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Title: Essais de Montaigne (self-édition); v. III
Author: Montaigne, Michel de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Essais de Montaigne (self-édition); v. III" ***


produced from images generously made available by The
Internet Archive/American Libraries.)



  Au lecteur

  Cette version électronique reproduit dans son intégralité
  la version originale. La partie écrite en «vieux français» est suivie
  par la «traduction» en français moderne.

  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
  La liste des modifications se trouve à la fin du texte.

  Les corrections indiquées par les ERRATA ont été prises en compte.

  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.

  Les mots en gras dans l'original sont entourés par des =.



  ESSAIS DE MONTAIGNE

  (Self-édition *)


  TEXTE ORIGINAL, ACCOMPAGNÉ DE LA TRADUCTION
  EN LANGAGE DE NOS JOURS,

  PAR

  le Gal MICHAUD


  TROISIÈME VOLUME

  [Illustration]

  PARIS

  LIBRAIRIE FIRMIN-DIDOT ET CIE, ÉDITEURS

  56, rue Jacob, 56


  1907

  * Édition se suffisant à elle-même.



  ESSAIS DE MONTAIGNE



  Cet ouvrage se compose de quatre volumes, comprenant:

  1er VOLUME.--Avertissement, table générale des chapitres, texte et
  traduction du commencement au chapitre 6 inclus du livre II.

  2e VOLUME.--Texte et traduction du chapitre 7 inclus du livre II au
  chapitre 35 inclus de ce même livre.

  3e VOLUME.--Texte et traduction du chapitre 36 du livre II jusqu'à la
  fin.

  4e VOLUME *.--Notice sur Montaigne, etc.; sommaire des _Essais_,
  variantes, notes, lexique, etc.


  ILLUSTRATIONS:

  1er vol.--Portrait de l'auteur, armoiries et signature.

  2e vol.--Plan du domaine et perspective du manoir de Montaigne.

  3e vol.--Vue de la tour de Montaigne et plan des étages.

  4e vol.--Fac-similé d'une page du manuscrit de Bordeaux.

  Voir sur ces illustrations, la notice insérée à cet effet au
  quatrième volume, en tête des Notes.


  * Ce volume, indépendant des autres, est susceptible par sa
  contexture d'être aisément utilisé avec n'importe quelle édition
  des _Essais_ ancienne ou moderne, moyennant un simple tableau de
  concordance de pagination facile à établir soi-même.



  [Illustration: CACHE TA VIE]

  [Illustration: PLANCHE III

  Tour de Montaigne. (Vue de l'extérieur.)

  Tour de Montaigne. (Vue de l'intérieur.)

  LÉGENDE.--Rez-de-chaussée: _a_, 1re entrée; _b_, petite cour d'entrée;
  _c_, 2e entrée; _A_, chapelle; +, autel.--1er étage: _B_, chambre de
  Montaigne; _o_, ouverture donnant vue sur l'autel; _e_, cabinet.--2e
  étage: _C_, librairie ou bibliothèque; _i_, cabinet.]



  ESSAIS

  DE

  MICHEL SEIGNEVR

  DE MONTAIGNE


  CIƆ IƆ XCV


  TEXTE ET TRADUCTION

  (SUITE ET FIN)



  LIVRE SECOND. (ORIGINAL)
  (_Suite._)



  CHAPITRE XXXVI.

  _Des plus excellens hommes._


  SI on me demandoit le choix de tous les hommes qui sont venus
  à ma cognoissance, il me semble en trouuer trois excellens au
  dessus de tous les autres.   L'vn Homere; non pas qu'Aristote ou
  Varro, pour exemple, ne fussent à l'aduenture aussi sçauans que
  luy; ny possible encore qu'en son art mesme, Virgile ne luy soit
  comparable. Ie le laisse à iuger à ceux, qui les cognoissent tous
  deux. Moy qui n'en cognoy que l'vn, puis seulement dire cela,
  selon ma portée, que ie ne croy pas que les Muses mesmes allassent
  au delà du Romain.

    _Tale facit carmen docta testudine, quale
        Cynthius impositis temperat articulis._

  Toutesfois en ce iugement, encore ne faudroit il pas oublier, que
  c'est principalement d'Homere que Virgile tient sa suffisance, que
  c'est son guide, et maistre d'escole; et qu'vn seul traict de l'Iliade,
  a fourny de corps et de matiere, à cette grande et diuine Eneide.
  Ce n'est pas ainsi que ie compte: i'y mesle plusieurs autres circonstances,
  qui me rendent ce personnage admirable, quasi au
  dessus de l'humaine condition. Et à la verité, ie m'estonne souuent,
  que luy qui a produit, et mis en credit au monde plusieurs deitez,
  par son auctorité, n'a gaigné reng de Dieu luy mesme. Estant
  aueugle, indigent; estant auant que les sciences fussent redigées
  en regle, et obseruations certaines, il les a tant cognues, que tous
  ceux qui se sont meslez depuis d'establir des polices, de conduire
  guerres, et d'escrire ou de la religion, ou de la philosophie, en
  quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont seruis de luy, comme
  d'vn maistre tres-parfaict en la cognoissance de toutes choses.
  Et de ses liures, comme d'vne pepiniere de toute espece de suffisance,

    _Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid vtile, quid non,
    Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit:_

  Et comme dit l'autre,

               _A quo, ceu fonte perenni,
    Vatum Pieriis labra rigantur aquis._

  Et l'autre,

    _Adde Heliconiadum comites, quorum vnus Homerus
    Astra potitus._

  Et l'autre,

                           _Cuiúsque ex ore profuso
    Omnis posteritas latices in carmina duxit,
    Amnémque in tenues ausa est deducere riuos,
    Vnius fœcunda bonis._

  C'est contre l'ordre de Nature, qu'il a faict la plus excellente
  production qui puisse estre: car la naissance ordinaire des choses,
  elle est imparfaicte: elles s'augmentent, se fortifient par l'accroissance.
  L'enfance de la poësie, et de plusieurs autres sciences, il l'a
  rendue meure, parfaicte, et accomplie. A cette cause le peut on
  nommer le premier et dernier des poëtes, suyuant ce beau tesmoignage
  que l'antiquité nous a laissé de luy, que n'ayant eu nul
  qu'il peust imiter auant luy, il n'a eu nul apres luy qui le peust
  imiter. Ses parolles, selon Aristote, sont les seules parolles, qui
  ayent mouuement et action: ce sont les seuls mots substantiels.
  Alexandre le grand ayant rencontré parmy les despouïlles de Darius,
  vn riche coffret, ordonna qu'on le luy reseruast pour y loger
  son Homere: disant, que c'estoit le meilleur et plus fidelle conseiller
  qu'il eust en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison
  disoit Cleomenes fils d'Anaxandridas, que c'estoit le Poëte des Lacedemoniens,
  par ce qu'il estoit tres-bon maistre de la discipline
  guerriere. Cette loüange singuliere et particuliere luy est aussi
  demeurée au iugement de Plutarque, que c'est le seul autheur du
  monde, qui n'a iamais soulé ne dégousté les hommes, se montrant
  aux lecteurs tousiours tout autre, et fleurissant tousiours en nouuelle
  grace. Ce folastre d'Alcibiades, ayant demandé à vn, qui
  faisoit profession des lettres, vn liure d'Homere, luy donna vn
  soufflet, par ce qu'il n'en auoit point: comme qui trouueroit vn de
  nos prestres sans breuiaire.   Xenophanes se pleignoit vn iour à
  Hieron, tyran de Syracuse, de ce qu'il estoit si pauure, qu'il n'auoit
  dequoy nourrir deux seruiteurs: Et quoy, luy respondit-il, Homere
  qui estoit beaucoup plus pauure que toy, en nourrit bien plus de
  dix mille, tout mort qu'il est. Que n'estoit ce dire, à Panætius,
  quand il nommoit Platon l'Homere des philosophes? Outre cela,
  quelle gloire se peut comparer à la sienne? Il n'est rien qui viue en
  la bouche des hommes, comme son nom et ses ouurages: rien si
  cogneu, et si reçeu que Troye, Helene, et ses guerres, qui ne furent
  à l'aduenture iamais. Nos enfans s'appellent encore des noms
  qu'il forgea, il y a plus de trois mille ans. Qui ne cognoist Hector,
  et Achilles? Non seulement aucunes races particulieres, mais la
  plus part des nations, cherchent origine en ses inuentions. Mahumet
  second de ce nom, Empereur des Turcs, escriuant à nostre
  Pape Pie second: Ie m'estonne, dit-il, comment les Italiens se bandent
  contre moy, attendu que nous auons nostre origine commune
  des Troyens: et que i'ay comme eux interest de venger le
  sang d'Hector sur les Grecs, lesquels ils vont fauorisant contre
  moy. N'est-ce pas vne noble farce, de laquelle les Roys, les choses
  publiques, et les Empereurs, vont ioüant leur personnage tant de
  siecles, et à laquelle tout ce grand vniuers sert de theatre? Sept
  villes Grecques entrerent en debat du lieu de sa naissance, tant
  son obscurité mesmes luy apporta d'honneur:

    _Smyrna, Rhodos, Colophon, Salamis, Chios, Argos, Athenæ._

  L'autre, Alexandre le grand. Car qui considerera l'aage qu'il
  commença ses entreprises: le peu de moyen auec lequel il fit vn si
  glorieux dessein: l'authorité qu'il gaigna en cette sienne enfance,
  parmy les plus grands et experimentez capitaines du monde, desquels
  il estoit suyui: la faueur extraordinaire, dequoy Fortune
  embrassa, et fauorisa tant de siens exploits hazardeux, et à peu
  que ie ne die temeraires:

        _Impellens quicquid sibi summa petenti
    Obstaret, gaudénsque viam fecisse ruina:_

  cette grandeur, d'auoir à l'aage de trente trois ans, passé victorieux
  toute la terre habitable, et en vne demie vie auoir atteint tout l'effort
  de l'humaine nature: si que vous ne pouuez imaginer sa durée
  legitime, et la continuation de son accroissance, en vertu et en fortune,
  iusques à vn iuste terme d'aage, que vous n'imaginiez quelque
  chose au dessus de l'homme: d'auoir faict naistre de ses soldats
  tant de branches Royales: laissant apres sa mort le monde en partage
  à quatre successeurs, simples capitaines de son armée, desquels
  les descendans ont depuis si long temps duré, maintenans
  cette grande possession: tant d'excellentes vertus qui estoient en
  luy, iustice, tempérance, liberalité, foy en ses paroles, amour enuers
  les siens, humanité enuers les vaincus: car ses mœurs semblent à
  la verité n'auoir aucun iuste reproche: ouy bien aucunes de ses
  actions particulieres, rares, et extraordinaires. Mais il est impossible
  de conduire si grands mouuemens, auec les regles de la iustice.
  Telles gens veulent estre iugez en gros, par la maistresse fin de
  leurs actions. La ruyne de Thebes, le meurtre de Menander, et du
  medecin d'Ephestion: de tant de prisonniers Persiens à vn coup,
  d'vne trouppe de soldats Indiens non sans interest de sa parolle,
  des Cosseïens iusques aux petits enfans: sont saillies vn peu mal
  excusables. Car quant à Clytus, la faute en fut amendée outre son
  poix: et tesmoigne cette action autant que toute autre, la debonnaireté
  de sa complexion, et que c'estoit de soy vne complexion
  excellemment formée à la bonté, et a esté ingenieusement dict de
  luy, qu'il auoit de la Nature ses vertus, de la Fortune ses vices.
  Quant à ce qu'il estoit vn peu vanteur, vn peu trop impatient d'ouyr
  mesdire de soy, et quant à ses mangeoires, armes, et mors, qu'il fit
  semer aux Indes: toutes ces choses me semblent pouuoir estre
  condonées à son aage, et à l'estrange prosperité de sa fortune. Qui
  considerera quand et quand, tant de vertus militaires, diligence,
  pouruoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, resolution,
  bonheur, en quoy, quand l'authorité d'Hannibal ne nous l'auroit
  appris, il a esté le premier des hommes: les rares beautez et conditions
  de sa personne, iusques au miracle: ce port, et ce venerable
  maintien, soubs vn visage si ieune, vermeil, et flamboyant:

    _Qualis, vbi Oceani perfusus Lucifer vnda,
    Quem Venus ante alios astrorum diligit ignes,
    Extulit os sacrum cœlo, tenebrásque resoluit:_

  l'excellence de son sçauoir et capacité: la durée et grandeur de sa
  gloire, pure, nette, exempte de tache et d'enuie: et qu'encore long
  temps apres sa mort, ce fust vne religieuse croyance, d'estimer que
  ses medailles portassent bon-heur à ceux qui les auoyent sur eux:
  et que plus de Roys, et Princes ont escrit ses gestes, qu'autres historiens
  n'ont escrit les gestes d'autre Roy ou Prince que ce soit: et
  qu'encores à present, les Mahumetans, qui mesprisent toutes autres
  histoires, reçoiuent et honnorent la sienne seule par special priuilege:
  il confessera, tout cela mis ensemble, que i'ay eu raison de
  le preferer à Cæsar mesme, qui seul m'a peu mettre en doubte du
  choix. Et il ne se peut nier, qu'il n'y aye plus du sien en ses exploits,
  plus de la Fortune en ceux d'Alexandre. Ils ont eu plusieurs choses
  esgales, et Cæsar à l'aduenture aucunes plus grandes. Ce furent
  deux feux, ou deux torrens, à rauager le monde par diuers endroits.

    _Et velut immissi diuersis partibus ignes
    Arentem in siluam, et virgulta sonantia lauro:
    Aut vbi decursu rapido de montibus altis
    Dant sonitum spumosi amnes, et in æquora currunt,
    Quisque suum populatus iter._

  Mais quand l'ambition de Cæsar auroit de soy plus de moderation,
  elle a tant de mal'heur, ayant rencontré ce vilain subiect de la
  ruyne de son pays, et de l'empirement vniuersel du monde, que
  toutes pieces ramassées et mises en la balance, ie ne puis que ie
  ne panche du costé d'Alexandre.   Le tiers, et le plus excellent, à
  mon gré, c'est Epaminondas. De gloire, il n'en a pas à beaucoup
  pres tant que d'autres (aussi n'est-ce pas vne piece de la substance
  de la chose,) de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est
  esguisée par ambition, mais de celle que la sapience et la raison
  peuuent planter en vne ame bien reglée, il en auoit tout ce qui s'en
  peut imaginer. De preuue de cette sienne vertu, il en a faict autant,
  à mon aduis, qu'Alexandre mesme, et que Cæsar: car encore que
  ses exploits de guerre, ne soyent ny si frequens, ny si enflez, ils ne
  laissent pas pourtant, à les bien considerer et toutes leurs circonstances,
  d'estre aussi poisants et roides, et portant autant de tesmoignage
  de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont
  faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme
  d'entre eux: mais estre le premier de la Grece, c'est facilement
  estre le prime du monde. Quant à son sçauoir et suffisance, ce
  iugement ancien nous en est resté, que iamais homme ne sceut tant,
  et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce
  qu'il parla, nul ne parla iamais mieux: excellent orateur et tres
  persuasif. Mais quant à ses mœurs et conscience, il a de bien loing
  surpassé tous ceux, qui se sont iamais meslez de manier affaires:
  car en cette partie, qui doit estre principalement considerée, qui
  seule marque veritablement, quels nous sommes: et laquelle ie
  contrepoise seule à toutes les autres ensemble, il ne cede à aucun
  philosophe, non pas à Socrates mesmes. En cestuy-cy l'innocence est
  vne qualité, propre, maistresse, constante, vniforme, incorruptible.
  Au parangon de laquelle, elle paroist en Alexandre subalterne,
  incertaine, bigarrée, molle, et fortuite.   L'ancienneté iugea, qu'à
  esplucher par le menu touts les autres grands capitaines, il se
  trouue en chascun quelque speciale qualité, qui le rend illustre.
  En cestuy-cy seul, c'est vne vertu et suffisance pleine par tout, et
  pareille: qui en touts les offices de la vie humaine ne laisse rien à
  desirer de soy: soit en occupation publique ou priuée, ou paisible,
  ou guerriere: soit à viure soit à mourir grandement et glorieusement.
  Ie ne cognoy nulle ny forme ny fortune d'homme, que ie regarde
  auec tant d'honneur et d'amour.   Il est bien vray, que son
  obstination à la pauureté, ie la trouue aucunement scrupuleuse:
  comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action,
  haute pourtant et tres digne d'admiration, ie la sens vn peu aigrette,
  pour par souhait mesme en la forme qu'elle estoit en luy, m'en
  desirer l'imitation.   Le seul Scipion Æmylian, qui luy donneroit
  vne fin aussi fiere et magnifique, et la cognoissance des sciences
  autant profonde et vniuerselle, se pourroit mettre à l'encontre à
  l'autre plat de la balance. O quel desplaisir le temps m'a faict,
  d'oster de nos yeux à poinct nommé, des premieres, la couple de
  vies iustement la plus noble, qui fust en Plutarque, de ces deux
  personnages: par le commun consentement du monde, l'vn le premier
  des Grecs, l'autre des Romains! Quelle matiere, quelle œuurier!
    Pour vn homme non saint, mais que nous disons, galant
  homme, de mœurs ciuiles et communes: d'vne hauteur moderée:
  la plus riche vie, que ie sçache, à estre vescue entre les viuants,
  comme on dit: et estoffée de plus de riches parties et desirables,
  c'est, tout consideré, celle d'Alcibiades à mon gré.   Mais quant à
  Epaminondas, pour exemple d'vne excessiue bonté, ie veux adiouster
  icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu'il
  eut en toute sa vie, il tesmoigna que c'estoit le plaisir qu'il auoit
  donné à son pere, et à sa mere, de sa victoire de Leuctres: il
  couche de beaucoup, preferant leur plaisir, au sien si iuste et si
  plein d'vne tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu'il fust loisible
  pour recouurer mesmes la liberté de son pays, de tuer vn homme
  sans cognoissance de cause. Voyla pourquoy il fut si froid à l'entreprise
  de Pelopidas son compaignon, pour la deliurance de Thebes.
  Il tenoit aussi, qu'en vne bataille il falloit fuyr la rencontre d'vn
  amy, qui fust au party contraire, et l'espargner. Et son humanité à
  l'endroit des ennemis mesmes, l'ayant mis en soupçon enuers les
  Bœotiens, de ce qu'apres auoir miraculeusement forcé les Lacedemoniens
  de luy ouurir le pas, qu'ils auoyent entreprins de garder à
  l'entrée de la Morée pres de Corinthe, il s'estoit contenté de leur
  auoir passé sur le ventre, sans les poursuyure à toute outrance: il
  fut deposé de l'estat de Capitaine general. Tres honorablement
  pour vne telle cause: et pour la honte que ce leur fut d'auoir par
  necessité à le remonter tantost apres en son degré, et recognoistre,
  combien dependoit de luy leur gloire et leur salut: la victoire le
  suyuant comme son ombre par tout où il guidast, la prosperité de
  son pays mourut aussi luy mort, comme elle estoit née par luy.



  CHAPITRE XXXVII.

  _De la ressemblance des enfans aux peres._


  CE fagotage de tant de diuerses pieces, se faict en cette condition,
  que ie n'y mets la main, que lors qu'vne trop lasche oysiueté me
  presse, et non ailleurs que chez moy. Ainsin il s'est basty à diuerses
  poses et interualles, comme les occasions me detiennent ailleurs
  par fois plusieurs moys. Au demeurant, ie ne corrige point mes
  premieres imaginations par les secondes, ouy à l'auenture quelque
  mot: mais pour diuersifier, non pour oster. Ie veux representer le
  progrez de mes humeurs, et qu'on voye chasque piece en sa naissance.
  Ie prendrois plaisir d'auoir commencé plustost, et à recognoistre
  le train de mes mutations. Vn valet qui me seruoit à les
  escrire soubs moy, pensa faire vn grand butin de m'en desrober
  plusieurs pieces choisies à sa poste. Cela me console, qu'il n'y fera
  pas plus de gain, que i'y ay fait de perte.   Ie me suis enuieilly
  de sept ou huict ans depuis que ie commençay. Ce n'a pas esté
  sans quelque nouuel acquest. I'y ay pratiqué la colique, par la liberalité
  des ans: leur commerce et longue conuersation, ne se
  passe aysément sans quelque tel fruit. Ie voudroy bien, de plusieurs
  autres presens, qu'ils ont à faire, à ceux qui les hantent long
  temps, qu'ils en eussent choisi quelqu'vn qui m'eust esté plus acceptable:
  car ils ne m'en eussent sçeu faire, que i'eusse en plus
  grande horreur, des mon enfance. C'estoit à poinct nommé, de
  tous les accidens de la vieillesse, celuy que ie craignois le plus.

  I'auoy pensé mainte-fois à part moy, que i'alloy trop auant: et
  qu'à faire vn si long chemin, ie ne faudroy pas de m'engager en
  fin, en quelque malplaisant rencontre. Ie sentois et protestois assez,
  qu'il estoit heure de partir, et qu'il falloit trencher la vie dans le
  vif, et dans le sein, suyuant la regle des chirurgiens, quand ils ont
  à coupper quelque membre. Qu'à celuy, qui ne la rendoit à temps,
  Nature auoit accoustumé de faire payer de bien rudes vsures. Il s'en
  faloit tant, que i'en fusse prest lors, qu'en dix-huict mois ou enuiron
  qu'il y a que ie suis en ce malplaisant estat, i'ay desia appris à
  m'y accommoder. I'entre desia en composition de ce viure coliqueux:
  i'y trouue dequoy me consoler, et dequoy esperer. Tant
  les hommes sont accoquinez à leur estre miserable, qu'il n'est si
  rude condition qu'ils n'acceptent pour s'y conseruer. Oyez Mæcenas.

    _Debilem facito manu,
    Debilem pede, coxa,
    Lubricos quate dentes:
    Vita dum superest, bene est._

  Et couuroit Tamburlan d'vne sotte humanité, la cruauté fantastique
  qu'il exerçoit contre les ladres, en faisant mettre à mort autant
  qu'il en venoit à sa coignoissance, pour, disoit-il, les deliurer de la
  vie qu'ils viuoient si penible. Car il n'y auoit nul d'eux, qui n'eust
  mieux aymé estre trois fois ladre, que de n'estre pas. Et Antisthenes
  le Stoïcien, estant fort malade, et s'escriant: Qui me deliurera
  de ces maux? Diogenes, qui l'estoit venu veoir, luy presentant
  vn couteau: Cestuy-cy, si tu veux, bien tost: Ie ne dy pas de
  la vie, repliqua il, ie dy des maux. Les souffrances qui me touchent
  simplement par l'ame, m'affligent beaucoup moins qu'elles ne font
  la pluspart des autres hommes: partie par iugement: car le monde
  estime plusieurs choses horribles, ou euitables au prix de la vie,
  qui me sont à peu pres indifferentes: partie, par vne complexion
  stupide et insensible, que i'ay aux accidents qui ne donnent à moy
  de droit fil: laquelle complexion i'estime l'vne des meilleures pieces
  de ma naturelle condition. Mais les souffrances vrayment essentielles
  et corporelles, ie les gouste bien vifuement. Si est-ce pourtant, que
  les preuoyant autrefois d'vne veuë foible, delicate, et amollie par la
  iouyssance de cette longue et heureuse santé et repos, que Dieu m'a
  presté, la meilleure part de mon aage: ie les auoy couceuës par
  imagination, si insupportables, qu'à la verité i'en auois plus de
  peur, que ie n'y ay trouué de mal. Par où i'augmente tousiours
  cette creance, que la pluspart des facultez de nostre ame, comme
  nous les employons, troublent plus le repos de la vie, qu'elles n'y
  seruent.   Ie suis aux prises auec la pire de toutes les maladies,
  la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, et la plus
  irremediable. I'en ay desia essayé cinq ou six bien longs accez et
  penibles: toutesfois ou ie me flatte, ou encores y a-t-il en cet estat,
  dequoy se soustenir, à qui a l'ame deschargée de la crainte de la
  mort, et deschargée des menasses, conclusions et consequences,
  dequoy la medecine nous enteste. Mais l'effect mesme de la douleur,
  n'a pas cette aigreur si aspre et si poignante, qu'vn homme
  rassis en doiue entrer en rage et en desespoir. I'ay aumoins ce
  profit de la cholique, que ce que ie n'auoy encore peu sur moy,
  pour me concilier du tout, et m'accointer à la mort, elle le parfera:
  car d'autant plus elle me pressera, et importunera, d'autant
  moins me sera la mort à craindre. I'auoy desia gaigné cela, de ne
  tenir à la vie, que par la vie seulement: elle desnouëra encore cette
  intelligence. Et Dieu vueille qu'en fin, si son aspreté vient à surmonter
  mes forces, elle ne me reiette à l'autre extremité non
  moins vitieuse, d'aymer et desirer mourir.

    _Summum nec metuas diem, nec optes._

  Ce sont deux passions à craindre, mais l'vne a son remede bien
  plus prest que l'autre.   Au demeurant, i'ay tousiours trouué ce
  precepte ceremonieux, qui ordonne si exactement de tenir bonne
  contenance et vn maintien desdaigneux, et posé, à la souffrance
  des maux. Pourquoy la philosophie, qui ne regarde que le vif, et
  les effects, se va elle amusant à ces apparences externes? Qu'elle
  laisse ce soing aux farceurs et maistres de rhetorique, qui font tant
  d'estat de nos gestes. Qu'elle condone hardiment au mal, cette lascheté
  voyelle, si elle n'est ny cordiale, ny stomacale: et preste ses
  pleintes volontaires au genre des souspirs, sanglots, palpitations,
  pallissements, que Nature a mis hors de nostre puissance. Pourueu
  que le courage soit sans effroy, les parolles sans desespoir, qu'elle
  se contente. Qu'importe que nous tordions nos bras, pourueu que
  nous ne tordions nos pensées? elle nous dresse pour nous, non
  pour autruy, pour estre, non pour sembler. Qu'elle s'arreste à
  gouuerner nostre entendement, qu'elle a pris à instruire. Qu'aux
  efforts de la cholique, elle maintienne l'ame capable de se recognoistre,
  de suyure son train accoustumé: combatant la douleur et
  la soustenant, non se prosternant honteusement à ses pieds: esmeuë
  et eschauffée du combat, non abatue et renuersée: capable d'entretien
  et d'autre occupation, iusques à certaine mesure. En accidents
  si extremes, c'est cruauté de requerir de nous vne démarche
  si composée. Si nous auons beau ieu, c'est peu que nous ayons
  mauuaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu'il le
  face; si l'agitation luy plaist, qu'il se tourneboule et tracasse à sa
  fantasie: s'il luy semble que le mal s'euapore aucunement (comme
  aucuns medecins disent que cela aide à la deliurance des femmes
  enceintes) pour pousser hors la voix auec plus grande violence: ou
  s'il en amuse son tourment, qu'il crie tout à faict. Ne commandons
  point à cette voix, qu'elle aille, mais permettons le luy. Epicurus ne
  pardonne pas seulement à son sage de crier aux tourments, mais
  il le luy conseille. _Pugiles etiam quum feriunt, in iactandis cæstibus
  ingemiscunt, quia profundenda voce omne corpus intenditur, venitque
  plaga vehementior._ Nous auons assez de travail du mal, sans
  nous trauailler à ces regles superflues.   Ce que ie dis pour excuser
  ceux, qu'on voit ordinairement se tempester, aux secousses et
  assaux de cette maladie: car pour moy, ie l'ay passée iusques à
  cette heure auec vn peu meilleure contenance et me contente de
  gemir sans brailler. Non pourtant que ie me mette en peine, pour
  maintenir cette decence exterieure: car ie fay peu de compte d'vn
  tel aduantage. Ie preste en cela au mal autant qu'il veut: mais ou
  mes douleurs ne sont pas si excessiues, ou i'y apporte plus de fermeté
  que le commun. Ie me plains, Ie me despite, quand les aigres
  pointures me pressent, mais ie n'en viens point au desespoir, comme
  celuy là:

    _Eiulatu, questu, gemitu, fremitibus
    Resonando multum flebiles voces refert._

  Ie me taste au plus espais du mal: et ay tousiours trouué que i'estoy
  capable de dire, de penser, de respondre aussi sainement qu'en
  vne autre heure, mais non si constamment: la douleur me troublant
  et destournant. Quand on me tient le plus atterré, et que les
  assistans m'espargnent, i'essaye souuent mes forces et leur entame
  moy-mesme des propos les plus esloignez de mon estat. Ie puis
  tout par vn soudain effort: mais ostez en la durée. O que n'ay ie la
  faculté de ce songeur de Cicero, qui, songeant embrasser vne garse,
  trouua qu'il s'estoit deschargé de sa pierre emmy ses draps! Les
  miennes me desgarsent estrangement. Aux interualles de cette douleur
  excessiue lors que mes vreteres languissent sans me ronger, ie
  me remets soudain en ma forme ordinaire: d'autant que mon ame
  ne prend autre alarme, que la sensible et corporelle. Ce que ie doy
  certainement au soing que i'ay eu à me preparer par discours à tels
  accidens:

                                        _Laborum
    Nulla mihi noua nunc facies inopináque surgit;
    Omnia præcepi, atque animo mecum antè peregi._

  Ie suis essayé pourtant vn peu bien rudement pour vn apprenti, et
  d'vn changement bien soudain et bien rude: estant cheu tout
  à coup, d'vne tres-douce condition de vie, et tres-heureuse, à la
  plus douloureuse, et penible, qui se puisse imaginer. Car outre ce
  que c'est vne maladie bien fort à craindre d'elle mesme, elle fait
  en moy ses commencemens beaucoup plus aspres et difficiles qu'elle
  n'a accoustumé. Les accés me reprennent si souuent, que ie ne sens
  quasi plus d'entiere santé: ie maintien toutesfois, iusques à cette
  heure, mon esprit en telle assiette, que pourueu que i'y puisse apporter
  de la constance, ie me treuue en assez meilleure condition
  de vie, que mille autres, qui n'ont ny fiéure, ny mal, que celuy qu'ils
  se donnent eux mesmes, par la faute de leurs discours.   Il est
  certaine façon d'humilité subtile, qui naist de la presomption:
  comme ceste-cy: Que nous recognoissons nostre ignorance, en plusieurs
  choses, et sommes si courtois d'auoüer, qu'il y ait és ouurages
  de Nature, aucunes qualitez et conditions, qui nous sont imperceptibles,
  et desquelles nostre suffisance ne peut descouurir les
  moyens et les causes. Par cette honneste et conscientieuse declaration,
  nous esperons gaigner qu'on nous croira aussi de celles, que
  nous dirons, entendre. Nous n'auons que faire d'aller trier des miracles
  et des difficultez estrangeres: il me semble que parmy les
  choses que nous voyons ordinairement, il y a des estrangetez si
  incomprehensibles, qu'elles surpassent toute la difficulté des miracles.
  Quel monstre est-ce, que cette goutte de semence, dequoy
  nous sommes produits, porte en soy les impressions, non de la
  forme corporelle seulement, mais des pensemens et des inclinations
  de nos peres? Cette goutte d'eau, où loge elle ce nombre infiny
  de formes? et comme portent elles ces ressemblances, d'vn progrez
  si temeraire et si desreglé, que l'arriere fils respondra à son bisayeul,
  le nepueu à l'oncle? En la famille de Lepidus à Rome, il y
  en a eu trois, non de suite, mais par interualles, qui nasquirent vn
  mesme œuil couuert de cartilage. A Thebes il y auoit vne race qui
  portoit dés le ventre de la mere, la forme d'vn fer de lance, et qui
  ne le portoit, estoit tenu illegitime. Aristote dit qu'en certaine nation,
  où les femmes estoient communes, on assignoit les enfans à
  leurs peres, par la ressemblance.   Il est à croire que ie dois à mon
  pere cette qualité pierreuse: car il mourut merueilleusement affligé
  d'vne grosse pierre, qu'il auoit en la vessie. Il ne s'apperceut de son
  mal, que le soixante septiesme an de son aage: et auant cela il
  n'en auoit eu aucune menasse ou ressentiment, aux reins, aux costez,
  ny ailleurs: et auoit vescu iusques lors, en vne heureuse santé,
  et bien peu subiette à maladies, et dura encores sept ans en ce mal,
  trainant vne fin de vie bien douloureuse. I'estoy nay vingt cinq ans
  et plus, auant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estat,
  le troisiesme de ses enfans en rang de naissance. Où se couuoit
  tant de temps, la propension à ce defaut? Et lors qu'il estoit si
  loing du mal, cette legere piece de sa substance, dequoy il me bastit,
  comment en portoit elle pour sa part, vne si grande impression?
  Et comment encore si couuerte, que quarante cinq ans apres,
  i'aye commencé à m'en ressentir? seul iusques à cette heure, entre
  tant de freres, et de sœurs, et tous d'vne mere. Qui m'esclaircira de
  ce progrez, ie le croiray d'autant d'autres miracles qu'il voudra:
  pourueu que, comme ils font, il ne me donne en payement, vne
  doctrine beaucoup plus difficile et fantastique, que n'est la chose
  mesme.   Que les medecins excusent vn peu ma liberté: car par
  cette mesme infusion et insinuation fatale, i'ay receu la haine et le
  mespris de leur doctrine. Cette antipathie, que i'ay à leur art, m'est
  hereditaire. Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul
  soixante et neuf, mon bisayeul pres de quatre vingts, sans auoir
  gousté aucune sorte de medecine. Et entre eux, tout ce qui n'estoit
  de l'vsage ordinaire, tenoit lieu de drogue. La medecine se forme
  par exemples et experience: aussi fait mon opinion. Voyla pas vne
  bien expresse experience, et bien aduantageuse? Ie ne sçay s'ils
  m'en trouueront trois en leurs registres, nais, nourris, et trespassez,
  en mesme fouïer, mesme toict, ayans autant vescu par leur
  conduite. Il faut qu'ils m'aduoüent en cela, que si ce n'est la raison,
  aumoins que la Fortune est de mon party: or chez les medecins,
  Fortune vaut bien mieux que la raison. Qu'ils ne me prennent point
  à cette heure à leur aduantage, qu'ils ne me menassent point,
  atterré comme ie suis: ce seroit supercherie. Aussi à dire la verité,
  i'ay assez gaigné sur eux par mes exemples domestiques, encore
  qu'ils s'arrestent là. Les choses humaines n'ont pas tant de constance:
  il y a deux cens ans, il ne s'en faut que dix-huict, que cet
  essay nous dure: car le premier nasquit l'an mil quatre cens deux.
  C'est vrayment bien raison, que cette experience commence à nous
  faillir. Qu'ils ne me reprochent point les maux, qui me tiennent
  asteure à la gorge: d'auoir vescu sain quarante sept ans pour ma
  part, n'est-ce pas assez? Quand ce sera le bout de ma carriere, elle
  est des plus longues.   Mes ancestres auoient la medecine à contre-cœur
  par quelque inclination occulte et naturelle, car la veuë
  mesme des drogues faisoit horreur à mon pere. Le Seigneur de
  Gauiac mon oncle paternel, homme d'Eglise, maladif dés sa naissance,
  et qui fit toutesfois durer cette vie debile, iusques à soixante
  sept ans, estant tombé autrefois en vne grosse et vehemente fiéure
  continue, il fut ordonné par les medecins, qu'on luy declaireroit,
  s'il ne se vouloit ayder (ils appellent secours ce qui le plus souuent
  est empeschement) qu'il estoit infailliblement mort. Ce bon homme,
  tout effrayé comme il fut de cette horrible sentence: Si, respondit-il,
  ie suis donq mort: mais Dieu rendit tantost apres vain ce prognostique.
  Le dernier des freres, ils estoyent quatre, Sieur de Bussaguet,
  et de bien loing le dernier, se soubmit seul, à cet art: pour
  le commerce, ce croy-ie, qu'il auoit auec les autres arts: car il
  estoit conseiller en la cour de parlement: et luy succeda si mal,
  qu'estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant
  long temps auant les autres, sauf vn, le Sieur de Sainct Michel.
    Il est possible que i'ay receu d'eux cette dyspathie naturelle
  à la medecine: mais s'il n'y eust eu que cette consideration, i'eusse
  essayé de la forcer. Car toutes ces conditions, qui naissent en nous
  sans raison, elles sont vitieuses: c'est vne espece de maladie qu'il
  faut combattre. Il peult estre, que i'y auois cette propension, mais
  ie l'ay appuyée et fortifiée par les discours, qui m'en ont estably
  l'opinion que i'en ay. Car ie hay aussi cette consideration de refuser
  la medecine pour l'aigreur de son goust. Ce ne seroit aysément
  mon humeur, qui trouue la santé digne d'estre r'achetée, par tous
  les cauteres et incisions les plus penibles qui se facent. Et suyuant
  Epicurus, les voluptez me semblent à euiter, si elles tirent à leurs
  suittes des douleurs plus grandes: et les douleurs à rechercher,
  qui tirent à leur suitte des voluptez plus grandes. C'est vne pretieuse
  chose, que la santé: et la seule qui merite à la verité qu'on
  y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens,
  mais encore la vie à sa poursuite: d'autant que sans elle, la vie
  nous vient à estre iniurieuse. La volupté, la sagesse, la science et
  la vertu, sans elle se ternissent et esuanouyssent. Et aux plus
  fermes et tendus discours, que la philosophie nous veuille imprimer
  au contraire, nous n'auons qu'à opposer l'image de Platon,
  estant frappé du haut mal, ou d'vne apoplexie: et en cette presupposition
  le deffier d'appeller à son secours les riches facultez de
  son ame. Toute voye qui nous meneroit à la santé, ne se peut dire
  pour moy ny aspre, ny chere. Mais i'ay quelques autres apparences,
  qui me font estrangement deffier de toute cette marchandise. Ie ne
  dy pas qu'il n'y en puisse auoir quelque art: qu'il n'y ait parmy
  tant d'ouurages de Nature, des choses propres à la conseruation de
  nostre santé, cela est certain. I'entends bien, qu'il y a quelque simple
  qui humecte, quelque autre qui asseche: ie sçay par experience,
  et que les refforts produisent des vents, et que les feuilles
  du sené laschent le ventre: ie sçay plusieurs telles experiences:
  comme ie sçay que le mouton me nourrit, et que le vin m'eschauffe.
  Et disoit Solon, que le manger estoit, comme les autres drogues,
  vne medecine contre la maladie de la faim. Ie ne desaduouë pas
  l'vsage, que nous tirons du monde, ny ne doubte de la puissance et
  vberté de Nature, et de son application à nostre besoing. Ie vois
  bien que les brochets, et les arondes se trouuent bien d'elle. Ie me
  deffie des inuentions de nostre esprit: de nostre science et art: en
  faueur duquel nous l'auons abandonnée, et ses regles: et auquel
  nous ne sçauons tenir moderation, ny limite. Comme nous appellons
  iustice, le pastissage des premieres loix qui nous tombent en
  main, et leur dispensation et pratique, tres inepte souuent et tres
  inique. Et comme ceux, qui s'en moquent, et qui l'accusent, n'entendent
  pas pourtant iniurier cette noble vertu: ains condamner
  seulement l'abus et profanation de ce sacré titre. De mesme, en la
  medecine, i'honore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse,
  si vtile au genre humain: mais ce qu'il designe entre nous,
  ie ne l'honore, ny l'estime.   En premier lieu l'experience me le
  fait craindre: car de ce que i'ay de cognoissance, ie ne voy nulle
  race de gens si tost malade, et si tard guerie, que celle qui est
  soubs la iurisdiction de la medecine. Leur santé mesme est alterée
  et corrompue, par la contrainte des regimes. Les medecins ne se
  contentent point d'auoir la maladie en gouuernement, ils rendent
  la santé malade, pour garder qu'on ne puisse en aucune saison
  eschapper leur authorité. D'vne santé constante et entiere, n'en
  tirent ils pas l'argument d'vne grande maladie future? I'ay esté
  assez souuent malade: i'ay trouué sans leurs secours, mes maladies
  aussi douces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les
  sortes) et aussi courtes, qu'à nul autre: et si n'y ay point meslé
  l'amertume de leurs ordonnances. La santé, ie l'ay libre et entiere,
  sans regle, et sans autre discipline, que de ma coustume et de mon
  plaisir. Tout lieu m'est bon à m'arrester: car il ne me faut autres
  commoditez estant malade, que celles qu'il me faut estant sain. Ie
  ne me passionne point d'estre sans medecin, sans apotiquaire, et
  sans secours: dequoy i'en voy la plus part plus affligez que du
  mal. Quoy? eux mesmes nous font ils voir de l'heur et de la durée
  en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effect de
  leur science?   Il n'est nation qui n'ait esté plusieurs siecles sans la
  medecine: et les premiers siecles, c'est à dire les meilleurs et les
  plus heureux: et du monde la dixiesme partie ne s'en sert pas encores
  à cette heure. Infinies nations ne la cognoissent pas, où l'on
  vit et plus sainement, et plus longuement, qu'on ne fait icy: et
  parmy nous, le commun peuple s'en passe heureusement. Les Romains
  auoyent esté six cens ans, auant que de la receuoir: mais
  apres l'auoir essayée, ils la chasserent de leur ville, par l'entremise
  de Caton le Censeur, qui montra combien aysément il s'en pouuoit
  passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans: et faict viure sa
  femme iusqu'à l'extreme vieillesse, non pas sans medecine: mais
  ouy bien sans medecin: car toute chose qui se trouue salubre à
  nostre vie, se peut nommer medecine. Il entretenoit, ce dit Plutarque,
  sa famille en santé, par l'vsage, ce me semble, du lieure.
  Comme les Arcades, dit Pline, guerissent toutes maladies auec du
  laict de vache. Et les Lybiens, dit Herodote, iouyssent populairement
  d'vne rare santé, par cette coustume qu'ils ont: apres que
  leurs enfants ont atteint quatre ans, de leur causterizer et brusler
  les veines du chef et des temples: par où ils coupent chemin pour
  leur vie, à toute defluxion de rheume. Et les gens de village de ce
  pays, à tous accidens n'employent que du vin le plus fort qu'ils
  peuuent, meslé à force safran et espice: tout cela auec vne fortune
  pareille.   Et à dire vray, de toute cette diuersité et confusion
  d'ordonnances, quelle autre fin et effect apres tout y a il, que de
  vuider le ventre? ce que mille simples domestiques peuuent faire.
  Et si ne sçay si c'est si vtilement qu'ils disent: et si nostre nature
  n'a point besoing de la residence de ses excremens, iusques à certaine
  mesure, comme le vin a de sa lie pour sa conseruation. Vous
  voyez souuent des hommes sains, tomber en vomissemens, ou flux
  de ventre par accident estranger, et faire vn grand vuidange d'excremens
  sans besoin aucun precedent, et sans aucune vtilité
  suyuante, voire auec empirement et dommage. C'est du grand Platon,
  que i'apprins n'agueres, que de trois sortes de mouuements,
  qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purgations:
  que nul homme, s'il n'est fol, ne doit entreprendre, qu'à
  l'extreme necessité. On va troublant et esueillant le mal par oppositions
  contraires. Il faut que ce soit la forme de viure, qui doucement
  l'allanguisse et reconduise à sa fin. Les violentes harpades
  de la drogue et du mal, sont tousiours à nostre perte, puis que la
  querelle se desmesle chez nous, et que la drogue est vn secours infiable:
  de sa nature ennemy à nostre santé, et qui n'a accez en
  nostre estat que par le trouble. Laissons vn peu faire. L'ordre qui
  pouruoid aux puces et aux taulpes, pouruoid aussi aux hommes,
  qui ont la patience pareille, à se laisser gouuerner, que les puces
  et les taulpes. Nous auons beau crier bihore: c'est bien pour nous
  enroüer, mais non pour l'auancer. C'est vn ordre superbe et impiteux.
  Nostre crainte, nostre desespoir, le desgouste et retarde de
  nostre ayde, au lieu de l'y conuier. Il doibt au mal son cours,
  comme à la santé. De se laisser corrompre en faueur de l'vn, au
  preiudice des droits de l'autre, il ne le fera pas: il tomberoit
  en desordre. Suyuons de par Dieu, suyuons. Il meine ceux qui
  suyuent: ceux qui ne le suyuent pas, il les entraine, et leur rage,
  et leur medecine ensemble. Faittes ordonner vne purgation à vostre
  ceruelle. Elle y sera mieux employée, qu'à vostre estomach.   On
  demandoit à vn Lacedemonien, qui l'auoit fait viure sain si long
  temps: L'ignorance de la medecine, respondit-il. Et Adrian l'Empereur
  crioit sans cesse en mourant, que la presse des medecins
  l'auoit tué. Vn mauuais luicteur se fit medecin: Courage, luy dit
  Diogenes, tu as raison, tu mettras à cette heure en terre ceux qui
  t'y ont mis autresfois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le
  soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faute.   Et outre
  cela, ils ont vne façon bien auantageuse, à se seruir de toutes sortes
  d'euenemens: car ce que la Fortune, ce que la Nature, ou
  quelque autre cause estrangere, desquelles le nombre est infini,
  produit en nous de bon et de salutaire, c'est le priuilege de la medecine
  de se l'attribuer. Tous les heureux succez qui arriuent au
  patient, qui est soubs son regime, c'est d'elle qu'il les tient. Les
  occasions qui m'ont guery moy, et qui guerissent mille autres, qui
  n'appellent point les medecins à leurs secours, ils les vsurpent en
  leurs subiects. Et quant aux mauuais accidens, ou ils les desaduoüent
  tout à fait, en attribuant la coulpe au patient, par des raisons
  si vaines, qu'ils n'ont garde de faillir d'en trouuer tousiours
  assez bon nombre de telles: Il a descouuert son bras, il a ouy le
  bruit d'vn coche:

          _Rhedarum transitus arcto
    Vicorum inflexu:_

  on a entrouuert sa fenestre, il s'est couché sur le costé gauche, ou
  passé par sa teste quelque pensement penible. Somme vne parolle,
  vn songe, vne œuillade, leur semble suffisante excuse pour se descharger
  de faute. Ou, s'il leur plaist, ils se seruent encore de cet
  empirement, et en font leurs affaires, par cet autre moyen qui ne
  leur peut iamais faillir: c'est de nous payer lors que la maladie se
  trouue reschaufee par leurs applications, de l'asseurance qu'ils
  nous donnent, qu'elle seroit bien autrement empirée sans leurs
  remedes. Celuy qu'ils ont ietté d'vn morfondement en vne fieure
  quotidienne, il eust eu sans eux, la continue. Ils n'ont garde de
  faire mal leurs besongnes, puis que le dommage leur reuient à
  profit. Vrayement ils ont raison de requerir du malade, vne application
  de creance fauorable: il faut qu'elle le soit à la verité en
  bon escient, et bien souple, pour s'appliquer à des imaginations si
  mal aisées à croire. Platon disoit bien à propos, qu'il n'appartenoit
  qu'aux medecins de mentir en toute liberté, puis que nostre salut
  despend de la vanité, et fauceté de leurs promesses. Æsope autheur
  de tres-rare excellence, et duquel peu de gens descouurent
  toutes les graces, est plaisant à nous representer cette authorité
  tyrannique, qu'ils vsurpent sur ces pauures ames affoiblies et abatuës
  par le mal, et la crainte: car il conte, qu'un malade estant
  interrogé par son medecin, quelle operation il sentoit des medicamens,
  qu'il luy auoit donnez: I'ay fort sué, respondit-il. Cela est
  bon, dit le medecin. Vne autre fois il luy demanda encore, comme
  il s'estoit porté depuis: I'ay eu vn froid extreme, fit-il, et si ay fort
  tremblé. Cela est bon, suyuit le medecin: à la troisieme fois, il luy
  demanda de rechef, comment il se portoit: Ie me sens, dit-il,
  enfler et bouffir comme d'hydropisie. Voyla qui va bien, adiousta
  le medecin. L'vn de ses domestiques venant apres à s'enquerir à
  luy de son estat: Certes mon amy, respond-il, à force de bien
  estre, ie me meurs.   Il y auoit en Ægypte vne loy plus iuste, par
  laquelle le medecin prenoit son patient en charge les trois premiers
  iours, aux perils et fortunes du patient: mais les trois iours passez,
  c'estoit aux siens propres. Car quelle raison y a-il, qu'Æsculapius
  leur patron ait esté frappé du foudre, pour auoir r'amené
  Hypolitus de mort à vie,

    _Nam Pater omnipotens aliquem indignatus ab vmbris
    Mortalem infernis, ad lumina surgere vitæ,
    Ipse repertorem medicinæ talis et artis,
    Fulmine Phœbigenam Stygias detrusit ad vndas:_

  et ses suyuans soyent absous, qui enuoyent tant d'ames de la vie à
  la mort? Vn medecin vantoit à Nicoclés, son art estre de grande
  auctorité: Vrayement c'est mon, dit Nicoclés, qui peut impunement
  tuer tant de gens.   Au demeurant, si i'eusse esté de leur
  conseil, i'eusse rendu ma discipline plus sacrée et mysterieuse: ils
  auoyent assez bien commencé, mais ils n'ont pas acheué de mesme.
  C'estoit vn bon commencement, d'auoir fait des dieux et des dæmons
  autheurs de leur science, d'auoir pris vn langage à part, vne escriture
  à part. Quoy qu'en sente la philosophie, que c'est folie de
  conseiller vn homme pour son profit, par maniere non intelligible:
  _Vt sî quis medicus imperet vt sumat_

    _Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam._

  C'estoit vne bonne regle en leur art, et qui accompagne toutes les
  arts fanatiques, vaines, et supernaturelles, qu'il faut que la foy du
  patient, preoccupe par bonne esperance et asseurance, leur effect
  et operation. Laquelle regle ils tiennent iusques là, que le plus
  ignorant et grossier medecin, ils le trouuent plus propre à celuy,
  qui a fiance en luy, que le plus experimenté, et incognu. Le choix
  mesmes de la plus part de leurs drogues est aucunement mysterieux
  et diuin. Le pied gauche d'vne tortue, l'vrine d'vn lezart, la fiante
  d'vn elephant, le foye d'vne taupe, du sang tiré soubs l'aile droite
  d'vn pigeon blanc: et pour nous autres coliqueux (tant ils abusent
  desdaigneusement de nostre misere) des crottes de rat puluerisées,
  et telles autres singeries, qui ont plus le visage d'vn enchantement
  magicien, que de science solide. Ie laisse à part le nombre imper
  de leurs pillules: la destination de certains iours et festes de l'année:
  la distinction des heures, à cueillir les herbes de leurs ingrediens:
  et cette grimace rebarbatiue et prudente, de leur port et
  contenance, dequoy Pline mesme se mocque. Mais ils ont failly,
  veux-ie dire, de ce qu'à ce beau commencement, ils n'ont adiousté
  cecy, de rendre leurs assemblées et consultations plus religieuses et
  secretes: aucun homme profane n'y deuoit auoir accez, non plus
  qu'aux secretes ceremonies d'Æsculape. Car il aduient de cette
  faute, que leur irresolution, la foiblesse de leurs argumens, diuinations
  et fondements, l'aspreté de leurs contestations, pleines de
  haine, de ialousie, et de consideration particuliere, venants à estre
  descouuertes à vn chacun, il faut estre merueilleusement aueugle,
  si on ne se sent bien hazardé entre leurs mains. Qui vid iamais
  medecin se seruir de la recepte de son compagnon, sans y retrancher
  ou adiouster quelque chose? Ils trahissent assez par là leur
  art: et nous font voir qu'ils y considerent plus leur reputation, et
  par consequent leur profit, que l'interest de leurs patiens. Celuy là
  de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescript,
  qu'vn seul se mesle de traiter vn malade: car s'il ne fait rien qui
  vaille, le reproche à l'art de la medecine, n'en sera pas fort grand
  pour la faute d'vn homme seul: et au rebours, la gloire en sera
  grande, s'il vient à bien rencontrer: là où quand ils sont beaucoup,
  ils descrient à tous les coups le mestier: d'autant qu'il leur aduient
  de faire plus souuent mal que bien. Ils se deuoient contenter du
  perpetuel desaccord, qui se trouue és opinions des principaux
  maistres et autheurs anciens de cette science, lequel n'est cogneu
  que des hommes versez aux liures, sans faire voir encore au peuple
  les controuerses et inconstances de iugement, qu'ils nourrissent et
  continuent entre eux.   Voulons nous vn exemple de l'ancien debat
  de la medecine? Hierophilus loge la cause originelle des maladies
  aux humeurs: Erasistratus, au sang des arteres: Asclepiades, aux
  atomes inuisibles s'escoulants en noz pores: Alcmæon, en l'exuperance
  ou deffaut des forces corporelles: Diocles, en l'inequalité
  des elemens du corps, et en la qualité de l'air, que nous respirons:
  Strato, en l'abondance, crudité, et corruption de l'alimant que nous
  prenons: Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l'vn de leurs amis,
  qu'ils cognoissent mieux que moy, qui s'escrie à ce propos, que la
  science la plus importante qui soit en nostre vsage, comme celle
  qui a charge de nostre conseruation et santé, c'est de mal'heur, la
  plus incertaine, la plus trouble, et agitée de plus de changemens.
  Il n'y a pas grand danger de nous mescomter à la hauteur du soleil,
  ou en la fraction de quelque supputation astronomique: mais
  icy, où il va de tout nostre estre, ce n'est pas sagesse, de nous
  abandonner à la mercy de l'agitation de tant de vents contraires.

  Auant la guerre Peloponnesiaque, il n'estoit pas grands nouuelles
  de cette science: Hippocrates la mit en credit: tout ce que
  cettuy-cy auoit estably, Chrysippus le renuersa: depuis Erasistratus
  petit fils d'Aristote, tout ce que Chrysippus en auoit escrit.
  Apres ceux-cy, suruindrent les Empiriques, qui prindrent vne voye
  toute diuerse des anciens, au maniement de cet art. Quand le credit
  de ces derniers commença à s'enuieillir, Herophilus mit en
  vsage vne autre sorte de medecine, qu'Asclepiades vint à combattre
  et aneantir à son tour. A leur reng gaignerent authorité les opinions
  de Themison, et depuis de Musa, et encore apres celles de
  Vexius Valens, medecin fameux par l'intelligence qu'il auoit auec
  Messalina. L'empire de la medecine tomba du temps de Neron à
  Thessalus, qui abolit et condamna tout ce qui en auoit esté tenu
  iusques à luy. La doctrine de cettuy-cy fut abbattue par Crinas de
  Marseille, qui apporta de nouueau, de regler toutes les operations
  medecinales, aux ephemerides et mouuemens des astres, manger,
  dormir, et boire à l'heure qu'il plairoit à la lune et à Mercure. Son
  authorité fut bien tost apres supplantée par Charinus, medecin de
  cette mesme ville de Marseille. Cettuy-cy combattoit non seulement
  la medecine ancienne, mais encore l'vsage des bains chauds, public,
  et tant de siecles auparauant accoustumé. Il faisoit baigner
  les hommes dans l'eau froide, en hyuer mesme, et plongeoit les
  malades dans l'eau naturelle des ruisseaux. Iusques au temps de
  Pline aucun Romain n'auoit encore daigné exercer la medecine:
  elle se faisoit par des estrangers, et Grecs: comme elle se fait entre
  nous François, par des Latineurs. Car comme dit vn tres-grand
  medecin, nous ne receuons pas aisément la medecine que nous entendons;
  non plus que la drogue que nous cueillons. Si les nations,
  desquelles nous retirons le gayac, la salseperille, et le bois d'esquine,
  ont des medecins, combien pensons nous par cette mesme
  recommendation de l'estrangeté, la rareté, et la cherté, qu'ils
  façent feste de noz choulx, et de nostre persil? car qui oseroit
  mespriser les choses recherchées de si loing, au hazard d'vne si
  longue peregrination et si perilleuse? Depuis ces anciennes mutations
  de la medecine, il y en a eu infinies autres iusques à nous; et
  le plus souuent mutations entieres et vniuerselles; comme sont
  celles que produisent de nostre temps, Paracelse, Fiorauanti et Argenterius:
  car ils ne changent pas seulement vne recepte, mais, à
  ce qu'on me dit, toute la contexture et police du corps de la medecine,
  accusans d'ignorance et de pipperie, ceux qui en ont faict
  profession iusques à eux. Ie vous laisse à penser où en est le pauure
  patient.   Si encor nous estions asseurez, quand ils se mescontent,
  qu'il ne nous nuisist pas, s'il ne nous profite; ce seroit
  vne bien raisonnable composition, de se hazarder d'acquerir du
  bien, sans se mettre en danger de perte. Æsope faict ce comte,
  qu'vn qui auoit acheté vn More esclaue, estimant que cette couleur
  luy fust venue par accident, et mauuais traictement de son premier
  maistre, le fit medeciner de plusieurs bains et breuuages, auec
  grand soing: il aduint, que le More n'en amenda aucunement sa
  couleur basanee, mais qu'il en perdit entierement sa premiere
  santé. Combien de fois nous aduient-il, de voir les medecins imputans
  les vns aux autres, la mort de leurs patiens? Il me souuient
  d'vne maladie populaire, qui fut aux villes de mon voisinage, il y a
  quelques années, mortelle et tres-dangereuse: cet orage estant
  passé, qui auoit emporté vn nombre infiny d'hommes; l'vn des plus
  fameux medecins de toute la contrée, vint à publier vn liuret, touchant
  cette matiere, par lequel il se rauise, de ce qu'ils auoyent
  vsé de la saignée, et confesse que c'est l'vne des causes principales
  du dommage, qui en estoit aduenu. Dauantage leurs autheurs tiennent,
  qu'il n'y a aucune medecine, qui n'ait quelque partie nuisible.
  Et si celles mesmes qui nous seruent, nous offencent aucunement,
  que doiuent faire celles qu'on nous applique du tout hors de
  propos? De moy, quand il n'y auroit autre chose, i'estime qu'à ceux
  qui hayssent le goust de la medecine, ce soit vn dangereux effort,
  et de preiudice, de l'aller aualler à vne heure si incommode, auec
  tant de contre-cœur: et croy que cela essaye merueilleusement le
  malade, en vne saison, où il a tant besoin de repos. Outre ce, qu'à
  considerer les occasions, surquoy ils fondent ordinairement la
  cause de noz maladies, elles sont si legeres et si delicates, que
  i'argumente par là, qu'vne bien petite erreur en la dispensation de
  leurs drogues, peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or si le
  mescomte du medecin est dangereux, il nous va bien mal: car il
  est bien mal-aisé qu'il n'y retombe souuent: il a besoin de trop de
  pieces, considerations, et circonstances, pour affuster iustement
  son dessein. Il faut qu'il cognoisse la complexion du malade, sa
  temperature, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements
  mesmes, et ses imaginations. Il faut qu'il se responde des
  circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l'air et
  du temps, assiette des planetes, et leurs influances: qu'il sçache en
  la maladie les causes, les signes, les affections, les iours critiques:
  en la drogue, le poix, la force, le pays, la figure, l'aage, la dispensation:
  et faut que toutes ces pieces, il les sçache proportionner et
  rapporter l'vne à l'autre, pour en engendrer vne parfaicte symmetrie.
  A quoy s'il faut tant soit peu, si de tant de ressorts, il y en a
  vn tout seul, qui tire à gauche, en voyla assez pour nous perdre.
  Dieu sçait, de quelle difficulté est la cognoissance de la pluspart
  de ces parties: car pour exemple, comment trouuera-il le signe
  propre de la maladie; chacune estant capable d'vn infiny nombre
  de signes? Combien ont ils de debats entr'eux et de doubtes, sur
  l'interpretation des vrines? Autrement d'où viendroit cette altercation
  continuelle que nous voyons entr'eux sur la cognoissance du
  mal? Comment excuserions nous cette faute, où ils tombent si souuent,
  de prendre martre pour renard? Aux maux, que i'ay eu, pour
  peu qu'il y eust de difficulté, ie n'en ay iamais trouué trois d'accord.
  Ie remarque plus volontiers les exemples qui me touchent.
  Dernierement à Paris vn Gentil-homme fut taillé par l'ordonnance
  des medecins, auquel on ne trouua de pierre non plus à la vessie,
  qu'à la main; et là mesmes, vn Euesque qui m'estoit fort amy,
  auoit esté instamment sollicité par la pluspart des medecins, qu'il
  appelloit à son conseil, de se faire tailler: i'aydoy moy mesme
  soubs la foy d'autruy, à le luy suader: quand il fut trespassé, et
  qu'il fut ouuert, on trouua qu'il n'auoit mal qu'aux reins. Ils sont
  moins excusables en cette maladie, d'autant qu'elle est aucunement
  palpable. C'est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus
  certaine, par ce qu'elle voit et manie ce qu'elle fait; il y a moins à
  coniecturer et à deuiner. Là où les medecins n'ont point de _speculum
  matricis_, qui leur descouure nostre cerueau, nostre poulmon,
  et nostre foye.   Les promesses mesmes de la medecine sont incroyables.
  Car ayant à prouuoir à diuers accidents et contraires,
  qui nous pressent souuent ensemble, et qui ont vne relation quasi
  necessaire, comme la chaleur du foye, et froideur de l'estomach,
  ils nous vont persuadant que de leurs ingrediens, cettuy-cy eschauffera
  l'estomach, cet autre refraichira le foye: l'vn a sa charge
  d'aller droit aux reins, voire iusques à la vessie, sans estaler ailleurs
  ses operations; et conseruant ses forces et sa vertu, en ce
  long chemin et plein de destourbiers, iusques au lieu, au seruice
  duquel il est destiné, par sa proprieté occulte: l'autre assechera le
  cerueau: celuy là humectera le poulmon. De tout cet amas, ayant
  fait vne mixtion de breuuage, n'est-ce pas quelque espece de resuerie,
  d'esperer que ces vertus s'aillent diuisant, et triant de cette
  confusion et meslange, pour courir à charges si diuerses? Ie craindrois
  infiniement qu'elles perdissent, ou eschangeassent leurs ethiquettes,
  et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer,
  qu'en cette confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, confondent,
  et alterent l'vne l'autre? Quoy, que l'execution de cette
  ordonnance despend d'vn autre officier, à la foy et mercy duquel
  nous abandonnons encore vn coup nostre vie?   Comme nous
  auons des pourpointiers, des chaussetiers pour nous vestir; et en
  sommes d'autant mieux seruis, que chacun ne se mesle que de son
  subiect, et a sa science plus restreinte et plus courte, que n'a vn
  tailleur, qui embrasse tout. Et comme, à nous nourrir, les grands,
  pour plus de commodité ont des offices distinguez de potagers et
  de rostisseurs, dequoy vn cuisinier, qui prend la charge vniuerselle,
  ne peut si exquisement venir à bout. De mesme à nous guairir,
  les Ægyptiens auoient raison de reiecter ce general mestier de
  medecin, et descoupper cette profession à chasque maladie, à
  chasque partie du corps son œuurier. Car cette partie en estoit
  bien plus proprement et moins confusement traictée, de ce qu'on
  ne regardoit qu'à elle specialement. Les nostres ne s'aduisent pas,
  que, qui pouruoid à tout, ne pouruoid à rien: que la totale police
  de ce petit monde, leur est indigestible. Cependant qu'ils craignent
  d'arrester le cours d'vn dysenterique, pour ne luy causer la fieure,
  ils me tuerent vn amy, qui valoit mieux, que tout tant qu'ils sont.
  Ils mettent leurs diuinations au poids, à l'encontre des maux presents:
  et pour ne guarir le cerueau au preiudice de l'estomach,
  offencent l'estomach, et empirent le cerueau, par ces drogues tumultuaires
  et dissentieuses.   Quant à la varieté et foiblesse des
  raisons de cet' art, elle est plus apparente qu'en aucun' autre art.
  Les choses aperitiues sont vtiles à vn homme coliqueux, d'autant
  qu'ouurans les passages et les dilatans, elles acheminent cette
  matiere gluante, de laquelle se bastit la graue, et la pierre, et conduisent
  contre-bas, ce qui se commence à durcir et amasser aux
  reins. Les choses aperitiues sont dangereuses à vn homme coliqueux,
  d'autant qu'ouurans les passages et les dilatans, elles acheminent
  vers les reins, la matiere propre à bastir la graue, lesquels
  s'en saisissans volontiers pour cette propension qu'ils y ont, il est
  mal aisé qu'ils n'en arrestent beaucoup de ce qu'on y aura charrié.
  D'auantage, si de fortune il s'y rencontre quelque corps, vn peu
  plus grosset qu'il ne faut pour passer tous ces destroicts, qui
  restent à franchir pour l'expeller au dehors, ce corps estant esbranlé
  par ces choses aperitiues, et ietté dans ces canaux estroits,
  venant à les boucher, acheminera vne certaine mort et tres-douloureuse.
  Ils ont vne pareille fermeté aux conseils qu'ils nous donnent
  de nostre regime de viure: il est bon de tomber souuent de
  l'eau, car nous voyons par experience, qu'en la laissant croupir,
  nous luy donnons loisir de se descharger de ses excremens, et de
  sa lye, qui seruira de matiere à bastir la pierre en la vessie: il est
  bon de ne tomber point souuent de l'eau, car les poisans excrements
  qu'elle traine quant et elle, ne s'emporteront point, s'il n'y
  a de la violence, comme on void par experience, qu'vn torrent qui
  roule auecques roideur, baloye bien plus nettement le lieu où il
  passe, que ne fait le cours d'vn ruisseau mol et lasche. Pareillement,
  il est bon d'auoir souuent affaire aux femmes, car cela ouure
  les passages, et achemine la graue et le sable. Il est bien aussi
  mauuais, car cela eschauffe les reins, les lasse et affoiblit. Il est
  bon de se baigner aux eaux chaudes, d'autant que cela relasche et
  amollit les lieux, où se croupit le sable et la pierre. Mauuais aussi
  est-il, d'autant que cette application de chaleur externe, aide les
  reins à cuire, durcir, et petrifier la matiere qui y est disposée. A
  ceux qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir,
  affin que le breuuage des eaux qu'ils ont à prendre lendemain matin,
  face plus d'operation, rencontrant l'estomach vuide, et non empesché.
  Au rebours, il est meilleur de manger peu au disner, pour
  ne troubler l'operation de l'eau, qui n'est pas encore parfaite, et ne
  charger l'estomach si soudain, apres cet autre trauail, et pour
  laisser l'office de digerer, à la nuict, qui le sçait mieux faire que
  ne fait le iour, où le corps et l'esprit, sont en perpetuel mouuement
  et action. Voila comment ils vont bastelant, et baguenaudant à noz
  despens en tous leurs discours, et ne me sçauroient fournir proposition,
  à laquelle ie n'en rebastisse vne contraire, de pareille force.
  Qu'on ne crie donc plus apres ceux qui en ce trouble, se laissent
  doucement conduire à leur appetit et au conseil de Nature, et se
  remettent à la fortune commune.   I'ay veu par occasion de mes
  voyages, quasi tous les bains fameux de Chrestienté; et depuis
  quelques années ay commencé à m'en seruir. Car en general i'estime
  le baigner salubre, et croy que nous encourons non legeres
  incommoditez, en nostre santé, pour auoir perdu cette coustume,
  qui estoit generalement obseruée au temps passé, quasi en toutes
  les nations, et est encores en plusieurs, de se lauer le corps tous
  les iours: et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup
  moins de tenir ainsi noz membres encroustez, et noz pores estouppez
  de crasse. Et quant à leur boisson, la Fortune a faict premierement,
  qu'elle ne soit aucunement ennemie de mon goust: secondement
  elle est naturelle et simple, qui aumoins n'est pas
  dangereuse, si elle est vaine. Dequoy ie prens pour respondant, cette
  infinité de peuples de toutes sortes et complexions, qui s'y assemble.
  Et encores que ie n'y aye apperceu aucun effect extraordinaire et
  miraculeux: ains que m'en informant vn peu plus curieusement
  qu'il ne se faict, i'aye trouué mal fondez et faux, tous les bruits de
  telles operations, qui se sement en ces lieux là, et qui s'y croyent
  (comme le monde va se pippant aisément de ce qu'il desire) toutesfois
  aussi, n'ay-ie veu guere de personnes que ces eaux ayent empiré;
  et ne leur peut-on sans malice refuser cela, qu'elles n'esueillent
  l'appetit, facilitent la digestion, et nous prestent quelque
  nouuelle allegresse, si on n'y va par trop abbatu de forces; ce que
  ie desconseille de faire. Elles ne sont pas pour releuer vne poisante
  ruyne: elles peuuent appuyer vne inclination legere, ou prouuoir à
  la menace de quelque alteration. Qui n'y apporte assez d'allegresse,
  pour pouuoir iouyr le plaisir des compagnies qui s'y trouuent, et
  des promenades et exercices, à quoy nous conuie la beauté des
  lieux, où sont communément assises ces eaux, il perd sans doubte
  la meilleure piece et plus asseurée de leur effect. A cette cause i'ay
  choisi iusques à cette heure, à m'arrester et à me seruir de celles,
  où il y auoit plus d'amœnité de lieu, commodité de logis, de viures
  et de compagnies, comme sont en France, les bains de Banieres:
  en la frontiere d'Allemaigne, et de Lorraine, ceux de Plombieres:
  en Souysse, ceux de Bade: en la Toscane, ceux de Lucques; et specialement
  ceux _della Villa_, desquels i'ay vsé plus souuent, et à
  diuerses saisons.   Chasque nation a des opinions particulieres,
  touchant leur vsage, et des loix et formes de s'en seruir, toutes diuerses:
  et selon mon experience l'effect quasi pareil. Le boire n'est
  aucunement receu en Allemaigne. Pour toutes maladies, ils se baignent,
  et sont à grenouiller dans l'eau, quasi d'vn soleil à l'autre.
  En Italie, quand ils boiuent neuf iours, ils s'en baignent pour le
  moins trente; et communément boiuent l'eau mixtionnée d'autres
  drogues, pour secourir son operation. On nous ordonne icy, de
  nous promener pour la digerer: là on les arreste au lict, où ils
  l'ont prise, iusques à ce qu'ils l'ayent vuidée, leur eschauffant continuellement
  l'estomach, et les pieds. Comme les Allemans ont de
  particulier, de se faire generalement tous corneter et vantouser,
  auec scarification dans le bain: ainsin ont les Italiens leurs _doccie_,
  qui sont certaines gouttieres de cette eau chaude, qu'ils conduisent
  par des cannes, et vont baignant vne heure le matin, et autant
  l'apres disnée, par l'espace d'vn mois, ou la teste, ou l'estomach,
  ou autre partie du corps, à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies
  autres differences de coustumes, en chasque contrée: ou pour
  mieux dire, il n'y a quasi aucune ressemblance des vnes aux autres.
  Voylà comment cette partie de medecine, à laquelle seule ie
  me suis laissé aller, quoy qu'elle soit la moins artificielle, si a elle
  sa bonne part de la confusion et incertitude, qui se voit par tout
  ailleurs en cet art.   Les poëtes disent tout ce qu'ils veulent, auec
  plus d'emphase et de grace; tesmoing ces deux epigrammes.

    _Alcon hesterno signum Iouis attigit. Ille,
      Quamuis marmoreus, vim patitur medici.
    Ecce hodie iussus transferri ex æde vetusta,
      Effertur, quamuis sit Deus atque lapis._

  Et l'autre,

    _Lotus nobiscum est, hilaris cænauit, et idem
      Inuentus mane est mortuus Andragoras.
    Tam subitæ mortis causam, Faustine, requiris?
      In somnis medicum viderat Hermocratem._

  Sur quoy ie veux faire deux comtes.   Le Baron de Caupene en
  Chalosse, et moy, auons en commun le droit de patronage d'vn
  benefice, qui est de grande estenduë, au pied de noz montaignes,
  qui se nomme Lahontan. Il est des habitans de ce coin, ce qu'on
  dit de ceux de la valée d'Angrougne; ils auoient vne vie à part, les
  façons, les vestemens, et les mœurs à part: regis et gouuernez par
  certaines polices et coustumes particulieres, receuës de pere en
  filz, ausquelles ils s'obligeoient sans autre contrainte, que de la
  reuerence de leur vsage. Ce petit estat s'estoit continué de toute
  ancienneté en vne condition si heureuse, qu'aucun iuge voisin
  n'auoit esté en peine de s'informer de leur affaire; aucun aduocat
  employé à leur donner aduis, ny estranger appellé pour esteindre
  leurs querelles; et n'auoit on iamais veu aucun de ce destroit à
  l'aumosne. Ils fuyoient les alliances et le commerce de l'autre
  monde, pour n'alterer la pureté de leur police: iusques à ce,
  comme ils recitent, que l'vn d'entre eux, de la memoire de leurs
  peres, ayant l'ame espoinçonnée d'vne noble ambition, alla s'aduiser
  pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l'vn de
  ses enfans maistre Iean, ou maistre Pierre: et l'ayant faict instruire
  à escrire en quelque ville voisine, en rendit en fin vn beau
  notaire de village. Cettuy-cy, deuenu grand, commença à desdaigner
  leurs anciennes coustumes, et à leur mettre en teste la pompe
  des regions de deça. Le premier de ses comperes, à qui on escorna
  vne cheure, il luy conseilla d'en demander raison aux iuges
  Royaux d'autour de là; et de cettuy-cy à vn autre, iusques à ce
  qu'il eust tout abastardy. A la suitte de cette corruption, ils disent,
  qu'il y en suruint incontinent vn' autre, de pire consequence,
  par le moyen d'vn medecin, à qui il print enuie d'espouser vne
  de leurs filles, et de s'habituer parmy eux. Cettuy-cy commença à
  leur apprendre premierement le nom des fiebures, des rheumes,
  et des apostemes, la situation du cœur, du foye, et des intestins,
  qui estoit vne science iusques lors tres esloignée de leur cognoissance:
  et au lieu de l'ail, dequoy ils auoyent apris à chasser toutes
  sortes de maux, pour aspres et extremes qu'ils fussent, il les accoustuma
  pour vne toux, ou pour vn morfondement, à prendre les
  mixtions estrangeres, et commença à faire trafique, non de leur
  santé seulement, mais aussi de leur mort. Ils iurent que depuis
  lors seulement, ils ont apperçeu que le serain leur appesantissoit
  la teste, que le boire ayant chault apportoit nuisance, et que les
  vents de l'automne estoyent plus griefs que ceux du printemps:
  que depuis l'vsage de cette medecine, ils se trouuent accablez
  d'vne legion de maladies inaccoustumées, et qu'ils apperçoiuent
  vn general deschet, en leur ancienne vigueur, et leurs vies de
  moitié raccourcies. Voyla le premier de mes comtes.   L'autre est,
  qu'auant ma subiection graueleuse, oyant faire cas du sang de
  bouc à plusieurs, comme d'vne manne celeste enuoyée en ces
  derniers siecles, pour la tutelle et conseruation de la vie humaine;
  et en oyant parler à des gens d'entendement comme d'vne
  drogue admirable, et d'vne operation infaillible: moy qui ay
  tousiours pensé estre en bute à tous les accidens, qui peuuent
  toucher tout autre homme, prins plaisir en pleine santé à me
  prouuoir de ce miracle; et commanday chez moy qu'on me nourrist
  vn bouc selon la recepte. Car il faut que ce soit aux mois les
  plus chaleureux de l'esté, qu'on le retire: et qu'on ne luy donne à
  manger que des herbes aperitiues, et à boire que du vin blanc.
  Ie me rendis de fortune chez moy le iour qu'il deuoit estre tué:
  on me vint dire que mon cuysinier trouuoit dans la panse deux
  ou trois grosses boules, qui se chocquoient l'vne l'autre parmy sa
  mangeaille. Ie fus curieux de faire apporter toute cette tripaille
  en ma presence, et fis ouurir cette grosse et large peau: il en
  sortit trois gros corps, legers comme des esponges, de façon
  qu'il semble qu'ils soyent creuz, durs au demeurant par le dessus
  et fermes, bigarrez de plusieurs couleurs mortes: l'vn parfaict en
  rondeur, à la mesure d'vne courte boule: les autres deux, vn peu
  moindres, ausquels l'arrondissement est imparfaict, et semble qu'il
  s'y acheminast. I'ai trouué, m'en estant faict enquerir à ceux, qui
  ont accoustumé d'ouurir de ces animaux, que c'est vn accident rare
  et inusité. Il est vray-semblable que ce sont des pierres cousines
  des nostres. Et s'il est ainsi, c'est vne esperance bien vaine aux
  graueleux, de tirer leur guerison du sang d'vne beste, qui s'en alloit
  elle mesme mourir d'vn pareil mal. Car de dire que le sang
  ne se sent pas de cette contagion, et n'en altere sa vertu accoustumée,
  il est plustost à croire, qu'il ne s'engendre rien en vn corps
  que par la conspiration et communication de toutes les parties: la
  masse agist tout' entiere, quoy que l'vne piece y contribue plus que
  l'autre, selon la diuersité des operations. Parquoy il y a grande
  apparence qu'en toutes les parties de ce bouc, il y auoit quelque
  qualité petrifiante. Ce n'estoit pas tant pour la crainte de l'aduenir,
  et pour moy, que i'estoy curieux de cette experience: comme c'estoit,
  qu'il aduient chez moy, ainsi qu'en plusieurs maisons, que les
  femmes y font amas de telles menues drogueries, pour en secourir le
  peuple: vsant de mesme recepte à cinquante maladies, et de telle
  recepte, qu'elles ne prennent pas pour elles, et si triomphent en
  bons euenemens.   Au demeurant, i'honore les medecins, non pas
  suiuant le precepte, pour la necessité (car à ce passage on en oppose
  vn autre du prophete, reprenant le Roy Asa d'auoir eu recours au
  medecin) mais pour l'amour d'eux mesmes, en ayant veu beaucoup
  d'honnestes hommes et dignes d'estre aymez. Ce n'est pas à
  eux que i'en veux, c'est à leur art, et ne leur donne pas grand
  blasme de faire leur profit de nostre sottise, car la plus part du
  monde faict ainsi. Plusieurs vacations et moindres et plus dignes
  que la leur, n'ont fondement, et appuy qu'aux abuz publiques. Ie les
  appelle en ma compagnie, quand ie suis malade, s'ils se rencontrent
  à propos, et demande à en estre entretenu, et les paye comme
  les autres. Ie leur donne loy, de me commander de m'abrier
  chauldement, si ie l'ayme mieux ainsi, que d'autre sorte: ils peuuent
  choisir d'entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur
  plaira que mon bouillon se face, et m'ordonner le blanc ou le
  clairet: et ainsi de toutes autres choses, qui sont indifferentes à
  mon appetit et vsage. I'entens bien que ce n'est rien faire pour
  eux, d'autant que l'aigreur et l'estrangeté sont accidens de l'essence
  propre de la medecine. Lycurgus ordonnoit le vin aux Spartiates
  malades. Pourquoy? par ce qu'ils en haissoyent l'vsage,
  sains. Tout ainsi qu'vn Gentil-homme mon voisin s'en sert pour
  drogue tressalutaire à ses fiebures, par ce que de sa nature il en
  hait mortellement le goust. Combien en voyons nous d'entr' eux,
  estre de mon humeur? desdaigner la medecine pour leur seruice,
  et prendre vne forme de vie libre, et toute contraire à celle qu'ils
  ordonnent à autruy? Qu'est-ce cela, si ce n'est abuser tout destroussément
  de nostre simplicité? Car ils n'ont pas leur vie et leur santé
  moins chere que nous; et accommoderoient leurs effects à leur
  doctrine, s'ils n'en cognoissoyent eux mesmes la faulceté.   C'est
  la crainte de la mort et de la douleur, l'impatience du mal, vne
  furieuse et indiscrete soif de la guerison, qui nous aueugle ainsi.
  C'est pure lascheté qui nous rend nostre croyance si molle et
  maniable. La plus part pourtant ne croyent pas tant, comme ils
  endurent et laissent faire: car ie les oy se plaindre et en parler,
  comme nous. Mais ils se resoluent en fin: Que feroy-ie donc?
  Comme si l'impatience estoit de soy quelque meilleur remede, que
  la patience. Y a il aucun de ceux qui se sont laissez aller à cette
  miserable subiection, qui ne se rende esgalement à toute sorte
  d'impostures? qui ne se mette à la mercy de quiconque a cette
  impudence, de luy donner promesse de sa guerison? Les Babyloniens
  portoyent leurs malades en la place: le medecin c'estoit le
  peuple: chacun des passants ayant par humanité et ciuilité à
  s'enquerir de leur estat: et, selon son experience, leur donner
  quelque aduis salutaire. Nous n'en faisons guere autrement: il
  n'est pas vne simple femmelette, de qui nous n'employons les barbottages
  et les breuets: et selon mon humeur, si i'auoy à en
  accepter quelqu'vne, i'accepterois plus volontiers cette medecine
  qu'aucune autre: d'autant qu'aumoins il n'y a nul dommage à
  craindre. Ce qu'Homere et Platon disoyent des Ægyptiens, qu'ils
  estoyent tous medecins, il se doit dire de tous peuples. Il n'est
  personne, qui ne se vante de quelque recepte, et qui ne la hazarde
  sur son voisin, s'il l'en veut croire. I'estoy l'autre iour en vne
  compagnie, où ie ne sçay qui, de ma confrairie, apporta la nouuelle
  d'vne sorte de pillules compilées de cent, et tant d'ingrediens
  de comte fait: il s'en esmeut vne feste et vne consolation singuliere:
  car quel rocher soustiendroit l'effort d'vne si nombreuse
  batterie? I'entens toutesfois par ceux qui l'essayerent, que la
  moindre petite graue ne daigna s'en esmouuoir.   Ie ne me puis
  desprendre de ce papier, que ie n'en die encore ce mot, sur ce
  qu'ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs
  drogues, l'experience qu'ils ont faicte. La plus part, et ce croy-ie,
  plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quinte
  essence, ou proprieté occulte des simples; de laquelle nous ne
  pouuons auoir autre instruction que l'vsage. Car quinte essence,
  n'est autre chose qu'vne qualité, de laquelle par nostre raison nous
  ne sçauons trouuer la cause. En telles preuues, celles qu'ils disent
  auoir acquises par l'inspiration de quelque dæmon, ie suis content
  de les receuoir, (car quant aux miracles, ie n'y touche iamais) ou
  bien encore les preuues qui se tirent des choses, qui pour autre
  consideration tombent souuent en nostre vsage: comme si en la
  laine, dequoy nous auons accoustumé de nous vestir, il s'est trouué
  par accident, quelque occulte proprieté desiccatiue, qui guerisse
  les mules au talon; et si au reffort, que nous mangeons pour la
  nourriture, il s'est rencontré quelque operation aperitiue. Galen
  recite, qu'il aduint à vn ladre de receuoir guerison par le moyen
  du vin qu'il beut, d'autant que de fortune, vne vipere s'estoit coulée
  dans le vaisseau. Nous trouuons en cet exemple le moyen, et vne
  conduitte vray-semblable à cette experience. Comme aussi en
  celles, ausquelles les medecins disent, auoir esté acheminez par
  l'exemple d'aucunes bestes. Mais en la plus part des autres experiences,
  à quoy ils disent auoir esté conduis par la fortune, et
  n'auoir eu autre guide que le hazard, ie trouue le progrez de cette
  information incroyable. I'imagine l'homme, regardant au tour de
  luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaulx. Ie ne
  sçay par où luy faire commencer son essay: et quand sa premiere
  fantasie se iettera sur la corne d'vn elan, à quoy il faut prester vne
  creance bien molle et aisée: il se trouue encore autant empesché
  en sa seconde operation. Il luy est proposé tant de maladies, et
  tant de circonstances, qu'auant qu'il soit venu à la certitude de ce
  poinct, où doit ioindre la perfection de son experience, le sens
  humain y perd son Latin: et auant qu'il ait trouué parmy cette
  infinité de choses, que c'est cette corne: parmy cette infinité de
  maladies, l'epilepsie: tant de complexions, au melancholique:
  tant de saisons, en hyuer: tant de nations, au François: tant
  d'aages, en la vieillesse: tant de mutations celestes, en la conionction
  de Venus et de Saturne: tant de parties du corps au doigt.
  A tout cela n'estant guidé ny d'argument, ny de coniecture, ny
  d'exemple, ny d'inspiration diuine, ains du seul mouuement de la
  fortune, il faudroit que ce fust par vne fortune, parfaictement artificielle,
  reglée et methodique. Et puis, quand la guerison fut
  faicte, comment se peut il asseurer, que ce ne fust, que le mal
  estoit arriué à sa periode; ou vn effect du hazard? ou l'operation
  de quelque autre chose, qu'il eust ou mangé, ou beu, ou touché ce
  iour là? ou le merite des prieres de sa mere-grand? Dauantage,
  quand cette preuue auroit esté parfaicte, combien de fois fut elle
  reiterée? et cette longue cordée de fortunes et de rencontres, r'enfilée,
  pour en conclure vne regle? Quand elle sera conclue, par qui
  est-ce? de tant de millions, il n'y a que trois hommes qui se meslent
  d'enregistrer leurs experiences. Le sort aura il r'encontré à
  poinct nommé l'vn de ceux-cy? Quoy si vn autre, et si cent autres,
  ont faict des experiences contraires? A l'aduanture y verrions nous
  quelque lumiere, si tous les iugements, et raisonnements des
  hommes, nous estoyent cogneuz. Mais que trois tesmoings et trois
  docteurs, regentent l'humain genre, ce n'est pas la raison: il faudroit
  que l'humaine nature les eust deputez et choisis, et qu'ils fussent
  declarez nos syndics par expresse procuration.


  A MADAME DE DVRAS.

  Madame, vous me trouuastes sur ce pas dernierement, que vous
  me vinstes voir. Par ce qu'il pourra estre, que ces inepties se rencontreront
  quelque fois entre vos mains: ie veux aussi qu'elles
  portent tesmoignage, que l'autheur se sent bien fort honoré de la
  faueur que vous leur ferez. Vous y recognoistrez ce mesme port,
  et ce mesme air, que vous auez veu en sa conuersation. Quand
  i'eusse peu prendre quelque autre façon que la mienne ordinaire,
  et quelque autre forme plus honorable et meilleure, ie ne l'eusse
  pas faict: car ie ne veux tirer de ces escrits, sinon qu'ils me representent
  à vostre memoire, au naturel. Ces mesmes conditions et
  facultez, que vous auez pratiquées et recueillies, Madame, auec beaucoup
  plus d'honneur et de courtoisie qu'elles ne meritent, ie les veux
  loger, mais sans alteration et changement, en vn corps solide, qui
  puisse durer quelques années, ou quelques iours apres moy, où
  vous les retrouuerez, quand il vous plaira vous en refreschir la
  memoire, sans prendre autrement la peine de vous en souuenir:
  aussi ne le vallent elles pas. Ie desire que vous continuez en moy,
  la faueur de vostre amitié, par ces mesmes qualitez, par le moyen
  desquelles, elle a esté produite.   Ie ne cherche aucunement qu'on
  m'ayme et estime mieux, mort, que viuant. L'humeur de Tybere
  est ridicule, et commune pourtant, qui auoit plus de soin d'estendre
  sa renommée à l'aduenir, qu'il n'auoit de se rendre estimable
  et aggreable aux hommes de son temps. Si i'estoy de ceux, à qui
  le monde peut deuoir loüange, ie l'en quitteroy pour la moitié, et
  qu'il me la payast d'auance. Qu'elle se hastast et ammoncelast tout
  autour de moy, plus espesse qu'alongée, plus pleine que durable.
  Et qu'elle s'euanouit hardiment, quand et ma cognoissance, et
  quand ce doux son ne touchera plus mes oreilles. Ce seroit vne
  sotte humeur, d'aller à cet'heure, que ie suis prest d'abandonner le
  commerce des hommes, me produire à eux, par vne nouuelle recommandation.
  Ie ne fay nulle recepte des biens que ie n'ay peu
  employer à l'vsage de ma vie. Quel que ie soye, ie le veux estre
  ailleurs qu'en papier. Mon art et mon industrie ont esté employez
  à me faire valoir moy-mesme. Mes estudes, à m'apprendre à faire,
  non pas à escrire. I'ay mis tous mes efforts à former ma vie. Voyla
  mon mestier et mon ouurage. Ie suis moins faiseur de liures, que
  de nulle autre besongne. I'ay desiré de la suffisance, pour le seruice
  de mes commoditez presentes et essentielles, non pour en faire
  magasin, et reserue à mes heritiers. Qui a de la valeur, si le face
  cognoistre en ses mœurs, en ses propos ordinaires: à traicter l'amour,
  ou des querelles, au ieu, au lict, à la table, à la conduicte de
  ses affaires, à son œconomie. Ceux que ie voy faire des bons liures
  sous des meschantes chausses, eussent premierement faict leurs
  chausses, s'ils m'en eussent creu. Demandez à vn Spartiate, s'il ayme
  mieux estre bon rhetoricien que bon soldat: non pas moy, que bon
  cuisinier, si ie n'auoy qui m'en seruist. Mon Dieu, Madame, que ie
  haïrois vne telle recommandation, d'estre habile homme par escrit,
  et estre vn homme de neant, et vn sot, ailleurs. I'ayme mieux encore
  estre vn sot, et icy, et là, que d'auoir si mal choisi, où
  employer ma valeur. Aussi il s'en faut tant que i'attende à me faire
  quelque nouuel honneur par ces sottises, que ie feray beaucoup, si
  ie n'y en pers point, de ce peu que i'en auois aquis. Car, outre ce
  que cette peinture morte, et muete, desrobera à mon estre naturel,
  elle ne se raporte pas à mon meilleur estat, mais beaucoup descheu
  de ma premiere vigueur et allegresse, tirant sur le flestry et le
  rance. Ie suis sur le fond du vaisseau, qui sent tantost le bas et la
  lye.   Au demeurant, Madame, ie n'eusse pas osé remuer si hardiment
  les mysteres de la medecine, attendu le credit que vous et
  tant d'autres luy donnez, si ie n'y eusse esté acheminé par ses
  autheurs mesmes. Ie croy qu'ils n'en n'ont que deux anciens Latins,
  Pline, et Celsus. Si vous les voyez quelque iour, vous trouuerez
  qu'ils parlent bien plus rudement à leur art, que ie ne fay:
  ie ne fay que la pincer, ils l'esgorgent. Pline se mocque entre
  autres choses, dequoy quand ils sont au bout de leur corde, ils
  ont inuenté cette belle deffaite, de r'enuoyer les malades qu'ils ont
  agitez et tormentez pour neant, de leurs drogues et regimes, les
  vns, au secours des vœuz, et miracles, les autres aux eaux chaudes.
  Ne vous courroussez pas, Madame, il ne parle pas de celles de
  deça, qui sont soubs la protection de vostre maison, et toutes
  Gramontoises. Ils ont vne tierce sorte de deffaite, pour nous chasser
  d'aupres d'eux, et se descharger des reproches, que nous leur
  pouuons faire du peu d'amendement, à noz maux, qu'ils ont eu
  si long temps en gouuernement, qu'il ne leur reste plus aucune
  inuention à nous amuser: c'est de nous enuoyer chercher la bonté
  de l'air de quelque autre contrée.   Madame en voyla assez: vous
  me donnez bien congé de reprendre le fil de mon propos, duquel ie
  m'estoy destourné, pour vous entretenir.

  Ce fut ce me semble, Pericles, lequel estant enquis, comme il se
  portoit: Vous le pouuez, dit-il, iuger par là: montrant des breuets,
  qu'il auoit attachez au col et au bras. Il vouloit inferer, qu'il estoit
  bien malade, puis qu'il en estoit venu iusques-là, d'auoir recours
  à choses si vaines, et de s'estre laissé equipper en cette façon. Ie
  ne dy pas que ie ne puisse estre emporté vn iour à cette opinion
  ridicule, de remettre ma vie, et ma santé, à la mercy et gouuernement
  des medecins: ie pourray tomber en cette resuerie: ie ne
  me puis respondre de ma fermeté future: mais lors aussi si quelqu'vn
  s'enquiert à moy, comment ie me porte, ie luy pourray dire,
  comme Pericles: Vous le pouuez iuger par là, montrant ma main
  chargée de six dragmes d'opiate: ce sera vn bien euident signe
  d'vne maladie violente: i'auray mon iugement merueilleusement
  desmanché. Si l'impatience et la frayeur gaignent cela sur moy,
  on en pourra conclure vne bien aspre fiéure en mon ame.   I'ay
  pris la peine de plaider cette cause, que i'entens assez mal, pour
  appuyer vn peu et conforter la propension naturelle, contre les
  drogues, et pratique de nostre medecine: qui s'est deriuée en moy,
  par mes ancestres: à fin que ce ne fust pas seulement vne inclination
  stupide et temeraire, et qu'elle eust vn peu plus de forme.
  Aussi que ceux qui me voyent si ferme contre les exhortemens et
  menaces, qu'on me fait, quand mes maladies me pressent, ne pensent
  pas que ce soit simple opiniastreté: qu'il y ait quelqu'vn si
  fascheux, qui iuge encore, que ce soit quelque esguillon de gloire.
  Ce seroit vn desir bien assené, de vouloir tirer honneur d'vne
  action, qui m'est commune, auec mon iardinier et mon muletier.
  Certes ie n'ay point le cœur si enflé, ny si venteux, qu'vn plaisir
  solide, charnu, et moëlleux, comme la santé, ie l'allasse eschanger,
  pour vn plaisir imaginaire, spirituel, et aëré. La gloire, voire
  celle des quatre fils Aymon, est trop cher achetée à vn homme de
  mon humeur, si elle luy couste trois bons accez de colique. La
  santé de par Dieu! Ceux qui ayment nostre medecine, peuuent
  auoir aussi leurs considerations bonnes, grandes, et fortes: ie ne
  hay point les fantasies contraires aux miennes. Il s'en faut tant
  que ie m'effarouche, de voir de la discordance de mes iugemens à
  ceux d'autruy, et que ie me rende incompatible à la société des
  hommes, pour estre d'autre sens et party que le mien: qu'au
  rebours, (comme c'est la plus generale façon que Nature aye
  suiuy, que la varieté, et plus aux esprits, qu'aux corps: d'autant
  qu'ils sont de substance plus souple et susceptible de formes) ie
  trouue bien plus rare, de voir conuenir nos humeurs, et nos desseins.
  Et ne fut iamais au monde, deux opinions pareilles, non
  plus que deux poils, ou deux grains. Leur plus vniuerselle qualité,
  c'est la diuersité.

  FIN DV SECOND LIVRE. (ORIGINAL)



  LIVRE TROISIÈME. (ORIGINAL)



  CHAPITRE I.

  _De l'vtile et de l'honeste._


  PERSONNE n'est exempt de dire des fadaises: le malheur est, de
  les dire curieusement:

    _Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit._

  Cela ne me touche pas; les miennes m'eschappent aussi nonchallamment
  qu'elles le valent. D'où bien leur prend. Ie les quitterois
  soudain, à peu de coust qu'il y eust. Et ne les achette, ny ne
  les vends, que ce qu'elles poisent. Ie parle au papier, comme ie
  parle au premier que ie rencontre. Qu'il soit vray, voicy dequoy.

  A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la
  refusa à si grand interest? On luy manda d'Allemaigne, que s'il le
  trouuoit bon, on le defferoit d'Arminius par poison. C'estoit le
  plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les auoit si
  vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l'accroissement
  de sa domination en ces contrees là. Il fit responce, que le
  peuple Romain auoit accoustumé de se venger de ses ennemis par
  voye ouuerte, les armes en main, non par fraude, et en cachette:
  il quitta l'vtile pour l'honeste. C'estoit, me direz-vous, vn affronteur.
  Ie le croy: ce n'est pas grand miracle, à gens de sa profession.
  Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la
  bouche de celuy qui la hayt: d'autant que la verité la luy arrache
  par force, et que s'il ne la veult receuoir en soy, aumoins il s'en
  couure, pour s'en parer.   Nostre bastiment et public et priué,
  est plein d'imperfection: mais il n'y a rien d'inutile en Nature,
  non pas l'inutilité mesmes, rien ne s'est ingeré en cet vniuers, qui
  n'y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez
  maladiues: l'ambition, la ialousie, l'enuie, la vengeance, la superstition,
  le desespoir, logent en nous, d'vne si naturelle possession,
  que l'image s'en recognoist aussi aux bestes. Voire et la cruauté,
  vice si desnaturé: car au milieu de la compassion, nous sentons
  dedans, ie ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne,
  à voir souffrir autruy: et les enfans la sentent:

    _Suaue, mari magno, turbantibus æquora ventis,
    E terra magnum alterius spectare laborem._

  Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l'homme, destruiroit
  les fondamentales conditions de nostre vie. De mesme, en toute
  police: il y a des offices necessaires, non seulement abiects, mais
  encores vicieux. Les vices y trouuent leur rang, et s'employent à
  la cousture de nostre liaison: comme les venins à la conseruation
  de nostre santé. S'ils deuiennent excusables, d'autant qu'ils nous
  font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité:
  il faut laisser iouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux,
  et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience,
  comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur
  pays. Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et
  moins hazardeux. Le bien public requiert qu'on trahisse, et qu'on
  mente, et qu'on massacre: resignons cette commission à gens plus
  obeissans et plus soupples.   Certes i'ay eu souuent despit, de voir
  des iuges, attirer par fraude et fauces esperances de faueur ou
  pardon, le criminel à descouurir son fait, et y employer la piperie
  et l'impudence. Il seruiroit bien à la iustice, et à Platon mesme,
  qui fauorise cet vsage, de me fournir d'autres moyens plus selon
  moy. C'est vne iustice malicieuse: et ne l'estime pas moins blessee
  par soy-mesme, que par autruy.   Ie respondy, n'y a pas long
  temps, qu'à peine trahirois-ie le Prince pour vn particulier, qui
  serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince. Et
  ne hay pas seulement à piper, mais ie hay aussi qu'on se pipe en
  moy: ie n'y veux pas seulement fournir de matiere et d'occasion.
  En ce peu que i'ay eu à negocier entre nos Princes, en ces diuisions,
  et subdiuisions, qui nous deschirent auiourd'huy: i'ay curieusement
  euité, qu'ils se mesprinssent en moy, et s'enferrassent
  en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couuerts,
  et se presentent et contrefont les plus moyens, et les plus voysins
  qu'ils peuuent: moy, ie m'offre par mes opinions les plus viues, et
  par la forme plus mienne. Tendre negotiateur et nouice: qui ayme
  mieux faillir à l'affaire, qu'à moy. Ç'a esté pourtant iusques à cette
  heure, auec tel heur, car certes Fortune y a la principalle part,
  que peu ont passé de main à autre, auec moins de soupçon, plus
  de faueur et de priuauté. I'ay vne façon ouuerte, aisee à s'insinuer,
  et à se donner credit, aux premieres accointances. La naifueté et
  la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouuent encore leur
  opportunité et leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu suspecte,
  et peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest. Et
  peuuent veritablement employer la responce de Hipperides aux
  Atheniens, se plaignans de l'aspreté de son parler: Messieurs, ne
  considerez pas si ie suis libre, mais si ie le suis, sans rien prendre,
  et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m'a aussi aiséement
  deschargé du soupçon de faintise, par sa vigueur (n'espargnant
  rien à dire pour poisant et cuisant qu'il fust: ie n'eusse peu
  dire pis absent) et en ce, qu'elle a vne montre apparente de simplesse
  et de nonchalance. Ie ne pretens autre fruict en agissant,
  que d'agir, et n'y attache longues suittes et propositions. Chasque
  action fait particulierement son ieu: porte s'il peut.   Au demeurant,
  ie ne suis pressé de passion, ou hayneuse, ou amoureuse,
  enuers les grands: ny n'ay ma volonté garrotee d'offence, ou d'obligation
  particuliere. Ie regarde nos Roys d'vne affection simplement
  legitime et ciuile, ny emeuë ny demeuë par interest priué,
  dequoy ie me sçay bon gré. La cause generale et iuste ne m'attache
  non plus, que moderément et sans fiéure. Ie ne suis pas
  subiet à ces hypoteques et engagemens penetrans et intimes. La
  cholere et la hayne sont au delà du deuoir de la iustice: et sont
  passions seruans seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à
  leur deuoir, par la raison simple: _Vtatur motu animi, qui vti ratione
  non potest._ Toutes intentions legitimes sont d'elles mesmes
  temperees: sinon, elles s'alterent en seditieuses et illegitimes.
  C'est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, et
  le cœur ouuert. A la verité, et ne crains point de l'aduouer, ie porterois
  facilement au besoing, vne chandelle à Sainct Michel, l'autre
  à son serpent, suiuant le dessein de la vieille. Ie suiuray le bon
  party iusques au feu, mais exclusiuement si ie puis. Que Montaigne
  s'engouffre quant et la ruyne publique, si besoing est: mais
  s'il n'est pas besoing, ie sçauray bon gré à la Fortune qu'il se
  sauue: et autant que mon deuoir me donne de corde, ie l'employe
  à sa conseruation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au iuste
  party, et au party qui perdit, se sauua par sa moderation, en cet
  vniuersel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diuersitez?
  Aux hommes, comme luy priuez, il est plus aisé. Et en telle
  sorte de besongne, ie trouue qu'on peut iustement n'estre pas ambitieux
  à s'ingerer et conuier soy-mesmes.   De se tenir chancelant
  et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination
  aux troubles de son pays, et en vne diuision publique, ie ne le
  trouue ny beau, ny honneste: _Ea non media, sed nulla via est,
  velut euentum expectantium, quò fortunæ consilia sua applicent._
  Cela peut estre permis enuers les affaires des voysins: et Gelon
  tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre
  des Barbares contre les Grecs, tenant vne Ambassade à Delphes,
  auec des presents pour estre en eschauguette, à veoir de quel costé
  tomberoit la fortune, et prendre l'occasion à poinct, pour le concilier
  aux victorieux. Ce seroit vne espece de trahison, de le faire
  aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il
  faut prendre party: mais de ne s'embesongner point, à homme
  qui n'a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, ie le
  trouue plus excusable (et si ne practique pour moy cette excuse)
  qu'aux guerres estrangeres: desquelles pourtant, selon nos loix,
  ne s'empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s'y engagent
  tout à faict, le peuuent, auec tel ordre et attrempance, que l'orage
  debura couler par dessus leur teste, sans offence. N'auions nous
  pas raison de l'esperer ainsi du feu Euesque d'Orleans, sieur de
  Moruilliers? Et i'en cognois entre ceux qui y ouurent valeureusement
  à cette heure, de mœurs ou si equables, ou si douces, qu'ils
  seront, pour demeurer debout, quelque iniurieuse mutation et
  cheute que le ciel nous appreste. Ie tiens que c'est aux Roys proprement,
  de s'animer contre les Roys: et me moque de ces esprits,
  qui de gayeté de cœur se presentent à querelles si disproportionnees.
  Car on ne prend pas querelle particuliere auec vn Prince, pour
  marcher contre luy ouuertement et courageusement, pour son honneur,
  et selon son deuoir: s'il n'aime vn tel personnage, il fait
  mieux, il l'estime. Et notamment la cause des loix, et defence de
  l'ancien estat, a tousiours cela, que ceux mesmes qui pour leur
  dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s'ils ne
  les honorent.   Mais il ne faut pas appeller deuoir, comme nous
  faisons tous les iours, vne aigreur et vne intestine aspreté, qui
  naist de l'interest et passion priuee, ny courage, vne conduitte
  traistresse et malitieuse. Ils nomment zele, leur propension vers la
  malignité, et violence. Ce n'est pas la cause qui les eschauffe, c'est
  leur interest. Ils attisent la guerre, non par ce qu'elle est iuste:
  mais par ce que c'est guerre.   Rien n'empesche qu'on ne se puisse
  comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis,
  et loyalement: conduisez vous y d'vne, sinon par tout esgale affection
  (car elle peut souffrir differentes mesures) au moins temperee,
  et qui ne vous engage tant à l'vn, qu'il puisse tout requerir
  de vous. Et vous contentez aussi d'vne moienne mesure de leur
  grace: et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher.   L'autre
  maniere de s'offrir de toute sa force aux vns et aux autres,
  a encore moins de prudence que de conscience. Celuy enuers qui
  vous en trahissez vn, duquel vous estes pareillement bien venu:
  sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour? Il vous
  tient pour vn meschant homme: ce pendant il vous oit, et tire de
  vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté. Car les hommes
  doubles sont vtiles, en ce qu'ils apportent: mais il se faut garder,
  qu'ils n'emportent que le moins qu'on peut.   Ie ne dis rien à
  l'vn, que ie ne puisse dire à l'autre, à son heure, l'accent seulement
  vn peu changé: et ne rapporte que les choses ou indifferentes,
  ou cogneuës, ou qui seruent en commun. Il n'y a point
  d'vtilité, pour laquelle ie me permette de leur mentir. Ce qui a esté
  fié à mon silence, ie le cele religieusement: mais ie prens à celer
  le moins que ie puis. C'est vne importune garde, du secret des
  Princes, à qui n'en a que faire. Ie presente volontiers ce marché,
  qu'ils me fient peu: mais qu'ils se fient hardiment, de ce que ie
  leur apporte. I'en ay tousiours plus sceu que ie n'ay voulu. Vn
  parler ouuert, ouure vn autre parler, et le tire hors, comme fait
  le vin et l'amour. Philippides respondit sagement à mon gré, au
  Roy Lysimachus, qui luy disoit, Que veux-tu que ie te communique
  de mes biens? Ce que tu voudras, pourueu que ce ne soit de tes
  secrets. Ie voy que chacun se mutine, si on luy cache le fonds des
  affaires ausquels on l'employe, et si on luy en a desrobé quelque
  arriere-sens. Pour moy, ie suis content qu'on ne m'en die non plus,
  qu'on veut que i'en mette en besoigne: et ne desire pas, que ma
  science outrepasse et contraigne ma parole. Si ie dois seruir d'instrument
  de tromperie, que ce soit aumoins sauue ma conscience.
  Ie ne veux estre tenu seruiteur, ny si affectionné, ny si loyal, qu'on
  me treuue bon à trahir personne. Qui est infidelle à soy-mesme,
  l'est excusablement à son maistre. Mais ce sont Princes, qui n'acceptent
  pas les hommes à moytié, et mesprisent les seruices limitez
  et conditionnez. Il n'y a remede: ie leur dis franchement
  mes bornes: car esclaue, ie ne le doibs estre que de la raison, encore
  n'en puis-ie bien venir à bout. Et eux aussi ont tort, d'exiger
  d'vn homme libre, telle subiection à leur seruice, et telle obligation,
  que de celuy, qu'ils ont faict et achetté: ou duquel la fortune
  tient particulierement et expressement à la leur. Les loix
  m'ont osté de grand peine, elles m'ont choisi party, et donné vn
  maistre: toute autre superiorité et obligation doibt estre relatiue à
  celle-là, et retranchee. Si n'est-ce pas à dire, quand mon affection
  me porteroit autrement, qu'incontinent i'y portasse la main: la
  volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la
  receuoir de l'ordonnance publique.   Tout ce mien proceder, est
  vn peu bien dissonant à nos formes: ce ne seroit pas pour produire
  grands effets, ny pour y durer: l'innocence mesme ne sçauroit
  à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander
  sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les occupations
  publiques: ce que ma profession en requiert, ie l'y
  fournis, en la forme que ie puis la plus priuee. Enfant, on m'y
  plongea iusques aux oreilles, et il succedoit: si m'en desprins ie de
  belle heure. I'ay souuent depuis éuité de m'en mesler, rarement
  accepte, iamais requis, tenant le dos tourné à l'ambition: mais
  sinon comme les tireurs d'auiron, qui s'auancent ainsin à reculons:
  tellement toutesfois, que de ne m'y estre poinct embarqué,
  i'en suis moins obligé à ma resolution, qu'à ma bonne fortune. Car
  il y a des voyes moins ennemyes de mon goust, et plus conformes
  à ma portee, par lesquelles si elle m'eust appellé autrefois au seruice
  public, et à mon auancement vers le credit du monde, ie sçay
  que i'eusse passé par dessus la raison de mes discours, pour la
  suyure. Ceux qui disent communement contre ma profession, que
  ce que i'appelle franchise, simplesse, et naifueté, en mes mœurs,
  c'est art et finesse: et plustost prudence, que bonté: industrie,
  que nature: bon sens, que bonheur: me font plus d'honneur
  qu'ils ne m'en ostent.   Mais certes ils font ma finesse trop fine.
  Et qui m'aura suyui et espié de pres, ie luy donray gaigné, s'il
  ne confesse, qu'il n'y a point de regle en leur escole, qui sçeust
  rapporter ce naturel mouuement, et maintenir vne apparence de
  liberté, et de licence, si pareille, et inflexible, parmy des routes si
  tortues et diuerses: et que toute leur attention et engin, ne les y
  sçauroit conduire. La voye de la verité est vne et simple, celle du
  profit particulier, et de la commodité des affaires, qu'on a en
  charge, double, inegale, et fortuite. I'ay veu souuent en vsage, ces
  libertez contrefaites, et artificielles, mais le plus souuent, sans succez.
  Elles sentent volontiers leur asne d'Esope: lequel par emulation
  du chien, vint à se ietter tout gayement, à deux pieds, sur les
  espaules de son maistre: mais autant que le chien receuoit de caresses,
  de pareille feste, le pauure asne, en reçeut deux fois autant
  de bastonnades. _Id maximè quemque decet, quod est cuiusque suum
  maximè._ Ie ne veux pas priuer la tromperie de son rang, ce seroit
  mal entendre le monde: ie sçay qu'elle a seruy souuent profitablement,
  et qu'elle maintient et nourrit la plus part des vacations des
  hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou
  bonnes, ou excusables, illegitimes.   La iustice en soy, naturelle
  et vniuerselle, est autrement reglee, et plus noblement, que n'est
  cette autre iustice speciale, nationale, contrainte au besoing de nos
  polices: _Veri iuris germanæque iustitiæ solidam et expressam effigiem
  nullam tenemus: vmbra et imaginibus vtimur._ Si que le sage
  Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes,
  les iugea grands personnages en toute autre chose, mais
  trop asseruis à la reuerence des loix. Pour lesquelles auctoriser, et
  seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur
  originelle: et non seulement par leur permission, plusieurs actions
  vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion. _Ex Senatusconsultis
  plebisquescitis scelera exercentur._ Ie suy le langage commun, qui
  fait difference entre les choses vtiles, et les honnestes: si que d'aucunes
  actions naturelles, non seulement vtiles, mais necessaires, il
  les nomme deshonnestes et sales.   Mais continuons nostre exemple
  de la trahison. Deux pretendans au royaume de Thrace, estoient
  tombez en debat de leurs droicts, l'Empereur les empescha de venir
  aux armes: mais l'vn d'eux, sous couleur de conduire vn accord
  amiable, par leur entreueuë, ayant assigné son compagnon,
  pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La iustice
  requeroit, que les Romains eussent raison de ce forfaict: la difficulté
  en empeschoit les voyes ordinaires. Ce qu'ils ne peurent legitimement,
  sans guerre, et sans hazard, ils entreprindrent de le
  faire par trahison: ce qu'ils ne peurent honnestement, ils le firent
  vtilement. A quoy se trouua propre vn Pomponius Flaccus. Cettuy-cy,
  soubs feintes parolles, et asseurances, ayant attiré cest homme
  dans ses rets: au lieu de l'honneur et faueur qu'il luy promettoit,
  l'enuoya pieds et poings liez à Rome. Vn traistre y trahit l'autre,
  contre l'vsage commun. Car ils sont pleins de desfiance, et est mal-aisé
  de les surprendre par leur art: tesmoing la poisante experience,
  que nous venons d'en sentir.   Sera Pomponius Flaccus qui
  voudra, et en est assez qui le voudront. Quant à moy, et ma parolle
  et ma foy, sont, comme le demeurant, pieces de ce commun
  corps: leur meilleur effect, c'est le seruice public: ie tiens cela
  pour presupposé. Mais comme si on me commandoit, que ie prinse
  la charge du Palais, et des plaids, ie respondroy, Ie n'y entens
  rien: ou la charge de conducteur de pionniers, ie diroy, Ie suis
  appellé à vn rolle plus digne: de mesmes, qui me voudroit employer,
  à mentir, à trahir, et à me pariurer, pour quelque seruice
  notable, non que d'assassiner ou empoisonner: ie diroy, Si i'ay
  volé ou desrobé quelqu'vn, enuoyez moy plustost en gallere. Car il
  est loysible à vn homme d'honneur, de parler ainsi que les Lacedemoniens,
  ayants esté deffaicts par Antipater, sur le poinct de
  leurs accords: Vous nous pouuez commander des charges poisantes
  et dommageables, autant qu'il vous plaira: mais de honteuses, et
  deshonnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander.
  Chacun doit auoir iuré à soy mesme, ce que les Roys d'Ægypte faisoient
  solennellement iurer à leurs iuges, qu'ils ne se desuoyeroient
  de leur conscience, pour quelque commandement qu'eux
  mesmes leur en fissent. A telles commissions il y a note euidente
  d'ignominie, et de condemnation. Et qui vous la donne, vous accuse,
  et vous la donne, si vous l'entendez bien, en charge et en
  peine. Autant que les affaires publiques s'amendent de vostre exploict,
  autant s'en empirent les vostres: vous y faictes d'autant
  pis, que mieux vous y faictes. Et ne sera pas nouueau, ny à l'auanture
  sans quelque air de iustice, que celuy mesmes vous ruïne,
  qui vous aura mis en besongne.   Si la trahison doit estre en
  quelque cas excusable: lors seulement elle l'est, qu'elle s'employe
  à chastier et trahir la trahison. Il se trouue assez de perfidies, non
  seulement refusees, mais punies, par ceux en faueur desquels elles
  auoient esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius, à
  l'encontre du medecin de Pyrrhus?   Mais cecy encore se trouue:
  que tel l'a commandee, qui par apres l'a vengee rigoureusement,
  sur celuy qu'il y auoit employé: refusant vn credit et pouuoir si
  effrené, et desaduouant vn seruage et vne obeïssance si abandonnee,
  et si lasche. Iaropelc Duc de Russie, practiqua vn Gentil-homme
  de Hongrie, pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en
  le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire
  quelque notable dommage. Cettuy-cy s'y porta en galand homme:
  s'addonna plus que deuant au seruice de ce Roy, obtint d'estre de
  son conseil, et de ses plus feaux. Auec ces aduantages, et choisissant
  à point l'opportunité de l'absence de son maistre, il trahit aux
  Russiens Visilicie, grande et riche cité: qui fut entierement saccagee,
  et arse par eux, auec occision totale, non seulement des habitans
  d'icelle, de tout sexe et aage, mais de grand nombre de
  noblesse de là autour, qu'il y auoit assemblé à ces fins. Iaropelc
  assouuy de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n'estoit
  pas sans tiltre, (car Boleslaus l'auoit fort offencé, et en pareille
  conduitte) et saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer
  la laideur nuë et seule, et la regarder d'vne veuë saine, et
  non plus troublee par sa passion, la print à vn tel remors, et contre-cœur,
  qu'il en fit creuer les yeux, et couper la langue, et les
  parties honteuses, à son executeur.   Antigonus persuada les soldats
  Argyraspides, de luy trahir Eumenes, leur capitaine general,
  son aduersaire. Mais l'eut-il faict tuer, apres qu'ils le luy eurent
  liuré, il desira luy mesme estre commissaire de la iustice diuine,
  pour le chastiment d'vn forfaict si detestable: et les consigna entre
  les mains du gouuerneur de la prouince, luy donnant tres-expres
  commandement, de les perdre, et mettre à male fin, en quelque
  maniere que ce fust. Tellement que de ce grand nombre qu'ils estoient,
  aucun ne vit onques puis, l'air de Macedoine. Mieux il en
  auoit esté seruy, d'autant le iugea il auoir esté plus meschamment
  et punissablement.   L'esclaue qui trahit la cachette de P. Sulpicius
  son maistre, fut mis en liberté, suiuant la promesse de la
  proscription de Sylla: mais suiuant la promesse de la raison publique,
  tout libre, il fut precipité du roc Tarpeien.   Et nostre Roy
  Clouis, au lieu des armes d'or qu'il leur auoit promis, fit pendre
  les trois seruiteurs de Cannacre, apres qu'ils luy eurent trahy leur
  maistre, à quoy il les auoit pratiquez. Ils les font pendre auec la
  bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy,
  et speciale, ils satisfont à la generale et premiere.   Mahomed second,
  se voulant deffaire de son frere, pour la ialousie de la
  domination, suiuant le stile de leur race, y employa l'vn de ses
  officiers: qui le suffoqua, l'engorgeant de quantité d'eau, prinse
  trop à coup. Cela faict, il liura, pour l'expiation de ce meurtre, le
  meurtrier entre les mains de la mere du trespassé (car ils n'estoient
  freres que de pere): elle, en sa presence, ouurit à ce meurtrier
  l'estomach: et tout chaudement de ses mains, fouillant et
  arrachant son cœur, le ietta manger aux chiens. Et à ceux mesmes
  qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l'vsage d'vne action
  vicieuse, y pouuoir hormais coudre en toute seureté, quelque traict
  de bonté, et de iustice: comme par compensation, et correction
  conscientieuse. Ioint qu'ils regardent les ministres de tels horribles
  malefices, comme gents, qui les leur reprochent: et cherchent par
  leur mort d'estouffer la cognoissance et tesmoignage de telles menees.
     Or si par fortune on vous en recompence, pour ne frustrer
  la necessité publique, de cet extreme et desesperé remede: celuy
  qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s'il ne l'est luy-mesme, pour
  vn homme maudit et execrable: et vous tient plus traistre, que ne
  faict celuy, contre qui vous l'estes: car il touche la malignité de
  vostre courage, par voz mains, sans desadueu, sans obiect. Mais il
  vous employe, tout ainsi qu'on faict les hommes perdus, aux executions
  de la haute iustice: charge autant vtile, comme elle est
  peu honneste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la
  prostitution de conscience. La fille à Seïanus ne pouuant estre punie
  à mort, en certaine forme de iugement à Rome, d'autant qu'elle
  estoit vierge, fut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau,
  auant qu'il l'estranglast. Non sa main seulement, mais son
  ame, est esclaue à la commodité publique.   Quand le premier
  Amurath, pour aigrir la punition contre ses subiects, qui auoient
  donné support à la parricide rebellion de son fils, ordonna, que
  leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution:
  ie trouue tres-honeste à aucuns d'iceux, d'auoir choisi plustost, d'estre
  iniustement tenus coulpables du parricide d'vn autre, que de
  seruir la iustice de leur propre parricide. Et où en quelques bicoques
  forcees de mon temps, i'ay veu des coquins, pour garantir
  leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, ie les ay tenus
  de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince
  de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné
  à mort, eust luy mesme de sa main, à se deffaire: trouuant estrange,
  qu'vn tiers innocent de la faute, fust employé et chargé
  d'vn homicide.   Le Prince, quand vne vrgente circonstance, et
  quelque impetueux et inopiné accident, du besoing de son estat,
  luy fait gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le iette hors de
  son deuoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité, à vn coup de
  la verge diuine. Vice n'est-ce pas, car il a quitté sa raison, à vne
  plus vniuerselle et puissante raison: mais certes c'est malheur. De
  maniere qu'à quelqu'vn qui me demandoit: Quel remede? nul remede,
  fis-ie, s'il fut veritablement gehenné entre ces deux extremes
  (_sed videat ne quæratur latebra periurio_) il le falloit faire:
  mais s'il le fit, sans regret, s'il ne luy greua de le faire, c'est signe
  que sa conscience est en mauuais termes. Quand il s'en trouueroit
  quelqu'vn de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast
  digne d'vn si poisant remede, ie ne l'en estimeroy pas moins.
  Il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous
  ne pouuons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souuent,
  comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau
  à la pure conduitte du ciel. A quelle plus iuste necessité se
  reserue il? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu'il ne
  peut faire, qu'aux despens de sa foy et de son honneur? choses,
  qui à l'auenture luy doiuent estre plus cheres que son propre salut,
  et que le salut de son peuple. Quand les bras croisez il appellera
  Dieu simplement à son aide, n'aura-il pas à esperer, que la diuine
  bonté n'est pour refuser la faueur de sa main extraordinaire à vne
  main pure et iuste? Ce sont dangereux exemples, rares, et maladifues
  exceptions, à nos regles naturelles: il y faut ceder, mais
  auec grande moderation et circonspection. Aucune vtilité priuee,
  n'est digne pour laquelle nous facions cet effort à nostre conscience:
  la publique bien, lors qu'elle est et tres-apparente, et tres-importante.
    Timoleon se garantit à propos, de l'estrangeté de
  son exploit, par les larmes qu'il rendit, se souuenant que c'estoit
  d'vne main fraternelle qu'il auoit tué le tyran. Et cela pinça iustement
  sa conscience, qu'il eust esté necessité d'achetter l'vtilité publique,
  à tel prix de l'honnesteté de ses mœurs. Le Senat mesme
  deliuré de seruitude par son moyen, n'osa rondement decider d'vn
  si haut faict, et deschiré en deux si poisants et contraires visages.
  Mais les Syracusains ayans tout à point, à l'heure mesme, enuoyé
  requerir les Corinthiens de leur protection, et d'vn chef digne de
  restablir leur ville en sa premiere dignité, et nettoyer la Sicile de
  plusieurs tyranneaux, qui l'oppressoient: il y deputa Timoleon,
  auec cette nouuelle deffaitte et declaration: Que selon qu'il se porteroit
  bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party, à la faueur
  du liberateur de son païs, ou à la desfaueur du meurtrier de son
  frere. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger
  de l'exemple et importance d'vn faict si diuers. Et feirent bien, d'en
  descharger leur iugement, ou de l'appuier ailleurs, et en des considerations
  tierces. Or les deportements de Timoleon en ce voyage
  rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s'y porta dignement
  et vertueusement, en toutes façons. Et le bon heur qui l'accompagna
  aux aspretez qu'il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla
  luy estre enuoyé par les Dieux conspirants et fauorables à sa iustification.
    La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouuoit
  estre. Mais le profit de l'augmentation du reuenu publique, qui
  seruit de pretexte au Senat Romain à cette orde conclusion, que ie
  m'en vay reciter, n'est pas assez fort pour mettre à garand vne telle
  iniustice. Certaines citez s'estoient rachetees à prix d'argent, et remises
  en liberté, auec l'ordonnance et permission du Senat, des
  mains de L. Sylla. La chose estant tombee en nouueau iugement,
  le Senat les condamna à estre taillables comme auparauant: et
  que l'argent qu'elles auoyent employé pour se rachetter, demeureroit
  perdu pour elles. Les guerres ciuiles produisent souuent ces
  vilains exemples: Que nous punissons les priuez, de ce qu'ils nous
  ont creu, quand nous estions autres. Et vn mesme magistrat fait
  porter la peine de son changement, à qui n'en peut mais. Le maistre
  foitte son disciple de docilité, et la guide son aueugle. Horrible
  image de iustice.   Il y a des regles en la philosophie et faulses et
  molles. L'exemple qu'on nous propose, pour faire preualoir l'vtilité
  priuee, à la foy donnee, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance
  qu'ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis
  en liberté, ayans retiré de vous serment du paiement de certaine
  somme. On a tort de dire, qu'vn homme de bien, sera quitte
  de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n'en est rien.
  Ce que la crainte m'a fait vne fois vouloir, ie suis tenu de le vouloir
  encore sans crainte. Et quand elle n'aura forcé que ma langue,
  sans la volonté: encore suis ie tenu de faire la maille bonne de ma
  parole. Pour moy, quand par fois ell'a inconsiderément deuancé
  ma pensee, i'ay faict conscience de la desaduoüer pourtant. Autrement
  de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu'vn
  tiers prend de nos promesses. _Quasi verò forti viro vis possit adhiberi._
  En cecy seulement a loy, l'interest priué, de nous excuser de
  faillir à nostre promesse, si nous auons promis chose meschante,
  et inique de soy. Car le droit de la vertu doibt preualoir le droit
  de nostre obligation.   I'ay autrefois logé Epaminondas au premier
  rang des hommes excellens: et ne m'en desdy pas. Iusques où
  montoit-il la consideration de son particulier deuoir? qui ne tua
  iamais homme qu'il eust vaincu: qui pour ce bien inestimable, de
  rendre la liberté à son païs, faisoit conscience de tuer vn tyran, ou
  ses complices, sans les formes de la iustice: et qui iugeoit meschant
  homme, quelque bon citoyen qu'il fust, celuy qui entre les
  ennemis, et en la bataille, n'espargnoit son amy et son hoste. Voyla
  vne ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes et violentes
  actions humaines, la bonté et l'humanité, voire la plus delicate,
  qui se treuue en l'escole de la philosophie. Ce courage si gros,
  enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauureté, estoit-ce
  nature, ou art, qui l'eust attendry, iusques au poinct d'vne si
  extreme douceur, et debonnaireté de complexion? Horrible de fer
  et de sang, il va fracassant et rompant vne nation inuincible contre
  tout autre, que contre luy seul: et gauchit au milieu d'vne telle
  meslee, au rencontre de son hoste et de son amy. Vrayment celuy là
  proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le
  mors de la benignité, sur le point de sa plus forte chaleur: ainsin
  enflammee qu'elle estoit, et toute escumeuse de fureur et de meurtre.
  C'est miracle, de pouuoir mesler à telles actions quelque image
  de iustice: mais il n'appartient qu'à la roideur d'Epaminondas, d'y
  pouuoir mesler la douceur et la facilité des mœurs les plus molles,
  et la pure innocence. Et où l'vn dit aux Mammertins, que les statuts
  n'auoient point de mise enuers les hommes armez: l'autre, au Tribun
  du peuple, que le temps de la iustice, et de la guerre estoient
  deux: le tiers, que le bruit des armes l'empeschoit d'entendre la
  voix des loix: cettuy-cy n'estoit pas seulement empesché d'entendre
  celles de la ciuilité, et pure courtoisie. Auoit-il pas emprunté de
  ses ennemis, l'vsage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre,
  pour destremper par leur douceur et gayeté, cette furie et aspreté
  martiale? Ne craignons point apres vn si grand precepteur, d'estimer
  qu'il y a quelque chose illicite contre les ennemys mesmes:
  que l'interest commun ne doibt pas tout requerir de tous, contre
  l'interest priué: _manente memoria, etiam in dissidio publicorum fœderum,
  priuati iuris:_

                               _Et nulla potentia vires
    Præstandi, ne quid peccet amicus, habet:_

  et que toutes choses ne sont pas loisibles à vn homme de bien,
  pour le seruice de son Roy, ny de la cause generale et des loix.
  _Non enim patria præstat omnibus officijs, et ipsi conducit pios habere
  ciues in parentes._ C'est vne instruction propre au temps. Nous
  n'auons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c'est
  assez que nos espaules le soyent: c'est assez de tramper nos
  plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c'est grandeur de
  courage, et l'effect d'vne vertu rare et singuliere, de mespriser
  l'amitié, les obligations priuees, sa parolle, et la parenté, pour le
  bien commun, et obeïssance du magistrat: c'est assez vrayement
  pour nous en excuser, que c'est vne grandeur, qui ne peut loger
  en la grandeur du courage d'Epaminondas.   I'abomine les exhortemens
  enragez, de cette autre ame desreglee,

        _Dum tela micant, non vos pietatis imago
    Vlla, nec aduersa conspecti fronte parentes
    Commoueant, vultus gladio turbate verendos._

  Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistres, ce
  pretexte de raison: laissons là cette iustice enorme, et hors de
  soy: et nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut
  le temps et l'exemple? En vne rencontre de la guerre ciuile contre
  Cinna, vn soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frere,
  qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soy-mesme, de
  honte et de regret. Et quelques annees apres, en vne autre guerre
  ciuile de ce mesme peuple, vn soldat, pour auoir tué son frere, demanda
  recompense à ses capitaines.   On argumente mal l'honneur
  et la beauté d'vne action, par son vtilité: et conclud-on mal,
  d'estimer que chacun y soit obligé, et qu'elle soit honeste à chacun,
  si elle est vtile.

    _Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta._

  Choisissons la plus necessaire et plus vtile de l'humaine societé, ce
  sera le mariage. Si est-ce que le conseil des saincts, trouue le contraire
  party plus honeste, et en exclut la plus venerable vacation
  des hommes: comme nous assignons au haras, les bestes qui sont
  de moindre estime.



  CHAPITRE II.

  _Du repentir._


  LES autres forment l'homme, ie le recite: et en represente vn particulier,
  bien mal formé; et lequel si i'auoy à façonner de nouueau,
  ie ferois vrayement bien autre qu'il n'est: mes-huy c'est fait.
  Or les traits de ma peinture, ne se fouruoyent point, quoy qu'ils se
  changent et diuersifient. Le monde n'est qu'vne branloire perenne.
  Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase,
  les pyramides d'Ægypte: et du branle public, et du leur. La
  constance mesme n'est autre chose qu'vn branle plus languissant.
  Ie ne puis asseurer mon obiect: il va trouble et chancelant, d'vne
  yuresse naturelle. Ie le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant
  que ie m'amuse à luy. Ie ne peinds pas l'estre, ie peinds le
  passage: non vn passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple,
  de sept en sept ans, mais de iour en iour, de minute en minute.
  Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Ie pourray tantost
  changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. C'est vn
  contrerolle de diuers et muables accidens, et d'imaginations irresoluës,
  et quand il y eschet, contraires: soit que ie sois autre moy-mesme,
  soit que ie saisisse les subiects, par autres circonstances,
  et considerations. Tant y a que ie me contredis bien à l'aduanture,
  mais la verité, comme disoit Demades, ie ne la contredy point. Si
  mon ame pouuoit prendre pied, ie ne m'essaierois pas, ie me resoudrois:
  elle est tousiours en apprentissage, et en espreuue.

  Ie propose vne vie basse, et sans lustre. C'est tout vn. On attache
  aussi bien toute la philosophie morale, à vne vie populaire et priuee,
  qu'à vne vie de plus riche estoffe. Chaque homme porte la forme
  entiere, de l'humaine condition. Les autheurs se communiquent au
  peuple par quelque marque speciale et estrangere: moy le premier,
  par mon estre vniuersel: comme, Michel de Montaigne: non
  comme grammairien ou poëte, ou iurisconsulte. Si le monde se
  plaint dequoy ie parle trop de moy, ie me plains dequoy il ne pense
  seulement pas à soy. Mais est-ce raison, que si particulier en vsage,
  ie pretende me rendre public en cognoissance? Est-il aussi raison,
  que ie produise au monde, où la façon et l'art ont tant de credit et
  de commandement, des effects de nature et crus et simples, et
  d'vne nature encore bien foiblette? Est-ce pas faire vne muraille
  sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des liures sans
  science? Les fantasies de la musique, sont conduites par art, les
  miennes par sort. Aumoins i'ay cecy selon la discipline, que iamais
  homme ne traicta subiect, qu'il entendist ne cogneust mieux, que
  ie fay celuy que i'ay entrepris: et qu'en celuy là ie suis le plus
  sçauant homme qui viue. Secondement, que iamais aucun ne penetra
  en sa matiere plus auant, ny en esplucha plus distinctement les
  membres et suittes: et n'arriua plus exactement et plus plainement,
  à la fin qu'il s'estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, ie n'ay
  besoing d'y apporter que la fidelité: celle-là y est, la plus sincere
  et pure qui se trouue. Ie dy vray, non pas tout mon saoul: mais
  autant que ie l'ose dire. Et l'ose vn peu plus en vieillissant: car il
  semble que la coustume concede à cet aage, plus de liberté de bauasser,
  et d'indiscretion à parler de soy. Il ne peut aduenir icy, ce
  que ie voy aduenir souuent, que l'artizan et sa besongne se contrarient.
  Vn homme de si honneste conuersation, a-t-il faict vn si
  sot escrit? Ou, des escrits si sçauans, sont-ils partis d'vn homme
  de si foible conuersation? Qui a vn entretien commun, et ses escrits
  rares: c'est à dire, que sa capacité est en lieu d'où il l'emprunte,
  et non en luy. Vn personnage sçauant n'est pas sçauant par tout.
  Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy
  nous allons conformément, et tout d'vn train, mon liure et moy.
  Ailleurs, on peut recommander et accuser l'ouurage, à part de
  l'ouurier: icy non: qui touche l'vn, touche l'autre. Celuy qui en
  iugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu'à moy: celuy qui
  l'aura cogneu, m'a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si
  i'ay seulement cette part à l'approbation publique, que ie face sentir
  aux gens d'entendement, que i'estoy capable de faire mon profit
  de la science, si i'en eusse eu: et que ie meritoy que la memoire
  me secourust mieux.   Excusons icy ce que ie dy souuent, que ie
  me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy: non
  comme de la conscience d'vn ange, ou d'vn cheual, mais comme de
  la conscience d'vn homme. Adioustant tousiours ce refrein, non vn
  refrein de ceremonie, mais de naifue et essentielle submission:
  Que ie parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution,
  purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Ie
  n'enseigne point, ie raconte.   Il n'est vice veritablement vice, qui
  n'offence, et qu'vn iugement entier n'accuse. Car il a de la laideur
  et incommodité si apparente, qu'à l'aduanture ceux-là ont raison,
  qui disent, qu'il est principalement produict par bestise et ignorance:
  tant est-il mal-aisé d'imaginer qu'on le cognoisse sans le
  haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s'en
  empoisonne. Le vice laisse comme vn vlcere en la chair, vne repentance
  en l'ame, qui tousiours s'esgratigne, et s'ensanglante elle
  mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais
  elle engendre celle de la repentance: qui est plus griefue, d'autant
  qu'elle naist au dedans: comme le froid et le chaud des fiéures est
  plus poignant, que celuy qui vient du dehors. Ie tiens pour vices,
  mais chacun selon sa mesure, non seulement ceux que la raison et
  la nature condamnent, mais ceux aussi que l'opinion des hommes a
  forgé, voire fauce et erronee, si les loix et l'vsage l'auctorise.   Il
  n'est pareillement bonté, qui ne resiouysse vne nature bien nee. Il
  y a certes ie ne sçay quelle congratulation, de bien faire, qui nous
  resiouit en nous mesmes, et vne fierté genereuse, qui accompagne
  la bonne conscience. Vne ame courageusement vitieuse, se peut à
  l'aduenture garnir de securité: mais de cette complaisance et satisfaction,
  elle ne s'en peut fournir. Ce n'est pas vn leger plaisir,
  de se sentir preserué de la contagion d'vn siecle si gasté, et de dire
  en soy: Qui me verroit iusques dans l'ame, encore ne me trouueroit-il
  coupable, ny de l'affliction et ruyne de personne: ny de vengeance
  ou d'enuie, ny d'offence publique des loix: ny de nouuelleté
  et de trouble: ny de faute à ma parole: et quoy que la licence du
  temps permist et apprinst à chacun, si n'ay-ie mis la main ny és
  biens, ny en la bourse d'homme François, et n'ay vescu que sur la
  mienne non plus en guerre qu'en paix: ny ne me suis seruy du
  trauail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience,
  plaisent, et nous est grand benefice que cette esiouyssance naturelle:
  et le seul payement qui iamais ne nous manque.   De fonder
  la recompence des actions vertueuses, sur l'approbation d'autruy,
  c'est prendre vn trop incertain et trouble fondement, signamment
  en vn siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy: la bonne
  estime du peuple est iniurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce
  qui est louable? Dieu me garde d'estre homme de bien, selon la
  description que ie voy faire tous les iours par honneur, à chacun
  de soy. _Quæ fuerant vitià, mores sunt._ Tels de mes amis, ont par
  fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à cœur ouuert, ou
  de leur propre mouuement, ou semons par moy, comme d'vn office,
  qui à vne ame bien faicte, non en vtilité seulement, mais en douceur
  aussi, surpasse tous les offices de l'amitié. Ie l'ay tousiours
  accueilli des bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouuerts.
  Mais, à en parler à cette heure en conscience, i'ay souuent trouué en
  leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que ie n'eusse
  guere failly, de faillir plustost, que de bien faire à leur mode. Nous
  autres principalement, qui viuons vne vie priuee, qui n'est en montre
  qu'à nous, deuons auoir estably vn patron au dedans, auquel
  toucher nos actions: et selon iceluy nous caresser tantost, tantost
  nous chastier. I'ay mes loix et ma cour, pour iuger de moy, et m'y
  adresse plus qu'ailleurs. Ie restrains bien selon autruy mes actions,
  mais ie ne les estends que selon moy. Il n'y a que vous qui sçache
  si vous estes lâche et cruel, ou loyal et deuotieux: les autres ne
  vous voyent point, ils vous deuinent par coniectures incertaines:
  ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne
  vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. _Tuo tibi iudicio
  est vtendum. Virtutis et vitiorum graue ipsius conscientiæ pondus
  est: qua sublata, iacent omnia._   Mais ce qu'on dit, que la repentance
  suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui
  est en son haut appareil: qui loge en nous comme en son propre
  domicile. On peut desauouër et desdire les vices, qui nous surprennent,
  et vers lesquels les passions nous emportent: mais ceux qui
  par longue habitude, sont enracinez et ancrez en vne volonté forte
  et vigoureuse, ne sont subiects à contradiction. Le repentir n'est
  qu'vne desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies,
  qui nous pourmene à tout sens. Il faict desaduouër à celuy-là, sa
  vertu passee et sa continence.

    _Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
    Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ?_

  C'est vne vie exquise, celle qui se maintient en ordre iusques en
  son priué. Chacun peut auoir part au battelage, et representer vn
  honneste personnage en l'eschaffaut: mais au dedans, et en sa poictrine,
  où tout nous est loisible, où tout est caché, d'y estre reglé,
  c'est le poinct. Le voysin degré, c'est de l'estre en sa maison, en
  ses actions ordinaires, desquelles nous n'auons à rendre raison à
  personne: où il n'y a point d'estude, point d'artifice. Et pourtant
  Bias peignant vn excellent estat de famille: de laquelle, dit-il, le
  maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors,
  par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut vne digne
  parole de Iulius Drusus, aux ouuriers qui luy offroient pour trois
  mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n'y
  auroient plus la veuë qu'ils y auoient: Ie vous en donneray, dit-il,
  six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque
  auec honneur l'vsage d'Agesilaus, de prendre en voyageant son
  logis dans les eglises, affin que le peuple, et les Dieux mesmes,
  vissent dans ses actions priuees. Tel a esté miraculeux au monde,
  auquel sa femme et son valet n'ont rien veu seulement de remercable.
  Peu d'hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a
  esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dit
  l'experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en
  ce bas exemple, se void l'image des grands. En mon climat de Gascongne,
  on tient pour drolerie de me veoir imprimé. D'autant que
  la cognoissance, qu'on prend de moy, s'esloigne de mon giste,
  i'en vaux d'autant mieux. I'achette les imprimeurs en Guienne:
  ailleurs ils m'achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent
  viuants et presents, pour se mettre en credit, trepassez et
  absents. I'ayme mieux en auoir moins. Et ne me iette au monde,
  que pour la part que i'en tire. Au partir de là, ie l'en quitte. Le
  peuple reconuoye celuy-là, d'vn acte public, auec estonnement,
  iusqu'à sa porte: il laisse auec sa robbe ce rolle: il en retombe
  d'autant plus bas, qu'il s'estoit plus haut monté. Au dedans chez
  luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le reglement s'y trouueroit,
  il faut vn iugement vif et bien trié, pour l'apperceuoir en ces actions
  basses et priuees. Ioint que l'ordre est vne vertu morne et sombre.
  Gaigner vne bresche, conduire vne ambassade, regir vn peuple, ce
  sont actions esclatantes: tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr,
  et conuerser auec les siens, et auec soy-mesme, doucement et iustement:
  ne relascher point, ne se desmentir point, c'est chose plus
  rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirees soustiennent
  par là, quoy qu'on die, des deuoirs autant ou plus aspres
  et tendus, que ne font les autres vies. Et les priuez, dit Aristote,
  seruent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux
  qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes,
  plus par gloire que par conscience. La plus courte façon
  d'arriuer à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous
  faisons pour la gloire. Et la vertu d'Alexandre me semble representer
  assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates,
  en cette exercitation basse et obscure. Ie conçois aisément
  Socrates, en la place d'Alexandre; Alexandre en celle de Socrates,
  ie ne puis. Qui demandera à celuy-là, ce qu'il sçait faire, il respondra,
  Subiuguer le monde: qui le demandera à cettuy-cy, il dira,
  Mener l'humaine vie conformément à sa naturelle condition: science
  bien plus generale, plus poisante, et plus legitime.   Le prix de
  l'ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément. Sa grandeur
  ne s'exerce pas en la grandeur: c'est en la mediocrité. Ainsi
  que ceux qui nous iugent et touchent au dedans, ne font pas grand'recette
  de la lueur de noz actions publiques: et voyent que ce ne
  sont que filets et pointes d'eau fine reiallies d'vn fond au demeurant
  limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qui nous iugent par
  cette braue apparence du dehors, concluent de mesmes de nostre
  constitution interne: et ne peuuent accoupler des facultez populaires
  et pareilles aux leurs, à ces autres facultez, qui les estonnent,
  si loin de leur visee. Ainsi donnons nous aux demons des
  formes sauuages. Et qui non à Tamburlan des sourcils esleuez,
  des nazeaux ouuerts, vn visage afreux, et vne taille desmesuree,
  comme est la taille de l'imagination qu'il en a conceuë par le bruit
  de son nom? Qui m'eust faict veoir Erasme autrefois, il eust esté
  mal-aisé, que ie n'eusse prins pour adages et apophthegmes, tout
  ce qu'il eust dit à son vallet et à son hostesse. Nous imaginons bien
  plus sortablement vn artisan sur sa garderobe ou sur sa femme
  qu'vn grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il
  nous semble que de ces hauts thrones ils ne s'abaissent pas iusques à
  viure. Comme les ames vicieuses sont incitees souuent à bien faire,
  par quelque impulsion estrangere? aussi sont les vertueuses à faire
  mal. Il les faut doncq iuger par leur estat rassis: quand elles sont
  chez elles, si quelquefois elles y sont: ou au moins quand elles sont
  plus voysines du repos, et en leur naifue assiette.   Les inclinations
  naturelles s'aident et fortifient par institution: mais elles ne
  se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps,
  ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au trauers d'vne discipline
  contraire.

