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Title: La fabrique de mariages - Volume IV
Author: Féval, Paul
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La fabrique de mariages - Volume IV" ***


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  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale. L'orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes
  de typographie ont été corrigées.

  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.



  LA
  FABRIQUE DE MARIAGES.



  COLLECTION HETZEL.


  LA
  FABRIQUE DE MARIAGES

  PAR

  PAUL FÉVAL.

  IV

  Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
  interdite pour la France.


  LEIPZIG,

  ALPH. DURR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.

  1858


  BRUXELLES.--TYP. DE J. VANBUGGENHOUDT,
  Rue de Schaerbeek, 12.



  DEUXIÈME PARTIE.

  L'HOTEL DE MERSANZ

  (SUITE).



XII

--Les papiers du baron.--


--Ma chère belle, poursuivit madame la baronne du Tresnoy, votre
patience va être bientôt récompensée. Nous touchons aux faits.

»Permettez-moi de vous dire que M. du Tresnoy eut encore plus de
patience que vous. Sa patience dura des années.

»Peut-être avez-vous ouï déjà ce nom du _château de la Savate_...

--Ces messieurs en parlent quelquefois, répondit la vicomtesse;
n'est-ce pas une salle de pugilat et de lutte?

--C'est un lieu plus singulier encore que son enseigne... Ne vous
étonne-t-il pas un peu qu'il y ait un rapport quelconque entre madame
la marquise de Sainte-Croix et le château de la Savate?

--Tout m'étonne, chère madame... et rien ne m'étonne, pourrais-je
dire... J'écoute et j'attends.

--Êtes-vous toujours résolue à vous attaquer à ce mystère?

--Plus que jamais... Je disais l'autre jour à je ne sais plus qui: Si
j'étais homme, je me ferais un duel avec un tueur de profession, tant
ma vie me pèse... Ceci est un duel... mon adversaire est juste aussi
redoutable qu'il me le faut... Avant de m'endormir, ce soir, je mettrai
mon testament au net... il n'est pas long... c'est un adieu à ceux qui
m'ont aimée... Continuez, je vous prie.

--Pendant des mois entiers, reprit madame du Tresnoy, on entoura cette
maison de la barrière des Paillassons d'une surveillance active et
incessante. Il n'y eut point de résultat.--Dans quelques minutes, vous
allez savoir ce qui rompit les chiens et donna le change.

»Un matin,--c'était déjà bien longtemps après l'affaire de la rue du
Cherche-Midi, si longtemps, que l'ardeur de M. du Tresnoy commençait
à se ralentir,--le secrétaire de M. le fermier général des jeux se
présenta à la préfecture. Il venait porter plainte contre les maisons
clandestines, faisant aux établissements autorisés une concurrence
ruineuse. Il arrivait avec des documents. Il prétendait que ces maisons
se multipliaient dans une proportion véritablement effrayante.

»M. du Tresnoy avait coutume de s'en fier le moins possible au zèle
de ses subordonnés. Il reçut dans son cabinet, où nous sommes, le
secrétaire de la ferme des jeux. L'intérêt personnel est toujours
souverainement clairvoyant, et ce serait une police sublime que celle
qui serait composée d'égoïsmes embrigadés.

»Les détails fournis par l'employé des jeux frappèrent souverainement
mon mari. Je me souviens que, le soir de ce jour, il me dit:

»--J'ai fait une découverte. Tous les vices se tiennent et forment la
pente qui conduit au crime... Madame la marquise de Sainte-Croix est
une joueuse effrénée.

»--Vous pensez donc encore à cette femme? demandai-je.

»--C'est une chose singulière, fit-il au lieu de me répondre;--je n'ai
pas pris garde, dans le moment... Vous souvenez vous du rapport de cet
agent qui suivit madame de Sainte-Croix depuis l'église Saint-Sulpice
jusqu'à la rue de l'École, hors barrières?

»--Oui, répondis-je,--le rapport où il était question de château de la
Savate.

»M. du Tresnoy répéta ce mot:

»--Le château de la Savate...

»Son doigt s'enfonçait dans les plis de sa tempe. C'était ainsi quand
il réfléchissait profondément.

»--On m'a parlé aussi, ce matin, reprit-il,--du château de la Savate.

»J'avoue que je dressai curieusement l'oreille.

»--Elle joue par elle-même, poursuivit M. du Tresnoy qui rêvait,--et
par ce Garnier de Clérambault, le marieur... Elle joue au tripot et à
la bourse... Elle perd des sommes extravagantes... où les prend-elle?

»Il s'arrêta sur cette question.

»Puis, perdant son regard dans le vide:

»--On ne me les a nommés ni l'un ni l'autre, continua-t-il,--ni la
marquise, ni le Garnier... mais je les ai devinés... et c'est une
nouvelle brèche au rempart dont ils s'entourent... Je veux tenter
encore un assaut.

»--Prenez garde!... murmurai-je.

»--Je prends garde!... répliqua M. du Tresnoy, qui fronça les
sourcils;--j'ai déjà bien donné des veilles à cette tâche... ma
conscience me crie qu'il ne la faut point abandonner... Il y a de
grandes iniquités derrière les précautions qu'ils prennent; ce que je
sais n'est rien auprès de ce que l'avenir m'apprendra... Ce n'est pas
un espoir que j'exprime là, c'est une certitude.

»--Et vous a-t-on fourni, demandai-je,--au sujet de cette maison, le
château de la Savate, quelque renseignement qui complète les rapports
de vos agents?

»Il fit un geste d'impatience.

»Je vis que sa volonté de savoir était devenue passion.

»Je vis que son travail s'était fait douleur.

»--Non, me répondit-il après un silence;--rien... Il y a là comme une
armure diabolique; aucun de mes coups ne peut l'entamer... Cet homme de
la ferme des jeux ne voit que l'intérêt de la ferme des jeux... s'il
m'a parlé de madame de Sainte-Croix, c'est qu'elle fréquente la maison
clandestine de la Saurel, montée sur un très-grand pied, où quelques
femmes du monde peuvent perdre leur argent sans être vues... La ferme
des jeux est outrée de ce progrès, qui est un attrait puissant... Le
marieur Garnier de Clérambault a tenté de fonder une banque dans le
faubourg Saint-Germain, c'est pour cela qu'il a été question de lui...
enfin, il paraît qu'on risque de très-grosses sommes dans ce bouge du
château de la Savate. Le maître, une sorte de saltimbanque qui a nom
Vaterlot, dit Barbedor, donne des séances de force et d'adresse, comme
ils appellent cela... Les sportmen parisiens, pour imiter en tout la
vénérable innocence de leurs confrères de Londres, vont applaudir ces
taureaux humains, payés pour s'entr'assommer. Il y a des paris énormes
engagés chaque soir... et la ferme des jeux enrage, trouvant immoral et
damnable ce fait qu'on se puisse ruiner hors de chez elle.

»Il se leva et fit plusieurs tours dans la chambre sans parler.

»--Rien! répéta-t-il.

»Comme il prononçait ce mot, son domestique entra et lui remit deux
lettres. Il ouvrit la première. C'était une lettre d'invitation
autographe et très-aimable; le prince de *** priait M. le baron du
Tresnoy de lui faire l'honneur de venir dîner chez lui le mardi suivant.

»Le post-scriptum disait que M. le prince avait un service à demander à
M. le préfet de police.

»Mon mari ordonna d'atteler.

»Pendant qu'on lui obéissait, il ouvrit la deuxième lettre, qui
était de la directrice de Saint-Lazare. Une détenue du nom de
Justine demandait à faire des révélations à M. le préfet de police
personnellement.

»Mon mari ne voulut pas me permettre de l'accompagner.

»Il rentra, cette nuit-là, fort tard. Il avait refusé le dîner du
prince, tout en se mettant à sa disposition. Le prince, pauvre esprit
que l'âge amenait presque à la faiblesse de l'enfance, lui avait
demandé sa protection pour madame la marquise de Sainte-Croix,--à
l'insu de celle-ci.

»C'était une sainte que cette femme, tout uniment. Elle avait refusé
sa main, à lui, le prince de ***, par des scrupules qui vraiment
n'appartenaient point à la terre.

»Et, comme il arrive toujours à ces belles âmes, la haine des méchants
la pressait de toutes parts. Elle était persécutée, elle était victime.
Les sept péchés capitaux dressaient leurs embûches sous ses pas. On
l'attaquait d'en haut et d'en bas à la fois: les grands et les petits...

»Il y avait surtout, au dire du prince, une misérable créature, nommée
Justine, qui, lassant à la fin l'inépuisable et patiente charité de la
marquise, s'était attiré un refus de secours.

»--Ces gens-là, vous le savez bien, continua-t-il en
s'animant,--croient qu'on leur doit des rentes. Je donne, moi qui
parle, plus de quarante mille écus par an, et je reçois plus de
malédictions que de grâces... Il suffit de refuser une fois pour
mériter le bûcher. La pauvre marquise est dans ce cas, précisément.
Cette fille Justine a juré de se venger. Elle est adroite, elle est
perdue, elle sait que son ancienne bienfaitrice a des ennemis... Il est
si aisé, cher monsieur, de transformer certaines actions charitables en
des démarches suspectes...

»Et ainsi de suite: le bon vieux prince parla pendant deux heures...

»Je vous affirme qu'il agissait, en effet, à l'insu de madame de
Sainte-Croix. Ce n'est pas elle qui eût permis pareille imprudence.

»J'ignore quel accueil M. du Tresnoy eût fait à la communication de la
directrice de Saint-Lazare, sans cette visite à l'hôtel du prince. Ce
que je sais, c'est qu'en sortant de l'hôtel du prince, M. du Tresnoy se
fit mener en droite ligne à la prison de Saint-Lazare.

»On fit mander la fille Justine sur-le-champ. M. du Tresnoy s'enferma
avec elle dans le cabinet de la directrice.

»Ceci se passait au mois de septembre 182..., trois semaines environ
avant la mort de M. le baron du Tresnoy.

»La fille Justine et lui restèrent enfermés pendant plus de deux
heures.

»Le lendemain, M. du Tresnoy envoya au secrétariat général l'ordre de
faire chercher sur-le-champ, soit à Paris, soit ailleurs, un individu
nommé Jean Lagard, neveu du propriétaire du château de la Savate.

»En même temps, il manda en son cabinet la concierge du nº 37bis de
la rue du Cherche-Midi, deux domestiques ayant été au service de
M. le comte Achille de Mersanz, du vivant de sa première femme, M.
Isidore-Adalbert Souëf, notaire royal, la dame Ernestine Rodelet,
demeurant à Chartres, et M. Garnier de Clérambault.

»M. du Tresnoy avait coutume de vivre en famille. Ses deux filles
étaient sa joie. Nous passions presque toutes nos soirées ensemble.--A
dater de ce moment, il s'éloigna de nous. Un travail de toutes les
heures l'absorbait. Il veillait toutes les nuits dans ce cabinet, où
il est mort,--debout,--auprès de ce bureau, dont la tablette a été
son dernier oreiller; il veillait sans relâche. Le jour levant le
retrouvait chaque matin acharné à son œuvre.

»Il était évident pour moi que le point de départ de cette
recrudescence d'activité était son entrevue avec la fille Justine.

»Qu'avait-t-il appris dans cette conférence? Je le lui demandai; car
nous étions un de ces ménages où le mot _indiscrétion_ n'a point de
sens. Il me répondit:

»--Vous saurez tout à la fois.

»Huit ou dix jours s'étaient écoulés depuis sa visite à Saint-Lazare.
Je n'ignorais pas qu'il y était retourné plusieurs fois.

»Un soir, il me dit, oubliant qu'il ne m'avait point mise au fait de ce
qui se passait.

»--Cette Ernestine Rodelet et ce Jean Lagard me rendront fou.

»Je lui serrai la main en silence. Je le voyais maigrir et pâlir.

»--Ma bonne amie, s'écria-t-il avec une colère sans motifs, lui, le
plus doux et le plus courtois des hommes,--je ne veux pas de vos
observations... ce que je fais est très-étroitement mon devoir...
je suis payé pour cela... Quand le tambour bat, le soldat ne va pas
s'embarrasser de sa femme, ni de ses enfants... L'honneur du magistrat
dans ma position est bien mieux défini que celui du soldat, et sa
responsabilité est immensément supérieure... il y aurait insanité
d'esprit à nier cette évidence... Non! je n'ai pas le droit de reculer.

»Je pense qu'il vit dans mes yeux les larmes que je voulais lui cacher;
car il m'attira contre sa poitrine.

»--Voila deux jours que je n'ai pas embrassé nos petits chéris!...
murmura-t-il.

»Mon cœur me fit mal. Je me levai précipitamment. J'allai chercher
les deux enfants.

»Je n'avais été qu'une minute absente, et pourtant, quand je revins,
tenant par la main Juliette et Dorothée, il nous avait déjà oubliées.

»Je le trouvai noyé de nouveau dans ses préoccupations. Il murmurait:

»--Ce Jean Lagard est introuvable!... et cette Ernestine
Rodelet...--Non, non, madame, s'interrompit-il en me voyant;--il y a
temps pour tout! Emmenez ces deux petites... Bonjour, mes mignonnes,
bonjour...

»Comme je restais, interdite, sur le seuil, il haussa les épaules avec
impatience et me tourna le dos.

»Il me sonna une demi-heure après pour me demander pourquoi je le
laissais seul.

»Huit jours se passèrent encore. Vous n'eussiez pas reconnu M. du
Tresnoy. Une fièvre lente le tenait. Quand je l'apercevais un instant,
le soir, il me faisait frayeur. Ses yeux avaient des regards fous. Je
résolus enfin d'aller me jeter à ses genoux et de le prier, au nom de
nos enfants, de faire trêve à cette tâche mortelle...

»Mortelle, j'ai dit le mot; car il n'avait plus que bien peu d'heures à
vivre.

»Je le trouvai calme. Il avait vu cette femme Ernestine Rodelet. Jean
Lagard sortait de son cabinet.

»Il ne me laissa point parler.

»--Tout est fini, ma chère femme, me dit-il. Si Dieu me donne
vingt-quatre heures d'existence, cette femme--ce monstre,--va recevoir
le châtiment qu'elle a tant de fois mérité.

»Il avait les mains sur ces papiers que je tiens et dont tout à
l'heure vous allez prendre connaissance;--car mon récit n'est qu'une
explication préalable et nécessaire. Il secouait la tête lentement,
comme un homme qui compte avec sa conscience, s'applaudissant en
soi-même d'un rude et loyal travail accompli.

»--Jean Lagard seul est resté muet, reprit-il;--cette classe a un
bizarre point d'honneur qui consiste à ne jamais dénoncer. J'ai bien
compris que Jean Lagard a connaissance des faits révélés par cette
Justine et confirmés par d'autres: Justine a dit la vérité, je le
sais... mais il faudra du temps avant que ces pauvres gens comprennent
que la honte n'est pas dans l'aveu véridique et complet... Il y a trop
d'habiles intéressés à entretenir chez eux la haine, la défiance, le
mépris de la justice. Jean Lagard déteste cette femme et son complice:
il a refusé de les charger. Mais madame Rodelet a parlé. Je prends
encore cette journée. Demain, je serai tout à vous, ma femme et mes
enfants.--Demain, à l'heure où nous sommes, la main de la justice sera
sur ces criminels...

»Le soir de ce même jour, M. le baron du Tresnoy était assis dans ce
fauteuil, livide, les mains tremblantes, les yeux injectés de sang.

»Il se sentait mourir,--et il avait peur pour nous qui restions
ici-bas, sans protection ni soutien.

»Il avait peur de cette femme. Il sentait l'infernal pouvoir de cette
femme.

»Il me fit jurer de ne jamais m'attaquer à cette femme.

»Il mourut d'une attaque d'apoplexie, pendant qu'on allait chercher le
médecin.

»Ce sont les propres paroles du médecin: il mourut d'une attaque
d'apoplexie.

»Je n'ai ni preuve ni indice sur quoi fonder l'opinion que le médecin
se trompait.

»J'adorais M. le baron du Tresnoy, mon mari. Sur ma religion, je
l'adorais;--mais j'ai mes filles...

La baronne laissa tomber sa tête entre ses mains.

Il y avait longtemps que madame de Grévy n'interrogeait plus. Elle
écoutait, calme et sombre. Il y avait dans ses yeux une résolution
presque virile.

A l'étage supérieur, le piano radotait ses gammes grêles et sèches.--Le
jour s'en allait tombant.

--Allez-vous me confier ces papiers? demanda la vicomtesse après un
instant de silence.

--Si vous ne les lisiez pas, répliqua madame du Tresnoy, tout ce que
j'ai dit serait inutile... Les faits sont là dedans: vous n'avez eu que
la préface.

La vicomtesse se leva.

--Restez, dit la baronne;--vous allez faire ici votre lecture... Tout
cela est de la main de mon mari... Pas une de ces feuilles ne sortira
de ce cabinet.

Il y eut comme une nuance de provocation dans son accent quand elle
ajouta:

--Si vous voyez là dedans de la défiance, et que cette défiance vous
choque, je ne puis qu'en être fâchée... mettons que je ne vous ai rien
dit.

La vicomtesse, sans manifester aucune impatience, se rassit et disposa
de nouveau les plis de sa robe.

Madame du Tresnoy la regardait avec une curiosité croissante.

--Ceci était ma dernière épreuve, dit-elle;--j'ai voulu vous tenir la
porte de sortie ouverte jusqu'à la fin... Certes, vous aviez le droit
de vous formaliser ou de faire semblant... Rien n'était si aisé que de
me dire: «Vous passez les bornes!» et de prendre la clef des champs...
Les vieilles femmes comme moi, chère belle, ont la prétention de
connaître le cœur humain... Vous avez dû rencontrer dans le monde
madame la marquise de Sainte-Croix, au temps où elle était encore
très-belle... Est-ce que, par hasard...?

--Je vous comprends, chère madame, l'interrompit froidement la
vicomtesse;--mais vous faites fausse route... Mon mari, que je sache,
ne s'est jamais occupé de madame la marquise de Sainte-Croix... et,
jusqu'à présent, je n'ai point eu d'amants qu'on me pût enlever...

--Oh! bonne petite! s'écria la baronne:--pouvez-vous penser?...--Mais,
se reprit-elle d'un ton caressant,--sans aller jusque-là...

--Je vous donne ma parole d'honnête femme, l'interrompit encore madame
de Grévy,--qu'il n'y a jamais rien eu... absolument rien... entre la
marquise et moi.

Un instant, le regard de la veuve exprima une sorte d'admiration qui
s'éteignit peu à peu en une nuance de bienveillante ironie.

--Je vous crois, murmura-t-elle;--en vérité, je vous crois... Vous
n'êtes pas faite comme les autres... vous êtes une manière de petit
chevalier errant... Eh bien, s'il faut vous dire toute ma pensée, je
vous aime mieux comme cela: vous avez la force du franc-juge... Si
j'avais trouvé en vous une rancune personnelle, j'aurais eu peur.

Les papiers qu'elle avait triés et qu'elle tenait à la main étaient
divisés en cinq cahiers, portant chacun son titre.

Sur la couverture du premier étaient écrits ces mots: _Arrivée à Paris.
Mariage. Mort du marquis de Sainte-Croix_. Sur le second cahier: _Mort
de M. Rodelet_, nº 81. Sur le troisième: _Mort de madame la comtesse
de Mersanz_, nº 23. Sur le quatrième: _Fabrique de mariages. Affaires
Justine Lagard_. Sur le cinquième: _Madame Octave Merriaux. Madame
Seveste_, numéros 37 et 37bis.

La baronne mit ces cinq cahiers sur les genoux de madame de Grévy et se
dirigea vers la porte en disant:

--Voilà le résultat de huit ans de recherches... huit années
s'écoulèrent entre la première dénonciation de Fromenteau... et la mort
de M. le baron du Tresnoy; mais c'est tout au plus si vous en aurez
pour une heure à lire ces papiers... Vous verrez que ma préface était
bien faite et que vous comprendrez tout... Je vais inspecter un peu ces
demoiselles et je suis à vous.

Elle sortit.

La vicomtesse entendit la clef tourner dans la serrure au dehors.

On l'enfermait.

--Ce fou de vicomte a raison, pensa-t-elle en souriant,--quand il dit
qu'il aimerait mieux avoir affaire à douze bandits qu'à une seule mère
de famille.

Elle rejeta le cahier sur lequel était ce titre: _Madame Octave
Merriaux. Madame Seveste_, numéros 37 et 37bis, et ouvrit celui qui
portait cette suscription: _Mort de M. Rodelet_, nº 81.

Dès les premières lignes, elle fut saisie violemment par l'intérêt de
cette lecture. Dans ce travail que feu le baron du Tresnoy avait écrit
lui-même d'un bout à l'autre, les faits étaient présentés avec une
clarté magistrale. La lumière sortait du récit lui-même comme la flamme
jaillit tout à coup de deux sombres tisons rapprochés. Le caractère de
Flavie était saisi avec une telle précision, que son crime apparaissait
pour ainsi dire en relief.

Et pourtant, il n'y avait point de preuves à l'appui. M. du Tresnoy
comptait sur les témoignages rassemblés par lui. Ceci n'était que le
plan même de l'attaque qu'il allait diriger contre la marquise, au
moment où la mort l'avait surpris.

La vicomtesse resta un instant comme éblouie en découvrant l'ensemble
de cette combinaison à la fois machiavélique et romanesque, employée
pour dépouiller l'opulent fournisseur. L'histoire d'Ernestine, séduite
de sang-froid pour arriver à isoler complétement le bonhomme, la frappa
et l'épouvanta.

--Oui, se dit-elle en refermant le cahier,--cette créature est un
adversaire redoutable. Elle ne ménage rien, elle ne respecte rien.
Malheur à quiconque se met en face d'elle.

Ses doigts distraits feuilletaient déjà un autre cahier, celui qui
portait pour titre: _Fabrique de mariages. Affaire Justine Lagard_.

Ses yeux déchiffrèrent machinalement quelques mots, et son attention
fut tout de suite réveillée. Il s'agissait d'une histoire beaucoup plus
récente et dont les personnages étaient tous vivants. Ici, la preuve ne
manquait point; ce cahier était comme un recueil des aveux de Justine,
la jolie ouvrière en chambre qui avait autrefois trahi par ambition
l'amour de Jean Lagard.

En moins de deux années, Justine avait subi toutes les diverses faces
de cette existence brillante et misérable que tant de jeunes filles
prennent de loin pour le bonheur.

Justine, à son point de départ, n'était pas du tout une de ces
écervelées dont la cohue tourbillonne dans les bas-fonds de la joie
parisienne. Ce n'était pas l'entraînement qui l'avait jetée hors de la
droite voie, c'était le calcul.

Justine avait été longtemps une très-économe et très-laborieuse
ouvrière. Le démon l'avait tentée par le défaut des personnes trop
rangées: l'avarice; le démon lui avait montré un petit tas d'or.

Justine, foulant aux pieds résolument son premier amour, s'était
élancée vers son rêve, qui était la fortune.

Elle eût réussi peut-être, si elle n'eût point consenti à devenir pour
madame de Sainte-Croix une sorte de satellite. Celle-ci, en effet,
douée d'une puissance d'absorption sans égale, ne laissait rien à ses
associés.

Il n'y avait guère que Garnier de Clérambault pour tirer son épingle du
jeu avec une pareille commanditaire; encore...

Justine rendit gorge. Furieuse, elle voulut se venger. Madame de
Sainte-Croix la brisa comme un jouet.

Justine, vaincue et la rage dans le cœur, essaya une seconde
bataille. Elle usa de ruse. C'était peine perdue avec notre marquise.
Justine alla de chute en chute heurter le seuil de Saint-Lazare.

Du fond de ces abîmes, ordinairement, on ne peut nuire. Les voix qui
sortent de là sont rarement écoutées; mais Justine avait pour un peu
le même genre d'énergie que sa redoutable ennemie. Elle était forte
pour le mal.

Ce fut Justine qui porta le premier coup à cette cuirasse sans défaut
qui avait protégé si longtemps madame la marquise de Sainte-Croix,--et
ce fut Justine qui causa la mort de M. le baron du Tresnoy.

Il y avait beaucoup de choses dans ce second cahier. On voyait que
Justine avait espionné consciencieusement, quand elle était libre
encore.

D'abord, le système de l'association de madame la marquise avec Garnier
de Clérambault y était expliqué tout au long. Le mécanisme de ce piége,
perpétuellement tendu au beau milieu de Paris pour prendre les riches
dupes, était clairement dévoilé. Justine avait connu à madame de
Sainte-Croix jusqu'à six nièces, et presque toutes avaient joué leur
rôle un certain nombre de fois.

Ensuite, Justine parlait des sommes folles que la marquise jetait
dans ce gouffre sans fond creusé par sa passion pour le jeu.--Elle
expliquait à son insu la longue inutilité des recherches du préfet de
police: madame de Sainte-Croix et Garnier ne se voyaient plus depuis
longtemps qu'à la dérobée, dans des maisons tierces et parfois loin de
Paris.

Le lieu de rendez-vous de la barrière des Paillassons lui-même avait
été abandonné.

Enfin, Justine insinuait que le véritable père de cet enfant, mis au
monde par madame Octave Merriaux, au nº 39 de la rue du Cherche-Midi...
Mais il est des détails qu'il ne faut point creuser.

La vicomtesse repoussa ce cahier avec plus de dégoût que le premier.

Le soleil couchant glissait ses rayons obliques entre les hautes
draperies des rideaux demi-fermés et venait frapper en plein le
portrait de M. le baron du Tresnoy. Il y a des conditions de lumière
qui font vivre tout à coup la toile. Le grave visage du magistrat,
ainsi éclairé, semblait penser. C'était un recueillement triste et
résigné.

Madame de Grévy crut voir cette figure pour la première fois.

Un instant sa tête, plus lourde, se pencha sur sa poitrine.

--Elle a ses filles! murmura-t-elle répétant sans moquerie le refrain
de la baronne;--elle a un but ici-bas, un devoir, une mission. Elle
protège quelqu'un, elle est nécessaire à quelqu'un... Ces deux
créatures au cœur étroit, à l'esprit pointu, ces êtres taillés
en pleine pièce dans la prose parisienne, ces _demoiselles_ presque
laides, à peu près méchantes, ces larves qui n'ont qu'une passion,
gagnent leurs ailes de mouche au changement de peau du mariage; elle
les aime, elle les couve: c'est son trésor... elle brûlerait le temple
d'Éphèse pour leur trouver des maris... Elle en fera des femmes, à
force de travail, des femmes passables, des femmes à qui la maternité
donnera à leur tour un but, un cœur, un prétexte de s'efforcer et de
vivre. C'est le monde. Je suis au-dessous de ces gens-là, puisque je
vis sans prétexte et sans but.

