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Title: Introduction à la méthode de Léonard de Vinci
Author: Valéry, Paul
Language: French
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Archive.)



INTRODUCTION À LA MÉTHODE DE LÉONARD DE VINCI

PAUL VALÉRY

Deuxième Édition

Paris

Éditions de la Nouvelle Revue Française

35 et 37, Rue Madame



Table des matières

Note et digressions
Introduction à la méthode de Léonard de Vinci



NOTE ET DIGRESSIONS


_Pourquoi l'auteur, dit-on, a-t-il fait aller son personnage en Hongrie?_

_Parce qu'il avait envie de faire entendre un morceau de musique
instrumentale dont le thème est hongrois. Il l'avoue sincèrement. Il
l'eût mené partout ailleurs, s'il eût trouvé la moindre raison musicale
de le faire._


H. Berlioz. Avant-propos de la _Damnation de Faust._



Il me faut excuser d'un titre si ambitieux et si véritablement trompeur
que celui-ci. Je n'avais pas le dessein d'en imposer quand je l'ai mis
sur ce petit ouvrage. Mais il y a vingt-cinq ans que je l'y ai mis,
et après ce long refroidissement, je le trouve un peu fort. Le titre
avantageux serait donc adouci. Quant au texte... Mais le texte, on ne
songerait même pas à l'écrire. Impossible! dirait maintenant la raison.
Arrivé à l'énième coup de la partie d'échecs que joue la connaissance
avec l'être, on se flatte qu'on est instruit par l'adversaire; on
en prend le visage; on devient dur pour le jeune homme qu'il faut
bien souffrir d'avoir comme aïeul; on lui trouve des faiblesses
inexplicables, qui furent ses audaces; on reconstitue sa naïveté. C'est
là se faire plus sot qu'on ne l'a jamais été. Mais sot par nécessité,
sot par raison d'État! Il n'est pas de tentation plus cuisante, ni
plus intime, ni de plus féconde, peut-être, que celle du reniement de
soi-même: chaque jour est jaloux des jours, et c'est son devoir que de
l'être; la pensée se défend désespérément d'avoir été plus forte; la
clarté du moment ne veut pas illuminer au passé de moments plus clairs
qu'elle-même; et les premières paroles que le contact du soleil fait
balbutier au cerveau qui se réveille, sonnent ainsi dans ce Memnon:
_Nihil reputare actum..._

*

Relire, donc, relire après l'oubli,--_se_ relire, sans ombre de
tendresse, sans paternité; avec froideur et acuité critique, et dans
une attente terriblement créatrice de ridicule et de mépris, l'air
étranger, l'œil destructeur,--c'est refaire, ou pressentir que l'on
referait, bien différemment, son travail.

L'objet en vaudrait la peine. Mais il n'a pas cessé d'être au-dessus de
mes forces. Aussi bien je n'ai jamais rêvé de m'y attaquer: ce petit
essai doit son existence à Madame Juliette Adam, qui, vers la fin de
l'an 94, sur le gracieux avis de Monsieur Léon Daudet, voulut bien me
demander de l'écrire pour sa _Nouvelle Revue._

*

Quoique j'eusse vingt-trois ans, mon embarras fut immense. Je savais
trop que je connaissais Léonard beaucoup moins que je ne l'admirais. Je
voyais en lui le personnage principal de cette Comédie Intellectuelle
qui n'a pas jusqu'ici rencontré son poète, et qui serait pour mon goût
bien plus précieuse encore que la _Comédie Humaine_, et même que la
_Divine Comédie._ Je sentais que ce maître de ses moyens, ce possesseur
du dessin, des images, du calcul, avait trouvé l'attitude centrale à
partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations
de l'art sont également possibles; les échanges heureux entre l'analyse
et les actes, singulièrement probables: pensée merveilleusement
excitante.

Mais pensée trop immédiate,--pensée sans valeur,--pensée infiniment
répandue,--et pensée bonne pour parler, non pour écrire.

*

Cet Apollon me ravissait au plus haut degré de moi-même. Quoi de plus
séduisant qu'un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa
puissance sur le trouble de notre sens; qui n'adresse pas ses prestiges
au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes; qui
nous force de convenir et non de ployer; et de qui le miracle est
de s'éclaircir; la profondeur, une perspective bien déduite? Est-il
meilleure marque d'un pouvoir authentique et légitime que de ne pas
s'exercer sous un voile?--Jamais pour Dyonisos, ennemi plus délibéré,
ni si pur, ni armé de tant de lumière, que ce héros moins occupé de
plier et de rompre les monstres que d'en considérer les ressorts;
dédaigneux de les percer de flèches, tant il les pénétrait de ses
questions; leur supérieur, plus que leur vainqueur, il signifie n'être
pas sur eux de triomphe plus achevé que de les comprendre,--presque au
point de les reproduire; et une fois saisi leur principe, il peut bien
les abandonner, dérisoirement réduits à l'humble condition de cas très
particuliers et de paradoxes explicables.

*

Si légèrement que je l'eusse étudié, ses dessins, ses manuscrits
m'avaient comme ébloui. De ces milliers de notes et de croquis,
je gardais l'impression extraordinaire d'un ensemble hallucinant
d'étincelles arrachées par les coups les plus divers à quelque
fantastique fabrication. Maximes, recettes, conseils à soi, essais d'un
raisonnement qui se reprend; parfois une description achevée; parfois
il se parle et se tutoie...

Mais je n'avais nulle envie de redire qu'il fut ceci et cela: et
peintre, et géomètre, et...

Et, d'un mot, l'artiste du monde même. Nul ne l'ignore.

*

Je n'étais pas assez savant pour songer à développer le détail de ses
recherches,--(essayer, par exemple, de déterminer le sens précis de cet
_Impeto_, dont il fait si grand usage dans sa dynamique; ou disserter
de ce _Sfumato_, qu'il a poursuivi dans sa peinture); ni je ne me
trouvais assez érudit, (et moins encore, porté à l'être), pour penser
à contribuer, de si peu que ce fût, au pur accroissement des faits
déjà connus. Je ne me sentais pas pour l'érudition toute la ferveur
qui lui est due. L'étonnante conversation de Marcel Schwob me gagnait
à son charme propre plus qu'à ses sources. Je buvais tant qu'elle
durait. J'avais le plaisir sans la peine. Mais enfin, je me réveillais;
ma paresse se redressait contre l'idée des lectures désespérantes,
des recensions infinies, des méthodes scrupuleuses qui préservent
de la certitude. Je disais à mon ami que de savants hommes courent
bien plus de risques que les autres, puisqu'ils font des paris et que
nous restons hors du jeu; et qu'ils ont deux manières de se tromper:
la nôtre, qui est aisée, et la leur, laborieuse. Que s'ils ont le
bonheur de nous rendre quelques événements, le nombre même des vérités
matérielles rétablies met en danger la réalité que nous cherchons.
Le vrai à l'état brut est plus faux que le faux. Les documents nous
renseignent au hasard sur la règle et sur l'exception. Un chroniqueur,
même, préfère de nous conserver les singularités de son époque. Mais
tout ce qui est vrai d'une époque ou d'un personnage ne sert pas
toujours à les mieux connaître. Nul n'est identique au total exact
de ses apparences; et qui d'entre nous n'a pas dit, ou qui n'a pas
fait, quelque chose qui n'est pas _sienne?_ Tantôt l'imitation, tantôt
le lapsus,--ou l'occasion,--ou la seule lassitude accumulée d'être
précisément celui qu'on est, altèrent pour un moment celui-là même;
on nous croque pendant un dîner; ce feuillet passe à la postérité,
tout habitée d'érudits, et nous voilà jolis pour toute l'éternité
littéraire. Un visage faisant la grimace, si on le photographie dans
cet instant, c'est un document irrécusable. Mais montrez-le aux amis du
saisi; ils n'y reconnaissent personne.

*

J'avais bien d'autres sophismes à la discrétion de mes dégoûts, tant
la répugnance à de longs labeurs est ingénieuse. Toutefois, j'aurais
peut-être affronté ces ennuis, s'ils m'avaient paru me conduire à
la fin que j'aimais. J'aimais dans mes ténèbres la loi intime de ce
grand Léonard. Je ne voulais pas de son histoire, ni seulement des
productions de sa pensée... De ce front chargé de couronnes, je rêvais
seulement à l'_amande..._

*

Que faire, parmi tant de réfutations, n'étant riche que de désirs, tout
ivre que l'on soit de cupidité et d'orgueil intellectuels?

Se monter la tête?--Se donner enfin quelque fièvre littéraire? En
cultiver le délire?

Je brûlais pour un beau sujet. Que c'est peu devant le papier!

Une grande soif, sans doute, s'illustre elle-même de ruisselantes
visions; elle agit sur je ne sais quelles substances secrètes comme
fait la lumière invisible sur le verre de Bohême tout pénétré d'urane;
elle éclaire ce qu'elle attend, elle diamante des cruches, elle se
peint l'opalescence de carafes... Mais ces breuvages qu'elle se frappe
ne sont que spécieux; mais je trouvais indigne, et je le trouve encore,
d'écrire par le seul enthousiasme. L'enthousiasme n'est pas un état
d'âme d'écrivain.

Quelle grande que soit la puissance du feu, elle ne devient utile et
motrice que par les machines où l'art l'engage; il faut que des gênes
bien placées fassent obstacle à sa dissipation totale, et qu'un retard
adroitement opposé au retour invincible de l'équilibre permette de
soustraire quelque chose à la chute infructueuse de l'ardeur.

S'agit-il du discours, l'auteur qui le médite se sent être
tout ensemble _source, ingénieur, et contraintes_: l'un de lui
est impulsion; l'autre prévoit, compose, modère, supprime; un
troisième,--logique et mémoire,--maintient les données, conserve les
liaisons, assure quelque durée à l'assemblage _voulu... Écrire_ devant
être, le plus solidement et le plus exactement qu'on le puisse, de
construire cette machine de langage où la détente de l'esprit excité
se dépense à vaincre des résistances _réelles_, il exige de l'écrivain
qu'il se divise contre lui-même. C'est en quoi seulement et strictement
l'homme tout entier est _auteur._ Tout le reste n'est pas de _lui_,
mais d'une partie de lui, échappée. Entre l'émotion ou l'intention
initiale, et ces aboutissements que sont l'oubli, le désordre, le
vague,--issues fatales de la pensée,--son affaire est d'introduire les
contrariétés qu'il a créées, afin qu'interposées, elles disputent à la
nature purement transitive des phénomènes intérieurs, un peu d'action
renouvelable et d'existence indépendante...

*

Peut-être, je m'exagérais en ce temps-là, le défaut évident de toute
littérature, de ne satisfaire jamais l'ensemble de l'esprit. Je
n'aimais pas qu'on laissât des fonctions oisives pendant qu'on exerce
les autres. Je puis dire aussi, (c'est dire la même chose), que je ne
mettais rien au-dessus de la _conscience_; j'aurais donné bien des
chefs-d'œuvre que je croyais irréfléchis pour une page visiblement
gouvernée.

Ces erreurs, qu'il serait aisé de défendre, et que je ne trouve pas
encore si infécondes que je n'y retourne quelquefois, empoisonnaient
mes tentatives. Tous mes préceptes, trop présents et trop définis,
étaient aussi trop universels pour me servir dans aucune circonstance.
Il faut tant d'années pour que les vérités que l'on s'est faites
deviennent notre chair même!

Ainsi, au lieu de trouver en moi ces conditions, ces obstacles
comparables à des forces extérieures, qui permettent que l'on avance
contre son premier mouvement, je m'y heurtais à des chicanes mal
disposées; et je me rendais à plaisir les choses plus difficiles
qu'il eût dû sembler à de si jeunes regards qu'elles le fussent. Et
je ne voyais de l'autre côté que velléités, possibilités, facilité
dégoûtante: toute-une richesse involontaire, vaine comme celle des
rêves, remuant et mêlant l'infini des choses usées.

Si je commençais de jeter les dés sur un papier, je n'amenais que
les mots témoins de l'impuissance de la pensée: _génie, mystère,
profond..._, attributs qui conviennent au néant, renseignent moins
sur leur sujet que sur la personne qui parle. J'avais beau chercher
à me leurrer, cette politique mentale était courte: je répondais
si promptement par mes sentences impitoyables à mes naissantes
propositions, que la somme de mes échanges, dans chaque instant, était
nulle.

Pour comble de malheur, j'adorais confusément, mais passionnément, la
précision; je prétendais vaguement à la conduite de mes pensées.

Je sentais, certes, qu'il faut bien, et de toute nécessité, que notre
esprit compte sur ses hasards: fait pour l'imprévu, il le donne,
il le reçoit; ses attentes expresses sont sans effets directs, et
ses opérations volontaires ou régulières ne sont utiles qu'_après
coup_,--comme dans une seconde vie qu'il donnerait au plus clair de
lui-même. Mais je ne croyais pas à la puissance propre du délire, à la
nécessité de l'ignorance, aux éclairs de l'absurde, à l'incohérence
créatrice. Ce que nous tenons du hasard tient toujours un peu de
son père!--Nos révélations, pensais-je, ne sont que des événements
d'un certain ordre, et il faut encore interpréter ces _événements
connaissants._ Il le faut toujours. Même les plus heureuses de nos
intuitions sont en quelque sorte des résultats inexacts _par excès_,
à l'égard de notre clarté ordinaire; _par défaut_, au regard de la
complexité infinie des moindres objets et des cas réels qu'elles
prétendent nous soumettre. Notre mérite personnel,--après lequel nous
soupirons,--ne consiste pas à les subir tant qu'à les saisir, à les
saisir tant qu'à les discuter... Et notre riposte à notre «génie» vaut
mieux parfois que son attaque.

Nous savons trop, d'ailleurs, que la probabilité est défavorable à ce
démon: l'esprit nous souffle sans vergogne un million de sottises pour
une belle idée qu'il nous abandonne; et cette chance même ne vaudra
finalement quelque chose que par le traitement qui l'accommode à notre
fin.--C'est ainsi que les minerais, inappréciables dans leur gîtes
et dans leurs filons, prennent leur importance au soleil, et par les
travaux de la surface.

Loin donc que ce soient les éléments intuitifs qui donnent leur valeur
aux œuvres, ôtez les œuvres, et vos lueurs ne seront plus que des
accidents spirituels perdus dans les statistiques de la vie locale du
cerveau. Leur vrai prix ne vient pas de l'obscurité de leur origine,
ni de la profondeur supposée d'où nous aimerions naïvement qu'elles
sortent, et ni de la surprise précieuse qu'elles nous causent à
nous-mêmes; mais bien d'une rencontre avec nos besoins, et enfin de
l'usage réfléchi que nous saurons en faire,--c'est-à-dire,--de la
collaboration de tout l'homme.

Mais s'il est entendu que nos plus grandes lumières sont intimement
mêlées à nos plus grandes chances d'erreur, et que la moyenne de nos
pensées est, en quelque sorte, insignifiante,--c'est celui en nous
qui choisit, et c'est celui qui met en œuvre, qu'il faut exercer sans
repos. Le reste, qui ne dépend de personne, est inutile à invoquer
comme la pluie. On le baptise, on le déifie, on le tourmente vainement:
il n'en doit résulter qu'un accroissement de la simulation et de la
fraude,--choses si naturellement unies à l'ambition de la pensée que
l'on peut douter si elles en sont ou le principe, ou le produit. Le mal
de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une
démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances
capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous.