    _Sic vbi desuetæ siluis in carcere clausæ
    Mansueuêre feræ, et vultus posuere minaces,
    Atque hominem didicere pati, si torrida paruus
    Venit in ora cruor, redeunt rabiésque furórque,
    Admonitæque tument gustato sanguine fauces;
    Feruet, et à trepido vix abstinet ira magistro._

  On n'extirpe pas ces qualitez originelles, on les couure, on les cache.
  Le langage Latin m'est comme naturel: ie l'entends mieux
  que le François: mais il y a quarante ans, que ie ne m'en suis du
  tout poinct seruy à parler, ny guere à escrire. Si est-ce qu'à des
  extremes et soudaines esmotions, où ie suis tombé, deux ou trois
  fois en ma vie: et l'vne, voyant mon pere tout sain, se renuerser
  sur moy pasmé: i'ay tousiours eslancé du fonds des entrailles, les
  premieres paroles Latines: Nature se sourdant et s'exprimant à
  force, à l'encontre d'vn si long vsage: et cet exemple se dit d'assez
  d'autres.   Ceux qui ont essaié de r'auiser les mœurs du monde,
  de mon temps, par nouuelles opinions, reforment les vices de l'apparence,
  ceux de l'essence ils les laissent là, s'ils ne les augmentent.
  Et l'augmentation y est à craindre. On se seiourne volontiers
  de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre
  coust et de plus grand merite: et satisfait-on à bon marché par là,
  les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez vn
  peu, comment s'en porte nostre experience. Il n'est personne, s'il
  s'escoute, qui ne descouure en soy, vne forme sienne, vne forme
  maistresse, qui lucte contre l'institution: et contre la tempeste des
  passions, qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres
  agiter par secousse: ie me trouue quasi tousiours en ma place,
  comme font les corps lourds et poisans. Si ie ne suis chez moy,
  i'en suis tousiours bien pres: mes desbauches ne m'emportent pas
  fort loing: il n'y a rien d'extreme et d'estrange: et si ay des rauisemens
  sains et vigoureux.   La vraye condamnation, et qui touche
  la commune façon de nos hommes, c'est, que leur retraicte mesme
  est pleine de corruption, et d'ordure: l'idée de leur amendement
  chafourree, leur penitence malade, et en coulpe, autant à peu pres
  que leur peché. Aucuns, ou pour estre collez au vice d'vne attache
  naturelle, ou par longue accoustumance, n'en trouuent plus la laideur.
  A d'autres, duquel regiment ie suis, le vice poise, mais ils le
  contrebalancent auec le plaisir, ou autre occasion: et le souffrent
  et s'y prestent, à certain prix. Vitieusement pourtant, et laschement.
  Si se pourroit-il à l'aduanture imaginer, si esloignee disproportion
  de mesure, où auec iustice, le plaisir excuseroit le peché,
  comme nous disons de l'vtilité. Non seulement s'il estoit accidental,
  et hors du peché, comme au larrecin, mais en l'exercice mesme
  d'iceluy, comme en l'accointance des femmes, où l'incitation est
  violente, et, dit-on, par fois inuincible. En la terre d'vn mien parent,
  l'autre iour que i'estois en Armaignac, ie vis vn paisant, que
  chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie:
  Qu'estant nay mendiant, et trouuant, qu'à gaigner son pain au trauail
  de ses mains, il n'arriueroit iamais à se fortifier assez contre
  l'indigence, il s'aduisa de se faire larron: et auoit employé à ce
  mestier toute sa ieunesse, en seureté, par le moyen de sa force
  corporelle: car il moissonnoit et vendangeoit des terres d'autruy:
  mais c'estoit au loing, et à si gros monceaux, qu'il estoit inimaginable
  qu'vn homme en eust tant emporté en vne nuict sur ses
  espaules: et auoit soing outre cela, d'egaler, et disperser le dommage
  qu'il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chaque
  particulier. Il se trouue à cette heure en sa vieillesse, riche pour
  vn homme de sa condition, mercy à cette trafique: de laquelle il
  se confesse ouuertement. Et pour s'accommoder auec Dieu, de ses
  acquests, il dit, estre tous les iours apres à satisfaire par bien-faicts,
  aux successeurs de ceux qu'il a desrobez: et s'il n'acheue
  (car d'y pouruoir tout à la fois, il ne peut) qu'il en chargera ses
  heritiers, à la raison de la science qu'il a luy seul, du mal qu'il a
  faict à chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy
  regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais
  moins que l'indigence: s'en repent bien simplement, mais en tant
  qu'elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s'en repent
  pas. Cela, ce n'est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice,
  et y conforme nostre entendement mesme: ny n'est ce vent impetueux
  qui va troublant et aueuglant à secousses nostre ame, et
  nous precipite pour l'heure, iugement et tout, en la puissance du
  vice.   Ie fay coustumierement entier ce que ie fay, et marche tout
  d'vne piece: ie n'ay guere de mouuement qui se cache et desrobe à
  ma raison, et qui ne se conduise à peu pres, par le consentement
  de toutes mes parties: sans diuision, sans sedition intestine: mon
  iugement en a la coulpe, ou la louange entiere: et la coulpe qu'il
  a vne fois, il l'a tousiours: car quasi dés sa naissance il est vn,
  mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matiere d'opinions
  vniuerselles, dés l'enfance, ie me logeay au poinct où
  i'auois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits,
  laissons les à part: mais en ces autres pechez, à tant de fois reprins,
  deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez
  de profession et de vacation: ie ne puis pas conceuoir, qu'ils soient
  plantez si long temps en vn mesme courage, sans que la raison et
  la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et
  l'entende ainsin. Et le repentir qu'il se vante luy en venir à certain
  instant prescript, m'est vn peu dur à imaginer et former. Ie ne suy
  pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent vne ame
  nouuelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir
  leurs oracles. Sinon qu'il voulust dire cela mesme, qu'il
  faut bien qu'elle soit estrangere, nouuelle, et prestee pour le
  temps: la nostre montrant si peu de signe de purification et netteté
  condigne à cet office.   Ils font tout à l'opposite des preceptes
  Stoiques: qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections
  et vices que nous recognoissons en nous, mais nous defendent d'en
  alterer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font à croire, qu'ils
  en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d'amendement
  et correction ny d'interruption, ils ne nous en font rien apparoir.
  Si n'est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal. Si la
  repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le
  peché. Ie ne trouue aucune qualité si aysee à contrefaire, que la
  deuotion, si on n'y conforme les mœurs et la vie: son essence est
  abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses.   Quant
  à moy, ie puis desirer en general estre autre: ie puis condamner
  et me desplaire de ma forme vniuerselle, et supplier Dieu pour
  mon entiere reformation, et pour l'excuse de ma foiblesse naturelle:
  mais cela, ie ne le doibs nommer repentir, ce me semble,
  non plus que le desplaisir de n'estre ny Ange ny Caton. Mes actions
  sont reglees, et conformes à ce que ie suis, et à ma condition. Ie ne
  puis faire mieux: et le repentir ne touche pas proprement les
  choses qui ne sont pas en nostre force: ouy bien le regret. I'imagine
  infinies natures plus hautes et plus reglees que la mienne. Ie
  n'amende pourtant mes facultez: comme ny mon bras, ny mon esprit,
  ne deuiennent plus vigoureux, pour en conceuoir vn autre qui
  le soit. Si l'imaginer et desirer vn agir plus noble que le nostre,
  produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir
  de nos operations plus innocentes: d'autant que nous iugeons bien
  qu'en la nature plus excellente, elles auroyent esté conduictes d'vne
  plus grande perfection et dignité: et voudrions faire de mesme.
  Lors que ie consulte des deportemens de ma ieunesse auec ma
  vieillesse, ie trouue que ie les ay communement conduits auec ordre,
  selon moy. C'est tout ce que peut ma resistance. Ie ne me flatte
  pas: à circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel. Ce n'est pas
  macheure, c'est plustost vne teinture vniuerselle qui me tache. Ie
  ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie.
  Il faut qu'elle me touche de toutes parts, auant que ie la
  nomme ainsin: et qu'elle pinse mes entrailles, et les afflige autant
  profondement, que Dieu me voit, et autant vniuersellement.

  Quand aux negoces, il m'est eschappé plusieurs bonnes auantures,
  à faute d'heureuse conduitte: mes conseils ont pourtant bien
  choisi, selon les occurrences qu'on leur presentoit. Leur façon est de
  prendre tousiours le plus facile et seur party. Ie trouue qu'en mes
  deliberations passees, i'ay, selon ma regle, sagement procedé,
  pour l'estat du subiect qu'on me proposoit: et en ferois autant
  d'icy à mille ans, en pareilles occasions. Ie ne regarde pas, quel il
  est à cette heure, mais quel il estoit, quand i'en consultois. La
  force de tout conseil gist au temps: les occasions et les matieres
  roulent et changent sans cesse. I'ay encouru quelques lourdes erreurs
  en ma vie, et importantes: non par faute de bon aduis, mais
  par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux obiects,
  qu'on manie, et indiuinables: signamment en la nature des hommes:
  des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du
  possesseur mesme: qui se produisent et esueillent par des occasions
  suruenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et profetizer,
  ie ne luy en sçay nul mauuais gré: sa charge se contient en
  ses limites. Si l'euenement me bat, et s'il fauorise le party que i'ay
  refusé: il n'y a remede, ie ne m'en prens pas à moy, i'accuse ma
  fortune, non pas mon ouurage: cela ne s'appelle pas repentir.

  Phocion auoit donné aux Atheniens certain aduis, qui ne fut pas
  suiuy: l'affaire pourtant se passant contre son opinion, auec prosperité,
  quelqu'vn luy dit: Et bien Phocion, es tu content que la
  chose aille si bien? Bien suis-ie content, fit-il, qu'il soit aduenu
  cecy, mais ie ne me repens point d'auoir conseillé cela. Quand mes
  amis s'adressent à moy, pour estre conseillez, ie le fay librement et
  clairement, sans m'arrester comme faict quasi tout le monde, à ce
  que la chose estant hazardeuse, il peut aduenir au rebours de mon
  sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil: dequoy
  il ne me chaut. Car ils auront tort, et ie n'ay deu leur refuser cet
  office.   Ie n'ay guere à me prendre de mes fautes ou infortunes,
  à autre qu'à moy. Car en effect, ie me sers rarement des aduis
  d'autruy, si ce n'est par honneur de ceremonie: sauf où i'ay besoing
  d'instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais
  és choses où ie n'ay à employer que le iugement: les raisons
  estrangeres peuuent seruir à m'appuyer, mais peu à me destourner.
  Ie les escoute fauorablement et decemment toutes. Mais, qu'il
  m'en souuienne, ie n'en ay creu iusqu'à cette heure que les miennes.
  Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promeinent
  ma volonté. Ie prise peu mes opinions: mais ie prise aussi
  peu celles des autres, fortune me paye dignement. Si ie ne reçoy
  pas de conseil, i'en donne aussi peu. I'en suis peu enquis, et encore
  moins creu: et ne sache nulle entreprinse publique ny priuee, que
  mon aduis aye redressee et ramenee. Ceux mesmes que la fortune
  y auoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier
  à toute autre ceruelle qu'à la mienne. Comme cil qui suis bien autant
  ialoux des droits de mon repos, que des droits de mon auctorité,
  ie l'ayme mieux ainsi. Me laissant là, on fait selon ma profession,
  qui est, de m'establir et contenir tout en moy. Ce m'est
  plaisir, d'estre desinteressé des affaires d'autruy, et desgagé de
  leur gariement.   En tous affaires quand ils sont passés, comment
  que ce soit, i'ay peu de regret: car cette imagination me met hors
  de peine, qu'ils deuoyent ainsi passer: les voyla dans le grand
  cours de l'vniuers, et dans l'encheineure des causes Stoïques. Vostre
  fantasie n'en peut, par souhait et imagination, remuer vn poinct,
  que tout l'ordre des choses ne renuerse et le passé et l'aduenir.

  Au demeurant, ie hay cet accidental repentir que l'aage apporte.
  Celuy qui disoit anciennement, estre obligé aux annees, dequoy
  elles l'auoyent deffait de la volupté, auoit autre opinion que la
  mienne. Ie ne sçauray iamais bon gré à l'impuissance, de bien
  qu'elle me face. _Nec tam auersa vnquam videbitur ab opere suo
  prouidentia, vt debilitas inter optima inuenta sit._ Nos appetits
  sont rares en la vieillesse: vne profonde satieté nous saisit apres
  le coup. En cela ie ne voy rien de conscience. Le chagrin, et la
  foiblesse nous impriment vne vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous
  faut pas laisser emporter si entiers, aux alterations naturelles, que
  d'en abastardir notre iugement. La ieunesse et le plaisir n'ont pas
  faict autrefois que i'aye mescogneu le visage du vice en la volupté:
  ny ne fait à cette heure, le degoust que les ans m'apportent, que
  ie mescognoisse celuy de la volupté au vice. Ores que ie n'y suis
  plus, i'en iuge comme si i'y estoy. Moy qui la secouë viuement et
  attentiuement, trouue que ma raison est celle mesme que i'auoy en
  l'aage plus licencieux: sinon à l'auanture, d'autant qu'elle s'est
  affoiblie et empiree, en vieillissant. Et trouue que ce qu'elle refuse
  de m'enfourner à ce plaisir, en consideration de l'interest de ma
  santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu'autrefois, pour la
  santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, ie ne l'estime pas
  plus valeureuse. Mes tentations sont si cassees et mortifiees, qu'elles
  ne valent pas qu'elle s'y oppose: tendant seulement les mains au
  deuant, ie les coniure. Qu'on luy remette en presence, cette ancienne
  concupiscence, ie crains qu'elle auroit moins de force à la
  soustenir, qu'elle n'auoit autrefois. Ie ne luy voy rien iuger à part
  soy, que lors elle ne iugeast, ny aucune nouuelle clarté. Parquoy
  s'il y a conualescence, c'est vne conualescence maleficiee. Miserable
  sorte de remede, deuoir à la maladie sa santé. Ce n'est pas à
  nostre malheur de faire cet office: c'est au bon heur de nostre
  iugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions,
  que les maudire. C'est aux gents, qui ne s'esueillent qu'à coups de
  fouët. Ma raison a bien son cours plus deliure en la prosperité:
  elle est bien plus distraitte et occupee à digerer les maux, que les
  plaisirs. Ie voy bien plus clair en temps serain. La santé m'aduertit,
  comme plus alaigrement, aussi plus vtilement, que la maladie. Ie
  me suis auancé le plus que i'ay peu, vers ma reparation et reglement,
  lors que i'auoy à en iouïr. Ie seroy honteux et enuieux, que
  la misere et l'infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes
  bonnes annees, saines, esueillees, vigoureuses. Et qu'on eust à
  m'estimer, non par où i'ay esté, mais par où i'ay cesse d'estre.   A
  mon aduis, c'est le viure heureusement, non, comme disoit Antisthenes,
  le mourir heureusement, qui fait l'humaine felicité. Ie ne
  me suis pas attendu d'attacher monstrueusement la queuë d'vn
  philosophe à la teste et au corps d'vn homme perdu: ny que ce
  chetif bout eust à desaduoüer et desmentir la plus belle, entiere et
  longue partie de ma vie. Ie me veux presenter et faire veoir par tout
  vniformément. Si i'auois à reuiure, ie reuiurois comme i'ay vescu.
  Ny ie ne pleins le passé, ny ie ne crains l'aduenir: et si ie ne me
  deçoy, il est allé du dedans enuiron comme du dehors. C'est vne
  des principales obligations, que i'aye à ma fortune, que le cours de
  mon estat corporel ayt esté conduit, chasque chose en sa saison,
  i'en ay veu l'herbe, et les fleurs, et le fruit: et en voy la secheresse.
  Heureusement, puisque c'est naturellement. Ie porte bien plus
  doucement les maux que i'ay, d'autant qu'ils sont en leur poinct:
  et qu'ils me font aussi plus fauorablement souuenir de la longue
  felicité de ma vie passee. Pareillement, ma sagesse peut bien estre
  de mesme taille, en l'vn et en l'autre temps: mais elle estoit bien
  de plus d'exploit, et de meilleure grace, verte, gaye, naïue, qu'elle
  n'est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Ie renonce donc à
  ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous
  touche le courage: il faut que nostre conscience s'amende d'elle
  mesme, par renforcement de nostre raison, non par l'affoiblissement
  de nos appetits. La volupté n'en est en soy, ny pasle, ny descoulouree,
  pour estre apperceuë par des yeux chassieux et troubles.

  On doibt aymer la temperance par elle mesme, et pour le respect
  de Dieu qui nous l'a ordonnee, et la chasteté: celle que les
  caterres nous prestent, et que ie doibs au benefice de ma cholique,
  ce n'est ny chasteté, ny temperance. On ne peut se vanter de mespriser
  et combatre la volupté, si on ne la voit, si on l'ignore, et ses
  graces, et ses forces, et sa beauté plus attrayante. Ie cognoy l'vne
  et l'autre, c'est à moy de le dire. Mais il me semble qu'en la vieillesse,
  nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus
  importunes, qu'en la ieunesse. Ie le disois estant ieune, lors on me
  donnoit de mon menton par le nez: ie le dis encore à cette heure,
  que mon poil gris m'en donne le credit. Nous appellons sagesse, la
  difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes: mais
  à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les
  changeons: et, à mon opinion, en pis. Outre vne sotte et caduque
  fierté, vn babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables,
  et la superstition, et vn soin ridicule des richesses, lors que l'vsage
  en est perdu, i'y trouue plus d'enuie, d'iniustice et de malignité.
  Elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage: et ne se
  void point d'ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre
  et le moisi. L'homme marche entier, vers son croist et vers son
  décroist. A voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances
  de sa condamnation, i'oseroy croire, qu'il s'y presta aucunement
  luy mesme, par preuarication, à dessein: ayant de si prés, aagé
  de soixante et dix ans, à souffrir l'engourdissement des riches allures
  de son esprit, et l'esblouïssement de sa clairté accoustumée.
  Quelles metamorphoses luy voy-ie faire tous les iours, en plusieurs
  de mes cognoissans? c'est vne puissante maladie, et qui se coule
  naturellement et imperceptiblement: il y faut grande prouision
  d'estude, et grande precaution, pour euiter les imperfections qu'elle
  nous charge: ou aumoins affoiblir leur progrez. Ie sens que nonobstant
  tous mes retranchemens, elle gaigne pied à pied sur moy. Ie
  soustien tant que ie puis, mais ie ne sçay en fin, où elle me menera
  moy-mesme. A toutes auantures, ie suis content qu'on sçache d'où
  ie seray tombé.



  CHAPITRE III.

  _De trois commerces._


  IL ne faut pas se cloüer si fort à ses humeurs et complexions.
  Nostre principalle suffisance, c'est, sçauoir s'appliquer à diuers
  vsages. C'est estre, mais ce n'est pas viure que se tenir attaché et
  obligé par necessité, à vn seul train. Les plus belles ames sont celles
  qui ont plus de varieté et de souplesse. Voyla vn honorable tesmoignage
  du vieil Caton: _Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia
  fuit, vt natum ad id vnum diceres, quodcumque ageret._ Si
  c'estoit à moy à me dresser à ma mode, il n'est aucune si bonne
  façon, où ie voulusse estre fiché, pour ne m'en sçauoir desprendre.
  La vie est vn mouuement inegal, irregulier, et multiforme. Ce n'est
  pas estre amy de soy, et moins encore maistre; c'est en estre esclaue,
  de se suiure incessamment: et estre si pris à ses inclinations,
  qu'on n'en puisse fouruoyer, qu'on ne les puisse tordre. Ie le dy à
  cette heure, pour ne me pouuoir facilement despestrer de l'importunité
  de mon ame, en ce qu'elle ne sçait communément s'amuser,
  sinon où elle s'empesche, ny s'employer, que bandee et entiere.
  Pour leger subiect qu'on luy donne, elle le grossit volontiers, et
  l'estire, iusques au poinct où elle ayt à s'y embesongner de toute sa
  force. Son oysiueté m'est à cette cause vne penible occupation, et
  qui offense ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere
  estrangere, pour se desgourdir et exercer: le mien en a besoing,
  pour se rassoir plustost et seiourner, _vitia otij negotio discutienda
  sunt_. Car son plus laborieux et principal estude, c'est,
  s'estudier soy. Les liures sont, pour luy, du genre des occupations,
  qui le desbauchent de son estude. Aux premieres pensees qui luy
  viennent, il s'agite, et fait preuue de sa vigueur à tout sens: exerce
  son maniement tantost vers la force, tantost vers l'ordre et la
  grace, se range, modere, et fortifie. Il a dequoy esueiller ses facultez
  par luy mesme. Nature luy a donné comme à tous, assez de
  matiere sienne, pour son vtilité, et des subiects propres assez, où
  inuenter et iuger.   Le mediter est vn puissant estude et plein, à
  qui sçait se taster et employer vigoureusement. I'ayme mieux forger
  mon ame, que la meubler. Il n'est point d'occupation ny plus
  foible, ny plus forte, que celle d'entretenir ses pensees, selon l'ame
  que c'est. Les plus grandes en font leur vacation, _quibus viuere est
  cogitare_. Aussi l'a nature fauorisee de ce priuilege, qu'il n'y a rien,
  que nous puissions faire si long temps: ny action à laquelle nous
  nous addonnions plus ordinairement et facilement. C'est la besongne
  des Dieux, dit Aristote, de laquelle naist et leur beatitude et la
  nostre.   La lecture me sert specialement à esueiller par diuers
  obiects mon discours: à embesongner mon iugement, non ma memoyre.
  Peu d'entretiens doncq m'arrestent sans vigueur et sans
  effort. Il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et
  occupent, autant ou plus, que le pois et la profondeur. Et d'autant
  que ie sommeille en toute autre communication, et que ie n'y preste
  que l'escorce de mon attention, il m'aduient souuent, en telle sorte
  de propos abatus et lasches, propos de contenance, de dire et respondre
  des songes et bestises, indignes d'vn enfant, et ridicules:
  ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encore et inciuilement.
  I'ay vne façon resueuse, qui me retire à moy: et d'autre
  part vne lourde ignorance et puerile, de plusieurs choses communes.
  Par ces deux qualitez, i'ay gaigné, qu'on puisse faire au vray,
  cinq ou six contes de moy, aussi niais que d'autre quel qu'il soit.

  Or suyuant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat
  à la pratique des hommes: il me les faut trier sur le volet: et
  me rend incommode aux actions communes. Nous viuons, et negotions
  auec le peuple: si sa conuersation nous importune, si nous
  desdaignons à nous appliquer aux ames basses et vulgaires: et les
  basses et vulgaires sont souuent aussi reglees que les plus déliees:
  et toute sapience est insipide qui ne s'accommode à l'insipience
  commune: il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres
  affaires, ny de ceux d'autruy: et les publiques et les priuez se demeslent
  auec ces gens là. Les moins tendues et plus naturelles
  alleures de nostre ame, sont les plus belles: les meilleures occupations,
  les moins efforcees. Mon Dieu, que la sagesse faict vn bon
  office à ceux, de qui elle renge les desirs à leur puissance! Il n'est
  point de plus vtile science. Selon qu'on peut: c'estoit le refrain et
  le mot fauory de Socrates. Mot de grande substance: il faut adresser
  et arrester nos desirs, aux choses les plus aysees et voysines.
  Ne m'est-ce pas vne sotte humeur, de disconuenir auec vn milier à
  qui ma fortune me ioint, de qui ie ne me puis passer, pour me
  tenir à vn ou deux, qui sont hors de mon commerce: ou plustost à
  vn desir fantastique, de chose que ie ne puis recouurer? Mes mœurs
  molles, ennemies de toute aigreur et aspreté, peuuent aysement
  m'auoir deschargé d'enuies et d'inimitiez. D'estre aymé, ie ne dy,
  mais de n'estre point hay, iamais homme n'en donna plus d'occasion.
  Mais la froideur de ma conuersation, m'a desrobé auec raison,
  la bien-vueillance de plusieurs, qui sont excusables de l'interpreter
  à autre, et pire sens.   Ie suis tres-capable d'acquerir et
  maintenir des amitiez rares et exquises. D'autant que ie me harpe
  auec si grande faim aux accointances qui reuiennent à mon goust,
  ie m'y produis, ie m'y iette si auidement, que ie ne faux pas aysement
  de m'y attacher, et de faire impression où ie donne: j'en ay
  faict souuent heureuse preuue. Aux amitiez communes, ie suis aucunement
  sterile et froid: car mon aller n'est pas naturel, s'il n'est
  à pleine voyle. Outre ce, que ma fortune m'ayant duit et affriandé
  de ieunesse, à vne amitié seule et parfaicte, m'a à la verité aucunement
  desgousté des autres: et trop imprimé en la fantasie, qu'elle
  est beste de compagnie, non pas de troupe, comme disoit cet ancien.
  Aussi, que i'ay naturellement peine à me communiquer à
  demy: et auec modification, et cette seruile prudence et soupçonneuse,
  qu'on nous ordonne, en la conuersation de ces amitiez
  nombreuses, et imparfaictes. Et nous l'ordonne lon principalement
  en ce temps, qu'il ne se peut parler du monde, que dangereusement,
  ou faucement.   Si voy-ie bien pourtant, que qui a comme
  moy, pour sa fin, les commoditez de sa vie, ie dy les commoditez
  essentielles, doibt fuyr comme la peste, ces difficultez et delicatesse
  d'humeur. Ie louerois vn' ame à diuers estages, qui sçache et se
  tendre et se desmonter: qui soit bien par tout où sa fortune la
  porte: qui puisse deuiser auec son voisin, de son bastiment, de sa
  chasse et de sa querelle: entretenir auec plaisir vn charpentier et
  vn iardinier. I'enuie ceux, qui sçauent s'apriuoiser au moindre de
  leur suitte, et dresser de l'entretien en leur propre train. Et le conseil
  de Platon ne me plaist pas, de parler tousiours d'vn langage
  maistral à ses seruiteurs, sans ieu, sans familiarité: soit enuers
  les masles, soit enuers les femelles. Car outre ma raison, il est inhumain
  et iniuste, de faire tant valoir cette telle quelle prerogatiue
  de la fortune: et les polices, où il se souffre moins de disparité
  entre les valets et les maistres, me semblent les plus equitables.
  Les autres s'estudient à eslancer et guinder leur esprit: moy à le
  baisser et coucher: il n'est vicieux qu'en extention.

        _Narras et genus Æaci,
    Et pugnata sacro bella sub Ilio:
        Quo Chium pretio cadum
    Mercemur, quis aquam temperet ignibus,
        Quo præbente domum, et quota
    Pelignis caream frigoribus, taces._

  Ainsi comme la vaillance Lacedemonienne auoit besoing de
  moderation, et du son doux et gratieux du ieu des flustes, pour la
  flatter en la guerre, de peur qu'elle ne se iettast à la temerité, et à
  la furie: là où toutes autres nations ordinairement employent des
  sons et des voix aigues et fortes, qui esmeuuent et qui eschauffent
  à outrance le courage des soldats: il me semble de mesme, contre
  la forme ordinaire, qu'en l'vsage de nostre esprit, nous auons pour
  la plus part, plus besoing de plomb, que d'ailes: de froideur et de
  repos, que d'ardeur et d'agitation. Sur tout, c'est à mon gré bien
  faire le sot, que de faire l'entendu, entre ceux qui ne le sont pas:
  parler tousjours bandé, _fauellar in punta di forchetta_. Il faut se
  desmettre au train de ceux auec qui vous estes, et par fois affecter
  l'ignorance. Mettez à part la force et la subtilité: en l'vsage commun,
  c'est assez d'y reseruer l'ordre: trainez vous au demeurant à
  terre, s'ils veulent.   Les sçauans chopent volontiers à cette pierre:
  ils font tousiours parade de leur magistere, et sement leurs liures
  par tout. Ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets et oreilles
  des dames, que si elles n'en ont retenu la substance, au moins
  elles en ont la mine. A toute sorte de propos, et matiere, pour
  basse et populaire qu'elle soit, elles se seruent d'vne façon de parler
  et d'escrire, nouuelle et sçauante.

    _Hoc sermone pauent, hoc iram, gaudia, curas,
    Hoc cuncta effundunt animi secreta, quid vltrà?
    Concumbunt doctè._

  Et alleguent Platon et sainct Thomas, aux choses ausquelles le premier
  rencontré, seruiroit aussi bien de tesmoing. La doctrine qui
  ne leur a peu arriuer en l'ame, leur est demeuree en la langue. Si
  les bien-nees me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs
  propres et naturelles richesses. Elles cachent et couurent leurs
  beautez, soubs des beautez estrangeres: c'est grande simplesse,
  d'estouffer sa clarté pour luire d'vne lumiere empruntee. Elles sont
  enterrees et enseuelies soubs l'art de _Capsula totæ_. C'est qu'elles ne
  se cognoissent point assez: le monde n'a rien de plus beau: c'est
  à elles d'honnorer les arts, et de farder le fard. Que leur faut-il,
  que viure aymees et honnorees? Elles n'ont, et ne sçauent que
  trop, pour cela. Il ne faut qu'esueiller vn peu, et reschauffer les
  facultez qui sont en elles. Quand ie les voy attachees à la rhetorique,
  à la iudiciaire, à la logique, et semblables drogueries, si vaines
  et inutiles à leur besoing: i'entre en crainte, que les hommes
  qui le leur conseillent, le facent pour auoir loy de les regenter
  soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leur trouuerois-ie? Baste,
  qu'elles peuuent sans nous, renger la grace de leurs yeux, à la
  gayeté, à la seuerité, et à la douceur: assaisonner vn nenny, de
  rudesse, de doubte, et de faueur: et qu'elles ne cherchent point
  d'interprete aux discours qu'on faict pour leur seruice. Auec cette
  science, elles commandent à baguette, et regentent les regents et
  l'escole.   Si toutesfois il leur fasche de nous ceder en quoy que
  ce soit, et veulent par curiosité auoir part aux liures: la poësie est
  vn amusement propre à leur besoin: c'est vn art follastre, et subtil,
  desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles.
  Elles tireront aussi diuerses commoditez de l'histoire. En la philosophie,
  de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui
  les dressent à iuger de nos humeurs et conditions, à se deffendre de
  nos trahisons: à regler la temerité de leurs propres desirs: à mesnager
  leur liberté: allonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement
  l'inconstance d'vn seruiteur, la rudesse d'vn mary, et
  l'importunité des ans, et des rides, et choses semblables. Voyla pour
  le plus, la part que ie leur assignerois aux sciences.   Il y a des
  naturels particuliers, retirez et internes. Ma forme essentielle, est
  propre à la communication, et à la production: ie suis tout au
  dehors et en euidence, nay à la societé et à l'amitié. La solitude
  que i'ayme, et que ie presche, ce n'est principallement, que ramener
  à moy mes affections, et mes pensees: restreindre et resserrer,
  non mes pas, ains mes desirs et mon soucy, resignant la solicitude
  estrangere, et fuyant mortellement la seruitude, et l'obligation: et
  non tant la foule des hommes, que la foule des affaires. La solitude
  locale, à dire verité, m'estend plustost, et m'eslargit au dehors: ie
  me iette aux affaires d'estat, et à l'vniuers, plus volontiers quand
  ie suis seul. Au Louure et en la presse, ie me resserre et contraints
  en ma peau. La foule me repousse à moy. Et ne m'entretiens iamais
  si folement, si licentieusement et particulierement, qu'aux lieux de
  respect, et de prudence ceremonieuse. Nos folies ne me font pas rire,
  ce sont nos sapiences. De ma complexion, ie ne suis pas ennemy de
  l'agitation des cours: i'y ay passé partie de la vie: et suis faict à
  me porter allaigrement aux grandes compagnies: pourueu que ce
  soit par interualles, et à mon poinct. Mais cette mollesse de iugement,
  dequoy ie parle, m'attache par force à la solitude. Voire chez
  moy, au milieu d'vne famille peuplee, et maison des plus frequentees,
  i'y voy des gens assez, mais rarement ceux, auecq qui i'ayme
  à communiquer. Et ie reserue là, et pour moy, et pour les autres,
  vne liberté inusitee. Il s'y faict trefue de ceremonie, d'assistance, et
  conuoiemens, et telles autres ordonnances penibles de nostre courtoisie
  (ô la seruile et importune vsance) chacun s'y gouuerne à sa
  mode, y entretient qui veut ses pensees: ie m'y tiens muet, resueur,
  et enfermé, sans offence de mes hostes.   Les hommes, de la societé
  et familiarité desquels ie suis en queste, sont ceux qu'on appelle
  honnestes et habiles hommes: l'image de ceux icy me degouste
  des autres. C'est à le bien prendre, de nos formes, la plus
  rare: et forme qui se doit principallement à la nature. La fin de
  ce commerce, c'est simplement la priuauté, frequentation, et conference:
  l'exercice des ames, sans autre fruit. En nos propos, tous
  subiects me sont égaux: il ne me chaut qu'il y ayt ny poix, ny
  profondeur: la grace et la pertinence y sont tousiours: tout y est
  teinct d'vn iugement meur et constant, et meslé de bonté, de franchise,
  de gayeté et d'amitié. Ce n'est pas au subiect des substitutions
  seulement, que nostre esprit montre sa beauté et sa force, et
  aux affaires des Roys: il la montre autant aux confabulations
  priuees. Ie congnois mes gens au silence mesme, et à leur soubsrire,
  et les descouure mieux à l'aduanture à table, qu'au conseil.
  Hippomachus disoit bien qu'il congnoissoit les bons lucteurs, à les
  voir simplement marcher par vne ruë. S'il plaist à la doctrine de
  se mesler à nos deuis, elle n'en sera point refusee: non magistrale,
  imperieuse, et importune, comme de coustume, mais suffragante
  et docile elle mesme. Nous n'y cherchons qu'à passer le
  temps: à l'heure d'estre instruicts et preschez, nous l'irons trouuer
  en son throsne. Qu'elle se demette à nous pour ce coup s'il
  lui plaist: car toute vtile et desirable qu'elle est, ie presuppose,
  qu'encore au besoing nous en pourrions nous bien du tout passer,
  et faire nostre effect sans elle. Vne ame bien nee, et exercee à la
  practique des hommes, se rend plainement aggreable d'elle mesme.
  L'art n'est autre chose que le contrerolle, et le registre des productions
  de telles ames.   C'est aussi pour moy vn doux commerce,
  que celuy des belles et honnestes femmes: _nam nos quoque
  oculos eruditos habemus._ Si l'ame n'y a pas tant à iouyr qu'au premier,
  les sens corporels qui participent aussi plus à cettuy-cy, le
  ramenent à vne proportion voisine de l'autre: quoy que selon moy,
  non pas esgalle. Mais c'est vn commerce où il se faut tenir vn peu
  sur ses gardes: et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup,
  comme en moy. Ie m'y eschauday en mon enfance: et y souffris
  toutes les rages, que les poëtes disent aduenir à ceux qui s'y laissent
  aller sans ordre et sans iugement. Il est vray que ce coup de
  fouët m'a seruy depuis d'instruction.

    _Quicumque Argolica de classe Capharea fugit,
          Semper ab Euboicis vela retorquet aquis._

  C'est folie d'y attacher toutes ses pensees, et s'y engager d'vne affection
  furieuse et indiscrete. Mais d'autre part, de s'y mesler sans
  amour, et sans obligation de volonté, en forme de comediens, pour
  iouer vn rolle commun, de l'aage et de la coustume, et n'y mettre
  du sien que les parolles: c'est de vray pouruoir à sa seureté: mais
  bien laschement, comme celuy qui abandonneroit son honneur ou
  son proffit, ou son plaisir, de peur du danger. Car il est certain,
  que d'vne telle pratique, ceux qui la dressent, n'en peuuent esperer
  aucun fruict, qui touche ou satisface vne belle ame. Il faut auoir en
  bon escient desiré, ce qu'on veut prendre en bon escient plaisir de
  iouyr. Ie dy quand iniustement fortune fauoriseroit leur masque:
  ce qui aduient souuent, à cause de ce qu'il n'y a aucune d'elles, pour
  malotrüe qu'elle soit, qui ne pense estre bien aymable, qui ne se
  recommande par son aage, ou par son poil, ou par son mouuement
  (car de laides vniuersellement, il n'en est non plus que de belles) et
  les filles Brachmanes, qui ont faute d'autre recommendation, le
  peuple assemblé à cri publiq pour cet effect, vont en la place, faisans
  montre de leurs parties matrimoniales: veoir, si par là aumoins
  elles ne valent pas d'acquerir vn mary. Par consequent il n'en est
  pas vne qui ne se laisse facilement persuader au premier serment
  qu'on luy fait de la seruir. Or de cette trahison commune et ordinaire
  des hommes d'auiourd'huy, il faut qu'il aduienne, ce que desia
  nous montre l'experience: c'est qu'elles se r'allient et reiettent
  à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr: ou bien qu'elles se
  rengent aussi de leur costé, à cet exemple que nous leur donnons:
  qu'elles ioüent leur part de la farce, et se prestent à cette negociation,
  sans passion, sans soing et sans amour: _Neque affectui suo aut
  alieno obnoxiæ._ Estimans, suyuant la persuasion de Lysias en Platon,
  qu'elles se peuuent addonner vtilement et commodement à
  nous, d'autant plus, que moins nous les aymons. Il en ira comme
  des comedies, le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les
  comediens. De moy, ie ne connois non plus Venus sans Cupidon,
  qu'vne maternité sans engeance. Ce sont choses qui s'entreprestent
  et s'entredoiuent leur essence. Ainsi cette piperie reiallit sur celuy
  qui la fait: il ne luy couste guere, mais il n'acquiert aussi rien qui
  vaille. Ceux qui ont faict Venus Deesse, ont regardé que sa principale
  beauté estoit incorporelle et spirituelle. Mais celle que ces gens
  cy cerchent, n'est pas seulement humaine, ny mesme brutale: les
  bestes ne la veulent si lourde et si terrestre. Nous voyons que l'imagination
  et le desir les eschauffe souuent et solicite, auant le corps:
  nous voyons en l'vn et l'autre sexe, qu'en la presse elles ont du
  choix et du triage en leurs affections, et qu'elles ont entre-elles des
  accointances de longue bien-vueillance. Celles mesmes à qui la
  vieillesse refuse la force corporelle, fremissent encores, hannissent
  et tressaillent d'amour. Nous les voyons auant le faict, pleines d'esperance
  et d'ardeur: et quand le corps a ioué son ieu, se chatouiller
  encor de la douceur de cette souuenance: et en voyons qui
  s'enflent de fierté au partir de là, et qui en produisent des chants
  de feste et de triomphe, lasses et saoules. Qui n'a qu'à descharger
  le corps d'vne necessité naturelle, n'a que faire d'y embesongner
  autruy auec des apprests si curieux. Ce n'est pas viande à vne
  grosse et lourde faim.   Comme celuy qui ne demande point qu'on
  me tienne pour meilleur que ie suis, ie diray cecy des erreurs de
  ma ieunesse: non seulement pour le danger qu'il y a, de la santé,
  (si n'ay-ie sceu si bien faire, que ie n'en aye eu deux atteintes,
  legeres toutesfois, et preambulaires) mais encores par mespris, ie
  ne me suis guere adonné aux accointances venales et publiques.
  I'ay voulu aiguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par
  quelque gloire. Et aymois la façon de l'Empereur Tibere, qui se
  prenoit en ses amours, autant par la modestie et noblesse, que par
  autre qualité. Et l'humeur de la courtisane Flora, qui ne se prestoit
  à moins, que d'vn Dictateur, ou Consul, ou Censeur: et prenoit
  son deduit, en la dignité de ses amoureux. Certes les perles et le
  brocadel y conferent quelque chose: et les tiltres, et le train.   Au
  demeurant, ie faisois grand compte de l'esprit, mais pourueu que
  le corps n'en fust pas à dire. Car à respondre en conscience, si
  l'vne ou l'autre des deux beautez deuoit necessairement y faillir,
  i'eusse choisi de quitter plustost la spirituelle. Elle a son vsage en
  meilleures choses. Mais au subiect de l'amour, subiect qui principallement
  se rapporte à la veuë et à l'atouchement, on faict quelque
  chose sans les graces de l'esprit, rien sans les graces corporelles.
  C'est le vray aduantage des dames que la beauté: elle est si leur,
  que la nostre, quoy qu'elle desire des traicts vn peu autres, n'est
  en son point, que confuse auec la leur, puerile et imberbe. On dit
  que chez le grand Seigneur, ceux qui le seruent sous titre de beauté,
  qui sont en nombre infini, ont leur congé, au plus loing, à vingt et
  deux ans. Les discours, la prudence, et les offices d'amitié, se
  trouuent mieux chez les hommes: pourtant gouuernent-ils les affaires
  du monde.   Ces deux commerces sont fortuites, et despendans
  d'autruy: l'vn est ennuyeux par sa rareté, l'autre se flestrit
  auec l'aage: ainsin ils n'eussent pas assez prouueu au besoing de
  ma vie. Celuy des liures, qui est le troisiesme, est bien plus seur et
  plus à nous. Il cede aux premiers les autres aduantages: mais il
  a pour sa part la constance et facilité de son seruice. Cettuy-cy
  costoye tout mon cours, et m'assiste par tout: il me console en la
  vieillesse et en la solitude: il me descharge du poix d'vne oisiueté
  ennuyeuse: et me deffait à toute heure des compagnies qui me
  faschent: il emousse les pointures de la douleur, si elle n'est du
  tout extreme et maistresse. Pour me distraire d'vne imagination
  importune, il n'est que de recourir aux liures, ils me destournent
  facilement à eux, et me la desrobent. Et si ne se mutinent point,
  pour voir que ie ne les recherche, qu'au deffaut de ces autres commoditez,
  plus reelles, viues et naturelles: ils me reçoiuent tousiours
  de mesme visage. Il a bel aller à pied, dit-on, qui meine
  son cheual par la bride. Et nostre Iacques Roy de Naples, et de
  Sicile, qui beau, ieune, et sain, se faisoit porter par pays en
  ciuiere, couché sur vn meschant oriller de plume, vestu d'vne robe
  de drap gris, et vn bonnet de mesme: suiuy ce pendant d'vne
  grande pompe royalle, lictieres, cheuaux à main de toutes sortes,
  gentils-hommes et officiers: representoit vne austerité tendre encores
  et chancellante. Le malade n'est pas à plaindre, qui a la guarison
  en sa manche. En l'experience et vsage de cette sentence, qui
  est tres-veritable, consiste tout le fruict que ie tire des liures. Ie
  ne m'en sers en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent
  poinct. I'en iouys, comme les auaritieux des tresors, pour sçauoir
  que i'en iouyray quand il me plaira: mon ame se rassasie et
  contente de ce droict de possession. Ie ne voyage sans liures, ny en
  paix, ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs iours, et des
  mois, sans que ie les employe. Ce sera tantost, dis-ie, ou demain,
  ou quand il me plaira: le temps court et s'en va ce pendant sans
  me blesser. Car il ne se peut dire, combien ie me repose et seiourne
  en cette consideration, qu'ils sont à mon costé pour me donner du
  plaisir à mon heure: et à reconnoistre, combien ils portent de secours
  à ma vie. C'est la meilleure munition que i'aye trouué à cet
  humain voyage: et plains extremement les hommes d'entendement,
  qui l'ont à dire. I'accepte plustost toute autre sorte d'amusement,
  pour leger qu'il soit: d'autant que cettuy-cy ne me peut faillir.
    Chez moy, ie me destourne vn peu plus souuent à ma librairie, d'où,
  tout d'vne main, ie commande mon mesnage. Ie suis sur l'entree,
  et vois soubs moy, mon iardin, ma basse cour, ma cour, et dans la
  plus part des membres de ma maison. Là ie feuillette à cette heure
  vn liure, à cette heure vn autre, sans ordre et sans dessein, à
  pieces descousues. Tantost ie resue, tantost i'enregistre et dicte, en
  me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage
  d'vne tour. Le premier, c'est ma chapelle, le second vne chambre
  et sa suitte, où ie me couche souuent, pour estre seul. Au dessus,
  elle a vne grande garderobe. C'estoit au temps passé, le lieu plus
  inutile de ma maison. Ie passe là et la plus part des iours de ma
  vie, et la plus part des heures du iour. Ie n'y suis iamais la nuict.
  A sa suitte est vn cabinet assez poly, capable à receuoir du feu
  pour l'hyuer, tres-plaisamment percé. Et si ie ne craignoy non plus
  le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne:
  i'y pourroy facilement coudre à chasque costé vne gallerie de
  cent pas de long, et douze de large, à plein pied: ayant trouué tous
  les murs montez, pour autre vsage, à la hauteur qu'il me faut. Tout
  lieu retiré requiert vn proumenoir. Mes pensees dorment, si ie les
  assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les iambes l'agitent.
  Ceux qui estudient sans liure, en sont tous là. La figure en est
  ronde, et n'a de plat, que ce qu'il faut à ma table et à mon siege:
  et vient m'offrant en se courbant, d'vne veuë, tous mes liures, rengez
  sur des pulpitres à cinq degrez tout à l'enuiron. Elle a trois
  veuës de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en diametre.
  En hyuer i'y suis moins continuellement: car ma maison est iuchee
  sur vn tertre, comme dit son nom: et n'a point de piece plus
  euentee que cette cy: qui me plaist d'estre vn peu penible et à l'esquart,
  tant pour le fruit de l'exercice, que pour reculer de moy la
  presse. C'est là mon siege. I'essaye à m'en rendre la domination
  pure: et à soustraire ce seul coing, à la communauté et coniugale,
  et filiale, et ciuile. Par tout ailleurs ie n'ay qu'vne auctorité verbale:
  en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n'a chez soy,
  où estre à soy: où se faire particulierement la cour: où se cacher.
  L'ambition paye bien ses gents, de les tenir tousiours en montre,
  comme la statue d'vn marché. _Magna seruitus est magna fortuna._
  Ils n'ont pas seulement leur retraict pour retraitte. Ie n'ay rien iugé
  de si rude en l'austerité de vie, que nos religieux affectent, que ce
  que ie voy en quelqu'vne de leurs compagnies, auoir pour regle vne
  perpetuelle societé de lieu: et assistance nombreuse entre eux, en
  quelque action que ce soit. Et trouue aucunement plus supportable,
  d'estre tousiours seul, que ne le pouuoir iamais estre.   Si quelqu'vn
  me dit, que c'est auillir les muses, de s'en seruir seulement
  de iouet, et de passetemps, il ne sçait pas comme moy, combien
  vaut le plaisir, le ieu et le passetemps: à peine que ie ne die toute
  autre fin estre ridicule. Ie vis du iour à la iournee, et parlant en
  reuerence, ne vis que pour moy: mes desseins se terminent là.
  I'estudiay ieune pour l'ostentation; depuis, vn peu pour m'assagir:
  à cette heure pour m'esbattre: iamais pour le quest. Vne humeur
  vaine et despensiere que i'auois, apres cette sorte de meuble: non
  pour en prouuoir seulement mon besoing, mais de trois pas au
  dela, pour m'en tapisser et parer: ie l'ay pieça abandonnee.   Les
  liures ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçauent
  choisir. Mais aucun bien sans peine. C'est vn plaisir qui n'est pas
  net et pur, non plus que les autres: il a ses incommoditez, et bien
  poisantes. L'ame s'y exerce, mais le corps, duquel ie n'ay non plus
  oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s'atterre et s'attriste.
  Ie ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à
  euiter, en cette declinaison d'aage.   Voyla mes trois occupations
  fauories et particulieres. Ie ne parle point de celles que ie doibs au
  monde par obligation ciuile.



  CHAPITRE IIII.

  _De la Diuersion._


  I'AY autresfois esté employé à consoler vne dame vrayement affligee.
  La plus part de leurs deuils sont artificiels et ceremonieux.

    _Vberibus semper lacrymis, sempérque paratis
    In statione sua, atque expectantibus illam
    Quo iubeat manare modo._

  On y procede mal, quand on s'oppose à cette passion: car l'opposition
  les pique et les engage plus auant à la tristesse. On exaspere le
  mal par la ialousie du debat. Nous voyons des propos communs,
  que ce que i'auray dit sans soing, si on vient à me le contester, ie
  m'en formalise, ie l'espouse: beaucoup plus ce à quoy i'aurois
  interest. Et puis en ce faisant, vous vous presentez à vostre operation
  d'vne entree rude: là où les premiers accueils du medecin
  enuers son patient, doiuent estre gracieux, gays, et aggreables.
  Iamais medecin laid, et rechigné n'y fit œuure. Au contraire doncq,
  il faut ayder d'arriuee et fauoriser leur plaincte, et en tesmoigner
  quelque approbation et excuse. Par cette intelligence, vous gaignez
  credit à passer outre, et d'vne facile et insensible inclination, vous
  vous coulez aux discours plus fermes et propres à leur guerison.
  Moy, qui ne desirois principalement que de piper l'assistance, qui
  auoit les yeux sur moy, m'aduisay de plastrer le mal. Aussi me trouue-ie
  par experience, auoir mauuaise main et infructueuse à persuader.
  Ou ie presente mes raisons trop pointues et trop seiches: ou trop brusquement:
  ou trop nonchalamment. Apres que ie me fus appliqué
  vn temps à son tourment, ie n'essayay pas de le guarir par fortes et
  viues raisons: par ce que i'en ay faute, ou que ie pensois autrement
  faire mieux mon effect. Ny n'allay choisissant les diuerses manieres,
  que la philosophie prescrit à consoler: Que ce qu'on plaint n'est
  pas mal, comme Cleanthes: Que c'est vn leger mal, comme les Peripateticiens:
  Que se plaindre n'est action, ny iuste, ny loüable,
  comme Chrysippus: Ny cette cy d'Epicurus, plus voisine à mon
  style, de transferer la pensee des choses fascheuses aux plaisantes:
  Ny faire vne charge de tout cet amas, le dispensant par occasion,
  comme Cicero. Mais declinant tout mollement noz propos, et les
  gauchissant peu à peu, aux subiects plus voysins, et puis vn peu
  plus eslongnez, selon qu'elle se prestoit plus à moy, ie luy desrobay
  imperceptiblement cette pensee douloureuse: et la tins en bonne
  contenance et du tout r'apaisee autant que i'y fus. I'vsay de diuersion.
  Ceux qui me suyuirent à ce mesme seruice, n'y trouuerent
  aucun amendement: car ie n'auois pas porté la coignee aux racines.

  A l'aduenture ay-ie touché quelque espece de diuersions publiques.
  Et l'vsage des militaires, dequoy se seruit Pericles en la
  guerre Peloponnesiaque: et mille autres ailleurs, pour reuoquer de
  leurs païs les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce
  fut vn ingenieux destour, dequoy le Sieur d'Himbercourt sauua et
  soy et d'autres, en la ville du Liege: où le Duc de Bourgongne, qui
  la tenoit assiegee, l'auoit fait entrer, pour executer les conuenances
  de leur reddition accordee. Ce peuple assemblé de nuict pour y
  pouruoir, commence à se mutiner contre ces accords passez: et delibererent
  plusieurs, de courre sus aux negociateurs, qu'ils tenoient
  en leur puissance. Luy, sentant le vent de la premiere ondee de ces
  gens, qui venoient se ruer en son logis, lascha soudain vers eux,
  deux des habitans de la ville, (car il y en auoit aucuns auec luy)
  chargez de plus douces et nouuelles offres, à proposer en leur conseil,
  qu'il auoit forgees sur le champ pour son besoing. Ces deux
  arresterent la premiere tempeste, ramenant cette tourbe esmeüe en
  la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y deliberer. La deliberation
  fut courte. Voicy desbonder vn second orage, autant animé
  que l'autre: et luy à leur despecher en teste, quatre nouueaux et
  semblables intercesseurs, protestans auoir à leur declarer à ce
  coup, des presentations plus grasses, du tout à leur contentement et
  satisfaction: par où ce peuple fut de rechef repoussé dans le conclaue.
  Somme, que par telle dispensation d'amusemens, diuertissant
  leur furie, et la dissipant en vaines consultations, il l'endormit
  en fin, et gaigna le iour, qui estoit son principal affaire.   Cet autre
  comte est aussi de ce predicament. Atalante fille de beauté excellente,
  et de merueilleuse disposition, pour se deffaire de la
  presse de mille poursuiuants, qui la demandoient en mariage, leur
  donna cette loy, qu'elle accepteroit celuy qui l'egalleroit à la course,
  pourueu que ceux qui y faudroient, en perdissent la vie. Il s'en
  trouua assez, qui estimerent ce prix digne d'vn tel hazard, et qui
  encoururent la peine de ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire
  son essay apres les autres, s'adressa à la deesse tutrice de cette
  amoureuse ardeur, l'appellant à son secours: qui exauçant sa
  priere, le fournit de trois pommes d'or, et de leur vsage. Le champ
  de la course ouuert, à mesure qu'Hippomenes sent sa maistresse
  luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inaduertance,
  l'vne de ces pommes: la fille amusee de sa beauté, ne faut point de
  se destourner pour l'amasser:

    _Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi
    Declinat cursus, aurúmque volubile tollit._

  Autant en fit-il à son poinct, et de la seconde et de la tierce: iusques
  à ce que par ce fouruoyement et diuertissement, l'aduantage
  de la course luy demeura.   Quand les medecins ne peuuent purger
  le caterrhe, ils le diuertissent, et desuoyent à vne autre partie
  moins dangereuse. Ie m'apperçoy que c'est aussi la plus ordinaire
  recepte aux maladies de l'ame. _Abducendus etiam nonnunquam animus
  est ad alia studia, solicitudines, curas, negotia: loci denique
  mutatione, tanquam ægroti non conualescentes, sæpe curandus est._
  On luy fait peu choquer les maux de droit fil: on ne luy en fait ny
  soustenir ny rabatre l'atteinte: on la luy fait decliner et gauchir.

  Cette autre leçon est trop haute et trop difficile. C'est à faire à
  ceux de la premiere classe, de s'arrester purement à la chose, la
  considerer, la iuger. Il appartient à vn seul Socrates, d'accointer
  la mort d'vn visage ordinaire, s'en appriuoiser et s'en iouer. Il ne
  cherche point de consolation hors de la chose: le mourir luy semble
  accident naturel et indifferent: il fiche là iustement sa veuë, et
  s'y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d'Hegesias, qui se
  font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses leçons,
  et si dru que le Roy Ptolomee luy fit defendre de plus entretenir
  son eschole de ces homicides discours: ceux là ne considerent
  point la mort en soy, ils ne la iugent point: ce n'est pas là où ils
  arrestent leur pensee: ils courent, ils visent à vn estre nouueau.

  Ces pauures gens qu'on void sur l'eschaffaut, remplis d'vne ardente
  deuotion, y occupants tous leurs sens autant qu'ils peuuent:
  les aureilles aux instructions qu'on leur donne; les yeux et les
  mains tendues au ciel: la voix à des prieres hautes, auec vne esmotion
  aspre et continuelle, font certes chose louable et conuenable à
  vne telle necessité. On les doibt louer de religion: mais non proprement
  de constance. Ils fuyent la lucte: ils destournent de la
  mort leur consideration: comme on amuse les enfans pendant qu'on
  leur veut donner le coup de lancette. I'en ay veu, si par fois leur
  veuë se raualoit à ces horribles asprets de la mort, qui sont autour
  d'eux, s'en transir, et reietter auec furie ailleurs leur pensee. A
  ceux qui passent vne profondeur effroyable, on ordonne de clorre
  ou destourner leurs yeux.   Subrius Flauius, ayant par le commandement
  de Neron, à estre deffaict, et par les mains de Niger, tous
  deux chefs de guerre: quand on le mena au champ, où l'execution
  deuoit estre faicte, voyant le trou que Niger auoit fait cauer pour
  le mettre, inegal et mal formé: Ny cela, mesme, dit-il, se tournant
  aux soldats qui y assistoyent, n'est selon la discipline militaire. Et
  à Niger, qui l'exhortoit de tenir la teste ferme: Frapasses tu seulement
  aussi ferme. Et deuina bien: car le bras tremblant à Niger,
  il la luy coupa à diuers coups. Cettuy-cy semble auoir eu sa pensee
  droittement et fixement au subiect.   Celuy qui meurt en la meslee,
  les armes à la main, il n'estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny
  ne la considere: l'ardeur du combat l'emporte. Vn honneste homme
  de ma cognoissance, estant tombé comme il se batoit en estocade,
  et se sentant daguer à terre par son ennemy de neuf ou dix coups,
  chacun des assistans luy crioit qu'il pensast à sa conscience, mais
  il me dit depuis, qu'encores que ces voix luy vinssent aux oreilles,
  elles ne l'auoient aucunement touché, et qu'il ne pensa iamais qu'à
  se descharger et à se venger. Il tua son homme en ce mesme combat.
  Beaucoup fit pour L. Syllanus, celuy qui luy apporta sa condamnation:
  de ce qu'ayant ouy sa response, qu'il estoit bien preparé
  à mourir, mais non pas de mains scelerees: il se rua sur luy,
  auec ses soldats pour le forcer: et comme luy tout desarmé, se
  defendoit obstinement de poingts et de pieds, il le fit mourir en ce
  debat: dissipant en prompte cholere et tumultuaire, le sentiment
  penible d'vne mort longue et preparee, à quoy il estoit destiné.
    Nous pensons tousiours ailleurs: l'esperance d'vne meilleure vie
  nous arreste et appuye: ou l'esperance de la valeur de nos enfans:
  ou la gloire future de nostre nom: ou la fuitte des maux de cette
  vie: ou la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort:

    _Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
    Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
    Sæpe vocaturum.
    Audiam, et hæc manes veniet mihi fama sub imos._

  Xenophon sacrifioit couronné quand on luy vint annoncer la
  mort de son fils Gryllus, en la bataille de Mantinee. Au premier
  sentiment de cette nouuelle, il ietta sa couronne à terre: mais par
  la suitte du propos, entendant la forme d'vne mort tres-valeureuse,
  il l'amassa, et remit sur sa teste. Epicurus mesme se console en sa
  fin, sur l'eternité et l'vtilité de ses escrits. _Omnes clari et nobilitati
  labores, fiunt tolerabiles._ Et la mesme playe, le mesme trauail,
  ne poise pas, dit Xenophon, à vn general d'armee, comme à vn
  soldat. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant
  esté informé, que la victoire estoit demeuree de son costé. _Hæc
  sunt solatia, hæc fomenta summorum dolorum._ Et telles autres circonstances
  nous amusent, diuertissent et destournent de la consideration
  de la chose en soy. Voire les arguments de la philosophie,
  vont à touts coups costoyans et gauchissans la matiere, et à peine
  essuyans sa crouste. Le premier homme de la premiere eschole
  philosophique, et surintendante des autres, ce grand Zenon, contre
  la mort: Nul mal n'est honorable: la mort l'est: elle n'est pas
  donc mal. Contre l'yurongnerie: Nul ne fie son secret à l'yurongne:
  chacun le fie au sage: le sage ne sera donc pas yurongne.
  Cela est-ce donner au blanc? I'ayme à veoir ces ames principales,
  ne se pouuoir desprendre de nostre consorce. Tant parfaicts hommes
  qu'ils soyent, ce sont tousiours bien lourdement des hommes.

  C'est vne douce passion que la vengeance, de grande impression
  et naturelle: ie le voy bien, encore que ie n'en aye aucune experience.
  Pour en distraire dernierement vn ieune Prince, ie ne luy
  allois pas disant, qu'il falloit prester la iouë à celuy qui vous auoit
  frappé l'autre, pour le deuoir de charité: ny ne luy allois representer
  les tragiques euenements que la poësie attribue à cette passion.
  Ie la laissay là, et m'amusay à luy faire gouster la beauté
  d'vne image contraire: l'honneur, la faueur, la bien-vueillance
  qu'il acquerroit par clemence et bonté: ie le destournay à l'ambition.
  Voyla comme lon en faict.   Si vostre affection en l'amour
  est trop puissante, dissipez la, disent-ils. Et disent vray, car ie l'ay
  souuent essayé auec vtilité. Rompez la à diuers desirs, desquels il
  y en ayt vn regent et vn maistre, si vous voulez, mais de peur qu'il
  ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez-le, seiournez-le, en le
  diuisant et diuertissant.

    _Cùm morosa vago singultiet inguine vena,

    Coniicito humorem collectum in corpora quæque._

  Et pouruoyez y de bonne heure, de peur que vous n'en soyez en
  peine, s'il vous a vne fois saisi.

    _Si non prima nouis conturbes vulnera plagis,
    Volgiuagáque vagus Venere ante recentia cures._

  Ie fus autrefois touché d'vn puissant desplaisir, selon ma complexion:
  et encores plus iuste que puissant: ie m'y fusse perdu à
  l'aduenture, si ie m'en fusse simplement fié à mes forces. Ayant
  besoing d'vne vehemente diuersion pour m'en distraire, ie me fis
  par art amoureux et par estude: à quoy l'aage m'aydoit. L'amour
  me soulagea et retira du mal, qui m'estoit causé par l'amitié. Par
  tout ailleurs de mesme. Vne aigre imagination me tient: ie trouue
  plus court, que de la dompter, la changer: ie luy en substitue, si ie
  ne puis vne contraire, aumoins vn' autre. Tousiours la variation
  soulage, dissout et dissipe. Si ie ne puis la combatre, ie luy eschappe:
  et en la fuïant, ie fouruoye, ie ruse. Muant de lieu,
  d'occupation, de compagnie, ie me sauue dans la presse d'autres
  amusemens et pensees, où elle perd ma trace, et m'esgare.   Nature
  procede ainsi, par le benefice de l'inconstance. Car le temps
  qu'elle nous a donné pour souuerain medecin de nos passions, gaigne
  son effect principalement par là, que fournissant autres et
  autres affaires à nostre imagination, il demesle et corrompt cette
  premiere apprehension, pour forte qu'elle soit. Vn sage ne voit
  guere moins, son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu'au
  premier an; et suiuant Epicurus, de rien moins: car il n'attribuoit
  aucun leniment des fascheries, ny à la preuoyance, ny à l'antiquité
  d'icelles. Mais tant d'autres cogitations trauersent cette-cy, qu'elle
  s'alanguit, et se lasse en fin.   Pour destourner l'inclination des
  bruits communs, Alcibiades couppa les oreilles et la queuë à son
  beau chien, et le chassa en la place: afin que donnant ce subiect
  pour babiller au peuple, il laissast en paix ses autres actions. I'ay
  veu aussi, pour cet effect de diuertir les opinions et coniectures du
  peuple, et desuoyer les parleurs, des femmes, couurir leurs vrayes
  affections, par des affections contrefaictes. Mais i'en ay veu telle,
  qui en se contrefaisant s'est laissee prendre à bon escient, et a
  quitté la vraye et originelle affection pour la feinte: et aprins par
  elle, que ceux qui se trouuent bien logez, sont des sots de consentir
  à ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reseruez à
  ce seruiteur aposté, croyez qu'il n'est guere habile, s'il ne se met
  en fin en vostre place, et vous envoye en la sienne. Cela c'est proprement
  tailler et coudre vn soulier, pour qu'vn autre le chausse.

  Peu de chose nous diuertit et destourne: car peu de chose nous
  tient. Nous ne regardons gueres les subiects en gros et seuls: ce
  sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui
  nous frappent: et des vaines escorces qui reiallissent des subiects.

    _Folliculos vt nunc teretes æstate cicadæ
    Linquunt._

  Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance.
  Le souuenir d'vn adieu, d'vne action, d'vne grace particuliere, d'vne
  recommandation derniere, nous afflige. La robe de Cæsar troubla
  toute Romme, ce que sa mort n'auoit pas faict. Le son mesme des
  noms, qui nous tintoüine aux oreilles: Mon pauure maistre, ou
  mon grand amy: helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand
  ces redites me pinsent, et que i'y regarde de pres, ie trouue que
  c'est vne pleinte grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme
  les exclamations des prescheurs, esmouuent leur auditoire souuent,
  plus que ne font leurs raisons: et comme nous frappe la voix piteuse
  d'vne beste qu'on tue pour nostre seruice: sans que ie poise
  ou penetre ce pendant, la vraye essence et massiue de mon subiect.

    _His se stimulis dolor ipse lacessit._

  Ce sont les fondemens de nostre deuil.   L'opiniastreté de mes
  pierres, specialement en la verge, m'a par fois ietté en longues
  suppressions d'vrine, de trois, de quatre iours: et si auant en la
  mort, que c'eust esté follie d'esperer l'euiter, voyre desirer, veu les
  cruels efforts que cet estat m'apporte. O que ce bon Empereur, qui
  faisoit lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute
  de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me
  trouuant là, ie consideroy par combien legeres causes et obiects,
  l'imagination nourrissoit en moy le regret de la vie: de quels atomes
  se bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce deslogement:
  à combien friuoles pensees nous donnions place en vn si
  grand affaire. Vn chien, vn cheual, vn liure, vn verre, et quoy non?
  tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances,
  leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré.
  Ie voy nonchalamment la mort, quand ie la voy vniuersellement,
  comme fin de la vie. Ie la gourmande en bloc: par le menu, elle
  me pille. Les larmes d'vn laquais, la dispensation de ma desferre,
  l'attouchement d'vne main cognue, vne consolation commune, me
  desconsole et m'attendrit. Ainsi nous troublent l'ame, les plaintes
  des fables: et les regrets de Didon, et d'Ariadné passionnent ceux
  mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle: c'est vne
  exemple de nature obstinee et dure, n'en sentir aucune emotion:
  comme on recite, pour miracle, de Polemon: mais aussi ne pallit
  il pas seulement à la morsure d'vn chien enragé, qui luy emporta
  le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si auant, de conceuoir
  la cause d'vne tristesse, si viue et entiere, par iugement, qu'elle ne
  souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y
  ont leur part: parties qui ne peuuent estre agitees que par vains
  accidens.   Est-ce raison que les arts mesmes se seruent et facent
  leur proufit, de nostre imbecillité et bestise naturelle? L'orateur,
  dit la rhetorique, en cette farce de son plaidoier, s'esmouuera par
  le son de sa voix, et par ses agitations feintes; et se lairra piper à
  la passion qu'il represente. Il s'imprimera vn vray deuil et essentiel,
  par le moyen de ce battelage qu'il iouë, pour le transmettre
  aux iuges, à qui il touche encore moins. Comme font ces personnes
  qu'on loüe aux mortuaires, pour ayder à la ceremonie du deuil,
  qui vendent leurs larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car
  encore qu'ils s'esbranlent en forme empruntee, toutesfois en habituant
  et rengeant la contenance, il est certain qu'ils s'emportent
  souuent tous entiers, et reçoiuent en eux vne vraye melancholie. Ie
  fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps
  de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut tué. Ie
  consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation
  et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la
  seule montre de l'appareil de nostre conuoy: car seulement le
  nom du trespassé n'y estoit pas cogneu. Quintilian dit auoir veu
  des comediens si fort engagez en vn rolle de deuil, qu'ils en pleuroient
  encore au logis: et de soy mesme, qu'ayant prins à esmouuoir
  quelque passion en autruy, il l'auoit espousee, iusques à se
  trouuer surprins, non seulement de larmes, mais d'vne palleur de
  visage et port d'homme vrayement accablé de douleur.   En vne
  contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin:
  car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la
  souuenance des bonnes et agreables conditions qu'il auoit, elles
  font tout d'vn train aussi recueil et publient ses imperfections:
  comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation, et se
  diuertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grace encore que
  nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy prester
  des louanges nouuelles et fauces: et à le faire tout autre, quand
  nous l'auons perdu de veuë, qu'il ne nous sembloit estre, quand
  nous le voyions. Comme si le regret estoit vne partie instructiue:
  ou que les larmes en lauant nostre entendement, l'esclaircissent. Ie
  renonce dés à present aux fauorables tesmoignages, qu'on me voudra
  donner, non par ce que i'en seray digne, mais par ce que ie
  seray mort.   Qui demandera à celuy là, Quel interest auez vous à
  ce siege? L'interest de l'exemple, dira-il, et de l'obeyssance commune
  du Prince: ie n'y pretens proffit quelconque: et de gloire,
  ie sçay la petite part qui en peut toucher vn particulier comme
  moy: ie n'ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain,
  tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en
  son rang de bataille pour l'assaut. C'est la lueur de tant d'acier,
  et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy
  ont ietté cette nouuelle rigueur et hayne dans les veines. Friuole
  cause, me direz vous. Comment cause? il n'en faut point, pour
  agiter nostre ame. Vne resuerie sans corps et sans subiect la regente
  et l'agite. Que ie me mette à faire des chasteaux en Espaigne,
  mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs,
  desquels mon ame est reellement chatouillee et resiouye. Combien
  de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse,
  par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques,
  qui nous alterent et l'ame et le corps? Quelles grimaces, estonnees,
  riardes, confuses, excite la resuerie en noz visages! Quelles saillies
  et agitations de membres et de voix! Semble-il pas de cet homme
  seul, qu'il aye des visions fauces, d'vne presse d'autres hommes,
  auec qui il negocie: ou quelque demon interne, qui le persecute?
  Enquerez vous à vous, où est l'obiect de cette mutation? Est-il rien
  sauf nous, en nature, que l'inanité substante, sur quoy elle puisse?
  Cambyses pour auoir songé en dormant, que son frere deuoit deuenir
  Roy de Perse, le fit mourir, vn frere qu'il aymoit, et duquel il
  s'estoit tousiours fié. Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour
  vne fantasie qu'il print de mauuais augure, de ie ne sçay quel hurlement
  de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fasché
  de quelque mal plaisant songe qu'il auoit songé. C'est priser sa
  vie iustement ce qu'elle est, de l'abandonner pour vn songe. Oyez
  pourtant nostre ame, triompher de la misere du corps, de sa foiblesse,
  de ce qu'il est en butte à toutes offences et alterations:
  vrayement elle a raison d'en parler.

    _O prima infelix fingenti terra Prometheo!
        Ille parum cauti pectoris egit opus.
    Corpora disponens, mentem non vidit in arte,
        Recta animi primùm debuit esse via._



  CHAPITRE V.

  _Sur des vers de Virgile._


  A mesure que les pensemens vtiles sont plus pleins, et solides, ils
  sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort,
  la pauureté, les maladies, sont subiects graues, et qui greuent. Il
  faut auoir l'ame instruitte des moyens de soustenir et combatre
  les maux, et instruite des regles de bien viure, et de bien croire:
  et souuent l'esueiller et exercer en cette belle estude. Mais à vne
  ame de commune sorte, il faut que ce soit auec relasche et moderation:
  elle s'affolle, d'estre trop continuellement bandee. I'auoy
  besoing en ieunesse, de m'aduertir et solliciter pour me tenir en office.
  L'alegresse et la santé ne conuiennent pas tant bien, dit-on,
  auec ces discours serieux et sages. Ie suis à present en vn autre
  estat. Les conditions de la vieillesse, ne m'aduertissent que trop,
  m'assagissent et me preschent. De l'excez de la gayeté, ie suis
  tombé en celuy de la seuerité: plus fascheux. Parquoy, ie me
  laisse à cette heure aller vn peu à la desbauche, par dessein: et
  employe quelque fois l'ame, à des pensemens folastres et ieunes,
  où elle se seiourne. Ie ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant,
  et trop meur. Les ans me font leçon tous les iours, de froideur, et
  de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint: il est
  à son tour de guider l'esprit vers la reformation: il regente à son
  tour: et plus rudement et imperieusement. Il ne me laisse pas vne
  heure, ny dormant ny veillant, chaumer d'instruction, de mort, de
  patience, et de pœnitence. Ie me deffens de la temperance, comme
  i'ay faict autresfois de la volupté: elle me tire trop arriere, et
  iusques à la stupidité. Or ie veux estre maistre de moy, à tout
  sens. La sagesse a ses excez, et n'a pas moins besoing de moderation
  que la folie. Ainsi, de peur que ie ne seche, tarisse, et m'aggraue
  de prudence, aux interualles que mes maux me donnent,

    _Mens intenta suis ne siet vsque malis,_

  ie gauchis tout doucement, et desrobe ma veuë de ce ciel orageux
  et nubileux que i'ay deuant moy. Lequel, Dieu mercy, ie considere
  bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et
  me vay amusant en la recordation des ieunesses passees:

                  _Animus quod perdidit, optat,
    Atque in præterita se totus imagine versat._

  Que l'enfance regarde deuant elle, la vieillesse derriere: estoit ce
  pas ce que signifioit le double visage de Ianus? Les ans m'entrainnent
  s'ils veulent, mais à reculons. Autant que mes yeux peuuent
  recognoistre cette belle saison expiree, ie les y destourne à secousses.
  Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n'en
  veux-ie déraciner l'image de la memoire.

                                _Hoc est
    Viuere bis, vita posse priore frui._

  Platon ordonne aux vieillards d'assister aux exercices, danses,
  et ieux de la ieunesse, pour se resiouyr en autruy, de la soupplesse
  et beauté du corps, qui n'est plus en eux: et rappeller en leur souuenance,
  la grace et faueur de cet aage verdissant. Et veut qu'en
  ces esbats, ils attribuent l'honneur de la victoire, au ieune homme,
  qui aura le plus esbaudi et resioui, et plus grand nombre d'entre
  eux. Ie merquois autresfois les iours poisans et tenebreux, comme
  extraordinaires. Ceux-là sont tantost les miens ordinaires: les extraordinaires
  sont les beaux et serains. Ie m'en vay au train de
  tressaillir, comme d'vne nouuelle faueur, quand aucune chose ne
  me deult. Que ie me chatouille, ie ne puis tantost plus arracher vn
  pauure rire de ce meschant corps. Ie ne m'esgaye qu'en fantasie et
  en songe: pour destourner par ruse, le chagrin de la vieillesse.
  Mais certes il faudroit autre remede, qu'en songe. Foible lucte, de
  l'art contre la nature. C'est grand simplesse, d'alonger et anticiper,
  comme chacun fait, les incommoditez humaines. I'ayme mieux
  estre moins long temps vieil, que d'estre vieil, auant que de l'estre.
  Iusques aux moindres occasions de plaisir que ie puis rencontrer,
  ie les empoigne. Ie congnois bien par ouyr dire, plusieurs especes
  de voluptez prudentes, fortes et glorieuses: mais l'opinion ne
  peut pas assez sur moy pour m'en mettre en appetit. Ie ne les veux
  pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme ie les veux
  doucereuses, faciles et prestes. _A natura discedimus: populo nos
  damus, nullius rei bono auctori._ Ma philosophie est en action, en
  vsage naturel et present: peu en fantasie. Prinssé-ie plaisir à
  iouer aux noisettes et à la toupie!

    _Non ponebat enim rumores ante salutem._

  La volupté est qualité peu ambitieuse; elle s'estime assez riche de
  soy, sans y mesler le prix de la reputation: et s'ayme mieux à
  l'ombre. Il faudroit donner le foüet à vn ieune homme, qui s'amuseroit
  à choisir le goust du vin, et des sauces. Il n'est rien que
  i'aye moins sçeu, et moins prisé: à cette heure ie l'apprens. I'en ay
  grand honte, mais qu'y feroy-ie? I'ay encor plus de honte et de
  despit, des occasions qui m'y poussent. C'est à nous, à resuer et
  baguenauder, et à la ieunesse à se tenir sur la reputation et sur le
  bon bout. Elle va vers le monde, vers le credit: nous en venons.
  _Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clauam, sibi pilam, sibi natationes
  et cursus habeant: nobis senibus, ex lusionibus multis, talos
  relinquant et tesseras._ Les loix mesme nous enuoyent au logis. Ie
  ne puis moins en faueur de cette chetiue condition, où mon aage
  me pousse, que de luy fournir de ioüets et d'amusoires, comme à
  l'enfance: aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folie, auront
  prou à faire, à m'estayer et secourir par offices alternatifs, en cette
  calamité d'aage.

    _Misce stultitiam consiliis breuem._

  Ie fuis de mesme les plus legeres pointures: et celles qui ne
  m'eussent pas autresfois esgratigné, me transpercent à cette heure.
  Mon habitude commence de s'appliquer si volontiers au mal: _in
  fragili corpore odiosa omnis offensio est._

    _Ménsque pati durum sustinet ægra nihil._

  I'ay esté tousiours chatouilleux et delicat aux offences, ie suis plus
  tendre à cette heure, et ouuert par tout.

    _Et minimæ vires frangere quassa valent._

  Mon iugement m'empesche bien de regimber et gronder contre les
  inconuenients que Nature m'ordonne à souffrir, mais non pas de
  les sentir. Ie courrois d'vn bout du monde à l'autre, chercher vn
  bon an de tranquillité plaisante et eniouee, moy, qui n'ay autre fin
  que viure et me resiouyr. La tranquillité sombre et stupide, se
  trouue assez pour moy, mais elle m'endort et enteste: ie ne m'en
  contente pas. S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie,
  aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resseante, ou voyagere,
  à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me
  soyent bonnes, il n'est que de siffler en paume, ie leur iray fournir
  des Essays, en chair et en os.   Puisque c'est le priuilege de l'esprit,
  de se r'auoir de la vieillesse, ie luy conseille autant que ie
  puis, de le faire: qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il
  peut, comme le guy sur vn arbre mort. Ie crains que c'est vn traistre:
  il s'est si estroittement affreté au corps, qu'il m'abandonne à
  tous coups, pour le suiure en sa necessité. Ie le flatte à part, ie le
  practique pour neant: i'ay beau essayer de le destourner de cette
  colligence, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et
  les dances royalles: si son compagnon a la cholique, il semble
  qu'il l'ayt aussi. Les puissances mesmes qui luy sont particulieres
  et propres, ne se peuuent lors sousleuer: elles sentent euidemment
  le morfondu: il n'y a poinct d'allegresse en ses productions,
  s'il n'en y a quand et quand au corps.   Noz maistres ont tort, dequoy
  cherchants les causes des eslancements extraordinaires de
  nostre esprit, outre ce qu'ils en attribuent à vn rauissement diuin,
  à l'amour, à l'aspreté guerriere, à la poësie, au vin: ils n'en ont
  donné sa part à la santé. Vne santé bouillante, vigoureuse, pleine,
  oysiue, telle qu'autrefois la verdeur des ans et la securité, me la
  fournissoient par venuës. Ce feu de gayeté suscite en l'esprit des
  eloises viues et claires outre nostre clairté naturelle: et entre les
  enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or bien,
  ce n'est pas merueille, si vn contraire estat affesse mon esprit, le
  clouë, et en tire vn effect contraire.

    _Ad nullum consurgit opus cum corpore languet._

  Et veut encores que ie luy sois tenu, dequoy il preste, comme il
  dit, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l'vsage ordinaire
  des hommes. Aumoins pendant que nous auons trefue,
  chassons les maux et difficultez de nostre commerce,

    _Dum licet, obducta soluatur fronte senectus:_

  _tetrica sunt amœnanda iocularibus._ I'ayme vne sagesse gaye et
  ciuile, et fuis l'aspreté des mœurs, et l'austerité: ayant pour suspecte
  toute mine rebarbatiue:

    _Tristémque vultus tetrici arrogantiam;
    Et habet tristis quoque turba cynædos._

  Ie croy Platon de bon cœur, qui dit les humeurs faciles ou difficiles,
  estre vn grand preiudice à la bonté ou mauuaistié de l'ame.
  Socrates eut vn visage constant, mais serein et riant. Non fascheusement
  constant, comme le vieil Crassus, qu'on ne veit iamais rire.
  La vertu est qualité plaisante et gaye.   Ie sçay bien que fort peu
  de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n'ayent plus
  à rechigner à la licence de leur pensee. Ie me conforme bien à leur
  courage: mais i'offence leurs yeux. C'est vne humeur bien ordonnee,
  de pinser les escrits de Platon, et couler ses negociations pretendues
  auec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. _Non pudeat dicere,
  quod non pudet sentire._ Ie hay vn esprit hargneux et triste, qui
  glisse par dessus les plaisirs de sa vie, et s'empoigne et paist aux
  malheurs. Comme les mouches, qui ne peuuent tenir contre vn
  corps bien poly, et bien lissé, et s'attachent et reposent aux lieux
  scabreux et raboteux. Et comme les vantouses, qui ne hument et
  appetent que le mauuais sang.   Au reste, ie me suis ordonné
  d'oser dire tout ce que i'ose faire: et me desplaist des pensees
  mesmes impubliables. La pire de mes actions et conditions, ne me
  semble pas si laide, comme ie trouue laid et lasche, de ne l'oser
  aduouer. Chacun est discret en la confession, on le deuroit estre
  en l'action. La hardiesse de faillir, est aucunement compensee et
  bridee, par la hardiesse de le confesser. Qui s'obligeroit à tout
  dire, s'obligeroit à ne rien faire de ce qu'on est contraint de taire.
  Dieu vueille que cet excés de ma licence, attire nos hommes iusques
  à la liberté: par dessus ces vertus couardes et mineuses, nees
  de nos imperfections: qu'aux despens de mon immoderation, ie
  les attire iusques au point de la raison. Il faut voir son vice, et
  l'estudier, pour le redire: ceux qui le celent à autruy, le celent
  ordinairement à eux mesmes: et ne le tiennent pas pour assés couuert,
  s'ils le voyent. Ils le soustrayent et desguisent à leur propre
  conscience. _Quare vitia sua nemo confitetur? Quia etiam nunc in
  illis est, somnium narrare vigilantis est._ Les maux du corps s'esclaircissent
  en augmentant. Nous trouuons que c'est goutte, ce que
  nous nommions rheume ou foulleure. Les maux de l'ame s'obscurcissent
  en leurs forces: le plus malade les sent le moins. Voyla
  pourquoy il les faut souuent remanier au iour, d'vne main impiteuse:
  les ouurir et arracher du creus de nostre poitrine. Comme
  en matiere de biens faicts, de mesme en matiere de mesfaicts, c'est
  par fois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur
  au faillir, qui nous dispense de nous en confesser? Ie souffre peine
  à me feindre: si que i'euite de prendre les secrets d'autruy en
  garde, n'ayant pas bien le cœur de desaduouer ma science. Ie puis
  la taire, mais la nyer, ie ne puis sans effort et desplaisir. Pour
  estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation.
  C'est peu, au seruice des Princes, d'estre secret, si on n'est menteur
  encore. Celuy qui s'enquestoit à Thales Milesius, s'il deuoit
  solemnellement nyer d'auoir paillardé, s'il se fust addressé à moy,
  ie luy eusse respondu, qu'il ne le deuoit pas faire, car le mentir
  me semble encore pire que la paillardise. Thales luy conseilla tout
  autrement, et qu'il iurast, pour garentir le plus, par le moins. Toutesfois
  ce conseil n'estoit pas tant election de vice, que multiplication.
  Sur quoy disons ce mot en passant, qu'on fait bon marché à
  vn homme de conscience, quand on luy propose quelque difficulté
  au contrepoids du vice: mais quand on l'enferme entre deux vices,
  on le met à vn rude choix. Comme on fit Origene: ou qu'il idolatrast,
  ou qu'il se souffrist iouyr charnellement, à vn grand vilain
  Æthiopien qu'on luy presenta. Il subit la premiere condition: et
  vitieusement, dit-on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon
  leur erreur, celles qui nous protestent en ce temps, qu'elles aymeroient
  mieux charger leur conscience de dix hommes, que d'vne
  messe.   Si c'est indiscretion de publier ainsi ses erreurs, il n'y a
  pas grand danger qu'elle passe en exemple et vsage. Car Ariston
  disoit, que les vens que les hommes craignent le plus, sont ceux qui
  les descouurent. Il faut rebrasser ce sot haillon qui cache nos
  mœurs. Ils enuoyent leur conscience au bordel, et tiennent leur
  contenance en regle. Iusques aux traistres et assassins, ils espousent
  les loix de la ceremonie, et attachent là leur deuoir. Si n'est-ce,
  ny à l'iniustice de se plaindre de l'inciuilité, ny à la malice de
  l'indiscretion. C'est dommage qu'vn meschant homme ne soit encore
  vn sot, et que la decence pallie son vice. Ces incrustations n'appartiennent
  qu'à vne bonne et saine paroy, qui merite d'estre conseruee,
  d'être blanchie.   En faueur des Huguenots, qui accusent nostre
  confession auriculaire et priuee, ie me confesse en publiq, religieusement
  et purement. Sainct Augustin, Origene, et Hippocrates, ont
  publié les erreurs de leurs opinions: moy encore de mes mœurs.
  Ie suis affamé de me faire congnoistre: et ne me chaut à combien,
  pourueu que ce soit veritablement. Ou pour dire mieux, ie n'ay
  faim de rien: mais ie fuis mortellement, d'estre pris en eschange,
  par ceux à qui il arriue de congnoistre mon nom. Celuy qui fait
  tout pour l'honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner, en se
  produisant au monde en masque, desrobant son vray estre à la
  congnoissance du peuple? Louez un bossu de sa belle taille, il le
  doit receuoir à iniure: si vous estes couard, et qu'on vous honnore
  pour vn vaillant homme, est-ce de vous qu'on parle? On vous prend
  pour vn autre. I'aymeroy aussi cher, que celuy-là se gratifiast des
  bonnetades qu'on luy faict, pensant qu'il soit maistre de la trouppe,
  luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus Roy de Macedoine,
  passant par la ruë, quelqu'vn versa de l'eau sur luy: les assistans
  disoient qu'il deuoit le punir. Voyre mais, fit-il, il n'a pas versé
  l'eau sur moy, mais sur celuy qu'il pensoit que ie fusse. Socrates
  à celuy, qui l'aduertissoit: qu'on mesdisoit de luy. Point, dit-il: il
  n'y a rien en moy de ce qu'ils disent. Pour moy, qui me loüeroit
  d'estre bon pilote, d'estre bien modeste, ou d'estre bien chaste, ie
  ne luy en deurois nul grammercy. Et pareillement, qui m'appelleroit
  traistre, voleur, ou yurongne, ie me tiendroy aussi peu offencé.
  Ceux qui se mescognoissent, se peuuent paistre de fauces approbations:
  non pas moy, qui me voy, et qui me recherche iusques aux
  entrailles, qui sçay bien ce qu'il m'appartient. Il me plaist d'estre
  moins loué, pourueu que ie soy mieux congneu. On me pourroit
  tenir pour sage en telle condition de sagesse, que ie tien pour sottise.
  Ie m'ennuye que mes Essais seruent les dames de meuble
  commun seulement, et de meuble de sale: ce chapitre me fera du
  cabinet. I'ayme leur commerce vn peu priué: le publique est sans
  faueur et saueur. Aux adieux, nous eschauffons outre l'ordinaire
  l'affection enuers les choses que nous abandonnons. Ie prens l'extreme
  congé des ieux du monde: voicy nos dernieres accolades.

  Mais venons à mon theme. Qu'a faict l'action genitale aux
  hommes, si naturelle, si necessaire, et si iuste, pour n'en oser parler
  sans vergongne, et pour l'exclurre des propos serieux et reglez?
  Nous prononçons hardiment, tuer, desrober, trahir: et cela, nous
  n'oserions qu'entre les dents. Est-ce à dire, que moins nous en
  exhalons en parole, d'autant nous auons loy d'en grossir la pensee?
  Car il est bon, que les mots qui sont le moins en vsage, moins
  escrits, et mieux teuz, sont les mieux sceus, et plus generalement
  cognus. Nul aage, nulles mœurs l'ignorent non plus que le pain.
  Ils s'impriment en chascun, sans estre exprimez, et sans voix et sans
  figure. Et le sexe qui le fait le plus, a charge de le taire le plus.
  C'est vne action, que nous auons mis en la franchise du silence,
  d'où c'est crime de l'arracher. Non pas pour l'accuser et iuger. Ny
  n'osons la fouëtter, qu'en periphrase et peinture. Grand faueur à vn
  criminel, d'estre si execrable, que la iustice estime iniuste, de le
  toucher et de le veoir: libre et sauué par le benefice de l'aigreur
  de sa condamnation. N'en va-il pas comme en matiere de liures, qui
  se rendent d'autant plus venaux et publiques, de ce qu'ils sont supprimez?
  Ie m'en vay pour moy, prendre au mot l'aduis d'Aristote,
  qui dit, L'estre honteux, seruir d'ornement à la ieunesse, mais de
  reproche à la vieillesse. Ces vers se preschent en l'escole ancienne:
  escole à laquelle ie me tien bien plus qu'à la moderne: ses vertus
  me semblent plus grandes, ses vices moindres.

      _Ceux qui par trop fuyant Venus estriuent,
      Faillent autant que ceux qui trop la suiuent.

    Tu, Dea, tu rerum naturam sola gubernas,
    Nec sine te quicquam dias in luminis oras
    Exoritur, neque fit lætum, nec amabile quicquam._

  Ie ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses, auec Venus,
  et les refroidir enuers l'amour: mais ie ne voy aucunes deitez qui
  s'auiennent mieux, ny qui s'entredoiuent plus. Qui ostera aux muses
  les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien
  qu'elles ayent, et la plus noble matiere de leur ouurage: et qui
  fera perdre à l'amour la communication et seruice de la poësie
  l'affoiblira de ses meilleures armes. Par ainsin on charge le Dieu
  d'accointance, et de bien-vueillance, et les Deesses protectrices
  d'humanité et de iustice, du vice d'ingratitude et de mescognoissance.
  Ie ne suis pas de si long temps cassé de l'estat et suitte de ce
  Dieu, que ie n'aye la memoire informee de ses forces et valeurs:

    _Agnosco veteris vestigia flammæ._

  Il y a encore quelque demeurant d'emotion et chaleur apres la
  fiéure.

    _Nec mihi deficiat calor hic, hyemantibus annis._

  Tout asseché que ie suis, et appesanty, ie sens encore quelques
  tiedes restes de cette ardeur passee.

    _Qual l'alto Ægeo per che Aquilone o Noto
    Cessi, che tutto prima il vuolse et scosse,
    Non s'accheta ei perto, ma'l sono el' moto,
    Ritien dell' onde anco agitate è grosse._

  Mais de ce que ie m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu, se
  trouuent plus vifues et plus animees, en la peinture de la poësie,
  qu'en leur propre essence.

    _Et versus digitos habet._

  Elle represente ie ne sçay quel air, plus amoureux que l'amour
  mesme. Venus n'est pas si belle toute nüe, et viue, et haletante,
  comme elle est icy chez Virgile.

    _Dixerat, et niueis hinc atque hinc Diua lacertis
    Cunctantem amplexu molli fouet. Ille repente
    Accepit solitam flammam, notúsque medullas
    Intrauit calor, et labefacta per ossa cucurrit.
    Non secus atque olim tonitru cùm rupta corusco
    Ignea rima micans percurrit lumine nimbos.
    ................. Ea verba loquutus,
    Optatos dedit amplexus, placidúmque petiuit
    Coniugis infusus gremio per membra soporem._

  Ce que i'y trouue à considerer, c'est qu'il la peinct vn peu bien
  esmeüe pour vne Venus maritale. En ce sage marché, les appetits
  ne se trouuent pas si follastres: ils sont sombres et plus mousses.
  L'amour hait qu'on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle
  laschement aux accointances qui sont dressees et entretenues soubs
  autre titre: comme est le mariage. L'alliance, les moyens, y poisent
  par raison, autant ou plus, que les graces et la beauté. On ne
  se marie pas pour soy, quoy qu'on die: on se marie autant ou plus,
  pour sa posterité, pour sa famille. L'vsage et l'interest du mariage
  touche nostre race, bien loing par delà nous. Pourtant me plaist
  cette façon, qu'on le conduise plustost par main tierce, que par les
  propres: et par le sens d'autruy, que par le sien. Tout cecy, combien
  à l'opposite des conuentions amoureuses? Aussi est-ce vne
  espece d'inceste, d'aller employer à ce parentage venerable et sacré,
  les efforts et les extrauagances de la licence amoureuse, comme il
  me semble auoir dict ailleurs. Il faut, dit Aristote, toucher sa femme
  prudemment et seuerement, de peur qu'en la chatouillant trop lasciuement,
  le plaisir ne la face sortir hors des gons de raison. Ce
  qu'il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la santé.
  Qu'vn plaisir excessiuement chaud, voluptueux, et assidu, altere la
  semence, et empesche la conception. Disent d'autre part, qu'à vne
  congression languissante, comme celle là est de sa nature: pour la
  remplir d'vne iuste et fertile chaleur, il s'y faut presenter rarement,
  et à notables interualles;

    _Quo rapiat sitiens Venerem interiúsque recondat._

  Ie ne voy point de mariages qui faillent plustost, et se troublent,
  que ceux qui s'acheminent par la beauté, et desirs amoureux. Il y
  faut des fondemens plus solides, et plus constans, et y marcher
  d'aguet: cette boüillante allegresse n'y vaut rien.   Ceux qui pensent
  faire honneur au mariage, pour y ioindre l'amour, font, ce me
  semble, de mesme ceux, qui pour faire faueur à la vertu, tiennent
  que la noblesse n'est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont
  quelque cousinage: mais il y a beaucoup de diuersité: on n'a que
  faire de troubler leurs noms et leurs tiltres. On fait tort à l'vne ou
  à l'autre de les confondre. La noblesse est vne belle qualité, et introduite
  auec raison: mais d'autant que c'est vne qualité dependant
  d'autruy, et qui peut tomber en vn homme vicieux et de neant, elle
  est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu. C'est vne
  vertu, si ce l'est, artificielle et visible: dependant du temps et de la
  fortune: diuerse en forme selon les contrees, viuante et mortelle:
  sans naissance, non plus que la riuiere du Nil: genealogique et
  commune; de suite et de similitude: tiree par consequence, et consequence
  bien foible. La science, la force, la bonté, la beauté, la
  richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en
  commerce: cetty-cy se consomme en soy, de nulle emploite au seruice
  d'autruy. On proposoit à l'vn de nos Roys, le choix de deux
  competiteurs, en vne mesme charge, desquels l'vn estoit Gentil'homme,
  l'autre ne l'estoit point: il ordonna que sans respect de
  cette qualité, on choisist celuy qui auroit le plus de merite: mais
  où la valeur seroit entierement pareille, qu'alors on eust respect à
  la noblesse: c'estoit iustement luy donner son rang. Antigonus à
  vn ieune homme incogneu, qui luy demandoit la charge de son
  pere, homme de valeur, qui venoit de mourir: Mon amy, dit-il, en
  tels bien faicts, ie ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats,
  comme ie fais leur proüesse. De vray, il n'en doibt pas aller comme
  des officiers des Roys de Sparte, trompettes, menestriers, cuisiniers,
  à qui en leurs charges succedoient les enfants, pour ignorants qu'ils
  fussent, auant les mieux experimentez du mestier. Ceux de Callicut
  font des nobles, vne espece par dessus l'humaine. Le mariage leur
  est interdit, et toute autre vacation que bellique. De concubines,
  ils en peuuent auoir leur saoul: et les femmes autant de ruffiens:
  sans ialousie les vns des autres. Mais c'est vn crime capital et irremissible,
  de s'accoupler à personne d'autre condition que la leur.
  Et se tiennent pollus, s'ils en sont seulement touchez en passant:
  et, comme leur noblesse en estant merueilleusement iniuriee et
  interessee, tuent ceux qui seulement ont approché vn peu trop pres
  d'eux. De maniere que les ignobles sont tenus de crier en marchant,
  comme les gondoliers de Venise, au contour des ruës, pour ne
  s'entreheurter: et les nobles leur commandent de se ietter au
  quartier qu'ils veulent. Ceux cy euitent par là, cette ignominie,
  qu'ils estiment perpetuelle; ceux là vne mort certaine. Nulle duree
  de temps, nulle faueur de Prince, nul office, ou vertu, ou richesse
  peut faire qu'vn roturier deuienne noble. A quoy ayde cette coustume,
  que les mariages sont defendus de l'vn mestier à l'autre. Ne
  peut vne de race cordonniere, espouser vn charpentier: et sont les
  parents obligez de dresser les enfants à la vacation des peres,
  precisement, et non à autre vacation: par où se maintient la distinction
  et continuation de leur fortune.   Vn bon mariage, s'il en
  est, refuse la compagnie et conditions de l'amour: il tasche à representer
  celles de l'amitié. C'est vne douce societé de vie, pleine
  de constance, de fiance, et d'vn nombre infiny d'vtiles et solides
  offices, et obligations mutuelles. Aucune femme qui en sauoure le
  goust,

    _Optato quam iunxit lumine tæda,_

  ne voudroit tenir lieu de maistresse à son mary. Si elle est logee en
  son affection, comme femme, elle y est bien plus honorablement et
  seurement logee. Quand il fera l'esmeu ailleurs, et l'empressé, qu'on
  luy demande pourtant lors, à qui il aymeroit mieux arriuer vne
  honte, ou à sa femme ou à sa maistresse, de qui la desfortune l'affligeroit
  le plus, à qui il desire plus de grandeur: ces demandes
  n'ont aucun doubte en vn mariage sain.   Ce qu'il s'en voit si peu
  de bons, est signe de son prix et de sa valeur. A le bien façonner et
  à le bien prendre, il n'est point de plus belle piece en notre societé.
  Nous ne nous en pouuons passer, et l'allons auilissant. Il en aduient
  ce qui se voit aux cages, les oyseaux qui en sont dehors, desesperent
  d'y entrer; et d'vn pareil soing en sortir, ceux qui sont au dedans.
  Socrates, enquis, qui estoit plus commode, prendre, ou ne
  prendre point de femme: Lequel des deux, dit-il, on face, on s'en
  repentira. C'est vne conuention à laquelle se rapporte bien à point
  ce qu'on dit, _homo homini_, ou _Deus_, ou _lupus_. Il faut le rencontre
  de beaucoup de qualitez à le bastir. Il se trouue en ce temps plus
  commode aux ames simples et populaires, où les delices, la curiosité,
  et l'oysiueté, ne le troublent pas tant. Les humeurs desbauchees,
  comme est la mienne, qui hay toute sorte de liaison et d'obligation,
  n'y sont pas si propres.

    _Et mihi dulce magis resoluto viuere collo._

  De mon dessein, i'eusse fuy d'espouser la sagesse mesme, si
  elle m'eust voulu. Mais nous auons beau dire: la coustume et
  l'vsage de la vie commune, nous emporte. La plus part de mes
  actions se conduisent par exemple, non par choix. Toutesfois ie ne
  m'y conuiay pas proprement. On m'y mena, et y fus porté par des
  occasions estrangeres. Car non seulement les choses incommodes,
  mais il n'en est aucune si laide et vitieuse et euitable, qui ne puisse
  deuenir acceptable par quelque condition et accident, tant l'humaine
  posture est vaine. Et y fus porté, certes plus preparé lors, et plus
  rebours, que ie ne suis à present, apres l'auoir essayé. Et tout
  licencieux qu'on me tient, i'ay en verité plus seuerement obserué
  les loix de mariage, que ie n'auois ny promis ny esperé. Il n'est
  plus temps de regimber quand on s'est laissé entrauer. Il faut prudemment
  mesnager sa liberté: mais depuis qu'on s'est submis à
  l'obligation, il s'y faut tenir soubs les loix du debuoir commun,
  aumoins s'en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s'y
  porter auec hayne et mespris, font iniustement et incommodément.
  Et cette belle regle que ie voy passer de main en main entre elles,
  comme vn sainct oracle,

    _Sers ton mary comme ton maistre,
    Et t'en garde comme d'vn traistre:_

  qui est à dire: Porte toy enuers luy, d'vne reuerence contrainte,
  ennemye, et deffiante (cry de guerre et de deffi) est pareillement
  iniurieuse et difficile. Ie suis trop mol pour desseins si espineux. A
  dire vray, ie ne suis pas arriué à cette perfection d'habileté et galantise
  d'esprit, que de confondre la raison auec l'iniustice, et mettre
  en risee tout ordre et regle qui n'accorde à mon appetit. Pour
  hayr la superstition, ie ne me iette pas incontinent à l'irreligion. Si
  on ne fait tousiours son debuoir, au moins le faut il tousiours
  aymer et recognoistre: c'est trahison, se marier sans s'espouser.
  Passons outre.   Nostre poëte represente vn mariage plein d'accord
  et de bonne conuenance, auquel pourtant il n'y a pas beaucoup
  de loyauté. A il voulu dire, qu'il ne soit pas impossible de se rendre
  aux efforts de l'amour, et ce neantmoins reseruer quelque deuoir
  enuers le mariage: et qu'on le peut blesser, sans le rompre
  tout à faict? Tel valet ferre la mule au maistre qu'il ne hayt pas
  pourtant. La beauté, l'oportunité, la destinee (car la destinee y met
  aussi la main)

                        _Fatum est in partibus illis
    Quas sinus abscondit: nam si tibi sidera cessent,
    Nil faciet longi mensura incognita nerui,_

  l'ont attachée à vn estranger: non pas si entiere peut estre, qu'il
  ne luy puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son
  mary. Ce sont deux desseins, qui ont des routes distinguees, et non
  confondues. Vne femme se peut rendre à tel personnage, que nullement
  elle ne voudroit auoir espousé: ie ne dy pas pour les conditions
  de la fortune, mais pour celles mesmes de la personne. Peu
  de gens ont espousé des amies qui ne s'en soient repentis. Et iusques
  en l'autre monde, quel mauuais mesnage fait Iupiter avec sa
  femme, qu'il auoit premierement pratiquee et iouyë par amourettes?
  C'est ce qu'on dit, chier dans le panier, pour apres le mettre
  sur sa teste. I'ay veu de mon temps en quelque bon lieu, guerir
  honteusement et deshonnestement, l'amour, par le mariage: les
  considerations sont trop autres. Nous aymons, sans nous empescher
  deux choses diuerses, et qui se contrarient. Isocrates disoit,
  que la ville d'Athenes plaisoit à la mode que font les dames qu'on
  sert par amour, chacun aymoit à s'y venir promener, et y passer
  son temps: nul ne l'aymoit pour l'espouser: c'est à dire, pour s'y
  habituer et domicilier. I'ay auec despit, veu des maris hayr leurs
  femmes, de ce seulement, qu'ils leur font tort. Aumoins ne les faut
  il pas moins aymer, de nostre faute: par repentance et compassion
  aumoins, elles nous en deuroient estre plus cheres.   Ce sont fins
  differentes, et pourtant compatibles, dit-il, en quelque façon. Le
  mariage a pour sa part, l'vtilité, la iustice, l'honneur, et la constance:
  vn plaisir plat, mais plus vniuersel. L'amour se fonde au
  seul plaisir: et l'a de vray plus chatouilleux, plus vif, et plus aigu:
  vn plaisir attizé par la difficulté: il y faut de la piqueure et de la
  cuison. Ce n'est plus amour, s'il est sans fleches et sans feu. La
  liberalité des dames est trop profuse au mariage, et esmousse la
  poincte de l'affection et du desir. Pour fuïr à cet inconuenient,
  voyez la peine qu'y prennent en leurs loix Lycurgus et Platon.
    Les femmes n'ont pas tort du tout, quand elles refusent les regles
  de vie, qui sont introduites au monde: d'autant que ce sont les
  hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a naturellement de la
  brigue et riotte entre elles et nous. Le plus estroit consentement
  que nous ayons auec elles, encores est-il tumultuaire et tempestueux.
  A l'aduis de nostre autheur, nous les traictons inconsiderément
  en cecy. Apres que nous auons cogneu, qu'elles sont sans
  comparaison plus capables et ardentes aux effects de l'amour que
  nous, et que ce prestre ancien l'a ainsi tesmoigné, qui auoit esté
  tantost homme, tantost femme:

    _Venus huic erat vtraque nota._

  Et en outre, que nous auons appris de leur propre bouche, la
  preuue qu'en firent autrefois, en diuers siecles, vn Empereur et vne
  Emperiere de Rome, maistres ouuriers et fameux en cette besongne:
  luy despucela bien en vne nuict dix vierges Sarmates ses
  captiues: mais elle fournit reelement en vne nuict, à vingt et cinq
  entreprinses, changeant de compagnie selon son besoing et son goust,

        _Adhuc ardens rigidæ tentigine vuluæ:
    Et lassata viris, nondum satiata recessit._

  Et que sur le different aduenu à Cateloigne, entre vne femme, se
  plaignant des efforts trop assiduelz de son mary (non tant à mon
  aduis qu'elle en fust incommodee, car ie ne crois les miracles qu'en
  foy, comme pour retrancher soubs ce pretexte, et brider en ce
  mesme, qui est l'action fondamentale du mariage, l'authorité des
  maris enuers leurs femmes: et pour montrer que leurs hergnes, et
  leur malignité passent outre la couche nuptiale, et foulent aux pieds
  graces et douceurs mesmes de Venus) à laquelle plainte, le mary
  respondoit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu'aux iours
  mesme de ieusne il ne s'en sçauroit passer à moins de dix: interuint
  ce notable arrest de la Royne d'Aragon: par lequel, apres meure
  deliberation de conseil, cette bonne Royne, pour donner regle et
  exemple à tout temps, de la moderation et modestie requise en vn
  iuste mariage: ordonna pour bornes legitimes et necessaires, le
  nombre de six par iour: relaschant et quitant beaucoup du besoing
  et desir de son sexe, pour establir, disoit-elle, vne forme aysee, et
  par consequent permanante et immuable. En quoy s'escrient les
  docteurs, quel doit estre l'appetit et la concupiscence feminine,
  puisque leur raison, leur reformation, et leur vertu, se taille à ce
  prix? considerans le diuers iugement de nos appetits. Car Solon
  patron de l'eschole legiste ne taxe qu'à trois fois par mois, pour ne
  faillir point, cette hantise coniugale. Apres avoir creu, dis-ie, et
  presché cela, nous sommes allez, leur donner la continence peculierement
  en partage: et sur peines dernieres et extremes.   Il
  n'est passion plus pressante, que cette cy, à laquelle nous voulons
  qu'elles resistent seules: non simplement, comme à vn vice de sa
  mesure: mais comme à l'abomination et execration plus qu'à l'irreligion
  et au parricide: et nous nous y rendons ce pendant sans
  coulpe et reproche. Ceux mesme d'entre nous, qui ont essayé d'en
  venir à bout, ont assez auoué quelle difficulté, ou plustost impossibilité
  il y auoit, vsant de remedes materiels, à mater, affoiblir et
  refroidir le corps. Nous au contraire, les voulons saines, vigoreuses,
  en bon point, bien nourries, et chastes ensemble: c'est à
  dire, et chaudes et froides. Car le mariage, que nous disons auoir
  charge de les empescher de bruler, leur aporte peu de refraichissement
  selon nos mœurs. Si elles en prennent vn, à qui la vigueur
  de l'aage boult encores, il fera gloire de l'espandre ailleurs.

    _Sit tandem pudor, aut eamus in ius,
    Multis mentula millibus redempta,
    Non est hæc tua, Basse, vendidisti._

  Le philosophe Polemon fut iustement appellé en iustice par sa
  femme, de ce qu'il alloit semant en vn champ sterile le fruict deu
  au champ genital. Si c'est de ces autres cassez, les voyla en plein
  mariage, de pire condition que vierges et vefues. Nous les tenons
  pour bien fournies, par ce qu'elles ont vn homme aupres. Comme
  les Romains tindrent pour viollee Clodia Læta, vestale, que Caligula
  auoit approchée, encore qu'il fust aueré, qu'il ne l'auoit qu'approchée.
  Mais au rebours; on recharge par là, leur necessité:
  d'autant que l'attouchement et la compagnie de quelque masle que
  ce soit, esueille leur chaleur, qui demeureroit plus quiete en la
  solitude. Et à cette fin, comme il est vray-semblable, de rendre par
  cette circonstance et consideration, leur chasteté plus meritoire.
  Boleslaus et Kinge sa femme, Roys de Poulongne, la vouërent d'vn
  commun accord, couchez ensemble, le iour mesme de leurs nopces:
  et la maintindrent à la barbe des commoditez maritales.   Nous
  les dressons dés l'enfance, aux entremises de l'amour: leur grace,
  leur attiffeure, leur science, leur parole, toute leur instruction, ne
  regarde qu'à ce but. Leurs gouuernantes ne leur impriment autre
  chose que le visage de l'amour, ne fust qu'en le leur representant
  continuellement pour les en desgouster. Ma fille, c'est tout ce que
  i'ay d'enfans, est en l'aage auquel les loix excusent les plus eschauffees
  de se marier. Elle est d'vne complexion tardiue, mince et
  molle, et a esté par sa mere esleuee de mesme, d'vne forme retiree
  et particuliere: si qu'elle ne commence encore qu'à se desniaiser
  de la naifueté de l'enfance. Elle lisoit vn liure François deuant moy:
  le mot de, fouteau, s'y rencontra, nom d'vn arbre cogneu: la
  femme qu'ell' a pour sa conduitte, l'arresta tout court, vn peu rudement,
  et la fit passer par dessus ce mauuais pas. Ie la laissay
  faire, pour ne troubler leurs regles: car ie ne m'empesche aucunement
  de ce gouuernement. La police feminine a vn train mysterieux,
  il faut le leur quitter. Mais si ie ne me trompe, le commerce de
  vingt laquays, n'eust sçeu imprimer en sa fantasie, de six moys,
  l'intelligence et vsage, et toutes les consequences du son de ces
  syllabes scelerees, comme fit cette bonne vieille, par sa reprimende
  et son interdiction.

    _Motus doceri gaudet Ionicos
    Matura virgo, et frangitur artubus,
      Iam nunc, et incestos amores
        De tenero meditatur vngui,_

  Qu'elles se dispensent vn peu de la ceremonie, qu'elles entrent en
  liberté de discours, nous ne sommes qu'enfans au prix d'elles, en
  cette science. Oyez leur representer nos poursuittes et nos entretiens:
  elles vous font bien cognoistre que nous ne leur apportons
  rien, qu'elles n'ayent sçeu et digeré sans nous. Seroit-ce ce que dit
  Platon, qu'elles ayent esté garçons desbauchez autresfois? Mon
  oreille se rencontra vn iour en lieu, où elle pouuoit desrober aucun
  des discours faicts entre elles sans soupçon: que ne puis-ie le dire?
  Nostre dame, (fis-ie), allons à cette heure estudier des frases d'Amadis,
  et des registres de Boccace et de l'Aretin, pour faire les
  habiles: nous employons vrayement bien notre temps: il n'est ny
  parole, ny exemple, ny démarche qu'elles ne sçachent mieux que
  nos liures. C'est vne discipline qui naist dans leurs veines,

    _Et mentem Venus ipsa dedit,_

  que ces bons maistres d'escole, nature, ieunesse, et santé, leur
  soufflent continuellement dans l'ame. Elles n'ont que faire de l'apprendre,
  elles l'engendrent.

    _Nec tantum niueo gauisa est ulla columbo
        Compar, vel si quid dicitur improbius,
    Oscula mordenti semper decerpere rostro,
        Quantum præcipuè multiuola est mulier._

  Qui n'eust tenu vn peu en bride cette naturelle violence de leur
  desir, par la crainte et honneur, dequoy on les a pourueuës, nous
  estions diffamez. Tout le mouuement du monde se resoult et rend
  à cet accouplage: c'est vne matiere infuse par tout: c'est vn centre
  où toutes choses regardent. On void encore des ordonnances de la
  vieille et sage Rome, faictes pour le seruice de l'amour: et les
  preceptes de Socrates, à instruire les courtisanes.

    _Necnon libelli Stoici inter sericos
         Iacere puluillos amant._

  Zenon parmy les loix, regloit aussi les escarquillemens, et les secousses
  du depucelage. De quel sens estoit le liure du philosophe
  Strato, de la conionction charnelle? Et dequoy traittoit Theophraste,
  en ceux qu'il intitula, l'vn l'Amoureux, l'autre de l'Amour?
  Dequoy Aristippus au sien, des anciennes delices? Que veulent pretendre
  les descriptions si estendues et viues en Platon, des amours
  de son temps? Et le liure de l'Amoureux, de Demetrius Phalereus:
  et Clinias, ou l'Amoureux forcé de Heraclides Ponticus? Et d'Antisthenes,
  celuy de faire les enfants, ou des nopces: et l'autre, du
  maistre ou de l'Amant? Et d'Aristo, celuy, des exercices amoureux?
  de Cleanthes, vn de l'Amour, l'autre de l'art d'aymer? Les dialogues
  amoureux de Spherus? Et la fable de Iupiter et Iuno de
  Chrysippus, eshontee au delà de toute souffrance? Et ses cinquante
  epistres si lasciues? Ie veux laisser à part les escrits des philosophes,
  qui ont suiuy la secte d'Epicurus protectrice de la volupté.
  Cinquante deitez estoient au temps passé asseruies à cet office. Et
  s'est trouué nation, où pour endormir la concupiscence de ceux qui
  venoient à la deuotion, on tenoit aux temples des garses à iouyr
  et estoit acte de ceremonie de s'en seruir auant venir à l'office:
  _Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est, incendium
  ignibus extinguitur._   En la plus part du monde, cette partie
  de nostre corps estoit deifiee. En mesme prouince, les vns se l'escorchoient
  pour en offrir et consacrer vn lopin: les autres offroient
  et consacroient leur semence. En vne autre, les ieunes hommes se
  le perçoient publiquement, et ouuroient en diuers lieux entre chair
  et cuir, et trauersoient par ces ouuertures, des brochettes, les plus
  longues et grosses qu'ils pouuoient souffrir: et de ces brochettes
  faisoient apres du feu, pour offrande à leurs Dieux: estimez peu
  vigoureux et peu chastes, s'ils venoient à s'estonner par la force de
  cette cruelle douleur. Ailleurs, le plus sacré magistrat, estoit reueré
  et recogneu par ces parties là. Et en plusieurs ceremonies
  l'effigie en estoit portee en pompe, à l'honneur de diuerses diuinitez.
  Les dames Ægyptiennes en la feste des Bacchanales, en portoient
  au col vn de bois, exquisement formé, grand et pesant,
  chacune selon sa force: outre ce que la statue de leur Dieu, en representoit,
  qui surpassoit en mesure le reste du corps. Les femmes
  mariées icy pres, en forgent de leur couurechef vne figure sur leur
  front, pour se glorifier de la iouyssance qu'elles en ont: et venant
  à estre vefues, le couchent en arriere, et enseuelissent soubs leur
  coiffure. Les plus sages matrones à Rome, estoient honnorees d'offrir
  des fleurs et des couronnes au Dieu Priapus. Et sur ses parties
  moins honnestes, faisoit-on soir les vierges, au temps de leurs
  nopces. Encore ne sçay-ie si i'ay veu en mes iours quelque air de
  pareille deuotion. Que vouloit dire cette ridicule piece de la chaussure
  de nos peres, qui se voit encore en nos Suysses? A quoy faire,
  la montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en forme,
  soubs nos grecgues: et souuent, qui pis est, outre leur grandeur
  naturelle, par fauceté et imposture? Il me prend enuie de croire,
  que cette sorte de vestement fut inuentee aux meilleurs et plus
  conscientieux siecles, pour ne piper le monde: pour que chacun
  rendist en publiq compte de son faict. Les nations plus simples,
  l'ont encore aucunement rapportant au vray. Lors on instruisoit la
  science de l'ouurier, comme il se faict, de la mesure du bras ou du
  pied. Ce bon homme qui en ma ieunesse, chastra tant de belles et
  antiques statues en sa grande ville, pour ne corrompre la veuë,
  suyuant l'aduis de cet autre antien bon homme,

    _Flagitij principium est nudare inter ciues corpora:_

  se deuoit aduiser, comme aux mysteres de la bonne Deesse, toute
  apparence masculine en estoit forclose, que ce n'estoit rien auancer,
  s'il ne faisoit encore chastrer, et cheuaux, et asnes, et nature en fin.

    _Omne adeo genus in terris, hominùmque, ferarúmque,
    Et genus æquoreum, pecudes pictæque volucres,
    In furias ignémque ruunt._

  Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d'vn membre inobedient et
  tyrannique: qui, comme vn animal furieux, entreprend par la violence
  de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesmes aux femmes
  le leur, comme vn animal glouton et auide, auquel si on refuse
  aliments en sa saison, il forcene impatient de delay; et soufflant
  sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration,
  causant mille sortes de maux: iusques à ce qu'ayant humé le
  fruit de la soif commune, il en ayt largement arrousé et ensemencé
  le fond de leur matrice.   Or se deuoit aduiser aussi mon legislateur,
  qu'à l'auanture est-ce vn plus chaste et fructueux vsage, de
  leur faire de bonne heure cognoistre le vif, que de le leur laisser
  deuiner, selon la liberté, et chaleur de leur fantasie. Au lieu des
  parties vrayes, elles en substituent par desir et par esperance,
  d'autres extrauagantes au triple. Et tel de ma cognoissance s'est
  perdu, pour auoir faict la descouuerte des siennes, en lieu où il
  n'estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus
  serieux vsage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts, que
  les enfants vont semant aux passages et escalliers des maisons
  Royalles? De là leur vient vn cruel mespris de nostre portee naturelle.
  Que sçait-on, si Platon ordonnant apres d'autres republiques
  bien instituees que les hommes, femmes, vieux, ieunes, se presentent
  nuds à la veuë les vns des autres, en ses gymnastiques, n'a pas
  regardé à cela? Les Indiennes qui voyent les hommes à crud, ont
  aumoins refroidy le sens de la veuë. Et quoy que dient les femmes
  de ce grand royaume du Pegu, qui au dessous de la ceinture, n'ont
  à se couurir qu'vn drap fendu par le deuant: et si estroit, que
  quelque cerimonieuse decence qu'elles y cerchent, à chasque pas on
  les void toutes; que c'est vne inuention trouuee aux fins d'attirer
  les hommes à elles, et les retirer des masles, à quoy cette nation
  est du tout abandonnee: il se pourroit dire, qu'elles y perdent plus
  qu'elles n'auancent: et qu'vne faim entiere, est plus aspre, que
  celle qu'on a rassasiee, au moins par les yeux. Aussi disoit Liuia,
  qu'à vne femme de bien, vn homme nud, n'est non plus qu'vne
  image. Les Lacedemoniennes, plus vierges femmes, que ne sont
  noz filles, voyoyent tous les iours les ieunes hommes de leur ville,
  despouillez en leurs exercices: peu exactes elles mesmes à couurir
  leurs cuisses en marchant: s'estimants, comme dit Platon, assez
  couuertes de leur vertu sans vertugade. Mais ceux là, desquels
  parle Sainct Augustin, ont donné vn merueilleux effort de tentation
  à la nudité, qui ont mis en doubte, si les femmes au iugement
  vniuersel, resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre,
  pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre en
  somme, et acharne, par tous moyens. Nous eschauffons et incitons
  leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons
  le vray, il n'en est guere d'entre nous, qui ne craigne plus la
  honte, qui luy vient des vices de sa femme, que des siens: qui ne
  se soigne plus (esmerueillable charité) de la conscience de sa bonne
  espouse, que de la sienne propre: qui n'aymast mieux estre voleur et
  sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle
  n'estoit plus chaste que son mary. Inique estimation de vices. Nous
  et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables
  et desnaturees, que n'est la lasciueté. Mais nous faisons et poisons
  les vices, non selon nature, mais selon nostre interest. Par où ils
  prennent tant de formes inegales.   L'aspreté de noz decrets, rend
  l'application des femmes à ce vice, plus aspre et plus vicieuse, que
  ne porte sa condition: et l'engage à des suittes pires que n'est leur
  cause. Elles offriront volontiers d'aller au palais querir du gain, et
  à la guerre de la reputation, plustost que d'auoir au milieu de
  l'oisiueté, et des delices, à faire vne si difficile garde. Voyent-elles
  pas, qu'il n'est ny marchant ny procureur, ny soldat, qui ne quitte
  sa besongne pour courre à cette autre: et le crocheteur, et le sauetier,
  tout harassez et hallebrenez qu'ils sont de trauail et de faim?

    _Num tu, quæ tenuit diues Achæmenes,
    Aut pinguis Phrygiæ Mygdonias opes,
    Permutare velis crine Licymniæ,
          Plenas aut Arabum domos,
    Dum fragrantia detorquet ad oscula
    Ceruicem, aut facili sæuitia negat,
    Quæ poscente magis gaudeat eripi,
          Interdum rapere occupet?_

  Ie ne sçay si les exploicts de Cæsar et d'Alexandre surpassent en
  rudesse la resolution d'vne belle ieune femme, nourrie à nostre
  façon, à la lumiere et commerce du monde, battue de tant d'exemples
  contraires, se maintenant entiere, au milieu de mille continuelles
  et fortes poursuittes. Il n'y a point de faire, plus espineux,
  qu'est ce non faire, ny plus actif. Ie trouue plus aysé, de porter
  vne cuirasse toute sa vie, qu'vn pucelage. Et est le vœu de la virginité,
  le plus noble de tous les vœux, comme estant le plus aspre.
  _Diaboli virtus in lumbis est_: dict Sainct Ierosme.   Certes le plus
  ardu et le plus vigoureux des humains deuoirs, nous l'auons resigné
  aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit seruir
  d'vn singulier esguillon à s'y opiniastrer. C'est vne belle matiere à
  nous brauer, et à fouler aux pieds, cette vaine preeminence de valeur
  et de vertu, que nous pretendons sur elles. Elles trouueront,
  si elles s'en prennent garde, qu'elles en seront non seulement tres-estimees,
  mais aussi plus aymees. Vn galant homme n'abandonne
  point sa poursuitte, pour estre refusé, pourueu que ce soit vn refus
  de chasteté, non de choix. Nous auons beau iurer et menasser, et
  nous plaindre: nous mentons, nous les en aymons mieux. Il n'est
  point de pareil leurre, que la sagesse, non rude, et renfrongnee.
  C'est stupidité et lascheté, de s'opiniastrer contre la hayne et le
  mespris. Mais contre vne resolution vertueuse et constante, meslee
  d'vne volonté recognoissante, c'est l'exercice d'vne ame noble et
  genereuse. Elles peuuent recognoistre nos seruices, iusques à certaine
  mesure, et nous faire sentir honnestement qu'elles ne nous
  desdaignent pas. Car cette loy qui leur commande de nous abominer,
  par ce que nous les adorons, et nous hayr de ce que nous les
  aymons: elle est certes cruelle, ne fust que de sa difficulté. Pourquoy
  n'orront elles noz offres et noz demandes, autant qu'elles se
  contiennent sous le deuoir de la modestie? Que va lon deuinant,
  qu'elles sonnent au dedans, quelque sens plus libre? Vne Royne de
  nostre temps, disoit ingenieusement, que de refuser ces abbors,
  c'est tesmoignage de foiblesse, et accusation de sa propre facilité:
  et qu'vne dame non tentee, ne se pouuoit venter de sa chasteté.
  Les limites de l'honneur ne sont pas retranchez du tout si court:
  il a dequoy se relascher, il peut se dispenser aucunement sans se
  forfaire. Au bout de sa frontiere, il y a quelque estendue, libre,
  indifferente, et neutre. Qui l'a peu chasser et acculer à force,
  iusques dans son coin et son fort: c'est vn mal habile homme s'il
  n'est satisfaict de sa fortune. Le prix de la victoire se considere par
  la difficulté. Voulez vous sçauoir quelle impression a faict en son
  cœur, vostre seruitude et vostre merite? mesurez-le à ses mœurs.
  Telle peut donner plus, qui ne donne pas tant. L'obligation du bien-faict,
  se rapporte entierement à la volonté de celuy qui donne: les
  autres circonstances qui tombent au bien faire, sont muettes,
  mortes et casueles. Ce peu luy couste plus à donner, qu'à sa compaigne
  son tout. Si en quelque chose la rareté sert d'estimation, ce
  doit estre en cecy. Ne regardez pas combien peu c'est, mais combien
  peu l'ont. La valeur de la monnoye se change selon le coin et,
  la merque du lieu. Quoy que le despit et l'indiscretion d'aucuns
  leur puisse faire dire, sur l'excez de leur mescontentement: tousiours
  la vertu et la verité regaigne son auantage. I'en ay veu, desquelles
  la reputation a esté long temps interessee par iniure, s'estre
  remises en l'approbation vniuerselle des hommes, par leur seule
  constance, sans soing et sans artifice: chacun se repent et se desment,
  de ce qu'il en a creu. De filles vn peu suspectes, elles tiennent le
  premier rang entre les dames d'honneur. Quelqu'vn disoit à Platon:
  Tout le monde mesdit de vous. Laissez les dire, fit-il: ie viuray de
  façon, que ie leur feray changer de langage. Outre la crainte de
  Dieu, et le prix d'vne gloire si rare, qui les doibt inciter à se conseruer,
  la corruption de ce siecle les y force. Et si i'estois en leur
  place, il n'est rien que ie ne fisse plustost que de commettre ma
  reputation en mains si dangereuses. De mon temps, le plaisir d'en
  comter (plaisir qui ne doit guere en douceur à celuy mesme de
  l'effect) n'estoit permis qu'à ceux qui auoient quelque amy fidelle
  et vnique: à present les entretiens ordinaires des assemblees et des
  tables, ce sont les vanteries des faueurs receuës, et liberalité secrette
  des dames. Vrayement c'est trop d'abiection, et de bassesse
  de cœur, de laisser ainsi fierement persecuter, paistrir, et fourrager
  ces tendres et mignardes douceurs, à des personnes ingrates, indiscretes,
  et si volages.   Cette nostre exasperation immoderee, et
  illegitime, contre ce vice, naist de la plus vaine et tempesteuse
  maladie qui afflige les ames humaines, qui est la ialousie.

    _Quis vetat apposito lumen de lumine sumi?
      Dent licet assiduè, nil tamen inde perit._

  Celle-là, et l'enuie sa sœur, me semblent des plus ineptes de la
  trouppe. De cette-cy, ie n'en puis gueres parler: cette passion
  qu'on peint si forte et si puissante, n'a de sa grace aucune addresse
  en moy. Quant à l'autre, ie la cognois, au moins de veuë. Les bestes
  en ont ressentiment. Le pasteur Cratis estant tombé en l'amour
  d'vne cheure, son bouc, ainsi qu'il dormoit, luy vint par ialousie
  choquer la teste, de la sienne, et la luy escraza. Nous auons monté
  l'excez de cette fieure, à l'exemple d'aucunes nations barbares. Les
  mieux disciplinees en ont esté touchees: c'est raison: mais non pas
  transportees:

    _Ense maritali nemo confossus adulter,
      Purpureo Stygias sanguine tinxit aquas._

  Lucullus, Cæsar, Pompeius, Antonius, Caton, et d'autres braues
  hommes, furent cocus, et le sçeurent, sans en exciter tumulte. Il
  n'y eut en ce temps là, qu'vn sot de Lepidus, qui en mourut
  d'angoisse.

    _Ah! tum te miserum malique fati,
    Quem attractis pedibus, patente porta,
    Percurrent mugilésque raphanique._

  Et le Dieu de nostre poëte, quand il surprint auec sa femme l'vn de
  ses compagnons, se contenta de leur en faire honte:

        _Atque aliquis de Diis non tristibus optat,
    Sic fieri turpis._

  Et ne laisse pourtant de s'eschauffer des molles caresses, qu'elle
  luy offre: se plaignant qu'elle soit pour cela entree en deffiance de
  son affection:

    _Quid causas petis ex alto? fiducia cessit
    Quo tibi, Diua, mei?_

  Voyre elle luy fait requeste pour vn sien bastard,

    _Arma rogo genitrix nato:_

  qui luy est liberalement accordee. Et parle Vulcan d'Æneas auec
  honneur:

    _Arma acri facienda viro._

  D'vne humanité à la verité plus qu'humaine. Et cet excez de bonté,
  ie consens qu'on le quitte aux Dieux:

    _Nec diuis homines componier æquum est._

  Quant à la confusion des enfans, outre ce que les plus graues
  legislateurs l'ordonnent et l'affectent en leurs republiques, elle ne
  touche pas les femmes, où cette passion est ie ne sçay comment
  encore mieux en siege.

        _Sæpe etiam Iuno, maxima cælicolum,
    Coniugis in culpa flagrauit quotidiana._

  Lors que la ialousie saisit ces pauures ames, foibles, et sans resistance,
  c'est pitié, comme elle les tirasse et tyrannise cruellement.
  Elle s'y insinue sous tiltre d'amitié: mais depuis qu'elle les possede,
  les mesmes causes qui seruoient de fondement à la bien-vueillance,
  seruent de fondement de hayne capitale: c'est des maladies
  d'esprit celle, à qui plus de choses seruent d'aliment, et moins de
  choses de remede. La vertu, la santé, le merite, la reputation du
  mary, sont les boutefeux de leur maltalent et de leur rage.

    _Nullæ sunt inimicitiæ, nisi amoris, acerbæ._

  Cette fiéure laidit et corrompt tout ce qu'elles ont de bel et de bon
  d'ailleurs. Et d'vne femme ialouse, quelque chaste qu'elle soit, et
  mesnagere, il n'est action qui ne sente l'aigre et l'importun. C'est
  vne agitation enragee, qui les reiette à vne extremité du tout contraire
  à sa cause. Il fut bon d'vn Octauius à Rome. Ayant couché
  auec Pontia Posthumia, il augmenta son affection par la iouyssance,
  et poursuyuit à toute instance de l'espouser: ne la pouuant persuader,
  cet amour extreme le precipita aux effects de la plus
  cruelle et mortelle inimitié: il la tua. Pareillement les symptomes
  ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intestines,
  monopoles, coniurations:

    _Notumque, furens quid fæmina possit:_

  et vne rage, qui se ronge d'autant plus, qu'elle est contraincte de
  s'excuser du pretexte de bien-vueillance.   Or le deuoir de chasteté,
  a vne grande estendue. Est-ce la volonté que nous voulons
  qu'elles brident? C'est vne piece bien soupple et actiue. Elle a
  beaucoup de promptitude pour la pouuoir arrester. Comment? si
  les songes les engagent par fois si auant, qu'elles ne s'en puissent
  desdire. Il n'est pas en elles, ny à l'aduanture en la chasteté
  mesme, puis qu'elle est femelle, de se deffendre des concupiscences
  et du desirer. Si leur volonté seule nous interesse
  où en sommes nous? Imaginez la grand' presse, à qui auroit ce
  priuilege, d'estre porté tout empenné, sans yeux, et sans langue,
  sur le poinct de chacune qui l'accepteroit. Les femmes Scythes
  creuoyent les yeux à touts leurs esclaues et prisonniers de guerre,
  pour s'en seruir plus librement et couuertement. O le furieux aduantage
  que l'opportunité! Qui me demanderoit la premiere partie en
  l'amour, ie respondrois, que c'est sçauoir prendre le temps: la seconde
  de mesme: et encore la tierce. C'est vn poinct qui peut tout.
  I'ay eu faute de fortune souuent, mais par fois aussi d'entreprise.
  Dieu gard' de mal qui peut encores s'en moquer. Il y faut en ce
  siecle plus de temerité: laquelle nos ieunes gens excusent sous pretexte
  de chaleur. Mais si elles y regardoyent de pres, elles trouueroyent
  qu'elle vient plustost de mespris. Ie craignois superstitieusement
  d'offenser: et respecte volontiers, ce que i'ayme. Outre ce
  qu'en cette marchandise, qui en oste la reuerence, en efface le lustre.
  I'ayme qu'on y face vn peu l'enfant, le craintif et le seruiteur.
  Si ce n'est du tout en cecy, i'ay d'ailleurs quelques airs de la sotte
  honte dequoy parle Plutarque: et en a esté le cours de ma vie blessé
  et taché diuersement. Qualité bien mal auenante à ma forme vniuerselle.
  Qu'est-il de nous aussi, que sedition et discrepance? I'ay
  les yeux tendres à soustenir vn refus, comme à refuser. Et me poise
  tant de poiser à autruy, qu'és occasions où le deuoir me force d'essayer
  la volonté de quelqu'vn, en chose doubteuse et qui lui couste,
  ie le fais maigrement et enuis. Mais si c'est pour mon particulier,
  (quoy que die veritablement Homere, qu'à vn indigent c'est vne
  sotte vertu que la honte) i'y commets ordinairement vn tiers, qui
  rougisse en ma place: et esconduis ceux qui m'emploient, de pareille
  difficulté: si qu'il m'est aduenu par fois, d'auoir la volonté
  de nier, que ie n'en auois pas la force.   C'est donc folie, d'essayer
  à brider aux femmes vn desir qui leur est si cuysant et si naturel.
  Et quand ie les oye se vanter d'auoir leur volonté si vierge et si
  froide, ie me moque d'elles. Elles se reculent trop arriere. Si c'est
  vne vieille esdentee decrepite, ou vne ieune seche et pulmonique:
  s'il n'est du tout croyable, aumoins elles ont apparence de le dire.
  Mais celles qui se meuuent et qui respirent encores, elles en empirent
  leur marché. D'autant que les excuses inconsiderees seruent
  d'accusation. Comme vn Gentilhomme de mes voysins, qu'on soupçonnoit
  d'impuissance:

    _Languidior tenera cui pendens sicula beta,
      Numquam se mediam sustulit ad tunicam:_

  trois ou quatre iours apres ses nopces, alla iurer tout hardiment,
  pour se iustifier, qu'il auoit faict vingt postes la nuict precedente:
  dequoy on s'est seruy depuis à le conuaincre de pure ignorance, et
  à le desmarier. Outre, que ce n'est rien dire qui vaille. Car il n'y a
  ny continence ny vertu, s'il n'y a de l'effort au contraire. Il est vray,
  faut-il dire, mais ie ne suis pas preste à me rendre. Les saincts
  mesmes parlent ainsi. S'entend, de celles qui se vantent en bon
  escient, de leur froideur et insensibilité, et qui veulent en estre
  creuës d'vn visage serieux: car quand c'est d'vn visage affeté, où
  les yeux dementent leurs parolles, et du iargon de leur profession,
  qui porte coup à contrepoil, ie le trouue bon. Ie suis fort seruiteur
  de la nayfueté et de la liberté: mais il n'y a remede, si elle n'est
  du tout niaise ou enfantine, elle est inepte, et messeante aux dames
  en ce commerce: elle gauchit incontinent sur l'impudence. Leurs
  desguisements et leurs figures ne trompent que les sots: le mentir
  y est en siege d'honneur: c'est vn destour qui nous conduit à la
  verité, par vne fauce porte. Si nous ne pouuons contenir leur imagination,
  que voulons nous d'elles? les effects? Il en est assez qui
  eschappent à toute communication estrangere, par lesquels la
  chasteté peult estre corrompue.

    _Illud sæpe facit, quod sine teste facit._

  Et ceux que nous craignons le moins, sont à l'auanture les plus à
  craindre. Leurs pechez muets sont les pires.

    _Offendor mœcha simpliciore minus._

  Il est des effects, qui peuuent perdre sans impudicité leur pudicité:
  et qui plus est, sans leur sçeu. _Obstetrix, virginis cuiusdam integritatem
  manu velut explorans, siue maleuolentia, siue inscitia, siue casu,
  dum inspicit, perdidit._ Telle a adiré sa virginité, pour l'auoir cerchee:
  telle s'en esbattant l'a tuee. Nous ne sçaurions leur circonscrire
  precisement les actions que nous leur deffendons. Il faut conceuoir
  nostre loy, soubs parolles generalles et incertaines. L'idee
  mesme que nous forgeons à leur chasteté est ridicule. Car entre les
  extremes patrons que i'en aye, c'est Fatua femme de Faunus, qui
  ne se laissa voir oncques puis ses nopces à masle quelconque. Et la
  femme de Hieron, qui ne sentoit pas son mary punais, estimant que
  ce fust vne qualité commune à tous hommes. Il faut qu'elles deuiennent
  insensibles et inuisibles, pour nous satisfaire.   Or confessons
  que le neud du iugement de ce deuoir, gist principallement en la
  volonté. Il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seulement
  sans reproche et offence enuers leurs femmes, mais auec
  singuliere obligation et recommandation de leur vertu. Telle, qui
  aymoit mieux son honneur que sa vie, l'a prostitué à l'appetit forcené
  d'vn mortel ennemy, pour sauuer la vie à son mary: et a
  faict pour luy ce qu'elle n'eust aucunement faict pour soy. Ce n'est
  pas icy le lieu d'estendre ces exemples: ils sont trop hauts et trop
  riches, pour estre representez en ce lustre: gardons-les à vn plus
  noble siege. Mais pour des exemples de lustre plus vulgaire: est-il
  pas tous les iours des femmes entre nous qui pour la seule vtilité
  de leurs maris se prestent, et par leur expresse ordonnance et entremise?
  Et anciennement Phaulius l'Argien offrit la sienne au Roy
  Philippus par ambition: tout ainsi que par ciuilité ce Galba qui
  auoit donné à souper à Mecenas, voyant que sa femme et luy commançoient
  à comploter d'œuillades et de signes, se laissa couler sur
  son coussin, representant vn homme aggraué de sommeil: pour faire
  espaule à leurs amours. Ce qu'il aduoua d'assez bonne grace: car
  sur ce poinct, vn valet ayant pris la hardiesse de porter la main sur
  les vases, qui estoient sur la table: il luy cria tout franchement:
  Comment coquin? vois tu pas que ie ne dors que pour Mecenas?
  Telle a les mœurs desbordees, qui a la volonté plus reformee que
  n'a cet' autre, qui se conduit soubs vne apparence reglee. Comme
  nous en voyons, qui se plaignent d'auoir esté vouees à chasteté,
  auant l'aage de cognoissance: i'en ay veu aussi, se plaindre veritablement,
  d'auoir esté vouees à la desbauche, auant l'aage de cognoissance.
  Le vice des parens en peut estre cause: ou la force du
  besoing, qui est vn rude conseiller. Aux Indes Orientales, la chasteté
  y estant en singuliere recommandation, l'vsage pourtant souffroit,
  qu'vne femme mariee se peust abandonner à qui luy presentoit
  vn elephant: et cela, auec quelque gloire d'auoir esté estimee
  à si haut prix. Phedon le philosophe, homme de maison, apres la
  prinse de son païs d'Elide, feit mestier de prostituer, autant qu'elle
  dura, la beauté de sa ieunesse, à qui en voulut, à prix d'argent,
  pour en viure. Et Solon fut le premier en la Grece, dit-on, qui
  par ses loix, donna liberté aux femmes aux despens de leur pudicité
  de prouuoir au besoing de leur vie: coustume qu'Herodote
  dit auoir esté receuë auant luy, en plusieurs polices. Et puis, quel
  fruit de cette penible sollicitude? Car quelque iustice, qu'il y ayt
  en cette passion, encore faudroit-il voir si elle nous charie vtilement.
  Est-il quelqu'vn, qui les pense boucler par son industrie?

    _Pone seram, cohibe: sed quis custodiet ipsos
    Custodes? cauta est, et ab illis incipit vxor._

  Quelle commodité ne leur est suffisante, en vn siecle si sçauant?

  La curiosité est vicieuse par tout: mais elle est pernicieuse icy.
  C'est folie de vouloir s'esclaircir d'vn mal, auquel il n'y a point de
  medecine, qui ne l'empire et le rengrege: duquel la honte s'augmente
  et se publie principalement par la ialousie: duquel la vengeance
  blesse plus nos enfans, qu'elle ne nous guerit. Vous assechez
  et mourez à la queste d'vne si obscure verification. Combien
  piteusement y sont arriuez ceux de mon temps, qui en sont venus à
  bout? Si l'aduertisseur n'y presente quand et quand le remede et
  son secours, c'est vn aduertissement iniurieux, et qui merite mieux
  vn coup de poignard, que ne faict vn dementir. On ne se moque pas
  moins de celuy qui est en peine d'y pouruoir, que de celuy qui
  l'ignore. Le charactere de la cornardise est indelebile: à qui il est
  vne fois attaché, il l'est tousiours. Le chastiement l'exprime plus,
  que la faute. Il faict beau voir, arracher de l'ombre et du doubte,
  nos malheurs priuez, pour les trompeter en eschaffaux tragiques:
  et malheurs, qui ne pinsent, que par le rapport. Car bonne
  femme et bon mariage, se dit, non de qui l'est, mais duquel on se
  taist. Il faut estre ingenieux à euiter cette ennuyeuse et inutile cognoissance.
  Et auoyent les Romains en coustume, reuenans de
  voyage, d'enuoyer au deuant en la maison, faire sçauoir leur arriuee
  aux femmes, pour ne les surprendre. Et pourtant a introduit
  certaine nation, que le prestre ouure le pas à l'espousee, le iour
  des nopces: pour oster au marié, le doubte et la curiosité, de cercher
  en ce premier essay, si elle vient à luy vierge, ou blessee
  d'vne amour estrangere.   Mais le monde en parle. Ie sçay cent
  honnestes hommes coquus, honnestement et peu indecemment. Vn
  galant homme en est pleint, non pas desestimé. Faites que vostre
  vertu estouffe votre malheur: que les gens de bien en maudissent
  l'occasion: que celuy qui vous offence, tremble seulement à le
  penser. Et puis, de qui ne parle on en ce sens, depuis le petit
  iusques au plus grand?

                    _Tot qui legionibus imperitauit,
    Et melior quàm tu multis fuit, improbe, rebus._

  Voys tu qu'on engage en ce reproche tant d'honnestes hommes en
  ta presence, pense qu'on ne t'espargne non plus ailleurs. Mais
  iusques aux dames elles s'en moqueront. Et dequoy se moquent
  elles en ce temps plus volontiers, que d'vn mariage paisible et bien
  composé? Chacun de vous a fait quelqu'vn coqu: or nature est
  toute en pareilles, en compensation et vicissitude. La frequence de
  cet accident, en doibt mes-huy auoir moderé l'aigreur: le voyla
  tantost passé en coustume.   Miserable passion, qui a cecy encore,
  d'estre incommunicable.

    _Fors etiam nostris inuidit questibus aures._

  Car à quel amy osez vous fier vos doleances: qui, s'il ne s'en rit,
  ne s'en serue d'acheminement et d'instruction pour prendre luy-mesme
  sa part à la curee? Les aigreurs comme les douceurs du
  mariage se tiennent secrettes par les sages. Et parmy les autres
  importunes conditions, qui se trouuent en iceluy, cette cy à vn
  homme languager, comme ie suis, est des principales: que la coustume
  rende indecent et nuisible, qu'on communique à personne
  tout ce qu'on en sçait, et qu'on en sent.   De leur donner mesme
  conseil à elles, pour les desgouter de la ialousie, ce seroit temps
  perdu: leur essence est si confite en soupçon, en vanité et en curiosité,
  que de les guarir par voye legitime, il ne faut pas l'esperer.
  Elles s'amendent souuent de cet inconuenient, par vne forme de
  santé, beaucoup plus à craindre que n'est la maladie mesme. Car
  comme il y a des enchantemens, qui ne sçauent pas oster le mal,
  qu'en le rechargeant à vn autre, elles reiettent ainsi volontiers
  cette fieure à leurs maris, quand elles la perdent. Toutesfois à dire
  vray, ie ne sçay si on peut souffrir d'elles pis que la ialousie. C'est
  la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres,
  la teste. Pittacus disoit, que chacun auoit son defaut: que le sien
  estoit la mauuaise teste de sa femme: hors cela, il s'estimeroit de
  tout point heureux. C'est vn bien poisant inconuenient, duquel vn
  personnage si iuste, si sage, si vaillant, sentoit tout l'estat de sa
  vie alteré. Que deuons nous faire nous autres hommenets? Le Senat
  de Marseille eut raison, d'interiner sa requeste à celuy qui demandoit
  permission de se tuer, pour s'exempter de la tempeste de sa
  femme: car c'est vn mal, qui ne s'emporte iamais qu'en emportant
  la piece: et qui n'a autre composition qui vaille, que la fuitte, ou
  la souffrance: quoy que toutes les deux, tres-difficiles. Celuy là s'y
  entendoit, ce me semble, qui dit qu'vn bon mariage se dressoit d'vne
  femme aueugle, auec vn mary sourd.   Regardons aussi que cette
  grande et violente aspreté d'obligation, que nous leur enioignons,
  ne produise deux effects contraires à nostre fin: à sçauoir, qu'elle
  aiguise les poursuyuants, et face les femmes plus faciles à se rendre.
  Car quant au premier point, montant le prix de la place, nous
  montons le prix et le desir de la conqueste. Seroit-ce pas Venus
  mesme, qui eust ainsi finement haussé le cheuet à sa marchandise,
  par le maquerelage des loix: cognoissant combien c'est vn sot desduit,
  qui ne le feroit valoir par fantasie et par cherté? En fin c'est
  toute chair de porc, que la sauce diuersifie, comme disoit l'hoste
  de Flaminius. Cupidon est vn Dieu felon. Il fait son ieu, à luitter la
  deuotion et la iustice. C'est sa gloire, que sa puissance chocque
  tout' autre puissance, et que toutes autres regles cedent aux
  siennes.

