puis des fleurs rouges qui
se ferment la nuit, avec de beaux petits oiseaux, des rossignols, des
bruants, et des linots pour causer. Papa m'a défendu. Il m'a dit que ça
abîmerait la maison et que ça donnerait de l'humidité. Alors je n'ai
pas voulu d'humidité. Alors je viens avec vous pour aller là-bas.

La barge flottait doucement. Sur les rives du canal, les arbres
fuyaient à la file. L'écluse était loin. On ne pouvait virer de bord.
Le remorqueur sifflait en avant.

--Mais tu ne verras rien, dit Mahot. Nous n'allons pas en mer. Jamais
nous ne trouverons tes mouches, ni tes oiseaux, ni tes grenouilles. Il
y aura un peu plus de soleil--voilà tout.--Pas vrai, l'Indien?

--Pour sûr, dit-il.

--Pour sûr? répéta la petite. Menteurs! Je sais bien, allez.

L'Indien haussa les épaules.

--Faut pas mourir de faim, dit-il, tout de même. Viens manger ta soupe,
Bargette.

Et elle garda ce nom. Par les canaux gris et verts, froids et tièdes,
elle leur tint compagnie sur la barge, attendant le pays des miracles.
La barge longea les champs bruns avec leurs pousses délicates: et
les arbrisseaux maigres commencèrent à remuer leurs feuilles; et
les moissons jaunirent, et les coquelicots se tendirent comme des
coupelles rouges vers les nuages. Mais Bargette ne devint pas gaie avec
l'été. Assise entre les auges de fleurs, tandis que l'Indien ou Mahot
menaient la gaffe, elle pensait qu'on l'avait trompée. Car bien que le
soleil jetât ses ronds joyeux sur le plancher par les petites vitres
rissolées, malgré les martins-pêcheurs qui croisaient sur l'eau, et les
hirondelles qui secouaient leur bec mouillé, elle n'avait pas vu ses
oiseaux qui vivent sur les fleurs, ni le raisin qui montait aux arbres,
ni les grosses noix pleines de lait, ni les grenouilles pareilles à des
chiens.

La barge était arrivée dans le Midi. Les maisons sur le bord du canal
étaient feuillues et fleuries. Les portes étaient couronnées de tomates
rouges, et il y avait des rideaux de piments enfilés aux fenêtres.

--C'est tout, dit un jour Mahot. On va bientôt débarquer le charbon et
revenir. Le papa sera content, hein?

Bargette secoua la tête.

Et le matin, le bateau étant à l'amarre, ils entendirent encore des
coups menus piqués aux vitres rondes:

--Menteurs! cria une voix fluette.

L'Indien et Mahot sortirent de la petite maison. Une mince figure pâle
se tourna vers eux, sur la rive du canal; et Bargette leur cria de
nouveau, s'enfuyant derrière la côte:

--Menteurs! Vous êtes tous des menteurs!



JEANIE


L'amoureux de Jeanie était devenu matelot, et elle était seule, toute
seule. Elle écrivit une lettre et la scella de son petit doigt, et
la jeta dans la rivière, parmi les longues herbes rouges. Ainsi elle
irait jusqu'à l'Océan. Jeanie ne savait pas vraiment écrire; mais son
amoureux devait comprendre, puisque la lettre était d'amour. Et elle
attendit longtemps la réponse, venue de la mer; et la réponse ne vint
pas. Il n'y avait pas de rivière pour couler de lui jusqu'à Jeanie.

Et un jour Jeanie partit à la recherche de son amoureux. Elle regardait
les fleurs d'eau et leurs tiges penchées; et toutes les fleurs
s'inclinaient vers lui. Et Jeanie disait en marchant:

--Sur la mer il y a un bateau--dans le bateau il y a une chambre--dans
la chambre il y a une cage--dans la cage il y a un oiseau--dans
l'oiseau il y a un cœur--dans le cœur il y a une lettre--dans la lettre
il y a écrit: J'AIME JEANIE.--J'aime Jeanie est dans la lettre, la
lettre est dans le cœur, le cœur est dans l'oiseau, l'oiseau est dans
la cage, la cage est dans la chambre, la chambre est dans le bateau, le
bateau est très loin sur la grande mer.

Et, comme Jeanie ne craignait pas les hommes, les meuniers poussiéreux,
la voyant simple et douce, l'anneau d'or au doigt, lui offraient du
pain et lui permettaient de coucher parmi les sacs de farine, avec un
baiser blanc.

Ainsi, elle traversa son pays de rochers fauves, et la contrée des
basses forêts, et les prairies plates qui entourent le fleuve près
des cités. Beaucoup de ceux qui hébergeaient Jeanie lui donnaient des
baisers; mais elle ne les rendait jamais--car les baisers infidèles que
rendent les amantes sont marqués sur leurs joues avec des traces de
sang.

Elle parvint dans la ville maritime où son amoureux s'était embarqué.
Sur le port, elle chercha le nom de son navire, mais elle ne put le
trouver: car le navire avait été envoyé dans la mer d'Amérique, pensa
Jeanie.

Des rues noires obliques descendaient aux quais des hauteurs de la
ville. Certaines étaient pavées, avec un ruisseau dans le milieu;
d'autres n'étaient que d'étroits escaliers faits de dalles anciennes.

Jeanie aperçut des maisons peintes en jaune et en bleu, avec des têtes
de négresse et des images d'oiseaux à bec rouge. Le soir, de grosses
lanternes se balancèrent devant les portes. On y voyait entrer des
hommes qui paraissaient ivres.

Jeanie pensa que c'étaient les hôtelleries des matelots revenant du
pays des femmes noires et des oiseaux de couleur. Et elle eut un grand
désir d'attendre son amoureux dans une telle hôtellerie, qui avait
peut-être l'odeur du lointain Océan.

Levant la tête, elle vit des figures blanches de femmes, appuyées aux
fenêtres grillées, où elles prenaient un peu de fraîcheur. Jeanie
poussa une double porte, et se trouva dans une salle carrelée, parmi
des femmes demi-nues, avec des robes roses. Au fond de l'ombre chaude
un perroquet faisait mouvoir lentement ses paupières. Il y avait encore
un peu de mousse dans trois gros verres étranglés, sur la table.

[Illustration: Jeanie.]

Quatre femmes entourèrent Jeanie en riant, et elle en aperçut une autre
vêtue d'étoffe sombre, qui cousait dans une petite loge.

--Elle est de la campagne, dit une des femmes.

--Chut! dit une autre, faut rien dire.

Et toutes ensemble lui crièrent:

--Veux-tu boire, mignonne?

Jeanie se laissa embrasser, et but dans un des verres étranglés. Une
grosse femme vit l'anneau.

--Vous parlez, et c'est marié!

Toutes ensemble reprirent:

--T'es mariée, mignonne?

Jeanie rougit, car elle ne savait si elle était vraiment mariée, ni
comment on devait répondre.

--Je les connais, ces mariées, dit une femme. Moi aussi, quand j'étais
petite, quand j'avais sept ans, je n'avais pas de jupon. Je suis allée
toute nue au bois pour bâtir mon église--et tous les petits oiseaux
m'aidaient à travailler! Il y avait le vautour, pour arracher la
pierre, et le pigeon, avec son gros bec, qui venait la tailler, et le
bouvreuil, au poitrail rouge, qui venait jouer de l'orgue. Voilà mon
église de noces et la messe que j'ai eue.

--Mais cette mignonne a son alliance, pas? dit la grosse femme.

Et toutes ensemble crièrent:

--Vrai, une alliance?

Alors elles embrassèrent Jeanie l'une après l'autre, et la caressèrent,
et la firent boire, et on parvint à faire sourire la dame qui cousait
dans la petite loge.

Cependant un violon jouait devant la porte et Jeanie s'était endormie.
Deux femmes la portèrent doucement sur un lit, dans une chambrette, par
un petit escalier.

Puis toutes ensemble dirent:

--Faut lui donner quelque chose. Mais quoi?

Le perroquet se réveilla et jabota.

--Je vas vous dire, expliqua la grosse.

Et elle parla longuement à voix basse. Une des femmes s'essuya les yeux.

--C'est vrai, dit-elle, nous n'en avons pas eu; ça nous portera bonheur.

--Pas? elle pour nous quatre, dit une autre.

--On va demander à Madame de nous permettre, dit la grosse.

Et le lendemain, quand Jeanie s'en alla, elle avait à chaque doigt de
sa main gauche un anneau d'alliance. Son amoureux était bien loin: mais
elle frapperait à son cœur, pour y rentrer, avec ses cinq anneaux d'or.



BÛCHETTE


Le père de Bûchette la menait au bois dès le point du jour, et elle
restait assise près de lui, tandis qu'il abattait les arbres. Bûchette
voyait la hache s'enfoncer et faire voler d'abord de maigres copeaux
d'écorce; souvent les mousses grises venaient ramper sur sa figure.
«Gare!» criait le père de Bûchette, quand l'arbre s'inclinait avec un
craquement qui semblait souterrain. Elle était un peu triste devant
le monstre allongé dans la clairière, avec ses branches meurtries et
ses rameaux blessés. Le soir, un cercle rougeâtre de meules de charbon
s'allumait dans l'ombre. Bûchette savait l'heure où il fallait ouvrir
le panier de jonc pour tendre à son père la cruche de grès et le
morceau de pain brun. Il s'étendait parmi les branchilles éclatées pour
mâcher lentement. Bûchette mangeait la soupe au retour. Elle courait
autour des arbres marqués, et si son père ne la regardait pas, elle se
cachait pour faire: «Hou!»

Il y avait là une caverne noire qu'on appelait
Sainte-Marie-Gueule-de-Loup, pleine de ronces et sonore d'échos.
Haussée sur la pointe des pieds, Bûchette la considérait de loin.

En matin d'automne, les cimes fanées de la forêt encore brûlantes
d'aurore, Bûchette vit tressaillir une chose verte devant la
Gueule-de-Loup. Cette chose avait des bras et des jambes, et la tête
semblait d'une petite fille âgée autant que Bûchette elle-même.

D'abord Bûchette eut peur d'approcher. Elle n'osait même pas appeler
son père. Elle pensait que c'était là une des personnes qui répondaient
dans la Gueule-de-Loup, lorsqu'on y parlait fort. Elle ferma les
yeux, craignant de remuer et d'attirer quelque attaque sinistre. Et,
penchant la tête, elle entendit un sanglot qui venait de par là. Cette
étrange petite fille verte pleurait. Alors Bûchette rouvrit les yeux,
et elle eut de la peine. Car elle voyait la figure verte, douce et
triste, mouillée de larmes, et deux petites mains vertes nerveuses se
pressaient sur la gorge de la fillette extraordinaire.

--Elle est peut-être tombée dans de mauvaises feuilles qui déteignent,
se dit Bûchette.

Et, courageuse, elle traversa des fougères hérissées de crochets et de
vrilles, jusqu'à toucher presque la singulière figure. Des petits bras
verdoyants s'allongèrent vers Bûchette parmi les ronces flétries.

--Elle est pareille à moi, se dit Bûchette, mais elle a une drôle de
couleur.

La créature verte pleurante était demi-vêtue par une sorte de tunique
faite de feuilles cousues. C'était vraiment une petite fille, qui
avait la teinte d'une plante sauvage. Bûchette imaginait que ses pieds
étaient enracinés en terre. Mais elle les remuait très lestement.

Bûchette lui caressa les cheveux et lui prit la main. Elle se laissa
emmener, toujours pleurante. Elle semblait ne pas savoir parler.

--Hélas, mon Dieu! Une diablesse verte! cria le père de Bûchette, quand
il la vit venir.--D'où arrives-tu, petite, pourquoi es-tu verte? Tu ne
sais pas répondre?

On ne pouvait savoir si la fille verte avait entendu.

--Peut-être quelle a faim,» dit-il.

Et il lui offrit le pain et la cruche. Elle tourna le pain dans ses
mains et le jeta par terre: elle secoua la cruche pour écouter le bruit
du vin.

Bûchette pria son père de ne pas laisser cette pauvre créature dans la
forêt, pendant la nuit. Les meules de charbon brillèrent une à une, au
crépuscule, et la fille verte regardait les feux en tremblant. Quand
elle entra dans la petite maison, elle s'enfuit devant la lumière. Elle
ne put s'accoutumer aux flammes, et poussait un cri, chaque fois qu'on
allumait la chandelle.

En la voyant, la mère de Bûchette lit le signe de croix.

--Dieu m'aide, dit-elle, si c'est un démon; mais ce n'est point une
chrétienne.

Cette fille verte ne voulut toucher ni le pain, ni le sel, ni le vin,
d'où il paraissait clairement qu'elle ne pouvait avoir été baptisée, ni
présentée à la communion. Le curé fut averti, et il passait le seuil
dans le moment où Bûchette offrait à la créature des fèves en gousse.

Elle parut très joyeuse, et se mit à fendre aussitôt la tige avec ses
ongles, pensant trouver les fèves à l'intérieur. Et, déçue, elle se
remit à pleurer, jusqu'à ce que Bûchette lui eût ouvert une gousse.
Alors elle grignota les fèves en regardant le prêtre.

Quoiqu'on fit venir le maître d'école, on ne put lui faire entendre une
parole humaine, ni prononcer un son articulé. Elle pleurait, riait, ou
poussait des cris.

Le curé l'examina fort soigneusement, mais ne put découvrir sur son
corps aucune marque du démon. Le dimanche suivant, on la conduisit à
l'église, ou elle ne manifesta point de signes d'inquiétude, sinon
qu'elle gémit quand elle fut mouillée d'eau bénite. Mais elle ne recula
pas devant l'image de la croix, et passant les mains sur les saintes
plaies et les déchirures d'épines, elle parut affligée.

Les gens du village en eurent grande curiosité; quelques-uns de
la crainte; et malgré l'avis du curé, on parla d'elle comme de la
«diablesse verte».

Elle ne se nourrissait que de graines et de fruits; et toutes les fois
qu'on lui présentait les épis ou les rameaux, elle fendait la tige ou
le bois, et pleurait de désappointement. Bûchette ne parvint point à
lui apprendre en quel endroit il fallait chercher les grains de blé ou
les cerises, et sa déception était toujours semblable.