*

Léonard de Vinci n'a pas de rapport avec ces désordres. Parmi tant
d'idoles que nous avons à choisir, puisqu'il en faut adorer au moins
une, il a fixé devant son regard cette Rigueur Obstinée, qui se dit
elle-même la plus exigeante de toutes. (Mais ce doit être la moins
grossière d'entre elles, celle-ci que toutes les autres s'accordent
pour haïr.)

La rigueur instituée, une liberté positive est possible, tandis que
la liberté apparente n'étant que de pouvoir obéir à chaque impulsion
de hasard, plus nous en jouissons, plus nous sommes enchaînés autour
du même point, comme le bouchon sur la mer, que rien n'attache, que
tout sollicite, et sur lequel se contestent et s'annulent toutes les
puissances de l'univers.

L'entière opération de ce grand Vinci est uniquement déduite de son
grand objet; comme si une personne particulière n'y était pas attachée,
sa pensée paraît plus universelle, plus minutieuse, plus suivie et plus
isolée qu'il n'appartient à une pensée individuelle. L'homme très élevé
n'est jamais un _original._ Sa personnalité est aussi insignifiante
qu'il le faut. Peu d'inégalités; aucune superstition de l'intellect.
Pas de craintes vaines. Il n'a pas peur des analyses; il les mène,--ou
bien ce sont elles qui le conduisent,--aux conséquences éloignées; il
retourne au réel sans effort. Il imite, il innove; il ne rejette pas
l'ancien, parce qu'il est ancien; ni le nouveau, pour être nouveau;
mais il consulte en lui quelque chose d'éternellement actuel.

Il ne connaît pas le moins du monde cette opposition si grosse et
si mal définie, que devait, trois demi-siècles après lui, dénoncer
entre l'esprit de finesse et celui de géométrie, un homme entièrement
insensible aux arts, qui ne pouvait s'imaginer cette jonction délicate,
mais naturelle, de dons distincts; qui pensait que la peinture est
vanité; que la vraie éloquence se moque de l'éloquence; qui nous
embarque dans un pari où il engloutit toute finesse et toute géométrie;
et qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à
coudre des papiers dans ses poches, quand c'était l'heure de donner à
la France la gloire du calcul de l'infini...

Pas de révélations pour Léonard. Pas d'abîme ouvert à sa droite. Un
abîme le ferait songer à un pont. Un abîme pourrait servir aux essais
de quelque grand oiseau mécanique...

Et lui se devait considérer comme un modèle de bel animal pensant,
absolument souple et délié; doué de plusieurs modes de mouvement;
sachant, sous la moindre intention du cavalier, sans défenses et
sans retards, passer d'une allure à toute autre. Esprit de finesse,
esprit de géométrie, on les épouse, on les abandonne, comme fait le
cheval accompli ses rythmes successifs... Il doit suffire à l'être
suprêmement coordonné de se prescrire certaines modifications cachées
et très simples au regard de la volonté, et immédiatement il passe de
l'ordre des transformations purement formelles et des actes symboliques
au régime de la connaissance imparfaite et des réalités spontanées.
Posséder cette liberté dans les changements profonds, user d'un tel
registre d'accommodations, c'est seulement jouir de l'intégrité de
l'homme, telle que nous l'imaginons chez les anciens.

*

Une élégance supérieure nous déconcerte. Cette absence d'embarras, de
prophétisme et de pathétisme; ces idéaux précis; ce tempérament entre
les curiosités et les puissances, toujours rétabli par un maître de
l'équilibre; ce dédain de l'illusionnisme et des artifices, et chez
le plus ingénieux des hommes; cette ignorance du théâtre, ce sont des
scandales pour nous. Quoi de plus dur à concevoir pour des êtres comme
nous sommes, qui faisons de la «sensibilité» une sorte de profession,
qui prétendons à tout posséder dans quelques effets élémentaires de
contraste et de résonance nerveuse, et à tout saisir quand nous nous
donnons l'illusion de nous confondre à la substance chatoyante et
mobile de notre durée?

Mais Léonard, de recherche en recherche, se fait très simplement
toujours plus admirable écuyer de sa propre nature; il dresse
indéfiniment ses pensers, exerce ses regards, développe ses actes; il
conduit l'une et l'autre main aux dessins les plus précis; il se dénoue
et se rassemble, resserre la correspondance de ses volontés avec ses
pouvoirs, pousse son raisonnement dans les arts, et préserve sa grâce.

*

Une intelligence si détachée arrive dans son mouvement à d'étranges
attitudes,--comme une danseuse nous étonne, de prendre et de conserver
quelque temps des figures de pure instabilité. Son indépendance choque
nos instincts et se joue de nos vœux. Rien de plus libre, c'est-à-dire,
rien de moins humain, que ses jugements sur l'amour, sur la mort. Il
nous les donne à deviner par quelques fragments, dans ses cahiers.

«L'amour dans sa fureur, (dit-il, à peu près), est chose si laide que
la race humaine s'éteindrait,--la _natura si perderebbe_,--si ceux
qui le font se voyaient.» Ce mépris est accusé par divers croquis,
car le comble du mépris pour certaines choses est enfin de les
examiner à loisir. Il dessine donc çà et là des unions anatomiques,
coupes effroyables à même l'amour. La machine érotique l'intéresse,
la mécanique animale étant son domaine le préféré; mais un combat de
sueurs et l'essoufflement des _opranti_, un monstre de musculatures
antagonistes, une transfiguration en bêtes,--cela semble n'exciter en
lui que répugnance et que dédain...

Son jugement sur la mort, il faut le tirer d'un texte assez
court,--mais texte d'une plénitude et d'une simplicité antiques, qui
devait peut-être prendre place dans le préambule d'un Traité, jamais
achevé, du Corps Humain.

Cet homme, qui a disséqué dix cadavres pour suivre le trajet de
quelques veines, songe: l'organisation de notre corps est une telle
merveille que l'âme, quoique _chose divine_, ne se sépare qu'avec les
plus grandes peines de ce corps qu'elle habitait.--_Et je crois bien_,
dit Léonard, _que ses larmes et sa douleur ne sont pas sans raison..._

N'allons pas approfondir l'espèce de doute chargé de sens qui est dans
ces mots. Il suffit de considérer l'ombre énorme ici projetée par
quelque idée en formation: la mort, interprétée comme un désastre pour
l'âme; la mort du corps, diminution de cette chose divine! La mort,
atteignant l'âme jusqu'aux larmes, et dans son œuvre la plus chère, par
la destruction d'une telle architecture qu'elle s'était faite pour y
habiter!

Je ne tiens pas à déduire de ces réticentes paroles une métaphysique
selon Léonard; mais je me laisse aller à un rapprochement assez
facile, puisqu'il se fait de soi dans ma pensée. Pour un tel amateur
d'organismes, le corps n'est pas une guenille toute méprisable; ce
corps a trop de propriétés, il résout trop de problèmes, _il possède
trop de fonctions et de ressources pour ne pas répondre à quelque
exigence transcendante, assez puissante pour le construire, pas
assez puissante pour se passer de sa complication._ Il est œuvre
et instrument de quelqu'un qui a besoin de lui, qui ne le rejette
pas volontiers, qui le pleure comme on pleurerait le pouvoir... Tel
est le sentiment du Vinci. Sa philosophie est toute _naturaliste_,
très choquée par le _spiritualisme_, très attachée au mot-à-mot de
l'explication physico-mécanique; quand, sur le point de l'âme, la voici
toute comparable à la philosophie de l'Église. L'Église,--pour autant
du moins, que l'Église est Thomiste,--ne donne pas à l'âme séparée une
existence bien enviable. Rien de plus pauvre que cette âme qui a perdu
son corps. Elle n'a guère que l'être même: c'est un minimum logique,
une sorte de vie latente dans laquelle elle est inconcevable pour
nous, et sans doute, pour elle-même. Elle a tout dépouillé: pouvoir,
vouloir; savoir, peut-être? Je ne sais même pas s'il lui peut souvenir
d'avoir été, dans le temps et quelque part, la _forme_ et l'_acte_ de
son corps? Il lui reste l'honneur de son autonomie... Une si vaine et
si insipide condition n'est heureusement que passagère,--si ce mot,
hors de la durée, retient un sens: la raison demande, et le dogme
impose, la restitution de la chair. Sans doute, les qualités de cette
chair suprême seront-elles bien différentes de celles que notre chair
aura possédées. Il faut concevoir, je pense, tout autre chose ici
qu'un simple renversement du principe de Carnot et qu'une réalisation
de l'_improbable._ Mais il est inutile de s'aventurer aux extrêmes de
la physique, de rêver d'un corps glorieux dont la masse serait avec
l'attraction universelle dans une autre relation que la nôtre, et
cette masse variable en un tel rapport avec la vitesse de la lumière
que l'_agilité_ qui lui est prédite soit réalisée... Quoi qu'il en
soit, l'âme dépouillée doit, selon la théologie, retrouver dans un
certain corps, une certaine vie fonctionnelle; et par ce corps nouveau,
une sorte de matière qui permette ses opérations, et remplisse de
merveilles incorruptibles ses vides catégories intellectuelles.

Un dogme qui concède à l'organisation corporelle cette importance à
peine secondaire, qui réduit remarquablement l'âme, qui nous interdit
et nous épargne le ridicule de nous la figurer, qui va jusqu'à
l'obliger de se réincarner pour qu'elle puisse participer à la pleine
vie éternelle, ce dogme si exactement contraire au spiritualisme pur,
sépare, de la manière la plus sensible, l'Église, de la plupart des
autres confessions chrétiennes.--Mais il me semble que depuis deux
ou trois siècles, il n'est pas d'article sur lequel la littérature
religieuse ait passé plus légèrement. Apologistes, prédicateurs n'en
parlent guère... La cause de ce demi-silence m'échappe.

*

Je me suis égaré si loin dans Léonard que je ne sais pas tout d'un
coup revenir à moi-même... Bah! Tout chemin m'y reconduira: c'est la
définition de ce moi-même. Il ne peut pas absolument se perdre, il ne
perd que son temps.

Suivons donc un peu plus avant la pente et la tentation de l'esprit;
suivons-les malheureusement sans craintes, cela ne mène à aucun fond
véritable. Même notre pensée la plus «profonde» est contenue dans les
conditions invincibles qui font que toute pensée est «superficielle».
On ne pénètre que dans une forêt de transpositions; ou bien c'est
un palais fermé de miroirs, que féconde une lampe solitaire qu'ils
enfantent à l'infini.

Mais encore, essayons de notre seule curiosité pour nous éclairer le
système caché de quelque individu de la première grandeur; et imaginons
à peu près comme il doit s'apparaître, quand il s'arrête quelquefois
dans le mouvement de ses travaux et qu'il se regarde dans l'ensemble.

Il se considère d'abord assujetti aux nécessités et réalités communes;
et il se replace ensuite dans le secret de la connaissance séparée. Il
voit comme nous et il voit comme soi. Il a un jugement de sa nature et
un sentiment de son artifice. Il est absent et présent. Il soutient
cette espèce de dualité que doit soutenir un prêtre. Il sent bien qu'il
ne peut pas se définir entièrement devant lui-même par les données
et par les mobiles ordinaires. _Vivre_, et même bien vivre, ce n'est
qu'un moyen pour lui: quand il mange, il alimente aussi quelque autre
merveille que sa vie, et la moitié de son pain est consacrée. _Agir_,
ce n'est encore qu'un exercice. _Aimer_, je ne sais pas s'il lui est
possible. Et quant à la gloire, non. Briller à d'autres yeux, c'est en
recevoir un éclat de fausses pierreries.

*

Il lui faut cependant se découvrir je ne sais quels points de repère
tellement placés que sa vie particulière et cette _vie généralisée_
qu'il s'est trouvée, se composent. La clairvoyance imperturbable qui
lui semble, (mais sans le convaincre tout à fait), le représenter tout
entier à lui-même, voudrait se soustraire à la relativité qu'elle ne
peut pas ne pas conclure de tout le reste. Elle a beau se transformer
en elle-même, et de jour en jour, se reproduire aussi pure que le
soleil, cette identité apparente emporte avec elle un sentiment qu'elle
est trompeuse. Elle sait, dans sa fixité, être soumise à un mystérieux
entraînement et à une modification sans témoin; et elle sait donc
qu'elle enveloppe toujours, même à l'état le plus net de sa lucidité,
une possibilité cachée de faillite et de totale ruine,--comme il arrive
au rêve le plus précis de contenir un germe inexplicable de non-réalité.

C'est une manière de lumineux supplice que de sentir que l'on voit
tout, sans cesser de sentir que l'on est encore _visible_, et l'objet
concevable d'une attention étrangère; et sans se trouver jamais le
poste ni le regard qui ne laissent rien derrière eux.

--_Durus est hic sermo_, va bientôt dire le lecteur. Mais en ces
matières, qui n'est pas vague est difficile, qui n'est pas difficile
est nul. Allons encore un peu.

*

Pour une présence d'esprit aussi sensible à elle-même, et qui se ferme
sur elle-même par le détour de «l'Univers», tous les événements de
tous les genres, et la vie, et la mort, et les pensées, ne lui sont
que des _figures_ subordonnées. Comme chaque _chose visible_ est à la
fois étrangère, indispensable, et inférieure à la _chose qui y voit_,
ainsi l'importance de ces figures, si grande qu'elle apparaisse à
chaque instant, pâlit à la réflexion devant la seule persistance de
l'attention elle-même. Tout le cède à cette universalité pure, à cette
généralité insurmontable que la conscience se sent être.

Si tels événements ont le pouvoir de la supprimer, ils sont du même
coup, destitués de toute signification; que s'ils la conservent, ils
rentrent dans son système. L'intelligence ignore d'être née, comme elle
ignore qu'elle périra. Elle est instruite, oui, de ses fluctuations
et de son effacement final, mais au titre d'une notion qui n'est pas
d'une autre espèce que les autres; elle se croirait, très aisément,
inamissible et inaltérable, si ce n'était qu'elle a reconnu par ses
expériences, un jour ou l'autre, diverses possibilités funestes, et
l'existence d'une certaine pente qui mène plus bas que tout. Cette
pente fait pressentir qu'elle peut devenir irrésistible; elle prononce
le commencement d'un éloignement sans retour du soleil spirituel,
du maximum admirable de la netteté, de la solidité, du pouvoir de
distinguer et de choisir; on la devine qui s'abaisse, obscurcie de
mille impuretés psychologiques, obsédée de bourdons et de vertiges,
à travers la confusion des temps et le trouble des fonctions, et
qui se dirige défaillante au milieu d'un désordre inexprimable des
_dimensions_ de la connaissance, jusqu'à l'état instantané et indivis
qui étouffe ce chaos dans la nullité.