    _Materiam culpæ prosequitúrque suæ._

  Et quant au second poinct: serions nous pas moins coqus, si nous
  craignions moins de l'estre? suyuant la complexion des femmes: car
  la deffence les incite et conuie.

    _Vbi velis nolunt, vbi nolis volunt vltrò:

    Concessa pudet ire via._

  Quelle meilleure interpretation trouuerions nous au faict de Messalina?
  Elle fit au commencement son mary coqu à cachetes,
  comme il se faict: mais conduisant ses parties trop aysément, par
  la stupidité qui estoit en luy, elle desdaigna soudain cet vsage: la
  voyla à faire l'amour à la descouuerte, aduoüer des seruiteurs, les
  entretenir et les fauoriser à la veüe d'vn chacun. Elle vouloit qu'il
  s'en ressentist. Cet animal ne se pouuant esueiller pour tout cela,
  et luy rendant ses plaisirs mols et fades, par cette trop lasche facilité,
  par laquelle il sembloit qu'il les authorisast et legitimast: que
  fit elle? Femme d'vn Empereur sain et viuant, et à Rome, au theatre
  du monde, en plein midy, en feste et ceremonie publique, et
  auec Silius, duquel elle iouyssoit long temps deuant, elle se marie
  vn iour que son mary estoit hors de la ville. Semble-il pas qu'elle
  s'acheminast à deuenir chaste, par la nonchallance de son mary?
  Ou qu'elle cherchast vn autre mary, qui luy aiguisast l'appetit par
  sa ialousie, et qui en luy insistant, l'incitast? Mais la premiere difficulté
  qu'elle rencontra, fut aussi la derniere. Cette beste s'esueilla
  en sursaut. On a souuent pire marché de ces sourdaux endormis.
  I'ay veu par experience, que cette extreme souffrance, quand elle
  vient à se desnoüer, produit des vengeances plus aspres. Car prenant
  feu tout à coup, la cholere et la fureur s'emmoncelant en vn,
  esclatte tous ses efforts à la premiere charge.

    _Irarúmque omnes effundit habenas._

  Il la fit mourir, et grand nombre de ceux de son intelligence:
  iusques à tel qui n'en pouuoit mais, et qu'elle auoit conuié à son
  lict à coups d'escourgee.   Ce que Virgile dit de Venus et de Vulcan,
  Lucrece l'auoit dict plus sortablement, d'vne iouyssance desrobee,
  d'elle et de Mars.

                        _Belli fera mœnera Mauors
    Armipotens regit, in gremium qui sæpe tuum se
    Reiicit, æterno deuinctus vulnere amoris
    Pascit amore auidos inhians in te, Dea, visus,
    Eque tuo pendet resupini spiritus ore:
    Hunc tu, Diua, tuo recubantem corpore sancto
    Circumfusa super, suaueis ex ore loquelas
    Funde._

  Quand ie rumine ce, _reiicit_, _pascit_, _inhians_, _molli_, _fouet_, _medullas_,
  _labefacta_, _pendet_, _percurrit_, et cette noble, _circumfusa_, mere du
  gentil _infusus_, i'ay desdain de ces menues pointes et allusions verballes,
  qui nasquirent depuis. A ces bonnes gens, il ne falloit d'aigue
  et subtile rencontre. Leur langage est tout plein, et gros d'vne
  vigueur naturelle et constante. Ils sont tout epigramme: non la
  queuë seulement, mais la teste, l'estomach, et les pieds. Il n'y a
  rien d'efforcé, rien de trainant: tout y marche d'vne pareille teneur.
  _Contextus totus virilis est, non sunt circa flosculos occupati._ Ce
  n'est pas vne eloquence molle, et seulement sans offence: elle est
  nerueuse et solide, qui ne plaist pas tant, comme elle remplit et
  rauit: et rauit le plus, les plus forts esprits. Quand ie voy ces
  braues formes de s'expliquer, si vifues, si profondes, ie ne dis pas
  que c'est bien dire, ie dis que c'est bien penser. C'est la gaillardise
  de l'imagination, qui esleue et enfle les parolles. _Pectus est quod
  disertum facit._ Nos gens appellent iugement, langage, et beaux
  mots, les pleines conceptions. Cette peinture est conduitte, non tant
  par dexterité de la main, comme pour auoir l'obiect plus vifuement
  empreint en l'ame. Gallus parle simplement, par ce qu'il conçoit
  simplement. Horace ne se contente point d'vne superficielle expression,
  elle le trahiroit: il voit plus clair et plus outre dans les
  choses: son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et
  des figures, pour se representer: et les luy faut outre l'ordinaire,
  comme sa conception est outre l'ordinaire. Plutarque dit, qu'il veid
  le langage Latin par les choses. Icy de mesme: le sens esclaire et
  produit les parolles: non plus de vent, ains de chair et d'os. Elles
  signifient, plus qu'elles ne disent. Les imbecilles sentent encores
  quelque image de cecy. Car en Italie ie disois ce qu'il me plaisoit
  en deuis communs: mais aux propos roides, ie n'eusse osé me fier
  à vn idiome, que ie ne pouuois plier ny contourner, outre son alleure
  commune. I'y veux pouuoir quelque chose du mien.   Le
  maniement et employte des beaux esprits, donne prix à la langue:
  non pas l'innouant, tant, comme la remplissant de plus vigoreux et
  diuers seruices, l'estirant et ployant. Ils n'y apportent point des
  mots: mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent
  leur signification et leur vsage: luy apprenent des mouuements
  inaccoustumés: mais prudemment et ingenieusement. Et combien
  peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d'escriuains François
  de ce siecle. Ils sont assez hardis et dédaigneux, pour ne suyure la
  route commune: mais faute d'inuention et de discretion les pert.
  Il ne s'y voit qu'vne miserable affectation d'estrangeté: des desguisements
  froids et absurdes, qui au lieu d'esleuer, abbattent la matiere.
  Pourueu qu'ils se gorgiasent en la nouuelleté, il ne leur
  chaut de l'efficace. Pour saisir vn nouueau mot, ils quittent l'ordinaire,
  souuent plus fort et plus nerueux.   En nostre langage ie
  trouue assez d'estoffe, mais vn peu faute de façon. Car il n'est rien,
  qu'on ne fist du iargon de nos chasses, et de nostre guerre, qui est
  vn genereux terrein à emprunter. Et les formes de parler, comme
  les herbes, s'amendent et fortifient en les transplantant. Ie le
  trouue suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux
  suffisamment. Il succombe ordinairement à vne puissante conception.
  Si vous allez tendu, vous sentez souuent qu'il languit soubs
  vous, et fleschit: et qu'à son deffaut le Latin se presente au secours,
  et le Grec à d'autres. D'aucuns de ces mots que ie viens de
  trier, nous en apperçeuons plus mal-aysement l'energie, d'autant
  que l'vsage et la frequence, nous en ont aucunement auily et rendu
  vulgaire la grace. Comme en nostre commun, il s'y rencontre des
  frases excellentes, et des metaphores, desquelles la beauté flestrit
  de vieillesse, et la couleur s'est ternie par maniement trop ordinaire.
  Mais cela n'oste rien du goust, à ceux qui ont bon nez: ny
  ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs, qui, comme il est
  vraysemblable, mirent premierement ces mots en ce lustre.   Les
  sciences traictent les choses trop finement, d'vne mode artificielle,
  et differente à la commune et naturelle. Mon page fait l'amour, et
  l'entend: lisez luy Leon Hebreu, et Ficin: on parle de luy, de ses
  pensees, et de ses actions, et si n'y entend rien. Ie ne recognois
  chez Aristote, la plus part de mes mouuemens ordinaires. On les a
  couuers et reuestus d'vne autre robbe, pour l'vsage de l'eschole.
  Dieu leur doint bien faire: si i'estois du mestier, ie naturaliserois
  l'art, autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et
  Equicola.   Quand i'escris, ie me passe bien de la compagnie, et
  souuenance des liures: de peur qu'ils n'interrompent ma forme.
  Aussi qu'à la verité, les bons autheurs m'abbattent par trop, et
  rompent le courage. Ie fais volontiers le tour de ce peintre, lequel
  ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons,
  qu'ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy
  plustost besoing, pour me donner vn peu de lustre, de l'inuention
  du musicien Antinonydes, qui, quand il auoit à faire la musique,
  mettoit ordre que deuant ou apres luy, son auditoire fust abbreuué
  de quelques autres mauuais chantres. Mais ie me puis plus malaisément
  deffaire de Plutarque: il est si vniuersel et si plain, qu'à
  toutes occasions, et quelque suiect extrauagant que vous ayez pris,
  il s'ingere à vostre besonge, et vous tend vne main liberale et inespuisable
  de richesses, et d'embellissemens. Il m'en fait despit,
  d'estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent. Ie ne le
  puis si peu racointer, que ie n'en tire cuisse ou aile.   Pour ce
  mien dessein, il me vient aussi à propos, d'escrire chez moy, en
  pays sauuage, où personne ne m'aide, ny me releve: où ie ne
  hante communément homme, qui entende le Latin de son patenostre;
  et de François vn peu moins. Ie l'eusse faict meilleur ailleurs,
  mais l'ouurage eust esté moins mien. Et sa fin principale et perfection,
  c'est d'estre exactement mien. Ie corrigerois bien vne erreur
  accidentale, dequoy ie suis plein, ainsi que ie cours inaduertemment:
  mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes,
  ce seroit trahison de les oster. Quand on m'a dict ou que moy-mesme
  me suis dict: Tu es trop espais en figures, voyla vn mot du
  cru de Gascongne: voyla vne phrase dangereuse: (ie n'en refuis aucune
  de celles qui s'vsent emmy les rues Françoises: ceux qui veulent
  combatre l'vsage par la grammaire se moquent) voylà vn discours
  ignorant: voylà vn discours paradoxe, en voylà vn trop fol: tu te
  ioues souuent, on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à
  feinte. Oüy, fais-ie, mais ie corrige les fautes d'inaduertence, non
  celles de coustume. Est-ce pas ainsi que ie parle par tout? me represente-ie
  pas viuement? suffit. I'ay faict ce que i'ay voulu: tout
  le monde me recognoist en mon liure, et mon liure en moy.   Or
  i'ay vne condition singeresse et imitatrice. Quand ie me meslois de
  faire des vers, et n'en fis iamais que des Latins, ils accusoient euidemment
  le poëte que ie venois dernierement de lire. Et de mes
  premiers Essays, aucuns puent vn peu l'estranger. A Paris ie parle
  vn langage aucunement autre qu'à Montaigne. Qui que ie regarde
  auec attention, m'imprime facilement quelque chose du sien. Ce
  que ie considere, ie l'vsurpe: vne sotte contenance, vne desplaisante
  grimace, vne forme de parler ridicule. Les vices plus. D'autant
  qu'ils me poingnent, ils s'acrochent à moy, et ne s'en vont pas
  sans secouer. On m'a veu plus souuent iurer par similitude, que
  par complexion. Imitation meurtriere, comme celle des singes horribles
  en grandeur et en force, que le Roy Alexandre rencontra en
  certaine contree des Indes. Desquels il eust esté autrement difficile
  de venir à bout. Mais ils en presterent le moyen par cette leur inclination
  à contrefaire tout ce qu'ils voyent faire. Car par là les
  chasseurs apprindrent de se chausser des souliers à leur veuë,
  auec force nœuds de liens: de s'affubler d'accoustremens de teste à
  tout des lacs courants, et oindre par semblant, leurs yeux de glux.
  Ainsi mettoyent imprudemment à mal, ces pauures bestes, leur
  complexion singeresse. Ils s'engluoient, s'encheuestroyent et garrotoyent
  eux mesmes. Cette autre faculté, de representer ingenieusement
  les gestes et parolles d'vn autre, par dessein qui apporte
  souuent plaisir et admiration, n'est en moy, non plus qu'en vne
  souche. Quand ie iure selon moy, c'est seulement, par Dieu, qui est
  le plus droit de touts les serments. Ils disent, que Socrates iuroit le
  chien: Zenon cette mesme interiection, qui sert à cette heure aux
  Italiens, Cappari: Pythagoras, l'eau et l'air. Ie suis si aisé à receuoir
  sans y penser ces impressions superficielles, que si i'ay eu
  en la bouche, Sire ou Altesse, trois iours de suite, huict iours apres
  ils m'eschappent, pour excellence, ou pour seigneurie. Et ce que
  i'auray pris à dire en battelant et en me moquant, ie le diray lendemain
  serieusement. Parquoy, à escrire, i'accepte plus enuis les
  argumens battus, de peur que ie les traicte aux despens d'autruy.
  Tout argument m'est egallement fertile. Ie les prens sur vne mouche.
  Et Dieu vueille que celuy que i'ay icy en main, n'ait pas esté
  pris, par le commandement d'vne volonté autant volage. Que ie commence
  par celle qu'il me plaira, car les matieres se tiennent toutes
  enchesnees les vnes aux autres.   Mais mon ame me desplaist,
  de ce qu'elle produit ordinairement ses plus profondes resueries,
  plus folles, et qui me plaisent le mieux, à l'improuueu, et lors que
  ie les cherche moins: lesquelles s'esuanouissent soudain, n'ayant
  sur le champ où les attacher. A cheual, à la table, au lict. Mais plus
  à cheual, où sont mes plus larges entretiens. I'ay le parler vn peu
  delicatement ialoux d'attention et de silence, si ie parle de force.
  Qui m'interrompt, m'arreste. En voyage, la necessité mesme des
  chemins couppe les propos. Outre ce, que ie voyage plus souuent
  sans compagnie, propre à ces entretiens de suite: par où ie prens
  tout loisir de m'entretenir moy-mesme. Il m'en aduient comme de
  mes songes: en songeant, ie les recommande à ma memoire, car
  ie songe volontiers que ie songe, mais le lendemain, ie me represente
  bien leur couleur, comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou
  estrange, mais quels ils estoient au reste, plus i'ahane à le trouuer,
  plus ie l'enfonce en l'oubliance. Aussi des discours fortuites
  qui me tombent en fantasie, il ne m'en reste en memoire qu'vne
  vaine image: autant seulement qu'il m'en faut pour me faire ronger,
  et despiter apres leur queste, inutilement.   Or donc, laissant
  les liures à part, et parlant plus materiellement et simplement: ie
  trouue apres tout, que l'amour n'est autre chose, que la soif de
  cette iouyssance en vn subiect desiré: ny Venus autre chose, que
  le plaisir à descharger ses vases: comme le plaisir que nature nous
  donne à descharger d'autres parties: qui deuient vicieux ou par
  immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l'amour est appetit
  de generation par l'entremise de la beauté. Et considerant
  maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouuemens
  esceruelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus:
  cette rage indiscrete, ce visage enflammé de fureur et de cruauté,
  au plus doux effect de l'amour: et puis cette morgue graue,
  seuere, et ecstatique, en vne action si folle, qu'on ayt logé pesle-mesle
  nos delices et nos ordures ensemble: et que la supreme volupté
  aye du transy et du plaintif, comme la douleur: ie crois qu'il
  est vray, ce que dit Platon, que l'homme a esté faict par les Dieux
  pour leur iouët.

            _Quænam ista iocandi
    Sæuitia?_

  Et que c'est par moquerie, que Nature nous a laissé la plus trouble
  de nos actions, la plus commune: pour nous esgaller par là, et
  apparier les fols et les sages, et nous et les bestes. Le plus contemplatif,
  et prudent homme, quand ie l'imagine en cette assiette, ie le
  tiens pour affronteur, de faire le prudent et le contemplatif. Ce
  sont les pieds du paon, qui abbatent son orgueil.

              _Ridentem dicere verum
    Quid vetat?_

  Ceux qui parmi les ieux, refusent les opinions serieuses, font, dit
  quelqu'vn, comme celuy qui craint d'adorer la statuë d'vn sainct,
  si elle est sans deuantiere. Nous mangeons bien et beuuons comme
  les bestes: mais ce ne sont pas actions qui empeschent les offices
  de nostre ame. En celles-là, nous gardons nostre auantage sur
  elles: cette-cy met toute autre pensee soubs le ioug: abrutit et
  abestit par son imperieuse authorité, toute la theologie et philosophie
  qui est en Platon: et si ne s'en plaint pas. Par tout ailleurs
  vous pouuez garder quelque decence: toutes autres operations
  souffrent des regles d'honnesteté: cette-cy ne se peut pas seulement
  imaginer, que vicieuse ou ridicule. Trouuez y pour voir vn proceder
  sage et discret. Alexandre disoit qu'il se connoissoit principallement
  mortel, par cette action, et par le dormir: le sommeil suffoque
  et supprime les facultez de nostre ame, la besongne les absorbe
  et dissipe de mesme. Certes c'est vne marque non seulement de
  nostre corruption originele: mais aussi de nostre vanité et deformité.
    D'vn costé Nature nous y pousse, ayant attaché à ce desir,
  la plus noble, vtile, et plaisante de toutes ses functions: et la nous
  laisse d'autre part accuser et fuyr, comme insolente et deshonneste,
  en rougir et recommander l'abstinence. Sommes nous pas bien
  bruttes, de nommer brutale l'operation qui nous faict? Les peuples,
  és religions, se sont rencontrez en plusieurs conuenances:
  comme sacrifices, luminaires, encensements, ieusnes, offrandes: et
  entre autres, en la condemnation de cette action. Toutes les opinions
  y viennent, outre l'vsage si estendu des circoncisions. Nous
  auons à l'auanture raison, de nous blasmer, de faire vne si sotte
  production que l'homme: d'appeller l'action honteuse, et honteuses
  les parties qui y seruent (à cette heure sont les miennes proprement
  honteuses). Les Esseniens, dequoy parle Pline, se maintenoient
  sans nourrice, sans maillot, plusieurs siecles: de l'abbord des estrangers,
  qui, suiuants cette belle humeur, se rengeoient continuellement
  à eux: ayant toute vne nation, hazardé de s'exterminer
  plustost, que s'engager à vn embrassement feminin, et de perdre la
  suitte des hommes plustost, que d'en forger vn. Ils disent que Zenon
  n'eut affaire à femme, qu'vne fois en sa vie: et que ce fut par ciuilité,
  pour ne sembler dedaigner trop obstinement le sexe. Chacun
  fuit à le voir naistre, chacun court à le voir mourir. Pour le destruire,
  on cerche vn champ spacieux en pleine lumiere: pour le
  construire, on se musse dans vn creux tenebreux, et le plus contraint
  qu'il se peut. C'est le deuoir, de se cacher pour le faire, et
  c'est gloire, et naissent plusieurs vertus, de le sçauoir deffaire.
  L'vn est iniure, l'autre est faueur: car Aristote dit, que bonifier
  quelqu'vn, c'est le tuer, en certaine phrase de son païs. Les Atheniens,
  pour apparier la deffaueur de ces deux actions, ayants à
  mundifier l'isle de Delos, et se iustifier enuers Apollo, defendirent
  au pourpris d'icelle, tout enterrement, et tout enfantement ensemble.
  _Nostri nosmet pœnitet._   Il y a des nations qui se couurent en
  mangeant. Ie sçay vne dame, et des plus grandes, qui a cette
  mesme opinion, que c'est vne contenance desagreable, de mascher:
  qui rabat beaucoup de leur grace, et de leur beauté: et ne se presente
  pas volontiers en public auec appetit. Et sçay vn homme, qui
  ne peut souffrir de voir manger, ny qu'on le voye: et fuyt toute assistance,
  plus quand il s'emplit, que s'il se vuide. En l'empire du
  Turc, il se void grand nombre d'hommes, qui, pour exceller les autres,
  ne se laissent iamais veoir, quand ils font leur repas; qui n'en
  font qu'vn la sepmaine: qui se deschiquettent et decoupent la face
  et les membres: qui ne parlent iamais à personne. Gens fanatiques,
  qui pensent honnorer leur nature en se desnaturant: qui se
  prisent de leur mespris, et s'amendent de leur empirement. Quel
  monstrueux animal, qui se fait horreur à soy-même, à qui ses plaisirs
  poisent: qui se tient à mal-heur? Il y en a qui cachent leur
  vie,

    _Exilióque domos et dulcia limina mutant,_

  Et la desrobent de la veuë des autres hommes: qui euitent la santé
  et l'allegresse, comme qualitez ennemies et dommageables. Non
  seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples maudissent leur
  naissance, et benissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé,
  les tenebres adorees. Nous ne sommes ingenieux qu'à nous mal
  mener: c'est le vray gibbier de la force de nostre esprit: dangereux
  vtil en desreglement.

    _O miseri quorum gaudia crimen habent!_

  Hé pauure homme, tu as assez d'incommoditez necessaires, sans les
  augmenter par ton inuention: et és assez miserable de condition,
  sans l'estre par art: tu as des laideurs reelles et essentielles à suffisance,
  sans en forger d'imaginaires. Trouues tu que tu sois trop à
  l'aise si la moitié de ton aise ne te fasche? Trouues tu que tu ayes
  remply tous les offices necessaires, à quoy Nature t'engage, et
  qu'elle soit oysiue chez toy, si tu ne t'obliges à nouueaux offices?
  Tu ne crains point d'offencer ses lois vniuerselles et indubitables,
  et te piques aux tiennes partisanes et fantastiques. Et d'autant plus
  qu'elles sont particulieres, incertaines, et plus contredictes, d'autant
  plus tu fais là ton effort. Les ordonnances positiues de ta paroisse
  t'attachent: celles du monde ne te touchent point. Cours vn
  peu par les exemples de cette consideration: ta vie en est toute.

  Les vers de ces deux poëtes, traictans ainsi reseruément et discrettement
  de la lasciueté, comme ils font, me semblent la descouurir
  et esclairer de plus pres. Les dames couurent leur sein d'vn reseul,
  les prestres plusieurs choses sacrees, les peintres ombragent
  leur ouurage, pour luy donner plus de lustre. Et dict-on que le
  coup du soleil et du vent, est plus poisant par reflexion qu'à droit
  fil. L'Ægyptien respondit sagement à celuy qui luy demandoit, Que
  portes-tu là, caché soubs ton manteau? Il est caché soubs mon
  manteau, affin que tu ne sçaches pas que c'est. Mais il y a certaines
  autres choses qu'on cache pour les montrer. Oyez cetuy-là plus
  ouuert,

    _Et nudam pressi corpus adusque meum._

  Il me semble qu'il me chapone. Que Martial retrousse Venus à sa
  poste, il n'arriue pas à la faire paroistre si entiere. Celuy qui dit
  tout, il nous saoule et nous desgouste. Celuy qui craint à s'exprimer,
  nous achemine à en penser plus qu'il n'en y a. Il y a de la
  trahison en cette sorte de modestie: et notamment nous entr'ouurant
  comme font ceux cy, vne si belle route à l'imagination. Et
  l'action et la peinture doiuent sentir leur larrecin.   L'amour des
  Espagnols, et des Italiens, plus respectueuse et craintifue, plus mineuse
  et couuerte, me plaist. Ie ne sçay qui, anciennement, desiroit
  le gosier allongé comme le col d'vne gruë, pour sauourer plus long
  temps ce qu'il aualloit. Ce souhait est mieux à propos en cette volupté,
  viste et precipiteuse. Mesmes à telles natures comme est la
  mienne, qui suis vicieux en soudaineté. Pour arrester sa fuitte, et
  l'estendre en preambules; entre-eux, tout sert de faueur et de recompense:
  vne œillade, vne inclination, vne parolle, vn signe. Qui
  se pourroit disner de la fumee du rost, feroit-il pas vne belle
  espargne? C'est vne passion qui mesle à bien peu d'essence solide,
  beaucoup plus de vanité et resuerie fieureuse: il la faut payer et
  seruir de mesme. Apprenons aux dames à se faire valoir, à s'estimer,
  à nous amuser, et à nous piper. Nous faisons nostre charge
  extreme la premiere: il y a tousiours de l'impetuosité Françoise.
  Faisant filer leurs faueurs, et les estallant en detail: chacun, iusques
  à la vieillesse miserable, y trouue quelque bout de lisiere, selon
  son vaillant et son merite. Qui n'a iouyssance, qu'en la iouyssance:
  qui ne gaigne que du haut poinct: qui n'ayme la chasse qu'en la
  prise: il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole. Plus il
  y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d'honneur au
  dernier siege. Nous nous deurions plaire d'y estre conduicts,
  comme il se faict aux palais magnifiques, par diuers portiques, et
  passages, longues et plaisantes galleries, et plusieurs destours.
  Cette dispensation reuiendroit à nostre commodité: nous y arresterions,
  et nous y aymerions plus long temps. Sans esperance, et
  sans desir, nous n'allons plus rien qui vaille. Nostre maistrise et
  entiere possession, leur est infiniement à craindre. Depuis qu'elles
  sont du tout rendues à la mercy de nostre foy, et constance, elles
  sont vn peu bien hasardees. Ce sont vertus rares et difficiles: soudain
  qu'elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles.

      _Postquam cupidæ mentis satiata libido est,
    Verba nihil metuere, nihil periuria curant._

  Et Thrasonidez ieune homme Grec, fut si amoureux de son amour,
  qu'il refusa, ayant gaigné le cœur d'vne maistresse, d'en iouyr:
  pour n'amortir, rassasier et allanguir par la iouyssance cette ardeur
  inquiete, de laquelle il se glorifioit et se paissoit.   La cherté
  donne goust à la viande. Voyez combien la forme des salutations,
  qui est particuliere à nostre nation, abastardit par sa facilité, la
  grace des baisers, lesquels Socrates dit estre si puissans et dangereux
  à voler nos cœurs. C'est vne desplaisante coustume, et iniurieuse
  aux dames, d'auoir à prester leurs leures, à quiconque a
  trois valets à sa suitte, pour mal plaisant qu'il soit,

    _Cuius liuida naribus caninis,
    Dependet glacies, rigétque barba:
    Centum occurrere malo culilingis._

  Et nous mesme n'y gaignons guere: car comme le monde se voit
  party, pour trois belles, il nous en faut baiser cinquante laides. Et
  à vn estomach tendre, comme sont ceux de mon aage, vn mauuais
  baiser en surpaie vn bon.   Ils font les poursuyuans en Italie, et
  les transis, de celles mesmes qui sont à vendre: et se defendent
  ainsi: Qu'il y a des degrez en la iouyssance: et que par seruices
  ils veulent obtenir pour eux, celle qui est la plus entiere. Elles ne
  vendent que le corps. La volonté ne peut estre mise en vente, elle
  est trop libre et trop sienne. Ainsi ceux cy disent, que c'est la volonté
  qu'ils entreprennent, et ont raison. C'est la volonté qu'il faut
  seruir et practiquer. I'ay horreur d'imaginer mien, vn corps priué
  d'affection. Et me semble, que cette forcenerie est voisine à celle de
  ce garçon, qui alla saillir par amour, la belle image de Venus que
  Praxiteles auoit faicte. Ou de ce furieux Ægyptien, eschauffé apres
  la charongne d'vne morte qu'il embaumoit et ensueroit. Lequel
  donna occasion à la loy, qui fut faicte depuis en Ægypte, que les
  corps des belles et ieunes femmes, et de celles de bonne maison,
  seroient gardez trois iours, auant qu'on les mist entre les mains de
  ceux qui auoient charge de prouuoir à leur enterrement. Periander
  fit plus merueilleusement: qui estendit l'affection coniugale, plus
  reglee et legitime, à la iouyssance de Melissa sa femme trespassee.
  Ne semble ce pas estre vne humeur lunatique de la Lune, ne pouuant
  autrement iouyr d'Endymion son mignon, l'aller endormir
  pour plusieurs mois: et se paistre de la iouyssance d'vn garçon,
  qui ne se remuoit qu'en songe? Ie dis pareillement, qu'on ayme vn
  corps sans ame, quand on ayme vn corps sans son consentement,
  et sans son desir. Toutes iouyssances ne sont pas vnes. Il y a des
  iouyssances ethiques et languissantes. Mille autres causes que la
  bien-vueillance, nous peuuent acquerir cet octroy des dames. Ce
  n'est suffisant tesmoignage d'affection. Il y peut eschoir de la trahison,
  comme ailleurs: elles n'y vont par fois que d'vne fesse;

    _Tanquam thura merûmque parent:
    Absentem marmoreàmue putes._

  I'en sçay, qui ayment mieux prester cela, que leur coche: et qui ne
  se communiquent, que par là. Il faut regarder si vostre compagnie
  leur plaist pour quelque autre fin encores, ou pour celle là seulement,
  comme d'vn gros garson d'estable: en quel rang et à quel
  prix vous y estes logé,

                        _Tibi si datur vni
    Quo lapide illa diem candidiore notet._

  Quoy, si elle mange vostre pain, à la sauce d'vne plus agreable
  imagination?

    _Te tenet, absentes alios suspirat amores._

  Comment? auons nous pas veu quelqu'vn en nos iours, s'estre
  seruy de cette action, à l'vsage d'vne horrible vengeance: pour tuer
  par là, et empoisonner, comme il fit, vne honneste femme?   Ceux
  qui cognoissent l'Italie, ne trouueront iamais estrange, si pour ce
  subiect, ie ne cherche ailleurs des exemples. Car cette nation se
  peut dire regente du reste du monde en cela. Ils ont plus communément
  des belles femmes, et moins de laydes que nous: mais des
  rares et excellentes beautez, i'estime que nous allons à pair. Et en
  iuge autant des esprits: de ceux de la commune façon, ils en ont
  beaucoup plus, et euidemment. La brutalité y est sans comparaison
  plus rare: d'ames singulieres et du plus haut estage, nous ne leur
  en deuons rien. Si i'auois à estendre cette similitude, il me sembleroit
  pouuoir dire de la vaillance, qu'au rebours, elle est au prix
  d'eux, populaire chez nous, et naturelle: mais on la voit par fois,
  en leurs mains, si pleine et si vigoreuse, qu'elle surpasse tous les
  plus roides exemples que nous en ayons.   Les mariages de ce
  pays là, clochent en cecy. Leur coustume donne communement la
  loy si rude aux femmes, et si serue, que la plus esloignee accointance
  auec l'estranger, leur est autant capitalle que la plus voisine.
  Cette loy fait, que toutes les approches se rendent necessairement
  substantieles. Et puis que tout leur reuient à mesme compte, elles
  ont le choix bien aysé. Et ont elles brisé ces cloisons? Croyez
  qu'elles font feu: _Luxuria ipsis vinculis, sicut fera bestia, irritata,
  deinde emissa._ Il leur faut vn peu lascher les resnes.

    _Vidi ego nuper equum, contra sua frena tenacem,
          Ore reluctanti fulminis ire modo._

  On alanguit le desir de la compagnie, en luy donnant quelque liberté.
  C'est vn bel vsage de nostre nation, qu'aux bonnes maisons,
  nos enfans soyent receuz, pour y estre nourris et esleuez pages
  comme en vne escole de noblesse. Et est discourtoisie, dit-on,
  et iniure, d'en refuser vn Gentil-homme. I'ay apperçeu, car autant
  de maisons autant de diuers stiles et formes, que les dames qui ont
  voulu donner aux filles de leur suite, les regles plus austeres, n'y
  ont pas eu meilleure aduanture. Il y faut de la moderation. Il faut
  laisser bonne partie de leur conduitte, à leur propre discretion:
  car ainsi comme ainsi n'y a il discipline qui les sçeut brider de
  toutes parts. Mais il est bien vray, que celle qui est eschappee bagues
  sauues, d'vn escolage libre, apporte bien plus de fiance de
  soy, que celle qui sort saine, d'vne escole seuere et prisonniere.
    Nos peres dressoient la contenance de leurs filles à la honte et à la
  crainte (les courages et les desirs tousiours pareils), nous à l'asseurance:
  nous n'y entendons rien. C'est à faire aux Sarmates, qui
  n'ont loy de coucher auec homme, que de leurs mains elles n'en
  ayent tué vn autre en guerre. A moy qui n'y ay droit que par les
  oreilles, suffit, si elles me retiennent pour le conseil, suyuant le
  priuilege de mon aage. Ie leur conseille donc, et à nous aussi,
  l'abstinence: mais si ce siecle en est trop ennemy, aumoins la discretion
  et la modestie. Car, comme dit le compte d'Aristippus, parlant
  à des ieunes hommes, qui rougissoient de le veoir entrer chez
  vne courtisane: Le vice est, de n'en pas sortir, non pas d'y entrer.
  Qui ne veut exempter sa conscience, qu'elle exempte son nom: si
  le fons n'en vaut guere, que l'apparence tienne bon.   Ie loüe la
  gradation et la longueur, en la dispensation de leurs faueurs. Platon
  montre, qu'en toute espece d'amour, la facilité et promptitude
  est interdicte aux tenants. C'est vn traict de gourmandise, laquelle
  il faut qu'elles couurent de tout leur art, de se rendre ainsi temerairement
  en gros, et tumultuairement. Se conduisant en leur dispensation,
  ordonnement et mesurement, elles pipent bien mieux
  nostre desir, et cachent le leur. Qu'elles fuyent tousiours deuant
  nous: ie dis celles mesmes qui ont à se laisser attraper. Elles nous
  battent mieux en fuyant, comme les Scythes. De vray, selon la loy
  que Nature leur donne, ce n'est pas proprement à elles de vouloir
  et desirer: leur rolle est souffrir, obeyr, consentir. C'est pourquoy
  Nature leur a donné vne perpetuelle capacité; à nous, rare et incertaine.
  Elles ont tousiours leur heure, afin qu'elles soyent tousiours
  prestes à la nostre _Pati natæ_. Et où elle a voulu que nos appetis
  eussent montre et declaration prominante, ell' a faict que les leurs
  fussent occultes et intestins. Et les a fournies de pieces impropres
  à l'ostentation: et simplement pour la defensiue. Il faut laisser à la
  licence Amazonienne pareils traits à cettuy cy. Alexandre passant
  par l'Hyrcanie, Thalestris Royne des Amazones le vint trouuer auec
  trois cents gens-darmes de son sexe: bien montez et bien armez:
  ayant laissé le demeurant d'vne grosse armee, qui la suyuoit, au
  delà des voisines montaignes. Et luy dit tout haut, et en publiq,
  que le bruit de ses victoires et de sa valeur, l'auoit menee là, pour
  le veoir, luy offrir ses moyens et sa puissance au secours de ses
  entreprinses. Et que le trouuant si beau, ieune, et vigoureux, elle,
  qui estoit parfaitte en toutes ses qualitez, luy conseilloit qu'ils couchassent
  ensemble: afin qu'il nasquist de la plus vaillante femme
  du monde, et du plus vaillant homme, qui fust lors viuant, quelque
  chose de grand et de rare, pour l'aduenir. Alexandre la remercia
  du reste: mais pour donner temps à l'accomplissement de sa derniere
  demande, il arresta treize iours en ce lieu, lesquels il festoya
  le plus alaigrement qu'il peut, en faueur d'vne si courageuse Princesse.
    Nous sommes quasi par tout iniques iuges de leurs actions,
  comme elles sont des nostres. I'aduoüe la verité lors qu'elle me
  nuit, de mesme que si elle me sert. C'est vn vilain desreglement,
  qui les pousse si souuent au change, et les empesche de fermir leur
  affection en quelque subiect que ce soit: comme on voit de cette
  Deesse, à qui lon donne tant de changemens et d'amis. Mais si est-il
  vray, que c'est contre la nature de l'amour, s'il n'est violant, et
  contre la nature de la violance, s'il est constant. Et ceux qui s'en
  estonnent, s'en escrient, et cherchent les causes de cette maladie en
  elles, comme desnaturee et incroyable: que ne voyent ils, combien
  souuent ils la reçoyuent en eux, sans espouuantement et sans miracle?
  Il seroit à l'aduenture plus estrange d'y voir de l'arrest. Ce n'est
  pas vne passion simplement corporelle. Si on ne trouue point de
  bout en l'auarice, et en l'ambition, il n'y en a non plus en paillardise.
  Elle vit encore apres la satieté: et ne luy peut on prescrire ny
  satisfaction constante, ny fin: elle va tousiours outre sa possession.
  Et si l'inconstance leur est à l'aduenture aucunement plus pardonnable
  qu'à nous. Elles peuuent alleguer comme nous, l'inclination
  qui nous est commune à la varieté et à la nouuelleté: et alleguer secondement
  sans nous, qu'elles achetent chat en sac. Ieanne Royne
  de Naples, feit estrangler Andreosse son premier mary, aux grilles
  de sa fenestre, auec un laz d'or et de soye, tissu de sa main propre:
  sur ce qu'aux couruees matrimoniales, elle ne luy trouuoit
  ny les parties, ny les efforts, assez respondants à l'esperance qu'elle
  en auoit couçeuë, à veoir sa taille, sa beauté, sa ieunesse et disposition:
  par où elle auoit esté prinse et abusee. Que l'action a plus
  d'effort que n'a la souffrance: ainsi que de leur part tousiours aumoins
  il est pourueu à la necessité: de nostre part il peut auenir
  autrement. Platon à cette cause establit sagement par ses loix,
  auant tout mariage, pour decider de son opportunité, que les iuges
  voient les garçons, qui y pretendent, touts fins nuds: et les filles
  nuës iusqu'à la ceinture seulement. En nous essayant, elles ne nous
  trouuent à l'aduenture pas digne de leur choix:

      _Experta latus, madidoque simillima loro
        Inguina, nec lassa stare coacta manu,
    Deserit imbelles thalamos._

  Ce n'est pas tout, que la volonté charrie droict. La foiblesse et l'incapacité,
  rompent legitimement vn mariage:

    _Et quærendum aliunde foret neruosius illud,
      Quod posset zonam soluere virgineam._

  Pourquoy non, et selon sa mesure, vne intelligence amoureuse,
  plus licentieuse et plus actiue?

    _Si blando nequeat superesse labori._

  Mais n'est-ce pas grande impudence, d'apporter nos imperfections
  et foiblesses, en lieu où nous desirons plaire, et y laisser
  bonne estime de nous et recommandation? Pour ce peu qu'il m'en
  faut à cette heure,

                  _Ad vnum
    Mollis opus,_

  ie ne voudrois importuner vne personne, que i'ay a reuerer et
  craindre.

                _Fuge suspicari,
    Cuius vndenum trepidauit ætas
          Claudere lustrum._

  Nature se deuoit contenter d'auoir rendu cet aage miserable, sans
  le rendre encore ridicule. Ie hay de le voir, pour vn pouce de chetiue
  vigueur, qui l'eschaufe trois fois la semaine, s'empresser et se
  gendarmer, de pareille aspreté, comme s'il auoit quelque grande et
  legitime iournee dans le ventre: vn vray feu d'estoupe. Et admire
  sa cuisson, si viue et fretillante, en vn moment si lourdement congelee
  et esteinte. Cet appetit ne deuroit appartenir qu'à la fleur
  d'vne belle ieunesse. Fiez vous y, pour voir, à seconder cett' ardeur
  indefatigable, pleine, constante, et magnanime, qui est en vous: il
  vous la lairra vrayment en beau chemin. Renuoyez le hardiment
  plustost vers quelque enfance molle, estonnee, et ignorante, qui
  tremble encore soubs la verge, et en rougisse,

    _Indum sanguineo veluti violauerit ostro
    Si quis ebur, vel mista rubent vbi lilia multa
    Alba rosa._

  Qui peut attendre le lendemain, sans mourir de honte, le desdain
  de ces beaux yeux, consens de sa lascheté et impertinence:

    _Et taciti fecere tamen conuitia vultus,_

  il n'a iamais senty le contentement et la fierté, de les leur auoir
  battus et ternis, par le vigoureux exercice d'vne nuict officieuse et
  actiue. Quand i'en ay veu quelqu'vne s'ennuyer de moy, ie n'en ay
  point incontinent accusé sa legereté: i'ay mis en doubte, si ie
  n'auois pas raison de m'en prendre à Nature plustost. Certes elle
  m'a traitté illegitimement et inciuilement,

    _Si non longa satis, si non benè mentula crassa:

    Nimirum sapiunt vidéntque paruam
    Matronæ quoque mentulam illibenter:_

  et d'vne lesion enormissime. Chacune de mes pieces est esgalement
  mienne, que toute autre. Et nulle autre ne me fait plus proprement
  homme que cette cy.   Ie doy au publiq vniuersellement mon
  pourtrait. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en
  essence, toute. Dedeignant au rolle de ses vrays deuoirs, ces petites
  regles, feintes, vsuelles, prouinciales. Naturelle toute, constante,
  generale. De laquelle sont filles, mais bastardes, la ciuilité,
  la ceremonie. Nous aurons bien les vices de l'apparence, quand
  nous aurons eu ceux de l'essence. Quand nous aurons faict à ceux
  icy, nous courrons sus aux autres, si nous trouuons qu'il y faille
  courir. Car il y a danger, que nous fantasions des offices nouueaux,
  pour excuser nostre negligence enuers les naturels offices, et pour
  les confondre. Qu'il soit ainsin, il se void, qu'és lieux, où les fautes
  sont malefices, les malefices ne sont que fautes. Qu'és nations, où
  les loix de la bienseance sont plus rares et lasches, les loix primitiues
  de la raison commune sont mieux obseruees: l'innumerable
  multitude de tant de deuoirs, suffoquant nostre soing, l'allanguissant
  et dissipant. L'application aux legeres choses nous retire des
  iustes. O que ces hommes superficiels, prennent vne routte facile et
  plausible, au prix de la nostre! Ce sont ombrages, dequoy nous nous
  plastrons et entrepayons. Mais nous n'en payons pas, ainçois en rechargeons
  nostre debte, enuers ce grand iuge, qui trousse nos panneaus
  et haillons, d'autour noz parties honteuses: et ne se feint
  point à nous veoir par tout, iusques à noz intimes et plus secrettes
  ordures: vtile decence de nostre virginale pudeur, si elle luy pouuoit
  interdire cette descouuerte. En fin, qui desniaiseroit l'homme,
  d'vne si scrupuleuse superstition verbale, n'apporteroit pas grande
  perte au monde. Nostre vie est partie en folie, partie en prudence.
  Qui n'en escrit que reueremment et regulierement, il en laisse en
  arriere plus de la moitié. Ie ne m'excuse pas enuers moy: et si ie
  le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses, que ie m'excuseroy, que
  d'autre mienne faute. Ie m'excuse à certaines humeurs, que i'estime
  plus fortes en nombre que celles, qui sont de mon costé. En leur
  consideration, ie diray encore cecy (car ie desire de contenter chacun;
  chose pourtant difficile, _esse vnum hominem accommodatum ad
  tantam morum ac sermonum et voluntatum varietatem_) qu'ils n'ont à
  se prendre à moy, de ce que ie fay dire aux auctoritez receuës et
  approuuees de plusieurs siecles: et que ce n'est pas raison, qu'à
  faute de rythme ils me refusent la dispense, que mesme des hommes
  ecclesiastiques, des nostres, iouyssent en ce siecle. En voicy deux,
  et des plus crestez:

    _Rimula, dispeream, ni monogramma tua est.

    Vn vit d'amy la contente et bien traitte._

  Quoy tant d'autres? I'ayme la modestie: et n'est par iugement,
  que i'ay choisi cette sorte de parler scandaleux: c'est Nature, qui
  l'a choisi pour moy. Ie ne le louë, non plus que toutes formes contraires
  à l'vsage receu: mais ie l'excuse: par circonstances tant
  generales que particulieres, en allege l'accusation. Suiuons.   Pareillement
  d'où peut venir cette vsurpation d'authorité souueraine,
  que vous prenez sur celles, qui vous fauorisent à leurs despens,

    _Si furtiua dedit nigra munuscula nocte,_

  que vous en inuestissez incontinent l'interest, la froideur, et vne
  auctorité maritale? C'est vne conuention libre, que ne vous y prenez
  vous, comme vous les y voulez tenir? Il n'y a point de prescription
  sur les choses volontaires. C'est contre la forme, mais il
  est vray pourtant, que i'ay en mon temps conduict ce marché, selon
  que sa nature peut souffrir, aussi conscientieusement qu'autre
  marché, et auec quelque air de iustice: et que ie ne leur ay tesmoigné
  de mon affection, que ce que i'en sentois; et leur en ay representé
  naifuement, la decadence, la vigueur, et la naissance: les
  accez et les remises. On n'y va pas tousiours vn train. I'ay esté si
  espargnant à promettre, que ie pense auoir plus tenu que promis,
  ny deu. Elles y ont trouué de la fidelité, iusques au seruice de leur
  inconstance. Ie dis inconstance aduouee, et par fois multipliee. Ie
  n'ay iamais rompu auec elles, tant que i'y tenois, ne fust que par le
  bout d'vn filet. Et quelques occasions qu'elles m'en ayent donné,
  n'ay iamais rompu, iusques au mespris et à la hayne. Car telles
  priuautez, lors mesme qu'on les acquiert par les plus honteuses
  conuentions, encores m'obligent elles à quelque bien-vueillance.
  De cholere et d'impatience vn peu indiscrette, sur le poinct de
  leurs ruses et desfuites, et de nos contestations, ie leur en ay faict
  voir par fois. Car ie suis de ma complexion, subiect à des emotions
  brusques, qui nuisent souuent à mes marchez, quoy qu'elles soyent
  legeres et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon
  iugement, ie ne me suis pas feint, à leur donner des aduis paternels
  et mordans, et à les pinser où il leur cuysoit. Si ie leur ay
  laissé à se plaindre de moy, c'est plustost d'y auoir trouué vn
  amour, au prix de l'vsage moderne, sottement consciencieux. I'ay
  obserué ma parolle, és choses dequoy on m'eust aysement dispensé.
  Elles se rendoient lors par fois auec reputation, et soubs des capitulations,
  qu'elles souffroient aysement estre faussees par le vaincueur.
  I'ay faict caler soubs l'interest de leur honneur, le plaisir, en
  son plus grand effort, plus d'vne fois. Et où la raison me pressoit,
  les ay armees contre moy: si qu'elles se conduisoient plus seurement
  et seuerement, par mes regles, quand elles s'y estoient franchement
  remises, qu'elles n'eussent faict par les leurs propres. I'ay autant
  que i'ay peu chargé sur moy seul, le hazard de nos assignations,
  pour les en descharger: et ay dressé nos parties tousiours par le
  plus aspre, et inopiné, pour estre moins en souspçon, et en outre
  par mon aduis, plus accessible. Ils sont ouuerts, principalement par
  les endroits qu'ils tiennent de soy couuerts. Les choses moins
  craintes sont moins defendues et obseruees. On peut oser plus aysement,
  ce que personne ne pense que vous oserez, qui deuient facile
  par sa difficulté. Iamais homme n'eut ses approches plus impertinemment
  genitales. Cette voye d'aymer, est plus selon la discipline.
  Mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effectuelle, qui le
  sçait mieux que moy? Si ne m'en viendra point le repentir. Ie n'y
  ay plus que perdre,

              _Me tabula sacer
    Votiua paries indicat vuida,
      Suspendisse potenti
        Vestimenta maris Deo._

  Il est à cette heure temps d'en parler ouuertement. Mais tout ainsi
  comme à vn autre, ie dirois à l'auanture, Mon amy tu resues, l'amour
  de ton temps a peu de commerce auec la foy et la
  preud'hommie;

                            _Hæc si tu postules
    Ratione certa facere, nihilo plus agas,
    Quàm si des operam, vt cum ratione insanias._

  Aussi au rebours, si c'estoit à moy de recommencer, ce seroit certes
  le mesme train et par mesme progrez, pour infructueux qu'il me
  peust estre. L'insuffisance et la sottise est loüable en vne action
  meslouable. Autant que ie m'eslongne de leur humeur en cela, ie
  m'approche de la mienne.   Au demeurant, en ce marché, ie ne
  me laissois pas tout aller: ie m'y plaisois, mais ie ne m'y oubliois
  pas: ie reseruois en son entier, ce peu de sens et de discretion, que
  Nature m'a donné, pour leur seruice, et pour le mien: vn peu d'esmotion,
  mais point de resuerie. Ma conscience s'y engageoit aussi,
  iusques à la desbauche et dissolution, mais iusques à l'ingratitude,
  trahison, malignité, et cruauté, non. Ie n'achetois pas le plaisir de
  ce vice à tout prix: et me contentois de son propre et simple coust.
  _Nullum intra se vitium est._ Ie hay quasi à pareille mesure vne oysiueté
  croupie et endormie, comme vn embesongnement espineux et
  penible. L'vn me pince, l'autre m'assoupit. I'ayme autant les blesseures,
  comme les meurtrisseures, et les coups trenchans, comme
  les coups orbes. I'ay trouué en ce marché, quand i'y estois plus propre,
  vne iuste moderation entre ces deux extremitez. L'amour est
  vne agitation esueillee, viue, et gaye. Ie n'en estois ny troublé, ny
  affligé, mais i'en estois eschauffé, et encores alteré: il s'en faut
  arrester là. Elle n'est nuisible qu'aux fols. Vn ieune homme demandoit
  au philosophe Panetius, s'il sieroit bien au sage d'estre amoureux:
  Laissons là le sage, respondit-il, mais toy et moy, qui ne le
  sommes pas, ne nous engageons en chose si esmeuë et violente,
  qui nous esclaue à autruy, et nous rende contemptibles à nous. Il
  disoit vray: qu'il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse, à
  vne ame qui n'aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabatre
  par effect la parole d'Agesilaus, que la prudence et l'amour ne
  peuuent ensemble. C'est vne vaine occupation, il est vray, messeante,
  honteuse, et illegitime. Mais à la conduire en cette façon,
  ie l'estime salubre, propre à desgourdir vn esprit, et vn corps poisant.
  Et comme medecin, l'ordonnerois à vn homme de ma forme et
  condition, autant volontiers qu'aucune autre recepte: pour l'esueiller
  et tenir en force bien auant dans les ans, et le dilaier des
  prises de la vieillesse. Pendant que nous n'en sommes qu'aux fauxbourgs,
  que le pouls bat encores,

    _Dum noua canities, dum prima et recta senectus,
    Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
    Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo,_

  nous auons besoing d'estre sollicitez et chatouillez, par quelque
  agitation mordicante, comme est cette-cy. Voyez combien elle a
  rendu de ieunesse, vigueur et de gayeté, au sage Anacreon. Et Socrates,
  plus vieil que ie ne suis, parlant d'vn obiect amoureux:
  M'estant, dit-il, appuyé contre son espaule, de la mienne, et approché
  ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans
  vn liure, ie senty sans mentir, soudain vne piqueure dans l'espaule,
  comme de quelque morsure de beste; et fus plus de cinq iours depuis,
  qu'elle me fourmilloit: et m'escoula dans le cœur vne demangeaison
  continuelle. Vn attouchement, et fortuite, et par vne espaule,
  aller eschauffer, et alterer vne ame refroidie, et esneruee par
  l'aage, et la premiere de toutes les humaines, en reformation.
  Pourquoy non dea? Socrates estoit homme, et ne vouloit ny estre
  ny sembler autre chose. La philosophie n'estriue point contre les
  voluptez naturelles, pourueu que la mesure y soit ioincte: et en
  presche la moderation, non la fuitte. L'effort de sa resistance s'emploie
  contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits
  du corps ne doiuent pas estre augmentez par l'esprit. Et nous aduertit
  ingenieusement, de ne vouloir point esueiller nostre faim par
  la saturité: de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre:
  d'euiter toute iouyssance, qui nous met en disette: et toute viande
  et breuuage, qui nous altere, et affame. Comme au seruice de l'amour
  elle nous ordonne, de prendre vn obiect qui satisface simplement
  au besoing du corps, qui n'esmeuue point l'ame: laquelle
  n'en doit pas faire son faict, ains suyure nüement et assister le
  corps. Mais ay-ie pas raison d'estimer, que ces preceptes, qui ont
  pourtant d'ailleurs, selon moy, vn peu de rigueur, regardent vn
  corps qui face son office: et qu'à vn corps abbattu, comme vn
  estomach prosterné, il est excusable de le rechauffer et soustenir
  par art: et par l'entremise de la fantasie, luy faire reuenir l'appetit
  et l'allegresse, puis que de soy il l'a perdue?   Pouuons nous pas
  dire, qu'il n'y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement,
  ny corporel, ny spirituel: et qu'iniurieusement nous desmembrons
  vn homme tout vif: et qu'il semble y auoir raison, que
  nous nous portions enuers l'vsage du plaisir, aussi fauorablement
  aumoins, que nous faisons enuers la douleur? Elle estoit, pour
  exemple, vehemente, iusques à la perfection, en l'ame des saincts
  par la pœnitence. Le corps y auoit naturellement part, par le droict
  de leur colligance, et si pouuoit auoir peu de part à la cause: si ne
  se sont ils pas contentez qu'il suyuist nuement, et assistast l'ame
  affligee. Ils l'ont affligé luymesme, de peines atroces et propres:
  affin qu'à l'enuy l'vn de l'autre, l'ame et le corps plongeassent
  l'homme dans la douleur, d'autant plus salutaire, que plus aspre.
  En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas iniustice d'en refroidir
  l'ame, et dire, qu'il l'y faille entrainer, comme à quelque
  obligation et necessité contreinte et seruile? C'est à elle plustost de
  les couuer et fomenter: de s'y presenter et conuier: la charge de
  regir luy appartenant. Comme c'est aussi à mon aduis à elle, aux
  plaisirs, qui luy sont propres, d'en inspirer et infondre au corps
  tout le ressentiment que porte sa condition, et de s'estudier qu'ils
  luy soient doux et salutaires. Car c'est bien raison, comme ils disent,
  que le corps ne suyue point ses appetits au dommage de l'esprit.
  Mais pourquoy n'est-ce pas aussi raison, que l'esprit ne suiue
  pas les siens, au dommage du corps?   Ie n'ay point autre passion
  qui me tienne en haleine. Ce que l'auarice, l'ambition, les querelles,
  les procés, font à l'endroit des autres, qui comme moy, n'ont
  point de vacation assignee, l'amour le feroit plus commodément. Il
  me rendroit, la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne:
  r'asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la
  vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la
  corrompre: me remettroit aux estudes sains et sages, par où ie me
  peusse rendre plus estimé et plus aymé: ostant à mon esprit le
  desespoir de soy, et de son vsage, et le raccointant à soy: me diuertiroit
  de mille pensees ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques
  que l'oysiueté nous charge en tel aage, et le mauuais
  estat de nostre santé: reschaufferoit aumoins en songe, ce sang
  que nature abandonne: soustiendroit le menton, et allongeroit vn
  peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, à ce pauure
  homme, qui s'en va le grand train vers sa ruine. Mais i'entens bien
  que c'est vne commodité fort mal-aisée à recouurer. Par foiblesse,
  et longue experience, nostre goust est deuenu plus tendre et plus
  exquis. Nous demandons plus, lors que nous apportons moins.
  Nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d'estre
  acceptez. Nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis,
  et plus defians: rien ne nous peut asseurer d'estre aymez, veu
  nostre condition, et la leur. I'ay honte de me trouuer parmy cette
  verte et bouillante ieunesse,

    _Cuius in indomito constantior inguine neruus,
        Quàm noua collibus arbor inhæret._

  Qu'irions nous presenter nostre misere parmy cette allégresse?

    _Possint vt iuuenes visere feruidi
        Multo non sine risu,
        Dilapsam in cineres facem._

  Ils ont la force et la raison pour eux: faisons leur place: nous
  n'auons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante, ne se
  laisse manier à mains si gourdes, et prattiquer à moyens purs
  materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien, à celuy qui
  se moquoit, dequoy il n'auoit sçeu gaigner la bonne grace d'vn
  tendron qu'il pourchassoit: Mon amy, le hameçon ne mord pas à
  du fromage si frais. Or c'est vn commerce qui a besoin de relation
  et de correspondance. Les autres plaisirs que nous receuons,
  se peuuent recognoistre par recompenses de nature diuerse: mais
  cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En verité
  en ce desduit, le plaisir que ie fay, chatouille plus doucement mon
  imagination, que celuy qu'on me fait. Or cil n'a rien de genereux,
  qui peut receuoir plaisir où il n'en donne point; c'est vne vile ame,
  qui veut tout deuoir, et qui se plaist de nourrir de la conference,
  auec les personnes ausquels il est en charge. Il n'y a beauté, ny
  grace, ny priuauté si exquise, qu'vn galant homme deust desirer
  à ce prix. Si elles ne nous peuuent faire du bien que par pitié:
  i'ayme bien plus cher ne viure point, que de viure d'aumosne.
  Ie voudrois auoir droit de leur demander, au stile auquel i'ay veu
  quester en Italie: _Fate bene per voi_: ou à la guise que Cyrus
  exhortoit ses soldats, Qui m'aymera, si me suiue. R'alliez vous, me
  dira lon, à celles de vostre condition, que la compagnie de mesme
  fortune vous rendra plus aysees. O la sotte composition et insipide!

                          _Nolo
    Barbam vellere mortuo leoni._

  Xenophon employe pour obiection et accusation, contre Menon,
  qu'en son amour il embesongna des obiects passants fleur. Ie trouue
  plus de volupté à seulement veoir le juste et doux meslange de deux
  ieunes beautés: ou à le seulement considerer par fantasie, qu'à
  faire moy mesme le second, d'vn meslange triste et informe. Ie resigne
  cet appetit fantastique, à l'Empereur Galba, qui ne s'addonnoit
  qu'aux chairs dures et vieilles: et à ce pauure miserable,

    _O ego di faciant talem te cernere possim,
          Charáque mutatis oscula ferre comis,
    Amplectique meis corpus non pingue lacertis!_

  Et entre les premieres laideurs, ie compte les beautez artificielles et
  forcees. Emonez ieune gars de Chio, pensant par des beaux attours,
  acquerir la beauté que nature luy ostoit, se presenta au philosophe
  Arcesilaus: et luy demanda si vn sage se pourroit veoir amoureux:
  Ouy dea, respondit l'autre, pourueu que ce ne fust pas d'vne beauté
  paree et sophistiquee comme la tienne. La laideur d'vne vieillesse
  aduouee, est moins vieille, et moins laide à mon gré, qu'vne autre
  peinte et lissee. Le diray-ie, pourueu qu'on ne m'en prenne à la
  gorge? L'amour ne me semble proprement et naturellement en
  sa saison, qu'en l'aage voisin de l'enfance:

    _Quem si puellarum insereres choro,
    Mille sagaces falleret hospites
        Discrimen obscurum, solutis
              Crinibus, ambiguóque vultu._

  Et la beauté non plus. Car ce qu'Homere l'estend iusqu'à ce que le
  menton commence à s'ombrager, Platon mesme l'a remarqué pour
  rare. Et est notoire la cause pour laquelle le sophiste Dion appelloit
  les poils folets de l'adolescence, Aristogitons et Harmodiens. En la
  virilité, ie le trouue desia aucunement hors de son siege, non qu'en
  la vieillesse.

    _Importunus enim transuolat aridas
    Quercus._

  Et Marguerite Royne de Nauarre, alonge en femme, bien loing,
  l'auantage des femmes: ordonnant qu'il est saison à trente ans,
  qu'elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte possession
  nous luy donnons sur nostre vie, mieux nous en valons. Voyez
  son port. C'est vn menton puerile, qui ne sçait en son eschole,
  combien on procede au rebours de tout ordre. L'estude, l'exercitation,
  l'vsage, sont voyes à l'insuffisance: les nouices y regentent.
  _Amor ordinem nescit._ Certes sa conduicte a plus de galbe, quand elle
  est meslee d'inaduertance, et de trouble: les fautes, les succez
  contraires y donnent poincte et grace. Pourueu qu'elle soit aspre et
  affamee, il chaut peu, qu'elle soit prudente. Voyez comme il va chancelant,
  chopant, et folastrant. On le met aux ceps, quand on le guide
  par art, et sagesse. Et contraint on sa diuine liberté, quand on le
  submet à ces mains barbues et calleuses.   Au demeurant, ie leur
  oy souuent peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner
  de mettre en consideration l'interest que les sens y ont. Tout y sert.
  Mais ie puis dire auoir veu souuent, que nous auons excusé la foiblesse
  de leurs esprits, en faueur de leurs beautez corporelles,
  mais que ie n'ay point encore veu, qu'en faueur de l'esprit, tant
  rassis, et meur soit-il, elles vueillent prester la main à vn corps,
  qui tombe tant soit peu en decadence. Que ne prend il enuie à quelqu'vne,
  de faire cette noble harde Socratique, du corps à l'esprit,
  achetant au prix de ses cuisses, vne intelligence et generation philosophique
  et spirituelle: le plus haut prix où elle les puisse monter:
  Platon ordonne en ses loix, que celuy qui aura faict quelque
  signalé et vtile exploit en la guerre, ne puisse estre refusé durant
  l'expedition d'icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, du
  baiser, ou autre faueur amoureuse, de qui il la vueille. Ce qu'il
  trouue si iuste en recommandation de la valeur militaire, ne le peut
  il pas estre aussi, en recommandation de quelque autre valeur? Et
  que ne prend il enuie à vne de preoccuper sur ses compagnes la
  gloire de cet amour chaste? chaste dis-ie bien,

            _Nam si quando ad prælia ventum est,
    Vt quondam in stipulis magnus sine viribus ignis
    Incassum furit._

  Les vices qui s'estouffent en la pensee, ne sont pas des pires.   Pour
  finir ce notable commentaire, qui m'est eschappé d'vn flux de caquet:
  flux impetueux par fois et nuisible,

    _Vt missum sponsi furtiuo munere malum
      Procurrit casto virginis è gremio:
    Quod miseræ oblitæ molli sub veste locatum,
      Dum aduentu matris prosilit, excutitur,
    Atque illud prono præceps agitur decursu:
      Huic manat tristi conscius ore rubor._

  Ie dis, que les masles et femelles, sont iettez en mesme moule, sauf
  l'institution et l'vsage, la difference n'y est pas grande. Platon appelle
  indifferemment les vns et les autres, à la societé de tous
  estudes, exercices, charges et vacations guerrieres et paisibles, en
  sa republique. Et le philosophe Antisthenes, ostoit toute distinction
  entre leur vertu et la nostre. Il est bien plus aisé d'accuser l'vn
  sexe, que d'excuser l'autre. C'est ce qu'on dit, Le fourgon se moque
  de la paele.



  CHAPITRE VI.

  _Des Coches._


  IL est bien aisé à verifier, que les grands autheurs, escriuans des
  causes, ne se seruent pas seulement de celles qu'ils estiment estre
  vrayes, mais de celles encores qu'ils ne croient pas, pourueu qu'elles
  ayent quelque inuention et beauté. Ils disent assez veritablement et
  vtilement, s'ils disent ingenieusement. Nous ne pouuons nous asseurer
  de la maistresse cause, nous en entassons plusieurs, pour voir
  si par rencontre elle se trouuera en ce nombre,

                      _Namque vnam dicere causam
    Non satis est, verum plures, vnde vna tamen sit._

  Me demandez vous d'où vient cette coustume, de benir ceux qui
  esternuent? Nous produisons trois sortes de vent; celuy qui sort
  par embas est trop sale: celuy qui sort par la bouche, porte quelque
  reproche de gourmandise: le troisiesme est l'esternuement: et
  parce qu'il vient de la teste, et est sans blasme, nous luy faisons cet
  honneste recueil. Ne vous moquez pas de cette subtilité, elle est,
  dit-on, d'Aristote.   Il me semble auoir veu en Plutarque (qui est
  de tous les autheurs que ie cognoisse, celuy qui a mieux meslé l'art
  à la nature, et le iugement à la science) rendant la cause du sousleuement
  d'estomach, qui aduient à ceux qui voyagent en mer, que
  cela leur arriue de crainte, ayant trouué quelque raison, par laquelle
  il prouue, que la crainte peut produire vn tel effect. Moy qui
  y suis fort subiect, sçay bien, que cette cause ne me touche pas. Et
  le sçay, non par argument, mais par necessaire experience. Sans
  alleguer ce qu'on m'a dict, qu'il en arriue de mesme souuent aux
  bestes, specialement aux pourceaux, hors de toute apprehension de
  danger: et ce qu'vn mien cognoissant, m'a tesmoigné de soy, qu'y
  estant fort subiect, l'enuie de vomir luy estoit passee, deux ou trois
  fois, se trouuant pressé de frayeur, en grande tourmente. Comme
  à cet ancien: _Peius vexabar quàm vt periculum mihi succurreret._
  Ie n'euz iamais peur sur l'eau: comme ie n'ay aussi ailleurs (et s'en
  est assez souuent offert de iustes, si la mort l'est) qui m'ait troublé
  ou esblouy. Elle naist par fois de faute de iugement, comme
  de faute de cœur. Tous les dangers que i'ay veu, ç'a esté les yeux
  ouuerts, la veuë libre, saine, et entiere. Encore faut-il du courage à
  craindre. Il me seruit autrefois au prix d'autres, pour conduire et
  tenir en ordre ma fuite, qu'elle fust sinon sans crainte, toutesfois
  sans effroy, et sans estonnement. Elle estoit esmeue, mais non pas
  estourdie ny esperdue. Les grandes ames vont bien plus outre, et
  representent des fuites, non rassises seulement, et saines, mais
  fieres. Disons celle qu'Alcibiades recite de Socrates, son compagnon
  d'armes: Ie le trouuay, dit-il, apres la route de nostre armee, luy
  et Lachez, des derniers entre les fuyans: et le consideray tout
  à mon aise, et en seureté, car i'estois sur vn bon cheual, et luy à
  pied, et auions ainsi combatu. Ie remarquay premierement, combien
  il montroit d'auisement et de resolution, au prix de Lachez:
  et puis la brauerie de son marcher, nullement different du sien
  ordinaire: sa veue ferme et reglee, considerant et iugeant ce qui se
  passoit autour de luy: regardant tantost les vns, tantost les autres,
  amis et ennemis, d'vne façon, qui encourageoit les vns, et signifioit
  aux autres, qu'il estoit pour vendre bien cher son sang et sa vie, à
  qui essayeroit de la luy oster, et se sauuerent ainsi: car volontiers
  on n'attaque pas ceux-cy, on court apres les effraiez. Voylà le tesmoignage
  de ce grand capitaine: qui nous apprend ce que nous
  essaions tous les iours, qu'il n'est rien qui nous iette tant aux dangers,
  qu'vne faim inconsideree de nous en mettre hors. _Quo timoris
  minus est, eo minus fermè periculi est._ Nostre peuple a tort, de dire,
  celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu'il y songe, et
  qu'il la preuoit. La preuoyance conuient egallement à ce qui nous
  touche en bien, et en mal. Considerer et iuger le danger, est aucunement
  le rebours de s'en estonner. Ie ne me sens pas assez fort
  pour soustenir le coup, et l'impetuosité, de cette passion de la peur,
  ny d'autre vehemente. Si i'en estois vn coup vaincu, et atterré, ie
  ne m'en releuerois iamais bien entier. Qui auroit faict perdre pied à
  mon ame, ne la remettroit iamais droicte en sa place. Elle se retaste
  et recherche trop vifuement et profondement. Et pourtant, ne
  lairroit iamais ressoudre et consolider la playe qui l'auroit percee.
  Il m'a bien pris qu'aucune maladie ne me l'ayt encore desmise. A
  chasque charge qui me vient, ie me presente et oppose, en mon
  haut appareil. Ainsi la premiere qui m'emporteroit, me mettroit
  sans ressource. Ie n'en fais point à deux. Par quelque endroict que
  le rauage fauçast ma leuee, me voyla ouuert, et noyé sans remede.
  Epicurus dit, que le sage ne peut iamais passer à vn estat contraire.
  I'ay quelque opinion de l'enuers de cette sentence; que qui aura
  esté vne fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu me
  donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le
  moyen que i'ay de les soustenir. Nature m'ayant descouuert d'vn
  costé, m'a couuert de l'autre: m'ayant desarmé de force, m'a armé
  d'insensibilité, et d'vne apprehension reglee, ou mousse.   Or ie ne
  puis souffrir long temps, et les souffrois plus difficilement en ieunesse,
  ny coche, ny littiere, ny bateau, et hay toute autre voiture
  que de cheual, en la ville, et aux champs. Mais ie puis souffrir la
  lictiere, moins qu'vn coche: et par mesme raison, plus aisement
  vne agitation rude sur l'eau, d'où se produict la peur, que le mouuement
  qui se sent en temps calme. Par cette legere secousse, que
  les auirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, ie me sens
  brouiller, ie ne sçay comment, la teste et l'estomach: comme ie ne
  puis souffrir sous moy vn siege tremblant. Quand la voile, ou le
  cours de l'eau, nous emporte esgallement, ou qu'on nous touë,
  cette agitation vnie, ne me blesse aucunement. C'est vn remuement
  interrompu, qui m'offence: et plus, quand il est languissant. Ie ne
  sçaurois autrement peindre sa forme. Les medecins m'ont ordonné
  de me presser et sangler d'vne seruiette le bas du ventre, pour remedier
  à cet accident: ce que ie n'ay point essayé, ayant accoustumé
  de lucter les deffauts qui sont en moy, et les dompter par
  moy-mesme.   Si i'en auoy la memoire suffisamment informee, ie
  ne pleindroy mon temps à dire icy l'infinie varieté, que les histoires
  nous presentent de l'vsage des coches, au seruice de la guerre:
  diuers selon les nations, selon les siecles: de grand effect, ce me
  semble, et necessité. Si que c'est merueille, que nous en ayons perdu
  toute cognoissance. I'en diray seulement cecy, que tout freschement,
  du temps de nos peres, les Hongres les mirent tres-vtilement en besongne
  contre les Turcs: en chacun y ayant vn rondelier et vn mousquetaire,
  et nombre de harquebuzes rengees, prestes et chargees:
  le tout couuert d'vne pauesade, à la mode d'vne galliotte. Ils faisoient
  front à leur bataille de trois mille tels coches et apres que le canon
  auoit ioué, les faisoient tirer, et aualler aux ennemys cette salue,
  auant que de taster le reste: qui n'estoit pas vn leger auancement:
  ou descochoient lesdits coches dans leurs escadrons, pour les rompre
  et y faire iour: outre le secours qu'ils en pouuoient prendre,
  pour flanquer en lieu chatouilleux, les trouppes marchants en la
  campagne: ou à couurir vn logis à la haste, et le fortifier. De mon
  temps, vn Gentil-homme, en l'vne de nos frontieres, impost de sa
  personne, et ne trouuant cheual capable de son poids, ayant vne
  querelle, marchoit par païs en coche, de mesme cette peinture, et
  s'en trouuoit tres-bien. Mais laissons ces coches guerriers.
  Comme si leur neantise n'estoit assez cognue à meilleures enseignes,
  les derniers Roys de nostre premiere race marchoient par
  païs en vn chariot mené de quatre bœufs. Marc Antoine fut le premier,
  qui se fit trainer à Rome, et vne garse menestriere quand et
  luy, par des lyons attelez à vn coche. Heliogabalus en fit depuis
  autant, se disant Cibelé la mere des Dieux: et aussi par des tigres,
  contrefaisant le Dieu Bacchus: il attela aussi par fois deux cerfs à
  son coche: et vne autre fois quatre chiens: et encore quatre garses
  nues, se faisant trainer par elles, en pompe, tout nud. L'empereur
  Firmus fit mener son coche, à des autruches de merueilleuse grandeur,
  de maniere qu'il sembloit plus voler que rouler.   L'estrangeté
  de ces inuentions, me met en teste cett' autre fantasie: Que
  c'est vne espece de pusillanimité, aux monarques, et vn tesmoignage
  de ne sentir point assez, ce qu'ils sont, de trauailler à se faire valloir
  et paroistre, par despenses excessiues. Ce seroit chose excusable
  en pays estranger: mais parmy ses subiects, où il peut tout, il
  tire de sa dignité, le plus extreme degré d'honneur, où il puisse
  arriuer. Comme à vn Gentil-homme, il me semble, qu'il est superflu
  de se vestir curieusement en son priué: sa maison, son train, sa
  cuysine respondent assez de luy. Le conseil qu'Isocrates donne à son
  Roy, ne me semble sans raison: Qu'il soit splendide en meubles
  et vtensiles: d'autant que c'est vne despense de duree, qui passe
  iusques à ses successeurs: et qu'il fuye toutes magnificences, qui
  s'escoulent incontinent et de l'vsage et de la memoire. I'aymois à
  me parer quand i'estoy cadet, à faute d'autre parure: et me seoit
  bien. Il en est sur qui les belles robes pleurent. Nous auons des
  comtes merueilleux de la frugalité de nos Roys au tour de leurs
  personnes, et en leurs dons: grands Roys en credit, en valeur, et
  en fortune. Demosthenes combat à outrance, la loy de sa ville, qui
  assignoit les deniers publics aux pompes des ieux, et de leurs festes.
  Il veut que leur grandeur se montre, en quantité de vaisseaux bien
  equippez, et bonnes armees bien fournies. Et a lon raison d'accuser
  Theophrastus, qui establit en son liure des richesses, vn aduis contraire:
  et maintient telle nature de despense, estre le vray fruit de
  l'opulence. Ce sont plaisirs, dit Aristote, qui ne touchent que la
  plus basse commune: qui s'euanouissent de la souuenance aussi
  tost qu'on en est rassasié: et desquels nul homme iudicieux et
  graue ne peut faire estime. L'emploitte me sembleroit bien plus
  royale, comme plus vtile, iuste et durable, en ports, en haures,
  fortifications et murs: en bastiments somptueux, en eglises, hospitaux,
  colleges, reformation de ruës et chemins: en quoy le Pape
  Gregoire treziesme lairra sa memoire recommandable à long temps:
  et en quoy nostre Royne Catherine tesmoigneroit à longues annees
  sa liberalité naturelle et munificence, si ses moyens suffisoient à son
  affection. La Fortune m'a faict grand desplaisir d'interrompre la
  belle structure du Pont neuf, de nostre grand' ville, et m'oster l'espoir
  auant mourir d'en veoir en train le seruice.   Outre ce, il
  semble aux subiects spectateurs de ces triomphes, qu'on leur fait
  montre de leurs propres richesses, et qu'on les festoye à leurs despens.
  Car les peuples presument volontiers des Roys, comme nous
  faisons de nos valets: qu'ils doiuent prendre soing de nous apprester
  en abondance tout ce qu'il nous faut, mais qu'ils n'y doiuent
  aucunement toucher de leur part. Et pourtant l'Empereur Galba,
  ayant pris plaisir à vn musicien pendant son souper, se fit porter sa
  boëte, et luy donna en sa main vne poignee d'escus, qu'il y pescha,
  auec ces paroles: Ce n'est pas du public, c'est du mien. Tant y a,
  qu'il aduient le plus souuent, que le peuple a raison: et qu'on repaist
  ses yeux, de ce dequoy il auoit à paistre son ventre.   La liberalité
  mesme n'est pas bien en son lustre en main souueraine:
  les priuez y ont plus de droict. Car à le prendre exactement, vn
  Roy n'a rien proprement sien; il se doibt soy-mesmes à autruy. La
  iurisdiction ne se donne point en faueur du iuridiciant: c'est en faueur
  du iuridicié. On fait vn superieur, non iamais pour son profit,
  ains pour le profit de l'inferieur: et vn medecin pour le malade,
  non pour soy. Toute magistrature, comme tout art, iette sa fin hors
  d'elle. _Nulla ars in se versatur._ Parquoy les gouuerneurs de l'enfance
  des Princes, qui se piquent à leur imprimer cette vertu de
  largesse: et les preschent de ne sçauoir rien refuser, et n'estimer
  rien si bien employé, que ce qu'ils donront (instruction que i'ay veu
  en mon temps fort en credit) ou ils regardent plus à leur proufit,
  qu'à celuy de leur maistre: ou ils entendent mal à qui ils parlent.
  Il est trop aysé d'imprimer la liberalité, en celuy, qui a dequoy y
  fournir autant qu'il veut, aux despens d'autruy. Et son estimation
  se reglant, non à la mesure du present, mais à la mesure des moyens
  de celuy qui l'exerce, elle vient à estre vaine en mains si puissantes.
  Ils se trouuent prodigues, auant qu'ils soient liberaux.
  Pourtant est elle de peu de recommandation, au prix d'autres vertus
  royalles. Et la seule, comme disoit le tyran Dionysius, qui se comporte
  bien auec la tyrannie mesme. Ie luy apprendroy plustost ce
  verset du laboureur ancien,

  Τη χειρι δει σπειρειν, αλλαμη ὁλω τω θυλακω

  Qu'il faut à qui en veut retirer fruict, semer de la main, non pas verser
  du sac: il faut espandre le grain, non pas le respandre: et qu'ayant
  à donner, ou pour mieux dire, à payer, et rendre à tant de gens,
  selon qu'ils ont deseruy, il en doibt estre loyal et auisé dispensateur.
  Si la liberalité d'vn Prince est sans discretion et sans mesure,
  ie l'ayme mieux auare.   La vertu Royalle semble consister le plus
  en la iustice. Et de toutes les parties de la iustice, celle là remerque
  mieux les Roys, qui accompagne la liberalité. Car ils l'ont particulierement
  reseruee à leur charge: là où toute autre iustice, ils
  l'exercent volontiers par l'entremise d'autruy. L'immoderee largesse,
  est vn moyen foible à leur acquerir bien-vueillance: car elle
  rebute plus de gens, qu'elle n'en practique: _Quo in plures vsus sis,
  minus in multos vti possis. Quid autem est stultius, quàm, quod libenter
  facias, curare vt id diutius facere non possis?_ Et si elle est employee
  sans respect du merite, fait vergongne à qui la reçoit: et se
  reçoit sans grace. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple,
  par les mains de ceux mesme, qu'ils auoyent iniquement auancez:
  telle maniere d'hommes, estimants asseurer la possession des biens
  indeuement receuz, s'ils montrent auoir à mespris et hayne, celuy
  duquel ils les tenoyent, et se r'allient au iugement et opinion commune
  en cela.   Les subiects d'vn Prince excessif en dons, se rendent
  excessifs en demandes: ils se taillent, non à la raison, mais à
  l'exemple. Il y a certes souuent, dequoy rougir, de nostre impudence.
  Nous sommes surpayez selon iustice, quand la recompence
  esgalle nostre seruice: car n'en deuons nous rien à nos Princes d'obligation
  naturelle? S'il porte nostre despence, il fait trop: c'est
  assez qu'il l'ayde: le surplus s'appelle bien-faict, lequel ne se peut
  exiger: car le nom mesme de la liberalité sonne liberté. A nostre
  mode, ce n'est iamais faict: le reçeu ne se met plus en compte:
  on n'ayme la liberalité que future. Par quoy plus vn Prince s'espuise
  en donnant, plus il s'appaourit d'amys. Comment assouuiroit
  il les enuies, qui croissent, à mesure qu'elles se remplissent? Qui a
  sa pensee à prendre, ne l'a plus à ce qu'il a prins. La conuoitise
  n'a rien si propre que d'estre ingrate.   L'exemple de Cyrus ne
  duira pas mal en ce lieu, pour seruir aux Roys de ce temps, de
  touche, à recognoistre leurs dons, bien ou mal employez: et leur
  faire veoir, combien cet Empereur les assenoit plus heureusement,
  qu'ils ne font. Par où ils sont reduits à faire leurs emprunts, apres
  sur les subiects incognus, et plustost sur ceux, à qui ils ont faict
  du mal, que sur ceux, à qui ils ont faict du bien: et n'en reçoiuent
  aydes, où il y aye rien de gratuit, que le nom. Crœsus luy reprochoit
  sa largesse: et calculoit à combien se monteroit son thresor,
  s'il eust eu les mains plus restreintes. Il eut enuie de iustifier sa
  liberalité: et despeschant de toutes parts, vers les grands de son
  estat, qu'il auoit particulierement auancez: pria chacun de le secourir,
  d'autant d'argent qu'il pourroit, à vne sienne necessité: et
  le luy enuoyer par declaration. Quand touts ces bordereaux luy
  furent apportez, chacun de ses amys, n'estimant pas que ce fust
  assez faire, de luy en offrir seulement autant qu'il en auoit reçeu
  de sa munificence, y en meslant du sien propre beaucoup, il se
  trouua, que cette somme se montoit bien plus que ne disoit l'espargne
  de Crœsus. Sur quoy Cyrus: Ie ne suis pas moins amoureux
  des richesses, que les autres Princes, et en suis plustost plus
  mesnager. Vous voyez à combien peu de mise i'ay acquis le thresor
  inestimable de tant d'amis: et combien ils me sont plus fideles
  thresoriers, que ne seroient des hommes mercenaires, sans obligation,
  sans affection: et ma cheuance mieux logee qu'en des coffres,
  appellant sur moy la haine, l'enuie, et le mespris des autres Princes.
     Les Empereurs tiroient excuse à la superfluité de leurs ieux
  et montres publiques, de ce que leur authorité dependoit aucunement,
  aumoins par apparence, de la volonté du peuple Romain:
  lequel auoit de tout temps accoustumé d'estre flaté par telle sorte de
  spectacles et d'excez. Mais c'estoyent particuliers qui auoyent nourry
  cette coustume, de gratifier leurs concitoyens et compagnons:
  principalement sur leur bourse, par telle profusion et magnificence.
  Elle eut tout autre goust, quand ce furent les maistres qui vindrent
  à l'imiter. _Pecuniarum translatio à iustis dominis ad alienos non debet
  liberalis videri._ Philippus de ce que son fils essayoit par presents,
  de gaigner la volonté des Macedoniens, l'en tança par vne
  lettre, en cette maniere. Quoy? as tu enuie, que tes subiects te
  tiennent pour leur boursier, non pour leur Roy? Veux tu les prattiquer?
  Prattique les, des bien-faicts de ta vertu, non des bien-faicts
  de ton coffre.   C'etoit pourtant vne belle chose, d'aller faire apporter
  et planter en la place aux arenes, vne grande quantité de
  gros arbres, tous branchus et tous verts, representans vne grande
  forest ombrageuse, despartie en belle symmetrie: et le premier
  iour, ietter là dedans mille austruches, mille cerfs, mille sangliers, et
  mille dains, les abandonnant à piller au peuple: le lendemain
  faire assommer en sa presence, cent gros lyons, cent leopards, et
  trois cens ours: et pour le troisiesme iour, faire combatre à outrance,
  trois cens paires de gladiateurs, comme fit l'Empereur Probus.
  C'estoit aussi belle chose à voir, ces grands amphitheatres encroustez
  de marbre au dehors, labouré d'ouurages et statues, le
  dedans reluisant de rares enrichissemens,

    _Baltheus en gemmis, en illita porticus auro._

  Tous les costez de ce grand vuide, remplis et enuironnez depuis le
  fons iusques au comble, de soixante ou quatre vingts rangs d'eschelons,
  aussi de marbre, couuers de carreaux,

                                _Exeat, inquit,
    Si pudor est, et puluino surgat equestri,
    Cuius res legi non sufficit,_

  où se peussent renger cent mille hommes, assis à leur aise. Et la
  place du fons, où les ieux se iouoyent, la faire premierement par
  art, entr'ouurir et fendre en creuasses, representant des antres qui
  vomissoient les bestes destinees au spectacle: et puis secondement
  l'inonder d'vne mer profonde, qui charioit force monstres marins,
  chargee de vaisseaux armez à representer vne bataille naualle: et
  tiercement, l'applanir et assecher de nouueau, pour le combat des
  gladiateurs: et pour la quatriesme façon, la sabler de vermillon et
  de storax, au lieu d'arene, pour y dresser vn festin solemne, à tout
  ce nombre infiny de peuple: le dernier acte d'vn seul iour.

                _Quoties nos descendentis arenæ
    Vidimus in partes, ruptáque voragine terræ
    Emersisse feras, et ijsdem sæpe latebris
    Aurea cum croceo creuerunt arbuta libro!
    Nec solùm nobis siluestria cernere monstra
    Contigit, æquoreos ego cum certantibus vrsis
    Spectaui vitulos, et equorum nomine dignum,
    Sed deforme pecus._

  Quelquefois on y a faict naistre, vne haute montaigne pleine de
  fruitiers et arbres verdoyans, rendant par son feste, vn ruisseau
  d'eau, comme de la bouche d'vne viue fontaine. Quelquefois on y
  promena vn grand nauire, qui s'ouuroit et desprenoit de soy-mesmes,
  et apres auoir vomy de son ventre, quatre ou cinq cens
  bestes à combat, se resserroit et s'esuanouissoit, sans ayde. Autresfois,
  du bas de cette place, ils faisoient eslancer des surgeons et
  filets d'eau, qui reiallissoient contremont, et à cette hauteur infinie,
  alloient arrousant et embaumant cette infinie multitude. Pour
  se couurir de l'iniure du temps, ils faisoient tendre cette immense
  capacité, tantost de voyles de pourpre labourez à l'éguille, tantost
  de soye, d'vne ou autre couleur, et les auançoyent et retiroyent en
  vn moment, comme il leur venoit en fantasie,

    _Quamuis non modico caleant spectacula sole,
        Vela reducuntur, cùm venit Hermogenes._

  Les rets aussi qu'on mettoit au deuant du peuple, pour le defendre
  de la violence de ces bestes eslancees, estoient tyssus d'or,

          _Auro quoque torta refulgent
    Retia._

  S'il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c'est, où
  l'inuention et la nouueauté, fournit d'admiration, non pas la despence.
  En ces vanitez mesme, nous descouurons combien ces siecles
  estoyent fertiles d'autres esprits que ne sont les nostres. Il va de
  cette sorte de fertilité, comme il fait de toutes autres productions
  de la Nature. Ce n'est pas à dire qu'elle y ayt lors employé son dernier
  effort. Nous n'allons point, nous rodons plustost, et tourneuirons
  çà et là: nous nous promenons sur nos pas. Ie crains que
  nostre cognoissance soit foible en tous sens. Nous ne voyons ny
  gueres loing, ny guere arriere. Elle embrasse peu, et vit peu:
  courte et en estendue de temps, et en estendue de matiere.

            _Vixere fortes ante Agamemnona
            Multi, sed omnes illacrymabiles
                Vrgentur, ignotique longa
            Nocte.

    Et supera bellum Troianum et funera Troiæ,
    Multi alias alij quoque res cecinere poetæ._

  Et la narration de Solon, sur ce qu'il auoit apprins des prestres
  d'Ægypte de la longue vie de leur estat, et maniere d'apprendre et
  conseruer les histoires estrangeres, ne me semble tesmoignage de
  refus en cette consideration. _Si interminatam in omnes partes magnitudinem
  regionum videremus et temporum, in quam se iniiciens
  animus et intendens, ita latè longeque peregrinatur, vt nullam oram
  vltimi videat, in qua possit insistere: in hac immensitate infinita, vis
  innumerabilium appareret formarum._ Quand tout ce qui est venu
  par rapport du passé, iusques à nous, seroit vray, et seroit sçeu
  par quelqu'vn, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est
  ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui coule pendant que
  nous y sommes, combien chetiue et racourcie est la cognoissance
  des plus curieux? Non seulement des euenemens particuliers, que
  Fortune rend souuent exemplaires et poisans: mais de l'estat des
  grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus, qu'il
  n'en vient a nostre science. Nous escrions, du miracle de l'inuention
  de nostre artillerie, de nostre impression: d'autres hommes,
  vn autre bout du monde à la Chine, en iouyssoit mille ans auparauant.
  Si nous voyions autant du monde, comme nous n'en voyons
  pas, nous apperceurions, comme il est à croire, vne perpetuelle
  multiplication et vicissitude de formes. Il n'y a rien de seul et de
  rare, eu esgard à Nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance:
  qui est vn miserable fondement de nos regles, et qui nous
  represente volontiers vne tres-fauce image des choses. Comme vainement
  nous concluons auiourd'huy, l'inclination et la decrepitude
  du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse
  et decadence:

    _Iámque adeo affecta est ætas, affectáque tellus._

  Ainsi vainement concluoit cettuy-la, sa naissance et ieunesse, par
  la vigueur qu'il voyoit aux esprits de son temps, abondans en nouuelletez
  et inuentions de diuers arts:

    _Verum, vt opinor, habet nouitatem summa, recénsque
    Natura est mundi, neque pridem exordia cœpit:
    Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur,
    Nunc etiam augescunt, nunc addita nauigiis sunt
    Multa._

  Nostre monde vient d'en trouuer vn autre (et qui nous respond
  si c'est le dernier de ses freres, puis que les Dæmons, les Sybilles,
  et nous, auons ignoré cettuy-cy iusqu'à cette heure?) non moins
  grand, plain, et membru, que luy: toutesfois si nouueau et si enfant,
  qu'on luy apprend encore son a, b, c. Il n'y a pas cinquante
  ans, qu'il ne sçauoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements,
  ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud, au giron, et ne viuoit
  que des moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien, de
  nostre fin, et ce poëte de la ieunesse de son siecle, cet autre
  monde ne fera qu'entrer en lumiere, quand le nostre en sortira.
  L'vniuers tombera en paralysie: l'vn membre sera perclus, l'autre
  en vigueur. Bien crains-ie, que nous aurons tres-fort hasté sa declinaison
  et sa ruyne, par nostre contagion: et que nous luy aurons
  bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'estoit vn monde
  enfant: si ne l'auons nous pas fouëté et soubsmis à nostre discipline,
  par l'auantage de nostre valeur, et forces naturelles: ny ne
  l'auons practiqué par nostre iustice et bonté: ny subiugué par
  nostre magnanimité. La plus part de leurs responces, et des negotiations
  faictes auec eux, tesmoignent qu'ils ne nous deuoient rien
  en clarté d'esprit naturelle, et en pertinence. L'espouuentable magnificence
  des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses
  pareilles, le iardin de ce Roy, où tous les arbres, les fruicts,
  et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en vn iardin,
  estoient excellemment formees en or: comme en son cabinet,
  tous les animaux, qui naissoient en son estat et en ses mers: et
  la beauté de leurs ouurages, en pierrerie, en plume, en cotton, en
  la peinture, montrent qu'ils ne nous cedoient non plus en l'industrie.
  Mais quant à la deuotion, obseruance des loix, bonté, liberalité,
  loyauté, franchise, il nous a bien seruy, de n'en auoir pas tant
  qu'eux. Ils se sont perdus par cet aduantage, et vendus, et trahis
  eux mesmes.   Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté,
  constance, resolution contre les douleurs et la faim, et la
  mort, ie ne craindrois pas d'opposer les exemples, que ie trouuerois
  parmy eux, aux plus fameux exemples anciens, que nous ayons
  aux memoires de nostre monde pardeçà. Car pour ceux qui les ont
  subiuguez, qu'ils ostent les ruses et batelages, dequoy ils se sont
  seruis à les piper: et le iuste estonnement, qu'apportoit à ces nations
  là, de voir arriuer si inopinement des gens barbus, diuers en
  langage, religion, en forme, et en contenance: d'vn endroit du
  monde si esloigné, et où ils n'auoient iamais sçeu qu'il y eust habitation
  quelconque: montez sur des grands monstres incongneuz:
  contre ceux, qui n'auoient non seulement iamais veu de cheual,
  mais beste quelconque, duicte à porter et soustenir homme ny autre
  charge: garnis d'vne peau luysante et dure, et d'vne arme trenchante
  et resplendissante: contre ceux, qui pour le miracle de la
  lueur d'vn miroir ou d'vn cousteau, alloyent eschangeant vne
  grande richesse en or et en perles, et qui n'auoient ny science ny
  matiere, par où tout à loysir, ils sçeussent percer nostre acier:
  adioustez y les foudres et tonnerres de nos pieces et harquebuses,
  capables de troubler Cæsar mesme, qui l'en eust surpris autant
  inexperimenté: et à cett'heure, contre des peuples nuds, si ce
  n'est où l'inuention estoit arriuee de quelque tyssu de cotton: sans
  autres armes pour le plus, que d'arcs, pierres, bastons et boucliers
  de bois: des peuples surpris soubs couleur d'amitié et de bonne
  foy, par la curiosité de veoir des choses estrangeres et incognues:
  ostez, dis-ie, aux conquerans cette disparité, vous leur ostez toute
  l'occasion de tant de victoires. Quand ie regarde à cette ardeur indomtable,
  dequoy tant de milliers d'hommes, femmes, et enfans,
  se presentent et reiettent à tant de fois, aux dangers ineuitables,
  pour la deffence de leurs dieux, et de leur liberté: cette genereuse
  obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort,
  plus volontiers, que de se soubsmettre à la domination de ceux, de
  qui ils ont esté si honteusement abusez: et aucuns, choisissans plutost
  de se laisser defaillir par faim et par ieusne, estans pris, que
  d'accepter le viure des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses:
  ie preuois que à qui les eust attaquez pair à pair, et d'armes,
  et d'experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux,
  et plus, qu'en autre guerre que nous voyons.   Que n'est tombee
  soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, vne si
  noble conqueste: et vne si grande mutation et alteration de tant
  d'empires et de peuples, soubs des mains, qui eussent doucement
  poly et defriché ce qu'il y auoit de sauuage: et eussent conforté et
  promeu les bonnes semences, que Nature y auoit produit: meslant
  non seulement à la culture des terres, et ornement des villes, les
  arts de deça, en tant qu'elles y eussent esté necessaires, mais aussi,
  meslant les vertus Grecques et Romaines, aux origineles du pays?
  Quelle reparation eust-ce esté, et quel amendement à toute cette
  machine, que les premiers exemples et deportemens nostres, qui
  se sont presentez par delà, eussent appellé ces peuples, à l'admiration,
  et imitation de la vertu, et eussent dressé entre-eux et nous,
  vne fraternelle societé et intelligence? Combien il eust esté aisé, de
  faire son profit, d'ames si neuues, si affamees d'apprentissage,
  ayants pour la plus part, de si beaux commencemens naturels? Au
  rebours, nous nous sommes seruis de leur ignorance, et inexperience,
  à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, auarice,
  et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et patron
  de nos mœurs. Qui mit iamais à tel prix, le seruice de la mercadence
  et de la trafique? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees,
  tant de millions de peuples, passez au fil de l'espee, et
  la plus riche et belle partie du monde bouleuersee, pour la negotiation
  des perles et du poiure. Mechaniques victoires. Iamais l'ambition,
  iamais les inimitiez publiques, ne pousserent les hommes,
  les vns contre les autres, à si horribles hostilitez, et calamitez si
  miserables.   En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aucuns
  Espagnols prindrent terre en vne contree fertile et plaisante,
  fort habitee: et firent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees:
  Qu'ils estoient gens paisibles, venans de loingtains voyages,
  enuoyez de la part du Roy de Castille, le plus grand Prince de la
  terre habitable, auquel le Pape, representant Dieu en terre, auoit
  donné la principauté de toutes les Indes. Que s'ils vouloient luy estre
  tributaires, ils seroient tres-benignement traictez: leur demandoient
  des viures, pour leur nourriture, et de l'or pour le besoing
  de quelque medecine. Leur remontroient au demeurant, la creance
  d'vn seul Dieu, et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient
  d'accepter, y adioustans quelques menasses. La responce
  fut telle: Que quand à estre paisibles, ils n'en portoient pas la
  mine, s'ils l'estoient. Quant à leur Roy, puis qu'il demandoit, il
  deuoit estre indigent, et necessiteux: et celuy qui luy auoit faict
  cette distribution, homme aymant dissension, d'aller donner à vn
  tiers, chose qui n'estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre
  les anciens possesseurs. Quant aux viures, qu'ils leur en fourniroient:
  d'or, ils en auoient peu: et que c'estoit chose qu'ils mettoient
  en nulle estime, d'autant qu'elle estoit inutile au seruice de
  leur vie, là où tout leur soin regardoit seulement à la passer heureusement
  et plaisamment: pourtant ce qu'ils en pourroient trouuer,
  sauf ce qui estoit employé au seruice de leurs dieux, qu'ils le
  prinssent hardiment. Quant à vn seul Dieu, le discours leur en
  auoit pleu: mais qu'ils ne vouloient changer leur religion, s'en
  estans si vtilement seruis si long temps: et qu'ils n'auoient accoustumé
  prendre conseil, que de leurs amis et cognoissans. Quant aux
  menasses, c'estoit signe de faute de iugement, d'aller menassant
  ceux, desquels la nature, et les moyens estoient incongnuz. Ainsi
  qu'ils se despeschassent promptement de vuyder leur terre, car ils
  n'estoient pas accoustumez de prendre en bonne part, les honnestetez
  et remonstrances de gens armez, et estrangers: autrement
  qu'on feroit d'eux, comme de ces autres, leur montrant les testes
  d'aucuns hommes iusticiez autour de leur ville. Voylà vn exemple
  de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu-là,
  ny en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouuerent les marchandises
  qu'ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse:
  quelque autre commodité qu'il y eust: tesmoing mes Cannibales.

  Des deux les plus puissans Monarques de ce monde là, et à
  l'auanture de cettuy-cy, Roys de tant de Roys: les derniers qu'ils
  en chasserent: celuy du Peru, ayant esté pris en vne bataille, et
  mis à vne rançon si excessiue, qu'elle surpasse toute creance, et
  celle là fidellement payee: et auoir donné par sa conuersation signe
  d'vn courage franc, liberal, et constant, et d'vn entendement
  net, et bien composé: il print enuie aux vainqueurs, apres en auoir
  tiré vn million trois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d'or:
  outre l'argent, et autres choses, qui ne monterent pas moins (si que
  leurs cheuaux n'alloient plus ferrez, que d'or massif) de voir encores,
  au prix de quelque desloyauté que ce fust, quel pouuoit estre
  le reste des thresors de ce Roy, et iouyr librement de ce qu'il auoit
  reserré. On luy apposta vne fauce accusation et preuue: Qu'il desseignoit
  de faire sousleuer ses prouinces, pour se remettre en liberté.
  Sur quoy par beau iugement, de ceux mesme qui luy auoient
  dressé cette trahison, on le condamna à estre pendu et estranglé
  publiquement: luy ayant faict racheter le tourment d'estre bruslé
  tout vif, par le baptesme qu'on luy donna au supplice mesme. Accident
  horrible et inouy: qu'il souffrit pourtant sans se desmentir,
  ny de contenance, ny de parole, d'vne forme et grauité vrayement
  royalle. Et puis, pour endormir les peuples estonnez et transis de
  chose si estrange, on contrefit vn grand deuil de sa mort, et luy
  ordonna on des somptueuses funerailles.   L'autre Roy de Mexico,
  ayant long temps defendu sa ville assiegee, et montré en ce siege
  tout ce que peut et la souffrance, et la perseuerance, si onques
  Prince et peuple le montra: et son malheur l'ayant rendu vif, entre
  les mains des ennemis, auec capitulation d'estre traité en Roy:
  aussi ne leur fit-il rien voir en la prison, indigne de ce tiltre: ne
  trouuant point apres cette victoire, tout l'or qu'ils s'estoient promis:
  quand ils eurent tout remué, et tout fouillé, ils se mirent à en
  chercher des nouuelles, par les plus aspres gehennes, dequoy ils se
  peurent aduiser, sur les prisonniers qu'ils tenoient. Mais pour
  n'auoir rien profité, trouuant des courages plus forts que leurs
  tourments, ils en vindrent en fin à telle rage, que contre leur foy
  et contre tout droict des gens, ils condamnerent le Roy mesme, et
  l'vn des principaux seigneurs de sa cour à la gehenne, en presence
  l'vn de l'autre. Ce seigneur se trouuant forcé de la douleur, enuironné
  de braziers ardens, tourna sur la fin, piteusement sa veue
  vers son maistre, comme pour luy demander mercy, de ce qu'il n'en
  pouuoit plus. Le Roy plantant fierement et rigoureusement les yeux
  sur luy, pour reproche de sa lascheté et pusillanimité, luy dit seulement
  ces mots, d'vne voix rude et ferme: Et moy, suis ie dans vn
  bain, suis-ie pas plus à mon aise que toy? Celuy-là soudain apres
  succomba aux douleurs, et mourut sur la place. Le Roy à demy
  rosty, fut emporté de là. Non tant par pitié (car quelle pitié toucha
  iamais des ames si barbares, qui pour la doubteuse information de
  quelque vase d'or à piller, fissent griller deuant leurs yeux vn
  homme: non qu'vn Roy, si grand, et en fortune, et en merite) mais
  ce fut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur
  cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de
  se deliurer par armes d'vne si longue captiuité et subiection: où il
  fit sa fin digne d'vn magnanime Prince.   A vne autre fois ils mirent
  brusler pour vn coup, en mesme feu, quatre cens soixante
  hommes tous vifs, les quatre cens du commun peuple, les soixante
  des principaux seigneurs d'vne prouince, prisonniers de guerre
  simplement. Nous tenons d'eux-mesmes ces narrations: car ilz ne
  les aduouent pas seulement, ils s'en ventent, et les preschent. Seroit-ce
  pour tesmoignage de leur iustice, ou zele enuers la religion?
  Certes ce sont voyes trop diuerses, et ennemies d'vne si saincte fin.
  S'ils se fussent proposés d'estendre nostre foy, ils eussent consideré
  que ce n'est pas en possession de terres qu'elle s'amplifie, mais en
  possession d'hommes: et se fussent trop contentez des meurtres
  que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferemment
  vne boucherie, comme sur des bestes sauuages: vniuerselle, autant
  que le fer et le feu y ont peu attaindre: n'en ayant conserué par
  leur dessein, qu'autant qu'ils en ont voulu faire de miserables esclaues,
  pour l'ouurage et seruice de leurs minieres. Si que plusieurs
  des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste,
  par ordonnance des Roys de Castille, iustement offencez de l'horreur
  de leurs deportemens, et quasi tous desestimez et mal-voulus.
  Dieu a meritoirement permis, que ces grands pillages se soient
  absorbez par la mer en les transportant: ou par les guerres intestines,
  dequoy ils se sont mangez entre-eux: et la plus part s'enterrerent
  sur les lieux, sans aucun fruict de leur victoire.   Quant à
  ce que la recepte, et entre les mains d'vn Prince mesnager, et prudent,
  respond si peu à l'esperance, qu'on en donna à ses predecesseurs,
  et à cette premiere abondance de richesses, qu'on rencontra
  à l'abord de ces nouuelles terres (car encore qu'on en retire beaucoup,
  nous voyons que ce n'est rien, au prix de ce qui s'en deuoit
  attendre) c'est que l'vsage de la monnoye estoit entierement incognu,
  et que par consequent, leur or se trouua tout assemblé, n'estant
  en autre seruice, que de montre, et de parade, comme vn
  meuble reserué de pere en fils, par plusieurs puissants Roys, qui
  espuisoient tousiours leurs mines, pour faire ce grand monceau de
  vases et statues, à l'ornement de leurs palais, et de leurs temples:
  au lieu que nostre or est tout en emploite et en commerce. Nous le
  menuisons et alterons en mille formes, l'espandons et dispersons.
  Imaginons que nos Roys amoncelassent ainsi tout l'or, qu'ils pourroient
  trouuer en plusieurs siecles, et le gardassent immobile.

  Ceux du royaume de Mexico estoient aucunement plus ciuilisez,
  et plus artistes, que n'estoient les autres nations de là. Aussi iugeoient-ils,
  ainsi que nous, que l'vniuers fust proche de sa fin: et
  en prindrent pour signe la desolation que nous y apportasmes. Ils
  croyoyent que l'estre du monde, se depart en cinq aages, et en la
  vie de cinq soleils consecutifs, desquels les quatre auoient desia
  fourny leurs temps, et que celuy qui leur esclairoit, estoit le cinquiesme.
  Le premier perit auec toutes les autres creatures, par
  vniuerselle inondation d'eaux. Le second, par la cheute du ciel sur
  nous, qui estouffa toute chose viuante: auquel aage ils assignent
  les geants, et en firent voir aux Espagnols des ossements; à la proportion
  desquels, la stature des hommes reuenoit à vingt paumes
  de hauteur. Le troisiesme, par feu, qui embrasa et consuma tout.
  Le quatriesme, par vne émotion d'air, et de vent, qui abbatit iusques
  à plusieurs montaignes: les hommes n'en moururent point,
  mais ils furent changez en magots (quelles impressions ne souffre
  la lascheté de l'humaine creance!) Apres la mort de ce quatriesme
  soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpetuelles tenebres. Au
  quinziesme desquels fut creé vn homme, et vne femme, qui refirent
  l'humaine race. Dix ans apres, à certain de leurs iours, le soleil
  parut nouuellement creé: et commence depuis, le compte de leurs
  annees par ce iour là. Le troisiesme iour de sa creation, moururent
  les Dieux anciens: les nouueaux sont nays depuis du iour à la
  iournee. Ce qu'ils estiment de la maniere que ce dernier soleil perira,
  mon autheur n'en a rien appris. Mais leur nombre de ce quatriesme
  changement, rencontre à cette grande conionction des
  astres, qui produisit il y a huict cens tant d'ans, selon que les astrologiens
  estiment, plusieurs grandes alterations et nouuelletez au
  monde.   Quant à la pompe et magnificence, par où ie suis entré
  en ce propos, ny Græce, ny Rome, ny Ægypte, ne peut, soit en vtilité,
  ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouurages,
  au chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du païs, depuis
  la ville de Quito, iusques à celle de Cusco (il y a trois cens lieuës)
  droit, vny, large de vingt-cinq pas, paué, reuestu de costé et d'autre
  de belles et hautes murailles, et le long d'icelles par le dedans,
  deux ruisseaux perennes, bordez de beaux arbres, qu'ils nomment,
  Moly. Où ils ont trouué des montaignes et rochers, ils les ont taillez
  et applanis, et comblé les fondrieres de pierre et chaux. Au
  chef de chasque iournee, il y a de beaux palais fournis de viures,
  de vestements, et d'armes, tant pour les voyageurs, que pour les
  armees qui ont à y passer. En l'estimation de cet ouurage, i'ay
  compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce
  lieu là. Ils ne bastissoient point de moindres pierres, que de dix
  pieds en carré: ils n'auoient autre moyen de charrier, qu'à force
  de bras en trainant leur charge: et pas seulement l'art d'eschaffauder:
  n'y sçachants autre finesse, que de hausser autant de terre,
  contre leur bastiment, comme il s'esleue, pour l'oster apres.   Retombons
  à nos coches. En leur place, et de toute autre voiture, ils
  se faisoient porter par les hommes, et sur les espaules. Ce dernier
  Roy du Peru, le iour qu'il fut pris, estoit ainsi porté sur des brancars
  d'or, et assis dans vne chaize d'or, au milieu de sa bataille.
  Autant qu'on tuoit de ces porteurs, pour le faire choir à bas, car on
  le vouloit prendre vif, autant d'autres, et à l'enuy, prenoient la
  place des morts: de façon qu'on ne le peut onques abbatre, quelque
  meurtre qu'on fist de ces gens là, iusques à ce qu'vn homme
  de cheual l'alla saisir au corps, et l'aualla par terre.



  CHAPITRE VII.

  _De l'incommodité de la grandeur._


  PVISQVE nous ne la pouuons aueindre, vengeons nous à en mesdire.
  Si n'est-ce pas entierement mesdire de quelque chose, d'y
  trouuer des deffauts: il s'en trouue en toutes choses, pour belles et
  desirables qu'elles soyent. En general, elle a cet euident auantage,
  qu'elle se raualle quand il luy plaist, et qu'à peu pres, elle a le
  choix, de l'vne et l'autre condition. Car on ne tombe pas de toute
  hauteur, il en est plus, desquelles on peut descendre, sans tomber.
  Bien me semble-il, que nous la faisons trop valoir: et trop valoir
  aussi la resolution de ceux que nous auons ou veu ou ouy dire,
  l'auoir mesprisee, ou s'en estre desmis, de leur propre dessein. Son
  essence n'est pas si euidemment commode, qu'on ne la puisse refuser
  sans miracle. Ie trouue l'effort bien difficile à la souffrance des
  maux, mais au contentement d'vne mediocre mesure de fortune, et
  fuite de la grandeur, i'y trouue fort peu d'affaire. C'est vne vertu,
  ce me semble, où moy, qui ne suis qu'vn oyson, arriuerois sans
  beaucoup de contention. Que doiuent faire ceux, qui mettroient
  encores en consideration, la gloire qui accompagne ce refus, auquel
  il peut escheoir plus d'ambition, qu'au desir mesme et iouyssance de
  la grandeur? D'autant que l'ambition ne se conduit iamais mieux
  selon soy, que par vne voye esgaree et inusitee.   I'aiguise mon
  courage vers la patience, ie l'affoiblis vers le desir. Autant ay-ie à
  souhaitter qu'vn autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et
  d'indiscretion: mais pourtant, si ne m'est-il iamais aduenu, de souhaitter
  ny empire ny royauté, ny l'eminence de ces hautes fortunes
  et commanderesses. Ie ne vise pas de ce costé là: ie m'aime trop.
  Quand ie pense à croistre, c'est bassement: d'vne accroissance contrainte
  et coüarde: proprement pour moy: en resolution, en prudence,
  en santé, en beauté, et en richesse encore. Mais ce credit,
  cette auctorité si puissante, foule mon imagination. Et tout à l'opposite
  de l'autre, m'aymerois à l'auanture mieux, deuxiesme ou
  troisiesme à Perigueux, que premier à Paris: au moins sans mentir,
  mieux troisiesme à Paris, que premier en charge, Ie ne veux ny
  debattre auec vn huissier de porte, miserable incognu: ny faire
  fendre en adoration, les presses où ie passe. Ie suis duit à vn estage
  moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust. Et ay montré en
  la conduitte de ma vie, et de mes entreprinses, que i'ay plustost
  fuy, qu'autrement, d'eniamber par dessus le degré de fortune, auquel
  Dieu logea ma naissance. Toute constitution naturelle, est pareillement
  iuste et aysee. I'ay ainsi l'ame poltrone, que ie ne mesure
  pas la bonne fortune selon sa hauteur, ie la mesure selon sa
  facilité.   Mais si ie n'ay point le cœur gros assez, ie l'ay à l'equipollent
  ouuert, et qui m'ordonne de publier hardiment sa foiblesse.
  Qui me donneroit à conferer la vie de L. Thorius Balbus, gallant
  homme, beau, sçauant, sain, entendu et abondant en toute sorte de
  commoditez et plaisirs, conduisant vne vie tranquille, et toute
  sienne, l'ame bien preparee contre la mort, la superstition, les douleurs,
  et autres encombriers de l'humaine necessité, mourant en fin
  en bataille, les armes en la main, pour la defense de son païs, d'vne
  part: et d'autre part la vie de M. Regulus, ainsi grande et hautaine,
  que chascun la cognoist, et sa fin admirable: l'vne sans nom,
  sans dignité: l'autre exemplaire et glorieuse à merueilles: i'en diroy
  certes ce qu'en dit Cicero, si ie sçauoy aussi bien dire que luy.
  Mais s'il me les falloit coucher sur la mienne, ie diroy aussi, que la
  premiere est autant selon ma portee, et selon mon desir, que ie conforme
  à ma portee, comme la seconde est loing au delà. Qu'à cette
  cy, ie ne puis aduenir que par veneration: i'aduiendroy volontiers à
  l'autre par vsage.   Retournons à nostre grandeur temporelle, d'où
  nous sommes partis. Ie suis desgousté de maistrise, et actiue et passiue.
  Otanez l'vn des sept, qui auoient droit de pretendre au royaume
  de Perse, print vn party, que i'eusse prins volontiers: c'est qu'il quitta
  à ses compagnons son droit d'y pouuoir arriuer par election, ou par
  sort: pourueu que luy et les siens, vescussent en cet empire hors de
  toute subiection et maistrise, sauf celle des loix antiques: et y
  eussent toute liberté, qui ne porteroit preiudice à icelles: impatient
  de commander, comme d'estre commandé.   Le plus aspre et difficile
  mestier du monde, à mon gré, c'est, faire dignement le Roy.
  I'excuse plus de leurs fautes, qu'on ne fait communement, en consideration
  de l'horrible poix de leur charge, qui m'estonne. Il est
  difficile de garder mesure, à vne puissance si desmesuree. Si est-ce
  que c'est enuers ceux-mesmes qui sont de moins excellente nature,
  vne singuliere incitation à la vertu, d'estre logé en tel lieu, où vous
  ne faciez aucun bien, qui ne soit mis en registre et en compte: et
  où le moindre bien faire, porte sur tant de gens: et où vostre suffisance,
  comme celle des prescheurs, s'adresse principallement au
  peuple, iuge peu exacte, facile à piper, facile à contenter. Il est peu
  de choses, ausquelles nous puissions donner le iugement syncere,
  par ce qu'il en est peu, ausquelles en quelque façon nous n'ayons
  particulier interest. La superiorité et inferiorité, la maistrise, et la
  subiection, sont obligees à vne naturelle enuie et contestation: il
  faut qu'elles s'entrepillent perpetuellement. Ie ne crois ny l'vne ny
  l'autre, des droicts de sa compagne: laissons en dire à la raison,
  qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. Ie
  feuilletois il n'y a pas vn mois, deux liures Escossois, se combattans
  sur ce subiect. Le populaire rend le Roy de pire condition
  qu'vn charretier, le monarchique le loge quelques brasses au dessus
  de Dieu, en puissance et souueraineté.   Or l'incommodité de
  la grandeur, que i'ay pris icy à remerquer, par quelque occasion
  qui vient de m'en aduertir, est cette-cy. Il n'est à l'auanture rien
  plus plaisant au commerce des hommes, que les essais que nous
  faisons les vns contre les autres, par ialousie d'honneur et de valeur,
  soit aux exercices du corps ou de l'esprit: ausquels la grandeur
  souueraine n'a aucune vraye part. A la verité il m'a semblé
  souuent, qu'à force de respect, on y traicte les Princes desdaigneusement
  et iniurieusement. Car ce dequoy ie m'offençois infiniement
  en mon enfance, que ceux qui s'exerçoient auec moy, espargnassent
  de s'y employer à bon escient, pour me trouuer indigne contre qui
  ils s'efforçassent: c'est ce qu'on voit leur aduenir tous les iours,
  chacun se trouuant indigne de s'efforcer contre eux. Si on recognoist
  qu'ils ayent tant soit peu d'affection à la victoire, il n'est celuy,
  qui ne se trauaille à la leur prester: et qui n'ayme mieux trahir
  sa gloire, que d'offenser la leur. On n'y employe qu'autant
  d'effort qu'il en faut pour seruir à leur honneur. Quelle part ont ils
  à la meslee, en laquelle chacun est pour eux? Il me semble voir ces
  paladins du temps passé, se presentans aux ioustes et aux combats,
  auec des corps, et des armes faëes. Brisson courant contre Alexandre,
  se feignit en la course: Alexandre l'en tança: mais il luy en
  deuoit faire donner le foüet. Pour cette consideration, Carneades
  disoit, que les enfans des Princes n'apprennent rien à droict qu'à
  manier des cheuaux: d'autant qu'en tout autre exercice, chacun
  fleschit soubs eux, et leur donne gaigné: mais vn cheual qui n'est
  ny flateur ny courtisan, verse le fils du Roy par terre, comme il feroit
  le fils d'vn crocheteur.   Homere a esté contrainct de consentir
  que Venus fut blessee au combat de Troye, vne si douce saincte
  et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse, qualitez
  qui ne tombent aucunement en ceux qui sont exempts de danger.
  On fait courroucer, craindre, fuyr les Dieux, s'enialouser, se
  douloir, et se passionner, pour les honorer des vertus qui se bastissent
  entre nous, de ces imperfections. Qui ne participe, au hazard et
  difficulté, ne peut pretendre interest à l'honneur et plaisir qui suit
  les actions hazardeuses. C'est pitié de pouuoir tant, qu'il aduienne
  que toutes choses vous cedent. Vostre fortune reiette trop loing de
  vous la societé et la compagnie, elle vous plante trop à l'escart.
  Cette aysance et lasche facilité, de faire tout baisser soubs soy, est
  ennemye de toute sorte de plaisir. C'est glisser cela, ce n'est pas
  aller: c'est dormir, ce n'est pas viure! Conceuez l'homme accompagné
  d'omnipotence, vous l'abysmez: il faut qu'il vous demande par
  aumosne, de l'empeschement et de la resistance. Son estre et son
  bien est en indigence.   Leurs bonnes qualitez sont mortes et perdues:
  car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met
  hors: ils ont peu de cognoissance de la vraye loüange, estans batus
  d'vne si continuelle approbation et vniforme. Ont ils affaire au
  plus sot de leurs subiects? ils n'ont aucun moyen de prendre aduantage
  sur luy: en disant, C'est pour ce qu'il est mon Roy, il luy
  semble auoir assez dict, qu'il a presté la main à se laisser vaincre.
  Cette qualité estouffe et consomme les autres qualitez vrayes et
  essentielles: elles sont enfoncees dans la royauté: et ne leur laisse
  à eux faire valoir, que les actions qui la touchent directement, et
  qui luy seruent: les offices de leur charge. C'est tant estre Roy,
  qu'il n'est que par là. Cette lueur estrangere qui l'enuironne, le
  cache, et nous le desrobe: nostre veuë s'y rompt et s'y dissipe,
  estant remplie et arrestee par cette forte lumiere. Le Senat ordonna
  le prix d'eloquence à Tybere: il le refusa, n'estimant pas d'vn iugement
  si peu libre, quand bien il eust esté veritable, il s'en peust
  ressentir.   Comme on leur cede tous auantages d'honneur, aussi
  conforte lon et auctorise les deffauts et vices qu'ils ont: non seulement
  par approbation, mais aussi par imitation. Chacun des suiuans
  d'Alexandre portoit comme luy, la teste à costé. Et les flateurs de
  Dionisius, s'entrehurtoient en sa presence, poussoyent et versoient
  ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu'ils auoient la veuë
  aussi courte que luy. Les greueures ont aussi par fois seruy de recommandation
  et faueur. I'en ay veu la surdité en affectation. Et
  par ce que le maistre hayssoit sa femme, Plutarque a veu les courtisans
  repudier les leurs, qu'ils aymoient. Qui plus est, la paillardise
  s'en est veuë en credit, et toute dissolution: comme aussi la desloyauté,
  les blasphemes, la cruauté: comme l'heresie, comme la
  superstition, l'irreligion, la mollesse, et pis si pis il y a. Par vn
  exemple encores plus dangereux, que celuy des flateurs de Mithridates,
  qui d'autant que leur maistre pretendoit à l'honneur de bon
  medecin, luy portoient à inciser et cauteriser leurs membres. Car ces
  autres souffrent cauteriser leur ame, partie plus delicate et plus
  noble.   Mais pour acheuer par où i'ay commencé: Adrian l'Empereur
  debatant auec le philosophe Fauorinus de l'interpretation de
  quelque mot: Fauorinus luy en quitta bien tost la victoire: ses
  amys se plaignans à luy: Vous vous moquez, fit-il, voudriez vous
  qu'il ne fust pas plus sçauant que moy, luy qui commande à trente
  legions? Auguste escriuit des vers contre Asinius Pollio: Et moy,
  dit Pollio, ie me tais: ce n'est pas sagesse d'escrire à l'enuy de celuy,
  qui peut proscrire. Et auoient raison. Car Dionysius pour ne
  pouuoir esgaller Philoxenus en la poësie, et Platon en discours: en
  condamna l'vn aux carrieres, et enuoya vendre l'autre esclaue en
  l'isle d'Ægine.



  CHAPITRE VIII.

  _De l'art de conferer._


  C'EST vn vsage de nostre iustice, d'en condamner aucuns, pour
  l'aduertissement des autres. De les condamner, par ce qu'ils ont
  failly, ce seroit bestise, comme dit Platon. Car ce qui est faict, ne
  se peut deffaire: mais c'est afin qu'ils ne faillent plus de mesmes, ou
  qu'on fuye l'exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu'on
  pend, on corrige les autres par luy. Ie fais de mesmes. Mes erreurs
  sont tantost naturelles et incorrigibles et irremediables. Mais ce que
  les honnestes hommes profitent au public en se faisant imiter, ie le
  profiteray à l'auanture à me faire euiter.

    _Nónne vides Albi vt malè viuat filius, vtque
    Barrus inops? magnum documentum, ne patriam rem
    Perdere quis velit._

  Publiant et accusant mes imperfections, quelqu'vn apprendra de les
  craindre. Les parties que i'estime le plus en moy, tirent plus d'honneur
  de m'accuser, que de me recommander. Voylà pourquoy i'y
  retombe, et m'y arreste plus souuent. Mais quand tout est compté,
  on ne parle iamais de soy, sans perte. Les propres condemnations
  sont tousiours accreuës, les louanges mescruës. Il en peut estre
  aucuns de ma complexion, qui m'instruis mieux par contrarieté que
  par similitude: et par fuite que par suite. A cette sorte de discipline
  regardoit le vieux Caton, quand il dict, que les sages ont plus
  à apprendre des fols, que les fols des sages. Et cet ancien ioueur
  de lyre, que Pausanias recite, auoir accoustumé contraindre ses
  disciples d'aller ouyr vn mauuais sonneur, qui logeoit vis à vis de
  luy: où ils apprinssent à hayr ses desaccords et fauces mesures.
  L'horreur de la cruauté me reiecte plus auant en la clemence,
  qu'aucun patron de clemence ne me sçauroit attirer. Vn bon escuyer
  ne redresse pas tant mon assiete, comme fait vn procureur, ou vn
  Venitien à cheual. Et vne mauuaise façon de langage, reforme
  mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les iours la sotte contenance
  d'vn autre, m'aduertit et m'aduise. Ce qui poincte, touche
  et esueille mieux, que ce qui plaist. Ce temps est propre à nous
  amender à reculons, par disconuenance plus que par conuenance;
  par difference, que par accord. Estant peu apprins par les bons
  exemples, ie me sers des mauuais: desquels la leçon est ordinaire.
  Ie me suis efforcé de me rendre autant aggreable comme i'en voyoy
  de fascheux: aussi ferme, que i'en voyoy de mols: aussi doux,
  que i'en voyoy d'aspres: aussi bon, que i'en voyoy de meschants.
  Mais ie me proposoy des mesures inuincibles.   Le plus fructueux
  et naturel exercice de nostre esprit, c'est à mon gré la conference.
  I'en trouue l'vsage plus doux, que d'aucune autre action de nostre
  vie. Et c'est la raison pourquoy, si i'estois à cette heure forcé de
  choisir, ie consentirois plustost, ce crois-ie, de perdre la veuë, que
  l'ouyr ou le parler. Les Atheniens, et encore les Romains, conseruoient
  en grand honneur cet exercice en leurs Academies. De nostre
  temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand
  profit: comme il se voit par la comparaison de nos entendemens
  aux leurs. L'estude des liures, c'est vn mouuement languissant et
  foible qui n'eschauffe point: là où la conference, apprend et exerce
  en vn coup. Si ie confere auec vne ame forte, et vn roide iousteur,
  il me presse les flancs, me picque à gauche et à dextre: ses imaginations
  eslancent les miennes. La ialousie, la gloire, la contention,
  me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l'vnisson,
  est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Mais comme nostre
  esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reglez,
  il ne se peut dire, combien il perd, et s'abastardit, par le
  continuel commerce, et frequentation, que nous auons auec les
  esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui s'espande comme
  celle-là. Ie sçay par assez d'experience, combien en vaut l'aune.
  I'ayme à contester, et à discourir, mais c'est auec peu d'hommes,
  et pour moy. Car de seruir de spectacle aux grands, et faire à
  l'enuy parade de son esprit, et de son caquet, ie trouue que c'est
  vn mestier tres-messeant à vn homme d'honneur.   La sottise est
  vne mauuaise qualité, mais de ne la pouuoir supporter, et s'en despiter
  et ronger, comme il m'aduient, c'est vne autre sorte de maladie,
  qui ne doit guere à la sottise, en importunité. Et est ce qu'à
  present ie veux accuser du mien. I'entre en conference et en dispute,
  auec grande liberté et facilité: d'autant que l'opinion trouue en
  moy le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines.
  Nulles propositions m'estonnent, nulle creance me blesse,
  quelque contrarieté qu'elle aye à la mienne. Il n'est si friuole et si
  extrauagante fantasie, qui ne me semble bien sortable à la production
  de l'esprit humain. Nous autres, qui priuons nostre iugement
  du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions
  diuerses: et si nous n'y prestons le iugement, nous y prestons
  aysement l'oreille. Où l'vn plat est vuide du tout en la balance, ie
  laisse vaciller l'autre, sous les songes d'vne vieille. Et me semble
  estre excusable, si i'accepte plustost le nombre impair: le ieudy au
  prix du vendredy: si ie m'aime mieux douziesme ou quatorziesme,
  que treiziesme à table: si ie vois plus volontiers vn liéure costoyant,
  que trauersant mon chemin, quand ie voyage: et donne
  plustost le pied gauche, que le droict, à chausser. Toutes telles reuasseries,
  qui sont en credit autour de nous, meritent aumoins
  qu'on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement l'inanité,
  mais elles l'emportent. Encores sont en poids, les opinions vulgaires
  et casuelles, autre chose, que rien, en nature. Et qui ne s'y laisse
  aller iusques là, tombe à l'auanture au vice de l'opiniastreté, pour
  euiter celuy de la superstition.   Les contradictions donc des iugemens,
  ne m'offencent, ny m'alterent: elles m'esueillent seulement
  et m'exercent. Nous fuyons la correction, il s'y faudroit presenter
  et produire notamment quand elle vient par forme de conference,
  non de regence. A chasque opposition, on ne regarde pas si elle est
  iuste, mais, à tort, ou à droit, comme on s'en deffera. Au lieu d'y
  tendre les bras, nous y tendons les griffes. Ie souffrirois estre rudement
  heurté par mes amis: Tu és vn sot, tu resues. I'ayme entre
  les galans hommes, qu'on s'exprime courageusement: que les mots
  aillent où va la pensee. Il nous faut fortifier l'ouye, et la durcir,
  contre cette tendreur du son ceremonieux des parolles. I'ayme vne
  societé, et familiarité forte, et virile: vne amitié, qui se flatte en
  l'aspreté et vigueur de son commerce: comme l'amour, és morsures
  et esgratigneures sanglantes. Elle n'est pas assez vigoureuse et genereuse,
  si elle n'est querelleuse: si elle est ciuilisee et artiste: si
  elle craint le heurt, et a ses allures contreintes. _Neque enim disputari
  sine reprehensione potest._ Quand on me contrarie, on esueille
  mon attention, non pas ma cholere: ie m'auance vers celuy qui me
  contredit, qui m'instruit. La cause de la verité, deuroit estre la
  cause commune à l'vn et à l'autre. Que respondra-il? la passion du
  courroux luy a desia frappé le iugement: le trouble s'en est saisi,
  auant la raison. Il seroit vtile, qu'on passast par gageure, la decision
  de nos disputes: qu'il y eust vne marque materielle de nos
  pertes: affin que nous en tinssions estat, et que mon valet me peust
  dire: Il vous cousta l'annee passee cent escus, à vingt fois, d'auoir
  esté ignorant et opiniastre. Ie festoye et caresse la verité en quelque
  main que ie la trouue, et m'y rends alaigrement, et luy tends
  mes armes vaincues, de loing que ie la vois approcher. Et pourueu
  qu'on n'y procede d'vne troigne trop imperieusement magistrale,
  ie prens plaisir à estre reprins. Et m'accommode aux accusateurs,
  souuent plus, par raison de ciuilité, que par raison d'amendement:
  aymant à gratifier et à nourrir la liberté de m'aduertir, par la facilité
  de ceder.   Toutesfois il est malaisé d'y attirer les hommes de
  mon temps. Ils n'ont pas le courage de corriger, par ce qu'ils n'ont
  pas le courage de souffrir à l'estre. Et parlent tousiours auec dissimulation,
  en presence les vns des autres. Ie prens si grand plaisir
  d'estre iugé et cogneu, qu'il m'est comme indifferent, en quelle des
  deux formes ie le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si
  souuent, et condamne, que ce m'est tout vn, qu'vn autre le face:
  veu principalement que ie ne donne à sa reprehension, que l'authorité
  que ie veux. Mais ie romps paille auec celuy, qui se tient si
  haut à la main: comme i'en cognoy quelqu'vn, qui plaint son aduertissement,
  s'il n'en est creu: et prend à iniure, si on estriue à le
  suiure. Ce que Socrates recueilloit tousiours riant, les contradictions,
  qu'on opposoit à son discours, on pourroit dire, que sa force
  en estoit cause: et que l'auantage ayant à tomber certainement de
  son costé, il les acceptoit, comme matiere de nouuelle victoire. Toutesfois
  nous voyons au rebours, qu'il n'est rien, qui nous y rende le
  sentiment si delicat, que l'opinion de la préeminence, et desdaing
  de l'aduersaire. Et que par raison, c'est au foible plustost, d'accepter
  de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent. Ie cherche
  à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment, que
  de ceux qui me craignent. C'est vn plaisir fade et nuisible, d'auoir
  affaire à gens qui nous admirent et facent place. Antisthenes commanda
  à ses enfans, de ne sçauoir iamais gré ny grace, à homme
  qui les louast. Ie me sens bien plus fier, de la victoire que ie gaigne
  sur moy, quand en l'ardeur mesme du combat, ie me faits plier
  soubs la force de la raison de mon aduersaire: que ie ne me sens
  gré, de la victoire que ie gaigne sur luy, par sa foiblesse. En fin, ie
  reçois et aduoue toute sorte d'atteinctes qui sont de droict fil, pour
  foibles qu'elles soient: mais ie suis par trop impatient, de celles
  qui se donnent sans forme.   Il me chaut peu de la matiere, et me
  sont les opinions vnes, et la victoire du subiect à peu pres indifferente.
  Tout vn iour ie contesteray paisiblement, si la conduicte du
  debat se suit auec ordre. Ce n'est pas tant la force et la subtilité,
  que ie demande, comme l'ordre. L'ordre qui se voit tous les iours,
  aux altercations des bergers et des enfants de boutique: iamais
  entre nous. S'ils se detraquent, c'est en inciuilité: si faisons nous
  bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les deuoye pas de leur
  theme. Leur propos suit son cours. S'ils preuiennent l'vn l'autre,
  s'ils ne s'attendent pas, aumoins ils s'entendent. On respond tousiours
  trop bien pour moy, si on respond à ce que ie dits. Mais quand
  la dispute est trouble et des-reglee, ie quitte la chose, et m'attache
  à la forme, auec despit et indiscretion: et me iette à vne façon de
  debattre, testue, malicieuse, et imperieuse, dequoy i'ay à rougir
  apres. Il est impossible de traitter de bonne foy auec vn sot. Mon
  iugement ne se corrompt pas seulement à la main d'vn maistre si
  impetueux: mais aussi ma conscience.   Noz disputes deuroient
  estre defendues et punies, comme d'autres crimes verbaux. Quel
  vice n'esueillent elles et n'amoncellent, tousiours regies et commandees
  par la cholere? Nous entrons en inimitié, premierement contre
  les raisons, et puis contre les hommes. Nous n'apprenons à disputer
  que pour contredire: et chascun contredisant et estant
  contredict, il en aduient que le fruit du disputer, c'est perdre et
  aneantir la verité. Ainsi Platon en sa republique, prohibe cet exercice
  aux esprits ineptes et mal nays. A quoy faire vous mettez vous
  en voye de quester ce qui est, auec celuy qui n'a ny pas, ny alleure
  qui vaille? On ne fait point tort au subiect, quand on le quicte,
  pour voir du moyen de le traicter. Ie ne dis pas moyen scholastique
  et artiste, ie dis moyen naturel, d'vn sain entendement. Que sera-ce
  en fin? l'vn va en Orient, l'autre en Occident. Ils perdent le principal,
  et l'escartent dans la presse des incidens. Au bout d'vne heure
  de tempeste, ils ne sçauent ce qu'ils cherchent: l'vn est bas, l'autre
  haut, l'autre costier. Qui se prend à vn mot et vne similitude. Qui
  ne sent plus ce qu'on luy oppose, tant il est engagé en sa course, et
  pense à se suiure, non pas à vous. Qui se trouuant foible de reins,
  craint tout, refuse tout, mesle dez l'entree, et confond le propos:
  ou sur l'effort du debat, se mutine à se taire tout plat: par vne
  ignorance despite, affectant vn orgueilleux mesprix: ou vne sottement
  modeste fuitte de contention. Pourueu que cettuy-cy frappe,
  il ne luy chaut combien il se descouure. L'autre compte ses mots, et
  les poise pour raisons. Celuy-là n'y employe que l'auantage de sa
  voix, et de ses poulmons. En voyla vn qui conclud contre soy-mesme:
  et cettuy-cy qui vous assourdit de prefaces et digressions
  inutiles. Cet autre s'arme de pures iniures, et cherche vne querelle
  d'Alemaigne, pour se deffaire de la societé et conference d'vn esprit,
  qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous
  tient assiegé sur la closture dialectique de ses clauses, et sur les
  formules de son art.   Or qui n'entre en deffiance des sciences, et
  n'est en doubte, s'il s'en peut tirer quelque solide fruict, au besoin
  de la vie: à considerer l'vsage que nous en auons? _Nihil sanantibus
  litteris._ Qui a pris de l'entendement en la logique? où sont ses belles
  promesses? _Nec ad melius viuendum, nec ad commodius disserendum._
  Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengeres, qu'aux disputes
  publiques des hommes de cette profession? I'aymeroy mieux,
  que mon fils apprint aux tauernes à parler, qu'aux escholes de la
  parlerie. Ayez vn maistre és arts, conferez auec luy, que ne nous
  fait-il sentir cette excellence artificiele, et ne rauit les femmes, et
  les ignorans comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté
  de ses raisons, de la beauté de son ordre? que ne nous domine-il et
  persuade comme il veut? Vn homme si auantageux en matiere, et
  en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les iniures, l'indiscretion
  et la rage? Qu'il oste son chapperon, sa robbe, et son Latin,
  qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et tout creu, vous
  le prendrez pour l'vn d'entre nous, ou pis. Il me semble de cette
  implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent,
  qu'il en va comme des ioueurs de passe-passe: leur souplesse combat
  et force nos sens, mais elle n'esbranle aucunement nostre
  creance: hors ce bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et
  vil. Pour estre plus sçauans, ils n'en sont pas moins ineptes. I'ayme
  et honore le sçauoir, autant que ceux qui l'ont. Et en son vray
  vsage, c'est le plus noble et puissant acquest des hommes. Mais en
  ceux-là, et il en est vn nombre infiny de ce genre, qui en establissent
  leur fondamentale suffisance et valeur: qui se rapportent de leur
  entendement à leur memoire, _sub aliena vmbra latentes_: et ne peuuent
  rien que par liure: ie le hay, si ie l'ose dire, vn peu plus que
  la bestise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amande assez
  les bourses, nullement les ames. Si elle les rencontre mousses, elle
  les aggraue et suffoque: masse crue et indigeste: si desliees, elle
  les purifie volontiers, clarifie et subtilise iusques à l'exinanition.
  C'est chose de qualité à peu pres indifferente: tres-vtile accessoire, à
  vne ame bien nee, pernicieux à vne autre ame et dommageable. Ou
  plustost, chose de tres-precieux vsage, qui ne se laisse pas posseder
  à vil prix: en quelque main c'est vn sceptre, en quelque autre, vne
  marotte.   Mais suyuons. Quelle plus grande victoire attendez vous,
  que d'apprendre à vostre ennemy qu'il ne vous peut combattre?
  Quand vous gaignez l'auantage de vostre proposition, c'est la verité
  qui gaigne: quand vous gaignez l'auantage de l'ordre, et de la conduitte,
  c'est vous qui gaignez. Il m'est aduis qu'en Platon et Xenophon
  Socrates dispute plus, en faueur des disputants qu'en faueur
  de la dispute: et pour instruire Euthydemus et Protagoras de la
  cognoissance de leur impertinence, plus que de l'impertinence de
  leur art. Il empoigne la premiere matiere, comme celuy qui a vne
  fin plus vtile que de l'aisclaircir, assauoir esclaircir les esprits, qu'il
  prend à manier et exercer. L'agitation et la chasse est proprement
  de nostre gibier, nous ne sommes pas excusables de la conduire
  mal et impertinemment: de faillir à la prise, c'est autre chose.
  Car nous sommes nais à quester la verité, il appartient de la posseder
  à vne plus grande puissance. Elle n'est pas, comme disoit Democritus,
  cachee dans le fonds des abysmes: mais plustost esleuee
  en hauteur infinie en la cognoissance diuine. Le monde n'est qu'vne
  escole d'inquisition. Ce n'est pas à qui mettra dedans, mais à qui
  fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot, celuy qui dit
  vray, que celuy qui dit faux: car nous sommes sur la maniere, non
  sur la matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la
  forme, qu'à la substance: autant à l'aduocat qu'à la cause, comme
  Alcibiades ordonnoit qu'on fist. Et tous les iours m'amuse à lire en
  des autheurs, sans soing de leur science: y cherchant leur façon,
  non leur subiect. Tout ainsi que ie poursuy la communication de
  quelque esprit fameux, non affin qu'il m'enseigne, mais affin que
  ie le cognoisse, et que le cognoissant, s'il le vaut, ie l'imite. Tout
  homme peut dire veritablement, mais dire ordonnement, prudemment,
  et suffisamment, peu d'hommes le peuuent. Par ainsi la fauceté
  qui vient d'ignorance, ne m'offence point: c'est l'ineptie. I'ay
  rompu plusieurs marchez qui m'estoient vtiles, par l'impertinence
  de la contestation de ceux, auec qui ie marchandois. Ie ne m'esmeus
  pas vne fois l'an, des fautes de ceux sur lesquels i'ay puissance:
  mais sur le poinct de la bestise et opiniastreté de leurs allegations,
  excuses et defences, asnieres et brutales, nous sommes
  tous les iours à nous en prendre à la gorge. Ils n'entendent ny ce
  qui se dit, ny pourquoy, et respondent de mesme: c'est pour desesperer.
  Ie ne sens heurter rudement ma teste, que par vne autre
  teste. Et entre plustost en composition auec le vice de mes gens,
  qu'auec leur temerité, importunité et leur sottise. Qu'ils facent
  moins, pourueu qu'ils soient capables de faire. Vous viuez en esperance
  d'eschauffer leur volonté. Mais d'vne souche, il n'y a ny
  qu'esperer, ny que iouyr qui vaille.   Or quoy, si ie prends les
  choses autrement qu'elles ne sont? Il peut estre. Et pourtant i'accuse
  mon impatience. Et tiens, premierement, qu'elle est esgallement
  vitieuse en celuy qui a droit, comme en celuy qui a tort. Car
  c'est tousiours vn'aigreur tyrannique, de ne pouuoir souffrir vne
  forme diuerse à la sienne. Et puis, qu'il n'est à la verité point de
  plus grande fadese, et plus constante, que de s'esmouuoir et piquer
  des fadeses du monde, ny plus heteroclite. Car elle nous formalise
  principallement contre nous: et ce philosophe du temps passé
  n'eust iamais eu faute d'occasion à ses pleurs, tant qu'il se fust
  consideré. Mison l'vn des sept sages, d'vne humeur Timoniene et
  Democritiene interrogé, dequoy il rioit seul: De ce que ie ris seul:
  respondit-il. Combien de sottises dis-ie, et respons-ie tous les
  iours, selon moy: et volontiers donq combien plus frequentes, selon
  autruy? Si ie m'en mors les leures, qu'en doiuent faire les autres?
  Somme, il faut viure entre les viuants, et laisser la riuiere
  courre sous le pont, sans nostre soing: ou à tout le moins, sans
  nostre alteration. De vray, pourquoy sans nous esmouuoir, rencontrons
  nous quelqu'vn qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouuons
  souffrir le rencontre d'vn esprit mal rengé, sans nous mettre
  en cholere? Cette vitieuse aspreté tient plus au iuge, qu'à la faute.
  Ayons tousiours en la bouche ce mot de Platon: Ce que ie treuue
  mal sain, n'est-ce pas pour estre moy-mesmes mal sain? Ne suis-ie
  pas moy-mesmes en coulpe? mon aduertissement se peut-il pas
  renuerser contre moy? Sage et diuin refrein, qui fouete la plus vniuerselle,
  et commune erreur des hommes. Non seulement les reproches,
  que nous faisons les vns aux autres, mais noz raisons aussi,
  et noz arguments et matieres controuerses, sont ordinairement retorquables
  à nous: et nous enferrons de noz armes. Dequoy l'ancienneté
  m'a laissé assez de graues exemples. Ce fut ingenieusement dit
  et bien à propos, par celuy qui l'inuenta:

    _Stercus cuique suum bene olet._

  Noz yeux ne voyent rien en derriere. Cent fois le iour, nous nous
  moquons de nous sur le subiect de nostre voysin, et detestons en
  d'autres, les defauts qui sont en nous plus clairement: et les admirons
  d'vne merueilleuse impudence et inaduertence. Encores hier
  ie fus à mesmes, de veoir vn homme d'entendement se moquant
  autant plaisamment que iustement, de l'inepte façon d'vn autre, qui
  rompt la teste à tout le monde du registre de ses genealogies et
  alliances, plus de moitié fauces (ceux-là se iettent plus volontiers
  sur tels sots propos, qui ont leurs qualitez plus doubteuses et moins
  seures) et luy s'il eust reculé sur soy, se fust trouué non guere
  moins intemperant et ennuyeux à semer et faire valoir la prerogatiue
  de la race de sa femme. O importune presomption, de laquelle
  la femme se voit armee par les mains de son mary mesme? S'il entendoit
  du Latin, il luy faudroit dire,

    _Age! si hæc non insanit satis sua sponte, instiga._

  Ie ne dis pas, que nul n'accuse, qui ne soit net: car nul n'accuseroit:
  voire ny net, en mesme sorte de tache. Mais i'entens, que
  nostre iugement chargeant sur vn autre, duquel pour lors il est
  question, ne nous espargne pas, d'vne interne et seuere iurisdiction.
  C'est office de charité, que, qui ne peut oster vn vice en soy, cherche
  ce neantmoins à l'oster en autruy: où il peut auoir moins maligne
  et reuesche semence. Ny ne me semble responce à propos, à
  celuy, qui m'aduertit de ma faute, dire qu'elle est aussi en luy.
  Quoy pour cela? Tousiours l'aduertissement est vray et vtile. Si
  nous auions bon nez, nostre ordure nous deuroit plus puïr, d'autant
  qu'elle est nostre. Et Socrates est d'aduis, que qui se trouueroit
  coulpable, et son fils, et vn estranger, de quelque violence et iniure,
  deuroit commencer par soy, à se presenter à la condamnation de
  la iustice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du
  bourreau: secondement pour son fils: et dernierement pour l'estranger.
  Si ce precepte prend le ton vn peu trop haut: au moins se
  doibt il presenter le premier, à la punition de sa propre conscience.