Sa main, qui était encore charmante, pénétra sous la moelleuse étoffe
de son corsage et en retira un petit médaillon d'or émaillé.

Elle avait un secret, cette chère vicomtesse; car son regard inquiet
fit le tour de la chambre.

Nul ne la regardait, sauf le portrait du préfet de police.

Eh bien, l'œil froid et ferme du magistrat défunt la fit tressaillir.

Elle avait un secret, un secret bien gardé, un secret tout entouré de
terreurs et de défiances.

Que renfermait le médaillon joli, suspendu à un cordonnet en cheveux?

Au moment où elle allait l'ouvrir, la vieille boiserie craqua. Le
médaillon fut vitement recaché dans le sein de la vicomtesse.

Tous les cœurs honnêtes en sont là. On a frayeur en touchant le
seuil de certains mystères. Je sais des femmes que je n'aime point
d'amour et je donnerais beaucoup, du temps, de l'argent, du repos,
pour leur barrer le chemin des petits abîmes où trébuchent les anges de
ce monde.

Plus d'une fois, la vue de ces portraits si bien cachés ou de tout
autre indice m'a serré le cœur.

C'est si terrible, un roman, dans notre vie civilisée. Il y a autour
de ces bonheurs volés tant d'inquiétudes, tant de douleurs, tant de
larmes!--Parfois, il y a un si grand nombre d'âmes qui peuvent être
brisées du même coup,--et parfois encore tant de sang!

Elles ne savent pas--les imprudentes!--où descend cette route dont
l'entrée est toute semée de fleurs...

Ce craquement de la boiserie avait fait notre jolie vicomtesse toute
tremblante. Le rouge était venu à ses joues, puis la pâleur. Nous ne
saurions dire ce que l'émotion, la moindre émotion rendait d'attraits
et de jeunesse à ce visage délicat, dont la beauté, au dire unanime des
connaisseurs, était _un peu passée_.

Avez-vous vu revivre une fleur sous l'arrosoir?

Cette fleur de notre parterre parisien pouvait renaître, on le voyait
bien. Il ne lui fallait pour cela qu'un peu de passion ou de bonheur.

Ce médaillon, était-ce la passion,--ou n'était-ce qu'un souvenir?

Les espoirs de cette union si prospère au début étaient-ils morts
violemment, et ce médaillon contenait-il le portrait de l'assassin?

La vicomtesse attendit, l'oreille au guet, la main sous son corsage.

Puis elle sourit, raillant elle-même sa frayeur.

Puis encore elle ouvrit le médaillon d'émail, qui renfermait, en effet,
un portrait.

Oh! pauvres femmes, victimes des méchantes hontes et des sophistiques
pudeurs!

Ce portrait dont on faisait si grand mystère, puisque la seule crainte
de le voir découvert donnait des frissons et des battements de cœur,
ce portrait qu'on dissimulait comme l'indice d'un crime, c'était
l'insouciant sourire du beau vicomte de Grévy à l'âge de vingt-cinq ans.

Vous figurez-vous cependant sans frémir quelqu'un entrant à
l'improviste et surprenant la vicomtesse, cette sceptique, cette
moqueuse, contemplant le portrait de son mari?

Les entendez-vous, le lendemain:

--Ah çà! la vicomtesse porte donc le portrait de son époux?

--Dans un médaillon qui ne la quitte jamais.

--Sur son cœur fidèle, jusqu'à la mort!

--Entre cuir et chair...

--C'est une gageure.

--C'est une relique!

Malheureuse vicomtesse! que de rires! que de bravos ironiques!

C'était à la rendre célèbre autrement qu'Arthémise, femme de Mausole,
qui but son mari de si grand cœur!

Nous en sommes là.

Peut-être que cette charmante vicomtesse, femme vaillante, spirituelle
et sensée, n'aurait pas eu si grande frayeur si le médaillon eût
renfermé un autre portrait.

Au moins, ç'aurait été le gage d'une faute. Le monde n'aurait pu rire
de si bon cœur.

On se demande avec stupéfaction d'où vient le magique pouvoir du rire
des sots.

La vicomtesse ne donna qu'un coup d'œil au médaillon, mais elle y
joignit un baiser. Une larme vint à ses yeux; puis un sourire mutin
chassa cette larme.

Le médaillon fut remis à cette chère place que M. le vicomte de Grévy
ne se doutait certes point d'occuper.

--Plût à Dieu qu'il en fût selon les paroles de la baronne!...
murmura-t-elle;--pour toute récompense, je ne demanderais que son
affection.

Le cœur fait toujours cette faute de français. Ce n'était pas
l'affection de la baronne que madame de Grévy demandait à Dieu.

Mais bientôt un nuage plus sombre vint attrister son gracieux visage.

--Il faudrait d'abord réussir, reprit-elle;--et quelle chance puis-je
avoir?...--Celui-là, continua-t-elle en reportant les yeux sur le
portrait de M. le baron du Tresnoy,--avait pour lui tout ce qui fait la
force d'un homme: le bon droit, la ferme volonté, la science des lois,
l'expérience, le rang, le pouvoir... Et celui-là n'a pu soutenir la
lutte contre cette femme... Moi, je suis faible; moi, je suis seule;
moi, je n'ai ni acquis ni prudence... ma présence même en ce lieu
prouve que je suis une folle...

Elle avança la main pour prendre le troisième cahier.

--Tous ceux et toutes celles qui se sont mis en face d'elle sont
morts..., murmura-t-elle, tandis que sa main découragée retombait à
vide.

Mais cet abattement ne dura pas longtemps. Ses paupières battirent tout
à coup et un sourire d'enfant éclaira ses grands yeux mouillés.

--Si je mourais ainsi, dit-elle,--je suis bien sûre qu'il me
regretterait...

Elle saisit le reste des papiers. Le troisième cahier était le récit
des derniers jours de cette pauvre jeune femme, la première comtesse de
Mersanz. Dans cette partie de son œuvre, la manière de M. le baron
du Tresnoy semblait avoir subitement changé. Vous n'eussiez jamais cru
que c'était l'austère magistrat qui parlait. Cela paraissait écrit sous
la dictée d'un esprit simple, naïf et imbu de poésie.

La main d'une femme s'y reconnaissait à chaque ligne.

On voyait la jeune comtesse mourir, tuée lentement par ce poison
moral que lui versait son bourreau sans pitié ni trêve. Tout était
présenté d'une façon si claire et si énergique à la fois, que l'idée
d'invraisemblance ne venait même pas à l'esprit.

Quand madame de Grévy lut la course en voiture au bois de Boulogne,
devant la grille de la Muette, les larmes jaillirent de ses yeux.
C'était le coup suprême.

Dans la voiture refermée, Anna entendait ce pauvre souffle de la
victime, qui allait s'éteignant par degrés.

Le cahier s'échappa des mains de la vicomtesse. Elle avait le cœur
serré comme si le drame eût déroulé devant ses yeux sa scène unique et
si longue.

La porte s'ouvrit. L'heure était passée. Madame la baronne du Tresnoy
se montra sur le seuil. Elle était froide et bourgeoisement affairée.
Son visage ne gardait aucune trace d'émotion.

--C'est une chose bien singulière, dit-elle en refermant la porte avec
soin;--Juliette, qui a pourtant beaucoup de dispositions,--tous ses
maîtres sont d'accord là-dessus,--prend trois fois par semaine une
demi-leçon de dix francs... et certes, c'est lourd pour un budget comme
le nôtre... M. du Tresnoy a laissé une fortune très-bornée... Trente
francs tous les huit jours... cent vingt francs par mois... Eh bien,
elle ne fait pas de progrès... Vous comprenez bien, ma toute belle,
que mon envie n'est pas que ma fille acquière un talent d'artiste...
mais j'avais désiré une jolie force d'amateur... cela fait bien dans
le monde, et, quoi qu'on dise, cela aide à s'établir... Dans mon plan,
Juliette tenait le piano et Dorothée chantait... Il y a des maisons
où l'on aime cela... J'ai souvent regretté, quand j'étais jeune, de
n'avoir pas un talent...

Elle vint s'asseoir, en parlant ainsi, auprès de la vicomtesse, qui ne
l'écoutait point.

--Eh bien, s'interrompit-elle en posant sa main sur le genou de madame
de Grévy,--nos impressions?... Comment trouvons-nous tout cela?...

Elle s'arrêta en remarquant la maladive pâleur qui envahissait les
joues de la jeune femme.

--Écoutez donc! fit-elle;--cela ne m'étonne pas, chère petite... on
aurait peur pour moins que cela.

Madame de Grévy dit:

--Vous vous trompez, je n'ai pas peur.

--Alors, vous êtes brave comme les preux de la table ronde, ma toute
belle... mais, malgré tout votre courage, il me semble que vous allez
prendre mal... Vous ferai-je apporter quelque chose?

--De l'air!... murmura la vicomtesse, dont le front était humide;--je
voudrais un peu d'air.

La baronne courut ouvrir la fenêtre.

Madame de Grévy fit effort pour se lever. Elle vint jusqu'à la croisée
en s'appuyant sur le bras de sa compagne.

Celle-ci allait parler encore. La jeune femme l'arrêta d'un geste.

--J'ai tout lu, dit-elle;--j'ai tout compris. La tâche me plaît: je
l'accepte.

Madame du Tresnoy changea de visage aussitôt et s'inclina
silencieusement.

La vicomtesse poursuivit:

--Je me souviens de tout ce que vous m'avez dit, chère madame;--vous
avez vos filles, je ne dois point compter sur vous.

--Absolument pas, répondit la baronne;--je ne puis vous offrir que mes
souhaits et mes prières.

--Ces papiers eux-mêmes...

--Ces papiers surtout vous sont refusés... Vous comprenez que vous ne
pourriez vous en servir sans mettre en cause M. du Tresnoy.

--Je ne vous demande point ces papiers, chère madame... je vous
remercie purement et simplement de la science que vous m'avez donnée...
Un mot encore, cependant... En dehors de vous, il se peut trouver un
aide, un témoin, un instrument... Avant que je sorte de chez vous,
permettez que nous cherchions ensemble.

--Je permets, répliqua la baronne... seulement, mon nom ne doit pas
être prononcé...

--Cela va sans dire... vous avez vos filles.

La baronne sourit sans amertume aucune.

--Si jamais Dieu vous en donne, vous serez moins brave, dit-elle.

--Cherchons, reprit madame de Grévy;--cette Justine...?

--Envolée de Saint-Lazare, l'interrompit la baronne, perche on ne sait
où.

--Madame Seveste?...

--Morte il y a très-longtemps, morte veuve, en laissant cette pauvre
petite, dont je vous ai raconté l'histoire, à la grâce de Dieu.

--Madame Rodelet?...

--Muette, pour un morceau de pain qu'on lui jette.

--Ce Lagard?...

--Incapable et tombé trop bas.

--Les agents employés autrefois par votre mari?

--Je vous les interdis, ma toute belle.

--Il n'y a donc personne?...

--Si fait... il y a un être en ce monde qui peut combattre le monstre
avec quelque chance de succès... C'est une femme, je vous le dis tout
de suite... Elle est plus forte que je ne le serais moi-même; elle est
plus forte que ne l'était mon mari. Elle sait tout ce que nous savons
et tout ce que nous ignorons. Sa position la met à l'abri des coups qui
nous briseraient...

--Elle est donc bien haut placée? fit la vicomtesse.

Madame du Tresnoy se mit à sourire.

--Est-ce que je la connais? demanda madame de Grévy.

--Assurément, non.

--Pensez-vous que je puisse me faire présenter à elle?

--Peut-être... mais pas par moi.

--En deux mots, qui est-elle? fit la jeune femme avec quelque
impatience. Porte-t-elle un titre mieux sonnant que le mien? Est-elle
duchesse ou princesse?

Le sourire de madame du Tresnoy devint plus malicieux, tandis qu'elle
se penchait à la croisée en prêtant l'oreille.

Une voix douce et perçante à la fois qui chevrotait légèrement dans les
notes hautes, montait en ce moment de l'esplanade des Invalides. Elle
chantait:

--Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir!

Madame de Grévy fronçait déjà ses sourcils mutins, parce que la réponse
se faisait attendre.

La baronne lui fit signe d'approcher et de s'accouder près d'elle à
l'appui du balcon.

--Aimez-vous le plaisir? demanda-t-elle en fermant les yeux à demi.

La vicomtesse, à ce coup, se recula offensée.--La baronne lui serra le
bras fortement.

--Je vous fournis le moyen que vous réclamiez, prononça-t-elle à
voix basse,--le moyen d'entrer en rapport avec cette femme, qui peut
combattre à armes égales madame la marquise de Sainte-Croix.

Son doigt tendu désigna une pauvre frêle créature dont le pas inégal
semblait gêné par la boîte cylindrique qu'elle portait sur la hanche,
une vieille petite marchande de plaisir qui tournait l'angle de la rue
Saint-Dominique, jetant sa joyeuse provocation à quelques enfants
groupés à l'entrée des bosquets:

--En voulez-vous?...

Madame de Grévy resta bouche béante, mais son regard interrogeait.

--Dieu me garde de plaisanter en un sujet pareil, madame! dit la
baronne, devenue tout à coup grave et presque solennelle;--cette femme
est la seule arme que je sache assez bien trempée pour vous la mettre
dans la main,--car je vous admire et je vous aime;--cette femme a nom
Marguerite Vital... Elle a été concierge au nº 37bis de la rue du
Cherche-Midi.

--Oh!... fit madame de Grévy, dont tout le corps s'inclina en dehors du
balcon.

--Elle connaissait madame Seveste, dont elle a recueilli, dans le
temps, la fille orpheline, continua la baronne.--Cette femme a été
concierge du nº 81 de la rue de _l'Université_; elle a vu mourir le
millionnaire Rodelet... Cette femme a été concierge du nº 23 de la rue
de _Varennes_; elle a eu le dernier soupir de madame la comtesse de
Mersanz.

--Merci! s'écria la vicomtesse;--merci!

--Ce n'est pas tout, acheva madame du Tresnoy, qui la retenait par le
bras;--cette femme est mariée légitimement au capitaine Roger, ce
beau-père terrible dont la marquise de Sainte-Croix fait une machine de
guerre.

--Et alors?...

--Et alors, vous pouvez lui parler haut et franc, car la comtesse
Béatrice est sa fille!



XIII

--Toilette de mademoiselle Géran.--


La baronne parlait encore, que madame de Grévy descendait déjà en
courant les escaliers de l'hôtel du Tresnoy.

--Tête folle! murmura la veuve en se rapprochant de la fenêtre pour
voir ce qui allait se passer dehors,--excellent cœur!...

Elle ajouta, tandis qu'un sourire détendait ses lèvres:

--Il y a bien là dedans un peu de fringale romanesque... La chère
belle s'ennuie... elle s'ennuie à mourir... elle a besoin d'une
passion, d'un danger, d'une escapade... c'est pour sa santé...

Madame de Grévy venait de sauter dans sa voiture.

La baronne s'accouda sur son balcon.

--Est-ce que vraiment je deviendrais méchante sur mes vieux jours?
pensa-t-elle.--Non! c'est le cœur qui parle chez cette pauvre
victime de nos sophismes mondains... S'il lui faut un roman, c'est
qu'elle ne veut pas égarer dans le banal sentier du vice son insatiable
appétit de tendresse... Elle fait bien; Dieu l'approuve... et peut-être
ferais-je comme elle, si je n'avais pas mes filles...

Un gros soupir ponctua cette amende honorable.

Nous n'irons pas jusqu'à affirmer que madame la baronne du Tresnoy
fût devenue chevaleresque sans mademoiselle Juliette et mademoiselle
Dorothée, ces deux grandes filles qui faisaient si peu de progrès dans
les arts,--malgré le prix qu'on y mettait;--mais, enfin, l'exemple a
ses entraînements. Il suffit d'un brave sous-lieutenant pour lancer sur
la gueule béante des canons tout un troupeau tremblant de conscrits.

Il y avait un regret dans les dernières paroles de madame la baronne.

La voiture de madame de Grévy rejoignit la petite marchande de plaisir
à quelques pas des bosquets.

Madame de Grévy sauta sur le trottoir.

Elle saisit par le bras la petite bonne femme étonnée.

La baronne ne pouvait entendre les paroles échangées, mais elle
devinait,--et le souffle s'arrêtait dans sa poitrine, tandis qu'elle
regardait avidement cette scène, muette pour elle, le corps tout entier
penché en dehors de son balcon.

Madame de Grévy, l'élégante vicomtesse, serrait les mains de la petite
bonne femme entre ses mains frais gantées.

Elle la poussa de force dans son coupé,--avec la boîte cylindrique,
contenant ces excellents plaisirs,--la joie de la pension Géran.

Les gamins ameutés faisaient cercle à l'entour.

Le coupé partit au grand trot.

Il y avait une larme dans les yeux de madame la baronne du Tresnoy.

La cloche sonnait pour appeler les pensionnaires de la maison Géran à
la récréation du soir. Du jardin, qui était vide encore, on commença
d'entendre à l'intérieur un vague et subtil murmure: c'était un composé
de mille petits mouvements et de mille bourdonnements plus petits. Le
troupeau qui, tout à l'heure, allait se débander en liberté, était
encore sous la surveillance des sous-maîtresses. Pour avoir le droit
de courir et de chanter, de cabrioler et de crier, il fallait que la
sévère porte du vestibule fût dépassée.

--Attendez donc, mademoiselle Victorine!

--Oh! la méchante, qui pince avant d'être dans le jardin!

--Ne me poussez pas, ou je vais le dire!

--Jouerons-nous à la visite, nous trois?... Je retiens Félicité pour le
volant!... Finissez donc, mademoiselle.

Partout où une demi-douzaine de pensionnaires sont réunies, c'est ce
cri qui domine: «Finissez donc, mademoiselle!»

Mais le perron est franchi. La sous-maîtresse, débordée à droite
et à gauche, prend déjà le chemin de ce banc où elle va présider,
mélancolique et ennuyée, aux jeux de la troupe turbulente. Son œil
morne cherche dans les groupes les condamnées de la classe qui vient de
s'achever.

Elle fait le compte de ses _retenues_, et que d'enfantines malédictions
elle soulève, la pauvre fille! Comme on voudrait la trouver fautive
pour lui rendre en faisceau toutes les petites misères qu'elle passe sa
triste vie à éparpiller.

On la déteste aveuglément, comme on abhorre la hache ou le bourreau;
on ne veut pas voir son propre martyre.

Pour elle seule au monde, disons-le bien haut, tous ces bons petits
cœurs sont impitoyables.

S'en venge-t-elle? Il se peut, mais le fait est rare. Elle arrive si
vite à l'état de pétrification! Remarquons ce symptôme effrayant: il
n'y a jamais d'âge précis sur ces figures de victimes. Elles sont
jeunes et vieilles à la fois.

Il se rencontre dans nos sociétés bien des sophismes vivants, bien
des déclassements, bien des existences sacrifiées;--mais voici devant
nos yeux le malheur le plus découragé, l'écrasement privé de toute
compensation,--l'ennui poussé jusqu'au tragique, l'ennui assassin et
mortel!

Ayez pitié, fillettes folles! Beaux anges souriants à qui l'avenir
tresse des guirlandes, ayez compassion!

Songez qu'il s'est trouvé d'heureux enfants comme vous à qui ont manqué
les promesses de l'avenir. Si vous alliez tomber jusqu'à cette pauvre
et lugubre magistrature! Si vous alliez, radieux séraphins, devenir
roides, timides, maigres, jaunes, et infliger des retenues?...

Chères petites, ayez pitié!

Les cris espiègles se répondaient sous les bosquets. La ronde tôt
formée foulait la pelouse,--autre victoire. Dans les allées, les
grandes entamaient la bourse des cancans du jour. Je ne sais comment
cela se fit, la ronde s'arrêta au bout de quelques tours; cache-cache
n'eut pas même le temps de s'organiser, les barres à peine mises en
train s'arrêtèrent.

Les grandes étaient rassemblées en groupe serré dans l'avenue qui
conduisait à ce cavalier fameux, affectionné par Maxence et Césarine.

Il était question justement de Césarine et de Maxence.

Toutes deux avaient quitté la pension,--le même jour,--à l'improviste.

Il y avait là-dessous un mystère.

Aussi, autour du groupe formé par les grandes, les moyennes se mirent à
rôder. Elles voulaient savoir, les curieuses. On parlait bas: raison de
plus.

Un mot transpira, puis deux. La calomnie, selon Beaumarchais, rase
le sol. A la pension Géran, les bavardages, qu'ils soient ou non
calomnieux, imprégnent l'air et se combinent tout naturellement avec
lui. C'est un élément inconnu aux chimistes, mais qui fait sérieuse
concurrence à l'oxygène et à l'azote.

Quand l'air fut bien saturé de cancans, les petites s'approchèrent.

Et la sous-maîtresse put lire de suite et sans être interrompue,
soixante lignes d'un généreux roman américain, combattant avec une
singulière vaillance l'esclavage, que nul ne songe à défendre.

Gloire à ceux qui ont la grandeur d'âme d'enfoncer les portes ouvertes!

--Auriez-vous jamais cru cela de cette Césarine?

--Elle faisait si bien sa fière!

--On ne va pas toujours ainsi sur le cavalier pour le roi de Prusse!

Deux ou trois grandes regardèrent le cavalier avec envie.

Et mademoiselle Anastasie continua:

--Du cavalier, on voit la terrasse d'une maison située rue de Babylone.

--Le jeune homme venait sur la terrasse, reprit mademoiselle Hermine.

--Du cavalier, on plonge sur l'avenue de Saxe...

--Tous les jours, le régiment passait par l'avenue de Saxe!

--Le clerc de notaire est blond...

--L'officier est brun...

--Qu'écoutez-vous donc là, petites filles?

Mademoiselle Hermine et mademoiselle Anastasie écartèrent brusquement
les moyennes, qui les serraient de trop près. Elles manifestèrent avec
franchise l'indignation que leur inspirait un tel excès de curiosité.
Les moyennes, du même ton, repoussèrent bien loin les petites en disant:

--Ce n'est pas de votre âge!

La sous-maîtresse, éveillée en sursaut par le mouvement qui s'ensuivit,
cacha son roman abolitionniste sous son camail.

Mais quand donc ces généreux Américains feront-ils des livres pour
affranchir nos tristes sous-maîtresses! Voilà un lamentable sujet!

--Qu'est cela? demanda mademoiselle Mélite Géran, qui se montra en
corset à une fenêtre du premier étage.

La sous-maîtresse se leva toute droite et resta immobile.

Le troupeau des fillettes se dispersa.

La grande mademoiselle Mélite cacha son buste fier et long derrière les
battants de la croisée refermée.

Mais les jeux eurent beau recommencer, ce n'était plus qu'une mise
en scène. Le ballon bondissait désormais hypocritement, les barres
faisaient semblant de courir, la ronde se tordait par manière d'acquit,
on ne mettait plus rien dans le corbillon, et la tour elle-même
oubliait de prendre garde!

Les cancans allaient et venaient: un couple de nouvelles qui eût
épuisé l'inépuisable magasin d'épithètes de madame de Sévigné,--une
paire de _faits divers_ à révolutionner l'établissement Géran de fond
en comble.

Ce n'est pas sans dessein que j'emploie ce mot _faits divers_. Je
sais à Paris, à l'heure où j'écris, une pension Géran qui possède un
journal quotidien, rédigé, publié et lu par ces demoiselles. Tous les
efforts de l'autorité ont été jusqu'à présent impuissants à détruire
cet organe, qui traite avec une indépendance frisant l'effronterie les
plus hautes questions humanitaires,--au point de vue de la poupée. Les
exemplaires séditieux du pamphlet circulent sous la mantille et sont
avidement dévorés par ce gentil public, toujours enragé d'opposition.
La révolte y est prêchée en phrases blondes qui font frémir. On peut,
dès à présent, pronostiquer que, dans une dizaine d'années, le métier
de mari sera une pure impossibilité.

Il m'a été donné d'avoir entre les mains un numéro de ce recueil
périodique. Il n'était pas imprimé, mais calligraphié d'une écriture
fine, serrée, élégante, incisive, pointue comme l'ongle de ces diables
mignons qui entrent, dit-on, parfois dans le corps des femmes. Les
articles bavardaient bien un peu, mais pas beaucoup plus que ceux
des véritables journaux. Il y avait un premier-Paris qui chargeait
_madame_ de tous les crimes,--des entrefilets barbelés à l'adresse des
différents professeurs,--une jolie petite chronique des récréations
tout émaillée de sarcasmes,--un feuilleton de cœur, plusieurs pièces
de vers et une charade.

Cela avait un titre: _l'Amazone_.

Je n'étonnerai personne en avouant que cette feuille de papier satiné
me donna la chair de poule.

Voici cependant quelles étaient les deux nouvelles qui agitaient si
profondément le petit peuple Géran: Césarine avait deux amoureux! Deux!
à son âge! Quelle horreur! mais quelle gloire!

Maxence de Sainte-Croix se mariait. Elle devenait comtesse et
belle-mère de Césarine de Mersanz.

Le comte Achille de Mersanz n'était pas veuf, c'est vrai. Tant mieux.
Mystère!

On connaissait à la pension cette adorable femme, toute jeune et toute
belle, la comtesse Béatrice.--Il y eut une Augustine qui prononça le
mot divorce qu'elle avait entendu par-dessus les murailles. Toutes les
grandes approuvèrent le divorce.--D'ailleurs, cette charmante comtesse
Béatrice avait vingt-quatre ans. A la pension, nulle ne s'intéresse aux
vieilles qui ont dépassé la vingtième année.

Comment ces deux nouvelles, vraies ou fausses, avaient-elles franchi
la grille de la pension Géran? Nous ne saurions rien dire à ce sujet,
sinon que plusieurs étrangers étaient venus au parloir, entre autres
madame la marquise de Sainte-Croix et ce grand Garnier de Clérambault,
orné d'un habit bleu tout neuf. L'agitation était à la maison depuis le
matin. Les sous-maîtresses, avant les élèves, avaient tenu la bourse
aux cancans. Mesdames n'avaient fait ni la classe du matin ni la classe
du soir; on avait pu remarquer leur préoccupation profonde.