Par imitation elle put bientôt porter du bois, de l'eau, balayer,
essuyer et même coudre, bien qu'elle maniât la toile avec une certaine
répulsion. Mais elle ne se résigna jamais à faire le feu, ou même à
s'approcher de l'âtre.


Cependant Bûchette grandissait, et ses parents voulurent la mettre
en service. Elle prit du chagrin, et le soir, sous les draps, elle
sanglotait doucement. La fille verte regardait piteusement sa petite
amie. Elle fixait les prunelles de Bûchette, le matin, et ses propres
yeux se remplissaient de larmes. Puis la nuit, quand Bûchette pleura,
elle sentit une main douce qui lui caressait les cheveux, une bouche
fraîche sur sa joue.

[Illustration: Bûchette.]

Le terme s'approchait où Bûchette devait entrer en servitude.
Elle sanglotait maintenant, presque aussi lamentable que la
créature verte, le jour où on l'avait trouvée abandonnée devant la
Gueule-de-Loup.

Et le dernier soir, quand le père et la mère de Bûchette furent
endormis, la fille verte caressa les cheveux de la pleureuse et lui
prit la main. Elle ouvrit la porte, et allongea le bras dans la nuit.
De même que Bûchette l'avait conduite autrefois vers les maisons des
hommes, elle l'emmena par la main vers la liberté inconnue.

[Illustration.]



CRUCHETTE


As-tu encore un peu d'eau dans la cache, frangin?--je me meurs... dit
Jambe-de-Laine.

--Nib de lance, répondit Silo; mais Cruchette va venir.

Les cailloux semblaient rouges, tant le soleil ensanglantait les yeux.
La bruyère était sèche; les clochettes bleues s'abattaient sur la
mousse brûlée. Il y avait un petit bois de chênes-nains, au bout de la
lande, et le cri des oiseaux y sonnait frais. Assis parmi les meules
pierreuses, Silo et Jambe-de-Laine, épuisés de chaleur, frappaient
mollement les cailloux de leurs masses de plomb.

--Eh ben, si t'avais été Joyeux, Petite-Jambe, dit Silo, t'aurais
crampsé sur la route ou au fond d'un trou. Hardi, la gradaille va
rappliquer; t'as des bras de lait, pauv'p'tit homme. Tiens, j'te vas
éclater ton fade d'cailloux. Gare, j'pique au tas.

--J'ai mal, dit Jambe-de-Laine, soulevant à peine sa tête pâle.

--Va donc, soldat, reprit Silo, est-ce qu'on meurt dans les champs de
pierres? Voilà Cruchette; n'y a pas de fouant; tout est franc comme
l'or; nous allons boire, enfin!

Derrière les monceaux de cailloux parut la figure craintive d'une fille
brune; elle guetta les alentours, s'essuya les joues et apporta une
cruche à l'ombre de la meule où travaillaient Silo et Jambe-de-Laine.

--Cruchette, Cruchette, dit Silo, mon copain est malade. Donne-lui un
coup d'eau fraîche; c'est un bon garçon, il a de la peine. Je vas vous
laisser; si le sergent vient, défilez-vous par le fossé: moi, je vas
refaire le manche à ma masse.

Cruchette se glissa timidement jusqu'aux pierres. Le bourgeron levé sur
le pot, Jambe-de-Laine y but longtemps; puis il regarda les yeux de la
fille.

--Et c'est tout? dit-il.

--Comme tu voudras, répondit Cruchette.

On ne les surveillait pas beaucoup. Les sergents passaient toutes les
heures, sachant que les hommes punis de prison préfèrent le travail
de cailloux au peloton de chasse. De l'appel du matin à l'appel du
soir, le calot baissé sur les yeux, ils maniaient la masse de plomb
et rentraient dans la prison pendant la nuit. Silo, ayant servi en
Afrique, connaissait les compagnies où l'on peine sous le revolver. Il
avait la figure osseuse et tannée, des membres longs et l'œil féroce.
Jambe-de-Laine venait on ne sait d'où. Il était faible, paresseux et
lâche. Mais son sourire était tendre, ses yeux pleins de charme, et sa
démarche très nonchalante.

Silo et Jambe-de-Laine devinrent comme deux frères. L'ancien qui avait
sué dans des trous au pays du soleil eut pour le jeune une grande
sollicitude. D'ordinaire il doublait son travail en cassant les pierres
de Jambe-de-Laine. Et lorsque celle qu'ils avaient appelée Cruchette
apparaissait vers le milieu du jour, Silo la menait vers «le petit
frère qui avait les foies blancs».

--Tiens Cruchette, disait-il--et, crachant de côté: «Petit, voilà de
quoi boire, passe ta peine.»

Et d'où venait Cruchette? Comme un papillon qui vole autour d'une
chandelle, cette fille à la cruche errait parmi les prisonniers. Elle
leur tendait le pot et la bouche; elle ne parlait presque pas, et
pleurait avec les plus jeunes. Quelquefois elle avait des genêts dans
les cheveux, les mains terreuses, les seins parfumés de foin. Si elle
se sentait les joues rouges, elle les appuyait au ventre brun de sa
cruche pour les pâlir. Elle paraissait aimer son pays et ses landes
pierreuses.

--Cruchette, lui dit Jambe-de-Laine, étendu dans le fossé, une main
derrière la tête, ce n'est pas une vie. J'ai encore quarante jours à
tirer. Veux-tu nous en aller?

Cruchette le regarda avec de grands yeux.

--Oui, reprit Jambe-de-Laine, on en a parlé déjà avec Silo. La mer
n'est pas loin et ça le connaît. Il y a une crique par là. On démarrera
un canot. Nous irons en Angleterre. Sur les quais de là-bas, on
trouvera bien à s'embaucher. J'apprendrai le métier. Ça nous mènera
dans les Indes où les hommes sont couleur de cuivre. Si nous avons de
la chance, nous irons dans leurs montagnes qui sont pleines d'or et
nous ferons ce que nous voudrons.

Cruchette secoua la tête. Deux gouttelettes transparentes coulèrent sur
ses joues. Jambe-de-Laine lui caressa les cheveux.

--Laisse-moi pleurer, dit-elle; ça me fera du bien. Comment veux-tu que
j'aille? Mes pieds sont nus. On me chassera de tous les bateaux. Je ne
sais pas ce que c'est que les Indes; ici j'aime mes fleurs jaunes et
mes hommes qui travaillent dans les cailloux, et je leur donne à boire.
Mais tu ne t'en iras pas, petit ami?

Jambe-de-Laine haussa les épaules.

L'heure chaude passait. Silo siffla doucement, pour avertir que
le sergent arrivait. Tous deux, accroupis, soulevèrent la masse
et l'abattirent avec un roulement de pierres. Puis les ombres
s'allongèrent. On entendit des voix. Au commandement, des hommes en
bourgeron se levèrent, et vinrent par file déposer aux pieds du chef
d'escouade leurs marteaux de plomb. Puis se forma la colonne par quatre
pour rentrer au quartier. On ne lit pas l'appel avant de remettre les
soldats en prison où les gamelles pleines étaient rangées sur les
bat-flancs. Mais, le soir, quand le commandant de poste, lanterne au
poing, compta ses prisonniers dans la salle dallée, il lui manquait
deux hommes: Jambe-de-Laine et Silo.

Ils avaient roulé leurs bourgerons et leurs calots sous les pierres.
Nu-tête, la chemise ouverte, ils suivaient la lisière de la route vers
la mer. La brise de la nuit soufflait. Jambe-de-Laine marchait plus
lentement:

--Allons, dit Silo, t'es plus dans la peine, mon gars; t'as des plumes
aux pattes, comme les chouans qui volent le soir.

L'air était salé. Ils ne dirent plus rien, tandis que leurs godillots
faisaient crier la terre sèche. Les haies, blanches de brunie,
noircissaient derrière eux. À l'horizon, des moulins à vent sombres
faisaient tourner leurs ailes encore un peu rougies de soleil.

--Et Cruchette? dit Silo tout à coup. Va donc--nous en retrouverons,
dans les Indes, des Cruchettes avec des yeux doux. Mais, mon gars,
maintenant t'es plus dans la peine, y aura part à deux.

Jambe-de-Laine ne répondit pas. Il était las, peut-être. La lande
s'abaissait, grise, vers la mer; on entendait les lames qui brisaient.

[Illustration: Cruchette.]

Par le sentier de ronde, Silo mena son camarade à la petite crique
où une barque, rames rentrées, était couchée sur le sable. Comme ils
s'approchaient, de l'intérieur de la barque surgit une forme féminine:

--Je m'en vas avec vous, dit-elle, en riant à travers ses pleurs.

--Cruchette, dit Jambe-de-Laine, viens-nous-en! Cruchette est venue!

--Pour moi, mon gars, répondit Silo d'une voix profonde.

--Pour moi, mon vieux, cria Jambe-de-Laine.

--Dis donc, on n'est plus sur les cailloux, ici.

--On fait ce qu'on veut; j'ai plus besoin de toi.

--Cruchette, dit Silo.

--Cruchette, dit Jambe-de-Laine.

Et elle courut entre eux deux: car l'un en face de l'autre, près de la
barque et du flot qui tremblait, à la lueur de la lune montante, ils
avaient tiré leurs couteaux blancs.

[Illustration.]



LA VENDEUSE D'AMBRE


Les glaciers n'avaient pas encore envahi les Alpes; les montagnes
brunes et noires étaient moins coiffées de neiges: les cirques ne
resplendissaient pas d'une blancheur si éblouissante. Là où on voit
aujourd'hui des moraines désolées, des champs neigeux uniformément
glacés, avec çà et là des fentes et des crevasses liquides, il y
avait des bruyères fleuries parfois, et des landes moins stériles,
de la terre encore chaude, des brins d'herbe et des bêtes ailées qui
s'y posaient. Il y avait les nappes rondes et tremblotantes des lacs
bleus, avec leurs cuvettes taillées dans les hauts plateaux; tandis
qu'on a maintenant le regard inquiétant et morne de ces énormes yeux
vitreux de la montagne, où le pied, craignant l'abîme, semble glisser
sur la profondeur gelée d'insondables prunelles mortes. Les rochers
qui ceignaient les lacs étaient de basalte, d'un noir vigoureux; les
assises de granit se couvraient de mousse et le soleil allumait toutes
leurs paillettes de mica. Aujourd'hui les arêtes de blocs, obscurément
soulevés, confusément groupés, sous le manteau sans plis du givre,
défendent leurs orbites pleins de glace sombre, comme des sourcils de
pierre.

Entre deux flancs très verts, au creux d'un massif élevé, courait
une longue vallée avec un lac sinueux. Sur les bords, et jusqu'au
centre, émergeaient des constructions étranges, quelques-unes accotées
deux à deux, d'autres isolées dans le milieu de l'eau. Elles étaient
comme une multitude de chapeaux de paille pointus sur une forêt
de bâtons. Partout, à une certaine distance du rivage, on voyait
surgir des têtes de perches qui formaient pilotis: des troncs bruts,
déchiquetés, souvent pourris, qui arrêtaient le clapotis des petites
vagues. Immédiatement assises sur les extrémités taillées des arbres,
les huttes étaient faites avec des branches et la vase séchée du lac;
le toit, conique, pouvait se tourner dans toutes les directions, à
cause du trou à fumée, afin qu'elle ne pût être rabattue à l'intérieur
par le vent. Quelques hangars étaient plus spacieux; il y avait des
sortes d'échelons plongeant dans l'eau et des passerelles minces qui
joignaient souvent deux îlots de pilotis.

Des êtres larges, mafflus, silencieux, circulaient parmi les huttes,
descendaient jusqu'à l'eau, traînaient des filets dont les poids
étaient des pierres polies et trouées, happaient le poisson en croquant
parfois le fretin cru. D'autres, patiemment accroupis devant un cadre
de bois, lançaient de leur main gauche à leur main droite un silex
évasé, en forme d'olive, avec deux rainures longitudinales, et qui
entraînait un fil hérissé de brindilles. Ils serraient avec leurs
genoux deux montants qui glissaient sur le cadre; ainsi naissait
dans un mouvement alternatif une trame où les brins se croisaient à
distance. On ne voyait pas là d'ouvriers en pierres, qui les éclataient
avec des curettes de bois durci, ni de polisseurs à la meule plate, où
il y a une dépression centrale pour la paume de la main, ni d'habiles
emmancheurs qui voyageaient de pays en pays, avec des cornes de cerfs
perforées, pour y fixer solidement au moyen de lanières en peau de
renne de jolies haches de basalte et d'élégantes lames de jade ou de
serpentine venues de la contrée où le soleil se lève. Il n'y avait
pas de femmes adroites à enfiler des dents blanches de bêtes, et des
grains de marbre poli, pour en faire des colliers et des bracelets, ni
d'artisanes au burin tranchant, qui gravaient des lignes courbes sur
les omoplates et sculptaient les bâtons de commandement.

Les gens qui vivaient sur ces pilotis étaient une population pauvre,
éloignée des terrains qui engendrent de bons métiers, dépourvue
d'outils et de bijoux. Ils se procuraient ceux qu'ils voulaient en
les échangeant contredit poisson sec avec les marchands forains qui
arrivaient dans des canots grossièrement creusés. Leurs vêtements
étaient des peaux achetées; ils étaient forcés d'attendre leurs
fournisseurs en poids de filets et en crochets de pierre; ils n'avaient
ni chiens ni rennes; seuls, avec un grouillement d'enfants boueux qui
clapotaient au ras des perches, ils existaient misérablement dans leurs
tanières à ciel ouvert, fortifiées d'eau.