*

Mais, opposé tout de même à la mort qu'il l'est à la vie, un système
complet de substitutions psychologiques, plus il est conscient et se
remplace par lui-même, plus il se détache de toute origine, et plus se
dépouille-t-il, en quelque sorte, de toute chance de rupture. Pareil
à l'anneau de fumée, le système tout d'énergies intérieures prétend
merveilleusement à une indépendance et à une insécabilité parfaites.
Dans une très claire conscience, la mémoire et les phénomènes se
trouvent tellement reliés, attendus, répondus; le passé si bien
employé; le nouveau si promptement compensé; l'état de relation totale
si nettement reconquis que rien ne semble pouvoir commencer, rien se
terminer, au sein de cette activité presque pure. L'échange perpétuel
de _choses_ qui la constitue, l'assure en apparence d'une conservation
indéfinie, car elle n'est attachée à aucune; et elle ne contient pas
quelque _élément-limite_, quelque objet singulier de perception ou de
pensée, tellement plus réel que tous les autres, que quelque autre
ne puisse pas venir après lui. Il n'est pas une telle idée qu'elle
satisfasse aux conditions inconnues de la conscience au point de la
faire évanouir. Il n'existe pas de pensée qui extermine le pouvoir
de penser, et le conclue,--une certaine position du pêne qui ferme
définitivement la serrure. Non, point de pensée qui soit pour la pensée
une résolution née de son développement même, et comme un accord final
de cette dissonance permanente.

*

Puisque la connaissance ne se connaît pas d'extrémité, et puisque
aucune idée n'épuise la tâche de la conscience, il faut bien qu'elle
périsse dans un événement incompréhensible que lui prédisent et que lui
préparent ces affres et ces sensations extraordinaires dont je parlais;
qui nous esquissent des mondes instables et incompatibles avec la
plénitude de la vie; mondes inhumains, mondes infirmes et comparables
à ces mondes que le géomètre ébauche en jouant sur les axiomes, le
physicien en supposant d'autres constantes que celles admises. Entre la
netteté de la vie et la simplicité de la mort, les rêves, les malaises,
les extases, tous ces états à demi impossibles, qui introduisent,
dirait-on, des valeurs approchées, des solutions irrationnelles ou
transcendantes dans l'équation de la connaissance, placent d'étranges
degrés, des variétés et des phases ineffables,--car il n'est point de
noms pour des choses parmi lesquelles on est bien seul.

Comme la perfide musique compose les libertés du sommeil avec la suite
et l'enchaînement de l'extrême attention, et fait la synthèse d'êtres
intimes momentanés, ainsi les fluctuations de l'équilibre psychique
donnent à percevoir des modes aberrants de l'existence. Nous portons
en nous des formes de la sensibilité qui ne peuvent pas réussir,
mais qui peuvent naître. Ce sont des instants dérobés à la critique
implacable de la durée; ils ne résistent pas au fonctionnement complet
de notre être: ou nous périssons, ou ils se dissolvent. Mais ce sont
des monstres pleins de leçons que ces monstres de l'entendement, et
que ces états de passage,--espaces dans lesquels la continuité, la
connexion, la mobilité connues sont altérées: empires où la lumière est
associée à la douleur; champs de forces où les craintes et les désirs
orientés nous assignent d'étranges circuits; matière qui est faite de
temps; abîmes littéralement d'horreur, ou d'amour, ou de quiétude;
régions bizarrement soudées à elles-mêmes, domaines non-archimédiens
qui défient le mouvement; sites perpétuels dans un éclair; surfaces
qui se creusent, conjuguées à notre nausée, infléchies sous nos
moindres intentions... On ne peut pas dire qu'ils sont réels; on ne
peut pas dire qu'ils ne le sont pas. Qui ne les a pas traversés ne
connaît pas le prix de la lumière naturelle et du milieu le plus
banal; il ne connaît pas la véritable fragilité du monde, qui ne se
rapporte pas à l'alternative de l'être et du non-être; ce serait trop
simple!--L'étonnement, ce n'est pas que les choses soient; c'est
qu'elles soient _telles_, et non telles autres. La _figure de ce monde_
fait partie d'une famille de figures dont nous possédons sans le savoir
tous les éléments de groupe infini. C'est le secret des inventeurs.

*

Au sortir de ces intervalles, et des écarts personnels où les
faiblesses, la présence de poisons dans le système nerveux, mais
où les forces et les finesses aussi de l'attention, la logique la
plus exquise, la mystique bien cultivée, conduisent diversement
la conscience, celle-ci vient donc à soupçonner toute la réalité
accoutumée de n'être qu'une solution, parmi bien d'autres, de problèmes
universels. Elle s'assure que les choses pourraient être assez
différentes de ce qu'elles sont, sans qu'elle-même fût très différente
de ce qu'elle est. Elle ose considérer son «corps» et son «monde»
comme des restrictions presque arbitraires imposées à l'étendue de sa
fonction. Elle voit qu'elle correspond, ou qu'elle répond, non à un
_monde_, mais à quelque système de degré plus élevé dont les éléments
soient des mondes. Elle est capable de plus de combinaisons internes
qu'il n'en faut pour vivre; de plus de rigueur que toute occasion
pratique n'en requiert et n'en supporte; elle se juge plus profonde
que l'abîme même de la vie et de la mort animales; et ce regard sur
sa condition ne peut réagir sur elle-même, tant elle s'est reculée et
placée hors du tout, et tant elle s'est appliquée _à ne jamais figurer
dans quoi que ce soit qu'elle puisse concevoir ou se répondre._ Ce
n'est plus qu'un corps noir qui tout absorbe et ne rend rien.

Retirant de ces remarques exactes et de ces prétentions inévitables
une hardiesse périlleuse; forte de cette espèce d'indépendance et
d'invariance qu'elle est contrainte de s'accorder, elle se pose enfin
comme fille directe et ressemblante de l'être sans visage, sans
origine, auquel incombe et se rapporte toute la tentative du cosmos...
Encore un peu, et elle ne compterait plus comme existences nécessaires
que deux entités essentiellement inconnues: Soi et X. Toutes deux
abstraites de tout, impliquées dans tout, impliquant tout. Égales et
consubstantielles.

*

L'homme que l'exigence de l'infatigable esprit conduit à ce contact de
ténèbres éveillées, et à ce point de présence pure, se perçoit comme
nu et dépouillé, et réduit à la suprême pauvreté de la puissance sans
objet; victime, chef-d'œuvre, accomplissement de la simplification
et de l'ordre dialectique; comparable à cet état où parvient la plus
riche pensée quand elle s'est assimilée à elle-même, et reconnue, et
consommée en un petit groupe de caractères et de symboles. Le même
travail que nous faisons sur un objet de réflexions, il l'a dépensé sur
le sujet qui réfléchit.

Le voici sans instincts, presque sans images; et il n'a plus de but. Il
n'a pas de semblables. Je dis: _homme_, et je dis: _il_, par analogie
et par manque de mots.

Il ne s'agit plus de choisir, ni de créer; et pas plus de se conserver
que de s'accroître. Rien n'est à surmonter, et il ne peut pas même être
question de se détruire.

Tout «génie» est maintenant consumé, ne peut plus servir de rien. Ce
ne fut qu'un moyen pour atteindre à la dernière simplicité. Il n'y a
pas d'acte du génie qui ne soit _moindre_ que l'acte d'être. Une loi
magnifique habite et fonde l'imbécile; l'esprit le plus fort ne trouve
pas mieux en soi-même.

*

Enfin, cette conscience accomplie s'étant contrainte à se définir par
le total des choses, et comme l'_excès_ de la connaissance sur ce
Tout,--elle, qui pour s'affirmer doit commencer par nier une infinité
de fois, une infinité d'éléments, et par épuiser les objets de son
pouvoir sans épuiser ce pouvoir même,--elle est donc différente du
néant, d'aussi peu que l'on voudra.

--Elle fait songer naïvement à une assistance invisible logée dans
l'obscurité d'un théâtre. Présence qui ne peut pas se contempler,
condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu'elle compose
toute cette nuit haletante, invinciblement orientée. Nuit complète,
nuit impénétrable, nuit absolue; mais nuit nombreuse, nuit très
avide, nuit secrètement organisée, toute construite d'organismes qui
se limitent et se compriment; nuit compacte aux ténèbres bourrées
d'organes, qui battent, qui soufflent, qui s'échauffent, et qui
défendent, chacun selon sa nature, leur emplacement et leur fonction.
En regard de l'intense et mystérieuse assemblée, brillent dans un cadre
fermé, et s'agitent, tout le Sensible, l'intelligible, le Possible.
Rien ne peut naître, périr, être à quelque degré, avoir un moment, un
lieu, un sens, une figure,--si ce n'est sur cette _scène_, définie,
que les destins ont circonscrite, et que l'ayant séparée de je ne sais
quelle confusion primordiale, comme furent au premier jour les ténèbres
séparées de la lumière, ils ont opposée et subordonnée à la condition
d'_être vue..._

Si je vous ai menés dans cette solitude, et jusqu'à cette netteté
désespérée, c'est qu'il fallait bien conduire à sa dernière conséquence
l'idée que je me suis faite d'une puissance intellectuelle. Le
caractère de l'homme est la conscience; et celui de la conscience, une
perpétuelle exhaustion, un détachement sans repos et sans exception de
tout ce qu'y paraît, quoi qui paraisse. Acte inépuisable, indépendant
de la qualité comme de la quantité des choses apparues, et par lequel
l'_homme de l'esprit_ doit enfin se réduire sciemment à un refus
indéfini d'être quoi que ce soit.

Tous les phénomènes, par là frappés d'une sorte d'égale répulsion,
et comme rejetés successivement par un geste identique, apparaissent
dans une certaine équivalence. Les sentiments et les pensées sont
enveloppés dans cette condamnation uniforme, étendue à tout ce qui est
perceptible. Il faut bien comprendre que rien n'échappe à la rigueur
de cette exhaustion; mais qu'il suffit de notre attention pour mettre
nos mouvements les plus intimes au rang des événements et des objets
extérieurs: du moment qu'ils sont observables, ils vont se joindre
à toutes choses observées.--Couleur et douleur; souvenirs, attente
et surprises; cet arbre, et le flottement de son feuillage, et sa
variation annuelle, et son ombre comme sa substance, ses accidents de
figure et de position, les pensées très éloignées qu'il rappelle à ma
distraction,--_tout cela est égal..._ Toutes choses se substituent,--ne
serait-ce pas la définition des _choses?_

*

Il est impossible que l'activité de l'esprit ne le contraigne pas
enfin à cette considération extrême et élémentaire. Ses mouvements
multipliés, ses intimes contestations, ses perturbations, ses retours
analytiques, que laissent-ils d'inaltéré? Qu'est-ce qui résiste à
l'entrain des sens, à la dissipation des idées, à l'affaiblissement des
souvenirs, à la variation lente de l'organisme, à l'action incessante
et multiforme de l'univers?--Ce n'est que cette conscience seule, à
l'état le plus abstrait.

Notre _personnalité_ elle-même, que nous prenons grossièrement pour
notre plus intime et plus profonde _propriété_, pour notre souverain
bien, n'est qu'une _chose_, et muable et accidentelle, auprès de ce
_moi_ le plus nu; puisque nous pouvons penser à elle, calculer ses
intérêts, et même les perdre un peu de vue, elle n'est donc qu'une
divinité psychologique secondaire, qui habite notre miroir et qui
obéit à notre nom. Elle est de l'ordre des Pénates. Elle est sujette
à la douleur, friande de parfums comme les faux dieux, et comme eux,
la tentation des vers. Elle s'épanouit dans les louanges. Elle ne
résiste pas à la force des vins, à la délicatesse des paroles, à la
sorcellerie de la musique. Elle se chérit, et se trouve par là docile
et facile à conduire. Elle se disperse dans le carnaval de la démence,
elle se plie bizarrement aux anamorphoses du sommeil. Plus encore:
elle est contrainte, avec ennui, de se reconnaître des égales, de
s'avouer qu'elle est _inférieure_ à telles autres; et ce lui est amer
et inexplicable.

Tout, d'ailleurs, la fait convenir qu'elle est un simple événement;
qu'il lui faut figurer, avec tous les accidents du monde, dans les
statistiques et dans les tables; qu'elle a commencé par une chance
séminale, et dans un incident microscopique; qu'elle a couru des
milliards de risques; été façonnée par une quantité de rencontres, et
qu'elle est en somme, tout admirable, toute volontaire, tout accusée et
étincelante qu'elle puisse être, l'effet d'un incalculable désordre.

Chaque _personne_ étant un «jeu de la nature», jeu de l'amour et du
hasard, la plus belle intention, et même la plus savante pensée de
cette créature toujours improvisée, se sentent inévitablement de leur
origine. Son acte est toujours relatif, ses chefs-d'œuvre sont casuels.
Elle pense périssable, elle pense individuel, elle pense par raccrocs;
et elle ramasse le meilleur de ses idées dans des occasions fortuites
et secrètes qu'elle se garde d'avouer.--Et d'ailleurs, elle n'est pas
sûre d'être positivement _quelqu'un_; elle se déguise et se nie plus
facilement qu'elle ne s'affirme. Tirant de sa propre inconsistance
quelques ressources et beaucoup de vanité, elle met dans les fictions
son activité favorite. Elle vit de romans, elle épouse sérieusement
mille personnages. Son héros n'est jamais soi-même...

Enfin, les neuf dixièmes de sa durée se passent dans ce qui n'est pas
encore, dans ce qui n'est plus, dans ce qui ne peut pas être; tellement
que notre véritable _présent_ a neuf chances sur dix de n'être jamais.

*

Mais chaque vie si particulière possède toutefois, à la profondeur
d'un trésor, la permanence fondamentale d'une conscience que rien
ne supporte; et comme l'oreille retrouve et reperd, à travers les
vicissitudes de la symphonie, un son grave et continu qui ne cesse
jamais d'y résider, mais qui cesse à chaque instant d'être saisi,--le
_moi_ pur, élément unique et monotone de l'être même dans le monde,
retrouvé, reperdu par lui-même, habite éternellement notre sens; cette
profonde _note_ de l'existence domine, dès qu'on l'écoute, toute la
complication des conditions et des variétés de l'existence.

L'œuvre capitale et cachée du plus grand esprit n'est-elle pas de
soustraire cette attention substantielle à la lutte des vérités
ordinaires? Ne faut-il pas qu'il arrive à se définir, contre toutes
choses, par cette pure relation immuable entre les objets les plus
divers, ce qui lui confère une généralité presque inconcevable,
et le porte en quelque manière, à la puissance de l'univers
correspondant?--Ce n'est pas sa chère _personne_ qu'il élève à ce haut
degré, puisqu'il la renonce en y pensant, et qu'il la substitue dans
la place du _sujet_ par ce moi inqualifiable, qui n'a pas de nom, qui
n'a pas d'histoire, qui n'est pas plus sensible, ni moins réel que
le centre de masse d'une bague ou d'un système planétaire,--mais qui
résulte de tout, quel que soit ce tout...

Tout à l'heure, le but évident de cette merveilleuse vie intellectuelle
était encore... de s'étonner d'elle-même. Elle s'absorbait à se faire
des enfants qu'elle admirât; elle se bornait à ce qu'il y a de plus
beau, de plus doux, de plus clair et de plus solide; elle n'était
gênée que de sa comparaison avec d'autres organisations concurrentes;
elle s'embarrassait du problème le plus étrange que l'on puisse jamais
se proposer, et que nous proposent nos semblables, et qui consiste
simplement dans la possibilité des autres intelligences, dans la
pluralité du singulier, dans la coexistence contradictoire de durées
indépendantes entre elles,--_tot capita, tot tempora_,--problème
comparable au problème physique de la _relativité_, mais
incomparablement plus difficile...