Elles dînaient en ville.--Après le dîner, elles allaient au bal.

Au bal! la grande mademoiselle Mélite! avec son foulard et sa boîte
d'or! Au bal! la modeste Philomène, malgré ses humbles allures et sa
physionomie de béguine.

Au moment où nous parlons, elles étaient à leur toilette.

Et la pension savait cela! La pension savait tout, bien que, à cette
époque, elle n'eût pas encore de journal quotidien. Comment jouer
en présence de pareils événements? Je vous le dis: sous-maîtresses,
grandes, moyennes et petites auraient donné par souscription une somme
folle pour percer le rideau jaloux qui cachait les préparatifs de cette
solennelle toilette.

La chambre où mademoiselle Mélite et mademoiselle Philomène
s'habillaient de compagnie, était un dortoir particulier où l'on
plaçait de temps à autre des élèves spécialement recommandées. Elle
communiquait par un bout avec l'appartement de mademoiselle Mélite, par
l'autre avec l'appartement de mademoiselle Philomène.

Elle contenait trois lits.

On payait un supplément pour avoir le droit de dormir dans cet asile
réservé.

Quel que fût, du reste, le taux du supplément, il ne pouvait solder
les bienfaits de ce double voisinage, Philomène d'un côté, Mélite de
l'autre. Heureux parents! Enfants heureux!

Aujourd'hui, la grande glace du parloir, décrochée pour la
circonstance, avait été dressée entre les deux fenêtres et servait
de psyché. La porte du dortoir était fermée à clef. Nul ne pouvait
surprendre les deux demoiselles Géran dans le mystère de leur toilette.

Elles étaient là toutes deux, Mélite devant la glace, Philomène sur le
seuil de sa chambre à coucher. Philomène nattait ses cheveux, qu'elle
avait assez beaux; Mélite serrait d'un bras robuste les lacets de son
vaillant corset en coutil écru. Elle y allait de bon cœur: sa face
était rouge et la sueur perlait à ses tempes.

Le doux regard de Philomène, fixé sur elle, n'était pas exempt d'une
petite pointe de raillerie.

--Est-ce que vous allez danser, ma sœur? demanda-t-elle.

--Pourquoi pas? répondit Mélite avec une certaine vivacité.

Elle donna un dernier tour de main à son corset et se campa fièrement
devant la glace en ajoutant:

--Je n'ai pas encore trente ans, ma sœur.

Il n'y avait assurément rien de séduisant dans mademoiselle Mélite,
nature masculine à laquelle les exigences de son état avaient imprimé
ce cachet de roideur et d'importance qui tuerait la beauté même; mais
son visage gardait un air de jeunesse, ses traits étaient réguliers, et
le corset dessinait une taille vigoureusement cambrée.

Elle pouvait, en vérité, interroger la glace avec orgueil.

--Ma sœur, riposta Philomène, occupée à dissimuler de son mieux, à
l'aide de bandeaux collants et plats, le luxe de sa chevelure,--vous
avez pris toute la beauté de la famille... Il n'est pas étonnant que
vous ayez parfois des regrets, car le monde n'aurait eu pour vous que
des succès et des triomphes.

Mélite dirigea vers sa sœur un regard inquiet. Sur l'humble visage
de Philomène, la bonhomie avait remplacé le sourire moqueur.

Mélite ne put retenir un gros soupir.

Puis elle haussa les épaules comme pour repousser une flatterie;--puis
encore, prenant décidément son parti, elle massa au fond de sa boîte
d'or une prodigue prise de tabac avant de l'aspirer avec un tapage
plein de sensualité.

--Voilà! fit-elle;--j'ai fait mon deuil... Si nous nous retirons dans
cinq ans, j'aurai encore le temps de jouer à la jeune femme.

Philomène passait une robe de mérinos noir.

--Comment trouvez-vous ce M. Garnier de Clérambault? demanda tout à
coup Mélite.

--A vous dire vrai, je l'ai peu remarqué.

--L'air commun, mais bel homme.

--Oui... bel homme... parlant haut... trop haut...

--Quelque chose de loyal dans le timbre de la voix... un regard
assuré... une tournure mâle...

Philomène, qui était rentrée dans sa chambre, revint et fit quelques
pas en agrafant sa robe lâche et taillée à la vieille.

--A-t-il tout cela, ce gros monsieur? dit-elle avec un sourire.

Mélite rougit. Philomène reprit d'un ton très-sérieux:

--Faut-il parler franc? Je n'aime pas beaucoup la besogne que nous
allons entamer.

--Pourquoi cela, ma sœur?

--Se mêler des affaires des autres...

--Quand c'est pour le bien et sans danger.

--Est-ce sans danger? demanda tout haut Philomène.

Puis, baissant la voix, elle ajouta:

--Est-ce pour le bien?

Mélite prit une pose d'orateur.

--Ma bonne, dit-elle, tu as de l'esprit, du savoir, du bon sens... mais
tu manques un peu de largeur dans tes vues... Défaut de hardiesse, en
un mot... C'est le vice de tes nombreuses et excellentes qualités.

L'aînée des demoiselles Géran écouta sans rire ce solennel préambule.

--Si je ne t'avais pas jugée supérieure, répliqua-t-elle,--je ne me
serais pas mise volontiers en sous-ordre... je suis l'aînée...

--Bien, bien!... l'aînée de beaucoup... et, le jour où tu voudras être
la maîtresse, tu sais bien que je m'effacerai avec bonheur.

Notez que cette humble Philomène promenait Mélite par le bout du nez,
depuis le 1er janvier jusqu'à la Saint-Silvestre.

Elle s'approcha, saisit la main de sa grande sœur et lui dit avec
effusion:

--Tu es à ta place! tu ne peux être que la première! garde la
suprématie et continue de faire prospérer l'établissement!

Mélite approuva du bonnet et continua:

--Moi, au contraire, je vois les choses de haut: c'est ma force... Eh
bien, cette madame de Sainte-Croix est du meilleure et du plus grand
monde. Les cartes de visite qui traînent dans sa corbeille sont un
éblouissement: Talleyrand, Mortemart, Rohan, Noailles, Damas, Duras,
Bauffremont, Chastellux, Mersanz, que sais-je? Tout le faubourg est
là... Et je t'avoue que je n'ai pu résister au plaisir de glisser une
de nos adresses parmi tant d'illustres cartons.

--Tu as bien fait! décida Philomène.

--Mon Dieu! répondit modestement Mélite,--c'est un enfantillage; mais,
quand il s'agit de publicité, je ne connais pas de petits moyens...
C'est un charme que cette femme-là! Elle vous met à l'aise, elle vous
confesse... Maxence sera comme cela... On dit bien de côté et d'autre
qu'elle a eu des si et des mais... Faut-il écouter tous les cancans?

--Notre position, risqua l'aînée,--nous oblige à beaucoup de
précautions.

--Notre position, repartit la grande Mélite,--nous défend les voies
de la publicité vulgaire. Nous ne pouvons mettre décemment la pension
Géran ni sur les murailles, ni à la quatrième page des journaux...
Il faut pourtant se pousser, n'est-ce pas vrai!... Si nous pouvions
battre la caisse comme le racahout des Arabes et la pommade du lion,
le métier serait aussi par trop facile!... Je dis que ce M. Garnier de
Clérambault est un homme immensément répandu... je dis que la marquise
de Sainte-Croix voit Dieu et le diable... je dis que la maison de M. le
comte Achille de Mersanz...

--C'est là le _hic_! interrompit Philomène.

--Ma parole, fit observer Mélite,--vous avez parfois des expressions
d'une trivialité singulière, vous qui êtes si distinguée, quand vous
voulez.

--C'est là le _hic_, ma sœur! répéta l'aînée avec son humble
fermeté.--Laissons de côté les expressions: nous ne sommes pas encore
au bal... Qui sait si M. Mersanz sera bien aise de notre intervention...

--Bah! fit Mélite;--il n'a pas d'autre fille à mettre en pension! S'il
se fâche, tant pis!

--Et que nous a fait cette pauvre comtesse Béatrice?

Mélite grandit aussitôt de trois pouces.

Elle déploya, toute blanche qu'elle était dans son corset, son foulard
rouge, vaste comme une serviette de table, et, restant dans la posture
d'une personne qui va se moucher:

--Ma sœur, prononça-t-elle avec emphase,--est-ce vous qui parlez
ainsi!... Faites-vous si bon marché des principes les plus sacrés de
la morale?... Songez-vous qu'il s'agit d'une jeune fille de seize ans,
élevée dans notre propre maison, nourrie de ces principes qui placent
notre établissement si haut dans l'estime des familles bien posées?...
Songez-vous que cette jeune fille, livrée à elle-même, privée de nos
conseils, de nos exemples et de nos enseignements, va se trouver en
contact avec une femme dont l'état civil est un mensonge!... j'emploie
les propres expressions de M. Garnier de Clérambault... une femme qui
porte un nom que le mariage ne lui a point donné...--une femme qui
trompe effrontément le monde...

Philomène posa sa main sur le bras de sa cadette et dit:

--Vous êtes sévère.

Mélite se moucha.

Puis, au lieu de continuer le discours haut monté dont l'exorde
promettait une si foudroyante péroraison, elle décrocha une robe de
taffetas noir,--étoffe plein la main,--et la passa d'un air de mauvaise
humeur.

La robe, coupée avec une certaine prétention d'élégance sévère, était
un peu étroite pour la vigoureuse taille de mademoiselle Mélite. Il
fallait une aide pour l'agrafer. La douce Philomène s'approcha.

--En conscience, grommela Mélite, qui ne pouvait refuser ses
services,--il y a des jours où je ne vous comprends pas!

--Vous êtes sévère! répéta paisiblement l'aînée;--ce titre de comtesse
de Mersanz n'a pu être dérobé par la pauvre jeune femme... le comte
Achille était là pour empêcher ce vol... Si elle l'a pris, c'est
qu'on l'y a poussée... et vous savez comment ces choses se font, ma
sœur... je mettrais ma main au feu qu'il y avait là-dessous quelque
solennelle promesse de mariage...

--Cela ne nous regarde pas, prononça sèchement Mélite.

Elle retenait sa respiration pour diminuer d'autant le mâle
développement de sa taille.

Philomène repartit:

--Si nous le prenons ainsi, rien ne nous regarde dans cette
affaire-là...

Il y avait deux agrafes de mises, péniblement. Elles craquèrent toutes
deux, parce que la grande Mélite perdit patience.

--Ma parole d'honneur! s'écria-t-elle,--tu n'a pas le sens commun!...
M. Garnier de Clérambault se fait fort de nous donner la famille de
Croze: il y a quatre jeune filles faites et trois qui poussent...
Madame de Sainte-Croix m'a promis les Berton, tout ce qu'il y a de plus
riche dans la chaussée d'Antin... Nous avons dix-sept lits de vides...
et le loyer va toujours!... Est-ce avec tes idées révolutionnaires que
tu rempliras nos cadres?...

--J'ai voulu dire seulement..., murmura Philomène, qui battait en
retraite.

--Non! l'interrompit l'impétueuse Mélite,--il y a des jours où je
planterais là toute la boutique, vois-tu... Penses-tu que je ne
trouverais pas à me marier?... Si tu veux marcher en dépit du bon sens,
eh bien, garde la maison, je m'en lave les mains.

--Ma sœur!...

--Ce mariage fera un bruit d'enfer... et, quand on saura que les
demoiselles Géran ont accompli cette bonne œuvre, toutes les mères
voudront en tâter... Une pension qui marie peut augmenter son prix d'un
bon tiers... sans compter les cadeaux et les pots-de-vins... Mais n'en
parlons plus; c'est fini, j'y renonce...

--Si tu crois, ma bonne Mélite...

--J'y renonce!... J'ai une sœur qui ne comprend pas... elle avoue
franchement cela... qui ne comprend pas qu'on se donne un peu de
mal pour produire un grand bien... j'ai une sœur qui fait de la
sensiblerie et qui s'intéresse aux femmes vivant dans le concubinage...

Philomène, à ce mot cruel, eut grande envie de se fâcher. Elle était,
au fond, bien plus forte que sa sœur. Mais qui n'a observé ce
singulier phénomène, si commun dans les ménages: l'oppression de la
supériorité par l'infériorité?

On peut affirmer que c'est la règle. La paix intérieure est le lâche
prétexte de cette anomalie. Certains maris font, pour avoir la paix,
des concessions véritablement héroïques. Cela leur procure une guerre
éternelle.

«Si vous voulez la paix, disait cependant l'adage antique, soyez prêt
pour la guerre.»

L'adage a bien raison politiquement parlant; il a raison surtout dans
le domaine des faits domestiques.--Seulement, il y a la fatalité qui
fait toujours rire Gavarni, et ces pauvres maris ne se corrigeront
jamais.

S'ils se corrigeaient, adieu la comédie!

La douce Philomène et la robuste Mélite formaient une sorte de ménage.
C'était la douce Philomène qui était le mari, à cause de son âge et de
sa mansuétude.

Quand le costume cessera de différencier les sexes, on reconnaîtra
toujours l'homme à sa débonnaireté.

Or, notez que, dans les querelles intestines, la déroute du mari est
trop souvent déterminée par un dessous de cartes. L'intérêt, ce dieu
folâtre des bucoliques modernes, rit presque toujours dans un coin de
l'alcôve.

Ici, pour combattre le légitime courroux de Philomène, il y avait les
dix-sept lits vides, les quatre demoiselles de Croze et les trois qui
poussaient;--chers nourrissons dont quelques années devaient faire des
pensionnaires.

Il y avait les Berton, une dynastie du quartier de l'Opéra!

Il y avait l'idée excellente--presque sublime--d'ajouter aux mérites de
la pension Géran je ne sais quel horizon rose et voilé de gaze, au fond
duquel, à perte de vue, on apercevrait le dieu d'hymen...

Philomène avait eu déjà plusieurs fois cette pensée.

Elle avait vu dans ses rêves toutes les élèves de la pension Géran,
emportant, aux premiers jours de septembre, au lieu de livres dorés sur
tranche et au lieu de couronnes de laurier-sauce, un prix vivant, un
prix charmant: chacune un petit mari sous le bras.

Elle s'était demandé dans quelle partie de la plaine Saint-Denis on
pourrait bâtir une pension Géran assez vaste pour contenir toutes les
jeunes demoiselles que ce nouveau système de récompenses, une fois
connu, ferait sortir de terre.

Au lieu de se fâcher, elle courba la tête.

--J'ai une sœur, continuait cependant la grande Mélite avec une
croissante amertume,--une sœur qui, abusant de la prépondérance que
lui prête la supériorité fortuite de son âge, pose son _veto_ brutal
au-devant de mes meilleures résolutions.

--Du tout! du tout! fit l'aînée;--tu vas trop loin!... Je n'empêche
rien, ma bonne biche... c'est tout au plus si je cherche à m'éclairer
de temps en temps...

--De mieux en mieux!... Dites tout de suite que vous êtes dominée...
esclave... victime...

--Mon Dieu, non... veux-tu savoir le fin mot?

--Voyons ce fin mot!

Ce disant, mademoiselle Mélite tendait de nouveau son dos aux doigts
complaisants de sa sœur aînée.

--Le fin mot, dit Philomène, c'est que j'ai peur de jouer le rôle de
marionnette, entre des mains trop habiles.

Mademoiselle Mélite eut pour le coup un sourire de pitié.

--Fais ce que dois, advienne que pourra! prononça-t-elle avec un
magnifique sérieux. Puisque nous trouvons l'occasion de sauvegarder
l'avenir d'une de nos élèves... de régulariser une position et de...

--Arrête-toi là, chère sœur, l'interrompit Philomène, qui peinait à
la tâche;--je crois que tu as gagné un ou deux centimètres depuis la
dernière fois... le corsage est un peu juste... Voilà le mot qui me
détermine: _régulariser une position_... quand même nous devrions en
souffrir... Avale un peu ton haleine, ou nous n'arriverons pas... Si tu
crois pouvoir compter sur ces nouvelles élèves... d'ailleurs, je n'ai
aucune répugnance, moi, pour opérer les rapprochements en tout bien
tout honneur et faire de temps en temps un mariage.

--Alors, pourquoi contraries-tu? demanda la rancunière Mélite.

--Là!... fit l'aînée, qui respira gros après avoir attaché la dernière
agrafe.

Elle poussa Mélite jusqu'au-devant de la glace et ajouta en la
caressant du regard:

--Voilà ce qui s'appelle une jolie taille!... ça ne m'étonne pas qu'on
me prenne toujours pour ta mère!

Mélite se retourna radieuse et tendit la main à sa sœur. Elle était
sanglée comme une valise. La paix fut cimentée par un double sourire;
après quoi, Mélite ouvrit la fenêtre et appela:

--Mademoiselle Mathilde!

La sous-maîtresse leva sa pauvre figure maigre et farouche. Mélite lui
fit signe de monter.

Quand mademoiselle Mathilde passa le seuil, Mélite s'occupait à faire
bouffer les plis de sa robe. Elle ne put s'empêcher de demander:

--Suis-je bien habillée, mon enfant?

--Vous avez une toilette ravissante, répondit Mathilde.

Elles font, les infortunées, un effrayant abus de ces mots-là.

--Il est fort heureux, dit Mélite avec une pointe de dédain,--que je
sois à votre gré, ma toute belle. Dieu merci, je m'occupe fort peu de
ces frivolités. Ce sont là des triomphes misérables et trop faciles...
Veuillez m'écouter très-attentivement... Ma sœur et moi nous nous
absentons ce soir; c'est la première fois depuis bien des années, et
vous devinerez--car vous n'êtes pas sans intelligence--que nous avons
pour cela des motifs d'une haute gravité... Il est des cas où l'on doit
savoir rompre avec ses habitudes, même les meilleures, pour aider au
bien ou pour prévenir le mal...

--C'est donc vrai, mademoiselle, dit étourdiment Mathilde,--ce qu'on
raconte sur la pauvre Césarine?...

La grande Mélite n'eut besoin que d'un regard pour la foudroyer.

--Mademoiselle Césarine de Mersanz sort de la pension Géran!
prononça-t-elle avec emphase, tandis que Philomène approuvait du geste
en nouant les rubans de son humble chapeau noir.

Cette réponse, paraîtrait-il, suffisait à tout; car mademoiselle
Mathilde baissa les yeux et resta muette.

La grande Mélite continua, en découvrant un très-majestueux chapeau de
velours qui avait, ma foi, une plume:

--Je ne vous dirai pas, mon enfant, que je vous laisse une grave
responsabilité. Je hais l'exagération. La pension Géran est, Dieu
merci, organisée de telle sorte, qu'elle pourrait marcher longtemps
d'elle-même... Cependant, veillez... Laissez vos romans à vingt
centimes, tranquilles jusqu'à notre retour... Vous voyez que je
sais tout... S'il se passait quelque chose d'imprévu qui nécessitât
impérieusement notre présence, nous dînons à l'hôtel de Sainte-Croix et
nous passons la soirée à l'hôtel de Mersanz.

Ces deux noms retentirent dans la bouche de la grande Mélite comme deux
sons de clairon.

Mathilde, que le mot _roman à vingt centimes_ avait désarçonnée,
s'inclina en silence. Elle essaya de se rendre utile en dépliant le
châle boiteux de sa suzeraine, qui jetait à sa glace un orgueilleux
regard.

--Ferai-je avancer une voiture? demanda-t-elle.

--Il n'est pas besoin, répondit la grande Mélite en style noble.

Son doigt montrait, par la croisée de sa chambre à coucher, un équipage
arrêté de l'autre côté de la grille.

Philomène était prête. On descendit triomphalement l'escalier au moment
où la cloche rappelait les élèves à l'étude. Rien ne put empêcher les
grandes, les moyennes et les petites de traverser le vestibule et de se
mettre en rang sur le perron pour assister au départ de mesdames.

Toutes les puissances de ce monde aiment à voir leur peuple former la
haie. Philomène sourit avec douceur; Mélite daigna caresser deux ou
trois mentons en passant.

La porte de la grille s'ouvrit.

On put reconnaître, sur les panneaux de l'équipage, l'écusson de madame
la marquise de Sainte-Croix. Il y avait quelqu'un dedans. Tous les
regards s'aiguisèrent. C'était un jeune homme,--un beau jeune homme
en habit noir et ganté de blanc. Son visage disparaissait un peu dans
l'ombre.

Mais, quand il descendit pour offrir la main aux demoiselles Géran, dix
voix s'élevèrent pour prononcer son nom;--ce qui prouvait à quel point
grandes, moyennes et petites savaient le menu de la chronique.

--Celui qu'on allait voir sur le cavalier! dirent les unes.

--Le jeune homme de la terrasse! chuchotèrent les autres.

Et toutes:

--M. Léon Rodelet!



XIV

--Une fête à l'hôtel de Mersanz.--


Le dîner de l'hôtel de Sainte-Croix nous sera connu par les résultats.
Nous avons à dire ici seulement le nom des convives. Autour de la
table de madame la marquise s'asseyaient Philomène et Mélite Géran, M.
Garnier de Clérambault, Léon Rodelet et Maxime.

Après le dîner, les deux demoiselles Géran furent prises par madame la
marquise. L'entretien ne dura pas très-longtemps.

M. Garnier de Clérambault, pendant ce temps-là, s'était emparé de Léon
Rodelet, qui semblait triste et inquiet.

Maxime était à sa toilette.

A la suite de son entretien avec Clérambault, Léon Rodelet sortit de
l'hôtel de Sainte-Croix. Vous l'eussiez rencontré seul dans les rues
désertes du faubourg Saint-Germain. Il était très-pâle, et ses mains
froides touchaient souvent son front qui brûlait. Il allait chancelant
comme un homme ivre.

Les deux demoiselles Géran, au contraire, paraissaient très-contentes
d'elles-mêmes et de leurs hôtes. Les dernières paroles prononcées
tombèrent avec aménité de la bouche de Philomène, qui dit, résumant
sans doute la conférence tout entière:

--Du moment qu'il s'agit de régulariser la position de toute une
famille, il n'y a pas à hésiter.

La marquise tendit ses deux mains. Mélite et Philomène, fort honorées,
les pressèrent. C'étaient désormais deux héroïnes allant à la croisade
des positions à régulariser. La conscience de leur dévouement les
transfigurait.

Elles voyaient la vie en rose,--et dix-sept petites demoiselles qui
venaient remplir les dix-sept lits vides...

Les préparatifs de cette fête, destinée à célébrer la rentrée de
Césarine de Mersanz sous le toit paternel, étaient depuis longtemps
déjà le soin le plus cher de Béatrice. L'idée venait d'elle-même.
Son excellent cœur, qui s'élançait passionnément vers la fille de
son mari, trouvait chaque jour un plaisir nouveau à s'occuper de ces
détails.

C'était d'abord une surprise qu'on avait dû faire à Césarine.--Sans
mauvaise intention aucune, le comte Achille avait vendu le secret, un
jour qu'il s'était rendu seul à la pension Géran.

Il avait omis de faire mention de Béatrice.

Parlons plus vrai: il avait évité de prononcer le nom de Béatrice,
parce que mademoiselle Maxence de Sainte-Croix était au parloir avec sa
mère.

Pour un empire, le comte Achille n'aurait pas prononcé le nom de
Béatrice devant Maxence.

Béatrice, néanmoins, gardait tout le plaisir de son invention. Elle
était tout entière à son mari et ne savait point ce qui se passait
au dehors. Certes, elle ne pouvait méconnaître les froideurs de
Césarine, elle en souffrait profondément; mais elle les attribuait à
ces défiances naturelles, à cette rancune ordinaire de l'orpheline
contre la marâtre. Le verset le plus tendre et le plus ému de sa prière
de chaque soir implorait Dieu pour que les yeux de la chère enfant
s'ouvrissent enfin. Elle aimait Césarine autant qu'Achille lui-même.
Elle s'endormait souvent, et c'était son meilleur rêve, en serrant dans
ses bras Césarine ramenée, qui lui souriait et lui rendait ses caresses.

Césarine, du reste, avait eu de bons moments parfois. Elle avait le
cœur honnête et tendre. L'affection si vraie, si évidente de sa
belle-mère l'avait souvent attirée.

Mais nous savons que Césarine subissait de perfides influences. Il est
des préjugés si faciles à exalter!

Peut-être aussi Béatrice, dans l'excès de sa bonté, n'avait-elle pas
pris tout de suite la position qui convenait. Elle avait exagéré le
sentiment exquis et désintéressé qui était en elle.

Il ne faut pas, vis-à-vis des enfants, faire sa place trop humble.
L'enfance abuse. Un peu plus de force ou de dignité aurait maintenu
Césarine. Le respect amène parfois l'affection.

Mais Béatrice aimait tant! C'était à genoux qu'elle avait sollicité
jadis les baisers de l'enfant rebelle. Elle s'asseyait si craintivement
à sa place d'épouse et de mère, qu'on eût dit sans cesse qu'elle
demandait pardon de l'occuper.

A dater du moment où le comte Achille avait mis fin au tête-à-tête que
nous avons raconté, Béatrice était restée seule jusqu'à l'heure du
dîner. Césarine avait fait demander de ses nouvelles par mademoiselle
Jenny, et la pauvre Béatrice, exaltant la portée de cette attention
banale, était arrivée à table toute joyeuse.

Je suis sûre d'être compris de la majorité de mes lectrices quand je
dirai que ce fait, si insignifiant en apparence, lui mettait plus de
baume dans le cœur que les récentes instances de M. de Mersanz
lui-même.

La femme possède, en effet, un instinct de subtile logique qui la mène
toujours droit au centre de la question.

Béatrice, sans raisonner cette croyance, avait l'intime conviction que
Césarine était le principal obstacle entre elle et son mari.

Le dîner fut froid et convenable. Achille n'eut pas besoin de faire
effort pour éloigner les sujets d'entretien qu'il redoutait. La
présence de Césarine arrêtait toute parole confidentielle sur les
lèvres de Béatrice; elle se borna à faire d'une manière douce et
charmante les honneurs de sa maison.

Après le dessert, elle s'éloigna contente, parce que M. de Mersanz, en
l'engageant à faire toilette, et pressé par un remords peut être, lui
dit tout bas:

--Nous causerons demain.

Béatrice vint baiser Césarine, qui se laissa faire. C'était une bonne
journée.