  Les sens sont nos propres et premiers iuges, qui n'apperçoiuent
  les choses que par les accidens externes: et n'est merueille, si en
  toutes les pieces du seruice de nostre societé, il y a vn si perpetuel,
  et vniuersel meslange de ceremonies et apparences superficielles:
  si que la meilleure et plus effectuelle part des polices, consiste en
  cela. C'est tousiours à l'homme que nous auons affaire, duquel la
  condition est merueilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont
  voulu bastir ces annees passees, vn exercice de religion, si contemplatif
  et immateriel, ne s'estonnent point, s'il en trouue, qui pensent,
  qu'elle fust eschappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne
  tenoit parmy nous, comme marque, tiltre, et instrument de diuision
  et de part, plus que par soy-mesmes. Comme en la conference. La
  grauité, la robbe, et la fortune de celuy qui parle, donne souuent
  credit à des propos vains et ineptes. Il n'est pas à presumer, qu'vn
  monsieur, si suiuy, si redouté, n'aye au dedans quelque suffisance
  autre que populaire: et qu'vn homme à qui on donne tant de commissions,
  et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus
  habile, que cet autre, qui le salue de si loing, et que personne
  n'employe. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces
  gens là, se considerent et mettent en compte: chacun s'appliquant
  à y donner quelque belle et solide interpretation. S'ils se rabaissent
  à la conference commune, et qu'on leur presente autre chose qu'approbation
  et reuerence, ils vous assomment de l'authorité de leur
  experience: ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict, vous estes accablé
  d'exemples. Ie leur dirois volontiers, que le fruict de l'experience
  d'vn chirurgien, n'est pas l'histoire de ses practiques, et se souuenir
  qu'il a guary quatre empestez et trois gouteux, s'il ne sçait de
  cet vsage, tirer dequoy former son iugement, et ne nous sçait faire
  sentir, qu'il en soit deuenu plus sage à l'vsage de son art. Comme
  en vn concert d'instruments, on n'oit pas vn leut, vne espinete, et
  la flutte: on oyt vne harmonie en globe: l'assemblage et le fruict de
  tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendez, c'est à
  la production de leur entendement de le faire paroistre. Ce n'est
  pas assez de compter les experiences, il les faut poiser et assortir:
  et les faut auoir digerees et alambiquees, pour en tirer les raisons
  et conclusions qu'elles portent. Il ne fut iamais tant d'historiens.
  Bon est-il tousiours et vtile de les ouyr, car ils nous fournissent tout
  plein de belles instructions et louables du magasin de leur memoire.
  Grande partie certes, au secours de la vie. Mais nous ne
  cherchons pas cela pour cette heure, nous cherchons si ces recitateurs
  et recueilleurs sont louables eux-mesmes.   Ie hay toute
  sorte de tyrannie, et la parliere, et l'effectuelle. Ie me bande volontiers
  contre ces vaines circonstances, qui pipent nostre iugement
  par les sens: et me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires,
  ay trouué que ce sont pour le plus, des hommes comme les
  autres:

    _Rarus enim fermè sensus communis in illa
    Fortuna._

  A l'auanture les estime lon, et apperçoit moindres qu'ils ne sont,
  d'autant qu'ils entreprennent plus, et se montrent plus, ils ne respondent
  point au faix qu'ils ont pris. Il faut qu'il y ayt plus de vigueur,
  et de pouuoir au porteur, qu'en la charge. Celuy qui n'a pas
  remply sa force, il vous laisse deuiner, s'il a encore de la force au
  delà, et s'il a esté essayé iusques à son dernier poinct. Celuy qui
  succombe à sa charge, il descouure sa mesure, et la foiblesse de
  ses espaules. C'est pourquoy on voit tant d'ineptes ames entre les
  sçauantes, et plus que d'autres. Il s'en fust faict des bons hommes
  de mesnage, bons marchans, bons artizans: leur vigueur naturelle
  estoit taillee à cette proportion. C'est chose de grand poix que la
  science, ils fondent dessoubs. Pour estaller et distribuer cette riche
  et puissante matiere, pour l'employer et s'en ayder: leur engin
  n'a, ny assez de vigueur, ny assez de maniement. Elle ne peut qu'en
  vne forte nature: or elles sont bien rares. Et les foibles, dit Socrates,
  corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. Elle
  paroist et inutile et vicieuse, quand elle est mal estuyee. Voyla
  comment ils se gastent et affollent.

    _Humani qualis simulator simius oris,
    Quem puer arridens, pretioso stamine serum
    Velauit, nudásques nates ac terga reliquit,
    Ludibrium mensis._

  A ceux pareillement, qui nous regissent et commandent, qui tiennent
  le monde en leur main, ce n'est pas assez d'auoir vn entendement
  commun: de pouuoir ce que nous pouuons. Ils sont bien
  loing au dessoubs de nous, s'ils ne sont bien loing au dessus.
  Comme ils promettent plus, ils doiuent aussi plus.   Et pourtant
  leur est le silence, non seulement contenance de respect et grauité,
  mais encore souuent de profit et de mesnage. Car Megabysus estant
  allé voir Apelles en son ouurouer, fut long temps sans mot dire:
  et puis commença à discourir de ses ouurages. Dont il reçeut cette
  reprimende: Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque
  grande chose, à cause de tes cheines et de ta pompe: mais
  maintenant, qu'on t'a ouy parler, il n'est pas iusques aux garsons
  de ma boutique qui ne te mesprisent. Ces magnifiques atours, ce
  grand estat, ne luy permettoient point d'estre ignorant d'vne ignorance
  populaire: et de parler impertinemment de la peinture. Il deuoit
  maintenir muet, cette externe et presomptiue suffisance. A combien
  de sottes ames en mon temps, a seruy vne mine froide et taciturne,
  de tiltre de prudence et de capacité?   Les dignitez, les charges, se
  donnent necessairement, plus par fortune que par merite: et a lon
  tort souuent de s'en prendre aux Roys. Au rebours c'est merueille
  qu'ils y ayent tant d'heur, y ayans si peu d'adresse: _Principis est
  virtus maxima, nosse suos._ Car la nature ne leur a pas donné la
  veuë, qui se puisse estendre à tant de peuple, pour en discerner la
  precellence: et perser nos poitrines, où loge la cognoissance de
  nostre volonté et de nostre meilleure valeur. Il faut qu'ils nous
  trient par coniecture, et à tastons: par la race, les richesses, la
  doctrine, la voix du peuple: tres-foibles argumens. Qui pourroit
  trouuer moyen, qu'on en peust iuger par iustice, et choisir les
  hommes par raison, establiroit de ce seul trait, vne parfaite forme
  de police.   Ouy mais, il a mené à poinct ce grand affaire. C'est
  dire quelque chose; mais ce n'est pas assez dire. Car cette sentence
  est iustement receuë, Qu'il ne faut pas iuger les conseils par
  les euenemens. Les Carthaginois punissoient les mauuais aduis de
  leurs capitaines, encore qu'ils fussent corrigez par vne heureuse
  yssue. Et le peuple Romain a souuent refusé le triomphe à des
  grandes et tres-vtiles victoires, par ce que la conduitte du chef ne
  respondoit point à son bon heur. On s'apperçoit ordinairement aux
  actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien
  elle peut en toutes choses: et qui prent plaisir à rabatre nostre
  presomption: n'ayant peu faire les mal-habiles sages, elle les fait
  heureux, à l'enuy de la vertu. Et se mesle volontiers à fauoriser les
  executions, où la trame est plus purement sienne. D'où il se voit
  tous les iours, que les plus simples d'entre nous, mettent à fin de
  tres-grandes besongnes et publiques et priuees. Et comme Sirannez
  le Persien, respondit à ceux qui s'estonnoient comme ses affaires succedoient
  si mal, veu que ses propos estoient si sages: Qu'il estoit
  seul maistre de ses propos, mais du succez de ses affaires, c'estoit
  la fortune. Ceux-cy peuuent respondre de mesme: mais d'vn contraire
  biais. La plus part des choses du monde se font par elles
  mesmes.

    _Fata viam inueniunt._

  L'issuë authorise souuent vne tresinepte conduite. Nostre entremise
  n'est quasi qu'vne routine: et plus communement consideration
  d'vsage, et d'exemple, que de raison. Estonné de la grandeur de
  l'affaire, i'ay autrefois sçeu par ceuz qui l'auoient mené à fin, leurs
  motifs et leur addresse: ie n'y ay trouué que des aduis vulgaires:
  et les plus vulgaires et vsitez, sont aussi peut-estre, les plus seurs
  et plus commodes à la pratique, sinon à la montre. Quoy si les
  plus plattes raisons, sont les mieux assises: les plus basses et lasches,
  et les plus battues, se couchent mieux aux affaires? Pour
  conseruer l'authorité du conseil des Roys, il n'est pas besoing que
  les personnes profanes y participent, et y voyent plus auant que de
  la premiere barriere. Il se doibt reuerer à credit et en bloc, qui en
  veut nourrir la reputation. Ma consultation esbauche vn peu la matiere,
  et la considere legerement par ses premiers visages: le fort
  et principal de la besongne, i'ay accoustumé de le resigner au ciel,

    _Permitte diuis cætera._

  L'heur et le mal'heur, sont à mon gré deux souueraines puissances.
  C'est imprudence, d'estimer que l'humaine prudence puisse
  remplir le rolle de la fortune. Et vaine est l'entreprise de celuy, qui
  presume d'embrasser et causes et consequences, et mener par la main,
  le progrez de son faict. Vaine sur tout aux deliberations guerrieres.
  Il ne fut iamais plus de circonspection et prudence militaire, qu'il
  s'en voit par fois entre nous. Seroit ce qu'on crainct de se perdre en
  chemin, se reseruant à la catastrophe de ce ieu? Ie dis plus, que
  nostre sagesse mesme et consultation, suit pour la plus part la conduicte
  du hazard. Ma volonté et mon discours, se remue tantost
  d'vn air, tantost d'vn autre: et y a plusieurs de ces mouuemens,
  qui se gouuernent sans moy. Ma raison a des impulsions et agitations
  iournallieres, et casuelles:

    _Vertuntur species animorum, et pectora motus
    Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
    Concipiunt._

  Qu'on regarde qui sont les plus puissans aux villes, et qui font
  mieux leurs besongnes: on trouuera ordinairement, que ce sont les
  moins habiles. Il est aduenu aux femmelettes, aux enfans, et aux
  insensez, de commander des grands estats, à l'esgal des plus suffisans
  Princes. Et y rencontrent, dit Thucydides, plus ordinairement
  les grossiers que les subtils. Nous attribuons les effects de leur
  bonne fortune à leur prudence.

                                  _Vt quisque Fortuna vtitur,
    Ita præcellet: atque exinde sapere illum omnes dicimus._

  Parquoy ie dis bien, en toutes façons, que les euenemens, sont maigres
  tesmoings de nostre prix et capacité.   Or i'estois sur ce
  poinct, qu'il ne faut que voir vn homme esleué en dignité: quand
  nous l'aurions cogneu trois iours deuant, homme de peu: il coule
  insensiblement en nos opinions, vne image de grandeur, de suffisance,
  et nous persuadons que croissant de train et de credit, il est
  creu de merite. Nous iugeons de luy non selon sa valeur: mais à la
  mode des getons, selon la prerogatiue de son rang. Que la chanse
  tourne aussi, qu'il retombe et se mesle à la presse: chacun s'enquiert
  auec admiration de la cause qui l'auoit guindé si haut. Est-ce
  luy? faict on: n'y sçauoit il autre chose quand il y estoit? les
  Princes se contentent ils de si peu? nous estions vrayement en
  bonnes mains. C'est chose que i'ay veu souuent de mon temps.
  Voyre et le masque des grandeurs, qu'on represente aux comedies,
  nous touche aucunement et nous pippe. Ce que i'adore moy-mesmes
  aux Roys, c'est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et
  soubmission leur est deuë, sauf celle de l'entendement. Ma raison
  n'est pas duite à se courber et fleschir, ce sont mes genoux. Melanthius
  interrogé ce qu'il luy sembloit de la tragedie de Dionysius:
  Ie ne l'ay, dit-il, point veuë, tant elle est offusquee de langage.
  Aussi la pluspart de ceux qui iugent les discours des grans, deburoient
  dire: Ie n'ay point entendu son propos, tant il estoit offusqué
  de grauité, de grandeur, et de majesté. Antisthenes suadoit vn
  iour aux Atheniens, qu'ils commandassent, que leurs asnes fussent
  aussi bien employez au labourage des terres, comme estoyent les
  cheuaux: sur quoy il luy fut respondu, que cet animal n'estoit pas
  nay à vn tel seruice: C'est tout vn, repliqua il; il n'y va que de
  vostre ordonnance: car les plus ignorans et incapables hommes,
  que vous employez aux commandemens de vos guerres, ne laissent
  pas d'en deuenir incontinent tres-dignes, par ce que vous les y employez.
  A quoy touche l'vsage de tant de peuples, qui canonizent le
  Roy, qu'ils ont faict d'entre eux, et ne se contentent point de l'honnorer,
  s'ils ne l'adorent. Ceux de Mexico, dépuis que les ceremonies
  de son sacre sont paracheuees, n'osent plus le regarder au visage:
  ains comme s'ils l'auoient deifié par sa royauté, entre les serments
  qu'ils luy font iurer, de maintenir leur religion, leurs loix, leurs libertez,
  d'estre vaillant, iuste et debonnaire: il jure aussi, de faire
  marcher le soleil en sa lumiere accoustumee: d'esgouster les nuees
  en temps opportun: courir aux riuieres leurs cours: et faire porter
  à la terre toutes choses necessaires à son peuple.   Ie suis
  diuers à cette façon commune: et me deffie plus de la suffisance,
  quand ie la vois accompagnée de grandeur de fortune, et de recommandation
  populaire. Il nous fault prendre garde, combien c'est,
  de parler à son heure, de choisir son poinct, de rompre le propos,
  ou le changer, d'vne authorité magistrale: de se deffendre des
  oppositions d'autruy, par vn mouuement de teste, vn sous-ris, ou
  vn silence, deuant vne assistance, qui tremble de reuerence et de
  respect. Vn homme de monstrueuse fortune, venant mesler son
  aduis à certain leger propos, qui se demenoit tout laschement, en
  sa table, commença iustement ainsi: Ce ne peut estre qu'vn menteur
  ou ignorant, qui dira autrement que, etc. Suyuez cette
  poincte philosophique, vn poignart à la main.   Voicy vn autre
  aduertissement, duquel ie tire grand vsage. C'est qu'aux disputes
  et conferences, tous les mots qui nous semblent bons, ne doiuent
  pas incontinent estre acceptez. La plus part des hommes sont riches
  d'vne suffisance estrangere. Il peut bien aduenir à tel, de dire vn
  beau traict, vne bonne responce et sentence, et la mettre en auant,
  sans en cognoistre la force. Qu'on ne tient pas tout ce qu'on emprunte,
  à l'aduenture se pourra-il verifier par moy-mesme. Il n'y
  faut point tousiours ceder, quelque verité ou beauté qu'elle ayt. Ou
  il la faut combatre à escient, ou se tirer arriere, soubs couleur de
  ne l'entendre pas: pour taster de toutes parts, comment elle est
  logee en son autheur. Il peut aduenir, que nous nous enferrons, et
  aydons au coup, outre sa portee. I'ay autrefois employé à la necessité
  et presse du combat, des reuirades, qui ont faict faucee outre
  mon dessein, et mon esperance. Ie ne les donnois qu'en nombre, on
  les reçeuoit en poix. Tout ainsi, comme, quand ie debats contre vn
  homme vigoureux; ie me plais d'anticiper ses conclusions: ie luy
  oste la peine de s'interpreter: i'essaye de preuenir son imagination
  imparfaicte encores et naissante: l'ordre et la pertinence de son
  entendement, m'aduertit et menace de loing: de ces autres ie fais
  tout le rebours, il ne faut rien entendre que par eux, ny rien presupposer.
     S'ils iugent en parolles vniuerselles: Cecy est bon,
  cela ne l'est pas; et qu'ils rencontrent, voyez si c'est la fortune, qui
  rencontre pour eux. Qu'ils circonscriuent et restreignent vn peu
  leur sentence: Pourquoy c'est; par où c'est. Ces iugements vniuersels,
  que ie voy si ordinaires, ne disent rien. Ce sont gents, qui salüent
  tout vn peuple, en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye
  cognoissance, le salüent et remarquent nommement et particulierement.
  Mais c'est vne hazardeuse entreprinse. D'où i'ay veu plus
  souuent que tous les iours, aduenir que les esprits foiblement fondez,
  voulants faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque
  ouurage, le point de la beauté: arrestent leur admiration, d'vn
  si mauuais choix, qu'au lieu de nous appprendre l'excellence de
  l'autheur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation
  est seure: Voyla qui est beau: ayant oüy vne entiere page
  de Vergile. Par là se sauuent les fins. Mais d'entreprendre à le
  suiure par espaulettes, et de iugement expres et trié, vouloir remarquer
  par où vn bon autheur se surmonte: poisant les mots, les
  phrases, les inuentions et ses diuerses vertus, l'vne apres l'autre:
  ostez vous de là. _Videndum est non modo quid quisque loquatur, sed
  etiam quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat._
    I'oy journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils disent
  vne bonne chose: sçachons iusques où ils la cognoissent,
  voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau
  mot, et cette belle raison, qu'ils ne possedent pas, ils ne l'ont
  qu'en garde: ils l'auront produicte à l'auanture, et à tastons, nous
  la leur mettons en credit et en prix. Vous leur prestez la main. A
  quoy faire? Ils ne vous en sçauent nul gré, et en deuiennent plus
  ineptes. Ne les secondez pas, laissez les aller: ils manieront cette
  matiere, comme gens qui ont peur de s'eschauder, ils n'osent luy
  changer d'assiette et de iour, ny l'enfoncer. Croullez la tant soit
  peu; elle leur eschappe: ils vous la quittent, toute forte et belle
  qu'elle est. Ce sont belles armes: mais elles sont mal emmanchees.
  Combien de fois en ay-ie veu l'experience? Or si vous venez à les
  esclaircir et confirmer, ils vous saisissent et desrobent incontinent
  cet aduantage de vostre interpretation: C'estoit ce que ie voulois
  dire: voyla iustement ma conception: si ie ne l'ay ainsin exprimé, ce
  n'est que faute de langue. Souflez. Il faut employer la malice
  mesme, à corriger cette fiere bestise. Le dogme d'Hegesias, Qu'il ne
  faut ny haïr, ny accuser: ains instruire: a de la raison ailleurs.
  Mais icy, c'est iniustice et inhumanité de secourir et redresser celuy,
  qui n'en a que faire, et qui en vaut moins. I'ayme à les laisser
  embourber et empestrer encore plus qu'ils ne sont: et si auant, s'il
  est possible, qu'en fin ils se recognoissent.   La sottise et desreglement
  de sens, n'est pas chose guerissable par vn traict d'aduertissement.
  Et pouuons proprement dire de cette reparation, ce que
  Cyrus respond à celuy, qui le presse d'enhorter son ost, sur le
  point d'vne bataille: Que les hommes ne se rendent pas courageux
  et belliqueux sur le champ, par vne bonne harangue: non plus
  qu'on ne deuient incontinent musicien, pour ouyr vne bonne chanson.
  Ce sont apprentissages, qui ont à estre faicts auant la main,
  par longue et constante institution. Nous deuons ce soing aux nostres,
  et cette assiduité de correction et d'instruction: mais d'aller
  prescher le premier passant, et regenter l'ignorance ou ineptie du
  premier rencontré, c'est vn vsage auquel ie veux grand mal. Rarement
  le fais-ie, aux propos mesme qui se passent auec moy, et
  quitte plustost tout, que de venir à ces instructions reculees et magistrales.
  Mon humeur n'est propre, non plus à parler qu'à escrire,
  pour les principians. Mais aux choses qui se disent en commun, ou
  entre autres, pour fauces et absurdes que ie les iuge, ie ne me iette
  iamais à la trauerse, ny de parole ny de signe.   Au demeurant
  rien ne me despite tant en la sottise, que, dequoy elle se plaist
  plus, que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C'est
  mal'heur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de
  vous, et vous en enuoye tousiours mal content et craintif: là où
  l'opiniastreté et la temerité, remplissent leurs hostes d'esiouïssance
  et d'asseurance. C'est aux plus mal habiles de regarder les autres
  hommes par dessus l'espaule, s'en retournans tousiours du combat,
  pleins de gloire et d'allegresse. Et le plus souuent encore cette outrecuidance
  de langage et gayeté de visage, leur donne gaigné, à
  l'endroit de l'assistance, qui est communément foible et incapable de
  bien iuger, et discerner les vrays aduantages. L'obstination et ardeur
  d'opinion, est la plus seure preuue de bestise. Est il rien certain,
  resolu, dedeigneux, contemplatif, serieux, graue, comme l'asne?
  Pouuons nous pas mesler au tiltre de la conference et communication,
  les deuis poinctus et coupez que l'alegresse et la priuauté
  introduit entre les amis, gaussans et gaudissans plaisamment et
  vifuement les vns les autres? Exercice auquel ma gayeté naturelle
  me rend assez propre. Et s'il n'est aussi tendu et serieux que cet
  autre exercice que ie viens de dire, il n'est pas moins aigu et ingenieux,
  ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour
  mon regard i'y apporte plus de liberté que d'esprit, et y ay plus
  d'heur que d'inuention: mais ie suis parfaict en la souffrance: car
  i'endure la reuenche, non seulement aspre, mais indiscrete aussi,
  sans alteration. Et à la charge qu'on me fait, si ie n'ay dequoy repartir
  brusquement sur le champ, ie ne vay pas m'amusant à suiure
  cette poincte, d'vne contestation ennuyeuse et lasche, tirant à l'opiniastreté.
  Ie la laisse passer, et baissant ioyeusement les oreilles,
  remets d'en auoir ma raison à quelque heure meilleure. Il n'est pas
  marchant qui tousiours gaigne. La plus part changent de visage, et
  de voix, où la force leur faut: et par vne importune cholere, au
  lieu de se venger, accusent leur foiblesse, ensemble et leur impatience.
  En cette gaillardise nous pinçons par fois des cordes secrettes
  de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouuons toucher
  sans offence: et nous entraduertissons vtilement de nos deffauts.

  Il y a d'autres ieux de main, indiscrets et aspres, à la Françoise:
  que ie hay mortellement: i'ay la peau tendre et sensible: i'en ay
  veu en ma vie, enterrer deux Princes de nostre sang royal. Il fait
  laid se battre en s'esbatant.   Au reste, quand ie veux iuger de
  quelqu'vn, ie luy demande combien il se contente de soy: iusques
  où son parler ou sa besongne luy plaist. Ie veux euiter ces belles
  excuses, Ie le fis en me ioüant:

    _Ablatum mediis opus est incudibus istud:_

  ie n'y fus pas vne heure: ie ne l'ay reueu depuis. Or dis-ie, laissons
  donc ces pieces, donnez m'en vne qui vous represente bien
  entier, par laquelle il vous plaise qu'on vous mesure. Et puis: que
  trouuez vous le plus beau en vostre ouurage? est-ce ou cette
  partie, ou cette cy? la grace, ou la matiere, ou l'inuention, ou le
  iugement, ou la science? Car ordinairement ie m'apperçoy, qu'on
  faut autant à iuger de sa propre besongne, que de celle d'autruy.
  Non seulement pour l'affection qu'on y mesle: mais pour n'auoir la
  suffisance de la cognoistre et distinguer. L'ouurage de sa propre
  force, et fortune, peult seconder l'ouurier et le deuancer outre son
  inuention, et cognoissance. Pour moy, ie ne iuge la valeur d'autre
  besongne, plus obscurement que de la mienne: et loge les Essais
  tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement. Il
  y a plusieurs liures vtiles à raison de leurs subiects, desquels l'autheur
  ne tire aucune recommandation: et des bons liures, comme
  des bons ouurages, qui font honte à l'ouurier. I'escriray la façon
  de nos conuiues, et de nos vestemens: et l'escriray de mauuaise
  grace: ie publieray les edicts de mon temps, et les lettres des
  Princes qui passent és mains publiques: ie feray vn abbregé sur vn
  bon liure (et tout abbregé sur vn bon liure est vn sot abbregé) lequel
  liure viendra à se perdre: et choses semblables. La posterité
  retirera vtilité singuliere de telles compositions: moy quel honneur,
  si ce n'est de ma bonne fortune? Bonne part des liures fameux,
  sont de cette condition.   Quand ie leuz Philippes de Comines,
  il y a plusieurs annees, tresbon autheur certes; i'y remarquay ce
  mot pour non vulgaire: Qu'il se faut bien garder de faire tant de
  seruice à son maistre, qu'on l'empesche d'en trouuer la iuste recompence.
  Ie deuois louer l'inuention, non pas luy. Ie la rencontray en
  Tacitus, il n'y a pas long temps: _Beneficia eò vsque læta sunt, dum
  videntur exolui passe; vbi multum anteuenere, pro gratta odium redditur._
  Et Seneque vigoureusement: _Nam qui putat esse turpe non reddere,
  non vult esse cui reddat._ Q. Cicero d'vn biais plus lasche: _Qui
  se non putat satisfacere modo amicus esse nullo, potest._ Le subiect selon
  qu'il est, peut faire trouuer vn homme sçauant et memorieux: mais
  pour iuger en luy les parties plus siennes, et plus dignes, la force et
  beaute de son ame: il faut sçauoir ce qui est sien, et ce qui ne l'est
  point: et en ce qui n'est pas sien, combien on luy doibt en consideration
  du choix, disposition, ornement, et langage qu'il a fourny.
  Quoy, s'il y a emprunté la matiere, et empiré la forme? comme il
  aduient souuent. Nous autres qui auons peu de practique auec les
  liures, sommes en cette peine: que quand nous voyons quelque belle
  inuention en vn poëte nouueau, quelque fort argument en vn prescheur,
  nous n'osons pourtant les en louer, que nous n'ayons prins
  instruction de quelque sçauant, si cette piece leur est propre, ou
  si elle est estrangere. Iusques lors ie me tiens tousiours sur mes
  gardes.   Ie viens de courre d'vn fil, l'histoire de Tacitus (ce qui
  ne m'aduient guere, il y a vingt ans que ie ne mis en liure, vne
  heure de suite) et l'ay faict, à la suasion d'vn Gentil-homme que
  la France estime beaucoup: tant pour sa valeur propre, que pour
  vne constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs
  freres qu'ils sont. Ie ne sçache point d'autheur, qui mesle à vn registre
  public, tant de consideration des mœurs, et inclinations particulieres.
  Et me semble le rebours, de ce qu'il luy semble à luy:
  qu'ayant specialement à suiure les vies des Empereurs de son temps,
  si diuerses et extremes, en toute sorte de formes: tant de notables
  actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs subiects:
  il auoit vne matiere plus forte et attirante, à discourir et à narrer,
  que s'il eust eu à dire des batailles et agitations vniuerselles. Si que
  souuent ie le trouue sterile, courant par dessus ces belles morts,
  comme s'il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur.
  Cette forme d'histoire, est de beaucoup la plus vtile. Les mouuemens
  publics, dependent plus de la conduicte de la Fortune, les
  priuez de la nostre. C'est plustost vn iugement, que deduction d'histoire:
  il y a plus de preceptes, que de contes: ce n'est pas vn
  liure à lire, c'est vn liure à estudier et apprendre: il est si plein de
  sentences, qu'il y en a à tort et à droict: c'est vne pepiniere de
  discours ethiques, et politiques, pour la prouision et ornement de
  ceux, qui tiennent quelque rang au maniement du monde. Il plaide
  tousiours par raisons solides et vigoureuses, d'vne façon poinctue,
  et subtile: suyuant le stile affecté du siecle. Ils aymoient tant à s'enfler,
  qu'où ils ne trouuoyent de la poincte et subtilité aux choses,
  ils l'empruntoyent des parolles. Il ne retire pas mal à l'escrire de
  Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu. Son seruice
  est plus propre à vn estat trouble et malade, comme est le nostre
  present: vous diriez souuent qu'il nous peinct et qu'il nous pinse.

  Ceux qui doubtent de sa foy, s'accusent assez de luy vouloir mal
  d'ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon party aux affaires
  Romaines. Ie me plains vn peu toutesfois, dequoy il a iugé de
  Pompeius plus aigrement, que ne porte l'aduis des gens de bien,
  qui ont vescu et traicté auec luy: de l'auoir estimé du tout pareil à
  Marius et à Sylla, sinon d'autant qu'il estoit plus couuert. On n'a
  pas exempté d'ambition, son intention au gouuernement des affaires,
  ny de vengeance: et ont crainct ses amis mesmes, que la victoire
  l'eust emporté outre les bornes de la raison: mais non pas
  iusques a vne mesure si effrenee. Il n'y a rien en sa vie, qui nous
  ayt menassé d'vne si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne faut-il
  pas contrepoiser le souspçon à l'euidence: ainsi ie ne l'en crois
  pas. Que ses narrations soient naifues et droictes, il se pourroit à
  l'auanture argumenter de cecy mesme: Qu'elles ne s'appliquent
  pas tousiours exactement aux conclusions de ses iugements: lesquels
  il suit selon la pente qu'il y a prise, souuent outre la matiere
  qu'il nous montre: laquelle il n'a daigné incliner d'vn seul air. Il
  n'a pas besoing d'excuse, d'auoir approuué la religion de son temps,
  selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye. Cela, c'est
  son malheur, non pas son defaut.   I'ay principalement consideré
  son iugement, et n'en suis pas bien esclaircy par tout. Comme ces
  mots de la lettre que Tibere vieil et malade, enuoyoit au Senat:
  Que vous escriray-ie messieurs, ou comment vous escriray-ie, ou
  que ne vous escriray-ie point, en ce temps? Les dieux, et les deesses
  me perdent pirement, que ie ne me sens tous les iours perir, si ie
  le sçay. Ie n'apperçoy pas pourquoy il les applique si certainement,
  à vn poignant remors qui tourmente la conscience de Tibere. Aumoins
  lors que i'estois à mesme, ie ne le vis point.   Cela m'a semblé
  aussi vn peu lasche, qu'ayant eu à dire, qu'il auoit exercé certain
  honnorable magistrat à Rome, il s'aille excusant que ce n'est
  point par ostentation, qu'il l'a dict. Ce traict me semble bas de poil,
  pour vne ame de sa sorte. Car le n'oser parler rondement de soy,
  accuse quelque faute de cœur. Vn iugement roide et hautain, et qui
  iuge sainement, et seurement: il vse à toutes mains, des propres
  exemples, ainsi que de chose estrangere: et tesmoigne franchement
  de luy, comme de chose tierce. Il faut passer par dessus ces
  regles populaires, de la ciuilité, en faueur de la verité, et de la liberté.
  I'ose non seulement parler de moy: mais parler seulement
  de moy. Ie fouruoye quand i'escry d'autre chose, et me desrobe à
  mon subiect. Ie ne m'ayme pas si indiscretement, et ne suis si attaché
  et meslé à moy, que ie ne me puisse distinguer et considerer à
  quartier: comme vn voysin, comme vn arbre. C'est pareillement
  faillir, de ne veoir pas iusques où on vaut, ou d'en dire plus qu'on
  n'en void. Nous deuons plus d'amour à Dieu, qu'à nous, et le cognoissons
  moins, et si en parlons tout nostre saoul.   Si ses escrits
  rapportent aucune chose de ses conditions: c'estoit vn grand personnage,
  droicturier, et courageux, non d'vne vertu superstitieuse,
  mais philosophique et genereuse. On le pourra trouuer hardy en
  ses tesmoignages. Comme où il tient, qu'vn soldat portant vn fais de
  bois, ses mains se roidirent de froid, et se collerent à sa charge, si
  qu'elles y demeurerent attachees et mortes, s'estants departies des
  bras. I'ay accoustumé en telles choses, de plier soubs l'authorité de
  si grands tesmoings.   Ce qu'il dit aussi, que Vespasian, par la
  faueur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie vne femme aueugle,
  en luy oignant les yeux de sa saliue: et ie ne sçay quel autre miracle:
  il le fait par l'exemple et deuoir de tous bons historiens. Ils
  tiennent registres des euenements d'importance. Parmy les accidens
  publics, sont aussi les bruits et opinions populaires. C'est leur rolle,
  de reciter les communes creances, non pas de les regler. Cette part
  touche les theologiens, et les philosophes directeurs des consciences.
  Pourtant tres-sagement, ce sien compagnon et grand homme comme
  luy: _Equidem plura transcribo quàm credo: nam nec affirmare sustineo
  de quibus dubito, nec subducere quæ accepi_: et l'autre: _Hæc
  neque affirmare neque refellere operæ pretium est: famæ rerum standum
  est._ Et escriuant en vn siecle, auquel la creance des prodiges
  commençoit à diminuer, il dit ne vouloir pourtant laisser d'inserer
  en ses annales, et donner pied à chose receuë de tant de gens de
  bien, et auec si grande reuerence de l'antiquité. C'est tresbien dict.
  Qu'ils nous rendent l'histoire, plus selon qu'ils reçoyuent, que selon
  qu'ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que ie traicte,
  et qui n'en dois compte à personne, ne m'en crois pourtant pas du
  tout. Ie hazarde souuent des boutades de mon esprit, desquelles ie
  me deffie: et certaines finesses verbales dequoy ie secoue les
  oreilles: mais ie les laisse courir à l'auanture, ie voys qu'on s'honore
  de pareilles choses: ce n'est pas à moy seul d'en iuger. Ie me
  presente debout; et couché; le deuant et le derriere; à droitte et
  à gauche; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils
  en force, ne sont pas tousiours pareils en application et en goust.
  Voyla ce que la memoire m'en presente en gros, et assez incertainement.
  Tous iugemens en gros, sont lasches et imparfaicts.



  CHAPITRE IX.

  _De la vanité._


  IL n'en est à l'auanture aucune plus expresse, que d'en escrire si
  vainement. Ce que la diuinité nous en a si diuinement exprimé,
  deburoit estre soigneusement et continuellement medité, par les
  gens d'entendement. Qui ne voit, que i'ay pris vne route, par laquelle
  sans cesse et sans trauail, i'iray autant, qu'il y aura d'ancre
  et de papier au monde? Ie ne puis tenir registre de ma vie, par mes
  actions: Fortune les met trop bas: ie le tiens par mes fantasies. Si
  ay-ie veu vn Gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par
  les operations de son ventre. Vous voyiez chez luy, en montre, vn
  ordre de bassins de sept ou huict iours. C'estoit son estude, ses discours.
  Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, vn peu plus ciuilement,
  des excremens d'vn vieil esprit: dur tantost, tantost lasche:
  et tousiours indigeste. Et quand seray-ie à bout de representer vne
  continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere
  qu'elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille liures,
  du seul subiect de la grammaire? Que doit produire le babil, puisque
  le begaiement et desnouement de la langue, estouffa le monde
  d'vne si horrible charge de volumes? Tant de paroles, pour les paroles
  seules. O Pythagoras, que n'esconjuras-tu cette tempeste! On
  accusoit vn Galba du temps passé, de ce qu'il viuoit oyseusement. Il
  respondit, que chacun deuoit rendre raison de ses actions, non pas
  de son seiour. Il se trompoit: car la iustice a cognoissance et animaduersion
  aussi, sur ceux qui chaument. Mais il y deuroit auoir
  quelque coërction des loix, contre les escriuains ineptes et inutiles,
  comme il y a contre les vagabons et faineants. On banniroit des
  mains de nostre peuple, et moy, et cent autres. Ce n'est pas moquerie.
  L'escriuaillerie semble estre quelque symptome d'vn siecle
  desbordé. Quand escriuismes nous tant, que depuis que nous
  sommes en trouble? quand les Romains tant, que lors de leur
  ruyne? Outre-ce que l'affinement des esprits, ce n'en est pas l'assagissement,
  en vne police: cet embesongnement oisif, naist de ce
  que chacun se prent laschement à l'office de sa vacation, et s'en
  desbauche. La corruption du siecle se fait, par la contribution particuliere
  de chacun de nous. Les vns y conferent la trahison, les
  autres l'iniustice, l'irreligion, la tyrannie, l'auarice, la cruauté, selon
  qu'ils sont plus puissans: les plus foibles y apportent la sottise,
  la vanité, l'oisiueté: desquels ie suis. Il semble que ce soit la saison
  des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En
  vn temps, où le meschamment faire est si commun, de ne faire
  qu'inutilement, il est comme louable. Ie me console que ie seray
  des derniers, sur qui il faudra mettre la main. Ce pendant qu'on
  pouruoira aux plus pressans, i'auray loy de m'amender. Car il me
  semble que ce seroit contre raison, de poursuyure les menus inconuenients,
  quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus,
  à vn qui luy presentoit le doigt à penser, auquel il recognoissoit
  au visage, et à l'haleine, vn vlcere aux poulmons: Mon amy,
  fit-il, ce n'est pas à cette heure le temps de t'amuser à tes ongles.

  Ie vis pourtant sur ce propos, il y a quelques annees, qu'vn personnage,
  de qui i'ay la memoire en recommandation singuliere, au
  milieu de nos grands maux, qu'il n'y auoit ny loy, ny iustice, ny
  magistrat, qui fist son office: non plus qu'à cette heure: alla publier
  ie ne sçay quelles chetiues reformations, sur les habillemens,
  la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist vn
  peuple mal-mené, pour dire qu'on ne l'a pas du tout mis en oubly.
  Ces autres font de mesme, qui s'arrestent à deffendre à toute instance,
  des formes de parler, les dances, et les ieux, à vn peuple
  abandonné à toute sorte de vices execrables. Il n'est pas temps de
  se lauer et decrasser, quand on est atteint d'vne bonne fiéure. C'est
  à faire aux seuls Spartiates, de se mettre à se peigner et testonner,
  sur le poinct qu'ils se vont precipiter à quelque extreme hazard de
  leur vie. Quant à moy, i'ay cette autre pire coustume, que si i'ay
  vn escarpin de trauers, ie laisse encores de trauers, et ma chemise
  et ma cappe: ie desdaigne de m'amender à demy. Quand ie suis en
  mauuais estat, ie m'acharne au mal. Ie m'abandonne par desespoir,
  et me laisse aller vers la cheute, et iette, comme lon dit, le
  manche apres la coignee. Ie m'obstine à l'empirement: et ne m'estime
  plus digne de mon soing. Ou tout bien ou tout mal. Ce m'est
  faueur, que la desolation de cet estat, se rencontre à la desolation
  de mon aage. Ie souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargez,
  que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que
  i'exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herisse
  au lieu de s'applatir. Et au rebours des autres, ie me trouue plus
  deuost, en la bonne, qu'en la mauuaise fortune: suyuant le precepte
  de Xenophon, sinon suyuant sa raison. Et fais plus volontiers les doux
  yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requerir. I'ay plus de
  soing d'augmenter la santé, quand elle me rit, que ie n'ay de la remettre,
  quand ie l'ay escartee. Les prosperitez me seruent de discipline
  et d'instruction, comme aux autres, les aduersitez et les verges.
  Comme si la bonne fortune estoit incompatible auec la bonne conscience:
  les hommes ne se rendent gents de bien, qu'en la mauuaise.
  Le bon heur m'est vn singulier aiguillon, à la moderation, et modestie.
  La priere me gaigne, la menace me rebute, la faueur me
  ploye, la crainte me roydit. Parmy les conditions humaines,
  cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres
  que des nostres, et d'aymer le remuement et le changement.

    _Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu,
        Quód permutatis hora recurrit equis._

  I'en tiens ma part. Ceux qui suyuent l'autre extremité, de s'aggreer
  en eux-mesmes: d'estimer ce qu'ils tiennent au dessus du reste: et
  de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu'ils voyent:
  s'ils ne sont plus aduisez que nous, ils sont à la verité plus heureux.
  Ie n'enuie point leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune. Cette
  humeur auide des choses nouuelles et incognues, ayde bien à nourrir
  en moy, le desir de voyager: mais assez d'autres circonstances
  y conferent. Ie me destourne volontiers du gouuernement de ma maison.
  Il y a quelque commodité à commander, fust ce dans vne grange,
  et à estre obey des siens. Mais c'est vn plaisir trop vniforme et languissant.
  Et puis il est par necessité meslé de plusieurs pensements
  fascheux. Tantost l'indigence et l'oppression de vostre peuple: tantost
  la querelle d'entre vos voysins: tantost l'vsurpation qu'ils font
  sur vous, vous afflige:

    _Aut verberatæ grandine vineæ,
    Fundusque mendax, arbore nunc aquas
        Culpante, nunc torrentia agros
      Sydera, nunc hyemes iniquas._

  Et qu'à peine en six mois, enuoyera Dieu vne saison, dequoy vostre
  receueur se contente bien à plain: et que si elle sert aux vignes,
  elle ne nuyse aux prez.

    _Aut nimiis torret feruoribus ætherius sol,
    Aut subiti perimunt imbres, gelidæque pruinæ,
    Flabràque ventorum violento turbine vexant._

  Ioinct le soulier neuf, et bien formé, de cet homme du temps passé,
  qui vous blesse le pied. Et que l'estranger n'entend pas, combien il
  vous couste, et combien vous prestez, à maintenir l'apparence de
  cet ordre, qu'on void en vostre famille: et qu'à l'auanture l'achetez
  vous trop cher.   Ie me suis pris tard au mesnage. Ceux que Nature
  auoit fait naistre auant moy, m'en ont deschargé long temps.
  I'auois des-ja pris vn autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois
  de ce que i'en ay veu, c'est vn' occupation plus empeschante,
  que difficile. Quiconque est capable d'autre chose, le sera bien aysément
  de celle là. Si ie cherchois à m'enrichir, cette voye me sembleroit
  trop longue. I'eusse seruy les Roys, trafique plus fertile que
  toute autre. Puis que ie ne pretens acquerir que la reputation de
  n'auoir rien acquis, non plus que dissipé: conformément au reste
  de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille: et que ie
  ne cherche qu'à passer, ie le puis faire, Dieu mercy, sans grande
  attention. Au pis aller, courez tousiours par retranchement de despence,
  deuant la pauureté. C'est à quoy ie m'attends, et de me reformer,
  auant qu'elle m'y force. I'ay estably au demeurant, en mon
  ame, assez de degrez, à me passer de moins, que ce que i'ay. Ie dis,
  passer auec contentement. _Non æstimatione census, verùm victu atque
  cultu, terminatur pecuniæ modus._ Mon vray besoing n'occupe pas
  si iustement tout mon auoir, que sans venir au vif, Fortune n'ait où
  mordre sur moy. Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse
  qu'elle est, preste grande espaule à mes affaires domestiques. Ie
  m'y employe, mais despiteusement. Ioinct que i'ay cela chez moy,
  que pour brusler à part, la chandelle par mon bout, l'autre bout ne
  s'espargne de rien.   Les voyages ne me blessent que par la despence,
  qui est grande, et outre mes forces: ayant accoustumé d'y
  estre auec equippage non necessaire seulement, mais aussi honneste.
  Il me les en faut faire d'autant plus courts et moins frequents:
  et n'y employe que l'escume, et ma reserue, temporisant
  et differant, selon qu'elle vient. Ie ne veux pas, que le plaisir
  de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours,
  i'entends qu'ils se nourrissent, et fauorisent l'vn l'autre. La Fortune
  m'a aydé en cecy: que puis que ma principale profession en cette
  vie, estoit de la viure mollement, et plustost laschement qu'affaireusement;
  elle m'a osté le besoing de multiplier en richesses, pour
  pouruoir à la multitude de mes heritiers. Pour vn, s'il n'a assez de
  ce, dequoy i'ay eu si plantureusement assez, à son dam. Son imprudence
  ne meritera pas, que ie luy en desire d'auantage. Et chascun,
  selon l'exemple de Phocion, pouruoid suffisamment à ses enfants,
  qui leur pouruoid, en tant qu'ils ne luy sont dissemblables. Nullement
  seroy-ie d'aduis du faict de Crates. Il laissa son argent chez
  vn banquier, auec cette condition: si ses enfants estoient des sots,
  qu'il le leur donnast; s'ils estoient habiles, qu'il le distribuast aux
  plus sots du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables
  de s'en passer, estoient plus capables d'vser des richesses. Tant y a,
  que le dommage qui vient de mon absence, ne me semble point meriter,
  pendant que i'auroy dequoy le porter, que ie refuse d'accepter
  les occasions qui se presentent, de me distraire de cette assistance
  penible.   Il y a tousiours quelque piece qui va de trauers. Les negoces,
  tantost d'vne maison, tantost d'vne autre, vous tirassent. Vous
  esclairez toutes choses de trop pres. Votre perspicacité vous nuit icy,
  comme si fait elle assez ailleurs. Ie me desrobe aux occasions de me
  fascher: et me destourne de la cognoissance des choses, qui vont
  mal. Et si ne puis tant faire, qu'à toute heure ie ne heurte chez
  moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les fripponneries,
  qu'on me cache le plus, sont celles que ie sçay le mieux. Il en est
  que pour faire moins mal, il faut ayder soy mesme à cacher. Vaines
  pointures: vaines par fois, mais tousiours pointures. Les plus menus
  et graisles empeschemens, sont les plus persans. Et comme les
  petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petits
  affaires: la tourbe des menus maux, offence plus, que la violence
  d'vn, pour grand qu'il soit. A mesure que ces espines domestiques
  sont drues et desliees, elles nous mordent plus aigu, et sans
  menace, nous surprenant facilement à l'impourueu. Ie ne suis pas
  philosophe. Les maux me foullent selon qu'ils poisent: et poisent
  selon la forme, comme selon la matiere: et souuent plus. I'y ay plus
  de perspicacité que le vulgaire, si i'y ay plus de patience. En fin s'ils
  ne me blessent, ils me poisent. C'est chose tendre que la vie, et
  aysee à troubler. Depuis que i'ay le visage tourné vers le chagrin,
  _nemo enim resistit sibi cùm cœperit impelli_, pour sotte cause qui m'y
  ayt porté: i'irrite l'humeur de ce costé là: qui se nourrit apres, et
  s'exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant vne matiere
  sur autre, dequoy se paistre.

    _Stillicidi casus lapidem cauat._

  Ces ordinaires goutieres me mangent, et m'vlcerent. Les inconuenients
  ordinaires ne sont iamais legers. Ils sont continuels et irreparables,
  quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et
  inseparables. Quand ie considere mes affaires de loing, et en gros;
  ie trouue, soit pour n'en auoir la memoire gueres exacte, qu'ils sont
  allez iusques à cette heure, en prosperant, outre mes contes et mes
  raisons. I'en retire ce me semble plus, qu'il n'y en a: leur bon heur
  me trahit. Mais suis-ie au dedans de la besongne, voy-ie marcher
  toutes ces parcelles?

    _Tum verò in curas animum diducimur omnes:_

  mille choses m'y donnent à desirer et craindre. De les abandonner
  du tout, il m'est tres-facile: de m'y prendre sans m'en peiner, tres-difficile.
  C'est pitié, d'estre en lieu où tout ce que vous voyez, vous
  embesongne, et vous concerne. Et me semble iouyr plus gayement
  les plaisirs d'vne maison estrangere, et y apporter le goust plus libre
  et pur. Diogenes respondit selon moy, à celuy qui luy demanda
  quelle sorte de vin il trouuoit le meilleur: L'estranger, feit il.
    Mon pere aymoit à bastir Montaigne, où il estoit nay: et en toute
  cette police d'affaires domestiques, i'ayme à me seruir de son exemple,
  et de ses regles; et y attacheray mes successeurs autant que ie
  pourray. Si ie pouuois mieux pour luy, ie le feroys. Ie me glorifie
  que sa volonté s'exerce encores, et agisse par moy. Ia Dieu ne permette
  que ie laisse faillir entre mes mains, aucune image de vie,
  que ie puisse rendre à vn si bon pere. Ce que ie me suis meslé d'acheuer
  quelque vieux pan de mur, et de renger quelque piece de
  bastiment mal dolé, ç'a esté certes, regardant plus à son intention,
  qu'à mon contentement. Et accuse ma faineance, de n'auoir passé
  outre, à parfaire les commencements qu'il a laissez en sa maison:
  d'autant plus, que ie suis en grands termes d'en estre le dernier
  possesseur de ma race, et d'y porter la derniere main. Car quant à
  mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir, qu'on dit estre
  si attrayant, ny la chasse, ny les iardins, ny ces autres plaisirs de
  la vie retiree, ne me peuuent beaucoup amuser. C'est chose dequoy
  ie me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes.
  Ie ne me soucie pas tant de les auoir vigoureuses et
  doctes, comme ie me soucie de les auoir aisees et commodes à la
  vie. Elles sont bien assez vrayes et saines, si elles sont vtiles et aggreables.
  Ceux qui m'oyans dire mon insuffisance aux occupations
  du mesnage, me viennent souffler aux oreilles que c'est desdaing,
  et que ie laisse de sçauoir les instrumens du labourage, ses saisons,
  son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de sçauoir
  le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l'apprest des viandes,
  dequoy ie vis: le nom et prix des estoffes, de quoy ie m'abille, pour
  auoir à cœur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela,
  c'est sottise: et plustost bestise, que gloire. Ie m'aymerois mieux
  bon escuyer, que bon logicien.

    _Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget vsus,
    Viminibus mollique paras detexere iunco?_

  Nous empeschons noz pensees du general, et des causes et conduittes
  vniuerselles: qui se conduisent tresbien sans nous: et laissons
  en arriere nostre faict: et Michel, qui nous touche encore de
  plus pres que l'homme.   Or i'arreste bien chez moy le plus ordinairement:
  mais ie voudrois m'y plaire plus qu'ailleurs.

    _Sit meæ sedes vtinam senectæ,
    Sit modus lasso maris, et viarum,
              Militiæque!_

  Ie ne sçay si i'en viendray à bout. Ie voudrois qu'au lieu de quelque
  autre piece de sa succession, mon pere m'eut resigné cette passionnee
  amour, qu'en ses vieux ans il portoit à son mesnage. Il estoit
  bien heureux, de ramener ses desirs, à sa fortune, et de se sçauoir
  plaire de ce qu'il auoit. La philosophie politique aura bel accuser la
  bassesse et sterilité de mon occupation, si i'en puis vne fois prendre
  le goust, comme luy. Ie suis de cet auis, que la plus honorable
  vacation, est de seruir au publiq, et estre vtile à beaucoup. _Fructus
  enim ingenij et virtutis, omnisque præstantiæ tum maximus accipitur,
  quum in proximum quemque confertur._ Pour mon regard ie m'en
  despars: partie par conscience: (car par où ie vois le poix qui touche
  telles vacations, ie vois aussi le peu de moyen que i'ay d'y fournir:
  et Platon maistre ouurier en tout gouuernement politique, ne
  laissa de s'en abstenir) partie par poltronerie. Ie me contente de
  iouïr le monde, sans m'en empresser: de viure vne vie, seulement
  excusable: et qui seulement ne poise, ny à moy, ny à autruy.
    Iamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus laschement,
  au soing et gouuernement d'vn tiers, que ie ferois, si i'auois
  à qui. L'vn de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouuer
  vn gendre, qui sçeust appaster commodément mes vieux ans, et les
  endormir: entre les mains de qui ie deposasse en toute souueraineté,
  la conduite et vsage de mes biens: qu'il en fist ce que i'en
  fais, et gaignast sur moy ce que i'y gaigne: pourueu qu'il y apportast
  vn courage vrayement recognoissant, et amy. Mais quoy? nous
  viuons en vn monde, où la loyauté des propres enfans est incognue.

  Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l'a pure et sans contrerolle:
  aussi bien me tromperoit il en comptant. Et si ce n'est vn
  diable, ie l'oblige à bien faire, par vne si abandonnee confiance.
  _Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis ius peccandi suspicando
  fecerunt._ La plus commune seureté, que ie prens de mes
  gens, c'est la mescognoissance. Ie ne presume les vices qu'apres que
  ie les aye veuz: et m'en fie plus aux ieunes, que i'estime moins gastez
  par mauuais exemple. I'oy plus volontiers dire, au bout de deux
  mois, que i'ay despandu quatre cens escus, que d'auoir les oreilles
  battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ay-ie esté desrobé
  aussi peu qu'vn autre de cette sorte de larrecin. Il est vray, que ie
  preste la main à l'ignorance. Ie nourris à escient, aucunement trouble
  et incertaine la science de mon argent. Iusques à certaine mesure,
  ie suis content, d'en pouuoir doubter. Il faut laisser vn peu de
  place à la desloyauté, ou imprudence de vostre valet. S'il nous en
  reste en gros, dequoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité
  de la Fortune, laissons le vn peu plus courre à sa mercy. La portion
  du glanneur. Apres tout, ie ne prise pas tant la foy de mes
  gents, comme ie mesprise leur iniure. O le vilain et sot estude,
  d'estudier son argent, se plaire à le manier et recomter! c'est par
  là, que l'auarice faict ses approches.   Dépuis dix huict ans, que ie
  gouuerne des biens, ie n'ay sçeu gaigner sur moy, de voir, ny tiltres,
  ny mes principaux affaires qui ont necessairement à passer par
  ma science, et par mon soing. Ce n'est pas vn mespris philosophique,
  des choses transitoires et mondaines: ie n'ay pas le goust si espuré,
  et les prise pour le moins ce qu'elles valent: mais certes c'est paresse
  et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy ie plustost que de
  lire vn contract? Et plustost, que d'aller secoüant ces paperasses
  poudreuses, serf de mes negoces? ou encore pis, de ceux d'autruy,
  comme font tant de gents à prix d'argent? Ie n'ay rien cher que le
  soucy et la peine: et ne cherche qu'à m'anonchalir et auachir. I'estoy,
  ce croy-je, plus propre, à viure de la fortune d'autruy, s'il se
  pouuoit, sans obligation et sans seruitude. Et si ne sçay, à l'examiner
  de pres, si selon mon humeur et mon sort, ce que i'ay à souffrir
  des affaires, et des seruiteurs, et des domestiques, n'a point plus
  d'abiection, d'importunité, et d'aigreur, que n'auroit la suitte d'vn
  homme, nay plus grand que moy, qui me guidast vn peu à mon aise.
  _Seruitus obedientia est fracti animi et abiecti, arbitrio carentis suo._
  Crates fit pis, qui se ietta en la franchise de la pauureté, pour se
  deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne ferois-ie pas.
  Ie hay la pauureté à pair de la douleur: mais ouy bien, changer
  cette sorte de vie, à vne autre moins braue, et moins affaireuse.
    Absent, ie me despouille de tous tels pensemens: et sentirois moins
  lors la ruyne d'vne tour, que ie ne fais present, la cheute d'vne ardoyse.
  Mon ame se démesle bien ayséement à part, mais en presence,
  elle souffre, comme celle d'vn vigneron. Vne rene de trauers
  à mon cheual, vn bout d'estriuiere qui batte ma iambe, me tiendront
  tout vn iour en eschec. I'esleue assez mon courage à l'encontre
  des inconueniens, les yeux, ie ne puis.

    _Sensus! ô superi sensus!_

  Ie suis chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres,
  ie parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne:
  et s'il en est, ils sont plus heureux: se peuuent tant reposer, sur
  vn second, qu'il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste
  volontiers quelque chose de ma façon, au traittement des suruenants:
  et en ay peu arrester quelcun par aduenture plus par ma
  cuisine, que par ma grace: comme font les fascheux: et oste beaucoup
  du plaisir que ie deurois prendre chez moy, de la visitation et
  assemblees de mes amys. La plus sotte contenance d'vn Gentil-homme
  en sa maison, c'est de le voir empesché du train de sa police:
  parler à l'oreille d'vn valet, en menacer vn autre des yeux.
  Elle doit couler insensiblement, et representer vn cours ordinaire.
  Et treuue laid, qu'on entretienne ses hostes, du traictement qu'on
  leur fait, autant à l'excuser qu'à le vanter. I'ayme l'ordre et la
  netteté,

                    _Et cantharus et lanx
    Ostendunt mihi me,_

  au prix de l'abondance: et regarde chez moy exactement à la necessité,
  peu à la parade. Si vn valet se bat chez autruy, si vn plat se
  verse, vous n'en faites que rire: vous dormez ce pendant que monsieur
  renge auec son maistre d'hostel, son faict, pour vostre traictement
  du lendemain. I'en parle selon moy. Ne laissant pas en general
  d'estimer, combien c'est vn doux amusement à certaines natures,
  qu'vn mesnage paisible, prospere, conduict par vn ordre reglé.
  Et ne voulant attacher à la chose, mes propres erreurs et
  inconuenients. Ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation
  à chascun, faire ses particuliers affaires sans iniustice.
    Quand ie voyage, ie n'ay à penser qu'à moy, et à l'emploicte de
  mon argent: cela se dispose d'vn seul precepte. Il est requis trop
  de parties à amasser: ie n'y entens rien. A despendre, ie m'y
  entens vn peu, et à donner iour à ma despence: qui est de vray
  son principal vsage. Mais ie m'y attens trop ambitieusement; qui la
  rend inegalle et difforme: et en outre immoderee en l'vn et l'autre
  visage. Si elle paroist, si elle sert, ie m'y laisse indiscretement aller:
  et me resserre autant indiscretement, si elle ne luyt, et si elle ne
  me rit. Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette
  condition de viure, par la relation à autruy, nous fait beaucoup
  plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres vtilitez,
  pour former les apparences à l'opinion commune. Il ne nous
  chaut pas tant, quel soit nostre estre, en nous, et en effect, comme
  quel il soit, en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l'esprit,
  et la sagesse, nous semblent sans fruict, si elle n'est iouye que
  de nous: si elle ne se produict à la veuë et approbation estrangere.
  Il y en a, de qui l'or coulle à gros bouillons, par des lieux sousterreins,
  imperceptiblement: d'autres l'estendent tout en lames et en
  feuilles. Si qu'aux vns les liars valent escuz, aux autres le contraire:
  le monde estimant l'emploite et la valeur, selon la montre. Tout
  soing curieux autour des richesses sent à l'auarice. Leur dispensation
  mesme, et la liberalité trop ordonnee et artificielle: elles ne
  valent pas vne aduertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa
  despense iuste, la fait estroitte et contrainte. La garde, ou l'emploitte,
  sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de
  bien ou de mal, que selon l'application de nostre volonté.   L'autre
  cause qui me conuie à ces promenades, c'est la disconuenance aux
  mœurs presentes de nostre estat: ie me consolerois aysement de
  cette corruption, pour le regard de l'interest public:

                          _Peioraque sæcula ferri
    Temporibus, quorum sceleri non inuenit ipsa
    Nomen, et à nullo posuit natura metallo:_

  mais pour le mien, non. I'en suis en particulier trop pressé. Car en
  mon voisinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces
  guerres ciuiles, enuieillis en vne forme d'estat si desbordee,

    _Quippe vbi fas versum atque nefas:_

  qu'à la verité, c'est merueille qu'elle se puisse maintenir.

    _Armati terram exercent, sempérque recentes
    Conuectare iuuat prædas, et viuere rapto._

  En fin ie vois par nostre exemple, que la societé des hommes se
  tient et se coust, à quelque prix que ce soit. En quelque assiette
  qu'on les couche, ils s'appilent, et se rengent, en se remuant et
  s'entassant: comme des corps mal vnis qu'on empoche sans ordre,
  trouuent d'eux mesmes la façon de se ioindre, et s'emplacer, les
  vns parmy les autres: souuent mieux, que l'art ne les eust sçeu
  disposer. Le Roy Philippus fit vn amas, des plus meschans hommes
  et incorrigibles qu'il peut trouuer, et les logea tous en vne ville,
  qu'il leur fit bastir, qui en portoit le nom. I'estime qu'ils dresserent
  des vices mesme, vne contexture politique entre eux, et vne commode
  et iuste societé. Ie vois, non vne action, ou trois, ou cent,
  mais des mœurs, en vsage commun et reçeu, si farouches, en inhumanité
  sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des
  vices, que ie n'ay point le courage de les conceuoir sans horreur:
  et les admire, quasi autant que ie les deteste. L'exercice de ces
  meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d'ame,
  autant que d'erreur et desreglement. La necessité compose les
  hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en
  loix. Car il en a esté d'aussi sauuages qu'aucune opinion humaine
  puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, auec autant
  de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote
  sçauroient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes
  par art, se trouuent ridicules, et ineptes à mettre en practique.
    Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé:
  et des regles plus commodes à nous attacher, sont altercations
  propres seulement à l'exercice de nostre esprit. Comme il se
  trouue és arts, plusieurs subiects qui ont leur essence en l'agitation
  et en la dispute, et n'ont aucune vie hors de là. Telle peinture de
  police, seroit de mise, en vn nouueau monde: mais nous prenons vn
  monde desia faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l'engendrons
  pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen
  que nous ayons loy de le redresser, et renger de nouueau, nous ne
  pouuons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions
  tout. On demandoit à Solon, s'il auoit estably les meilleures
  loyx qu'il auoit peu aux Atheniens: Ouy bien, respondit-il, de celles
  qu'ils eussent receuës. Varro s'excuse de pareil air: Que s'il auoit
  tout de nouueau à escrire de la religion, il diroit ce, qu'il en croid.
  Mais, estant desia receuë, il en dira selon l'vsage, plus que selon nature.
    Non par opinion, mais en verité, l'excellente et meilleure police,
  est à chacune nation, celle soubs laquelle elle s'est maintenuë.
  Sa forme et commodité essentielle despend de l'vsage. Nous nous
  desplaisons volontiers de la condition presente. Mais ie tiens pourtant,
  que d'aller desirant le commandement de peu, en vn estat
  populaire: ou en la monarchie, vne autre espece de gouuernement,
  c'est vice et folie.

    _Ayme l'estat tel que tu le vois estre:
    S'il est royal, ayme la royauté;
    S'il est de peu, ou bien communauté,
    Ayme l'aussi, car Dieu t'y a faict naistre._

  Ainsin en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de
  perdre: vn esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si
  douces. Cette perte, et celle qu'en mesme temps nous auons faicte
  de monsieur de Foix, sont pertes importantes à nostre couronne. Ie
  ne sçay s'il reste à la France dequoy substituer vne autre coupple,
  pareille à ces deux Gascons, en syncerité, et en suffisance, pour le
  conseil de nos Roys. C'estoyent ames diuersement belles, et certes
  selon le siecle, rares et belles, chacune en sa forme. Mais qui les auoit
  logees en cet aage, si desconuenables et si disproportionnees à nostre
  corruption, et à nos tempestes?   Rien ne presse vn estat que
  l'innouation: le changement donne seul forme à l'iniustice, et à la
  tyrannie. Quand quelque piece se démanche, on peut l'estayer: on
  peut s'opposer à ce que l'alteration et corruption naturelle à toutes
  choses, ne nous esloigne trop de nos commencemens et principes.
  Mais d'entreprendre à refondre vne si grande masse, et à changer
  les fondements d'vn si grand bastiment, c'est à faire à ceux qui
  pour descrasser effacent: qui veulent amender les deffauts particuliers,
  par vne confusion vniuerselle, et guarir les maladies par la
  mort: _non tam commutandarum quàm euertendarum rerum cupidi._
  Le monde est inepte à se guarir. Il est si impatient de ce qui le
  presse, qu'il ne vise qu'à s'en deffaire, sans regarder à quel prix.
  Nous voyons par mille exemples, qu'il se guarit ordinairement à ses
  despens: la descharge du mal present, n'est pas guarison, s'il n'y
  a en general amendement de condition. La fin du chirurgien, n'est
  pas de faire mourir la mauuaise chair: ce n'est que l'acheminement
  de sa cure: il regarde au delà, d'y faire renaistre la naturelle,
  et rendre la partie à son deu estre. Quiconque propose seulement
  d'emporter ce qui le masche, il demeure court: car le bien ne succede
  pas necessairement au mal: vn autre mal luy peut succeder;
  et pire. Comme il aduint aux tueurs de Cesar, qui ietterent la chose
  publique à tel poinct, qu'ils eurent à se repentir de s'en estre meslez.
  A plusieurs depuis, iusques à nos siecles, il est aduenu de
  mesmes. Les François mes contemporanees sçauent bien qu'en dire.
  Toutes grandes mutations esbranlent l'estat, et le desordonnent.
    Qui viseroit droit à la guarison, et en consulteroit auant toute œuure,
  se refroidiroit volontiers d'y mettre la main. Pacuuius Calauius
  corrigea le vice de ce proceder, par vn exemple insigne. Ses concitoyens
  estoient mutinez contre leurs magistrats: luy personnage de
  grande authorité en la ville de Capouë, trouua vn iour moyen d'enfermer
  le Senat dans le Palais: et conuoquant le peuple en la place,
  leur dit: Que le iour estoit venu, auquel en pleine liberté ils pouuoient
  prendre vengeance des tyrans qui les auoyent si long temps
  oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy seuls et desarmez. Fut
  d'aduis, qu'au sort, on les tirast hors, l'vn apres l'autre: et de chacun
  on ordonnast particulierement: faisant sur le champ, executer
  ce qui en seroit decreté: pourueu aussi que tout d'vn train ils
  aduisassent d'establir quelque homme de bien, en la place du condamné,
  affin qu'elle ne demeurast vuide d'officier. Ils n'eurent pas
  plustost ouy le nom d'vn senateur, qu'il s'esleua vn cry de mescontentement
  vniuersel à l'encontre de luy: Ie voy bien, dit Pacuuius,
  il faut demettre cettuy-cy: c'est vn meschant: ayons en vn bon en
  change. Ce fut vn prompt silence: tout le monde se trouuant bien
  empesché au choix. Au premier plus effronté, qui dit le sien:
  voyla vn consentement de voix encore plus grand à refuser celuy là.
  Cent imperfections, et iustes causes, de le rebuter. Ces humeurs
  contradictoires, s'estans eschauffees, il aduint encore pis du second
  Senateur, et du tiers. Autant de discorde à l'election, que de conuenance
  à la demission. S'estans inutilement lassez à ce trouble, ils
  commencent, qui deçà, qui delà, à se desrober peu à peu de l'assemblee:
  rapportant chacun cette resolution en son ame, que le
  plus vieil et mieux cogneu mal, est tousiours plus supportable, que
  le mal recent et inexperimenté.   Pour nous voir bien piteusement
  agitez: car que n'auons nous faict?

    _Eheu! cicatricum et sceleris pudet,
    Fratrúmque: quid nos dura refugimus
      Ætas? quid intactum nefasti
        Liquimus? vnde manus iuuentus
    Metu Deorum continuit? quibus
    Pepercit aris?_

  ie ne vay pas soudain me resoluant,

                            _Ipsa si velit Salus,
    Seruare prorsus non potest hanc familiam._

  Nous ne sommes pas pourtant à l'auanture, à nostre dernier periode.
  La conseruation des estats, est chose qui vray-semblablement
  surpasse nostre intelligence. C'est, comme dit Platon, chose puissante,
  et de difficile dissolution, qu'vne ciuile police, elle dure souuent
  contre des maladies mortelles et intestines: contre l'iniure des
  loix iniustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance
  des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos
  fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous, et
  regardons vers ceux qui sont mieux. Mesurons nous à ce qui est au
  dessous: il n'en est point de si miserable, qui ne trouue mille
  exemples où se consoler. C'est nostre vice, que nous voyons plus
  mal volontiers, ce qui est dessus nous, que volontiers, ce qui est
  dessoubs. Si disoit Solon, qui dresseroit vn tas de tous les maux
  ensemble, qu'il n'est aucun, qui ne choisist plustost de remporter
  auec soy les maux qu'il a, que de venir à diuision legitime, auec
  tous les autres hommes, de ce tas de maux, et en prendre sa quotte
  part. Nostre police se porte mal. Il en a esté pourtant de plus malades,
  sans mourir. Les dieux s'esbatent de nous à la pelote, et nous agitent
  à toutes mains, _enimuero Dij nos homines quasi pilas habent_.
    Les astres ont fatalement destiné l'estat de Rome, pour exemplaire
  de ce qu'ils peuuent en ce genre. Il comprend en soy toutes les
  formes et auantures, qui touchent vn estat: tout ce que l'ordre y
  peut, et le trouble, et l'heur, et le mal'heur. Qui se doit desesperer
  de sa condition, voyant les secousses et mouuemens dequoy celuy là
  fut agité, et qu'il supporta? Si l'estendue de la domination, est la
  santé d'vn estat, dequoy ie ne suis aucunement d'aduis (et me plaist
  Isocrates, qui instruit Nicocles, non d'enuier les Princes, qui ont
  des dominations larges, mais qui sçauent bien conseruer celles qui
  leur sont escheuës) celuy-là ne fut iamais si sain, que quand il fut
  le plus malade. La pire de ses formes, luy fut la plus fortunee. A
  peine recognoist-on l'image d'aucune police, soubs les premiers
  Empereurs: c'est la plus horrible et la plus espesse confusion qu'on
  puisse conceuoir. Toutesfois il la supporta: et y dura, conseruant,
  non pas vne monarchie resserree en ses limites, mais tant de nations,
  si diuerses, si esloignees, si mal affectionnees, si desordonnement
  commandees, et iniustement conquises.

                                  _Nec gentibus vllis
    Commodat in populum, terræ pelagique potentem,
    Inuidiam fortuna suam._

  Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d'vn si grand corps
  tient à plus d'vn clou. Il tient mesme par son antiquité: comme les
  vieux bastimens, ausquels l'aage a desrobé le pied, sans crouste et
  sans cyment, qui pourtant viuent et soustiennent en leur propre
  poix,

              _Nec iam validis radicibus hærens,
    Pondere tuta suo est._

  D'auantage ce n'est pas bien procedé, de recognoistre seulement
  le flanc et le fossé: pour iuger de la seureté d'vne place, il faut
  voir, par où on y peut venir, en quel estat est l'assaillant. Peu de
  vaisseaux fondent de leur propre poix, et sans violence estrangere.
  Or tournons les yeux par tout, tout croulle autour de nous. En tous
  les grands estats, soit de Chrestienté, soit d'ailleurs, que nous cognoissons,
  regardez y, vous y trouuerez vne euidente menasse de
  changement et de ruyne:

    _Et sua sunt illis incommoda, párque per omnes
    Tempestas._

  Les astrologues ont beau ieu, à nous aduertir, comme ils font, de
  grandes alterations, et mutations prochaines: leurs deuinations
  sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela.
  Nous n'auons pas seulement à tirer consolation, de cette societé
  vniuerselle de mal et de menasse: mais encores quelque esperance,
  pour la duree de nostre estat: d'autant que naturellement, rien ne
  tombe, là où tout tombe. La maladie vniuerselle est la santé particuliere.
  La conformité, est qualité ennemie à la dissolution. Pour
  moy, ie n'en entre point au desespoir, et me semble y voir des
  routes à nous sauuer!

              _Deus hæc fortasse benigna
    Reducet in sedem vice._

  Qui sçait, si Dieu voudra qu'il en aduienne, comme des corps qui
  se purgent, et remettent en meilleur estat, par longues et griefues
  maladies: lesquelles leur rendent vne santé plus entiere et plus
  nette, que celle qu'elles leur auoient osté? Ce qui me poise le plus,
  c'est qu'à conter les symptomes de nostre mal, i'en vois autant de
  naturels, et de ceux que le ciel nous enuoye, et proprement siens,
  que de ceux que nostre desreglement, et l'imprudence humaine y
  conferent. Il semble que les astres mesmes ordonnent, que nous
  auons assez duré, et outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me
  poise, que le plus voysin mal, qui nous menace, ce n'est pas alteration
  en la masse entiere et solide, mais sa dissipation et diuulsion:
  l'extreme de noz craintes.   Encores en ces reuasseries icy
  crains-ie la trahison, de ma memoire, que par inaduertance, elle
  m'aye faict enregistrer vne chose deux fois. Ie hay à me recognoistre:
  et ne retaste iamais qu'enuis ce qui m'est vne fois eschappé.
  Or ie n'apporte icy rien de nouuel apprentissage. Ce sont imaginations
  communes: les ayant à l'auanture conceuës cent fois, i'ay peur
  de les auoir desia enrollees. La redicte est par tout ennuyeuse, fut
  ce dans Homere. Mais elle est ruyneuse, aux choses qui n'ont qu'vne
  montre superficielle et passagere. Ie me desplais de l'inculcation,
  voire aux choses vtiles, comme en Seneque. Et l'vsage de son escole
  Stoïque me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et
  au large, les principes et presuppositions, qui seruent en general:
  et realleguer tousiours de nouueau les arguments et raisons communes
  et vniuerselles.   Ma memoire s'empire cruellement tous les
  iours:

    _Pocula Lethæos vt si ducentia somnos,
          Arente fauce traxerim._

  Il faudra doresnauant (car Dieu mercy iusques à cette heure, il
  n'en est pas aduenu de faute) qu'au lieu que les autres cherchent
  temps, et occasion de penser à ce qu'ils ont à dire, ie fuye à me
  preparer, de peur de m'attacher à quelque obligation, de laquelle
  i'aye à despendre. L'estre tenu et obligé, me fouruoye et le despendre
  d'vn si foible instrument qu'est ma memoire. Ie ne lis iamais
  cette histoire, que ie ne m'en offence, d'vn ressentiment propre et
  naturel. Lyncestez accusé de coniuration, contre Alexandre, le iour
  qu'il fut mené en la presence de l'armée, suiuant la coustume, pour
  estre ouy en ses deffences, auoit en sa teste vne harangue estudiée,
  de laquelle tout hesitant et begayant il prononça quelques paroles.
  Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu'il lucte auec
  sa memoire, et qu'il la retaste, le voila chargé et tué à coups de
  pique, par les soldats, qui luy estoyent plus voisins: le tenans pour
  conuaincu. Son estonnement et son silence, leur seruit de confession.
  Ayant eu en prison tant de loysir de se preparer, ce n'est à leur aduis,
  plus la memoire qui luy manque: c'est la conscience qui luy
  bride la langue, et luy oste la force. Vrayement c'est bien dit. Le lieu
  estonne, l'assistance, l'expectation, lors mesme qu'il n'y va que de
  l'ambition de bien dire. Que peut on faire, quand c'est vne harangue,
  qui porte la vie en consequence?   Pour moy, cela mesme, que ie
  sois lié à ce que i'ay à dire, sert à m'en desprendre. Quand ie me
  suis commis et assigné entierement à ma memoire, ie pends si fort
  sur elle, que ie l'accable: elle s'effraye de sa charge. Autant que ie
  m'en rapporte à elle, ie me mets hors de moy: iusques à essayer
  ma contenance. Et me suis veu quelque iour en peine, de celer la
  seruitude en laquelle i'estois entraué. Là où mon dessein est, de
  representer en parlant, vne profonde nonchalance d'accent et de
  visage, et des mouuemens fortuites et impremeditez, comme naissans
  des occasions presentes: aymant aussi cher ne rien dire qui
  vaille, que de montrer estre venu preparé pour bien dire: chose
  messeante, sur tout à gens de ma profession: et chose de trop
  grande obligation, à qui ne peut beaucoup tenir. L'apprest donne
  plus à esperer, qu'il ne porte. On se met souuent sottement en
  pourpoinct, pour ne sauter pas mieux qu'en saye. _Nihil est his, qui
  placere volunt, tam aduersarium, quàm expectatio._ Ils ont laissé par
  escrit de l'orateur Curio, que quand il proposoit la distribution des
  pieces de son oraison, en trois, ou en quatre: ou le nombre de ses
  arguments et raisons, il luy aduenoit volontiers, ou d'en oublier
  quelqu'vn, ou d'y en adiouster vn ou deux de plus. I'ay tousiours
  bien euité, de tomber en cet inconuenient: ayant hay ces promesses
  et prescriptions: non seulement pour la deffiance de ma memoire:
  mais aussi pource que cette forme retire trop à l'artiste. _Simpliciora
  militares decent._ Baste, que ie me suis meshuy promis, de ne prendre
  plus la charge de parler en lieu de respect. Car quant à parler
  en lisant son escript: outre ce qu'il est tresinepte, il est de grand
  desauantage à ceux, qui par nature pouuoient quelque chose en
  l'action. Et de me ietter à la mercy de mon inuention presente,
  encore moins: ie l'ay lourde et trouble, qui ne sçauroit fournir aux
  soudaines necessitez, et importantes.   Laisse Lecteur courir encore
  ce coup d'essay, et ce troisiesme alongeail, du reste des pieces de
  ma peinture. I'adiouste, mais ie ne corrige pas. Premierement, par
  ce que celuy qui a hypothequé au monde son ouurage, ie trouue
  apparence, qu'il n'y ayt plus de droict. Qu'il die, s'il peut, mieux
  ailleurs, et ne corrompe la besongne qu'il a venduë. De telles gens,
  il ne faudroit rien acheter qu'apres leur mort. Qu'ils y pensent bien,
  auant que de se produire. Qui les haste? Mon liure est tousiours
  vn: sauf qu'à mesure, qu'on se met à le renouueller, afin que l'achetteur
  ne s'en aille les mains du tout vuides, ie me donne loy d'y
  attacher (comme ce n'est qu'vne marqueterie mal iointe) quelque
  embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent
  point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier
  à chacune des suiuantes, par vne petite subtilité ambitieuse. De là
  toutesfois il aduiendra facilement, qu'il s'y mesle quelque transposition
  de chronologie: mes contes prenants place selon leur opportunité,
  non tousiours selon leur aage.   Secondement, à cause que
  pour mon regard, ie crains de perdre au change. Mon entendement
  ne va pas tousiours auant, il va à reculons aussi. Ie ne me
  deffie gueres moins de mes fantasies, pour estre secondes ou
  tierces, que premieres: ou presentes, que passees. Nous nous corrigeons
  aussi sottement souuent, comme nous corrigeons les autres.
  Ie suis enuieilly de nombre d'ans, depuis mes premieres publications,
  qui furent l'an mille cinq cens quatre vingts. Mais ie fais
  doute que ie sois assagi d'vn pouce. Moy à cette heure, et moy
  tantost, sommes bien deux. Quand meilleur, ie n'en puis rien dire.
  Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions, que vers l'amendement.
  C'est vn mouuement d'yuroigne, titubant, vertigineux, informe:
  ou des ionchez, que l'air manie casuellement selon soy.
  Antiochus auoit vigoureusement escript en faueur de l'Academie:
  il print sur ses vieux ans vn autre party: lequel des deux ie
  suyuisse, seroit ce pas tousiours suiure Antiochus? Apres auoir
  estably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines,
  estoit ce pas establir le doubte, non la certitude? et promettre,
  qui luy eust donné encore vn aage à durer, qu'il estoit
  tousiours en termes de nouuelle agitation: non tant meilleure,
  qu'autre?   La faueur publique m'a donné vn peu plus de hardiesse
  que ie n'esperois: mais ce que ie crains le plus, c'est de saouler.
  I'aymerois mieux poindre que lasser. Comme a faict vn sçauant
  homme de mon temps. La louange est tousiours plaisante, de qui,
  et pourquoy elle vienne. Si faut-il pour s'en aggreer iustement,
  estre informé de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen
  de se recommander. L'estimation vulgaire et commune, se voit peu
  heureuse en rencontre. Et de mon temps, ie suis trompé, si les
  pires escrits ne sont ceux qui ont gaigné le dessus du vent populaire.
  Certes ie rends graces à des honnestes hommes, qui daignent
  prendre en bonne part, mes foibles efforts. Il n'est lieu où les
  fautes de la façon paroissent tant, qu'en vne matiere qui de soy n'a
  point de recommandation. Ne te prens point à moy, Lecteur, de
  celles qui se coulent icy, par la fantasie, ou inaduertance d'autruy:
  chasque main, chasque ouurier, y apporte les siennes. Ie ne me
  mesle, ny d'orthographe, et ordonne seulement qu'ils suiuent l'ancienne,
  ny de la punctuation: ie suis peu expert en l'vn et en l'autre.
  Où ils rompent du tout le sens, ie m'en donne peu de peine, car aumoins
  ils me deschargent. Mais où ils en substituent vn faux, comme
  ils font si souuent, et me destournent à leur conception, ils me
  ruynent. Toutesfois quand la sentence n'est forte à ma mesure, vn
  honneste homme la doit refuser pour mienne. Qui cognoistra combien
  ie suis peu laborieux, combien ie suis faict à ma mode, croira
  facilement, que ie redicterois plus volontiers, encore autant d'Essais,
  que de m'assuiettir à resuiure ceux-cy, pour cette puerile correction.
    Ie disois donc tantost, qu'estant planté en la plus profonde
  miniere de ce nouueau metal, non seulement ie suis priué
  de grande familiarité, auec gens d'autres mœurs que les miennes:
  et d'autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d'vn nœud,
  qui commande tout autre nœud. Mais encore ie ne suis pas sans
  hazard, parmy ceux, à qui tout est esgalement loisible: et desquels
  la plus part ne peut empirer meshuy son marché, vers nostre iustice.
  D'où naist l'extreme degré de licence. Comptant toutes les
  particulieres circonstances qui me regardent, ie ne trouue homme
  des nostres, à qui la deffence des loix, couste, et en gain cessant,
  et en dommage emergeant, disent les clercs, plus qu'à moy. Et tels
  font bien les braues, de leur chaleur et aspreté, qui font beaucoup
  moins que moy, en iuste balance. Comme maison de tout temps
  libre, de grand abbord, et officieuse à chacun (car ie ne me suis
  iamais laissé induire, d'en faire vn outil de guerre: laquelle ie vois
  chercher plus volontiers, où elle est le plus esloingnee de mon voisinage)
  ma maison a merité assez d'affection populaire: et seroit
  bien mal-aisé de me gourmander sur mon fumier. Et i'estime à vn
  merueilleux chef d'œuure, et exemplaire, qu'elle soit encore vierge
  de sang, et de sac, soubs vn si long orage, tant de changemens et
  agitations voisines. Car à dire vray, il estoit possible à vn homme
  de ma complexion, d'eschapper à vne forme constante, et continue,
  telle qu'elle fust. Mais les inuasions et incursions contraires, et alternations
  et vicissitudes de la fortune, au tour de moy, ont iusqu'à
  cette heure plus exasperé qu'amolly l'humeur du pays: et me rechargent
  de dangers, et difficultez inuincibles.   I'eschape. Mais il
  me desplaist que ce soit plus par fortune: voire, et par ma prudence,
  que par iustice: et me desplaist d'estre hors la protection
  des loix, et soubs autre sauuegarde que la leur. Comme les choses
  sont, ie vis plus qu'à demy, de la faueur d'autruy: qui est vne rude
  obligation. Ie ne veux debuoir ma seureté, ny à la bonté, et benignité
  des grands, qui s'aggreent de ma legalité et liberté: ny à la
  facilité des mœurs de mes predecesseurs, et miennes: car quoy si
  i'estois autre? Si mes desportemens et la franchise de ma conuersation,
  obligent mes voisins, ou la parenté: c'est cruauté qu'ils s'en
  puissent acquitter, en me laissant viure, et qu'ils puissent dire:
  Nous luy condonons la libre continuation du seruice diuin, en la
  chapelle de sa maison, toutes les eglises d'autour, estants par nous
  desertées: et luy condonons l'vsage de ses biens, et sa vie, comme
  il conserue nos femmes, et nos bœufs au besoing. De longue main
  chez moy, nous auons part à la louange de Lycurgus Athenien, qui
  estoit general depositaire et gardien des bourses de ses concitoyens.
  Or ie tiens, qu'il faut viure par droict, et par auctorité, non par
  recompense ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux
  aymé perdre la vie, que la deuoir? Ie fuis à me submettre à toute
  sorte d'obligation. Mais sur tout, à celle qui m'attache, par deuoir
  d'honneur. Ie ne trouue rien si cher, que ce qui m'est donné: et ce
  pourquoy, ma volonté demeure hypothequee par tiltre de gratitude.
  Et reçois plus volontiers les offices, qui sont à vendre. Ie
  croy bien. Pour ceux-cy, ie ne donne que de l'argent: pour les autres,
  ie me donne moy-mesme.   Le neud, qui me tient par la loy
  d'honnesteté, me semble bien plus pressant et plus poisant, que
  n'est celuy de la contraincte ciuile. On me garotte plus doucement
  par vn notaire, que par moy. N'est-ce pas raison, que ma conscience
  soit beaucoup plus engagee, à ce, en quoy on s'est simplement fié
  d'elle? Ailleurs, ma foy ne doit rien: car on ne luy a rien presté.
  Qu'on s'ayde de la fiance et asseurance, qu'on a prise hors de moy.
  I'aymeroy bien plus cher, rompre la prison d'vne muraille, et des
  loix, que de ma parole. Ie suis delicat à l'obseruation de mes promesses,
  iusques à la superstition: et les fay en tous subiects volontiers
  incertaines et conditionnelles. A celles, qui sont de nul poids,
  ie donne poids de la ialousie de ma regle: elle me gehenne et
  charge de son propre interest. Ouy, és entreprinses toutes miennes
  et libres, si i'en dy le poinct, il me semble, que ie me les prescry:
  et que, le donner à la science d'autruy, c'est le preordonner à soy.
  Il me semble que ie le promets, quand ie le dy. Ainsi i'euente peu
  mes propositions. La condemnation que ie fais de moy, est plus
  vifue et roide, que n'est celle des iuges, qui ne me prennent que
  par le visage de l'obligation commune: l'estreinte de ma conscience
  plus serree, et plus seuere. Ie suy laschement les debuoirs ausquels
  on m'entraineroit, si ie n'y allois. _Hoc ipsum ita iustum est quod
  rectè fit, si est voluntarium._ Si l'action n'a quelque splendeur de liberté,
  elle n'a point de grace, ny d'honneur.

    _Quod me ius cogit, vix voluntate impetrent._

  Où la necessité me tire, i'ayme à lacher la volonté. _Quia quicquid
  imperio cogitur, exigenti magis, quàm præstanti acceptum refertur._
  I'en sçay qui suyuent cet air, iusques à l'iniustice: donnent plustost
  qu'ils ne rendent, prestent plustost qu'ilz ne payent: font plus escharsement
  bien à celuy, à qui ils en sont tenus. Ie ne vois pas là,
  mais ie touche contre.   I'ayme tant à me descharger et desobliger,
  que i'ay parfois compté à profit, les ingratitudes, offences, et indignitez,
  que i'auois reçeu de ceux, à qui ou par nature, ou par accident,
  i'auois quelque deuoir d'amitié: prenant cette occasion de
  leur faute, pour autant d'acquit, et descharge de ma debte. Encore
  que ie continue à leur payer les offices apparents, de la raison publique,
  ie trouue grande espargne pourtant à faire par iustice, ce
  que ie faysoy par affection, et à me soulager vn peu, de l'attention
  et sollicitude, de ma volonté au dedans. _Est prudentis sustinere vt
  cursum, sic impetum beneuolentiæ._ Laquelle i'ay trop vrgente et
  pressante, où ie m'addonne: aumoins pour vn homme, qui ne veut
  estre aucunement en presse. Et me sert cette mesnagerie, de quelque
  consolation, aux imperfections de ceux qui me touchent. Ie suis
  bien desplaisant qu'ils en vaillent moins, mais tant y a, que i'en
  espargne aussi quelque chose de mon application et engagement
  enuers eux. I'approuue celuy qui ayme moins son enfant, d'autant
  qu'il est ou teigneux ou bossu. Et non seulement, quand il est malicieux;
  mais aussi quand il est malheureux, et mal nay (Dieu mesme
  en a rabbatu cela de son prix, et estimation naturelle) pourueu qu'il
  se porte en ce refroidissement, auec moderation, et iustice exacte.
  En moy, la proximité n'allege pas les deffauts, elle les aggraue
  plustost.   Apres tout, selon que ie m'entends en la science du bien-faict
  et de recognoissance, qui est vne subtile science et de grand
  vsage, ie ne vois personne, plus libre et moins endebté, que ie suis
  iusques à cette heure. Ce que ie doibs, ie le doibs simplement aux
  obligations communes et naturelles. Il n'en est point, qui soit plus
  nettement quitte d'ailleurs.

            _Nec sunt mihi nota potentum
    Munera._

  Les Princes me donnent prou, s'ils ne m'ostent rien: et me font
  assez de bien, quand ils ne me font point de mal: c'est tout ce que
  i'en demande. O combien ie suis tenu à Dieu, de ce qu'il luy a pleu,
  que i'aye reçeu immediatement de sa grace, tout ce que i'ay: qu'il
  a retenu particulierement à soy toute ma debte! Combien ie supplie
  instamment sa saincte misericorde, que iamais ie ne doiue vn
  essentiel grammercy à personne! Bien heureuse franchise: qui m'a
  conduit si loing. Qu'elle acheue. I'essaye à n'auoir expres besoing
  de nul. _In me omnis spes est mihi._ C'est chose que chacun peut en
  soy: mais plus facilement ceux, que Dieu a mis à l'abry des necessitez
  naturelles et vrgentes. Il fait bien piteux, et hazardeux, despendre
  d'vn autre. Nous mesmes qui est la plus iuste adresse, et la
  plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Ie n'ay rien mien,
  que moy; et si en est la possession en partie manque et empruntee.
  Ie me cultiue et en courage, qui est le plus fort: et encores en fortune,
  pour y trouuer dequoy me satisfaire, quand ailleurs tout m'abandonneroit.
  Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science,
  pour au giron des muses se pouuoir ioyeusement esquarter de toute
  autre compagnie au besoing: ny seulement de la cognoissance de
  la philosophie, pour apprendre à son ame de se contenter d'elle, et
  se passer virilement des commoditez qui lui viennent du dehors,
  quand le sort l'ordonne. Il fut si curieux, d'apprendre encore à
  faire sa cuisine, et son poil, ses robes, ses souliers, ses bragues,
  pour se fonder en soy, autant qu'il pourroit, et soustraire au secours
  estranger. On iouyt bien plus librement, et plus gayement,
  des biens empruntez: quand ce n'est pas vne iouyssance obligee et
  contrainte par le besoing: et qu'on a, et en sa volonté, et en sa
  fortune, la force et les moyens de s'en passer. Ie me connoy bien.
  Mais il m'est malaisé d'imaginer nulle si pure liberalité de personne
  enuers moy, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast
  disgratiée, tyrannique, et teinte de reproche, si la necessité
  m'y auoit encheuestré. Comme le donner est qualité ambitieuse, et
  de prerogatiue, aussi est l'accepter qualité de summission. Tesmoin
  l'iniurieux, et querelleux refus, que Baiazet feit des presents, que
  Temir luy enuoyoit. Et ceux qu'on offrit de la part de l'Empereur
  Solyman, à l'Empereur de Calicut, le mirent en si grand despit,
  que non seulement il les refusa rudement: disant, que ny luy ny ses
  predecesseurs n'auoient accoustumé de prendre: et que c'estoit leur
  office de donner: mais en outre feit mettre en vn cul de fosse, les
  ambassadeurs enuoyez à cet effect. Quand Thetis, dit Aristote, flatte
  Iuppiter: quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens: ils ne
  vont pas leur rafreschissant la memoire des biens, qu'ils leur ont
  faits, qui est tousiours odieuse: mais la memoire des bien-faicts
  qu'ils ont receuz d'eux. Ceux que ie voy si familierement employer
  tout chacun et s'y engager: ne le feroient pas, s'ils sauouroient
  comme moy la douceur d'vne pure liberté: et s'ils poisoient autant
  que doit poiser à vn sage homme, l'engageure d'vne obligation. Elle
  se paye à l'aduenture quelquefois: mais elle ne se dissout iamais.
  Cruel garrotage, à qui ayme d'affranchir les coudees de sa liberté,
  en tout sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy,
  sçauent, s'ils en ont iamais veu, de moins sollicitant, requerant,
  suppliant, ny moins chargeant sur autruy. Si ie le suis, au delà de
  tout exemple moderne, ce n'est pas grande merueille: tant de
  pieces de mes mœurs y contribuants. Vn peu de fierté naturelle:
  l'impatience du refus: contraction de mes desirs et desseins: inhabileté
  à toute sorte d'affaires. Et mes qualitez plus fauories, l'oysiueté,
  la franchise. Par tout cela, i'ay prins à haine mortelle, d'estre
  tenu ny à autre, ny par autre que moy. I'employe bien viuement,
  tout ce que ie puis, à m'en passer: auant que i'employe la beneficence
  d'vn autre, en quelque, ou legere ou poisante occasion ou besoing
  que ce soit. Mes amis m'importunent estrangement, quand ils
  me requierent, de requerir vn tiers. Et ne me semble guere moins
  de coust, desengager celuy qui me doibt, vsant de luy: que m'engager
  enuers celuy, qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et
  cet' autre, qu'ils ne vueillent de moy chose negotieuse et soucieuse (car
  i'ay denoncé à tout soing guerre capitale) ie suis commodement facile
  et prest au besoing de chacun. Mais i'ay encore plus fuy à receuoir,
  que ie n'ay cherché à donner: aussi est il bien plus aysé
  selon Aristote. Ma fortune m'a peu permis de bien faire à autruy:
  et ce peu qu'elle m'en a permis, elle l'a assez maigrement logé. Si
  elle m'eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes,
  i'eusse esté ambitieux de me faire aymer: non de me faire craindre
  ou admirer. L'exprimeray-ie plus insolamment? i'eusse autant
  regardé, au plaire, qu'au prouffiter. Cyrus tres-sagement, et par la
  bouche d'vn tres bon capitaine, et meilleur philosophe encores,
  estime sa bonté et ses biens faicts, loing au delà de sa vaillance, et
  belliqueuses conquestes. Et le premier Scipion, par tout où il se
  veut faire valoir, poise sa debonnaireté et humanité, au dessus de
  sa hardiesse et de ses victoires: et a tousiours en la bouche ce glorieux
  mot, Qu'il a laissé aux ennemys, autant à l'aymer, qu'aux
  amys. Ie veux donc dire, que s'il faut ainsi debuoir quelque chose,
  ce doibt estre à plus legitime tiltre, que celuy dequoy ie parle, auquel
  la loy de cette miserable guerre m'engage: et non d'vn si gros
  debte, comme celuy de ma totale conseruation: il m'accable.   Ie
  me suis couché mille fois chez moy, imaginant qu'on me trahiroit
  et assommeroit cette nuict là: composant auec la Fortune, que ce
  fust sans effroy et sans langueur. Et me suis escrié apres mon
  patenostre,

    _Impius hæc tam culta noualia miles habebit?_

  Quel remede? c'est le lieu de ma naissance, et de la plus part de
  mes ancestres: ils y ont mis leur affection et leur nom. Nous nous
  durcissons à tout ce que nous accoustumons. Et à vne miserable
  condition, comme est la nostre, ç'a esté vn tresfauorable present de
  Nature, que l'accoustumance, qui endort nostre sentiment à la souffrance
  de plusieurs maux. Les guerres ciuiles ont cela de pire que
  les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguette en sa
  propre maison.

    _Quàm miserum, porta vitam muróque tueri,
      Vixque suæ tutum viribus esse domus!_

  C'est grande extremité, d'estre pressé iusques dans son mesnage, et
  repos domestique. Le lieu où ie me tiens, est tousiours le premier
  et le dernier, à la batterie de nos troubles: et où la paix n'a iamais
  son visage entier,

    _Tum quoque cùm pax est, trepidant formidine belli.

                Quoties pacem fortuna lacessit,
    Hàc iter est bellis: melius, fortuna, dedisses
    Orbe sub Eoo sedem, gelidàque sub Arcto,
    Errantésque domos._

  Ie tire par fois, le moyen de me fermir contre ces considerations,
  de la nonchalance et lascheté. Elles nous menent aussi aucunement
  à la resolution. Il m'aduient souuent, d'imaginer auec quelque plaisir,
  les dangers mortels, et les attendre. Ie me plonge la teste baissee,
  stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre,
  comme dans vne profondeur muette et obscure, qui m'engloutit
  d'vn saut, et m'estouffe en vn instant, d'vn puissant sommeil, plein
  d'insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la
  consequence que i'en preuoy, me donne plus de consolation, que
  l'effait de crainte. Ils disent, comme la vie n'est pas la meilleure,
  pour estre longue, que la mort est la meilleure, pour n'estre pas
  longue. Ie ne m'estrange pas tant de l'estre mort, comme i'entre en
  confidence auec le mourir. Ie m'enueloppe et me tapis en cet orage,
  qui me doit aueugler et rauir de furie, d'vne charge prompte et
  insensible. Encore s'il aduenoit, comme disent aucuns iardiniers,
  que les roses et violettes naissent plus odoriferantes pres des aulx
  et des oignons, d'autant qu'ils sucçent et tirent à eux, ce qu'il y a
  de mauuaise odeur en la terre: aussi que ces deprauées natures,
  humassent tout le venin de mon air et du climat, et m'en rendissent
  d'autant meilleur et plus pur, par leur voysinage: que ie ne
  perdisse pas tout. Cela n'est pas: mais de cecy il en peut estre
  quelque chose, que la bonté est plus belle et plus attraiante quand
  elle est rare, et que la contrarieté et diuersité, roidit et resserre en
  soy le bien faire: et l'enflamme par la ialousie de l'opposition, et
  par la gloire. Les voleurs de leur grace, ne m'en veulent pas particulierement.
  Ne fay-ie pas moy à eux. Il m'en faudroit à trop de
  gents. Pareilles consciences logent sous diuerses sortes de robes. Pareille
  cruauté, desloyauté, volerie. Et d'autant pire, qu'elle est plus
  lasche, plus seure, et plus obscure, sous l'ombre des loix. Ie hay
  moins l'iniure professe que trahitresse; guerriere que pacifique et
  iuridique. Nostre fieure est suruenuë en vn corps, qu'elle n'a de
  guere empiré. Le feu y estoit, la flamme s'y est prinse. Le bruit est
  plus grand: le mal, de peu. Ie respons ordinairement, à ceux qui
  me demandent raison de mes voyages: Que ie sçay bien ce que ie
  fuis, mais non pas ce que ie cherche. Si on me dit, que parmy les
  estrangers il y peut auoir aussi peu de santé, et que leurs mœurs
  ne sont pas mieux nettes que les nostres: ie respons premierement,
  qu'il est malaysé:

    _Tam multæ scelerum facies!_

  Secondement, c'est tousiours gain, de changer vn mauuais estat à
  vn estat incertain. Et que les maux d'autruy ne nous doiuent pas
  poindre comme les nostres.   Ie ne veux pas oublier cecy, que ie
  ne me mutine iamais tant contre la France, que ie ne regarde Paris
  de bon œil. Elle a mon cœur des mon enfance. Et m'en est aduenu
  comme des choses excellentes: plus i'ay veu dépuis d'autres
  villes belles, plus la beauté de cette cy, peut, et gaigne sur mon
  affection. Ie l'ayme par elle mesme, et plus en son estre seul, que
  rechargee de pompe estrangere. Ie l'ayme tendrement, iusques à
  ses verrues et à ses taches. Ie ne suis François, que par cette grande
  cité: grande en peuples, grande en felicité de son assiette: mais
  sur tout grande, et incomparable en varieté, et diuersité de commoditez:
  la gloire de la France, et l'vn des plus nobles ornements du
  monde. Dieu en chasse loing nos diuisions: entiere et vnie, ie la
  trouue deffendue de toute autre violence. Ie l'aduise, que de tous
  les partis, le pire sera celuy qui la mettra en discorde. Et ne crains
  pour elle, qu'elle mesme. Et crains pour elle, autant certes, que
  pour autre piece de cet estat. Tant qu'elle durera, ie n'auray faute
  de retraicte, où rendre mes abboys: suffisante à me faire perdre le
  regret de tout' autre retraicte.   Non par ce que Socrates l'a dict,
  mais par ce qu'en verité c'est mon humeur, et à l'auanture non
  sans quelque excez, i'estime tous les hommes mes compatriotes: et
  embrasse vn Polonois comme vn François, postposant cette lyaison
  nationale, à l'vniuerselle et commune. Ie ne suis guere feru de la
  douceur d'vn air naturel. Les cognoissances toutes neufues, et toutes
  miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites
  cognoissances du voisinage. Les amitiez pures de nostre acquest,
  emportent ordinairement, celles ausquelles la communication du
  climat, ou du sang, nous ioignent. Nature nous a mis au monde libres
  et desliez, nous nous emprisonnons en certains destroits:
  comme les Roys de Perse qui s'obligeoient de ne boire iamais autre
  eau, que celle du fleuue de Choaspez, renonçoyent par sottise, à
  leur droict d'vsage en toutes les autres eaux: et assechoient pour
  leur regard, tout le reste du monde. Ce que Socrates feit sur sa fin,
  d'estimer vne sentence d'exil pire, qu'vne sentence de mort contre
  soy: ie ne seray, à mon aduis, iamais ny si cassé, ny si estroittement
  habitué en mon païs, que ie le feisse. Ces vies celestes, ont
  assez d'images, que i'embrasse par estimation plus que par affection.
  Et en ont aussi, de si esleuees, et extraordinaires, que par
  estimation mesme ie ne les puis embrasser, d'autant que ie ne les
  puis conceuoir. Cette humeur fut bien tendre à vn homme, qui iugeoit
  le monde sa ville. Il est vray, qu'il dedaignoit les peregrinations,
  et n'auoit gueres mis le pied hors le territoire d'Attique.
  Quoy, qu'il plaignoit l'argent de ses amis à desengager sa vie: et
  qu'il refusa de sortir de prison par l'entremise d'autruy, pour ne
  desobeïr aux loix en vn temps, qu'elles estoient d'ailleurs si fort
  corrompuës? Ces exemples sont de la premiere espece, pour moy.
  De la seconde, sont d'autres, que ie pourroy trouuer en ce mesme
  personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de
  mon action: mais aucuns surpassent encore la force de mon iugement.
    Outre ces raisons, le voyager me semble vn exercice profitable.
  L'ame y a vne continuelle exercitation, à remarquer des
  choses incogneuës et nouuelles. Et ie ne sçache point meilleure escole,
  comme i'ay dict souuent, à façonner la vie, que de luy proposer
  incessamment la diuersité de tant d'autres vies, fantasies, et
  vsances: et luy faire gouster vne si perpetuelle varieté de formes
  de nostre nature. Le corps n'y est ny oisif ny trauaillé: et cette
  moderee agitation le met en haleine. Ie me tien à cheual sans demonter,
  tout choliqueux que ie suis, et sans m'y ennuyer, huict et
  dix heures,

    _Vires vltra sortémque senectæ._

  Nulle saison m'est ennemye, que le chaut aspre d'vn soleil poignant.
  Car les ombrelles, dequoy dépuis les anciens Romains l'Italie
  se sert, chargent plus les bras, qu'ils ne deschargent la teste. Ie
  voudroy sçauoir quelle industrie c'estoit aux Perses, si anciennement,
  et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et
  des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. I'ayme les pluyes
  et les crotes comme les cannes. La mutation d'air et de climat ne
  me touche point. Tout ciel m'est vn. Ie ne suis battu que des alterations
  internes, que ie produicts en moy, et celles là m'arriuent
  moins en voyageant. Ie suis mal-aisé à esbranler: mais estant
  auoyé, ie vay tant qu'on veut. I'estriue autant aux petites entreprises,
  qu'aux grandes: et à m'equiper pour faire vne iournée, et visiter
  vn voisin, que pour vn iuste voyage. I'ay apris à faire mes
  iournees à l'Espagnole, d'vne traicte: grandes et raisonnables
  iournees. Et aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du soleil
  couchant iusques au leuant. L'autre façon de repaistre en chemin,
  en tumulte et haste, pour la disnee, nommément aux cours iours,
  est incommode. Mes cheuaux en valent mieux. Iamais cheual ne
  m'a failly, qui a sceu faire auec moy la premiere iournee. Ie les
  abreuue par tout: et regarde seulement qu'ils ayent assez de chemin
  de reste, pour battre leur eau. La paresse à me leuer, donne
  loisir à ceux qui me suyuent, de disner à leur aise, auant partir.
  Pour moy, ie ne mange iamais trop tard: l'appetit me vient en
  mangeant, et point autrement: ie n'ay point de faim qu'à table.

  Aucuns se plaignent dequoy ie me suis agreé à continuer cet
  exercice, marié, et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d'abandonner
  sa maison, quand on l'a mise en train de continuer sans
  nous: quand on y a laissé de l'ordre qui ne demente point sa forme
  passee. C'est bien plus d'imprudence, de s'esloingner, laissant en sa
  maison vne garde moins fidele, et qui ait moins de soing de pouruoir
  à vostre besoing.   La plus vtile et honnorable science et
  occupation à vne mere de famille, c'est la science du mesnage. I'en
  vois quelqu'vne auare; de mesnagere, fort peu. C'est sa maistresse
  qualité, et qu'on doibt chercher, auant toute autre: comme le seul
  douaire qui sert à ruyner ou sauuer nos maisons. Qu'on ne m'en
  parle pas; selon que l'experience m'en a apprins, ie requiers d'vne
  femme mariee, au dessus de toute autre vertu, la vertu œconomique.
  Ie l'en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le
  gouuernement en main. Ie vois auec despit en plusieurs mesnages,
  monsieur reuenir maussade et tout marmiteux du tracas des
  affaires, enuiron midy, que madame est encore apres à se coiffer
  et attiffer, en son cabinet. C'est à faire aux Roynes: encores ne
  sçay-ie. Il est ridicule et iniuste, que l'oysiueté de nos femmes, soit
  entretenuë de nostre sueur et trauail. Il n'aduiendra, que ie puisse,
  à personne, d'auoir l'vsage de ses biens plus liquide que moy, plus
  quiete et plus quitte. Si le mary fournit de matiere, Nature mesme
  veut qu'elles fournissent de forme.   Quant aux deuoirs de l'amitié
  maritale, qu'on pense estre interessez par cette absence: ie ne le
  crois pas. Au rebours, c'est vne intelligence, qui se refroidit volontiers
  par vne trop continuelle assistance, et que l'assiduité blesse.
  Toute femme estrangere nous semble honneste femme. Et chacun
  sent par experience, que la continuation de se voir, ne peut representer
  le plaisir que lon sent à se desprendre, et reprendre à secousses.
  Ces interruptions me remplissent d'vne amour recente
  enuers les miens, et me redonnent l'vsage de ma maison plus
  doux: la vicissitude eschaufe mon appetit, vers l'vn, puis vers
  l'autre party. Ie sçay que l'amitié a les bras assez longs, pour se
  tenir et se ioindre, d'vn coin de monde à l'autre: et specialement
  cette cy, où il y a vne continuelle communication d'offices, qui en
  reueillent l'obligation et la souuenance. Les Stoïciens disent bien,
  qu'il y a si grande colligance et relation entre les sages, que celuy
  qui disne en France, repaist son compagnon en Ægypte; et qui
  estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont
  sur la terre habitable, en sentent ayde. La iouyssance, et la possession,
  appartiennent principalement à l'imagination. Elle embrasse
  plus chaudement et plus continuellement ce qu'elle va querir, que
  ce que nous touchons. Comptez voz amusements iournaliers; vous
  trouuerez que vous estes lors plus absent de vostre amy, quand il
  vous est present. Son assistance relasche vostre attention, et donne
  liberté à vostre pensee, de s'absenter à toute heure, pour toute occasion.
  De Rome en hors, ie tiens et regente ma maison, et les
  commoditez que i'y ay laissé: ie voy croistre mes murailles, mes
  arbres, et mes rentes, et descroistre à deux doigts pres, comme
  quand i'y suis,

    _Ante oculos errat domus, errat forma locorum._

  Si nous ne iouyssons que ce que nous touchons, adieu noz escus
  quand ils sont en noz coffres, et noz enfans s'ils sont à la chasse.
  Nous les voulons plus pres. Au iardin est-ce loing? A vne demy
  iournee? Quoy, à dix lieuës est-ce loing, ou pres? Si c'est pres:
  quoy onze, douze, treze? et ainsi pas à pas. Vrayment celle qui
  sçaura prescripre à son mary, le quantiesme pas finit le pres, et le
  quantiesme pas donne commencement au loing, ie suis d'aduis
  qu'elle l'arreste entre-deux.

                      _Excludat iurgia finis.
    Vtor permisso, caudæque pilos vt equinæ
    Paulatim vello: et demo vnum, demo etiam vnum,
    Dum cadat elusus ratione ruentis acerui._

  Et qu'elles appellent hardiment la philosophie à leur secours. A qui
  quelqu'vn pourroit reprocher, puis qu'elle ne voit ny l'un ny l'autre
  bout de la iointure, entre le trop et le peu, le long et le court, le
  leger et le poisant, le pres et le loing: puis qu'elle n'en recognoist
  le commencement ny la fin, qu'elle iuge bien incertainement du
  milieu. _Rerum natura nullam nobis dedit cognitionem finium._ Sont-elles
  pas encore femmes et amies des trespassez; qui ne sont pas
  au bout de cettuy-cy, mais en l'autre monde? Nous embrassons et
  ceux qui ont esté, et ceux qui ne sont point encore, non que les
  absens. Nous n'auons pas faict marché, en nous mariant, de nous
  tenir continuellement accouez, l'vn à l'autre, comme ie ne sçay
  quels petits animaux que nous voyons, ou comme les ensorcelez de
  Karenty, d'vne maniere chiennine. Et ne doibt vne femme auoir les
  yeux si gourmandement fichez sur le deuant de son mary, qu'elle
  n'en puisse veoir le derriere, où besoing est. Mais ce mot de ce
  peintre si excellent, de leurs humeurs, seroit-il point de mise en ce
  lieu, pour representer la cause de leurs plaintes?

    _Vxor, si cesses, aut te amare cogitat,
    Aut tete amari, aut potare, aut animo obsequi,
    Et tibi bene esse soli, cùm sibi sit malè._

  Ou bien seroit-ce pas, que de soy l'opposition et contradiction les
  entretient et nourrit: et qu'elles s'accommodent assez, pourueu
  qu'elles vous incommodent?   En la vraye amitié, de laquelle ie
  suis expert, ie me donne à mon amy, plus que ie ne le tire à moy.
  Ie n'ayme pas seulement mieux, luy faire bien, que s'il m'en faisoit:
  mais encore qu'il s'en face, qu'à moy: il m'en faict lors le
  plus, quand il s'en faict. Et si l'absence luy est ou plaisante ou
  vtile, elle m'est bien plus douce que sa presence: et ce n'est pas
  proprement absence, quand il y a moyen de s'entr'aduertir. I'ay tiré
  autrefois vsage de nostre esloingnement et commodité. Nous remplissions
  mieux, et estandions, la possession de la vie, en nous separant:
  il viuoit, il iouyssoit, il voyoit pour moy, et moy pour luy,
  autant plainement que s'il y eust esté: l'vne partie demeuroit
  oisiue, quand nous estions ensemble: nous nous confondions.
  La separation du lieu rendoit la conionction de noz volontez plus riche.
  Cette faim insatiable de la presence corporelle, accuse vn peu
  la foiblesse en la iouissance des ames.   Quant à la vieillesse,
  qu'on m'allegue; au rebours: c'est à la ieunesse à s'asseruir aux
  opinions communes, et se contraindre pour autruy. Elle peut fournir
  à tous les deux, au peuple et à soy: nous n'auons que trop à
  faire, à nous seuls. A mesure que les commoditez naturelles nous
  faillent, soustenons nous par les artificielles. C'est iniustice, d'excuser
  la ieunesse de suyure ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse
  d'en chercher. Ieune, ie couurois mes passions eniouees, de prudence:
  vieil, ie demesle les tristes, de débauche. Si prohibent les
  loix Platoniques, de peregriner auant quarante ans, ou cinquante:
  pour rendre la peregrination plus vtile et instructiue. Ie consentiroy
  plus volontiers, à cet autre second article, des mesmes loix,
  qui l'interdit, apres soixante. Mais en tel aage, vous ne reuiendrez
  iamais d'vn si long chemin. Que m'en chaut-il? ie ne l'entreprens,
  ny pour en reuenir, ny pour le parfaire. I'entreprens seulement de
  me branler, pendant que le branle me plaist, et me proumeine pour
  me proumener. Ceux qui courent vn benefice, ou vn lieure, ne
  courent pas. Ceux là courent, qui courent aux barres, et pour exercer
  leur course. Mon dessein est diuisible par tout, il n'est pas
  fondé en grandes esperances: chasque iournee en faict le bout. Et
  le voyage de ma vie se conduict de mesme. I'ay veu pourtant assez
  de lieux esloingnez, où i'eusse desiré qu'on m'eust arresté. Pourquoy
  non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater,
  tant d'hommes sages, de la secte plus renfroingnée, abandonnerent
  bien leur pays, sans aucune occasion de s'en plaindre: et seulement
  pour la iouissance d'vn autre air? Certes le plus grand desplaisir
  de mes peregrinations, c'est que ie n'y puisse apporter cette
  resolution, d'establir ma demeure où ie me plairoy. Et qu'il me
  faille tousiours proposer de reuenir, pour m'accommoder aux humeurs
  communes.   Si ie craingnois de mourir en autre lieu, que
  celuy de ma naissance: si ie pensois mourir moins à mon aise, esloingné
  des miens: à peine sortiroy-ie hors de France, ie ne sortirois
  pas sans effroy hors de ma parroisse. Ie sens la mort qui me
  pince continuellement la gorge, ou les reins. Mais ie suis autrement
  faict: elle m'est vne par tout. Si toutesfois i'auois à choisir: ce seroit,
  ce croy-ie, plustost à cheual, que dans vn lict: hors de ma
  maison, et loing des miens. Il y a plus de creuecœur que de consolation,
  à prendre congé de ses amis. I'oublie volontiers ce deuoir
  de nostre entregent. Car des offices de l'amitié, celuy-là est le seul
  desplaisant: et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel
  adieu. S'il se tire quelque commodité de cette assistance, il s'en
  tire cent incommoditez. I'ay veu plusieurs mourans bien piteusement,
  assiegez de tout ce train: cette presse les estouffe. C'est contre
  le deuoir, et est tesmoignage de peu d'affection, et de peu de
  soing, de vous laisser mourir en repos. L'vn tourmente vos yeux,
  l'autre vos oreilles, l'autre la bouche: il n'y a sens, ny membre,
  qu'on ne vous fracasse. Le cœur vous serre de pitié, d'ouïr les
  plaintes des amis; et de despit à l'aduanture, d'ouïr d'autres plaintes,
  feintes et masquées. Qui a tousiours eu le goust tendre, affoibly,
  il l'a encore plus. Il luy faut en vne si grande necessité, vne
  main douce, et accommodée à son sentiment pour le grater iustement
  où il luy cuit. Ou qu'on ne le grate point du tout. Si nous
  auons besoing de sage femme, à nous mettre au monde: nous
  auons bien besoing d'vn homme encore plus sage, à nous en sortir.
  Tel, et amy, le faudroit-il acheter bien cherement, pour le seruice
  d'vne telle occasion. Ie ne suis point arriué à cette vigueur desdaigneuse,
  qui se fortifie en soy-mesme, que rien n'aide, ny ne trouble;
  ie suis d'vn poinct plus bas. Ie cherche à coniller, et à me desrober
  de ce passage: non par crainte, mais par art. Ce n'est pas
  mon aduis, de faire en cette action, preuue ou montre de ma constance.
  Pour qui? Lors cessera tout le droict et l'interest, que i'ay à
  la reputation. Ie me contente d'vne mort recueillie en soy, quiete,
  et solitaire, toute mienne, conuenable à ma vie retirée et priuée.
  Au rebours de la superstition Romaine, où on estimoit malheureux,
  celuy qui mouroit sans parler: et qui n'auoit ses plus proches à
  luy clorre les yeux. I'ay assez affaire à me consoler, sans auoir à
  consoler autruy; assez de pensées en la teste, sans que les circonstances
  m'en apportent de nouuelles: et assez de matiere à m'entretenir,
  sans l'emprunter. Cette partie n'est pas du rolle de la societé:
  c'est l'acte à vn seul personnage. Viuons et rions entre les
  nostres, allons mourir et rechigner entre les inconnuz. On trouue
  en payant, qui vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds:
  qui ne vous presse qu'autant que vous voulez, vous presentant vn
  visage indifferent, vous laissant vous gouuerner, et plaindre à vostre
  mode.   Ie me deffais tous les iours par discours, de cette humeur
  puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d'esmouuoir
  par nos maux, la compassion et le dueil en nos amis. Nous
  faisons valoir nos inconueniens outre leur mesure, pour attirer
  leurs larmes. Et la fermeté que nous louons en chacun, à soustenir
  sa mauuaise fortune, nous l'accusons et reprochons à nos proches,
  quand c'est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu'ils se
  ressentent de nos maux, si encores ils ne s'en affligent. Il faut estendre
  la ioye, mais retrancher autant qu'on peut la tristesse. Qui
  se faict plaindre sans raison, est homme pour n'estre pas plaint,
  quand la raison y sera. C'est pour n'estre iamais plaint, que se
  plaindre tousiours, faisant si souuent le piteux, qu'on ne soit pitoyable
  à personne. Qui se faict mort viuant, est subiect d'estre
  tenu pour vif mourant. I'en ay veu prendre la cheure, de ce qu'on
  leur trouuoit le visage frais, et le pouls posé: contraindre leur ris,
  par ce qu'il trahissoit leur guairison: et haïr la santé, de ce
  qu'elle n'estoit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n'estoyent pas
  femmes. Ie represente mes maladies, pour le plus, telles qu'elles
  sont, et euite les paroles de mauuais prognostique, et les exclamations
  composées. Sinon l'allegresse, aumoins la contenance rassise
  des assistans, est propre, pres d'vn sage malade. Pour se voir en
  vn estat contraire, il n'entre point en querelle auec la santé. Il luy
  plaist de la contempler en autruy, forte et entiere; et en iouyr au
  moins par compagnie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne
  reiecte pas du tout les pensées de la vie, ny ne fuit les entretiens
  communs. Ie veux estudier la maladie quand ie suis sain: quand
  elle y est, elle faict son impression assez réele, sans que mon imagination
  l'aide. Nous nous preparons auant la main, aux voyages
  que nous entreprenons, et y sommes resolus: l'heure qu'il nous
  faut monter à cheual, nous la donnons à l'assistance, et en sa faueur,
  l'estendons.   Ie sens ce proffit inesperé de la publication de
  mes mœurs, qu'elle me sert aucunement de regle. Il me vient par
  fois quelque consideration de ne trahir l'histoire de ma vie. Cette
  publique declaration, m'oblige de me tenir en ma route; et à ne
  desmentir l'image de mes conditions: communément moins desfigurées
  et contredictes, que ne porte la malignité, et maladie des
  iugemens d'auiourd'huy. L'vniformité et simplesse de mes mœurs,
  produict bien vn visage d'aisée interpretation, mais parce que la
  façon en est vn peu nouuelle, et hors d'vsage, elle donne trop beau
  ieu à la mesdisance. Si est-il vray, qu'à qui me veut loyallement
  iniurier, il me semble fournir bien suffisamment, où mordre, en
  mes imperfections aduoüées, et cogneuës: et dequoy s'y saouler,
  sans s'escarmoucher au vent. Si pour en preoccuper moy-mesme
  l'accusation, et la descouuerte, il luy semble que ie luy esdente sa
  morsure, c'est raison qu'il prenne son droict, vers l'amplification
  et extention. L'offence a ses droicts outre la iustice. Et que les
  vices dequoy ie luy montre des racines chez moy, il les grossisse
  en arbres. Qu'il y employe non seulement ceux qui me possedent,
  mais ceux aussi qui ne font que me menasser. Iniurieux vices, et
  en qualité, et en nombre. Qu'il me batte par là. I'embrasseroy volontiers
  l'exemple du philosophe Dion. Antigonus le vouloit piquer
  sur le subiet de son origine. Il luy coupa broche: Ie suis, dit-il,
  fils d'vn serf, boucher, stigmatizé, et d'vne putain, que mon pere
  espousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour
  quelque mesfaict. Vn orateur m'achetta enfant, me trouuant beau
  et aduenant: et m'a laissé mourant tous ses biens; lesquels ayant
  transporté en cette ville d'Athenes, ie me suis addonné à la philosophie.
  Que les historiens ne s'empeschent à chercher nouuelles
  de moy: ie leur en diray ce qui en est. La confession genereuse et
  libre, enerue le reproche, et desarme l'iniure. Tant y a que tout
  conté, il me semble qu'aussi souuent on me loüe, qu'on me desprise
  outre la raison. Comme il me semble aussi que dés mon enfance,
  en rang et degré d'honneur, on m'a donné lieu, plustost au
  dessus, qu'au dessoubs de ce qui m'appartient. Ie me trouueroy
  mieux en païs, auquel ces ordres fussent ou reglez ou mesprisez.
  Entre les masles dépuis que l'altercation de la prerogatiue au marcher
  ou à se seoir, passe trois repliques, elle est inciuile. Ie ne
  crain point de ceder ou proceder iniquement, pour fuir à vne si
  importune contestation. Et iamais homme n'a eu enuie de ma presseance,
  à qui ie ne l'aye quittée.   Outre ce profit, que ie tire d'escrire
  de moy, i'en ay esperé cet autre, que s'il aduenoit que mes
  humeurs pleussent, et accordassent à quelque honneste homme,
  auant mon trespas, il rechercheroit de nous ioindre. Ie luy ay
  donné beaucoup de païs gaigné: car tout ce qu'vne longue cognoissance
  et familiarité, luy pourroit auoir acquis en plusieurs années,
  il l'a veu en trois iours dans ce registre, et plus seurement
  et exactement. Plaisante fantasie: plusieurs choses, que ie ne voudroy
  dire au particulier, ie les dis au public. Et sur mes plus secretes
  sciences ou pensées, renuoye à vne boutique de libraire, mes
  amis plus feaux:

    _Excutienda damus præcordia._

  Si à si bonnes enseignes, i'eusse sceu quelqu'vn qui m'eust esté
  propre, certes ie l'eusse esté trouuer bien loing. Car la douceur
  d'vne sortable et aggreable compagnie, ne se peut assez acheter à
  mon gré. Eh qu'est-ce qu'vn amy! Combien est vraye cette ancienne
  sentence, que l'vsage en est plus necessaire, et plus doux, que des
  elemens de l'eau et du feu!   Pour reuenir à mon conte. Il n'y a
  donc pas beaucoup de mal de mourir loing, et à part. Si estimons
  nous à deuoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins
  disgratiées que cette-cy, et moins hideuses. Mais encore ceux qui
  en viennent là, de trainer languissans vn long espace de vie, ne
  deuroient à l'aduanture souhaiter, d'empescher de leur misere vne
  grande famille. Pourtant les Indois en certaine prouince, estimoient
  iuste de tuer celuy, qui seroit tombé en telle necessité. En
  vne autre de leurs prouinces, ils l'abandonnoient seul à se sauuer,
  comme il pourroit. A qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables?
  les offices communs n'en vont point iusques là. Vous
  apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis: durcissant et
  femme et enfans, par long vsage, à ne sentir et plaindre plus vos
  maux. Les souspirs de ma cholique, n'apportent plus d'esmoy à
  personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conuersation
  (ce qui n'aduient pas tousiours, pour la disparité des conditions,
  qui produict aisément mespris ou enuie, enuers qui que ce
  soit) n'est-ce pas trop, d'en abuser tout vn aage? Plus ie les verrois
  se contraindre de bon cœur pour moy, plus ie plaindrois leur
  peine. Nous auons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher
  si lourdement sur autruy: et nous estayer en leur ruyne. Comme
  celuy qui faisoit esgorger des petits enfans, pour se seruir de leur
  sang, à guarir vne sienne maladie. Ou cet autre, à qui on fournissoit
  des ieunes tendrons, à couuer la nuict ses vieux membres: et
  mesler la douceur de leur haleine, à la sienne aigre et poisante. La
  decrepitude est qualité solitaire. Ie suis sociable iusques à l'excez.
  Si me semble-il raisonnable, que meshuy ie soustraye de la veuë
  du monde, mon importunité, et la couue moy seul. Que ie m'appile
  et me recueille en ma coque, comme les tortuës: i'apprenne à
  veoir les hommes, sans m'y tenir. Ie leur ferois outrage en vn pas
  si pendant. Il est temps de tourner le dos à la compagnie.   Mais
  en ces voyages vous serez arresté miserablement en vn caignart, où
  tout vous manquera. La plus-part des choses necessaires, ie les
  porte quant et moy. Et puis, nous ne sçaurions euiter la Fortune,
  si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me faut rien d'extraordinaire,
  quand ie suis malade. Ce que Nature ne peut en moy, ie ne
  veux pas qu'vn bolus le face. Tout au commencement de mes fiéures,
  et des maladies qui m'atterrent; entier encores, et voisin de
  la santé, ie me reconcilie à Dieu, par les derniers offices Chrestiens.
  Et m'en trouue plus libre, et deschargé; me semblant en
  auoir d'autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de
  conseil, il m'en faut moins que de medecins. Ce que ie n'auray
  estably de mes affaires tout sain, qu'on ne s'attende point que ie le
  face malade. Ce que ie veux faire pour le seruice de la mort, est
  tousiours faict. Ie n'oserois le dislayer d'vn seul iour. Et s'il n'y a
  rien de faict, c'est à dire, ou que le doubte m'en aura retardé le
  choix: car par fois, c'est bien choisir de ne choisir pas: ou que
  tout à faict, ie n'auray rien voulu faire.   I'escris mon liure à peu
  d'hommes, et à peu d'années. Si ç'eust esté vne matiere de durée,
  il l'eust fallu commettre à vn langage plus ferme. Selon la variation
  continuelle, qui a suiuy le nostre iusques à cette heure, qui
  peut esperer que sa forme presente soit en vsage, d'icy à cinquante
  ans? Il escoule touts les iours de nos mains: et depuis que ie vis,
  s'est alteré de moitié. Nous disons, qu'il est à cette heure parfaict.
  Autant en dict du sien, chasque siecle. Ie n'ay garde de l'en tenir
  là tant qu'il fuira, et s'ira difformant comme il faict. C'est aux bons
  et vtiles escrits, de le clouer à eux, et ira son credit, selon la fortune
  de nostre estat. Pourtant ne crains-ie point d'y inserer plusieurs
  articles priuez, qui consument leur vsage entre les hommes
  qui viuent auiourd'huy: et qui touchent la particuliere science
  d'aucuns, qui y verront plus auant, que de la commune intelligence.
  Ie ne veux pas, apres tout, comme ie vois souuent agiter la
  memoire des trespassez, qu'on aille debattant: Il iugeoit, il viuoit
  ainsin: il vouloit cecy: s'il eust parlé sur sa fin il eust dict, il eust
  donné; ie le cognoissois mieux que tout autre. Or autant que la
  bien-seance me le permet, ie fais icy sentir mes inclinations et
  affections. Mais plus librement, et plus volontiers, le fais-ie de bouche,
  à quiconque desire en estre informé. Tant y a, qu'en ces memoires,
  si on y regarde, on trouuera que i'ay tout dit, ou tout
  designé. Ce que ie ne puis exprimer, ie le montre au doigt.

    _Verum animo satis hæc vestigia parua sagaci
    Sunt, per quæ possis cognoscere cætera tute._

  Ie ne laisse rien à desirer, et deuiner de moy. Si on doit s'en entretenir,
  ie veux que ce soit veritablement et iustement. Ie reuiundrois
  volontiers de l'autre monde, pour démentir celuy, qui me
  formeroit autre que ie n'estois, fust-ce pour m'honorer. Des viuans
  mesme, ie sens qu'on parle tousiours autrement qu'ils ne sont. Et
  si à toute force, ie n'eusse maintenu vn amy que i'ay perdu, on me
  l'eust deschiré en mille contraires visages.   Pour acheuer de dire
  mes foibles humeurs: i'aduouë, qu'en voyageant, ie n'arriue guere
  en logis, où il ne me passe par la fantasie, si i'y pourray estre, et
  malade, et mourant à mon aise. Ie veux estre logé en lieu, qui me
  soit bien particulier, sans bruict, non maussade, ou fumeux, ou
  estouffé. Ie cherche à flatter la mort, par ces friuoles circonstances.
  Ou pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement:
  afin que ie n'aye qu'à m'attendre à elle, qui me poisera volontiers
  assez, sans autre recharge. Ie veux qu'elle ait sa part à l'aisance et
  commodité de ma vie. C'en est vn grand lopin, et d'importance, et
  espere meshuy qu'il ne dementira pas le passé. La mort a des formes
  plus aisées les vnes que les autres, et prend diuerses qualitez
  selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient
  d'affoiblissement et appesantissement, me semble molle et douce.
  Entre les violentes, i'imagine plus mal-aisément vn precipice,
  qu'vne ruïne qui m'accable: et vn coup trenchant d'vne espée,
  qu'vne harquebusade: et eusse plustost beu le breuuage de Socrates,
  que de me fraper, comme Caton. Et quoy que ce soit vn, si
  sent mon imagination difference, comme de la mort à la vie, à me
  ietter dans vne fournaise ardente, ou dans le canal d'vne platte
  riuiere. Tant sottement nostre crainte regarde plus au moyen qu'à
  l'effect. Ce n'est qu'vn instant; mais il est de tel poix, que ie donneroy
  volontiers plusieurs iours de ma vie, pour le passer à ma
  mode. Puisque la fantasie d'vn chacun trouue du plus et du moins,
  en son aigreur: puisque chacun a quelque choix entre les formes
  de mourir, essayons vn peu plus auant d'en trouuer quelqu'vne
  deschargée de tout desplaisir. Pourroit on pas la rendre encore
  voluptueuse, comme les commourans d'Antonius et de Cleopatra?
  Ie laisse à part les efforts que la philosophie, et la religion produisent,
  aspres et exemplaires. Mais entre les hommes de peu, il s'en
  est trouué, comme vn Petronius, et vn Tigillinus à Rome, engagez à
  se donner la mort, qui l'ont comme endormie par la mollesse de
  leurs apprests. Ils l'ont faicte couler et glisser parmy la lascheté
  de leurs passetemps accoustumez. Entre des garses et bons compagnons;
  nul propos de consolation, nulle mention de testament,
  nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur
  condition future: parmy les ieux, les festins, facecies, entretiens
  communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne
  sçaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance?
  Puis qu'il y a des morts bonnes aux fols, bonnes aux sages: trouuons-en
  qui soient bonnes à ceux d'entre deux. Mon imagination
  m'en presente quelque visage facile, et, puis qu'il faut mourir, desirable.
  Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel, à
  qui ils donnoient le choix de sa mort. Mais Theophraste philosophe
  si delicat, si modeste, si sage, a-il pas esté forcé par la raison,
  d'oser dire ce vers latinisé par Ciceron:

    _Vitam regit fortuna, non sapientia._

  La fortune aide à la facilité du marché de ma vie: l'ayant logée en
  tel poinct, qu'elle ne faict meshuy ny besoing aux miens, ny empeschement.
  C'est vne condition que i'eusse acceptée en toutes les
  saisons de mon aage: mais en cette occasion, de trousser mes bribes,
  et de plier bagage, ie prens plus particulierement plaisir à ne
  leur apporter ny plaisir ny deplaisir, en mourant. Elle a, d'vne artiste
  compensation, faict, que ceux qui peuuent pretendre quelque
  materiel fruict de ma mort, en reçoiuent d'ailleurs, coniointement,
  vne materielle perte. La mort s'appesantit souuent en nous, de ce
  qu'elle poise aux autres: et nous interesse de leur interest, quasi
  autant que du nostre: et plus et tout par fois.   En cette commodité
  de logis que ie cherche, ie n'y mesle pas la pompe et l'amplitude:
  ie la hay plustost: mais certaine proprieté simple, qui se
  rencontre plus souuent aux lieux où il y a moins d'art, et que Nature
  honore de quelque grace toute sienne. _Non ampliter sed munditer
  conuiuium. Plus salis quàm sumptus._ Et puis, c'est à faire à
  ceux que les affaires entrainent en plain hyuer, par les Grisons,
  d'estre surpris en chemin en cette extremité. Moy qui le plus souuent
  voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S'il faict
  laid à droicte, ie prens à gauche: si ie me trouue mal propre à
  monter à cheual, ie m'arreste. Et faisant ainsi, ie ne vois à la verité
  rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il
  est vray que ie trouue la superfluité tousiours superfluë: et remarque
  de l'empeschement en la delicatesse mesme et en l'abondance.
  Ay-ie laissé quelque chose à voir derriere moy, i'y retourne:
  c'est tousiours mon chemin. Ie ne trace aucune ligne certaine, ny
  droicte ny courbe. Ne trouue-ie point où ie vay, ce qu'on m'auoit
  dict? comme il aduient souuent que les iugemens d'autruy ne s'accordent
  pas aux miens, et les ay trouuez le plus souuent faux: ie
  ne plains pas ma peine: i'ay apris que ce qu'on disoit n'y est point.

  I'ay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant
  qu'homme du monde. La diuersité des façons d'vne nation à autre,
  ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque vsage a sa
  raison. Soyent des assietes d'estain, de bois, de terre: bouilly ou
  rosty; beurre, ou huyle, de noix ou d'oliue, chaut ou froit, tout
  m'est vn. Et si vn, que vieillissant, i'accuse cette genereuse faculté:
  et auroy besoin que la delicatesse et le choix, arrestast l'indiscretion
  de mon appetit, et par fois soulageast mon estomach. Quand
  i'ay esté ailleurs qu'en France: et que, pour me faire courtoisie,
  on m'a demandé, si ie vouloy estre serui à la Françoise, ie m'en
  suis mocqué, et me suis tousiours ietté aux tables les plus espesses
  d'estrangers. I'ay honte de voir nos hommes, enyurez de cette sotte
  humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur
  semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur
  village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent
  les estrangeres. Retrouuent ils vn compatriote en Hongrie, ils
  festoient cette auanture: les voyla à se r'alier; et à se recoudre
  ensemble; à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voyent.
  Pourquoy non barbares, puis qu'elles ne sont Françoises? Encore
  sont ce les plus habilles, qui les ont recognuës, pour en mesdire.
  La pluspart ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent couuerts
  et resserrez, d'vne prudence taciturne et incommunicable, se
  defendans de la contagion d'vn air incogneu. Ce que ie dis de ceux
  là, me ramentoit en chose semblable, ce que i'ay par fois apperçeu
  en aucuns de noz ieunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes
  de leur sorte: nous regardent comme gens de l'autre monde, auec
  desdain, ou pitié. Ostez leur les entretiens des mysteres de la
  cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles,
  comme nous sommes à eux. On dict bien vray, qu'vn honneste
  homme, c'est vn homme meslé. Au rebours, ie peregrine
  tressaoul de nos façons: non pour chercher des Gascons en Sicile,
  i'en ay assez laissé au logis: ie cherche des Grecs plustost, et des
  Persans: i'accointe ceux-la, ie les considere: c'est là où ie me
  preste, et où ie m'employe. Et qui plus est, il me semble, que ie
  n'ay rencontré guere de manieres, qui ne vaillent les nostres. Ie
  couche de peu: car à peine ay-ie perdu mes giroüettes de veuë. Au
  demeurant, la plus-part des compaignies fortuites que vous rencontrez
  en chemin, ont plus d'incommodité que de plaisir: ie ne m'y
  attache point, moins asteure, que la vieillesse me particularise et
  sequestre aucunement, des formes communes. Vous souffrez pour
  autruy, ou autruy pour vous. L'vn et l'autre inconuenient est poisant,
  mais le dernier me semble encore plus rude.   C'est vne
  rare fortune, mais de soulagement inestimable, d'auoir vn honneste
  homme, d'entendement ferme, et de mœurs conformes aux vostres,
  qui aime à vous suiure. I'en ay eu faute extreme, en tous mes
  voyages. Mais vne telle compaignie, il la faut auoir choisie et acquise
  dés le logis. Nul plaisir n'a saueur pour moy sans communication.
  Il ne me vient pas seulement vne gaillarde pensée en l'ame,
  qu'il ne me fasche de l'auoir produite seul, et n'ayant à qui l'offrir.
  _Si cum hac exceptione detur sapientia, vt illam inclusam teneam, nec
  enuntiem, reijciam._ L'autre l'auoit monté d'vn ton au dessus. _Si
  contigerit ea vita sapienti, vt omnium rerum affluentibus copijs, quamuis
  omnia, quæ cognitione digna sunt, summo otio secum ipse consideret,
  et contempletur, tamen si solitudo tanta sit, vt hominem videre
  non possit, excedat è vita._ L'opinion d'Archytas m'agrée, qu'il feroit
  desplaisant au ciel mesme, et à se promener dans ces grands et
  diuins corps celestes, sans l'assistance d'vn compaignon. Mais il
  vaut mieux encore estre seul, qu'en compaignie ennuyeuse et
  inepte. Aristippus s'aymoit à viure estranger par tout,

    _Me si fata meis paterentur ducere vitam
    Auspicijs,_

  ie choisirois à la passer le cul sur la selle:

                  _Visere gestiens,
    Qua parte debacchentur ignes,
    Qua nebulæ pluuijque rores._

  Auez-vous pas des passe-temps plus aisez? dequoy auez-vous
  faute? Vostre maison est-elle pas en bel air et sain, suffisamment
  fournie, et capable plus que suffisamment? La majesté Royalle y a
  peu plus d'vne fois en sa pompe. Vostre famille n'en laisse-elle pas
  en reglement, plus au dessoubs d'elle, qu'elle n'en a au dessus, en
  eminence? Y a il quelque pensée locale, qui vous vlcere, extraordinaire,
  indigestible?

    _Quæ te nunc coquat et vexet sub pectore fixa?_

  Où cuidez-vous pouuoir estre sans empeschement et sans destourbier?
  _Nunquam simpliciter fortuna indulget._ Voyez donc, qu'il n'y a
  que vous qui vous empeschez: et vous vous suiurez par tout, et
  vous plaindrez par tout. Car il n'y a satisfaction ça bas, que pour
  les ames ou brutales ou diuines. Qui n'a du contentement à vne si
  iuste occasion, où pense-il le trouuer? A combien de milliers d'hommes,
  arreste vne telle condition que la vostre, le but de leurs souhaits?
  Reformez vous seulement: car en cela vous pouuez tout: là
  où vous n'aurez droict que de patience, enuers la fortune. _Nulla
  placida quies est, nisi quam ratio composuit._   Ie voy la raison de
  cet aduertissement, et la voy tresbien. Mais on auroit plustost faict,
  et plus pertinemment, de me dire en vn mot: Soyez sage. Cette resolution,
  est outre la sagesse: c'est son ouurage, et sa production.
  Ainsi fait le medecin, qui va criaillant apres vn pauure malade languissant,
  qu'il se resiouysse: il luy conseillerait vn peu moins ineptement,
  s'il luy disoit: Soyez sain. Pour moy, ie ne suis qu'homme
  de la commune sorte. C'est vn precepte salutaire, certain, et d'aisee
  intelligence: Contentez vous du vostre: c'est à dire, de la raison:
  l'execution pourtant, n'en est non plus aux plus sages, qu'en moy.
  C'est vne parole populaire, mais elle a vne terrible estendue. Que
  ne comprend elle? Toutes choses tombent en discretion et modification.
  Ie sçay bien qu'à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager,
  porte tesmoignage d'inquietude et d'irresolution. Aussi sont ce
  nos maistresses qualitez, et prædominantes. Ouy; ie le confesse:
  ie ne vois rien seulement en songe, et par souhait, où ie me puisse
  tenir. La seule varieté me paye, et la possession de la diuersité:
  au moins si quelque chose me paye. A voyager, cela mesme me
  nourrit, que ie me puis arrester sans interest: et que i'ay où m'en
  diuertir commodément. I'ayme la vie priuee, par ce que c'est par
  mon choix que ie l'ayme, non par disconuenance à la vie publique:
  qui est à l'auanture, autant selon ma complexion. I'en sers plus
  gayement mon Prince, par ce que c'est par libre eslection de mon
  jugement, et de ma raison, sans obligation particuliere. Et que ie
  n'y suis pas reiecté, ny contrainct, pour estre irreceuable à tout
  autre party, et mal voulu. Ainsi du reste. Ie hay les morceaux que
  la necessité me taille. Toute commodité me tiendroit à la gorge,
  de laquelle seule i'aurois à despendre:

    _Alter remus aquas, alter mihi radat arenas._

  Vne seule corde ne m'arreste iamais assez.   Il y a de la vanité,
  dites vous, en cet amusement. Mais où non? Et ces beaux preceptes,
  sont vanité, et vanité toute la sagesse. _Dominus nouit cogitationes
  sapientium, quoniam vanæ sunt._ Ces exquises subtilitez, ne
  sont propres qu'au presche. Ce sont discours qui nous veulent enuoyer
  tous bastez en l'autre monde. La vie est vn mouuement materiel
  et corporel: action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée.
  Ie m'employe à la seruir selon elle.

    _Quisque suos patimur manes._

  _Sic est faciendum, vt contra naturam vniuersam nihil contendamus:
  ea tamen conseruata, propriam sequamur._ A quoy faire, ces
  poinctes esleuées de la philosophie, sur lesquelles, aucun estre humain
  ne se peut rasseoir: et ces regles qui excedent nostre vsage
  et nostre force?   Ie voy souuent qu'on nous propose des images
  de vie, lesquelles, ny le proposant, ny les auditeurs, n'ont aucune
  esperance de suiure, ny qui plus est, enuie. De ce mesme papier où
  il vient d'escrire l'arrest de condemnation contre vn adultere, le
  iuge en desrobe vn lopin, pour en faire vn poulet à la femme de
  son compagnon. Celle à qui vous viendrez de vous frotter illicitement,
  criera plus asprement, tantost, en vostre presence mesme, à
  l'encontre d'vne pareille faute de sa compaigne, que ne feroit Porcie.
  Et tel condamne les hommes à mourir, pour des crimes, qu'il
  n'estime point fautes. I'ay veu en ma ieunesse, vn galant homme,
  presenter d'vne main au peuple des vers excellens et en beauté et
  en desbordement; et de l'autre main en mesme instant, la plus
  quereleuse reformation theologienne, dequoy le monde se soit desieuné
  il y a long temps. Les hommes vont ainsin. On laisse les
  loix, et preceptes suiure leur voye, nous en tenons vne autre. Non
  par desreglement de mœurs seulement, mais par opinion souuent,
  et par iugement contraire. Sentez lire vn discours de philosophie:
  l'inuention, l'eloquence, la pertinence, frappe incontinent vostre esprit,
  et vous esmeut. Il n'y a rien qui chatouille ou poigne vostre
  conscience: ce n'est pas à elle qu'on parle. Est-il pas vray? Si disoit
  Ariston, que ny vne estuue ny vne leçon, n'est d'aucun fruict
  si elle ne nettoye et ne decrasse. On peut s'arrester à l'escorce:
  mais c'est apres qu'on en a retiré la mouelle. Comme apres auoir
  aualé le bon vin d'vne belle coupe, nous en considerons les graueures
  et l'ouurage. En toutes les chambrées de la philosophie ancienne,
  cecy se trouuera, qu'vn mesme ouurier, y publie des regles
  de temperance, et publie ensemble des escrits d'amour et desbauche.
  Et Xenophon, au giron de Clinias, escriuit contre la vertu
  Aristippique. Ce n'est pas qu'il y ait vne conuersion miraculeuse,
  qui les agite à ondées. Mais c'est que Solon se represente tantost
  soy-mesme, tantost en forme de legislateur: tantost il parle pour
  la presse, tantost pour soy. Et prend pour soy les regles libres et
  naturelles, s'asseurant d'vne santé ferme et entiere.