Et voici que son zèle pour être unique l'emportant, et que son ardeur
pour être toute puissante l'éclairant, elle a dépassé toutes créations,
toutes œuvres et jusqu'à ses desseins les plus grands, en même temps
qu'elle dépose toute tendresse pour elle-même, et toute préférence pour
ses vœux. Elle immole en un moment son individualité. Elle se sent
conscience pure: il ne peut pas en exister deux. Elle est le _moi_,
le pronom universel, appellation de _ceci_ qui n'a pas de rapport
avec un visage. Ô quel point de transformation de l'orgueil, et comme
il est arrivé où il ne savait pas qu'il allait! Quelle modération le
récompense de ses triomphes! Il fallait bien qu'une vie si fermement
dirigée, et qui a traité comme des obstacles ou que l'on tourne ou que
l'on renverse, tous les objets qu'elle pouvait se proposer, ait enfin
une conclusion inattaquable, non une conclusion de sa durée, mais une
conclusion en elle-même... Son orgueil l'a conduite jusque là, et là se
consume. Cet orgueil conducteur l'abandonne étonnée, nue, infiniment
simple sur le pôle de ses trésors.

*

Ces pensées ne sont pas mystérieuses. On aurait pu écrire tout
abstraitement que le groupe le plus général de nos transformations, qui
comprend toutes sensations, toutes idées, tous jugements, tout ce qui
se manifeste _intus et extra_, admet un _invariant._

*

Je me suis laissé aller au delà de toute patience et de toute clarté,
et j'ai succombé aux idées qui me sont venues pendant que je parlais de
ma tâche. J'achève en peu de mots cette peinture un peu simplifiée de
mon état: encore quelques instants à passer en 1894.

Rien de si curieux que la lucidité aux prises avec l'insuffisance.
Voici à peu près ce qui arrive, ce qui devait arriver, ce qui m'arriva.

J'étais placé dans la nécessité d'inventer un personnage capable de
bien des œuvres. J'avais la manie de n'aimer que le fonctionnement
des êtres, et dans les œuvres, que leur génération. Je savais que ces
œuvres sont toujours des falsifications, des arrangements, l'_auteur_
n'étant heureusement jamais l'_homme._ La vie de celui-ci n'est pas la
vie de celui-là: accumulez tous les détails que vous pourrez sur la
vie de Racine, vous n'en tirerez pas l'art de faire ses vers. Toute la
critique est dominée par ce principe suranné: l'homme est _cause_ de
l'œuvre,--comme le criminel aux yeux de la loi est _cause_ du crime.
Ils en sont bien plutôt l'effet! Mais ce principe pragmatique allège
le juge et le critique; la biographie est plus simple que l'analyse.
Sur ce qui nous intéresse le plus, elle n'apprend absolument rien...
Davantage! La véritable vie d'un homme, toujours mal définie, même pour
son voisin, même pour lui-même, ne peut pas être utilisée dans une
explication de ses œuvres, si ce n'est indirectement, et moyennant une
élaboration très soigneuse.

Donc, ni maîtresses, ni créanciers, ni anecdotes, ni aventures,--on
est conduit au système le plus honnête: imaginer à l'exclusion de tous
ces détails extérieurs, un être théorique, un _modèle_ psychologique
plus ou moins grossier, mais qui représente, en quelque sorte, notre
propre capacité de reconstruire l'œuvre que nous nous sommes proposé
de nous expliquer. Le succès est très douteux, mais le travail
n'est pas ingrat: s'il ne résout pas les problèmes insolubles de la
parthénogenèse intellectuelle, du moins il les pose, et dans une
netteté incomparable.

Dans la circonstance, cette conviction était mon seul bien positif.

*

La nécessité où j'étais placé, le vide que j'avais si bien fait de
toutes les solutions antipathiques à ma nature, l'érudition écartée,
les ressources rhétoriques différées, tout me mettait dans un état
désespéré... Enfin, je le confesse, je ne trouvai pas mieux que
d'attribuer à l'infortuné Léonard mes propres agitations, transportant
le désordre de mon esprit dans la complexité du sien. Je lui infligeai
tous mes désirs à titre de choses possédées. Je lui prêtai bien des
difficultés qui me hantaient dans ce temps-là, comme s'il les eût
rencontrées et surmontées. Je changeai mes embarras en sa puissance
supposée. J'osai me considérer sous son nom, et utiliser ma personne.

Cela était faux, mais vivant. Un jeune homme, curieux de mille choses,
ne doit-il pas, après tout, ressembler assez bien à un homme de la
Renaissance? Sa naïveté même ne représente-t-elle pas l'espèce de
naïveté relative _créée_ par quatre siècles de découvertes au détriment
des hommes de ce temps-là?--Et puis, pensai-je, Hercule n'avait pas
plus de muscles que nous; ils n'étaient que plus gros. Je ne puis même
pas déplacer le rocher qu'il enlève, mais la structure de nos machines
n'est pas différente; je lui corresponds os par os, fibre par fibre,
acte par acte, et notre similitude me permet l'imagination de ses
travaux.

Une brève réflexion fait connaître qu'il n'y a pas d'autre parti que
l'on puisse prendre. Il faut se mettre sciemment à la place de l'être
qui nous occupe... Et quel autre que nous-mêmes peut répondre, quand
nous appelons un _esprit?_ On n'en trouve jamais qu'en soi. C'est notre
propre fonctionnement qui, _seul_, peut nous apprendre quelque chose
sur toute chose. Notre connaissance, à mon sentiment, a pour limite la
conscience que nous pouvons avoir de notre être,--et peut-être, _de
notre corps._ Quel que soit X, la pensée que j'en ai, si je la presse,
tend vers moi, quel que je sois. On peut l'ignorer ou le savoir, le
subir ou le désirer, mais il n'y a point d'échappatoire, point d'autre
issue. L'_intention_ de toute pensée est en nous. C'est avec notre
propre substance que nous imaginons et que nous formons une pierre, une
plante, un mouvement, un _objet_: une image quelconque n'est peut-être
qu'un commencement de nous-mêmes...

*

            _lionardo mio_
    _o lionardo che tanto penate._


Quant au vrai Léonard, il fut ce qu'il fut... Ce mythe, toutefois,
plus étrange que tous les autres, gagne indéfiniment à être replacé
de la fable dans l'histoire. Plus on va, plus précisément il
grandit. Les expériences d'Ader et des Wright ont illuminé d'une
gloire rétrospective le _Code sur le vol des oiseaux_; le germe des
théories de Fresnel se trouve dans certains passages des manuscrits
de l'Institut. Au cours de ces dernières années, les recherches
du regretté M. Duhem sur les _Origines de la statique_ ont permis
d'attribuer à Léonard le théorème fondamental de la composition des
forces, et une notion très nette--quoique incomplète--du principe du
travail virtuel.



_À MARCEL SCHWOB_



INTRODUCTION À LA MÉTHODE DE LÉONARD DE VINCI


1894


Il reste d'un homme ce que donnent à songer son nom, et les œuvres
qui font de ce nom un signe d'admiration, de haine ou d'indifférence.
Nous pensons qu'il a pensé, et nous pouvons retrouver entre ses œuvres
cette pensée qui lui vient de nous: nous pouvons refaire cette pensée
à l'image de la nôtre. Aisément, nous nous représentons un homme
ordinaire: de simples souvenirs en ressuscitent les mobiles et les
réactions élémentaires. Parmi les actes indifférents qui constituent
l'extérieur de son existence, nous trouvons la même suite qu'entre
les nôtres; nous en sommes le lien aussi bien que lui, et le cercle
d'activité que son être suggère ne déborde pas de celui qui nous
appartient. Si nous faisons que cet individu excelle en quelque point,
nous en aurons plus de mal à nous figurer les travaux et les chemins
de son esprit. Pour ne pas nous borner à l'admirer confusément, nous
serons contraints d'étendre dans un sens notre imagination de la
propriété qui domine en lui, et dont nous ne possédons, sans doute, que
le germe. Mais si toutes les facultés de l'esprit choisi sont largement
développées à la fois, ou si les restes de son action paraissent
considérables dans tous les genres, la figure en devient de plus en
plus difficile à saisir dans son unité et tend à échapper à notre
effort. D'une extrémité de cette étendue mentale à une autre, il y a
de telles distances que nous n'avons jamais parcourues. La continuité
de cet ensemble manque à notre connaissance, comme s'y dérobent ces
informes haillons d'espace qui séparent des objets connus, et traînent
au hasard des intervalles; comme se perdent à chaque instant des
myriades de faits, hors du petit nombre de ceux que le langage éveille.
Il faut pourtant s'attarder, s'y faire, surmonter la peine qu'impose à
notre imagination cette réunion d'éléments hétérogènes par rapport à
elle. Toute intelligence, ici, se confond avec l'invention d'un ordre
unique, d'un seul moteur et désire animer d'une sorte de semblable le
système qu'elle s'impose. Elle s'applique à former une image décisive.
Avec une violence qui dépend de son ampleur et de sa lucidité, elle
finit par reconquérir sa propre unité. Comme par l'opération d'un
mécanisme, une hypothèse se déclare, et se montre l'individu qui a tout
fait, la vision centrale où tout a dû se passer, le cerveau monstrueux
ou l'étrange animal qui a tissé des milliers de purs liens entre tant
de formes, et de qui ces constructions énigmatiques et diverses furent
les travaux, l'instinct faisant sa demeure. La production de cette
hypothèse est un phénomène qui comporte des variations, mais point de
hasard. Elle vaut ce que vaudra l'analyse logique dont elle devra être
l'objet. Elle est le fond de la méthode qui va nous occuper et nous
servir.

Je me propose d'imaginer un homme de qui auraient paru des actions
tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il
n'y en aura pas de plus étendue. Et je veux qu'il ait un sentiment de
la différence des choses infiniment vif, dont les aventures pourraient
bien se nommer analyse. Je vois que tout l'oriente: c'est à l'univers
qu'il songe toujours, et à la rigueur[1]. Il est fait pour n'oublier
rien de ce qui entre dans la confusion de ce qui est: nul arbuste.
Il descend dans la profondeur de ce qui est à tout le monde, s'y
éloigne et se regarde. Il atteint aux habitudes et aux structures
naturelles, il les travaille de partout, et il lui arrive d'être le
seul qui construise, énumère, émeuve. Il laisse debout des églises,
des forteresses; il accomplit des ornements pleins de douceur et de
grandeur, mille engins, et les figurations rigoureuses de mainte
recherche. Il abandonne les débris d'on ne sait quels grands jeux. Dans
ces passe-temps, qui se mêlent de sa science, laquelle ne se distingue
pas d'une passion, il a le charme de sembler toujours penser à autre
chose... Je le suivrai se mouvant dans l'unité brute et l'épaisseur
du monde, où il se fera la nature si familière qu'il l'imitera pour y
toucher, et finira dans la difficulté de concevoir un objet qu'elle ne
contienne pas.

Un nom manque à cette créature de pensée, pour contenir l'expansion
de termes trop éloignés d'ordinaire et qui se déroberaient. Aucun
ne me paraît plus convenir que celui de _Léonard de Vinci._ Celui
qui se représente un arbre est forcé de se représenter un ciel ou un
fond pour l'y voir s'y tenir. Il y a là une sorte de logique presque
sensible et presque inconnue. Le personnage que je désigne se réduit
à une déduction de ce genre. Presque rien de ce que j'en saurai dire
ne devra s'entendre de l'homme qui a illustré ce nom: je ne poursuis
pas une coïncidence que je juge impossible à mal définir. J'essaye de
donner une vue sur le détail d'une vie intellectuelle, une suggestion
des méthodes que toute trouvaille implique, _une_, choisie parmi
la multitude des choses imaginables, modèle qu'on devine grossier,
mais de toute façon préférable aux suites d'anecdotes douteuses, aux
commentaires des catalogues de collections, aux dates. Une telle
érudition ne ferait que fausser l'intention tout hypothétique de cet
essai. Elle ne m'est pas inconnue, mais j'ai surtout à ne pas en
parler, pour ne pas donner à confondre une conjecture relative à des
termes fort généraux, avec les débris extérieurs d'une personnalité
si bien évanouie qu'ils nous offrent la certitude de son existence
pensante, autant que celle de ne jamais la mieux connaître.

*

Mainte erreur, gâtant les jugements qui se portent sur les œuvres
humaines, est due à un oubli singulier de leur génération. On ne
se souvient pas souvent qu'elles n'ont pas toujours été. Il en est
provenu une sorte de coquetterie réciproque qui fait généralement
taire--jusqu'à les trop bien cacher--les origines d'un ouvrage.
Nous les craignons humbles; nous allons jusqu'à redouter qu'elles
soient naturelles. Et, bien que fort peu d'auteurs aient le courage
de dire comment ils ont formé leur œuvre, je crois qu'il n'y en pas
beaucoup plus qui se soient risqués à le savoir. Une telle recherche
commence par l'abandon pénible des notions de gloire et des épithètes
laudatives; elle ne supporte aucune idée de supériorité, aucune manie
de grandeur. Elle conduit à découvrir la relativité sous l'apparente
perfection. Elle est nécessaire pour ne pas croire que les esprits sont
aussi profondément différents que leurs produits les font paraître.
Certains travaux des sciences, par exemple, et ceux des mathématiques
en particulier, présentent une telle limpidité de leur armature qu'on
les dirait l'œuvre de personne. Ils ont quelque chose d'_inhumain._
Cette disposition n'a pas été inefficace. Elle a fait supposer une
distance si grande entre certaines études, comme les sciences et
les arts, que les esprits originaires en ont été tout séparés dans
l'opinion et juste autant que les résultats de leurs travaux semblaient
l'être. Ceux-ci, pourtant, ne diffèrent qu'après les variations d'un
fond commun, par ce qu'ils en conservent et ce qu'ils en négligent, en
formant leurs langages et leurs symboles. Il faut donc avoir quelque
défiance à l'égard des livres et des expositions trop pures. Ce qui est
fixé nous abuse, et ce qui est fait pour être regardé change d'allure,
s'ennoblit. C'est mouvantes, irrésolues, encore à la merci d'un moment,
que les opérations de l'esprit vont pouvoir nous servir, avant qu'on
les ait appelées divertissement ou loi, théorème ou chose d'art, et
qu'elles se soient éloignées, en s'achevant, de leur ressemblance.

Intérieurement, il y a un drame. Drame, aventures, agitations, tous
les mots de cette espèce peuvent s'employer, pourvu qu'ils soient
plusieurs et se corrigent l'un par l'autre. Ce drame se perd le plus
souvent, tout comme les pièces de Ménandre. Cependant, nous gardons les
manuscrits de Léonard et les illustres notes de Pascal. Ces lambeaux
nous forcent à les interroger. Ils nous font deviner par quels sursauts
de pensée, par quelles bizarres introductions des événements et des
sensations continuelles, après quelles immenses minutes de langueur
se sont montrées à des hommes les ombres de leurs œuvres futures, les
fantômes qui précédent. Sans recourir à de si grands exemples qu'ils
emportent le danger des erreurs de l'exception, il suffit d'observer
quelqu'un qui se croit seul et s'abandonne; qui _recule_ devant une
idée; qui la _saisit_; qui nie, sourit à rien ou se contracte, et mime
l'étrange situation de sa propre diversité. Les fous s'y livrent devant
tout le monde.