Les heures qui précèdent l'ouverture d'une fête, dans les ménages
bourgeois, sont terriblement laborieuses. C'est un moment de presse,
un branle-bas général, un coup de feu, pour employer l'expression
consacrée. Les domestiques, surmenés, nourrissent des idées de révolte;
les enfants, profitant du désordre pour faire le diable, mettent tout
sens dessus dessous; les maîtres se donnent un mal lamentable et payent
d'avance fort cher le vaniteux plaisir de _recevoir_ des gens qui
vont railler leur mobilier, critiquer leur appartement, mordre leur
caractère et hausser les épaules en humant leurs pauvres sorbets.

L'âne de la Fontaine disait: «Notre ennemi, c'est notre maître.»

L'invité arrange cela et pense: «Notre ennemi c'est notre hôte.»

Règle générale:

Si vous avez moins de cinquante mille francs de revenu, toute la
peine que vous prenez en ces solennelles circonstances tourne à votre
confusion.

Non-seulement la foule ne vous tient aucun compte de votre effort
désespéré; mais, tout en vous déchirant, elle vous jalouse, et il y a
une irréconciliable envie jusqu'au milieu de ses mépris.

Bénédictions sur la richesse! La richesse ne connaît ni ces douleurs
préparatoires, ni les déboires qui succèdent au fiévreux enthousiasme
de l'effort. La richesse laisse faire. Elle ne quitte les tranquilles
hauteurs de son indolence que pour moissonner paresseusement ce qu'elle
n'a point semé. Il n'y a pas de revers possible; la victoire est
toujours là, fidèle. La richesse n'a d'autre chagrin que de passer,
insensible et blasée, au milieu de ces faciles triomphes.

Elle a droit. Son public lui appartient. Il faudrait je ne sais quel
événement impossible pour lui faire une chute.

Il ne faut pas croire, du reste, que les choses se fassent toutes
seules. M. Baptiste, ce fonctionnaire privé que nous avons eu l'honneur
de peindre dans sa magnifique quiétude, n'est pas absolument un homme
de loisir. Il cause beaucoup avec mademoiselle Jenny, c'est la vérité,
quand son grand cœur condescend à s'éprendre de cette parfaite
soubrette; mais il faut l'heure du délassement à toutes les hautes
intelligences.

M. Baptiste a les qualités de ses défauts. Nous le croyons larron, mais
il est habile; nous le savons impertinent, mais il possède le grand art
de commander. L'envers du maraud, c'est le factotum,--et quel ministre
ne glisse pas volontiers son pied dans les bottes du roi son maître?

M. Baptiste coûte un prix fou. Il vaut énormément: presque moitié de ce
qu'il coûte.

Je sais de braves seigneurs qui cherchent un M. Baptiste et qui ne le
trouveront jamais.

Il faut un homme à M. Baptiste, qui se respecte trop pour voler un
croquant nouvellement doré par le procédé électro-mobile.

Noblesse oblige. Les ancêtres de M. Baptiste faisaient les affaires de
ceux qui allaient à la croisade. Quand, de père en fils, on a eu la
gloire de dévaliser les preux, on éprouve le besoin de garder son rang.

A minuit, les salons de l'hôtel de Mersanz étaient pleins. Ce n'était
pas du tout une petite fête de famille, selon la première idée de
Béatrice, c'était un bal de bonne seconde force, avec le ban tout
entier des invités de premier rang et une partie de l'arrière-ban.

Le faubourg Saint-Germain, considéré comme peuple noble ou matière à
foule, pourrait être divisé en une soixantaine de catégories pour le
moins.

Le classement de cette élégante population, par rang d'importance
mondaine, n'est assurément pas difficile; mais il demanderait le même
soin délicat que la confection d'une carte des vins, parfaitement
équilibrée, où la préséance légitime des différents crus serait
graduée selon l'art et au-dessus de toute réclamation.

Il y a les dominations,--les soleils,--crus suprêmes, portant
le cachet de la comète,--les puissances, grands vins des années
choisies,--les prônes, meubles un peu vermoulus, flacons un peu
fêlés, qui déjà sourient et saluent quand on les appelle constance ou
lacryma-christi,--les positions acquises, vins vulgaires, mais solides,
à qui l'âge a donné un parfum inconnu.

Il y a les étoiles fixes, haut bordeaux, grand bourgogne, cotés dans le
commerce; les planètes, pomard ou château-laffitte; les constellations,
groupes intéressants, mais dont les bouteilles, trop jeunes, n'ont
pas encore ces dentelles moussues; il y a enfin la voie lactée: une
immensité d'astres sans nom,--un océan de petit vin blanc!

Il y a la légion étrangère: grands d'Espagne, madère et xérès,
princes du saint-empire, fiers cristaux de Bohême, où perle l'or
liquide du johannisberg ou du tokai; les jeunes seigneurs d'Italie,
bruns, satinés, soyeux, ténors, tièdes et sucrés: pur syracuse; les
lords,--mais l'Angleterre n'a que son ale pesante et son abominable
porter.

Il y a les bouquets provinciaux: le champenois, plus noble que Clovis
et dont madame veuve Cliquot porte la gloire aux deux pôles; la
côte-d'or, le roussillon, l'anjou mousseux, le lourd orléanais, la
bretagne aigrelette: tous bonnes âmes, rudes lames, jolies femmes
drôlement crinolinées, appelant le faubourg Saint-Germain «mon cousin»
avec d'étonnants accents.

Il y a la bourgeoisie alliée: nous entrons dans l'arrière-ban. Vins
ordinaires, piquette, etc.

Il y a cette classe assez nombreuse de coquins, attachés au loyal
faubourg comme la chenille à l'arbre: Tartufe moderne et sa hideuse
famille,--toujours prêt à fonder des comptoirs en Californie, et buvant
les aumônes, de l'autre côté de l'eau, en compagnie des filles de
glaise: campêche empoisonné.

Il y a les protégés, pauvres diables, lourd fardeau: vin bleu.

Il y a les artistes: triste abondance. Arrêtons-nous.

Tout cela compose une formidable cohue. Tel palais de la rue de
Varennes pourrait, s'il le voulait, à part les rayons, les astres et
les simples lumières, réunir six fois plus de queues-rouges qu'un hôtel
battant neuf, tout en plâtre, ayant l'honneur de servir de coque à un
financier.

Chez M. le comte Achille de Mersanz, divers mains, il faut bien le
dire, avaient lancé les invitations. Pour sa part, Béatrice n'avait
guère appelé que les intimes de la famille et quelques amis de
Césarine. Cependant les salons regorgeaient, et les indifférents se
montraient en considérable majorité. Pour mettre le lecteur à même
de trouver le mot de cette petite énigme, peut-être suffira-t-il de
rappeler un passage de l'entretien confidentiel entre M. Baptiste et
mademoiselle Jenny.

Ces deux discrètes personnes s'étaient avoué mutuellement qu'elles
avaient, en tout bien tout honneur, des relations avec madame la
marquise de Sainte-Croix.

Or, la façon dont devaient être dressées les lettres d'invitation
n'était pas du tout indifférente à madame la marquise de Sainte-Croix.

Le comte Achille se trouvait n'avoir point de secrétaire. M. Baptiste,
profitant de l'intérim, rendait de bons services. Nous ne saurions trop
respecter le pouvoir de ce maire du palais.

La fête était fort belle, nonobstant certaines causes de désordre,
inhérentes à la composition même de son public. Pendant ce premier
temps qui est comme le prologue ennuyeux d'un bal, madame la comtesse
de Mersanz avait fait les honneurs avec une grâce charmante. Il fallait
être initié aux menaces qui planaient au-dessus de cette maison pour
deviner la mélancolie derrière le beau sourire de Béatrice.

Césarine aussi avait fait les honneurs. C'était parfaitement bien pour
un début. Elle avait joué son petit rôle d'héritière présomptive avec
un aplomb résolu qui dénotait une envie de prochainement régner.

Sans risquer précisément aucune démarche contre la bienséance, Césarine
ne s'était point placée sous l'aile de sa belle-mère.

Beaucoup de gens avaient remarqué cela.

Césarine, depuis le commencement de la fête, faisait cour à part.

Nous n'avons rien à faire avec le bal proprement dit et nous laisserons
danser ceux qui étaient là pour danser.

Chacun sait quel délicieux essaim de jeunes filles peut fournir le
faubourg Saint-Germain, mêlé ou non. Certes, la beauté n'est pas
parquée dans un quartier; la beauté est partout dans notre France,
enfant gâté de Dieu;--mais il serait injuste de ne pas reconnaître
qu'au fond de ces hôtels, souvent tristes et froids au dehors, la race
fleurit toujours fière et toujours rayonnante.

Quelle race? dira-t-on. Parlons-nous de chevaux?

Je ne suis pas cause que la langue hippique nous ait volé ce mot
absolument nécessaire. Nous parlons de femmes et de la race française.
La race française est là dans tout son éclat lumineux et charmant.

La race svelte et grande, les visages aquilins, les fronts à diadème:
la beauté des filles des chevaliers.

Maintenant, si quelque curieux veut savoir pourquoi, dans le loyal
faubourg, ces dames forment si victorieusement la plus belle moitié du
genre humain, pourquoi les jouvenceaux ont un peu dégénéré, pourquoi
les frères, doués modestement, ne ressemblent pas toujours à leurs
adorables sœurs, nous avouerons avec ingénuité notre ignorance.

Voilà longtemps, du reste, qu'on parle de ce phénomène singulier. La
statistique officielle n'a pas encore constaté ces bizarres différences.

Elles étaient là sous la chaude lumière des lustres, embellies toutes
encore par cet incomparable génie qu'on appelle le goût français et
qui est l'éclat dans la sobriété. Le plaisir animait leur teint et
veloutait leurs regards. A la voix de l'orchestre, on voyait onduler
comme un flot étincelant toutes ces fleurs, tous ces diamants et tous
ces sourires.

Césarine avait dansé. On lui avait donné rang parmi les plus jolies.

Un instant, un seul instant, on avait pu voir mademoiselle Maxence de
Sainte-Croix au milieu du tourbillon de la valse. Son cavalier était
le comte Achille.

Il n'y eut pas deux avis. L'opinion commune, cet aréopage souverain, la
déclara unanimement la plus belle.

Elle était la plus belle.--Là-bas, parmi cette verdure du jardin Géran,
sous les gais rayons du soleil matinier, nous avons pu établir entre
nos deux héroïnes un parallèle où mademoiselle de Mersanz n'avait pas
le désavantage. Césarine, cher bouton de rose, perlé par la rosée,
était bien une fille du matin.

Maxence était la fille de la nuit,--de la nuit radieuse où mille feux
s'épandent et se croisent. Ses yeux profonds semblaient absorber tous
ces éblouissements; son teint mat, aux roses et splendides reflets,
buvait la lumière.

Il y avait sur son front de seize ans je ne sais quel fardeau de
fatalité qui la paraît hautement comme la couronne d'une reine.

Quand un rayon passait dans ses cheveux noirs aux fauves échappées,
où courait un mince rang de corail, vous eussiez dit une flamme
mystérieuse. Les longs cils de sa paupière recouvraient une pensée
étrange et peut-être tragique. L'admiration qu'elle faisait naître
s'accompagnait de souffrance. C'était ce sentiment impossible à définir
que suscite la perception de l'immensité dans la nature et dans l'art.

Cela plaît. C'est trop peu dire: cela exalte;--mais l'âme se replie
comme si elle avait peur.

Une heure après la fête commencée, Maxence était illustre parmi les
hôtes de M. de Mersanz. On la montrait aux nouveaux venus comme la
maîtresse perle du vivant écrin qui miroitait dans les salons. Elle
était le principal attrait, la principale curiosité de l'assemblée.
Elle était la _lionne_, s'il est permis de prononcer encore ce mot,
tombé dans le domaine ultra-vulgaire.

Et ce qui la faisait lionne, ce n'était pas seulement sa merveilleuse
beauté. Sa merveilleuse beauté n'eût excité que l'étonnement,
l'admiration, l'amour ou la jalousie.

Il y avait autre chose que cela dans l'impression produite par elle.

Osons le répéter, il y avait de l'effroi.

Des bruits couraient, des rumeurs, semées à dessein peut-être,
circulaient de salon en salon.

Le comte Achille était le point de mire de tous les regards.

Qu'allait faire le comte Achille?

Les bruits qui couraient, les rumeurs qui sans cesse allaient et
venaient, unissaient au nom du comte Achille le nom de Maxence.

Maxence était l'héroïne de ce drame annoncé, attendu, dont les
péripéties allaient éclater peut-être sous les feux éblouissants de ces
lustres, parmi les harmonies de cette fête.



XV

--Régulariser une position.--


Le comte Achille, par sa fortune, par son nom, par ses alliances, était
du plus haut monde; mais ses oscillations politiques et aussi son
second mariage l'avaient fait un peu déchoir. On savait que le maréchal
le tenait à distance, et cette parenté avec le maréchal était la plus
belle plume de son aile. Dans ses salons, il y avait bien un peu de
l'un et de l'autre. L'ivraie se mêlait au froment en assez notable
quantité.

Depuis le commencement de la soirée, madame la baronne du Tresnoy avait
déjà souventes fois fait la grimace à l'aspect de certains visages.

Madame la baronne n'était plus jolie. Les grimaces qu'elle faisait
n'avaient rien d'attrayant.

Elle était là avec ses deux grandes filles, pompeusement attifées;--car
il est de règle, là comme ailleurs, que la toilette des demoiselles est
en raison inverse du carré de leurs dots.

Juliette trouvait peu de danseurs, malgré les fruits savoureux du Midi
et les fleurs confites qui formaient sa coiffure; Dorothée, nonobstant
les feuillages trop touffus dont elle avait ombragé sa chevelure, n'en
trouvait point du tout et restait sur sa chaise.

A cause de cela, elles pouvaient se donner tout entières aux
impressions du moment.

Elles s'y donnaient avec la rancune amère des grandes filles qui font
tapisserie.

En conscience, elles espéraient pis que pendre, et leurs dents de
vaincues s'aiguisaient pour dévorer les catastrophes à venir.

Cela ne les empêchait pas de mordiller à droite et à gauche, pelotant
en attendant partie.

--Quelle cohue! disait mademoiselle Juliette.

--On ne sait, en vérité, répondait mademoiselle Dorothée,--d'où sortent
tous ces gens-là!

Gens de peu, petites gens, gens du plus mauvais ton, qui ne faisaient
danser ni mademoiselle Dorothée ni mademoiselle Juliette!

Deux jeunes vicomtes de province, ayant encore le duvet des fruits de
Béziers ou de Saint-Brieuc, vinrent en ce moment solliciter les mains
de ces demoiselles pour la prochaine contredanse.

Madame la baronne du Tresnoy avait bien reconnu dans cet envoi la main
charitable de Béatrice; mais mademoiselle Juliette ni mademoiselle
Dorothée ne voient jamais ces choses-là.

Elles acceptent froidement l'aubaine et se moquent volontiers des
juveigneurs de Quimper ou de Pézenas, qui viennent jeter une fleur sur
les cailloux de leur sentier.

A la fin de la contredanse, elles échangent les communications
suivantes:

--Il a l'accent auvergnat.

--Il brouille les figures.

--Il m'a dit que la journée avait été fort belle, pour la saison.

--Comme le gendarme de Nadaud... le mien m'a déclaré que Paris était
plus grand que Brives-la-Gaillarde.

--C'est une découverte... mais le mien est de bonne maison.

--Le mien aussi.

--Il a un titre.

--Ils en ont tous à Landerneau!

Cela se termine par un double bâillement et par cette plainte
sacramentelle:

--Où sont donc ces messieurs?

Ces messieurs, hélas! un groupe composé de toutes les admirations de
mademoiselle Dorothée et de mademoiselle Juliette, une constellation
où brillent tous les héros de ces mille romans que rêvent leurs heures
ennuyées. Ces messieurs! douze ou quinze vainqueurs,--et pas un mari!

Où sont donc ces messieurs? Soit bizarrerie de goût, soit suprême bonté
de cœur, si vous faites danser mademoiselle Juliette ou mademoiselle
Dorothée, vous entendrez cette question pleine de mélancolique
impertinence:

--Où sont ces messieurs?

Ces messieurs sont toujours au même endroit, croyez-le bien. Alfred
de Lansac est au jeu, où il perd; Maxime de Beaumont aussi, André
d'Orange également. Le comte Achille a établi quelque part un fumoir
tout exprès pour M. de Grévy, le mari myope et volage de la charmante
vicomtesse; pour Fauvel, l'heureux poëte à qui les plus mauvais opéras
de salon coûtent à peine six mois de travail; pour Montmorin, pour
le bel Aymar de Quelquechose,--rédacteur apprécié du _Journal des
Demoiselles_,--pour Frémiaux, le maquignon fashionable, et autres
sultans d'égale importance, tous faisant partie du groupe sidéral: CES
MESSIEURS.

Même Frémiaux,--surtout Frémiaux. Le cheval étant, au dire de Buffon,
un noble animal, anoblit tous ceux qui savent gagner cinquante mille
écus par an dans une écurie.

Dans les songes maternels de madame la baronne du Tresnoy, les quines
que l'on peut gagner à la loterie du monde ont parfois la figure
busquée, les cheveux blonds crépus, les larges épaules et le lorgnon
d'or de Frémiaux.

Personne ne s'indignerait si demain ce bon garçon mettait sur ses
cartes: «M. de Frémiaux.» On s'y attend. Ce serait de sa part un acte
courtois; cela prouverait qu'il ne dédaigne pas la particule.

Procédons par l'absurde, comme en géométrie. Supposons qu'il épouse, un
vilain jour, mademoiselle Dorothée ou mademoiselle Juliette. Dans vingt
ans, vos neveux pourront coudoyer de petits vicomtes de Frémiaux, dont
les aïeux faisaient mieux que combattre les Anglais, puisqu'ils les
vendaient,--et fort cher.

Si leur nom se trouve difficilement dans l'armorial, on cherchera dans
le _Stud book_.

Notons pour mémoire que madame la baronne du Tresnoy avait salué
fort légèrement madame la vicomtesse de Grévy, lorsque ces deux
dames s'étaient rencontrées. Au contraire, elle avait accueilli
avec reconnaissance et respect la démarche de madame la marquise de
Sainte-Croix, qui avait bien voulu lui souhaiter le bonsoir en passant.

Madame la marquise avait une cour. Dix fois, Césarine de Mersanz était
venue s'asseoir auprès d'elle. Le comte Achille l'avait promenée dans
le bal.

On s'approchait d'elle avec une sorte de ferveur, et chacun voulait
avoir un mot d'elle.

Sa toilette était un véritable chef-d'œuvre de combinaison. Cette
femme avait réellement un grain de génie. Elle posait en vieille femme
ce soir, en grand'mère plutôt qu'en mère, et cependant sa mise gardait
une fière et souveraine élégance.

Elle était, avec Maxence, l'objet de la curiosité générale. Son
apparition faisait nouveauté comme la _rentrée_ de quelque comédien
célèbre. Depuis longtemps, elle tenait rigueur au monde, et le monde
n'avait pas besoin de chercher le motif de son retour. Ce motif était
là, vivant et charmant: c'était sa fille, c'était Maxence. La présence
de cette délicieuse enfant lui était une parure nouvelle. On lui savait
gré de cette toilette d'aïeule, dont nous parlions naguère; on la
trouvait plus belle dans ce rôle imprévu, où elle apportait une douce
et simple sérénité.

Les deux demoiselles Géran, placées non loin d'elle comme des aides
de camp, n'étaient pas sans faire ressortir le ton exquis et la noble
aisance de Flavie. La grande Mélite, portant haut comme un coursier
de parade, cachait son embarras sous un air rogue. Moins intelligente
que sa petite sœur, la suave Philomène, elle sentait bien cependant
qu'elle n'était là que par tolérance et pour fournir la réplique à un
moment donné du drame. Elle appartenait à cette catégorie de bonnes
gens qui chantent à pleine voix quand ils ont peur et qui se drapent
superbement quand on les déconcerte.

Philomène, au contraire, selon la pente de sa nature, dépassait le but
par trop d'humilité. Elle était collante. Elle engluait son entourage à
force de caresses et d'obséquiosités.

C'était de ce groupe si bien composé qu'était parti le _mot de la
situation_.

Un mot illustre à la façon d'Attila et de Gengis-Khan, un mot fléau, un
mot qui fait des ruines.

Un mot qui, cependant, exprime une chose morale, bonne, nécessaire,
chrétienne.

Mais qui a servi de prétexte, ce terrible mot, depuis que le monde est
monde, à des millions de trahisons, d'abandons et de lâchetés.

C'était dans ce coin, où les deux demoiselles Géran _travaillaient_
pour la marquise, qu'on avait dit pour la première fois:

--Vous sentez bien que,--maintenant,--avec une jeune fille de seize ans
dans la maison,--M. le comte de Mersanz ne peut manquer de songer à
RÉGULARISER SA POSITION.

Que vous en semble? Cela paraît bien innocent.

Cela a égorgé des monceaux de femmes, depuis Ariane jusqu'à cette
pauvre fille qui peut-être respire, à l'heure où nous écrivons ces
lignes, la mortelle vapeur du charbon, parce qu'un vulgaire Thésée la
délaisse pour épouser une Phèdre bourgeoise, chargée fatalement de la
venger.

Rien ne change. La tragédie antique court les rues en crinoline.

Cela tue, nous vous le disons; cela ravage.

Et que la mauvaise foi ne vienne pas prétendre que nous prononçons
là de dangereuses paroles. La mauvaise foi n'aura pas beau jeu. Nous
parlerons la bouche ouverte et nous mettrons les points sur les i.

En commençant ce livre qui s'appelle la _Fabrique de Mariages_, nous
avions l'intention d'attaquer rudement certaines industries encore plus
drôles que malsaines qui ont pris pour enseigne le dieu d'hymen.

Nous voulions traduire un peu à la barre de la comédie ces Mercures
du _bon motif_, cimentant à tort et à travers--moyennant une
commission--les alliances les plus biscornues.

Il nous paraissait bon de chasser du temple ces effrontés marchands
qui éclaboussent du bas de leur charlatanisme la plus haute et la plus
sainte des institutions sociales, abstraction faite même de sa base
divine; il nous paraissait juste de démasquer ces pitres qui marient au
son de la grosse caisse, comme les dentistes de la rue détraquent les
mâchoires en plein vent. Le bruit qui se fait autour de ce trafic est
assurément une des obscénités les plus excentriques de notre époque.
Cette musique de négociateurs déguisés en Turcs et de diplomates à
queue rouge, nous avait fait tourner les yeux vers leur foire...

Mais, si frivole que soit un roman, il faut néanmoins quelque chose
pour le faire.

Une fois dans la foire, nous avons vu avec étonnement qu'il n'y avait
rien.

Rien que du bruit.

La foire matrimoniale s'agite entre des fantômes. Ce sont des maris
illusoires qui courent après des femmes chimères.

Il n'y a rien, absolument rien. Les montres de ces magasins sont
vides ou ne contiennent que des mannequins et des poupées.--Si donc
quelqu'un de ces avaleurs de sabres se prétendait attaqué dans ces
pages, nous déclarons d'avance devant Dieu et devant les hommes qu'il
aurait grand tort. On ne se bat pas contre le néant.

Paillasse étant ainsi mis hors de cause, restent ces marieurs plus
discrets qui ne font pas de publicité, qui se gardent bien de mettre la
moindre enseigne sur leur porte, et qui servent tout doucement de trait
d'union dans les hymens réputés _difficiles_.

C'est encore une industrie, mais sans patente. Cette industrie, qui
ne fait pas payer d'avance et qui dédaigne toute allure commerciale,
obtient, à la différence de l'autre, de très-nombreux résultats. Elle
tient sa place dans le monde, qui la connaît, qui la raille et qui en
use.

Il y a des gens parfaitement honnêtes parmi ces caducées. En général,
ils gagnent surabondamment l'argent qu'on leur donne.

De toutes les choses impossibles, un mariage _difficile_ est la plus
dure à travailler.

A Dieu ne plaise que nous ayons prétendu mettre ici en scène un de ces
hommes ou une de ces femmes utiles! Nous avons trouvé, chemin faisant,
sur les confias de la foire aux mariages et tout près du sentier où
marchent à pas muets les faiseurs sérieux de _rapprochements_, une
histoire véritable, et nous la racontons.

Madame la marquise de Sainte-Croix et son joli collègue M. Garnier de
Clérambault n'appartiennent à aucune catégorie classée. Mettons que ce
sont de pures exceptions: nous resterons plus à l'aise, sans sortir de
notre titre.

Il ne nous déplaît pas d'accorder que la fabrique Garnier de
Clérambault, commanditée par madame la marquise, est et sera la seule
de son genre.

D'autant que le lecteur appréciera dans sa sagesse.

Encore moins permettrons-nous de supposer que la pensée nous soit venue
de plaider contre le mariage lui-même. Quelques romans, il est vrai,
ont tenté ce méfait,--semblables à des brûlots perdus qui viennent
s'échouer contre la base invulnérable d'un roc.--Le rocher n'a pas su
que le brûlot se consumait à ses pieds.

Nous n'en voulons ici qu'à un mot hypocrite auquel la foule imprudente
se laisse prendre trop souvent, à un mot qui ment et qui empoisonne.

Nous n'en voulons qu'à cette tournure de phrase benoîtement assassine:
_régulariser une position_.

Cela s'entend de deux manières. La bonne signifie: faire succéder
l'union chrétienne et légale aux liens d'une cohabitation volontaire.

Qu'ils soient honorés et bénis, ceux qui l'entendent ainsi!

Nous parlions de marieurs. Il y en a, et de sublimes! Ceux-là font des
affaires par milliers et n'en deviennent pas plus riches; ceux-là,
soldats infatigables, montent à l'assaut du vice, et, vainqueurs,
le transforment en vertu; ceux-là sont les ouvriers du bon Dieu;
leur travail est sacré, leur bataille est féconde. Ils passent! les
sceptiques et les sots rient à gorge déployée; mais ils ont laissé
derrière eux la moralité conquise, la paix de la conscience et le
bonheur.

Ces hommes et ces femmes qui végétaient, accouplés par le hasard, et
dont les enfants n'avaient ni père ni mère, sont maintenant des époux;
ils ont une famille, un motif de s'efforcer de bien faire, un but, un
avenir.

Oh! riez; car, loin d'avoir un bénéfice, les croisés du sacrement de
mariage ont payé,--payé, je dis bien,--l'homme et sa concubine, afin
qu'ils se laissassent unir.

Comme on est forcé de payer les barbares parents qui refusent la
vaccine à leurs enfants.--Riez!