    _Curentur dubij medicis maioribus ægri._

  Antisthenes permet au sage d'aimer, et faire à sa mode ce, qu'il
  trouue estre opportun, sans s'attendre aux loix: d'autant qu'il a
  meilleur aduis qu'elles, et plus de cognoissance de la vertu. Son
  disciple Diogenes, disoit, opposer aux perturbations, la raison: à
  fortune, la confidence: aux loix, nature. Pour les estomachs tendres,
  il faut des ordonnances contraintes et artificielles. Les bons
  estomachs se seruent simplement, des prescriptions de leur naturel
  appetit. Ainsi font nos medecins, qui mangent le melon et boiuent
  le vin fraiz, ce pendant qu'ils tiennent leur patient obligé au sirop
  et à la panade. Ie ne sçay quels liures, disoit la courtisanne Lays,
  quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens-là, battent aussi
  souuent à ma porte, qu'aucuns autres. D'autant que nostre licence
  nous porte tousiours au delà de ce qui nous est loisible, et permis,
  on a estressy souuent outre la raison vniuerselle, les preceptes et
  loix de nostre vie.

    _Nemo satis credit tantum delinquere, quantum
    Permittas._

  Il seroit à desirer, qu'il y eust plus de proportion du commandement
  à l'obeïssance. Et semble la visée iniuste, à laquelle on ne
  peut atteindre. Il n'est si homme de bien, qu'il mette à l'examen
  des loix toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois
  en sa vie. Voire tel, qu'il seroit tres-grand dommage, et tres-iniuste
  de punir et de perdre.

                          _Ole, quid ad te,
    De cute quid faciat ille, vel illa sua?_

  Et tel pourroit n'offencer point les loix, qui n'en meriteroit point
  la loüange d'homme de vertu: et que la philosophie feroit tres-iustement
  foiter. Tant cette relation est trouble et inegale. Nous
  n'auons garde d'estre gens de bien selon Dieu: nous ne le sçaurions
  estre selon nous. L'humaine sagesse, n'arriua iamais aux
  deuoirs qu'elle s'estoit elle mesme prescript. Et si elle y estoit arriuee,
  elle s'en prescriroit d'autres au delà, où elle aspirast tousiours
  et pretendist. Tant nostre estat est ennemy de consistance.
  L'homme s'ordonne à soy mesme, d'estre necessairement en faute.
  Il n'est guere fin, de tailler son obligation, à la raison d'vn autre
  estre, que le sien. A qui prescript-il ce, qu'il s'attend que personne
  ne face? Luy est-il iniuste de ne faire point ce qu'il luy est impossible
  de faire? Les loix qui nous condamnent, à ne pouuoir pas,
  nous condamnent de ce que nous ne pouuons pas.   Au pis aller,
  cette difforme liberté, de se presenter à deux endroicts, et les actions
  d'vne façon, les discours de l'autre; soit loisible à ceux, qui
  disent les choses. Mais elle ne le peut estre à ceux, qui se disent
  eux mesmes, comme ie fais, Il faut que i'aille de la plume comme
  des pieds. La vie commune, doibt auoir conference aux autres vies.
  La vertu de Caton estoit vigoureuse, outre la raison de son siecle:
  et à vn homme qui se mesloit de gouuerner les autres, destiné au
  seruice commun; il se pourroit dire, que c'estoit vne iustice, sinon
  iniuste, au moins vaine et hors de saison. Mes mœurs mesmes, qui
  ne desconuiennent de celles, qui courent, à peine de la largeur
  d'vn poulce, me rendent pourtant aucunement farouche à mon
  aage, et inassociable. Ie ne sçay pas, si ie me trouue desgouté sans
  raison, du monde, que ie hante; mais ie sçay bien, que ce seroit
  sans raison, si ie me plaignoy, qu'il fust desgouté de moy, puis que
  ie le suis de luy. La vertu assignee aux affaires du monde, est vne
  vertu à plusieurs plis, encoigneures, et couddes, pour s'appliquer
  et ioindre à l'humaine foiblesse: meslee et artificielle; non droitte,
  nette, constante, ny purement innocente. Les annales reprochent
  iusques à cette heure à quelqu'vn de nos Roys, de s'estre trop simplement
  laissé aller aux consciencieuses persuasions de son confesseur.
  Les affaires d'estat ont des preceptes plus hardis.

                    _Exeat aula,
    Qui vult esse pius._

  I'ay autresfois essayé d'employer au seruice des maniemens publiques,
  les opinions et regles de viure, ainsi rudes, neufues, impolies
  ou impollues, comme ie les ay nées chez moy, ou rapportees de
  mon institution et desquelles ie me sers, sinon si commodeement
  au moins seurement en particulier: une vertu scholastique et
  nouice: ie les y ay trouuees ineptes et dangereuses. Celuy qui va
  en la presse, il faut qu'il gauchisse, qu'il serre ses couddes, qu'il
  recule, ou qu'il auance, voire qu'il quitte le droict chemin, selon ce
  qu'il rencontre. Qu'il viue non tant selon soy, que selon autruy:
  non selon ce qu'il se propose, mais selon ce qu'on luy propose: selon
  le temps, selon les hommes, selon les affaires. Platon dit, que
  qui eschappe, brayes nettes, du maniement du monde, c'est par
  miracle, qu'il en eschappe. Et dit aussi, que quand il ordonne son
  philosophe chef d'vne police, il n'entend pas le dire d'vne police
  corrompue, comme celle d'Athenes: et encore bien moins, comme
  la nostre, enuers lesquelles la sagesse mesme perdroit son Latin.
  Et vne bonne herbe, transplantee, en solage fort diuers à sa condition,
  se conforme bien plustost à iceluy, qu'elle ne le reforme à
  soy. Ie sens que si i'auois à me dresser tout à fait à telles occupations,
  il m'y faudroit beaucoup de changement et de rabillage.
  Quand ie pourrois cela sur moy, et pourquoy ne le pourrois ie,
  auec le temps et le soing? ie ne le voudrois pas. De ce peu que ie
  me suis essayé en cette vacation; ie m'en suis d'autant degousté. Ie
  me sens fumer en l'ame par fois, aucunes tentations vers l'ambition:
  mais ie me bande et obstine au contraire:

    _At tu, Catulle, obstinatus obdura._

  On ne m'y appelle gueres, et ie m'y conuie aussi peu. La liberté et
  l'oysiueté, qui sont mes maistresses qualitez, sont qualitez, diametralement
  contraires à ce mestier là. Nous ne sçauons pas distinguer
  les facultez des hommes. Elles ont des diuisions, et bornes,
  mal-aysees à choisir et delicates. De conclurre par la suffisance
  d'vne vie particuliere, quelque suffisance à l'vsage public, c'est mal
  conclud. Tel se conduict bien, qui ne conduict pas bien les autres:
  et faict des Essais, qui ne sçauroit faire des effects. Tel dresse bien
  vn siege, qui dresseroit mal vne bataille: et discourt bien en priué,
  qui harangueroit mal ou vn peuple ou vn Prince. Voire à l'auanture,
  est-ce plustost tesmoignage à celuy qui peut l'vn, de ne pouuoir
  point l'autre, qu'autrement. Ie trouue que les esprits hauts, ne sont
  de guere moins aptes aux choses basses, que les bas esprits aux
  hautes. Estoit-il à croire, que Socrates eust appresté aux Atheniens
  matiere de rire à ses despens, pour n'auoir onques sçeu computer
  les suffrages de sa tribu, et en faire rapport au conseil? Certes la
  veneration, en quoy i'ay les perfections de ce personnage, merite,
  que sa fortune fournisse à l'excuse de mes principales imperfections,
  vn si magnifique exemple. Nostre suffisance est detaillee à
  menues pieces. La mienne n'a point de latitude, et si est chetifue
  en nombre. Saturninus, à ceux qui luy auoient deferé tout commandement:
  Compaignons, fit-il, vous auez perdu vn bon capitaine,
  pour en faire vn mauvais general d'armee.   Qui se vante,
  en vn temps malade, comme cestuy-cy, d'employer au seruice du
  monde, vne vertu naifue et sincere: ou il ne la cognoist pas, les
  opinions se corrompans auec les mœurs (de vray, oyez la leur
  peindre, oyez la pluspart se glorifier de leurs deportemens, et former
  leurs regles; au lieu de peindre la vertu, ils peignent l'iniustice
  toute pure et le vice: et la presentent ainsi fauce à l'institution
  des Princes) ou s'il la cognoist, il se vante à tort: et quoy
  qu'il die, faict mille choses, dequoy sa conscience l'accuse. Ie croirois
  volontiers Seneca de l'experience qu'il en fit en pareille occasion,
  pourueu qu'il m'en voulust parler à cœur ouuert. La plus
  honnorable marque de bonté, en vne telle necessité, c'est recognoistre
  librement sa faute, et celle d'autruy: appuyer et retarder
  de sa puissance, l'inclination vers le mal: suyure enuis cette
  pente, mieux esperer et mieux desirer. I'apperçois en ces desmembremens
  de la France, et diuisions, où nous sommes tombez, chacun
  se trauailler à deffendre sa cause: mais iusques aux meilleurs,
  auec desguisement et mensonge. Qui en escriroit rondement, en
  escriroit temerairement et vitieusement. Le plus iuste party, si est-ce
  encore le membre d'vn corps vermoulu et vereux. Mais d'vn tel
  corps, le membre moins malade s'appelle sain: et à bon droit,
  d'autant que nos qualitez n'ont tiltre qu'en la comparaison. L'innocence
  ciuile, se mesure selon les lieux et saisons. I'aymerois bien à
  voir en Xenophon, vne telle loüange d'Agesilaus. Estant prié par
  vn Prince voisin, auec lequel il auoit autresfois esté en guerre, de
  le laisser passer en ses terres, il l'octroya: luy donnant passage à
  trauers le Peloponnese: et non seulement ne l'emprisonna ou empoisonna,
  le tenant à sa mercy: mais l'accueillit courtoisement,
  suyuant l'obligation de sa promesse, sans luy faire offence. A ces
  humeurs là, ce ne seroit rien dire. Ailleurs et en autre temps, il se
  fera conte de la franchise, et magnanimité d'vne telle action. Ces babouyns
  capettes s'en fussent moquez. Si peu retire l'innocence
  Spartaine à la Françoise. Nous ne laissons pas d'auoir des hommes
  vertueux: mais c'est selon nous. Qui a ses mœurs establies en reglement
  au dessus de son siecle: ou qu'il torde, et émousse ses
  regles: ou, ce que ie luy conseille plustost, qu'il se retire à quartier,
  et ne se mesle point de nous. Qu'y gaigneroit-il?

    _Egregium sanctúmque virum si cerno, bimembri
    Hoc monstrum puero, et miranti iam sub aratro
    Piscibus inuentis, et fœtæ comparo mulæ._

  On peut regretter les meilleurs temps: mais non pas fuyr aux
  presens: on peut desirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant,
  obeyr à ceux icy. Et à l'aduanture y a il plus de recommendation
  d'obeyr aux mauuais, qu'aux bons. Autant que l'image
  des loix receuës, et anciennes de cette monarchie, reluyra en quelque
  coin, m'y voila planté. Si elles viennent par malheur, à se contredire,
  et empescher entr'elles, et produire deux parts, de chois
  doubteux, et difficile: mon election sera volontiers, d'eschapper, et
  me desrober à cette tempeste. Nature m'y pourra prester ce pendant
  la main: ou les hazards de la guerre. Entre Cæsar et Pompeius,
  ie me fusse franchement declaré. Mais entre ces trois voleurs,
  qui vindrent depuis, ou il eust fallu se cacher, ou suyure le
  vent. Ce que i'estime loisible, quand la raison ne guide plus.

    _Quo diuersus abis?_

  Cette farcisseure, est vn peu hors de mon theme. Ie m'esgare:
  mais plustost par licence, que par mesgarde. Mes fantasies se
  suyuent: mais par fois c'est de loing: et se regardent, mais d'vne
  veuë oblique. I'ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon: mi party
  d'vne fantastique bigarrure: le deuant à l'amour, tout le bas
  à la rhetorique. Ils ne craignent point ces muances: et ont vne
  merueilleuse grace à se laisser ainsi rouller au vent: ou à le sembler.
  Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas tousiours la
  matiere: souuent ils la denotent seulement, par quelque marque:
  comme ces autres l'Andrie, l'Eunuche; ou ceux cy, Sylla, Cicero,
  Torquatus. I'ayme l'alleure poëtique, à sauts et à gambades. C'est
  vn art, comme dit Platon, leger, volage, demoniacle. Il est des ouurages
  en Plutarque, où il oublie son theme, où le propos de son
  argument ne se trouue que par incident, tout estouffé en matiere
  estrangere. Voyez ses alleures au Dæmon de Socrates. O Dieu, que
  ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté: et plus
  lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit! C'est l'indiligent
  lecteur, qui perd mon subiect; non pas moy. Il s'en trouuera tousiours
  en vn coing quelque mot, qui ne laisse pas d'estre bastant,
  quoy qu'il soit serré. Ie vois au change, indiscrettement et tumultuairement:
  mon stile, et mon esprit, vont vagabondant de mesmes.
  Il faut auoir vn peu de folie, qui ne veut auoir plus de sottise:
  disent, et les preceptes de nos maistres, et encores plus leurs
  exemples. Mille poëtes trainent et languissent à la prosaïque, mais
  la meilleure prose ancienne, et ie la seme ceans indifferemment
  pour vers, reluit par tout, de la vigueur et hardiesse poëtique, et
  represente quelque air de sa fureur. Il luy faut certes quitter la
  maistrise, et preeminence en la parlerie. Le poëte, dit Platon, assis
  sur le trepied des Muses, verse de furie, tout ce qui luy vient en la
  bouche: comme la gargouïlle d'vne fontaine, sans le ruminer et
  poiser: et luy eschappe des choses, de diuerse couleur, de contraire
  substance, et d'vn cours rompu. Et la vieille theologie est
  toute poësie, disent les sçauants, et la premiere philosophie. C'est
  l'originel langage des Dieux. I'entends que la matiere se distingue
  soy-mesmes. Elle montre assez où elle se change, où elle conclud,
  où elle commence, où elle se reprend: sans l'entrelasser de parolles,
  de liaison, et de cousture, introduictes pour le seruice des
  oreilles foibles, ou nonchallantes: et sans me gloser moy-mesme.
  Qui est celuy, qui n'ayme mieux n'estre pas leu, que de l'estre en
  dormant ou en fuyant? _Nihil est tam vtile, quod in transitu prosit._
  Si prendre des liures, estoit les apprendre: et si les veoir, estoit les
  regarder: et les parcourir, les saisir, i'auroy tort de me faire du
  tout si ignorant que ie dy. Puisque ie ne puis arrester l'attention du
  lecteur par le poix: _manco male_, s'il aduient que ie l'arreste par mon
  embrouïlleure. Voire mais, il se repentira par apres, de s'y estre
  amusé. C'est mon: mais il s'y sera tousiours amusé. Et puis il est
  des humeurs comme cela, à qui l'intelligence porte desdain: qui
  m'en estimeront mieux de ce qu'ils ne sçauront ce que ie dis: ils
  conclurront la profondeur de mon sens, par l'obscurité. Laquelle à
  parler en bon escient, ie hay bien fort: et l'euiterois, si ie me sçauois
  euiter. Aristote se vante en quelque lieu, de l'affecter. Vitieuse
  affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, dequoy
  i'vsoy au commencement, m'a semblé rompre l'attention
  auant qu'elle soit née, et la dissoudre: dedaignant s'y coucher
  pour si peu, et se recueillir: ie me suis mis à les faire plus longs:
  qui requierent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation,
  à qui on ne veut donner vne seule heure, on ne veut rien
  donner. Et ne fait on rien pour celuy, pour qui on ne fait, qu'autre
  chose faisant. Ioint, qu'à l'aduenture ay-ie quelque obligation particuliere,
  à ne dire qu'à demy, à dire confusement, à dire discordamment.
  Ie veux donq mal à cette raison trouble-feste. Et ces
  proiects extrauagants qui trauaillent la vie, et ces opinions si fines,
  si elles ont de la verité; ie la trouue trop chere et trop incommode.
  Au rebours: ie m'employe à faire valoir la vanité mesme, et l'asnerie,
  si elle m'apporte du plaisir. Et me laisse aller apres mes
  inclinations naturelles sans les contreroller de si pres.   I'ay veu
  ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel et de la terre:
  ce sont tousiours des hommes. Tout cela est vray: et si pourtant
  ne sçauroy reuoir si souuent le tombeau de cette ville, si grande,
  et si puissante, que ie ne l'admire et reuere. Le soing des morts
  nous est en recommandation. Or i'ay esté nourry des mon enfance,
  auec ceux icy. I'ay eu cognoissance des affaires de Rome, longtemps
  auant que ie l'ay euë de ceux de ma maison. Ie sçauois le Capitole
  et son plant, auant que ie sceusse le Louure: et le Tibre auant la
  Seine. J'ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus,
  Metellus, et Scipion, que ie n'ay d'aucuns hommes des nostres. Ils
  sont tres passez. Si est bien mon pere: aussi entierement qu'eux:
  et s'est esloigné de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que
  ceux-là ont faict en seize cens: duquel pourtant ie ne laisse pas
  d'embrasser et practiquer la memoire, l'amitié et societé, d'vne
  parfaicte vnion et tres-viue. Voire, de mon humeur, ie me rends
  plus officieux enuers les trespassez. Ils ne s'aydent plus, ils en requierent
  ce me semble d'autant plus mon ayde. La gratitude est là,
  iustement en son lustre. Le bien-faict est moins richement assigné,
  où il y a retrogradation, et reflexion. Arcesilaus visitant Ctesibius
  malade, et le trouuant en pauure estat, luy fourra tout bellement
  soubs le cheuet du lict, de l'argent qu'il luy donnoit. Et en le luy
  celant, luy donnoit en outre, quittance de luy en sçauoir gré. Ceux
  qui ont merité de moy, de l'amitié et de la recognoissance, ne l'ont
  iamais perdue pour n'y estre plus: ie les ay mieux payez, et plus
  soigneusement, absens et ignorans. Ie parle plus affectueusement
  de mes amis, quand il n'y a plus de moyen qu'ils le sçachent. Or
  i'ay attaqué cent querelles pour la deffence de Pompeius, et pour
  la cause de Brutus. Cette accointance dure encore entre nous. Les
  choses presentes mesmes, nous ne les tenons que par la fantasie.
  Me trouuant inutile à ce siecle ie me reiecte à cet autre. Et en suis
  si embabouyné, que l'estat de cette vieille Rome, libre, iuste, et
  florissante, car ie n'en ayme, ny la naissance, ny la vieillesse, m'interesse
  et me passionne. Parquoy ie ne sçauroy reuoir si souuent,
  l'assiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces ruynes profondes
  iusques aux Antipodes, que ie ne m'y amuse. Est-ce par nature,
  ou par erreur de fantasie, que la veuë des places, que nous sçauons
  auoir esté hantées et habitées par personnes, desquelles la memoire
  est en recommendation, nous emeut aucunement plus, qu'ouïr le
  recit de leurs faicts, ou lire leurs escrits? _Tanta vis admonitionis
  inest in locis! Et id quidem in hac vrbe infinitum: quacumque enim
  ingredimur, in aliquam historiam vestigium ponimus._ Il me plaist
  de considerer leur visage, leur port, et leurs vestements. Ie remasche
  ces grands noms entre les dents, et les fais retentir à mes
  oreilles. _Ego illos veneror, et tantis nominibus semper assurgo._ Des
  choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, i'en admire
  les parties mesmes communes. Ie les visse volontiers deuiser,
  promener, et soupper. Ce seroit ingratitude, de mespriser les reliques,
  et images de tant d'honnestes hommes, et si valeureux lesquels
  i'ay veu viure et mourir: et qui nous donnent tant de bonnes
  instructions par leur exemple, si nous les sçauions suyure.   Et puis
  cette mesme Rome que nous voyons, merite qu'on l'ayme. Confederée
  de si long temps, et par tant de tiltres, à nostre couronne.
  Seule ville commune, et vniuerselle. Le magistrat souuerain qui y
  commande, est recognu pareillement ailleurs: c'est la ville metropolitaine
  de toutes les nations Chrestiennes. L'Espaignol et le François,
  chacun y est chez soy. Pour estre des Princes de cet estat, il
  ne faut qu'estre de Chrestienté, où qu'elle soit. Il n'est lieu çà bas,
  que le ciel ayt embrassé auec telle influence de faueur, et telle
  constance. Sa ruyne mesme est glorieuse et enflée.

    _Laudandis preciosior ruinis._

  Encore retient elle au tombeau des marques et image d'empire. _Vt
  palam sit vno in loco gaudentis opus esse naturæ._ Quelqu'vn se blasmeroit,
  et se mutineroit en soy-mesme, de se sentir chatouïller d'vn
  si vain plaisir. Nos humeurs ne sont pas trop vaines, qui sont plaisantes.
  Quelles qu'elles soyent qui contentent constamment vn
  homme capable de sens commun, ie ne sçaurois auoir le cœur de le
  plaindre.   Ie doibs beaucoup à la Fortune, dequoy iusques à cette
  heure, elle n'a rien fait contre moy d'outrageux au delà de ma portée.
  Seroit ce pas sa façon, de laisser en paix, ceux de qui elle n'est
  point importunée?

    _Quanto quisque sibi plura negauerit,
    A Diis plura feret: nil cupientium
    Nudus castra peto: multa petentibus,
    Desunt multa._

  Si elle continue, elle me r'enuoyera tres-content et satisfaict,

                _Nihil supra
    Deos lacesso._

  Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port. Ie me console
  aiséement, de ce qui aduiendra icy, quand ie n'y seray plus.
  Les choses presentes m'embesongnent assez,

    _Fortunæ cætera mando._

  Aussi n'ay-ie point cette forte liaison, qu'on dit attacher les hommes
  à l'aduenir, par les enfans qui portent leur nom, et leur honneur.
  Et en doibs desirer à l'auanture d'autant moins, s'ils sont si desirables.
  Ie ne tiens que trop au monde, et à cette vie par moy-mesme.
  Ie me contente d'estre en prise de la Fortune, par les circonstances
  proprement necessaires à mon estre, sans luy alonger par ailleurs
  sa iurisdiction sur moy. Et n'ay iamais estimé qu'estre sans enfans,
  fust vn defaut qui deust rendre la vie moins complete, et moins
  contente. La vacation sterile, a bien aussi ses commoditez. Les
  enfans sont du nombre des choses, qui n'ont pas fort dequoy estre
  desirées, notamment à cette heure, qu'il seroit si difficile de les
  rendre bons. _Bona iam nec nasci licet, ita corrupta sunt semina._ Et
  si ont iustement dequoy estre regrettées, à qui les perd, apres les
  auoir acquises.   Celuy qui me laissa ma maison en charge, prognostiquoit
  que ie la deusse ruyner, regardant à mon humeur, si
  peu casaniere. Il se trompa; me voicy comme i'y entray: sinon vn
  peu mieux. Sans office pourtant et sans benefice. Au demeurant, si
  la Fortune ne m'a faict aucune offence violente, et extraordinaire,
  aussi n'a-elle pas de grace. Tout ce qu'il y a de ses dons chez nous,
  il y est auant moy, et au delà de cent ans. Ie n'ay particulierement
  aucun bien essentiel, et solide, que ie doiue à sa liberalité. Elle
  m'a faict quelques faueurs venteuses, honnoraires, et titulaires,
  sans substance. Et me les a aussi à la verité, non pas accordées,
  mais offertes. Dieu sçait, à moy: qui suis tout materiel, qui ne me
  paye que de la realité, encores bien massiue: et qui, si ie l'osois
  confesser, ne trouuerois l'auarice, guere moins excusable que l'ambition:
  ny la douleur, moins euitable que la honte: ny la santé,
  moins desirable que la doctrine: ou la richesse, que la noblesse.

  Parmy ses faueurs vaines, ie n'en ay point qui plaise tant à cette
  niaise humeur, qui s'en paist chez moy, qu'vne bulle authentique
  de bourgeoisie Romaine: qui me fut octroyée dernierement que i'y
  estois, pompeuse en seaux, et lettres dorées: et octroyée auec toute
  gratieuse liberalité. Et par ce qu'elles se donnent en diuers stile,
  plus ou moins fauorable: et qu'auant que i'en eusse veu, i'eusse
  esté bien aise, qu'on m'en eust montré vn formulaire: ie veux, pour
  satisfaire à quelqu'vn, s'il s'en trouue malade de pareille curiosité à
  la mienne, la transcrire icy en sa forme.


  _Quod Horatius Maximus, Martius Cecius, Alexander Mutus, almæ
  vrbis conseruatores de Illustrissimo viro Michaèle Montano equite
  sancti Michaèlis, et à cubiculo Regis Christianissimi, Romana Ciuitate
  donando, ad Senatum retulerunt, S. P. Q. R. de ea re ita fieri
  censuit._

  _CVM, veteri more et instituto, cupidè illi semper studioséque suscepti
  sint, qui, virtute ac nobilitate præstantes, magno Reip. nostræ
  vsui atque ornamento fuissent, vel esse aliquando possent: Nos, maiorum
  nostrorum exemplo atque auctoritate permoti, præclaram hanc
  consuetudinem nobis imitandam ac seruandam fore censemus. Quamobrem
  cum Illustrissimus Michaèl Montanus, Eques sancti Michaèlis, et
  a cubiculo Regis Christianissimi Romani nominis studiosissimus, et
  familiæ laude atque splendore et propriis virtutum meritis dignissimus
  sit, qui summo Senatus Populique Romani iudicio ac studio in
  Romanam Ciuitatem adsciscatur; placere Senatui P. Q. R. Illustrissimum
  Michaèlem Montanum rebus omnibus ornatissimum, atque huic
  inclyto populo charissimum, ipsum posterosque in Romanam Ciuitatem
  adscribi, ornarique omnibus et præmiis et honoribus, quibus illi
  fruuntur, qui Ciues Patriciique Romani nati aut iure optimo facti
  sunt. In quo censere Senatum P. Q. R. se non tam illi Ius Ciuitatis
  largiri quàm debitum tribuere, neque magis beneficium dare quám ab
  ipso accipere, qui hoc Ciuitatis munere accipiendo, singulari Ciuitatem
  ipsam ornamento atque honore affecerit. Quam quidem S. C. auctoritatem
  iidem Conseruatores per Senatus P. Q. R. scribas in acta
  referri atque in Capitolij curia seruari, priuilegiumque huiusmodi
  fieri, solitoque vrbis sigillo communiri curarunt. Anno ab vrbe condita
  CXƆCCCXXXI, post Christum natum M. D. LXXXI. III. Idus Martij._

    _Horatius Fuscus sacri S. P. Q. R. scriba.
              Vincent. Martholus sacri S. P. Q. R. scriba._

  N'estant bourgeois d'aucune ville, ie suis bien aise de l'estre de
  la plus noble qui fut et qui sera onques. Si les autres se regardoient
  attentiuement, comme ie fay, ils se trouueroient comme ie fay,
  pleins d'inanité et de fadaise. De m'en deffaire, ie ne puis, sans me
  deffaire moy-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les vns que
  les autres. Mais ceux qui le sentent, en ont vn peu meilleur compte:
  encore ne sçay-ie.   Cette opinion et vsance commune, de regarder
  ailleurs qu'à nous, a bien pourueu à nostre affaire. C'est vn obiect
  plein de mescontentement. Nous n'y voyons que misere et vanité.
  Pour ne nous desconforter, Nature a reietté bien à propos, l'action
  de nostre veuë, au dehors. Nous allons en auant à vau l'eau, mais
  de rebrousser vers nous, nostre course, c'est vn mouuement penible:
  la mer se brouille et s'empesche ainsi, quand elle est repoussée
  à soy. Regardez, dict chacun, les branles du ciel: regardez au
  public: à la querelle de cestuy-là: au pouls d'vn tel: au testament
  de cet autre: somme regardez tousiours haut ou bas, ou à costé,
  ou deuant, ou derriere vous. C'estoit vn commandement paradoxe,
  que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes: Regardez dans
  vous, recognoissez vous, tenez vous à vous. Vostre esprit, et vostre
  volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy: vous vous
  escoulez, vous vous respandez: appilez vous, soustenez vous: on
  vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. Voy tu pas,
  que ce monde tient toutes ses veuës contraintes au dedans, et ses
  yeux ouuerts à se contempler soy-mesme? C'est tousiours vanité
  pour toy, dedans et dehors: mais elle est moins vanité, quand elle
  est moins estendue. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chasque
  chose s'estudie la premiere, et a selon son besoin, des limites à ses
  trauaux et desirs. Il n'en est vne seule si vuide et necessiteuse que
  toy, qui embrasses l'vniuers. Tu és le scrutateur sans cognoissance:
  le magistrat sans iuridiction: et apres tout, le badin de la farce.



  CHAPITRE X.

  _De mesnager sa volonté._


  AV prix du commun des hommes, peu de choses me touchent: ou
  pour mieux dire, me tiennent. Car c'est raison qu'elles touchent,
  pourueu qu'elles ne nous possedent. I'ay grand soin d'augmenter
  par estude, et par discours, ce priuilege d'insensibilité, qui est naturellement
  bien auancé en moy. I'espouse, et me passionne par
  consequent, de peu de choses. I'ay la veuë clere: mais ie l'attache
  à peu d'obiects: le sens delicat et mol: mais l'apprehension et
  l'application, ie l'ay dure et sourde. Ie m'engage difficilement. Autant
  que ie puis ie m'employe tout à moy. Et en ce subiect mesme,
  ie briderois pourtant et soustiendrois volontiers, mon affection,
  qu'elle ne s'y plonge trop entiere: puis que c'est vn subiect, que ie
  possede à la mercy d'autruy, et sur lequel la Fortune a plus de
  droict que ie n'ay. De maniere, que iusques à la santé, que i'estime
  tant, il me seroit besoing, de ne la pas desirer, et m'y addonner si
  furieusement, que i'en trouue les maladies importables. On se doibt
  moderer, entre la haine de la douleur, et l'amour de la volupté. Et
  ordonne Platon vne moyenne route de vie entre les deux. Mais aux
  affections qui me distrayent de moy, et attachent ailleurs, à celles
  là certes m'oppose-ie de toute ma force. Mon opinion est, qu'il se
  faut prester à autruy, et ne se donner qu'à soy-mesme. Si ma volonté
  se trouuoit aysée à s'hypothequer et à s'appliquer, ie n'y durerois
  pas. Ie suis trop tendre, et par nature et par vsage,

    _Fugax rerum, securâque in otia natus._

  Les debats contestez et opiniastrez, qui donneroient en fin aduantage
  à mon aduersaire; l'issue qui rendroit honteuse ma chaulde
  poursuitte, me rongeroit à l'aduanture bien cruellement. Si ie mordois
  à mesme, comme font les autres; mon ame n'auroit iamais la
  force de porter les alarmes, et emotions, qui suyuent ceux qui embrassent
  tant. Elle seroit incontinent disloquée par cette agitation
  intestine. Si quelquefois on m'a poussé au maniement d'affaires estrangeres,
  i'ay promis de les prendre en main, non pas au poulmon et
  au foye; de m'en charger, non de les incorporer: de m'en soigner,
  ouy; de m'en passionner, nullement: i'y regarde, mais ie ne les
  couue point. I'ay assez affaire à disposer et ranger la presse domestique
  que i'ay dans mes entrailles, et dans mes veines, sans y
  loger, et me fouler d'vne presse estrangere. Et suis assez interessé
  de mes affaires essentiels, propres, et naturels, sans en conuier
  d'autres forains. Ceux qui sçauent combien ils se doiuent, et de
  combien d'offices ils sont obligez à eux, trouuent que Nature leur a
  donné cette commission plaine assez, et nullement oysifue. Tu as
  bien largement affaire chez toy, ne t'esloigne pas.   Les hommes
  se donnent à louage. Leurs facultez ne sont pas pour eux; elles
  sont pour ceux, à qui ils s'asseruissent; leurs locataires sont chez
  eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaist pas.
  Il faut mesnager la liberté de nostre ame, et ne l'hypotequer qu'aux
  occasions iustes. Lesquelles sont en bien petit nombre, si nous
  iugeons sainement. Voyez les gens appris à se laisser emporter et
  saisir, ils le font par tout. Aux petites choses comme aux grandes;
  à ce qui ne les touche point, comme à ce qui les touche. Ils s'ingerent
  indifferemment où il y a de la besongne; et sont sans vie,
  quand ils sont sans agitation tumultuaire. _In negotiis sunt, negotij
  causa._ Ils ne cherchent la besongne que pour embesongnement. Ce
  n'est pas, qu'ils vueillent aller, tant, comme c'est, qu'ils ne se peuuent
  tenir. Ne plus ne moins, qu'vne pierre esbranlée en sa cheute,
  qui ne s'arreste iusqu'à tant qu'elle se couche. L'occupation est à
  certaine maniere de gents, marque de suffisance et de dignité.
  Leur esprit cherche son repos au bransle, comme les enfans au berceau.
  Ils se peuuent dire autant seruiables à leurs amis, comme
  importuns à eux mesmes. Personne ne distribue son argent à autruy,
  chacun y distribue son temps et sa vie. Il n'est rien dequoy
  nous soyons si prodigues, que de ces choses là, desquelles seules
  l'auarice nous seroit vtile et louable. Ie prens vne complexion toute
  diuerse. Ie me tiens sur moy. Et communément desire mollement
  ce que ie desire, et desire peu: m'occupe et embesongne de mesme,
  rarement et tranquillement. Tout ce qu'ils veulent et conduisent,
  ils le font de toute leur volonté et vehemence. Il y a tant de mauuais
  pas, que pour le plus seur, il faut vn peu legerement et superficiellement
  couler ce monde: et le glisser, non pas l'enfoncer. La
  volupté mesme, est douloureuse en sa profondeur.

              _Incedis per ignes
    Subpositos cineri doloso._

  Messieurs de Bordeaux m'esleurent Maire de leur ville, estant
  esloigné de France; et encore plus esloigné d'vn tel pensement. Ie
  m'en excusay. Mais on m'apprint que i'auois tort; le commandement
  du Roy s'y interposant aussi. C'est vne charge, qui doit sembler
  d'autant plus belle, qu'elle n'a, ny loyer ny gain, autre que
  l'honneur de son execution. Elle dure deux ans; mais elle peut estre
  continuée par seconde eslection. Ce qui aduient tres rarement. Elle le
  fut à moy; et ne l'auoit esté que deux fois auparauant: quelques
  années y auoit, à Monsieur de Lansac; et fraichement à Monsieur
  de Biron Mareschal de France. En la place duquel ie succeday; et
  laissay la mienne, à Monsieur de Matignon aussi Mareschal de
  France. Glorieux de si noble assistance.

    _Vterque bonus pacis bellique minister._

  La Fortune voulut part à ma promotion, par cette particuliere circonstance
  qu'elle y mit du sien. Non vaine du tout. Car Alexandre
  desdaigna les Ambassadeurs Corinthiens qui lui offroyent la bourgeoisie
  de leur ville; mais quand ils vindrent à luy deduire, comme
  Bacchus et Hercules estoyent aussi en ce registre, il les en remercia
  gratieusement.   A mon arriuée, ie me deschiffray fidelement, et
  conscientieusement, tout tel que ie me sens estre: sans memoire,
  sans vigilance, sans experience, et sans vigueur: sans hayne aussi,
  sans ambition, sans auarice, et sans violence: à ce qu'ils fussent
  informez et instruicts de ce qu'ils auoyent à attendre de mon seruice.
  Et par ce que la cognoissance de feu mon pere les auoit seule
  incitez à cela, et l'honneur de sa memoire: ie leur adioustay bien
  clairement, que ie serois tres-marry que chose quelconque fist autant
  d'impression en ma volonté, comme auoyent faict autrefois en
  la sienne, leurs affaires, et leur ville, pendant qu'il l'auoit en gouuernement,
  en ce lieu mesme auquel ils m'auoyent appellé. Il me
  souuenoit, de l'auoir veu vieil, en mon enfance, l'ame cruellement
  agitée de cette tracasserie publique; oubliant le doux air de sa maison,
  où la foiblesse des ans l'auoit attaché long temps auant; et
  son mesnage, et sa santé; et mesprisant certes sa vie, qu'il y cuida
  perdre, engagé pour eux, à des longs et penibles voyages. Il estoit
  tel; et luy partoit cette humeur d'vne grande bonté de nature. Il
  ne fut iamais ame plus charitable et populaire. Ce train, que ie
  louë en autruy, ie n'ayme point à le suiure. Et ne suis pas sans
  excuse. Il auoit ouy dire, qu'il se falloit oublier pour le prochain;
  que le particulier ne venoit en aucune consideration au prix du general.
  La plus part des regles et preceptes du monde prennent ce
  train, de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à
  l'vsage de la societé publique. Ils ont pensé faire vn bel effect, de
  nous destourner et distraire de nous; presupposans que nous n'y
  tinsions que trop, et d'vne attache trop naturelle; et n'ont espargné
  rien à dire pour cette fin. Car il n'est pas nouueau aux sages, de
  prescher les choses comme elles seruent, non comme elles sont. La
  verité a ses empeschements, incommoditez et incompatibilitez auec
  nous. Il nous faut souuent tromper, afin que nous ne nous trompions.
  Et siller nostre veuë, estourdir nostre entendement, pour les
  redresser et amender. _Imperiti enim iudicant, et qui frequenter in
  hoc ipsum fallendi sunt, ne errent._ Quand ils nous ordonnent, d'aymer
  auant nous, trois, quatre, et cinquante degrez de choses; ils
  representent l'art des archers, qui pour arriuer au poinct, vont
  prenant leur visée grande espace au dessus de la bute. Pour dresser
  vn bois courbe, on le recourbe au rebours.   I'estime qu'au
  temple de Pallas, comme nous voyons en toutes autres religions,
  il y auoit des mysteres apparens, pour estre montrez au
  peuple; et d'autres mysteres plus secrets, et plus haults, pour estre
  montrés seulement à ceux qui en estoyent profez. Il est vray-semblable
  qu'en ceux-cy, se trouue le vray poinct de l'amitié que chacun
  se doit. Non vne amitié faulce, qui nous faict embrasser la
  gloire, la science, la richesse, et telles choses, d'vne affection principalle
  et immoderée, comme membres de nostre estre; ny vne
  amitié molle et indiscrette; en laquelle il aduient ce qui se voit au
  lierre, qu'il corrompt et ruyne la paroy qu'il accole. Mais vne amitié
  salutaire et reglée; esgalement vtile et plaisante. Qui en sçait
  les deuoirs, et les exerce, il est vrayement du cabinet des Muses; il
  a attaint le sommet de la sagesse humaine, et de nostre bon heur.
  Cettuy-cy, sçachant exactement ce qu'il se doit, trouue dans son
  rolle, qu'il doit appliquer à soy, l'vsage des autres hommes, et du
  monde; et pour ce faire, contribuer à la societé publique les deuoirs
  et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autruy, ne
  vit guere à soy. _Qui sibi amicus est, scito hunc amicum omnibus esse._
  La principale charge que nous ayons, c'est à chacun sa conduite. Et
  est ce pourquoy nous sommes icy. Comme qui oublieroit de bien et
  saintement viure; et penseroit estre quitte de son deuoir, en y
  acheminant et dressant les autres; ce seroit vn sot. Tout de mesme,
  qui abandonne en son propre, le sainement et gayement viure, pour
  en seruir autruy, prent à mon gré vn mauuais et desnaturé party.

  Ie ne veux pas, qu'on refuse aux charges qu'on prend, l'attention,
  les pas, les parolles, et la sueur, et le sang au besoing:

        _Non ipse pro charis amicis
    Aut patria timidus perire._

  Mais c'est par emprunt et accidentalement; l'esprit se tenant tousiours
  en repos et en santé: non pas sans action, mais sans vexation,
  sans passion. L'agir simplement, luy couste si peu, qu'en
  dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le bransle, auec
  discretion. Car le corps reçoit les charges qu'on luy met sus, iustement
  selon qu'elles sont: l'esprit les estend et les appesantit souuent
  à ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble.
  On faict pareilles choses auec diuers efforts, et differente contention
  de volonté. L'vn va bien sans l'autre. Car combien de gens se
  hazardent tous les iours aux guerres, dequoy il ne leur chault: et
  se pressent aux dangers des battailles, desquelles la perte, ne leur
  troublera pas le voisin sommeil? Tel en sa maison, hors de ce danger,
  qu'il n'oseroit auoir regardé, est plus passionné de l'yssue de
  cette guerre, et en a l'ame plus trauaillée, que n'a le soldat qui y
  employe son sang et sa vie. I'ay peu me mesler des charges publiques,
  sans me despartir de moy, de la largeur d'vne ongle, et me
  donner à autruy sans m'oster à moy. Cette aspreté et violence de
  desirs, empesche plus, qu'elle ne sert à la conduitte de ce qu'on
  entreprend. Nous remplit d'impatience enuers les euenemens, ou
  contraires, ou tardifs: et d'aigreur et de soupçon enuers ceux, auec
  qui nous negotions. Nous ne conduisons iamais bien la chose de laquelle
  nous sommes possedez et conduicts.

          _Malè cuncta ministrat
    Impetus._

  Celuy qui n'y employe que son iugement, et son addresse, il y procede
  plus gayement: il feint, il ploye, il differe tout à son aise, selon
  le besoing des occasions: il faut d'atteinte, sans tourment, et
  sans affliction, prest et entier pour vne nouuelle entreprise: il
  marche tousiours la bride à la main. En celuy qui est enyuré de
  cette intention violente et tyrannique, on voit par necessité beaucoup
  d'imprudence et d'iniustice. L'impetuosité de son desir l'emporte.
  Ce sont mouuements temeraires, et, si Fortune n'y preste beaucoup,
  de peu de fruict. La philosophie veut qu'au chastiement des
  offences receuës, nous en distrayons la cholere: non afin que la vengeance
  en soit moindre, ains au rebours, afin qu'elle en soit d'autant
  mieux assenee et plus poisante. A quoy il luy semble que cette impetuosité
  porte empeschement. Non seulement la cholere trouble: mais
  de soy, elle lasse aussi les bras de ceux qui chastient. Ce feu estourdit
  et consomme leur force. Comme en la precipitation, _festinatio tarda
  est_. La hastiueté se donne elle mesme la iambe, s'entraue et s'arreste.
  _Ipsa se velocitas implicat._ Pour exemple. Selon ce que i'en vois par
  vsage ordinaire, l'auarice n'a point de plus grand destourbier que
  soy-mesme. Plus elle est tendue et vigoureuse, moins elle en est
  fertile. Communement elle attrape plus promptement les richesses,
  masquée d'vn' image de liberalité.   Vn Gentilhomme tres-homme
  de bien, et mon amy, cuyda brouiller la santé de sa teste, par vne
  trop passionnée attention et affection aux affaires d'vn Prince, son
  maistre. Lequel maistre, s'est ainsi peinct soy-mesmes à moy:
  Qu'il voit le poix des accidens, comme vn autre: mais qu'à ceux
  qui n'ont point de remede, il se resoult soudain à la souffrance:
  aux autres, apres y auoir ordonné les prouisions necessaires, ce
  qu'il peut faire promptement par la viuacité de son esprit, il attend
  en repos ce qui s'en peut ensuiure. De vray, ie l'ay veu à mesme,
  maintenant vne grande nonchalance et liberté d'actions et de visage,
  au trauers de bien grands affaires et bien espineux. Ie le
  trouue plus grand et plus capable, en vne mauuaise, qu'en vne
  bonne fortune. Ses pertes luy sont plus glorieuses, que ses victoires,
  et son deuil que son triomphe.   Considerez, qu'aux actions
  mesmes qui sont vaines et friuoles: au ieu des eschecs, de la
  paulme, et semblables, cet engagement aspre et ardant d'vn desir
  impetueux, iette incontinent l'esprit et les membres, à l'indiscretion,
  et au desordre. On s'esblouit, on s'embarasse soy mesme. Celuy qui
  se porte plus moderément enuers le gain, et la perte, il est tousiours
  chez soy. Moins il se pique et passionne au ieu, il le conduit
  d'autant plus auantageusement et seurement.   Nous empeschons
  au demeurant, la prise et la serre de l'ame, à luy donner tant de
  choses à saisir. Les vnes, il les luy faut seulement presenter, les
  autres attacher, les autres incorporer. Elle peut voir et sentir toutes
  choses, mais elle ne se doit paistre que de soy. Et doit estre instruicte,
  de ce qui la touche proprement, et qui proprement est de
  son auoir, et de sa substance. Les loix de Nature nous apprennent
  ce que iustement, il nous faut. Apres que les sages nous ont dit,
  que selon elle personne n'est indigent, et que chacun l'est selon
  l'opinion, ils distinguent ainsi subtilement, les desirs qui viennent
  d'elle, de ceux qui viennent du desreglement de nostre fantasie.
  Ceux desquels on voit le bout, sont siens, ceux qui fuyent deuant
  nous, et desquels nous ne pouuons ioindre la fin, sont nostres. La
  pauureté des biens, est aisée à guerir; la pauureté de l'ame,
  impossible.

    _Nam si, quod satis est homini, id satis esse potesset,
    Hoc sat erat: nunc, quum hoc non est, quî credimus porro,
    Diuitias vllas animum m'i explere potesse?_

  Socrates voyant porter en pompe par sa ville, grande quantité de
  richesse, ioyaux et meubles de prix: Combien de choses, dit-il, ie
  ne desire point! Metrodorus viuoit du poix de douze onces par iour,
  Epicurus à moins: Metroclez dormoit en hyuer auec les moutons,
  en esté aux cloistres des Eglises. _Sufficit ad id natura, quod poscit._
  Cleanthes viuoit de ses mains, et se vantoit, que Cleanthes, s'il
  vouloit, nourriroit encore vn autre Cleanthes.   Si ce que Nature
  exactement, et originelement nous demande, pour la conseruation
  de nostre estre, est trop peu (comme de vray combien ce l'est, et
  combien à bon comte nostre vie se peut maintenir, il ne se doit
  exprimer mieux que par cette consideration: Que c'est si peu, qu'il
  eschappe la prise et le choc de la Fortune, par sa petitesse) dispensons
  nous de quelque chose plus outre; appellons encore nature,
  l'vsage et condition de chacun de nous; taxons nous, traitons nous
  à cette mesure; estendons noz appartenances et noz comtes iusques
  là. Car iusques là, il me semble bien, que nous auons quelque
  excuse. L'accoustumance est vne seconde nature, et non moins
  puissante. Ce qui manque à ma coustume ie tiens qu'il me manque.
  Et i'aymerois presque esgalement qu'on m'ostast la vie, que si on
  me l'essimoit et retranchoit bien loing de l'estat auquel ie l'ay vescue
  si long temps. Ie ne suis plus en termes d'vn grand changement,
  ny de me ietter à vn nouueau train et inusité; non pas mesme
  vers l'augmentation: il n'est plus temps de deuenir autre. Et comme
  ie plaindrois quelque grande aduenture, qui me tombast à cette
  heure entre mains, qu'elle ne seroit venuë en temps que i'en peusse
  iouyr,

    _Quo mihi fortunæ, si non conceditur vti?_

  Ie me plaindroy de mesme, de quelque acquest interne. Il vault
  quasi mieux iamais, que si tard, deuenir honneste homme. Et bien
  entendu à viure, lors qu'on n'a plus de vie. Moy, qui m'en vay, resigneroy
  facilement à quelqu'vn, qui vinst, ce que i'apprends de
  prudence, pour le commerce du monde. Moustarde apres disner. Ie
  n'ay que faire du bien, duquel ie ne puis rien faire. A quoy la
  science, à qui n'a plus de teste? C'est iniure et deffaueur de Fortune,
  de nous offrir des presents, qui nous remplissent d'vn iuste
  despit de nous auoir failly en leur saison. Ne me guidez plus: ie ne
  puis plus aller. De tant de membres, qu'a la suffisance, la patience
  nous suffit. Donnez la capacité d'vn excellent dessus, au chantre qui a
  les poulmons pourris! Et d'eloquence à l'eremite relegué aux deserts
  d'Arabie. Il ne faut point d'art, à la cheute. La fin se trouue de
  soy, au bout de chasque besongne. Mon monde est failly, ma forme
  expirée. Ie suis tout du passé. Et suis tenu de l'authorizer et d'y
  conformer mon issue. Ie veux dire cecy par maniere d'exemple. Que
  l'eclipsement nouueau des dix iours du Pape, m'ont prins si bas,
  que ie ne m'en puis bonnement accoustrer. Ie suis des années, ausquelles
  nous comtions autrement. Vn si ancien et long vsage, me
  vendique et rappelle à soy. Ie suis contraint d'estre vn peu heretique
  par là. Incapable de nouuelleté, mesme correctiue. Mon imagination
  en despit de mes dents se iette tousiours dix iours plus
  auant, ou plus arriere: et grommelle à mes oreilles. Cette regle touche
  ceux, qui ont à estre. Si la santé mesme, si succrée vient à me
  retrouuer par boutades, c'est pour me donner regret plustost que
  possession de soy. Ie n'ay plus où la retirer. Le temps me laisse.
  Sans luy rien ne se possede. O que ie feroy peu d'estat de ces
  grandes dignitez electiues, que ie voy au monde, qui ne se donnent
  qu'aux hommes prests à partir: ausquelles on ne regarde pas tant,
  combien deuëment on les exercera, que combien peu longuement
  on les exercera: dés l'entrée on vise à l'issue. Somme: me voicy
  apres d'acheuer cet homme, non d'en refaire vn autre. Par long
  vsage, cette forme m'est passée en substance, et fortune en nature.

  Ie dis donc, que chacun d'entre nous foiblets, est excusable
  d'estimer sien, ce qui est compris soubs cette mesure. Mais aussi
  au delà de ces limites, ce n'est plus que confusion. C'est la plus
  large estandue que nous puissions octroyer à noz droicts. Plus nous
  amplifions nostre besoing et possession, d'autant plus nous engageons
  nous aux coups de la Fortune, et des aduersitez. La carriere
  de noz desirs doit estre circonscripte, et restraincte, à vn court limite,
  des commoditez les plus proches et contigues. Et doit en
  outre, leur course, se manier, non en ligne droicte, qui face bout
  ailleurs, mais en rond, duquel les deux pointes se tiennent et terminent
  en nous, par vn brief contour. Les actions qui se conduisent
  sans cette reflexion, s'entend voisine reflexion et essentielle, comme
  sont celles des auaricieux, des ambitieux, et tant d'autres, qui courent
  de pointe, desquels la course les emporte tousiours deuant
  eux, ce sont actions erronées et maladiues.   La plus part de noz
  vacations sont farcesques. _Mundus vniuersus exercet histrioniam._ Il
  faut iouer deuement nostre rolle, mais comme rolle d'vn personnage
  emprunté. Du masque et de l'apparence, il n'en faut pas faire vne
  essence réelle, ny de l'estranger le propre. Nous ne sçauons pas
  distinguer la peau de la chemise. C'est assés de s'enfariner le visage,
  sans s'enfariner la poictrine. I'en vois qui se transforment et
  se transsubstantient en autant de nouuelles figures, et de nouueaux
  estres, qu'ils entreprennent de charges: et qui se prelatent iusques
  au foye et aux intestins: et entrainent leur office iusques en leur
  garderobe. Ie ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades,
  qui les regardent, de celles qui regardent leur commission, ou leur
  suitte, ou leur mule. _Tantum se fortunæ permittunt, etiam vt naturam
  dediscant._ Ils enflent et grossissent leur ame, et leur discours
  naturel, selon la haulteur de leur siege magistral. Le Maire et Montaigne,
  ont tousiours esté deux, d'vne separation bien claire. Pour
  estre aduocat ou financier, il n'en faut pas mescognoistre la fourbe,
  qu'il y a en telles vacations. Vn honneste homme n'est pas comtable
  du vice ou sottise de son mestier; et ne doit pourtant en refuser
  l'exercice. C'est l'vsage de son pays, et il y a du proffit. Il faut viure
  du monde, et s'en preualoir, tel qu'on le trouue. Mais le iugement
  d'vn Empereur, doit estre au dessus de son empire; et le voir et considerer,
  comme accident estranger. Et luy doit sçauoir iouyr de soy
  à part; et se communicquer comme Iacques et Pierre: au moins à
  soy-mesmes.   Ie ne sçay pas m'engager si profondement, et si entier.
  Quand ma volonté me donne à vn party, ce n'est pas d'vne si violente
  obligation, que mon entendement s'en infecte. Aux presens
  brouillis de cet estat, mon interest ne m'a faict mescognoistre, ny
  les qualitez louables en noz aduersaires, ny celles qui sont reprochables
  en ceux que i'ay suiuy. Ils adorent tout ce qui est de leur
  costé: moy ie n'excuse pas seulement la plus part des choses, qui
  sont du mien. Vn bon ouurage, ne perd pas ses graces, pour plaider
  contre moy. Hors le nœud du debat, ie me suis maintenu en
  equanimité, et pure indifference. _Neque extra necessitates belli, præcipuum
  odium gero._ Dequoy ie me gratifie, d'autant que ie voy communément
  faillir au contraire. Ceux qui allongent leur cholere, et
  leur haine au delà des affaires, comme faict la plus part, montrent
  qu'elle leur part d'ailleurs, et de cause particuliere. Tout ainsi
  comme, à qui estant guary de son vlcere, la fiebure demeure encore,
  montre qu'elle auoit vn autre principe plus caché. C'est qu'ils
  n'en ont point à la cause, en commun: et entant qu'elle blesse l'interest
  de touts, et de l'estat. Mais luy en veulent, seulement en ce,
  qu'elle leur masche en priué. Voyla pourquoy, ils s'en picquent de
  passion particuliere, et au delà de la iustice, et de la raison publique.
  _Non tam omnia vniuersi, quàm ea, quæ ad quemque pertinerent,
  singuli carpebant._ Ie veux que l'aduantage soit pour nous: mais ie
  ne forcene point, s'il ne l'est. Ie me prens fermement au plus sain
  des partis. Mais ie n'affecte pas qu'on me remarque specialement,
  ennemy des autres, et outre la raison generalle. I'accuse merueilleusement
  cette vitieuse forme d'opiner: Il est de la Ligue: car il
  admire la grace de Monsieur de Guyse. L'actiueté du Roy de Nauarre
  l'estonne: il est Huguenot. Il trouue cecy à dire aux mœurs du
  Roy: il est seditieux en son cœur. Et ne conceday pas au magistrat
  mesme, qu'il eust raison, de condamner vn liure, pour auoir logé
  entre les meilleurs poëtes de ce siecle, vn heretique. N'oserions
  nous dire d'vn voleur, qu'il a belle greue? Faut-il, si elle est putain,
  qu'elle soit aussi punaise? Aux siecles plus sages, reuoqua-on
  le superbe tiltre de Capitolinus, qu'on auoit auparauant donné à
  Marcus Manlius, comme conseruateur de la religion et liberté publique?
  Estouffa-on la memoire de sa liberalité, et de ses faicts
  d'armes, et recompenses militaires ottroyées à sa vertu, par ce qu'il
  affecta depuis la Royauté, au preiudice des loix de son pays? S'ils
  ont prins en haine vn aduocat, l'endemain il leur deuient ineloquent.
  I'ay touché ailleurs le zele, qui poulsa des gens de bien à semblables
  fautes. Pour moy, ie sçay bien dire: Il faict meschamment
  cela, et vertueusement cecy. De mesmes, aux prognostiques ou euenements
  sinistres des affaires, ils veulent, que chacun en son party
  soit aueugle ou hebeté: que nostre persuasion et iugement, serue
  non à la verité, mais au proiect de nostre desir. Ie faudroy plustost
  vers l'autre extremité: tant ie crains, que mon desir me suborne.
  Ioint, que ie me deffie vn peu tendrement, des choses que ie souhaitte.
    I'ay veu de mon temps, merueilles en l'indiscrette et
  prodigieuse facilité des peuples, à se laisser mener et manier la
  creance et l'esperance, où il a pleu et seruy à leurs chefs: par dessus
  cent mescomtes, les vns sur les autres: par dessus les fantosmes,
  et les songes. Ie ne m'estonne plus de ceux, que les singeries
  d'Apollonius et de Mahumed embufflerent. Leur sens et entendement,
  est entierement estouffé en leur passion. Leur discretion
  n'a plus d'autre choix, que ce qui leur rit, et qui conforte leur
  cause. I'auoy remarqué souuerainement cela, au premier de noz
  partis fiebureux. Cet autre, qui est nay depuis, en l'imitant, le surmonte.
  Par où ie m'aduise, que c'est vne qualité inseparable des
  erreurs populaires. Apres la premiere qui part, les opinions s'entrepoussent,
  suiuant le vent, comme les flotz. On n'est pas du corps,
  si on s'en peut desdire: si on ne vague le train commun. Mais
  certes on faict tort aux partis iustes, quand on les veut secourir de
  fourbes. I'y ay tousiours contredict. Ce moyen ne porte qu'enuers
  les testes malades. Enuers les saines, il y a des voyes plus seures, et
  non seulement plus honnestes, à maintenir les courages, et excuser
  les accidents contraires.   Le ciel n'a point veu vn si poisant desaccord,
  que celuy de Cæsar, et de Pompeius; ny ne verra pour
  l'aduenir. Toutesfois il me semble recognoistre en ces belles ames,
  vne grande moderation de l'vn enuers l'autre. C'estoit vne ialousie
  d'honneur et de commandement, qui ne les emporta pas à hayne
  furieuse et indiscrette; sans malignité et sans detraction. En leurs
  plus aigres exploicts, ie descouure quelque demeurant de respect,
  et de bien-vueillance. Et iuge ainsi; que s'il leur eust esté possible,
  chacun d'eux eust desiré de faire son affaire sans la ruyne de son
  compagnon, plustost qu'auec sa ruyne. Combien autrement il en va
  de Marius, et de Sylla: prenez y garde.   Il ne faut pas se precipiter
  si esperduement apres nos affections, et interestz. Comme estant
  ieune, ie m'opposois au progrez de l'amour, que ie sentoy trop
  auancer sur moy; et m'estudiois qu'il ne me fust si aggreable, qu'il
  vinst à me forcer en fin, et captiuer du tout à sa mercy. I'en vse de
  mesme à toutes autres occasions, où ma volonté se prend auec trop
  d'appetit. Ie me panche à l'opposite de son inclination, comme ie la
  voy se plonger, et enyurer de son vin. Ie fuis à nourrir son plaisir
  si auant, que ie ne l'en puisse plus r'auoir, sans perte sanglante.
  Les ames qui par stupidité ne voyent les choses qu'à demy, iouissent
  de cet heur, que les nuisibles les blessent moins. C'est vne ladrerie
  spirituelle, qui a quelque air de santé; et telle santé, que la philosophie
  ne mesprise pas du tout. Mais pourtant, ce n'est pas raison
  de la nommer sagesse: ce que nous faisons souuent. Et de cette maniere
  se moqua quelqu'vn anciennement de Diogenes, qui alloit
  embrassant en plein hyuer tout nud, vne image de neige pour
  l'essay de sa patience. Celuy-là le rencontrant en cette desmarche:
  As tu grand froid à cette heure, luy dit-il? Du tout point, respond
  Diogenes. Or suiuit l'autre: Que penses-tu donc faire de difficile, et
  d'exemplaire à te tenir là? Pour mesurer la constance, il faut necessairement
  sçauoir la souffrance.   Mais les ames qui auront à
  voir les euenemens contraires, et les iniures de la Fortune, en leur
  profondeur et aspreté, qui auront à les poiser et gouster, selon leur
  aigreur naturelle, et leur charge, qu'elles emploient leur art, à se
  garder d'en enfiler les causes, et en destournent les aduenues. Que
  fit le Roy Cotys? il paya liberalement la belle et riche vaisselle
  qu'on lui auoit presentée: mais parce qu'elle estoit singulierement
  fragile, il la cassa incontinent luy-mesme; pour s'oster de bonne
  heure vne si aisée matiere de courroux contre ses seruiteurs. Pareillement,
  i'ay volontiers euité de n'auoir mes affaires confus: et
  n'ay cherché, que mes biens fussent contigus à mes proches: et
  ceux à qui i'ay à me ioindre d'vne estroitte amitié: d'où naissent
  ordinairement matieres d'alienation et dissociation. I'aymois autresfois
  les ieux hazardeux des cartes et detz; ie m'en suis deffaict, il
  y a long temps; pour cela seulement, que quelque bonne mine que
  ie fisse en ma perte, ie ne laissois pas d'en auoir au dedans de la
  picqueure. Vn homme d'honneur, qui doit sentir vn desmenti, et
  vne offence iusques au cœur, qui n'est pour prendre vne mauuaise
  excuse en payement et consolation, qu'il euite le progrez des altercations
  contentieuses. Ie fuis les complexions tristes, et les hommes
  hargneux, comme les empestez. Et aux propos que ie ne puis traicter
  sans interest, et sans emotion, ie ne m'y mesle, si le deuoir ne
  m'y force. _Melius non incipient, quàm desinent_. La plus seure façon
  est donc, se preparer auant les occasions.   Ie sçay bien, qu'aucuns
  sages ont pris autre voye; et n'ont pas crainct de se harper et engager
  iusques au vif, à plusieurs obiects. Ces gens là s'asseurent de
  leur force, soubs laquelle ils se mettent à couuert en toute sorte de
  succez ennemis, faisant lucter les maux, par la vigueur de la
  patience:

              _Velut rupes vastum quæ prodit in æquor,
    Obuia ventorum furiis, expostâque ponto
    Vim cunctam atque minas perfert cælique marisque,
    Ipsa immota manens._

  N'attaquons pas ces exemples; nous n'y arriuerions point. Ils
  s'obstinent à voir resoluement, et sans se troubler, la ruyne de leur
  pays, qui possedoit et commandoit toute leur volonté. Pour noz
  ames communes, il y a trop d'effort, et trop de rudesse à cela. Caton
  en abandonna la plus noble vie, qui fut onques. A nous autres
  petis, il faut fuyr l'orage de plus loing: il faut pouruoir au sentiment,
  non à la patience; et escheuer aux coups que nous ne sçaurions
  parer. Zenon voyant approcher Chremonidez ieune homme
  qu'il aymoit, pour se seoir au pres de luy: se leua soudain. Et
  Cleanthes, luy en demandant la raison: I'entendz, dit-il, que les
  medecins ordonnent le repos principalement, et deffendent l'emotion
  à toutes tumeurs. Socrates ne dit point: Ne vous rendez pas
  aux attraicts de la beauté; soustenez la, efforcez vous au contraire.
  Fuyez la, faict-il, courez hors de sa veuë et de son rencontre, comme
  d'vne poison puissante qui s'eslance et frappe de loing. Et son bon
  disciple feignant ou recitant; mais, à mon aduis, recitant plustost
  que feignant, les rares perfections de ce grand Cyrus, le fait deffiant
  de ses forces à porter les attraicts de la diuine beauté de cette
  illustre Panthée sa captiue, et en commettant la visite et garde à vn
  autre, qui eust moins de liberté que luy. Et le Sainct Esprit de
  mesme, _ne nos inducas in tentationem_. Nous ne prions pas que nostre
  raison ne soit combatue et surmontée par la concupiscence,
  mais qu'elle n'en soit pas seulement essayée: que nous ne soyons
  conduits en estat où nous ayons seulement à souffrir les approches,
  solicitations, et tentations du peché: et supplions nostre Seigneur
  de maintenir nostre conscience tranquille, plainement et parfaictement
  deliurée du commerce du mal.   Ceux qui disent auoir raison
  de leur passion vindicatiue, ou de quelqu'autre espece de passion
  penible: disent souuent vray: comme les choses sont, mais
  non pas comme elles furent. Ils parlent à nous, lors que les causes
  de leur erreur sont nourries et auancées par eux mesmes. Mais reculez
  plus arriere, r'appelez ces causes à leur principe: là, vous les
  prendrez sans vert. Veulent ils que leur faute soit moindre, pour
  estre plus vieille: et que d'vn iniuste commencement la suitte soit
  iuste? Qui desirera du bien à son païs comme moy, sans s'en vlcerer
  ou maigrir, il sera desplaisant, mais non pas transi, de le voir
  menassant, ou sa ruine, ou vne durée non moins ruineuse. Pauure
  vaisseau, que les flots, les vents, et le pilote, tirassent à si contraires
  desseins!

        _In tam diuersa, magister,
    Ventus et vnda trahunt._

  Qui ne bee point apres la faueur des Princes, comme apres chose
  dequoy il ne se sçauroit passer; ne se picque pas beaucoup de la
  froideur de leur recueil, et de leur visage, ny de l'inconstance de
  leur volonté. Qui ne couue point ses enfans, ou ses honneurs, d'vne
  propension esclaue, ne laisse pas de viure commodément apres leur
  perte. Qui fait bien principalement pour sa propre satisfaction, ne
  s'altere guere pour voir les hommes iuger de ses actions contre son
  merite. Vn quart d'once de patience, prouuoit à tels inconuenients.
  Ie me trouue bien de cette recepte; me racheptant des commencemens,
  au meilleur compte que ie puis. Et me sens auoir eschappé
  par son moyen beaucoup de trauail et de difficultez. Auec bien peu
  d'effort, i'arreste ce premier bransle de mes esmotions. Et abandonne
  le subject, qui me commence à poiser, et auant qu'il m'emporte.
  Qui n'arreste le partir, n'a garde d'arrester la course. Qui ne
  sçait leur fermer la porte, ne les chassera pas entrées. Qui ne peut
  venir à bout du commencement, ne viendra pas à bout de la fin.
  Ny n'en soustiendra la cheute, qui n'en a peu soustenir l'esbranslement.
  _Etenim ipsæ se impellunt, vbi semel à ratione discessum est:
  ipsáque sibi imbecillitas indulget, in altùmque prouehitur imprudens,
  nec reperit locum consistendi._ Ie sens à temps, les petits vents qui
  me viennent taster et bruire au dedans, auant-coureurs de la
  tempeste:

                            _Ceu flamina prima
    Cùm deprensa fremunt syluis, et cæca volutant
    Murmura, venturos nautis prodentia ventos._

  A combien de fois me suis-ie faict vne bien euidente iniustice,
  pour fuyr le hazard de la receuoir encore pire des iuges, apres vn
  siecle d'ennuys, et d'ordes et viles practiques, plus ennemies de mon
  naturel, que n'est la gehenne et le feu? _Conuenit à litibus quantum
  licet, et nescio an paulo plus etiam quàm licet, abhorrentem esse: Est
  enim non modo liberale, paululum nonnunquam de suo iure decedere,
  sed interdum etiam fructuosum._ Si nous estions bien sages, nous
  nous deurions resiouir et venter, ainsi que i'ouy vn iour bien naïuement,
  vn enfant de grande maison, faire feste à chacun, dequoy sa
  mere venoit de perdre son procés: comme sa toux, sa fiebure, ou
  autre chose d'importune garde. Les faueurs mesmes, que la Fortune
  pouuoit m'auoir donné, parentez, et accointances, enuers ceux, qui
  ont souueraine authorité en ces choses là: i'ay beaucoup faict selon
  ma conscience, de fuyr instamment de les employer au preiudice
  d'autruy, et de ne monter par dessus leur droicte valeur, mes
  droicts. En fin i'ay tant fait par mes iournées, à la bonne heure le
  puisse-ie dire, que me voicy encore vierge de procés, qui n'ont pas
  laissé de se conuier plusieurs fois à mon seruice, par bien iuste tiltre,
  s'il m'eust pleu d'y entendre. Et vierge de querelles. I'ay sans
  offence de poix, passiue ou actiue, escoulé tantost vne longue vie:
  et sans auoir ouy pis que mon nom. Rare grace du ciel.   Noz plus
  grandes agitations, ont des ressorts et causes ridicules. Combien
  encourut de ruyne nostre dernier Duc de Bourgongne, pour la querelle
  d'vne charretée de peaux de mouton! Et l'engraueure d'vn cachet,
  fust-ce pas la premiere et maistresse cause, du plus horrible croullement,
  que cette machine aye onques souffert? Car Pompeius et
  Cæsar, ce ne sont que les reiectons et la suitte, des deux autres. Et
  i'ay veu de mon temps, les plus sages testes de ce royaume, assemblées
  auec grande ceremonie, et publique despence, pour des traictez
  et accords, desquels la vraye decision, despendoit ce pendant en
  toute souueraineté, des deuis du cabinet des dames, et inclination
  de quelque femmelette. Les poëtes ont bien entendu cela, qui ont
  mis, pour vne pomme, la Grece et l'Asie à feu et à sang. Regardez
  pourquoy celuy-là s'en va courre fortune de son honneur et de sa
  vie, à tout son espée et son poignart; qu'il vous die d'où vient la
  source de ce debat, il ne le peut faire sans rougir; tant l'occasion
  en est vaine, et friuole.   A l'enfourner, il n'y va que d'vn peu
  d'auisement, mais depuis que vous estes embarqué, toutes les cordes
  tirent. Il y faict besoing de grandes prouisions, bien plus difficiles
  et importantes. De combien est il plus aisé, de n'y entrer pas que
  d'en sortir? Or il faut proceder au rebours du roseau, qui produict
  vne longue tige et droicte, de la premiere venue; mais apres, comme
  s'il s'estoit allanguy et mis hors d'haleine, il vient à faire des nœuds
  frequens et espais, comme des pauses; qui montrent qu'il n'a plus
  cette premiere vigueur et constance. Il faut plustost commencer
  bellement et froidement; et garder son haleine et ses vigoureux
  eslans, au fort et perfection de la besongne. Nous guidons les affaires
  en leurs commencemens, et les tenons à nostre mercy: mais
  par apres, quand ils sont esbranlez, ce sont eux qui nous guident
  et emportent, et auons à les suyure.   Pourtant n'est-ce pas à dire,
  que ce conseil m'aye deschargé de toute difficulté; et que ie n'aye
  eu affaire souuent à gourmer et brider mes passions. Elles ne se
  gouuernent pas tousiours selon la mesure des occasions: et ont
  leurs entrées mesmes, souuent aspres et violentes. Tant y a, qu'il
  s'en tire vne belle espargne, et du fruict. Sauf pour ceux, qui au
  bien faire, ne se contentent de nul fruict, si la reputation en est à
  dire. Car à la verité, vn tel effect, n'est en comte qu'à chacun en
  soy. Vous en estes plus content; mais non plus estimé: vous estant
  reformé, auant que d'estre en danse, et que la matiere fust en veuë.
  Toutesfois aussi, non en cecy seulement, mais en tous autres deuoirs
  de la vie, la route de ceux qui visent à l'honneur, est bien diuerse
  à celle que tiennent ceux qui se proposent l'ordre et la raison.
  I'en trouue, qui se mettent inconsiderément et furieusement en
  lice, et s'alentissent en la course. Comme Plutarque dit, que ceux
  qui par le vice de la mauuaise honte, sont mols et faciles, à accorder
  quoy qu'on leur demande, sont faciles apres à faillir de parole,
  et à se desdire. Pareillement qui entre legerement en querelle, est
  subiect d'en sortir aussi legerement. Cette mesme difficulté, qui
  me garde de l'entamer, m'inciteroit d'y tenir ferme, quand ie serois
  esbranlé et eschauffé. C'est une mauuaise façon. Depuis qu'on y
  est, il faut aller ou creuer. Entreprenez froidement, disoit Bias,
  mais poursuiuez ardamment. De faute de prudence, on retombe en
  faute de cœur; qui est encore moins supportable.   La plus part
  des accords de noz querelles du iourd'hui, sont honteux et menteurs.
  Nous ne cherchons qu'à sauuer les apparences et trahissons
  cependant, et desaduouons noz vrayes intentions. Nous plastrons le
  faict. Nous sçauons comment nous l'auons dict, et en quel sens, et
  les assistans le sçauent, et noz amis à qui nous auons voulu faire
  sentir nostre aduantage. C'est aux despens de nostre franchise, et
  de l'honneur de nostre courage, que nous desaduouons nostre pensée,
  et cherchons des conillieres en la fauceté, pour nous accorder.
  Nous nous desmentons nous mesmes, pour sauuer vn desmentir
  que nous auons donné à vn autre. Il ne faut pas regarder si vostre
  action ou vostre parole, peut auoir autre interpretation, c'est
  vostre vraye et sincere interpretation, qu'il faut mes-huy maintenir;
  quoy qu'il vous couste. On parle à vostre vertu, et à vostre
  conscience: ce ne sont parties à mettre en masque. Laissons ces
  vils moyens, et ces expediens, à la chicane du palais. Les excuses
  et reparations, que ie voy faire tous les iours, pour purger l'indiscretion,
  me semblent plus laides que l'indiscretion mesme. Il vaudroit
  mieux l'offencer encore vn coup, que de s'offencer soy mesme,
  en faisant telle amende à son aduersaire. Vous l'auez braué esmeu
  de cholere, et vous l'allez rappaiser et flatter en vostre froid et
  meilleur sens: ainsi vous vous soubsmettez plus, que vous ne vous
  estiez aduancé. Ie ne trouue aucun dire si vicieux à vn Gentil-homme,
  comme le desdire me semble luy estre honteux: quand
  c'est vn desdire, qu'on luy arrache par authorité. D'autant que l'opiniastreté,
  luy est plus excusable, que la pusillanimité. Les passions,
  me sont autant aisées à euiter, comme elles me sont difficiles
  à moderer. _Excinduntur facilius animo, quàm temperantur_. Qui ne
  peut atteindre à cette noble impassibilité Stoique, qu'il se sauue au
  giron de cette mienne stupidité populaire. Ce que ceux-là faisoyent
  par vertu, ie me duits à le faire par complexion. La moyenne region
  loge les tempestes; les deux extremes, des hommes philosophes, et
  des hommes ruraux, concurrent en tranquillité et en bon heur;

    _Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
    Atque metus omnes et inexorabile fatum
    Subiecit pedibus, strepitúmque Acherontis auari!
    Fortunatus et ille, Deos qui nouit agrestes,
    Panáque, Syluanúmque senem, Nymphásque sorores!_

  De toutes choses les naissances sont foibles et tendres. Pourtant
  faut-il auoir les yeux ouuerts aux commencements. Car comme lors
  en sa petitesse, on n'en descouure pas le danger, quand il est accreu,
  on n'en descouure plus le remede. I'eusse rencontré vn million
  de trauerses, tous les iours, plus mal aisées à digerer, au cours
  de l'ambition, qu'il ne m'a esté mal-aysé d'arrester l'inclination naturelle
  qui m'y portoit.

                  _Iure perhorrui
    Latè conspicuum tollere verticem._

  Toutes actions publiques sont subiectes à incertaines, et diuerses
  interpretations: car trop de testes en iugent. Aucuns disent,
  de cette mienne occupation de ville (et ie suis content d'en parler
  vn mot: non qu'elle le vaille, mais pour seruir de montre de mes
  mœurs en telles choses) que ie m'y suis porté en homme qui s'esmeut
  trop laschement, et d'vne affection languissante: et ils ne sont
  pas du tout esloignez d'apparence. I'essaye à tenir mon ame et mes
  pensées en repos. _Cùm semper natura, tum etiam ætate iam quietus._ Et
  si elles se desbauchent par fois, à quelque impression rude et penetrante,
  c'est à la verité sans mon conseil. De cette langueur naturelle,
  on ne doibt pourtant tirer aucune preuue d'impuissance: car
  faute de soing, et faute de sens, ce sont deux choses: et moins de
  mes-cognoissance et d'ingratitude enuers ce peuple, qui employa
  tous les plus extremes moyens qu'il eust en ses mains, à me gratifier:
  et auant m'auoir cogneu, et apres. Et fit bien plus pour moy,
  en me redonnant ma charge, qu'en me la donnant premierement.
  Ie luy veux tout le bien qui se peut. Et certes si l'occasion y eust
  esté, il n'est rien que i'eusse espargné pour son seruice. Ie me suis
  esbranlé pour luy, comme ie fais pour moy. C'est vn bon peuple,
  guerrier et genereux: capable pourtant d'obeyssance et discipline,
  et de seruir à quelque bon vsage, s'il y est bien guidé. Ils disent
  aussi, cette mienne vacation s'estre passée sans marque et sans
  trace. Il est bon. On accuse ma cessation, en vn temps, où quasi
  tout le monde estoit conuaincu de trop faire. I'ay vn agir trepignant
  où la volonté me charrie. Mais cette pointe est ennemye de perseuerance.
  Qui se voudra seruir de moy, selon moy, qu'il me donne des
  affaires où il face besoing de vigueur, et de liberté: qui ayent vne
  conduitte droicte, et courte: et encores hazardeuse: i'y pourray
  quelque chose. S'il la faut longue, subtile, laborieuse, artificielle,
  et tortue, il fera mieux de s'addresser à quelqu'autre. Toutes charges
  importantes ne sont pas difficiles. I'estois preparé à m'embesongner
  plus rudement vn peu, s'il en eust esté grand besoing. Car
  il est en mon pouuoir, de faire quelque chose plus que ie ne fais, et
  que ie n'ayme à faire. Ie ne laissay que ie sçache, aucun mouuement,
  que le deuoir requist en bon escient de moy. I'ay facilement
  oublié ceux, que l'ambition mesle au deuoir, et couure de son tiltre.
  Ce sont ceux, qui le plus souuent remplissent les yeux et les
  oreilles, et contentent les hommes. Non pas la chose, mais l'apparence
  les paye. S'ils n'oyent du bruict, il leur semble qu'on dorme.
  Mes humeurs sont contradictoires aux humeurs bruyantes. I'arresterois
  bien vn trouble, sans me troubler, et chastierois vn desordre
  sans alteration. Ay-ie besoing de cholere, et d'inflammation? ie
  l'emprunte, et m'en masque. Mes mœurs sont mousses, plustost
  fades, qu'aspres. Ie n'accuse pas vn magistrat qui dorme, pourueu
  que ceux qui sont soubs sa main, dorment quand et luy. Les loix
  dorment de mesme. Pour moy, ie louë vne vie glissante, sombre et
  muette. _Neque submissam et abiectam, neque se efferentem._ Ma fortune
  le veut ainsi. Ie suis nay d'vne famille, qui a coulé sans
  esclat, et sans tumulte: et de longue memoire, particulierement
  ambitieuse de preud'hommie. Nos hommes sont si formez à l'agitation
  et ostentation, que la bonté, la moderation, l'equabilité, la
  constance, et telles qualitez quietes et obscures, ne se sentent plus.
  Les corps raboteux se sentent, les polis se manient imperceptiblement.
  La maladie se sent, la santé, peu ou point: ny les choses
  qui nous oignent, au prix de celles qui nous poignent. C'est agir
  pour sa reputation, et proffit particulier, non pour le bien, de remettre
  à faire en la place, ce qu'on peut faire en la chambre du
  conseil: et en plain midy, ce qu'on eust faict la nuict precedente:
  et d'estre ialoux de faire soy-mesme, ce que son compaignon faict
  aussi bien. Ainsi faisoyent aucuns chirurgiens de Grece, les operations
  de leur art, sur des eschaffaux à la veuë des passans, pour en
  acquerir plus de practique, et de chalandise. Ils iugent, que les
  bons reglemens ne se peuuent entendre, qu'au son de la trompette.
  L'ambition n'est pas vn vice de petis compaignons, et de tels efforts
  que les nostres. On disoit à Alexandre: Vostre pere vous lairra vne
  grande domination, aysée, et pacifique: ce garçon estoit enuieux
  des victoires de son pere, et de la iustice de son gouuernement. Il
  n'eust pas voulu iouyr l'empire du monde, mollement et paisiblement.
  Alcibiades en Platon, ayme mieux mourir, ieune, beau, riche,
  noble, sçauant, tout cela par excellence, que de s'arrester en l'estat
  de cette condition. Cette maladie est à l'auanture excusable, en vne
  ame si forte et si plaine. Quand ces ametes naines, et chetiues, s'en
  vont embabouynant: et pensent espandre leur nom, pour auoir
  iugé à droict vn affaire, ou continué l'ordre des gardes d'vne porte
  de ville: ils en montrent d'autant plus le cul, qu'ils esperent en
  hausser la teste. Ce menu bien faire, n'a ne corps ne vie. Il va
  s'esuanouyssant en la premiere bouche: et ne se promeine que d'vn
  carrefour de ruë à l'autre. Entretenez en hardiment vostre fils et
  vostre valet. Comme cet ancien, qui n'ayant autre auditeur de ses
  loüanges, et consent de sa valeur, se brauoit auec sa chambriere,
  en s'escriant: O Perrete, le galant et suffisant homme de maistre
  que tu as! Entretenez vous en vous-mesme, au pis aller. Comme vn
  conseiller de ma cognoissance, ayant desgorgé vne battelée de paragraphes,
  d'vne extreme contention, et pareille ineptie: s'estant
  retiré de la chambre du conseil, au pissoir du palais: fut ouy marmotant
  entre les dents tout conscientieusement: _Non nobis, Domine,
  non nobis, sed nomini tuo da gloriam._ Qui ne peut d'ailleurs,
  si se paye de sa bourse.   La renommée ne se prostitue pas à si
  vil comte. Les actions rares et exemplaires, à qui elle est deuë ne
  souffriroient pas la compagnie de cette foule innumerable de petites
  actions iournalieres. Le marbre esleuera vos titres tant qu'il
  vous plaira, pour auoir faict repetasser vn pan de mur, ou descroter
  vn ruisseau public: mais non pas les hommes, qui ont du sens.
  Le bruit ne suit pas toute bonté, si la difficulté et estrangeté n'y
  est ioincte. Voyre ny la simple estimation, n'est deuë à toute action,
  qui n'ait de la vertu, selon les Stoïciens. Et ne veulent, qu'on sçache
  seulement gré, à celuy qui par temperance, s'abstient d'vne
  vieille chassieuse. Ceux qui ont cognu les admirables qualitez de
  Scipion l'Africain, refusent la gloire, que Panætius luy attribue
  d'auoir esté abstinent de dons: comme gloire non tant sienne
  comme de son siecle. Nous auons les voluptez sortables à nostre
  fortune: n'vsurpons pas celles de la grandeur. Les nostres sont
  plus naturelles. Et d'autant plus solides et seures, qu'elles sont
  plus basses. Puis que ce n'est par conscience, aumoins par ambition
  refusons l'ambition. Desdaignons cette faim de renommée et d'honneur,
  basse et belistresse, qui nous le faict coquiner de toute sorte
  de gens: _Quæ est ista laus quæ possit è macello peti?_ par moyens
  abiects, et à quelque vil prix que ce soit. C'est deshonneur d'estre
  ainsin honnoré. Apprenons à n'estre non plus auides, que nous
  sommes capables de gloire. De s'enfler de toute action vtile et innocente,
  c'est à faire à gens à qui elle est extraordinaire et rare.
  Ils la veulent mettre, pour le prix qu'elle leur couste. A mesure,
  qu'vn bon effect est plus esclatant: ie rabats de sa bonté, le soupçon
  en quoy i'entre, qu'il soit produict, plus pour estre esclatant,
  que pour estre bon. Estalé, il est à demy vendu. Ces actions là, ont
  bien plus de grace, qui eschappent de la main de l'ouurier, nonchalamment
  et sans bruict: et que quelque honneste homme, choisit
  apres, et releue de l'ombre, pour les pousser en lumiere: à
  cause d'elles mesmes. _Mihi quidem laudabiliora videntur omnia,
  quæ sine venditatione, et sine populo teste fiunt_: dit le plus glorieux
  homme du monde. Ie n'auois qu'à conseruer et durer, qui
  sont effects sourds et insensibles. L'innouation est de grand lustre.
  Mais elle est interdicte en ce temps, où nous sommes pressez, et
  n'auons à nous deffendre que des nouuelletez. L'abstinence de
  faire, est souuent aussi genereuse, que le faire: mais elle est moins
  au iour. Et ce peu, que ie vaux, est quasi tout de cette espece. En
  somme les occasions en cette charge ont suiuy ma complexion: dequoy
  ie leur sçay tresbon gré. Est-il quelqu'vn qui desire estre
  malade, pour voir son medecin en besongne? Et faudroit-il pas
  fouëter le medecin, qui nous desireroit la peste, pour mettre son
  art en practique? Ie n'ay point eu cett'humeur inique et assez commune,
  de desirer que le trouble et maladie des affaires de cette
  cité, rehaussast et honnorast mon gouuernement. I'ay presté de
  bon cœur, l'espaule à leur aysance et facilité. Qui ne me voudra
  sçauoir gré de l'ordre, de la douce et muette tranquillité, qui a
  accompaigné ma conduitte: aumoins ne peut-il me priuer de la
  part qui m'en appartient, par le tiltre de ma bonne fortune. Et ie
  suis ainsi faict: que i'ayme autant estre heureux que sage: et
  deuoir mes succez, purement à la grace de Dieu, qu'à l'entremise
  de mon operation. I'auois assez disertement publié au monde mon
  insuffisance, en tels maniemens publiques. I'ay encore pis, que
  l'insuffisance: c'est qu'elle ne me desplaist guere: et que ie ne
  cherche guere à la guarir, veu le train de vie que i'ay desseigné. Ie
  ne me suis en cette entremise, non plus satisfaict à moy-mesme.
  Mais à peu pres, i'en suis arriué à ce que ie m'en estois promis:
  et si ay de beaucoup surmonté, ce que i'en auois promis à ceux, à
  qui i'auois à faire. Car ie promets volontiers vn peu moins de ce
  que ie puis, et de ce que i'espere tenir. Ie m'asseure, n'y auoir laissé
  ny offence ny haine. D'y laisser regret et desir de moy: ie sçay
  à tout le moins bien cela, que ie ne l'ay pas fort affecté:

                    _Méne huic confidere monstro!
    Méne salis placidi vultum, fluctúsque quietos
    Ignorare!_



  CHAPITRE XI.

  _Des boyteux._


  IL y a deux ou trois ans, qu'on accoursit l'an de dix iours en
  France. Combien de changemens doiuent suyure cette reformation!
  Ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce neantmoins,
  il n'est rien qui bouge de sa place. Mes voisins trouuent
  l'heure de leurs semences, de leur recolte, l'opportunité de leurs
  negoces, les iours nuisibles et propices, au mesme poinct iustement,
  où ils les auoyent assignez de tout temps. Ny l'erreur ne se
  sentoit en nostre vsage, ny l'amendement ne s'y sent. Tant il y a
  d'incertitude par tout: tant nostre apperceuance est grossiere,
  obscure et obtuse. On dit, que ce reglement se pouuoit conduire
  d'vne façon moins incommode: soustraiant à l'exemple d'Auguste,
  pour quelques années, le iour du bissexte: qui ainsi comme ainsin,
  est vn iour d'empeschement et de trouble: iusques à ce qu'on fust
  arriué à satisfaire exactement ce debte. Ce que mesme on n'a pas
  faict, par cette correction: et demeurons encores en arrerages de
  quelques iours. Et si par mesme moyen, on pouuoit prouuoir à
  l'aduenir, ordonnant qu'apres la reuolution de tel ou tel nombre
  d'années, ce iour extraordinaire seroit tousiours eclipsé: si que
  nostre mesconte ne pourroit d'ores-enauant exceder vingt et quatre
  heures. Nous n'auons autre comte du temps, que les ans. Il y a
  tant de siecles que le monde s'en sert: et si c'est vne mesure que
  nous n'auons encore acheué d'arrester. Et telle, que nous doubtons
  tous les iours, quelle forme les autres nations luy ont diuersement
  donné: et quel en estoit l'vsage. Quoy ce que disent aucuns, que
  les cieux se compriment vers nous en vieillissant, et nous iettent en
  incertitude des heures mesme et des iours? Et des moys, ce que dit
  Plutarque: qu'encore de son temps l'astrologie n'auoit sçeu borner
  le mouuement de la lune? Nous voyla bien accommodez, pour tenir
  registre des choses passées.   Ie resuassois presentement, comme
  ie fais souuent, sur ce, combien l'humaine raison est vn instrument
  libre et vague. Ie vois ordinairement, que les hommes, aux faicts
  qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en chercher la raison,
  qu'à en chercher la verité. Ils passent par dessus les presuppositions,
  mais ils examinent curieusement les consequences. Ils
  laissent les choses, et courent aux causes. Plaisans causeurs. La
  cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte
  des choses: non à nous, qui n'en auons que la souffrance. Et qui
  en auons l'vsage parfaictement plein et accompli, selon nostre besoing,
  sans en penetrer l'origine et l'essence. Ny le vin n'en est
  plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire:
  et le corps et l'ame, interrompent et alterent le droit qu'ils
  ont de l'vsage du monde, et de soy-mesmes, y meslant l'opinion de
  science. Les effectz nous touchent, mais les moyens, nullement. Le
  determiner et le distribuer, appartient à la maistrise, et à la regence:
  comme à la subiection et apprentissage, l'accepter. Reprenons
  nostre coustume. Ils commencent ordinairement ainsi: Comment
  est-ce que cela se fait? mais, se fait-il? faudroit il dire.
  Nostre discours est capable d'estoffer cent autres mondes, et d'en
  trouuer les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere ny
  baze. Laissez le courre: il bastit aussi bien sur le vuide que sur le
  plain, et de l'inanité que de matiere,

    _Dare pondus idonea fumo._

  Ie trouue quasi par tout, qu'il faudroit dire: Il n'en est rien. Et
  employerois souuent cette responce: mais ie n'ose: car ils crient,
  que c'est vne deffaicte produicte de foiblesse d'esprit et d'ignorance.
  Et me faut ordinairement basteler par compaignie, à traicter
  des subiects, et contes friuoles, que ie mescrois entierement.
  Ioinct qu'à la verité, il est vn peu rude et quereleux, de nier tout
  sec, vne proposition de faict. Et peu de gens faillent: notamment
  aux choses malaysées à persuader, d'affermer qu'ils l'ont veu: ou
  d'alleguer des tesmoins, desquels l'authorité arreste notre contradiction.
  Suyuant cet vsage, nous sçauons les fondemens, et les
  moyens, de mille choses qui ne furent onques. Et s'escarmouche le
  monde, en mille questions, desquelles, et le pour et le contre, est
  faux. _Ita finitima sunt falsa veris, vt in præcipitem locum non debeat
  se sapiens committere._ La verité et le mensonge ont leurs visages
  conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles: nous les regardons
  de mesme œil. Ie trouue que nous ne sommes pas seulement
  lasches à nous defendre de la piperie: mais que nous cherchons,
  et conuions à nous y enferrer. Nous aymons à nous
  embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre.   I'ay
  veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu'ils
  s'estouffent en naissant, nous ne laissons pas de preuoir le train
  qu'ils eussent pris, s'ils eussent vescu leur aage. Car il n'est que
  de trouuer le bout du fil, on en desuide tant qu'on veut. Et y a plus
  loing, de rien, à la plus petite chose du monde, qu'il n'y a de celle
  là, iusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abbreuuez
  de ce commencement d'estrangeté, venans à semer leur histoire,
  sentent par les oppositions qu'on leur fait, où loge la difficulté de
  la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque piece
  fauce. Outre ce que, _insita hominibus libidine alendi de industria
  rumores_, nous faisons naturellement conscience, de rendre ce qu'on
  nous a presté, sans quelque vsure, et accession de nostre creu.
  L'erreur particuliere, fait premierement l'erreur publique: et à son
  tour apres, l'erreur publique fait l'erreur particuliere. Ainsi va
  tout ce bastiment, s'estoffant et formant, de main en main: de maniere
  que le plus eslongné tesmoin, en est mieux instruict que le
  plus voisin: et le dernier informé, mieux persuadé que le premier.
  C'est vn progrez naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime
  que c'est ouurage de charité, de la persuader à vn autre. Et
  pour ce faire, ne craint point d'adiouster de son inuention, autant
  qu'il voit estre necessaire en son compte, pour suppleer à la resistance
  et au deffaut qu'il pense estre en la conception d'autruy.
  Moy-mesme, qui fais singuliere conscience de mentir: et qui ne me
  soucie guere de donner creance et authorité à ce que ie dis, m'apperçoy
  toutesfois, aux propos que i'ay en main, qu'estant eschauffé
  ou par la resistance d'vn autre, ou par la propre chaleur de ma
  narration, ie grossis et enfle mon subiect, par voix, mouuemens,
  vigueur et force de parolles: et encore par extention et amplification:
  non sans interest de la verité nayfue. Mais ie le fais en condition
  pourtant, qu'au premier qui me rameine, et qui me demande
  la verité nuë et cruë: ie quitte soudain mon effort, et la luy donne,
  sans exaggeration, sans emphase, et remplissage. La parole viue et
  bruyante, comme est la mienne ordinaire, s'emporte volontiers à
  l'hyperbole. Il n'est rien à quoy communement les hommes soyent
  plus tendus, qu'à donner voye à leurs opinions. Où le moyen ordinaire
  nous faut, nous y adioustons, le commandement, la force, le
  fer, et le feu. Il y a du mal'heur, d'en estre là, que la meilleure
  touche de la verité, ce soit la multitude des croyans, en vne presse
  où les fols surpassent de tant, les sages, en nombre. _Quasi verò
  quidquam sit tam valdè, quàm nil sapere vulgare. Sanitatis patrocinium
  est, insanientium turba._ C'est chose difficile de resouldre son
  iugement contre les opinions communes. La premiere persuasion
  prinse du subiect mesme, saisit les simples: de là elle s'espand
  aux habiles, soubs l'authorité du nombre et ancienneté des tesmoignages.
  Pour moy, de ce que ie n'en croirois pas vn, ie n'en croirois
  pas cent vns. Et ne iuge pas les opinions, par les ans. Il y a
  peu de temps, que l'vn de nos Princes, en qui la goute auoit perdu
  vn beau naturel, et vne allegre composition: se laissa si fort persuader,
  au rapport qu'on faisoit des merueilleuses operations d'vn
  prestre, qui par la voye des parolles et des gestes, guerissoit toutes
  maladies: qu'il fit vn long voyage pour l'aller trouuer: et par la
  force de son apprehension, persuada, et endormit ses iambes pour
  quelques heures, si qu'il en tira du seruice, qu'elles auoyent desapris
  luy faire, il y auoit long temps. Si la Fortune eust laissé
  emmonceler cinq ou six telles aduantures, elles estoient capables
  de mettre ce miracle en nature. On trouua depuis, tant de simplesse,
  et si peu d'art, en l'architecte de tels ouurages, qu'on le
  iugea indigne d'aucun chastiement. Comme si feroit on, de la plus
  part de telles choses, qui les recognoistroit en leur giste. _Miramur
  ex interuallo fallentia._ Nostre veuë represente ainsi souuent de
  loing, des images estranges, qui s'esuanouyssent en s'approchant.
  _Nunquam ad liquidum fama perducitur._   C'est merueille, de combien
  vains commencemens, et friuoles causes, naissent ordinairement
  si fameuses impressions. Cela mesmes en empesche l'information.
  Car pendant qu'on cherche des causes, et des fins fortes, et
  poisantes, et dignes d'vn si grand nom, on pert les vrayes. Elles
  eschapent de nostre veuë par leur petitesse. Et à la verité, il est
  requis vn bien prudent, attentif, et subtil inquisiteur, en telles recherches:
  indifferent, et non preoccupé. Iusques à cette heure,
  tous ces miracles, et euenemens estranges, se cachent deuant moy.
  Ie n'ay veu monstre et miracle au monde, plus expres, que moy-mesme.
  On s'appriuoise à toute estrangeté par l'vsage et le temps:
  mais plus ie me hante et me cognois, plus ma difformité m'estonne:
  moins ie m'entens en moy. Le principal droict d'auancer
  et produire tels accidens, est reserué à la Fortune. Passant auant
  hier dans vn village, à deux lieuës de ma maison, ie trouuay la
  place encore toute chaude, d'vn miracle qui venoit d'y faillir: par
  lequel le voisinage auoit esté amusé plusieurs mois, et commençoient
  les prouinces voisines, de s'en esmouuoir, et y accourir à
  grosses troupes, de toutes qualitez. Vn ieune homme du lieu, s'estoit
  ioüé à contrefaire vne nuict en sa maison, la voix d'vn esprit,
  sans penser à autre finesse, qu'à ioüir d'vn badinage present: cela
  luy ayant vn peu mieux succedé qu'il n'esperoit, pour estendre sa
  farce à plus de ressorts, il y associa vne fille de village, du tout
  stupide, et niaise: et furent trois en fin, de mesme aage et pareille
  suffisance: et de presches domestiques en firent des presches publics,
  se cachans soubs l'autel de l'Église, ne parlans que de nuict,
  et deffendans d'y apporter aucune lumiere. De paroles, qui tendoient
  à la conuersion du monde, et menace du iour du iugement
  (car ce sont subiects soubs l'authorité et reuerence desquels, l'imposture
  se tapit plus aisément) ils vindrent à quelques visions et
  mouuements, si niais, et si ridicules: qu'à peine y a-il rien si
  grossier au ieu des petits enfans. Si toutesfois la Fortune y eust
  voulu prester vn peu de faueur, qui sçait, iusques où se fust accreu
  ce battelage? Ces pauures diables sont à cette heure en prison; et
  porteront volontiers la peine de la sottise commune: et ne sçay si
  quelque iuge se vengera sur eux, de la sienne. On voit clair en cette-cy,
  qui est descouuerte: mais en plusieurs choses de pareille qualité,
  surpassant nostre cognoissance: ie suis d'aduis, que nous
  soustenions nostre iugement, aussi bien à reieter, qu'à receuoir.

  Il s'engendre beaucoup d'abus au monde: ou pour dire plus
  hardiment, tous les abus du monde s'engendrent, de ce, qu'on nous
  apprend à craindre de faire profession de nostre ignorance; et
  sommes tenus d'accepter, tout ce que nous ne pouuons refuter.
  Nous parlons de toutes choses par preceptes et resolution. Le stile
  à Rome portoit, que cela mesme, qu'vn tesmoin deposoit, pour
  l'auoir veu de ses yeux, et ce qu'vn iuge ordonnoit de sa plus certaine
  science, estoit conceu en cette forme de parler: Il me semble.
  On me faict haïr les choses vray-semblables, quand on me les
  plante pour infaillibles. I'aime ces mots, qui amollissent et moderent
  la temerité de nos propositions: à l'auanture, aucunement,
  quelque, on dit, ie pense, et semblables. Et si i'eusse eu à dresser
  des enfans, ie leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de respondre:
  enquestente, non resolutiue: Qu'est-ce à dire? ie ne l'entens
  pas; il pourroit estre: est-il vray? qu'ils eussent plustost
  gardé la forme d'apprentis à soixante ans, que de representer les
  docteurs à dix ans: comme ils font. Qui veut guerir de l'ignorance,
  il faut la confesser.   Iris est fille de Thaumantis. L'admiration
  est fondement de toute philosophie: l'inquisition, le progrez:
  l'ignorance, le bout. Voire dea, il y a quelque ignorance forte et
  genereuse, qui ne doit rien en honneur et en courage à la science,
  ignorance pour laquelle conceuoir, il n'y a pas moins de science,
  qu'à conceuoir la science. Ie vy en mon enfance, vn procez que
  Corras conseiller de Thoulouze fit imprimer, d'vn accident estrange;
  de deux hommes, qui se presentoient l'vn pour l'autre: il
  me souuient, et ne me souuient aussi d'autre chose, qu'il me sembla
  auoir rendu l'imposture de celuy qu'il iugea coulpable, si merueilleuse
  et excedant de si loing nostre cognoissance, et la sienne, qui
  estoit iuge, que ie trouuay beaucoup de hardiesse en l'arrest qui
  l'auoit condamné à estre pendu. Receuons quelque forme d'arrest
  qui die: La Cour n'y entend rien; plus librement et ingenuëment,
  que ne firent les Areopagites: lesquels se trouuans pressez d'vne
  cause, qu'ils ne pouuoient desuelopper, ordonnerent que les parties
  en viendroient à cent ans. Les sorcieres de mon voisinage, courent
  hazard de leur vie, sur l'aduis de chasque nouuel autheur, qui
  vient donner corps à leurs songes. Pour accommoder les exemples
  que la diuine parolle nous offre de telles choses; tres-certains et
  irrefragables exemples; et les attacher à nos euenemens modernes:
  puisque nous n'en voyons, ny les causes, ny les moyens: il y
  faut autre engin que le nostre. Il appartient à l'auanture, à ce seul
  tres-puissant tesmoignage, de nous dire: Cettuy-cy en est, et celle-là:
  et non cet autre. Dieu en doit estre creu: c'est vrayement bien
  raison. Mais non pourtant vn d'entre nous, qui s'estonne de sa propre
  narration (et necessairement il s'en estonne, s'il n'est hors du
  sens) soit qu'il l'employe au faict d'autruy: soit qu'il l'employe
  contre soy-mesme.   Ie suis lourd, et me tiens vn peu au massif, et
  au vray-semblable: euitant les reproches anciens. _Maiorem fidem
  homines adhibent ijs quæ non intelligunt. Cupidine humani ingenij
  libentius obscura creduntur._ Ie vois bien qu'on se courrouce: et me
  deffend-on d'en doubter, sur peine d'iniures execrables. Nouuelle
  façon de persuader. Pour Dieu mercy. Ma creance ne se manie pas
  à coups de poing. Qu'ils gourmandent ceux qui accusent de fauceté
  leur opinion: ie ne l'accuse que de difficulté et de hardiesse. Et
  condamne l'affirmation opposite, egallement auec eux: sinon si imperieusement.
  Qui establit son discours par brauerie et commandement,
  montre que la raison y est foible. Pour vne altercation verbale
  et scholastique, qu'ils ayent autant d'apparence que leurs
  contradicteurs. _Videantur sanè, non affirmentur modo._ Mais en la
  consequence effectuelle qu'ils en tirent, ceux-cy ont bien de l'auantage.   A
  tuer les gens: il faut vne clairté lumineuse et nette. Et
  est nostre vie trop réelle et essentielle, pour garantir ces accidens,
  supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, ie les
  mets hors de mon conte: ce sont homicides, et de la pire espece.
  Toutesfois en cela mesme, on dit qu'il ne faut pas tousiours s'arrester
  à la propre confession de ces gens icy. Car on leur a veu par
  fois s'accuser d'auoir tué des personnes, qu'on trouuoit saines et viuantes.
  En ces autres accusations extrauagantes, ie dirois volontiers;
  que c'est bien assez; qu'vn homme, quelque recommendation
  qu'il aye, soit creu de ce qui est humain. De ce qui est hors de sa
  conception, et d'vn effect supernaturel: il en doit estre creu, lors
  seulement, qu'vne approbation supernaturelle l'a authorisé. Ce
  priuilege qu'il a pleu à Dieu, donner à aucuns de nos tesmoignages,
  ne doit pas estre auily, et communiqué legerement. I'ay les
  oreilles battuës de mille tels contes. Trois le virent vn tel iour, en
  leuant: trois le virent lendemain, en occident: à telle heure, tel
  lieu, ainsi vestu: certes ie ne m'en croirois pas moy-mesme. Combien
  trouué-ie plus naturel, et plus vray-semblable, que deux hommes
  mentent: que ie ne fay qu'vn homme en douze heures, passe,
  quant et les vents, d'orient en occident? Combien plus naturel que
  nostre entendement soit emporté de sa place, par la volubilité de
  notre esprit detraqué; que cela, qu'vn de nous soit enuolé sur vn
  balay, au long du tuiau de sa cheminée, en chair et en os, par vn
  esprit estranger? Ne cherchons pas des illusions du dehors, et incogneuës:
  nous qui sommes perpetuellement agitez d'illusions
  domestiques et nostres. Il me semble qu'on est pardonnable, de
  mescroire vne merueille, autant au moins qu'on peut en destourner
  et elider la verification, par voye non merueilleuse. Et suis l'aduis
  de S. Augustin: qu'il vaut mieux pancher vers le doute, que vers
  l'asseurance, és choses de difficile preuue, et dangereuse creance.

  Il y a quelques années, que ie passay par les terres d'vn Prince
  souuerain: lequel en ma faueur, et pour rabattre mon incredulité,
  me fit cette grace, de me faire voir en sa presence, en lieu
  particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre; et vne vieille
  entre autres, vrayment bien sorciere en laideur et deformité, tres-fameuse
  de longue main en cette profession. Ie vis et preuues, et
  libres confessions, et ie ne sçay quelle marque insensible sur cette
  miserable vieille: et m'enquis, et parlay tout mon saoul, y apportant
  la plus saine attention que ie peusse: et ne suis pas homme
  qui me laisse guere garroter le iugement par preoccupation. En
  fin et en conscience, ie leur eusse plustost ordonné de l'ellebore que
  de la ciguë. _Captisque res magis mentibus, quàm consceleratis similis
  visa._ La iustice a ses propres corrections pour telles maladies.
  Quant aux oppositions et arguments, que des honnestes hommes
  m'ont faict, et là, et souuent ailleurs: ie n'en ay point senty, qui
  m'attachent: et qui ne souffrent solution tousiours plus vray-semblable,
  que leurs conclusions. Bien est vray que les preuues et raisons
  qui se fondent sur l'experience et sur le faict: celles-là, ie ne
  les desnouë point; aussi n'ont elles point de bout: ie les tranche
  souuent, comme Alexandre son nœud. Apres tout c'est mettre ses
  coniectures à bien haut prix, que d'en faire cuire vn homme tout
  vif.   On recite par diuers exemples (et Prestantius de son pere)
  qu'assoupy et endormy bien plus lourdement, que d'vn parfaict
  sommeil: il fantasia estre iument, et seruir de sommier à des soldats:
  et, ce qu'il fantasioit, il l'estoit. Si les sorciers songent ainsi
  materiellement: si les songes par fois se peuuent ainsin incorporer
  en effects: encore ne croy-ie pas, que nostre volonté en fust tenuë
  à la iustice. Ce que ie dis, comme celuy qui n'est pas iuge ny conseiller
  des Roys; ny s'en estime de bien loing digne: ains homme
  du commun: nay et voüé à l'obeïssance de la raison publique, et
  en ses faicts, et en ses dicts. Qui mettroit mes resueries en conte,
  au preiudice de la plus chetiue loy de son village, ou opinion, ou
  coustume, il se feroit grand tort, et encores autant à moy. Car en
  ce que ie dy, ie ne pleuuis autre certitude, sinon que c'est ce, que
  lors i'en auoy en la pensée. Pensée tumultuaire et vacillante. C'est
  par maniere de deuis, que ie parle de tout, et de rien par maniere
  d'aduis. _Nec me pudet, vt istos, fateri nescire quod nesciam._ Ie ne
  serois pas si hardy à parler, s'il m'appartenoit d'en estre creu. Et
  fut, ce que ie respondis à vn grand, qui se plaignoit de l'aspreté et
  contention de mes enhortemens. Vous sentant bandé et preparé
  d'vne part, ie vous propose l'autre, de tout le soing que ie puis:
  pour esclarcir vostre iugement, non pour l'obliger. Dieu tient vos
  courages, et vous fournira de choix. Ie ne suis pas si presomptueux,
  de desirer seulement, que mes opinions donnassent pente, à
  chose de telle importance. Ma fortune, ne les a pas dressées à si
  puissantes et si esleuées conclusions. Certes, i'ay non seulement
  des complexions en grand nombre: mais aussi des opinions assez,
  desquelles ie dégouterois volontiers mon fils, si i'en auois. Quoy? si
  les plus vrayes ne sont pas tousiours les plus commodes à l'homme;
  tant il est de sauuage composition.   A propos, ou hors de propos,
  il n'importe. On dit en Italie en commun prouerbe, que celuy-là ne
  cognoist pas Venus en sa parfaicte douceur, qui n'a couché auec la
  boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y
  a long temps ce mot en la bouche du peuple; et se dict des masles
  comme des femelles. Car la Royne des Amazones, respondit au
  Scythe qui la conuioit à l'amour, αριστα χωλος οιφει, le boiteux le
  faict le mieux. En cette republique feminine, pour fuir la domination
  des masles, elles les stropioient dés l'enfance, bras, iambes,
  et autres membres qui leur donnoient auantage sur elles, et se
  seruoient d'eux, à ce seulement, à quoy nous nous seruons d'elles
  par deçà. I'eusse dit, que le mouuement detraqué de la boiteuse,
  apportast quelque nouueau plaisir à la besoigne, et quelque poincte
  de douceur, à ceux qui l'essayent: mais ie viens d'apprendre, que
  mesme la philosophie ancienne en a decidé. Elle dict, que les
  iambes et cuisses des boiteuses, ne receuans à cause de leur imperfection,
  l'aliment qui leur est deu, il en aduient que les parties
  genitales, qui sont au dessus, sont plus plaines, plus nourries, et
  vigoureuses. Ou bien que ce defaut empeschant l'exercice, ceux qui
  en sont entachez, dissipent moins leurs forces, et en viennent plus
  entiers aux ieux de Venus. Qui est aussi la raison, pourquoy les
  Grecs descrioient les tisserandes, d'estre plus chaudes, que les autres
  femmes: à cause du mestier sedentaire qu'elles font, sans grand
  exercice du corps. Dequoy ne pouuons nous raisonner à ce prix-là?
  De celles icy, ie pourrois aussi dire; que ce tremoussement que
  leur ouurage leur donne ainsin assises, les esueille et sollicite:
  comme faict les dames, le croulement et tremblement de leurs
  coches.   Ces exemples, seruent-ils pas à ce que ie disois au commencement:
  Que nos raisons anticipent souuent l'effect, et ont
  l'estenduë de leur iurisdiction si infinie, qu'elles iugent et s'exercent
  en l'inanité mesme, et au non estre? Outre la flexibilité de
  nostre inuention, à forger des raisons à toutes sortes de songes;
  nostre imagination se trouue pareillement facile, à receuoir des impressions
  de la fauceté, par bien friuoles apparences. Car par la
  seule authorité de l'vsage ancien, et publique de ce mot: ie me
  suis autresfois faict accroire, auoir receu plus de plaisir d'vne
  femme, de ce qu'elle n'estoit pas droicte, et mis cela au compte de
  ses graces.   Torquato Tasso, en la comparaison qu'il faict de la
  France à l'Italie; dit auoir remarqué cela, que nous auons les iambes
  plus gresles, que les Gentils-hommes Italiens; et en attribue la
  cause, à ce que nous sommes continuellement à cheual. Qui est
  celle-mêmes de laquelle Suetone tire vne toute contraire conclusion.
  Car il dit au rebours, que Germanicus auoit grossi les siennes,
  par continuation de ce mesme exercice. Il n'est rien si soupple
  et erratique, que nostre entendement. C'est le soulier de Theramenez,
  bon à tous pieds. Et il est double et diuers, et les matieres
  doubles, et diuerses. Donne moy vne dragme d'argent, disoit vn
  philosophe Cynique à Antigonus. Ce n'est pas present de Roy, respondit-il.
  Donne moy donc vn talent.   Ce n'est pas present pour
  Cynique.

    _Seu plures calor ille vias, et cæca relaxat
    Spiramenta, nouas veniat qua succus in herbas:
    Seu durat magis, et venas astringit hiantes,
    Ne tenues pluuiæ, rapidiue potentia solis
    Acrior, aut Boreæ penetrabile frigus adurat._

  _Ogni medaglia ha il suo riuerso._ Voila pourquoy Clitomachus
  disoit anciennement, que Carneades auoit surmonté les labeurs
  d'Hercules; pour auoir arraché des hommes le consentement: c'est
  à dire, l'opinion, et la temerité de iuger. Cette fantasie de Carneades,
  si vigoureuse, nasquit à mon aduis anciennement, de l'impudence
  de ceux qui font profession de sçauoir, et de leur outre-cuidance
  desmesurée. On mit Æsope en vente, auec deux autres
  esclaues: l'acheteur s'enquit du premier ce qu'il sçauoit faire, celuy-la
  pour se faire valoir, respondit monts et merueilles, qu'il sçauoit
  et cecy et cela: le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus:
  quand ce fut à Æsope, et qu'on luy eust aussi demandé ce qu'il
  sçauoit faire: Rien, dit-il, car ceux cy ont tout preoccupé: ils
  sçauent tout. Ainsin est-il aduenu en l'escole de la philosophie. La
  fierté, de ceux qui attribuoient à l'esprit humain la capacité de
  toutes choses, causa en d'autres, par despit et par emulation, cette
  opinion, qu'il n'est capable d'aucune chose. Les vns tiennent en
  l'ignorance, cette mesme extremité, que les autres tiennent en la
  science. Afin qu'on ne puisse nier, que l'homme ne soit immoderé
  par tout: et qu'il n'a point d'arrest, que celuy de la necessité, et
  impuissance d'aller outre.



  CHAPITRE XII.

  _De la Physionomie._


  QVASI toutes les opinions que nous auons, sont prinses par authorité
  et à credit. Il n'y a point de mal. Nous ne sçaurions pirement
  choisir, que par nous, en vn siecle si foible. Cette image des
  discours de Socrates, que ses amis nous ont laissée, nous ne l'approuuons,
  que pour la reuerence de l'approbation publique. Ce
  n'est pas par nostre cognoissance: ils ne sont pas selon nostre
  vsage. S'il naissoit à cette heure, quelque chose de pareil, il est peu
  d'hommes qui le prisassent. Nous n'apperceuons les graces que
  pointues, bouffies, et enflées d'artifice. Celles qui coulent soubs la
  naïfueté, et la simplicité, eschappent aisément à vne veuë grossiere
  comme est la nostre. Elles ont vne beauté delicate et cachée: il
  faut la veuë nette et bien purgée, pour descouurir cette secrette
  lumiere. Est pas, la naïfueté, selon nous, germaine à la sottise, et
  qualité de reproche? Socrates faict mouuoir son ame, d'vn mouuement
  naturel et commun. Ainsi dict vn païsan, ainsi dict vne
  femme. Il n'a iamais en la bouche, que cochers, menuisiers, sauetiers
  et maisons. Ce sont inductions et similitudes, tirées des plus
  vulgaires et cogneuës actions des hommes: chacun l'entend. Sous
  vne si vile forme, nous n'eussions iamais choisi la noblesse et
  splendeur de ses conceptions admirables: nous qui estimons plates
  et basses, toutes celles que la doctrine ne releue; qui n'apperceuons
  la richesse qu'en montre et en pompe. Nostre monde n'est
  formé qu'à l'ostentation. Les hommes ne s'enflent que de vent: et
  se manient à bonds, comme les balons. Cettuy-cy ne se propose
  point des vaines fantasies. Sa fin fut, nous fournir de choses et de
  preceptes, qui reellement et plus ioinctement seruent à la vie:

      _Seruare modum, finémque tenere,
    Naturámque sequi._

  Il fut aussi tousiours vn et pareil. Et se monta, non par boutades,
  mais par complexion, au dernier poinct de vigueur. Ou pour mieux
  dire: il ne monta rien, mais rauala plustost et ramena à son
  poinct, originel et naturel, et luy soubmit la vigueur, les aspretez
  et les difficultez. Car en Caton, on void bien à clair, que c'est vne
  alleure tenduë bien loing au dessus des communes. Aux braues exploits
  de sa vie, et en sa mort, on le sent tousiours monté sur ses
  grands cheuaux. Cettuy-cy ralle à terre: et d'vn pas mol et ordinaire,
  traicte les plus vtiles discours, et se conduict et à la mort et
  aux plus espineuses trauerses, qui se puissent presenter au train
  de la vie humaine. Il est bien aduenu, que le plus digne homme
  d'estre cogneu, et d'estre presenté au monde pour exemple, ce soit
  celuy duquel nous ayons plus certaine cognoissance. Il a esté esclairé
  par les plus clair-voyans hommes, qui furent onques. Les
  tesmoins que nous auons de luy, sont admirables en fidelité et en
  suffisance. C'est grand cas, d'auoir peu donner tel ordre, aux pures
  imaginations d'vn enfant, que sans les alterer ou estirer, il en ait
  produict les plus beaux effects de nostre ame. Il ne la represente
  ny esleuée ni riche: il ne la represente que saine: mais certes
  d'vne bien allegre et nette santé. Par ces vulguaires ressorts et
  naturels: par ces fantasies ordinaires et communes: sans s'esmouuoir
  et sans se piquer, il dressa non seulement les plus reglées,
  mais les plus hautes et vigoureuses creances, actions et mœurs,
  qui furent onques. C'est luy, qui ramena du ciel, où elle perdoit
  son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l'homme: où est
  sa plus iuste et plus laborieuse besoigne. Voyez-le plaider deuant
  ses iuges: voyez par quelles raisons, il esueille son courage aux
  hazards de la guerre, quels argumens fortifient sa patience, contre
  la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la teste de sa femme:
  il n'y a rien d'emprunté de l'art, et des sciences. Les plus simples
  y recognoissent leurs moyens et leur force: il n'est possible d'aller
  plus arriere et plus bas. Il a faict grand faueur à l'humaine nature,
  de montrer combien elle peut d'elle mesme.   Nous sommes chacun
  plus riche, que nous ne pensons: mais on nous dresse à l'emprunt,
  et à la queste: on nous duict à nous seruir plus de l'autruy,
  que du nostre. En aucune chose l'homme ne sçait s'arrester au
  poinct de son besoing. De volupté, de richesse, de puissance, il en
  embrasse plus qu'il n'en peut estreindre. Son auidité est incapable
  de moderation. Ie trouue qu'en curiosité de sçauoir, il en est de
  mesme: il se taille de la besoigne bien plus qu'il n'en peut faire, et
  bien plus qu'il n'en a affaire. Estendant l'vtilité du sçauoir, autant
  qu'est sa matiere. _Vt omnium rerum, sic litterarum quoque, intemperantia
  laboramus._ Et Tacitus a raison, de louer la mere d'Agricola,
  d'auoir bridé en son fils, vn appetit trop bouillant de science.

  C'est vn bien, à le regarder d'yeux fermes, qui a, comme les
  autres biens des hommes, beaucoup de vanité, et foiblesse propre
  et naturelle: et d'vn cher coust. L'acquisition en est bien plus hazardeuse,
  que de toute autre viande ou boisson. Car ailleurs, ce que
  nous auons achetté, nous l'emportons au logis, en quelque vaisseau,
  et là nous auons loy d'en examiner la valeur: combien, et à
  quelle heure, nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les
  pouuons d'arriuee mettre en autre vaisseau, qu'en nostre ame:
  nous les auallons en les achettans, et sortons du marché ou infects
  desia, ou amendez. Il y en a, qui ne font que nous empescher et
  charger, au lieu de nourrir: et telles encore, qui sous tiltre de
  nous guarir, nous empoisonnent. I'ay pris plaisir de voir en quelque
  lieu, des hommes par deuotion, faire vœu d'ignorance, comme
  de chasteté, de pauureté, de pœnitence. C'est aussi chastrer nos
  appetits desordonnez, d'esmousser cette cupidité qui nous espoinçonne
  à l'estude des liures: et priuer l'ame de cette complaisance
  voluptueuse, qui nous chatouille par l'opinion de science. Et est richement
  accomplir le vœu de pauureté, d'y ioindre encore celle de
  l'esprit. Il ne nous faut guere de doctrine, pour viure à nostre aise.
  Et Socrates nous apprend qu'elle est en nous, et la maniere de l'y
  trouuer, et de s'en ayder. Toute cette nostre suffisance, qui est au
  delà de la naturelle, est à peu pres vaine et superflue. C'est beaucoup
  si elle ne nous charge et trouble plus qu'elle ne nous sert.
  _Paucis opus est litteris ad mentem bonam._ Ce sont des excez fieureux
  de nostre esprit: instrument brouillon et inquiete. Recueillez
  vous, vous trouuerez en vous, les argumens de la Nature, contre la
  mort, vrais, et les plus propres à vous seruir à la necessité. Ce sont
  ceux qui font mourir vn paysan et des peuples entiers, aussi constamment
  qu'vn philosophe. Fusse ie mort moins allegrement auant
  qu'auoir veu les Tusculanes? I'estime que non. Et quand ie me
  trouue au propre, ie sens, que ma langue s'est enrichie, mon courage
  de peu. Il est comme Nature me le forgea. Et se targue pour
  le conflict, non que d'vne marche naturelle et commune. Les liures
  m'ont serui non tant d'instruction que d'exercitation. Quoy, si la
  science, essayant de nous armer de nouuelles deffences, contre les
  inconueniens naturels, nous a plus imprimé en la fantasie, leur
  grandeur et leur poix, qu'elle n'a ses raisons et subtilitez, à nous
  en couurir? Ce sont voirement subtilitez: par où elle nous esueille
  souuent bien vainement. Les autheurs mesmes plus serrez et plus
  sages, voyez autour d'vn bon argument, combien ils en sement
  d'autres legers, et, qui y regarde de pres, incorporels. Ce ne sont
  qu'arguties verbales, qui nous trompent. Mais d'autant que ce peut
  estre vtilement, ie ne les veux pas autrement esplucher. Il y en a
  ceans assez de cette condition, en diuers lieux: ou par emprunt, ou
  par imitation. Si se faut il prendre vn peu garde, de n'appeller pas
  force, ce qui n'est que gentilesse: et ce, qui n'est qu'aigu, solide:
  ou bon, ce qui n'est que beau: _quæ magis gustata quàm potata delectant._
  Tout ce qui plaist, ne paist pas, _vbi non ingenij sed animi
  negotium agitur_. A veoir les efforts que Seneque se donne pour
  se preparer contre la mort, à le voir suer d'ahan, pour se roider et
  pour s'asseurer, et se debattre si long temps en cette perche,
  i'eusse esbranlé sa reputation, s'il ne l'eust en mourant, tresuaillamment
  maintenuë. Son agitation si ardante, si frequente, montre
  qu'il estoit chaud et impetueux luy mesme. _Magnus animus remissius
  loquitur, et securius. Non est alius ingenio, alius animo color._ Il
  le faut conuaincre à ses despens. Et montre aucunement qu'il estoit
  pressé de son aduersaire. La façon de Plutarque, d'autant qu'elle
  est plus desdaigneuse, et plus destendue, elle est selon moy, d'autant
  plus virile et persuasiue. Ie croirois aysément, que son ame
  auoit les mouuemens plus asseurez, et plus reglez. L'vn plus aigu,
  nous pique et nous eslance en sursaut: touche plus l'esprit. L'autre
  plus solide, nous informe, establit et conforte constamment:
  touche plus l'entendement. Celuy là rauit nostre iugement: cestuy-ci
  le gaigne. I'ay veu pareillement d'autres escrits, encore plus
  reuerez, qui en la peinture du combat qu'ils soustiennent contre les
  aiguillons de la chair, les representent si cuisants, si puissants et
  inuincibles, que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple,
  auons autant à admirer l'estrangeté et vigueur incognuë de leur
  tentation, que leur resistance. A quoy faire nous allons gendarmant
  par ces efforts de la science? Regardons à terre, les pauures
  gens que nous y voyons espandus, la teste panchante apres leur
  besongne: qui ne sçauent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny
  precepte. De ceux-là, tire Nature tous les iours, des effects de
  constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux
  que nous estudions si curieusement en l'escole. Combien en vois ie
  ordinairement, qui mescognoissent la pauureté: combien qui desirent
  la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction?
  Celui là qui fouït mon iardin, il a ce matin enterré son pere ou son
  fils. Les noms mesme, dequoy ils appellent les maladies, en addoucissent
  et amollissent l'aspreté. La phthysie, c'est la toux pour
  eux: la dysenterie, deuoyement d'estomach: vn pleuresis, c'est vn
  morfondement: et selon qu'ils les nomment doucement, ils les supportent
  aussi. Elles sont bien griefues, quand elles rompent leur
  trauail ordinaire: ils ne s'allitent que pour mourir. _Simplex illa et
  aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est._   I'escriuois
  cecy enuiron le temps, qu'vne forte charge de nos troubles, se
  croupit plusieurs mois, de tout son poix, droict sur moy. I'auois
  d'vne part, les ennemis à ma porte: d'autre part, les picoreurs,
  pires ennemis, _non armis, sed vitiis, certatur_. Et essayois toute sorte
  d'iniures militaires, à la fois:

    _Hostis adest dextra læuàque à parte timendus.
        Vicinóque malo terret vtrumque latus._

  Monstrueuse guerre. Les autres agissent au dehors, ceste-cy encore
  contre soy: se ronge et se desfaict, par son propre venin. Elle est
  de nature si maligne et ruineuse, qu'elle se ruine quand et quand
  le reste: et se deschire et despece de rage. Nous la voyons plus
  souuent, se dissoudre par elle mesme, que par disette d'aucune
  chose necessaire, ou par la force ennemie. Toute discipline la fuït.
  Elle vient guerir la sedition, et en est pleine. Veut chastier la desobeissance,
  et en montre l'exemple: et employee à la deffence des
  loix, faict sa part de rebellion à l'encontre des siennes propres. Où
  en sommes nous? Nostre medecine porte infection.

        _Nostre mal s'empoisonne
        Du secours qu'on luy donne.

      Exuperat magis ægrescitque medendo.

    Omnia fanda nefanda, malo permista furore,
    Iustificam nobis mentem auertêre deorum._

  En ces maladies populaires, on peut distinguer sur le commencement,
  les sains des malades: mais quand elles viennent à durer,
  comme la nostre, tout le corps s'en sent, et la teste et les talons:
  aucune partie n'est exempte de corruption. Car il n'est air, qui se
  hume si gouluement: qui s'espande et penetre, comme faict la licence.
  Nos armees ne se lient et tiennent plus que par simant estranger:
  des François on ne sçait plus faire vn corps d'armee,
  constant et reglé. Quelle honte? Il n'y a qu'autant de discipline,
  que nous en font voir des soldats empruntez. Quant à nous, nous
  nous conduisons à discretion, et non pas du chef; chacun selon la
  sienne: il a plus affaire au dedans qu'au dehors. C'est au commandement
  de suiure, courtizer, et plier: à luy seul d'obeïr: tout
  le reste est libre et dissolu. Il me plaist de voir, combien il y a de
  lascheté et de pusillanimité en l'ambition: par combien d'abiection
  et de seruitude, il luy faut arriuer à son but. Mais cecy me deplaist-il
  de voir, des natures debonnaires, et capables de iustice, se
  corrompre tous les iours, au maniement et commandement de cette
  confusion. La longue souffrance, engendre la coustume; la coustume,
  le consentement et l'imitation. Nous auions assez d'ames mal nées,
  sans gaster les bonnes et genereuses. Si que, si nous continuons, il
  restera mal-ayseement à qui fier la santé de cet estat, au cas que
  Fortune nous la redonne.

    _Hunc saltem euerso iuuenem succurrere seclo,
    Ne prohibete!_

  Qu'est deuenu cet ancien precepte: Que les soldats ont plus à
  craindre leur chef, que l'ennemy? Et ce merueilleux exemple:
  Qu'vn pommier s'estant trouué enfermé dans le pourpris du camp
  de l'armee Romaine, elle fut veuë l'endemain en desloger, laissant
  au possesseur, le comte entier de ses pommes, meures et delicieuses?
  I'aymeroy bien, que nostre ieunesse, au lieu du temps qu'elle
  employe, à des peregrinations moins vtiles, et apprentissages moins
  honorables, elle le mist, moitié à veoir de la guerre sur mer, sous
  quelque bon capitaine commandeur de Rhodes: moitié à recognoistre
  la discipline des armees Turkesques. Car elle a beaucoup de
  differences, et d'auantages sur la nostre. Cecy en est: que nos soldats
  deuiennent plus licentieux aux expeditions: là, plus retenus et
  craintifs. Car les offenses ou larrecins sur le menu peuple, qui se
  punissent de bastonades en la paix, sont capitales en la guerre.
  Pour vn œuf prins sans payer, ce sont de conte prefix, cinquante
  coups de baston. Pour toute autre chose, tant legere soit elle, non
  necessaire à la nourriture, on les empale, ou decapite sans deport.
  Ie me suis estonné, en l'histoire de Selim, le plus cruel conquerant
  qui fut onques, veoir, que lors qu'il subiugua l'Ægypte, les beaux
  iardins d'autour de la ville de Damas, tous ouuers, et en terre de
  conqueste, son armee campant sur le lieu mesmes, furent laissés
  vierges des mains des soldats, parce qu'ils n'auoient pas eu le signe
  de piller.   Mais est-il quelque mal en vne police, qui vaille estre
  combatu par vne drogue si mortelle? Non pas, disoit Fauonius,
  l'vsurpation de la possession tyrannique d'vne republique. Platon
  de mesme ne consent pas qu'on face violence au repos de son païs,
  pour le guerir: et n'accepte pas l'amendement qui trouble et hazarde
  tout, et qui couste le sang et ruine des citoyens. Establissant
  l'office d'vn homme de bien, en ce cas, de laisser tout là: seulement
  prier Dieu qu'il y porte sa main extraordinaire. Et semble
  sçauoir mauuais gré à Dion son grand amy, d'y auoir vn peu autrement
  procedé. I'estois Platonicien de ce costé là, avant que ie
  sçeusse qu'il y eust de Platon au monde. Et si ce personnage, doit
  purement estre refusé de nostre consorce: (luy, qui par la sincerité
  de sa conscience, merita enuers la faueur diuine, de penetrer si
  auant en la Chrestienne lumiere, au trauers des tenebres publiques,
  du monde de son temps,) ie ne pense pas, qu'il nous sie bien, de
  nous laisser instruire à vn payen. Combien c'est d'impieté, de n'atendre
  de Dieu, nul secours simplement sien, et sans nostre cooperation.
  Ie doubte souuent, si entre tant de gens, qui se meslent de
  telle besoigne, nul s'est rencontré, d'entendement si imbecille, à qui
  on aye en bon escient persuadé, qu'il alloit vers la reformation,
  par la derniere des difformations: qu'il tiroit vers son salut, par
  les plus expresses causes que nous ayons de tres certaine damnation:
  que renuersant la police, le magistrat, et les loix, en la tutelle
  desquelles Dieu l'a colloqué: remplissant de haines parricides, les
  courages fraternels: appellant à son ayde, les diables et les furies:
  il puisse apporter secours à la sacrosaincte douceur et iustice, de la
  loy diuine. L'ambition, l'auarice, la cruauté, la vengeance, n'ont
  point assez de propre et naturelle impetuosité: amorçons-les et les
  attisons, par le glorieux titre de iustice et deuotion. Il ne se peut
  imaginer vn pire estat des choses, qu'où la meschanceté vient à
  estre legitime: et prendre auec le congé du magistrat, le manteau
  de la vertu: _Nihil in speciem fallacius quàm praua religio, vbi
  deorum numen prætenditur sceleribus._ L'extreme espece d'iniustice,
  selon Platon, c'est que, ce qui est iniuste, soit tenu pour iuste.

  Le peuple y souffrit bien largement lors, non les dommages presens
  seulement,

                              _Vndique totis
    Vsque adeo turbatur agris,_

  mais les futurs aussi. Les viuans y eurent à patir, si eurent ceux
  qui n'estoient encore nays. On le pilla, et moy par consequent,
  iusques à l'esperance: luy rauissant tout ce qu'il auoit à s'apprester
  à viure pour longues annees,

    _Quæ nequeunt secum ferre aut abducere, perdunt;
        Et cremat insontes turba scelesta casas.

      Muris nulla fides, squallent populatibus agri._

  Outre cette secousse, i'en souffris d'autres. I'encourus les inconueniens,
  que la moderation apporte en telles maladies. Ie fus pelaudé
  à toutes mains. Au Gibelin i'estois Guelphe, au Guelphe Gibelin.
  Quelqu'vn de mes poetes dict bien cela, mais ie ne sçay où c'est.
  La situation de ma maison, et l'accointance des hommes de mon
  voisinage, me presentoient d'vn visage: ma vie et mes actions d'vn
  autre. Il ne s'en faisoit point des accusations formées: car il n'y
  auoit où mordre. Ie ne desempare iamais les loix: et qui m'eust
  recherché, m'en eust deu de reste. C'estoient suspicions muettes,
  qui couroient sous main, ausquelles il n'y a iamais faute d'apparence,
  en vn meslange si confus, non plus que d'espris ou enuieux
  ou ineptes. I'ayde ordinairement aux presomptions iniurieuses, que
  la Fortune seme contre moy: par vne façon, que i'ay dés tousiours,
  de fuyr à me iustifier, excuser et interpreter: estimant que c'est
  mettre ma conscience en compromis, de playder pour elle. _Perspicuitas
  enim argumentatione eleuatur._ Et comme, si chacun voyoit
  en moy, aussi cler que ie fay: au lieu de me tirer arriere de l'accusation,
  ie m'y auance; et la renchery plustost, par vne confession
  ironique et moqueuse: si ie ne m'en tais tout à plat, comme de
  chose indigne de response. Mais ceux qui le prennent pour vne trop
  hautaine confiance, ne m'en veulent gueres moins de mal, que ceux,
  qui le prennent pour foiblesse d'vne cause indefensible. Nommeement
  les grands, enuers lesquels faute de sommission, est l'extreme
  faute. Rudes à toute iustice, qui se cognoist, qui se sent: non demise,
  humble et suppliante. I'ay souuent heurté à ce pillier. Tant y
  a que de ce qui m'aduint lors, vn ambitieux s'en fust pendu: si eust
  faict vn auaritieux. Ie n'ay soing quelconque d'acquerir.

    _Sit mihi quod nunc est, etiam minus; vt mihi viuam
    Quod superest æui, si quid superesse volent dij._

  Mais les pertes qui me viennent par l'iniure d'autruy, soit larrecin,
  soit violence, me pincent, enuiron comme vn homme malade et
  gehenné d'auarice. L'offence a sans mesure plus d'aigreur, que n'a
  la perte. Mille diuerses sortes de maux accoururent à moy à la file.
  Ie les eusse plus gaillardement soufferts, à la foule. Ie pensay
  desia, entre mes amis, à qui ie pourrois commettre vne vieillesse
  necessiteuse et disgratiee. Apres auoir rodé les yeux par tout, ie me
  trouuay en pourpoint. Pour se laisser tomber à plomb, et de si
  haut, il faut que ce soit entre les bras d'vne affection solide, vigoureuse
  et fortunee. Elles sont rares, s'il y en a. En fin ie cogneus
  que le plus seur, estoit de me fier à moy-mesme de moy, et de ma
  necessité. Et s'il m'aduenoit d'estre froidement en la grace de la
  Fortune, que ie me recommandasse de plus fort à la mienne: m'attachasse,
  regardasse de plus pres à moy. En toutes choses les
  hommes se iettent aux appuis estrangers, pour espargner les propres:
  seuls certains et seuls puissans, qui sçait s'en armer. Chacun
  court ailleurs, et à l'aduenir, d'autant que nul n'est arriué à
  soy. Et me resolus, que c'estoient vtiles inconueniens: d'autant
  premierement qu'il faut aduertir à coups de foyt, les mauuais disciples,
  quand la raison n'y peut assez, comme par le feu et violence
  des coins, nous ramenons vn bois tortu à sa droicteur. Ie me presche,
  il y a si long temps, de me tenir à moy, et separer des choses
  estrangeres: toutesfois, ie tourne encores tousiours les yeux à
  costé. L'inclination, vn mot fauorable d'vn grand, vn bon visage, me
  tente. Dieu sçait s'il en est cherté en ce temps, et quel sens il porte.
  I'oys encore sans rider le front, les subornemens qu'on me faict,
  pour me tirer en place marchande: et m'en deffens si mollement,
  qu'il semble, que ie souffrisse plus volontiers d'en estre vaincu. Or à
  vn esprit si indocile, il faut des bastonnades: et faut rebattre et
  reserrer, à bons coups de mail, ce vaisseau qui se desprent, se
  descout, qui s'eschappe et desrobe de soy. Secondement, que cet
  accident me seruoit d'exercitation, pour me preparer à pis: si moy,
  qui et par le benefice de la Fortune, et par la condition de mes
  mœurs, esperois estre des derniers, venois à estre des premiers
  attrappé de cette tempeste. M'instruisant de bonne heure, à contraindre
  ma vie, et la renger pour vn nouuel estat. La vraye liberté c'est
  pouuoir toute chose sur soy. _Potentissimus est qui se habet in potestate._
  En vn temps ordinaire et tranquille, on se prepare à des accidens
  moderez et communs: mais en cette confusion, où nous sommes
  depuis trente ans, tout homme François, soit en particulier, soit en
  general, se voit à chaque heure, sur le poinct de l'entier renuersement
  de sa fortune. D'autant faut-il tenir son courage fourny de
  prouisions plus fortes et vigoureuses. Sçachons gré au sort, de nous
  auoir faict viure en vn siecle, non mol, languissant, ny oisif. Tel
  qui ne l'eust esté par autre moyen, se rendra fameux par son malheur.
  Comme ie ne ly guere és histoires, ces confusions, des autres
  estats, sans regret de ne les auoir peu mieux considerer present.
  Ainsi faict ma curiosité, que ie m'aggree aucunement, de veoir de
  mes yeux, ce notable spectacle de nostre mort publique, ses symptomes
  et sa forme. Et puis que ie ne la sçaurois retarder, suis content
  d'estre destiné à y assister, et m'en instruire. Si cherchons
  nous euidemment de recognoistre en ombre mesme, et en la fable
  des Theatres, la montre des ieux tragiques de l'humaine fortune. Ce
  n'est pas sans compassion de ce que nous oyons: mais nous nous
  plaisons d'esueiller nostre desplaisir, par la rareté de ces pitoyables
  euenemens. Rien ne chatouille, qui ne pince. Et les bons historiens,
  fuyent comme vne eaue dormante, et mer morte, des narrations
  calmes: pour regaigner les seditions, les guerres, où ils sçauent
  que nous les appellons. Ie doute si ie puis assez honnestement
  aduouër, à combien vil prix du repos et tranquillité de ma vie, ie
  l'ay plus de moitié passee en la ruine de mon pays. Ie me donne vn
  peu trop bon marché de patience, és accidens qui ne me saisissent
  au propre: et pour me plaindre à moy, regarde non tant ce qu'on
  m'oste, que ce qui me reste de sauue, et dedans et dehors. Il y a de
  la consolation, à escheuer tantost l'vn, tantost l'autre, des maux qui
  nous guignent de suitte, et assenent ailleurs, autour de nous. Aussi,
  qu'en matiere d'interests publiques, à mesure, que mon affection est
  plus vniuersellement espandue, elle en est plus foible. Ioinct qu'il
  est vray à demy, _Tantum ex publicis malis sentimus, quantum ad priuatas
  res pertinet_. Et que la santé, d'où nous partismes estoit telle,
  qu'elle soulage elle mesme le regret, que nous en deurions auoir.
  C'estoit santé, mais non qu'à la comparaison de la maladie, qui l'a
  suyuie. Nous ne sommes cheus de gueres haut. La corruption et le
  brigandage, qui est en dignité et en office, me semble le moins supportable.
  On nous volle moins iniurieusement dans vn bois, qu'en
  lieu de seureté. C'estoit vne iointure vniuerselle de membres gastez
  en particulier à l'enuy les vns des autres: et la plus part, d'vlceres
  enuieillis, qui ne receuoient plus, ny ne demandoient guerison.
    Ce croulement donq m'anima certes plus, qu'il ne m'atterra, à l'aide
  de ma conscience, qui se portoit non paisiblement seulement, mais
  fierement; et ne trouuois en quoy me plaindre de moy. Aussi,
  comme Dieu n'enuoye iamais non plus les maux, que les biens tous
  purs aux hommes, ma santé tint bon ce temps-là, outre son ordinaire.
  Et ainsi que sans elle ie ne puis rien, il est peu de choses,
  que ie ne puisse auec elle. Elle me donna moyen d'esueiller toutes
  mes prouisions, et de porter la main au deuant de la playe, qui eust
  passé volontiers plus outre. Et esprouuay en ma patience, que
  i'auois quelque tenue contre la Fortune: et qu'à me faire perdre
  mes arçons, il falloit vn grand heurt. Ie ne le dis pas, pour l'irriter
  à me faire vne charge plus vigoureuse. Ie suis son seruiteur: ie luy
  tends les mains. Pour Dieu qu'elle se contente. Si ie sens ses
  assaux? si fais. Comme ceux que la tristesse accable et possede, se
  laissent pourtant par interualles tastonner à quelque plaisir, et leur
  eschappe vn sousrire: ie puis aussi assez sur moy, pour rendre mon
  estat ordinaire, paisible, et deschargé d'ennuyeuse imagination:
  mais ie me laisse pourtant à boutades, surprendre des morsures de
  ces malplaisantes pensees, qui me batent, pendant que ie m'arme
  pour les chasser, ou pour les luicter. Voicy vn autre rengregement
  de mal, qui m'arriua à la suitte du reste. Et dehors et dedans
  ma maison, ie fus accueilly d'vne peste, vehemente au prix de toute
  autre. Car comme les corps sains sont subiects à plus griefues maladies,
  d'autant qu'ils ne peuuent estre forcez que par celles-là:
  aussi mon air tressalubre, où d'aucune memoire, la contagion, bien
  que voisine, n'auoit sçeu prendre pied, venant à s'empoisonner,
  produisit des effects estranges.

    _Mista senum et iuuenum densantur funera, nullum
              Sæua caput Proserpina fugit._

  I'euz à souffrir cette plaisante condition, que la veue de ma maison
  m'estoit effroyable. Tout ce qui y estoit, estoit sans garde, et à l'abandon
  de qui en auoit enuie. Moy qui suis si hospitalier, fus en
  tres penible queste de retraicte, pour ma famille. Vne famille
  esgaree, faisant peur à ses amis, et à soy-mesme, et horreur où
  qu'elle cherchast à se placer: ayant à changer de demeure, soudain
  qu'vn de la trouppe commençoit à se douloir du bout du doigt.
  Toutes maladies sont alors prises pour peste: on ne se donne pas
  le loysir de les recognoistre. Et c'est le bon: que selon les regles
  de l'art, à tout danger qu'on approche, il faut estre quarante iours
  en transe de ce mal: l'imagination vous exerceant cependant à sa
  mode, et enfleurant vostre santé mesme. Tout cela m'eust beaucoup
  moins touché, si ie n'eusse eu à me ressentir de la peine d'autruy,
  et seruir six mois miserablement, de guide à cette carauane. Car ie
  porte en moy mes preseruatifs, qui sont, resolution et souffrance.
  L'apprehension ne me presse guere: laquelle on craint particulierement
  en ce mal. Et si estant seul, ie l'eusse voulu prendre, c'eust
  esté vne suitte, bien plus gaillarde et plus esloignee. C'est vne
  mort, qui ne me semble des pires. Elle est communément courte,
  d'estourdissement, sans douleur, consolee par la condition publique:
  sans ceremonie, sans deuil, sans presse. Mais quant au monde des
  enuirons, la centiesme partie des ames ne se peut sauuer.