Comme la nuit tombait, les sommets des montagnes autour du lac encore
pâlement éclairés, il se fit un bruit de pagaves et on entendit le
choc d'une barque contre les pilotis. Saillissant dans la brume grise,
trois hommes et une femme s'avancèrent aux échelons. Ils avaient des
épieux en main, et le père balançait deux boules de pierre à une corde
tendue, où elles tenaient par deux gorges creuses. Dans un canot
qu'elle amarrait à un tronc plongeant, une étrangère se dressait,
richement vêtue de fourrures, soulevant un panier tressé de joncs. On
apercevait vaguement dans cette corbeille oblongue un amas de choses
jaunes et luisantes. Cela semblait lourd, car il y avait aussi des
pierres sculptées dont on entrevoyait les grimaces. L'étrangère monta
néanmoins avec légèreté, le panier cliquetant au bout de son bras
nerveux; puis, comme une hirondelle qui disparaît dans le trou de son
nid, près du toit, elle entra d'un bond sous le cône et s'accroupit
près du feu de tourbe.

Elle différait extrêmement d'aspect avec les hommes des pilotis.
Ceux-ci étaient trapus, pesants, avec d'énormes muscles noueux entre
lesquels couraient des sillons le long de leurs bras et de leurs
jambes. Ils avaient des cheveux noirs et huileux qui leur pendaient
jusqu'aux épaules en mèches droites et dures; leurs têtes étaient
grosses, larges, avec un front plat aux tempes distendues et des
bajoues puissantes; tandis que leurs yeux étaient petits, enfoncés,
méchants. L'étrangère avait les membres longs et le port gracieux,
une toison de cheveux blonds et des veux clairs d'une fraîcheur
provocante. Au lieu que les gens des pilotis restaient presque muets,
murmurant parfois une syllabe, mais observant tout avec persistance
et le regard mobile, l'étrangère bavardait sans cesse dans une langue
incompréhensible, souriait, gesticulait, caressait les objets et les
mains des autres, les tâtait, les tapait, les repoussait facétieusement
et montrait surtout une curiosité insatiable. Elle avait le rire large
et ouvert; les pêcheurs n'avaient qu'un ricanement sec. Mais ils
regardaient avidement le panier de la vendeuse blonde.

[Illustration: La vendeuse d'ambre.]

Elle le poussa au centre, et, un copeau de résine allumé, elle présenta
les objets à la lueur rouge. C'étaient des bâtons d'ambre travaillé,
merveilleusement transparent, comme de l'or jaune translucide. Elle
avait des boules où circulaient des veines de lait, des grains taillés
à facettes, des colliers de bâtonnets et de billes, des bracelets
d'une pièce, larges, où le bras pouvait entrer jusqu'au-dessous de
l'épaule, des bagues plates, des anneaux pour les oreilles avec une
petite broche d'or, des peignes à chanvre, des bouts de sceptre pour
les chefs. Elle rejetait les objets dans un gobelet qui sonnait. Le
vieux, dont la barbe blanche pendait en tresses jusqu'à la ceinture,
souleva et considéra ardemment ce vase singulier, qui devait être
magique, puisqu'il avait un son comme les choses animées. Le gobelet de
bronze, vendu par un peuple qui savait fondre le métal, brillait à la
lumière.

Mais l'ambre étincelait aussi, et le prix en était inestimable. Cette
richesse jaune emplissait l'obscurité de la hutte. Le vieil homme
gardait ses petits yeux rivés dessus. La femme tournait autour de
l'étrangère, et, plus familière maintenant, passait les colliers et
les bracelets près de ses cheveux pour comparer les couleurs. Coupant
avec une lame de silex les mailles déchirées d'un filet, un des jeunes
hommes jetait vers la fille blonde des regards furieux de désir:
c'était le cadet. Sur un lit d'herbes sèches qui craquaient à ses
mouvements, le fils aîné gémissait lamentablement. Sa femme venait
d'accoucher; elle traînait le long des pilotis, avant noué son enfant
sur le dos, une sorte de chalut qui servait à la pèche nocturne, tandis
que l'homme, étendu, poussait des cris de malade. Penchant la tête de
côté, renversant la figure, il regardait avec la même avidité que son
père le panier plein d'ambre, et ses mains tremblaient de convoitise.

Bientôt, avec des gestes calmes, ils invitèrent la vendeuse d'ambre à
couvrir sa corbeille, se groupèrent autour du foyer et firent mine de
tenir conseil. Le vieux discourait en paroles pressées; il s'adressait
au fils aîné, qui clignait très rapidement des paupières. C'était le
seul signe d'intelligence du langage; le morne voisinage des bêtes
aquatiques avait fixé les muscles de leurs figures dans une placidité
bestiale.

Il y avait au bout de la chambre de branches un espace libre: deux
poutres mieux équarries que le reste du plancher. On fit signe à la
vendeuse d'ambre quelle pourrait s'y coucher après qu'elle eut grignoté
une moitié de poisson sec. Près de là un filet simple, en poche, devait
servir à capter, la nuit, sous l'habitation, les poissons qui suivaient
le courant très faible du lac. Mais il semblait qu'on n'en ferait pas
usage. Le panier plein d'ambre fut placé de leurs bras rassurants à
la tête de la dormeuse, en dehors des deux planches où elle s'était
étendue.

Puis, après quelques grognements, le copeau résineux fut éteint.
On entendait couler l'eau entre les pilotis. Le courant frappait
les perches de battements liquides. Le vieux dit quelques phrases
interrogatives, avec une certaine inquiétude; les deux fils répondirent
par un assentiment, le second, toutefois, non sans quelque hésitation.
Le silence s'établit tout à fait parmi les bruits de l'eau.

Tout à coup, il y eut une courte lutte au bout de la chambre, un
frôlement de deux corps, des gémissements, quelques cris aigus, et un
long souffle d'épuisement. Le vieux se leva à tâtons, pris le filet en
poche, le lança, et, tirant soudain dans leur glissière les planches
où s'était couchée la vendeuse d'ambre, il découvrit l'ouverture qui
servait à la pêche de nuit. Ce fut un engouffrement, deux chutes, un
bref clapotis: le copeau de résine, allumé, agité au-dessus du trou
d'eau ne laissa rien voir. Alors le vieux saisit le panier d'ambre, et,
sur le lit du fils aîné, ils se divisèrent le trésor, la femme quêtant
les grains qui roulaient, épars.

Ils ne tirèrent le filet qu'au matin, lis coupèrent les cheveux au
cadavre de la vendeuse d'ambre, puis rejetèrent son corps blanc sur les
pilotis, en pâture aux poissons. Quant au noyé, le vieux lui enleva de
son couteau de silex une rondelle du crâne, amulette qu'il enfonça dans
le cerveau du mort pour lui servir pendant sa vie future. Puis ils le
déposèrent hors de la hutte, et les femmes, se déchirant les joues et
s'arrachant les cheveux, poussèrent les ululations solennelles.

[Illustration.]



LA FILLE DU MOULIN


Madge!

La voix monta par l'ouverture carrée du plancher. Une énorme vis de
chêne poli traversait le toit rond et tournait avec un son rauque. La
grande aile de toile grise clouée sur son squelette de bois s'envolait
devant la lucarne parmi la poussière de soleil. Au-dessous, deux bêtes
de pierre semblaient lutter régulièrement, tandis que le moulin ahanait
et tremblait sur sa base. Toutes les cinq secondes, une ombre longue et
droite coupait la petite chambre. L'échelle qui montait jusqu'au faite
intérieur était poudrée de farine.

--Madge, viens-tu? reprit la voix.

Madge avait appuyé sa main contre la vis de chêne. Un frottement
continu lui chatouillait la peau, tandis qu'elle regardait, un peu
penchée, la campagne plate. Le tertre du moulin s'y arrondissait comme
une tête rase. Les ailes tournantes frôlaient presque l'herbe courte
ou leurs images noires se poursuivaient sans jamais s'atteindre. Tant
d'ânes semblaient avoir gratté leur dos au ventre du mur faiblement
cimenté que le crépi laissait voir les taches grises des pierres. Au
bas du monticule, un sentier, creusé d'ornières desséchées, s'inclinait
jusque vers le large étang où se trempaient des feuilles rouges.

--Madge, on s'en va! cria encore la voix.

--Eh bien, allez-vous-en, dit Madge tout bas.

La petite porte du moulin grinça. Elle vit trembler les deux oreilles
de l'âne qui tâtait l'herbe du sabot, avec précaution. Un gros sac
était affaissé sur son bât. Le vieux meunier et son garçon piquaient le
derrière de l'animal. Ils descendirent tous par le chemin creux. Madge
resta seule, sa tête passée dans la lucarne.


Comme ses parents l'avaient trouvée un soir, étendue dans son lit à
plat ventre, la bouche pleine de sable et de charbon, ils avaient
consulté des médecins. Leur avis fut d'envoyer Madge à la campagne, et
de lui fatiguer les jambes, le dos et les bras. Mais depuis qu'elle
était au moulin, elle s'enfuyait dès l'aurore sous le petit toit, d'où
elle considérait l'ombre tournoyante des ailes.


Tout à coup elle frémit, de la pointe des cheveux aux talons. Quelqu'un
avait soulevé le loquet de la porte.

--Qui est là? demanda Madge par l'ouverture carrée.

Et elle entendit une faible voix:

--Si l'on pouvait avoir un peu à boire: j'ai bien soif.

Madge regarda à travers les échelons. C'était un vieux mendiant de
campagne. Il avait un pain dans son bissac.

--Il a du pain, se dit Madge; c'est dommage qu'il n'ait pas faim.

Elle aimait les mendiants, comme les crapauds, les limaces et les
cimetières, avec une certaine horreur.

Elle cria:

[Illustration: La fille du moulin.]

--Attendez un peu!

Puis descendit l'échelle, la face en avant. Quand elle fut en bas:

--Vous êtes bien vieux, dit-elle--et vous avez si soif?

--Oh! oui, ma bonne petite demoiselle, dit le vieil homme.

--Les mendiants ont faim, reprit Madge avec résolution. Moi j'aime le
plâtre. Tenez.

Elle arracha une croûte blanche de la muraille et la mâcha. Puis elle
dit:

--Tout le monde est sorti. Je n'ai pas de verre. Il y a la pompe.

Elle lui montra le manche recourbe. Le vieux mendiant se pencha. Tandis
qu'il aspirait le jet, la bouche au tuyau, Madge tira subtilement le
pain de son bissac et l'enfonça dans un tas de farine.

Quand il se retourna, les yeux de Madge dansaient.

--Par là, dit-elle, il y a le grand étang. Les pauvres peuvent y boire.

--Nous ne sommes pas des bêtes, dit le vieil homme.

--Non, reprit Madge, mais vous êtes malheureux. Si vous avez faim,
je vais voler un peu de farine et je vous en donnerai. Avec l'eau de
l'étang, ce soir, vous pourrez faire de la pâte.

--De la pâte crue! dit le mendiant. On m'a donné un pain, merci bien,
mademoiselle.

--Et que feriez-vous, si vous n'aviez pas de pain? Moi, si j étais
aussi vieille, je me noierais. Les noyés doivent être très heureux. Ils
doivent être beaux. Je vous plains beaucoup, mon pauvre homme.

--Dieu soit avec vous, bonne demoiselle, dit le vieil homme. Je suis
bien las.

--Et vous aurez faim ce soir, lui cria Madge, pendant qu'il descendait
la pente du tertre. N'est-ce pas, brave homme, vous aurez faim? Il
faudra manger votre pain. Il faudra le tremper dans l'eau de l'étang,
si vos dents sont mauvaises. L'étang est très profond.

Madge écouta jusqu'à ne plus entendre le bruit de ses pas. Elle tira
doucement le pain de la farine, et le regarda. C'était une miche noire
de village, maintenant tachée de blanc.

--Pouah! dit-elle. Si j'étais pauvre, je volerais du pain blond dans
les belles boulangeries.

Quand le maître meunier rentra, Madge était couchée sur le dos, la tête
dans la mouture. Elle serrait la miche sur sa taille, avec les deux
mains; et, les yeux proéminents, les joues gonflées, un bout de langue
violette entre les dents serrées, elle tâchait d'imiter l'image qu'elle
se faisait d'une personne noyée.

Après qu'on eut mangé la soupe:

--Maître, dit Madge, n'est-ce pas qu'autrefois, il y a longtemps,
longtemps, vivait dans ce moulin un géant énorme, qui faisait son pain
avec des os d'hommes morts?

Le meunier dit:

--C'est des contes. Mais sous la colline, il y a des chambres de pierre
qu'une société a voulu m'acheter, pour fouiller. Plus souvent je
démolirais mon moulin. Ils n'ont qu'à ouvrir les vieilles tombes, dans
leurs villes. Elles pourrissent assez.

--Ça devait craquer, hein, des os de morts, dit Madge. Plus que votre
blé, maître! Et le géant faisait du très bon pain avec, très bon; et il
le mangeait--oui, il le mangeait.

Le garçon Jean haussa les épaules. L'ahan du moulin s'était tu. Le vent
n'enflait plus les ailes. Les deux bêtes circulaires de pierre avaient
cessé de lutter. L'une pesait sur l'autre, silencieusement.

--Jean m'a dit dans le temps, maître, reprit encore Madge, qu'on peut
retrouver les noyés avec un pain où on a mis du vif-argent. On fait un
petit trou dans la croûte et on verse. On jette le pain à l'eau, et il
s'arrête juste sur le noyé.

--Est-ce que je sais, dit le meunier. C'est pas des occupations de
jeunes demoiselles. En voilà des histoires, Jean!

--C'est mademoiselle Madge qui m'a demandé, répondit le garçon.

--Moi je mettrais du plomb de chasse, dit Madge. 11 n'y a pas de
vif-argent ici. Peut-être qu'on trouverait des noyés dans l'étang.


Devant la porte, elle attendit le crépuscule, son pain sous son
tablier, du petit plomb serré dans le poing. Le mendiant devait avoir
eu faim. Il s'était noyé dans l'étang. Elle ferait revenir son corps,
et, comme le géant, elle pourrait moudre de la farine et pétrir de la
pâte avec des os d'homme mort.

[Illustration.]



BLANCHE LA SANGLANTE


Après que Guillaume de Flavy se sentit las des guerres et de la
politique, il voulut augmenter son héritage et prendre femme. C'était
un grand homme, et fort, large des épaules, mamelu et velu de poitrine;
posant ses deux mains sur deux chevaliers armés, il les faisait plier
jusqu'à terre. Il chaussait ses houseaux et passait lui-même dans la
glèbe, à travers la boue, frappant de sa main épaisse le dos des hommes
crottés qui se courbaient parmi les sillons. Sa face carrée était rouge
par le sang qui lui battait toujours les tempes, et les os des viandes
craquaient entre ses mâchoires.