Voilà des exemples qui lient immédiatement des déplacements physiques,
finis, mesurables à la comédie personnelle dont je parlais. Les acteurs
d'ici sont des images mentales et il est aisé de comprendre que, si
l'on fait s'évanouir la particularité de ces images pour ne lire que
leur succession, leur fréquence, leur périodicité, leur facilité
diverse d'association, leur durée enfin, on est vite tenté de leur
trouver des analogies dans le monde dit matériel, d'en rapprocher les
analyses scientifiques, de leur supposer un milieu, une continuité,
des propriétés de déplacement, des vitesses et, de suite, des masses,
de l'énergie. On s'avise alors qu'une foule de ces systèmes sont
possibles, que l'un d'eux en particulier ne vaut pas plus qu'un autre,
et que leur usage, précieux, car il éclaircit toujours quelque chose,
doit être à chaque instant surveillé et restitué à son rôle purement
verbal. Car l'analogie n'est précisément que la faculté de varier les
images, de les combiner, de faire coexister la partie de l'une avec la
partie de l'autre et d'apercevoir, volontairement ou non, la liaison de
leurs structures. Et cela rend indescriptible l'esprit, qui est leur
lieu. Les paroles y perdent leur vertu. Là, elles se forment, elles
jaillissent devant ses _yeux_: c'est lui qui nous décrit les mots.

L'homme emporte ainsi des _visions_, dont la puissance fait la sienne.
Il y rapporte son histoire. Elles en sont le lien géométrique. De là
tombent ces décisions qui étonnent, ces perspectives, ces divinations
foudroyantes, ces justesses du jugement, ces illuminations, ces
incompréhensibles inquiétudes, et des sottises. On se demande avec
stupéfaction, dans certains cas extraordinaires, en invoquant des
dieux abstraits, le génie, l'inspiration, mille autres, d'où viennent
ces accidents. Une fois de plus on croit qu'il s'est créé quelque
chose, car on adore le mystère et le merveilleux autant qu'ignorer
les coulisses; on traite la logique de miracle, mais l'inspiré était
prêt depuis un an. Il était mûr. Il y avait pensé toujours--peut-être
sans s'en douter--et où les autres étaient encore à ne pas voir, il
avait regardé, combiné et ne faisait plus que lire dans son esprit.
Le secret--celui de Léonard comme celui de Bonaparte, comme celui
que possède une fois la plus haute intelligence--est et ne peut être
que dans les relations qu'ils trouvèrent--qu'ils furent forcés de
trouver--_entre des choses dont nous échappe la loi de continuité._ Il
est certain qu'au moment décisif, ils n'avaient plus qu'à effectuer des
actes définis. L'affaire suprême, celle que le monde regarde, n'était
plus qu'une chose simple--comme comparer deux longueurs.

Ce point de vue rend perceptible l'unité de méthode qui nous occupe.
Dans ce milieu, elle est native, élémentaire. Elle en est la vie même
et la définition. Et quand des penseurs aussi puissants que celui
auquel je songe le long de ces lignes retirent de cette propriété ses
ressources implicites, ils ont le droit d'écrire dans un moment plus
conscient et plus clair: _Facil cosa é farsi universale!_ Il est aisé
de se rendre universel! Ils peuvent, une minute, admirer le prodigieux
instrument qu'ils sont--quittes à nier instantanément un prodige.

Mais cette clarté finale ne s'éveille qu'après de longs errements,
d'indispensables idolâtries. La conscience des opérations de la
pensée, qui est la logique méconnue dont j'ai parlé, n'existe que
rarement, même dans les plus fortes têtes. Le nombre des conceptions,
la puissance de les prolonger, l'abondance des trouvailles sont
autres choses et se produisent en dehors du jugement que l'on porte
sur leur nature. Cette opinion est cependant d'une importance aisée
à représenter. Une fleur, une proposition, un bruit peuvent être
imaginés presque simultanément; on peut les faire se suivre d'aussi
près qu'on le voudra; l'un quelconque de ces objets de pensée peut
aussi se changer, être déformé, perdre successivement sa physionomie
initiale au gré de l'esprit qui le tient;--mais la connaissance de ce
pouvoir, seule, lui confère toute sa valeur. Seule, elle permet de
critiquer ces _formations_, de les interpréter, de n'y trouver que ce
qu'elles contiennent et de ne pas en étendre les états directement à
ceux de la réalité. Avec elle commence l'analyse de toutes les phases
intellectuelles, de tout ce qu'elle va pouvoir nommer folie, idole,
trouvaille,--auparavant nuances, qui ne se distinguaient pas les unes
des autres. Elles étaient des variations équivalentes d'une commune
substance; elles se comparaient, elles faisaient des flottaisons
indéfinies et comme irresponsables, quelquefois pouvant se nommer,
toutes du même système. La conscience des pensées que l'on a, en tant
que ce sont des pensées, est de reconnaître cette sorte d'égalité ou
d'homogénéité; de sentir que toutes les combinaisons de la sorte sont
légitimes, naturelles, et que la méthode consiste à les exciter, à les
voir avec précision, à chercher ce qu'elles impliquent.

À un point de cette observation ou de cette double vie mentale, qui
réduit la pensée ordinaire à être le rêve d'un dormeur éveillé,
il apparaît que la série de ce rêve, la nue de combinaisons, de
contrastes, de perceptions, qui se groupe autour d'une recherche
ou qui file indéterminée, selon le plaisir, se développe avec une
régularité _perceptible_, une continuité évidente de machine. L'idée
surgit alors (ou le désir) de précipiter le cours de cette suite,
d'en porter les termes à leur _limite_, à celle de leurs expressions
imaginables, _après laquelle tout sera changé._ Et si ce mode d'être
conscient devient habituel, on en viendra, par exemple, à examiner
d'emblée tous les résultats possibles d'un acte envisagé, tous les
rapports d'un objet conçu, pour arriver de suite à s'en défaire, à
la faculté de deviner toujours une chose plus intense ou plus exacte
que la chose donnée, au pouvoir de se réveiller hors d'une pensée qui
durait trop. Quelle qu'elle soit, une pensée qui se fixe prend les
caractères d'une hypnose et devient, dans le langage logique, une
idole; dans le domaine de la construction poétique et de l'art, une
infructueuse monotonie. Le sens dont je parle et qui mène l'esprit à
se prévoir lui-même, à imaginer l'ensemble de ce qui allait s'imaginer
dans le détail, et l'effet de la succession, ainsi résumée, est la
condition de toute généralité. Lui, qui dans certains individus s'est
présenté sous la forme d'une véritable passion et avec une énergie
singulière; qui, dans les arts, permet toutes les avances et explique
l'emploi de plus en plus fréquent de termes resserrés, de raccourcis
et de contrastes violents, existe implicitement sous sa forme
rationnelle au fond de toutes les conceptions mathématiques. C'est une
opération très semblable à lui, qui, sous le nom de raisonnement par
récurrence[2], donne à ces analyses leur extension,--et qui, depuis le
type de l'addition jusqu'à la sommation infinitésimale, fait plus que
d'épargner un nombre indéfini d'expériences inutiles: elle s'élève à
des êtres plus complexes, parce que l'imitation consciente de mon acte
est un nouvel acte qui enveloppe toutes les adaptations possibles du
premier.

*

Ce tableau, drames, remous, lucidité, s'oppose de lui-même à d'autres
mouvements et à d'autres scènes qui tirent de nous les noms de «Nature»
ou de «Monde» et dont nous ne savons faire autre chose que nous en
distinguer, pour aussitôt nous y remettre.

Les philosophes ont généralement abouti à impliquer notre existence
dans cette notion, et elle dans la nôtre même; mais ils ne vont
guère au delà, car l'on sait qu'ils ont à faire de débattre ce qu'y
virent leurs prédécesseurs, bien plus que d'y regarder en personne.
Les savants et les artistes en ont diversement joui, et les uns ont
fini par mesurer, puis construire; et les autres par construire comme
s'ils avaient mesuré. Tout ce qu'ils ont fait se replace de soi-même
dans le milieu et y prend part, le continuant par de nouvelles formes
données aux matériaux qui le constituent. Mais avant d'abstraire et de
bâtir, on observe: la personnalité des sens, leur docilité différente,
distingue et trie parmi les qualités proposées en masse celles qui
seront retenues et développées par l'individu. La constatation est
d'abord subie, presque sans pensée, avec le sentiment de se laisser
emplir et celui d'une circulation lente et comme heureuse: il arrive
qu'on s'y intéresse et qu'on donne aux choses qui étaient fermées,
irréductibles, d'autres valeurs; on y ajoute, on se plaît davantage à
des points particuliers, on se les exprime et il se produit comme la
restitution d'une énergie que les sens auraient reçue; bientôt elle
déformera le site à son tour, y employant la pensée réfléchie d'une
personne.

L'homme universel commence, lui aussi, par contempler simplement, et il
revient toujours à s'imprégner de spectacles. Il retourne aux ivresses
de l'instant particulier et à l'émotion que donne la moindre chose
réelle, quand on les regarde tous deux, si bien clos par toutes leurs
qualités et concentrant de toute manière tant d'effets.

*

La plupart des gens y voient par l'intellect bien plus souvent que
par les yeux. Au lieu d'espaces colorés, ils prennent connaissance
de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en hauteur, et trouée de
reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux: la Maison!
Idée complexe, accord de qualités abstraites. S'ils se déplacent,
le mouvement des files de fenêtres, la translation des surfaces qui
défigure continûment leur sensation, leur échappe,--car le concept ne
change pas. Ils perçoivent plutôt selon un lexique que d'après leur
rétine, ils approchent si mal les objets, ils connaissent si vaguement
les plaisirs et les souffrances d'y voir, qu'ils ont inventé les
_beaux_ sites. Ils ignorent le reste. Mais là, ils se régalent d'un
concept qui fourmille de mots. (Une règle générale de cette faiblesse
qui existe dans tous les domaines de la connaissance est précisément
le choix de lieux _évidents_, le repos en des systèmes définis, qui
facilitent, mettent à la portée... ainsi l'œuvre d'art, qui est
toujours plus ou moins didactique.) Ces beaux sites eux-mêmes leur sont
assez fermés. Et toutes les modulations que les petits pas, la lumière,
l'appesantissement du regard ménagent, ne les atteignent pas. Ils ne
font ni ne défont rien dans leurs sensations. Sachant horizontal le
niveau des eaux tranquilles, ils méconnaissent que la mer est _debout_
au fond de la vue; si le bout d'un nez, un éclat d'épaule, deux doigts
trempent au hasard dans un coup de lumière qui les isole, eux ne se
font jamais à n'y voir qu'un bijou neuf, enrichissant leur vision. Ce
bijou est un fragment d'une personne qui seule existe, leur est connue.
Et, comme ils rejettent à rien ce qui manque d'une appellation, le
nombre de leurs impressions se trouve strictement fini d'avance![3]

L'usage du don contraire conduit à de véritables analyses. On ne peut
dire qu'il s'exerce dans la _nature._ Ce mot, qui paraît général et
contenir toute possibilité d'expérience, est tout à fait particulier.
Il évoque des images personnelles, déterminant la mémoire ou l'histoire
d'un individu. Le plus souvent, il suscite la vision d une éruption
verte, vague et continue, d'un grand travail élémentaire s'opposant à
l'humain, d'une quantité monotone qui va nous recouvrir, de quelque
chose plus forte que nous, s'enchevêtrant, se déchirant, dormant,
brodant encore, et à qui, personnifiée, les poètes accordèrent de la
cruauté, de la bonté et plusieurs autres intentions. Il faut donc
placer celui qui regarde et peut bien voir dans un coin _quelconque_ de
ce qui est.

L'observateur est pris dans une sphère qui ne se brise jamais, où
il y a des différences qui seront les mouvements et les objets, et
dont la surface se conserve close malgré que toutes les portions
s'en renouvellent et s'y déplacent. L'observateur n'est d'abord que
la condition de cet espace fini: à chaque instant il est cet espace
fini. Nul souvenir, aucun pouvoir ne le trouble tant qu'il s'égale
à ce qu'il regarde. Et pour peu que je puisse le concevoir durant
ainsi, je concevrai que ses impressions diffèrent le moins du monde
de celles qu'il recevrait dans un rêve. Il arrive à sentir du bien,
du mal, du calme lui venant[4] de ces formes toutes quelconques, où
son propre corps se compte. Et voici lentement les unes qui commencent
de se faire oublier, et de ne plus être vues qu'à peine, tandis que
d'autres parviennent à se faire apercevoir--là où elles avaient
toujours été. Une très intime confusion des changements qu'entraînent
dans la vision sa durée, et la lassitude, avec ceux dus aux mouvements
ordinaires, doit se noter. Certains endroits sur l'étendue de cette
vision s'exagèrent, comme un membre malade semble plus gros et encombre
l'idée qu'on a de son corps, par l'importance que lui donne la douleur.
Ces points forts paraîtront plus faciles à retenir, plus doux à être
vus. C'est de là que le spectateur s'élève à la rêverie, et désormais
il va pouvoir étendre à des objets de plus en plus nombreux des
caractères particuliers provenant des premiers et des mieux connus.
Il perfectionne l'espace donné en se souvenant d'un précédent. Puis,
à son gré, il arrange et défait ses impressions successives. Il peut
apprécier d'étranges combinaisons: il regarde comme un être total et
solide un groupe de fleurs ou d'hommes, une main, une joue qu'il isole,
une tache de clarté sur un mur, une rencontre d'animaux mêlés par
hasard. Il se met à vouloir se figurer des ensembles invisibles dont
les parties lui sont données. Il devine les nappes qu'un oiseau dans
son vol engendre, la courbe sur laquelle glisse une pierre lancée, les
surfaces qui définissent nos gestes, et les déchirures extraordinaires,
les arabesques fluides, les chambres informes, créées dans un réseau
pénétrant tout, par la rayure grinçante du tremblement des insectes,
le roulis des arbres, les roues, le sourire humain, la marée. Parfois,
les traces de ce qu'il a imaginé se laissent voir sur les sables, sur
les eaux; parfois sa rétine elle-même peut comparer, dans le temps, à
quelque objet la forme de son déplacement.