Il y a de quoi. Ces jeunes gens, ces apôtres ne se formaliseront point
de vos gaietés. Ils sont sortis ce matin de leur vie d'élégance pour
pénétrer au plus profond de la dégradation parisienne. Ils se sont
baignés, une main au cœur, l'autre aux narines, dans l'océan des
fanges matérielles et morales qui vous noieront quelque jour; ils
ont, ces sauveteurs, amené au rivage de la civilisation un peuple de
sauvages,--et payé la prime.

Vous pouvez rire.

Vous pouvez rire. Pas trop haut, cependant. Il y a des muscles sous
leurs gants blancs.

On en a vu rosser des philosophes.

Ce fut un tort. Ils auraient mieux fait de se marier.

Qu'ils soient bénis encore une fois ceux qui comprennent ainsi notre
terrible phrase et qui _régularisent la position_ du pauvre, en faisant
d'une couvée humaine une famille!

L'autre manière d'entendre notre mot n'est pas même française. Elle
force le sens à ce point de dire précisément le contraire de ce que ses
paroles expriment.

Et pourtant elle est généralement usitée dans son acception absurde et
cruelle; beaucoup de bonnes gens s'en vont la répétant, et, ce qui pis
est, croient faire œuvre pie.

Le second et lugubre sens de cette façon de parler: _régulariser une
position_, c'est briser un lien, torturer une âme, chasser une femme
de la maison, mettre une existence sous la meule.

On frémit à bon droit en voyant une arme à feu dans les mains d'un
enfant.

Et personne ne s'émeut quand la foule écervelée--qu'elle soit habillée
d'indienne ou de velours--manie imprudemment cette machine meurtrière.

Il faut le dire, l'arme peut être bien dirigée. Certaines unions ne
peuvent pas avoir une heureuse issue. Il est bon, il est loyal d'user
de l'influence qu'on a pour arracher une personne chère à quelque
commerce indigne. Mais il y a deux intérêts en jeu. En sauvant l'un,
vous frappez l'autre. Il faut, par conséquent, un juge compétent pour
rendre cet arrêt suprême.

Eh bien, le tribunal manque. Cela se fait toujours par entraînement et
comme les paysans de Walter Scott menaient la sorcière à la mare. On
crie: «Sus! sus!» La cohue est contente: elle veut toujours juger comme
le bonhomme des _Plaideurs_.--Et, chose étrange, les femmes ici sont
surtout impitoyables.

Les femmes n'aiment pas les femmes. Autour de ce supplice, les femmes
sont toutes des tricoteuses, rangées sous l'échafaud. Celles qui ne
sont pas enragées restent indifférentes et diraient volontiers,
parodiant le mot de Lafontaine: «Ce n'est qu'une femme qu'on égorge.»

L'animosité augmente, la rigueur devient implacable si la condamnée
a usurpé une situation mondaine, et si le faux mari, aux temps des
amours, a dressé un piédestal à celle qui deviendra sa victime. C'est
sur la poitrine de la femme que sera frappé le _meâ culpâ_ de l'homme.
L'homme a menti au monde, le monde se venge en écrasant la femme...

Au nom du ciel! ce ne sont pourtant pas là des déclamations! Il ne me
paraît pas ultra-révolutionnaire de reprocher au monde son éternelle et
idiote faiblesse pour don Juan.

Le monde ira danser demain chez don Juan, divorcé malgré la loi,
fallût-il pour cela passer devant le pauvre corbillard qui conduit la
vraie femme de don Juan au cimetière!

J'ai vu cela. J'ai entendu bourdonner autour de mes oreilles ce
barbarisme imbécile: _régulariser une position_. J'ai vu les
hordes en cravates blanches et en dentelles protéger un gros homme
moustachu,--fort comme trois lutteurs du château de la Savate,--contre
une pauvre sainte qui se mourait.

J'ai suivi le cercueil, moi tout seul, derrière la mère en larmes.

Elle avait tant souffert ici-bas, que ce deuil était comme une joie. La
mère et moi, nous fêtions silencieusement la délivrance. Quand la terre
eut tombé, pelle à pelle, sur la bière sourde, la mère sécha ses pleurs
et dit: «Tant mieux pour elle!»

Elle était vieille, et je la vois encore partir en chancelant comme une
femme ivre.

Sa fille était le dernier battement de son cœur.

L'homme moustachu, cédant à de bons conseils, avait ouvert cette tombe
et régularisé cette position. Il était, je crois, vicomte de Bourse, et
là-bas on ne transige pas avec l'honneur!

Il y a bien un autre mot qui se dit _réparation_ et qu'on applique
avec enthousiasme au cas où ce même gros seigneur barbu juge à propos
d'épouser une coquine; mais c'est un tout autre sujet, et nous n'en
parlons que par manière de génuflexion devant le discernement public.

Le ballon d'essai avait donc été lancé dans la partie du salon qui
avait l'honneur de posséder les deux demoiselles Géran, la grande et
la petite, la superbe et la modeste. Le mot trouva immédiatement de
l'écho; il en trouve toujours et cela ne peut être autrement, puisqu'il
promet pis que pendre: scandale nécessaire, catastrophe, péripéties. Il
est si doux de manger son spectacle gratis!

En un clin d'œil, le mot fit tache d'huile et se répandit d'un bout
à l'autre des salons.

Il glissa, sans gêne et sans encombre, entre les figures enchevêtrées
d'une douzaine de quadrilles; il se balança aux mesures allemandes
de la valse; il circula décemment le long des respectables galeries,
effleurant les groupes politiques, galopant parmi les petits clubs
des sportmen, interrompant un peu plus loin la critique éclairée de
la comédie nouvelle, coupant en deux sur sa route un demi-cent de
chroniques scandaleuses, prenant ses aises au buffet, occupant, autour
des tapis verts, l'entr'acte de deux parties.

Vous l'avez vu se rouler comme un serpent, voler comme une hirondelle.
De toutes les choses qui vont, c'est la plus agile; de toutes les
choses qui rampent, c'est la plus subtile. Cela s'épand comme l'air ou
comme la lumière; seulement, contre cela, il n'y a ni paravent ni écran.

Cela traverserait la muraille d'acier poli qui défend les châteaux
enchantés de l'Arioste.

Au bout d'une demi-heure, tous les hôtes du comte Achille savaient
qu'il s'agissait de régulariser sa position, c'est-à-dire d'envoyer
Dieu sait où celle qui portait le nom de comtesse de Mersanz, et de
faire un mariage convenable.

Nous demandons pardon au lecteur d'aller si lentement, mais le sujet
est délicat entre tous. Ces histoires véritables ont parfois une telle
brutalité, qu'il les faut entourer d'une bourre.

Sans cela, vous qui vivez au milieu d'un fouillis d'histoires
semblables, vous seriez les premiers à dire: «Cela est impossible! cela
ne se passe pas ainsi.»

Notons un phénomène curieux, mais non pas rare. Dans le monde, la
situation ne s'éclaircit presque jamais petit à petit, comme se fait
l'aube dans nos climats tempérés. Le jour brille tout d'un coup au
milieu d'un mystère. Il n'y a pas de crépuscule.

La veille, les trois quarts ignoraient, l'autre quart doutait, ou niait
en haussant fièrement les épaules.--Le lendemain, tout le monde le
sait; la chose existe; elle est incontestable. L'évidence éclate.--Qui
a dit le secret?

Personne, souvent.

Le secret était mûr. Il est tombé sans qu'on ait pris la peine de le
cueillir.

Le secret de la comtesse Béatrice était mûr. On se le renvoyait comme
une balle, du salon à l'antichambre. Les petits jeunes gens qui dansent
le savaient. Que dire de plus?

Aussi personne n'avait besoin d'explication préalable pour comprendre
cette grande nouvelle: la position va être régularisée. Il y avait
lieu. Cette fausse comtesse jouait, de son reste.--Avait-elle bien le
front encore de faire les honneurs!

Pauvre petite demoiselle Césarine! quelle humiliation! N'aurait-on pas
dû se hâter davantage et faire la maison nette, au moins, pour son
retour?

C'était pour elle, pour elle seulement que beaucoup de bonnes âmes
restaient un instant de plus dans ces salons compromis. Sans elle, une
fois dévoilée l'irrégularité de la position, chacun se fût retiré.
C'eût été une déroute.--Mais la pauvre petite demoiselle Césarine
n'était pas la cause de cela.

Elle en souffrait cruellement, on le voyait bien. Elle se tenait
toujours très-loin de sa prétendue belle-mère, et cependant son regard
ne la perdait point de vue.

Un voile de mélancolie couvrait la gaieté de ses seize ans...

Partant de là, on accusait bien un peu le père, mais seulement sur la
question de temps. Le crime était d'avoir trop prolongé cette intrigue.
Quant à l'intrigue elle-même, un jeune veuf est bien exposé, surtout
quand il est puissamment riche. Ces créatures, d'ailleurs, sont si
habiles, si adroites,--si rouées!

Car nous savons employer, dans nos salons aristocratiques, l'énergie
un peu rude de certaines expressions.

La faute était à Béatrice. Autres temps, autres mœurs. Jadis
nous cherchions partout des Clarisse Harlowe et des Paméla, jadis
nous traquions comme un loup enragé cet infâme Lovelace. C'était
intolérable. Aujourd'hui que le monde a marché, nous savons bien que
Clarisse et Paméla courent effrontément après ce bon M. Lovelace,--dont
le sexe et l'âge méritent protection.

Nous avons découvert cela en même temps que l'harmoniflûte et le
télégraphe électrique. Nous sommes un siècle gaillard!

On l'aurait brûlée volontiers, cette Béatrice, pour avoir séduit M.
le comte de Mersanz. Il y avait des instants où l'opinion unanime la
vouait aux plus affreux supplices.

Puis le reflux avait lieu. Vous connaissez tous ces marées qui vont
et viennent sous le feu des bougies, marées bien plus capricieuses
que celles de nos grèves. Soudain, le flot humain s'agitait: un
contre-courant se faisait.--On venait de voir passer la comtesse
Béatrice, calme, noble, souriante, au bras d'un ami ou d'un parent de
M. de Mersanz. Les choses alors changeaient de face. D'où pouvaient
partir tous ces cancans absurdes et peut-être intéressés? Quelles
preuves avait-on pour croire à ces on dit impossibles? Le comte
avait-il parlé? Césarine avait-elle prononcé un seul mot? ou Béatrice
elle-même s'était-elle trahie?

Ces symptômes si clairs s'obscurcissaient. On s'étonnait d'avoir cru,
après s'être reproché d'avoir douté.--C'était fort intéressant, ce
mouvement d'oscillation; cela occupait. On s'amusait véritablement
beaucoup à l'hôtel de Mersanz, ce soir.

Et l'espérance de voir sous peu,--cette nuit même peut-être,--une
position régularisée, ajoutait encore à l'allégresse générale.



XVI

--Saynètes.--


La scène est au fumoir, une bonbonnière du genre délicieux, toute
doublée de cuir de Russie,--vitraux moyen âge,--potiches mémorables.

Frémiaux vient de gagner cinq cents louis à divers. Quoique ce soit sa
constante habitude, il est fort gai. Frémiaux est un homme un peu fort
et d'encolure normande. Son costume peut passer pour rigoureusement
élégant. Il le porte mal. On n'a jamais su pourquoi dans ce monde, qui
n'est pour lui qu'une clientèle, Frémiaux a presque droit d'insolence.

M. le vicomte de Grévy sort aussi de la salle de jeu où il a perdu
quelque cent napoléons en sa qualité de myope.

Dans le plus pur salon du monde, je ne réponds pas de la salle de jeux.

Et le salon du comte Achille était, ce soir, un peu poivre et sel.

Fauvel, le poëte, Aymar de Quelquechose, l'écrivain du premier âge,
Maxime de Beaumont, André d'Orange et autres, demi-couchés sur les
frais divans, envoient au plafond, selon la formule, les _bleuâtres
spirales_ de leurs panatelas.

Ils causent--et si vous saviez combien ils ont d'esprit!

FRÉMIAUX: Puisque tout le monde le dit, ce doit être un mensonge.

GRÉVY: Elle est plus adorable que jamais.

FAUVEL, le poëte: Qui a vu Achille danser avec ce soleil tropical:
mademoiselle Maxime de Sainte-Croix?

QUELQUECHOSE, du _Journal des Demoiselles_: Maxence! c'est un nom
d'homme.

FRÉMIAUX: Vous portez bien des moustaches, vous!

QUELQUECHOSE, _le poing sur la hanche_: Comment l'entendez-vous?

MAXIME DE BEAUMONT: Frémiaux, comment l'entends-tu?

FRÉMIAUX: J'entends qu'Achille est un heureux mortel.

QUELQUECHOSE: A la bonne heure.

GRÉVY: Mais pensez-vous, là, véritablement, que la chose puisse se
faire?

FRÉMIAUX: Sans doute, puisqu'elle est absurde.

MONTMORIN, _entrant_. Combien Frémiaux a-t-il déjà fait de mots?

QUELQUECHOSE, _avec rancune_: Il en a beaucoup appelé, mais ça n'est
pas venu.

GRÉVY: Ma parole d'honneur, si j'étais garçon, moi... ou si j'étais
seulement le cousin de cette belle Béatrice... Voyez-vous, je mettrais
ma main au feu que cette femme-là est pure comme les anges!

MONTMORIN: Quand même ta main brûlerait, la comtesse Béatrice n'en
resterait pas moins la plus jolie femme de Paris... après mademoiselle
de Sainte-Croix.

GRÉVY: Cette Maxence est plus belle?

FRÉMIAUX: Cent pour cent de différence!

GRÉVY: Achille la promène toujours?

MONTMORIN: Il y a éclipse.

GRÉVY: De l'une ou de l'autre?

MONTMORIN: De l'une et de l'autre... Énée et Didon dans la grotte...
disparus tous les deux... et madame la marquise de Sainte-Croix a été
saluer Béatrice.

On appelait déjà celle-ci par son nom. Il faut avouer, du reste, qu'au
fumoir, les symptômes s'accusent plus rudement que partout ailleurs.

--Y a-t-il parmi vous, messieurs, demanda Montmorin, orateur presque
aussi important que Frémiaux,--y a-t-il quelqu'un qui connaisse le beau
lieutenant?

--Quel beau lieutenant, firent quelques-uns.

Le vicomte de Grévy était du nombre.

--Myope! s'écria Montmorin,--quand tu as salué ta femme sans la
reconnaître, il lui donnait le bras.

Grévy éclata de rire.

--Je l'avais pris, dit-il, pour le vice-président de Vaudreuil, qu'on
m'a signalé comme faisant la cour à la vicomtesse.

--Pauvre Grévy! l'officier le plus droit, le plus mince, le plus
crânement planté de toute l'armée française!

--Ah çà! Grévy, tu ne seras donc jamais jaloux!

Le vicomte répondit simplement et sérieusement:

--Si je valais le quart de ce que vaut Anna, je serais l'homme le plus
heureux de l'univers... et, si Anna était à la place de cette pauvre
comtesse Béatrice, je vous préviens que nous verrions beau jeu.

Frémiaux prononça cet arrêt dans sa cravate:

--Grévy était né pour être un bon mari.

--Mais pourquoi Montmorin parlait-il du beau lieutenant?

--Parce qu'il occupe beaucoup là-bas... On dit de tous côtés que
madame de Mersanz se compromet avec lui pendant que la superbe Maxence
compromet Achille.

--C'est un tort! fit Quelquechose solennellement.

--Il a nom, ce lieutenant?

--Vital... ou Vidal... l'Antinoüs de notre brave troupe de ligne!...
une admirable machine à afficher une femme!

Ceci était de Montmorin. Grévy jeta son cigare et dit:

--Si pourtant cette femme qui est belle entre toutes, supérieurement
honnête et plus spirituelle dans sa douce modestie qu'un cent de nos
bas bleus, avait pour frère l'un de nous...

--Cela prouverait qu'elle est bien née, riposta Montmorin.

Grévy haussa les épaules et sortit. Fauvel, le poëte, cherchait un mot
fin depuis une demi-heure. Il dit:

--Grévy succédera au lieutenant Vidal... ou Vital.

--Les choses s'engagent drôlement, reprit Montmorin; je ne devine pas
du tout comment cela va se débrouiller.

Frémiaux poussa une large bouffée et rendit cet oracle:

--Cela ne se débrouillera pas tout seul, mais Achille n'y sera pour
rien... Achille est l'homme du laisser faire... Fiez-vous-en à cette
belle Maxence, à madame de Sainte-Croix et même à la petite Césarine...
Il y aura des morts sur le carreau; car ce sera une bataille de dames!

Dans les salons:

JULIETTE _à Dorothée_: Voilà M. de Grévy; mais il ne danse plus.

DOROTHÉE: Il serait bien temps pour sa femme de l'imiter.

JULIETTE: Cette petite Maxence va bien pour son âge.

DOROTHÉE: Si elle manque son coup, elle est perdue à tout jamais!

Cette éventualité consolante amena le même sourire aux lèvres pincées
des deux demoiselles du Tresnoy.

UNE VOIX DE CINQUANTE ANS, _dans la galerie_: Le scandale a trop duré.

AUTRE VOIX, _appartenant à une personne plus charitable_: Mieux vaut
tard que jamais.

MÉLITE, _s'essuyant avec son mouchoir brodé, après avoir usé de son
foulard_:--C'est pour la jeune personne... c'est uniquement pour la
jeune personne...

PHILOMÈNE: Un pareil exemple... dans la maison paternelle...

MÉLITE, _inflexion de prospectus_: Nous aimions nos élèves comme si
elles étaient nos filles... Quand nous avons fait ce qui s'appelle un
brillant sujet...

PHILOMÈNE, _doucement, à sa voisine, qui a eu l'imprudence de déclarer
deux petites filles de six à huit ans_: Voilà notre unique but, chère
madame... faire des éducations sérieuses... produire des sujets à
la fois modestes et distingués... et, comme je le dis quelquefois,
d'honnêtes femmes qui sont partout remarquées.

VOIX DIVERSES: C'est tout clair... cela ne fait pas de doute... Dans ce
cas-là, le plus pressé, c'est de régulariser la position.

L'ÉCHO, _de toutes parts_: Régulariser la position!... régulariser la
position!

LA MARQUISE DE SAINTE-CROIX, _abordant la baronne du Tresnoy_: Ces deux
charmantes demoiselles sont déjà fatiguées de la danse?

LA BARONNE: Il fait si chaud, madame!

JULIETTE: Nous sommes en nage!

DOROTHÉE: Il faut bien un peu se reposer.

(_En ce moment, la valse prélude. On voit Maxence et Achille à l'autre
bout du salon._)

LA BARONNE, _souriant_: A l'âge de mademoiselle votre fille, on ne sait
pas ce que veut dire le mot lassitude.

LA MARQUISE, _se plaçant entre la baronne et Dorothée: elle parle
très-bas_: Pourquoi cette petite Grévy est-elle mon ennemie?

LA BARONNE, _sans embarras_: J'ignorais que madame la vicomtesse de
Grévy fût votre ennemie.

LA MARQUISE: Feu votre mari ne m'aimait pas, chère madame.

LA BARONNE: Chère madame, mon mari me parlait bien rarement affaires.

LA MARQUISE, _baissant la voix_: C'est faire un présent à ses amis que
de leur raconter certaines histoires.

LA BARONNE: M. du Tresnoy est mort pauvre; nous avons peu d'amis; je
n'aime pas raconter les histoires.

(_Un silence_).

Ces deux dames sont placées côte à côte. Elles ont toutes deux le
sourire aux lèvres. On jurerait qu'elles échangent les plus fades
compliments.

Mademoiselle Juliette et mademoiselle Dorothée font des efforts
insensés pour saisir ce qu'elles disent.

C'est peine perdue.

MÉLITE: Maxence et Césarine sont deux amies inséparables... Ce serait
un événement bien heureux sous tous les rapports.

PHILOMÈNE: Nous comparions souvent leur liaison aux plus célèbres
amitiés de l'antiquité... Damon et Pythias... Nisus et Euryale...

UNE DOUAIRIÈRE DU GROS-CAILLOU, _dont l'éducation première a été
négligée_: Philémon et Baucis... et autres.

PHILOMÈNE, _saluant avec humilité_: Et autres.

MÉLITE, _doctoralement_: Ce serait le bonheur qui entrerait dans la
maison en même temps que la moralité.

LA DOUAIRIÈRE: Quel est donc ce grand garçon tout pâle qui suit
mademoiselle de Mersanz comme son ombre.

DOROTHÉE: Tournure départementale!

JULIETTE: Physionomie de surnuméraire!

VOIX DIVERSES: Un joli jeune homme.

MÉLITE, _confidentiellement_: C'est peut-être un mariage.

CHŒUR: Vraiment!... le père et la fille en même temps!

LA DOUAIRIÈRE, _attendrie_: Ce serait bien mignon... A-t-il un titre?

MÉLITE, _avec autorité_: Excellente famille de la Beauce... M. de
Rodelet...

LA DOUAIRIÈRE: Ah! peste... Rodelet!... connaît pas!

CÉSARINE, _à Léon_: Je n'en puis plus... je vous remercie!

LÉON, _à part_: Ses yeux ne quittent pas Vital! Il lui offre la
main pour la reconduire à sa place. Béatrice passe au bras du
lieutenant.--Chuchotements et rires.

LÉON, _à part_: Sa main a tressailli.

CÉSARINE: Ne m'avez-vous pas dit le nom de ce jeune homme qui est avec
ma belle-mère?

LÉON: Deux fois, mademoiselle.

CÉSARINE, _rougissant et souriant_: Je n'ai pas de mémoire.

LÉON: Vital.

CÉSARINE, _rêvant_: Vital...

Béatrice et son cavalier franchissent le seuil de la serre voisine.
Césarine, qui est assise déjà, et qui a salué Léon Rodelet pour lui
donner congé, se relève vivement.

CÉSARINE: Il fait trop chaud ici... conduisez-moi dans la serre.

LA MARQUISE, _à la baronne_: Vous n'avez rien fait de ces papiers; vous
avez senti le danger: vous avez vos filles... J'ai la certitude morale
que vous n'en userez jamais... néanmoins, je vous en offre deux mille
louis.

LA BARONNE, _très-froidement_: A défaut de fortune, M. du Tresnoy
nous a laissé le souvenir de ses vertus... Je chercherai ces papiers,
puisque vous semblez y tenir si passionnément, madame la marquise... Si
je les trouve, j'aurai l'honneur de vous les remettre en mains propres,
heureuse d'avoir pu vous être agréable.

LA MARQUISE, _se levant et avec son meilleur sourire_: Vous connaissez
ces papiers... vous les avez montrés à la vicomtesse... Adieu, chère
madame! vous entendrez parler de moi.

La baronne était très-pâle. Elle lui rendit son salut, et parvint à
sourire, quoiqu'elle fût prête à se trouver mal.

Au buffet:

LA VICOMTESSE DE GRÉVY, _accostant le bon capitaine Roger, qui parle
haut, qui jure cartouchibus et qui raconte ses campagnes au milieu d'un
cercle d'auditeurs émerveillés_: Je voudrais bien vous dire un mot,
capitaine.

ROGER, _se redressant_: A moi... n'y a pas d'offense... mais, sans vous
commander, où donc que je vous ai entre-aperçue quelque part?

UN TRANSFUGE DU FUMOIR: La vicomtesse donne dans le militaire, ce soir.

CHOEUR, _à demi-voix_: Est-il drôle, ce bonhomme beau-père!

UN AMI DE LA MAISON: Vous conviendrez que c'est intolérable!... Cette
vieille moustache est un comique par trop audacieux! Achille est
ridicule depuis la plante des pieds jusqu'au bout du nez!... Il est
temps, il est grand temps que cela finisse!

UN VICOMTE DÉPARTEMENTAL: Le vieux a une touche splendide!...

UN DANSEUR _altéré, mais de bonne foi_: La comtesse est une délicieuse
femme!

L'AMI: Comtesse!... comtesse... nous verrons bien cela!

UN MONSIEUR _qui protége une choriste du Cirque-Olympique_: On n'a pas
idée qu'un homme posé comme Achille se mette dans un pétrin pareil!
C'est indécent!

CHOEUR: Il faut le voir pour le croire!

LE MAITRE D'HOTEL, _à un porte-plateau derrière le buffet_: Jean! tu
vois bien cette dame qui emmène ses Victoires et Conquêtes?...

LE PORT-PLATEAU, _regardant Roger et la vicomtesse_: Oui, monsieur
Martineau.

LE MAITRE D'HOTEL: C'est une sans-souci qui a de l'esprit comme
quatre... et méchante et farceuse et, tout!... Prends les glaces
et suis-la pour me dire quelle bamboche elle va jouer à la grande
armée... Je le déteste, moi, ce troupier: il m'a bu deux bouteilles de
champagne...

LA VICOMTESSE, _à Roger_: Capitaine, il ne faut plus retourner au
buffet.

ROGER: Vous dites?... Je m'oppose: il fait trop soif!

Nous sommes forcés d'établir ici une parenthèse pour dire que le bon
Roger était arrivé au bal avec quelques restes de sa bombance du matin.
Il avait passé une notable partie de la journée avec le sergent Niquet,
l'adjudant Palaproie et ce perfide Barbedor, qui l'avait soigneusement
entretenu en état de liesse.--Si la barrière des Paillassons est
jamais percée, il est à souhaiter que, par reconnaissance, on la nomme
barrière Barbedor. Au fond du purgatoire, où Jean-François Vaterlot
expie sans doute ses nombreuses fredaines, ce fort-et-adroit aura un
bien doux moment.

Ce n'était pas pour lui, en effet, qu'il jouait ce rôle de traître,
c'était pour la barrière des Paillassons, son idole!

Vers six heures du soir, le capitaine Roger était rentré à l'hôtel,
toujours en compagnie des deux invalides et du maître du château
de la Savate. Ces trois braves lui avaient proposé de l'aider dans
l'importante affaire de sa toilette. Roger, résolu à se montrer dans
toute sa splendeur au bal de son gendre, avait accepté.

Nous n'avons garde de nier l'effet touchant d'un vieil uniforme. Mais
ces exhibitions réussissent beaucoup mieux au théâtre que dans la vie
privée. Depuis 1852, nous avons vu, Dieu merci, beaucoup de très-vieux
uniformes dans nos rues. Certes, le peuple n'est pas suspect de ne
pas aimer nos gloires: pour l'amour de nos gloires, le peuple le plus
spirituel de l'univers chante faux du matin au soir les chansons les
plus idiotes que jamais muse antigrammaticale ait rimées. Il lui suffit
que _Français_ soit au bout d'un vers boiteux, _Victoire_ au bout d'un
autre, pour s'égosiller loyalement et boire le campêche avec plaisir.