Près de Reims, il vit un jour, chevauchant à la lisière de ses
prairies, les champs de Robert d'Ovrebreuc. Il mit pied à terre et
entra dans la grande salle de la maison. Les huches, rangées le long
des murs, vastes, propres à cacher les gens, avaient un air minable:
la table du ménage était boiteuse, les ferrailles du foyer rouillées,
la broche enduite d'un demi-pouce de crasse. On voyait çà et là un
tablier de cordonnier, des alênes, des marteaux plats; et dans un coin
un homme, jambes croisées, tirait l'aiguille sur une chemise de grosse
toile. Mais accroupie sur les pierres de l'âtre, le regard étonné,
clair, des cheveux d'or semés autour de sa figure pâle, une petite
fille tournait la tête vers Guillaume de Flavy. Elle pouvait avoir dix
ans; sa poitrine était plate, ses membres grêles, ses mains menues; et
la bouche était celle d'une femme, tranchée dans la face pâle comme une
coupure saignante.

C'était Blanche d'Ovrebreuc; son père était devenu, peu de jours avant,
par succession, vicomte d'Acy. Le dos rond, la barbe longue, les mains
rendues aptes seulement aux outils, il avait, en considérant ses fiefs,
l'aspect surpris et inquiet d'un homme qui manie un objet dangereux.
L'écuyer anglais Jacques de Béthune, qui servait sous Luxembourg,
était déjà venu demander la fille, et son père, incertain, ne savait
s'il fallait attendre mieux. Les terres de succession étaient grevées
de trois cent mille écus; l'ancien vicomte d'Acy en devait, de sa
personne, bien dix mille; peut-être les Anglais ou les Luxembourgeois
s'arrangeraient-ils de cela.

Mais ce fut Guillaume de Flavy qui emporta la petite Blanche. Il paya
les dettes pour garderies terres. L'ayant épousée par juste mariage,
il promit de ne l'épouser vraiment que dans trois ans. Ainsi, homme de
grande mine, il mit la main sur les fiefs d'Acy et sur un être grêle,
sauvage, enfant. Trois mois après, la petite Blanche, les sourcils
froncés, l'œil pâle, errait par le château comme une chatte malade,
ayant connu les épousailles cruelles de Guillaume de Flavy.

[Illustration: Blanche la Sanglante.]

Elle ne comprenait pas et ne pouvait comprendre. Elle était bien
différente d'âge et de forme. L'homme était dur pour elle, comme pour
son barbier: quand il s'était essuyé la bouche, à table, du revers de
la main, il jetait les viandes dont il ne voulait plus à la figure de
ce barbier obséquieux. Il hurlait et jurait continuellement, ayant
gardé le gouvernement de son vin et de ses mangeailles. Il ramenait
les plats devant lui, laissant aux deux bouts de la table le père et
la mère de Blanche, une mère qui avait déjà la tête branlante et des os
qui lui faisaient des encoignures au corps: elle vivota quelque temps,
presque sans manger, presque sans parler, ancienne, inintelligible,
devint blafarde et mourut. Le père, ayant dépéri comme s'il eût pris du
poison, signa des actes pour Flavy, après boire; il avait abandonné les
terres, chargées de dettes, et se frottait les mains, en chantonnant,
pour sa bonne rente viagère. Mais, ne mangeant plus, il voulut avoir
l'argent, cria faiblement, pauvre créature effarée, composa de son
écriture tremblée un rôle de plaintes pour le roi. Guillaume saisit les
papiers au passage; le vieux gémit; les valets le mirent en basse-fosse
et, l'ouvrant au soleil un mois plus tard, ils trouvèrent un cadavre
sec, les dents fixées dans un soulier dont les rats avaient rongé la
pointe.

La petite Blanche devint extraordinairement gourmande. Elle mangeait
des sucreries à en mourir, et sa bouche sanglante était gorgée de pâtes
rondes et de crèmes. Penchée sur la table, les yeux près des viandes,
elle dévorait rapidement, avec un regard toujours limpide; puis elle
buvait de grands traits de vin, pineau ou morillon, la tête en arrière;
on voyait passer sur sa figure une onde de plaisir: elle renversait un
gobelet de vin dans sa bouche ouverte largement en dessous, le gardait
sans l'avaler, les joues gonflées, et le faisait gicler d'elle dans le
visage des convives, comme une fontaine vivante. Chancelante après le
repas, elle se levait; et, prise de vin, elle se mettait debout contre
le mur, comme un homme.

Ses façons plurent au bâtard d'Aurbandac, noir et malfaisant, dont les
sourcils se joignaient en ligne au-dessus du nez. Il venait souvent
vers Flavy, dont il était le parent, et dont il attendait impatiemment
les terres. Étant souple, nerveux, les jarrets d'acier, les poignets
forts, il regardait d'un air narquois le corps pesant de Guillaume.
Mais la petite Blanche n'en était pas touchée. Il lui parla dès lors
avec délicatesse de ses robes; s'étonna de lui voir encore sa toilette
de noces (car il la trouvait grandie depuis); il cita de petites
bourgeoises qui avaient des robes d'écarlate, de Malines ou de lin
vair, fourrées de bon gris, à grandes manches, avec un chaperon dont
la longue cruche laissait pendre un tissu de soie rouge ou verte,
qui traînait jusqu'à terre. Elle écouta comme si on lui parlait d'un
costume de poupée. Alors le bâtard d'Aurbandac lui lit raison, le verre
en main, et la lit boire et rire, et lui donna des sucreries, raillant
son mari, de sorte qu'elle éclaboussait le vin comme un oiseau qui se
baigne, en battant des ailes, dans une ornière pleine.

Le barbier, dont la face longue portait des marques d'os de gigot,
se penchait entre eux; et il mit sa tête avec celle du bâtard. Ils
complotèrent de prendre le château; que ce serait le bâtard qui
l'aurait, la femme étant à merci de chacun par son innocence, pourvu
qu'elle eût la clef de la cave et du garde-manger.

Un soir Guillaume de Flavy, trébuchant sur le seuil, se heurta la
figure: il se lit une plaie qui lui ouvrait la joue et le nez. Il cria
pour avoir le barbier, qui apporta presque aussitôt des toiles ointes,
d'une singulière odeur. La nuit passant, la figure de Guillaume enfla;
la peau était blanche et tendue, avec des traînées brunes; les yeux
proéminents pleuraient sans cesse, et la blessure avait le hideux
aspect des chairs mortifiées.

Toute la matinée il resta dans un fauteuil, hurlant de douleur; la
petite Blanche semblait terrifiée, tant qu'elle oublia de boire; et
elle regardait Guillaume de l'autre bout de la chambre avec ses yeux
transparents, tandis que sa bouche, très rouge, remuait faiblement.

À peine Guillaume fut-il monté dormir, veillé par l'écuyer Bastoigne,
que le château retentit de mille bruits légers. Blanche écoutait,
l'oreille à la porte, un doigt sur les lèvres. On entendait des heurts
étouffés de cottes de mailles, de sourds choquements d'armes, le
guichet de la grosse poterne qui grinçait, un grésillement inaccoutumé
dans la cour; quelques lueurs incertaines de falots passaient et
repassaient. Cependant les torches de résine, dans la grande salle où
les pièces de viande étaient encore dressées, brûlaient avec une flamme
droite et un long filet fumeux à travers l'air calme.

Blanche monta doucement de son pas d'enfant vers la chambre de son
mari: il dormait sur le dos, sa figure enflée, entourée de bandages,
tournée vers les poutres supérieures. Bastoigne sortit parce que
Blanche allait se mettre au lit. Elle s'y faufila en effet et saisit
la hideuse tête sous son bras, en la flattant. Guillaume respirait
avec difficulté, à souffles inégaux. Alors la petite Blanche se jeta
en travers, prit l'oreiller, le maintint solidement sur la figure
emmaillotée, et fit glisser un judas, ordinairement scellé, au-dessus
du lit.

La tête noire du bâtard y passa: il rampait avec précaution. D'un bond,
il fut à genoux sur la poitrine de Guillaume et lui assena sur la tête
deux, trois coups, avec un bâton fendu qu'il traînait. L'homme émergea
des draps et un cri horrible jaillit de sa bouche tuméfiée. Mais le
barbier, sortant sous les sangles, saisit à bras-le-corps Bastoigne
qui ouvrait la porte; et le bâtard trancha la gorge à Guillaume avec
une langue-de-bœuf qu'il avait à la ceinture. Le corps se redressa et
roula par terre, entraînant la petite Blanche; elle resta sur le sol,
gisant sous le cadavre chaud, recevant le sang tiède qui lui coulait
dans le cou, parce que sa robe était prise sous son mari agonisant, et
qu'elle n'était pas assez forte pour se dégager.

Le barbier prévenant aida la petite Blanche à se relever, pendant
que le bâtard se ruait à la fenêtre; et comme Blanche d'Ovrebreuc,
vicomtesse d'Acy, était religieuse, elle essuya sa bouche et la figure
de son mari avec son chaperon de Picardie, le lui mit sur sa face
gonflée et dit de sa voix enfantine trois _Pater_ et un _Ave_ parmi
les cris des hommes du bâtard d'Aurbandac, qui cherchaient les coffres
d'avoine.



LE PAPIER ROUGE


Je feuilletais à la Bibliothèque Nationale un manuscrit ancien, lorsque
mon attention fut éveillée par un nom étrange qui me passait sous les
yeux. Le manuscrit contenait des «lays» presque tous copiés dans le
_Jardin de Plaisance_, une farce à quatre personnages, et le récit des
miracles de sainte Geneviève; mais le nom qui me frappa était inscrit
sur deux feuillets rapportés à l'aide d'un onglet. C'était un fragment
de chronique datant de la première moitié du XVe siècle. Et
voici le passage qui avait retenu mon regard:

«L'an quatorze cent trente-sept, l'hiver fut froid, et y eut notable
famine pour les récoltes détruites par grosse grêle et forte.

«_Item_, plusieurs du plat pays entrèrent à Paris environ la fête
Notre-Seigneur, disant qu'il y avait diables par la campagne ou larrons
étrangers, capitaine Baro Pani et ses suppôts, tant hommes que femmes,
pillant et troussant gens. Lesquels viennent, comme ils disent, du pays
d'Égypte, et ont un langage propre, et leurs femmes ont des jeux dont
elles enseignent les simples. Et sont ceux tant larrons et meurtriers
que plus ne se peut. Et sont de très mauvais gouvernement.»

La marge du feuillet portait la mention suivante:

«Ledit capitaine de bohémiens et ses gens furent pris par les ordres
de monseigneur le prévôt et menés au dernier supplice, excepté
toutefois une de leurs femmes qui échappa.

«_Item_, convient de noter ici que la même année fut appointé maître
Étienne Guerrois clerc criminel de la prévôté, en lieu et place de
maître Alexandre Cachemarée.»

Je ne puis dire ce qui excita ma curiosité dans cette courte note,
le nom du capitaine Baro Pani, l'apparition des Bohémiens dans la
campagne de Paris en 1437, ou ce singulier rapprochement que faisait
hauteur des lignes marginales entre le supplice du capitaine, l'évasion
d'une femme et le déplacement d'un clerc au criminel. Mais j'éprouvai
l'envie invincible d'en savoir plus long. Je quittai donc aussitôt la
Bibliothèque, et, gagnant les quais, je suivis la Seine pour aller
fouiller les Archives.

En passant dans les rues étroites du Marais, le long des grilles du
bâtiment national, sous le porche sombre du vieil hôtel, j'eus un
instant de découragement. Il nous est reste si peu de «criminel» du
quinzième.... Trouverais-je mes gens dans les Registres du Châtelet?
Peut-être avaient-ils fait appel au Parlement... peut-être ne
rencontrerais-je qu'une sinistre note au _papier rouge._ Je n'avais
jamais consulté le Papier-Rouge, et je décidai d'épuiser le reste avant
d'en venir là.

La salle des Archives est petite; les hautes fenêtres ont de minuscules
carreaux anciens; les gens qui écrivent sont courbés sur leurs liasses
comme des ouvriers de précision; au fond, sur un pupitre en estrade, le
conservateur surveille et travaille. L'atmosphère est grise, malgré la
lumière, à cause du reflet des vieux murs.

[Illustration: Le papier rouge.]

Le silence est profond; aucun bruit ne monte de la rue: rien que le
froissement du parchemin qui glisse sous le pouce et la plume qui crie.
Lorsque je tournai la première feuille du registre pour 1437, je crus
que j'étais devenu, moi aussi, clerc criminel de monseigneur le prévôt.
Les procès étaient signés: AL. CACHEMARÉE. L'écriture de ce clerc
était belle, droite, ferme; je me figurai un homme énergique, d'aspect
imposant afin de recevoir les dernières confessions avant le supplice.

Mais je cherchai vainement l'affaire des Bohémiens et de leur chef. Il
n'y avait qu'un procès de sorcellerie et de vol dressé contre «une qui
a nom princesse du Caire». Le corps de l'instruction montrait qu'il
s'agissait d'une fille de la même bande. Elle était accompagnée, dit
l'interrogatoire, d'un certain «baron, capitaine de ribleurs». (Ce
baron doit être le Haro Pani de la chronique manuscrite.) Il était
«homme bien subtil et affiné», maigre, à moustaches noires, avec
deux couteaux dans la ceinture, dont les poignées étaient ouvragées
d'argent; «et il porte ordinairement avec lui une poche de toile où il
met la drone, qui est un poison pour le bétail, dont les bœufs, vaches
et chevaux soudain meurent, qu'ils ont mangé du grain mélangé avec la
_droue_, par étranges convulsions».

La princesse du Caire fut prise et menée prisonnière au Châtelet de
Paris. On voit par les questions du lieutenant criminel qu'elle était
«âgée de vingt-quatre ans ou environ»; vêtue d'une cotte de drap
quelque peu semée de fleurs, à ceinture tressée de fil en manière d'or;
elle avait des yeux noirs d'une fixité singulière, et ses paroles
étaient accompagnées de gestes emphatiques de sa main droite, qu'elle
ouvrait et refermait sans cesse, en agitant les doigts devant sa figure.