Des formes nées du mouvement, il y a un passage vers les mouvements que
deviennent les formes, à l'aide d'une simple variation de la durée.
Si la goutte de pluie paraît comme une ligne, mille vibrations comme
un son continu, les accidents de ce papier comme un plan poli et que
la durée de l'impression s'y emploie seule, une forme stable peut se
remplacer par une rapidité convenable dans le transfert périodique
d'une chose (ou élément) bien choisie. Les géomètres pourront
introduire le temps, la vitesse dans l'étude des formes, comme ils
pourront les écarter de celle des mouvements; et les langages feront
qu'une jetée _s'allonge_, qu'une montagne _s'élève_, qu'une statue
_se dresse._ Et le vertige de l'analogie, la logique de la continuité
transporte ces actions à la limite de leur tendance, à l'impossibilité
d'un arrêt. Tout se meut de degré en degré, imaginairement. Dans
cette chambre et parce que je laisse cette pensée durer seule, les
objets _agissent_ comme la flamme de la lampe: le fauteuil se consume
sur place, la table se décrit si vite qu'elle en est immobile, les
rideaux coulent sans fin, continûment. Voici une complexité infinie;
pour se ressaisir à travers la notion des corps, la circulation des
contours, la mêlée des nœuds, les routes, les chutes, les tourbillons,
l'écheveau des vitesses, il faut recourir à notre grand pouvoir,
d'oubli ordonné--et, sans détruire la notion acquise, on installe une
conception abstraite: celle des ordres de grandeur.

Telle, dans l'agrandissement de «ce qui est donné», expire l'ivresse
de ces choses particulières--desquelles il n'y a pas de science. En
les regardant longuement, si l'on y pense, elles se changent; et si
l'on n'y pense pas, on se prend dans une torpeur qui tient et consiste
comme un rêve tranquille, où l'on fixe hypnotiquement l'angle d'un
meuble, l'ombre d'une feuille, pour s'éveiller dès qu'on les voit.
Certains hommes ressentent, avec une délicatesse spéciale, la volupté
de l'_individualité_ des objets. Ils préfèrent avec délices, dans une
chose, cette qualité d'être unique--qu'elles ont toutes. Curiosité qui
trouve son expression ultime dans la fiction et les arts du théâtre et
qu'on a nommée, à cette extrémité, la _faculté d'identification._[5]
Rien n'est plus délibérément absurde à la description que cette
témérité d'une personne se déclarant qu'elle est un objet déterminé et
qu'elle en ressent les impressions--cet objet fût-il matériel[6]! Rien
n'est plus puissant dans la vie imaginative. L'objet choisi devient
comme le centre de cette vie, un centre d'associations de plus en
plus nombreuses, suivant que cet objet est plus ou moins complexe. Au
fond, cette faculté ne peut être qu'un moyen d'exciter la vitalité
imaginative, de transformer une énergie potentielle en actuelle,
jusqu'au point où elle devient une caractéristique pathologique, et
domine affreusement la stupidité croissante d'une intelligence qui s'en
va.

Depuis le regard pur sur les choses jusqu'à ces états, l'esprit n'a
fait qu'agrandir ses fonctions, créer des êtres selon les problèmes
que toute sensation lui pose et qu'il résout plus ou moins aisément,
suivant qu'il lui est demandé une plus ou moins forte production de
tels êtres. On voit que nous touchons ici à la _pratique_ même de la
pensée. Penser consiste, presque tout le temps que nous y donnons,
à errer parmi des motifs dont nous savons, avant tout, que nous les
connaissons _plus ou moins bien._ Les choses pourraient donc se
classer d'après la facilité ou la difficulté qu'elles offrent à notre
compréhension, d'après le degré de familiarité que nous avons avec
elles, et selon les résistances diverses que nous opposent leurs
conditions ou leurs parties pour être imaginées ensemble. Reste à
conjecturer l'histoire de cette graduation de la complexité.

*

Le monde est irrégulièrement semé de dispositions régulières. Les
cristaux en sont; les fleurs, les feuilles; maints ornements de stries,
de taches sur les fourrures, les ailes, les coquilles des animaux; les
traces du vent sur les sables et les eaux, etc. Parfois, ces effets
dépendent d'une sorte de perspective et de groupements inconstants.
L'éloignement les produit ou les altère. Le temps les montre ou les
voile. Ainsi le nombre des décès, des naissances, des crimes et des
accidents présente une régularité dans sa variation, qui s'accuse
d'autant plus qu'on le recherche dans plus d'années. Les événements
les plus surprenants et les plus _asymétriques_ par rapport au cours
des instants voisins, rentrent dans un semblant d'ordre par rapport
à de plus vastes périodes. On peut ajouter à ces exemples, celui
des instincts, des habitudes et des mœurs, et jusqu'aux apparences
de périodicité qui ont fait naître tant de systèmes de philosophie
historique.

La connaissance des combinaisons régulières appartient aux sciences
diverses, et, lorsqu'il n'a pas pu s'en constituer, au calcul des
probabilités. Notre dessein n'a besoin que de cette remarque faite dès
que nous avons commencé d'en parler: les combinaisons régulières, soit
du temps, soit de l'espace, sont irrégulièrement distribuées dans le
champ de notre investigation. Mentalement, elles paraissent s'opposer à
une quantité de choses informes.

Je pense qu'elles pourraient se qualifier les «premiers guides de
l'esprit humain», si une telle proposition n'était immédiatement
convertible. De toute façon, elles représentent la continuité[7].
Une pensée comporte un changement ou un transfert (d'attention, par
exemple), entre des éléments supposés fixes par rapport à elle et
qu'elle choisit dans la mémoire ou dans la perception actuelle. Si ces
éléments sont parfaitement semblables, ou si leur différence se réduit
à une simple distance, au fait élémentaire de ne pas se confondre, le
_travail_ à exercer se réduit à cette notion purement différentielle.
Ainsi une ligne droite sera la plus facile à concevoir de toutes les
lignes, parce qu'il n'y a pas d'effort plus petit pour la pensée que
celui à exercer en passant de l'un de ses points à un autre, chacun
d'eux étant semblablement placé par rapport à tous les autres. En
d'autres termes, toutes ses portions sont tellement homogènes, si
courtes qu'on les conçoive, 'qu'elles se réduisent toutes à une
seule, toujours la même: et c'est pourquoi l'on réduit toujours les
dimensions des figures à des longueurs droites. À un degré plus élevé
de complexité, c'est à la périodicité qu'on demande de représenter les
propriétés continues, car cette périodicité, quelle ait lieu dans le
temps ou dans l'espace, n'est autre chose que la division d'un objet
de pensée, en fragments tels qu'ils puissent se remplacer l'un par
l'autre, à de certaines conditions définies,--ou la multiplication de
cet objet sous les mêmes conditions.

Pourquoi, de tout ce qui existe, une partie seulement peut-elle se
réduire ainsi? Il y a un instant où la figure devient si complexe, où
l'événement paraît si neuf qu'il faut renoncer à les saisir d'ensemble,
à poursuivre leur traduction en valeurs continues. À quel point les
Euclides se sont-ils arrêtés dans l'intelligence des formes? À quel
degré de l'interruption de la continuité figurée se sont-ils heurtés?
C'est un point final d'une recherche où l'on ne peut s'empêcher d'être
tenté par les doctrines de l'évolution. On ne veut pas s'avouer que
cette borne peut être définitive.

Le sûr est que toutes les spéculations ont pour fondement et pour but
l'extension de la continuité à l'aide de métaphores, d'abstractions et
de langages, Les arts en font un usage dont nous parlerons bientôt.

Nous arrivons à nous représenter le monde comme se laissant réduire, çà
et là, en éléments intelligibles. Tantôt nos sens y suffisent, d'autres
fois les plus ingénieuses méthodes s'y emploient, mais il reste des
vides. Les tentatives demeurent lacunaires. C'est ici le royaume de
notre héros. Il a un sens extraordinaire de la symétrie qui lui fait
problème de tout. À toute fissure de compréhension s'introduit la
production de son esprit. On voit de quelle commodité il peut être.
Il est comme une hypothèse physique. Il faudrait l'inventer, mais il
existe; l'homme universel peut maintenant s'imaginer. Un Léonard de
Vinci peut exister dans nos esprits, sans les trop éblouir, au titre
d'une notion: une rêverie de son pouvoir peut ne pas se perdre trop
vite dans la brume de mots et d'épithètes considérables, propices à
l'inconsistance de la pensée. Croirait-on que lui-même se fût satisfait
de tels mirages?

Il garde, cet esprit _symbolique_, la plus vaste collection de formes,
un trésor toujours clair des attitudes de la nature, une puissance
toujours imminente et qui grandit selon l'extension de son domaine.
Une foule d'êtres, une foule de souvenirs possibles, la force de
reconnaître dans l'étendue du monde un nombre extraordinaire de choses
distinctes et de les arranger de mille manières, le constituent. Il
est le maître des visages, des anatomies, des machines. Il sait de
quoi se fait un sourire; il peut le mettre sur la face d'une maison,
aux plis d'un jardin; il échevèle et frise les filaments des eaux,
les langues des feux. En bouquets formidables, si sa main figure les
péripéties des attaques qu'il combine, se décrivent les trajectoires
de milliers de boulets écrasant les ravelins de cités et de places,
à peine construites par lui dans tous leurs détails et fortifiées.
Comme si les variations des choses lui paraissaient dans le calme trop
lentes, il adore les batailles, les tempêtes, le déluge. Il s'est
élevé à les voir dans leur ensemble mécanique, et à les sentir dans
l'indépendance apparente ou la vie de leurs fragments, dans une poignée
de sable envolée éperdue, dans l'idée égarée de chaque combattant où se
tort une passion et une douleur intime[8]. Il est dans le petit corps
«timide et brusque» des enfants, il connaît les restrictions du geste
des vieillards et des femmes, la simplicité du cadavre. Il a le secret
de composer des êtres fantastiques dont l'existence devient probable,
où le raisonnement qui accorde leurs parties est si rigoureux qu'il
suggère la vie et le naturel de l'ensemble. Il fait un christ, un ange,
un monstre en prenant ce qui est connu, ce qui est partout, dans un
ordre nouveau, en profitant de l'illusion et de l'abstraction de la
peinture, laquelle ne produit qu'une seule qualité des choses, et les
évoque toutes.

Des précipitations ou des lenteurs simulées par les chutes des terres
et des pierres, des courbures massives aux draperies multipliées;
des fumées poussant sur les toits aux arborescences lointaines, aux
hêtres gazeux des horizons; des poissons aux oiseaux; des étincelles
solaires de la mer aux mille minces miroirs des feuilles de bouleau;
des écailles aux éclats marchant sur les golfes; des oreilles et des
boucles aux tourbillons figés des coquilles, il va. Il passe de la
coquille à l'enroulement de la tumeur des ondes, de la peau des minces
étangs à des veines qui la tiédiraient, à des mouvements élémentaires
de reptation, aux couleuvres fluides. Il vivifie. L'eau, autour du
nageur[9], il la colle en écharpes, en langes moulant les efforts
des muscles. L'air, il le fixe dans le sillage des alouettes en
effilochures d'ombre, en fuites mousseuses de bulles que ces routes
aériennes et leur fine respiration doivent défaire et laisser à travers
les feuillets bleuâtres de l'espace, l'épaisseur du cristal vague de
l'espace.

Il reconstruit tous les édifices; tous les modes de s'ajouter des
matériaux les plus différents le tentent. Il jouit des choses
distribuées dans les dimensions de l'espace; des voussures, des
charpentes, des dômes tendus; des galeries et des loges alignées; des
masses que retient en l'air leur poids dans des arcs; des ricochets
des ponts; des profondeurs de la verdure des arbres s'éloignant dans
une atmosphère où elle boit; de la structure des vols migrateurs dont
les triangles aigus vers le sud montrent une combinaison rationnelle
d'êtres vivants.

Il se joue, il s'enhardit, il traduit dans cet universel langage tous
ses sentiments avec clarté. L'abondance de ses ressources métaphoriques
le permet. Son goût de n'en pas finir avec ce que contient le plus
léger fragment, le moindre éclat du monde lui renouvelle sa force et
la cohésion de son être. Sa joie finit en décorations de fêtes, en
inventions charmantes, et quand il rêvera de construire un _homme
volant_, il le verra s'élever pour chercher de la neige à la cime des
monts et revenir en épandre sur les pavés de la ville tout vibrants de
chaleur, l'été. Son émotion s'élude en le délice de visages purs que
fripe une moue d'ombre, en le geste d'un dieu qui se tait. Sa haine
connaît toutes les armes, toutes les ruses de l'ingénieur, toutes les
subtilités du stratège. Il établit des engins de guerre formidables,
qu'il protège par les bastions, les caponnières, les saillants,
les fossés garnis d'écluses pour déformer subitement l'aspect d'un
siège; et je me souviens, en y goûtant la belle défiance italienne du
XVIe siècle, qu'il a bâti des donjons où quatre volées d'escalier,
indépendantes autour du même axe, séparaient les mercenaires de leurs
chefs, les troupes de soldats à gages les unes des autres.

Il adore ce corps de l'homme et de la femme qui se mesure à tout. Il
en sent la hauteur, et qu'une rose peut venir jusqu'à la lèvre; et
qu'un grand platane le surpasse vingt fois, d'un jet d'où le feuillage
redescend jusqu'à ses boucles; et qu'il emplit de sa forme rayonnante
une salle possible, une concavité de voûte qui s'en déduit, une place
naturelle qui compte ses pas. Il guette la chute légère du pied qui
se pose, le squelette silencieux dans les chairs, les coïncidences de
la marche, tout le jeu superficiel de chaleur et fraîcheur frôlant
les nudités, blancheur diffuse ou bronze, fondues sur un mécanisme.
Et la face, cette chose éclairante, éclairée, la plus particulière
des choses visibles, la plus magnétique, la plus difficile à regarder
sans y lire, le possède. Dans la mémoire de chacun, demeurent quelques
centaines de visages avec leurs variations, vaguement. Dans la sienne,
ils étaient ordonnés et elles se suivaient d'une physionomie à l'autre;
d'une ironie à l'autre, d'une sagesse à une moindre, d'une bonté à une
divinité,--par symétrie. Autour des yeux, points fixes dont l'éclat
se change, il fait jouer et se tirer jusqu'à tout dire, le masque où
se confondent une architecture complexe et des moteurs distincts sous
l'uniforme peau.

Dans la multitude des esprits, celui-ci paraît comme une de ces
_combinaisons régulières_ dont nous avons parlé: il ne semble pas,
comme la plupart des autres, devoir se lier, pour être compris, à une
nation, à une tradition, à un groupe exerçant le même art. Le nombre et
la communication de ses actes en font un objet symétrique, une sorte de
_système complet en lui-même_, ou qui se rend tel incessamment.

Il est fait pour désespérer l'homme moderne qui est détourné dès
l'adolescence, dans une spécialité où l'on croit qu'il doit devenir
supérieur parce qu'il y est enfermé: on invoque la variété des
méthodes, la quantité des détails, l'addition continuelle de faits
et de théories, pour n'aboutir qu'à confondre l'observateur patient,
le comptable méticuleux de ce qui est, l'individu qui se réduit,
non sans mérite--si ce mot a un sens!--aux habitudes minutieuses
d'un instrument, avec celui pour qui ce travail est fait, le poète
de l'hypothèse, l'édificateur de matériaux analytiques. Au premier,
la patience, la direction monotone, la spécialité et tout le temps.
L'absence de pensée est sa qualité. Mais l'autre doit circuler au
travers des séparations et des cloisonnements. Son rôle est de les
enfreindre. Je voudrais suggérer ici une analogie de la spécialité avec
ces états de stupéfaction dus à une sensation prolongée, auxquels j'ai
fait allusion. Mais, le meilleur argument est que, neuf fois sur dix,
toute grande nouveauté dans un ordre est obtenue par l'intrusion de
moyens, et de notions qui n'y étaient pas prévus; venant d'attribuer
ces progrès à la formation d'images, puis de langages, nous ne pouvons
éluder cette conséquence que la quantité de ces langages possédée par
un homme, influe singulièrement sur le nombre des chances qu'il peut
avoir d'en trouver de nouveaux. Il serait facile de montrer que tous
les esprits qui ont servi de substance à des générations de chercheurs
et d'ergoteurs, et dont les restes ont nourri, pendant des siècles,
l'opinion humaine, la manie humaine de faire écho, ont été plus ou
moins universels. Les noms d'Aristote, Descartes, Leibniz, Kant,
Diderot, suffisent à l'établir.