Eh bien, ces très-vieux uniformes qui, depuis 1852, émaillent
volontiers les rues, excitent moins d'attendrissement que de surprise.
Certains sceptiques se permettent de les trouver bouffons au degré
suprême, et j'ai rencontré d'audacieux gamins qui, loin de verser des
larmes à cet aspect, avaient bien le front de rire.

N'oublions pas que le pauvre Roger était, à son insu, un des principaux
auxiliaires de madame la marquise de Sainte-Croix. Le ridicule qui
l'entourait agissait sur ceux que la morale n'eût point suffi à
convaincre de cette vérité: que la position soit régularisée.

Madame la marquise n'eût pas donné son Roger pour beaucoup d'argent.

Niquet et Palaproie, de plus en plus jaloux des splendeurs de leur
ancien camarade, étaient spectateurs passifs de la toilette; mais
Barbedor avait voulu être le valet de chambre de l'ancien,--son soldat,
comme il avait dit. Roger, entre les mains d'un pareil chambellan, ne
pouvait manquer d'être _astiqué_ à miracle.

Toutes les grâces qu'on peut ajouter à la tenue d'un capitaine
d'infanterie, années 1798-1799, furent mises en usage. Les guêtres
dessinèrent sa jambe amaigrie et chancelante, boutonnées qu'elles
étaient sur la culotte blanche; le frac étriqué fit briller au milieu
du dos ses boutons passés à la _patience_; les épaulettes un peu
rougies s'affaissèrent sur le drap trop mûr; et le tricorne était
déjà entre les mains de Niquet, lorsque Barbedor, l'infâme, déplia un
mystérieux paquet, dissimulé jusque-là sous sa vaste houppelande.

Ce paquet contenait une perruque plâtrée, selon l'ancienne mode
militaire, dont le carnaval a conservé la respectable tradition.

Roger, à cette vue, ne put dissimuler son émoi. Il tendit
solennellement la main à son cousin Vaterlot et dit:

--Je ne me les ai fait couper qu'en 1807... le dernier de la 26e! et,
chaque fois que l'occasion y est, je les regrette. Je te remercie
d'avoir pensé à ça!

Niquet et Palaproie s'étaient levés tous les deux. Leurs jambes de bois
sonnèrent sur le parquet de la chambre. Ils trépignaient de joie.

--Moi, je les ai eus jusqu'en 1809! dit Niquet.

--Ah! mais! fit Palaproie;--moi, jusqu'en 1811... et il fallut de la
salle de police pour les faire tomber!

Barbedor ajustait la perruque sur le crâne chauve et grisâtre de Roger.
Les deux invalides se mirent à distance pour mieux voir.

--Ça y est! dit Niquet en battant des mains.

--Ah! mais oui! appuya Palaproie;--et je ne m'en cache pas, que je
boirais bien quelque chose, eu égard à la circonstance d'avoir évoqué
les souvenirs de la victoire!

Quand Roger fut costumé à son gré, on le fit descendre sur l'esplanade
pour l'offrir à l'admiration des anciens. On but encore. Garnier de
Clérambault était là parmi les promeneurs.

Il revint dire à madame la marquise, qui se préparait pour le bal:

--Cet imbécile de Roger est la plus belle plume de notre aile... On n'a
pas un beau-père comme ça... A lui tout seul, il suffirait pour faire
sauter la mine.

Les soirs où madame la marquise de Sainte-Croix travaillait dans le
monde, M. Garnier de Clérambault avait vacances. Elle n'aimait point
le voir se risquer sur le glissant parquet des salons.

Lui se regardait comme un homme universel et propre à tout. Il se
vantait même volontiers, comme tous les gens de sa sorte, d'exceller au
_jargon_ du grand monde. Mais nous savons qu'il ne résistait jamais à
Flavie.--Ceci explique pourquoi nous n'avons pas salué l'habit bleu de
notre Garnier à l'hôtel de Mersanz.

L'entrée de Roger avait été très-belle. Les invalides l'avaient
accompagné jusqu'à la porte cochère. On s'était embrassé tendrement;
puis le capitaine, posant son tricorne sur sa perruque plâtrée, avait
monté le perron d'un pas processionnel.

L'effet aurait été bien plus grand, si Roger s'était montré ainsi au
milieu des salons déjà remplis; mais il ignorait les beaux usages:
il arriva en avance et ne quitta plus le buffet, où ses attraits le
retenaient.

Au buffet, on venait le voir comme une bête curieuse, bien qu'il eût
ôté la fameuse perruque, à cause de la chaleur.

La vicomtesse de Grévy l'attira dans l'embrasure d'une fenêtre.

Roger éprouvait bien un peu de respect pour cette belle dame; mais,
après tout, il était le père d'une dame plus belle encore et plus
riche, selon toute apparence; il était le père de la maîtresse de la
maison. Son embarras ne l'empêchait point de garder la conscience de ce
fait, qu'il était ici presque chez lui.

Son gendre lui avait souri, au commencement de la soirée,--d'un air un
peu équivoque, il est vrai;--mais ce comte Achille était fier et _pas
bon enfant_.

Roger ne se sentait point du tout d'humeur à subir l'oppression de
cette inconnue.

Il refusa tout net de se priver du buffet et entama une énergique
protestation, que la vicomtesse coupa tout net en lui glissant quelques
mots à l'oreille.

Ceux qui étaient en train de lorgner le bon capitaine et d'échanger à
son endroit quelques bons mots de hasard, le virent tout à coup pâlir
comme s'il eût reçu une blessure en pleine poitrine.

Il resta un instant comme foudroyé. La vicomtesse continuait de lui
parler tout bas.

JEAN, _revenant avec son plateau vide, derrière le buffet_: Ah! ah!
monsieur Martineau! vous avez bien deviné! Elle lui en a joué une, de
farce!

MARTINEAU: A la vieille moustache?

JEAN: Oui, monsieur Martineau... J'en ris encore, tenez!

MARTINEAU: Quelle farce?

JEAN: Je ne sais pas.

MARTINEAU: Pourquoi ris-tu?

JEAN: Parce que c'est drôle.

MARTINEAU: Imbécile!

JEAN: Voilà donc qu'elle l'emmenait tambour battant... le vieux allait
comme un chien qu'on fouette... Il a voulu s'en aller... Alors, elle
lui a fait la farce...

MARTINEAU: Mais quelle farce?

JEAN: Vous allez voir... Je ne sais pas la farce... mais elle était
bonne, car le vieux est devenu pâle comme un linge... J'ai cru qu'il
allait tomber à la renverse... je lui ai offert un sorbet... Il m'a
regardé avec des yeux tout choses... et il s'est mis à pleurer comme un
enfant.

MARTINEAU: Il a bien assez bu pour cela... A ta besogne!

JEAN: Oui, monsieur Martineau... mais elle était drôle, pas vrai, la
farce?

ROGER, _à la vicomtesse_: Ce n'est pas Béatrice qui vous a chargée de
me parler ainsi! (_Il se laisse aller sur un fauteuil._)

LA VICOMTESSE: Non, sur mon honneur!

ROGER: Qui donc? (_Il essaye de se lever._)

LA VICOMTESSE, _s'asseyant auprès de lui_: Peu importe cela... Vous ne
savez pas tout; écoutez encore!

DOROTHÉE: Voyez donc, ma mère!... madame de Grévy en tête-à-tête avec
le beau-père.

JULIETTE: Il est ivre!

LA BARONNE, _sévèrement_: Je vous défends de vous mêler de tout ceci.

LES DEUX GRANDES FILLES, _se regardant_: Qu'a donc ma mère?

MÉLITE: Je remarque rarement les choses de cette sorte... mais le fait
est tellement patent...

PHILOMÈNE: Ce n'est pas une de nos chères enfants qui ferait cela!

LA DOUAIRIÈRE: J'ai reçu autrefois... et je passais pour bien
recevoir... mais je ne restais pas la soirée entière avec un officier...

LA MARQUISE, _distraite_: De qui parle-t-on?

MONTMORIN: Madame la marquise me permettra de lui offrir mon sincère
hommage... Il y a des siècles que nous n'avions eu l'honneur...

LA MARQUISE, _sèchement_: Trois ans.

FRÉMIAUX, _qui passe, à part_: Que va-t-il lui parler de
siècles!...(_Haut et s'avançant_): Madame la marquise... (_Il salue._)

MONTMORIN: C'est que le temps nous a paru horriblement long!

FRÉMIAUX: On parle de cette pauvre comtesse Béatrice, qui devient folle.

LA MARQUISE, _très-froide_: Comment?

FRÉMIAUX: J'oubliais que vous êtes la charité même.

GRÉVY, _lorgnant, puis saluant_: Madame la marquise... tout ce bruit,
c'est pour un lieutenant de la ligne!... Si j'étais femme, en ce temps
d'austérité, j'aurais peur de promener mes neveux qui sont au collége.

LA MARQUISE, _tendant la main au vicomte_: Vous êtes bon, vous,
monsieur de Grévy!

MONTMORIN, _à part_: Touché!

FRÉMIAUX, _entre haut et bas_: Elle aura vu le lieutenant avec la
vicomtesse.

GRÉVY, _à la marquise_: Mais où donc est votre charmante fille?

LA MARQUISE: C'est une pensionnaire...

FRÉMIAUX, _à Montmorin_: Une collégienne qui se fait déjà promener.

MONTMORIN, _à Frémiaux_: Achille a disparu... elle aussi... c'est
superbe!

FRÉMIAUX, _lorgnant à la ronde_: Ma parole!... (_Il essaye son
lorgnon._) Dans un vaudeville, on réconcilierait les deux époux et l'on
marierait le lieutenant à la collégienne.

MONTMORIN: Cela a tant d'esprit, les vaudevilles!

FRÉMIAUX: Aussi vivent-ils peu.

ROGER, _dans l'embrasure, saisissant les deux mains de la vicomtesse_:
Dites-vous vrai, madame?

LA VICOMTESSE: Malheureusement, oui, capitaine.

ROGER, _avec explosion_: Alors, je vais aller trouver mon gendre... et
lui dire... Mille tonnerres!... je ne lui dirai rien et je lui brûlerai
la cervelle!

LA VICOMTESSE: Vous ne bougerez pas d'ici!

ROGER: Par exemple!... je serais curieux de savoir...

LA VICOMTESSE: Qui vous en empêchera?...

ROGER: Oui... qui m'en empêchera!

LA VICOMTESSE, _froidement_: Ce sera moi... en vous disant ces simples
paroles... Si vous prononcez un mot, si vous faites un geste, vous tuez
votre fille!



XVII

--Maxence de Sainte-Croix.--


Depuis quelques instants, madame la marquise de Sainte-Croix était
inquiète et agitée. Il n'y paraissait rien, et c'est à peine si Garnier
de Clérambault, introduit tout à coup dans les salons de Mersanz, eût
découvert quelque signe de trouble sur le bronze sculpté qui était le
visage de sa souveraine.

Garnier de Clérambault était pourtant le seul homme capable de lire un
peu couramment les pages de ce livre fermé.

La marquise, tout en soutenant la conversation, suivait d'un œil
furtif les mouvements du comte Achille.

Était-elle mère, ne fût-ce que pour un moment?

Voyait-elle le danger ou l'inconvenance de la position de Maxence?
Avait-elle honte ou peur?

Nous savons bien que non. Rien de pareil ne pouvait exister entre
madame la marquise de Sainte-Croix et Maxence. Il y a des mendiants
qui volent des enfants et s'en servent pour exciter la charité des
passants; il y a des bohémiens qui volent aussi des enfants pour
leur rompre les muscles et en faire des saltimbanques. Madame de
Sainte-Croix avait une autre industrie, voilà toute la différence.
Maxence faisait partie de son fonds, comme les enfants volés sont la
marchandise des gueux et des acrobates.

Elle nous a dit une fois, cette femme, dans une heure de solitude et de
passion: «Si j'avais eu une fille...»

Mais chaque âme, si profondément pervertie qu'elle soit, se fatigue du
blasphème parfois, et plaide sa cause devant la conscience éveillée
tout à coup. Il n'est point de criminel endurci qui n'ait perdu quelque
nuit d'insomnie à maudire le hasard, à refaire son passé, à chercher un
motif plausible à son infamie.

Les uns s'écrient: «Si j'avais eu une mère!...» Et qui sait, en effet?

D'autres: «Si j'avais pu me faire aimer!»

Oh! qui sait! mon Dieu! qui sait?

Le crime n'est pas en nous,--et celui qui jette la première pierre,
Notre-Seigneur le maudit.

Mais nous n'ignorons point que Flavie avait eu une fille. La baronne du
Tresnoy n'était pas de ces femmes qui mentent pour trop parler. Tout au
plus aurait-elle pu mentir _parce qu'elle avait ses filles_. Or, ici,
l'accusation mensongère ne pouvait que nuire à sa maison.

L'histoire du nº 37bis de la rue de Cherche-Midi devait être vraie.

Flavie avait mis au monde un enfant dans cet humble appartement qu'une
mince cloison séparait du logement des époux Seveste.

Comment Flavie avait répudié ce gage de suprême miséricorde, comment
elle avait vendu l'espoir de son salut, son amour, la dernière goutte
de rosée qui pût raviver et refleurir son cœur, les papiers de feu
le baron du Tresnoy nous l'ont dit.

Celui-là non plus ne pouvait mentir.

Cette femme était un abîme où rien d'humain apparemment ne restait.

Et pourtant, croyez-le, c'était sincèrement que, du fond de sa
perdition sans nom, elle s'était écriée: «Si j'avais eu une fille...»

Dieu veut qu'une étincelle reste toujours couvant sous les cendres d'un
cœur.

Mais pour la ranimer, cette étincelle, il faut le repentir...

Maxence semblait triste et comme absorbée. C'était la seconde fois que
le comte Achille dansait avec elle. Il lui parlait avec une extrême
vivacité. Les réponses de la belle Maxence tombaient, rares et courtes.
Sa démarche et son attitude respiraient une fatigue découragée.

La contredanse allait finir.

Madame la marquise de Sainte-Croix avait peine à dissimuler désormais
son humeur.

Elle n'avait pas honte, mais elle avait peur.

En vérité, oui;--et sa peur n'était point que Maxence pût se
compromettre.

Toute situation morale se traduit par un mot. Le mot était ici
_impatience_.

La marquise de Sainte-Croix était sur le gril.

Sa principale attaque faisait long feu, et il lui était impossible de
sonner la charge.

Elle restait condamnée à une douloureuse immobilité, pendant qu'une
aile de son armée pliait. Elle rongeait son frein; elle se disait
derrière son immuable sourire:

--Cette petite fille ne l'aime pas comme je l'espérais... c'est une
poupée!... Cela ne marche pas... Rien ne se noue!

Mais, tout à coup, ses yeux brillèrent extraordinairement. Elle poussa
un long soupir, et son être entier sembla se détendre en une joie
soudaine.

Achille et Maxence venaient de disparaître derrière une draperie.

La grande Mélite se pinça, ma foi, les lèvres, et Philomène, la douce,
rougit en baissant les yeux.

Le seuil que M. de Mersanz et sa jeune compagne venaient de franchir
était marqué d'avance pour la mise en scène du drame. Madame la
marquise de Sainte-Croix, Mélite et Philomène savaient où donnait cette
porte. C'était un boudoir où la fête n'avait pas le droit d'entrée.

Une minute après que la portière fut retombée sur Achille et Maxence,
le bruit de l'aventure courait du buffet au fumoir en passant par la
serre et par tous les salons.

Cela venait corroborer si bien les rumeurs accréditées déjà, que la
foule éprouva ce plaisir hébété des spectateurs qui, au théâtre, ont
éventé une _ficelle_ de la pièce.

Ce fut une joie générale.

On s'abordait en murmurant:

--Que vous disais-je?

--Avais-je deviné juste?

--La chose est complétement arrangée.

--Nous danserons aux noces.

--Il n'y aura pas de noces... Bénédiction à l'Abbaye-aux-Bois et départ
immédiat pour l'Italie.

--Sait-on où se retirera l'ancienne comtesse?

--Vingt mille livres de rente viagère et la bride sur le cou.

--C'est bien payé!


Il y avait dans ce boudoir un portrait de Béatrice et un portrait de
la première comtesse de Mersanz: deux pauvres belles jeunes femmes qui
semblaient se sourire avec mélancolie.

Le comte Achille n'avait peut-être pas songé à cela: il était de ceux
que ces coïncidences ne frappent pas très-vivement.

Cependant, lors de son entrée, les deux portraits lui sautèrent aux
yeux et il éprouva une sensation pénible.

Cette sorte de conscience spéciale que les gens du monde possèdent, ce
qu'on pourrait appeler un _pèse-ridicules_, s'émut en lui. Il se vit en
Barbe-Bleue, amenant la troisième épouse dans la chambre où sont deux
mortes.

Son regard rapide et sournois interrogea la physionomie de Maxence.

La physionomie de Maxence était muette.

Achille mit un soin puéril à la faire asseoir de manière qu'elle ne vît
ni l'un ni l'autre des deux portraits. Maxence s'assit comme Achille
le voulait. Une fois assise, elle croisa ses deux belles mains sur la
blanche étoffe de sa robe et demeura immobile.

Cela n'avait certes point l'air d'un rendez-vous d'amour.--Cela
ressemblait assez à ces entrevues auxquelles la foule bavarde faisait
allusion là-bas, de l'autre côté de la porte, à ces tête-à-tête d'essai
où un monsieur et une demoiselle se rapprochent officiellement pour
savoir--en une heure--s'ils s'entr'aimeront fidèlement toute leur vie.

Cette chose est burlesque entre toutes. Personne n'en rit. _Cela se
fait_, pour employer la solennelle et vide formule des pandectes
mondaines.

Achille se plaça sur une chaise, à côté de la bergère où Maxence était
assise.

Achille était un homme à succès qui savait sur le bout du doigt toute
la série des sermons séducteurs. Il avait en sa mémoire un plantureux
recueil de harangues passionnées; il possédait un choix riche d'exordes
par insinuation ou _ex abrupto_; c'était un fort élève de rhétorique
amoureuse.

Il était, en outre, bien capable d'improviser quelque peu, comme ces
redoutables pianistes qui font du nouveau avec leurs réminiscences.

Il arrivait là sûr de lui-même. Le seuil de cette chambre, c'était le
Rubicon. La belle Maxence l'avait passé.

Le comte Achille ouvrit la bouche pour entamer le discours-ministre,
commandé par la circonstance. Le discours ne vint pas. Le comte Achille
resta muet.

Les paroles qui venaient à ses lèvres lui semblèrent tout à coup
démodées et surannées. Il n'y avait pas de prétexte à exorde. Cette
charmante créature avait franchi le seuil de cette chambre sans émotion
ni terreur.

Était-ce vaillance précoce et menaçante? Était-ce le comble de la
candeur?

La candeur n'était pas en excès sur ce visage où perçaient tous les
germes de la passion. La vaillance était plus vraisemblable. Que dire à
la vaillance?

Le comte Achille se battait les flancs de tout son cœur et n'en
tirait rien.

Les minutes s'écoulaient.

Au travers des cloisons, les mille bruits de la fête filtraient:
murmures et harmonies. Cette odeur tiède et cependant enivrante qui est
comme le parfum de ces frais bouquets de femmes, venait par bouffées.
Le boudoir n'était éclairé que par deux grandes lampes dont la lumière
était tamisée par des globes en verre dépoli.

C'était une clarté douce qui contrastait avec les éblouissements du bal.

Maxence, dans son étrange immobilité, avait l'air d'une admirable
statue.

On ne peut dire comme la situation marche durant ces silences. Quand
même Achille se fût résolu à ce pis aller de reprendre l'entretien au
point où il était lors de l'entrée dans le boudoir, la chose eût été
absolument impossible.

Il y avait un monde entre l'instant présent et la minute écoulée.

Et plus le temps allait, plus la soudure de la conversation interrompue
devenait malaisée.

Achille prit la main de Maxence; elle ne la retira point.

Cette main était de marbre: froide comme la mort.

--Vous souffrez?... balbutia le comte au hasard.

--Non, répondit mademoiselle de Sainte-Croix.

Un soupir souleva son beau sein. Le comte ajouta:

--Auriez-vous frayeur de moi?

Sur l'honneur, il n'y avait pas lieu. Ce pauvre vainqueur était tout
défait. La sueur perlait à ses tempes.

--Frayeur?... répéta lentement la jeune fille;--pourquoi, frayeur?

Puis, se ravisant au moment où cette réponse naïve éperonnait le
sommeil de don Juan, elle ajouta:

--Et pourtant, c'est vrai... je crois que j'ai peur.

Il fallait partir ou jamais.

Le comte fit à ses talents oratoires un appel désespéré.

--Mademoiselle, dit-il,--pensez-vous donc qu'il puisse exister un
grand amour sans un grand respect? Comment vous ferais-je comprendre
que ma passion pour vous n'est pas un désir, mais un esclavage... J'ai
déclaré mes sentiments à madame la marquise, et c'est de son aveu que
je m'agenouille à vos pieds...

Il s'agenouilla. Les mots ne lui venaient point.

Et néanmoins, il parlait vrai. Son émotion qui ne le servait point,
était profonde. Il aimait avec fougue, avec violence.

Mais, à l'encontre de l'aventure de Pygmalion, cette Galathée se
changeait en pierre.

Maxence poussa un second soupir.

Elle releva sur lui ses yeux humides, ses grands yeux où Dieu avait mis
d'irrésistibles rayons. Elle sourit avec tristesse. Elle lui dit:

--Il y a longtemps que je vous aime.

Le comte faillit tomber de son haut.

Il y avait dans la voix de Maxence un tremblement adorable qui
démentait la froideur de sa pose et l'invraisemblance de son aveu.

--Serait-il vrai?... s'écria le comte comme un amoureux de comédie.

--Bien longtemps, répéta mademoiselle de Sainte-Croix d'un accent
rêveur;--depuis la première fois que je vous vis au parloir de la
pension.

Le comte voulut porter à ses lèvres la main qu'il tenait. Elle la
retira sans affectation et se tourna soudain vers le portrait de la
première comtesse.

--Elle était belle! dit-elle.

Le comte tout pâle, se rejeta en arrière.

--Quel âge avait-elle quand on la tua? demanda Maxence avec simplicité,
comme si elle n'eût point aperçu le trouble de M. de Mersanz.

--Mademoiselle!... murmura ce dernier, dont les lèvres roides se
crispaient.

--L'autre était encore plus belle! fit doucement Maxence, dont le
regard alla chercher le jeune et suave visage de Béatrice.

Elle avait employé le verbe _être_ à l'imparfait, comme si Béatrice eût
déjà rejoint dans la tombe celle qui se nommait avant elle madame la
comtesse de Mersanz.

Le comte Achille restait frappé de stupeur.

--Tout ce que je vous dis vous étonne, reprit Maxence avec ce sourire
étrangement découragé qui faisait sa physionomie si différente de celle
des autres jeunes filles;--je n'ai point voulu vous faire du mal...
Je ne crois pas que vous ayez l'âme méchante... et, pourtant, j'ai
bien fait tout ce que j'ai pu pour ne pas vous aimer, car vous portez
malheur!

Ces choses étaient si bizarres, si contradictoires et si absolument
inattendues, que le comte Achille se réveilla par l'excès même de sa
surprise. Il était homme du monde après tout, et ce trouble, éprouvé
par lui naguère en face d'une toute jeune fille, ne pouvait être qu'une
crise passagère.

Sans connaître madame la marquise de Sainte-Croix comme nous pouvons
la connaître, il la savait habile incomparablement. Il l'avait aimée
autrefois. Il l'avait quittée; disons plus: il s'était enfui par la
peur qu'il avait d'elle.

Madame la marquise avait eu bien raison quand elle avait dit, pour
exprimer combien elle comptait sur la nouvelle passion du comte: _Il
l'aime au point de s'être adressé à moi_.

Ceci était énorme, en effet. On peut mesurer exactement le désir à la
hauteur de la barrière franchie. Évidemment, le comte aimait assez
pour faire toutes les folies du monde, mais à la condition qu'un ne
touchât point au bandeau qu'il avait sur les yeux.

Ici, Maxence, à supposer qu'elle fût complice de sa mère, jouait un jeu
assurément inexplicable.

Si elle n'était pas complice de sa mère, pourquoi sa présence à l'hôtel?

Achille eut l'idée qu'il devait avoir. Il se dit:

--Ceci est une comédie dont je n'ai point l'intrigue, une charade dont
le mot m'échappe.

Il y eut comme un froid qui traversa les fougues de son caprice.

Mais Maxence se taisait maintenant et rêvait. Au bout de ses
longs cils, une larme brillait. Achille ne l'avait jamais vue si
splendidement belle.

--Je vois, mademoiselle, dit-il en essayant un ton indifférent,--qu'on
m'a noirci dans votre esprit.

--Oh! non, répondit-elle;--tous ceux qui me parlent de vous ont intérêt
à entretenir les sentiments que j'ai pour vous.

Ceci devenait inexplicable. Achille jeta de côté son pauvre arsenal
diplomatique et dit tout uniment:

--J'avoue, mademoiselle, que je ne vous comprends pas. Notre entretien
prend une tournure tellement imprévue, que je vous prie en grâce de
vous expliquer clairement.

--Clairement! répéta-t-elle avec une sorte d'amertume:--il n'y a rien
de clair en moi, ni autour de moi... rien, sinon que je vous aime et
que je suis condamnée.

C'était la troisième ou quatrième fois qu'elle mettait en avant son
amour, sans retenue aucune et appelant bravement les choses par leur
nom.

Le résultat ordinaire avait lieu: devant cet amour, exprimé avec une
franchise inusitée, Achille ne parlait plus du sien.

Il n'y a pas une femme au monde qui n'ait l'instinct de cette loi. Il
n'y a pas une femme qui ne sache qu'en matière d'amour, la défense est
l'attaque. La pudeur est une valeur qui a acheté le nom de vertu comme
les gros commerçants payent la noblesse qui rend leurs vieux jours plus
grotesques.

--Il est pourtant une femme, reprit Maxence suivant un ordre d'idées
dont le lien échappait au comte,--une femme qui pourrait parler
clairement... mais je n'ai jamais osé l'interroger.