Elle avait une voix rauque et une prononciation sifflante, et
elle injuriait violemment les juges et le clerc en répondant à
l'interrogatoire. On voulut la faire dévêtir pour la mettre à la
question, «afin de connaître ses crimes par sa bouche». Le petit
tréteau étant préparé, le lieutenant criminel lui ordonna de se mettre
toute nue. Mais elle refusa, et il fallut lui tirer de force son
surcot, sa cotte et sa chemise, «qui paraissait de soie, aussi marquée
du sceau de Salomon». Alors elle se roula sur les carreaux du Châtelet;
puis, se relevant brusquement, elle présenta son entière nudité aux
juges stupéfaits. Elle se dressait comme une statue de chair dorée.
«Et lorsqu'elle fut liée sur le petit tréteau, et qu'on eut jeté un
peu d'eau sur elle, la dite princesse du Caire requit d'être mise hors
de la dite question et qu'elle dirait ce quelle savait.» On la mena
chauffer au feu des cuisines de la prison, «où elle semblait trop
diabolique ainsi éclairée de rouge». Lorsqu'elle fut «bien en point»,
les examinateurs s'étant transportés dans les cuisines, elle ne voulut
plus rien dire et passa au travers de sa bouche ses longs cheveux noirs.

On la fit alors ramener sur les carreaux et attacher sur le grand
tréteau. Et «avant qu'on eut jeté peu ou point d'eau sur elle ou qu'on
l'eût fait boire, elle qui parle requit instamment et supplia d'être
déliée, et qu'elle confesserait la vérité de ses crimes». Elle ne
voulut se revêtir sinon de sa chemise magique.

Quelques-uns de ses compagnons avaient dû être jugés avant elle, car
maître Jehan Mautainct, examinateur au Châtelet, lui dit qu'il ne lui
servirait de rien si elle mentait, «car son ami _le baron_ était pendu,
aussi plusieurs autres». (Le Registre ne contient pas ce procès.)
Alors, elle entra dans une éclatante fureur, disant que «ce baron était
son mari ou autrement, et duc d'Égypte, et qu'il portait le nom de la
grande mer bleue d'où ils venaient (_Baro pani_, signifie en roumi
«grande eau» ou «mer»). Puis elle se lamenta et promit vengeance. Elle
regarda le clerc qui écrivait, et supposant, d'après les superstitions
de son peuple, que l'écriture de ce clerc était le formulaire qui les
faisait périr, elle lui voua _autant de crimes qu'il aurait «peint ou
autrement figuré par artifice» de ses compagnons sur le papier._

Puis, s'avançant soudain vers les examinateurs, elle en toucha deux
à l'endroit du cœur et à la gorge, avant qu'on put lui saisir les
poignets et les attacher. Elle leur annonça qu'ils souffriraient
de terribles angoisses dans la nuit, et qu'on les égorgerait par
traîtrise. Enfin, elle fondit en larmes, appelant ce «baron» à diverses
reprises «et pitoyables»; et, comme le lieutenant-criminel continuait
l'interrogatoire, elle avoua de nombreux vols.

Elle et ses gens avaient pillé «et robé» tous les bourgs du pays
parisien, notamment le Montmartre et Gentilly. Ils parcouraient
la campagne, s'établissant la nuit, en été, dans les foins, et en
hiver dans les fours à chaux. Passant le long des haies, ils les
«défleurissaient», c'est-à-dire qu'ils en ôtaient subtilement le linge
qu'on y mettait à sécher. Le midi, campant à l'ombre, les hommes
raccommodaient les chaudrons ou tuaient leurs poux; certains, plus
religieux, les jetant au loin, et, en effet, bien qu'ils n'aient
aucune croyance, il existe parmi eux une ancienne tradition que les
hommes habitent, après leur mort, dans le corps des bêtes. La princesse
du Caire faisait mettre à sac les poulaillers, emporter la vaisselle
d'étain des hôtelleries, creuser les silos pour prendre le grain.
Dans les villages d'où on les chassait, les hommes revenaient, par
son ordre, la nuit, jeter la «droue» dans les mangeoires, et dans les
puits des paquets noués avec du «drap linge», gros comme le poing, pour
empoisonner l'eau.

Après cette confession, les examinateurs, tenant conseil, furent d'avis
que la princesse du Caire était «très forte claironnasse et meurtrière
et qu'elle avait bien desservi d'être à mort mise; et à ce la condamna
le lieutenant de monseigneur le prévôt; et que ce fût en la coutume du
royaume, à savoir qu'elle fût enfouie vive dans une fosse». Le cas de
sorcellerie était réservé pour l'interrogatoire du lendemain, devant
être suivi, s'il y avait lieu, d'un nouveau jugement.

Mais une lettre de Jehan Mautainct au lieutenant-criminel, copiée
dans le registre, apprend qu'il se passa dans la nuit d'horribles
choses. Les deux examinateurs que la princesse du Caire avait touchés
se réveillèrent au milieu de l'obscurité, le cœur percé de douleurs
lancinantes; jusqu'à l'aube ils se tordirent dans leurs lits, et, au
petit jour gris, les serviteurs de la maison les trouvèrent pâles,
blottis dans l'encoignure des murailles, avec la figure contractée par
des grandes rides.

[Illustration: Le papier rouge.]

On fit venir aussitôt la princesse du Caire. Nue devant les tréteaux,
éblouissant des dorures de sa peau les juges et le clerc, tordant sa
chemise marquée au sceau de Salomon, elle déclara que ces tourments
avaient été envoyés par elle. Deux «bourreaux» ou crapauds étaient
dans un endroit secret, chacun au fond d'un grand pot de terre; on
les nourrissait avec de la mie de pain trempée dans du lait de femme.
Et la sœur de la princesse du Caire, les appelant par les noms des
tourmentés, leur enfonçait dans le corps de longues épingles: tandis
que la gueule des crapauds bavait, chaque blessure retentissait au cœur
des hommes voués.

Alors le lieutenant criminel remit la princesse du Caire aux mains du
clerc Alexandre Cachemarée avec ordre de la mener au supplice sans plus
loin procéder. Le clerc signa le procès de son paraphe accoutumé.

Le registre du Châtelet ne contenait rien de plus. Seul, le
Papier-Rouge pouvait me dire ce qu'était devenue la princesse du Caire.
Je demandai le Papier-Rouge, et on m'apporta un registre couvert d'une
peau qui semblait teinte avec du sang caillé. C'est le livre de compte
des bourreaux. Des bandes de toile scellées pendent tout le long. Ce
registre était tenu par le clerc Alexandre Cachemarée. Il comptait les
gratifications de maître Henry, tourmenteur. Et, en regard des quelques
lignes ordonnant l'exécution, maître Cachemarée, pour chaque pendu,
dessinait une potence portant un corps au visage grimaçant.

Mais au-dessous de l'exécution d'un certain «baron d'Égypte et d'un
larron étranger», où maître Cachemarée a griffonné une double fourche
avec deux pendus, il y a une interruption et l'écriture change.

On ne trouve plus de dessins, ensuite, dans le Papier-Rouge, et maître
Étienne Guerrois a inscrit la note suivante: «Aujourd'hui 13 janvier
1438 fut rendu de l'official maître Alexandre Cachemarée, clerc, et
par ordre de monseigneur le prévôt, mené au dernier supplice. Lequel
étant clerc criminel et tenant ce Papier-Rouge, figurant en manière de
passe-temps les fourches des pendus, fut pris soudain de fureur. Dont
il se leva et alla au lieu des exécutions défouir une femme qui avait
été là enterrée le matin et n'était pas morte; et ne sais si ce fut à
son instigation ou autrement, mais la nuit alla dans leurs chambres
couper la gorge à deux examinateurs au Châtelet. La femme a nom
princesse du Caire; elle est de présent sur les champs, et on n'a pu la
saisir. Et a ledit Al. Cachemarée confessé ses crimes sans toutefois
son dessein, dont il n'a rien voulu dire. Et ce matin fut traîné aux
fourches de notre sire pour y être pendu et mis à mort, et illec fina
ses jours.»



LE LOUP


L'homme et la femme, qui traînaient leurs pieds sur la route des
Sables, s'arrêtèrent en écoutant des coups espacés et sourds. Ils
avaient été poursuivis par les deux mâtins de Tournebride, et le cœur
leur sautait dans le ventre. À gauche, une ligne sanglante coupait
la bruyère, avec des bosses noires de place en place. Ils s'assirent
dans le fossé; l'homme rapetassa ses brodequins troués avec du fil
poissé; la femme gratta les plaques blanches de terre poussiéreuse qui
écaillaient ses mollets. Le gars était «moëlleux», poignes solides,
des nœuds aux bras; l'autre tirait sur la quarantaine, une «gerce de
rempart». Mais des yeux luisants et mouillés, la peau encore assez
fraîche, malgré le hâle.

Il grommela en se rechaussant:

--On croûte encore des briques, à ce soir. C'est pas saignant que
tous les cagnes du patelin, des cabots de malheur, viennent vous
agricher les fumerons, quand on a le ventre vide? J'y foutrais rien un
ferme-gueule, au patron, si je l'dégotais.

La femme lui dit doucement:

--Ne crie pas, mon petit homme. C'est que tu ne sais pas leur causer
aux cabzirs. On les laisse venir comme ça... petit... petit... et puis
quand ils sont là, tout près, t'as plus qu'à les gonfler.

--C'est bon, dit le gars. On va pas plumer ici.

Ils longèrent la route en boitant. Le soleil était couché, mais les
coups sonnaient toujours. Des lumières jaunes sautaient parmi les
bosses noires, éclairant çà et là des masses rougeâtres.

--En voilà, des briques à croûter, dit la femme. Chez les casseux
d'cailloux.

On voyait maintenant des ombres se mouvoir sur les terre-pleins. Il y
en avait qui piochaient la terre, courbés comme des houes, tirant des
cailloux rouges. D'autres les éclataient en tas, avec des masses. Des
enfants en bourgeron portaient des lanternes. Les travailleurs avaient
un calot enfoncé sur la tête, et des lunettes mistraliennes, à verres
bleus; leurs sabots étaient empâtés de glaise sanguine. Un grand maigre
travaillait d'attaque, le crâne plongeant dans son bonnet jusqu'aux
oreilles; il avait la figure couverte d'un loup en fil de fer noirci;
il devait être vieux:--deux pointes de moustaches grises débordaient
sous le grillage.

Dans le pays on craignait les carriers. C'étaient des hommes
mystérieux qui creusaient, masqués, dans la terre rouge pendant le
jour et une partie de la nuit. Les entrepreneurs gageaient ce qui
leur arrivait--généralement des repris de justice, des terrassiers
ou des puisatiers qui variaient leur travail en luttant dans les
foires, des hercules falots en carnaval forcé. Les mioches édentés qui
venaient piétiner dans les retroussis de terres volaient les poules et
saignaient les cochons. Les rôdeuses de grand'route fuyaient le long
de la carrière; sans quoi les masques leur roulaient la tête dans les
brousses et leur barbouillaient le ventre de terre mouillée.

Mais les deux cheminots s'approchèrent du trou illuminé, cherchant la
soupe et le gîte. Devant eux un môme balançait sa lanterne en chantant.

L'homme au loup s'appuya sur sa pioche et releva la tête. On ne voyait
de sa figure que le menton luisant à la lumière; une tache noire
bouchait le reste. Il claqua de la langue et dit:

--Ben quoi, le trimard, ça boulotte? Quand on est deux, comme ça, on
n'a pas froid au ventre. N'en faudrait, pour la tierce, des poules
comme la tienne. On a de la misère, nous autres--ça serait assez rupin.

Les hommes se mirent à crier:

--Ohé, Nini, lâch' ton mari.--Ohé, ohé, viens te coucher.--T'es bien
leste, Ernest, à enl'ver l' reste.--T'es bien pressé d'aller t'
plumer.--Dis donc, Étienne, c'est-il la tienne?--Sacré mâtin, v'là des
rondins.

Et puis les gosses piaillèrent:

--Oh! c'te cafetière! Elle l'a épousé pour ses croquenots. Ils sont
bat. Ça coûte cher, des paffes comme ça, parce que ça paye des portes
et fenêtres.

Le gars «moëlleux» arriva sur l'homme au loup en balançant ses poings.

Il lui dit tranquillement:

--Toi, j'te vas asseoir du coup. J'te vas foutre un transfèrement que
le mur de ton trou t'en rendra un autre.

Et il lui envoya sous le menton deux brusques poussées.

L'homme au loup chancela, prit sa pioche et la balança. L'autre regarda
en dessous et crocha un pic à moitié enfoncé dans un tas de cailloux.

--T'en veux? dit le carrier maigre. J'te fais claquer la tirelire. Mon
nom, c'est La Limande; je suis Parigo, de Belleville; je me suis lavé
les pieds à la Nouvelle pour une gonzesse que je n'avais pas assez à
la bonne; ça fait qu'un soir j'ai crevé une boutique et j'ai été paumé
sur un fric-frac. Je reviens de loin; j'ai tiré quinze longes. Je m'en
fous, je vais te tomber.

Alors la femme sauta sur le gars et cria:

--Tu entends, je te défends la batterie. Il va te crever; je le
connais, je ne veux pas que tu te battes.... Je ne veux pas... je ne
veux pas....

Le gars «moëlleux» la poussa de côté.

--Moi, dit-il, j'ai pas de nom. Je me suis pas connu de dabe; paraît
qu'il a été sapé. C'était un maigre, mais il m'a fait solide. On y va?

La femme criant toujours, les camarades l'enfermèrent dans un cercle.
Elle déchirait les bourgerons, pinçait et mordait. Deux terrassiers lui
tinrent les poings.