Nous touchons maintenant aux joies de la _construction._ Nous tenterons
de justifier par quelques exemples les précédentes vues, et de montrer,
dans son application, la possibilité et presque la nécessité d'un jeu
général de la pensée. Je voudrais que l'on vît avec quelle difficulté
les résultats particuliers que j'effleurerai seraient obtenus, si des
concepts en apparence étrangers ne s'y employaient en nombre.

*

Celui que n'a jamais saisi--fût-ce en rêve!--le dessein d'une
entreprise qu'il est le maître d'abandonner, l'aventure d'une
construction finie quand les autres voient qu'elle commence, et qui
n'a pas connu l'enthousiasme brûlant une minute de lui-même, le poison
de la conception, le scrupule, la froideur des objections intérieures
et cette lutte des pensées alternatives où la plus forte et la
plus universelle devrait triompher même de l'habitude, même de la
nouveauté,--celui qui n'a pas regardé dans la blancheur de son papier
une image troublée par le possible, et par le regret de tous les signes
qui ne seront pas choisis,--ni vu dans l'air limpide une bâtisse qui
n'y est pas,--celui que n'ont pas hanté le vertige de l'éloignement
d'un but, l'inquiétude des moyens, la prévision des lenteurs et des
désespoirs, le calcul des phases progressives, le raisonnement projeté
sur l'avenir, y désignant même ce qu'il ne faudra pas raisonner
_alors_, celui-là ne connaît pas davantage, quel que soit d'ailleurs
son savoir, la richesse et la ressource et l'étendue spirituelle
qu'illumine le fait conscient de _construire._ Et les dieux ont reçu
de l'esprit humain le don de _créer_, parce que cet esprit étant
périodique et abstrait, peut agrandir ce qu'il conçoit jusqu'à ce qu'il
ne le conçoive plus.

Construire existe entre un projet ou une vision déterminée, et les
matériaux que l'on a choisis. On substitue un ordre à un autre qui
est initial, quels que soient les objets qu'on ordonne. Ce sont des
pierres, des couleurs, des mots, des concepts, des hommes, etc., leur
nature particulière ne change pas les conditions générales de cette
sorte de musique où elle ne joue encore que le rôle du timbre, si l'on
poursuit la métaphore. L'étonnant est de ressentir parfois l'impression
de justesse et de consistance dans les constructions humaines--faites
de l'agglomération d'objets apparemment irréductibles--comme si
celui qui les a disposées leur eût connu de secrètes affinités. Mais
l'étonnement dépasse tout, lorsqu'on s'aperçoit que l'auteur, dans
l'immense majorité des cas, est incapable de se rendre lui-même le
compte des chemins suivis et qu'il est détenteur d'un pouvoir dont il
ignore les ressorts. Il ne peut jamais prétendre d'avance à un succès.
Par quels calculs les parties d'un édifice, les éléments d'un drame,
les composantes d'une victoire, arrivent-ils à se pouvoir comparer
entre eux? Par quelle série d'analyses obscures la production d'une
œuvre est-elle amenée?

En pareil cas, il est d'usage de se référer à l'instinct pour
éclaircir, mais ce qu'est l'instinct n'est pas trop éclairci lui-même,
et, d'ailleurs, il faudrait ici avoir recours à des instincts
rigoureusement exceptionnels et personnels, c'est-à-dire à la notion
contradictoire d'une «habitude héréditaire» qui ne serait pas plus
habituelle qu'elle n'est héréditaire.

Construire, dès que cet effort aboutit à quelque compréhensible
résultat, doit faire songer à une commune mesure des termes mis en
œuvre, un élément ou un principe que suppose déjà le fait simple
de prendre conscience et qui peut n'avoir d'autre existence qu'une
abstraite ou imaginaire. Nous ne pouvons nous représenter un tout fait
de changements, un tableau, un édifice de qualités multiples, que comme
lieu des modalités d'une seule _matière_ ou _loi_, dont la continuité
cachée est affirmée par nous au même instant que nous reconnaissons
pour un ensemble, pour domaine limité de notre investigation, cet
édifice. Voici encore ce postulat psychique de continuité qui ressemble
dans notre connaissance au principe de l'inertie dans la mécanique.
Seules, les combinaisons purement abstraites, purement différentielles,
telles que les numériques, peuvent se construire à l'aide d'unités
déterminées; remarquons qu'elles sont dans le même rapport avec les
autres constructions possibles que les portions régulières dans le
monde avec celles qui ne le sont pas.

*

Il y a dans l'art un mot qui peut en nommer tous les modes, toutes les
fantaisies et qui supprime d'un coup toutes les prétendues difficultés
tenant à son opposition ou à son rapprochement avec cette nature,
jamais définie, et pour cause: c'est _ornement._ Qu'on veuille bien
se rappeler successivement les groupes de courbes, les coïncidences
de divisions couvrant les plus antiques objets connus, les profils de
vases et de temples; les carreaux, les spires, les oves, les stries des
anciens; les cristallisations et les murs voluptueux des Arabes; les
ossatures et les symétries gothiques; les ondes, les feux, les fleurs
sur la laque et le bronze japonais; et dans chacune de ces époques,
l'introduction des similitudes des plantes, des bêtes et des hommes,
le perfectionnement de ces ressemblances: la peinture, la sculpture.
Qu'on évoque le langage et sa mélodie primitive, la séparation des
paroles et de la musique, l'arborescence de chacune, l'invention des
verbes, de l'écriture, la complexité _figurée_ des phrases devenant
possible, l'intervention si curieuse des mots abstraits; et, d'autre
part, le système des sons s'assouplissant, s'étendant de la voix aux
résonances des matériaux, s'approfondissant par l'harmonie, se variant
par l'usage des timbres. Enfin qu'on aperçoive le parallèle progrès des
formations de la pensée à travers les sortes d'onomatopées psychiques
primitives, les symétries et les contrastes élémentaires, puis les
idées de substance, les métaphores, les bégaiements de la logique, les
formalismes et les entités, les êtres métaphysiques...

Toute cette vitalité multiforme peut s'apprécier sous le rapport
ornemental. Les manifestations énumérées peuvent se considérer comme
des portions finies d'espace ou de temps contenant diverses variations,
qui sont parfois des objets caractérisés et connus, mais dont la
signification et l'usage ordinaire sont négligés, pour que n'en
subsistent que l'ordre et les réactions mutuelles. De cet ordre dépend
l'effet. L'effet est le but ornemental, et l'œuvre prend ainsi le
caractère d'un mécanisme à impressionner un public, à faire surgir les
émotions et se répondre les images.

De ce point de vue, la conception ornementale est aux arts particuliers
ce que la mathématique est aux autres sciences. De même que les notions
physiques de temps, longueur, densité, masse, etc., ne sont dans les
calculs que des quantités homogènes et ne retrouvent leur individualité
que dans l'interprétation des résultats, de même les objets choisis et
ordonnés en vue d'un effet sont comme détachés de la plupart de leurs
propriétés et ne les reprennent que dans cet effet, dans l'esprit non
prévenu du spectateur. C'est donc par une abstraction que l'œuvre d'art
peut se construire, et cette abstraction est plus ou moins énergique,
plus ou moins facile à définir, selon que les éléments empruntés à la
réalité en sont des portions plus ou moins complexes. Inversement,
c'est par une sorte d'induction, par la production d'images mentales
que toute œuvre d'art s'apprécie; et cette production doit être
également plus ou moins énergique, plus ou moins _fatigante_ selon
qu'un simple entrelacs sur un vase ou une phrase brisée de Pascal la
sollicite.

*

Le peintre dispose sur un plan des pâtes colorées dont les lignes de
séparation, les épaisseurs, les fusions et les heurts doivent lui
servir à s'exprimer. Le spectateur n'y voit qu'une image plus ou moins
fidèle de chairs, de gestes, de paysages, comme par quelque fenêtre du
mur du musée. Le tableau se juge dans le même esprit que la réalité.
On se plaint de la laideur de la figure, d'autres en tombent amoureux;
certains se livrent à la psychologie la plus verbeuse; quelques-uns ne
regardent que les mains qui leur paraissent toujours inachevées. Le
fait est que, par une insensible exigence, le tableau doit reproduire
les conditions physiques et naturelles de notre milieu. La pesanteur
s'y exerce, la lumière s'y propage comme ici; et, graduellement, se
placèrent au premier rang des connaissances picturales l'anatomie et
la perspective: je crois cependant que la méthode la plus sûre pour
juger une peinture, c'est de n'y rien reconnaître d'abord et de faire
pas à pas la série d'inductions que nécessite une présence simultanée
de taches colorées sur un champ limité, pour s'élever de métaphores
en métaphores, de suppositions en suppositions à l'intelligence du
sujet--parfois à la simple conscience du plaisir--qu'on n'a pas
toujours eu d'avance.

Je ne pense pas pouvoir donner un plus amusant exemple des
dispositions générales h l'égard de la peinture que la célébrité de
ce «sourire de la Joconde», auquel l'épithète de mystérieux semble
irrévocablement fixée. Ce pli de visage a eu la fortune de susciter
la phraséologie, que légitiment, dans toutes les littératures, les
titres de «Sensations» ou «Impressions» d'art. Il est enseveli sous
l'amas des vocables et disparaît parmi tant de paragraphes qui
commencent à le déclarer _troublant_ et finissent à une description
d'_âme_ généralement vague. Il mériterait cependant des études moins
enivrantes. Ce n'est pas d'imprécises observations et de signes
arbitraires que se servait Léonard. La Joconde n'eût jamais été faite.
Une sagacité perpétuelle le guidait.

Au fond de la Cène, il y a trois fenêtres. Celle du milieu, qui s'ouvre
derrière Jésus, est distinguée des autres par une corniche en arc de
cercle. Si l'on prolonge cette courbe, on obtient une circonférence
dont le centre est sur le Christ. Toutes les grandes lignes de la
fresque aboutissent à ce point; la symétrie de l'ensemble est relative
à ce centre et à la longue ligne de la table d'agape. Le mystère, s'il
y en a un, est celui de savoir comment nous jugeons mystérieuses de
telles combinaisons; et celui-là, je crains, peut être éclairci.

Ce n'est pas dans la peinture, néanmoins, que nous choisirons l'exemple
saisissant qu'il faut de la communication entre les diverses activités
de la pensée. La foule des suggestions émanant du besoin de diversifier
et de peupler une surface, la ressemblance des premières tentatives
de cet ordre avec certaines ordinations naturelles, l'évolution de la
sensibilité rétinienne seront ici délaissées, de crainte d'entraîner le
lecteur vers des spéculations bien trop arides. Un art plus vaste et
comme l'ancêtre de celui-ci, servira mieux nos intentions.

*

Le mot de _construction_ que j'ai employé à dessein--pour désigner
plus fortement le problème de l'intervention humaine dans les choses
du monde, et pour donner à l'esprit du lecteur une direction vers la
logique du sujet, une suggestion matérielle--ce mot prend maintenant sa
signification restreinte. L'architecture devient notre exemple.

Le monument (qui compose la Cité, laquelle est presque toute la
civilisation) est un être si complexe que notre connaissance y épèle
successivement un décor faisant partie du ciel et changeant, puis une
richissime texture de motifs selon hauteur, largeur et profondeur,
infiniment variés par les perspectives; puis une chose solide,
résistante, hardie, avec des caractères d'animal: une subordination,
une membrure, et, finalement, une machine dont la pesanteur est
l'agent, qui conduit de notions géométriques à des considérations
dynamiques et jusqu'aux spéculations les plus ténues de la physique
moléculaire dont il suggère les théories, les modèles représentatifs
des structures. C'est à travers le monument, ou plutôt parmi ses
échafaudages imaginaires faits pour accorder ses conditions entre
elles--son appropriation avec sa stabilité, ses proportions avec sa
situation, sa forme avec sa matière--et pour harmoniser chacune de
ces conditions avec elle-même, ses millions d'aspects entre eux, ses
équilibres entre eux, ses trois dimensions entre elles, que nous
recomposons le mieux la clarté une d'une intelligence léonardienne.
Elle peut se jouer à concevoir les sensations futures de l'homme qui
fera le tour de l'édifice, s'en rapprochera, paraîtra à une fenêtre,
et ce qu'il apercevra; à suivre le poids des faîtes conduit le long
des murs et des voussures jusqu'à la fondation; à sentir les efforts
contrariés des charpentes, les vibrations du vent qui les obsédera; à
prévoir les formes de la lumière libre sur les tuiles, les corniches,
et diffuse, encagée dans les salles que le soleil touche aux planchers.
Elle éprouvera et jugera le faix du linteau sur les supports,
l'opportunité de l'arc, les difficultés des voûtes, les cascades
d'escaliers vomis de leurs perrons, et toute l'invention qui se termine
en une masse durable, ornée, défendue, mouillée de vitres, faite pour
nos vies, pour contenir nos paroles et d'où fuient nos fumées.

Communément, l'architecture est méconnue. L'opinion qu'on en a varie du
décor de théâtre à la maison de rapport. Je prie qu'on se rapporte à
la notion de la Cité pour en apprécier la généralité, et qu'on veuille
bien, pour en connaître le charme complexe, se rappeler l'infinité de
ses aspects: l'immobilité d'un édifice est l'exception; le plaisir est
de se déplacer jusqu'à le mouvoir et à jouir de toutes les combinaisons
que donnent ses membres, qui varient: la colonne tourne, les
profondeurs dérivent, des galeries glissent, mille visions s'évadent du
monument, mille accords.

(Maint projet d'une église, jamais réalisée, se rencontre dans les
manuscrits de Léonard. On y devine généralement un Saint-Pierre de
Rome, que fait regretter celui de Michel-Ange. Léonard, à la fin de la
période ogivale et au milieu de l'exhumation des antiques, retrouve,
entre ces deux types, le grand dessein des Byzantins: l'élévation
d'une coupole sur des coupoles, les gonflements superposés de dômes
foisonnant autour du plus haut, mais avec une hardiesse et une pure
ornementation que les architectes de Justinien n'ont jamais connues.)