                        _Videas desertáque regna
    Pàstorum, et longè saltus latéque vacantes._

  En ce lieu, mon meilleur reuenu est manuel. Ce que cent hommes
  trauailloient pour moy, chauma pour long temps. Or lors, quel
  exemple de resolution ne vismes nous, en la simplicité de tout ce
  peuple? Generalement, chacun renonçoit au soing de la vie. Les raisins
  demeurerent suspendus aux vignes, le bien principal du pays:
  tous indifferemment se preparans et attendans la mort, à ce soir,
  ou au lendemain: d'vn visage et d'vne voix si peu effroyee, qu'il
  sembloit qu'ils eussent compromis à cette necessité, et que ce fust
  vne condemnation vniuerselle et ineuitable. Elle est tousiours telle.
  Mais à combien peu, tient la resolution au mourir? La distance et
  difference de quelques heures: la seule consideration de la compagnie,
  nous en rend l'apprehension diuerse. Voyez ceux-cy: pour ce
  qu'ils meurent en mesme mois: enfans, ieunes, vieillards, ils ne s'estonnent
  plus, ils ne se pleurent plus. I'en vis qui craignoient de demeurer
  derriere, comme en vne horrible solitude. Et n'y cogneu communément,
  autre soing que des sepultures: il leur faschoit de voir
  les corps espars emmy les champs, à la mercy des bestes: qui y
  peuplerent incontinent. Comment les fantasies humaines se descouppent!
  Les Neorites, nation qu'Alexandre subiugua, iettent les corps
  des morts au plus profond de leurs bois, pour y estre mangez.
  Seule sepulture estimee entr'eux heureuse. Tel sain faisoit desia sa
  fosse: d'autres s'y couchoient encore viuans. Et vn maneuure des
  miens, auec ses mains, et ses pieds, attira sur soy la terre en mourant.
  Estoit ce pas s'abrier pour s'endormir plus à son aise? D'vne
  entreprise en hauteur aucunement pareille à celle des soldats Romains,
  qu'on trouua apres la iournee de Cannes, la teste plongee
  dans des trous, qu'ils auoient faicts et comblez de leurs mains, en
  s'y suffoquant. Somme toute vne nation fut incontinent par vsage,
  logee en vne marche, qui ne cede en roideur à aucune resolution
  estudiee et consultee.   La plus part des instructions de la science,
  à nous encourager, ont plus de montre que de force, et plus d'ornement
  que de fruict. Nous auons abandonné Nature, et luy voulons
  apprendre sa leçon: elle, qui nous menoit si heureusement et si
  seurement. Et ce pendant, les traces de son instruction, et ce peu
  qui par le benefice de l'ignorance, reste de son image, empreint en
  la vie de cette tourbe rustique d'hommes impollis: la science est
  contrainte, de l'aller tous les iours empruntant, pour en faire patron
  à ses disciples, de constance, d'innocence, et de tranquillité. Il
  fait beau voir, que ceux-cy plains de tant de belle cognoissance,
  ayent à imiter cette sotte simplicité: et à l'imiter, aux premieres
  actions de la vertu. Et que nostre sapience, apprenne des bestes
  mesmes, les plus vtiles enseignemens, aux plus grandes et necessaires
  parties de nostre vie. Comme il nous faut viure et mourir,
  mesnager nos biens, aymer et esleuer nos enfans, entretenir iustice.
  Singulier tesmoignage de l'humaine maladie: et que cette raison
  qui se manie à nostre poste, trouuant tousiours quelque diuersité
  et nouuelleté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la
  Nature. Et en ont faict les hommes, comme les parfumiers de
  l'huile: ils l'ont sophistiquee de tant d'argumentations, et de discours
  appellez du dehors, qu'elle en est deuenue variable, et particuliere
  à chacun: et a perdu son propre visage, constant, et vniuersel.
  Et nous faut en chercher tesmoignage des bestes, non subiect à
  faueur, corruption, ny à diuersité d'opinions. Car il est bien vray,
  qu'elles mesmes ne vont pas tousiours exactement dans la route de
  Nature, mais ce qu'elles en desuoyent, c'est si peu, que vous en
  apperceuez tousiours l'orniere. Tout ainsi que les cheuaux qu'on
  meine en main, font bien des bonds, et des escapades, mais c'est à
  la longueur de leurs longes: et suyuent neantmoins tousiours les
  pas de celuy qui les guide: et comme l'oiseau prend son vol, mais
  sous la bride de sa filiere. _Exilia, tormenta, bella, morbos, naufragia
  meditare, vt nullo sis malo tyro._ A quoy nous sert cette curiosité,
  de preoccuper tous les inconueniens de l'humaine nature, et
  nous preparer auec tant de peine à l'encontre de ceux mesme, qui
  n'ont à l'auanture point à nous toucher? (_Parem passis tristitiam
  facit, pati posse._ Non seulement le coup, mais le vent et le pet nous
  frappe). Ou comme les plus fieureux, car certes c'est fieure, aller
  dés à cette heure vous faire donner le fouët, par ce qu'il peut aduenir,
  que Fortune vous le fera souffrir vn iour: et prendre vostre
  robe fourree dés la S. Iean, pour ce que vous en aurez besoing à
  Noel? Iettez vous à l'experience de tous les maux qui vous peuuent
  arriuer, nommement des plus extremes: esprouuez vous là, disent-ils,
  asseurez vous là. Au rebours; le plus facile et plus naturel, seroit
  en descharger mesme sa pensee. Ils ne viendront pas assez tost,
  leur vray estre ne nous dure pas assez, il faut que nostre esprit les
  estende et les allonge, et qu'auant la main il les incorpore en soy,
  et s'en entretienne, comme s'ils ne poisoient pas raisonnablement à
  nos sens. Ils poiseront assez, quand ils y seront (dit vn des maistres,
  non de quelque tendre secte, mais de la plus dure) cependant
  fauorise toy: croy ce que tu aimes le mieux: que te sert il d'aller
  recueillant et preuenant ta male fortune: et de perdre le present,
  par la crainte du futur: et estre dés cette heure miserable, par ce
  que tu le dois estre auec le temps? Ce sont ses mots. La science
  nous faict volontiers vn bon office, de nous instruire bien exactement
  des dimensions des maux.

    _Curis acuens mortalia corda._

  Ce seroit dommage, si partie de leur grandeur eschappoit à nostre
  sentiment et cognoissance. Il est certain, qu'à la plus part, la
  preparation à la mort, a donné plus de torment, que n'a faict la
  souffrance. Il fut iadis veritablement dict, et par vn bien iudicieux
  autheur: _Minus afficit sensus fatigatio, quàm cogitatio._ Le sentiment
  de la mort presente, nous anime par fois de soy mesme, d'vne
  prompte resolution, de ne plus euiter chose du tout ineuitable. Plusieurs
  gladiateurs se sont veus au temps passé, apres auoir couardement
  combattu, aualler courageusement la mort; offrans leur
  gosier au fer de l'ennemy, et le conuians. La veue esloignee de la
  mort aduenir, a besoing d'vne fermeté lente, et difficile par consequent
  à fournir. Si vous ne sçauez pas mourir, ne vous chaille. Nature
  vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment;
  elle fera exactement cette besongne pour vous, n'en empeschez vostre
  soing.

    _Incertam frustra, mortales, funeris horam
        Quæritis, et qua sit mors aditura via.

    Pœna minor certam subito perferre ruinam,
        Quod timeas grauius sustinuisse diu._

  Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le
  soing de la vie. L'vne nous ennuye, l'autre nous effraye. Ce n'est
  pas contre la mort, que nous nous preparons, c'est chose trop momentanee.
  Vn quart d'heure de passion sans consequence, sans nuisance,
  ne merite pas des preceptes particuliers. A dire vray, nous
  nous preparons contre les preparations de la mort. La philosophie
  nous ordonne, d'auoir la mort tousiours deuant les yeux, de la preuoir
  et considerer auant le temps: et nous donne apres, les regles
  et les precautions, pour prouuoir à ce, que cette preuoyance, et
  cette pensee ne nous blesse. Ainsi font les medecins qui nous iettent
  aux maladies, afin qu'ils ayent où employer leurs drogues et
  leur art. Si nous n'auons sçeu viure, c'est iniustice de nous apprendre
  à mourir et difformer la fin de son total. Si nous auons sçeu
  viure, constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de
  mesme. Ils s'en venteront tant qu'il leur plaira. _Tota philosophorum
  vita commentatio mortis est._ Mais il m'est aduis, que c'est bien le
  bout, non pourtant le but de la vie. C'est sa fin, son extremité, non
  pourtant son obiect. Elle doit estre elle mesme à soy, sa visee, son
  dessein. Son droit estude est se regler, se conduire, se souffrir. Au
  nombre de plusieurs autres offices, que comprend le general et
  principal chapitre de sçauoir viure, est cet article de sçauoir mourir.
  Et des plus legers, si nostre crainte ne luy donnoit poids.   A
  les iuger par l'vtilité, et par la verité naifue, les leçons de la simplicité,
  ne cedent gueres à celles que nous presche la doctrine au
  contraire. Les hommes sont diuers en sentiment et en force: il les
  faut mener à leur bien, selon eux: et par routes diuerses. _Quò me
  cumque rapit tempestas, deferor hospes._ Ie ne vy iamais paysan de
  mes voisins, entrer en cogitation de quelle contenance, et asseurance,
  il passeroit cette heure derniere. Nature luy apprend à ne
  songer à la mort, que quand il se meurt. Et lors il y a meilleure
  grace qu'Aristote: lequel la mort presse doublement, et par elle,
  et par vne si longue premeditation. Pourtant fut-ce l'opinion de Cæsar,
  que la moins premeditee mort, estoit la plus heureuse, et plus
  deschargee. _Plus dolet quàm necesse est, qui antê dolet quàm necesse
  est._ L'aigreur de cette imagination, naist de nostre curiosité. Nous
  nous empeschons tousiours ainsi: voulans deuancer et regenter les
  prescriptions naturelles. Ce n'est qu'aux docteurs, d'en disner plus
  mal, tous sains, et se renfroigner de l'image de la mort. Le commun,
  n'a besoing ny de remede ny de consolation, qu'au heurt, et
  au coup. Et n'en considere qu'autant iustement qu'il en souffre. Est-ce
  pas ce que nous disons, que la stupidité, et faute d'apprehension,
  du vulgaire, luy donne cette patience aux maux presens, et cette
  profonde nonchalance des sinistres accidens futurs? Que leur ame
  pour estre plus crasse, et obtuse, est moins penetrable et agitable?
  Pour Dieu s'il est ainsi, tenons d'ores en auant escole de bestise.
  C'est l'extreme fruit, que les sciences nous promettent, auquel
  ceste-cy conduict si doucement ses disciples.   Nous n'aurons pas
  faute de bons regens, interpretes de la simplicité naturelle. Socrates
  en sera l'vn. Car de ce qu'il m'en souuient, il parle enuiron
  en ce sens, aux iuges qui deliberent de sa vie: I'ay peur, messieurs,
  si ie vous prie de ne me faire mourir, que ie m'enferre en la delation
  de mes accusateurs; qui est: Que ie fais plus l'entendu que
  les autres: comme ayant quelque cognoissance plus cachee, des
  choses qui sont au dessus et au dessous de nous. Ie sçay que ie n'ay
  ni frequenté, ny recogneu la mort, ni n'ay veu personne qui ait
  essayé ses qualitez, pour m'en instruire. Ceux qui la craignent presupposent
  la cognoistre: quant à moy, ie ne sçay ny quelle elle
  est, ny quel il faict en l'autre monde. A l'auanture est la mort
  chose indifferente, à l'auanture desirable. Il est à croire pourtant, si
  c'est vne transmigration d'vne place à autre, qu'il y a de l'amendement,
  d'aller viure auec tant de grands personnages trespassez: et
  d'estre exempt d'auoir plus affaire à iuges iniques et corrompus. Si
  c'est vn aneantissement de nostre estre, c'est encore amendement
  d'entrer en vne longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de
  plus doux en la vie, qu'vn repos et sommeil tranquille, et profond sans
  songes. Les choses que ie sçay estre mauuaises, comme d'offencer
  son prochain, et desobeir au superieur, soit Dieu, soit homme, ie
  les euite soigneusement: celles desquelles ie ne sçay, si elles sont
  bonnes ou mauuaises, ie ne les sçaurois craindre. Si ie m'en vay
  mourir, et vous laisse en vie: les Dieux seuls voyent, à qui, de vous
  ou de moy, il en ira mieux. Parquoy pour mon regard, vous en ordonnerez,
  comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller
  les choses iustes et vtiles, ie dy bien, que pour vostre conscience
  vous ferez mieux de m'eslargir, si vous ne voyez plus auant que
  moy en ma cause. Et iugeant selon mes actions passees, et publiques,
  et priuees, selon mes intentions, et selon le profit, que tirent
  tous les iours de ma conuersation tant de nos citoyens, ieunes
  et vieux, et le fruit, que ie vous fay à tous, vous ne pouuez duëment
  vous descharger enuers mon merite, qu'en ordonnant, que ie
  sois nourry, attendu ma pauureté, au Prytanee, aux despens publiques:
  ce que souuent ie vous ay veu à moindre raison, octroyer
  à d'autres. Ne prenez pas à obstination ou desdaing, que, suyuant
  la coustume, ie n'aille vous suppliant et esmouuant à commiseration.
  I'ay des amis et des parents, n'estant, comme dict Homere,
  engendré ny de bois, ny de pierre non plus que les autres: capables
  de se presenter, avec des larmes, et le dueil: et ay trois enfans
  esplorez, dequoy vous tirer à pitié. Mais ie feroy honte à nostre
  ville, en l'aage que ie suis, et en telle reputation de sagesse, que
  m'en voyci en preuention, de m'aller desmettre à si lasches contenances.
  Que diroit-on des autres Atheniens? I'ay tousiours admonnesté
  ceux qui m'ont ouy parler, de ne racheter leur vie, par vne
  action deshonnete. Et aux guerres de mon pays à Amphipolis, à
  Potidee, à Delie, et autres où ie me suis trouué, i'ay montré par
  effect, combien i'estoy loing de garantir ma seureté par ma honte.
  D'auantage i'interesserois vostre deuoir, et vous conuierois à choses
  laydes: car ce n'est pas à mes prieres de vous persuader: c'est
  aux raisons pures et solides de la iustice. Vous auez iuré aux Dieux
  d'ainsi vous maintenir. Il sembleroit, que ie vous vousisse soupçonner
  et recriminer, de ne croire pas, qu'il y en aye. Et moy mesme
  tesmoigneroy contre moy, de ne croire point en eux, comme ie doy:
  me deffiant de leur conduicte, et ne remettant purement en leurs
  mains mon affaire. Ie m'y fie du tout: et tiens pour certain, qu'ils
  feront en cecy, selon qu'il sera plus propre à vous et à moy. Les
  gens de bien ny viuans, ny morts, n'ont aucunement à se craindre
  des Dieux. Voyla pas vn playdoyé puerile, d'vne hauteur inimaginable
  et employé en quelle necessité? Vrayement ce fut raison, qu'il
  le preferast à celuy, que ce grand orateur Lysias, auoit mis par
  escrit pour luy: excellemment façonné au stile iudiciaire: mais
  indigne d'vn si noble criminel. Eust on ouï de la bouche de Socrates
  vne voix suppliante? Cette superbe vertu, eust elle calé, au
  plus fort de sa montre? Et sa riche et puissante nature, eust elle
  commis à l'art sa defense: et en son plus haut essay, renoncé à la
  verité et naïueté, ornemens de son parler, pour se parer du fard,
  des figures, et feintes, d'vne oraison apprinse? Il feit tressagement,
  et selon luy, de ne corrompre vne teneur de vie incorruptible, et
  vne si saincte image de l'humaine forme, pour allonger d'vn an sa
  decrepitude: et trahir l'immortelle memoire de cette fin glorieuse.
  Il deuoit sa vie, non pas à soy, mais à l'exemple du monde. Seroit
  ce pas dommage publique, qu'il eust acheuee d'vne oysiue et
  obscure façon? Certes vne si nonchallante et molle consideration
  de sa mort, meritoit que la posterité la considerast d'autant plus
  pour luy. Ce qu'elle fit. Et il n'y a rien en la iustice si iuste, que
  ce que la Fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Atheniens
  eurent en telle abomination ceux, qui en auoient esté cause,
  qu'on les fuyoit comme personnes excommuniees. On tenoit pollu
  tout ce, à quoy ils auoient touché: personne à l'estuue ne lauoit
  auec eux, personne ne les saluoit ni accointoit: si qu'en fin ne pouuant
  plus porter cette haine publique, ils se pendirent eux mesmes.
    Si quelqu'vn estime, que parmy tant d'autres exemples que
  i'auois à choisir pour le seruice de mon propos, és dits de Socrates,
  i'aye mal trié cestuy-cy: et qu'il iuge, ce discours estre esleué
  au dessus des opinions communes: ie l'ay faict à escient: car ie
  iuge autrement. Et tiens que c'est vn discours, en rang, et en naïfueté
  bien plus arriere, et plus bas, que les opinions communes. Il
  represente en vne hardiesse inartificielle et securité enfantine la
  pure et premiere impression et ignorance de nature. Car il est
  croyable, que nous auons naturellement crainte de la douleur;
  mais non de la mort, à cause d'elle. C'est vne partie de nostre estre,
  non moins essentielle que le viure. A quoy faire, nous en auroit
  Nature engendré la haine et l'horreur, veu qu'elle luy tient
  rang de tres-grande vtilité, pour nourrir la succession et vicissitude
  de ses ouurages? Et qu'en cette republique vniuerselle, elle
  sert plus de naissance et d'augmentation, que de perte ou ruyne:

          _Sic rerum summa nouatur:

    Mille animas vna necata dedit._

  La deffaillance d'vne vie, est le passage à mille autres vies. Nature
  a empreint aux bestes, le soing d'elles et de leur conseruation. Elles
  vont iusques-là, de craindre leur empirement: de se heurter et
  blesser: que nous les encheuestrions et battions, accidents subiects
  à leur sens et experience. Mais que nous les tuions, elles ne le peuuent
  craindre, ny n'ont la faculté d'imaginer et conclurre la mort.
  Si dit-on encore qu'on les void, non seulement la souffrir gayement:
  la plus-part des cheuaux hannissent en mourant, les cygnes
  la chantent: mais de plus, la rechercher à leur besoing; comme
  portent plusieurs exemples des elephans.   Outre ce, la façon d'argumenter,
  de laquelle se sert icy Socrates, est-elle pas admirable
  esgallement, en simplicité et en vehemence? Vrayment il est bien
  plus aisé, de parler comme Aristote, viure comme Cæsar, qu'il
  n'est aisé de parler et viure comme Socrates. Là, loge l'extreme
  degré de perfection et de difficulté: l'art n'y peut ioindre. Or nos
  facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons, ny ne les
  cognoissons: nous nous inuestissons de celles d'autruy, et laissons
  chomer les nostres. Comme quelqu'vn pourroit dire de moy: que
  i'ay seulement faict icy vn amas de fleurs estrangeres, n'y ayant
  fourny du mien, que le filet à les lier. Certes i'ay donné à l'opinion
  publique, que ces parements empruntez m'accompaignent:
  mais ie n'entends pas qu'ils me couurent, et qu'ils me cachent:
  c'est le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du
  mien et de ce qui est mien par nature. Et si ie m'en fusse creu, à
  tout hazard, i'eusse parlé tout fin seul. Ie m'en charge de plus fort,
  tous les iours, outre ma proposition et ma forme premiere, sur la
  fantasie du siecle: et par oisiueté. S'il me messied à moy, comme
  ie le croy, n'importe: il peut estre vtile à quelque autre. Tel allegue
  Platon et Homere, qui ne les vid onques: et moy, ay prins des
  lieux assez, ailleurs qu'en leur source. Sans peine et sans suffisance,
  ayant mille volumes de liures, autour de moy, en ce lieu
  où i'escris, i'emprunteray presentement s'il me plaist, d'vne douzaine
  de tels rauaudeurs, gens que ie ne fueillette guere, dequoy
  esmailler le traicté de la Physionomie. Il ne faut que l'epitre liminaire
  d'vn Allemand pour me farcir d'allegations: et nous allons
  quester par là vne friande gloire, à piper le sot monde. Ces pastissages
  de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur
  estude, ne seruent guere qu'à subiects communs: et seruent à nous
  montrer, non à nous conduire: ridicule fruict de la science, que
  Socrates exagite si plaisamment contre Euthydemus. I'ay veu faire
  des liures de choses, ny iamais estudiées ny entenduës: l'autheur
  commettant à diuers de ses amis sçauants, la recherche de cette-cy,
  et de cette autre matiere, à le bastir: se contentant pour sa part,
  d'en auoir proietté le dessein, et lié par son industrie, ce fagot de
  prouisions incogneuës: au moins est sien l'ancre, et le papier.
  Cela, c'est achetter, ou emprunter vn liure, non pas le faire. C'est
  apprendre aux hommes, non qu'on sçait faire vn liure, mais, ce dequoy
  ils pouuoient estre en doute, qu'on ne le sçait pas faire. Vn
  president se ventoit où i'estois, d'auoir amoncelé deux cens tant de
  lieux estrangers, en vn sien arrest presidental. En le preschant, il
  effaçoit la gloire qu'on luy en donnoit. Pusillanime et absurde venterie
  à mon gré, pour vn tel subiect et telle personne. Ie fais le
  contraire: et parmy tant d'emprunts, suis bien aise d'en pouuoir
  desrober quelqu'vn: le desguisant et difformant à nouueau seruice.
  Au hazard, que ie laisse dire, que c'est par faute d'auoir entendu
  son naturel vsage, ie luy donne quelque particuliere adresse de ma
  main, à ce qu'il en soit d'autant moins purement estranger. Ceux-cy
  mettent leurs larrecins en parade et en conte. Aussi ont-ils plus
  de credit aux loix que moy. Nous autres naturalistes, estimons,
  qu'il y aye grande et incomparable preference, de l'honneur de
  l'inuention, à l'honneur de l'allegation.   Si i'eusse voulu parler
  par science, i'eusse parlé plustost. I'eusse escrit du temps plus
  voisin de mes estudes, que i'auois plus d'esprit et de memoire. Et
  me fusse plus fié à la vigueur de cet aage là, qu'à cettuy-cy, si
  i'eusse voulu faire mestier d'escrire. Et quoy, si cette faueur gratieuse,
  que la Fortune m'a n'aguere offerte par l'entremise de cet
  ouurage, m'eust peu rencontrer en telle saison au lieu de celle-cy;
  où elle est egallement desirable à posseder, et preste à perdre?
  Deux de mes cognoissans, grands hommes en cette faculté, ont
  perdu par moitié, à mon aduis, d'auoir refusé de se mettre au iour,
  à quarante ans, pour attendre les soixante. La maturité a ses deffaux,
  comme la verdeur, et pires. Et autant est la vieillesse incommode
  à cette nature de besongne, qu'à toute autre. Quiconque met
  sa decrepitude soubs la presse, faict folie, s'il espere en espreindre
  des humeurs, qui ne sentent le disgratié, le resueur et l'assoupy.
  Nostre esprit se constipe et s'espessit en vieillissant. Ie dis pompeusement
  et opulemment l'ignorance, et dis la science maigrement
  et piteusement. Accessoirement cette-cy, et accidentalement:
  celle-là expressément, et principallement. Et ne traicte à poinct
  nommé de rien, que du rien: ny d'aucune science, que de celle de
  l'inscience. I'ay choisi le temps, où ma vie, que i'ay à peindre, ie
  l'ay toute deuant moy: ce qui en reste, tient plus de la mort. Et
  de ma mort seulement, si ie la rencontrois babillarde, comme font
  d'autres, donrois-ie encores volontiers aduis au peuple, en deslogeant.
    Socrates a esté vn exemplaire parfaict en toutes grandes
  qualitez. I'ay despit, qu'il eust rencontré vn corps si disgratié,
  comme ils disent, et si disconuenable à la beauté de son ame, luy
  si amoureux et si affolé de la beauté. Nature luy fit iniustice. Il
  n'est rien plus vray-semblable, que la conformité et relation du
  corps à l'esprit. _Ipsi animi, magni refert, quali in corpore locati
  sint: multa enim è corpore existunt, quæ acuant mentem: multa, quæ
  obtundant._ Cettuy-cy parle d'vne laideur desnaturée, et difformité
  de membres: mais nous appellons laideur aussi, vne mesauenance
  au premier regard, qui loge principallement au visage: et nous
  desgoute par le teint, vne tache, vne rude contenance, par quelque
  cause souuent inexplicable, en des membres pourtant bien ordonnez
  et entiers. La laideur, qui reuestoit vne ame tres-belle en
  la Boittie, estoit de ce predicament. Cette laideur superficielle, qui
  est toutesfois la plus imperieuse, est de moindre preiudice à l'estat
  de l'esprit: et a peu de certitude en l'opinion des hommes. L'autre,
  qui d'vn plus propre nom, s'appelle difformité plus substantielle,
  porte plus volontiers coup iusques au dedans. Non pas tout
  soulier de cuir bien lissé, mais tout soulier bien formé, montre
  l'interieure forme du pied. Comme Socrates disoit de la sienne,
  qu'elle en accusoit iustement, autant en son ame, s'il ne l'eust corrigée
  par institution. Mais en le disant, ie tiens qu'il se mocquoit,
  suiuant son vsage: et iamais ame si excellente, ne se fit elle-mesme.

  Ie ne puis dire assez souuent, combien i'estime la beauté, qualité
  puissante et aduantageuse. Il l'appelloit, vne courte tyrannie:
  et Platon, le priuilege de nature. Nous n'en auons point qui la surpasse
  en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes.
  Elle se presente au deuant: seduict et preoccupe nostre iugement,
  auec grande authorité et merueilleuse impression. Phryné
  perdoit sa cause, entre les mains d'vn excellent aduocat, si, ouurant
  sa robbe, elle n'eust corrompu ses iuges, par l'esclat de sa
  beauté. Et ie trouue, que Cyrus, Alexandre, Cæsar, ces trois maistres
  du monde, ne l'ont pas oubliée à faire leurs grands affaires.
  Non a pas le premier Scipion. Vn mesme mot embrasse en Grec le
  bel et le bon. Et le S. Esprit appelle souuent bons, ceux qu'il veut
  dire beaux. Ie maintiendroy volontiers le rang des biens, selon que
  portoit la chanson, que Platon dit auoir esté triuiale, prinse de
  quelque ancien poëte: La santé, la beauté, la richesse. Aristote
  dit, appartenir aux beaux, le droict de commander: et quand il en
  est, de qui la beauté approche celle des images des Dieux, que la
  veneration leur est pareillement deuë. A celuy qui luy demandoit,
  pourquoy plus long temps, et plus souuent, on hantoit les beaux:
  Cette demande, feit-il, n'appartient à estre faicte, que par vn aueugle.
  La plus-part et les plus grands philosophes, payerent leur escholage,
  et acquirent la sagesse, par l'entremise et faueur de leur
  beauté. Non seulement aux hommes qui me seruent, mais aux bestes
  aussi, ie la considere à deux doigts pres de la bonté.   Si me
  semble-il, que ce traict et façon de visage, et ces lineaments, par
  lesquels on argumente aucunes complexions internes, et nos fortunes
  à venir, est chose qui ne loge pas bien directement et simplement,
  soubs le chapitre de beauté et de laideur. Non plus que toute
  bonne odeur, et serenité d'air, n'en promet pas la santé: ny toute
  espesseur et puanteur, l'infection, en temps pestilent. Ceux qui accusent
  les dames, de contre-dire leur beauté par leurs mœurs, ne
  rencontrent pas tousiours. Car en vne face qui ne sera pas trop
  bien composée, il peut loger quelque air de probité et de fiance.
  Comme au rebours, i'ay leu par fois entre deux beaux yeux, des
  menasses d'vne nature maligne et dangereuse. Il y a des physionomies
  fauorables: et en vne presse d'ennemis victorieux, vous choisirez
  incontinent parmy des hommes incogneus, l'vn plustost que
  l'autre, à qui vous rendre et fier vostre vie: et non proprement
  par la consideration de la beauté.   C'est vne foible garantie que
  la mine, toutesfois elle a quelque consideration. Et si i'auois à les
  foyter, ce seroit plus rudement, les meschans qui dementent et
  trahissent les promesses que Nature leur auoit plantées au front. Ie
  punirois plus aigrement la malice, en vne apparence debonnaire. Il
  semble qu'il y ait aucuns visages heureux, d'autres malencontreux.
  Et crois, qu'il y a quelque art, à distinguer les visages debonnaires
  des niais, les seueres des rudes, les malicieux des chagrins, les
  desdaigneux des melancholiques, et telles autres qualitez voisines.
  Il y a des beautez, non fieres seulement, mais aigres: il y en a
  d'autres douces, et encores au delà, fades. D'en prognostiquer les
  auantures futures, ce sont matieres que ie laisse indecises.   I'ay
  pris, comme i'ay dict ailleurs, bien simplement et cruëment, pour
  mon regard, ce precepte ancien: Que nous ne sçaurions faillir à
  suiure Nature: que le souuerain precepte, c'est de se conformer à
  elle. Ie n'ay pas corrigé comme Socrates, par la force de la raison,
  mes complexions naturelles: et n'ay aucunement troublé par art,
  mon inclination. Ie me laisse aller, comme ie suis venu. Ie ne combats
  rien. Mes deux maistresses pieces viuent de leur grace en paix
  et bon accord: mais le laict de ma nourrice a esté, Dieu mercy,
  mediocrement sain et temperé. Diray-ie cecy en passant: que ie
  voy tenir en plus de prix qu'elle ne vaut, qui est seule quasi en
  vsage entre nous, certaine image de preud'hommie scholastique,
  serue des preceptes, contraincte soubs l'esperance et la crainte? Ie
  l'aime telle que loix et religions, non facent, mais parfacent, et authorisent:
  qui se sente dequoy se soustenir sans aide: née en nous
  de ses propres racines, par la semence de la raison vniuerselle,
  empreinte en tout homme non desnaturé. Cette raison, qui redresse
  Socrates de son vicieux ply, le rend obeïssant aux hommes
  et aux Dieux, qui commandent en sa ville: courageux en la mort,
  non parce que son ame est immortelle, mais parce qu'il est mortel.
  Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable
  qu'ingenieuse et subtile, qui persuade aux peuples, la religieuse
  creance suffire seule, et sans les mœurs, à contenter la diuine iustice.
  L'vsage nous faict veoir, vne distinction enorme, entre la
  deuotion et la conscience.   I'ay vne apparence fauorable, et en
  forme et en interpretation.

    _Quid dixi habere me? Imò habui Chreme!

      Heu tantùm attriti corporis ossa vides!_

  Et qui faict vne contraire montre à celle de Socrates. Il m'est souuent
  aduenu, que sur le simple credit de ma presence, et de mon
  air, des personnes qui n'auoient aucune cognoissance de moy, s'y
  sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour
  les miennes. Et en ay tiré és païs estrangers des faueurs singulieres
  et rares. Mais ces deux experiences, valent à l'auanture, que ie les
  recite particulierement. Vn quidam delibera de surprendre ma
  maison et moy. Son art fut, d'arriuer seul à ma porte, et d'en presser
  vn peu instamment l'entrée. Ie le cognoissois de nom, et auois
  occasion de me fier de luy, comme de mon voisin et aucunement
  mon allié. Ie luy fis ouurir comme ie fais à chacun. Le voicy tout
  effroyé, son cheual hors d'haleine, fort harassé. Il m'entretint de
  cette fable: Qu'il venoit d'estre rencontré à vne demie lieuë de là,
  par vn sien ennemy, lequel ie cognoissois aussi, et auois ouy parler
  de leur querelle: que cet ennemy luy auoit merueilleusement
  chaussé les esperons: et qu'ayant esté surpris en desarroy et plus
  foible en nombre, il s'estoit ietté à ma porte à sauueté. Qu'il estoit
  en grand peine de ses gens, lesquels il disoit tenir pour morts ou
  prins. I'essayay tout naïfuement de le conforter, asseurer, et refreschir.
  Tantost apres, voila quatre ou cinq de ses soldats, qui se
  presentent en mesme contenance, et effroy, pour entrer: et puis
  d'autres, et d'autres encores apres, bien equippez, et bien armez:
  iusques à vingt cinq ou trante, feignants auoir leur ennemy aux
  talons. Ce mystere commençoit à taster mon soupçon. Ie n'ignorois
  pas en quel siecle ie viuois, combien ma maison pouuoit estre enuiée,
  et auois plusieurs exemples d'autres de ma cognoissance, à
  qui il estoit mes-aduenu de mesme. Tant y a, que trouuant qu'il n'y
  auoit point d'acquest d'auoir commencé à faire plaisir, si ie n'acheuois,
  et ne pouuant me deffaire sans tout rompre; ie me laissay
  aller au party le plus naturel et le plus simple, comme ie fais tousiours:
  commendant qu'ils entrassent. Aussi à la verité, ie suis
  peu deffiant et soupçonneux de ma nature. Ie panche volontiers
  vers l'excuse, et l'interpretation plus douce. Ie prens les hommes
  selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations peruerses
  et desnaturées, si ie n'y suis forcé par grand tesmoignage; non
  plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre, qui me
  commets volontiers à la Fortune, et me laisse aller à corps perdu,
  entre ses bras. Dequoy iusques à cette heure i'ay eu plus d'occasion
  de me louër, que de me plaindre. Et l'ay trouuée et plus auisée, et
  plus amie de mes affaires, que ie ne suis. Il y a quelques actions
  en ma vie, desquelles on peut iustement nommer la conduite difficile;
  ou, qui voudra, prudente. De celles-là mesmes, posez, que la
  tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à
  elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas
  assez au ciel de nous. Et pretendons plus de nostre conduite, qu'il
  ne nous appartient. Pourtant fouruoyent si souuent nos desseins.
  Il est enuieux de l'estenduë, que nous attribuons aux droicts de
  l'humaine prudence, au preiudice des siens. Et nous les racourcit
  d'autant plus, que nous les amplifions. Ceux-cy se tindrent à
  cheual, en ma cour: le chef auec moy dans ma sale, qui n'auoit
  voulu qu'on establast son cheual, disant auoir à se retirer incontinent
  qu'il auroit eu nouuelles de ses hommes. Il se veid maistre de
  son entreprinse: et n'y restoit sur ce poinct, que l'execution. Souuent
  depuis il a dict, car il ne craignoit pas de faire ce conte, que
  mon visage, et ma franchise, luy auoient arraché la trahison des
  poings. Il remonte à cheual, ses gens ayants continuellement les
  yeux sur luy, pour voir quel signe il leur donneroit: bien estonnez
  de le voir sortir et abandonner son aduantage.   Vne autre fois,
  me fiant à ie ne sçay quelle treue, qui venoit d'estre publiée en nos
  armées, ie m'acheminay à vn voyage, par païs estrangement chatoüilleux.
  Ie ne fus pas si tost esuenté, que voila trois ou quatre
  caualcades de diuers lieux pour m'attraper. L'vne me ioignit à la
  troisieme iournée: où ie fus chargé par quinze ou vingt Gentils-hommes
  masquez, suiuis d'vne ondée d'argoulets. Me voila pris et
  rendu, retiré dans l'espais d'vne forest voisine, desmonté, deualizé,
  mes cofres fouillez, ma boite prise, cheuaux et esquipage dispersé
  à nouueaux maistres. Nous fusmes long temps à contester dans ce
  halier, sur le faict de ma rançon: qu'ils me tailloient si haute, qu'il
  paroissoit bien que ie ne leur estois guere cogneu. Ils entrerent en
  grande contestation de ma vie. De vray, il y auoit plusieurs circonstances,
  qui me menassoyent du danger où i'en estois.

    _Tunc animis opus, Ænea, tunc pectore firmo._

  Ie me maintins tousiours sur le tiltre de ma trefue, à leur quitter
  seulement le gain qu'ils auoient faict de ma despouille, qui n'estoit
  pas à mespriser, sans promesse d'autre rançon. Apres deux ou
  trois heures, que nous eusmes esté là, et qu'ils m'eurent faict monter
  sur vn cheual, qui n'auoit garde de leur eschapper, et commis
  ma conduicte particuliere à quinze ou vingt harquebusiers, et dispersé
  mes gens à d'autres, ayant ordonné qu'on nous menast prisonniers,
  diuerses routes, et moy desia acheminé à deux ou trois
  harquebusades de là,

    _Iam prece Pollucis, iam Castoris implorata:_

  voicy vne soudaine et tres-inopinée mutation qui leur print. Ie vis
  reuenir à moy le chef, auec paroles plus douces: se mettant en
  peine de rechercher en la trouppe mes hardes escartées, et me les
  faisant rendre, selon qu'il s'en pouuoit recouurer, iusques à ma
  boite. Le meilleur present qu'ils me firent, ce fut en fin ma liberté:
  le reste ne me touchoit gueres en ce temps-là. La vraye cause d'vn
  changement si nouueau, et de ce rauisement, sans aucune impulsion
  apparente, et d'vn repentir si miraculeux, en tel temps, en vne
  entreprinse pourpensée et deliberée, et deuenue iuste par l'vsage,
  (car d'arriuée ie leur confessay ouuertement le party duquel i'estois,
  et le chemin que ie tenois) certes ie ne sçay pas bien encores
  quelle elle est. Le plus apparent qui se demasqua, et me fit cognoistre
  son nom, me redist lors plusieurs fois, que ie deuoy cette deliurance
  à mon visage, liberté, et fermeté de mes parolles, qui me
  rendoient indigne d'vne telle mes-aduenture, me demanda asseurance
  d'vne pareille. Il est possible, que la bonté diuine se voulut
  seruir de ce vain instrument pour ma conseruation. Elle me deffendit
  encore lendemain d'autres pires embusches, desquelles ceux-cy
  mesme m'auoient aduerty. Le dernier est encore en pieds, pour en
  faire le conte: le premier fut tué il n'y a pas long temps.   Si
  mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeux, et
  en ma voix, la simplicité de mon intention, ie n'eusse pas duré
  sans querelle, et sans offence, si long temps: auec cette indiscrette
  liberté, de dire à tort et à droict, ce qui me vient en fantasie, et
  iuger temerairement des choses. Cette façon peut paroistre auec
  raison inciuile, et mal accommodée à nostre vsage: mais outrageuse
  et malitieuse, ie n'ay veu personne qui l'en ait iugée: ny qui
  se soit piqué de ma liberté, s'il l'a receuë de ma bouche. Les paroles
  redites, ont comme autre son, autre sens. Aussi ne hay-ie
  personne. Et suis si lasche à offencer, que pour le seruice de la
  raison mesme, ie ne le puis faire. Et lors que l'occasion m'a conuié
  aux condemnations criminelles, i'ay plustost manqué à la iustice.
  _Vt magis peccari nolim, quàm satis animi ad vindicanda peccata
  habeam._ On reprochoit, dit-on, à Aristote, d'auoir esté trop misericordieux
  enuers vn meschant homme: I'ay esté de vray, dit-il,
  misericordieux enuers l'homme, non enuers la meschanceté. Les
  iugements ordinaires, s'exasperent à la punition par l'horreur du
  meffaict. Cela mesme refroidit le mien. L'horreur du premier meurtre,
  m'en faict craindre vn second. Et la laideur de la premiere
  cruauté m'en faict abhorrer toute imitation. A moy, qui ne suis
  qu'escuyer de trefles, peut toucher, ce qu'on disoit de Charillus
  Roy de Sparte: Il ne sçauroit estre bon, puis qu'il n'est pas mauuais
  aux meschans. Ou bien ainsi: car Plutarque le presente en
  ces deux sortes, comme mille autres choses diuersement et contrairement:
  Il faut bien qu'il soit bon, puis qu'il l'est aux meschants
  mesme. De mesme qu'aux actions legitimes, ie me fasche de m'y
  employer, quand c'est enuers ceux qui s'en desplaisent: aussi à
  dire verité, aux illegitimes, ie ne fay pas assez de conscience, de
  m'y employer, quand c'est enuers ceux qui y consentent.



  CHAPITRE XIII.

  _De l'Experience._


  IL n'est desir plus naturel que le desir de cognoissance. Nous essayons
  tous les moyens qui nous y peuuent mener. Quand la
  raison nous faut, nous y employons l'experience.

    _Per varios vsus artem experientia fecit:
    Exemplo monstrante viam._

  Qui est vn moyen de beaucoup plus foible et plus vil. Mais la verité
  est chose si grande, que nous ne deuons desdaigner aucune entremise
  qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous ne
  sçauons à laquelle nous prendre. L'experience n'en a pas moins.
  La consequence que nous voulons tirer de la conference des euenemens,
  est mal seure, d'autant qu'ils sont tousiours dissemblables.
  Il n'est aucune qualité si vniuerselle, en cette image des choses,
  que la diuersité et varieté. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour
  le plus expres exemple de similitude, nous seruons de celuy des
  œufs. Toutesfois il s'est trouué des hommes, et notamment vn en
  Delphes, qui recognoissoit des marques de difference entre les
  œufs, si qu'il n'en prenoit iamais l'vn pour l'autre. Et y ayant plusieurs
  poules, sçauoit iuger de laquelle estoit l'œuf. La dissimilitude
  s'ingere d'elle-mesme en nos ouurages, nul art peut arriuer à
  la similitude. Ny Perrozet ny autre, ne peut si soigneusement polir
  et blanchir l'enuers de ses cartes, qu'aucuns ioueurs ne les distinguent,
  à les voir seulement couler par les mains d'vn autre. La
  ressemblance ne faict pas tant, vn, comme la difference faict, autre.
  Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable.

  Pourtant, l'opinion de celuy-là ne me plaist guere, qui pensoit
  par la multitude des loix, brider l'authorité des iuges, en leur taillant
  leurs morceaux. Il ne sentoit point, qu'il y a autant de liberté
  et d'estenduë à l'interpretation des loix, qu'à leur façon. Et ceux-là
  se moquent, qui pensent appetisser nos debats, et les arrester, en
  nous r'appellant à l'expresse parolle de la Bible. D'autant que nostre
  esprit ne trouue pas le champ moins spatieux, à contre-roller
  le sens d'autruy, qu'à representer le sien: et comme s'il y auoit
  moins d'animosité et d'aspreté à gloser qu'à inuenter. Nous voyons,
  combien il se trompoit. Car nous auons en France, plus de loix
  que tout le reste du monde ensemble; et plus qu'il n'en faudroit à
  regler tous les mondes d'Epicurus: _Vt olim flagitijs, sic nunc legibus
  laboramus_: et si auons tant laissé à opiner et decider à nos
  iuges, qu'il ne fut iamais liberté si puissante et si licencieuse.
  Qu'ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille especes et faicts
  particuliers, et y attacher cent mille loix? Ce nombre n'a aucune
  proportion, auec l'infinie diuersité des actions humaines. La multiplication
  de nos inuentions, n'arriuera pas à la variation des
  exemples. Adioustez y en cent fois autant: il n'aduiendra pas
  pourtant, que des euenemens à venir, il s'en trouue aucun, qui en
  tout ce grand nombre de milliers d'euenemens choisis et enregistrez,
  en rencontre vn, auquel il se puisse ioindre et apparier, si
  exactement, qu'il n'y reste quelque circonstance et diuersité, qui
  requiere diuerse consideration de iugement. Il y a peu de relation
  de nos actions, qui sont en perpetuelle mutation, auec les loix fixes
  et immobiles. Les plus desirables, ce sont les plus rares, plus simples,
  et generales. Et encore crois-ie, qu'il vaudroit mieux n'en
  auoir point du tout, que de les auoir en tel nombre que nous
  auons. Nature les donne tousiours plus heureuses, que ne sont
  celles que nous nous donnons. Tesmoing la peinture de l'aage doré
  des poëtes: et l'estat où nous voyons viure les nations, qui n'en
  ont point d'autres. En voila, qui pour tous iuges, employent en
  leurs causes, le premier passant, qui voyage le long de leurs montaignes.
  Et ces autres, eslisent le iour du marché, quelqu'vn d'entr'eux,
  qui sur le champ decide tous leurs proces. Quel danger y
  auroit-il, que les plus sages vuidassent ainsi les nostres, selon les
  occurrences, et à l'œil; sans obligation d'exemple, et de consequence?
  A chaque pied son soulier. Le Roy Ferdinand, enuoyant
  des colonies aux Indes, prouueut sagement qu'on n'y menast aucuns
  escholiers de la jurisprudence: de crainte, que les proces ne
  peuplassent en ce nouueau monde. Comme estant science de sa nature,
  generatrice d'altercation et diuision, iugeant auec Platon, que
  c'est vne mauuaise prouision de païs, que iurisconsultes, et medecins.
    Pourquoy est-ce, que notre langage commun, si aisé à tout
  autre vsage, deuient obscur et non intelligible, en contract et testament:
  et que celuy qui s'exprime si clairement, quoy qu'il die et
  escriue, ne trouue en cela, aucune maniere de se declarer, qui ne
  tombe en doute et contradiction? Si ce n'est, que les Princes de cet
  art s'appliquans d'vne peculiere attention, à trier des mots solemnes,
  et former des clauses artistes, ont tant poisé chasque syllabe,
  espluché si primement chasque espece de cousture, que les voila
  enfrasquez et embrouillez en l'infinité des figures, et si menuës
  partitions: qu'elles ne peuuent plus tomber soubs aucun reglement
  et prescription, ny aucune certaine intelligence: _Confusum est quidquid
  vsque in puluerem sectum est._ Qui a veu des enfans, essayans
  de renger à certain nombre, vne masse d'argent vif: plus ils le
  pressent et pestrissent, et s'estudient à le contraindre à leur loy,
  plus ils irritent la liberté de ce genereux metal: il fuit à leur art,
  et se va menuisant et esparpillant, au delà de tout conte. C'est de
  mesme; car en subdiuisant ces subtilitez, on apprend aux hommes
  d'accroistre les doubtes: on nous met en train, d'estendre et diuersifier
  les difficultez: on les allonge, on les disperse. En semant les
  questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde,
  en incertitude et en querelle. Comme la terre se rend fertile, plus
  elle est esmiée et profondement remuée. _Difficultatem facit doctrina._
  Nous doutions sur Vlpian, et redoutons encore sur Bartolus et Baldus.
  Il falloit effacer la trace de cette diuersité innumerable d'opinions:
  non point s'en parer, et en entester la posterité. Ie ne sçay
  qu'en dire: mais il se sent par experience, que tant d'interpretations
  dissipent la verité, et la rompent. Aristote a escrit pour être
  entendu; s'il ne l'a peu, moins le fera vn moins habille: et vn
  tiers, que celuy qui traicte sa propre imagination. Nous ouurons la
  matiere, et l'espandons en la destrempant. D'vn subiect nous en
  faisons mille: et retombons en multipliant et subdiuisant, à l'infinité
  des atomes d'Epicurus. Iamais deux hommes ne iugerent pareillement
  de mesme chose. Et est impossible de voir deux opinions
  semblables exactement: non seulement en diuers hommes, mais
  en mesme homme, à diuerses heures. Ordinairement ie trouue à
  doubter, en ce que le commentaire n'a daigné toucher. Ie bronche
  plus volontiers en païs plat: comme certains cheuaux, que ie cognois,
  qui choppent plus souuent en chemin vny.    Qui ne diroit
  que les gloses augmentent les doubtes et l'ignorance, puis qu'il ne
  se voit aucun liure, soit humain, soit diuin, sur qui le monde s'embesongne,
  duquel l'interpretation face tarir la difficulté? Le centiesme
  commentaire, le renuoye à son suiuant, plus espineux, et
  plus scabreux, que le premier ne l'auoit trouué. Quand est-il conuenu
  entre nous, ce liure en a assez, il n'y a meshuy plus que dire?
  Cecy se voit mieux en la chicane. On donne authorité de loy à infinis
  docteurs, infinis arrests, et à autant d'interpretations. Trouuons
  nous pourtant quelque fin au besoin d'interpreter? s'y voit-il
  quelque progrez et aduancement vers la tranquillité? nous faut-il
  moins d'aduocats et de iuges, que lors que cette masse de droict,
  estoit encore en sa premiere enfance? Au contraire, nous obscurcissons
  et enseuelissons l'intelligence. Nous ne la descouurons plus,
  qu'à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent
  la maladie naturelle de leur esprit. Il ne faict que fureter
  et quester; et va sans cesse, tournoyant, bastissant, et s'empestrant,
  en sa besongne: comme nos vers à soye, et s'y estouffe. _Mus
  in pice._ Il pense remarquer de loing, ie ne sçay quelle apparence
  de clarté et verité imaginaire: mais pendant qu'il y court, tant de
  difficultez luy trauersent la voye, d'empeschemens et de nouuelles
  questes, qu'elles l'esgarent et l'enyurent. Non guere autrement,
  qu'il aduint aux chiens d'Esope, lesquels descouurans quelque apparence
  de corps mort flotter en mer, et ne le pouuans approcher,
  entreprindrent de boire cette eau, d'asseicher le passage, et s'y estoufferent.
  A quoy se rencontre, ce qu'vn Crates disoit des escrits
  de Heraclitus, qu'ils auoient besoin d'vn lecteur bon nageur, afin
  que la profondeur et pois de sa doctrine, ne l'engloutist et suffoquast.
    Ce n'est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict
  contenter de ce que d'autres, ou que nous-mesmes auons trouué en
  cette chasse de cognoissance: vn plus habile ne s'en contentera
  pas. Il y a tousiours place pour vn suiuant, ouy et pour nous mesmes,
  et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions.
  Nostre fin est en l'autre monde. C'est signe de racourcissement
  d'esprit, quand il se contente: ou signe de lasseté. Nul esprit
  genereux, ne s'arreste en soy. Il pretend tousiours, et va outre ses
  forces. Il a des eslans au delà de ses effects. S'il ne s'auance, et ne
  se presse, et ne s'accule, et ne se choque et tourneuire, il n'est vif
  qu'à demy. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment,
  c'est admiration, chasse, ambiguité. Ce que declaroit assez
  Apollo, parlant tousiours à nous doublement, obscurement et obliquement:
  ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant.
  C'est vn mouuement irregulier, perpetuel, sans patron et
  sans but. Ses inuentions s'eschauffent, se suiuent, et s'entreproduisent
  l'vne l'autre.

    _Ainsi voit-on en vn ruisseau coulant,
    Sans fin l'vne eau, apres l'autre roulant,
    Et tout de rang, d'vn eternel conduict;
    L'vne suit l'autre, et l'vne l'autre fuit.
    Par cette-cy, celle-là est poussée,
    Et cette-cy, par l'autre est deuancée:
    Tousiours l'eau va dans l'eau, et tousiours est ce
    Mesme ruisseau, et tousiours eau diuerse._

  Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu'à interpreter
  les choses: et plus de liures sur les liures, que sur autre
  subiect. Nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de
  commentaires: d'autheurs, il en est grand cherté. Le principal et
  plus fameux sçauoir de nos siecles, est-ce pas sçauoir entendre les
  sçauants? Est-ce pas la fin commune et derniere de touts estudes?
  Nos opinions s'entent les vnes sur les autres. La premiere sert de
  tige à la seconde: la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de
  degré en degré. Et aduient de là, que le plus haut monté, a souuent
  plus d'honneur, que de merite. Car il n'est monté que d'vn grain,
  sur les espaules du penultime.   Combien souuent, et sottement
  à l'auanture, ay-ie estendu mon liure à parler de soy? Sottement,
  quand ce ne seroit que pour cette raison: Qu'il me deuoit souuenir,
  de ce que ie dy des autres, qui en font de mesmes. Que ces œillades
  si frequentes à leurs ouurages, tesmoignent que le cœur leur
  frissonne de son amour, et les rudoyements mesmes, desdaigneux
  dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises, et affetteries,
  d'vne faueur maternelle. Suiuant Aristote, à qui, et se priser et
  se mespriser, naissent souuent de pareil air d'arrogance. Car mon
  excuse: Que ie doy auoir en cela plus de liberté que les autres,
  d'autant qu'à poinct nommé, i'escry de moy, et de mes escrits,
  comme de mes autres actions: que mon theme se renuerse en soy:
  ie ne sçay, si chacun la prendra.   I'ay veu en Allemagne, que
  Luther a laissé autant de diuisions et d'altercations, sur le doubte
  de ses opinions, et plus, qu'il n'en esmeut sur les escritures sainctes.
  Nostre contestation est verbale. Ie demande que c'est que nature,
  volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles,
  et se paye de mesme. Vne pierre c'est vn corps: mais qui presseroit:
  Et corps qu'est-ce? substance: et substance quoy? ainsi de
  suitte: acculeroit en fin le respondant au bout de son Calepin. On
  eschange vn mot pour vn autre mot, et souuent plus incogneu. Ie
  sçay mieux que c'est qu'homme, que ie ne sçay que c'est animal,
  ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à vn doute, ils m'en donnent
  trois. C'est la teste d'Hydra. Socrates demandoit à Memnon,
  que c'estoit que vertu: Il y a, dist Memnon, vertu d'homme et de
  femme, de magistrat et d'homme priué, d'enfant et de vieillart.
  Voicy qui va bien, s'escria Socrates: nous estions en cherche d'vne
  vertu, tu nous en apporte vn exaim. Nous communiquons vne question,
  on nous en redonne vne ruchée. Comme nul euenement et
  nulle forme, ressemble entierement à vne autre, aussi ne differe
  l'vne de l'autre entierement. Ingenieux meslange de Nature. Si nos
  faces n'estoient semblables, on ne sçauroit discerner l'homme de la
  beste: si elles n'estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner
  l'homme de l'homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude.
  Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l'experience,
  est tousiours defaillante et imparfaicte. On ioinct toutesfois
  les comparaisons par quelque bout. Ainsi seruent les loix; et s'assortissent
  ainsin, à chacun de nos affaires, par quelque interpretation
  destournée, contrainte et biaise.   Puisque les loix ethiques,
  qui regardent le deuoir particulier de chacun en soy, sont si difficiles
  à dresser: comme nous voyons qu'elles sont: ce n'est pas
  merueille, si celles qui gouuernent tant de particuliers, le sont
  d'auantage. Considerez la forme de cette iustice qui nous regit;
  c'est vn vray tesmoignage de l'humaine imbecillité: tant il y a de
  contradiction et d'erreur. Ce que nous trouuons faueur et rigueur
  en la iustice: et y en trouuons tant, que ie ne sçay si l'entre-deux
  s'y trouue si souuent: ce sont parties maladiues, et membres iniustes,
  du corps mesmes et essence de la iustice. Des païsans, viennent
  de m'aduertir en haste, qu'ils ont laissé presentement en vne
  forest qui est à moy, vn homme meurtry de cent coups, qui respire
  encores, et qui leur a demandé de l'eau par pitié, et du secours
  pour le sousleuer. Disent qu'ils n'ont osé l'approcher, et s'en sont
  fuis, de peur que les gens de la iustice ne les y attrapassent: et
  comme il se faict de ceux qu'on rencontre pres d'vn homme tué, ils
  n'eussent à rendre conte de cet accident, à leur totale ruyne:
  n'ayans ny suffisance, ny argent, pour deffendre leur innocence.
  Que leur eussé-ie dict? Il est certain, que cet office d'humanité, les
  eust mis en peine.   Combien auons nous descouuert d'innocens
  auoir esté punis: ie dis sans la coulpe des iuges; et combien en y
  a-il eu, que nous n'auons pas descouuert? Cecy est aduenu de mon
  temps. Certains sont condamnez à la mort pour vn homicide; l'arrest
  sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct,
  les iuges sont aduertis par les officiers d'vne cour subalterne, voisine,
  qu'ils tiennent quelques prisonniers, lesquels aduoüent disertement
  cet homicide, et apportent à tout ce faict, vne lumiere indubitable.
  On delibere, si pourtant on doit interrompre et differer
  l'execution de l'arrest donné contre les premiers. On considere la
  nouuelleté de l'exemple, et sa consequence, pour accrocher les
  iugemens: Que la condemnation est iuridiquement passée; les iuges
  priuez de repentance. Somme, ces pauures diables sont consacrez
  aux formules de la iustice. Philippus, ou quelque autre, prouueut
  à vn pareil inconuenient, en cette maniere. Il auoit condamné
  en grosses amendes, vn homme enuers vn autre, par vn iugement
  resolu. La verité se descouurant quelque temps apres, il se trouua
  qu'il auoit iniquement iugé. D'vn costé estoit la raison de la cause:
  de l'autre costé la raison des formes iudiciaires. Il satisfit aucunement
  à toutes les deux, laissant en son estat la sentence, et recompensant
  de sa bourse, l'interest du condamné. Mais il auoit affaire
  à vn accident reparable; les miens furent pendus irreparablement.
  Combien ay-ie veu de condemnations, plus crimineuses que le
  crime?   Tout cecy me faict souuenir de ces anciennes opinions:
  Qu'il est force de faire tort en detail, qui veut faire droict en gros;
  et iniustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire iustice
  és grandes: Que l'humaine iustice est formée au modelle de la medecine,
  selon laquelle, tout ce qui est vtile est aussi iuste et honneste.
  Et de ce que tiennent les Stoïciens, que Nature mesme procede
  contre iustice, en la plus-part de ses ouurages. Et de ce que
  tiennent les Cyrenaïques, qu'il n'y a rien iuste de soy: que les coustumes
  et loix forment la iustice. Et les Theodoriens, qui trouuent
  iuste au sage le larrecin, le sacrilege, toute sorte de paillardise, s'il
  cognoist qu'elle luy soit profitable. Il n'y a remede. I'en suis là,
  comme Alcibiades, que ie ne me representeray iamais, que ie
  puisse, à homme qui decide de ma teste: où mon honneur, et ma
  vie, depende de l'industrie et soing de mon procureur, plus que
  de mon innocence. Ie me hazarderois à vne telle iustice, qui me
  recogneust du bien faict, comme du mal faict: où i'eusse autant à
  esperer, qu'à craindre. L'indemnité n'est pas monnoye suffisante,
  à vn homme qui faict mieux, que de ne faillir point. Nostre iustice
  ne nous presente que l'vne de ses mains; et encore la gauche.
  Quiconque il soit, il en sort auecques perte.   En la Chine, duquel
  royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des
  nostres, surpassent nos exemples, en plusieurs parties d'excellence:
  et duquel l'histoire m'apprend, combien le monde est plus
  ample et plus diuers, que ny les anciens, ny nous, ne penetrons:
  les officiers deputez par le Prince, pour visiter l'estat de ses prouinces,
  comme ils punissent ceux, qui maluersent en leur charge, ils
  remunerent aussi de pure liberalité, ceux qui s'y sont bien portez
  outre la commune sorte, et outre la necessité de leur deuoir: on
  s'y presente, non pour se garantir seulement, mais pour y acquerir:
  ny simplement pour estre payé, mais pour y estre estrené.

  Nul iuge n'a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme iuge, pour
  quelque cause que ce soit, ou mienne, ou tierce, ou criminelle, ou
  ciuile. Nulle prison m'a receu, non pas seulement pour m'y promener.
  L'imagination m'en rend la veuë mesme du dehors, desplaisante.
  Ie suis si affady apres la liberté, que qui me deffendroit l'accez
  de quelque coin des Indes, i'en viurois aucunement plus mal à
  mon aise. Et tant que ie trouueray terre, ou air ouuert ailleurs, ie
  ne croupiray en lieu, où il me faille cacher. Mon Dieu, que mal
  pourroy-ie souffrir la condition, où ie vois tant de gens, clouez à
  vn quartier de ce royaume, priuez de l'entrée des villes principales,
  et des courts, et de l'vsage des chemins publics, pour auoir querellé
  nos loix. Si celles que ie sers, me menassoient seulement le bout
  du doigt, ie m'en irois incontinent en trouuer d'autres, où que ce
  fust. Toute ma petite prudence, en ces guerres ciuiles où nous sommes,
  s'employe à ce, qu'elles n'interrompent ma liberté d'aller et
  venir.   Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu'elles
  sont iustes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mystique
  de leur authorité: elles n'en ont point d'autre. Qui bien leur
  sert. Elles sont souuent faictes par des sots. Plus souuent par des
  gens, qui en haine d'equalité ont faute d'equité. Mais tousiours par
  des hommes, autheurs vains et irresolus. Il n'est rien si lourdement,
  et largement fautier, que les loix: ny si ordinairement. Quiconque
  leur obeit par ce qu'elles sont iustes, ne leur obeyt pas iustement
  par où il doit. Les nostres Françoises, prestent aucunement
  la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption,
  qui se voit en leur dispensation, et execution. Le commandement
  est si trouble, et inconstant, qu'il excuse aucunement, et la
  desobeissance, et le vice de l'interpretation, de l'administration, et
  de l'obseruation. Quel que soit donq le fruict que nous pouuons
  auoir de l'experience, à peine seruira beaucoup à nostre institution,
  celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons
  si mal nostre profit, de celle, que nous auons de nous mesme, qui
  nous est plus familiere: et certes suffisante à nous instruire de ce
  qu'il nous faut. Ie m'estudie plus qu'autre subiect. C'est ma metaphysique,
  c'est ma physique.

      _Qua Deus hanc mundi temperet arte domum:
    Qua venit exoriens, qua deficit, vnde coactis
      Cornibus in plenum menstrua luna redit:
    Vnde salo superant venti, quid flamine captet
      Eurus, et in nubes vnde perennis aqua:
    Sit ventura dies mundi quæ subruat arces,

        Quærite quos agitat mundi labor._

  En cette vniuersité, ie me laisse ignoramment et negligemment manier
  à la loy generale du monde. Ie la sçauray assez, quand ie la
  sentiray. Ma science ne luy peut faire changer de routte. Elle ne
  se diuersifiera pas pour moy: c'est folie de l'esperer. Et plus
  grande folie, de s'en mettre en peine: puis qu'elle est necessairement
  semblable, publique, et commune. La bonté et capacité du
  gouuerneur nous doit à pur et à plein descharger du soing de gouuernement.
  Les inquisitions et contemplations philosophiques, ne
  seruent que d'aliment à nostre curiosité. Les philosophes, auec
  grande raison, nous renuoyent aux regles de Nature. Mais elles
  n'ont que faire de si sublime cognoissance. Ils les falsifient, et
  nous presentent son visage peint, trop haut en couleur, et trop sophistiqué:
  d'où naissent tant de diuers pourtraits d'vn subiect si
  vniforme. Comme elle nous a fourny de pieds à marcher, aussi a
  elle de prudence à nous guider en la vie. Prudence non tant ingenieuse,
  robuste et pompeuse, comme celle de leur inuention: mais
  à l'aduenant, facile, quiete et salutaire. Et qui faict tresbien ce que
  l'autre dit: en celuy, qui a l'heur, de sçauoir l'employer naïuement
  et ordonnément: c'est à dire naturellement. Le plus simplement se
  commettre à Nature, c'est s'y commettre le plus sagement. O que
  c'est vn doux et mol cheuet, et sain, que l'ignorance et l'incuriosité,
  à reposer vne teste bien faicte.   I'aymerois mieux m'entendre
  bien en moy, qu'en Ciceron. De l'experience que i'ay de moy,
  ie trouue assez dequoy me faire sage, si i'estoy bon escholier. Qui
  remet en sa memoire l'excez de sa cholere passee, et iusques où
  cette fieure l'emporta, voit la laideur de cette passion, mieux que
  dans Aristote, et en conçoit vne haine plus iuste. Qui se souuient
  des maux qu'il a couru, de ceux qui l'ont menassé, des legeres occasions
  qui l'ont remué d'vn estat à autre, se prepare par là, aux
  mutations futures, et à la recognoissance de sa condition. La vie
  de Cæsar n'a point plus d'exemple, que la nostre pour nous. Et
  emperiere, et populaire: c'est tousiours vne vie, que tous accidents
  humains regardent. Escoutons y seulement: nous nous disons,
  tout ce, dequoy nous auons principalement besoing. Qui se
  souuient de s'estre tant et tant de fois mesconté de son propre iugement:
  est-il pas vn sot, de n'en entrer pour iamais en deffiance?
  Quand ie me trouue conuaincu par la raison d'autruy, d'vne opinion
  fauce; ie n'apprens pas tant, ce qu'il m'a dit de nouueau, et
  cette ignorance particuliere: ce seroit peu d'acquest: comme en
  general i'apprens ma debilité, et la trahison de mon entendement:
  d'où ie tire la reformation de toute la masse. En toutes mes autres
  erreurs, ie fais de mesme: et sens de cette regle grande vtilité à la
  vie. Ie ne regarde pas l'espece et l'indiuidu, comme vne pierre où
  i'aye bronché. I'apprens à craindre mon alleure par tout, et m'attens
  à la regler. D'apprendre qu'on a dit ou fait vne sottise, ce
  n'est rien que cela. Il faut apprendre, qu'on n'est qu'vn sot. Instruction
  bien plus ample, et importante. Les faux pas, que ma memoire
  m'a fait si souuent, lors mesme qu'elle s'asseure le plus de
  soy, ne se sont pas inutilement perduz. Elle a beau me iurer à
  cette heure et m'asseurer: ie secoüe les oreilles: la premiere opposition
  qu'on faict à son tesmoignage, me met en suspens. Et
  n'oserois me fier d'elle, en chose de poix: ny la garentir sur le
  faict d'autruy. Et n'estoit, que ce que ie fay par faute de memoire,
  les autres le font encore plus souuent, par faute de foy, ie prendrois
  tousiours en chose de faict, la verité de la bouche d'vn autre,
  plustost que de la mienne. Si chacun espioit de pres les effects et
  circonstances des passions qui les regentent, comme i'ay faict de
  celle à qui i'estois tombé en partage: il les verroit venir: et rallentiroit
  vn peu leur impetuosité et leur course. Elles ne nous sautent
  pas tousiours au collet d'vn prinsault, il y a de la menasse et
  des degrez.

    _Fluctus vti primó cœpit cùm albescere vento,
    Paulatim sese tollit mare, et altius vndas
    Erigit, inde imo consurgit ad æthera fundo._

  Le iugement tient chez moy vn siege magistral, au moins il s'en efforce
  soigneusement. Il laisse mes appetis aller leur train: et la haine
  et l'amitié, voire et celle que ie me porte à moy mesme, sans s'en alterer
  et corrompre. S'il ne peut reformer les autres parties selon soy,
  au moins ne se laisse il pas difformer à elles: il faict son ieu à part.

  L'aduertissement à chacun de se cognoistre, doit estre d'vn
  important effect, puisque ce Dieu de science et de lumiere le fit
  planter au front de son temple: comme comprenant tout ce
  qu'il auoit à nous conseiller. Platon dict aussi, que prudence n'est
  autre chose, que l'execution de cette ordonnance: et Socrates, le
  verifie par le menu en Xenophon. Les difficultez et l'obscurité, ne
  s'apperçoyuent en chacune science, que par ceux qui y ont entree.
  Car encore faut il quelque degré d'intelligence, à pouuoir remarquer
  qu'on ignore: et faut pousser à vne porte, pour sçauoir
  qu'elle nous est close. D'où naist cette Platonique subtilité, que ny
  ceux qui sçauent, n'ont à s'enquerir, d'autant qu'ils sçauent: ny
  ceux qui ne sçauent, d'autant que pour s'enquerir, il faut sçauoir,
  dequoy on s'enquiert. Ainsin, en cette cy de se cognoistre soy-mesme:
  ce que chacun se voit si resolu et satisfaict, ce que chacun
  y pense estre suffisamment entendu, signifie que chacun n'y entend
  rien du tout, comme Socrates apprend à Euthydeme. Moy, qui ne
  fais autre profession, y trouue vne profondeur et varieté si infinie,
  que mon apprentissage n'a autre fruict, que de me faire sentir,
  combien il me reste à apprendre. A ma foiblesse si souuent recognuë,
  ie dois l'inclination que i'ay à la modestie: à l'obeïssance des
  creances qui me sont prescrites: à vne constante froideur et moderation
  d'opinions: et la haine de cette arrogance importune et
  quereleuse, se croyant et fiant toute à soy, ennemie capitale de discipline
  et de verité. Oyez les regenter. Les premieres sottises qu'ils
  mettent en auant, c'est au style qu'on establit les religions et les
  loix. _Nihil est turpius, quàm cognitioni et perceptioni assertionem
  approbationémque præcurrere._ Aristarchus disoit, qu'anciennement,
  à peine se trouua-il sept sages au monde: et que de son temps à
  peine se trouuoit-il sept ignorans. Aurions nous pas plus de raison
  que luy, de le dire en nostre temps? L'affirmation et l'opiniastreté,
  sont signes exprez de bestise. Cestuy-ci aura donné du nez à terre,
  cent fois pour vn iour: le voyla sur ses ergots, aussi resolu et entier
  que deuant. Vous diriez qu'on luy a infus depuis, quelque nouuelle
  ame, et vigueur d'entendement. Et qu'il luy aduient, comme à
  cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouuelle fermeté, et se
  renforçoit par sa cheute.

                      _Cui cum tetigere parentem,
    Iam defecta vigent renouato robore membra._

  Ce testu indocile, pense-il pas reprendre vn nouuel esprit, pour
  reprendre vne nouuelle dispute? C'est par mon experience, que
  i'accuse l'humaine ignorance. Qui est, à mon aduis, le plus seur
  party de l'escole du monde. Ceux qui ne la veulent conclure en eux,
  par vn si vain exemple que le mien, ou que le leur, qu'ils la recognoissent
  par Socrates, le maistre des maistres. Car le philosophe
  Antisthenes, à ses disciples, Allons, disoit-il, vous et moy ouyr
  Socrates. Là ie seray disciple auec vous. Et soustenant ce dogme,
  de sa secte Stoïque, que la vertu suffisoit à rendre vne vie plainement
  heureuse, et n'ayant besoin de chose quelconque, sinon de la force
  de Socrates, adioustoit-il.   Cette longue attention que i'employe à
  me considerer, me dresse à iuger aussi passablement des autres.
  Et est peu de choses, dequoy ie parle plus heureusement et excusablement.
  Il m'aduient souuent, de voir et distinguer plus exactement
  les conditions de mes amis, qu'ils ne font eux mesmes. I'en
  ay estonné quelqu'vn, par la pertinence de ma description: et l'ay
  aduerty de soy. Pour m'estre dés mon enfance, dressé à mirer ma
  vie dans celle d'autruy, i'ay acquis vne complexion studieuse en
  cela. Et quand i'y pense, ie laisse eschaper autour de moy peu de
  choses qui y seruent: contenances, humeurs, discours. I'estudie
  tout: ce qu'il me faut fuïr, ce qu'il me faut suyure. Ainsin à mes
  amis, ie descouure par leurs productions, leurs inclinations internes.
  Non pour renger cette infinie varieté d'actions si diuerses et si
  descouppees, à certains genres et chapitres, et distribuer distinctement
  mes partages et diuisions, en classes et regions cognuës,

    _Sed neque quàm multæ species, et nomina quæ sint,
    Est numerus._

  Les sçauans parlent, et denotent leurs fantasies, plus specifiquement,
  et par le menu. Moy, qui n'y voy qu'autant que l'vsage m'en
  informe, sans regle, presente generalement les miennes, et à tastons.
  Comme en cecy: Ie prononce ma sentence par articles descousus:
  c'est chose qui ne se peut dire à la fois, et en bloc. La relation,
  et la conformité, ne se trouuent point en telles ames que les
  nostres, basses et communes. La sagesse est vn bastiment solide
  et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque. _Sola
  sapientia in se tota conuersa est._ Ie laisse aux artistes, et ne sçay
  s'ils en viennent à bout, en chose si meslee, si menue et fortuite,
  de renger en bandes, cette infinie diuersité de visages; et arrester
  nostre inconstance, et la mettre par ordre. Non seulement ie trouue
  malaysé, d'attacher nos actions les vnes aux autres: mais chacune
  à part soy, ie trouue malaysé, de la designer proprement, par quelque
  qualité principale: tant elles sont doubles et bigarrees à diuers
  lustres. Ce qu'on remarque pour rare, au Roy de Macedoine, Perseus,
  que son esprit, ne s'attachant à aucune condition, alloit errant
  par tout genre de vie: et representant des mœurs, si essorees et
  vagabondes qu'il n'estoit cogneu ny de luy ny d'autre, quel homme
  ce fust, me semble à peu pres conuenir à tout le monde. Et par
  dessus tous, i'ay veu quelque autre de sa taille, à qui cette conclusion
  s'appliqueroit plus proprement encore, ce croy-ie. Nulle assiette
  moyenne: s'emportant tousiours de l'vn à l'autre extreme, par occasions
  indiuinables: nulle espece de train, sans trauerse, et contrarieté
  merueilleuse: nulle faculté simple: si que le plus vray-semblablement
  qu'on en pourra feindre vn iour, ce sera, qu'il
  affectoit, et estudioit de se rendre cogneu, par estre mescognoissable.
  Il faict besoin d'oreilles bien fortes, pour s'ouyr franchement
  iuger. Et par ce qu'il en est peu, qui le puissent souffrir sans morsure:
  ceux qui se hazardent de l'entreprendre enuers nous, nous
  montrent vn singulier effect d'amitié. Car c'est aimer sainement,
  d'entreprendre à blesser et offencer, pour profiter. Ie trouue rude
  de iuger celuy là, en qui les mauuaises qualitez surpassent les
  bonnes. Platon ordonne trois parties, à qui veut examiner l'ame
  d'vn autre, science, bienueillance, hardiesse.   Quelquefois on me
  demandoit, à quoy i'eusse pensé estre bon, qui se fust aduisé de se
  seruir de moy, pendant que i'en auois l'aage:

    _Dum melior vires sanguis dabat, æmula necdum
    Temporibus geminis canebat sparsa senectus._

  A rien, fis-ie. Et m'excuse volontiers de ne sçauoir faire chose, qui
  m'esclaue à autruy. Mais i'eusse dit ses veritez à mon maistre, et
  eusse contrerollé ses mœurs, s'il eust voulu. Non en gros, par leçons
  scholastiques, que ie ne sçay point, et n'en vois naistre aucune
  vraye reformation, en ceux qui les sçauent. Mais les obseruant pas
  à pas, à toute opportunité: et en iugeant à l'œil, piece à piece,
  simplement et naturellement. Luy faisant voir quel il est en l'opinion
  commune: m'opposant à ses flatteurs. Il n'y a nul de nous,
  qui ne valust moins que les Roys, s'il estoit ainsi continuellement
  corrompu, comme ils sont, de cette canaille de gens. Comment, si
  Alexandre, ce grand et Roy et philosophe, ne peut s'en deffendre?
  I'eusse eu assez de fidelité, de iugement, et de liberté, pour cela.
  Ce seroit vn office sans nom; autrement il perdroit son effect et sa
  grace. Et est vn roolle qui ne peut indifferemment appartenir à
  tous. Car la verité mesme, n'a pas ce priuilege, d'estre employee à
  toute heure, et en toute sorte: son vsage tout noble qu'il est, a
  ses circonscriptions, et limites. Il aduient souuent, comme le monde
  est, qu'on la lasche à l'oreille du Prince, non seulement sans
  fruict, mais dommageablement, et encore iniustement. Et ne me
  fera lon pas accroire, qu'vne sainte remonstrance, ne puisse estre
  appliquee vitieusement: et que l'interest de la substance, ne doyue
  souuent ceder à l'interest de la forme. Ie voudrois à ce mestier,
  vn homme contant de sa fortune,

    _Quod sit, esse velit, nihilque malit:_

  et nay de moyenne fortune. D'autant, que d'vne part, il n'auroit
  point de crainte de toucher viuement et profondement le cœur du
  maistre, pour ne perdre par là, le cours de son auancement. Et
  d'autre part, pour estre d'vne condition moyenne, il auroit plus
  aysee communication à toute sorte de gens. Ie le voudroy à vn
  homme seul: car respandre le priuilege de cette liberté et priuauté
  à plusieurs, engendreroit vne nuisible irreuerence. Ouy, et de celuy
  là, ie requerroy sur tout la fidelité du silence.   Vn Roy n'est pas
  à croire, quand il se vante de sa constance, à attendre le rencontre
  de l'ennemy, pour sa gloire: si pour son profit et amendement, il
  ne peut souffrir la liberté des parolles d'vn amy, qui n'ont autre
  effort, que de luy pincer l'ouye: le reste de leur effect estant en sa
  main. Or il n'est aucune condition d'homme, qui ait si grand besoing,
  que ceux-là, de vrais et libres aduertissemens. Ils soutiennent
  vne vie publique, et ont à agreer à l'opinion de tant de spectateurs,
  que comme on a accoustumé de leur taire tout ce qui les
  diuertit de leur route, ils se trouuent sans le sentir, engagez en la
  haine et detestation de leurs peuples, pour des occasions souuent,
  qu'ils eussent peu euiter, à nul interest de leurs plaisirs mesme,
  qui les en eust aduisez et redressez à temps. Communement leurs
  fauorits regardent à soy, plus qu'au maistre. Et il leur va de bon:
  d'autant qu'à la verité, la plus part des offices de la vraye amitié,
  sont enuers le souuerain, en vn rude et perilleux essay. De maniere,
  qu'il y fait besoin, non seulement de beaucoup d'affection et de franchise,
  mais encore de courage.   En fin, toute cette fricassee que
  ie barbouille ici, n'est qu'vn registre des essais de ma vie: qui est
  pour l'interne santé exemplaire assez, à prendre l'instruction à contrepoil.
  Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir
  d'experience plus vtile que moy: qui la presente pure, nullement
  corrompue et alteree par art, et par opination. L'experience est
  proprement sur son fumier au subiect de la medecine, où la raison
  luy quitte toute la place. Tybere disoit, que quiconque auoit vescu
  vingt ans, se deuoit respondre des choses qui luy estoient nuisibles
  ou salutaires, et se sçauoir conduire sans medecine. Et le pouuoit
  auoir apprins de Socrates: lequel conseillant à ses disciples soigneusement,
  et comme vn tres principal estude, l'estude de leur
  santé, adioustoit, qu'il estoit malaisé, qu'vn homme d'entendement,
  prenant garde à ses exercices à son boire et à son manger, ne discernast
  mieux que tout medecin, ce qui luy estoit bon ou mauuais.
  Si fait la medecine profession d'auoir tousiours l'experience, pour
  touche de son operation. Ainsi Platon auoit raison de dire, que
  pour estre vray medecin, il seroit necessaire que celuy qui l'entreprendroit,
  eust passé par toutes les maladies, qu'il veut guerir, et
  par tous les accidens et circonstances dequoy il doit iuger. C'est
  raison qu'ils prennent la verole, s'ils la veulent sçauoir penser.
  Vrayement ie m'en fierois à celuy là. Car les autres nous guident,
  comme celuy qui peint les mers, les escueils et les ports, estant
  assis, sur sa table, et y faict promener le modele d'vn nauire en
  toute seurté. Iettez-le à l'effect, il ne sçait par où s'y prendre. Ils
  font telle description de nos maux, que faict vn trompette de ville,
  qui crie vn cheual ou vn chien perdu, tel poil, telle hauteur, telle
  oreille: mais presentez le luy, il ne le cognoit pas pourtant. Pour
  Dieu, que la medecine me face vn iour quelque bon et perceptible
  secours, voir comme ie crieray de bonne foy,

    _Tandem efficaci do manus scientiæ!_

  Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé, et l'ame en
  santé, nous promettent beaucoup: mais aussi n'en est-il point, qui
  tiennent moins ce qu'elles promettent. Et en nostre temps, ceux qui
  font profession de ces arts entre nous, en montrent moins les effects
  que tous autres hommes. On peut dire d'eux, pour le plus, qu'ils
  vendent les drogues medecinales: mais qu'ils soient medecins, cela
  ne peut on dire. I'ay assez vescu, pour mettre en comte l'vsage, qui
  m'a conduict si loing. Pour qui en voudra gouster: i'en ay faict
  l'essay, son eschançon. En voyci quelques articles, comme la souuenance
  me les fournira. Ie n'ay point de façon, qui ne soit allee variant
  selon les accidents. Mais i'enregistre celles, que i'ay plus souuent veu
  en train: qui ont eu plus de possession en moy iusqu'à cette heure.

  Ma forme de vie, est pareille en maladie comme en santé:
  mesme lict, mesmes heures, mesmes viandes me seruent, et mesme
  breuuage. Ie n'y adiouste du tout rien, que la moderation du plus
  et du moins, selon ma force et appetit. Ma santé, c'est maintenir
  sans destourbier mon estat accoustumé. Ie voy que la maladie
  m'en desloge d'vn costé: si ie crois les medecins, ils m'en destourneront
  de l'autre: et par fortune, et par art, me voyla hors de ma
  routte. Ie ne crois rien plus certainement que cecy: que ie ne sçauroy
  estre offencé par l'vsage des choses que i'ay si long temps accoustumees.
  C'est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle
  qu'il luy plaist, elle peult tout en cela. C'est le breuuage de Circé,
  qui diuersifie nostre nature, comme bon luy semble. Combien de
  nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la craincte du serein,
  qui nous blesse si apparemment: et nos bateliers et nos paysans
  s'en moquent. Vous faites malade vn Alleman, de le coucher
  sur vn matelas: comme vn Italien sur la plume, et vn François sans
  rideau et sans feu. L'estomach d'vn Espagnol, ne dure pas à nostre
  forme de manger, ny le nostre à boire à la Souysse. Vn Allemand
  me feit plaisir à Auguste, de combattre l'incommodité de nos
  fouyers, par ce mesme argument, dequoy nous nous seruons ordinairement
  à condamner leurs poyles. Car à la verité, cette chaleur
  croupie, et puis la senteur de cette matiere reschauffée, dequoy ils
  sont composez, enteste la plus part de ceux qui n'y sont experimentez:
  moy non. Mais au demeurant, estant cette chaleur egale, constante
  et vniuerselle, sans lueur, sans fumée, sans le vent que l'ouuerture
  de nos cheminées nous apporte, elle a bien par ailleurs,
  dequoy se comparer à la nostre. Que n'imitons nous l'architecture
  Romaine? Car on dit, qu'anciennement, le feu ne se faisoit en leurs
  maisons que par le dehors, et au pied d'icelles: d'où s'inspiroit la
  chaleur à tout le logis, par les tuyaux practiquez dans l'espais du
  mur, lesquels alloient embrassant les lieux qui en deuoient estre
  eschauffez. Ce que i'ay veu clairement signifié, ie ne sçay où, en
  Seneque. Cestuy-cy, m'oyant louër les commoditez, et beautez de
  sa ville: qui le merite certes: commença à me plaindre, dequoy
  i'auois à m'en eslongner. Et des premiers inconueniens qu'il m'allega,
  ce fut la poisanteur de teste, que m'apporteroient les cheminées
  ailleurs. Il auoit ouï faire cette plainte à quelqu'vn, et nous
  l'attachoit, estant priué par l'vsage de l'apperceuoir chez luy.
  Toute chaleur qui vient du feu, m'affoiblit et m'appesantit. Si disoit
  Euenus, que le meilleur condiment de la vie, estoit le feu. Ie prens
  plustost toute autre façon d'eschaper au froid.   Nous craignons
  les vins au bas: en Portugal, cette fumée est en delices, et est le
  breuuage des Princes. En somme, chasque nation a plusieurs coustumes
  et vsances, qui sont non seulement incognues, mais farouches
  et miraculeuses à quelque autre nation. Que ferons nous à ce peuple,
  qui ne fait recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croit
  les hommes s'ils ne sont en liure, ny la verité, si elle n'est d'aage
  competant? Nous mettons en dignité nos sottises, quand nous les
  mettons en moule. Il y a bien pour luy, autre poix, de dire; ie l'ay
  leu: que si vous dictes: ie l'ay ouy dire. Mais moy, qui ne mescrois
  non plus la bouche, que la main des hommes: et qui sçay
  qu'on escript autant indiscretement qu'on parle: et qui estime ce
  siecle, comme vn autre passé, i'allegue aussi volontiers vn mien
  amy, que Aulugelle, et que Macrobe: et ce que i'ay veu, que ce
  qu'ils ont escrit. Et comme ils tiennent de la vertu, qu'elle n'est pas
  plus grande, pour estre plus longue: i'estime de mesme de la verité,
  que pour estre plus vieille, elle n'est pas plus sage. Ie dis souuent
  que c'est pure sottise, qui nous fait courir apres les exemples estrangers
  et scholastiques. Leur fertilité est pareille à cette heure à
  celle du temps d'Homere et de Platon. Mais n'est-ce pas, que nous
  cherchons plus l'honneur de l'allegation, que la verité du discours?
  Comme si c'estoit plus d'emprunter, de la boutique de Vascosan,
  ou de Plantin, nos preuues, que de ce qui se voit en nostre village.
  Ou bien certes, que nous n'auons pas l'esprit, d'esplucher, et faire
  valoir, ce qui se passe deuant nous, et le iuger assez vifuement,
  pour le tirer en exemple. Car si nous disons, que l'authorité nous
  manque, pour donner foy à nostre tesmoignage, nous le disons
  hors de propos. D'autant qu'à mon aduis, des plus ordinaires
  choses, et plus communes, et cognuës, si nous sçauons trouuer leur
  iour, se peuuent former les plus grands miracles de nature, et les
  plus merueilleux exemples, notamment sur le subiect des actions
  humaines.   Or sur mon subiect, laissant les exemples que ie sçay
  par les liures: et ce que dit Aristote d'Andron Argien, qu'il trauersoit
  sans boire les arides sablons de la Lybie: vn Gentil-homme
  qui s'est acquitté dignement de plusieurs charges, disoit où i'estois
  qu'il estoit allé de Madrid à Lisbonne, en plain esté, sans boire. Il
  se porte vigoureusement pour son aage, et n'a rien d'extraordinaire
  en l'vsage de sa vie, que cecy, d'estre deux ou trois mois, voire vn
  an, ce m'a-il dit, sans boire. Il sent de l'alteration, mais il la laisse
  passer: et tient, que c'est vn appetit qui s'alanguit aiséement de
  soy-mesme: et boit plus par caprice, que pour le besoing, ou pour
  le plaisir.   En voicy d'vn autre. Il n'y a pas long temps, que ie
  rencontray l'vn des plus sçauans hommes de France, entre ceux de
  non mediocre fortune, estudiant au coin d'vne sale, qu'on luy auoit
  rembarré de tapisserie: et autour de luy, vn tabut de ses valets,
  plain de licence. Il me dit, et Seneque quasi autant de soy, qu'il
  faisoit son profit de ce tintamarre: comme si battu de ce bruict, il
  se ramenast et reserrast plus en soy, pour la contemplation, et que
  cette tempeste de voix repercutast ses pensées au dedans. Estant
  escholier à Padoüe, il eut son estude si long temps logé à la batterie
  des coches, et du tumulte de la place, qu'il se forma non seulement
  au mespris, mais à l'vsage du bruit, pour le seruice de ses
  estudes. Socrates respondit à Alcibiades, s'estonnant comme il pouuoit
  porter le continuel tintamarre de la teste de sa femme: Comme
  ceux, qui sont accoustumez à l'ordinaire bruit des rouës à puiser de
  l'eau. Ie suis bien au contraire: i'ay l'esprit tendre et facile à prendre
  l'essor. Quand il est empesché à part soy, le moindre bourdonnement
  de mousche l'assassine.   Seneque en sa ieunesse, ayant
  mordu chaudement, à l'exemple de Sextius, de ne manger chose,
  qui eust prins mort, s'en passoit dans vn an, auec plaisir, comme il
  dit. Et s'en deporta seulement, pour n'estre soupçonné, d'emprunter
  cette regle d'aucunes religions nouuelles, qui la semoyent. Il
  print quand et quand des preceptes d'Attalus, de ne se coucher plus
  sur des loudiers, qui enfondrent: et employa iusqu'à la vieillesse
  ceux qui ne cedent point au corps. Ce que l'vsage de son temps, luy
  faict compter à rudesse, le nostre, nous le faict tenir à mollesse.
    Regardez la difference du viure de mes valets à bras, à la mienne:
  les Scythes et les Indes n'ont rien plus eslongné de ma force, et de
  ma forme. Ie sçay, auoir retiré de l'aumosne, des enfans pour m'en
  seruir, qui bien tost apres m'ont quicté et ma cuisine, et leur liurée:
  seulement, pour se rendre à leur premiere vie. Et en trouuay vn,
  amassant depuis, des moules, emmy la voirie, pour son disner, que
  par priere, ny par menasse, ie ne sçeu distraire de la saueur et
  douceur, qu'il trouuoit en l'indigence. Les gueux ont leurs magnificences,
  et leurs voluptez, comme les riches: et, dit-on, leurs dignitez
  et ordres politiques. Ce sont effects de l'accoustumance. Elle
  nous peut duire, non seulement à telle forme qu'il luy plaist (pourtant,
  disent les sages, nous faut-il planter à la meilleure, qu'elle
  nous facilitera incontinent) mais aussi au changement et à la variation:
  qui est le plus noble, et le plus vtile de ses apprentissages.
  La meilleure de mes complexions corporelles, c'est d'estre flexible
  et peu opiniastre. I'ay des inclinations plus propres et ordinaires,
  et plus aggreables, que d'autres. Mais auec bien peu d'effort, ie
  m'en destourne, et me coule aiséement à la façon contraire. Vn
  ieune homme, doit troubler ses regles, pour esueiller sa vigueur: la
  garder de moisir et s'apoltronir. Et n'est train de vie, si sot et si
  debile, que celuy qui se conduict par ordonnance et discipline.

    _Ad primum lapidem vectari cùm placet, hora
    Sumitur ex libro; si prurit frictus ocelli
    Angulus, inspecta genesi collyria quærit._

  Il se reiettera souuent aux excez mesme, s'il m'en croit: autrement,
  la moindre desbauche le ruyne. Il se rend incommode et desaggreable
  en conuersation. La plus contraire qualité à vn honneste homme,
  c'est la delicatesse et obligation à certaine façon particuliere. Et
  elle est particuliere, si elle n'est ployable, et soupple. Il y a de la
  honte, de laisser à faire par impuissance, ou de n'oser, ce qu'on
  voit faire à ses compaignons. Que telles gens gardent leur cuisine.
  Par tout ailleurs, il est indecent: mais à vn homme de guerre, il
  est vitieux et insupportable. Lequel, comme disoit Philopœmen, se
  doit accoustumer à toute diuersité, et inegalité de vie.   Quoy que
  i'aye esté dressé autant qu'on a peu, à la liberté et à l'indifference,
  si est-ce que par nonchalance, m'estant en vieillissant, plus arresté
  sur certaines formes (mon aage est hors d'institution, et n'a desormais
  dequoy regarder ailleurs qu'à se maintenir) la coustume a
  desia sans y penser, imprimé si bien en moy son charactere, en
  certaines choses, que i'appelle excez de m'en despartir. Et sans
  m'essayer, ne puis, ny dormir sur iour, ny faire collation entre les
  repas, ny desieuner, ny m'aller coucher sans grand interualle,
  comme de trois heures, apres le soupper, ny faire des enfans, qu'auant
  le sommeil: ny les faire debout: ny porter ma sueur: ny
  m'abreuuer d'eau pure ou de vin pur: ny me tenir nud teste long
  temps: ny me faire tondre apres disner. Et me passerois autant
  mal-aisément de mes gans, que de ma chemise: et de me lauer à
  l'issuë de table, et à mon leuer: et de ciel et rideaux à mon lict,
  comme de choses bien necessaires. Ie disnerois sans nape: mais à
  l'Alemande sans seruiette blanche, tres-incommodéement. Ie les
  souïlle plus qu'eux et les Italiens ne font: et m'ayde peu de cullier,
  et de fourchete. Ie plains qu'on n'aye suyuy vn train, que i'ay veu
  commencer à l'exemple des Roys: Qu'on nous changeast de seruiette,
  selon les seruices, comme d'assiette. Nous tenons de ce laborieux
  soldat Marius, que vieillissant, il deuint delicat en son boire: et ne
  le prenoit qu'en vne sienne couppe particuliere. Moy ie me laisse
  aller de mesme à certaine forme de verres, et ne boy pas volontiers
  en verre commun. Non plus que d'vne main commune. Tout metail
  m'y desplaist au prix d'vne matiere claire et transparante. Que mes
  yeux y tastent aussi selon leur capacité. Ie dois plusieurs telles mollesses
  à l'vsage. Nature m'a aussi d'autre part apporté les siennes:
  comme de ne soustenir plus deux plains repas en vn iour, sans surcharger
  mon estomach: ny l'abstinence pure de l'vn des repas:
  sans me remplir de vents, assecher ma bouche, estonner mon appetit.
  De m'offenser d'vn long serein. Car depuis quelques années,
  aux couruées de la guerre, quand toute la nuict y court, comme il
  aduient communément, apres cinq ou six heures, l'estomach me
  commence à troubler, auec vehemente douleur de teste: et n'arriue
  point au iour, sans vomir. Comme les autres s'en vont desieuner,
  ie m'en vay dormir: et au partir de là, aussi gay qu'au parauant.
  I'auois tousiours appris, que le serein ne s'espandoit qu'à la naissance
  de la nuict: mais hantant ces années passées familierement,
  et long temps, vn seigneur imbu de cette creance, que le serein est
  plus aspre et dangereux sur l'inclination du soleil, vne heure ou
  deux auant son coucher: lequel il euite songneusement, et mesprise
  celuy de la nuict: il a cuidé m'imprimer, non tant son discours,
  que son sentiment. Quoy, que le doubte mesme, et l'inquisition
  frappe nostre imagination, et nous change? Ceux qui cedent tout à
  coup à ces pentes, attirent l'entiere ruine sur eux. Et plains plusieurs
  Gentils-hommes, qui par la sottise de leurs medecins, se sont
  mis en chartre tous ieunes et entiers. Encores vaudroit-il mieux souffrir
  vn reume, que de perdre pour iamais, par desaccoustumance, le
  commerce de la vie commune, en action de si grand vsage. Fascheuse
  science: qui nous descrie les plus douces heures du iour.
  Estendons nostre possession iusques aux derniers moyens. Le plus
  souuent on s'y durcit, en s'opiniastrant, et corrige lon sa complexion:
  comme fit Cæsar le haut mal, à force de le mespriser et
  corrompre. On se doit adonner aux meilleures regles, mais non pas
  s'y asseruir: si ce n'est à celles, s'il y en a quelqu'vne, ausquelles
  l'obligation et seruitude soit vtile.   Et les Roys et les philosophes
  fientent, et les dames aussi. Les vies publiques se doiuent à la ceremonie:
  la mienne obscure et priuée, iouït de toute dispence naturelle.
  Soldat et Gascon, sont qualitez aussi, vn peu subiettes à
  l'indiscretion. Parquoy, ie diray cecy de cette action: qu'il est besoing
  de la renuoyer à certaines heures, prescriptes et nocturnes,
  et s'y forcer par coustume, et assubiectir, comme i'ay faict. Mais
  non s'assuiectir, comme i'ay faict en vieillissant, au soing de particuliere
  commodité de lieu, et de siege, pour ce seruice: et le rendre
  empeschant par longueur et mollesse. Toutesfois aux plus sales
  offices, est-il pas aucunement excusable, de requerir plus de soing
  et de netteté? _Naturâ homo mundum et elegans animal est._ De toutes
  les actions naturelles, c'est celle, que ie souffre plus mal volontiers
  m'estre interrompue. I'ay veu beaucoup de gens de guerre, incommodez
  du desreiglement de leur ventre. Tandis que le mien et moy,
  ne nous faillions iamais au poinct de nostre assignation: qui est au
  sault du lict, si quelque violente occupation, ou maladie ne nous
  trouble.   Ie ne iuge donc point, comme ie disois, où les malades
  se puissent mettre mieux en seurté, qu'en se tenant coy, dans le
  train de vie, où ils se sont esleuez et nourris. Le changement, quel
  qu'il soit, estonne et blesse. Allez croire que les chastaignes nuisent
  à vn Perigourdin, ou à vn Lucquois: et le laict et le fromage aux
  gens de la montaigne. On leur va ordonnant, vne non seulement
  nouuelle, mais contraire forme de vie. Mutation qu'vn sain ne pourroit
  souffrir. Ordonnez de l'eau à vn Breton de soixante dix ans:
  enfermez dans vne estuue vn homme de marine: deffendez le promener
  à vn laquay Basque: ils les priuent de mouuement et en fin
  d'air et de lumiere.

                          _An viuere tanti est?
    Cogimur à suetis animum suspendere rebus,
        Atque, vt viuamus, viuere desinimus:
    Hos superesse reor, quibus et spirabilis aer,
        Et lux, qua regimur, redditur ipsa grauis._

  S'ils ne font autre bien, ils font aumoins cecy, qu'ils preparent de
  bonne heure les patiens à la mort, leur sapant peu à peu et retranchant
  l'vsage de la vie.   Et sain et malade, ie me suis volontiers
  laissé aller aux appetits qui me pressoient. Ie donne grande authorité
  à mes desirs et propensions. Ie n'ayme point à guarir le mal
  par le mal. Ie hay les remedes qui importunent plus que la maladie.
  D'estre subiect à la colique, et subiect à m'abstenir du plaisir
  de manger des huitres, ce sont deux maux pour vn. Le mal nous
  pinse d'vn costé, la regle de l'autre. Puis-qu'on est au hazard de se
  mesconter, hasardons nous plustost à la suitte du plaisir. Le monde
  faict au rebours, et ne pense rien vtile, qui ne soit penible. La facilité
  luy est suspecte. Mon appetit en plusieurs choses, s'est assez
  heureusement accommodé par soy-mesme, et rangé à la santé de
  mon estomach. L'acrimonie et la pointe des sauces m'agréerent
  estant ieune: mon estomach s'en ennuyant depuis, le goust l'a incontinent
  suyuy. Le vin nuit aux malades: c'est la premiere chose,
  dequoy ma bouche se desgouste, et d'vn degoust inuincible. Quoy
  que ie reçoiue desagreablement, me nuyt; et rien ne me nuyt, que
  ie face auec faim, et allegresse. Ie n'ay iamais receu nuysance d'action,
  qui m'eust esté bien plaisante. Et si ay fait ceder à mon plaisir,
  bien largement, toute conclusion medicinalle. Et me suis ieune,

    _Quem circumcursans huc atque huc sæpe Cupido
        Fulgebat crocina splendidus in tunica,_

  presté autant licentieusement et inconsidérement qu'autre, au desir
  qui me tenoit saisi:

    _Et militaui non sine gloria._

  Plus toutesfois en continuation et en durée, qu'en saillie.

    _Sex me vix memini sustinuisse vices._

  Il y a du malheur certes, et du miracle, à confesser, en quelle foiblesse
  d'ans, ie me rencontray premierement en sa subiection. Ce
  fut bien rencontre: car ce fut long temps auant l'aage de choix et
  de cognoissance. Il ne me souuient point de moy de si loing. Et
  peut on marier ma fortune à celle de Quartilla, qui n'auoit point
  memoire de son fillage.

    _Inde tragus celerésque pili, mirandáque matri
        Barba meæ._

  Les medecins ployent ordinairement auec vtilité, leurs regles, à la
  violence des enuies aspres, qui suruiennent aux malades. Ce grand
  desir ne se peut imaginer, si estranger et vicieux, que Nature ne s'y
  applique. Et puis, combien est-ce de contenter la fantasie? A mon
  opinion cette piece là importe de tout: au moins, au delà de toute
  autre. Les plus griefs et ordinaires maux, sont ceux que la fantasie
  nous charge. Ce mot Espagnol me plaist à plusieurs visages: _Defienda
  me Dios de my._ Ie plains estant malade, dequoy ie n'ay quelque
  desir qui me donne ce contentement de l'assouuir: à peine
  m'en destourneroit la medecine. Autant en fay-ie sain. Ie ne voy
  guere plus qu'esperer et vouloir. C'est pitié d'estre alanguy et affoibly,
  iusques au souhaiter.   L'art de medecine, n'est pas si resolue,
  que nous soyons sans authorité, quoy que nous facions. Elle change
  selon les climats, et selon les Lunes: selon Fernel et selon l'Escale.
  Si vostre medecin ne trouue bon, que vous dormez, que vous
  vsez de vin, ou de telle viande: ne vous chaille: ie vous en trouueray
  vn autre qui ne sera pas de son aduis. La diuersité des arguments
  et opinions medicinales, embrasse toute sorte de formes. Ie
  vis vn miserable malade, creuer et se pasmer d'alteration, pour se
  guarir: et estre moqué depuis par vn autre medecin: condamnant
  ce conseil comme nuisible. Auoit-il pas bien employé sa peine? Il est
  mort freschement de la pierre, vn homme de ce mestier, qui s'estoit
  seruy d'extreme abstinence à combattre son mal: ses compagnons
  disent, qu'au rebours, ce ieusne l'auoit asseché, et luy auoit cuit le
  sable dans les rongnons.   I'ay apperceu qu'aux blesseures, et aux
  maladies, le parler m'esmeut et me nuit, autant que desordre que
  ie face. La voix me couste, et me lasse: car ie l'ay haute et efforcée.
  Si que, quand ie suis venu à entretenir l'oreille des grands,
  d'affaires de poix, ie les ay mis souuent en soing de moderer ma
  voix.   Ce compte merite de me diuertir. Quelqu'vn, en certaine
  eschole Grecque, parloit haut comme moy: le maistre des ceremonies
  luy manda qu'il parlast plus bas: Qu'il m'enuoye, fit-il, le ton
  auquel il veut que ie parle. L'autre luy repliqua, qu'il prinst son ton
  des oreilles de celuy à qui il parloit. C'estoit bien dit, pourueu qu'il
  s'entende: Parlez selon ce que vous auez affaire à vostre auditeur.
  Car si c'est à dire, suffise vous qu'il vous oye: ou, reglez vous par
  luy: ie ne trouue pas que ce fust raison. Le ton et mouuement de la
  voix, a quelque expression, et signification de mon sens: c'est à
  moy à le conduire, pour me representer. Il y a voix pour instruire,
  voix pour flater, ou pour tancer. Ie veux que ma voix non seulement
  arriue à luy, mais à l'auanture qu'elle le frappe, et qu'elle le
  perse. Quand ie mastine mon laquay, d'vn ton aigre et poignant: il
  seroit bon qu'il vinst à me dire: Mon maistre parlez plus doux, ie
  vous oy bien. _Est quædam vox ad auditum accommodata, non magnitudine,
  sed proprietate._ La parole est moitié à celuy qui parle, moitié
  à celuy qui l'escoute. Cestuy-cy se doibt preparer à la receuoir,
  selon le branle qu'elle prend. Comme entre ceux qui ioüent à la
  paume, celuy qui soustient, se desmarche et s'appreste, selon qu'il
  voit remuer celuy qui luy iette le coup, et selon la forme du coup.

  L'experience m'a encores appris cecy, que nous nous perdons
  d'impatience. Les maux ont leur vie, et leurs bornes, leurs maladies
  et leur santé. La constitution des maladies, est formée au patron
  de la constitution des animaux. Elles ont leur fortune limitée
  dès leur naissance: et leurs iours. Qui essaye de les abbreger imperieusement,
  par force, au trauers de leur course, il les allonge et
  multiplie: et les harselle, au lieu de les appaiser. Ie suis de l'aduis
  de Crantor, qu'il ne faut ny obstinéement s'opposer aux maux, et à
  l'estourdi: ny leur succomber de mollesse: mais qu'il leur faut ceder
  naturellement, selon leur condition et la nostre. On doit donner
  passage aux maladies: et ie trouue qu'elles arrestent moins chez
  moy, qui les laisse faire. Et en ay perdu de celles qu'on estime plus
  opiniastres et tenaces, de leur propre decadence: sans ayde et sans
  art, et contre ses regles. Laissons faire vn peu à Nature: elle entend
  mieux ses affaires que nous. Mais vn tel en mourut. Si ferez vous:
  sinon de ce mal là, d'vn autre. Et combien n'ont pas laissé d'en
  mourir, ayants trois medecins à leur cul? L'exemple est vn miroüer
  vague, vniuersel et à tout sens. Si c'est vne medecine voluptueuse,
  acceptez la; c'est tousiours autant de bien present. Ie ne m'arresteray
  ny au nom ny à la couleur, si elle est delicieuse et appetissante.
  Le plaisir est des principales especes du profit. I'ay laissé enuieillir
  et mourir en moy, de mort naturelle, des rheumes; defluxions
  goutteuses; relaxation; battement de cœur; micraines; et autres
  accidens, que i'ay perdu, quand ie m'estois à demy formé à les
  nourrir. On les coniure mieux par courtoisie, que par brauerie. Il
  faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes
  pour vieillir, pour affoiblir, pour estre malades, en despit de toute
  medecine. C'est la premiere leçon, que les Mexicains font à leurs
  enfans; quand au partir du ventre des meres, ils les vont saluant,
  ainsin: Enfant, tu és venu au monde pour endurer: endure, souffre,
  et tais toy. C'est iniustice de se douloir qu'il soit aduenu à
  quelqu'vn, ce qui peut aduenir à chacun. _Indignare si quid in te iniquè
  propriè constitutum est._   Voyez vn vieillart, qui demande à
  Dieu qu'il luy maintienne sa santé entiere et vigoureuse; c'est à
  dire qu'il le remette en ieunesse.

    _Stulte, quid hæc frustra votis puerilibus optas?_

  N'est-ce pas folie? Sa condition ne le porte pas. La goutte, la grauelle,
  l'indigestion, sont symptomes des longues années; comme des
  longs voyages, la chaleur, les pluyes, et les vents. Platon ne croit
  pas, qu'Æsculape se mist en peine, de prouuoir par regimes, à faire
  durer la vie, en vn corps gasté et imbecille: inutile à son pays,
  inutile à sa vacation: et à produire des enfants sains et robustes:
  et ne trouue pas ce soing conuenable à la iustice et prudence diuine,
  qui doit conduire toutes choses à l'vtilité. Mon bon homme,
  c'est faict: on ne vous sçauroit redresser: on vous plastrera pour
  le plus, et estançonnera vn peu, et allongera-lon de quelque heure
  vostre misere.

    _Non secus instantem cupiens fulcire ruinam,
      Diuersis contrà nititur obijcibus,
    Donec certa dies, omni compage soluta,
      Ipsum cum rebus subruat auxilium._

  Il faut apprendre à souffrir, ce qu'on ne peut euiter. Nostre vie est
  composée, comme l'harmonie du monde, de choses contraires, aussi
  de diuers tons, doux et aspres, aigus et plats, mols et graues. Le
  musicien qui n'en aymeroit que les vns, que voudroit il dire? Il faut
  qu'il s'en sçache seruir en commun, et les mesler. Et nous aussi,
  les biens et les maux, qui sont consubstantiels à nostre vie. Nostre
  estre ne peut sans ce meslange; et y est l'vne bande non moins necessaire
  que l'autre. D'essayer à regimber contre la necessité naturelle,
  c'est representer la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire
  à coups de pied auec sa mule.   Ie consulte peu, des alterations,
  que ie sens. Car ces gens icy sont auantageux, quand ils vous tiennent
  à leur misericorde. Ils vous gourmandent les oreilles, de leurs
  prognostiques, et me surprenant autre fois affoibly du mal, m'ont
  iniurieusement traicté de leurs dogmes, et troigne magistrale: me
  menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaine.
  Ie n'en estois abbatu, ny deslogé de ma place, mais i'en estois heurté
  et poussé. Si mon iugement n'en est ny changé, ny troublé: au
  moins il en estoit empesché. C'est tousiours agitation et combat.
  Or ie traicte mon imagination le plus doucement que ie puis; et la
  deschargerois si ie pouuois, de toute peine et contestation. Il la faut
  secourir, et flatter, et pipper qui peut. Mon esprit est propre à cet
  office. Il n'a point faute d'apparences par tout. S'il persuadoit,
  comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaist-il
  vn exemple? Il dict, que c'est pour mon mieux, que i'ay la grauele.
  Que les bastimens de mon aage, ont naturellement à souffrir quelque
  gouttiere. Il est temps qu'ils commencent à se lascher et desmentir.
  C'est vne commune necessité. Et n'eust on pas faict pour
  moy, vn nouueau miracle. Ie paye par là, le loyer deu à la vieillesse;
  et ne sçaurois en auoir meilleur comte. Que la compagnie
  me doit consoler; estant tombé en l'accident le plus ordinaire des
  hommes de mon temps. I'en vois par tout d'affligez de mesme nature
  de mal. Et m'en est la societé honorable, d'autant qu'il se
  prend plus volontiers aux grands: son essence a de la noblesse et
  de la dignité. Que des hommes qui en sont frappez, il en est peu de
  quittes à meilleure raison: et si, il leur couste la peine d'vn facheux
  regime, et la prise ennuieuse, et quotidienne, des drogues
  medecinales. Là où, ie le doy purement à ma bonne fortune. Car
  quelques bouillons communs de l'eringium, et herbe du Turc, que
  deux ou trois fois i'ay aualé, en faueur des dames, qui plus gracieusement
  que mon mal n'est aigre, m'en offroyent la moitié du
  leur, m'ont semblé egalement faciles à prendre, et inutiles en operation.
  Ils ont à payer mille vœux à Æsculape, et autant d'escus à
  leur medecin, de la profluuion de sable aisée et abondante, que ie
  reçoy souuent par le benefice de Nature. La decence mesme de ma
  contenance en compagnie, n'en est pas troublée: et porte mon eau
  dix heures, et aussi long temps qu'vn sain. La crainte de ce mal,
  dit-il, t'effrayoit autresfois, quand il t'estoit incogneu. Les cris et le
  desespoir, de ceux qui l'aigrissent par leur impatience, t'en engendroient
  l'horreur. C'est vn mal, qui te bat les membres, par lesquels
  tu as le plus failly. Tu és homme de conscience:

    _Quæ venit indignè pæna, dolenda venit._

  Regarde ce chastiement; il est bien doux au prix d'autres, et d'vne
  faueur paternelle. Regarde sa tardifueté: il n'incommode et occupe,
  que la saison de ta vie, qui ainsi comme ainsin est mes-huy perdue
  et sterile; ayant faict place à la licence et plaisirs de ta ieunesse,
  comme par composition. La crainte et pitié, que le peuple a de ce
  mal, te sert de matiere de gloire. Qualité, de laquelle si tu as le iugement
  purgé, et en as guery ton discours, tes amis pourtant en
  recognoissent encore quelque teinture en ta complexion. Il y a plaisir
  à ouyr dire de soy: Voyla bien de la force: voila bien de la patience.
  On te voit suer d'ahan, pallir, rougir, trembler, vomir iusques
  au sang, souffrir des contractions et conuulsions estranges,
  degoutter par fois de grosses larmes des yeux, rendre les vrines
  espesses, noires, et effroyables, ou les auoir arrestées par quelque
  pierre espineuse et herissée qui te poinct, et escorche cruellement
  le col de la verge, entretenant cependant les assistans, d'vne contenance
  commune; bouffonant à pauses auec tes gens: tenant ta
  partie en vn discours tendu: excusant de parolle ta douleur, et
  rabbatant de ta souffrance. Te souuient-il de ces gens du temps
  passé, qui recherchoyent les maux auec si grand faim, pour tenir
  leur vertu en haleine, et en exercice? mets le cas que Nature te
  porte, et te pousse à cette glorieuse escole, en laquelle tu ne fusses
  iamais entré de ton gré. Si tu me dis, que c'est vn mal dangereux et
  mortel: quels autres ne le sont? Car c'est vne pipperie medecinale,
  d'en excepter aucuns; qu'ils disent n'aller point de droict fil à la
  mort. Qu'importe, s'ils y vont par accident; et s'ils glissent, et
  gauchissent aisément, vers la voye qui nous y meine? Mais tu ne
  meurs pas de ce que tu es malade: tu meurs de ce que tu es viuant.
  La mort te tue bien, sans le secours de la maladie. Et à d'aucuns,
  les maladies ont esloigné la mort: qui ont plus vescu, de ce
  qu'il leur sembloit s'en aller mourants. Ioint qu'il est, comme des
  playes, aussi des maladies medecinales et salutaires. La colique est
  souuent non moins viuace que vous. Il se voit des hommes, ausquels
  elle a continué depuis leur enfance iusques à leur extreme vieillesse;
  et s'ils ne luy eussent failly de compagnie, elle estoit pour les
  assister plus outre. Vous la tuez plus souuent qu'elle ne vous tue.
  Et quand elle te presenteroit l'image de la mort voisine, seroit-ce
  pas vn bon office, à vn homme de tel aage, de le ramener aux cogitations
  de sa fin? Et qui pis est, tu n'as plus pour quoy guerir.
  Ainsi comme ainsin, au premier jour la commune necessité t'appelle.
  Considere combien artificielement et doucement, elle te desgouste
  de la vie, et desprend du monde: non te forçant, d'vne subiection
  tyrannique, comme tant d'autres maux, que tu vois aux
  vieillards, qui les tiennent continuellement entrauez, et sans relasche
  de foiblesses et douleurs: mais par aduertissemens, et instructions
  reprises à interualles; entremeslant des longues pauses de repos,
  comme pour te donner moyen de mediter et repeter sa leçon à
  ton aise. Pour te donner moyen de iuger sainement, et prendre
  party en homme de cœur, elle te presente l'estat de ta condition
  entiere, et en bien et en mal; et en mesme iour, vne vie tres-alegre
  tantost, tantost insupportable. Si tu n'accoles la mort, au moins
  tu luy touches en paume, vne fois le mois. Par où tu as de plus à
  esperer, qu'elle t'attrappera vn iour sans menace. Et qu'estant si
  souuent conduit iusques au port: te fiant d'estre encore aux termes
  accoustumez, on t'aura et ta fiance, passé l'eau vn matin, inopinément.
  On n'a point à se plaindre des maladies, qui partagent loyallement
  le temps auec la santé.   Ie suis obligé à la Fortune, dequoy
  elle m'assaut si souuent de mesme sorte d'armes. Elle m'y
  façonne, et m'y dresse par vsage, m'y durcit et habitue: ie sçay à
  peu pres mes-huy, en quoy i'en dois estre quitte. A faute de memoire
  naturelle, i'en forge de papier. Et comme quelque nouueau
  symptome suruient à mon mal, ie l'escris: d'où il aduient, qu'à
  cette heure, estant quasi passé par toute sorte d'exemples: si quelque
  estonnement me menace: feuilletant ces petits breuets descousus,
  comme des feuilles Sybillines, ie ne faux plus de trouuer où me
  consoler, de quelque prognostique fauorable, en mon experience
  passée. Me sert aussi l'accoustumance, à mieux esperer pour l'aduenir.
  Car la conduicte de ce vuidange, ayant continué si long temps;
  il est à croire, que Nature ne changera point ce train, et n'en aduiendra
  autre pire accident, que celuy que ie sens. En outre; la
  condition de cette maladie n'est point mal aduenante à ma complexion
  prompte et soudaine. Quand elle m'assault mollement, elle
  me faict peur, car c'est pour long temps. Mais naturellement, elle
  a des excez vigoureux et gaillarts. Elle me secouë à outrance, pour
  vn iour ou deux. Mes reins ont duré vn aage, sans alteration; il y
  en a tantost vn autre, qu'ils ont changé d'estat. Les maux ont leur
  periode comme les biens: à l'aduanture est cet accident à sa fin.
  L'aage affoiblit la chaleur de mon estomach; sa digestion en estant
  moins parfaicte, il renuoye cette matiere cruë à mes reins. Pourquoy
  ne pourra estre à certaine reuolution, affoiblie pareillement la
  chaleur de mes reins; si qu'ils ne puissent plus petrifier mon flegme;
  et Nature s'acheminer à prendre quelque autre voye de purgation?
  Les ans m'ont euidemment faict tarir aucuns rheumes. Pourquoy
  ces excremens, qui fournissent de matiere à la graue? Mais est-il
  rien doux, au prix de cette soudaine mutation; quand d'vne douleur
  extreme, ie viens par le vuidange de ma pierre, à recouurer, comme
  d'vn esclair, la belle lumiere de la santé: si libre, et si pleine:
  comme il aduient en noz soudaines et plus aspres coliques? Y a il
  rien en cette douleur soufferte, qu'on puisse contrepoiser au plaisir
  d'vn si prompt amendement? De combien la santé me semble plus
  belle apres la maladie, si voisine et si contigue, que ie les puis recognoistre
  en presence l'vne de l'autre, en leur plus hault appareil:
  où elles se mettent à l'enuy, comme pour se faire teste et contrecarre!
  Tout ainsi que les Stoïciens disent, que les vices sont vtilement
  introduicts, pour donner prix et faire espaule à la vertu: nous
  pouuons dire, auec meilleure raison, et coniecture moins hardie,
  que Nature nous a presté la douleur, pour l'honneur et seruice de
  la volupté et indolence. Lors que Socrates apres qu'on l'eust deschargé
  de ses fers, sentit la friandise de cette demangeaison, que
  leur pesanteur auoit causé en ses iambes: il se resiouit, à considerer
  l'estroitte alliance de la douleur à la volupté: comme elles sont
  associées d'vne liaison necessaire: si qu'à tours, elles se suyuent, et
  entr'engendrent: et s'escrioit au bon Esope, qu'il deust auoir pris,
  de cette consideration, vn corps propre à vne belle fable.   Le pis
  que ie voye aux autres maladies, c'est qu'elles ne sont pas si griefues
  en leur effect, comme elles sont en leur yssue. On est vn an à se
  rauoir, tousiours plein de foiblesse, et de crainte. Il y a tant de hazard,
  et tant de degrez, à se reconduire à sauueté, que ce n'est iamais
  faict. Auant qu'on vous aye deffublé d'vn couurechef, et puis
  d'vne calote, auant qu'on vous aye rendu l'vsage de l'air, et du vin,
  et de vostre femme, et des melons, c'est grand cas si vous n'estes
  recheu en quelque nouuelle misere. Cette-cy a ce priuilege, qu'elle
  s'emporte tout net. Là où les autres laissent tousiours quelque impression,
  et alteration, qui rend le corps susceptible de nouueau
  mal, et se prestent la main les vns aux autres. Ceux là sont excusables,
  qui se contentent de leur possession sur nous, sans l'estendre,
  et sans introduire leur sequele. Mais courtois et gratieux sont ceux,
  de qui le passage nous apporte quelque vtile consequence. Depuis
  ma colique, ie me trouue deschargé d'autres accidens: plus ce me
  semble que ie n'estois auparauant, et n'ay point eu de fiebure depuis.
  I'argumente, que les vomissemens extremes et frequens que ie
  souffre, me purgent: et d'autre costé, mes degoustemens, et les
  ieusnes estranges, que ie passe, digerent mes humeurs peccantes:
  et Nature vuide en ces pierres, ce qu'elle a de superflu et nuysible.
  Qu'on ne me die point, que c'est vne medecine trop cher vendue.
  Car quoy tant de puans breuuages, cauteres, incisions, suées, sedons,
  dietes, et tant de formes de guarir, qui nous apportent souuent
  la mort, pour ne pouuoir soustenir leur violence, et importunité?
  Par ainsi, quand ie suis attaint, ie le prens à medecine:
  quand ie suis exempt, ie le prens à constante et entiere deliurance.

  Voicy encore vne faueur de mon mal, particuliere. C'est qu'à
  peu pres, il faict son ieu à part, et me laisse faire le mien; où il ne
  tient qu'à faute de courage. En sa plus grande esmotion, ie l'ay tenu
  dix heures à cheual. Souffrez seulement, vous n'auez que faire d'autre
  regime. Iouez, disnez, courez, faictes cecy, et faictes encore cela,
  si vous pouuez; vostre desbauche y seruira plus, qu'elle n'y nuira.
  Dictes en autant à vn verolé, à vn goutteux, à vn hernieux. Les autres
  maladies, ont des obligations plus vniuerselles; gehennent bien
  autrement noz actions; troublent tout nostre ordre, et engagent à
  leur consideration, tout l'estat de la vie. Cette-cy ne faict que pinser
  la peau; elle vous laisse l'entendement, et la volonté en vostre
  disposition, et la langue, et les pieds, et les mains. Elle vous esueille
  plustost qu'elle ne vous assoupit. L'ame est frapée de l'ardeur d'vne
  fiebure, et atterrée d'vne epilepsie, et disloquée par vne aspre micraine,
  et en fin estonnée par toutes les maladies qui blessent la
  masse, et les plus nobles parties. Icy, on ne l'attaque point. S'il luy
  va mal, à sa coulpe. Elle se trahit elle mesme, s'abandonne, et se
  desmonte. Il n'y a que les fols qui se laissent persuader, que ce
  corps dur et massif, qui se cuyt en noz rognons, se puisse dissoudre
  par breuuages. Parquoy depuis qu'il est esbranlé, il n'est que de luy
  donner passage, aussi bien le prendra-il.   Ie remarque encore
  cette particuliere commodité, que c'est vn mal, auquel nous auons
  peu à deuiner. Nous sommes dispensez du trouble, auquel les autres
  maux nous iettent, par l'incertitude de leurs causes, et conditions,
  et progrez. Trouble infiniement penible. Nous n'auons que
  faire de consultations et interpretations doctorales: les sens nous
  montrent que c'est, et où c'est.   Par tels argumens, et forts et foibles,
  comme Cicero le mal de sa vieillesse, i'essaye d'endormir et
  amuser mon imagination, et graisser ses playes. Si elles s'empirent
  demain, demain nous y pouruoyrons d'autres eschappatoires. Qu'il
  soit vray. Voicy depuis de nouueau, que les plus legers mouuements
  espreignent le pur sang de mes reins. Quoy pour cela? ie ne
  laisse de me mouuoir comme deuant, et picquer apres mes chiens,
  d'vne iuuenile ardeur, et insolente. Et trouue que i'ay grand raison,
  d'vn si important accident: qui ne me couste qu'vne sourde poisanteur,
  et alteration en cette partie. C'est quelque grosse pierre, qui
  foulle et consomme la substance de mes roignons: et ma vie, que
  ie vuide peu à peu: non sans quelque naturelle douceur, comme vn
  excrement hormais superflu et empeschant. Or sens-ie quelque
  chose qui crousle; ne vous attendez pas que i'aille m'amusant à recognoistre
  mon poux, et mes vrines, pour y prendre quelque preuoyance
  ennuyeuse. Ie seray assez à temps à sentir le mal, sans l'allonger
  par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desia
  de ce qu'il craint. Ioint que la dubitation et ignorance de ceux, qui
  se meslent d'expliquer les ressorts de Nature, et ses internes progrez:
  et tant de faux prognostiques de leur art: nous doit faire cognoistre,
  qu'ell'a ses moyens infiniment incognuz. Il y a grande
  incertitude, varieté et obscurité, de ce qu'elle nous promet ou menace.
  Sauf la vieillesse, qui est vn signe indubitable de l'approche
  de la mort: de tous les autres accidents, ie voy peu de signes de
  l'aduenir, surquoy nous ayons à fonder nostre diuination. Ie ne me
  iuge que par vray sentiment, non par discours. A quoy faire? puisque
  ie n'y veux apporter que l'attente et la patience. Voulez vous
  sçauoir combien ie gaigne à cela? Regardez ceux qui font autrement,
  et qui dependent de tant de diuerses persuasions et conseils:
  combien souuent l'imagination les presse sans le corps. I'ay maintesfois
  prins plaisir estant en seurté, et deliure de ces accidens
  dangereux, de les communiquer aux medecins, comme naissans lors
  en moy. Ie souffrois l'arrest de leurs horribles conclusions, bien à
  mon aise; et en demeurois de tant plus obligé à Dieu de sa grace,
  et mieux instruict de la vanité de cet art.   Il n'est rien qu'on
  doiue tant recommander à la ieunesse, que l'actiueté et la vigilance.
  Nostre vie, n'est que mouuement. Ie m'esbransle difficilement,
  et suis tardif par tout: à me leuer, à me coucher, et mes
  repas. C'est matin pour moy que sept heures: et où ie gouuerne,
  ie ne disne, ny auant onze, ny ne souppe, qu'apres six heures. I'ay
  autrefois attribué la cause des fiebures, et maladies où ie suis
  tombé, à la pesanteur et assoupissement, que le long sommeil
  m'auoit apporté. Et me suis tousiours repenty de me rendormir le
  matin. Platon veut plus de mal à l'excés du dormir, qu'à l'excés du
  boire. I'ayme à coucher dur, et seul; voire sans femme, à la royalle:
  vn peu bien couuert. On ne bassine iamais mon lict; mais depuis la
  vieillesse, on me donne quand i'en ay besoing, des draps, à eschauffer
  les pieds et l'estomach. On trouuoit à redire au grand Scipion,
  d'estre dormart, non à mon aduis pour autre raison, sinon qu'il
  faschoit aux hommes, qu'en luy seul, il n'y eust aucune chose à redire.
  Si i'ay quelque curiosité en mon traictement, c'est plustost au
  coucher qu'à autre chose; mais ie cede et m'accommode en general,
  autant que tout autre, à la necessité. Le dormir a occupé vne
  grande partie de ma vie: et le continuë encores en cet aage, huict
  ou neuf heures, d'vne haleine. Ie me retire auec vtilité, de cette
  propension paresseuse: et en vaulx euidemment mieux. Ie sens vn
  peu le coup de la mutation: mais c'est faict en trois iours. Et n'en
  voy gueres, qui viue à moins, quand il est besoin: et qui s'exerce
  plus constamment, ny à qui les coruées poisent moins. Mon corps est
  capable d'vne agitation ferme; mais non pas vehemente et soudaine.
  Ie fuis meshuy, les exercices violents, et qui me meinent à la sueur:
  mes membres se lassent auant qu'ils s'eschauffent. Ie me tiens debout,
  tout le long d'vn iour, et ne m'ennuye point à me promener.
  Mais sur le paué, depuis mon premier aage, ie n'ay aymé d'aller qu'à
  cheual. A pied, ie me crotte iusques aux fesses: et les petites gens,
  sont subiects par ces ruës, à estre chocquez et coudoyez à faute
  d'apparence. Et ay aymé à me reposer, soit couché, soit assis, les
  iambes autant ou plus haultes que le siege.   Il n'est occupation
  plaisante comme la militaire: occupation et noble en execution (car
  la plus forte, genereuse, et superbe de toutes les vertus, est la vaillance)
  et noble en sa cause. Il n'est point d'vtilité, ny plus iuste, ny
  plus vniuerselle, que la protection du repos, et grandeur de son pays.
  La compagnie de tant d'hommes vous plaist, nobles, ieunes, actifs:
  la veuë ordinaire de tant de spectacles tragiques: la liberté de cette
  conuersation, sans art, et vne façon de vie, masle et sans ceremonie:
  la varieté de mille actions diuerses: cette courageuse harmonie
  de la musique guerriere, qui vous entretient et eschauffe, et les
  oreilles, et l'ame: l'honneur de cet exercice: son aspreté mesme et
  sa difficulté, que Platon estime si peu, qu'en sa republique il en
  faict part aux femmes et aux enfants. Vous vous conuiez aux rolles,
  et hazards particuliers, selon que vous iugez de leur esclat, et de
  leur importance: soldat volontaire: et voyez quand la vie mesme y
  est excusablement employée,

    _Pulchrùmque mori succurrit in armis._

  De craindre les hazards communs, qui regardent vne si grande
  presse; de n'oser ce que tant de sortes d'ames osent, et tout vn
  peuple, c'est à faire à vn cœur mol, et bas outre mesure. La compagnie
  asseure iusques aux enfans. Si d'autres vous surpassent en
  science, en grace, en force, en fortune; vous auez des causes tierces,
  à qui vous en prendre; mais de leur ceder en fermeté d'ame, vous
  n'auez à vous en prendre qu'à vous. La mort est plus abiecte, plus
  languissante, et penible dans vn lict, qu'en vn combat: les fiebures
  et les caterrhes, autant douloureux et mortels, qu'vne harquebuzade.
  Qui seroit faict, à porter valeureusement, les accidens de la vie
  commune, n'auroit point à grossir son courage, pour se rendre gendarme.
  _Viuere, mi Lucilli, militare est._   Il ne me souuient point
  de m'estre iamais veu galleux. Si est la gratterie, des gratifications
  de Nature les plus douces, et autant à main. Mais ell'a la penitence
  trop importunément voisine. Ie l'exerce plus aux oreilles, que i'ay
  au dedans pruantes, par secousses.   Ie suis nay de tous les sens,
  entiers quasi à la perfection. Mon estomach est commodément bon,
  comme est ma teste: et le plus souuent, se maintiennent au trauers
  de mes fiebures, et aussi mon haleine. I'ay outrepassé l'aage auquel
  des nations, non sans occasion, auoient prescript vne si iuste fin à
  la vie, qu'elles ne permettoyent point qu'on l'excedast. Si ay-ie encore
  des remises: quoy qu'inconstantes et courtes, si nettes, qu'il y
  a peu à dire de la santé et indolence de ma ieunesse. Ie ne parle
  pas de la vigueur et allegresse: ce n'est pas raison qu'elle me suyue
  hors ses limites:

    _Non hoc amplius est liminis, aut aquæ
            Cœlestis, patiens latus._

  Mon visage et mes yeux me descouurent incontinent. Tous mes changemens
  commencent par là: et vn peu plus aigres, qu'ils ne sont en
  effect. Ie fais souuent pitié à mes amis, auant que i'en sente la cause.
  Mon miroüer ne m'estonne pas: car en la ieunesse mesme, il m'est
  aduenu plus d'vne fois, de chausser ainsin vn teinct, et vn port
  trouble, et de mauuais prognostique, sans grand accident: en maniere
  que les medecins, qui ne trouuoyent au dedans cause qui respondist
  à cette alteration externe, l'attribuoient à l'esprit, et à quelque
  passion secrette, qui me rongeast au dedans. Ils se trompoyent.
  Si le corps se gouuernoit autant selon moy, que faict l'ame, nous
  marcherions vn peu plus à nostre aise. Ie l'auois lors, non seulement
  exempte de trouble, mais encore pleine de satisfaction, et de
  feste: comme elle est le plus ordinairement: moytié de sa complexion,
  moytié de son dessein:

    _Nec vitiant artus ægræ contagia mentis._

  Ie tiens, que cette sienne temperature, a releué maintesfois le corps
  de ses cheutes. Il est souuent abbatu; que si elle n'est eniouée, elle
  est au moins en estat tranquille et reposé. I'euz la fiebure quarte,
  quatre ou cinq mois, qui m'auoit tout desuisagé: l'esprit alla tousiours
  non paisiblement, mais plaisamment. Si la douleur est hors
  de moy, l'affoiblissement et langueur ne m'attristent guere. Ie vois
  plusieurs deffaillances corporelles, qui font horreur seulement à
  nommer, que ie craindrois moins que mille passions d'esprit que ie
  vois en vsage. Ie prens party de ne plus courre, c'est assez que ie
  me traine; ny ne me plains de la decadance naturelle qui me tient,

    _Quis tumidum guttur miratur in Alpibus?_

  Non plus, que ie ne regrette, que ma durée ne soit aussi longue et
  entiere que celle d'vn chesne.   Ie n'ay point à me plaindre de
  mon imagination: i'ay eu peu de pensées en ma vie qui m'ayent
  seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n'ont esté
  du desir, qui m'esueillast sans m'affliger. Ie songe peu souuent; et
  lors c'est des choses fantastiques et des chimeres, produictes communément
  de pensées plaisantes: plutost ridicules que tristes. Et
  tiens qu'il est vray, que les songes sont loyaux interpretes de noz
  inclinations; mais il y a de l'art à les assortir et entendre.

    _Res quæ in vita vsurpant homines, cogitant, curant, vident,
    Quæque agunt vigilantes, agitántque, ea sicut in somno accidunt,
    Minus mirandum est._

  Platon dit dauantage, que c'est l'office de la prudence d'en tirer
  des instructions diuinatrices pour l'aduenir. Ie ne voy rien à cela,
  sinon les merueilleuses experiences, que Socrates, Xenophon, Aristote
  en recitent, personnages d'authorité irreprochable. Les histoires
  disent, que les Atlantes ne songent iamais: qui ne mangent
  aussi rien, qui aye prins mort. Ce que i'adiouste, d'autant que c'est
  à l'aduenture l'occasion, pourquoy ils ne songent point. Car Pythagoras
  ordonnoit certaine preparation de nourriture, pour faire les
  songes à propos. Les miens sont tendres: et ne m'apportent aucune
  agitation de corps, ny expression de voix. I'ay veu plusieurs de
  mon temps, en estre merueilleusement agitez. Theon le philosophe,
  se promenoit, en songeant: et le valet de Pericles sur les tuilles
  mesmes et faiste de la maison.   Ie ne choisis guere à table; et me
  prens à la premiere chose et plus voisine: et me remue mal volontiers
  d'vn goust à vn autre. La presse des plats, et des seruices me
  desplaist, autant qu'autre presse. Ie me contente aisément de peu
  de mets; et hay l'opinion de Fauorinus, qu'en vn festin, il faut
  qu'on vous desrobe la viande où vous prenez appetit, et qu'on vous
  en substitue tousiours vne nouuelle: et que c'est vn miserable
  soupper, si on n'a saoullé les assistans de crouppions de diuers
  oyseaux; et que le seul bequefigue merite qu'on le mange entier.
  I'vse familierement de viandes sallées; si ayme-ie mieux le pain
  sans sel. Et mon boulanger chez moy, n'en sert pas d'autre pour ma
  table, contre l'vsage du pays. On a eu en mon enfance principalement
  à corriger, le refus, que ie faisois des choses que communément on
  ayme le mieux, en cet aage; succres, confitures, pieces de four.
  Mon gouuerneur combatit cette hayne de viandes delicates, comme
  vne espece de delicatesse. Aussi n'est elle autre chose, que difficulté
  de goust, où qu'il s'applique. Qui oste à vn enfant, certaine particuliere
  et obstinée affection au pain bis, et au lard, ou à l'ail, il
  luy oste la friandise. Il en est, qui font les laborieux, et les patiens
  pour regretter le bœuf, et le iambon, parmy les perdris. Ils ont bon
  temps: c'est la delicatesse des delicats; c'est le goust d'vne molle
  fortune, qui s'affadit aux choses ordinaires et accoustumées, _Per
  quæ luxuria diuitiarum tædio ludit_. Laisser à faire bonne chere de
  ce qu'vn autre la faict; auoir vn soing curieux de son traictement;
  c'est l'essence de ce vice;

    _Si modica cœnare times olus omne patella._

  Il y a bien vrayement cette difference, qu'il vaut mieux obliger son
  desir, aux choses plus aisées à recouurer; mais c'est tousiours vice
  de s'obliger. I'appellois autresfois, delicat vn mien parent, qui auoit
  desapris en noz galeres, à se seruir de noz licts, et se despouiller
  pour se coucher.   Si i'auois des enfans masles, ie leur desirasse
  volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna (qui n'a de
  moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde)
  m'enuoya dés le berceau, nourrir à vn pauure village des
  siens, et m'y tint autant que ie fus en nourrisse, et encores au
  delà: me dressant à la plus basse et commune façon de viure:
  _Magna pars libertatis est benè moratus venter_. Ne prenez iamais,
  et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture:
  laissez les former à la fortune, souz des loix populaires et
  naturelles: laissez à la coustume, de les dresser à la frugalité et à
  l'austerité; qu'ils ayent plustot à descendre de l'aspreté, qu'à monter
  vers elle. Son humeur visoit encore à vne autre fin. De me rallier
  auec le peuple, et cette condition d'hommes, qui a besoin de
  nostre ayde: et estimoit que ie fusse tenu de regarder plustost,
  vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy, qui me tourne le
  dos. Et fut cette raison, pourquoy aussi il me donna à tenir sur les
  fons, à des personnes de la plus abiecte fortune, pour m'y obliger
  et attacher.   Son dessein n'a pas du tout mal succedé. Ie m'adonne
  volontiers aux petits; soit pour ce qu'il y a plus de gloire:
  soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le
  party que ie condemneray en noz guerres, ie le condemneray plus
  asprement, fleurissant et prospere. Il sera pour me concilier aucunement
  à soy quand ie le verray miserable et accablé. Combien
  volontiers ie considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme
  de Roys de Sparte! Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres
  de sa ville, eut auantage sur Leonidas son pere, elle fit la
  bonne fille: se r'allie auec son pere, en son exil, en sa misere,
  s'opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner? la voila
  changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à
  son mary: lequel elle suiuit par tout, où sa ruine le porta: n'ayant
  ce me semble autre choix, que de se ietter au party, où elle faisoit
  le plus de besoin, et où elle se montroit plus pitoyable. Ie me laisse
  plus naturellement aller apres l'exemple de Flaminius, qui se prestoit
  à ceux qui auoyent besoin de luy, plus qu'à ceux qui luy pouuoient
  bien-faire: que ie ne fais à celuy de Pyrrhus, propre à s'abaisser
  soubs les grands, et à s'enorgueillir sur les petits.   Les
  longues tables m'ennuyent, et me nuisent: car soit pour m'y estre
  accoustumé enfant, à faute de meilleure contenance, ie mange autant
  que i'y suis. Pourtant chez moy, quoy qu'elle soit des courtes,
  ie m'y mets volontiers vn peu apres les autres; sur la forme d'Auguste:
  mais ie ne l'imite pas, en ce qu'il en sortoit aussi auant les
  autres. Au rebours, i'ayme à me reposer long temps apres, et en
  ouyr comter: pourueu que ie ne m'y mesle point; car ie me lasse
  et me blesse de parler, l'estomach plain: autant comme ie trouue
  l'exercice de crier, et contester, auant le repas, tressalubre et plaisant.   Les
  anciens Grecs et Romains auoyent meilleure raison que
  nous, assignans à la nourriture, qui est vne action principale de la
  vie, si autre extraordinaire occupation ne les en diuertissoit, plusieurs
  heures, et la meilleure partie de la nuict: mangeans et beuuans
  moins hastiuement que nous, qui passons en poste toutes noz
  actions: et estendans ce plaisir naturel, à plus de loisir et d'vsage,
  y entresemans diuers offices de conuersation, vtiles et aggreables.