Les combattants se carrèrent, l'outil levé. L'homme au loup abattit
sa pioche. Le gars sauta de côté. Le pic retombant rencontra le fer
de la pioche, qui rendit un son clair. Puis ils tournèrent autour
d'un monticule, sautant de ci, de là, frappant à côté, écumants.
Ils enfonçaient à mi-jambes dans la terre rouge; l'homme au loup y
laissa ses sabots. Le pic et la pioche se croisaient. Quelquefois des
étincelles jaillissaient dans la nuit, quand les ferrures battaient le
briquet.

Mais le gars avait de la moelle. Quoique l'autre eut de longs bras au
bout desquels la pioche tournoyait, terrible, du pic il parait les
coups de tête et envoyait de furieux revers dans les jambes.

L'homme au loup abattit sa pioche en terre et leva les bras.

--J'vas prendre mes galoches, dit-il. On a la chemise trempée.

[Illustration: Le loup.]

T'es un gars solide. J'te fais pardon et excuse, moi. La Limande.

En se retournant, il passa dans le cercle des carriers et regarda la
femme sous le nez. Alors il cria un coup et sauta de nouveau sur sa
pioche en hurlant:

--Ah! le paillasson! Ah! tu m'as gamellé! Je te reconnais bien: je vas
te crever ton homme!

La femme tomba en arrière, les yeux blancs. Ses bras raidis se
collèrent aux hanches, son cou gonfla; et elle battait alternativement
le sol de ses deux tempes.

Le gars «moëlleux» avait repris sa parade. Mais l'homme au loup
attaquait avec fureur. Les fers heurtés tintaient.

Et le carrier maigre criait:

--C'est le trou sanguin ici. Tu y passeras. À toi ou à moi, il faut
qu'on y cloue le chêne. T'es venu pour acheter ma tête, avec ta poule.
Tu entends, cette femme-là, elle est à moi, à moi seul. Je veux
l'emplâtrer après que je t'aurai tombé. Je l'habillerai de noir.

Et le gars à la femme disait, parmi les ahans du pic:

--Grand cadavre, viens donc que je te défonce. Viens la prendre, ma
femme, vilain masque. T'es trop vioque pour me ceinturer!

Comme il l'appelait «vieux», son pic se ficha dans le crâne de
l'homme maigre. Le fer grinça sur la toile du loup, qui glissa et
tomba. Le carrier s'abattit en arrière, son grand nez au vent, ses
moustaches grises frissonnantes. Sur le calot noir, une tache rouge
s'agrandissait, suintant par le trou du front.

Tous les travailleurs crièrent:

--Holà!

La femme se roule vers le bruit, et, rampante, vint regarder l'homme
démasqué. Quand elle eut vu le profil maigre, elle pleura:

--T'as tué ton daron, mon homme, t'as tué ton daron!

Dans la minute, ils furent sur leurs pieds et s'enfuirent vers la nuit,
laissant derrière eux la ligne sanglante de la carrière.



CONTE DES ŒUFS


Il était une fois un bon petit roi (n'en cherchez plus--l'espèce est
perdue) qui laissait son peuple vivre à sa guise: il croyait que
c'était un excellent moyen de le rendre heureux. Et lui-même vivait
à la sienne, pieux, débonnaire, n'écoutant jamais ses ministres,
puisqu'il n'en avait pas, et tenant conseil seulement avec son
cuisinier, homme d'un grand mérite, et avec un vieux magicien qui lui
tirait les cartes pour le désennuyer. Il mangeait peu, mais bien; ses
sujets faisaient de même; rien ne troublait leur sérénité; chacun était
libre de couper son blé en herbe, de le laisser mûrir, ou de garder
le grain pour les prochaines semailles. C'était vraiment là un roi
philosophe, qui faisait de la philosophie sans le savoir; et ce qui
montre bien qu'il était sage sans avoir appris la sagesse, c'est le cas
très merveilleux où il pensa se perdre, et son peuple avec lui, pour
avoir voulu s'instruire dans les saines maximes.

Il advint qu'une année, vers la lin du carême, ce bon roi fit venir
son maître d'hôtel, qui avait nom Fripesaulcetus ou quelque chose
d'approchant, afin de le consulter sur une grave question. Il
s'agissait de savoir ce que Sa Majesté mangerait le dimanche de Pâques.

--Sire, dit le ministre de l'intérieur du monarque, vous ne pouvez
faire autrement que de manger des œufs.

Or les évêques de ce temps-là avaient meilleur estomac que ceux
d'aujourd'hui, en sorte que le carême était fort sévère dans tous les
diocèses du royaume. Le bon roi n'avait donc guère mangé que des œufs
pendant quarante jours. Il fit la moue et dit:

--J'aimerais mieux autre chose.

--Mais, sire, dit le cuisinier, qui était bachelier ès lettres, les
œufs sont un manger divin. Savez-vous bien qu'un œuf contient la
substance d'une vie tout entière? Les Latins croyaient même que c'était
le résumé du monde. Ils ne remontaient jamais au déluge--mais ils
parlaient de reprendre les choses à l'œuf, _ab ovo._ Les Grecs disaient
que l'univers naquit d'un œuf pondu parla Nuit aux ailes noires; et
Minerve sortit tout armée du crâne de Jupiter, à la façon d'un poulet
qui crèverait à coups de bec la coquille d'un œuf trop avancé. Je
me suis souvent demandé, pour ma part, si notre terre n'était pas
simplement un gros œuf, dont nous habitons la coque; voyez combien
cette théorie s'accommoderait avec les données de la science moderne:
le jaune de cet œuf gigantesque ne serait autre que le feu central, la
vie du globe.

--Je me moque de la science moderne, dit le roi: mais je voudrais
varier mes repas.

Sire, dit le ministre Fripesaulcetus, rien n'est plus facile. Il est
nécessaire que vous mangiez des œufs à Pâques; c'est une manière
de symboliser la résurrection de Notre-Seigneur. Mais nous savons
dorer la pilule. Les voulez-vous durs, brouillés, en salade, en
omelette au rhum, au truffes, aux croûtons, aux lines herbes, aux
pointes d'asperges, aux haricots verts, aux confitures, à la coque,
à l'étouffée, cuits sous la cendre, pochés, mollets, battus, à la
neige, à la sauce blanche, sur le plat, en mayonnaise, chaperonnés,
farcis? voulez-vous des œufs de poule, de canard, de faisan, d'ortolan,
de pintade, de dindon, de tortue? désirez-vous des œufs de poisson,
du caviar à l'huile, avec une vinaigrette? faut-il commander un œuf
d'autruche (c'est un repas de sultan) ou de roc (c'est un festin de
génie des _Mille et une Nuits_), ou bien tout simplement de bons petits
œufs frits à la poêle, ou en gâteau avec une croûte dorée, hachés
menu avec du persil et de la ciboule, ou liés avec de succulents
épinards? aimez-vous mieux les humer crus, tout tièdes?--ou enfin
daignerez-vous goûter un sublimé nouveau de ma composition où les œufs
ont si bon goût, qu'on ne les reconnaît plus,--c'est d'un délicat, d'un
éthéré,--une vraie dentelle....

--Rien, rien, dit le roi. Il me semble que vous m'avez dit là, si je
ne me trompe, quarante manières d'accommoder les œufs. Mais je les
connais, mon cher Fripesaulcetus--vous me les avez fait goûter pendant
tout le carême. Trouvez-moi autre chose. Le ministre, désolé, voyant
que les affaires de l'intérieur allaient si mal, se frappa le front
pour chercher une idée--mais ne trouva rien.

Alors le roi, maussade, fit* appeler son magicien. Le nom de ce savant
était Nébuloniste, si j'ai bonne mémoire; mais le nom ne fait rien à
l'affaire. C'était un élève des mages de la Perse; il avait digéré
tous les préceptes de Zoroastre et de Chakyâmouni, il était remonté au
berceau de toutes les religions et s'était pénétré de la morale suprême
des gymnosophistes. Mais il ne servait ordinairement au roi qu'à lui
tirer les cartes.

--Sire, dit Nébuloniste, il ne faut faire apprêter vos œufs d'aucune
des manières qu'on vous a dites; mais vous pouvez les faire couver.

--Parbleu, répondit le roi, voilà une bonne idée: au moins je n'en
mangerai pas. Mais je ne vois pas bien pourquoi.

--Grand roi, dit Nébuloniste, permettez-moi de vous conter un apologue.

--À merveille, répondit le monarque, j'adore les histoires, mais je les
aime claires. Si je ne comprends pas, puisque tu es magicien, tu me
l'expliqueras. Commence donc.

--Un roi du Népal, dit Nébuloniste, avait trois filles. La première
était belle comme un ange; la seconde avait de l'esprit comme un démon;
mais la troisième possédait la vraie sagesse. Un jour qu'elles allaient
au marché pour s'acheter des cachemires, elles quittèrent la grande
route et prirent un chemin de traverse par les rizières qui tapissent
les rives du fleuve.

Le soleil passait obliquement entre les épis penchés et les moustiques
dansaient une ronde parmi ses rayons. À d'autres endroits les hautes
herbes entrelacées formaient des bosquets où flottait une ombre
délicieuse. Les trois princesses ne purent résister au plaisir de
se nicher dans l'un d'eux: elles s'y blottirent, causèrent quelque
temps en riant, et finirent par s'endormir toutes trois, lassées par
la chaleur. Comme elles étaient de sang royal, les crocodiles qui
prenaient le frais au ras de l'eau, sous les glaives ondulés des épis
trempés dans la rivière, n'eurent garde de les déranger. Ils venaient
seulement les regarder de temps en temps et avançaient leur mufle de
corne brune pour les voir dormir. Tout à coup ils replongèrent sous
l'eau bleue, avec un grand clapotement, ce qui réveilla les trois sœurs
en sursaut.

[Illustration: Le contes des œufs.]

Elles aperçurent alors devant elles une petite vieille ratatinée, toute
ridée, toute cassée, qui trottinait en sautillant, appuyée sur une
canne à béquille. Elle portait un panier couvert d'une toile blanche.

--Princesses, dit-elle d'une voix chevrotante, je suis venue pour
vous faire un cadeau. Voici trois œufs entièrement semblables; ils
contiennent le bonheur qui vous est réservé dans votre vie; chacun
d'eux en renferme une égale quantité; le difficile, c'est de le tirer
de là.

Disant ces mots, elle découvrit son panier, et les trois princesses
virent en se penchant trois grands œufs d'une blancheur immaculée,
reposant sur un lit de foin parfumé. Quand elles relevèrent la tête, la
vieille avait disparu.

Elles n'étaient pas fort surprises; car l'Inde est un pays de
sortilèges. Chacune prit donc son œuf et s'en revint au palais en le
portant soigneusement dans le pan relevé de son voile, rêvant à ce
qu'il en fallait faire.

La première s'en alla droit à la cuisine, où elle prit une casserole
d'argent. «Car, se disait-elle, je ne puis rien faire de mieux que de
manger mon œuf. Il doit être excellent.» Elle le prépara donc suivant
une recette hindoue et le savoura au fond de son appartement. Ce moment
fut exquis; elle n'avait rien goûté d'aussi divinement bon; jamais elle
ne l'oublia.

La seconde prit dans ses cheveux une longue épingle d'or dont elle
perça deux petits trous aux deux bouts de l'œuf. Puis elle y souffla si
bien quelle le vida et le suspendit à une cordelette de soie. Le soleil
passait à travers la coque transparente, qu'il irisait de ses sept
couleurs; c'était un scintillement, un chatoiement continuels; à chaque
seconde la coloration changeait et on avait devant les yeux un nouveau
spectacle. La princesse se perdit dans cette contemplation et y trouva
une joie profonde.

Mais la troisième se souvint qu'elle avait une poule de faisant qui
couvait justement. Elle fut à la basse-cour glisser doucement son œuf
parmi les autres; et, le nombre de jours voulu s'étant écoulé, il en
sortit un oiseau extraordinaire, coiffé d'une huppe gigantesque, aux
ailes bariolées, à la queue parsemée de taches étincelantes. Il ne
tarda pas à pondre des œufs semblables à celui d'où il était né. La
sage princesse avait ainsi multiplié ses plaisirs, parce qu'elle avait
su attendre.

La vieille n'avait d'ailleurs pas menti. L'aînée des trois sœurs
s'éprit d'un prince beau comme le jour, et l'épousa. Il mourut bientôt;
mais elle se contenta d'avoir trouvé dans cette vie un moment de
bonheur.

La puînée chercha ses plaisirs dans les beaux-arts et les travaux de
la pensée. Elle composa des poèmes et sculpta des statues; son bonheur
était ainsi continuellement devant elle, et elle put en jouir jusqu'au
jour de sa mort.

La cadette fut une sainte qui sacrifia toutes les distractions de cette
vie aux joies du Paradis. Elle ne réalisa aucune de ses espérances dans
ce monde passager afin de les laisser éclore dans l'existence future,
qui est, comme vous le savez, éternelle.

Là-dessus, Nébuloniste se tut. Le roi, pensif, réfléchit longtemps.
Puis sa figure s'éclaira, et il s'écria d'un ton joyeux:

--Voilà qui est merveilleux; mais ce qu'il y a de plus étonnant, c'est
que j'ai compris du premier coup. Cela veut dire qu'il faut mettre
couver mes œufs.

Le grand magicien s'inclina devant la sagacité du roi, et tous les
courtisans battirent des mains. Les gazettes ne manquèrent pas de
vanter l'esprit de Sa Majesté qui avait ainsi démêlé la morale d'un
profond apologue.

La conséquence fut que le bon roi ne voulut pas être le seul heureux.
Il s'enferma pendant trois heures et élucubra le premier décret de son
règne. De par tout le royaume il était désormais interdit de manger
des œufs. On les ferait couver. Le bonheur des sujets serait assuré
inévitablement de cette manière. Des peines sévères sanctionnaient
l'exécution de la loi.

Le premier inconvénient du nouveau régime fut que le roi, occupé contre
son habitude des affaires du royaume, en perdit la tête et oublia de
commander son déjeuner pour le dimanche de Pâques. Il le regretta bien
ce jour-là.

Puis il y eut aussitôt des hommes politiques pour commenter le décret.
L'apologue de Nébuloniste s'était répandu par les journaux et l'on vit
dans la loi du prince un mythe ingénieux qui commandait aux hommes de
vivre en cénobites. Le pauvre roi se trouva ainsi avoir établi, sans le
savoir, une religion d'État.