L'être de pierre existe dans l'espace: ce qu'on appelle espace est
relatif à la conception de tels édifices qu'on voudra; l'édifice
architectural interprète l'espace et conduit à des hypothèses sur
sa nature, d'une manière toute particulière, car il est à la fois
un équilibre de matériaux par rapport à la gravitation, un ensemble
statique visible et, dans chacun de ces matériaux, un autre équilibre,
moléculaire et mal connu. Celui qui compose un monument se représente
d'abord la pesanteur et pénètre aussitôt après dans l'obscur royaume
atomique. Il se heurte au problème de la structure: savoir quelles
combinaisons doivent s'imaginer pour satisfaire aux conditions de
résistance, d'élasticité, etc., s'exerçant dans un espace donné. On
voit quel est l'élargissement logique de la question, et comment, du
domaine architectural, si généralement abandonné aux praticiens, l'on
passe aux plus profondes théories de physique générale et de mécanique.

Grâce à la docilité de l'imagination, les propriétés d'un édifice et
celles intimes d'une substance quelconque s'éclairent mutuellement.
L'espace, dès que nous voulons nous le figurer, cesse aussitôt d'être
vide, se remplit d'une foule de constructions arbitraires et peut,
dans tous les cas, se remplacer par la juxtaposition de figures
qu'on sait rendre aussi petites qu'il est nécessaire. Un édifice, si
complexe qu'on pourra le concevoir, multiplié et proportionnellement
rapetissé, représentera l'élément d'un milieu dont les propriétés
dépendront de celles de cet élément. Nous nous trouvons ainsi pris et
nous déplaçant dans une quantité de structures. Qu'on remarque autour
de soi de quelles façons différentes l'espace est occupé, c'est-à-dire
formé, concevable, et qu'on fasse un effort vers les conditions
qu'impliquent, pour être perçues, avec leurs qualités particulières,
les choses diverses, une étoffe, un minéral, un liquide, une fumée,
on ne s'en donnera une idée nette qu'en grossissant une particule
de ces textures et en y intercalant un édifice tel que sa simple
multiplication reproduise une structure ayant les mêmes propriétés que
celle considérée... A l'aide de ces conceptions, nous pouvons circuler
sans discontinuité à travers les domaines apparemment si distincts de
l'artiste et du savant, de la construction la plus poétique et même la
plus fantastique jusqu'à celle tangible et pondérable. Les problèmes de
la composition sont réciproques des problèmes de l'analyse; et c'est
une conquête _psychologique_ de notre temps que l'abandon de concepts
trop simples au sujet de la constitution de la matière, non moins que
de la formation des idées. Les rêveries substantialistes autant que les
explications dogmatiques disparaissent, et la science de former des
hypothèses, des noms, des modèles, se libère des théories préconçues et
de l'idole de la simplicité.

Je viens d'indiquer, avec une brièveté dont le lecteur différent me
saura gré ou m'excusera, une évolution qui me paraît considérable. Je
ne saurais mieux l'exemplifier qu'en prenant dans les écrits de Léonard
lui-même une phrase dont on dirait que chaque terme s'est compliqué et
purifié jusqu'à ce qu'elle soit devenue une notion fondamentale de la
connaissance moderne du monde: «L'air, dit-il, est rempli d'infinies
lignes droites et rayonnantes, entrecroisées et tissues sans que l'une
emprunte jamais le parcours d'une autre, et elles représentent pour
chaque objet la vraie forme de leur raison (de leur explication).»
_L'aria e piena d'infinite linie rette e radiose insieme intersegate
e intessute sanza ochupatione luna dellaltra rapresantano aqualunche
obietto laurea forma della lor chagione_ (Man. A, fol. 2). Cette
phrase paraît contenir le premier germe de la théorie des ondulations
lumineuses, surtout si on la rapproche de quelques autres sur le
même sujet[10]. Elle donne l'image du squelette d'un système d'ondes
dont toutes ces lignes seraient les directions de propagation. Mais
je ne tiens guère à ces sortes de prophéties scientifiques, toujours
suspectes; trop de gens pensent que les anciens avaient tout inventé.
Du reste, une théorie ne vaut que par ses développements logiques
et expérimentaux. Nous ne possédons ici que quelques _affirmations_
dont l'origine intuitive est l'observation des rayons, celles des
ondes de l'eau et du son. L'intérêt de la citation est dans sa forme,
qui nous donne une clarté authentique sur une méthode, la même dont
j'ai parlé tout le long de cette étude. Ici, l'explication ne revêt
pas _encore_ le caractère d'une mesure. Elle ne consiste que dans
l'émission d'une image, d'une relation mentale concrète entre des
phénomènes,--disons, pour être rigoureux,--entre les images des
phénomènes. Léonard semble avoir eu la conscience de cette sorte
d'expérimentation psychique, et il me paraît que, pendant trois siècles
après sa mort, cette méthode n'a été reconnue par personne, tout le
monde s'en servant,--nécessairement. Je crois également,--peut-être
est-ce beaucoup s'avancer!--que la fameuse et séculaire question du
plein et du vide peut se rattacher à la conscience ou à l'inconscience
de cette logique _imaginative._ Une action à distance est une chose
inimaginable. C'est par une abstraction que nous la déterminons.
Dans notre esprit, une abstraction seule _potest facere saltus._
Newton lui-même, qui a donné leur forme analytique aux actions à
distance, connaissait leur insuffisance explicative. Mais il était
réservé à Faraday de retrouver dans la science physique la méthode
de Léonard. Après les glorieux travaux mathématiques des Lagrange,
des d'Alembert, des Laplace, des Ampère et de bien d'autres, il
apporta des conceptions d'une hardiesse admirable, qui ne furent
littéralement que le prolongement, par son imagination, des phénomènes
observés; et son imagination était si remarquablement lucide «que
ses idées pouvaient s'exprimer sous la forme mathématique ordinaire
et se comparer à celle des mathématiciens de profession[11]». Les
_combinaisons régulières_ que forme la limaille autour des pôles de
l'aimant furent, dans son esprit, les modèles de la transmission des
anciennes actions à distance. Lui aussi _voyait_ des systèmes de lignes
unissant tous les corps, remplissant tout l'espace, pour _expliquer_
les phénomènes électriques et même la gravitation; ces lignes de force,
nous les apprécions ici comme celles de la moindre résistance de
compréhension! Faraday n'était pas mathématicien, mais il ne différait
des mathématiciens que par l'expression de sa pensée, par l'absence des
symboles de l'analyse. «Faraday voyait, par les yeux de son esprit,
des lignes de force traversant tout l'espace où les mathématiciens
voyaient des centres de force s'attirant à distance; Faraday voyait un
milieu où ils ne voyaient que la distance[12]». Une nouvelle période
s'ouvrit pour la science physique à la suite de Faraday; et quand
J. Clerk Maxwell eut traduit dans le langage mathématique les idées
de son maître, les imaginations scientifiques s'emplirent de telles
visions dominantes. L'étude du milieu qu'il avait formé, siège des
actions électriques et lieu des relations intermoléculaires, demeure
la principale occupation de la physique moderne. La précision de plus
en plus grande demandée à la figuration des modes de l'énergie, la
volonté de _voir_, et ce qu'on pourrait appeler la manie cinétique,
ont fait apparaître des constructions hypothétiques d'un intérêt
logique et psychologique immense. Pour lord Kelvin, par exemple, le
besoin d'exprimer les plus subtiles actions naturelles par une liaison
mentale, poussée jusqu'à pouvoir se réaliser matériellement, est si vif
que toute explication lui paraît devoir aboutir à un modèle mécanique.
Un tel esprit substitue à l'atome inerte, ponctuel, et démodé de
Boscovitch et des physiciens du commencement de ce siècle, un mécanisme
déjà extraordinairement complexe, pris dans la trame de l'éther, qui
devient lui-même une construction assez perfectionnée pour satisfaire
aux très diverses conditions qu'elle doit remplir. Cet esprit ne fait
aucun effort pour passer de l'architecture cristalline à celle de
pierre ou de fer; il retrouve dans nos viaducs, dans les symétries des
trabes et des entretoises, les symétries de résistance que les gypses
et les quartz offrent à la compression, au clivage,--ou, différemment,
au trajet de l'onde lumineuse.

De tels hommes nous paraissent avoir eu l'intuition des méthodes que
nous avons indiquées; nous nous permettons même d'étendre ces méthodes
au delà de la science physique; nous croyons qu'il ne serait ni
absurde ni tout à fait impossible de vouloir se créer un modèle de la
continuité des opérations intellectuelles d'un Léonard de Vinci ou de
tout autre esprit déterminé par l'analyse des conditions à remplir...

*

Les artistes et les amoureux d'art qui auraient feuilleté ceci dans
l'espoir d'y retrouver quelques-unes des impressions obtenues au
Louvre, à Florence ou à Milan, devront me pardonner la déception
présente. Néanmoins, je ne crois pas m'être trop éloigné de leur
occupation favorite, malgré l'apparence. Je pense, au contraire,
avoir effleuré le problème, capital pour eux, de la composition. J'en
étonnerai, sans doute, plusieurs en disant que de telles difficultés
relatives à l'effet sont généralement abordées et résolues à l'aide
de notions et de mots extraordinairements obscurs et entraînant
mille embarras. Plus d'un passe son temps à changer sa définition du
_beau_, de la _vie_ ou du _mystère._ Dix minutes de simple attention à
soi-même doivent suffire pour faire justice de ces _idola specus_ et
pour reconnaître l'inconsistance de l'accouplement d'un nom abstrait,
toujours vide, à une vision toujours personnelle et rigoureusement
personnelle. De même, la plupart des désespoirs d'artistes se fondent
sur la difficulté ou l'impossibilité de _rendre_ par les moyens de
leur art une image qui leur semble se décolorer et se faner en la
captant dans une phrase, sur une toile ou sur une portée. Quelques
autres minutes de _conscience_ peuvent se dépenser à constater qu'il
est illusoire de vouloir produire dans l'esprit d'autrui les fantaisies
du sien propre. Ce projet est même à peu près inintelligible. Ce qu'on
appelle une _réalisation_ est un véritable problème de rendement
dans lequel n'entre à aucun degré le sens particulier, la clef que
chaque auteur attribue à ses matériaux, mais seulement la nature
de ces matériaux et l'esprit du public. Edgar Poe qui fut, dans ce
siècle littéraire troublé, l'éclair même de la confusion et de l'orage
poétique et de qui l'analyse s'achève parfois, comme celle de Léonard,
en sourires mystérieux, a établi clairement sur la psychologie, sur la
probabilité des effets, l'attaque de son lecteur. De ce point de vue,
tout déplacement d'éléments fait pour être aperçu et jugé dépend de
quelques lois générales et d'une appropriation particulière, définie
d'avance pour une catégorie prévue d'esprits auxquels il s'adressent
spécialement; et l'œuvre d'art devient une machine destinée à exciter
et à combiner les formations individuelles de ces esprits. Je devine
l'indignation qu'une telle suggestion, tout à fait éloignée du sublime
ordinaire, peut susciter; mais l'indignation elle-même sera une bonne
preuve de ce que j'avance--sans, d'ailleurs, que ceci soit en rien une
œuvre d'art.


Je vois Léonard de Vinci approfondir cette mécanique, qu'il appelait le
paradis des sciences, avec la même puissance naturelle qu'il s'adonnait
à l'invention de visages purs et fumeux. Et la même étendue lumineuse
avec ses dociles êtres possibles est le lieu de ces actions qui se
ralentirent en œuvres distinctes. Lui n'y trouvait pas des passions
différentes: à la dernière page du mince cahier, tout mangé de son
écriture secrète et des calculs aventureux où tâtonne sa recherche la
préférée, l'aviation, il s'écrie,--foudroyant son labeur imparfait,
illuminant sa patience et les obstacles par l'apparition d'une
suprême vue spirituelle, obstinée certitude: «Le grand oiseau prendra
son premier vol monté sur un grand cygne; et remplissant l'univers
de stupeur, remplissant de sa gloire toutes les écritures, louange
éternelle au nid où il naquit!»--«Piglierà il primo volo il grande
uccello sopra del dosso del suo magnio cecero e empiendo l'universo di
stupore, empiendo di sue fama lutte le scritture e grogria eterna al
nido dove nacque.»



[1] _Hostinato rigore_; obstinée rigueur. Devise de L. de Vinci.

[2] L'importance philosophique de ce raisonnement a été, pour la
première fois, mise en évidence par M. Poincaré dans un article récent.

[3] Voir dans le _Traité de la peinture_, la proposition CCLXXl.
«_Impossibile che una memoria possa riserbare tutti gli aspetti o
mutationi d'alcun membro di qualunque animal si sia... E perche ogni
quantità continua è divisibile in infinito..._» il est impossible
qu'une mémoire puisse retenir tous les aspects d'aucun membre de
n'importe quel animal. Démonstration géométrique par la divisibilité à
l'infini d'une grandeur continue.

Ce que j'ai dit de la vue s'étend aux autres sens. Je l'ai choisie
parce qu elle me paraît le plus _spirituel_ de tous. Dans l'esprit,
les images visuelles prédominent. C'est entre elles que s'exerce le
plus souvent la faculté analogique. Le terme inférieur de cette faculté
qui est la comparaison de deux objets peut même recevoir pour origine
une erreur de jugement accompagnant une sensation peu distincte. La
forme et la couleur d'un objet sont si évidemment principales qu'elles
entrent dans la conception d'une qualité de cet objet se référant à un
autre sens. Si l'on parle de la dureté du fer, presque toujours l'image
visuelle du fer sera produite et rarement une image auditive.

[4] Sans toucher les questions physiologiques, je mentionne le cas d'un
individu atteint de manie dépressive que j'ai vu dans une clinique.
Ce malade, qui était dans l'état de _vie ralentie_, reconnaissait les
objets avec une lenteur extraordinaire. Les sensations lui parvenaient
au bout d'un temps considérable. Aucun besoin ne se faisait sentir
en lui. Cette forme, qui prend parfois le nom de manie stupide, est
excessivement rare.

[5] Edgar Poe, _sur Shakespeare_ (Marginalia).

[6] Si l'on éclaircit pourquoi l'identification à un objet matériel
_paraît_ plus absurde que celle à un objet vivant, on aura fait un pas
dans la question.

[7] Ce mot n'est pas ici au sens des mathématiciens. Il ne s'agit pas
d'insérer dans un _intervalle_ un infini dénombrable et un infini
indénombrable de valeurs; il ne s'agit que de l'intuition naïve,
d'objets qui font penser à des lois, des lois qui parlent aux yeux.
L'existence ou la possibilité de choses semblables est le premier
_fait_, non le moins étonnant, de cet ordre.

[8] Voir la description d'une bataille, du déluge, etc., au
_Traité de la peinture_ et dans les manuscrits de l'Institut. (Ed.
Ravaisson-Mollien.) Aux manuscrits de Windsor se voient les dessins des
tempêtes, bombardements, etc.

[9] Croquis dans les manuscrits de l'Institut.

[10] Voir le manuscrit A, _Siccome la pietra gittata nell'acqua..._,
etc.; voir aussi la curieuse et vivante _Histoire des Sciences
mathématiques_, par G. Libri, et l'_Essai sur les ouvrages
mathématiques_ de Léonard, par J.-B. Venturi. Paris, an V (1797).

[11] Clerk Maxwell, préface au _Traité d'électricité et de magnétisme_,
trad. Seligmann-Lui.

[12] Clerk Maxwell, préface au _Traité d'électricité et de magnétisme_,
trad. Seligmann-Lui.





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