  Ceux qui doiuent auoir soing de moy, pourroyent à bon marché
  me desrober ce qu'ils pensent m'estre nuisible: car en telles choses,
  ie ne desire iamais, ny ne trouue à dire, ce que ie ne vois pas:
  mais aussi de celles qui se presentent, ils perdent leur temps de
  m'en prescher l'abstinence. Si que quand ie veux ieusner, il me
  faut mettre à part des souppeurs; et qu'on me presente iustement,
  autant qu'il est besoin pour vne reglée collation: car si ie me
  mets à table, i'oublie ma resolution. Quand i'ordonne qu'on change
  d'apprest à quelque viande; mes gens sçauent, que c'est à dire, que
  mon appetit est allanguy, et que ie n'y toucheray point. En toutes
  celles qui le peuuent souffrir, ie les ayme peu cuittes. Et les ayme
  fort mortifiées: et iusques à l'alteration de la senteur, en plusieurs.
  Il n'y a que la dureté qui generalement me fasche (de toute
  autre qualité, ie suis aussi nonchalant et souffrant qu'homme que
  i'aye cogneu) si que contre l'humeur commune, entre les poissons
  mesme, il m'aduient d'en trouuer, et de trop frais, et de trop fermes.
  Ce n'est pas la faute de mes dents, que i'ay eu tousiours bonnes
  iusques à l'excellence; et que l'aage ne commence de menasser
  qu'à cette heure. I'ay apprins dés l'enfance, à les frotter de ma
  seruiette, et le matin, et à l'entrée et issuë de la table.   Dieu faict
  grace à ceux à qui il soustrait la vie par le menu. C'est le seul
  benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d'autant moins
  plaine et nuisible: elle ne tuera plus qu'vn demy, ou vn quart
  d'homme. Voila vne dent qui me vient de choir, sans douleur, sans
  effort: c'estoit le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon
  estre, et plusieurs autres, sont desia mortes, autres demy mortes,
  des plus actiues, et qui tenoyent le premier rang pendant la vigueur
  de mon aage. C'est ainsi que ie fons, et eschappe à moy. Quelle
  bestise sera-ce à mon entendement, de sentir le sault de cette
  cheute, desia si auancée, comme si elle estoit entiere? Ie ne l'espere
  pas. A la verité, ie reçoy vne principale consolation aux pensées de
  ma mort, qu'elle soit des iustes et naturelles: et que mes-huy ie ne
  puisse en cela, requerir ni esperer de la destinée, faueur qu'illegitime.
  Les hommes se font accroire, qu'ils ont eu autres-fois, comme
  la stature, la vie aussi plus grande. Mais ils se trompent: et Solon,
  qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l'extreme durée à
  soixante et dix ans. Moy qui ay tant adoré et si vniuersellement cet
  αριστον μετρον, du temps passé: et qui ay tant pris pour la plus
  parfaicte, la moyenne mesure: pretendray-ie vne desmesurée et
  prodigieuse vieillesse? Tout ce qui vient au reuers du cours de nature,
  peut estre fascheux: mais ce, qui vient selon elle, doibt estre
  tousiours plaisant. _Omnia, quæ secundum naturam fiunt, sunt habenda
  in bonis._ Par ainsi, dit Platon, la mort, que les playes ou maladies
  apportent, soit violente: mais celle, qui nous surprend, la vieillesse
  nous y conduisant, est de toutes la plus legere, et aucunement delicieuse.
  _Vitam adolescentibus vis aufert, senibus maturitas._ La
  mort se mesle et confond par tout à nostre vie: le declin præoccupe
  son heure, et s'ingere au cours de nostre auancement mesme.
  I'ay des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente cinq ans:
  ie les compare auec celuy d'asteure. Combien de fois, ce n'est plus
  moy: combien est mon image presente plus eslongnée de celles là,
  que de celle de mon trespas. C'est trop abusé de nature, de la tracasser
  si loing, qu'elle soit contrainte de nous quitter: et abandonner
  nostre conduite, nos yeux, nos dens, nos iambes, et le reste, à la
  mercy d'vn secours estranger et mandié: et nous resigner entre les
  mains de l'art, las de nous suyure.   Ie ne suis excessiuement desireux,
  ny de salades, ny de fruits: sauf les melons. Mon pere haïssoit
  toute sorte de sauces, ie les ayme toutes. Le trop manger
  m'empesche: mais par sa qualité, ie n'ay encore cognoissance bien
  certaine, qu'aucune viande me nuise: comme aussi ie ne remarque,
  ny lune plaine, ny basse, ny l'automne du printemps. Il y a des
  mouuemens en nous, inconstans et incognuz. Car des refors, pour
  exemple, ie les ay trouuez premierement commodes, depuis fascheux,
  à present de rechef commodes. En plusieurs choses, ie sens
  mon estomach et mon appetit aller ainsi diuersifiant. I'ay rechangé
  du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc.   Ie suis friand de
  poisson, et fais mes iours gras des maigres: et mes festes des iours
  de ieusne. Ie croy ce qu'aucuns disent, qu'il est de plus aisée digestion
  que la chair. Comme ie fais conscience de manger de la viande,
  le iour de poisson: aussi fait mon goust, de mesler le poisson à la
  chair. Cette diuersité me semble trop eslongnée.   Dés ma ieunesse,
  ie desrobois par fois quelque repas: ou à fin d'esguiser mon
  appetit au lendemain (car comme Epicurus ieusnoit et faisoit des
  repas maigres, pour accoustumer sa volupté à se passer de l'abondance:
  moy au rebours, pour dresser ma volupté, à faire mieux
  son profit, et se seruir plus alaigrement, de l'abondance) ou ie
  ieusnois, pour conseruer ma vigueur au seruice de quelque action
  de corps ou d'esprit: car et l'vn et l'autre, s'apparesse cruellement
  en moy, par la repletion: (et sur tout, ie hay ce sot accouplage,
  d'vne Deesse si saine et si alegre, auec ce petit Dieu indigest et
  roteur, tout bouffy de la fumée de sa liqueur) ou pour guarir mon
  estomach malade: ou pour estre sans compaignie propre. Car ie
  dy comme ce mesme Epicurus, qu'il ne faut pas tant regarder ce
  qu'on mange, qu'auec qui on mange. Et louë Chilon, de n'auoir
  voulu promettre de se trouuer au festin de Periander, auant que
  d'estre informé, qui estoyent les autres conuiez. Il n'est point de si
  doux apprest pour moy, ny de sauce si appetissante, que celle qui
  se tire de la societé. Ie croys qu'il est plus sain, de manger plus
  bellement et moins: et de manger plus souuent. Mais ie veux faire
  valoir l'appetit et la faim: ie n'aurois nul plaisir à trainer à la medecinale,
  trois ou quatre chetifs repas par iour, ainsi contrains.
  Qui m'asseureroit que le goust ouuert, que i'ay ce matin, ie le retrouuasse
  encore à souper? Prenons, sur tout les vieillards: le premier
  temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d'almanachs
  les esperances et les prognostiques. L'extreme fruict de ma
  santé, c'est la volupté: tenons nous à la premiere presente et cognuë.
  I'euite la constance en ces loix de ieusne. Qui veut qu'vne
  forme luy serue, fuye à la continuer: nous nous y durcissons, nos
  forces s'y endorment: six mois apres, vous y aurez si bien acoquiné
  vostre estomach, que vostre proffit, ce ne sera que d'auoir
  perdu la liberté d'en vser autrement sans dommage.   Ie ne porte
  les iambes, et les cuisses, non plus couuertes en hyuer qu'en esté,
  vn bas de soye tout simple. Ie me suis laissé aller pour le secours
  de mes reumes, à tenir la teste plus chaude, et le ventre, pour ma
  colique. Mes maux s'y habituerent en peu de iours, et desdaignerent
  mes ordinaires prouisions. I'estois monté d'vne coiffe à vn
  couurechef, et d'vn bonnet à vn chapeau double. Les embourreures
  de mon pourpoint, ne me seruent plus que de galbe: ce n'est
  rien: si ie n'y adiouste vne peau de lieure ou de vautour: vne calote
  à ma teste. Suyuez cette gradation, vous irez beau train. Ie
  n'en feray rien. Et me dedirois volontiers du commencement que
  i'y ay donné, si i'osois. Tombez vous en quelque inconuenient nouueau?
  cette reformation ne vous sert plus: vous y estes accoustumé,
  cherchez en vne autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent
  empestrer à des regimes contraincts, et s'y astreignent superstitieusement:
  il leur en faut encore, et encore apres, d'autres au delà:
  ce n'est iamais fait.   Pour nos occupations, et le plaisir: il est
  beaucoup plus commode, comme faisoyent les anciens, de perdre le
  disner, et remettre à faire bonne chere à l'heure de la retraicte et
  du repos, sans rompre le iour: ainsi le faisois-ie autresfois. Pour
  la santé, ie trouue depuis par experience au contraire, qu'il vaut
  mieux disner, et que la digestion se faict mieux en veillant. Ie ne
  suis guere subiect à estre alteré ny sain ny malade: i'ay bien volontiers
  lors la bouche seche, mais sans soif. Et communement, ie
  ne bois que du desir qui m'en vient en mangeant, et bien auant
  dans le repas. Ie bois assez bien, pour vn homme de commune
  façon. En esté, et en vn repas appetissant, ie n'outrepasse point
  seulement les limites d'Auguste, qui ne beuuoit que trois fois precisement:
  mais pour n'offenser la regle de Democritus, qui deffendoit
  de s'arrester à quattre, comme à vn nombre mal fortuné,
  ie coule à vn besoing, iusques à cinq: trois demysetiers, enuiron.
  Car les petis verres sont les miens fauoris: et me plaist de les vuider,
  ce que d'autres euitent comme chose mal seante. Ie trempe
  mon vin plus souuent à moitié, par fois au tiers d'eau. Et
  quand ie suis en ma maison, d'vn ancien vsage que son medecin
  ordonnoit à mon pere, et à soy, on mesle celuy qu'il me faut, des
  la sommelerie, deux ou trois heures auant qu'on serue. Ils disent,
  que Cranaus Roy des Atheniens fut inuenteur de cet vsage, de
  tremper le vin: vtilement ou non, i'en ay veu debattre. I'estime
  plus decent et plus sain, que les enfans n'en vsent qu'apres seize ou
  dix-huict ans. La forme de viure plus vsitée et commune, est la
  plus belle. Toute particularité, m'y semble à euiter: et haïrois autant
  vn Aleman qui mist de l'eau au vin, qu'vn François qui le buroit
  pur. L'vsage publiq donne loy à telles choses.   Ie crains vn air
  empesché, et fuys mortellement la fumée: (la premiere reparation
  où ie courus chez moy, ce fut aux cheminées, et aux retraicts, vice
  commun des vieux bastimens, et insupportable) et entre les difficultez
  de la guerre, comte ces espaisses poussieres, dans lesquelles
  on nous tient enterrez au chault, tout le long d'vne iournée. I'ay la
  respiration libre et aysée: et se passent mes morfondements le plus
  souuent sans offence du poulmon, et sans toux.   L'aspreté de
  l'esté m'est plus ennemie que celle de l'hyuer: car outre l'incommodité
  de la chaleur, moins remediable que celle du froid, et outre
  le coup que les rayons du soleil donnent à la teste: mes yeux s'offencent
  de toute lueur esclatante: ie ne sçaurois à cette heure disner
  assiz, vis à vis d'vn feu ardent, et lumineux.   Pour amortir la
  blancheur du papier, au temps que i'auois plus accoustumé de lire,
  ie couchois sur mon liure, vne piece de verre, et m'en trouuois fort
  soulagé. I'ignore iusques à present, l'vsage des lunettes: et vois
  aussi loing, que ie fis onques, et que tout autre. Il est vray, que
  sur le declin du iour, ie commence à sentir du trouble, et de la
  foiblesse à lire: dequoy l'exercice a tousiours trauaillé mes yeux:
  mais sur tout nocturne. Voyla vn pas en arriere: à toute peine sensible.
  Ie reculeray d'vn autre; du second au tiers, du tiers au quart,
  si coïement qu'il me faudra estre aueugle formé, auant que ie sente
  la decadence et vieillesse de ma veuë. Tant les Parques destordent
  artificiellement nostre vie. Si suis-ie en doubte, que mon ouïe marchande
  à s'espaissir: et verrez que ie l'auray demy perdue, que ie
  m'en prendray encore à la voix de ceux qui parlent à moy. Il faut
  bien bander l'ame, pour luy faire sentir, comme elle s'escoule.

  Mon marcher est prompt et ferme: et ne sçay lequel des deux,
  ou l'esprit ou le corps, i'ay arresté plus mal-aisément, en mesme
  poinct. Le prescheur est bien de mes amys, qui oblige mon attention,
  tout vn sermon. Aux lieux de ceremonie, où chacun est si
  bandé en contenance, où i'ay veu les dames tenir leurs yeux mesmes
  si certains, ie ne suis iamais venu à bout, que quelque piece
  des miennes n'extrauague tousiours: encore que i'y sois assis, i'y
  suis peu rassis. Comme la chambriere du Philosophe Chrysippus,
  disoit de son maistre, qu'il n'estoit yure que par les iambes: car il
  auoit cette coustume de les remuer, en quelque assiette qu'il fust:
  et elle le disoit, lors que le vin esmouuant ses compaignons, luy
  n'en sentoit aucune alteration. On a peu dire aussi dés mon enfance,
  que i'auoy de la follie aux pieds, ou de l'argent vif: tant i'y
  ay de remuement et d'inconstance naturelle, en quelque lieu, que
  ie les place.   C'est indecence, outre ce qu'il nuit à la santé, voire
  et au plaisir, de manger gouluement, comme ie fais. Ie mors souuent
  ma langue, par fois mes doigts, de hastiueté. Diogenes, rencontrant
  vn enfant qui mangeoit ainsin, en donna vn soufflet à son
  precepteur. Il y auoit des hommes à Rome, qui enseignoyent à
  mascher, comme à marcher, de bonne grace. I'en pers le loisir de
  parler, qui est vn si doux assaisonnement des tables, pourueu que
  ce soyent des propos de mesme, plaisans et courts.   Il y a de la
  ialousie et enuie entre nos plaisirs, ils se choquent et empeschent
  l'vn l'autre. Alcibiades, homme bien entendu à faire bonne chere,
  chassoit la musique mesme des tables, pour qu'elle ne troublast la
  douceur des deuis, par la raison, que Platon luy preste. Que c'est
  vn vsage d'hommes populaires, d'appeller des ioüeurs d'instruments
  et des chantres aux festins, à faute de bons discours et aggreables
  entretiens, dequoy les gens d'entendement sçauent s'entrefestoyer.
  Varro demande cecy au conuiue: l'assemblée de personnes belles
  de presence, et aggreables de conuersation, qui ne soyent ny muets
  ny bauarts: netteté et delicatesse aux viures, et au lieu: et le
  temps serein. Ce n'est pas vne feste peu artificielle, et peu voluptueuse,
  qu'vn bon traittement de table. Ny les grands chefs de
  guerre, ny les grands philosophes, n'en ont desdaigné l'vsage et la
  science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma memoire,
  que la fortune me rendit de souueraine douceur, en diuers temps
  de mon aage plus fleurissant. Mon estat present m'en forclost. Car
  chacun pour soy y fournit de grace principale, et de saueur, selon
  la bonne trampe de corps et d'ame, en quoy lors il se trouue. Moy
  qui ne manie que terre à terre, hay cette inhumaine sapience, qui
  nous veut rendre desdaigneux et ennemis de la culture du corps.
  I'estime pareille iniustice, de prendre à contre cœur les voluptez
  naturelles, que de les prendre trop à cœur. Xerxes estoit un fat,
  qui enueloppé en toutes les voluptez humaines, alloit proposer prix
  à qui luy en trouueroit d'autres. Mais non guere moins fat est celuy,
  qui retranche celles, que nature luy a trouuées. Il ne les faut
  ny suyure ny fuyr: il les faut receuoir. Ie les reçois vn peu plus
  grassement et gratieusement, et me laisse plus volontiers aller vers
  la pente naturelle. Nous n'auons que faire d'exaggerer leur inanité:
  elle se faict assez sentir, et se produit assez. Mercy à nostre
  esprit maladif, rabat-ioye, qui nous desgouste d'elles, comme de
  soy-mesme. Il traitte et soy, et tout ce qu'il reçoit, tantost auant,
  tantost arriere, selon son estre insatiable, vagabond et versatile:

    _Sincerum est nisi vas, quodcunque infundis, acescit._

  Moy, qui me vente d'embrasser si curieusement les commoditez de
  la vie, et si particulierement: n'y trouue, quand i'y regarde ainsi
  finement, à peu pres que du vent. Mais quoy? nous sommes par
  tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous s'ayme à
  bruire, à s'agiter: et se contente en ses propres offices: sans desirer
  la stabilité, la solidité, qualitez non siennes.   Les plaisirs
  purs de l'imagination, ainsi que les desplaisirs, disent aucuns, sont
  les plus grands: comme l'exprimoit la balance de Critolaüs. Ce
  n'est pas merueille. Elle les compose à sa poste, et se les taille en
  plein drap. I'en voy tous les iours, des exemples insignes, et à l'aduenture
  desirables. Mais moy, d'vne condition mixte, grossier,
  ne puis mordre si à faict, à ce seul obiect, si simple: que ie ne me
  laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents, de la loy humaine
  et generale. Intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels.
  Les philosophes Cyrenaïques veulent, que comme les douleurs,
  aussi les plaisirs corporels soyent plus puissants: et comme
  doubles, et comme plus iustes. Il en est, comme dit Aristote, qui
  d'vne farouche stupidité, en font les desgoustez. I'en cognoy d'autres
  qui par ambition le font. Que ne renoncent ils encore au respirer?
  que ne viuent-ils du leur, et ne refusent la lumiere, de ce
  qu'elle est gratuite: ne leur coutant ny inuention ny vigueur? Que
  Mars, ou Pallas, ou Mercure, les substantent pour voir, au lieu de
  Venus, de Cerez, et de Bacchus. Chercheront ils pas la quadrature
  du cercle, iuchez sur leurs femmes? Ie hay, qu'on nous ordonne
  d'auoir l'esprit aux nues, pendant que nous auons le corps à table.
  Ie ne veux pas que l'esprit s'y clouë, ny qu'il s'y veautre: mais ie
  veux qu'il s'y applique: qu'il s'y see, non qu'il s'y couche. Aristippus
  ne defendoit que le corps, comme si nous n'auions pas d'ame:
  Zenon n'embrassoit que l'ame, comme si nous n'auions pas de
  corps. Touts deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suiuy vne
  philosophie toute en contemplation: Socrates, toute en mœurs et
  en action: Platon en a trouué le temperament entre les deux. Mais
  ils le disent, pour en conter. Et le vray temperament se trouue en
  Socrates; et Platon est plus Socratique, que Pythagorique: et luy
  sied mieux. Quand ie dance, ie dance: quand ie dors, ie dors.
  Voire, et quand ie me promeine solitairement en vn beau verger,
  si mes pensees se sont entretenuës des occurrences estrangeres
  quelque partie du temps: quelque autre partie, ie les rameine à la
  promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moy.

  Nature a maternellement obserué cela, que les actions qu'elle
  nous a enioinctes pour nostre besoing, nous fussent aussi voluptueuses.
  Et nous y conuie, non seulement par la raison: mais aussi
  par l'appetit: c'est iniustice de corrompre ses regles. Quand ie
  vois, et Cæsar, et Alexandre, au plus espaiz de sa grande besongne,
  iouïr si plainement des plaisirs humains et corporels, ie ne dis pas
  que ce soit relascher son ame, ie dis que c'est la roidir: sousmettant
  par vigueur de courage, à l'vsage de la vie ordinaire, ces violentes
  occupations et laborieuses pensées. Sages, s'ils eussent creu,
  que c'estoit là leur ordinaire vocation, cette-cy, l'extraordinaire.
  Nous sommes de grands fols. Il a passé sa vie en oisiueté, disons-nous:
  ie n'ay rien faict d'auiourd'huy. Quoy? auez-vous pas vescu?
  C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos
  occupations. Si on m'eust mis au propre des grands maniements,
  i'eusse montré ce que ie sçauoy faire. Auez vous sceu mediter et
  manier vostre vie? vous auez faict la plus grande besoigne de
  toutes. Pour se montrer et exploicter, nature n'a que faire de fortune.
  Elle se montre egallement en tous estages: et derriere,
  comme sans rideau. Auez-vous sceu composer vos mœurs: vous
  auez bien plus faict que celuy qui a composé des liures. Auez-vous
  sceu prendre du repos: vous auez plus faict, que celuy qui a pris
  des Empires et des villes.   Le glorieux chef-d'œuure de l'homme,
  c'est viure à propos. Toutes autres choses: regner, thesauriser,
  bastir, n'en sont qu'appendicules et adminicules, pour le plus. Ie
  prens plaisir de voir vn general d'armée au pied d'vne breche qu'il
  veut tantost attaquer, se prestant tout entier et deliure, à son disner,
  au deuis, entre ses amis. Et Brutus, ayant le ciel et la terre
  conspirez à l'encontre de luy, et de la liberté Romaine, desrober à
  ses rondes, quelque heure de nuict, pour lire et breueter Polybe en
  toute securité. C'est aux petites ames enseuelies du poix des affaires,
  de ne s'en sçauoir purement desmesler: de ne les sçauoir et
  laisser et reprendre.

        _O fortes peioràque passi
    Mecum sæpe viri, nunc vino pellite curas,
        Cras ingens iterabimus æquor._

  Soit par gosserie, soit à certes, que le vin theologal et Sorbonique
  est passé en prouerbe, et leurs festins: ie trouue que c'est raison,
  qu'ils en disnent d'autant plus commodément et plaisamment,
  qu'ils ont vtilement et serieusement employé la matinée à l'exercice
  de leur eschole. La conscience d'auoir bien dispensé les autres
  heures, est vn iuste et sauoureux condiment des tables. Ainsin ont
  vescu les sages. Et cette inimitable contention à la vertu, qui nous
  estonne en l'vn et l'autre Caton, cette humeur seuere iusques à
  l'importunité, s'est ainsi mollement submise, et pleuë aux loix de
  l'humaine condition, et de Venus et de Bacchus. Suiuant les preceptes
  de leur secte, qui demandent le sage parfaict, autant expert et
  entendu à l'vsage des voluptez qu'en tout autre deuoir de la vie.
  _Cui cor sapiat, ei et sapiat palatus._   Le relaschement et facilité
  honore ce semble à merueilles, et sied mieux à vne ame forte et
  genereuse. Epaminondas n'estimoit pas que de se mesler à la dance
  des garçons de sa ville, de chanter, de sonner, et s'y embesongner
  auec attention, fust chose qui derogeast à l'honneur de ses glorieuses
  victoires, et à la parfaicte reformation des mœurs qui estoit
  en luy. Et parmy tant d'admirables actions de Scipion l'ayeul, personnage
  digne de l'opinion d'vne geniture celeste, il n'est rien qui
  luy donne plus de grace, que de le voir nonchalamment et puerilement
  baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et ioüer à
  cornichon va deuant, le long de la marine auec Lælius. Et s'il faisoit
  mauuais temps, s'amusant et se chatouillant, à representer par
  escript en comedies, les plus populaires et basses actions des
  hommes. Et la teste pleine de cette merueilleuse entreprinse d'Annibal
  et d'Afrique; visitant les escholes en Sicile, et se trouuant aux
  leçons de la philosophie, iusques à en auoir armé les dents de l'aueugle
  enuie de ses ennemis à Rome. Ny chose plus remarquable
  en Socrates, que ce que tout vieil, il trouue le temps de se faire instruire
  à baller, et iouër des instrumens: et le tient pour bien employé.
  Cettuy-cy, s'est veu en ecstase debout, vn iour entier et vne
  nuict, en presence de toute l'armée Grecque, surpris et rauy par
  quelque profonde pensée. Il s'est veu le premier parmy tant de vaillants
  hommes de l'armée, courir au secours d'Alcibiades, accablé
  des ennemis: le couurir de son corps, et le descharger de la presse,
  à viue force d'armes. En la bataille Delienne, releuer et sauuer Xenophon,
  renuersé de son cheual. Et emmy tout le peuple d'Athenes,
  outré, comme luy, d'vn si indigne spectacle, se presenter le premier
  à recourir Theramenes, que les trente tyrans faisoient mener à la
  mort par leurs satellites: et ne desista cette hardie entreprinse,
  qu'à la remontrance de Theramenes mesme: quoy qu'il ne fust
  suiuy que de deux, en tout. Il s'est veu, recherché par vne beauté,
  de laquelle il estoit esprins, maintenir au besoing vne seuere abstinence.
  Il s'est veu continuellement marcher à la guerre, et fouler la
  glace les pieds nuds; porter mesme robbe en hyuer et en esté:
  surmonter tous ses compaignons en patience de trauail, ne manger
  point autrement en festin qu'en son ordinaire. Il s'est veu vingt et
  sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauureté, l'indocilité
  de ses enfants, les griffes de sa femme. Et en fin la calomnie, la
  tyrannie, la prison, les fers, et le venin. Mais cet homme là estoit-il
  conuié de boire à lut par deuoir de ciuilité? c'estoit aussi celuy de
  l'armée, à qui en demeuroit l'aduantage. Et ne refusoit ny à iouër
  aux noisettes auec les enfans, ny à courir auec eux sur vn cheual
  de bois, et y auoit bonne grace: car toutes actions, dit la philosophie,
  sieent egallement bien et honnorent egallement le sage. On a
  dequoy, et ne doit-on iamais se lasser de presenter l'image de ce
  personnage à tous patrons et formes de perfection. Il est fort peu
  d'exemples de vie, pleins et purs. Et faict-on tort à nostre instruction,
  de nous en proposer tous les iours, d'imbecilles et manques:
  à peine bons à vn seul ply: qui nous tirent arriere plustost: corrupteurs
  plustost que correcteurs. Le peuple se trompe: on va bien
  plus facilement par les bouts, où l'extremité sert de borne, d'arrest
  et de guide, que par la voye du milieu large et ouuerte, et selon
  l'art, que selon nature; mais bien moins noblement aussi, et moins
  recommendablement.   La grandeur de l'ame n'est pas tant, tirer
  à mont, et tirer auant, comme sçauoir se ranger et circonscrire.
  Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur,
  à aimer mieux les choses moyennes, que les eminentes. Il n'est rien
  si beau et legitime, que de faire bien l'homme et deuëment. Ny
  science si arduë que de bien sçauoir viure cette vie. Et de nos maladies
  la plus sauuage, c'est mespriser nostre estre.   Qui veut escarter
  son ame, le face hardiment s'il peut, lors que le corps se
  portera mal, pour la descharger de cette contagion. Ailleurs au contraire:
  qu'elle l'assiste et fauorise, et ne refuse point de participer
  à ses naturels plaisirs, et de s'y complaire coniugalement: y apportant,
  si elle est plus sage, la moderation, de peur que par indiscretion,
  ils ne se confondent auec le desplaisir. L'intemperance, est
  peste de la volupté: et la temperance n'est pas son fleau: c'est son
  assaisonnement. Eudoxus, qui en establissoit le souuerain bien, et
  ses compaignons, qui la monterent à si haut prix, la sauourerent en
  sa plus gracieuse douceur, par le moyen de la temperance, qui fut
  en eux singuliere et exemplaire.   I'ordonne à mon ame, de regarder
  et la douleur, et la volupté, de veuë pareillement reglée:
  _eodem enim vitio est effusio animi in lætitia, quo in dolore contractio_:
  et pareillement ferme: mais gayement l'vne, l'autre seuerement.
  Et selon ce qu'elle y peut apporter, autant soigneuse d'en
  esteindre l'vne, que d'estendre l'autre. Le voir sainement les biens,
  tire apres soy le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque
  chose de non euitable, en son tendre commencement: et la volupté
  quelque chose d'euitable en sa fin excessiue. Platon les accouple:
  et veut, que ce soit pareillement l'office de la fortitude combattre à
  l'encontre de la douleur, et à l'encontre des immoderées et charmeresses
  blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines, ausquelles,
  qui puise, d'où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme,
  soit beste, il est bien heureux. La premiere, il la faut prendre par
  medecine et par necessité, plus escharsement: l'autre par soif, mais
  non iusques à l'yuresse. La douleur, la volupté, l'amour, la haine,
  sont les premieres choses, que sent vn enfant: si la raison suruenant
  elles s'appliquent à elle: cela c'est vertu.   I'ay vn dictionaire
  tout à part moy: ie passe le temps, quand il est mauuais
  et incommode; quand il est bon, ie ne le veux pas passer, ie le retaste,
  ie m'y tiens. Il faut courir le mauuais, et se rassoir au bon.
  Cette fraze ordinaire de passe-temps, et de passer le temps, represente
  l'vsage de ces prudentes gens, qui ne pensent point auoir meilleur
  conte de leur vie, que de la couler et eschaper: de la passer,
  gauchir, et autant qu'il est en eux, ignorer et fuir; comme chose de
  qualité ennuyeuse et desdaignable. Mais ie la cognois autre: et la
  trouue, et prisable et commode, voire en son dernier decours, où ie
  la tiens. Et nous l'a nature mise en main, garnie de telles circonstances
  et si fauorables, que nous n'auons à nous plaindre qu'à nous,
  si elle nous presse; et si elle nous eschappe inutilement. _Stulti vita
  ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur._ Ie me compose pourtant
  à la perdre sans regret: mais comme perdable de sa condition,
  non comme moleste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien,
  de ne se desplaire à mourir qu'à ceux, qui se plaisent à viure. Il y a
  du mesnage à la iouyr: ie la iouis au double des autres: car la
  mesure en la iouissance, depend du plus ou moins d'application,
  que nous y prestons. Principalement à cette heure, que i'apperçoy
  la mienne si briefue en temps, ie la veux estendre en poix. Ie veux
  arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie:
  et par la vigueur de l'vsage, compenser la hastiueté de son escoulement.
  A mesure que la possession du viure est plus courte, il me
  la faut rendre plus profonde, et plus pleine.   Les autres sentent
  la douceur d'vn contentement, et de la prosperité: ie la sens ainsi
  qu'eux: mais ce n'est pas en passant et glissant. Si la faut-il estudier,
  sauourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy
  qui nous l'ottroye. Ils iouyssent les autres plaisirs, comme ils font
  celuy du sommeil, sans les cognoistre. A celle fin que le dormir
  mesme ne m'eschappast ainsi stupidement, i'ay autresfois trouué
  bon qu'on me le troublast, afin que ie l'entreuisse. Ie consulte d'vn
  contentement auec moy: ie ne l'escume pas, ie le sonde, et plie ma
  raison à le recueillir, deuenuë chagrigne et desgoustée. Me trouué-ie
  en quelque assiette tranquille, y a il quelque volupté qui me chatouille,
  ie ne la laisse pas friponner aux sens; i'y associe mon ame.
  Non pas pour s'y engager, mais pour s'y agreer; non pas pour s'y
  perdre, mais pour s'y trouuer. Et l'employe de sa part, à se mirer
  dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon heur, et l'amplifier.
  Elle mesure combien c'est qu'elle doit à Dieu, d'estre en repos
  de sa conscience et d'autres passions intestines; d'auoir le corps
  en sa disposition naturelle: iouissant ordonnément et competemment,
  des functions molles et flatteuses, par lesquelles il luy plaist
  compenser de sa grace, les douleurs, dequoy sa iustice nous bat à
  son tour. Combien luy vaut d'estre logee en tel poinct, que où
  qu'elle iette sa veuë, le ciel est calme autour d'elle: nul desir, nulle
  crainte ou doubte, qui luy trouble l'air: aucune difficulté passée,
  presente, future, par dessus laquelle son imagination ne passe sans
  offence. Cette consideration prend grand lustre de la comparaison
  des conditions differentes. Ainsi, ie me propose en mille visages,
  ceux que la fortune, ou que leur propre erreur emporte et tempeste.
  Et encores ceux cy plus pres de moy, qui reçoiuent si laschement,
  et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent
  voirement leur temps; ils outrepassent le present, et ce qu'ils
  possedent, pour seruir à l'esperance, et pour des ombrages et vaines
  images, que la fantasie leur met au deuant,

    _Morte obita quales fama est volitare figuras,
      Aut quæ sopitos deludunt somnia sensus;_

  lesquelles hastent et allongent leur fuitte, à mesme qu'on les suit.
  Le fruict et but de leur poursuitte, c'est poursuiure: comme
  Alexandre disoit que la fin de son trauail, c'estoit trauailler.

    _Nihil actum credens, cùm quid superesset agendum._

  Pour moy donc, i'ayme la vie, et la cultiue, telle qu'il a pleu à
  Dieu nous l'octroyer. Ie ne vay pas desirant, qu'elle eust à dire la
  necessité de boire et de manger. Et me sembleroit faillir non moins
  excusablement, de desirer qu'elle l'eust double. _Sapiens diuitiarum
  naturalium quæsitor acerrimus._ Ny que nous nous substantassions,
  mettans seulement en la bouche vn peu de cette drogue par laquelle
  Epimenides se priuoit d'appetit, et se maintenoit. Ny qu'on
  produisist stupidement des enfans, par les doigts, ou par les talons,
  ains parlant en reuerence, que plustost encores, on les produisist
  voluptueusement, par les doigts, et par les talons. Ny que le corps
  fust sans desir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et
  iniques. I'accepte de bon cœur et recognoissant, ce que nature a
  faict pour moy: et m'en aggree et m'en loue. On faict tort à ce
  grand et tout puissant donneur, de refuser son don, l'annuller et
  desfigurer, tout bon, il a faict tout bon. _Omnia, quæ secundum naturam
  sunt, æstimatione digna sunt._   Des opinions de la philosophie,
  i'embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides: c'est à
  dire les plus humaines, et nostres. Mes discours sont conformément
  à mes mœurs, bas et humbles. Elle faict bien l'enfant à mon gré,
  quand elle se met sur ses ergots, pour nous prescher. Que c'est vne
  farrouche alliance, de marier le diuin auec le terrestre, le raisonnable
  auec le desraisonnable, le seuere à l'indulgent, l'honneste
  au des-honneste. Que la volupté, est qualité brutale, indigne que le
  sage la gouste. Le seul plaisir, qu'il tire de la iouyssance d'vne
  belle ieune espouse, que c'est le plaisir de sa conscience, de faire
  vne action selon l'ordre. Comme de chausser ses bottes pour vne
  vtile cheuauchee. N'eussent ses suyuans, non plus de droit, et de
  nerfs, et de suc, au despucelage de leurs femmes, qu'en a sa leçon.

  Ce n'est pas ce que dit Socrates, son precepteur et le nostre. Il
  prise, comme il doit, la volupté corporelle: mais il prefere celle de
  l'esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de
  varieté, de dignité. Cette cy ne va nullement seule, selon luy; il
  n'est pas si fantastique: mais seulement, premiere. Pour luy, la
  temperance est moderatrice, non aduersaire des voluptez. Nature
  est vn doux guide: mais non pas plus doux, que prudent et iuste.
  _Intrandum est in rerum naturam, et penitus quid ea postulet, peruidendum._
  Ie queste par tout sa piste: nous l'auons confondüe de
  traces artificielles. Et ce souuerain bien Academique, et Peripatetique,
  qui est viure selon icelle: deuient à cette cause difficile à
  borner et expliquer. Et celuy des Stoïciens, voisin à celuy-là, qui est,
  consentir à nature. Est-ce pas erreur, d'estimer aucunes actions
  moins dignes de ce qu'elles sont necessaires? Si ne m'osteront-ils
  pas de la teste, que ce ne soit vn tres-conuenable mariage, du plaisir
  auec la necessité, auec laquelle, dit vn ancien, les Dieux complottent
  tousiours. A quoy faire desmembrons nous en diuorce, vn
  bastiment tissu d'vne si ioincte et fraternelle correspondance? Au
  rebours, renouons le par mutuels offices: que l'esprit esueille et
  viuifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l'esprit,
  et la fixe, _Qui velut summum bonum laudat animæ naturam, et tanquam
  malum naturam carnis accusat, profectò et animam carnaliter
  appetit et carnem carnaliter fugit, quoniam id vanitate sentit humana,
  non veritate diuina_. Il n'y a piece indigne de nostre soing, en
  ce present que Dieu nous a faict: nous en deuons comte iusques à
  vn poil. Et n'est pas vne commission par acquit à l'homme, de conduire
  l'homme selon sa condition. Elle est expresse, naïfue et tres-principale:
  et nous l'a le Createur donnee serieusement et seuerement.
  L'authorité peut seule enuers les communs entendemens: et
  poise plus en langage peregrin. Reschargeons en ce lieu. _Stultitiæ
  proprium quis non dixerit, ignauè et contumaciter facere quæ facienda
  sunt: et alio corpus impellere, alio animum: distrahique inter diuersissimos
  motus?_   Or sus pour voir, faictes vous dire vn iour, les
  amusemens et imaginations, que celuy-là met en sa teste, et pour
  lesquelles il destourne sa pensee d'vn bon repas, et plainct l'heure
  qu'il employe à se nourrir: vous trouuerez qu'il n'y a rien si fade, en
  tous les mets de vostre table, que ce bel entretien de son ame (le plus
  souuent il nous vaudroit mieux dormir tout à faict, que de veiller à
  ce, à quoy nous veillons) et trouuerez que son discours et intentions,
  ne valent pas vostre capirotade. Quand ce seroient les rauissemens
  d'Archimedes mesme, que seroit-ce? Ie ne touche pas icy, et
  ne mesle point à cette marmaille d'hommes que nous sommes, et
  à cette vanité de desirs et cogitations, qui nous diuertissent, ces
  ames venerables, esleuees par ardeur de deuotion et religion, à vne
  constante et conscientieuse meditation des choses diuines, lesquelles
  preoccupans par l'effort d'vne viue et vehemente esperance, l'vsage
  de la nourriture eternelle, but final, et dernier arrest des Chrestiens
  desirs: seul plaisir constant, incorruptible: desdaignent de
  s'attendre à nos necessiteuses commoditez, fluides et ambigues: et
  resignent facilement au corps, le soin et l'vsage, de la pasture sensuelle
  et temporelle. C'est vn estude priuilegé. Entre nous, ce sont
  choses, que i'ay tousiours veuës de singulier accord: les opinions
  supercelestes, et les mœurs sousterraines.   Esope ce grand homme
  vid son maistre qui pissoit en se promenant, Quoy donq, fit-il, nous
  faudra-il chier en courant? Mesnageons le temps, encore nous en
  reste-il beaucoup d'oisif, et mal employé. Nostre esprit n'a volontiers
  pas assez d'autres heures, à faire ses besongnes, sans se desassocier
  du corps en ce peu d'espace qu'il luy faut pour sa necessité. Ils
  veulent se mettre hors d'eux, et eschapper à l'homme. C'est folie:
  au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bestes:
  au lieu de se hausser, ils s'abbattent. Ces humeurs transcendentes
  m'effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne
  m'est facheux à digerer en la vie de Socrates, que ses ecstases et ses
  demoneries. Rien si humain en Platon, que ce pourquoy ils disent,
  qu'on l'appelle diuin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus
  terrestres et basses, qui sont les plus haut montees. Et ie ne trouue
  rien si humble et si mortel en la vie d'Alexandre, que ses fantasies
  autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa
  responce. Il s'estoit coniouy auec luy par lettre, de l'oracle de Iupiter
  Hammon, qui l'auoit logé entre les Dieux. Pour ta consideration,
  i'en suis bien ayse: mais il y a dequoy plaindre les hommes, qui
  auront à viure auec vn homme, et luy obeyr, lequel outrepasse,
  et ne se contente de la mesure d'vn homme. _Diis te minorem quòd
  geris, imperas._ La gentille inscription, dequoy les Atheniens honnorerent
  la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens:

    _D'autant es tu Dieu, comme
    Tu te recognois homme._

  C'est vne absoluë perfection, et comme diuine, de sçauoir iouyr
  loyallement de son estre. Nous cherchons d'autres conditions, pour
  n'entendre l'vsage des nostres: et sortons hors de nous, pour ne
  sçauoir quel il y faict. Si auons nous beau monter sur des eschasses,
  car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos iambes. Et au
  plus esleué throne du monde, si ne sommes nous assis, que sus nostre
  cul. Les plus belles vies, sont à mon gré celles, qui se rangent au
  modelle commun et humain auec ordre: mais sans miracle, sans
  extrauagance. Or la vieillesse a vn peu besoin d'estre traictee plus
  tendrement. Recommandons la à ce Dieu protecteur de santé et de
  sagesse: mais gaye et sociale:

    _Frui paratis et valido mihi,
    Latoe, dones; et precor, integra
    Cum mente, nec turpem senectam
    Degere, nec Cythara carentem._


  FIN DES ESSAIS. (ORIGINAL)



LIVRE SECOND. (TRADUCTION)

(_Suite._)



CHAPITRE XXXVI.

_A quels hommes entre tous donner la prééminence._


Si on me demandait de choisir entre tous les hommes venus à ma
connaissance, je crois possible d'en trouver trois que je placerais
au-dessus de tous les autres.

=Prééminence d'Homère sur les plus grands génies; estime que l'on en
a faite dans tous les temps.=--L'un est Homère, non qu'Aristote ou
Varron, par exemple, n'aient pas été aussi savants que lui, ni encore
que, dans son art même, Virgile ne puisse lui être comparé, je laisse
à juger de ce dernier point à ceux qui les connaissent tous deux; moi,
qui n'en connais qu'un, je ne puis que dire, dans la mesure où je suis
à même de me prononcer, que je ne crois pas que les Muses elles-mêmes
puissent surpasser le poète latin: «_Il chante sur sa lyre savante
des vers pareils à ceux qu'Apollon lui-même module sur la sienne_
(_Properce_).» Toutefois, en jugeant ainsi, ne faudrait-il pas oublier
que c'est surtout d'après Homère que Virgile s'est formé, qu'il l'a
pris pour guide, pour maître d'école, et qu'un seul passage de l'Iliade
a suffi à fournir le sujet et les développements de cette grande et
divine Énéide. Mais ce n'est pas ainsi que je calcule, je tiens compte
des particularités diverses qui font qu'Homère est admirable et presque
au-dessus des conditions humaines; et, en vérité, je m'étonne souvent
que lui, dont le génie a créé et mis en faveur de par le monde un
certain nombre de divinités, n'ait pas été lui-même élevé au rang des
dieux. Il était aveugle, indigent et vivait avant que les sciences
eussent été codifiées et que les observations d'où elles sont nées
eussent acquis de la certitude; il les a, nonobstant, tellement connues
que tous ceux qui, depuis, ont entrepris d'organiser l'administration
d'un état, diriger des guerres, écrire sur la religion, sur la
philosophie, quelle que fût la secte dont il s'agissait, sur les arts,
ont usé de lui comme d'une autorité très sûre par ses connaissances en
toutes choses, et de ses livres comme d'une bibliothèque suffisant à
tout: «_Il nous dit, bien mieux et plus clairement que Chrysippe et
Crantor, ce qui est honnête ou ce qui ne l'est pas; ce qu'il faut faire
et ce qu'il faut éviter_ (_Horace_).» Il est, comme l'exprime un autre:
«_La source intarissable où les poètes viennent tour à tour s'enivrer
des eaux sacrées du Permesse_ (_Ovide_).» Un autre dit: «_Ajoutez-y
les compagnons des Muses, parmi lesquels Homère tient le sceptre_
(_Lucrèce_)»; un autre: «_Source abondante qui a coulé avec profusion
dans les vers de la postérité, fleuve immense divisé en mille petits
ruisseaux; héritage d'un seul, qui profite à tous_ (_Manilius_).»

C'est contre l'ordre de la nature qu'il a produit la meilleure des
œuvres que puisse enfanter l'esprit humain: d'ordinaire toutes
choses à leur naissance sont imparfaites, elles augmentent et se
fortifient au fur et à mesure qu'elles croissent; par lui, la poésie,
dès son enfance, est apparue mûre, accomplie, et avec elle diverses
autres sciences. C'est pour cela qu'on peut le nommer le premier et
le dernier des poètes; parce que, suivant ce beau témoignage que
l'antiquité nous a laissé de lui: «Il n'y a eu personne avant lui qu'il
ait pu imiter et personne après lui n'a pu l'imiter lui-même.» Ses
expressions, suivant Aristote, sont uniques pour peindre le mouvement
et l'action, tous ses mots sont significatifs.--Alexandre le Grand,
ayant remarqué dans les dépouilles de Darius un riche coffret, ordonna
qu'on le lui réservât pour y placer son Homère, disant que c'était
son meilleur et plus fidèle conseiller en art militaire.--«C'est
pour cette même raison, parce qu'il est très bon maître dans les
questions afférentes à la conduite des guerres, disait Cléomène fils
d'Anaxandridas, qu'il est le poète des Lacédémoniens.»--Plutarque lui
décerne également cet éloge bien rare et qui lui est personnel, c'est
qu'«il est le seul auteur au monde, qui n'ait jamais fatigué ni dégoûté
ses lecteurs, auxquels il se montre toujours sous un jour nouveau,
leur apparaissant sans cesse avec des grâces nouvelles».--Alcibiade,
toujours porté aux excentricités, ayant demandé un exemplaire
d'Homère à quelqu'un faisant profession de cultiver les lettres,
lui donna un soufflet parce qu'il n'en avait pas, chose aussi
condamnable, selon lui, qu'un de nos prêtres qui serait trouvé sans
son bréviaire.--Xénophane se plaignait un jour à Hiéron, tyran de
Syracuse, d'être si pauvre qu'il n'avait pas de quoi entretenir deux
serviteurs: «Eh quoi, lui répondit Hiéron, Homère, qui était beaucoup
plus pauvre que toi, en entretient bien plus de dix mille, tout mort
qu'il est.»--Quel hommage rendu à Platon par Panétius, quand il le
nommait «l'Homère des philosophes»!--Outre cela, quelle gloire peut se
comparer à la sienne? Rien n'est plus dans la bouche des hommes que son
nom et ses ouvrages; rien n'est plus connu, rien n'est plus admis que
Troie, Hélène et ses guerres qui peut-être n'ont jamais existé; nos
enfants portent encore des noms qu'il a imaginés il y a plus de trois
mille ans. Qui ne connaît Hector et Achille? Ce ne sont pas seulement
quelques races particulières qui font remonter leur origine aux
personnages qu'il a inventés, la plupart des nations s'en réclament:
Mahomet II, empereur des Turcs, n'écrivait-il pas à notre pape Pie II:
«Je m'étonne que les Italiens se liguent contre moi; ne descendons-nous
pas, vous et moi, des Troyens; et n'avons-nous pas un intérêt commun
à venger le sang d'Hector sur les Grecs? cependant vous les soutenez
contre moi!»--N'est-ce pas une œuvre d'imagination pleine de
noblesse, que celle qui crée une scène sur laquelle rois, peuples et
empereurs vont jouant toujours les mêmes rôles depuis tant de siècles,
et à laquelle l'univers entier sert de théâtre?--Sept villes se sont
disputé laquelle lui a donné naissance: _«Smyrne, Rhodes, Colophon,
Salamine, Chio, Argos et Athènes_ (_Aulu-Gelle_)»; son obscurité même
lui a valu ce regain d'honneur.

=Alexandre le Grand; ses belles actions pendant sa vie si courte; il
est préférable à César.=--Le second de ces trois hommes supérieurs,
c'est Alexandre le Grand. Considérez en effet à quel âge il a commencé
ses conquêtes; le peu de moyens dont il disposait pour une si glorieuse
entreprise; l'autorité qu'il sut acquérir, encore adolescent, sur ces
capitaines qui le suivaient et qui étaient les plus grands et les
plus expérimentés qu'il y eût au monde; les succès extraordinaires
dont la fortune favorisa et gratifia ses exploits, parmi lesquels
s'en trouvèrent de si hasardeux, pour ne pas dire téméraires: «_Il
renversait tout ce qui faisait obstacle à son ambition et aimait à
s'ouvrir un chemin à travers les ruines_ (_Lucain_).» Quelle grandeur
d'avoir, à l'âge de trente-trois ans, parcouru en vainqueur toute la
terre habitée à cette époque, et, dans une moitié de vie humaine, être
parvenu au plus haut degré auquel peuvent atteindre tous les efforts
de l'homme; si bien, que vous ne pouvez imaginer ce qui serait arrivé,
si cette existence eût eu une durée normale et, si se prolongeant
jusqu'au terme qui lui est d'ordinaire assigné, sa valeur et sa fortune
étaient allées croissant sans cesse. N'est-ce pas déjà quelque chose
au-dessus de ce qu'il est donné à l'homme d'accomplir, que d'avoir
fait ses soldats souches de tant de maisons royales; d'avoir laissé à
sa mort le monde en partage à quatre successeurs simples capitaines
de son armée, dont les descendants se sont si longtemps maintenus
sur leurs trônes?--Que de vertus de premier ordre étaient en lui:
justice, tempérance, générosité, fidélité à sa parole, amour pour
les siens, humanité vis-à-vis des vaincus! Ses mœurs semblent en
vérité n'avoir été entachées d'aucun reproche, et quelques-uns de ses
actes personnels ont été extraordinaires et se voient rarement. Mais
il est impossible de conduire des masses pareilles en de semblables
circonstances, sans jamais s'écarter des règles de la justice; et
les gens qui, comme lui, en ont la charge, sont à juger d'une façon
générale, d'après l'idée maîtresse qui a présidé à leurs actions.
Malgré cela, la ruine de Thèbes, les meurtres de Ménandre et du médecin
d'Héphestion, de tant de prisonniers perses mis à mort à la fois; de
cette troupe de soldats indiens, envers lesquels sa parole avait été
engagée; des Cosséiens, dont on extermina jusqu'aux enfants en bas
âge, sont des mouvements d'égarement qui s'excusent mal. Pour ce qui
est du meurtre de Clitus, la réparation en a dépassé la faute, et ce
fait témoigne, autant que tout autre, de la bonté excessive qui était
le fond de son caractère auquel, par tempérament, il était porté à
s'abandonner; c'est avec autant d'esprit que de vérité qu'on a dit de
lui qu'«il tenait ses vertus de la nature et ses vices de la fortune».
Il aimait un peu trop la louange, et était un peu trop sensible à la
critique; ses armes, les mangeoires et les mors de ses chevaux semés
dans les Indes, tout cela semble pouvoir être excusé par son âge et
son étrange prospérité.--Considérez aussi ses qualités militaires si
nombreuses: sa diligence, sa prévoyance, sa patience, son respect de
la discipline, sa sagacité, sa magnanimité, sa décision, son bonheur
qui en ont fait le premier des hommes de guerre, lors même qu'Annibal,
avec l'autorité qui s'attache à lui, ne l'eût lui-même proclamé tel;
considérez sa beauté exceptionnelle et ses qualités physiques qui
dépassaient tout ce qu'on pouvait imaginer, son port et son maintien
qui commandaient le respect, alors que son visage apparaissait jeune,
vermeil et flamboyant, «_semblable à l'astre brillant du matin, astre
que Vénus chérit entre tous les feux du firmament, lorsque, baigné des
eaux de l'Océan, il s'élève majestueux et dissipe les ténèbres de la
nuit_ (_Virgile_)»; son savoir et sa capacité qui embrassaient tout; la
durée et la grandeur de sa gloire pure, nette, sans tache, que l'envie
n'a pas effleurée; que longtemps après sa mort, une foi superstitieuse
voulait que ses médailles portassent bonheur à ceux qui les avaient
sur eux; que ses hauts faits ont été rapportés par plus de rois et de
princes qu'il n'y a d'historiens pour reproduire ceux de tout autre
grand de la terre quel qu'il soit; enfin, qu'encore maintenant, les
Mahométans, qui méprisent toutes les légendes, acceptent et honorent
la sienne, faisant exception pour lui seul.--Tout cela, dans son
ensemble, amène à reconnaître que j'ai raison de le préférer même à
César, qui seul pouvait me faire hésiter dans le choix que j'ai fait;
car on ne peut nier que la personnalité de celui-ci a eu plus de part
dans ses exploits, tandis qu'Alexandre dans les siens doit davantage à
la fortune; égaux sous bien des rapports, César l'emporte peut-être à
certains égards. Ce furent deux incendies, deux torrents qui, en des
contrées diverses, ravagèrent le monde: «_Tels des feux allumés en
différents points d'une forêt pleine de broussailles et de lauriers
secs et pétillants, ou tels des torrents qui tombent avec fracas du
haut des montagnes et courent en bouillonnant à la mer, après avoir
tout dévasté sur leur passage_ (_Virgile_).» Mais en admettant même
que César ait apporté plus de modération dans son ambition, elle a
causé tant de malheurs, aboutissant à ce triste résultat d'avoir amené
la ruine de son pays, et de par le monde une dépravation universelle,
que, tout réuni et mis en balance, je ne puis m'empêcher de pencher en
faveur d'Alexandre.

=Épaminondas est le meilleur de tous; il l'emporte sur Alexandre et
César, mais son théâtre d'action a été plus restreint; il réunissait
en lui toutes les vertus que l'on trouve éparses chez d'autres.=--Le
troisième, et pour moi le meilleur de tous, c'est Épaminondas. Il n'a
pas, à beaucoup près, autant de gloire que bien d'autres; mais ce n'est
pas là un point essentiel en la matière; et, en fait de résolution et
de vaillance, non de celles qu'aiguillonne l'ambition, mais de celles
que la sagesse et la raison font naître dans une âme bien pondérée,
il en avait autant qu'on peut se l'imaginer. De ces vertus, il a, à
mon sens, donné des preuves autant qu'Alexandre lui-même et que César;
et, bien que ses exploits guerriers ne soient ni si nombreux, ni si
importants, ils ne laissent cependant pas, à bien les considérer, eux
et les circonstances dans lesquelles ils se sont produits, d'être
aussi sérieux, de difficultés d'exécution aussi grandes que les
leurs, témoignant d'autant de hardiesse et de capacité militaire. Les
Grecs lui ont fait l'honneur de le nommer le premier d'entre eux, et
cela, sans qu'il se soit trouvé de contradicteur; or être le premier
en Grèce, c'était facilement être le premier du monde. Quant à son
intelligence, il nous reste, à ce sujet, ce jugement porté sur lui par
ses contemporains: «Jamais personne ne sut tant et ne parla si peu»,
car il appartenait à la secte de Pythagore. Chaque fois qu'il a parlé,
nul n'a jamais mieux dit; il était excellent orateur et avait le don de
persuasion. Pour ce qui est de ses mœurs et de sa conscience, il a
surpassé de beaucoup sous ce rapport tous ceux qui ont participé à la
gestion des affaires publiques; car, sur ce point essentiel pour nous à
considérer, parce que seul il donne la mesure réelle de notre valeur,
et qu'à lui seul il fait équilibre à tous les autres réunis, il ne le
cède à aucun philosophe, pas même à Socrate. Chez lui, l'innocence est
une qualité maîtresse, inhérente à sa nature, constante, uniforme,
incorruptible, qui est telle qu'elle paraît; mise en parallèle avec
celle d'Alexandre, on reconnaît que chez ce dernier elle ne vient qu'en
seconde ligne, est incertaine, a des inégalités, n'est pas ferme et
n'apparaît que par ci, par là.

L'antiquité a estimé, en soumettant à une critique minutieuse ses
grands capitaines pris un à un, que chez chacun des autres on découvre
quelque qualité spéciale à laquelle il doit son illustration; chez
Épaminondas seul, la vertu et la capacité sont en tout et partout
constamment pleines et pareilles à elles-mêmes; en n'importe quelle
circonstance de la vie humaine, elles ne laissent rien à désirer en
lui, qu'il s'agisse d'affaires publiques ou d'affaires privées, qu'on
soit en paix ou en guerre, que ce soit pour vivre ou pour mourir avec
grandeur et gloire; je ne connais aucune autre fortune humaine, sous
quelque forme que je l'envisage, que j'honore et aime autant.

Je trouve, il est vrai, empreinte de trop de scrupule son obstination
à vouloir demeurer pauvre, et ses meilleurs amis pensaient de même; ce
sentiment, pourtant si élevé et si digne d'admiration, est le seul
point en lui qui me semble, par son exagération, prêter à la critique;
et je ne souhaiterais pas pour moi-même être en cela porté à l'imiter à
ce même degré.

=Scipion Émilien pourrait lui être comparé; ce qu'on peut dire
d'Alcibiade.=--Scipion Émilien, s'il avait eu une fin aussi héroïque
et superbe que la sienne et une connaissance aussi approfondie et
universelle des sciences que celle qu'Épaminondas possédait, est
le seul homme qui eût pu entrer en balance avec lui. Combien je
regrette que le parallèle établi par Plutarque, dans lequel il jugeait
comparativement les deux vies précisément les plus nobles dont il se
soit occupé, celles de ces deux personnages qui, d'une voix unanime,
furent, l'un le premier des Grecs, l'autre le premier des Romains, soit
des premiers d'entre ceux qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous! Quel
magnifique sujet et quel metteur en œuvre sans pareil!

Pour un homme qu'on ne saurait mettre au rang de ces exceptions, mais
qui est de ceux que nous disons être des hommes honorables, dont les
mœurs ont été convenables sans rien offrir d'extraordinaire, bien
doué, sans être d'un génie transcendant, la vie d'Alcibiade, tout bien
considéré, me semble, d'entre celles que je connais, la plus riche de
celles vécues en ce monde, comme on dit communément, par les phases
remarquables et des plus enviables qu'elle a présentées.

=Bonté, équité et humanité d'Épaminondas.=--Pour témoigner de
l'excellence d'Épaminondas, j'indiquerai encore ici quelques-unes de
ses manières de voir. La plus grande satisfaction de toute sa vie a
été, d'après lui-même, le plaisir que par lui son père et sa mère ont
éprouvé de sa victoire de Leuctres; il est particulièrement touchant
de le voir mettre leur contentement au-dessus de celui que lui-même
devait si justement et si complètement ressentir d'un haut fait aussi
glorieux.--«Il ne croyait pas permis, même pour rendre la liberté à
son pays, de mettre à mort quelqu'un sans l'avoir au préalable mis
en jugement»; c'est ce qui fit qu'il se montra si peu empressé à se
joindre à Pélopidas, son ami, dans la conjuration ourdie pour la
délivrance de Thèbes.--Il estimait encore que «dans une bataille il
fallait éviter de se rencontrer avec un ami qui se trouverait dans les
rangs opposés, et l'épargner».--Son humanité à l'égard des ennemis
eux-mêmes le rendit suspect aux Béotiens, lorsque, ayant, par miracle,
contraint les Lacédémoniens à lui ouvrir les défilés qui, près de
Corinthe, ferment l'entrée de la Morée et qu'ils avaient entrepris de
défendre, il s'était contenté de leur passer sur le corps, sans les
poursuivre à outrance. Pour ce fait, il fut déposé de sa charge de
capitaine-général: révocation qui l'honore au plus haut point en raison
de la cause qui l'a amenée, si bien que ceux qui l'avaient prononcée,
eurent la honte de se trouver dans l'obligation de le replacer dans
ces fonctions, reconnaissant que de lui dépendaient leur salut et leur
gloire, la victoire le suivant comme son ombre partout où il portait
ses pas. A sa mort, de même qu'elle était née par lui, avec lui mourut
la prospérité de la patrie.



CHAPITRE XXXVII.

_De la ressemblance des enfants avec leurs pères._


=Comment Montaigne faisait son livre; il n'y travaillait que dans ses
moments de loisir.=--Je ne mets la main à cette sorte de fagotage
qu'est ce livre formé de tant de pièces diverses, que lorsque je n'ai
absolument rien autre à faire et que je suis chez moi; aussi, s'est-il
fait à différentes reprises et par intervalles, les circonstances
faisant que je demeure parfois absent plusieurs mois consécutifs. Du
reste, je ne substitue jamais de nouvelles idées aux premières; il
peut m'arriver de changer un mot pour varier mes expressions, mais
non de les modifier. Je cherche à représenter le cours de mes pensées
et voudrais qu'on les saisisse chacune à son origine; je regrette de
ne pas avoir commencé plus tôt, de manière à pouvoir suivre leurs
transformations successives. Un valet que j'employais à les écrire sous
ma dictée, s'est imaginé faire un beau coup, en me volant quelques
fragments de mon ouvrage, qu'il a eu soin de choisir; je m'en console
en pensant qu'il n'y gagnera pas plus que je n'y ai perdu.

=Il y a sept ou huit ans qu'il a commencé à l'écrire, et depuis
dix-huit mois il souffre d'un mal qu'il avait toujours redouté, de la
colique.=--Depuis que j'ai commencé, je suis devenu plus vieux de sept
ou huit ans; ce n'a pas été sans faire quelque acquisition nouvelle,
j'y ai gagné notamment des coliques néphrétiques que m'a values
la libéralité des ans, car leur commerce et leur compagnie, en se
prolongeant, ne se passent guère sans qu'on en recueille quelque fruit
de ce genre. J'aurais bien voulu que parmi les présents divers dont ils
peuvent gratifier ceux qui les fréquentent longtemps, ils en eussent
choisi pour moi un autre plus à ma convenance; ils ne pouvaient m'en
donner un que j'aie plus en horreur, et cela depuis mon enfance; car
c'est précisément, de tous les accidents de la vieillesse, celui que je
redoutais le plus.

=Combien les hommes sont attachés a la vie! il commence a s'habituer
à cette cruelle maladie.=--Maintes fois, à part moi, j'ai pensé que
j'allais trop de l'avant dans le sentier de la vie; qu'à force de
faire un si long chemin, je ne devais pas manquer de finir par une
mauvaise rencontre; je le sentais et je protestais, me disant qu'il
était l'heure de partir, qu'il faut interrompre l'existence, en
tranchant dans le vif, quand on est encore sain de corps, comme font
les chirurgiens lorsqu'ils ont à couper quelque membre; me répétant
qu'à celui qui ne rend pas à temps la vie qu'elle lui prête, la nature
se fait d'ordinaire payer avec une bien rigoureuse usure. Et cependant,
il s'en fallait tellement qu'à ce moment je fusse prêt pour ce départ
que, depuis dix-huit mois ou à peu près que je suis en ce déplaisant
état, je commence déjà à m'en accommoder; je me fais à ces douleurs qui
sont devenues les compagnes inséparables de mon existence, j'y trouve
des sujets de consolation et d'espérance; les hommes sont tellement
acoquinés à leur misérable vie, qu'il n'est si rude condition qu'ils
n'acceptent pour la conserver. Écoutez Mécène: «_Que je ne puisse
faire usage de mes mains, de mes pieds, que je sois cul-de-jatte, que
j'aie perdu mes dents, qu'importe! tout est bien, du moment que je vis
encore._»--C'était de la part de Tamerlan masquer, sous les dehors
d'une sotte humanité, la cruauté étrange dont il usait à l'égard des
lépreux qu'il faisait mettre à mort, dès qu'il lui en était signalé,
«afin, disait-il, de les délivrer de l'existence si pénible qu'ils
menaient»; comme si tous, sans exception, n'eussent pas préféré être
trois fois lépreux et continuer à vivre.--Antisthène le cynique, étant
fort malade, criait: «Qui me délivrera de mes maux?» Diogène, qui
était venu le voir, lui présenta un couteau, en lui disant: «Ceci et
de suite, si tu le veux.--Je ne demande pas, répliqua Antisthène, à
être délivré de la vie, mais seulement de mes maux.»--Les souffrances
qui n'affectent que l'âme ont beaucoup moins de prise sur moi que sur
la plupart des autres hommes: partie, par un effet de ma raison, le
monde tenant certaines choses pour si horribles, qu'elles lui semblent
à éviter même au prix de la vie, tandis qu'elles me sont à moi à peu
près indifférentes; partie, par un effet de ma constitution qui fait
que je ne comprends pas les accidents et y demeure insensible, quand
ils ne se manifestent pas par la douleur, disposition que je considère
comme une des meilleures choses qui soient en moi. Pour ce qui est des
souffrances auxquelles notre corps est réellement en butte et dont nous
ne pouvons nous défendre, j'y suis excessivement sensible; et pourtant,
jadis, les envisageant d'un regard mal assuré, par trop sensible et
amolli par l'effet d'une heureuse santé, dont il m'a été donné de jouir
longtemps, et de la tranquillité que Dieu m'a accordée durant la plus
grande partie de mon existence, je les avais, par la pensée, conçues
si intolérables, qu'en vérité j'en avais plus de peur que je n'en ai
ressenti de mal; ce qui vient encore à l'appui de cette croyance que la
plupart des facultés de l'âme, telles que nous en usons, apportent plus
de trouble en notre vie qu'elles ne nous rendent service.

Je suis actuellement en proie à la pire de toutes les maladies, la plus
soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, celle pour laquelle
les médecins sont le plus impuissants. J'en ai déjà subi cinq ou six
accès bien longs et bien pénibles; et cependant, ou je me flatte, ou
je crois que, malgré tout, il est encore possible de les endurer pour
celui dont l'âme est dégagée de la crainte de la mort et ne prête pas
attention aux menaces, conclusions et conséquences que les médecins
nous mettent en tête; la douleur n'a pas, à elle seule, une acuité
tellement violente et vive, qu'un homme calme doive en concevoir de
la rage et du désespoir. Ces coliques ont eu au moins pour moi cet
avantage, qu'elles me détermineront à ce que je n'ai encore pu prendre
sur moi, d'être tout à fait prêt et familiarisé avec l'idée de la mort;
car plus elles me presseront et m'importuneront, plus je parviendrai à
moins redouter d'en finir. J'en étais déjà arrivé à ne tenir uniquement
à la vie, que parce que je vis; elles dénoueront cet attachement qui
demeure encore; et Dieu veuille que, si finalement leur violence venait
à excéder mes forces, elles ne me rejettent pas dans l'extrême opposé,
non moins condamnable, d'aimer et de désirer mourir! «_Ne craignez ni
ne désirez votre dernier jour_ (_Martial_).» Ce sont là deux passions
à redouter; mais le remède est plus à notre portée pour l'une que pour
l'autre.

=Il n'est pas de ceux qui réprouvent que l'on témoigne par des
plaintes et des cris les souffrances que l'on ressent.=--Au surplus,
j'ai toujours estimé de pure représentation, ce précepte qui ordonne
* si rigoureusement et si positivement de faire bonne contenance et
d'affecter le dédain et le calme devant la souffrance que nous cause
le mal. Pourquoi la philosophie, qui ne tient compte que de ce qui
est réel et de ses conséquences, va-t-elle s'amuser à ces apparences
extérieures? Qu'elle laisse donc ce soin aux farceurs et à ceux qui
professent la rhétorique et attachent une si grande importance à nos
gestes; qu'elle concède franchement, lors même qu'elle ne part ni du
cœur, ni de l'estomac, cette faiblesse qui se décèle par la voix,
et qu'elle range * ces plaintes qu'on pourrait contenir, dans la
catégorie des soupirs, des sanglots, des palpitations, des pâleurs
que la nature a faits indépendants de notre volonté; et, pourvu que
le courage soit sans effroi, nos paroles sans désespoir, qu'elle se
déclare satisfaite; qu'importe que nous nous tordions les bras, pourvu
que nous ne tordions pas nos pensées. C'est pour nous, et non pour
autrui, que la philosophie nous forme; pour que nous soyons et non pour
que nous paraissions être; qu'elle se borne à exercer son action sur
notre entendement qu'elle s'est appliquée à dresser; qu'aux efforts
de la colique, elle maintienne notre âme à même de se reconnaître, de
suivre son train accoutumé, de combattre la souffrance et d'y résister,
au lieu de se prosterner honteusement à ses pieds; elle peut être émue,
échauffée par la lutte qu'elle a à soutenir, elle ne doit en être ni
abattue ni renversée; elle doit demeurer capable, dans une certaine
mesure, de conserver ses relations, de converser, de vaquer aux autres
occupations qui lui sont dévolues. Dans d'aussi extrêmes accidents,
c'est cruauté d'exiger de nous une attitude si hors nature; si notre
âme est en bon état, c'est peu que nous ayons mauvaise mine; si ce doit
être pour le corps un soulagement que de se plaindre, qu'il se plaigne;
si l'agitation lui plaît, qu'il se tourne et se retourne, qu'il se
démène à sa fantaisie; s'il s'imagine trouver une sorte de dérivatif
à son mal (ainsi que certains médecins disent que cela vient en aide
aux femmes enceintes, au moment de leur délivrance) en vociférant
autant qu'il est en lui, si cela doit le distraire de ses souffrances,
qu'il crie à tue-tête. Ne commandons pas ces manifestations, mais
permettons-les. Non seulement Épicure pardonne au sage de crier au
milieu des tourments, mais il le lui conseille: «_Les lutteurs font de
même; tout en frappant l'adversaire, tout en agitant leurs cestes, ils
font entendre des gémissements; c'est que, sous l'effort de la voix,
tout le corps se raidit et que le coup est asséné avec plus de vigueur_
(_Cicéron_).»--Le mal nous donne par lui-même assez de travail, sans
encore nous embarrasser de règles superflues.

=Pour lui, il parvient assez bien à se contenir et, même dans les plus
grandes douleurs, il conserve sa lucidité d'esprit.=--Ce que j'en dis,
c'est pour excuser ceux qu'on voit d'ordinaire tempêter lorsqu'ils sont
aux prises avec cette maladie et qu'ils ont à en soutenir les assauts;
car pour moi, jusqu'à cette heure, j'ai réussi à faire un peu meilleure
contenance, me contentant de gémir sans jeter les hauts cris; non que
je me mette en peine pour conserver ce decorum extérieur, car je prise
peu un semblable mérite et fais au mal toutes les concessions qu'il
veut; mais parce que, ou mes douleurs ne sont pas aussi excessives que
les leurs, ou que j'y apporte plus de fermeté que la plupart d'entre
eux. Je me plains, je me dépite quand ces piqûres aiguës me pressent
trop, mais il en est «_qui crient, qui gémissent, qui font retentir
l'air de voix lamentables_ (_Attius_)»; moi, je n'en arrive pas à un
pareil désespoir. Je me palpe au plus fort de mes crises, et toujours
j'ai constaté que je ne cesse dans ces moments d'être capable de
parler, de penser, de répondre aussi raisonnablement qu'à tout autre,
non cependant d'une façon aussi suivie, la douleur troublant et coupant
mon attention. Quand on me croit le plus abattu, que les assistants me
ménagent en ne me parlant pas, pour éprouver mes forces je leur tiens
souvent de moi-même des propos qui n'ont pas le moindre rapport avec
mon état. En somme, je demeure capable de tout par un effort momentané,
mais qu'il ne faut pas prolonger. Que n'ai-je la chance de ce rêveur
que nous présente Cicéron, qui, en songe, lutinant une fille de joie,
se trouva débarrassé de la pierre qui lui obstruait le canal de
l'urèthre et qui vint se perdre dans les draps! Ce sont des jouissances
de tout autre nature que me causent les pierres qui se forment en
moi. Dans les intervalles de douleur excessive, lorsque mon mal fait
trêve, je me retrouve aussitôt dans mon état normal, d'autant que
mon âme ne s'en alarme pas, elle ne fait que recevoir le contre-coup
des sensations douloureuses qu'éprouve le corps, ce dont je suis
certainement redevable au soin avec lequel je me suis raisonné à propos
de ces accidents: «_Maintenant, aucune peine, aucun danger ne sauraient
me surprendre; j'ai tout prévu, je suis préparé à tout_ (_Virgile_).»
Et cependant, pour un apprenti, je suis soumis à une assez rude
épreuve; la transition a été bien prompte et bien dure, étant passé
tout à coup d'une vie très douce et très heureuse, à un état des plus
douloureux et des plus pénibles qui se puissent imaginer; outre que
cette maladie est fort redoutable par elle-même, elle a eu chez moi des
débuts beaucoup plus aigus et difficiles qu'ils ne sont d'ordinaire, et
les accès me reviennent si souvent que ma santé m'en paraît atteinte
à tout jamais. Je suis toutefois parvenu jusqu'ici à me maintenir
dans une situation d'esprit telle que, si elle ne s'altère pas, je me
trouverai avoir encore une existence en meilleures conditions que mille
autres, qui ne souffrent ni de la fièvre, ni d'autre mal que celui
qu'ils se donnent à eux-mêmes parce que leur jugement est en défaut.

=Ce qui l'étonne et ne peut s'expliquer, ce sont ces transmissions
physiques et morales, directes et indirectes des pères, aïeux et
bisaïeuls aux enfants.=--Il est un genre d'humilité fort adroite,
qui naît de la présomption: c'est de reconnaître notre ignorance en
certaines choses et d'avouer courtoisement que dans les œuvres de
la nature, il y a des qualités et des conditions que nous ne pouvons
saisir, dont nous sommes impuissants à découvrir les moyens et les
causes. Par cette honnête et consciencieuse déclaration, nous espérons
gagner qu'on nous croira aussi, quand nous parlerons de choses que nous
disons comprendre. A quoi bon faire un triage parmi les miracles et les
choses échappant à notre entendement qui ne nous touchent pas! il me
semble que parmi celles que nous avons continuellement sous les yeux,
il y en a de si étrangement incompréhensibles, qu'elles surpassent tous
les miracles, par la difficulté que nous avons de les expliquer. Quelle
chose prodigieuse n'est-ce pas, que cette goutte prolifique qui nous
engendre et qui porte avec elle des empreintes, non seulement de la
constitution physique de nos pères, mais aussi de leurs pensées et de
leurs penchants? Où se loge, en cette goutte d'eau, ce nombre infini
de formes embryonnaires? Comment ces germes de ressemblance sont-ils
disposés en elle, pour que, par une progression singulière et qui
échappe à toute règle, un arrière-petit-fils tienne de son bisaïeul, un
neveu de son oncle? Dans la maison des Lépide, à Rome, trois membres
de cette famille, non de père en fils, mais avec des intervalles dans
la filiation, sont nés avec des taies sur le même œil. A Thèbes, il
y avait une lignée où chacun, alors qu'il était encore dans le sein de
la mère, portait une empreinte de fer de lance, si bien que ceux qui ne
l'avaient pas, étaient tenus pour illégitimes. Aristote dit que chez un
peuple où les femmes étaient en commun, on attribuait aux pères leurs
enfants, par la ressemblance des uns avec les autres.

=Il pense tenir de son père ce mal de la pierre dont il est affligé,
comme aussi il a hérité de lui son antipathie pour les médecins.=--Il
est à croire que je dois à mon père cette disposition à la pierre; car
il est mort d'un calcul de forte dimension qu'il avait dans la vessie
et dont il souffrait considérablement. Il ne s'est aperçu de son mal
que dans sa soixante-septième année; jusque-là, il n'avait rien éprouvé
de nature à le mettre sur ses gardes, rien ressenti ni dans les reins,
ni dans le côté, ni ailleurs; il avait vécu jusqu'alors en parfaite
santé et n'était pas sujet aux maladies; celle-ci dura encore sept ans,
durant lesquels il mena une fin d'existence des plus douloureuses.
J'étais né vingt-cinq ans, et même davantage, avant que le mal ne se
déclarât, alors que sa santé était dans son meilleur état; par ordre
de naissance, j'étais le troisième de ses enfants. Où, pendant tout ce
temps, a couvé cette propension à cette infirmité; et, alors que mon
père était si loin d'en souffrir, comment cette si faible émanation de
lui-même, d'où je suis sorti, a-t-elle été, pour sa part, impressionnée
au point que je n'ai commencé à la ressentir que quarante-cinq ans
après, et que, jusqu'ici, de tant de frères et de sœurs, tous issus
de la même mère, je sois le seul dans ce cas? Celui qui m'éclairera à
cet égard, peut être assuré que je le croirai dans les explications
qu'il me donnera sur tous autres miracles qu'il voudra, pourvu qu'il ne
me paie pas, comme cela arrive d'ordinaire, d'une théorie beaucoup plus
fantastique et difficile à admettre que la chose elle-même.

Que les médecins excusent un peu ma liberté de langage; mais cette
infusion, cette insinuation œuvre de la fatalité, m'ont également
communiqué la haine et le mépris que je porte à leurs doctrines;
cette antipathie pour leur art m'est héréditaire. Mon père a vécu
soixante-quatorze ans; mon aïeul, soixante-neuf; mon bisaïeul, près de
quatre-vingts; tous, sans avoir pris aucun remède d'aucune sorte, et,
pour eux, tout ce qui n'était pas d'usage ordinaire, était considéré
comme drogue. La médecine s'est formée d'observations et d'expérience;
il en a été de même de ma manière de voir. Cette longévité n'est-elle
pas un fait d'expérience des mieux établi? Je ne sais si tous les
médecins réunis pourraient relever sur leurs registres trois cas
pareils d'hommes nés, élevés et morts au même foyer, sous le même toit,
ayant vécu autant grâce à leur intervention. Ils seront bien obligés
d'avouer que si, en cela, la raison n'est pas pour moi, j'ai du moins
de mon côté le hasard; or, chez eux, le hasard est un bien plus grand
maître que la raison. Qu'ils ne tirent pas avantage de ma situation
présente, qu'ils ne me menacent pas; atterré comme je le suis, ce ne
serait pas loyal. A dire vrai, les exemples tirés de ma propre famille,
me donnent assez avantage sur eux, bien qu'ils s'arrêtent là; mais les
choses humaines persistent rarement aussi longtemps, et il ne s'en
faut que de dix-huit ans, que celle-ci ait déjà une durée de deux
cents ans, la naissance de mon bisaïeul remontant en effet à l'an mil
quatre cent deux; il ne serait donc pas étonnant que cette expérience
commençât à tourner autrement. Qu'ils ne me reprochent pas les maux qui
m'assaillent à cette heure; j'ai vécu pour ma part quarante-sept ans
en parfaite santé, n'est-ce pas suffisant? Si ma vie prenait fin à ce
moment, elle serait encore des plus longues.

Mes ancêtres, par une tendance qui était dans leur nature, et qui chez
eux était irraisonnée, appréciaient peu la médecine; la seule vue des
drogues faisait horreur à mon père. Le sieur de Gaviac, mon oncle
paternel, homme d'église, était maladif depuis sa naissance; il n'en a
pas moins vécu, avec sa santé débile, jusqu'à soixante-sept ans. Ayant
été pris jadis d'une forte et violente fièvre continue, les médecins
décidèrent de lui déclarer que s'il ne voulait pas s'en remettre à
leurs soins (ils appellent soins ce qui le plus souvent nous empêche de
guérir), il était infailliblement perdu. Le bon homme, fort effrayé de
cette horrible sentence, leur répondit: «Alors, c'en est fait, je suis
un homme mort»; mais Dieu ne tarda pas à mettre ce pronostic en défaut.
Ils étaient quatre frères; seul, le sieur de Bussaguet, qui était le
plus jeune et de beaucoup, eut recours à eux; je suis porté à croire
que c'était en raison des rapports qu'il avait avec les personnes
d'autres professions, car lui-même était conseiller au parlement. Mal
lui en prit, car bien que paraissant le plus robuste de constitution
des quatre, il mourut longtemps avant les autres; un seul, le sieur de
Saint-Michel, l'avait précédé au tombeau.

=Motif du peu d'estime en laquelle il tient leur science; elle fait
plus de malades qu'elle n'en guérit.=--Il est possible que je tienne
d'eux cette aversion naturelle pour la médecine; mais, s'il n'y eût eu
que cette seule considération, j'aurais essayé de la surmonter, car
tous ces partis pris qui naissent en nous sans raison, sont mauvais;
c'est une sorte de maladie qu'il faut combattre. Peut-être était-ce une
prédisposition, mais, depuis, la raison est survenue qui, l'appuyant et
la fortifiant, a déterminé l'opinion que j'en ai, car je hais également
de se déclarer contre cet art en raison de ce que ses procédés ont
de désagréable. Ce serait contraire à ma disposition d'esprit qui me
porte à trouver que la santé vaut d'être conservée au prix de toutes
les incisions et cautérisations, si pénibles qu'elles soient; car
si, d'accord avec Épicure, les voluptés qui ont pour conséquence
des douleurs trop grandes me semblent à éviter, les douleurs qui
ont pour résultat des voluptés qui les excèdent me paraissent à
rechercher.--C'est une chose précieuse que la santé, la seule qui,
en vérité, mérite qu'on y emploie pour se la procurer, non seulement
le temps, la sueur, la peine, les biens dont on dispose, mais la vie
elle-même; d'autant que, sans elle, l'existence nous devient * pénible
et à charge; sans elle, la volupté, la sagesse, la science, la vertu
elle-même se ternissent et s'évanouissent. Aux raisonnements les plus
fermes et les plus serrés par lesquels la philosophie pourrait chercher
à nous prouver le contraire, il suffit d'opposer l'impossibilité
dans laquelle Platon, supposé frappé d'un accès d'épilepsie ou d'une
attaque d'apoplexie, se serait trouvé de tirer la moindre aide des
riches facultés de son âme. Tout chemin qui mènerait à la santé, ne
serait pour moi ni rude, ni coûteux; mais j'ai certaines raisons, au
moins apparentes, qui font que je me défie étrangement de toutes les
assertions des médecins. Je ne dis pas que la médecine n'ait quelques
données sérieuses; que, parmi tant de productions de la nature, il
n'y en ait pas qui soient propres à la conservation de notre santé,
cela est certain: je sais qu'il y a des herbes qui provoquent la
transpiration, d'autres qui l'arrêtent; je sais, par expérience, que
le raifort produit des vents, et que les feuilles de séné amènent un
relâchement du ventre; plusieurs autres faits d'observation me sont
connus, tout comme je sais que le mouton est nourrissant et que le vin
réconforte; Solon ne disait-il pas que manger est un médicament comme
un autre, que c'est le remède qui s'emploie contre la maladie de la
faim. Je ne désavoue pas que nous mettions à profit les productions
de ce monde, et ne doute pas de la puissance et des ressources de la
nature, ni de la possibilité de la faire servir à nos besoins; je
vois combien les brochets et les hirondelles se trouvent parfaitement
de s'en remettre à elle; mais je me défie des inventions de notre
esprit, de notre science, de notre art, pour lesquelles nous l'avons
abandonnée elle et ses règles, et que nous ne savons contenir dans
de sages limites.--De même que nous décorons du nom de justice un
fatras des premières lois venues, mises en vigueur et appliquées dans
des conditions souvent fort ineptes et fort iniques, et que ceux qui
critiquent un pareil système et le dénoncent, n'entendent pourtant pas
condamner cette noble vertu dont il a emprunté le nom, mais seulement
l'abus et la profanation de cette appellation si respectable; de même,
dans la médecine, j'honore son nom glorieux, ce qu'elle se propose, ce
qu'elle nous promet de si grande utilité pour le genre humain; mais ce
à quoi nous l'appliquons, quand nous en parlons, je ne l'honore, ni
l'estime.

En premier lieu, l'expérience m'a appris à redouter les médecins; car,
à ma connaissance, il n'est pas de gens si tôt malades, si tard guéris,
que ceux qui se mettent entre leurs mains; leur santé elle-même est
altérée et compromise par les régimes qu'on leur impose. Les médecins
ne se contentent pas de régenter la maladie, ils vont jusqu'à rendre
la santé malade, afin qu'en aucun moment on ne puisse échapper à
leur autorité; d'une santé qui, jamais, ne laisse rien à désirer,
ne concluent-ils pas qu'elle est l'indice d'une maladie grave qui
surviendra dans l'avenir? J'ai été assez souvent malade et, sans avoir
recours à eux, mes maladies, et j'en ai eu, je puis dire, de toutes
sortes, ne m'ont pas plus fait souffrir et ont été aussi courtes que
chez n'importe quel autre, sans que j'y aie mêlé l'amertume de leurs
ordonnances. Quand je suis en santé, j'en agis complètement à ma guise,
sans m'imposer de règle, ne tenant compte que de mes habitudes et de
mon plaisir. Si je voyage, tout lieu m'est bon pour y stationner, parce
que lorsque je suis malade, je n'ai pas besoin d'un régime autre que
celui que j'observe étant bien portant, par suite je ne m'inquiète pas
de me trouver sans médecin, sans apothicaire, sans secours, ce dont
j'en vois qui se tourmentent plus que de leur mal. Du reste, par leur
état de santé et la durée de leur vie, les médecins sont-ils eux-mêmes
un témoignage déjà si probant de bons effets de leur science?

=La plupart des peuples, entre autres les Romains, ont longtemps
existé sans connaître les médecins.=--Il n'est pas de peuple qui
ne soit demeuré plusieurs siècles sans médecins; et ces siècles,
les premiers de leur existence, en furent les meilleurs et les plus
heureux. Encore à cette heure, la dixième partie des gens de par le
monde n'en use pas; nombre de nations où on vit en meilleure santé et
plus longtemps qu'ici, ne les connaissent pas; et, parmi nous, le bas
peuple s'en passe et s'en trouve bien. Les Romains sont demeurés six
cents ans avant de les admettre, et, après en avoir essayé, les ont
chassés de leur ville, à l'instigation de Caton le censeur, qui montra
comment il pouvait aisément s'en passer en vivant quatre-vingt-cinq
ans, et faisant vivre sa femme jusqu'à l'âge le plus avancé, non sans
le secours de la médecine, mais bien sans celui des médecins, car ce
nom de médecine se peut appliquer à tout ce qui est susceptible de
concourir à la conservation de notre santé. Il maintenait sa famille
bien portante, dit Plutarque, en lui faisant manger force lièvres,
je crois; comme les Arcadiens qui, au dire de Pline, guérissaient
toutes les maladies avec du lait de vache, et les Libyens qui, d'après
Hérodote, jouissent en général d'une santé exceptionnelle grâce à la
coutume qu'ils ont de cautériser, en y appliquant le feu, les veines
du cou et des tempes à leurs enfants, quand ils ont atteint l'âge
de quatre ans, coupant court par là, pour toute leur vie, à toute
production de rhume. Dans mon pays même, les gens de la campagne
n'emploient, pour tous les accidents, que du vin aussi fort qu'il se
peut, mêlé à quantité de safran et d'autres épices; et ils en usent
avec un égal succès dans tous les cas.

=L'utilité des purgations imaginées par la médecine n'est rien moins
que prouvée; sait-on du reste jamais si un remède agit en bien ou en
mal, et s'il n'eût pas mieux valu laisser faire la nature?=--Et à vrai
dire, à quels autres but et effet, tend, après tout cette diversité
d'ordonnances confuses, si ce n'est à vider le ventre, ce que peuvent
faire mille herbages que nous avons constamment sous la main? et
puis, je ne sais trop si cette pratique est aussi utile qu'on le dit,
et si notre nature n'a pas besoin que les excréments demeurent dans
une certaine mesure, tout comme la lie du vin est nécessaire à sa
conservation. Ne voit-on pas souvent des hommes en bonne santé avoir,
sous l'effet d'un accident n'affectant pas cette partie du corps, des
vomissements et des flux de ventre, et évacuer une grande quantité
d'excréments, sans qu'avant l'accident ils en eussent besoin, et sans
qu'après ce leur soit bon, en éprouvant même des inconvénients et
une aggravation de leur état. C'est du grand Platon que j'ai appris
naguère que des trois sortes de perturbations qu'il nous est possible
de provoquer en nous, la dernière et la pire est celle occasionnée par
les purgations auxquelles nul homme, à moins qu'il ne soit fou, ne
doit avoir recours qu'à la dernière extrémité. On va ainsi troublant
et éveillant le mal par ce qu'on lui oppose et dont les effets sont
contraires, alors qu'il faudrait que ce soit uniquement notre genre de
vie qui, peu à peu, l'alanguisse et l'amène à prendre fin. Les combats
violents que se livrent la drogue et le mal sont toujours à notre
préjudice, puisqu'ils se passent en nous et que la drogue ne nous est
que d'un secours auquel nous ne pouvons nous fier; que, par elle-même,
elle n'est pas favorable à notre santé et qu'elle n'a accès en nous
que parce que nous ne sommes pas en bon état. Laissons un peu faire la
nature; l'ordre par lequel elle assure la conservation des puces et des
taupes, assure de même celle des hommes, lorsque avec la même patience
qu'y mettent les puces et les taupes ils se laissent gouverner par
elle. A cet ordre, nous avons beau crier: Bihorre (Allons vite)! nous
arriverons à nous enrouer, mais non à activer sa marche que rien ne
trouble ni infléchit; notre crainte, notre désespoir, loin de l'inciter
à nous prêter son aide, l'en dégoûte et le lui fait différer; il doit
assurer au mal aussi bien qu'à la santé de suivre leur cours, il ne
saurait se prêter à favoriser l'un au détriment de l'autre, et il ne le
fera pas, parce qu'il ne serait plus l'ordre, il serait le désordre.
Suivons-le, de par Dieu! suivons-le; il dirige ceux qui le suivent;
ceux qui ne le suivent pas, il les entraîne et, avec eux, leur rage et
leur médecine, le tout ensemble. Faites-vous ordonner une purgation
pour votre cervelle, elle sera de meilleur effet que pour votre estomac.

On demandait à un Lacédémonien à quoi il devait d'avoir vécu si bien
portant et si longtemps: «A ce que je ne sais pas ce que c'est que se
droguer,» répondit-il.--L'empereur Adrien, lors de sa mort, répétait
sans cesse que l'affluence des médecins l'avait tué.--Un mauvais
lutteur s'était fait médecin: «Courage, lui dit Diogène, tu as raison;
tu vas pouvoir maintenant mettre en terre, ceux qui t'y ont mis
autrefois.»--«Ils ont cette heureuse chance, disait Nicoclès, que le
soleil éclaire leurs succès et que la terre cache leurs fautes.»

=Les médecins se targuent de toutes les améliorations qu'éprouve le
malade, et trouvent toujours à excuser le mauvais succès de leurs
ordonnances.=--En outre, ils ont une façon bien avantageuse de faire
tourner à leur profit les événements quels qu'ils soient: Si le hasard,
la nature ou toute autre cause (et le nombre en est infini) à laquelle
ils sont étrangers, ont sur vous une action favorable et salutaire,
c'est leur privilège de se l'attribuer; à eux revient le mérite de
toutes les améliorations que ressent le patient qui s'est mis entre
leurs mains; ce qui m'a guéri, moi et mille autres qui n'appelons pas
les médecins à notre aide, ils s'en font honneur auprès de ceux qu'ils
traitent. Quant aux accidents fâcheux qui leur arrivent, ou ils les
désavouent complètement et les imputent à la faute de leur malade,
en invoquant des raisons si futiles, qu'ils ne peuvent manquer d'en
trouver bon nombre à donner: Il a découvert son bras; il a entendu
le bruit d'une voiture, «_le bruit de chars embarrassés au détour de
rues étroites_ (_Juvénal_)»; on a entr'ouvert sa fenêtre; il s'est
couché sur le côté; il lui est passé par la tête des idées pénibles.
En somme, une parole, un songe, un regard de quelqu'un ayant le
mauvais œil leur semblent une excuse suffisante pour se décharger
de leur faute. Ou encore, si cela leur convient mieux, ils se servent
de cette aggravation au mieux de leurs intérêts, en s'y prenant de la
manière suivante, qui ne peut jamais leur donner de mécompte: lorsque
la maladie redouble par l'effet de leur médicamentation, ils nous en
dédommagent en affirmant que, sans leurs remèdes, c'eût été bien pire,
et que celui dont ils ont transformé un refroidissement en un accès de
fièvre passagère eût été, sans eux, atteint de fièvre continue. Peu
leur importe de ne pas réussir, le dommage étant tout profit pour eux.
Ils ont vraiment bien raison de requérir de leurs malades une confiance
aussi optimiste, et il la faut en vérité à ceux-ci bien entière et
bien souple, pour en arriver à accepter tout ce que leurs médecins
imaginent, si peu croyable que ce soit. Platon disait avec juste raison
que les médecins peuvent mentir en toute liberté, puisque notre salut
dépend de la frivolité et de la fausseté des assurances qu'ils nous
donnent.--Ésope, cet auteur d'un talent exceptionnel, dont peu de
gens sont en état de discerner la grâce, est plaisant quand il nous
décrit l'autorité tyrannique qu'ils usurpent sur ces pauvres esprits
affaiblis et abattus par le mal et la crainte. Il conte qu'un malade,
questionné par son médecin sur l'effet produit par des médicaments
qu'il lui a fait prendre, lui répond: «J'ai beaucoup transpiré.--Cela
est bon,» dit le médecin. Une autre fois, lui ayant demandé comment il
s'était comporté depuis qu'il ne l'avait vu: «J'ai eu excessivement
froid, lui répond le malade, et de violents frissons.--Très bien,» fait
aussitôt le médecin. Une troisième fois, s'enquérant encore comment il
se portait: «Je me sens, répond-il, enfler et devenir bouffi, comme
si j'étais hydropique.--Voilà qui est parfait,» réplique le médecin.
Un des domestiques du patient venant, après cette dernière visite,
s'informer auprès de lui de son état: «Je vais bien, mon ami, lui
dit-il, si bien qu'à force d'aller bien, je me meurs.»

=Loi des Égyptiens rendant les médecins responsables de l'efficacité du
traitement de leurs malades.=--Il y avait en Égypte une loi fort juste,
qui déchargeait le médecin de toute responsabilité pendant les trois
premiers jours, quand un malade se confiait à lui; durant ce temps,
son client était traité à ses propres risques et périls; mais, ces
trois jours écoulés, le médecin devenait responsable et le traitement
passait à sa charge. Esculape, leur patron, a bien été frappé de la
foudre pour avoir ramené Hippolyte de la mort à la vie: «_Jupiter,
indigné qu'un mortel eût été rappelé de la nuit infernale à la lumière
du jour, frappa de la foudre le fils d'Apollon, l'inventeur de cet art
audacieux, et le précipita dans le Styx_ (_Virgile_)», pourquoi ses
successeurs, qui font passer tant d'âmes de vie à trépas, seraient-ils
indemnes? L'un d'eux vantait à Nicoclès l'autorité considérable
à laquelle son art était parvenu: «C'est bien mon sentiment, dit
Nicoclès, puisqu'il peut tuer tant de gens impunément.»

=Le mystère sied à la médecine; le charlatanisme que les médecins
apportent dans la confection de leurs ordonnances, leur attitude
compassée auprès des malades, en imposent; ils devraient aussi ne
jamais discuter qu'à huis clos et se garder de traiter à plusieurs un
même malade.=--Si j'avais été admis à donner mon avis, j'aurais voulu
pour eux des traditions où la divinité et le mystère eussent eu plus
de part; ils avaient bien commencé, mais ils n'ont pas poursuivi.
C'était un bon point de départ que d'avoir fait émaner leur science
des dieux et des démons, d'avoir pris un langage à part, une écriture
à part, quoi qu'en pense la philosophie qui estime que c'est folie
de vouloir donner en termes inintelligibles des conseils à un homme
qui a à en faire son profit: «_Comme si, pour conseiller à un malade
d'avaler un escargot, un médecin lui ordonnait de prendre un enfant
de la terre, marchant dans l'herbe, dépourvu de sang et portant sa
maison sur son dos_ (_Cicéron_).»--C'était une bonne règle pour leur
art, qu'on retrouve du reste dans tous les arts * fantastiques qui ne
sont pas sérieux et qui ont pour base le surnaturel, que celle qui pose
que la foi du patient, par l'espérance et l'assurance qu'elle engendre
en lui, doit seconder l'action du médecin et en faciliter l'effet;
cette règle, chez eux, va jusqu'à établir que le praticien le plus
ignorant, le plus grossier, si l'on a confiance en lui, est préférable
au plus expérimenté, si celui-ci est inconnu.--Le choix même de leurs
drogues a quelque chose de mystérieux et de sacré: le pied gauche
d'une tortue, l'urine d'un lézard, la fiente d'un éléphant, le foie
d'une taupe, du sang tiré de dessous l'aile droite d'un pigeon blanc,
et, pour nous autres, atteints de coliques néphrétiques (est-ce assez
abuser de nos misères), des crottes de rat pulvérisées et telles autres
prescriptions bizarres qui tiennent plus des enchantements de la magie
que d'une science sérieuse. Je laisse de côté ces autres singularités:
que les pilules sont à prendre en nombre impair; qu'il faut, pour les
prendre, faire choix de certains jours et fêtes de l'année; que les
herbes entrant dans leurs ingrédients sont à cueillir à des heures
déterminées; enfin l'air rébarbatif et réfléchi, dont se moque Pline
lui-même, qu'ils apportent dans leur attitude et leur contenance.
Seulement, avec de si beaux débuts, ils ont, dirais-je, commis la faute
de ne pas avoir ajouté que leurs assemblées et leurs consultations
auraient un caractère religieux et seraient secrètes; qu'aucun profane
n'y aurait accès, pas plus que lorsqu'on célèbre les mystères du culte
d'Esculape; de cette faute, il arrive que leurs irrésolutions, la
faiblesse de leurs raisonnements sur ce qu'ils croient deviner et
qui sert de base à leurs discussions si acrimonieuses, pleines de
haine, de jalousie, de considérations personnelles, venant à être
révélées à tout un chacun, il faut être étonnamment aveugle, pour ne
pas se sentir bien aventuré quand on se remet entre leurs mains.--Qui
a jamais vu un médecin confirmer tout simplement l'ordonnance d'un
confrère, sans y rien ajouter ou retrancher? ils trahissent par là
l'inanité de leur art, et nous font voir qu'ils se préoccupent plus de
leur réputation et par suite de leurs profits, que de leurs malades.
Celui-là de leurs docteurs a été le plus sage qui, anciennement, leur a
recommandé de n'être qu'un à s'occuper d'un même malade; s'il ne fait
rien qui vaille, la faute d'un seul ne sera pas de grande importance
pour le bon renom de la corporation; et une grande gloire rejaillira
sur tous, si, au contraire, il vient à bien rencontrer. Quand ils sont
plusieurs à s'occuper d'un même cas, ils décrient continuellement le
métier, d'autant qu'il leur arrive de faire plus souvent mal que bien.
Ils devraient se contenter du perpétuel désaccord qui existe dans
les opinions des principaux maîtres et auteurs de leur science dans
l'antiquité, désaccord que connaissent seuls les gens qui sont versés
dans les lettres, sans laisser voir au vulgaire les controverses et les
changements d'idées qui continuent à abonder en eux et à les diviser.

=Sur la cause même des maladies que d'opinions diverses!=--Voulons-nous
un exemple des débats de la médecine, aux temps anciens? Hiérophile
attribue à nos humeurs la cause originelle de nos maladies;
Érasistrate, au sang des artères; Asclépiade, aux atomes invisibles
qui pénètrent par nos pores; Alcméon, à une surabondance ou à un
affaiblissement des forces corporelles; Dioclès, à une inégalité
dans la proportion des éléments dont se compose le corps, ainsi qu'à
la qualité de l'air que nous respirons; Straton, à un excès, à une
difficulté d'assimilation et à une corruption des aliments que nous
prenons; Hippocrate l'attribue aux esprits. Un de leurs amis, qu'ils
connaissent mieux que moi, dit à ce propos que «la science la plus
importante pour nous, celle qui a charge de notre conservation et de
notre santé, est, par malheur, la plus incertaine, la plus confuse,
la plus agitée par les changements qui s'y produisent». Il n'y a pas
grand mal à ce que nous fassions erreur dans la mesure de la hauteur du
soleil, non plus que dans la résolution de quelque calcul astronomique;
mais ici, où il y va de tout notre être, il n'est pas sage de nous
abandonner à la merci de l'agitation produite par tant de vents
contraires.

=Époque à laquelle la médecine a commencé à être en crédit et
fluctuations qu'ont, depuis cette origine, subies les principes sur
lesquels elle repose.=--Avant la guerre du Péloponèse, il n'était guère
question de cette science; Hippocrate la mit en crédit. Toutes les
règles qu'il en posa, furent postérieurement modifiées par Chrysippe;
Érasistrate, petit-fils d'Aristote, renversa tout ce que Chrysippe en
avait écrit. Après eux, vinrent les Empiriques qui appliquèrent à cet
art une méthode toute différente de celle suivie jusqu'alors. Quand le
crédit de ces derniers commença à vieillir, Hérophile fit application
d'une médecine toute autre, contre laquelle Asclépiade, qui vint après,
s'éleva et dont il triompha à son tour. Les opinions de Thémisson,
puis celles de Musa * vinrent plus tard faire autorité; puis encore
après, celles de Vectius Valens, fameux par ses relations intimes avec
Messaline. Au temps de Néron, Thessalus tint le sceptre; il abolit
et condamna tout ce qui avait été admis jusqu'à lui. Sa doctrine fut
renversée par Crinas de Marseille qui introduisit à nouveau de régler
toutes les opérations médicales d'après les tables astronomiques et le
cours des astres; de manger, boire et dormir aux heures qui plaisaient
à la Lune et à Mercure. Son autorité ne tarda pas à être supplantée par
celle de Charinus, médecin de cette même ville de Marseille, qui non
seulement combattit les procédés de la médecine ancienne, mais encore
l'usage des bains chauds que tout le monde pratiquait et qui, depuis
tant de siècles, étaient passés dans les habitudes: il faisait baigner
les gens dans l'eau froide, même en hiver, et plongeait ses malades
dans l'eau telle qu'on la puisait dans les ruisseaux.--Jusqu'au temps
de Pline, aucun Romain n'avait encore daigné exercer la médecine; elle
se faisait par les étrangers et les Grecs, comme cela a lieu chez nous
Français, où elle se fait par des gens baragouinant le latin; car,
ainsi que le dit un très grand médecin, nous n'acceptons pas aisément
la médecine que nous comprenons, pas plus que la drogue que nous
cueillons nous-mêmes. Si, dans les contrées d'où nous tirons le gaiac,
la salsepareille et le bois d'esquine, il y a des médecins, combien
y doit-on faire fête à nos choux et à notre persil, en raison de la
vogue dont jouissent les produits qui sont étrangers, rares et chers,
personne n'osant faire fi de choses qu'on a été chercher si loin,
en s'exposant aux risques d'un long et périlleux voyage?--Entre ces
transformations de la médecine dans les temps anciens et notre époque,
il y en a eu d'autres en nombre infini; le plus souvent, elles ont été
radicales et universelles, comme celles introduites de notre temps par
Paracelse, Fioravanti et Argentarius, qui ne changent pas seulement une
recette mais, à ce que l'on m'a dit, tout ce qui fait loi en médecine,
ainsi que les conditions mêmes dans lesquelles elle s'exerce, accusant
d'ignorance et de charlatanisme tous ceux qui, avant eux, ont exercé
cette profession. Je vous laisse à penser ce que, dans tout cela,
devient le pauvre patient.

=Rien de moins certain que les médicaments ne fassent pas de mal
s'ils ne font pas de bien; en outre, les méprises sont fréquentes; la
chirurgie offre une bien plus grande certitude.=--Si encore, quand
ils se trompent, nous étions assurés que si nous n'en retirons profit
cela du moins ne nous nuit pas, ce serait un compromis honorable que
d'avoir chance de nous bien porter, sans risquer de courir à notre
perte. Ésope, dans ses contes, nous dit que quelqu'un ayant acheté
un esclave maure et croyant que la couleur de sa peau était le fait
d'un accident et provenait de mauvais traitements que lui aurait fait
endurer son premier maître, lui fit suivre, avec grand soin, un régime
comportant bains et tisanes qui eut pour effet de ne modifier en rien
le teint basané du Maure, mais altéra complètement sa santé excellente
auparavant.--Combien ne voyons-nous pas les médecins s'imputer les uns
aux autres la mort de leurs patients? J'ai souvenance d'une maladie
très dangereuse, souvent mortelle, atteignant surtout les basses
classes, qui, il y a quelques années, sévit dans les villes de mon
voisinage. L'épidémie passée après avoir fait un nombre considérable
de victimes, un des plus fameux médecins de la contrée publia sur la
matière un ouvrage dans lequel il critiquait l'usage qui avait été fait
de la saignée pour combattre cette maladie, confessant que c'était
là l'une des principales causes des pertes qui avaient été faites.
Il y a mieux, ceux d'entre eux qui écrivent, conviennent qu'il n'y a
pas de médicament qui n'ait un effet nuisible; si ceux mêmes qui nous
sont d'un effet utile, nous nuisent d'une façon ou d'une autre, que
doivent produire ceux qu'on nous fait absorber hors de propos? Quand
ce ne serait que cela, j'estime que pour ceux auxquels en répugne le
goût, c'est un effort dangereux qui peut leur être préjudiciable, que
de les leur faire prendre ainsi à contre-cœur, à pareil moment;
je crois que c'est soumettre le malade à une bien rude épreuve,
alors qu'il a tant besoin de repos; sans compter qu'à considérer les
incidents si légers, si insignifiants qui, d'après les médecins, sont
ordinairement cause de nos maladies, j'en arrive à conclure qu'une fort
petite erreur dans l'administration de leurs drogues peut nous nuire
considérablement. Or, si l'erreur d'un médecin est dangereuse, nous
sommes en bien mauvaise situation, car il lui est bien difficile de ne
pas y retomber souvent; il a besoin de trop de documents, d'examens,
d'être au fait de trop de circonstances, pour asseoir judicieusement
ses résolutions; il faut qu'il connaisse le tempérament du malade, sa
température, son humeur, ses dispositions, ses occupations et même
ce qu'il pense et ce qu'il rêve; il faut qu'il se rende compte des
conditions ambiantes, de la nature du lieu, de l'air, du climat, où
en sont les planètes de leur révolution et leurs influences; il doit
savoir les causes de la maladie, les caractères sous lesquels elle se
présente, ses effets, les jours critiques; de la drogue dont il fera
emploi, il a à connaître le poids, l'action, le pays d'où elle vient,
son aspect, à quelle époque elle remonte pour juger de sa force, les
quantités à ordonner; et, toutes ces conditions envisagées, il faut
qu'il sache les proportionner les unes aux autres, de manière à ce
qu'elles s'harmonisent parfaitement. Pour peu qu'il se méprenne, que de
tant d'éléments divers, un seul agisse à contre-temps, en voilà assez
pour que nous soyons perdus; et Dieu sait de quelles difficultés est
la connaissance de ces diverses particularités! Comment, par exemple,
déterminer le caractère propre de la maladie, chacune se présentant
sous une infinité de formes? Que de débats et de doutes soulèvent
chez les praticiens les déductions à tirer de l'examen des urines!
Sans ces difficultés, ils ne seraient pas, comme nous les voyons, en
continuelles discussions sur le diagnostic du mal, et quelles excuses
auraient-ils pour cette faute qu'ils commettent si souvent de prendre
une martre pour un renard? Quand je les ai consultés sur mes propres
maux, pour peu que le cas présentât quelque difficulté, je n'en ai
jamais trouvé trois qui aient pu se mettre d'accord. Naturellement,
mes remarques à cet égard se portent plus particulièrement sur les
faits qui me touchent: dernièrement, à Paris, un gentilhomme, sur une
consultation de médecins, se soumit à l'opération de la taille; on ne
trouva pas plus de pierre dans sa vessie que dans sa main. Ici même, un
évêque, avec lequel j'étais fort lié, avait été instamment conseillé
par la plupart des médecins qui l'avaient examiné, de se faire opérer
pour cette même maladie; je m'étais même entremis pour l'y décider,
convaincu que j'étais, sur la foi d'autrui, qu'il y avait lieu;
lorsqu'il fut mort et qu'on fit son autopsie, on trouva qu'il n'avait
que mal aux reins. Les médecins, quand il s'agit de cette maladie,
sont moins excusables qu'en toutes autres, parce que là le mal est
pour ainsi dire palpable.--C'est en quoi la chirurgie me semble être
une science qui offre beaucoup plus de certitude, parce qu'on y voit
et sent ce qu'on fait, il y a moins à conjecturer et à deviner; tandis
que les médecins n'ont pas de speculum leur permettant d'examiner le
cerveau, les poumons, le foie comme ils sont à même de le faire pour la
matrice.

=Comment ajouter foi à des médicaments complexes, composés en vue
d'actions différentes et parfois opposées?=--Nous ne pouvons même pas
ajouter foi aux assurances qu'ils nous donnent, car lorsqu'ils ont
à pourvoir à divers accidents produisant des effets contraires qui
nous oppressent simultanément et ont entre eux des rapports presque
inévitables, comme dans le cas où nous éprouvons de la chaleur au
foie et du froid à l'estomac, ils vont nous persuadant que de leurs
ingrédients, ceci réchauffera l'estomac, cela refroidira le foie;
l'un doit aller droit aux reins, voire même jusqu'à la vessie, sans
faire sentir son action sur d'autres parties de nous-mêmes, et,
durant ce long parcours plein d'embarras, doit conserver ses forces
et sa vertu jusqu'à ce qu'il soit parvenu au point où il doit agir
par ses propriétés occultes; un autre asséchera le cerveau, celui-là
humectera le poumon; et ayant mêlé le tout ensemble pour en constituer
le breuvage qu'il va falloir absorber, n'est-ce pas en quelque sorte
rêver que d'espérer qu'alors, dans ce mélange confus, chacune de ces
diverses propriétés, se triant d'elle-même, se séparera des autres
et ira satisfaire à celui de ces divers offices qui lui est dévolu?
Aussi je crains fort qu'elles ne s'égarent ou que, se trompant de
destination, ne viennent à porter le trouble là où elles ont affaire.
N'est-il pas également à appréhender que dans ce pêle-mêle liquide,
elles ne se corrompent, ne se confondent, ne s'altèrent les unes les
autres? Enfin, c'est à un autre que celui qui l'a formulée, qu'incombe
l'exécution de cette ordonnance, à la foi, à la merci de laquelle nous
nous abandonnons, et dont, je le répète, dépend notre vie!

=Chaque maladie devrait être traitée par un médecin distinct qui s'en
serait spécialement occupé.=--Nous avons, pour nous habiller, des gens
qui ne confectionnent que des pourpoints, tandis que d'autres ne font
que des chausses; et nous sommes d'autant mieux servis que chacun
d'eux ne se mêle que de ce qui le regarde et que son talent s'exerce
dans des limites plus restreintes, mieux que nous ne le serions par
un tailleur qui fait le tout. Pour ce qui est de la nourriture, les
grands, pour la préparation de leurs aliments, ont avantage à avoir
des gens qui préparent les potages et d'autres les rôtis; un cuisinier
qui a charge des uns et des autres ne parvient pas à les réussir tous
aussi bien. C'est une idée analogue qui faisait qu'avec raison, les
Égyptiens n'admettaient pas qu'en ce qui touche l'art de guérir, le
médecin fût universel: ils spécialisaient les différentes branches de
cette profession; chaque maladie, chaque partie du corps avait son
spécialiste; de la sorte, chacun ne s'occupant que d'elle, chacune
était beaucoup mieux traitée et plus suivant ce qui lui convenait. Les
médecins de nos jours ne réfléchissent pas que qui pourvoit à tout,
ne pourvoit à rien, et que s'occuper de toutes les affaires de ce
petit monde qu'est le corps humain, dépasse leurs moyens. En craignant
d'arrêter la dyssenterie chez un ami à moi, qui valait mieux qu'eux
tous tant qu'ils sont, pour ne pas lui causer de fièvre ils me l'ont
tué. Ils rendent leurs oracles au poids, sans tenir compte des maux
qu'ils ont à combattre; et, pour ne pas guérir le cerveau au préjudice
de l'estomac par leurs drogues aux qualités discordantes qui agissent
d'une façon désordonnée, ils rendent malade l'estomac et aggravent la
maladie du cerveau.

=Faiblesse et incertitude des raisonnements sur lesquels est fondé
l'art de la médecine; l'un condamne ce que l'autre approuve.=--Quant à
la faiblesse et à la diversité des raisonnements qu'ils nous tiennent,
elles sont, dans cet art, plus apparentes que dans tout autre. Ils vous
disent, tantôt que les substances apéritives conviennent à un homme en
proie à la colique, parce qu'ouvrant et dilatant les conduits internes,
elles entraînent vers les reins cette matière gluante génératrice
de la gravelle et de la pierre, et précipitent en contre-bas ce qui
commence à s'amasser et à durcir dans les reins; tantôt que ces mêmes
substances sont dangereuses pour un homme en proie à cette affection,
parce qu'ouvrant et dilatant ces conduits, elles acheminent vers les
reins cette matière qui se transforme en gravier, que cet organe saisit
d'autant mieux que cela rentre dans ses fonctions, et expose à ce qu'il
en retienne beaucoup sur la quantité qui lui arrive; ajoutant que, si
par hasard il se rencontre un corps tant soit peu plus gros qu'il ne
faut pour pouvoir traverser tous ces canaux étroits qui lui restent
à franchir pour être expulsé au dehors, entraîné par ces substances
apéritives, il y pénètre et, s'il vient à les obstruer, occasionne
inévitablement la mort et une mort très douloureuse.--Leurs conseils
sur le régime qu'il convient que nous suivions, n'ont pas plus de
fixité: tantôt ils disent qu'il est bon d'uriner fréquemment, parce
que l'expérience nous montre qu'en lui donnant le loisir de croupir,
l'urine se décharge des excréments qui s'y trouvent en suspension,
lesquels constituent une sorte de lie qui sert à la formation des
calculs dans la vessie; tantôt qu'il est bon de ne pas uriner souvent,
parce qu'autrement, en raison de leur poids, ces éléments que l'urine
charrie, ne seront point entraînés si le jet n'est pas d'une force
suffisante, l'expérience montrant qu'un torrent au cours impétueux
fait place nette partout où il passe, bien plus qu'un ruisseau coulant
lentement et insensiblement.--De même, ils nous disent tantôt qu'il est
bon d'avoir des rapports fréquents avec la femme, parce que cela ouvre
les conduits et fait circuler le gravier et le sable; tantôt que c'est
mauvais, parce que cela échauffe les reins, les lasse et les affaiblit.
Tantôt encore que les bains chauds sont bons, parce qu'ils détendent et
rendent plus souples les organes où séjournent le sable et la pierre;
tantôt qu'ils sont mauvais, parce que l'action de cette chaleur externe
sur les reins, les aide à cuire, durcir et pétrifier la matière prête à
cette transformation.--A ceux qui prennent les eaux thermales, ils vont
disant qu'il convient de manger peu le soir, afin que les eaux qu'ils
doivent boire le lendemain matin, aient plus d'action, l'estomac étant
vide et n'étant pas contrarié dans ses fonctions; à moins toutefois
qu'ils ne leur disent le contraire: qu'il vaut mieux manger peu au
repas de midi, pour ne pas troubler l'action de l'eau qui n'est pas
encore complètement achevée, ne pas charger l'estomac aussitôt après
l'effort qu'il vient de faire et reporter le principal travail de la
digestion à la nuit qui s'y prête mieux que le jour où le corps et
l'esprit sont perpétuellement en mouvement et en action. Voilà comment
les médecins raisonnent constamment, faisant des boniments et se
jouant à nos dépens; ils ne sauraient émettre une seule proposition,
à laquelle je ne puisse en opposer une absolument contraire et de
même valeur. Qu'on ne crie donc pas contre ceux qui, devant de telles
contradictions, se laissent doucement aller à ce que leur dictent leurs
penchants et les conseils de la nature, s'en remettant à la fortune qui
préside aux destinées de tous.

=Quoique Montaigne n'ait confiance en aucun remède, il reconnaît que
les bains sont utiles; peut-être aussi les eaux thermales. Diversité
dans les modes d'emploi de ces eaux.=--J'ai eu occasion de visiter,
dans mes voyages, presque toutes les stations balnéaires de la
chrétienté, et depuis quelques années j'en fais usage, parce que d'une
façon générale j'estime que les bains sont chose hygiénique et crois
que nombre d'affections d'une certaine gravité, tiennent à ce que
nous avons perdu l'habitude de nous laver le corps tous les jours,
ainsi que cela était dans les coutumes de presque toutes les nations
des temps passés et que cela s'est encore maintenu chez plusieurs;
je n'arrive pas à m'imaginer que nous ayons avantage à tenir ainsi
nos membres encroûtés et nos pores bouchés par la crasse. Pour ce qui
est de prendre ces eaux en boisson, la fortune a fait d'abord que
cela n'est aucunement contraire à mes goûts, en second lieu que c'est
chose naturelle et simple qui du moins, si elle n'est utile, n'est pas
dangereuse, ce que me permet d'affirmer ce nombre infini de gens de
toutes sortes et de tous tempéraments qui s'y rendent. Bien qu'encore
je n'aie pas constaté qu'elles aient produit aucun résultat miraculeux
ou extraordinaire, et qu'en m'informant d'un peu plus près qu'on ne
le fait d'habitude, j'aie trouvé faux et dénués de fondement tous
les bruits de faits de cette nature qui se répandent en ces lieux et
auxquels on ajoute foi (le monde se trompe si aisément sur ce qu'il
désire); par contre, je n'ai guère vu de personnes dont ces eaux aient
empiré l'état. On ne peut, sans parti pris, leur refuser qu'elles
éveillent l'appétit, facilitent la digestion et nous rendent pour ainsi
dire plus guillerets, si on n'y va pas à bout de forces, ce que je
déconseille bien; impuissantes à relever d'une ruine imminente, elles
peuvent venir en aide dans le cas d'un léger ébranlement, ou parer à la
menace d'une altération prochaine. Qui y vient sans être en disposition
suffisante pour pouvoir jouir de la compagnie qui s'y trouve, des
promenades et des excursions auxquelles nous convie la beauté des lieux
où se trouvent la plupart de ces eaux, perd indubitablement le meilleur
et le plus efficace de leurs effets. Aussi ai-je toujours, jusqu'à
présent, fait choix, pour y séjourner et en faire usage, des localités
les plus agréables par leurs sites et qui, en même temps, offrent
le plus de commodité sous le rapport du logement, de la nourriture
et de la société, comme sont: en France, les bains de Bagnères; sur
les confins de l'Allemagne et de la Lorraine, ceux de Plombières; en
Suisse, ceux de Bade; en Toscane, ceux de Lucques, et en particulier
ceux «della Villa», dont j'ai usé le plus souvent et en diverses
saisons.

Chaque nation a ses idées particulières sur le mode d'emploi des
eaux et les conditions dans lesquelles elles doivent être prises,
lesquelles sont fort variables; quant à leur effet, il est, d'après ce
que j'en ai éprouvé, à peu près le même partout. En Allemagne, on ne
les boit jamais; pour toutes les maladies, on les prend sous forme de
bains et on passe tout son temps à barboter dans l'eau, presque d'un
soleil à l'autre. En Italie, quand on boit pendant neuf jours, on se
baigne pendant trente au moins; l'eau se boit d'ordinaire additionnée
d'autres drogues qui en secondent l'action. Dans certaines stations,
on vous ordonne de vous promener pour la bien digérer; dans d'autres,
on la prend au lit que l'on garde jusqu'à ce qu'on l'ait rendue, et,
durant ce temps, on entretient, en les chauffant, une chaleur continue
à l'estomac et aux pieds. Les Allemands ont de particulier que la
plupart se font, dans le bain, appliquer des ventouses scarifiées. Les
Italiens pratiquent les douches, qui se donnent au moyen de conduites
qui amènent cette eau chaude dans des espèces de gouttières, d'où
elle tombe; on la reçoit ainsi pendant une heure le matin et autant
l'après-dîner, un mois durant, soit sur la tête, soit sur l'estomac,
soit sur toute autre partie du corps à laquelle on veut en faire
l'application. Il y a une infinité d'autres coutumes propres à chaque
contrée ou, pour mieux dire, il n'y a presque aucune ressemblance
entre ce qui se fait chez les uns et ce qui a lieu chez les autres.
Voilà comment cette partie de la médecine, la seule que je me sois
laissé aller à pratiquer, bien que constituant le moins artificiel des
procédés dont elle use, a cependant, elle aussi, sa bonne part de la
confusion et de l'incertitude qui se voient partout ailleurs dans cet
art.

Les poètes traitent avec plus d'emphase et de grâce que nous, tous
les sujets qu'ils abordent, témoin ces deux épigrammes: «_Hier, le
médecin Alcon a touché la statue de Jupiter; et, quoique de marbre,
le dieu a éprouvé le pouvoir du médecin. Aujourd'hui, on le tire de
son vieux temple et on va l'enterrer, tout dieu et pierre qu'il est_
(_Ausone_).»--_Andragoras s'est baigné hier avec nous, puis a soupé
gaiement; ce matin, on l'a trouvé mort. Veux-tu savoir, Faustinus, la
cause d'un trépas si subit? Il a vu en songe le médecin Hermocrate_
(_Martial_).»--Sur ce même sujet, je voudrais rapporter deux contes.

=Conte assez plaisant contre les gens de loi et les médecins.=--Le
baron de Caupène en Chalosse et moi, avons en commun le droit de
patronage sur un bénéfice du nom de Lahontan, qui est de grande étendue
et situé au pied de nos montagnes. Il en est des habitants de ce coin
de terre, comme l'on dit être de ceux de la vallée d'Angrougne: ils
avaient une vie à part, des façons, des vêtements, des mœurs à
part; étaient régis et administrés suivant des institutions et des
coutumes particulières qui se transmettaient de père en fils et qu'ils
observaient, sans y être autrement obligés que par le respect qu'ils
portaient à un ordre de choses établi. Ce petit état s'était, de tous
temps, maintenu dans de si heureuses conditions, qu'aucun juge du
voisinage n'avait eu à s'occuper de ses affaires, aucun avocat n'avait
eu à y donner de consultations, aucun étranger n'y avait été appelé
pour mettre fin aux querelles qui s'y élevaient; jamais on n'avait vu
quelqu'un du pays se livrer à la mendicité; on y fuyait les alliances
et les rapports avec le monde du dehors pour ne pas altérer la pureté
des institutions. Cela dura, ainsi qu'ils le content eux-mêmes, le
tenant de la mémoire de leurs pères, jusqu'à ce que l'un d'eux, l'âme
piquée d'une noble ambition, s'avisa, pour mettre son nom en relief
et acquérir de la réputation, de faire d'un de ses enfants un maître
Jean, ou un maître Pierre, autrement dit un personnage, et, lui ayant
fait apprendre à écrire dans quelque ville voisine, arriva à en faire
un beau notaire de village. Celui-ci, devenu grand, commença par
dédaigner les anciennes coutumes de sa vallée et à monter la tête à son
entourage, en lui faisant miroiter ce que les régions voisines avaient
de beau. Au premier de ses compères auquel on écorna une chèvre, il
conseilla de s'adresser aux juges royaux, dont ils relevaient, pour
obtenir réparation; de celui-ci, il passa à un autre, jusqu'à ce
qu'il eût tout gâté.--A la suite de ce premier germe de corruption,
ajoutent-ils, il se produisit presque aussitôt un autre fait qui eut
de plus fâcheuses conséquences encore: il prit envie à un médecin
d'épouser une de leurs filles et de venir s'établir parmi eux. Ce
médecin commença par leur apprendre le nom des fièvres, des rhumes,
des abcès; où se trouvent le cœur, le foie, les intestins, science
dont, jusqu'alors, ils n'avaient pas la moindre connaissance; et, au
lieu de l'ail qui leur servait pour se débarrasser de tous les maux,
si pénibles et si graves qu'ils fussent, il les amena à faire usage
pour une toux, un refroidissement, de mixtions composées de substances
exotiques et se mit à spéculer non seulement sur leur santé, mais
encore sur leur mort. Ils jurent que ce n'est que depuis cette époque
qu'ils se sont aperçus que le serein cause des lourdeurs de tête, qu'on
peut attraper mal en buvant quand on a chaud, que les vents d'automne
sont plus malsains que ceux du printemps, et que, depuis que la
médecine a été introduite chez eux, accablés d'une légion de maladies
qu'ils ne connaissaient pas, ils constatent une décadence générale dans
leur vigueur physique et une réduction de moitié dans la durée de leur
vie. C'est là le premier de mes contes.

=Autre conte concernant la médecine.=--Voici le second. Avant que je
ne fusse atteint de la gravelle, ayant entendu quelques personnes
faire cas du sang de bouc comme d'une manne céleste envoyée, en ces
siècles derniers, pour reconstituer et assurer la conservation de la
vie humaine, et entendant des gens raisonnables en parler comme d'une
drogue admirable, d'une réussite infaillible, moi, qui toujours ai
pensé que je pouvais être atteint de tous les accidents qui peuvent
survenir à tout autre homme, j'eus l'idée de me pourvoir, alors
que j'étais en pleine santé, de ce baume miraculeux. Je commandai
donc, chez moi, qu'on élevât un bouc selon la recette donnée: il
faut que ce soit pendant les mois les plus chauds de l'été qu'on le
mette au régime; on ne lui donne plus alors à manger que des herbes
purgatives et on ne lui fait plus boire que du vin blanc. Par hasard,
j'étais chez moi le jour où on devait le tuer; on vint me dire que le
cuisinier sentait dans sa panse deux ou trois grosses boules mobiles
se heurtant l'une l'autre au milieu des aliments qui la garnissaient.
La curiosité me fit dire qu'on m'apportât ses entrailles, et je fis
ouvrir devant moi cette grosse et large peau. Il en sortit trois corps
assez volumineux, légers comme des éponges au point qu'ils paraissaient
creux, durs à la surface, fermes, teintés de diverses couleurs mortes:
l'un était absolument rond et de la grosseur d'une petite boule;
les deux autres, un peu moins gros, étaient imparfaitement arrondis,
mais devaient tendre également à former boule. Ayant fait prendre
des renseignements auprès de ceux qui ont l'habitude de dépecer ces
animaux, j'appris que c'était là un accident inusité, se produisant
rarement. Il est vraisemblable que ces corps sont des pierres proches
parentes des nôtres; s'il en est ainsi, c'est une espérance bien vaine
que celle que l'on donne aux graveleux de pouvoir guérir en buvant
le sang d'une bête en passe de mourir d'un mal semblable, car on ne
saurait dire qu'il n'y a là aucune chance de contagion et que la nature
du sang de cet animal ne s'en trouve pas altérée. Il y a plutôt lieu
de croire que rien ne s'engendre dans un corps, sans que toutes ses
parties, solidaires les unes des autres, n'y coopèrent; à la vérité,
certaines plus que d'autres, suivant la nature de l'opération, mais
toutes y participent; et il y a apparence que dans toutes celles de ce
bouc il y avait quelque disposition à la production de ces concrétions
calcaires. Ce n'était pas tant la crainte de ce qui pouvait en advenir
pour moi-même qui m'avait rendu si curieux de cette expérience, que
parce que je craignais qu'il n'arrivât chez moi ce qui a lieu dans
bien des maisons où les femmes, en vue de secourir les pauvres gens,
amassent force drogues insignifiantes qu'elles font servir pour
cinquante maladies diverses, auxquelles elles ne s'appliquent nullement
et qui pourtant réussissent dans quelques heureuses circonstances.

=Ce n'est que leur science que Montaigne attaque chez les médecins
et non leur personnalité; limite dans laquelle il se confie à eux;
combien peu, au surplus, font usage pour eux-mêmes des drogues qu'ils
prescrivent à autrui.=--Quoi qu'il en soit, j'honore les médecins,
non suivant le précepte parce qu'ils sont nécessaires (à ce passage
de l'Ecclésiaste, on en oppose un autre du prophète qui blâme le roi
Asa d'avoir eu recours aux médecins), mais par affection pour leur
personne, en ayant vu beaucoup qui sont d'honnêtes gens et dignes
d'être aimés. Ce n'est pas à eux que j'en veux, mais à leur art; et
je ne leur fais pas grand reproche de tirer profit de notre sottise,
parce que la plupart du monde est ainsi faite; combien, en effet,
de professions moins honorables ou qui le sont plus que la leur, ne
subsistent et ne prospèrent qu'en abusant le public. Je les mande
près de moi, quand je suis malade; s'ils se trouvent là à point pour
répondre à mon appel, je leur demande qu'ils s'occupent de moi, et je
les paie comme font les autres. Je leur permets de m'ordonner de me
tenir chaudement, lorsque je préfère qu'il en soit ainsi qu'autrement;
je leur donne toute latitude pour me faire faire le bouillon que je
dois prendre, à leur choix avec des poireaux ou avec des laitues, et me
prescrire, suivant ce qui leur plaît, du vin blanc ou du vin clairet,
et ainsi de toutes choses pour lesquelles je n'ai pas une préférence
marquée et dont l'usage m'est indifférent. En cela, j'entends bien ne
leur faire aucune concession, d'autant qu'il est de l'essence même de
la médecine, que tout ce dont elle fait emploi se distingue par son
mauvais goût et son étrangeté. Pourquoi Lycurgue ordonnait-il le vin
aux Spartiates quand ils étaient malades, si ce n'est parce qu'ils ne
pouvaient le souffrir quand ils étaient bien portants? C'est pour cette
même raison qu'un gentilhomme, qui est mon voisin, s'en sert contre
ses fièvres, comme d'une drogue d'un excellent effet, parce que, dans
son état normal, il en a le goût en horreur.--Combien ne voyons-nous
pas de médecins être dans mes idées, dédaigner la médecine pour
eux-mêmes et vivre comme ils l'entendent, et d'une façon absolument
contraire à celle qu'ils ordonnent aux autres? Qu'est-ce que cela,
sinon abuser ouvertement de notre simplicité? Car enfin, leur vie et
leur santé ne leur sont pas moins chères que les nôtres à nous-mêmes,
et ils accommoderaient certainement leurs actes à leur doctrine, si de
celle-ci, ils ne reconnaissaient eux aussi la fausseté.

=C'est la crainte de la douleur, de la mort, qui fait qu'on se livre
si communément aux médecins.=--C'est la crainte de la douleur, de la
mort, l'impatience du mal, une soif ardente et sans mesure de guérison,
qui nous aveuglent à ce degré; c'est pure lâcheté de notre part, si
nous avons une confiance si facile à capter et si élastique. Pourtant,
la plupart d'entre nous ne s'abusent pas autant qu'ils ne tolèrent et
laissent faire; je les entends, en effet, se plaindre et parler comme
nous faisons nous-mêmes, pour finir par dire: «Alors, que faire?» comme
si l'impatience par elle-même était un meilleur remède que la patience!
Parmi tous ceux qui se sont laissés aller à subir cette misérable
sujétion, y en a-t-il un seul qui ne soit également prêt à accepter les
impostures de toutes sortes et ne se mette à la merci de quiconque a
l'impudence de lui donner l'assurance qu'il guérira?--Les Babyloniens
exposaient leurs malades sur les places publiques; le médecin c'était
tout le monde: chacun qui passait s'informait par humanité et par
civilité de leur état et, suivant son expérience, donnait un avis
plus ou moins salutaire. Nous ne faisons guère autrement: il n'est
pas simple femmelette dont nous n'employions les marmottages destinés
à conjurer le mal et les amulettes; si mon humeur se prêtait à en
accepter, j'accepterais plus volontiers celles provenant de cette
source que de toute autre, au moins ne craindrais-je pas d'en éprouver
de dommages. Homère et Platon disaient des Égyptiens qu'ils étaient
tous médecins; ne pourrait-on en dire autant de tous les peuples?
Il n'est, de fait, personne qui ne se vante de posséder une recette
quelconque, et ne se hasarde à l'essayer sur son voisin si celui-ci
s'y prête. J'étais, l'autre jour, en compagnie, lorsque je ne sais
qui, atteint de la même affection que moi, annonça l'apparition d'une
sorte de pilule nouvelle dans la composition de laquelle, tout compte
fait, entraient cent et tant d'ingrédients; cette information produisit
une émotion et un soulagement singuliers; quel rocher, se disait-on,
résistera aux efforts d'une pareille concentration de moyens d'action?
Il m'est revenu depuis, par ceux qui en ont essayé, que pas la moindre
parcelle de gravier n'a daigné s'en émouvoir.

=Sur quoi, du reste, la connaissance que les médecins prétendent
avoir de l'efficacité de leurs remèdes, est-elle fondée?=--Je ne puis
quitter mon papier, sans dire encore un mot sur ce que les médecins
nous donnent comme garantie de l'efficacité de leurs drogues, savoir
l'expérience qu'ils en ont faite. La plupart, peut-être plus des
deux tiers des vertus médicinales des médicaments, proviennent de
la quintessence des simples, sur les propriétés cachées desquelles
l'usage seul nous renseigne; or, la quintessence d'une chose n'est
autre que la qualité maîtresse qui lui est propre et qui échappe à
notre raison, laquelle n'arrive pas à en découvrir la cause. Parmi
ces preuves d'efficacité, il en est, disent-ils, qui leur ont été
révélées par quelque démon; quand ils parlent ainsi, je me contente
de les écouter, car, pour ce qui est des miracles, je ne les discute
jamais. D'autres ressortent de l'usage même que, pour d'autres
considérations, nous faisons des choses; comme dans le cas où la laine,
par exemple, dont nous usons d'habitude pour nous vêtir, aurait été,
par accident, reconnue posséder quelque propriété cachée dessiccative,
qui guérisse les mules qui auraient mal au talon; ou dans celui où
on aurait constaté une action purgative au raifort qui compte parmi
nos aliments.--Galien raconte qu'un lépreux a été guéri pour avoir
bu du vin d'un vase dans lequel s'était, par hasard, glissée une
vipère; c'est là un fait susceptible d'effet et qui permet d'admettre
l'expérience comme vraisemblablement acquise; de même de toutes celles
que les médecins nous donnent comme résultant d'exemples fournis
par certains animaux; mais, dans la plupart des expériences autres,
auxquelles ils ont été conduits, disent-ils, par leur bonne fortune,
sans autre guide que le hasard, je trouve que les déductions qu'ils
en tirent ne s'imposent pas. Imaginons l'homme embrassant du regard
le nombre infini des choses, plantes, animaux, métaux qui sont autour
de lui, je me demande par où, en pareil cas, commenceront ses essais?
Supposons que sa fantaisie fasse que, tout d'abord, ce soit par la
corne d'un élan; ce choix, ainsi né de son caprice, ne peut être admis
que par une confiance bien souple et bien accommodante, et le même
embarras se reproduira quand il s'agira d'en tirer parti. Il se trouve,
en effet, en présence de tant de maladies et de tant de circonstances
qui interviennent, que l'esprit humain s'y perd avant d'arriver à
être certain du point auquel, pour être concluants, doivent s'arrêter
les résultats de l'expérience qu'il a entreprise: ne lui faut-il pas
déterminer au préalable que, de cette infinité de choses sur lesquelles
peuvent porter ses recherches, c'est précisément cette corne d'élan qui
convient; que parmi cette multitude de maladies, c'est à l'épilepsie
qu'il y a lieu d'en faire application; que parmi tant de tempéraments
divers, c'est à celui qui est porté à la mélancolie; que sur tant des
saisons, c'est en hiver qu'il faut opérer; que parmi tant de nations,
c'est sur le Français que cela aura action; parmi tant de gens d'âges
différents, sur le vieillard; que de tant de moments marqués par le
mouvement des corps célestes, la conjonction de Vénus et de Saturne
est celui qui présente le plus de chances de réussite; qu'enfin parmi
tant de parties du corps sur lesquelles on peut agir, c'est au doigt
qu'il faut s'adresser. Si on considère que, dans tout cela, il n'a,
pour le guider, ni argument, ni conjecture, ni faits antérieurs, ni
inspiration divine; que c'est la fortune seule qui le conduit, il
faudrait vraiment, pour qu'il arrivât juste, que ce soit une fortune
issue d'un art qui ait atteint la perfection, qui ait des règles et
une méthode précises. Et puis, admettons la guérison: comment avoir
l'assurance que le mal n'était pas à son terme? qu'elle n'est pas due
au hasard, ou l'effet d'autre chose que le malade aurait mangée, bue
ou touchée ce jour-là? ou encore, qu'elle n'a pas été accordée au
mérite des prières d'une grand'mère? Bien plus, alors même que le fait
serait prouvé, combien de fois s'est-il renouvelé? Y a-t-il là une
longue série de résultats prévus, de constatations avérées, se tenant
les uns les autres, nécessaires pour en tirer une conclusion? Et cette
conclusion, à qui incombe-t-il de la prendre? De tant de millions
d'hommes se livrant à ces expériences, il n'y en a que trois qui se
soient donné la tâche d'enregistrer celles qu'eux-mêmes ont tentées; le
hasard aura-t-il fait que ce soit l'un des trois qui, à point nommé,
ait relevé celle-ci? Et puis un autre, cent autres n'ont-ils pu faire
des expériences qui aient abouti à des résultats contraires? Peut-être
serions-nous plus éclairés, si les jugements et les raisonnements de
tous nous étaient connus; mais admettre que trois témoignages apportés
par trois docteurs suffisent pour régenter le genre humain, n'est
pas raisonnable; il faudrait, pour qu'ils aient une telle autorité,
qu'ils eussent été choisis et délégués par lui, et que, par procuration
expresse, nous les ayons constitués nos mandataires.

_A Madame de Duras_,

=Elle lui a entendu exposer ses idées sur la médecine; elle les
retrouvera dans son ouvrage, où il se peint tel qu'il est.=--«Madame,
lorsque, dernièrement, vous êtes venue me voir, vous m'avez trouvé
occupé à écrire les lignes qui précèdent. Il se peut que ces inepties
vous tombent quelquefois sous la main; je veux que, dans ce cas,
elles témoignent aussi combien je suis honoré de la faveur que vous
leur ferez en les lisant. Vous y reconnaîtrez les mêmes idées et la
même manière de les exprimer que lorsque nous en causions ensemble.
Alors même qu'il m'eût été possible d'y employer un autre langage que
celui dont j'use d'ordinaire et une forme plus honorable et meilleure,
je ne l'eusse pas fait, parce que je ne veux pas que ces lignes me
rappellent à votre mémoire autrement que je ne suis. Ces observations
et les considérations dont elles découlent, que vous avez entendues
et admises, Madame, avec plus de courtoisie et en leur faisant plus
d'honneur qu'elles n'en méritent, je veux, sans toutefois les altérer
ni les modifier, les consigner dans un ouvrage qui me survive quelques
années ou quelques jours, où vous les retrouverez, quand il vous plaira
de vous les remémorer, sans prendre autrement la peine de les conserver
dans votre souvenir; du reste, elles n'en valent pas la peine. Je
désire que vous veuillez bien me continuer la faveur de votre amitié,
en raison de ces mêmes qualités que vous avez cru reconnaître en moi et
qui me l'ont value.

«Je ne me propose nullement qu'on m'aime et qu'on m'estime davantage
mort que vivant; la manière de faire de Tibère, qui avait plus souci
de la renommée qu'il laisserait après lui que de se rendre agréable à
ses contemporains et d'acquérir leur estime, est ridicule, quoique se
rencontrant communément. Si j'étais de ceux auxquels le monde puisse
devoir des louanges, je l'en tiendrais quitte de moitié, s'il voulait
me payer d'avance; je voudrais ces louanges immédiates, m'enveloppant
comme une sorte d'atmosphère plutôt dense qu'étendue, bien fournie
plutôt que de longue durée, sauf à ce qu'elle se dissipe subitement
en même temps que je cesserai d'être et que ce son si doux ne pourra
plus arriver à mes oreilles. Ce serait une sotte idée que d'aller, à
cette heure où mes rapports avec les hommes sont sur le point de se
rompre, me montrer à eux sous un jour plus favorable que celui sous
lequel ils m'ont connu. Je tiens comme non avenus les biens dont je
n'ai pu user de mon vivant. N'importe comme je suis, tel je veux être
en tout et pour tout et non pas seulement sur le papier; j'ai employé
tout mon art et toute mon industrie à m'améliorer; mes études ont eu
pour objet de m'apprendre non à écrire mais à devenir ce que je suis;
tous mes efforts ont tendu à faire ma vie, cela a été mon métier et
mon œuvre; je me suis moins occupé à faire des livres, qu'à toute
autre besogne. J'ai désiré être un homme capable, en vue des avantages
essentiels que j'en retire pour le présent, et non pour mettre mes
capacités en magasin et en faire bénéficier mes héritiers. Celui qui a
du mérite, c'est pour qu'il se manifeste dans ses mœurs, dans les
propos qu'il tient d'ordinaire, quand il fait l'amour, qu'il a des
querelles, au jeu, au lit, à table, dans la conduite de ses affaires
et la * gestion de sa maison; ceux auxquels je vois faire de beaux
livres et qui ont des vêtements en mauvais état, eussent d'abord,
s'ils m'avaient cru, commencé par remettre de l'ordre dans leur tenue.
Demandez à un Spartiate s'il préfère être un bon rhétoricien plutôt
qu'un bon soldat, mais ne me le demandez pas à moi qui aimerais mieux
être un bon cuisinier si je n'en avais pas un à mon service. Dieu! que
je haïrais, Madame, d'acquérir par mes écrits la réputation d'être un
habile homme et de n'être, en dehors d'eux, qu'un homme sans valeur et
un sot; si cela était, j'aimerais mieux encore être tout à la fois un
sot dans mes écrits et dans la vie ordinaire que d'avoir aussi mal
choisi à quoi employer ce que je puis valoir. Aussi, il s'en faut tant
que je m'attende à ce que ces sottises me soient de quelque honneur,
que ce sera beaucoup si je n'y perds pas partie du peu que j'en ai
acquis, parce que cette peinture morte et muette de moi-même, qui se
retrouve dans mon ouvrage, n'est pas à mon avantage; elle a trait non à
l'époque de mon existence où j'étais en mon meilleur état mais à celle
où, bien déchu de ma vigueur primitive et de mon entrain, je commence à
me flétrir et à sentir le rance; j'approche du fond du vase et suis sur
le point d'en toucher la partie inférieure et la lie.

=Du reste, s'il a parlé si mal de la médecine, ce n'a été qu'à
l'exemple de Pline et de Celse, les seuls médecins de Rome ancienne
qui aient écrit sur leur art.=--«Au surplus, Madame, je n'eusse pas
osé fouiller si hardiment les mystères de la médecine, vu le crédit
dont cet art jouit auprès de vous et de tant d'autres, si je n'y eusse
été incité par ceux-là mêmes qui l'ont exercé. Je crois que parmi les
anciens latins, il n'y en a eu que deux, Pline et Celse, qui aient
en outre écrit sur la matière; si quelque jour vous les lisez, vous
verrez qu'ils en parlent bien plus rudement que moi; je ne fais que
pincer, eux égorgent. Pline se moque, entre autres choses, de ce que
les médecins, à bout d'expédients, aient inventé cette belle défaite
de renvoyer les malades, qu'ils ont agités et tourmentés avec leurs
drogues et les régimes auxquels ils les ont soumis et cela pour
n'arriver à rien, les uns faire des vœux et implorer des miracles,
les autres aller prendre les eaux thermales (ne vous courroucez pas,
Madame, il ne parle pas de celles de ces sources qui sont de ce
côté-ci de la Garonne, que vous et votre maison patronnez et qui sont
dépendance des de Grammont). Ils ont encore une troisième corde à
leur arc: pour nous éloigner d'eux et s'éviter les reproches que nous
pourrions leur adresser du peu d'amélioration qu'ils ont apporté à nos
maux, dont ils se sont si longtemps occupés qu'ils n'ont plus de quoi
nous leurrer, ils nous envoient dans une autre contrée, chercher un air
meilleur.

«En voilà assez, je pense, Madame, pour que vous me permettiez de
reprendre le fil de mon sujet dont je me suis détourné pour causer avec
vous.»

=Il se peut que lui-même en arrive à se remettre entre les mains des
médecins; c'est qu'alors, comme tant d'autres, il sera gravement
atteint et ne jouira plus de la plénitude de ses facultés.=--C'est
Périclès, ce me semble, auquel on demandait comment il se portait, qui
répondit en montrant les amulettes attachées à son cou et à son bras:
«Vous pouvez en juger par cela!» Il voulait indiquer par là, qu'il
était bien malade, pour en être arrivé à avoir recours à pareille
inutilité et s'être laissé équiper de la sorte.--Je ne dis pas qu'il
ne m'arrivera pas un jour de céder à cette idée commune, si ridicule,
de remettre ma vie et ma santé à la merci et à la direction des
médecins; peut-être tomberai-je en pareille faiblesse, je ne puis
répondre de ma fermeté dans l'avenir; mais alors aussi, si quelqu'un
vient à s'enquérir auprès de moi de ma santé, je pourrai lui dire
comme Périclès, montrant ma main enveloppée et enduite d'un onguent
quelconque: «Vous pouvez en juger par là.» Ce sera bien là le signe
évident d'une maladie grave; si l'impatience et la frayeur m'ont gagné
au point que mon jugement en soit aussi étonnamment désemparé, on
pourra en conclure que j'ai l'âme en proie à une bien forte fièvre.

J'ai pris la peine de plaider cette cause que j'entends assez mal,
pour justifier un peu et affermir en moi la répulsion que je tiens
de mes ancêtres et que, d'instinct, j'éprouve contre les drogues et
les pratiques de la médecine telle qu'elle s'exerce de nos jours; et
cela, afin que ce ne soit pas de ma part le fait d'une idée préconçue
et irraisonnée, qu'elle revête une forme tant soit peu précise, que
ceux qui me voient si rebelle aux exhortations et aux menaces qu'on
me fait quand la maladie m'oppresse, ne s'imaginent pas que c'est
par pur entêtement, * ou encore qu'un de ces individus, qui prennent
tout par le mauvais côté, ne juge pas que ce soit par gloriole; et
vraiment, ce serait un désir bien singulier que de vouloir me faire
honneur d'une action qui m'est commune avec mon jardinier et mon
muletier! Certes, je n'ai pas le cœur si bouffi d'orgueil que
j'aille échanger une satisfaction comme la santé, si sérieuse, de si
grande importance, si douce à posséder, pour une autre imaginaire,
immatérielle, éthérée comme la gloire. Fût-elle celle des quatre fils
Aymon, elle serait achetée trop cher, par un homme dans mes idées, au
prix de trois violents accès de colique: Par Dieu! la santé, la santé,
avant tout.--Ceux qui aiment la médecine de notre époque, peuvent aussi
avoir pour cela leurs raisons bonnes, grandes et fortes; je ne hais pas
les idées en contradiction avec les miennes; il s'en faut même tant que
je m'offusque de la divergence qui peut exister entre ma manière de
voir et celle des autres, et cela m'empêche si peu de m'accommoder de
la société de gens qui pensent et agissent autrement que moi, que je
considère, au contraire, comme étant bien moins fréquent encore qu'il y
ait en nous-mêmes accord entre nos humeurs et nos desseins; la variété,
du reste, est une des propriétés les plus inhérentes à la nature et
se retrouve plus encore dans les esprits que dans les corps, les
premiers étant plus souples et plus susceptibles de transformations. Il
n'y a jamais eu au monde deux opinions identiques, non plus que deux
poils ou deux grains qui l'aient été. De toutes les qualités, la plus
universelle c'est la diversité; on la retrouve en toutes choses.


FIN DU LIVRE SECOND. (TRADUCTION)



LIVRE TROISIÈME. (TRADUCTION)



CHAPITRE PREMIER.

_De ce qui est utile et de ce qui est honnête._


Personne n'est exempt de dire des niaiseries, le mal est d'y mettre
de la prétention: «_Cet homme va probablement nous dire avec emphase
quelques grosses sottises_ (_Térence_).» Ce second point ne me touche
pas; je ne prends pas garde, plus que cela ne vaut, aux balivernes
qui m'échappent; et c'est heureux pour elles, car je les désavouerais
immédiatement, si elles devaient me coûter quoi que ce soit; je ne les
achète, ni les vends au delà de leur valeur; j'écris comme je parle au
premier venu que je rencontre; pourvu que je demeure dans la vérité,
cela me suffit.

=La perfidie est si odieuse, que les hommes les plus pervers ont
parfois refusé de l'employer, même quand ils avaient intérêt à le
faire.=--Qui ne doit détester la perfidie, puisque Tibère lui-même
refusa d'y avoir recours, alors qu'il avait grand intérêt à en user? On
lui mandait d'Allemagne que s'il le trouvait bon, on le débarrasserait
d'Arminius par le poison. C'était l'ennemi le plus puissant qu'eussent
les Romains; il avait fort malmené leurs troupes commandées par Varus
et, seul, il faisait obstacle à ce qu'ils étendissent leur domination
sur ces contrées. Tibère répondit que le peuple romain avait coutume
de se venger ouvertement de ses ennemis, les armes à la main, et non
traîtreusement et à la dérobée; et il renonça à ce qui lui eût été
utile pour faire ce qui était honnête. «C'était un effronté», me
direz-vous. Je le crois, mais des faits semblables ne sont pas rares
chez des gens en sa situation, et la reconnaissance de la vertu par la
bouche de qui la hait, a son importance; d'autant que c'est la vérité
qui le contraint à cet aveu et que s'il ne veut pas la pratiquer, au
moins cherche-t-il à s'en couvrir pour s'en parer.