Ce furent alors de grandes querelles dans le royaume. Beaucoup d'hommes
préfèrent trouver leur bonheur dans ce monde que dans l'autre; ceux-là
firent la guerre à ceux qui voulaient faire couver leurs œufs. Le pays
fut ensanglanté, et le bon roi s'arrachait les cheveux.

Son cuisinier le tira de peine bien ingénieusement et prit du coup sa
revanche sur le magicien. Il lui conseilla de faire couver tous ses
œufs, puisqu'il ne voulait pas les manger,--mais de laisser ses sujets,
comme auparavant, libres de ne pas être heureux. Tout heureux de cette
solution, le roi décora son ministre et révoqua son unique décret.

Mais les couveurs d'œufs ne furent point contents. Comme ils ne
pouvaient plus faire des prosélytes de par la loi, ils émigrèrent du
royaume, où on ne les laissa jamais rentrer. Ils parcoururent alors
l'univers entier, où, depuis, ils ont forcé bien des gens à être
heureux dans l'autre monde. Quant au roi, il finit par s'ennuyer
de sa nouvelle vie; il prit exemple sur ses sujets, et le malin
Fripesaulcetus acheva de le déconvertir en lui servant, l'année
suivante, des œufs accommodés à la quarante et unième manière pour
terminer le carême--des œufs rouges.



LE ROI AU MASQUE D'OR


Le roi masqué d'or se dressa du trône noir où il était assis depuis
des heures, et demanda la cause du tumulte. Car les gardes des portes
avaient croisé leurs piques et on entendait sonner le fer. Autour du
brasier de bronze s'étaient dressés aussi les cinquante prêtres à
droite et les cinquante bouffons à gauche, et les femmes en demi-cercle
devant le roi agitaient leurs mains. La flamme rose et pourpre qui
rayonnait par le crible d'airain du brasier faisait briller les masques
des visages. À l'imitation du roi décharné, les femmes, les bouffons et
les prêtres avaient d'immuables figures d'argent, de fer, de cuivre,
de bois et d'étoffe. Et les masques des bouffons étaient ouverts par
le rire, tandis que les masques des prêtres étaient noirs de souci.
Cinquante visages hilares s'épanouissaient sur la gauche, et sur la
droite cinquante visages tristes se renfrognaient. Cependant les
étoiles claires tendues sur les têtes des femmes mimaient des figures
éternellement gracieuses, animées d'un sourire artificiel. Mais le
masque d'or du roi était majestueux, noble, et véritablement royal.

Or, le roi se tenait silencieux et semblable par ce silence à la race
des rois dont il était le dernier. La cité avait été gouvernée jadis
par des princes qui portaient le visage découvert; mais dès longtemps
s'était levée une longue horde de rois masqués. Nul homme n'avait vu la
face de ces rois, et même les prêtres ignoraient la raison du secret.
Cependant l'ordre avait été donné, depuis les âges anciens, de couvrir
les visages de ceux qui s'approchaient de la résidence royale; et cette
famille de rois ne connaissait que les masques des hommes.

Et tandis que les ferrures des gardes de la porte frémissaient et que
leurs armes sonores retentissaient, le roi les interrogea d'une voix
grave:

--Qui ose me troubler, aux heures où je siège parmi mes prêtres, mes
bouffons et mes femmes!

Et les gardes répondirent, tremblants:

--Roi très impérieux, masqué d'or, c'est un homme misérable, vêtu d'une
longue robe; il paraît être de ces mendiants pieux qui errent par la
contrée, et il a le visage découvert.

--Laissez entrer ce mendiant, dit le roi.

Alors celui des prêtres qui avait le masque le plus grave se tourna
vers le trône et s'inclina:

--O roi, dit-il, les oracles ont prédit qu'il n'est pas bon pour ta
race de voir les visages des hommes.

Et celui des bouffons dont le masque était crevé par le rire le plus
large tourna le dos au trône et s'inclina:

--O mendiant, dit-il, que je n'ai pas encore vu, sans doute tu es plus
roi que le roi au masque d'or, puisqu'il est interdit de te regarder.

Et celle des femmes dont la fausse figure avait le duvet le plus soyeux
joignit ses mains, les écarta et les courba comme pour saisir les vases
des sacrifices. Or, le roi, penchant ses yeux vers elle, craignait la
révélation d'un visage inconnu.

Puis un désir mauvais rampa dans son cœur.

--Laissez entrer ce mendiant, dit le roi au masque d'or.

Et parmi la forêt frissonnante des piques, entre lesquelles
jaillissaient les lames des glaives comme des feuilles éclatantes
d'acier, éclaboussées d'or vert et d'or rouge, un vieil homme à la
barbe blanche hérissée s'avança jusqu'au pied du trône, et leva vers le
roi une figure nue où tremblaient des yeux incertains.

--Parle, dit le roi.

Le mendiant répliqua d'une voix forte:

--Si celui qui m'adresse la parole est l'homme masqué d'or, je
répondrai, certes; et je pense que c'est lui. Qui oserait, avant lui,
élever la voix? Mais je ne puis m'en assurer par la vue--car je suis
aveugle. Cependant je sais qu'il y a dans cette salle des femmes, par
le frottement poli de leurs mains sur leurs épaules; et il y a des
bouffons, j'entends des rires; et il y a des prêtres, puisque ceux-ci
chuchotent d'une façon grave. Or, les hommes de ce pays m'ont dit que
vous étiez masqués; et toi, roi au masque d'or, dernier de ta race, tu
n'as jamais contemplé des visages de chair. Écoute: tu es roi et tu ne
connais pas les peuples. Ceux-ci sur ma gauche sont les bouffons--je
les entends rire; ceux-ci sur ma droite sont les prêtres,--je les
entends pleurer; et je perçois que les muscles des visages de ces
femmes sont grimaçants.

Or, le roi se tourna vers ceux que le mendiant nommait bouffons, et
son regard trouva les masques noirs de souci des prêtres; et il se
tourna vers ceux que le mendiant nommait prêtres, et son regard trouva
les masques ouverts de rire des bouffons; et il baissa les yeux vers le
croissant de ses femmes assises, et leurs visages lui semblèrent beaux.

--Tu mens, homme étranger, dit le roi; et tu es toi-même le rieur,
le pleureur, et le grimaçant; car ton horrible visage, incapable de
fixité, a été fait mobile afin de dissimuler. Ceux que tu as désignés
comme les bouffons sont mes prêtres, et ceux que tu as désignés comme
les prêtres sont mes bouffons. Et* comment pourrais-tu juger, toi dont
la figure se plisse à chaque parole, de la beauté immuable de mes
femmes?

--Ni de celle-là, ni de la tienne, dit le mendiant à voix basse, car
je n'en puis rien savoir, étant aveugle, et toi-même tu ne sais rien
ni des autres ni de ta personne. Mais je suis supérieur à toi en ceci:
je sais que je ne sais rien. Et je puis conjecturer. Or, peut-être que
ceux qui te paraissent des bouffons pleurent sous leur masque; et il
est possible que ceux qui te semblent des prêtres aient leur véritable
visage tordu par la joie de te tromper; et tu ignores si les joues de
tes femmes ne sont pas couleur de cendre sous la soie. Et toi-même, roi
masqué d'or, qui sait si tu n'es pas horrible malgré ta parure?

Alors celui des bouffons qui avait la plus large bouche fendue de
gaieté poussa un ricanement semblable à un sanglot; et celui des
prêtres qui avait le front le plus sombre dit une supplication pareille
à un rire nerveux, et tous les masques des femmes tressaillirent.

Et le roi à la figure d'or fit un signe. Et les gardes saisirent par
les épaules le vieil homme à la figure nue et le jetèrent par la grande
porte de la salle.

La nuit se passa et le roi fut inquiet pendant son sommeil. Et le matin
il erra par son palais, parce qu'un désir mauvais avait rampé dans son
cœur. Mais ni dans les salles à coucher, ni dans la haute salle dallée
des festins, ni dans les salles peintes et dorées des fêtes, il ne
trouva ce qu'il cherchait. Dans toute l'étendue de la résidence royale
il n'y avait pas un miroir. Ainsi l'avait fixé l'ordre des oracles et
l'ordonnance des prêtres depuis de longues années.

Le roi sur son trône noir ne s'amusa pas des bouffons et n'écouta pas
les prêtres et ne regarda pas ses femmes: car il songeait à son visage.

Quand le soleil couchant jeta vers les fenêtres du palais la lumière
de ses métaux sanglants, le roi quitta la salle du brasier, écarta les
gardes, traversa rapidement les sept cours concentriques fermées de
sept murailles étincelantes, et sortit obscurément dans la campagne par
une basse poterne.

Il était tremblant et curieux. Il savait qu'il allait rencontrer
d'autres visages, et peut-être le sien. Dans le fond de son âme, il
voulait être sur de sa propre beauté. Pourquoi ce misérable mendiant
lui avait-il glissé le doute dans la poitrine?

Le roi au masque d'or arriva parmi les bois qui cerclaient la berge
d'un fleuve. Les arbres étaient vêtus d'écorces polies et rutilantes.
Il y avait des fûts éclatants de blancheur. Le roi brisa quelques
rameaux. Les uns saignaient à la cassure un peu de sève mousseuse, et
l'intérieur restait marbré de taches brunes; d'autres révélaient des
moisissures secrètes et des fissures noires. La terre était sombre et
humide sous le tapis varicolore des herbes et des petites fleurs. Le
roi retourna du pied un gros bloc veiné de bleu, dont les paillettes
miroitaient sous les derniers rayons; et un crapaud en poche molle
s'échappa de la cachette vaseuse avec un tressaut effaré.

À la lisière du bois, sur la couronne de la berge, le roi, émergeant
des arbres, s'arrêta, charmé. Une jeune fille était assise sur l'herbe;
le roi voyait ses cheveux tordus en hauteur, sa nuque gracieusement
courbée, ses reins souples qui faisaient onduler son corps jusqu'aux
épaules; car elle tournait entre deux doigts de sa main gauche un
fuseau très gonflé, et la pointe d'une quenouille épaisse s'effilait
près de sa joue.

Elle se leva, interdite, montra son visage, et, dans sa confusion,
saisit entre ses lèvres les brins du fil qu'elle pétrissait. Ainsi ses
joues semblaient traversées par une coupure de nuance pâle.

Quand le roi vit ces yeux noirs agités, et ces délicates narines
palpitantes, et ce tremblement des lèvres, et cette rondeur du menton
descendant vers la gorge caressée de lumière rose, il s'élança,
transporté, vers la jeune fille et prit violemment ses mains.

--Je voudrais, dit-il, pour la première fois, adorer une figure nue; je
voudrais ôter ce masque d'or, puisqu'il me sépare de l'air qui baise ta
peau; et nous irions tous deux émerveillés nous mirer dans le fleuve.

La jeune fille toucha avec surprise du bout des doigts les lames
métalliques du masque royal. Cependant le roi défit impatiemment les
crochets d'or; le masque roula dans l'herbe, et la jeune fille, tendant
les mains sur ses yeux, jeta un cri d'horreur.

L'instant d'après elle s'enfuyait parmi l'ombre du bois en serrant
contre son sein sa quenouille emmaillotée de chanvre.

Le cri de la jeune fille retentit douloureusement au cœur du roi.
Il courut sur la berge, se pencha vers l'eau du fictive, et de ses
propres lèvres jaillit un gémissement rauque. Au moment où le soleil
disparaissait derrière les collines brunes et bleues de l'horizon, il
venait d'apercevoir une face blanchâtre, tuméfiée, couverte d'écailles,
avec la peau soulevée par de hideux gonflements, et il connut aussitôt,
au moyen du souvenir des livres, qu'il était lépreux.


La lune, comme un masque jaune aérien, montait au-dessus des arbres. On
entendait parfois un battement d'ailes mouillées au milieu des roseaux.
Une traînée de brume flottait au fil du fleuve. Le miroitement de l'eau
se prolongeait à une grande distance et se perdait dans la profondeur
bleuâtre. Des oiseaux à tête écarlate froissaient le courant par des
cercles qui se dissipaient lentement.

Et le roi, debout, gardait les bras écartés de son corps, comme s'il
avait le dégoût de se toucher.

Il releva le masque et le plaça sur son visage. Semblant marcher en
rêve, il se dirigea vers son palais.

Il frappa sur le gong, à la porte de la première muraille, et les
gardes sortirent en tumulte avec leurs torches, lis éclairèrent sa
face d'or; et le roi avait le cœur étreint d'angoisse, pensant que les
gardes voyaient sur le métal des écailles blanches. Et il traversa la
cour baignée de lune; et sept fois il eut le cœur étreint de la même
angoisse aux sept portes où les gardes portèrent les torches rouges à
son masque d'or.

Cependant la peine croissait en lui avec la rage, comme une plante
noire enroulée d'une plante fauve, lit les fruits sombres et troubles
de la peine et de la rage vinrent sur ses lèvres, et il en goûta le suc
amer.

Il entra dans le palais, et le garde à sa gauche tourna sur la pointe
d'un pied, ayant l'autre jambe étendue, en se couronnant avec un cercle
lumineux de son sabre; et le garde à sa droite tourna sur la pointe
de l'autre pied, avant étendu sa jambe opposée, en se coiffant d'une
pyramide éblouissante par de rapides tourbillons de sa masse diamantée.

Et le roi ne se souvint même pas que c'étaient les cérémonies
nocturnes; mais il passa en frissonnant, ayant imaginé que les hommes
d'armes voulaient abattre ou fendre sa hideuse tête gonflée.

Les halles du palais étaient désertes. Quelques torches solitaires
brûlaient bas dans leurs anneaux. D'autres s'étaient éteintes et
pleuraient des larmes froides de résine.