--Quelle femme? demanda M. de Mersanz.

Au lieu de répondre, Maxence passa la main sur son front.

Puis, d'une voix changée, elle se prit à réciter ces vers:

  A son insu l'acide mord,
  A son insu la fange tache,
  Et le vil poignard qui se cache
  A son insu donne la mort...

Achille ouvrit à ce coup de grands yeux. La pensée lui vint qu'elle
était folle.

Cela pouvait se lire sur son visage, paraissait-il; car Maxence
poursuivit avec lenteur:

--Non... non! je n'ai pas perdu la raison... Avant de vous aimer, il
y avait des années que je vous connaissais... vous et cette pauvre
morte...

Son doigt montrait le portrait de la première comtesse.

Achille, désormais, se taisait. Maxence reprit sans qu'on l'interrogeât:

--Il faut bien que vous sachiez mon histoire... J'ai connu ma mère
loin d'ici, à la campagne. Auparavant, j'étais à Paris... du moins, je
crois que c'était Paris... Mes souvenirs sont fort incertains à cause
d'une maladie que je fis dans ce temps-là et qui dura deux ans. Je fus
comme morte. J'avais tout oublié,--sauf cette mystérieuse et terrible
aventure qui mit votre femme dans le tombeau...

--Mais quelle aventure? s'écria le comte avec un commencement de colère.

--L'ignorez-vous? demanda Maxence;--oui... je crois qu'on disait
cela... vous ne saviez pas... Pourquoi ce souvenir a-t-il survécu à
tous ceux de mon enfance?... Pourquoi votre nom était-il resté en moi
qui avais oublié tous les autres noms?... C'est qu'il était écrit que
je vous aimerais... et que je mourrais par vous...

--Sur mon honneur, mademoiselle, fit le comte en se levant à demi,--je
ne vois pas du tout où peut aboutir ce colloque fantastique.

--Restez! prononça la jeune fille sévèrement;--si vous ne le savez pas,
je me charge de vous l'apprendre!

Achille se rassit, dominé par le regard qu'elle lui jeta.

--Tout ce qui, dans mes souvenirs, se rapporte à vous, reprit-elle
comme si nulle interruption ne fût venue à la traverse de son
récit,--date de l'époque qui précéda ma maladie. Je devais être dans
une maison très-pauvre, et mêlée à des enfants indigents... c'est du
moins la vague impression qui m'est restée... Il y avait une femme
qui avait soin de moi... Il me semble parfois, tant ma mémoire est
malade et confuse, que j'ai revu cette femme et que je ne l'ai point
reconnue... c'était elle qui racontait l'histoire de la belle comtesse
de Mersanz, assassinée lentement, cruellement,--horriblement, monsieur
le comte,--à l'aide d'un poison qui ne laisse point de trace: la
jalousie...

--Aurait-on osé m'accuser?...

Maxence secoua sa belle tête, sur laquelle ondulèrent ensemble les
perles de sa parure et les masses brillantes de ses cheveux.

--Je me représentais cela, continua-t-elle,--tout enfant que j'étais...
Je dédaignais les contes dont on amuse le premier âge: je ne voulais
que cette histoire... Combien de fois ne l'ai-je pas vue toute blanche
dans son lit, tandis que le prétendu fantôme parlait au nom de sa mère
décédée et lui disait: «Ton mari ne t'aime plus... ton mari en aime une
autre...»

La main d'Achille se crispa sur son front.

Lui aussi avait un souvenir.

Le lendemain de la mort de sa femme, la concierge de la maison était
venue à lui. Entre les révélations de cette femme et les paroles de
Maxence, il y avait une analogie menaçante.

Mais le comte Achille était de ceux qui disent: «Le passé est un mort
qu'il faut enterrer.»

--Je n'ai jamais ajouté foi à ces extravagances! murmura-t-il.

--On vous l'avait donc dit! fit Maxence en détournant ses yeux de
lui:--ce dut être une mort digne de pitié... et votre sommeil ne peut
être tranquille.

Dans ces paroles, prononcées d'un ton plus bas et presque mystérieux,
le comte crut trouver la clef de toute cette énigme.

On n'avait pas fait fond sur ses promesses. On voulait le retenir par
l'effroi.

La main de madame de Sainte-Croix était là.

Sur ce terrain, le comte Achille se retrouvait lui-même.

--Mademoiselle, demanda-t-il d'un ton leste et délibéré,--avons-nous
dit assez de folies?... Vous plaît-il que nous rentrions dans le bal?

--Non, repartit simplement Maxence;--quand nous rentrerons dans le bal,
vous me connaîtrez tout entière et vous saurez pourquoi jamais je ne
puis être à vous.



XVIII

--Tête-à-tête.--


Pour le comte Achille de Mersanz, la question n'était réellement pas de
savoir à cette heure si la belle Maxence serait ou ne serait pas à lui.
L'aventure avait pris un pli si extraordinaire, que ses pensées d'amour
faisaient trêve bel et bien.

Les dernières paroles de Maxence lui prouvaient qu'il s'était trompé en
supposant que sa conduite était l'œuvre de madame de Sainte-Croix,
qui voulait à tout prix assurer le mariage.

Maxence, en effet, repoussait ce dénoûment.

L'énigme devenait de plus en plus obscure, c'était tout ce qu'y voyait
le comte Achille.

Maxence, elle, conservait son calme mélancolique. Après avoir refusé de
rentrer dans le bal, elle avait gardé un instant le silence, comme si
elle eût voulu se recueillir.

Elle semblait parler pour elle-même et ne s'inquiétait point si Achille
l'écoutait.

--Quand je m'éveillai de cette longue fièvre, dit-elle, j'avais six
ans. J'étais dans une maison de campagne auprès de Blois. Ma mère
venait m'y voir une fois par an.

»Je l'appelle ma mère, parce qu'elle me dit: «Tu es ma fille.»

»Je n'ai jamais aimé que vous et la comtesse Béatrice, votre femme.

»J'aurais aimé l'autre aussi,--la morte.--D'où vient cela?

»Tout à l'heure, pendant que la valse nous entraînait tous deux,
sentiez-vous battre mon cœur? Pour être à vous un instant,
je donnerais toutes les heures de ma vie. C'est votre fille
Césarine--pauvre enfant imprudente, vaine, orgueilleuse et bonne--qui a
fait naître en moi l'idée d'être votre femme. C'est elle, du moins, qui
a formulé ce rêve, un jour que nous étions seules à causer.

»La causerie est comme ces substances inflammables, qu'il ne faudrait
point laisser entre les mains des enfants.

»Césarine est un cœur loyal, mais capable de mal faire, veillez sur
elle...

»Je n'ai jamais eu pour ma mère qu'un sentiment: la soumission. Je vais
lui désobéir aujourd'hui pour la première fois. Ce n'était pas par
crainte que je faisais ses volontés. Celles qui aiment leur mère et
Dieu doivent avoir le paradis sur la terre...

Sa voix tombait peu à peu et s'adoucissait comme un chant. Il y avait
quelque chose de profond et à la fois d'enfantin dans les inflexions
pénétrantes de sa parole. Ses deux mains délicates et charmantes
étaient jointes sur l'étoffe légère de sa robe.

Depuis quelques instants, le courant des pensées du comte Achille
avait changé. Un autre que lui aurait senti bien plus violemment le
choc qu'il venait de subir; étant donnée l'égalité dans le choc, un
autre encore en eût gardé bien plus fidèlement l'empreinte. C'était une
nature réfractaire et fugace. Les impressions s'émoussaient contre sa
mollesse, comme un coup de massue s'amortirait sur un matelas. Voyez
quelle trace reste de la balle dirigée contre un coussin rempli de
duvet: néant.

La vie qu'il avait menée, ses habitudes, ses mœurs,
perfectionnaient sans cesse sa vocation matérialiste. Il avait, par
instinct et par choix, cette philosophie du sommeil, qui oppose aux
traverses de la vie une sorte de chloroforme moral.

Il écartait d'une main poltronne tout ce qui était remords ou scrupule.
Il voulait ses roses sans épines. Quand un fantôme se dressait devant
lui, il fermait les yeux.

Ses regards étaient maintenant sur Maxence, dont les paupières baissées
ne veillaient plus. A son insu, le charme recommençait d'opérer. Cette
glace, qui tout à l'heure était tombée sur son ardente fantaisie, se
fondait.

Il écoutait, oublieux déjà des épouvantes réveillées, oublieux de la
tragédie de la veille et du drame du lendemain.

Ses yeux clos ne voyaient plus ces deux deuils qui étaient à sa droite
et à sa gauche: la femme morte, la femme qui allait mourir.

Ce n'étaient pas des paroles qu'il écoutait, c'était la ravissante
musique d'une voix d'enchanteresse, dont les accents allaient
réveillant au fond de son être les élans de son caprice engourdi.

Immobile toujours et comme affaissée sous le fardeau de sa rêverie,
Maxence offrait le plus délicieux tableau que pût saisir la main
d'un peintre. Son front fier se penchait, tout chargé de paresseuse
tristesse. Les admirables boucles de ses cheveux tombaient en molles
spirales le long de ses joues,--et parmi leurs anneaux, on voyait
sourdre de subtils rayons qui satinaient le frais duvet de ses joues.
Ses yeux s'ombraient profondément, tandis que son front, éclairé à
demi, avait comme une auréole, et que sa belle bouche sérieuse montrait
en lumière le mat corail de ses lèvres.

Ce n'est rien faire que d'esquisser des lignes ou des contours,
que de marquer des clairs ou des ombres. C'est de la sculpture
froide, ornement des pâles galeries ou des tombeaux silencieux. On
demande davantage à la plume qui se vante d'être même au-dessus du
pinceau.--Mais la plume, comme le ciseau et comme le pinceau, est
impuissante à rendre ces mystérieux rayonnements que la main prodigue
de Dieu jeta autour de la beauté.

De telle sorte que ces perfections vivantes semblent nager dans une
atmosphère qui leur est propre et s'éclairer d'une lumière choisie, qui
est le pur reflet de leur beauté même.

Vous vous souvenez bien de celle qui parut à vos yeux comme un céleste
éblouissement? vous vous souvenez du poëme que chantait son sourire?
Elle était unique en ce monde, n'est-ce pas? Elle avait tout ce dont
Dieu est avare. Elle était l'étincelle divine, faite exprès pour
allumer le foyer de votre âme. Son regard vous anéantissait ou vous
créait une vie nouvelle. Sa voix, sa douce voix, vous faisait vibrer
comme une lyre.

Que de jeunesse et que de parfums! Comme la brise jouait heureusement
dans cette chevelure!--Que de beauté, soit qu'elle allât, souriante et
folle, par les sentiers mouillés, sous les grands arbres, au matin,
quand les feuilles gardent dans leur creux des perles de rosée,--soit
qu'elle se couchât à demi, fatiguée et pensive, dans le pré ras, tout
blanc de pâquerettes...

Que de chère gaieté! que d'enivrantes tristesses! Vous vous en souvenez!

Maxence était celle-là. Maxence était un de ces riches diamants dont
toutes les faces scintillent.

On dirait que la main de Dieu les laisse échapper, ces perles sans prix
et qu'elles roulent ensuite au hasard d'une incompréhensible destinée.

Elles sont rares, et pourtant il y en a qui se perdent sans avoir
profité à aucun,--comme ces trésors et ces parures qui dorment au fond
de l'insondable mer...

Le comte Achille contemplait Maxence. Ses yeux s'animaient en la
regardant. Son esprit, revenu à sa pente naturelle, cherchait déjà un
moyen de vaincre.

--J'ai peu de bons souvenirs derrière moi, poursuivait la jeune
fille;--les années de mon enfance furent tristes. Quand j'eus huit ans,
on me mit en pension à Blois. J'apprenais mal; mais j'étais très-belle.
Mes compagnes étaient jalouses de moi et se vengeaient en me disant que
j'étais idiote.

»Je n'ai eu mon intelligence qu'à l'âge de quatorze ans. Ma mère
me prit un instant chez elle à Paris. Il y avait là des gens qui
m'accablèrent de flatteries. Je fus fière de ma beauté, pour la
première fois.

»Je me rappelle ceci: je demandais un jour à ma mère où j'étais avant
ma grande maladie. Elle ne me répondit pas tout de suite. Ma mère est
la femme la plus adroite et la plus habile que je connaisse. Elle fit
en sorte d'abord de savoir au juste l'état de mes souvenirs. Cela fut
aisé: j'étais sans défiance. Quand elle m'eut suffisamment sondée, elle
me répondit:

»--Voilà un singulier phénomène, et je le soumettrai au docteur. Cette
maladie a coupé ton existence en deux, puisque tu ne te souviens point
de moi. Je ne t'ai jamais quittée.

»Ma mémoire confuse ne pouvait repousser ce mensonge par des faits.
Mais le brouillard n'est pas la nuit. J'avais parfaite conscience que
cette assertion était un mensonge.

--Depuis lors, je n'ai jamais plus interrogé ma mère. On me mit à la
pension Géran,--et l'on me dit de me lier avec mademoiselle Césarine de
Mersanz, votre fille...

»Cela vous fait tressaillir, monsieur le comte, s'interrompit ici
Maxence, qui releva sur lui ses yeux tout à coup souriants et pleins
d'une espiègle raillerie;--vous n'avez jamais songé à tout l'attrait
qu'ont vos huit cent mille livres de rente.

Achille rougit et se mordit la lèvre.

--Sur ma conscience! poursuivit Maxence déjà redevenue sérieuse,--je ne
sais pas comment il se fait que je vous aime... Toute jeune que je suis
et bien pauvre, je me crois au-dessus de vous.

Cela n'était pas fait pour dérider M. de Mersanz, qui salua en tâchant
de prendre à son tour un air ironique.

La jeune fille le regarda un instant en silence.

--Vous vîntes seul, la première fois, au parloir, poursuivit-elle;--le
nom de famille de Césarine m'avait déjà rappelé la fatale et
mystérieuse histoire qui était tout le souvenir de mes premières
années... J'avais interrogé Césarine avidement et souvent; je ne sais
pourquoi je possédais sur elle un singulier empire: elle m'avait aimée
tout de suite... Césarine me raconta volontiers ce qu'elle savait de
la mort de sa mère... Elle me dit qu'elle avait une marâtre: une toute
jeune femme, belle, douce et bonne.

»Je fus prise tout de suite d'un désir passionné de la voir et de vous
voir.

»Bien des fois, je m'étonnai de la violence avec laquelle je détestais
votre femme.

»Vous vîntes.--Je compris. Jamais mon cœur n'avait battu. Quand vous
vous éloignâtes, il me sembla que je restais toute seule. Je compris
pourquoi je haïssais votre femme.

»Césarine me disait, la pauvre chère enfant:

»--Comment trouves-tu mon père? N'est-ce pas que mon père est bien
beau? n'est-ce pas que mon père est tout jeune?

»J'attendais désormais avec une impatience pleine de fièvre la venue de
la comtesse... Sa vue me mit au désespoir. Je n'avais rien rencontré
jamais de si parfait. Je crus comprendre pour la première fois ce que
c'était que la beauté, la grâce et le charme d'une femme. Se peut-il
qu'on ait aimé Béatrice de Mersanz et qu'on ne l'aime plus?...

Maxence prononça ces dernières paroles, les yeux fixés sur ceux
d'Achille.

Achille eut un sourire contraint et murmura:

--Je n'ai jamais aimé qu'une fois dans toute la belle et grande
acception de ce mot, mademoiselle.

--Et cet amour a été pour moi, n'est-ce pas? prononça Maxence avec
amertume.

Son regard se tourna successivement vers les deux portraits. Elle pensa
tout haut:

--Qu'y a-t-il donc dans le cœur des hommes?

--Tout à l'heure, Maxence, reprit Achille, dont les yeux ardents
l'enveloppaient de la tête aux pieds,--je vais vous dire ce qu'il y a
dans mon cœur.

Maxence avait suivi le regard d'Achille, qui glissait sur ses épaules
demi-nues. Elle dit:

--J'ai froid!

Et, tout émue, elle montra une écharpe qui était sur l'ottomane.
L'écharpe appartenait à Béatrice. Le comte, empressé, la lui offrit.
Maxence la noua autour de son cou.

--C'est tout ce que je lui prendrai, fit-elle.

Sa main levée imposa silence au comte, qui allait répliquer.

Elle reprit:

--Je m'habituai à l'idée que cette femme était mon ennemie,
c'est-à-dire l'obstacle élevé entre moi et vous...

--N'est-ce pas la vérité? s'écria le comte.

--Ce n'est pas la vérité, répondit froidement Maxence. Je vous
dirai le vrai nom de la barrière qui nous sépare... Je fus lâche et
méprisable à mes propres yeux... J'enseignai la défiance à cette
pauvre Césarine... je travestis les actions de la comtesse... je la
calomniai...

Achille voulut prendre ses mains.

--Laissez, dit-elle;--j'aurai bientôt achevé: ne m'interrompez plus...
Il y a quelques jours, j'ai eu comme une vision... Une pauvre femme que
je voyais chaque matin et chaque soir, m'est apparue tout à coup sous
un aspect nouveau... Pendant un instant, ma mémoire morte a fait effort
pour renaître...

Et, changeant de ton soudain:

--Je mourrai jeune, monsieur le comte... je mourrai toute jeune.

--Puis-je enfin parler? demanda celui-ci d'un ton qu'il voulait faire
enjoué.

Maxence glissa un regard effrayé vers le portrait de Béatrice.

Elle eut un frisson et murmura!

  ... Et le vil poignard qui se cache,
  A son insu donne la mort...

--Puis-je parler? répéta le comte.

--Pas encore... Ce soir, quand nous sommes arrivées, elle était
seule... Son mari la délaissait... sa fille, qu'elle aime tant,
s'éloignait d'elle... A un moment où personne ne faisait attention à
moi, je me suis approchée...

--Et vous lui avez parlé? fit Achille avec un dépit effrayé.

--Écoutez bien ceci, monsieur le comte, répartit Maxence;--on a voulu
tuer mon cœur, mais il vivra autant que moi!... Je ne veux pas être
le poison qui mord ni le stylet caché dans la manche de l'assassin...
Je ne veux pas! entendez-vous!

Elle se redressait, belle et grande comme une reine. Toute la vaillance
d'une âme héroïque était dans sa pose. Ses yeux brûlaient. Une tempête
intérieure soulevait son sein.

Achille comprenait-il? Achille admirait.

--Je ne veux pas! répéta-t-elle encore;--vivre est-il donc si bon?
se guérit-on de l'infamie?... Elle songeait, votre femme, elle
pleurait... Oh! c'est que, moi, je n'aurais pas pleuré! Remerciez-moi!
vous m'auriez trompée comme les autres et c'eût été votre dernière
lâcheté!... Je me suis mise à genoux devant elle... C'était de
l'épouvante et de l'horreur que je lisais dans son regard... Elle
savait déjà qu'on m'avait choisie pour lui porter le coup de la mort...
J'ai baisé sa pauvre main tremblante, et j'ai dit:

»--Madame, je vous le jure, ce n'est pas vous que tout ceci tuera!

Maxence ne parla plus. Achille était de ceux que la résistance
échauffe. Bourreau de deux anges, il eût assurément rampé devant un
de ces délicieux démons qui prennent leur rôle de femme au rebours et
domptent leur mari comme un écuyer hardi réduit un étalon.

Ce qui avait perdu la première comtesse de Mersanz, ce qui allait
perdre Béatrice, c'était leur pareille et inaltérable douceur. Il
fallait des verges pour mener ce gentilhomme. Les femmes russes aiment,
dit-on, être battues; le comte Achille avait la vocation de ces dames.
Il s'ennuyait quand l'aiguillon n'entrait pas dans sa chair.

Ceci n'est point une exception. Les amoureux de la cravache abondent.
Quand une femme n'est ni belle, ni spirituelle, ni honnête, elle peut
encore faire des passions parmi nos raffinés, si elle apprend à manier
le gourdin.

Le symptôme de cette perversité de goût qui va gagnant nos mœurs,
c'est la joie naïve de tous nos bêtas du boulevard, quand ils voient
un cigare souiller de jolies lèvres roses. J'ai connu plusieurs dames
aimées pour leurs moustaches.

Achille était piqué au jeu. Cette conquête, dont la facilité l'avait
jeté d'abord dans une sorte de désarroi, devenait de plus en plus
problématique. La citadelle refermait ses portes entr'ouvertes, et
l'ennemi, qui avait fait mine de se rendre, plantait maintenant son
drapeau provoquant au plus haut des remparts.

Et cette proie, qui fuyait après s'être tenue à portée de sa main,
jamais il n'en avait calculé si bien tout le prix. Maxence venait de
déployer, sans le savoir, tout un arsenal de séduction; Maxence était
belle à rendre fou le plus glacé de tous les quakers.

N'oublions pas, d'ailleurs, qu'avant cette entrevue décisive, la
passion du comte était déjà très-haut montée. Nous avons dit en toute
sincérité qu'Achille de Mersanz n'était point un méchant homme;
nous avons dit aussi qu'il gardait à Béatrice une affection presque
fraternelle.

Eh bien, pour satisfaire son désir aveugle, Achille de Mersanz était
déjà déterminé, avant de mettre le pied dans cette chambre, à briser
le cœur de Béatrice en trahissant une promesse sacrée. Il avait eu,
quelques heures auparavant, à la vue de sa femme, un de ces retours
fainéants auxquels sont sujets les gens de sa sorte. Il avait proposé
le mariage immédiat comme un abri où réfugier sa défaillance morale.
Nous ne prétendons point qu'il fût de mauvaise foi au moment précis où
cette offre était faite. Mais le moment était passé; le comte Achille
ne s'en souvenait plus.

Un autre moment était venu: celui de la fantaisie arrivée à son comble.
Les caprices de ces messieurs peuvent être passions pendant un temps.
Achille était captif et subjugué. Rien en lui ne résistait plus. Il
était désormais capable de tout pour arriver à son but,--de tout, sauf
peut-être d'un acte de vigueur.

Dans le mal comme dans le bien, la force lui manquait.

Pendant plus d'une minute, il resta comme en extase devant la
miraculeuse beauté de cette fille qui venait de lui faire ces deux
déclarations contradictoires: «Je vous aime et jamais je ne vous
appartiendrai.»

Il se recueillait. Il choisissait son point d'attaque. Il pensait:
«Faut-il tant d'artillerie pour donner l'assaut à un cœur de seize
ans!

--Mademoiselle, dit-il enfin d'un ton qu'il réussit à rendre calme, et
avec toutes les marques du respect le plus soumis,--vous avez essayé de
me blesser, quoique je ne me souvienne pas de vous avoir jamais fait
de mal. Vous avez accumulé contre moi des accusations absurdes dans la
réalité, mais graves par la manière dont vous les avez formulées. Votre
envie est de me rebuter, j'ai cru deviner cela: vous n'y pourrez point
réussir, parce que ma patience, c'est mon amour même... Vous m'avez dit
que vous m'aimiez, comme on prononce des paroles de haine; vous m'avez
témoigné un mépris insultant et sans nom; j'écarte tout ce qui n'est
pas votre sympathie pour moi! je ne crois qu'à cette sympathie, et j'y
croirai jusqu'à mon dernier jour, parce qu'il est impossible qu'un
amour comme le mien ne soit pas un aimant qui attire. Frappez, s'il
vous reste encore des coups à me porter. Je souffrirai tout. J'y suis
résolu. Frappez celui qui pourrait se défendre et qui ne le veut pas;
frappez un homme agenouillé, percez un cœur esclave, dont tous les
battements sont à vous. Je suis résigné, j'attends avec confiance. Il y
a en moi une voix qui me crie: Toute une vie de bonheur sera le prix de
ce martyre d'un jour.

Le comte Achille savait débiter ces tirades, vides et vaines comme des
outres gonflées par le vent.

Maxence, après tout, n'était qu'une jeune fille.

Le comte vit ses paupières se baisser lentement. Il se crut assuré de
vaincre.

--Une heure viendra, reprit-il d'un accent plus attendri,--où je serai
jugé d'après mes actes et non point sur les vaines rumeurs d'un monde
toujours hostile, parce qu'il ne cesse jamais d'être jaloux. Une heure
viendra, mademoiselle, où vous connaîtrez ma vie, où vous saurez quel
a été mon dévouement, quelles ont été mes souffrances... Si cette
pauvre femme, que j'ai tant pleurée, pouvait parler...

Il s'arrêta, pâlissant à la conscience de sa propre lâcheté.

Mais il ne recula point; au contraire, il eut le courage d'ajouter, en
se tournant à demi vers le portrait de Béatrice:

--S'il était permis à un galant homme de soulever certains voiles...

--Oh!... fit Maxence indignée,--taisez-vous, monsieur!

--Cela n'est pas permis, continua le comte, dont la voix s'affermit
parce que le plus fort était fait,--je me tais... Mais ce qui n'est pas
permis non plus, c'est de laisser une belle et noble enfant briser sa
vie et tuer son avenir par je ne sais quel vain sophisme de dévouement
et de générosité... Vous m'aimez, Maxence, vous m'aimez malgré vous et
jamais aveu ne m'a touché si profondément que le vôtre... Pourriez-vous
donc m'aimer, si vous me méprisiez?...

--Oui..., murmura Maxence d'une voix faible.

Ce fut comme un gémissement.

--Vous vous trompez vous-même! s'écria M. de Mersanz;--comme toutes
les jeunes filles, vous avez lu de ces livres, prétendues études de
mœurs, qui prennent la vie à rebours et font de l'existence humaine
un extravagant paradoxe... Vous jouez avec le feu, Maxence... Je vois
votre cœur battre au travers de vos dédains mensongers... Je ne vous
comprends pas tout à fait; mais je vous devine, et, sur mon honneur,
fallût-il vous défendre contre vous-même, je serai votre avocat et
votre chevalier.

Je ne sais si Maxence l'écoutait, mais elle dit comme si sa pensée se
fût échappée malgré elle:

--Avant de vous avoir vu, jamais je n'avais songé à mourir...

--Mourir! répéta le comte en attirant jusqu'à ses lèvres la belle main
de la jeune fille.

Peut-être qu'en cet instant il était sincèrement ému, car le
découragement de mademoiselle de Sainte-Croix ne ressemblait point à
ces petits rôles désolés qui composent la comédie des pensionnaires en
mal de roman.

Elle serra sa main d'un spasme faible et court. Ses yeux se
troublèrent. Elle dit:

--Je veux rentrer dans le bal.