Le roi traversa les salles des fêtes où les coussins brodés de tulipes
rouges et de chrysanthèmes jaunes étaient encore épars, avec des
balanceuses d'ivoire et des sièges mornes d'ébène rehaussés d'étoiles
d'or. Des voiles gommés et peints d'oiseaux à pattes diaprées, à bec
d'argent, pendaient du plafond où s'enchâssaient des gueules de bêtes
en bois de couleur. Il y avait des flambeaux de bronze verdâtre, faits
d'une pièce, et percés de trous prodigieux laqués en rouge, où une
mèche de soie écrue passait au centre de rondelles tassées d'un noir
huileux. Il y avait des fauteuils longs, bas et cambrés, où on ne
pouvait s'étendre sans que les reins fussent soulevés, comme portés par
des mains. Il y avait des vases fondus de métaux presque transparents,
et qui sonnaient sous le doigt d'une manière aiguë, comme s'ils étaient
blessés.

À l'extrémité de la salle, le roi saisit une torchère d'airain qui
dardait ses langues rouges dans les ténèbres. Les gouttelettes
flamboyantes de résine s'abattirent en frémissant sur ses manches de
soie. Mais le roi ne les remarqua pas. Il se dirigea vers une galerie
haute, obscure, où la résine laissa un sillon parfumé. Là, aux parois
coupées de diagonales croisées, on voyait des portraits éclatants et
mystérieux: car les peintures étaient masquées et surmontées de tiares.
Seulement le portrait le plus ancien, écarté des autres, représentait
un jeune homme pâle, aux yeux dilatés d'épouvante, le bas du visage
dissimulé par les ornements royaux. Le roi s'arrêta devant ce portrait
et l'éclaira en soulevant la torchère. Puis il gémit et dit:

--Ô premier de ma race, mon frère, que nous sommes pitoyables!

Et il baisa le portrait sur les yeux.

Et devant la seconde figure peinte, qui était masquée, le roi s'arrêta
et déchira la toile du masque en disant:

--Voilà ce qu'il fallait faire, mon père, second de ma race.

Et ainsi il déchira les masques de tous les autres rois de sa race,
jusqu'à lui-même. Sous les masques arrachés, on vit la nudité sombre de
la muraille.

Puis il arriva dans les salles des festins où les tables luisantes
étaient encore dressées. Il porta la torchère au-dessus de sa tête,
et des lignes pourpres se précipitèrent vers les coins. Au centre des
tables était un trône à pieds de lion, sur lesquels s'affaissait une
fourrure tachetée; des verreries semblaient amoncelées aux angles, avec
des pièces d'argent poli et des couvercles percés d'or fumeux. Certains
flacons miroitaient de lueurs violettes; d'autres étaient plaqués à
l'intérieur avec de minces lames translucides de métaux précieux. Comme
une terrible indication de sang, un éclat de la torchère fit scintiller
une coupe oblongue, taillée dans un grenat, et où les échansons avaient
coutume de verser le vin des rois. Et la lumière caressa aussi de
vermeil un panier d'argent tressé où étaient rangés des pains ronds à
croûte saine.

Et le roi traversa les salles des festins en détournant la tête.

--Ils n'ont pas eu honte, dit-il, de mordre sous leur masque dans
le pain vigoureux, et de toucher le vin saignant avec leurs lèvres
blanches! Où est celui qui, sachant son mal, interdit les miroirs de sa
maison? Il est parmi ceux dont j'ai arraché les faux visages: et j'ai
mangé du pain de son panier, et j'ai bu du vin de sa coupe....

On arrivait par une étroite galerie pavée de mosaïque aux salles à
coucher, et le roi y glissa, portant devant lui sa torche sanglante.
Un garde s'avança, saisi d'inquiétude, et sa ceinture d'anneaux larges
flamboya sur sa tunique blanche; puis il reconnut le roi à sa face d'or
et se prosterna.

D'une lampe d'airain suspendue au centre, une lumière pâle éclairait
une double file de lits de parade; les couvertures de soie étaient
tissées avec des filaments de nuances vieilles. Un tuyau d'onyx
laissait couler des gouttes monotones dans un bassin de pierre polie.

[Illustration: Le roi au masque d'or.]

D'abord le roi considéra l'appartement des prêtres; et les masques
graves des hommes couchés étaient semblables pendant le sommeil et
l'immobilité. Et, dans l'appartement des bouffons, le rire de leurs
bouches endormies avait juste la même largeur. Et l'immuable beauté
de la figure des femmes ne s'était pas altérée dans le repos; elles
avaient les bras croisés sur la gorge, ou une main sous la tête, et
elles ne paraissaient pas se soucier de leur sourire qui était aussi
gracieux quand elles l'ignoraient.

Au fond de la dernière salle s'étendait un lit de bronze, avec des
hauts reliefs de femmes courbées et de fleurs géantes. Les coussins
jaunes y gardaient l'empreinte d'un corps agité. Là aurait dû reposer,
dans cette heure de la nuit, le roi au masque d'or; là ses ancêtres
avaient dormi pendant des années.

Et le roi détourna la tête de son lit:

--Ils ont pu dormir, dit-il, avec ce secret sur leur face, et le
sommeil est venu les baiser au front, comme moi. Et ils n'ont pas
secoué leur masque au visage noir du sommeil, pour l'effrayer à jamais.
Et j'ai frôlé cet airain, j'ai touché ces coussins où s'abattaient
jadis les membres de ces honteux....

Et le roi passa dans la chambre du brasier, où la flamme rose et
pourpre dansait encore, et jetait ses bras rapides sur les murs. Et
il frappa sur le grand gong de cuivre un coup si sonore qu'il y eut
une vibration de toutes les choses métalliques d'alentour. Les gardes
effrayés s'élancèrent mi-vêtus, avec leurs haches et leurs boules
d'acier hérissées de pointes, et les prêtres parurent, endormis,
laissant traîner leurs robes, et les bouffons oublièrent tous les bonds
d'entrée sacramentels, et les femmes montrèrent au coin des portes
leurs visages souriants.

Or le roi monta sur son tronc noir et commanda:

--J'ai frappé sur le gong afin de vous réunir pour une chose
importante. Le mendiant a dit vrai. Vous me trompez tous ici. Ôtez vos
masques.

On entendit frissonner les membres et les vêtements et les armes. Puis,
lentement, ceux qui étaient là se décidèrent et découvrirent leurs
visages.

Alors le roi au masque d'or se tourna vers les prêtres et considéra
cinquante grosses faces rieuses avec de petits yeux collés par la
somnolence: et, se tournant vers les bouffons, il examina cinquante
figures hâves creusées par la tristesse avec des yeux sanguinolents
d'insomnie; et, se baissant vers le croissant de ses femmes assises,
il ricana,--car leurs visages étaient pleins d'ennui et de laideur et
enduits de stupidité.

--Ainsi, dit le roi, vous m'avez trompé depuis tant d'années sur
vous-mêmes et sur tout le monde. Ceux que je croyais sérieux et qui me
donnaient des conseils sur les choses divines et humaines sont pareils
à des outres ballonnées de vent ou de vin; et ceux dont je m'amusais
pour leur continuelle gaieté étaient tristes jusqu'au fond du cœur;
et votre sourire de sphinx, ô femmes, ne signifiait rien du tout!
Misérables vous êtes! mais je suis encore le plus misérable d'entre
vous. Je suis roi et mon visage parait royal. Or, en réalité, voyez: le
plus malheureux de mon royaume n'a rien à m'envier.

Et le roi ôta son masque d'or. Et un cri s'éleva des gorges de ceux
qui le voyaient; car la flamme rose du brasier illuminait ses écailles
blanches de lépreux.

--Ce sont eux qui m'ont trompé--mes pères, je veux dire, cria le
roi, qui étaient lépreux comme moi, et m'ont transmis leur maladie
avec l'héritage royal. Ils m'ont abusé, et ils vous ont contraints au
mensonge.

Par la grande baie de la salle, ouverte vers le ciel, la lune tombante
montra son masque jaune.

--Ainsi, dit le roi, cette lune qui tourne toujours vers nous le même
visage d'or a peut-être une autre face obscure et cruelle, ainsi ma
royauté a été tendue sur ma lèpre. Mais je ne verrai plus l'apparence
de ce monde, et je dirigerai mon regard vers les choses obscures. Ici,
devant vous, je me punis de ma lèpre, et de mon mensonge, et ma race
avec moi.

Le roi leva son masque d'or; et, debout sur le trône noir, parmi
l'agitation et les supplications, il enfonça dans ses yeux les crochets
latéraux du masque, avec un cri d'angoisse; pour la dernière fois, une
lumière rouge s'épanouit devant lui, et un flot de sang coula sur son
visage, sur ses mains, sur les degrés sombres du trône. Il déchira ses
vêtements, descendit les marches en chancelant, et, écartant avec des
tâtonnements les gardes muets d'horreur, il partit seul dans la nuit.


Or le roi lépreux et aveugle marchait dans la nuit. Il se heurta aux
sept murailles concentriques de ses sept cours, et contre les arbres
anciens de la résidence royale, et il se fit des plaies aux mains en
touchant les épines des haies. Lorsqu'il entendit sonner ses pas,
il connut qu'il était sur la grande route. Pendant des heures et
des heures il marcha, sans même éprouver le besoin de prendre de la
nourriture. Il savait qu'il était éclairé de soleil par la chaleur
qui voilait son visage, et il reconnaissait la nuit au froid de
l'obscurité. Le sang qui avait coulé de ses yeux arrachés couvrait sa
peau d'une croûte noirâtre et sèche, Et, quand il eut marché longtemps,
le roi aveugle se sentit las, et s'assit au bord de la route. Il vivait
maintenant dans un monde obscur et ses regards étaient rentrés en
lui-même.

Comme il errait dans cette plaine sombre des pensées, il entendit un
bruit de clochettes. Aussitôt il se représenta le retour d'un troupeau
de brebis à laine épaisse, mené par des béliers dont la queue grasse
pendait à terre. Et il tendit les mains pour toucher la laine blanche,
n'ayant point honte des animaux. Mais ses mains rencontrèrent d'autres
mains tendres, et une voix douce lui dit:

--Pauvre homme aveugle, que veux-tu?

Et le roi reconnut la voix charmante d'une femme.

--Il ne faut pas me toucher, cria le roi. Mais où sont tes brebis?

Or la jeune fille qui se tenait devant lui était lépreuse, et à cause
de cela portait des clochettes suspendues à ses vêtements. Mais elle
n'osa pas l'avouer, et répondit en mentant:

--Elles sont un peu derrière moi.

--Où vas-tu ainsi? dit le roi aveugle.

--Je rentre, répondit-elle, à la cité des Misérables.

Alors le roi se souvint qu'il y avait, dans un endroit écarté de son
royaume, un asile où se réfugiaient ceux qui avaient été repoussés de
la vie pour leurs maladies ou leurs crimes. Ils existaient dans des
huttes bâties par eux-mêmes ou enfermés dans des tanières creusées au
sol. Et leur solitude était extrême.

Le roi résolut de se rendre dans cette cité.

--Conduis-moi, dit-il.

La jeune fille le saisit par le pan de sa manche.

--Laisse-moi te laver le visage, dit-elle; car le sang a coulé sur tes
joues depuis une semaine peut-être.

Et le roi trembla, pensant quelle allait avoir horreur de sa lèpre et
l'abandonner. Mais elle versa de l'eau de sa gourde et lava le visage
du roi. Puis elle dit:

--Pauvre, comme tu as dû souffrir de l'arrachement de tes veux!

--Comme j'ai souffert avant, sans le savoir, dit le roi. Mais allons.
Arriverons-nous ce soir à la cité des Misérables?

--Je l'espère, dit la jeune fille.

Et elle le reconduisit en lui parlant tendrement. Cependant le roi
aveugle entendait les clochettes, et, se tournant, voulait caresser les
brebis. Et la jeune fille craignait qu'il ne devinât sa maladie.

Or le roi était exténué de fatigue et de faim. Elle sortit un morceau
de pain de son bissac et lui offrit sa gourde. Mais il refusa,
craignant de souiller le pain et l'eau. Puis il demanda:

--Vois-tu la cité des Misérables?

--Pas encore, dit la jeune fille.

Et ils marchèrent plus loin. Elle cueillit pour lui du lotus bleu, et
il le mâcha pour rafraîchir sa bouche. Le soleil s'inclinait vers les
grandes rizières qui ondulaient à l'horizon.

--Voici l'odeur du repos qui monte vers moi, dit le roi aveugle.
N'approchons-nous pas de la cité des Misérables?

--Pas encore, dit la jeune fille.

Et, comme le disque sanglant du soleil tranchait encore le ciel violet,
le roi se pâma de lassitude et d'inanition. À l'extrémité de la route
tremblait une mince colonne de fumée parmi des toitures d'herbages. La
brume des marais flottait autour.

--Voici la cité, dit la jeune fille; je la vois.

--J'entrerai seul dans une autre, dit le roi aveugle. Je n'avais plus
qu'un désir; j'aurais voulu reposer mes lèvres sur les tiennes, afin
de me rafraîchir à ta figure qui doit être si belle. Mais je t'aurais
souillée, puisque je suis lépreux.

Et le roi s'évanouit dans la mort.

Et la jeune fille éclata en sanglots, voyant que le visage du roi
aveugle était pur et limpide, et sachant bien qu'elle-même avait craint
de le souiller.

Or de la cité des Misérables s'avança un vieux mendiant à la barbe
hérissée, dont les yeux incertains tremblaient.

--Pourquoi pleures-tu? dit-il.

Et la jeune fille lui dit que le roi aveugle était mort, après avoir eu
les yeux arrachés, pensant être lépreux.

--Et il n'a point voulu me donner le baiser de paix, dit-elle, afin de
ne pas me souiller; et c'est moi qui suis véritablement lépreuse à la
face du ciel.

Et le vieux mendiant lui répondit:

--Sans doute le sang de son cœur qui avait jailli par ses yeux avait
guéri sa maladie. Et il est mort, pensant avoir un masque misérable.
Mais, à cette heure, il a déposé tous les masques, d'or, de lèpre, et
de chair.

FIN



TABLE

La flute
La Cité Dormante
Béatrice
Arachné
Bargette
Jeanie
Bûchette
Cruchette
La Vendeuse d'Ambre
La Fille du Moulin
Blanche la Sanglante
Le Papier Rouge
Le Loup
Conte des Œufs
Le Roi au Masque d'Or





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