En même temps, elle fit un mouvement pour se rapprocher de la porte qui
donnait dans le salon voisin.

Le comte la retint par une étreinte plus vive.

--Tout à l'heure, je le voulais, Maxence, dit-il;--maintenant, il faut
que vous m'écoutiez.

--Je vous en prie, repartit la jeune fille;--ne me retenez pas!

Elle semblait demander grâce.

Et, en vérité, cette langueur qui voilait son regard, ce tremblement
qui accompagnait ses paroles, démentaient énergiquement les froideurs
méprisantes dont naguère elle enveloppait son étrange aveu. L'amour
était là. Le comte Achille, appuyé sur son expérience, interrogeait
ces symptômes et ne pouvait méconnaître la passion combattue mais
victorieuse.

Cette lutte éclairait comme un rayon la suprême beauté de cette enfant.
Achille la contemplait dans son adorable défaillance et sentait courir
dans ses veines ce subtil frisson qui est à la fois de glace et de feu.

L'ivresse où il entrait lui montra le moment propice.

--Non! s'écria-t-il,--rien désormais ne pourra nous séparer.

En même temps, il saisit Maxence toute pâle et voulut la serrer dans
ses bras.

Pendant la dixième partie d'une seconde, elle subit son étreinte et
la rendit peut-être. Un rouge ardent avait remplacé la pâleur de ses
joues. Ses yeux se fermaient. Sa bouche entr'ouverte demandait le
baiser.

Ce fut rapide comme l'éclair.

Elle se roidit tout à coup, et, redressant son corps souple, elle
repoussa le comte Achille avec toute la force d'un homme.

Il était là encore, étourdi et stupéfait à la même place, que déjà
Maxence touchait du pied le seuil.

Elle se tourna vers lui. Un sourire triomphant, mais bien triste, était
autour de ses lèvres. Ses paupières demi-closes laissaient passer une
flamme.

Sa main effleura sa bouche comme pour envoyer un baiser;--puis elle
disparut en disant:

--Jamais!...



XIX

--Entre deux contredanses.--


L'instant d'après, Maxence s'asseyait, tranquille et froide, au côté
de madame la marquise de Sainte-Croix. Celle-ci l'entoura aussitôt de
soins et de caresses.

Les voisins se disaient: «Comme c'est touchant et beau, l'amour d'une
mère!»

Madame la marquise de Sainte-Croix cherchait du regard le comte
Achille; mais celui-ci était devenu invisible. Flavie n'était pas femme
à montrer son anxiété. Elle n'adressa aucune question à Maxence;
seulement, le diable n'y perdait rien. Elle se livrait en silence à une
sorte d'auscultation morale.

Au bout de dix minutes, elle lissa des deux mains les beaux cheveux de
Maxence et déposa un baiser souriant sur son front. Son examen était
achevé. Elle savait ce qu'elle voulait savoir.

--Ne l'invitez pas à danser, dit-elle à M. de Grévy, qui
s'avançait;--elle aura demain une courbature.

Grévy baisa la main de la marquise.

--Voilà une heure, dit-il,--que je rôde autour de votre trésor... Tout
le monde chante victoire: la huitième merveille du monde est trouvée...

--Mademoiselle, s'interrompit-il,--ayez pitié d'un pauvre aveugle, s'il
vous plaît... Plutôt que de vous lorgner, je me mets à vos genoux pour
vous demander la permission de vous regarder un instant...

--Faites, vicomte, faites! repartit en riant la marquise;--j'ai prévenu
Maxence, qui vous connaît déjà pour le plus myope de tous les originaux.

Elle se dirigea vers les deux demoiselles Géran et se prit à leur
parler d'un air parfaitement tranquille.

C'était très-sérieusement que Grévy présentait ses requêtes aux
personnes qu'il voulait voir. Il s'assit auprès de Maxence et se mit
au point comme une lorgnette. Sa figure de franc évaporé prit une
expression d'admiration profonde.

--Mademoiselle..., commença-t-il.

Maxence lui coupa la parole.

--Où est madame la vicomtesse? demanda-t-elle rapidement et à voix
basse.

--Vous connaissez ma femme? s'écria Grévy étourdiment.--Je la croyais
jusqu'au cou dans le parti de la comtesse Béatrice!

Maxence sourit avec amertume. Comme sa mère la regardait en ce moment,
elle prononça d'un ton dégagé quelques paroles insignifiantes qui
semblaient répondre à un compliment.

Puis, baissant la voix de nouveau:

--Monsieur de Grévy, dit-elle, vous avez le cœur bon et loyal;
peut-être est-il possible encore de conjurer un grand malheur... faites
que je puisse entretenir un instant madame la vicomtesse.

Grévy s'inclina et prit congé sur-le-champ.

La marquise le suivit de l'œil tandis qu'il traversait les groupes.

--Maxence nous trahit, dit-elle à Mélite;--quel est son motif? Je
l'ignore... L'heure marche... Il faut jouer notre va-tout sur Césarine.

Philomène et sa sœur échangèrent un regard. La marquise fixait sur
elles son regard demi-fermé.

--Êtes-vous prêtes? demanda-t-elle.

--C'est pour faire le bien..., murmura Philomène.

--Notre chère Césarine, ajouta Mélite,--ne peut décemment habiter sous
le même toit que cette créature.

--Êtes-vous prêtes? répéta la marquise.

Mélite prononça un oui franc et brave. Philomène avait la douce et
vaillante résignation d'un martyr qui marche au combat.

Nous allons bien voir maintenant pourquoi madame de Sainte-Croix
avait introduit à l'hôtel de Mersanz ces deux discrètes personnes.
Leur véritable rôle commence. Il est modeste, mais véritablement
utile.--C'est un simple soldat qui, d'ordinaire, met le feu à la mèche
chargée de faire sauter un bastion.

La mèche, ici, c'était, paraîtrait-il, cette belle petite demoiselle
Césarine.

--Assez dansé, mon cher ange, lui dit mademoiselle Mélite en la
saisissant au passage;--nous n'avons plus aucuns droits sur vous...

--Sauf les droits du cœur..., intercala Philomène.

Césarine, rouge d'animation, essoufflée par la polka qu'elle venait de
finir, essuya la sueur dont les gouttelettes perlées ruisselaient sous
les boucles de ses cheveux blonds. Elle souriait, heureuse et lasse de
tout ce plaisir qui l'entourait comme une enivrante atmosphère.

Il y avait un siége entre mademoiselle Mélite et mademoiselle
Philomène; Césarine s'y laissa tomber en poussant un soupir joyeux.

--Jamais je ne me suis amusée ainsi! dit-elle.

C'était dans le second salon. Les deux demoiselles Géran étaient
entrées en campagne. La marquise les attendait dans l'autre pièce.

--Nous en sommes-nous donné à cœur joie, pauvre belle chérie! reprit
Mélite. C'est plaisir de voir briller ces beaux yeux!...

--Et fleurir ce teint qui semble une rose épanouie! appuya Philomène.

Quelques expressions poétiques émaillaient souvent çà et là les sages
discours de l'aînée des demoiselles Géran. Mélite aussi avait de la
poésie, mais moins, et le peu qu'elle avait tournait à l'épopée.

Césarine éprouvait un certain plaisir à revoir les deux demoiselles
Géran. Le captif, une fois sorti de prison, aime à retrouver son
geôlier. Le bon air du ciel ne semble que plus libre quand on
contemple du dehors le profil du donjon où la chaîne est restée.

Mélite, la terrible Mélite, n'avait plus d'autorité sur Césarine; ses
actions étaient à l'abri du contrôle de la suave Philomène.

Elle le croyait du moins;--aussi ses charmants sourcils se
froncèrent-ils tout à coup avec mutinerie quand, après des caresses
alternées comme les dystiques des bergers de Virgile, Mélite et
Philomène lui dirent presque en même temps:

--Mon enfant, il faut que nous causions raison.

Causer raison! Césarine connaissait ce redouté préambule.

Toute grande demoiselle qu'elle était désormais, elle ne put se
défendre de faire un rapide examen de conscience. Elle sentit deux
baisers qu'on mettait sur son front, l'un à droite, l'autre à gauche,
et deux voix prononcèrent à l'unisson ces paroles:

--Il faut que vous veniez au secours de votre bon père.

La jolie fillette se redressa, étonnée.

Elle regarda Mélite, puis Philomène, qui fixaient sur elle leurs yeux
remplis d'onction.

Elle crut deviner et dit en rougissant:

--Jamais je ne ferai de peine à mon père... On peut être convenable
avec quelqu'un, mes bonnes demoiselles, sans se jeter toute la journée
à son cou... Je sais le respect que je dois à ma belle-mère, et, si je
ne puis l'aimer bien tendrement, du moins...

Elle s'interrompit à ce mot, étonnée de l'expression double et
singulière qui naissait sur le visage de ses anciennes maîtresses.

Mélite atteignait vigoureusement son foulard. Il y avait de
l'indignation sur ses traits majestueux. Avant de se moucher avec un
bruit de clairon, elle répéta:

--Du respect!

Philomène avait dardé ses yeux au plafond. Ce fut en poussant un soupir
prolongé qu'elle dit à son tour:

--Du respect!

Puis, toutes les deux, les lèvres pincées par une intention non
équivoque de mépris:

--Du respect, chère enfant! du respect!

--Et que faut-il donc de plus, bon Dieu? s'écria Césarine.

Les deux demoiselles Géran jouèrent, chacune de son côté, la
stupéfaction.

--Pauvre ange! fit Mélite,--elle ne comprend pas.

--Et comment comprendrait-elle? s'écria Philomène;--ce n'est pas chez
nous qu'on s'instruit sur ces sujets-là.

--Certes, certes, reprit Mélite;--cependant... comme mademoiselle de
Sainte-Croix était sa meilleure amie...

Elles causaient maintenant par-dessus la tête de Césarine, qui était
tout oreilles.

Philomène parut frappée de l'observation de sa sœur.

Elle baissa les yeux et répliqua:

--Notre chère Maxence est la réserve même... Peut-être n'a-t-elle pas
voulu montrer qu'elle avait connaissance de ce secret.

--Mais quel secret? s'écria Césarine, qui était entre ces deux bonnes
femmes comme un petit cheval fougueux, impatienté par les mouches.

--Vous voyez bien! dit Mélite en s'adressant toujours à sa
sœur.--Notre Maxence n'a pas parlé.

--Elle est admirable! ajouta Philomène;--à cet âge-là!...

Cependant, Césarine avait changé de couleur. Un fait lui revenait en
mémoire. Lors de sa dernière conversation avec Maxence,--sur le banc du
cavalier,--dans le jardin de la pension Géran, Maxence allait lui faire
une confidence, lorsque le pas furtif de la petite bonne femme s'était
fait entendre derrière les lilas.

Maxence s'était tue à l'instant où maman Carabosse annonçait sa venue
par son cri joyeux:

--Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir!

Césarine s'en souvenait bien, désormais. Sans cette interruption,
Maxence allait lui dire un grand secret,--un secret qui l'intéressait.

Maxence s'était fait prier beaucoup. Cela devait être terrible.

Et Césarine avait maudit maman Carabosse, dont la présence fermait
cette bouche entr'ouverte. Césarine, aussitôt après le départ de la
petite bonne femme, avait redoublé ses supplications. Peine inutile.
Maxence, impitoyable, avait dit:

--A demain.

Le lendemain, Césarine et Maxence s'étaient séparées. Césarine n'avait
pu rien savoir. Elle gardait seulement cette impression, que le secret
devait se rapporter à sa belle-mère, madame la comtesse Béatrice de
Mersanz.

--Vous avez été trop loin pour ne pas achever, mes chères demoiselles,
dit Césarine en prenant son air impérieux;--si Maxence m'a caché une
chose que je devais savoir, vous pouvez suppléer à son silence... Je
vous le demande... Je l'exige de votre maternelle affection.

Les deux sœurs semblèrent hésiter.

--Le cas est embarrassant, murmura Mélite.

--Vaut-il mieux, objecta Philomène,--que la pauvre enfant l'apprenne
par d'autres que nous.

Mélite se recueillit et prit son air solennel.

--Césarine, commença-t-elle,--malgré votre innocence, vous allez
comprendre nos scrupules. La chose est tellement grave, et vous vous
attendez si peu à cette malheureuse révélation, que je cherche en vain
la tournure de phrase à employer pour...

--Dites-moi tout simplement de quoi il s'agit, ma chère demoiselle,
l'interrompit Césarine, pâle et les sourcils froncés.

--Eh bien..., fit la grande Mélite,--eh bien... Mais, je vous en prie,
que ce soit vous, ma sœur Philomène.

--Je ne m'en sens pas la force, ma sœur Mélite.

--J'attends! murmura mademoiselle de Mersanz entre ses dents serrées.

Ce fut Mélite qui prononça enfin le mot:

--Celle que vous appelez votre belle-mère, dit-elle,--n'a pas le droit
de porter le nom de votre père.

Césarine resta bouche béante. Elle était vivement frappée. Les jeunes
personnes qui sortent de la pension Géran ne sont pas sans comprendre
parfaitement une phrase pareille.

Philomène et Mélite la guettaient du coin de l'œil. Voici ce
qu'elles virent:

D'abord, sous le coup même de sa surprise, la prunelle de Césarine
brilla. Elle eut cette joie méchante de l'enfant qui aime _plaies et
bosses_, selon l'expression vulgaire. Il y avait bien réellement en
elle, contre sa belle-mère, un instinct d'éloignement. C'est la loi.

Les deux pédagogues femelles se sentirent l'âme contente.

Mais la réaction se fit bien vite. Notre pauvre Césarine avait bon
cœur. Son front se chargea de tristesse. Le froncement mutin de ses
sourcils tomba. Elle baissa les yeux en murmurant:

--Elle doit bien souffrir!

--Ce n'est pas à vous de la plaindre! dit sèchement Mélite, qui ne
s'attendait pas à cela.

Césarine se redressa, blessée. Ce n'était plus une écolière.

Philomène se hâta de verser sur la plaie sa parole, fade comme une
infusion de guimauve.

--Mon enfant! ma bonne enfant! roucoula-t-elle,--combien ce premier
mouvement vous fait honneur... et aussi à notre établissement... S'il
s'agissait d'une autre femme...

Mélite haussa tout bonnement les épaules, et ouvrit sa boîte d'or d'un
geste méprisant.

Philomène lui fit un signe en poursuivant:

--Il est incontestable, mon trésor chéri, que vous ou moi,--s'il était
possible de supposer que nous tombions si bas,--nous éprouverions de
cruelles souffrances... Il arrive même parfois qu'un reste de sentiment
survit au sein même du vice...

--Songez, mademoiselle, dit Césarine avec hauteur,--que votre blâme
pourrait atteindre mon père.

Mélite massa convulsivement sa prise et dit d'un ton tranchant:

--Cela ne déshonore pas les hommes.

Quand Mélite, premier consul de ce gouvernement, lâchait ainsi quelque
grosse sottise, Philomène tendait le dos.

Philomène pensait:

--La petite est d'un caractère bien difficile!

Elle mit un doigt sur sa bouche en regardant sa sœur.

--Dans le monde, fit-elle précipitamment;--ajoutez dans le monde,
sœur Mélite... Dans le monde, en effet, malheureusement, on donne
à l'autre sexe une latitude funeste... mais, selon nos principes, à
nous... et notre chère Césarine a tous nos principes, Dieu merci, la
présence de cette femme dans la maison de M. le comte de Mersanz...

Mélite l'interrompit pour s'écrier:

--Cela ne fait pas de doute.

Elle entrevoyait une transition excellente, un moyen tout naturel
d'arriver au but. Il ne fallait pas moins que cela pour qu'elle baissât
pavillon publiquement et si vite devant Philomène. Mais, l'arme une
fois trouvée, elle voulut elle-même la manier.

--C'est à ce point de vue, reprit-elle,--que nous devons nous placer
et que nous nous plaçons, par pur dévouement à notre ancienne élève...
à notre fille chérie, pourrais-je dire, puisque nous lui avons tenu
lieu de mère... Ne craignons point de parler clairement. La présence de
cette femme est une honte et un scandale.

Philomène, tirant un long soupir du fond de sa poitrine, répéta:

--Un scandale et une honte.

--Et pourquoi me dites-vous cela? demanda Césarine avec une farouche
défiance.

--Parce que, répliqua Mélite,--nous vous aimons de tout notre cœur.

--Et parce que, ajouta Philomène de son accent le plus
mielleux,--d'autres bouches moins délicates pouvaient vous
l'apprendre... C'est malheureusement le secret de la comédie.

La tête de Césarine s'inclina, tandis qu'elle murmurait:

--Qu'y puis-je faire?

--Vous pouvez tout! répliquèrent les deux sœurs avec une égale
vivacité.

--Prétendriez-vous, fit la jeune fille, dont la droiture ne voyait
qu'une issue à cette situation, et qui, d'un autre côté, suivait les
mauvais conseils de son aversion irraisonnée,--prétendriez-vous que mon
devoir fût de forcer la main à mon père et de le pousser à un mariage
avec cette femme?

Mélite ouvrit la bouche pour protester carrément. Philomène vit le
danger et saisit la parole.

--Ma bonne petite enfant, dit-elle plus onctueuse que jamais,--vous
possédez un discernement bien supérieur à votre âge... Nous sommes
fières, très-fières, d'avoir contribué à développer en vous cette
exquise sûreté du sens moral qui sera votre guide dans toutes les
situations de la vie... Oui, mille fois oui, vous avez parfaitement
jugé la situation...

Mélite regardait sa sœur avec un étonnement plein d'inquiétude.

--Oui, poursuivait cependant Philomène,--vos instincts d'honneur
ne vous trompent point... Dans la plupart des cas, ce serait votre
devoir... à tout le moins votre devoir de chrétienne... mais...

Mélite respira.

--Mais?... répéta Césarine, dont les grands yeux interrogateurs étaient
fixés sur Philomène.

Celle-ci se composa un maintien qui voulait dire: «J'ai pudeur et
scrupule d'achever.»

L'orchestre emplissait les salons de lestes et joyeux accords. La
gaieté du bal avait fini par prendre le dessus, couvrant ou chassant
les menaces,--ou les promesses de drame qui naguère gênaient l'essor du
plaisir. On dansait franchement, on se divertissait pour tout de bon,
et les mille petites intrigues qui se croisent au milieu d'une fête,
écheveau charmant et embrouillé de passions menues comme des fils de
soie, allaient et venaient, sans souci de la récente inquiétude.

Il est, en définitive, des gens qui sont au bal pour se divertir. Les
raffinés dédaignent ce naïf troupeau qui prend victorieusement sa
revanche en laissant aux raffinés tout l'ennui de la fête.

Peut-être que les raffinés continuaient de ressasser la crainte ou
l'espoir de la catastrophe possible;--mais on ne les entendait plus,
tant la jeune voix de la danse chantait de bon cœur.

L'entrevue des deux demoiselles de Géran avec Césarine aurait pu
réveiller la préoccupation générale; mais elle passait inaperçue.

Maxence et madame de Sainte-Croix la suivaient seules de loin: Maxence,
d'un œil triste et froid, la marquise avec une ardeur contenue qui
faisait parfois poindre une plaque de vermillon parmi la pâleur de ses
joues.

Nous avons parlé de la ferveur du bal, parce qu'il nous faut bien
dire que cette voix grossissante du plaisir donnait de nombreuses
distractions à notre jolie Césarine. Mon Dieu, oui, les jeunes filles
sont ainsi, et nul ne peut se flatter d'être vrai, s'il ne tient compte
des plus petites choses. Au milieu de ces graves questions soulevées,
Césarine écoutait la polka gaillarde et suivait d'un regard envieux les
couples qui passaient devant elle.

Les révélations qu'on venait de lui faire la tiraillaient dans un sens,
le plaisir l'attirait de l'autre. Ses puérils désirs de vengeance
contre sa belle-mère allaient en même temps s'éteignant. Elle ne
pouvait haïr désormais celle qu'on lui disait être si bas tombée. Bien
plus, elle était sur le point de la plaindre.

Mais vous allez comprendre cela, gentilles demoiselles qui n'avez
pas encore oublié les effervescences, les ivresses et les serrements
de cœur du premier bal,--du bal qui suivit la sortie de pension.
Vous allez vous rappeler quelle affaire c'était qu'une polka promise
ou qu'une contredanse manquée. Vous allez convenir avec moi que ces
sérieux intérêts peuvent primer tout le reste.

Vous aviez un carnet--un bijou--pour inscrire ces contrats mignons,
assurant pour un quart d'heure votre blanche main aux cavaliers qui
avaient eu le bon goût de vous inviter à l'avance. Sur ce carnet, que
de noms alignés! Vous étiez... vous êtes si jolie!

Césarine avait un carnet. Ce carnet était riche en noms inscrits;
car le premier pas de mademoiselle de Mersanz dans la vie mondaine
ressemblait à une ovation.

Mais je m'adresse encore à vous, mesdemoiselles: dans cette liste,
n'est-ce pas qu'il y a toujours bon nombre de noms indifférents?

Et toujours aussi un nom,--quelquefois deux, car le cœur ne sait pas
encore,--un nom pour le moins qui vaut tous les autres, à lui tout seul.

Dès le commencement de la soirée, Vital, tout de noir habillé, avait
demandé une contredanse à Césarine. C'était déjà bien tard. Césarine
n'avait pu accorder que la huitième. Les sept premières lui avaient
paru durer longtemps, même celles qu'elle avait dansées avec Léon
Rodelet, le second soupirant du temps de la pension.

C'était hier, ce temps; mais, bon Dieu! que c'était loin!

Tout en écoutant, avec une émotion mêlée d'impatience, les harangues
jumelles de mademoiselle Mélite et de mademoiselle Philomène, Césarine
faisait tourner entre ses doigts déliés le bijou de nacre et d'or qui
renfermait le bilan de ses obligations de la soirée: polkas, valses et
quadrilles.

Machinalement peut-être, peut-être aussi pour hâter la péroraison du
double sermon qui la tenait prisonnière, Césarine ouvrit son carnet.
Ses yeux tombèrent sur la première page. Elle vit le nom de Vital,
écrit en regard de la huitième contredanse.

MM. les lieutenants de la ligne ont tant d'autres mérites d'un ordre
très-supérieur, que nous pouvons bien faire cet aveu: ils ne portent
pas tous l'habit noir avec une parfaite élégance. L'uniforme communique
au torse, et surtout au cou, une raideur martiale qui ne va point à
notre frac léger, et qui est beaucoup trop héroïque pour la paisible
cravate blanche.

Nous croirions avoir bien mérité de l'armée, si cette humble
observation pouvait diminuer le fâcheux attrait que nos jeunes
officiers ont pour le déguisement bourgeois.

Mais ce bon lieutenant Vital était si dépourvu de toute prétention,
si naturel dans ses allures et si franchement beau depuis la tête
jusqu'aux pieds, qu'en vérité, peu lui importait le costume. C'était,
dans toute la rigueur du terme, un de ces hommes qui ne peuvent pas
être ridicules.

Césarine l'avait revu ce soir tel que ses souvenirs le lui montraient
bien souvent. Elle ne savait pas s'il portait l'habit noir ou
l'uniforme. Elle avait retrouvé son loyal et beau sourire; son émotion
d'autrefois était revenue, mais décuplée.

Vital n'était plus à l'âge où la timidité est un charme. Il était
très-timide pourtant, et sa timidité restait pleine de grâces.

Je ne sais trop que dire, sinon que c'était une belle âme,
magnifiquement accompagnée par les dons physiques les plus prodigues
que Dieu puisse accorder à une créature humaine.

Césarine, au son de sa voix sympathique et grave, avait senti battre
son cœur.

J'ignore si Césarine eut honte de ce mouvement et si les sarcasmes
de Maxence, à l'endroit des lieutenants d'infanterie, lui revinrent
en mémoire. Le fait certain, c'est qu'elle s'étonna des mystérieuses
émotions qui se succédaient en elle. La huitième contredanse lui sembla
bien longue à venir. A mesure que le temps avançait, il s'opérait
en elle un travail si bizarre, qu'elle repoussait sa propre pensée
comme une fantasmagorie.--Elle, Césarine, la fille unique du comte de
Mersanz, la filleule et la nièce du maréchal et prince de L***; elle,
Césarine, la fillette orgueilleuse qui avait une tendance notoire aux
fiertés de pensionnaire, aux dédains irréfléchis, se sentait domptée
d'avance. Cet homme qui allait venir tenait assurément un des rangs les
plus humbles de la hiérarchie sociale. Césarine le voyait grand comme
un maître.

Oh! non, elle n'avait pas honte;--mais, parfois, elle avait frayeur...

--Ma sœur, dit Philomène après avoir hésité un instant,--je ne
trouve point de paroles pour me faire comprendre de cette chère
enfant... Remplacez-moi: vous lui expliquerez cela bien plus clairement.

La prochaine contredanse était la huitième. Césarine songeait au moyen
de s'esquiver. Elle regardait à toutes les portes, cherchant le noble
et beau visage de Vital.

--Faites, ma sœur, faites, repartit Mélite;--puisque vous avez
commencé, c'est à vous d'achever.

Philomène parut se recueillir. Au moment où Césarine, tout à fait
distraite, ne prenait même plus la peine de feindre l'attention, elle
dit d'une voix basse, mais pénétrante:

--Mon enfant, connaissez-vous bien l'histoire de votre malheureuse mère?

Césarine bondit sur son siége comme si un choc violent l'eût atteinte.
Une pâleur livide couvrit son front et ses joues.

Mélite elle-même, qui s'attendait à toute autre chose, fut vivement
frappée. Elle regarda sa sœur avec stupéfaction.

--Pourquoi, demanda mademoiselle de Mersanz d'une voix
altérée,--pourquoi choisissez-vous cette heure et ce lieu pour me
parler de ma mère?


FIN DU QUATRIÈME VOLUME.



TABLE DES CHAPITRES.


  DEUXIÈME PARTIE.--L'HOTEL DE MERSANZ.

  (SUITE.)


    XII. Les papiers du baron.                 7

   XIII. Toilette de mademoiselle Géran.      41

    XIV. Une fête à l'hôtel de Mersanz.       69

     XV. Régulariser une position.            85

    XVI. Saynètes.                           107

   XVII. Maxence de Sainte-Croix.            129

  XVIII. Tête-à-tête.                        147

    XIX. Entre deux contredanses.            167


FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "La fabrique de mariages - Volume IV" ***

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