=L'imperfection de la nature humaine est si grande, que des vices et
des passions très blâmables sont souvent nécessaires à l'existence des
sociétés; c'est ainsi que la justice recourt souvent, et bien à tort,
à de fausses promesses pour obtenir des aveux.=--Le monde que nous
habitons, envisagé à quelque point de vue que ce soit ou pris dans son
ensemble, est plein d'imperfections; cependant rien n'est inutile dans
la nature, pas même les inutilités; rien n'existe dans cet univers
qui n'y occupe la place à laquelle il convient. Notre être est une
agglomération de qualités qui sont autant de maladies: l'ambition, la
jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le désespoir ont
élu domicile en nous et cela si naturellement, que nous en retrouvons
des traces même chez les animaux. La cruauté elle-même, ce vice si
contre nature, y a place, car, en même temps que nous sommes pris de
compassion, nous éprouvons en nous-mêmes je ne sais quel sentiment
aigre-doux de volupté malsaine au spectacle des souffrances d'autrui;
les enfants eux-mêmes le ressentent: «_Il est doux, pendant la tempête,
de contempler du rivage les vaisseaux luttant contre la fureur des
flots_ (_Lucrèce_).» Celui qui arracherait du cœur de l'homme le
germe de ces mauvais sentiments, détruirait en lui les conditions
essentielles de la vie.--Dans tout gouvernement il y a de même des
charges nécessaires, qui non seulement sont abjectes mais encore
vicieuses; le vice y tient son rang et s'emploie à souder les éléments
divers dont se compose la société, comme le poison à la conservation
de notre santé. S'il devient excusable, parce qu'il fait besoin et
que son emploi, nécessaire à l'intérêt commun, en efface sa véritable
qualification, il faut en laisser la pratique aux citoyens plus
énergiques et mieux trempés que les autres, que n'arrête pas la crainte
de sacrifier leur honneur et leur conscience pour le salut de leur
pays, comme jadis ces héros de l'antiquité qui lui sacrifiaient leur
vie; nous autres, qui sommes de caractère plus faible, n'abordons que
des rôles plus faciles et présentant moins de risques. L'intérêt public
veut qu'on trahisse, qu'on mente, qu'on tue, chargeons de ces missions
des gens plus obéissants et plus souples que nous ne sommes.

J'ai vu souvent, avec dépit, des juges provoquer par fraude les aveux
des criminels, en leur donnant de fausses espérances de faveur ou de
pardon, y employant la tromperie et l'impudence. Il siérait mieux à la
justice, et même à Platon qui prône ces errements, d'user de moyens se
rapprochant davantage de ce que j'en pense. Une justice pareille est
dans une mauvaise voie, et j'estime qu'elle se fait ainsi autant de
tort par elle-même, que lui en font ceux qui la critiquent.

=Dans le peu d'affaires politiques auxquelles Montaigne a été mêlé, il
a toujours cru de son devoir de se montrer franc et consciencieux.=--Il
n'y a pas longtemps, je répondais à quelqu'un que j'aurais grand'peine
à trahir les intérêts du prince pour servir un particulier, et que je
serais très désolé de trahir les intérêts d'un particulier pour la
cause du prince; je ne déteste pas seulement tromper, je hais de même
qu'on se trompe sur moi et ne veux en donner ni sujet, ni occasion;
aussi, dans les quelques négociations entre nos princes auxquelles
j'ai été employé au cours des divisions de nuances si diverses qui
nous déchirent aujourd'hui, ai-je évité avec soin qu'on se méprît
sur mon compte et qu'on ne se fourvoyât en me prenant pour ce que
je ne suis pas. Les gens du métier se découvrent le moins qu'ils
peuvent: ils se présentent feignant la neutralité la plus complète et
être d'idées aussi rapprochées que possible de celles de ceux avec
lesquels ils traitent; moi, je ne cache pas mes opinions, si tranchées
qu'elles soient, et me montre tel que je suis: un négociateur naïf et
inexpérimenté, qui préfère échouer dans ma mission, que de me manquer
à moi-même. Pourtant, jusqu'ici, j'ai été si heureux dans ce rôle,
où la fortune a assurément très large part, que peu d'hommes se sont
entremis en éveillant moins les soupçons et ont été accueillis avec
plus de faveur et de bienveillance. J'ai une façon ouverte de traiter
avec les gens, qui fait que je m'insinue aisément auprès d'eux et,
dès nos premières relations, me gagne leur confiance. La franchise
et la vérité, en quelque siècle que ce soit, sont encore de mise et
opportunes; et puis, on ne soupçonne pas et on ne se formalise pas de
la liberté d'allure de ceux qui négocient sans intérêt personnel et
peuvent répondre comme Hypéride aux Athéniens qui se plaignaient de
la rudesse de son langage: «Ne prêtez pas attention, Messieurs, à ma
liberté de parole; mais seulement si j'en use sans rien m'approprier,
ou en tirer profit dans mon propre intérêt.»--Mon franc parler m'a
épargné le soupçon de dissimulation, d'abord, parce que je m'exprimais
avec énergie, n'hésitant jamais sur ce qui était à dire, si sévère et
si dur que ce fût (eussé-je été loin des gens auxquels je m'adressais,
que je n'aurais pas dit pis); et ensuite, en raison de la naïveté et de
l'indifférence apparentes que j'y apportais. Dans ce que je fais, je ne
prétends à aucun autre résultat que d'agir, et je le fais sans méditer
longuement à l'avance sur les conséquences comme sans parti pris;
chacun de mes actes vise un objet déterminé: il réussit ou ne réussit
pas, j'ai fait pour le mieux.

Je n'ai ni sentiment de haine, ni de profonde affection pour les
grands; ma volonté n'est influencée ni par les mauvais procédés dont
j'aurais été victime, ni par les obligations personnelles que j'aurais
pu contracter. J'ai pour nos rois l'attachement légitime que je leur
dois comme citoyen; je ne suis ni porté vers eux, ni détourné d'eux
par aucun intérêt personnel, ce dont je me félicite; je ne suis que
modérément attaché à la cause à laquelle le plus grand nombre est
rallié, bien que j'estime que le bon droit lui appartienne; elle ne
me passionne pas. Je ne suis pas enclin à donner prise sur moi, en
prenant des engagements personnels et absolus. La colère et la haine
n'ont rien à voir avec la justice; ce sont des passions auxquelles
peuvent seuls s'abandonner ceux chez lesquels le devoir ne prévaut pas,
parce que «_seul, celui-là qui ne peut maîtriser sa raison, se laisse
aller aux mouvements désordonnés de l'âme_ (_Cicéron_)». Toutes les
intentions légitimes * et équitables sont par elles-mêmes acceptables
* et modérées, sinon elles deviennent séditieuses et illégitimes;
c'est ce qui fait que partout je marche la tête haute, le visage et le
cœur à découvert. A la vérité, et je ne crains pas de l'avouer, s'il
le fallait, je porterais facilement, comme fit la vieille, un cierge à
saint Michel et un autre au dragon, prêt à suivre, jusqu'à la dernière
extrémité, le parti qui a le bon droit, mais jusque-là exclusivement,
si cela m'est possible. Que Montaigne sombre en même temps que la
fortune publique, si besoin en est, je m'y résigne; mais si ce n'est
pas indispensable, je saurai gré à la fortune de l'épargner et, autant
que mon devoir m'en donne la possibilité, je m'efforce d'assurer sa
conservation. N'est-ce pas Atticus qui, attaché au parti qui avait pour
lui la justice et qui eut le dessous, fut sauvé par sa modération dans
ce cataclysme universel qui s'abattit sur le monde, et occasionna tant
de bouleversements et de changements de situations? Semblable attitude
est plus aisée pour les hommes qui, comme lui, ne sont pas investis
de fonctions publiques; je trouve, du reste, que dans de pareils
tourmentes, on a raison de n'avoir pas l'ambition d'y être mêlé et de
ne pas s'y engager de soi-même.

=Quelque danger qu'il y ait à prendre parti dans les troubles
intérieurs, il n'est ni beau ni honnête de rester neutre.=--Demeurer
hésitant et partagé entre les deux partis, ne marquer aucune sympathie
ni propension, ni pour l'un ni pour l'autre, quand le trouble règne
dans votre pays et le divise, je ne trouve cela ni beau ni honnête;
«_ce n'est pas suivre un chemin intermédiaire, c'est n'en prendre
aucun; c'est attendre l'événement pour passer du côté de la fortune_
(_Tite Live_)». Cela peut être permis quand il s'agit des affaires de
ses voisins: Gélon, tyran de Syracuse, indécis sur le parti à embrasser
lors de la guerre des Barbares contre les Grecs, avait à Delphes une
ambassade munie de présents, qui se tenait en observation pour voir de
quel côté inclinerait la fortune, afin de saisir l'occasion à point
nommé et se concilier le vainqueur. Ce serait une sorte de félonie,
que d'en agir ainsi dans ses propres affaires domestiques, où il
faut nécessairement prendre parti * de propos délibéré; cependant,
ne pas s'en mêler, quand on n'a ni charge ni commandement qui vous y
obligent, je le trouve plus excusable, quoique ce ne soit pas mon fait,
que dans le cas de guerres étrangères, auxquelles pourtant, d'après
nos lois, qui le voudrait ne peut s'éviter de participer. Toutefois,
ceux-là mêmes qui s'y donnent tout entiers peuvent le faire dans des
conditions de modération telles que, lorsque grondera l'orage, il
passera au-dessus de leurs têtes, sans les atteindre; n'en a-t-il
pas été ainsi, comme nous l'espérions avec juste raison, de feu le
sieur de Morvilliers évêque d'Orléans? J'en connais, parmi ceux qui,
à cette heure, travaillent avec ardeur au triomphe de leur cause, qui
sont de mœurs si pondérées ou si douces, qu'il faut espérer qu'ils
demeureront debout, quels que soient les fâcheux changements et la
chute que le ciel nous prépare. Je tiens que c'est aux rois à régler
eux-mêmes leurs différends avec les rois, et je raille ces esprits qui,
de gaîté de cœur, se mêlent à des querelles si disproportionnées
pour eux; on n'est pas personnellement en querelle avec le prince,
parce qu'on marche contre lui ouvertement et courageusement pour
satisfaire honorablement à son devoir; en pareil cas, s'il ne vous aime
pas, il fait mieux, il vous estime; et quand, en particulier, c'est
pour le maintien des lois, pour la défense de l'ancien état de choses,
il arrive toujours que ceux mêmes qui, dans un intérêt personnel, ont
excité les troubles, excusent, lorsqu'ils ne les honorent pas, ceux qui
défendent ce qu'eux-mêmes veulent renverser.

Mais il ne faut pas appeler devoir, comme nous le faisons tous les
jours, cette âpreté, cette rudesse qu'engendrent en nous notre intérêt
et nos passions personnelles; une conduite empreinte de trahison et
de mauvais sentiments, n'est pas davantage du courage. Les gens chez
lesquels il en est ainsi, qualifient zèle leur penchant à la méchanceté
et à la violence; ce n'est pas la cause qui les excite, mais l'avantage
qu'ils y trouvent; ils attisent la guerre, non parce qu'elle est juste,
mais parce que c'est la guerre.

=Quel que soit le parti que l'on embrasse, la modération est à observer
à l'égard des uns comme des autres.=--Rien n'empêche qu'on puisse se
comporter convenablement et loyalement entre hommes qui sont devenus
ennemis. Témoignez à chacun des adversaires une affection qui, si elle
n'est pas la même pour tous (elle peut comporter des degrés divers),
soit au moins tempérée et ne vous engage envers personne au point de
donner à quelqu'un le droit de tout exiger de vous; contentez-vous
d'avoir part dans une mesure moyenne aux bonnes grâces des uns et des
autres, et de naviguer en eau trouble, sans vouloir y pêcher.

=Il est des gens qui servent les deux partis à la fois; ils sont à
utiliser, mais en se gardant du mal qu'ils peuvent vous faire.=--Quant
à cette autre manière qui consiste à s'offrir tout entier aux uns et
aussi aux autres, c'est plus encore de l'imprudence qu'un manque de
conscience. Celui auprès duquel vous en trahissez un autre, a beau vous
accueillir parfaitement, ne sait-il pas que son tour viendra où vous en
agirez de même contre lui? Il vous tient pour un méchant homme, tout
en usant de vous pendant qu'il vous a, faisant servir votre déloyauté
à avancer ses affaires; car les gens à double visage sont utiles
par ce qu'ils vous apportent, seulement il faut veiller à ce qu'ils
n'emportent que le moins qu'il se peut.

=Quant à Montaigne, il disait à tous les choses telles qu'il les
pensait et ne cherchait à pénétrer les secrets de personne, ne voulant
être l'homme lige de qui que ce fût.=--Je ne dis rien à l'un, que
je ne puisse, à son heure, dire à l'autre, le ton changeant seul un
peu; je ne leur rapporte que les choses qui sont ou indifférentes, ou
connues, ou qui les servent tous deux à la fois. Il n'est rien qui
soit si utile que, pour y atteindre, je me permette de leur mentir.
Ce sur quoi le silence m'est recommandé, je le cache religieusement:
mais je n'accepte que le moins que je puis ce qu'il me faut cacher;
les secrets des princes sont gênants à garder, pour qui n'en a que
faire. Je leur mets volontiers ce marché en main: Qu'ils me confient
peu de chose, mais qu'ils se fient complètement à moi sur ce que je
leur apporte. J'en ai toujours su plus que je ne voulais. Un langage
ouvert fait qu'on vous parle de même, sans réticences, produisant le
même effet que le vin et l'amour. Philippide répondit sagement, suivant
moi, au roi Lysimaque, qui lui demandait quelles indications il voulait
qu'il lui communiquât sur sa situation: «Ce que tu voudras, pourvu que
ce ne soit rien de tes secrets.» Je vois chacun se révolter, quand on
lui cache le fond des affaires auxquelles on l'emploie, ou qu'on ne lui
en a pas révélé quelque arrière-pensée; moi, je suis content qu'on ne
m'en dise pas plus qu'on ne veut pour la mission que j'ai à remplir,
et ne désire pas que ce que j'en puis connaître excède ce que j'ai
à dire et m'oblige à m'observer quand je parle. Si je dois servir à
tromper quelqu'un, qu'au moins ma conscience soit sauve; je ne veux pas
qu'on me regarde comme un serviteur si affectionné, si loyal, que l'on
me trouve bon à m'engager dans une trahison; qui n'est pas disposé à
tout pour soi-même, est excusé de ne pas l'être davantage vis-à-vis de
son maître.--Il y a des princes qui n'acceptent pas les hommes qui ne
se donnent à eux qu'à moitié, et méprisent les serviteurs qui posent
des bornes et des conditions à leurs services; à cela, il n'y a pas
de remède; à eux comme aux autres, j'indique franchement dans quelles
limites j'entends les servir, car je ne veux être esclave que de la
raison et encore je n'y arrive que bien difficilement. Quant à eux, ils
ont tort d'exiger une telle sujétion d'un homme qui est indépendant, et
de lui imposer des obligations, comme ils feraient à quelqu'un qui est
leur créature et qu'ils ont acheté, ou dont la fortune est attachée à
la leur d'une façon particulière et absolue.--Les lois m'ont épargné
de graves difficultés; elles ont décidé le parti que j'avais à suivre,
ce sont elles qui m'ont donné mon maître; toute autre raison, d'ordre
si élevé soit-elle et quelles que soient les obligations qui en sont
résultées, s'efface devant celle-là et devient caduque; c'est pourquoi,
lors même que mon affection me porterait vers le parti opposé, cela ne
veut pas dire que je m'y joindrais immédiatement; notre volonté et nos
désirs ne reçoivent de loi que d'eux-mêmes, tandis que nos actes ont à
la recevoir des règles qui président à l'ordre public.

=Cette manière de faire n'est pas celle que l'on pratique d'ordinaire,
mais il était peu apte aux affaires publiques, qui exigent souvent une
dissimulation qui n'est pas dans son caractère.=--Ma manière de faire
n'est guère en harmonie avec ce qui se pratique et n'aurait chance
d'avoir ni grand effet, ni durée; l'innocence elle-même ne saurait,
à notre époque, s'entremettre, sans recourir à la dissimulation, ni
négocier sans être obligée de mentir; aussi les occupations de la vie
publique ne sont-elles pas mon fait; ce que ma profession exige à cet
égard, j'y satisfais sous la forme la moins officielle que je puis.
Quand j'étais jeune, on m'y a plongé jusqu'aux oreilles; j'étais
destiné à en faire ma carrière, je m'en suis défait de bonne heure.
Depuis, j'ai souvent évité d'y être mêlé à nouveau; je l'ai rarement
accepté et ne l'ai jamais recherché; tournant le dos à l'ambition,
non à la façon des gens qui manient l'aviron et avancent ainsi à
reculons, et cependant, si je suis parvenu à m'y soustraire, je le
dois plus à ma bonne fortune qu'à ma résolution, car il y a dans cette
partie des voies assez en rapport avec mes goûts et à ma portée; et
si j'eusse autrefois été appelé à prendre part aux affaires publiques
et à me faire une situation dans le monde en les suivant, je serais
certainement demeuré sourd à la voix de la raison et m'y serais
engagé.--Ceux qui, malgré ce que j'en dis, vont répétant que ce que
j'appelle franchise, simplicité et naïveté de mœurs est, chez moi,
de l'art et de la finesse; que c'est prudence, plus que bonté; que j'ai
de l'adresse plus que du naturel, du bon sens plus que du bonheur, me
font plus d'honneur qu'ils ne m'en ôtent. Ils me prêtent assurément
plus d'astuce que je n'en ai; et à celui d'entre eux qui m'aurait suivi
et épié de près, je donnerais gain de cause, s'il ne confessait que
son école n'a rien qui l'emporte sur cette manière de faire qui nous
permet, tout en demeurant nous-mêmes et sans paraître abdiquer notre
liberté et notre indépendance, de toujours marcher droit et à même
allure par les routes si tortueuses et si diverses par lesquelles il
nous faut aller et où toute notre attention et notre ingéniosité ne
peuvent nous diriger sûrement. La voie de la vérité est une et simple;
celle que nous font suivre notre intérêt personnel et la commodité des
affaires dont nous avons la charge est double, inégale, sujette à des
chances variables. J'ai souvent vu user de ces libertés contrefaites et
factices, mais toujours sans succès; elles rappellent volontiers l'âne
d'Ésope qui, voulant rivaliser avec le chien, vint tout gaîment mettre
ses deux pieds sur les épaules de son maître; mais tandis que, pour ce
témoignage d'affection, le chien recevait des caresses, le pauvre âne
reçut en place deux fois autant de coups de bâton: «_Ce qui sied le
mieux à chacun, c'est ce qui lui est le plus naturel_ (_Cicéron_).» Je
ne veux cependant pas refuser à la tromperie le rang qu'elle mérite, ce
serait ne pas connaître le monde; je sais qu'elle a souvent rendu des
services, qu'elle est nécessaire pour pouvoir remplir la plupart des
charges qui incombent à l'homme; il y a des vices légitimes, comme il y
a des actions qui sont ou bonnes, ou excusables, ou illégitimes.

=Il y a une justice naturelle, bien plus parfaite que celles spéciales
à chaque nation qui autorisent parfois des actes condamnables lorsque
le résultat doit en être utile.=--La justice par elle-même, considérée
en son état naturel et s'appliquant à l'universalité des êtres, a
des règles différentes et plus élevées que celles de cette autre
justice spéciale qui est inhérente à chaque pays et qui tient compte
des besoins de son gouvernement: «_Nous ne possédons point de modèle
solide et positif du véritable droit et d'une justice parfaite, nous
n'en avons qu'une ombre et qu'une image_ (_Cicéron_).» C'est ce qui
faisait qu'entendant le récit des vies de Socrate, de Pythagore et de
Diogène, le sage Dandamis les jugeait de grands hommes sous tous les
autres rapports, mais observateurs trop respectueux des lois, que la
vraie vertu ne peut accepter et appuyer qu'en se relâchant beaucoup de
la rigidité qui est son principe essentiel; car, non seulement les lois
permettent des actes condamnables, mais encore nous y incitent: «_Il
est des crimes autorisés par les sénatus-consultes et les plébiscites_
(_Sénèque_).» Je pense comme on parle communément, distinguant entre
les choses utiles et celles qui sont honnêtes et qualifiant de
déshonnêtes et de malpropres, certains actes naturels, non seulement
utiles, mais encore nécessaires.

=La trahison, par exemple, est utile dans quelques cas; elle
n'en est pas plus honnête, et on ne saurait nous imposer d'en
commettre.--Reprenons pour exemple la trahison.=--Deux prétendants
au royaume de Thrace, se le disputaient; l'Empereur les empêcha de
poursuivre leurs revendications à main armée. Alors l'un d'eux,
feignant de vouloir, dans une entrevue, conclure un accord à l'amiable,
convia son concurrent à venir chez lui sous prétexte de lui faire fête,
et le fit emprisonner puis mettre à mort. La justice aurait voulu que
les Romains punissent ce forfait; mais il était difficile de recourir
aux voies ordinaires, et ils se résolurent à faire, par trahison, ce
qui ne pouvait légitimement s'obtenir sans courir les risques d'une
guerre. Ce qu'ils ne pouvaient faire honnêtement, ils le firent en
ne se préoccupant que de l'utilité, ce à quoi se trouva propre un
certain Pomponius Flaccus. Celui-ci, par des paroles et des assurances
trompeuses, ayant attiré notre homme dans ses filets, au lieu des
honneurs et des faveurs qu'il lui avait promis, l'envoya à Rome pieds
et poings liés. Un traître en trahit un autre, ce qui n'est pas commun,
parce qu'ils sont fort défiants et qu'il est malaisé de les surprendre
en usant de leurs propres subterfuges; témoin la fatale expérience que
nous venons d'en faire.

Ce rôle de Pomponius Flaccus, le prendra qui voudra et assez le
voudront; quant à moi, ma parole et la confiance que je puis inspirer
appartiennent, comme le reste de moi-même, à la société dont je fais
partie; c'est employées à les servir, qu'elles peuvent avoir le
meilleur effet; cela, je l'admets comme ne faisant pas doute; mais,
de même que si on me commandait de prendre la direction du palais de
justice et des audiences, je répondrais: «Je n'y entends rien»; que je
dirais, si on m'imposait de surveiller le travail des pionniers: «Je
suis fait pour exercer un emploi plus relevé»; de même à qui voudrait
m'employer à mentir, à trahir, à me parjurer en vue d'un service d'une
certaine importance sans même aller jusqu'à assassiner, à empoisonner,
je dirais: «Plutôt que de faire que je vole ou dépouille quelqu'un,
envoyez-moi aux galères.» Il est toujours loisible, en effet, à un
homme d'honneur de parler comme firent les Lacédémoniens traitant
avec Antipater qui venait de les vaincre: «Vous pouvez nous imposer
autant qu'il vous plaira de charges qui nous écrasent et nous soient
préjudiciables, mais vous perdez votre temps à vouloir exiger de
nous des choses honteuses et déshonnêtes.» Chacun doit s'être juré
à soi-même ce que les rois d'Egypte faisaient solennellement jurer
à leurs juges: qu'ils ne dévieraient pas de ce que leur ordonnerait
leur conscience, quelque ordre qu'eux-mêmes leur donneraient.--A de
telles commissions, est attaché un stigmate évident d'ignominie et
une condamnation. Qui vous les donne, vous accuse; et, en vous les
donnant, vous impose, si vous vous en rendez bien compte, une charge
et du même coup vous frappe d'une peine. Autant les affaires publiques
bénéficieront de votre exploit, autant les vôtres y perdront; vous vous
ferez d'autant plus de tort que vous ferez mieux; bien plus, ce ne sera
pas chose nouvelle si vous êtes ruiné par celui-là même pour lequel
vous aurez fait cette besogne, on sera même porté à trouver que c'est
justice.

=Si elle est excusable, ce n'est qu'opposée à une autre trahison sans
que, pour cela, le traître cesse d'être méprisé et parfois puni par
ceux-là mêmes qu'il a servis.=--S'il est des cas où la trahison peut
être excusable, c'est seulement lorsqu'elle est employée à châtier
et à trahir un traître. On voit souvent la perfidie, non seulement
repoussée, mais encore punie par ceux-là mêmes dans l'intérêt desquels
elle a été conçue; chacun connaît la mesure prise par Fabricius contre
le médecin de Pyrrhus. Il arrive aussi que tel qui l'a ordonnée, la
venge ensuite cruellement, en sévissant contre celui qui l'a servi,
se déniant en quelque sorte à lui-même une autorité et un pouvoir si
effréné, et désavouant chez celui qu'il a employé un servage et une
obéissance si passifs et si lâches.--Jaropelc, duc de Russie, gagnant
un gentilhomme de Hongrie, l'avait déterminé à trahir Boleslas, roi
de Pologne, soit en le faisant mourir, soit en donnant aux Russes
le moyen de lui causer des dommages importants. Le traître s'y prit
en habile homme: il déploya tout le zèle imaginable pour le service
du roi, parvint à être de son conseil, et compta bientôt parmi ses
partisans les plus fidèles. Grâce à la confiance qu'il avait captée,
profitant d'un moment rendu opportun par l'absence de son maître, il
livra aux Russes Visilicie, grande et riche cité qui fut entièrement
saccagée puis incendiée par eux; la population de tout sexe et de
tout âge fut tout entière massacrée et, avec elle, un grand nombre de
nobles des alentours que le Hongrois y avait rassemblés en vue de ce
qui arriva. Jaropelc, après avoir assouvi sa vengeance et sa colère
qui n'étaient pas sans motif (Boleslas l'avait gravement offensé en
agissant envers lui de semblable façon), repu des résultats de cette
trahison, se rendant compte de sa laideur à ne considérer que le fait
même, l'envisageant sans parti pris et non plus sous l'empire de la
passion, en éprouva de tels remords et un tel dégoût, qu'il fit crever
les yeux, couper la langue et les parties génitales au traître qui
l'avait commise.

Antigone avait persuadé au corps des Argyraspides de lui livrer Eumène,
leur capitaine général, avec lequel il était en compétition. A peine
l'eut-il en son pouvoir, qu'il le fit tuer; et, s'instituant ministre
de la justice divine pour le châtiment d'une si détestable trahison,
il écrivit au gouverneur de la province, lui intimant l'ordre exprès
de perdre ceux qui l'avaient commise et de les exterminer de quelque
manière que ce fût, si bien que du grand nombre qu'ils étaient, pas
un ne revit jamais la Macédoine; mieux il en avait été servi, plus il
jugea leur conduite mauvaise et punissable.

L'esclave qui révéla l'endroit où se cachait P. Sulpitius son
maître, fut affranchi comme Sylla s'y était engagé dans son édit de
proscription; mais, pour donner satisfaction à la conscience publique,
tout libre qu'il était devenu, on le précipita du haut de la roche
tarpéienne.

Clovis, l'un de nos rois, au lieu des armes d'or qu'il leur avait
promises, fit pendre les trois serviteurs du roi Cannacre qui, à son
instigation, avaient trahi leur maître. On les pendit avec, attachée
au cou, la bourse contenant le prix de leur méfait; de telle sorte,
qu'après avoir fidèlement rempli les engagements particuliers pris
envers eux, il fut satisfait ensuite à la moralité publique qui prime
toute autre considération.

Mahomet II voulant se défaire de son frère dont il redoutait la
compétition au trône, ce qui est fréquent chez les Ottomans, y employa
un de ses officiers qui étouffa sa victime, en lui ingurgitant de force
une grande quantité d'eau à la fois. Le crime accompli, Mahomet livra
en expiation celui qui l'avait exécuté à la mère du mort (ils n'étaient
frères que de père). Celle-ci fit, en sa présence, ouvrir la poitrine
au meurtrier et, alors qu'il palpitait encore, y fouillant de ses
mains, en arracha le cœur qu'elle jeta à manger aux chiens. Il est
si doux, à ceux mêmes qui n'ont que de mauvais sentiments, de pouvoir,
après avoir recueilli le fruit d'une de ces actions abominables, y
rattacher, sans avoir désormais à en souffrir, quelque trait de bonté
et de justice en compensation en quelque sorte de leur complicité et de
soulager ainsi leur conscience; d'autant qu'ils ne cessent de voir en
ceux qui les ont assistés dans l'exécution de leur forfait, des gens
qui les leur reprochent, et qu'ils cherchent à étouffer, par leur mort,
la connaissance qu'ils en ont eue et la preuve de leur participation.

Si vous êtes, par hasard, récompensé de pareils services, pour que
la société ne soit pas empêchée d'user de cette ressource extrême
et désespérée qui lui est indispensable, celui qui vous en remet le
prix, ne laisse pas de vous tenir, si lui-même n'est pas tel, pour un
misérable et un maudit. Il vous considère avec plus de mépris encore
que ne fait celui que vous avez trahi, parce qu'il sait le peu que vous
valez, qu'il vous a vu à l'œuvre, sans protestation, sans désaveu
de votre part; il vous emploie tout comme on fait de ces hommes perdus
dont se sert la justice pour les exécutions capitales, charge aussi
utile que peu honorable.--Outre ce que de semblables commissions ont
de vil, elles déshonorent. La fille de Séjan ne pouvant, d'après la
législation romaine, être mise à mort, parce qu'elle était encore
vierge, fut, pour permettre l'application de la loi, violée par le
bourreau, avant qu'il ne l'étranglât; l'office que celui-ci remplissait
dans l'intérêt public, réclama de lui, en cette circonstance, qu'il
avilît et sa main et son âme.

=Ceux qui consentent à être les bourreaux de leurs parents et de leurs
compagnons méritent la réprobation publique.=--Amurat I, pour aggraver
le châtiment de ceux de ses sujets qui avaient appuyé la rébellion de
son fils * contre lui et s'étaient faits complices de ce parricide,
ordonna que leurs plus proches parents prêteraient la main à leur
exécution. Je trouve très honorable le refus qu'opposèrent certains
d'entre eux qui préférèrent être considérés à tort comme complices
du forfait commis par un autre, plutôt que de se rendre eux-mêmes
coupables d'un crime semblable en s'associant à l'œuvre de la
justice.--Dans quelques bicoques qui ont été prises d'assaut dans les
guerres de notre temps, j'ai vu des coquins qui, pour sauver leur
vie, acceptaient de pendre leurs amis et alliés; je les tiens de pire
condition que les pendus.--On dit que Witolde, prince de Lithuanie,
établit dans cette nation que tout criminel condamné à mort devrait se
détruire lui-même, trouvant étrange qu'un tiers, innocent de la faute,
fût employé à commettre un homicide et en eût charge.

=Les princes sont quelquefois dans la nécessité de manquer à leur
parole; on ne saurait les en absoudre que s'ils se sont trouvés dans
l'impossibilité absolue d'assurer autrement les intérêts publics dont
ils ont charge.=--Le prince qu'une circonstance urgente et quelque
accident violent et inopiné inhérent à sa position obligent à manquer
à sa parole et à la foi qu'il a donnée, ou qui encore le jettent en
dehors de ce qui est ordinairement son devoir, doit considérer cette
nécessité dans laquelle il est placé, comme une épreuve que Dieu lui
impose. Chez lui, ce n'est pas vice; sa raison est contrainte de céder
à une autre plus puissante que la sienne et qui s'étend sur tout;
mais c'est certainement un malheur. A quelqu'un qui me demandait quel
remède pouvait y être apporté: Il n'y en a pas, ai-je répondu, si
véritablement ce prince est pressé entre ces deux partis extrêmes:
«_mais surtout qu'il se garde bien de chercher des prétextes à son
parjure_ (_Cicéron_)»; il a ainsi agi, parce qu'il s'y trouvait
obligé; mais s'il a satisfait sans regret à cette nécessité, s'il ne
lui en a pas coûté de manquer à sa foi, c'est signe que sa conscience
est véreuse.--S'il s'en trouvait un de conscience si scrupuleuse que
nulle nécessité ne lui parût justifier un si grave remède, je ne l'en
estimerais pas moins; on ne saurait perdre ses états d'une façon plus
excusable et plus honorable. Nous ne pouvons tout; aussi faut-il
souvent nous en remettre au ciel de la direction de notre navire; la
protection divine est notre dernière ancre de salut. Quelle nécessité
justifie davantage qu'il s'adresse à elle? Est-il quelque chose à quoi
un prince puisse moins consentir, qu'à ce qu'il ne peut faire qu'aux
dépens de sa foi et de son honneur qui, dans certaines circonstances,
doivent lui être plus chers que son propre salut, * oui assurément,
et même que le salut de son peuple? Quand, les bras croisés, il
appellerait simplement Dieu à son aide, n'a-t-il pas à espérer que la
bonté divine ne lui refusera pas, à lui dont la cause est juste et
bonne, la faveur d'un appui auquel tout est possible? Ce sont là de
dangereux exemples qui sont des dérogations rares et malsaines aux
règles naturelles; il faut y céder, mais avec une grande modération
et beaucoup de circonspection; nul intérêt privé ne mérite que nous
fassions à notre conscience une pareille violence, qui dans l'intérêt
public est admissible, lorsque l'utilité en est bien apparente et
qu'elle est d'importance capitale.

=Comment le sénat de Corinthe s'en remit à la fortune du jugement
qu'il avait à porter sur Timoléon, qui venait de tuer son propre
frère.=--Timoléon se préserva de la réprobation que son acte étrange
était susceptible de soulever contre lui par les larmes abondantes que
lui fit répandre la pensée constante que c'était lui, son frère, qui
avait tué le tyran; et c'est justice si sa conscience a souffert de
ce qu'il avait été dans l'absolue nécessité de sacrifier à l'intérêt
public sa rectitude de mœurs. Le sénat lui-même, qu'il avait ainsi
délivré, n'osa se prononcer nettement sur un fait de cette importance
et se trouva hésitant entre ces deux considérations, toutes deux d'un
si grand poids. Les Syracusains vinrent fort à propos, à ce moment,
solliciter des Corinthiens leur protection et l'envoi d'un chef capable
de rendre à leur ville son ancienne splendeur et de purger la Sicile de
l'oppression de plusieurs petits tyrans. Le sénat leur envoya Timoléon,
en prenant avec lui-même cet arrangement de nouvelle sorte: Selon qu'il
s'acquitterait bien ou mal de la mission qu'on lui confiait, l'arrêt
que ce corps politique avait à rendre, lui serait, ou favorable ne
considérant en lui que le libérateur de son pays, ou défavorable ne
l'envisageant que comme le meurtrier de son frère. Cette singulière
conclusion s'explique par le danger résultant d'un semblable exemple
et la gravité d'un acte si en dehors de ce qui se voit d'ordinaire;
les Corinthiens eurent raison de ne pas s'en rapporter à leur propre
jugement et de faire intervenir, pour trancher la question, des
considérations tirées d'un autre ordre de faits. La conduite de
Timoléon dans cette mission éclaira rapidement sur ce qu'il fallait
penser de lui tant il se comporta, sous tous rapports, avec dignité et
vertu; le bonheur avec lequel il se tira des grosses difficultés qu'il
eut à surmonter dans sa tâche, sembla lui avoir été envoyé pour sa
justification par les dieux conspirant en sa faveur.

=Acte inexcusable du sénat romain revenant sur un traité qu'il avait
ratifié.=--Le but qui avait fait agir Timoléon l'excuse, autant qu'un
acte de cette nature peut être excusé. Mais le bénéfice que retira le
trésor public et qui fut le prétexte dont usa le Sénat romain en la
circonstance, n'est pas suffisant pour faire admettre une injustice
comme celle qu'il commit dans cette affaire malpropre que je vais
rapporter: Certaines villes s'étaient rachetées à prix d'argent et
avaient recouvré leurs franchises sur ordonnances rendues par le
Sénat, qui avait ratifié cette mesure prise par Sylla. Celui-ci mort,
le Sénat, saisi à nouveau de la question, replaça ces villes sous le
régime de la taille et décida que l'argent qu'elles avaient payé pour
leur rachat, ne leur serait pas rendu. Les guerres civiles produisent
souvent d'aussi vilains exemples: nous punissons les particuliers de
ce qu'ils nous ont crus, quand nous étions autres que nous ne sommes
devenus; le magistrat fait porter la peine du changement qui s'est
produit en lui, à qui n'en peut mais; le maître d'école fouette son
écolier pour avoir été trop docile; le clairvoyant, l'aveugle auquel il
sert de guide. Quelle horrible image de la justice cela nous donne!

=L'intérêt privé ne doit jamais prévaloir sur la foi donnée; ce n'est
que si on s'est engagé à quelque chose d'inique ou de criminel, que
l'on peut manquer à sa parole.=--Il y a en philosophie des règles
qui sont fausses et par trop élastiques. L'exemple ci-après qu'on
nous propose comme un cas où l'intérêt particulier peut primer la foi
engagée, ne tire pas des circonstances mêmes que l'on indique, une
autorité suffisante: Des brigands se sont emparés de vous, et vous ont
rendu la liberté après vous avoir fait jurer de leur payer comme rançon
une somme déterminée; est-on fondé à prétendre qu'un homme de bien, une
fois hors de leurs mains, est dégagé de son serment, s'il ne paie pas?
Non; ce que la crainte m'a fait vouloir, je dois le vouloir encore,
lorsque je n'ai plus à craindre; et lors même que c'est cette crainte
qui a contraint ma langue à prononcer ce que ma volonté ne ratifiait
pas, je suis encore tenu d'observer exactement ma parole.--Chez moi,
quand parfois la parole a été inconsidérément plus loin que la pensée,
je ne m'en suis pas moins fait un cas de conscience de ne pas me
désavouer; autrement, de degré en degré, nous arriverions à abolir tout
droit qu'un tiers peut fonder sur nos promesses et * nos serments: «_La
violence peut-elle quelque chose sur un homme de cœur_ (_Cicéron_)?»
L'intérêt privé ne peut être pour nous une excuse de manquer à nos
promesses que dans le cas où nous aurions promis une chose mauvaise
et injuste par elle-même, parce que les droits de la vertu doivent
l'emporter sur tous autres dont nous avons contracté l'obligation.

=Chez Épaminondas l'esprit de justice et la délicatesse de sentiments
ont toujours été prédominants; son exemple montre qu'il est des actes
qu'un homme ne peut se permettre même pour le service de son roi, même
pour le bien de son pays.=--J'ai, plus haut, mis Épaminondas au premier
rang des hommes les meilleurs; je ne m'en dédis pas. A quelle hauteur
ne plaçait-il pas ce qu'il considérait comme son devoir personnel, lui
qui ne tua jamais un homme qu'il avait vaincu; qui, même dans le but au
plus haut point estimable de rendre la liberté à son pays, se faisait
conscience de tuer, en dehors des formes de la justice, un tyran ou ses
complices; qui jugeait méchant, si bon citoyen qu'il fût, celui qui,
dans une bataille, n'épargnait dans les rangs ennemis ni son ami, ni
son hôte! Voilà une âme richement composée: dans l'accomplissement des
actes les plus rudes et les plus violents de l'humanité, il demeurait
bon et humain, et cela dans les conditions les plus délicates que
conçoive l'enseignement de la philosophie. Ce courage si grand, si
manifeste, si opiniâtre contre la douleur, la mort, la pauvreté, est-ce
à la nature ou à l'art qu'il devait de l'avoir attendri au point d'en
être arrivé à cette extrême douceur et à cette bonté qui s'étaient
incarnées en lui? Horrible sous le fer et le sang qui le couvrent, il
va fracassant, rompant une nation invincible pour tous, sauf pour lui,
et, au milieu des plus effroyables mêlées, se détourne s'il se trouve
en présence d'un hôte ou d'un ami! En vérité, celui-là commandait
bien à la guerre, qui avait su lui imposer sa bonté, comme un frein
qu'elle subissait même aux plus forts moments du combat, alors qu'elle
était dans toute sa surexcitation, écumant de fureur et de meurtre.
C'est miracle de pouvoir mêler à de telles actions quelque image de
la justice, et à la rigueur de principes d'Épaminondas appartient
seul d'avoir pu y associer la douceur et la pratique des mœurs les
plus tolérantes, l'innocence dans toute sa pureté. Là où l'un dit aux
Mamertins «que les traités n'ont plus cours, quand on est en armes»; un
autre, à un tribun du peuple, «que le temps de la justice et celui de
la guerre sont deux»; un troisième, «que le bruit des armes l'empêche
d'entendre la voix des lois», Épaminondas entendait même celle de
la civilité et de la simple courtoisie. N'avait-il pas été jusqu'à
emprunter à ses ennemis l'usage de sacrifier aux Muses en marchant au
combat pour atténuer, par la douceur et la gaîté qu'elles répandent,
la furie et la rudesse du guerrier? N'hésitons donc pas à penser après
un si grand modèle que, même contre un ennemi, tout n'est pas permis;
que l'intérêt général n'est pas autorisé à tout revendiquer au mépris
des intérêts privés: «_Le souvenir du droit privé subsiste au milieu
des dissensions publiques_ (_Tite Live_)»; «_Il n'y a pas de puissance
qui puisse nous faire enfreindre les droits de l'amitié_ (_Ovide_)»;
disons-nous qu'il y a des choses interdites à un homme de bien qui sert
son roi, ou la cause de l'ordre et des lois, «_car la patrie n'étouffe
pas tous les devoirs, et il lui importe d'avoir des citoyens qui soient
pieux envers leurs parents_ (_Cicéron_)». C'est là une éducation à
répandre à notre époque. Nous n'avons que faire de principes exclusifs;
c'est assez que nos épaules soient bardées de fer sans que nos âmes le
soient; c'est assez de tremper nos plumes dans l'encre, sans encore
que nous les trempions dans le sang. Si c'est le comble du courage,
l'effet d'une vertu particulièrement rare que de mépriser l'amitié,
les obligations que nous avons les uns envers les autres, la parole
donnée, les liens de parenté pour le bien commun et l'obéissance aux
magistrats, il suffit bien, pour nous excuser de ne point posséder une
telle grandeur de sentiments, qu'elle n'ait point pris place dans ce
qui faisait la grandeur d'âme d'Épaminondas.

J'abomine les appels à la violence de cette autre âme en délire: «_Tant
que l'épée sera tirée du fourreau, chassez toute pitié de vos cœurs,
que la vue même de vos pères dans le camp adverse ne vous arrête pas,
frappez du fer ces têtes vénérables_ (_Lucain_).» Otons à ceux qui,
par nature, sont méchants, sanguinaires et traîtres, ce prétexte à se
livrer à leurs penchants; laissons là cette justice excessive qui ne
nous appartient pas et tenons-nous-en à des exemples plus empreints
des droits de l'humanité.--A cet égard l'époque et l'exemple peuvent
beaucoup. Durant la guerre civile, dans un engagement contre Cinna,
un soldat de Pompée ayant, par mégarde, tué son frère qui était
dans les rangs opposés, se tua lui-même sur le champ par honte et
par regret. Quelques années après, dans le cours d'une autre guerre
civile, toujours chez ce même peuple, un soldat qui avait tué son frère
demandait, pour ce fait, une récompense à ses chefs.

=En résumé, l'utilité d'une action ne suffit pas pour la rendre
honorable.=--C'est à tort qu'on voudrait justifier de * l'honnêteté et
de la beauté d'une action par ce fait seul qu'elle est utile, et en
conclure que chacun peut être tenu de l'accomplir et doit l'estimer
honnête en raison de son utilité: «_Toutes choses ne conviennent pas
également à tous_ (_Properce_).» Considérons celle qui est la plus
nécessaire et la plus utile à la société humaine, le mariage; le
conseil des saints ne trouve-t-il pas qu'il est plus honnête de s'en
abstenir, réprouvant ainsi, parmi les devoirs de l'homme, celui qui
est le plus respectable, comme nous-mêmes en agissons vis-à-vis des
animaux, en envoyant dans les haras ceux dont nous faisons le moins de
cas.



CHAPITRE II.

_Du repentir._


=Tout, en ce monde, est soumis à des changements continuels; c'est ce
qui fait que Montaigne, qui se dépeint au jour le jour, peut ne pas se
montrer constamment avec les mêmes sentiments et les mêmes idées.=--Les
autres auteurs se proposent l'éducation de l'homme; je me borne à le
décrire. Celui que je dépeins est bien mal composé; si j'avais à le
façonner à nouveau, je le ferais certainement tout autre qu'il n'est,
mais aujourd'hui c'est chose faite. Les traits sous lesquels je le
présente, sont bien tels, quoique changeant et se diversifiant; car le
monde n'est autre qu'un mouvement perpétuel; tout y est continuellement
en branle; la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Égypte
participent du mouvement général et de celui qui leur est propre;
l'immobilité elle-même n'est qu'un mouvement moins accentué. Je ne puis
fixer l'objet que je veux représenter: il se meut vague et chancelant
comme sous l'influence d'une ivresse naturelle; je le prends tel qu'il
est à l'instant où mon intention se porte sur lui; je ne le peins pas
tel qu'il est, mais tel qu'il m'apparaît au passage; passage non d'un
âge à un autre, ni, comme on dit dans le peuple, de sept ans en sept
ans, mais de jour en jour, de minute en minute. C'est donc sur le
moment même qu'il me faut achever ma description; un instant plus tard,
je pourrais me trouver non seulement en présence d'une physionomie qui
s'est modifiée, mais encore les idées d'après lesquelles je l'apprécie
n'être plus elles-mêmes celles que j'avais le moment d'avant. Je
relève les accidents divers et variables qui se produisent en moi et
les conceptions plus ou moins fugitives qu'engendre mon imagination,
lesquelles souvent sont le contraire les unes des autres, soit qu'à
certains moments je sois autre que moi-même, soit que ce qui en est
l'objet m'apparaisse dans un cadre et sous un jour autres; si bien
qu'il m'arrive de temps en temps de me contredire et cependant, comme
disait Demade, jamais je ne cesse d'être vrai. Si mon âme pouvait se
fixer, je ne serais pas hésitant, je parlerais nettement, en homme sûr
de lui-même; mais elle est sans cesse cherchant sa voie et s'essayant.

=Quoique sa vie n'offre rien de particulier, l'étude qu'il en fait
n'en a pas moins son utilité, d'autant que jamais auteur n'a mieux
connu son sujet.=--J'expose une vie tout à fait des plus ordinaires,
qui ne présente rien de saillant, ce qui est tout un. La vie intime de
l'homme du peuple est du reste un sujet de philosophie et de moralité
au même degré qu'une vie vécue dans de plus brillantes conditions; dans
chaque homme se retrouve l'homme tout entier. Les auteurs traitent
communément des sujets spéciaux auxquels leur personnalité demeure
étrangère; dérogeant à cette habitude, ce qui est la première fois que
cela arrive, c'est moi-même, dans ma plus complète intégrité, que je
livre au public, c'est Michel de Montaigne en personne et non Michel de
Montaigne grammairien, poète ou jurisconsulte. Si le monde se plaint
de ce que je parle trop de moi, je me plains de ce que lui ne pense
seulement pas à lui-même. Mais est-il raisonnable, ne vivant que pour
moi, de prétendre initier le public à la connaissance de moi-même?
Est-ce raisonnable aussi de présenter dans toute leur crudité, au monde
auprès duquel la façon et l'art ont tant de poids et sont tant prisés,
de simples effets de la nature, et encore d'une nature qui n'a que bien
peu de ressort? N'est-ce pas vouloir construire un mur sans avoir de
pierres, ou entreprendre toute autre chose du même genre, que d'écrire
un livre sans la science et le talent * voulus? C'est l'art qui permet
d'adapter la musique aux idées que l'on veut rendre; les miennes ne
procèdent que du hasard. J'ai du moins pour moi ceci de conforme à la
règle, c'est que personne n'a traité un sujet, le possédant avec plus
de connaissance que je n'ai de celui qui m'occupe; je suis à cet égard
plus savant que qui que ce soit; en second lieu, jamais personne ne
l'a scruté davantage, n'en a plus analysé les diverses parties et les
conséquences qui en découlent, et n'a une idée plus exacte et plus
complète du but qu'il se propose. Pour mener à bien ce travail, je
n'ai besoin que de sincérité, et cette qualité-là s'y trouve aussi
réelle, aussi pure qu'il se peut. Je dis la vérité, non pas aussi nette
que je voudrais, mais que je l'ose, et j'ose un peu plus au fur et à
mesure que je vieillis, parce que j'ai remarqué qu'aux gens avancés
en âge on concède une plus grande liberté de bavarder et de s'étendre
complaisamment sur ce qui les touche. Ici, il n'y a pas à craindre, ce
qui arrive souvent, que l'artisan et le travail qu'il produit soient en
contradiction, et qu'on vienne dire: «Comment se peut-il qu'un homme
qui cause si bien, ait écrit un ouvrage aussi sot?» ou encore: «Comment
cet ouvrage, qui dénote tant de savoir, a-t-il pu être écrit par un
homme qui a une si faible conversation?» Quand la société de quelqu'un
est banale et que ses ouvrages ont de la valeur, c'est que la capacité
qu'il y montre, provient d'une source à laquelle il l'emprunte et n'est
pas de son cru. Un savant n'est pas savant en toutes choses, mais
l'homme capable, l'est en tout, jusque dans son ignorance. Mon livre
et moi sommes si bien assortis, que nous allons de pair; ailleurs, on
peut apprécier ou ne pas apprécier l'ouvrage et avoir une idée autre
sur l'auteur; tel n'est pas ici le cas, le jugement porté sur l'un
s'applique à l'autre. Celui qui jugera sans se rendre compte, se fera
plus de tort qu'à moi; celui qui jugera en connaissance de cause, aura
pleinement satisfait à ce que je souhaite. Je serai plus heureux que
je ne le mérite, si j'arrive à me concilier suffisamment l'approbation
publique pour que les gens qui ont du bon sens, veuillent bien admettre
que j'eusse été capable de tirer profit de la science si j'en avais eu,
et qu'il est regrettable que ma mémoire ne m'ait pas mieux servi.

Expliquons ici ce que je répète souvent: que je ne me repens que
rarement et que ma conscience se contente de son propre témoignage, non
comme si j'avais la conscience d'un ange ou d'une bête, mais comme fait
une conscience humaine; à quoi j'ajouterai cette redite continuelle qui
n'est pas chez moi un vain étalage de mots, mais un acte de soumission
complète et absolue: «Ce que je dis, est le fait de quelqu'un qui
ne sait pas et qui s'enquiert; et, comme conclusion, je m'en remets
purement et simplement aux croyances universellement admises et qui
nous ont été légitimement transmises.» Je n'enseigne pas, je raconte.

=Tout vice laisse dans l'âme une plaie qui la tourmente sans
cesse; une bonne conscience procure, au contraire, une satisfaction
durable.=--Il n'y a pas de vice, méritant réellement cette
qualification, qui ne nous offense et que ne fasse ressortir un
jugement sain. La laideur et les inconvénients du vice sont, en
effet, si apparents que peut-être ceux-là ont-ils raison, qui disent
qu'il est surtout le résultat de la bêtise et de l'ignorance, tant
il est difficile d'imaginer qu'on puisse le connaître sans le haïr.
La méchanceté résorbe la majeure partie de son propre venin et s'en
empoisonne elle-même. Le vice amène un remords dans l'âme, qui
est comme un ulcère dans les chairs; toujours elle s'égratigne et
s'ensanglante elle-même. La raison efface toutes les autres tristesses,
toutes les autres douleurs, tandis qu'elle entretient celles qui nous
viennent du remords, qui est d'autant plus aigu qu'il naît au dedans de
nous, semblable en cela au froid et au chaud qui, occasionnés par la
fièvre, nous sont plus pénibles que lorsqu'ils proviennent de causes
externes. J'appelle vice (chacun toutefois dans la mesure qui lui est
propre), non seulement ce que condamnent la nature et la raison, mais
aussi ce qu'à tort ou à raison l'homme a décrété tel, lorsque les lois
et l'usage l'ont ratifié.

De même, tout ce qui est bon réjouit une nature bien née; bien faire
procure toujours je ne sais quelle satisfaction qui nous réconforte
dans notre for intérieur et nous inspire cette généreuse fierté
compagne d'une bonne conscience; une âme qui apporte du courage dans le
vice, peut, par exception, se donner la sécurité, mais n'arrive ni à
se complaire, ni à être satisfaite. Ce n'est pas un léger contentement
que l'on éprouve, de se sentir préservé de la contagion d'un siècle
si contaminé et de pouvoir se dire en soi-même: «Qui plongerait ses
regards jusque dans le fond de mon âme, ne me trouverait, jusqu'à
présent, coupable ni d'avoir affligé ou ruiné quelqu'un, ni de m'être
vengé ou avoir porté envie, non plus que d'avoir attenté publiquement
aux lois, d'avoir contribué à faire prévaloir des nouveautés, participé
aux troubles, manqué à ma parole; et, bien que la licence des temps
l'ait permis et appris à chacun à le pratiquer, je n'ai mis la main
ni sur les biens, ni sur la bourse d'aucun Français; je n'ai vécu
que de la mienne, aussi bien pendant la guerre que pendant la paix,
et n'ai jamais usé du travail de personne sans le payer.» De pareils
témoignages de conscience plaisent; et cette satisfaction intime, qui
est la seule récompense qui jamais ne nous fasse défaut, est d'un grand
prix.

=Chacun devrait être son propre juge, les autres n'ont, pour nous
juger, qu'une fausse mesure à leur disposition.=--Chercher, dans
l'approbation d'autrui, la récompense des actions vertueuses, c'est
prendre une base d'appréciation trop incertaine et mal définie, surtout
dans un siècle corrompu et ignorant comme celui-ci, où l'estime que
vous témoigne la foule est injurieuse, et où on ne sait à qui se
fier qui soit à même de distinguer ce qui mérite d'être loué! Dieu
me garde d'être un homme de bien semblable à ceux auxquels tous les
jours je vois, pour leur faire honneur, attribuer cette qualification:
«_Les vices d'autrefois sont devenus les mœurs d'aujourd'hui_
(_Sénèque_).»--Certains de mes amis ont, parfois, entrepris de me
chapitrer et de me censurer en toute sincérité, soit de leur propre
mouvement, soit sollicités par moi, parce que c'est là un service qui,
pour une âme bien faite, surpasse comme bon procédé, aussi bien qu'en
utilité, tous ceux que l'amitié peut nous rendre. Tout en faisant à
ces critiques l'accueil le plus courtois et le plus reconnaissant,
je puis dire aujourd'hui en conscience que j'ai souvent constaté si
peu de justesse dans leurs reproches comme dans leurs louanges, qu'il
ne s'en est pas fallu de beaucoup qu'en m'y prenant à leur manière,
je ne fisse mal plutôt que bien. Surtout nous autres particuliers,
dont les sentiments ne se manifestent guère au dehors de nous, avons
besoin d'avoir au dedans un juge qui prononce sur la valeur de nos
actes et qui tantôt nous encourage, tantôt nous châtie selon ce
qu'il apprécie. Pour juger des miens, j'ai des lois et une cour de
justice qui me sont propres, et c'est à elles que j'ai le plus souvent
recours; je modifie bien mes actions suivant le jugement d'autrui,
mais c'est uniquement d'après moi que je les juge. Il n'y a que vous
qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, si vous êtes loyal, si vous
avez des idées religieuses; les autres ne vous voient pas, ils vous
devinent d'après des conjectures incertaines; ce n'est pas tant votre
naturel qu'ils aperçoivent que l'apparence que, par l'effet de l'art,
vous êtes arrivé à vous donner; ne vous en rapportez donc pas à leur
sentence, tenez-vous-en à la vôtre: «_Usez de votre propre jugement...
Le témoignage qu'en vous-mêmes se rendent le vice et la vertu est d'un
grand poids; en dehors de lui, tout le reste n'est rien_ (_Cicéron_).»

=Le repentir est, dit-on, la suite inévitable d'une faute; cela n'est
pas exact pour les vices enracinés en nous.=--On dit que le repentir
suit de près la faute, cela ne semble pas s'appliquer à celle montée
à un si haut diapason, qu'elle a fait élection de domicile en nous au
point d'y être comme chez elle. On peut désavouer et renier les vices
qui ne sont qu'accidentels et vers lesquels la passion nous a une fois
entraînés; mais ceux qui, à la suite d'une longue habitude, se sont
enracinés et ancrés par l'effet d'une volonté forte et persistante,
ne sont pas sujets à résipiscence. Le repentir n'est autre qu'un
dédit de notre volonté, une révolte qui nous passe par l'esprit, une
contradiction avec nous-mêmes qui fait que nous allons en tous sens;
il amène l'un à désavouer le vice, un autre sa vertu et sa continence
des temps passés: «_Que n'avais-je autrefois l'expérience que j'ai
aujourd'hui; et que mes joues n'ont-elles conservé le duvet de la
jeunesse_ (_Horace_)!»

=La vie extérieure d'un homme n'est pas sa vie réelle; il n'est
lui-même que dans sa vie intérieure.=--C'est une existence exquise
que celle qui, jusque dans la vie privée, ne se départit jamais de
la règle. Tout le monde peut faire le métier de bateleur et, sur les
tréteaux, représenter un personnage honnête; mais au dedans de nous,
dans notre for intérieur où nous régnons en maître et où tout ce qui
se passe demeure caché, ne pas nous écarter de cette règle-là est le
difficile. C'est approcher de cette perfection que d'être pondéré
chez soi, dans nos actions ordinaires dont nous n'avons de comptes à
rendre à personne, qui se font sans que nous les étudiions à l'avance
et sans apprêts.--C'est dans cet esprit que Bias traçait son tableau
d'une famille modèle, «dont le chef, disait-il, est au dedans par sa
propre vertu, ce qu'il est au dehors par la crainte des lois et de
l'opinion publique»; et, c'est une parole digne d'être rapportée que
celle de Livius Drusus répondant aux ouvriers qui lui offraient de
mettre, pour trois mille écus, sa maison à l'abri des vues que ses
voisins y avaient: «Je vous en donnerai six mille, si vous faites
que partout chacun puisse voir ce qui s'y passe.» Agésilas avait une
habitude qui lui faisait honneur: quand il était en voyage, il logeait
dans les temples, afin que le peuple et les dieux eux-mêmes fussent
témoins incessants de ses faits et gestes.--Tel passe aux yeux du monde
pour avoir accompli des miracles, chez lequel ni sa femme, ni son
valet de chambre n'ont rien aperçu qui soit même digne de remarque;
peu d'hommes ont été un sujet d'admiration pour leurs domestiques;
nul n'a été prophète dans sa maison, ni même dans son pays, disent
les enseignements de l'histoire. Il en est de même des choses sans
importance; et si insignifiant que soit ce qui se passe à mon sujet,
c'est exactement ce qui a lieu chez les grands: dans ma province
de Gascogne, on trouve drôle de me voir imprimé; et plus ceux qui
entendent parler de moi habitent loin de mon manoir, plus ils font cas
de moi; en Guyenne il me faut payer mes imprimeurs, ailleurs ce sont
eux qui m'achètent.--De ce qu'il en est ainsi, certains, qui de leur
vivant et alors qu'ils sont là restent ignorés, espèrent acquérir de la
réputation quand ils seront morts et qu'ils ne seront plus; je préfère
avoir moins de succès posthumes, et ne me donne au monde que pour ce
que je puis en retirer; du reste, je l'en tiens quitte. Celui qu'au
retour d'une cérémonie publique, le peuple ébaubi reconduit jusqu'à
sa porte, cesse son rôle en quittant la robe qu'il a revêtue pour le
jouer et retombe d'autant plus bas que, il y a un instant, il était
monté plus haut; chez lui, dans son intérieur, tout est tumultueux
et vil.--Alors même que les actions les plus humbles de notre vie
privée seraient toujours ordonnées, il faudrait un jugement pénétrant
et particulièrement apte pour le constater, d'autant que l'ordre est
une vertu sans éclat qui ne provoque pas l'attention. Enlever une
brèche, diriger une ambassade, gouverner un peuple, sont des actions
qui ressortent; réprimander, rire, vendre, acheter, aimer, haïr,
causer avec les siens et avec soi-même et cela toujours doucement,
raisonnablement sans jamais ni se négliger, ni se démentir, sont choses
plus rares, plus difficiles et moins remarquables. Ceux qui mènent
une existence retirée du monde ont en cela à satisfaire, quoi qu'on
en dise, à des devoirs aussi pénibles, aussi tendus sinon plus, que
ceux qui vivent autrement; et les simples particuliers, dit Aristote,
pratiquent la vertu dans des conditions plus difficiles et plus hautes
que ne font ceux qui remplissent des charges publiques; c'est par
le désir d'arriver à la gloire, plus que par conscience, que nous
recherchons les situations élevées.--Le moyen le plus prompt d'acquérir
de la gloire devrait être de faire par conscience ce que nous faisons
pour la gloire. Le courage même d'Alexandre me semble représenter
sur le théâtre où il s'est exercé, une somme d'énergie notablement
inférieure à celle qu'il a fallu à Socrate pour pratiquer ses vertus
dans le milieu peu élevé et obscur où il a vécu. Je me figure aisément
Socrate à la place d'Alexandre, je ne puis m'imaginer Alexandre à la
place de Socrate; demandez à celui-là ce qu'il sait faire, il vous
dira: «Subjuguer le monde»; posez la même question à celui-ci, il vous
dira: «Vivre de la vie humaine dans les conditions que nous a faites la
nature»; science bien plus vaste, plus lourde et qui a plus sa raison
d'être.

=La grandeur d'âme se manifeste surtout chez les hommes de condition
sociale médiocre.=--Le mérite de l'âme n'est pas de s'élever haut,
mais d'aller d'une façon ordonnée; sa grandeur ne se manifeste pas
dans la grandeur, mais dans la médiocrité. Ceux qui scrutent ce qui
est en dedans de nous et nous jugent d'après ce qu'ils y constatent,
ne tiennent pas grand compte de la lueur que peuvent répandre les
actes de notre vie publique; ils voient que ce ne sont que de minces
filets d'eau, émergeant en gouttelettes d'un fond en somme limoneux et
épais; quant à ceux qui nous jugent sur ces apparences brillantes qui
s'aperçoivent de dehors, ils concluent qu'intérieurement nous sommes
tels; ils ne peuvent accoupler les facultés communes, semblables aux
leurs qui sont également en nous, avec ces autres facultés qui les
étonnent et sont si loin de ce à quoi ils songent à atteindre. C'est
ainsi que nous attribuons aux démons des formes étranges. Qui ne se
représente Tamerlan avec des sourcils relevés, de larges narines, un
visage affreux, une taille démesurée que notre imagination conçoit
tels, d'après le bruit qui s'est fait autour de son nom? Qui m'eût
jadis montré Érasme, m'aurait difficilement empêché de voir autre
chose que des maximes et des sentences dans tout ce qu'il disait à
son domestique et à son hôtesse. Nous nous représentons bien plus un
artisan sur sa garde-robe ou sur sa femme, qu'un premier président
vénérable par son maintien et ses capacités; il nous semble que de
ces trônes si haut placés, on ne s'abaisse pas à daigner vivre. Les
âmes vicieuses sont souvent incitées à bien faire par quelque cause
étrangère; réciproquement, les âmes vertueuses sont parfois sollicitées
au mal; il ne faut donc, par suite, les juger que lorsqu'elles sont
dans leur état normal, quand elles sont chez elles, s'il leur arrive
quelquefois d'y être, ou, au moins, quand elles sont à peu près au
calme et dans leur assiette naturelle.

=Ceux qui entreprennent de réformer les mœurs se trompent en
croyant y arriver; ils ne parviennent à changer que l'apparence.=--Les
penchants naturels se développent et se fortifient par l'éducation,
mais ne se modifient guère ni ne se surmontent. De mon temps, mille
natures ont dévié soit vers la vertu, soit vers le vice, malgré un
système d'éducation qui eût dû produire un résultat opposé: «_Ainsi les
bêtes fauves déshabituées de leurs forêts, semblant s'être adoucies en
captivité, dépouillant leur mine farouche, souffrent enfin l'empire
de l'homme; mais si, d'aventure, un peu de sang vient à toucher
leurs lèvres enflammées, leur rage se réveille, leur gosier en est
altéré, elles brûlent de s'en assouvir; et c'est à peine si, dans leur
fureur, elles se retiennent de déchirer leur maître pâle de frayeur_
(_Lucain_).» On ne déracine pas des qualités originelles, on n'arrive
qu'à les dissimuler, à les cacher. Ainsi, la langue latine est comme
ma langue maternelle, je la comprends mieux que le français; mais il
y a quarante ans que je ne m'en suis plus du tout servi pour parler
et guère pour écrire; cependant quand de très fortes émotions se sont
emparées subitement de moi, ce qui m'est arrivé deux ou trois fois dans
ma vie, dont l'une en voyant mon père, en pleine santé, tomber inanimé
dans mes bras, les premières paroles qui me sont échappées du fond du
cœur, ont toujours été en latin, la nature se faisant jour par la
force même des choses, bien que tenue depuis longtemps à l'écart; et de
cela, on cite bien d'autres exemples.

Ceux qui essaient de corriger les mœurs publiques de notre époque en
modifiant les idées ayant cours, ne réforment que ce que l'apparence
a de vicieux, mais non le fond des choses qui demeure, si même il ne
s'aggrave. L'aggravation est à craindre, parce que ces modifications ne
portant que sur des questions de forme, laissées à l'appréciation de
chacun *, coûtant moins à pratiquer et nous faisant valoir davantage,
font qu'on s'abstient de tout autre changement susceptible de concourir
à notre amélioration et que, de la sorte, nous pouvons, à bon marché,
nous abandonner aux autres vices inhérents à notre nature et que nous
recélons à l'état latent. Regardez un peu ce qui se passe dans la
réalité: il n'est personne, s'il s'examine, qui ne découvre en soi une
disposition qui lui soit propre, disposition maîtresse qui résiste aux
effets de l'éducation et aux assauts de toutes les passions contraires
à ce penchant dominant.--Pour moi, je n'éprouve guère de ces secousses;
je suis presque toujours dans mon assiette naturelle, comme il arrive
des corps massifs qui ont du poids; si je ne suis pas en possession
de moi-même, je suis toujours bien près d'y être. Mes écarts ne sont
jamais considérables, n'ont rien d'excessif ni d'étrange, et mes
retours en moi-même sont toujours sérieux et sincères.

=Les hommes en général, même dans leur repentir, ne s'amendent pas;
s'ils cherchent à être autres, c'est qu'ils espèrent s'en mieux
trouver. Pour lui, son jugement a toujours dirigé sa conscience.=--Ce
qui nous est une véritable condamnation et s'applique à notre manière
de faire à tous, c'est que lorsque nous revenons sur nos erreurs, notre
repentir même est entaché de corruption et de mauvaises intentions;
nous n'avons que confusément l'idée de nous amender, nous éludons
la pénitence que nous en faisons, et nous nous y comportons d'une
façon à peu près aussi fautive que lorsque nous cédions au péché.
Quelques-uns, soit parce que le vice est dans leur nature, soit parce
que depuis longtemps il est dans leurs habitudes, n'en saisissent plus
la laideur; chez d'autres, du nombre desquels je suis, il leur est
à charge, mais mettant en balance le plaisir ou tout autre avantage
qu'ils en retirent, ils le supportent ou s'y prêtent, moyennant une
transaction qui ne laisse pas d'être encore du vice et de la lâcheté.
Cependant on peut concevoir parfois entre le vice et le plaisir qu'il
procure une disproportion telle, qu'avec quelque raison elle excuse
le péché, comme nous disons d'une faute légère dont nous retirons des
avantages importants; et cela, non seulement s'il s'agit de plaisirs
accidentels dont on ne jouit que hors du péché, c'est-à-dire qu'après
qu'il a été commis, tels que ceux que procure le larcin, mais même de
ces plaisirs qu'on ressent à l'instant même où se produit la faute,
comme il arrive quand on entre en jouissance de la femme, à laquelle
nous induit une tentation violente, quelquefois même irrésistible,
dit-on.--J'étais l'autre jour en Armagnac, dans le domaine d'un de mes
parents; j'y vis un paysan qu'on désigne par ce surnom: le Larron. Il
racontait ainsi son existence: Né de parents adonnés à la mendicité, et
trouvant que s'il lui fallait gagner sa vie en travaillant honnêtement,
il n'arriverait jamais à se mettre à l'abri de la misère, il s'avisa
de se faire voleur, métier qu'il pratiqua durant toute sa jeunesse,
sans jamais se compromettre en raison de sa force physique. Il allait
moissonner et vendanger les terres d'autrui; mais au loin et sur des
étendues telles qu'on ne pouvait supposer qu'un homme seul pût, sur
ses épaules, emporter des récoltes en aussi grande quantité en une
seule nuit; de plus, il avait soin de répartir sur divers le dommage
qu'il commettait, de sorte que les pertes subies étaient de moindre
importance pour chacun. Aujourd'hui qu'il est vieux, grâce à ce mode
d'opérer qu'il confesse ouvertement, il est riche pour un homme de sa
condition. Pour entrer en arrangement avec Dieu au sujet de ces biens
mal acquis, il dit, que tous les jours il indemnise par ses bienfaits
les successeurs de ceux qu'il a pillés; et que, s'il n'arrive pas à les
désintéresser complètement (ce qu'il ne peut faire d'une seule fois),
il en chargera ses héritiers, étant seul à même de les renseigner à
cet égard, parce que seul il connaît le préjudice causé à chacun. Que
cette histoire soit vraie ou fausse, celui qui l'a contée, considère
le larcin comme une chose déshonnête et l'a en haine, mais moins
encore que l'indigence; il se repent d'une façon générale d'y avoir
eu recours, mais étant donnés les avantages qu'il en a retirés et la
réparation qu'il y apporte, il ne s'en repent pas. Ce n'est pas là
assurément le cas d'habitudes qui font que le vice s'incarne en nous et
oblitère notre entendement; ce n'est pas davantage le fait d'un ouragan
qui, ébranlant violemment notre âme, la trouble, l'aveugle et, sur le
moment, précipite notre jugement et, avec lui, tout notre être, en la
puissance du vice.

D'ordinaire, je suis tout entier à ce que je fais et vais tout d'une
pièce; je n'ai guère de mouvement qui se dérobe, échappe à ma raison,
et qui ne se produise d'accord avec à peu près toutes les parties de
moi-même, sans qu'il y ait division ou antagonisme entre elles; mon
jugement en porte uniquement la faute ou le mérite, et lorsque, sur
un point, il y a erreur de sa part, c'est pour toujours, car depuis
presque ma naissance il n'a pas varié; ses penchants, sa voie, sa force
sont les mêmes et, sur les questions d'ordre général, dès l'enfance
j'ai conçu les opinions que j'ai toujours gardées depuis.--Il y a des
péchés impétueux, prompts, subits: ne nous en occupons pas; mais il y
en a d'autres qui se reproduisent si souvent en nous, sur lesquels nous
délibérons et consultons sans cesse, qui tiennent à notre tempérament,
à notre profession, à la charge que nous remplissons, et je ne puis
comprendre que ceux-ci nous demeurent si longtemps sans que nous ayons
le courage de nous y soustraire, si la raison et la conscience de celui
chez lequel ils existent ne voulaient et ne se prêtaient constamment à
ce qu'il en soit ainsi; aussi j'imagine et conçois difficilement que
le repentir, qu'à un moment donné il prétend ressentir, soit réel. Je
ne comprends pas la secte de Pythagore, quand elle dit «que les hommes
prennent une âme nouvelle, quand ils approchent des images des dieux
pour recueillir leurs oracles», si cela ne signifie «qu'il faut bien
que, pour la circonstance, notre âme soit étrangère à elle-même, soit
nouvelle, qu'elle nous ait été momentanément prêtée; parce que telle
qu'elle est, elle témoigne trop peu qu'elle se soit purifiée et ait
atteint le degré de netteté qui convient pour approcher la divinité».

Nous faisons tout l'opposé de ce que prônent les Stoïciens qui, tout
en nous ordonnant de corriger les imperfections et les vices que nous
reconnaissons en nous, nous défendent de faire que ce soit un sujet
de trouble pour le repos de notre âme. Nous, nous cherchons à faire
croire que nous en avons un grand regret et que le remords nous dévore
intérieurement; mais que nous nous amendions, que nous nous corrigions,
que nous interrompions nos progrès dans la mauvaise voie, il n'y paraît
pas. Il n'y a de guérison que si on se décharge de son mal; un repentir
sincère mis dans un plateau de la balance, l'emporterait aisément sur
le péché placé dans l'autre. Je ne vois aucune qualité si aisée à
contrefaire que la dévotion, si on n'y conforme ni ses mœurs, ni sa
vie; elle est, par essence, cachée et difficile à pénétrer, l'apparence
en est facile et produit fort bel effet.

=Il ne se repent aucunement de sa vie passée, et les erreurs qu'il a
pu commettre, c'est à la fortune et non à son jugement qu'il en impute
la faute.=--Personnellement, je puis souhaiter, d'une façon générale,
être autre que je suis; je puis me condamner et me déplaire dans mon
ensemble, supplier Dieu de me modifier du tout au tout et lui demander
d'excuser ma faiblesse naturelle; mais, cela, je ne saurais l'appeler
du repentir, pas plus que je ne nomme ainsi le déplaisir que j'éprouve
de n'être ni un ange, ni un Caton. Mes actions sont réglées et
conformes à ce que je suis et à ma condition; je ne puis faire mieux,
et le repentir ne s'applique pas aux choses qui sont au-dessus de nos
forces, tout au plus est-ce du regret que nous pouvons en éprouver.
J'imagine qu'il existe des natures infiniment plus élevées et mieux
ordonnées que la mienne; cela ne fait pas que je puisse perfectionner
mes qualités, pas plus que ni mon bras, ni mon esprit n'acquièrent plus
de vigueur, parce que j'en conçois qui en aient davantage. Si imaginer
et désirer agir plus noblement que nous ne le faisons, avait pour effet
que nous nous repentions de ce que nous avons fait, nous aurions à
nous repentir de nos actions les plus innocentes, d'autant que nous
nous rendons bien compte que chez une nature meilleure que la nôtre,
elles eussent été accomplies avec plus de perfection et de dignité, et
nous voudrions faire de même. Lorsque, maintenant que j'ai atteint la
vieillesse, je réfléchis à la manière dont je me suis comporté dans ma
jeunesse, je trouve que je me suis presque toujours conduit avec ordre;
selon ce qui m'était possible, j'ai opposé au mal toute la résistance
dont j'étais capable. En ceci je ne me flatte pas et, en pareilles
circonstances, je serais, encore et toujours, tel que j'ai été; ce
n'est pas une tache qui est en moi, c'est mon teint général qui est
ainsi. Je ne connais pas de repentir superficiel, mitigé ou de pure
cérémonie; pour qu'il y ait repentir, il faut, selon moi, que rien ne
demeure hors de son atteinte, qu'il me tenaille les entrailles, les
meurtrisse aussi profondément que pénètre le regard de Dieu et que,
comme lui, il s'étende à tout mon être.

Pour ce qui est de mes affaires d'intérêt, j'en ai manqué plusieurs
de très avantageuses, faute de les avoir bien menées; les réflexions
qui les avaient précédées n'ont pourtant jamais cessé d'être justes,
eu égard aux circonstances qui se présentaient; du reste, je me
résous toujours au parti le plus facile et le plus sûr. En revenant
aujourd'hui sur ce passé, je trouve qu'en observant toujours cette
règle, j'ai sagement procédé vu l'état de la question sur laquelle
j'avais à prononcer et, qu'en pareilles occasions, je ferais de même
dans mille ans d'ici; je ne considère pas, bien entendu, ce qui est
à l'heure présente, mais ce qui était quand j'ai eu à décider; la
valeur d'une décision est toute momentanée, les circonstances et les
matières auxquelles elle a trait, allant roulant et se modifiant sans
cesse.--J'ai, dans mon existence, commis quelques lourdes erreurs,
importantes même, non parce que je n'ai pas vu juste, mais par
malchance. Il y a, dans toute affaire que l'on traite, des points
cachés que l'on ne peut deviner, particulièrement ceux ayant trait
à la nature des hommes; des conditions qui n'apparaissent, ni ne se
révèlent, parfois même inconnues de celui chez lequel elles existent,
et qui ne s'éveillent et ne surgissent que parce que l'occasion
survient. Si ma prudence n'a pu les pénétrer, ni les prophétiser, je
ne lui en sais pas mauvais gré; elle a agi dans les limites de ce qui
lui incombait. Si l'événement me trahit, s'il favorise la solution que
j'ai écartée, il n'y a pas de remède; mais je ne m'en prends pas à moi,
j'accuse la fortune et non ce que j'ai fait. Cela, non plus, n'est pas
du repentir.

=Les conseils sont indépendants des événements. Montaigne en demandait
peu et en donnait rarement; une fois l'affaire finie, il ne se
tourmentait pas de la suite à laquelle elle avait abouti.=--Phocion
avait donné aux Athéniens un conseil qui ne fut pas adopté; l'affaire
ayant cependant réussi contre ce qu'il en avait pensé, quelqu'un lui
dit: «Eh bien, Phocion, es-tu content de voir que cela marche si
bien?»--«Je suis content, répondit-il, que les choses aient ainsi
tourné, mais je ne me repens pas du conseil que j'ai donné.»--Quand mes
amis s'adressent à moi pour avoir un avis, je le leur donne librement,
nettement, sans m'inquiéter, comme fait presque tout le monde, de ce
que, si la chose est hasardeuse, il peut arriver qu'elle tourne à
l'inverse de ce que j'ai cru, et qu'on pourra me reprocher le conseil
que j'ai émis; cette éventualité m'importe peu, ceux qui m'en feraient
reproche auraient tort et cela ne saurait faire que j'eusse dû leur
refuser ce service.

Je n'ai guère à m'en prendre à d'autres qu'à moi, de mes fautes ou
de mes infortunes; car, en réalité, je n'ai guère recours aux avis
d'autrui, si ce n'est par déférence, ou lorsque j'ai besoin d'être
renseigné, n'ayant pas la science, ou une connaissance suffisante
du fait. Mais, dans les choses où le jugement seul est en cause,
les raisons émises par d'autres peuvent servir à m'affermir dans ma
décision, elles ne me font guère revenir dessus; je les écoute toutes
avec intérêt et attention; seulement, autant qu'il m'en souvient, je
ne m'en suis jamais rapporté jusqu'ici qu'à moi-même. J'estime que
ce ne sont que des mouches, des riens qui font vaciller ma volonté;
je prise peu mes propres opinions, mais je ne fais pas plus cas de
celles des autres. La fortune me le rend bien: si je ne reçois pas de
conseils, j'en donne aussi fort peu; on ne m'en demande guère, on les
suit moins encore, et je ne connais pas d'affaire publique ou privée
que mon avis ait modifiée et remise sur pied. Ceux mêmes que les
circonstances ont mis dans le cas de me consulter, se sont d'ordinaire
laissé conduire plutôt par d'autres cervelles que par la mienne; et
comme je suis aussi jaloux de mon repos que de mon autorité, je préfère
qu'il en soit ainsi: en me laissant de côté, on satisfait à mes goûts
qui sont de penser à moi-même et de conserver par devers moi le fruit
de mes réflexions. J'ai plaisir à me trouver désintéressé des affaires
d'autrui et n'en avoir pas de responsabilité.

Toute affaire terminée, n'importe de quelle façon, me laisse peu de
regrets; l'idée qu'il devait en être ainsi, m'ôte tout souci; la
voilà entrée dans le grand courant universel, dans cet enchaînement
des causes dont, au dire des Stoïciens, dépendent tous les événements
futurs, auquel votre caprice ne peut ni souhaiter ni imaginer la plus
petite modification. S'il en était autrement, ce serait le renversement
de tout l'ordre de choses dans le passé et dans l'avenir.

=On ne saurait appeler repentir les changements que l'âge apporte
dans notre manière de voir; la sagesse des vieillards n'est que de
l'impuissance, ils raisonnent autrement mais peut-être moins sensément
que dans la vigueur de l'âge.=--Je hais ce repentir accidentel
que l'âge apporte. Je ne suis pas de l'avis de celui qui, dans
l'antiquité, disait devoir aux années l'obligation d'être débarrassé
de la volupté. Quel que soit le bien que j'en puisse retirer, je ne me
résignerai jamais de bonne grâce à l'impuissance qui s'est emparée de
moi: «_Jamais la Providence ne sera si ennemie de son œuvre, que
l'affaiblissement de nos facultés génératrices soit mis au rang des
meilleures choses_ (_Quintilien_).» Nos désirs sont peu fréquents quand
nous sommes arrivés à la vieillesse; une profonde satiété s'empare de
nous dès que nous les avons satisfaits; à cela, la conscience n'a rien
à voir; l'épuisement et la prostration qui en résultent, nous inspirent
une vertu qui n'est que de la fatigue et du catarrhe. Il ne faut pas
nous laisser si complètement impressionner par ces altérations qui sont
dans l'ordre naturel des choses, que notre jugement en soit atteint.
La jeunesse et le plaisir ne m'ont pas empêché jadis de reconnaître
le vice sous le masque de la volupté; le manque d'appétit que les ans
m'apportent, ne font pas qu'à cette heure je méconnaisse la volupté
sous le masque du vice; maintenant que je n'y suis plus intéressé, je
juge comme si je l'étais. Moi qui secoue vivement et attentivement ma
raison, je trouve qu'elle est la même que lorsque j'étais à un âge où
l'on est plus porté à la débauche, avec cette seule différence que
peut-être elle s'est affaiblie et est devenue pire en vieillissant; je
ne trouve pas que les plaisirs auxquels elle refuse que je me livre
aujourd'hui par considération pour la santé de mon corps, elle me les
refuserait dans l'intérêt du salut de mon âme plus qu'elle ne l'a
fait autrefois. De ce qu'elle est hors de combat, je ne l'en estime
pas plus valeureuse pour cela; mes tentations sont si passagères, si
atténuées, qu'elles ne valent pas la peine qu'elle s'y oppose; il
me suffit aujourd'hui de les écarter d'un signe de la main pour les
éconduire. Qu'on la mette en présence de ces désirs ardents qui me
possédaient jadis, je craindrais qu'elle ait encore moins de force
de résistance qu'autrefois; je ne vois pas qu'elle en juge autrement
qu'elle en jugeait alors, ni plus sainement; si donc elle est en voie
de guérison, l'amélioration est due en ce qu'elle est en de moins
bonnes conditions; quelle misère qu'un tel remède, qui nous fait devoir
la santé à la maladie! Ce n'est pas à notre malheur que nous devrions
être redevables de ce service, mais au bonheur d'avoir un jugement
apte à nous le rendre.--On n'obtient rien de moi par les offenses et
les sévices; ils ne font que m'irriter, ce sont procédés bons pour
les gens qui ne marchent qu'à coups de fouet. Ma raison s'exerce bien
plus librement quand les choses vont à mon gré; elle est bien plus
absorbée, préoccupée, lorsqu'il lui faut se résigner au mal que songer
au plaisir. Je juge bien mieux, quand je suis en bonne disposition; en
santé, je vois les choses sous un jour plus allègre et plus pratique
que lorsque je suis malade.--Je me suis mis en règle et me suis
réconcilié avec ma conscience le plus que j'ai pu, alors que j'étais
encore à même de jouir de cet état réparateur; j'eusse été honteux et
jaloux que ma vieillesse, en son état de misère et d'infortune, eût été
mieux partagée sous ce rapport que mes bonnes années, alors que j'étais
sain, éveillé et vigoureux, et qu'on eût actuellement à me juger, non
sur la vie que j'ai menée, mais sur l'état en lequel je suis quand je
vais cesser d'être.

A mon avis, le bonheur de l'homme consiste à «vivre heureux»; et non,
comme disait Antisthènes, à «mourir heureux». Je n'ai pas attendu
d'en être réduit à cette monstruosité d'affubler une tête et un corps
d'homme déjà perdu, d'une queue de philosophe, et que le peu de temps
qui me reste à végéter fût un désaveu et un démenti de la plus belle,
la plus complète et la plus longue partie de ma vie; je veux me
présenter et qu'on me voie, à tous égards, sous un jour uniforme. Si
j'avais à revivre, je revivrais comme j'ai vécu; je ne regrette pas
le passé et ne redoute pas l'avenir; si je ne m'abuse, mes pensées
ont toujours été à peu près de pair avec mes actes.--C'est une des
principales obligations que je dois à ma bonne fortune, que mon état
physique ait toujours répondu à ce que comportaient mes saisons; j'en
ai vu l'herbe, les fleurs, le fruit, et j'en vois heureusement la
sécheresse; je dis heureusement, parce que c'est dans l'ordre de la
nature. Je supporte assez doucement les maux dont je suis affligé,
d'autant qu'ils viennent à leur heure, me rendant plus agréable le
souvenir de la longue félicité dont j'ai joui dans le passé. Ma sagesse
a bien été sensiblement la même à ces diverses époques de ma vie;
cependant jadis, bien plus entreprenante, elle avait meilleure grâce,
était plus alerte, gaie, naturelle, qu'elle n'est à présent cassée,
grondeuse, pénible; je renonce donc à toutes les modifications de
circonstance, qui nous coûtent tant, auxquelles nous sommes sollicités
sur la fin de nos jours. Que Dieu nous en donne le courage, mais il
faut que notre conscience s'amende d'elle-même, par le fait que notre
raison prend plus de force et non parce que nos appétits se réduisent;
la volupté n'est par elle-même ni pâle, ni décolorée de ce que notre
vue affaiblie et trouble nous la fait apercevoir sous cette apparence.

=Il faut s'observer dans la vieillesse pour éviter, autant que
possible, les imperfections qu'elle apporte avec elle.=--On doit aimer
la tempérance pour elle-même et par respect pour Dieu qui nous l'a
prescrite; il doit en être de même de la chasteté. L'abstinence à
laquelle nous obligent les catarrhes quand nous en sommes affligés,
et que m'imposent les coliques auxquelles je suis en butte, n'est
ni de la chasteté, ni de la tempérance; d'autre part, on ne saurait
se vanter de mépriser la volupté et de lui résister, si on ne la
voit, si on l'ignore, elle, ses grâces, sa puissance et sa beauté
si attrayante; connaissant l'une et l'autre, j'ai qualité pour en
parler. Il me semble qu'en la vieillesse, nos âmes sont sujettes à des
maladies et à des imperfections plus importunes qu'en la jeunesse;
je le disais déjà quand j'étais jeune, on m'objectait alors que je
n'avais pas de barbe au menton pour en parler sciemment; je le dis
encore aujourd'hui, autorisé cette fois par mes cheveux gris. A ce
point de notre existence, nous appelons sagesse nos humeurs chagrines
et le dégoût qui s'est emparé de nous; la vérité, c'est que nous
n'avons pas tant renoncé au vice que nous n'en avons changé, et, à
mon avis, pour faire plus mal. Outre une fierté sotte et caduque,
un verbiage ennuyeux, une humeur pointilleuse et insociable, de la
superstition, un besoin ridicule de richesses alors que nous n'en
avons plus l'usage, la vieillesse fait naître en nous, à ce qu'il me
paraît, de plus grandes dispositions à l'envie, à l'injustice et à
la malignité; nous lui devons plus encore de rides à l'esprit qu'au
visage, et on ne voit pas d'âmes, ou bien peu, qui, en vieillissant,
ne sentent l'aigre et le moisi. L'homme grandit et décroît dans toutes
ses parties à la fois. A voir la sagesse de Socrate et certaines
particularités de sa condamnation, je suis porté à croire qu'il s'y
est prêté quelque peu de lui-même; rompant avec ses principes, il a, à
dessein, renoncé à se défendre parce que, âgé de soixante-dix ans, il
se sentait exposé à voir, d'un moment à l'autre, les allures si riches
de son esprit s'engourdir, et sa lucidité habituelle s'affaiblir.
Quelles métamorphoses je vois la vieillesse opérer tous les jours chez
des personnes de ma connaissance? C'est une maladie puissante qui
s'infiltre naturellement en nous, sans que nous nous en apercevions; il
faut beaucoup s'y être préparé et prendre de grandes précautions pour
éviter la déchéance dont elle nous frappe, ou au moins en retarder les
progrès. Je sens que, malgré toute la résistance que je lui oppose,
elle gagne peu à peu sur moi; je lutte autant que je puis, mais sans
savoir jusqu'où je finirai par être entraîné. Quoi qu'il advienne, je
suis satisfait qu'on sache de quelle hauteur je serai tombé.



CHAPITRE III.

_De la société des hommes, des femmes et de celle des livres._


=La diversité des occupations est un des caractères principaux de l'âme
humaine; le commerce des livres est de ceux qui la distraient.=--Il ne
faut pas se mettre sous la dépendance exclusive de son humeur et de
son tempérament; notre principale supériorité réside dans les diverses
applications que nous savons faire de nos facultés. Se tenir attaché,
obligé par nécessité à une occupation unique, c'est être, mais ce n'est
pas vivre; les âmes les mieux douées sont celles qui ont en elles le
plus de variété et de souplesse. Caton l'ancien en est un honorable
témoignage: «_Il avait l'esprit si flexible et si également propre à
toutes choses que, quoi qu'il fît on eût dit qu'il était uniquement né
pour cela_ (_Tite Live_).»--S'il m'appartenait de me dresser comme je
le conçois, il n'est rien, quelque relief que cela puisse donner, que
je ne voudrais posséder au point de ne pouvoir m'en détacher. La vie
est un mouvement inégal, irrégulier, aux formes multiples. Ce n'est pas
être son propre ami, et encore moins son maître, c'est être son esclave
que de se suivre sans cesse et de se laisser tellement aller à ses
penchants qu'on ne puisse ni s'y soustraire, ni leur faire violence.
Je le reconnais à cette heure, parce que je n'arrive pas aisément à
échapper aux importunités de mon âme qui ne sait pas d'ordinaire se
distraire sans se laisser accaparer: si elle s'occupe à quelque chose,
elle s'y applique et s'y donne tout entière; si peu important que
soit le sujet sur lequel son attention est appelée, elle le grossit
volontiers ou l'étire jusqu'à ce qu'il soit arrivé à valoir qu'elle
s'y attache de toutes ses forces; aussi, quand elle est inoccupée,
son oisiveté me pèse et affecte même ma santé. La plupart des esprits
ont besoin de se reporter sur des sujets étrangers pour se dégourdir
et s'exercer; le mien en a plutôt besoin pour se calmer et trouver le
repos: «_C'est le travail qui fait que nous échappons aux vices de
l'oisiveté_ (_Sénèque_)», car sa principale et plus laborieuse étude
est de s'étudier lui-même. Les livres sont du nombre des occupations
qui le distraient de cette étude; aux premières pensées qui lui
viennent, il s'agite, les ressorts de sa vigueur jouent en tous sens;
c'est pour lui un exercice où il se montre tantôt violent, tantôt
pondéré et plein de grâce; et finalement, il se range, se modère et
n'en devient que plus fort. Il a en lui de quoi tenir ses facultés en
éveil; la nature lui a donné, comme à tous autres, assez de fond pour
ce qu'il a à en faire, et les sujets qui se prêtent à ses recherches et
à ses appréciations ne lui font pas défaut.

=Pour Montaigne, son occupation favorite était de méditer sur
lui-même; la lecture ajoutait à ses sujets de méditation; il se
plaisait aussi aux conversations sérieuses; les entretiens frivoles
étaient pour lui sans intérêt.=--Méditer, pour qui sait se tâter et
n'hésite pas à tirer parti de ses observations, est une étude de
première utilité et qui s'étend à tout, et je préfère façonner mon âme
que la meubler. Il n'y a pas d'occupation qui, selon la nature de notre
âme, ait moins de valeur, ni qui en ait davantage, que de s'entretenir
avec soi-même; les plus grands esprits, «_pour lesquels vivre c'est
penser_ (_Cicéron_)», y ont consacré la meilleure partie de leur temps;
aussi la nature y a-t-elle attaché ce privilège, qu'il n'y a rien que
nous ne puissions faire si longtemps, et qu'il n'est pas une chose
à laquelle nous nous adonnions plus fréquemment et plus facilement.
C'est l'occupation des dieux, dit Aristote, de laquelle naissent leur
béatitude et la nôtre.

La lecture me sert surtout à me fournir de sujets qui me portent à
réfléchir; elle fait travailler mon jugement, mais non ma mémoire.
Peu de conversations m'intéressent, dont l'objet n'est pas sérieux
et ne prête pas à réfléchir; cependant, je dois avouer que, par sa
gentillesse et sa beauté, un sujet peut me retenir et me captiver
autant, et même plus, que d'autres graves et sérieux; mais sur tout
autre, je ne prête qu'une attention superficielle à tout ce qui se
dit autour de moi; je sommeille et il m'arrive souvent dans les
conversations de pure convenance, où il n'est question que de choses
frivoles et sans importance, soit de répondre, comme si je sortais d'un
songe, des bêtises ridicules qu'on n'admettrait même pas de la bouche
d'un enfant, soit de garder un silence obstiné encore plus sot et, de
plus, impoli. J'ai une façon de rêverie qui fait que je me replie en
moi-même; d'autre part, je suis d'une ignorance puérile sur bien des
choses que généralement tout le monde sait; ces deux défauts m'ont
valu qu'on peut raconter sur moi cinq ou six faits fort exacts, me
dépeignant aussi niais que n'importe qui, quel qu'il soit.

=Il était peu porté à se lier et apportait beaucoup de circonspection
dans les rapports d'amitié qu'engendre la vie journalière; mais,
assoiffé d'amitié vraie, il se livrait sans restriction s'il venait
à rencontrer quelqu'un répondant à son idéal.=--Cette organisation
si défectueuse que je viens de signaler, me rend difficile le choix
de mes fréquentations, auxquelles il me faut apporter une grande
circonspection, et fait que je suis peu propre à m'occuper des
questions qui forment le fond de la vie courante. Nous vivons et
faisons affaire avec le peuple; si sa conversation nous importune, si
nous dédaignons d'entrer en rapport avec les gens de condition infime
et sans éducation (et ils ont souvent tout autant de bon sens que les
plus clairvoyants), comme toute sagesse qui ne s'accommode pas des
propos insignifiants qui se débitent communément manque son effet, il
ne faut nous mêler ni de nos propres affaires, ni de celles d'autrui,
puisque ce n'est qu'avec eux que se traitent les questions d'intérêt
public comme celles d'intérêt privé.--Les allures de l'âme sont
d'autant plus belles qu'elles sont moins forcées et plus naturelles;
nos meilleures occupations sont celles qui exigent de nous le moins
d'efforts. Mon Dieu, que la sagesse rend donc service à ceux dont elle
subordonne les désirs au pouvoir qu'ils ont de les réaliser! Il n'y a
pas de science plus utile: «Suivant ce qu'on peut» était le refrain
et le mot favori de Socrate; mot bien profond! Il faut faire porter
nos désirs sur les choses les plus aisées, celles qui sont à notre
portée, et les y limiter. N'est-ce pas une sotte idée de ma part de
ne pas lier commerce d'amitié avec une foule de gens que le sort a
placés dans mon voisinage et dont je ne puis me passer, pour m'en tenir
à une personne ou deux qui sont en dehors de mon cercle habituel? ne
serait-ce pas là le fait du désir irréalisable que j'ai d'une chose
perdue et que je ne puis recouvrer? Ma tolérance de mœurs, ennemie
de toute rancune et de rigorisme, a pu aisément me préserver d'exciter
l'envie ou l'inimitié; jamais homme n'a donné plus d'occasions, je ne
dis pas d'être aimé, mais de n'être pas haï; par contre, la réserve que
j'apporte dans mes relations m'a, avec raison, aliéné la bienveillance
d'un certain nombre qui sont excusables de l'avoir prise dans un sens
qu'elle n'avait pas et en mauvaise part.

Je suis très capable d'acquérir et de conserver des amitiés exquises
comme il en existe peu; d'autant que lorsque des liaisons me
conviennent, je les recherche comme un affamé; je fais des avances,
j'y apporte une telle avidité que je manque rarement de les nouer et
de finir par être payé de retour; j'en ai fait souvent l'heureuse
expérience. Je suis peu porté aux amitiés banales, telles qu'elles se
rencontrent d'ordinaire: elles me laissent froid, car outre qu'il est
dans ma nature de ne pas me livrer si je ne me donne tout entier, ma
bonne étoile a fait que, dès * ma jeunesse, j'ai été rendu extrêmement
délicat sous ce rapport par une amitié unique, mais parfaite, qui,
à la vérité, m'a un peu dégoûté des autres, et peut-être trop mis
en tête l'idée que, comme dit un ancien, l'amitié s'accommode d'une
compagnie restreinte mais non d'une société nombreuse; et puis, j'ai
naturellement peine à ne me donner qu'à moitié et sous restriction,
en observant cette prudence soupçonneuse, dégradante, qu'on nous
recommande de conserver dans les rapports qu'entraînent des amitiés
trop étendues et qui n'offrent pas toute garantie, réserve qui est de
toute nécessité, surtout en ce temps, où il y a continuellement danger
à parler franchement de quelqu'un.

=Il est utile de savoir s'entretenir familièrement avec toutes sortes
de gens, et il faut savoir se mettre au niveau de ceux avec lesquels
on converse.=--Aussi je vois bien que celui qui, comme moi, se propose
de jouir des commodités de la vie (je veux dire des commodités
essentielles), doit fuir comme la peste ces difficultés et délicatesses
d'humeur. Je louerais une âme qui serait composée de plusieurs étages
et qui, sachant se monter et se démonter, s'adapterait à tout ce avec
quoi sa fortune la mettrait en présence; qui pourrait causer avec
son voisin de ses constructions, de ses chasses, de ses querelles,
s'entretiendrait volontiers avec un charpentier, un jardinier; j'envie
ceux qui savent s'accommoder du moindre personnage de leur suite et
régler leur conversation de manière à se mettre à sa portée. Je ne
suis pas de l'avis de Platon conseillant de toujours parler en maître
à ses serviteurs, hommes ou femmes, en bannissant toute plaisanterie,
toute familiarité. Outre la raison que j'en ai donnée ci-dessus, il est
inhumain et injuste de se prévaloir à ce degré de cette prérogative de
la fortune; et les mœurs qui comportent le moins d'inégalité entre
les valets et les maîtres, me semblent les plus conformes à l'équité.
Il est des personnes qui s'étudient à avoir l'esprit guindé, planant
dans les régions élevées; je maintiens le mien à plat dans les régions
inférieures; son seul tort est de s'occuper de tout: «_Vous me racontez
ce qu'ont fait les descendants d'Eaque, et tous les combats livrés sous
les murs sacrés d'Ilion; mais vous ne me dites pas combien coûte le vin
de Chio, quel esclave doit me préparer mon bain, ni dans quelle maison
et à quelle heure je me mettrai à l'abri du froid des montagnes des
Abruzzes_ (_Horace_).»

De même qu'à la guerre la valeur des Lacédémoniens avait besoin, de
peur qu'elle ne tourne à la témérité et à la furie, d'être modérée par
le son doux et gracieux des flûtes dans les circonstances où toutes
les autres nations emploient des instruments aigus et retentissants
et poussent des vociférations pour émouvoir et chauffer à outrance le
courage de leurs soldats, ainsi, il me semble, à l'encontre de ce qui
est généralement admis que, chez la plupart d'entre nous l'esprit a,
dans ses actes, plus besoin de plomb que d'ailes, de calme et de repos
que d'ardeur et d'agitation; et, par-dessus tout, j'estime que c'est
bien faire le sot, que d'avoir l'air entendu avec des gens qui ne le
sont pas, de toujours parler un langage recherché, et «_disputer sur
la pointe d'une aiguille_». Il faut se ranger à la manière d'être de
ceux avec qui l'on est, et parfois affecter l'ignorance; dans l'usage
courant, mettez de côté la force et la subtilité, il suffit d'être
logique; demeurez même terre à terre, si on le veut.

=Les savants ont souvent un langage prétentieux, et ce même défaut
lui fait fuir les femmes savantes. Que la femme ne se contente-t-elle
de ses dons naturels; cependant si elle veut étudier, qu'elle cultive
la poésie, l'histoire et ce qui, dans la philosophie, peut l'aider à
supporter les peines de la vie.=--C'est un défaut dans lequel tombent
volontiers les savants que de faire constamment parade de leur science
doctorale et semer leurs livres partout; ils en ont, en ces temps-ci,
si fort rempli les boudoirs et les oreilles de ces dames que, si
elles n'en ont pas retenu le fond, elles en ont du moins adopté la
forme: à tout propos, à tout sujet, si peu relevés, si communs qu'ils
soient, elles emploient une nouvelle et docte façon d'écrire et de
parler: «_Crainte, colère, joie, chagrin, tout jusqu'à leurs plus
secrètes passions, est exprimé dans ce style; que dirai-je encore?
c'est doctement qu'elles se pâment_ (_Juvénal_).» Elles citent Platon
et saint Thomas pour des choses sur lesquelles le témoignage du
premier venu suffirait aussi bien; la doctrine, qui n'a pu pénétrer
jusqu'à leur âme, est demeurée dans leur langue. Si celles qui sont
convenablement élevées m'en croient, elles se contenteront de faire
valoir les richesses naturelles qu'elles ont en propre. Elles cachent
et dissimulent leurs beautés sous des beautés étrangères; c'est une
grande simplicité d'esprit que d'étouffer sa propre clarté, pour luire
d'une lumière empruntée; elles sont comme enterrées et ensevelies sous
l'art auquel elles ont recours: «_Elles ne sont que fard et parfum_
(_Sénèque_)»; c'est qu'elles ne se connaissent pas assez, le monde n'a
rien de plus beau; au rebours de ce qui est, c'est à elles à faire
honneur aux arts, à donner de l'éclat au fard. De quoi ont-elles
besoin? de vivre aimées et honorées; elles n'ont et n'en savent que
trop pour réaliser ce but, pour lequel il ne faut qu'éveiller un peu et
réchauffer les qualités qui sont en elles. Quand je les vois s'adonner
à la rhétorique, à la science judiciaire, à la logique et autres
drogueries semblables, si vaines et qui leur sont si inutiles, je me
prends à craindre que ceux qui le leur conseillent, ne le fassent que
pour avoir, sous ce prétexte, le droit de les régenter; quelle autre
excuse, en effet, puis-je leur trouver? C'est assez que, sans nous,
elles puissent faire exprimer à leurs regards si gracieux la gaîté,
la sévérité, la douceur; accompagner un refus de rudesse, de doute,
d'espérance; qu'elles comprennent sans interprète les discours que leur
tiennent leurs adorateurs; cette science leur suffit pour qu'elles
se fassent obéir à la baguette et gouvernent l'école et ceux qui y
professent.

Si cependant elles étaient contrariées de nous céder sur un point
quelconque et qu'elles veuillent aussi chercher des distractions dans
les livres, la poésie est un passe-temps approprié à leurs besoins;
c'est un art folâtre et spirituel où tout est présenté travesti, où
l'expression l'emporte sur la pensée, où dominent le désir de plaire
et de faire de l'effet tout comme chez elles. L'histoire leur fournit
aussi des sujets faits pour les intéresser. En philosophie, de ce qui
sert à nous conduire dans la vie, elles prendront les indications qui
les mettent à même de juger de nos humeurs et de nos caractères, de
se défendre contre nos trahisons, de contenir les témérités de leurs
propres désirs, de ménager leur liberté, de prolonger les plaisirs
de la vie, de supporter humainement l'inconstance d'un amoureux, la
rudesse d'un mari, l'importunité des ans et des rides et autres choses
semblables. Voilà la limite extrême de ce que je leur concéderais dans
l'étude des sciences.

=Montaigne, de caractère ouvert et exubérant, s'isolait volontiers,
soit par la pensée au milieu des foules, à la cour par exemple; soit
d'une manière effective chez lui, où on était affranchi de toutes
les contraintes superflues que la civilité nous impose.=--Il y a des
natures particulières, renfermées en elles-mêmes; je suis, moi,
essentiellement communicatif et exubérant; je suis tout en dehors
et, du premier coup d'œil, on me voit tel que je suis, né pour la
société et l'amitié. J'aime et prêche la solitude; mais, pour moi,
elle consiste surtout à être plus complètement en tête-à-tête avec mes
affections et mes pensées; je m'applique non à restreindre l'espace
dans lequel je vais et je viens, mais mes désirs et mes soucis, et
j'écarte de moi les préoccupations que pourraient me causer les
affaires d'autrui, fuyant la servitude et les obligations, qui sont
ma mort; ce n'est pas tant le commerce des hommes qui me pèse, que
la multiplicité des affaires.--A dire vrai, la solitude, quand elle
est occasionnée par un isolement effectif, tend plutôt à me dilater
les idées et à faire qu'elles se portent davantage sur les faits
extérieurs; quand je suis seul, c'est surtout sur les affaires de
l'État et sur celles de l'univers que ma pensée se reporte.--Au Louvre
et en nombreuse société, je me replie sur moi-même et m'y cantonne;
les foules me font rentrer en moi, et mes tête-à-tête avec moi-même
ne portent jamais sur des sujets si folâtres, si licencieux, si
personnels, que lorsque je me trouve dans des lieux où le cérémonial
prescrit le respect et la prudence. Ce ne sont pas nos folies qui
me font rire, mais ce que nous tenons pour être de la sagesse. Par
tempérament je ne suis pas ennemi de l'agitation des cours; j'y ai
passé une partie de ma vie et suis à même de bien tenir ma place dans
la haute société, pourvu que ce ne soit que de temps à autre et quand
j'y suis disposé; mais le peu d'attention que je prête à ce dont on
parle, me jette forcément dans la solitude.--Chez moi, au milieu
de ma famille qui est nombreuse, dans ma maison qui est des plus
fréquentées, je vois assez de monde; mais les personnes avec lesquelles
j'aime à m'entretenir y sont rares. J'y ai établi, pour moi comme
pour les autres, une liberté qui n'existe pas d'ordinaire ailleurs:
toute cérémonie en est bannie, on ne va pas au-devant de ceux qui
arrivent, on n'accompagne pas ceux qui s'en vont; de même de toutes les
autres obligations pénibles que nous impose la courtoisie aux usages
si serviles et si importuns! Chacun s'y conduit comme il l'entend,
s'entretient à sa guise avec ses pensées seul à seul ou avec qui bon
lui semble; j'y demeure muet, rêveur, renfermé, sans que mes hôtes s'en
offensent.

=Dans le monde, il recherchait la société des gens à l'esprit juste
et sage; nature des conversations qu'il avait avec eux. C'est là ce
que finalement il appelle son premier commerce.=--Les hommes dont je
recherche la société et l'intimité sont ceux dont on dit qu'ils sont
honnêtes et avisés; ceux que je vois ici, me dégoûtent de tous autres
qui ne satisfont pas à ces conditions; à le bien prendre, c'est en
effet une catégorie des plus rares et qui est surtout le fait de la
nature. Ce que je recherche dans leur fréquentation, c'est uniquement
une intimité, une compagnie, des ressources de conversation, un moyen
pour l'âme de s'exercer; je n'ai en vue aucun autre bénéfice. Quand
je cause avec de pareilles gens, tout sujet m'est bon; peu m'importe
qu'il soit sérieux ou frivole, il est toujours opportun et agréable,
tout y porte l'empreinte du bon sens et de l'expérience avec un mélange
de bonté, de franchise, de gaîté et d'amitié. Ce n'est pas seulement
quand on traite ces questions si compliquées de substitution ou les
affaires des rois que notre esprit montre sa beauté et sa force, elles
se révèlent tout aussi bien dans les entretiens familiers; je me rends
compte de la valeur de ceux qui m'entourent même à leur silence, à
leur sourire, et les pénètre peut-être mieux à table qu'au conseil;
Hippomaque ne disait-il pas qu'il reconnaissait les bons lutteurs rien
qu'à les voir marcher dans la rue? S'il plaît à l'érudition de figurer
à notre programme, nous ne l'évincerons pas, sous condition que ce ne
soit pas sous la forme magistrale, impérieuse et importune qu'elle
revêt d'ordinaire, mais modeste et seulement à titre accessoire; nous
ne cherchons ici qu'à passer le temps; aux heures consacrées à nous
instruire et à être endoctrinés, nous irons la trouver là où elle
trône; pour le moment, qu'elle s'abaisse jusqu'à nous s'il lui plaît
d'être admise, car, tout utile et désirable qu'elle est, je suppose
qu'au besoin nous pourrions bien encore nous en passer complètement
et faire sans elle ce que nous nous proposons. Une âme bien élevée,
qui est formée à fréquenter la société, se rend pleinement agréable
d'elle-même; la science n'est autre chose que le contrôle et le relevé
de ce que produisent de telles âmes.

=Le commerce avec les femmes vient en second lieu; il a sa douceur,
mais aussi ses dangers. Montaigne voudrait que, de part et d'autre, on
y apportât de la sincérité; à cet égard l'homme est au-dessous de la
brute.=--C'est également pour moi un doux commerce que la fréquentation
des belles et honnêtes femmes, «_car nous aussi avons des yeux qui s'y
connaissent_ (_Cicéron_)». Si l'âme n'y trouve pas tant de jouissance
que dans les relations de société dont il vient d'être question, la
satisfaction qu'en éprouvent nos sens, qui y ont plus large part, en
est presque l'équivalent, pas tout à fait cependant à mon avis. Mais
c'est un commerce où il faut un peu se tenir sur ses gardes, notamment
ceux chez qui les appétits charnels sont, comme chez moi, très
prononcés. J'y ai été échaudé dans ma jeunesse et en ai souffert toutes
les tortures que les poètes disent advenir à ceux qui s'y livrent d'une
façon déréglée et déraisonnable; il est vrai que, depuis, ce coup de
fouet a servi à mon instruction: «_Quiconque de la flotte grecque s'est
sauvé d'entre les rochers de Capharée, détourne toujours ses voiles
des eaux perfides de l'Eubée_ (_Ovide_).» C'est folie d'y attacher
toutes ses pensées et de s'y engager d'une affection passionnée et
sans limite.--Mais, d'autre part, s'y mêler sans amour pour, comme des
comédiens, jouer sans scrupule le rôle que tout le monde joue à cet âge
et qui est dans les habitudes, en n'y mettant du sien que des paroles
menteuses, c'est à la vérité pourvoir à sa sûreté, mais bien lâchement,
comme ferait celui qui, de peur du danger, abandonnerait son honneur
ou renoncerait à un profit ou à un plaisir; car il est certain que
ceux qui agissent ainsi, ne peuvent rien en espérer qui touche et
satisfasse une belle âme. Il ne faut jeter, en pareil cas, son dévolu
qu'en parfaite connaissance de cause, si on veut goûter réellement le
plaisir de jouir d'une femme que l'on désire, lorsque bien injustement
la fortune a favorisé les sentiments hypocrites qu'on lui témoigne, ce
qui arrive souvent, car il n'en est pas qui ne se laisse facilement
persuader par le premier serment qui lui est fait de la servir. Aucune,
en effet, si grossière et si mal élevée qu'elle soit, qui ne s'imagine
être très aimable, soit qu'elle ait pour elle son âge, la nuance de
sa chevelure ou sa démarche (car il n'y en a pas plus de laides à
tous égards, que d'universellement belles), au point que les filles
des Brahmines, faute d'autre recommandation, vont se présentant sur
la place, à la foule pour ce assemblée par la voix du crieur public,
montrant leurs parties matrimoniales, afin que chacun juge si, au moins
sous ce rapport, elles ne valent pas qu'un mari s'attache à elles.
Cette trahison commune et ordinaire aux hommes de notre époque, amène
forcément ce que déjà l'expérience enseigne, c'est que les femmes
s'isolent ou se groupent entre elles pour nous fuir, ou, à notre
exemple, jouant, elles aussi, leur rôle dans la comédie, se prêtent
à ces relations, mais sans y apporter ni passion, ni attentions, ni
amour. «_Incapables d'attachement, insensibles à celui des autres_
(_Tacite_)», elles estiment, selon les principes posés par Lysias
dans Platon, qu'elles peuvent se donner à nous avec d'autant plus *
d'utilité et d'avantage, que nous les aimons moins; et il arrive alors
que, comme au théâtre, le public y a autant et même plus de plaisir
que les acteurs. Pour moi, je ne connais pas plus Vénus sans Cupidon
qu'une maternité sans progéniture, ce sont choses qui vont ensemble et
découlent l'une de l'autre. Au surplus, cette tromperie se retourne
contre celui qui la commet; si elle ne lui coûte guère, elle n'aboutit
par contre à rien qui vaille. Ceux qui ont fait de Vénus une déesse ont
considéré que sa beauté est surtout immatérielle et spirituelle; or la
jouissance que cette sorte de gens y cherchent est toute sensuelle,
ce n'est pas celle que l'homme devrait se proposer, ce n'est même
pas celle de la brute.--Les animaux ne la veulent pas grossière et
matérielle à ce point; nous voyons leur imagination et leurs désirs
souvent sollicités et surexcités avant leurs organes; qu'ils soient
de l'un ou de l'autre sexe, on les voit dans le nombre apporter du
choix dans leurs affections, des préférences, et l'attachement qu'ils
ont depuis longtemps les uns pour les autres déterminer souvent
leur accouplement. Ceux mêmes chez lesquels l'âge a tari la vigueur
physique, frémissent encore, hennissent, tressaillent d'amour. Nous les
constatons pleins de convoitise et d'ardeur, avant le fait; nous les
voyons après, quand le corps n'est plus en action, se complaire encore
à ce doux souvenir; il y en a qui, s'en montrant fiers, font entendre
des chants de joie et de triomphe et tombent exténués et repus. Qui
n'y cherche qu'à se décharger d'une nécessité que nous impose la
nature, n'a que faire de la coopération d'autrui et d'y mêler tant
d'apprêts; ce n'est pas là un mets destiné à apaiser une faim gloutonne
et excessive.

=Idée qu'il donne de ses amours; les grâces du corps l'emportent
ici sur celles de l'esprit, bien que celles-ci y aient aussi leur
prix.=--Comme quelqu'un qui ne demande pas qu'on le tienne pour
meilleur qu'il n'est, je dirai ici un mot des erreurs de ma jeunesse.
Je ne me suis guère adonné aux femmes qui se livrent au premier venu
qui les paie, et cela, autant par mépris, qu'en raison du danger qu'y
court la santé; si bien que je m'y sois pris, je n'en ai pas moins eu
à subir deux atteintes légères à la vérité et de début. J'ai voulu
aiguiser ce plaisir par le désir que j'en avais, la difficulté de le
satisfaire et aussi la gloire qui devait m'en revenir. J'aimais à
la façon de l'empereur Tibère qui, dans ses maîtresses, recherchait
autant la modestie, la noblesse, que les autres qualités de la femme;
ou encore à la manière de Flora qui ne se prêtait pas à qui n'était
au moins dictateur, consul ou censeur, et mettait son amour-propre à
n'avoir que des amants de haut rang. Il est certain que les perles et
le brocart donnent de la saveur à la chose, de même les titres que l'on
porte et le train de vie que l'on mène.

En outre je faisais grand cas de l'esprit, pourvu toutefois que le
physique ne laissât pas complètement à désirer; car pour être franc,
si l'un ou l'autre de ces deux genres de beauté eût dû nécessairement
faire défaut, j'eusse plutôt renoncé à celle de l'esprit. Celui-ci
a sa place dans les meilleures choses; mais en amour, où la vue et
le toucher prédominent, on arrive quand même à quelque chose sans
ses grâces, et à rien sans les charmes physiques. La beauté c'est là
le véritable avantage qu'ont les femmes; elle leur appartient d'une
façon si exclusive, que celle de l'homme, quoique recherchée avec
quelque variante dans les traits, est d'autant plus séduisante que la
physionomie encore enfantine et imberbe à une vague ressemblance avec
celle de la femme. On dit que chez le Grand Seigneur les adolescents
qui, en nombre infini, sont, en raison de leur beauté, attachés à
son service, sont congédiés au plus tard quand ils ont vingt-deux
ans.--La raison, la prudence, les services que peut rendre l'amitié, se
trouvent à un plus haut degré chez les hommes que chez la femme, aussi
gouvernent-ils les affaires de ce monde.

=Un troisième commerce dont l'homme a la disposition, est celui des
livres; c'est le plus sûr, le seul qui ne dépende pas d'autrui;
les livres consolent Montaigne dans sa vieillesse et dans la
solitude.=--Ces deux commerces, l'un avec les hommes par une
conversation libre et familière, l'autre avec les femmes par l'amour,
sont aléatoires et dépendent d'autrui; l'un a l'inconvénient qu'il
ne peut avoir lieu qu'à de trop rares intervalles, l'autre qu'il
perd de son agrément avec l'âge; aussi n'eussent-ils pas suffi aux
besoins de ma vie. Le commerce des livres, qui est le troisième, est
de beaucoup plus certain et plus à nous; il n'a pas les avantages des
deux premiers, mais il a pour lui que nous pouvons facilement et à tous
moments y avoir recours. Constamment à ma portée durant tout le cours
de mon existence, il m'assiste en tous lieux, en toutes circonstances,
me console dans la vieillesse et la solitude, me décharge du poids
d'une oisiveté ennuyeuse, et me débarrasse, à toute heure, de gens
dont la présence me contrarie; il amortit enfin les élancements de la
douleur, lorsqu'elle n'est pas trop aiguë, et qu'elle ne l'emporte pas
sur tout palliatif. Pour me distraire d'une idée importune, il n'est
rien comme de recourir aux livres; ils s'emparent aisément de moi et me
la font perdre de vue. Jamais ils ne se blessent de ce que je ne les
recherche qu'à défaut des satisfactions plus réelles, plus vives, plus
naturelles que procure la fréquentation des hommes et de la femme, et
toujours ils me font même figure. Il n'y a pas grand mérite, dit-on,
à aller à pied, pour qui mène après lui son cheval par la bride; et
notre Jacques, roi de Naples et de Sicile, beau, jeune, bien portant,
qui, en voyage, se faisait transporter sur une civière, couché sur
un méchant oreiller de plumes, vêtu d'une robe de drap gris, avec un
bonnet de même étoffe, suivi, malgré cela, d'une grande pompe royale:
litières, chevaux de main de toutes sortes, gentilshommes et officiers,
faisait preuve d'une austérité facile à endurer et peu méritoire; le
malade qui a la guérison sous la main, n'est pas à plaindre.--C'est
dans l'application et l'expérience que j'ai faites de cette maxime,
qui est très juste, que consiste tout le fruit que je tire des livres.
Je ne m'en sers, en effet, pas beaucoup plus que ceux qui n'en ont
pas; j'en jouis comme les avares de leurs trésors, par le seul fait
que je sais que je pourrai en jouir quand il me plaira; ce droit de
possession suffit à mon âme qui s'en contente. Je ne voyage jamais sans
livres, que ce soit en paix ou que ce soit à la guerre; toutefois, il
se passera des jours, des mois sans que je m'en serve. Ce sera pour
tantôt, dis-je, ou pour demain, ou pour quand cela me conviendra; et
le temps s'écoule, passe, sans m'être à charge. Je ne saurais dire
combien c'est un repos et un délassement pour moi, que la pensée que
je les ai sous la main et puis y prendre plaisir à mon heure; je ne
puis reconnaître assez de quel secours ils me sont dans la vie. Ils
constituent les meilleures provisions que j'aie pu me procurer, pour
ce voyage qu'est la vie de l'homme, et je plains extrêmement les gens
intelligents qui en sont privés. J'accepte d'autant mieux tout autre
passe-temps qui se présente si léger qu'il soit, que je sais que
celui-ci ne peut me faire défaut.

=Sa bibliothèque est son lieu de retraite préféré; description qu'il
en donne.=--Chez moi, je suis assez souvent dans ma bibliothèque,
d'où, d'un coup d'œil, je vois tout ce qui se passe dans ma maison.
De l'entrée, j'aperçois en contre-bas le jardin, la basse-cour,
la cour, et plonge dans la plupart des pièces. A un moment j'y
feuillette un livre, puis c'est un autre, et cela sans ordre, sans
dessein préconçu, à bâtons rompus. Tantôt j'y rêve, tantôt je prends
des notes ou dicte, en me promenant, les rêveries qui sont consignées
ici.--Cette bibliothèque est au troisième étage d'une tour. Au premier,
est ma chapelle; au second, une chambre et ses dépendances, où je
couche souvent quand je veux être seul; au-dessus se trouve une vaste
garde-robe. Jadis, ce local était inutilisé; j'y passe la plus grande
partie de mes journées et la plupart des heures du jour; je n'y vais
jamais la nuit. Lui faisant suite, se trouve un cabinet assez bien
décoré, où l'on peut faire du feu l'hiver et d'où l'on a une jolie
vue; et, si je ne redoutais autant l'embarras que la dépense résultant
du travail que cela nécessiterait et durant lequel je ne pourrais me
livrer à aucune occupation, je pourrais facilement construire de chaque
côté et y attenant une galerie de cent pas de long sur douze de large,
qui serait de plain-pied; les murs de soutènement existent et ont la
hauteur voulue, élevés qu'ils ont été dans un autre but. Tout lieu
dont on veut faire un lieu de retraite, doit avoir un promenoir; mes
pensées sommeillent quand je suis assis; mon esprit ne marche pas seul,
il semble qu'il faille que mes jambes lui communiquent leur mouvement;
et ceux qui étudient sans le secours des livres, en sont tous là.--La
pièce, sauf dans la partie où se trouvent ma table et mon siège et où
la paroi est en ligne droite, est de forme circulaire, ce qui me permet
d'apercevoir tous mes livres disposés tout autour, sur cinq rangées de
tablettes; il s'y trouve trois fenêtres d'où l'on a une vue belle et
étendue; l'espace demeuré libre a seize pas de diamètre. En hiver, j'y
suis moins continuellement, parce que ma maison est, comme l'indique
son nom, juchée sur un tertre et que, de toutes ses pièces, celle-ci
est la plus éventée; qu'en outre, elle est éloignée et d'accès un
peu pénible, ce qui me plaît assez, tant par l'exercice auquel cela
m'astreint que parce que cela me délivre de l'importunité des gens.
C'est là mon repaire; j'essaie de faire que ce coin soit mon domaine
exclusif et demeure en dehors de toute communauté avec ma femme, ma
fille et n'importe quels autres; partout ailleurs, j'ai bien autorité,
mais elle est plus nominale que réelle et plus vague que directe. Bien
misérable, en effet, à mon sens, celui qui, chez soi, n'a pas où être
chez soi, où ne songer qu'à soi, où se cacher! L'ambition fait payer
cher ses faveurs à ses esclaves, en les mettant toujours en évidence,
comme une statue sur un champ de foire: «_Une grande situation est une
grande servitude_ (_Sénèque_)»; ils n'ont nulle part où s'isoler, pas
même dans leur cabinet d'aisances. Je ne trouve rien de si pénible dans
la vie austère qu'embrassent les religieux que cette règle, que je
vois se pratiquer dans certaines congrégations, d'être perpétuellement
réunis dans un même local, formant ainsi une nombreuse assistance
constamment témoin des actes de chacun; je trouve en quelque sorte plus
supportable d'être toujours seul, que de ne pouvoir l'être jamais.

=Les Muses sont le délassement de l'esprit. Dans sa jeunesse, Montaigne
étudiait pour briller; depuis l'âge mûr, pour devenir plus sage;
devenu vieux, il étudie pour se distraire.=--Quelqu'un qui me dirait
que c'est avilir les Muses que de ne s'en servir que comme jouet et
comme passe-temps, ignorerait ce que valent ce plaisir, ce jeu, ce
passe-temps que j'apprécie si bien, que peu s'en faut que je ne dise
qu'il est ridicule de s'en proposer autre chose. Je vis au jour le
jour, et, ne vous en déplaise, ne vis que pour moi et n'aspire à rien
de plus. Quand j'étais jeune, j'étudiais pour briller; plus tard, un
peu pour gagner en sagesse; maintenant, je le fais pour me distraire;
jamais cela n'a été pour en retirer profit. Cédant à un sentiment bien
frivole, j'ai beaucoup dépensé pour mes livres, non seulement pour
pourvoir à mes besoins, mais, par surcroît, pour satisfaire ma vanité
et me donner le luxe d'augmenter les volumes de ma bibliothèque; il y a
longtemps que cela ne m'est plus arrivé.

=Le commerce des livres a, lui aussi, ses inconvénients; il n'exerce
pas le corps et, de ce fait, est, dans la vieillesse surtout,
préjudiciable à la santé.=--Les livres sont, sous bien des rapports,
d'un bien grand agrément pour qui sait les choisir; mais il n'est pas
de bien sans peine, et le plaisir qu'ils procurent n'est pas plus que
les autres net et pur. Il a ses inconvénients et des inconvénients très
sérieux: l'âme s'y exerce, mais, pendant ce temps, le corps, dont il ne
faut pas oublier les soins qu'il réclame, demeure inactif, ce qui amène
en lui de l'abattement et de la tristesse. Je ne connais pas d'excès
qui, au déclin de la vie, me soit plus préjudiciable et que je doive
plus éviter.

Ce sont là mes trois occupations favorites, d'entre celles que je
pratique le plus, indépendamment des obligations que me créent
vis-à-vis du monde mes devoirs civiques et de société.



CHAPITRE IV.

_De la diversion._


=C'est par la diversion que l'on peut arriver à calmer les plus vives
douleurs; on console mal par le raisonnement.=--J'ai été autrefois
chargé de consoler une dame qui était dans une réelle affliction; *
car la plupart des deuils chez les personnes de ce sexe ne sont pas
naturels, c'est surtout affaire de cérémonie: «_Une femme a toujours
des larmes toutes prêtes qui, sur commande, coulent en abondance_
(_Juvénal_).» On ne s'y prend pas bien en cherchant à les arrêter dans
ces manifestations, car toute opposition les excite et les porte
davantage encore à la tristesse; on exaspère le mal par la jalousie
qu'il ressent d'être contrecarré. Chaque jour, dans nos conversations,
lorsque ce que nous avons dit sans y mettre d'importance vient à être
contesté, ne nous arrive-t-il pas de nous en formaliser et de nous
y attacher alors souvent beaucoup plus qu'à ce qui serait pour nous
d'un réel intérêt? Et puis, en allant ainsi directement au but, en
vous opposant franchement à leur tristesse, votre entrée en matière
est brutale, tandis que les premiers rapports du médecin avec son
patient doivent être gracieux, gais, agréables; jamais docteur laid
et rechigné n'a réussi. Il faut, au contraire, dès l'abord, aider et
provoquer leurs épanchements, témoigner qu'on approuve leur douleur
et qu'on l'excuse. Cette complicité vous fait gagner qu'on vous
accorde de passer outre et, par trahison facile et insensible, vous
arrivez à faire entendre des paroles plus fermes, propres à amener
à guérison.--En la circonstance, désireux de surprendre, par mon
savoir-faire, l'assistance qui avait les yeux sur moi, je m'avisai
de combattre le mal à visage découvert. Je reconnus bientôt, par
l'effet produit, que je m'y étais mal pris et que je n'arriverais
pas à persuader; mes raisonnements sont d'habitude trop incisifs et
pas assez insinuants, j'agis ou trop brusquement ou avec pas assez
d'énergie. Aussi, après quelques moments employés à calmer sa peine,
je n'essayai pas de l'en guérir par de fortes et impressionnantes
raisons, parce que je n'en trouvais pas et que je pensais produire plus
sûrement mon effet d'autre façon. Ce ne fut pas non plus en faisant
un choix parmi les moyens divers de consolation que la philosophie
met à notre disposition, tels que: «Ce dont on gémit n'est pas un
mal», comme dit Cléanthe; ou selon les Péripatéticiens, «n'est qu'un
mal léger»; ou encore, d'après Chrysippe: «La plainte n'est chose ni
juste, ni légitime». Je ne suivis pas davantage le conseil d'Épicure
consistant à reporter sa pensée des choses attristantes sur d'autres
qui vous distraient, ce qui pourtant rentre assez dans ma manière de
faire. Laissant de côté ces divers procédés que Cicéron recommande de
mettre en jeu à propos, je fis dévier insensiblement la conversation,
l'infléchissant peu à peu vers des sujets qui s'y rattachaient, puis,
au fur et à mesure que mon interlocutrice se confiait davantage en moi,
sur d'autres qui avaient de moins en moins de rapport avec son chagrin,
je l'arrachai sans qu'elle s'en doutât à ses pensées douloureuses et
l'amenai à retrouver du calme et à faire bonne contenance tout le temps
que je demeurai; en un mot, je créai une diversion. Ceux qui, après
moi, s'employèrent à consoler cette dame, n'en furent pas plus avancés
parce que ce n'était pas à la racine du mal que j'avais porté la cognée.

=A la guerre, les diversions se pratiquent utilement pour éloigner d'un
pays un ennemi qui l'a envahi et pour gagner du temps.=--Ailleurs,
dans le cours de mon livre, j'ai eu occasion de citer des diversions
intervenues dans des affaires publiques; il en est fait fréquemment
usage à la guerre, ainsi que le relate l'histoire, à l'instar de
Périclès dans la guerre du Péloponèse et de mille autres, pour éloigner
d'un pays les forces ennemies qui l'ont envahi.--Ce fut un ingénieux
artifice que celui auquel eut recours, à Liège, le sieur d'Himbercourt
qui lui dut son salut, lui et quelques autres envoyés avec lui dans
cette ville, qu'assiégeait le duc de Bourgogne, pour veiller à
l'exécution des conditions de capitulation de la place qui s'était
rendue. Le peuple, convoqué durant la nuit pour cette mise à exécution,
commença à s'ameuter contre les conventions passées, et plusieurs
proposèrent de courir sus aux négociateurs qu'ils tenaient en leur
pouvoir. Au premier avis qu'il eut de l'approche des premières bandes
de ces gens se ruant sur son logis, le sieur d'Himbercourt leur dépêcha
immédiatement deux habitants de la ville (il en avait quelques-uns près
de lui), chargés de faire au conseil qui représentait la population, de
nouvelles offres moins rigoureuses, qu'il avait sur-le-champ imaginées
pour parer à la difficulté de la situation. Ces deux messagers
arrêtèrent le flot des manifestants malgré leur exaspération, et les
ramenèrent à l'hôtel de ville pour entendre les propositions qu'ils
apportaient et en délibérer. La délibération fut courte, et une foule
tumultueuse, aussi animée que la première fois, se porta derechef sur
la demeure de l'envoyé du duc. D'Himbercourt lui détacha aussitôt
quatre nouveaux entremetteurs qui, protestant auprès de ceux qui
tenaient la tête du mouvement que, pour le coup, ils sont porteurs de
propositions beaucoup plus avantageuses qui leur donneront pleine et
entière satisfaction, parviennent, par leurs assurances, à leur faire
rebrousser chemin et à se reporter où les meneurs tenaient conseil; de
la sorte, amusant le peuple par ces temporisations, variant, par ces
vaines consultations auxquelles il le conviait, le cours de sa furie,
le négociateur parvint à l'endormir et à gagner le jour, ce qui était
pour lui le point capital.

Cet autre conte est du même genre: Atalante, demoiselle d'une beauté
parfaite et d'une merveilleuse légèreté à la course, consentit, pour
se défaire des nombreux prétendants qui la demandaient en mariage, à
épouser celui qui l'égalerait en vitesse, sous condition que ceux qui
seraient vaincus, perdraient la vie. Il s'en trouva quelques-uns qui,
jugeant que le prix valait d'en courir les risques, furent victimes de
ce cruel marché. Quand, après eux, vint pour Hippomène le moment de
tenter l'épreuve, il s'adressa à la déesse qui lui inspirait cet ardent
amour, l'appelant à son secours; celle-ci, exauçant sa prière, lui
remit trois pommes d'or en lui faisant connaître l'usage à en faire.
Une fois en lice, quand Hippomène sent sa maîtresse sur le point de
l'atteindre, il laisse, comme par mégarde, échapper une de ses pommes;
Atalante, intéressée par la beauté de ce fruit, ne manque pas de se
détourner de sa course pour le ramasser: «_Surprise, charmée par la
beauté de cette pomme, la vierge ralentit son allure pour saisir cet or
qui roule à ses pieds_ (_Ovide_).» Il agit de même au moment opportun
avec la seconde, puis avec la troisième, si bien que par ce subterfuge
et cette diversion, l'avantage de la course lui demeure.

=C'est aussi un excellent remède contre les maladies de l'âme; par
elle, on rend moins amers nos derniers moments. Socrate est le seul
qui, dans l'attente de la mort, sans cesser de s'en entretenir, ait
constamment, durant un long espace de temps, conservé la plus parfaite
sérénité.=--Quand les médecins ne peuvent nous débarrasser d'un
catarrhe, ils le font dévier et se porter sur une partie de notre être
où son action soit moins dangereuse. Je constate que c'est également
le remède le plus communément appliqué aux maladies de l'âme: «_Il
est bon parfois de détourner l'âme vers d'autres goûts, d'autres
soins, d'autres occupations; souvent il faut essayer de la guérir par
un changement de lieu, comme les malades qui ne sauraient autrement
recouvrer la santé_ (_Cicéron_).» On arrive rarement à triompher des
maux auxquels elle est en proie, en les attaquant directement; on ne
parvient ainsi ni à aider sa force de résistance ni à diminuer celle du
mal, mais on peut le faire dévier et le transformer.

Socrate nous donne sur la manière d'envisager les accidents de la vie,
une autre leçon, mais si haute, d'application si difficile, qu'il
n'appartient qu'aux esprits les plus éminents d'avoir possibilité
d'y arrêter leur pensée, de la méditer et de l'apprécier. Il est
le seul chez lequel l'attente de la mort n'altère en rien l'humeur
ordinaire; il se familiarise avec cette idée et s'en fait un jeu; il
ne cherche pas de consolation en dehors d'elle: mourir lui apparaît
un accident naturel qui le laisse indifférent; il y arrête sa pensée
et s'y résout sans autre préoccupation.--Les disciples d'Hégésias,
exaltés par les beaux raisonnements qu'il leur inculque, se donnent
la mort en se laissant mourir de faim; et ils sont si nombreux ceux
qui agissent ainsi, que le roi Ptolémée fait défendre à leur maître de
prôner désormais dans son école un enseignement qui pousse au suicide.
Ces gens-là ne considéraient pas la mort en elle-même, ils ne s'en
occupaient pas; ce n'est pas sur elle que leur pensée se reportait: ils
rêvaient une transformation de leur être, et avaient hâte qu'elle se
réalisât.

=Chez les condamnés à mort la dévotion devient une diversion à leur
terreur.=--Ces malheureux, près d'être exécutés, qu'on voit sur
l'échafaud, pénétrés d'une ardente dévotion qui s'est emparée de tous
leurs sens et à laquelle ils apportent toute la ferveur possible,
prêtant l'oreille aux instructions qu'on leur donne, les yeux levés
et les mains tendues vers le ciel, récitant des prières à haute voix
avec une émotion vive et continue, font là une chose certainement
digne d'éloge et appropriée aux circonstances; ils sont à louer au
point de vue de la religion, mais non, à proprement parler, sous
celui de la fermeté. Ils fuient la lutte, évitent de regarder la
mort en face, comme les enfants qu'on distrait quand on veut leur
donner un coup de lancette. J'en ai vu qui, lorsque leur vue tombait
sur les horribles apprêts de leur supplice, en étaient terrifiés et
reportaient, en quelque sorte avec furie, leur pensée vers autre chose.
Ne recommande-t-on pas à ceux qui ont à franchir un vide, de profondeur
telle qu'on peut en éprouver de l'effroi, de fermer et de détourner les
yeux?

=Fermeté, lors de son exécution, de Subrius Flavius condamné à
mort.=--Subrius Flavius devait, sur l'ordre de Néron, être décapité de
la main même de Niger, comme lui officier de l'armée romaine. Amené
sur le terrain où devait avoir lieu l'exécution et où Niger avait fait
creuser la fosse où devait être inhumée sa victime, fosse qui avait
été faite sans soin et sans régularité, Flavius se tournant vers les
soldats qui étaient là, leur dit: «Ce n'est pas là un travail tel
que le comporte une bonne discipline.» Puis, s'adressant à Niger qui
l'exhortait à tenir la tête ferme: «Puisses-tu seulement frapper avec
la même fermeté!» Et ses pressentiments étaient fondés, car Niger,
dont le bras tremblait, dut s'y reprendre à plusieurs fois. Ce Flavius
semble avoir envisagé son sort sans en être autrement ému, et sa pensée
ne pas s'en être un instant détournée.

=Dans une bataille, dans un duel, l'idée de la mort est absente de
la pensée des combattants.=--Celui qui meurt dans la mêlée les armes
à la main, ne songe pas à la mort, il ne la pressent pas et ne s'en
préoccupe pas; l'ardeur du combat le tient tout entier.--Une personne
de ma connaissance, d'un courage incontestable, se battant en duel en
champ clos, tomba, et, étant à terre, fut criblé par son adversaire
de neuf à dix coups de dague. Les assistants, le croyant perdu, lui
criaient de recommander son âme à Dieu; mais, il me l'a dit depuis,
bien que ces voix parvinssent à son oreille, elles furent sans effet
sur lui: il ne pensait qu'à se tirer d'affaire et à se venger, et le
combat se termina par la mort de l'autre.--Celui qui notifia à L.
Silanus son arrêt de mort, lui rendit un grand service; l'entendant
lui répondre qu'«il s'attendait bien à mourir, mais non de la main de
scélérats», il se rua sur lui avec ses soldats, pour l'obliger à se
rétracter. Silanus, quoique désarmé, se défendit obstinément à coups de
poing et à coups de pied et fut tué dans le cours de la bagarre. Par
le fait de la violente colère qui s'était emparée de lui, il échappa à
l'oppression douloureuse que lui auraient causée l'attente de la mort
lente à laquelle il était réservé et la vue des préparatifs.

=Dans les plus cruelles calamités, en face de la mort, nombre de
considérations se présentent à notre esprit, l'occupent, le distraient
et rendent notre situation moins pénible.=--Notre pensée est toujours
ailleurs; c'est, soit l'espérance d'une vie meilleure qui nous arrête
et nous soutient, soit l'espoir des avantages qui peuvent en revenir à
nos enfants, soit la gloire qu'en acquerra notre nom dans l'avenir, ou
encore l'idée que nous allons être affranchis des maux de cette vie,
ou celle de la vengeance qui attend ceux qui sont cause de notre mort:
«_S'il est des dieux justes, j'espère que tu trouveras ton supplice
sur les écueils et qu'en expirant, tu invoqueras le nom de Didon; je
le saurai, le bruit en viendra jusqu'à moi dans le séjour des Mânes_
(_Virgile_).»

Xénophon, couronné de fleurs, offrait un sacrifice, quand on vint lui
annoncer la mort de son fils Gryllus, tombé à la bataille de Mantinée.
Aux premiers mots de cette nouvelle, il jeta sa couronne à terre; mais
quand, poursuivant, on lui apprit de quelle valeur il avait fait preuve
en succombant, il la ramassa et la remit sur sa tête.--Jusqu'à Épicure
qui se console de sa fin prochaine, en songeant à l'utilité de ses
écrits qu'il espère voir passer à l'éternité: «_Tous les travaux qui
ont de l'éclat et sont susceptibles de nous illustrer, sont faciles
à supporter_ (_Cicéron_).»--Une même blessure, une même fatigue, dit
Xénophon, ne sont pas de même poids pour un général et pour un soldat.
Épaminondas se résigne bien plus allègrement à la mort, quand il sait
qu'il a remporté la victoire: «_c'est là ce qui console, ce qui adoucit
les plus grandes douleurs_ (_Cicéron_)»; nombre d'autres circonstances
nous amusent, nous distraient et nous détournent de l'attention que
nous serions tentés de prêter à la chose elle-même. Aussi les arguments
de la philosophie vont-ils continuellement côtoyant, contournant ce
sujet; s'ils l'entament, ce n'est que superficiellement.--Le grand
Zénon, chef de cette école philosophique des Stoïciens qui domine
toutes les autres par l'élévation de sa doctrine, disait en parlant de
la mort: «Aucun mal n'est honorable; la mort est honorable, donc elle
n'est pas un mal.» Contre l'ivrognerie, il s'exprimait ainsi: «Nul ne
confie son secret à l'ivrogne, tout le monde le confie au sage; le sage
ne sera donc pas un ivrogne.» Est-ce là aller droit au but, n'est-ce
pas biaiser? J'aime voir ces âmes d'élite ne pouvoir se dégager de nos
errements; si parfaits qu'ils soient comme hommes, ce ne sont toujours
que des hommes et ils en ont toutes les faiblesses.

=Moyen de dissiper un ardent désir de vengeance.=--La vengeance
est une douce passion qui est naturelle à l'homme et a sur nous un
grand empire; je m'en rends bien compte quoique n'en ayant pas fait
l'expérience. Dernièrement, pour en détourner un jeune prince, je ne
lui dis pas, suivant le précepte de la charité, qu'à celui qui vous
a frappé sur une joue il faut tendre l'autre; je ne lui représentai
pas davantage les conséquences tragiques que la poésie attribue à
cette passion. N'en prononçant même pas le nom, je me mis à lui faire
goûter la beauté des sentiments contraires: l'honneur, la popularité,
l'affection qu'il acquerrait en se montrant bon et clément; je fis une
diversion en mettant en éveil son ambition. C'est ainsi qu'il faut
procéder.

=C'est encore par la diversion qu'on se guérit de l'amour et de toute
autre passion; le temps, qui calme tout, agit de la même façon.=--Si
en amour l'affection risque de vous entraîner au delà de ce qui doit
être, c'est là, dit-on, une disposition qui est à combattre par une
diversion. Et l'on dit vrai; je l'ai souvent essayé avec succès.
Rompez-en la violence, en diversifiant vos désirs; même, il n'y a pas
inconvénient à ce que, si vous le voulez, l'un d'eux prime et domine
les autres, toutefois de peur qu'il ne vienne à vous absorber et à vous
tyranniser, affaiblissez-le, amortissez-le, en ne lui consacrant pas
une attention exclusive et multipliant vos distractions: «_Lorsque vous
êtes tourmenté par de trop ardents désirs_ (_Perse_), _assouvissez-les
sur le premier objet qui s'offre_ (_Lucrèce_)»; seulement pourvoyez-y
de bonne heure, de peur que vous n'ayez peine à recouvrer votre liberté
une fois qu'il se sera emparé de vous, «_qu'à de premières blessures
vous n'ajoutiez de nouveaux coups, que de nouvelles émotions n'effacent
les anciennes_ (_Lucrèce_)».

J'ai éprouvé jadis, en raison de ma nature impressionnable, un
violent chagrin, plus justifié encore qu'il n'était violent; j'en
eusse peut-être été accablé, si je m'étais uniquement fié à mes
propres forces. Une diversion énergique était indispensable pour m'en
distraire: je me fis amoureux par calcul, en même temps que pour me
livrer à une étude de ce sentiment; mon âge du reste s'y prêtait, et
l'amour me soulagea me délivrant du mal que l'amitié m'avait causé.--Il
en est de même pour tout; dès qu'une idée pénible me tient, je trouve
plus simple de changer le cours de mes pensées, plutôt que d'essayer
de la surmonter; je lui substitue une idée contraire si je puis, ou
tout au moins une qui soit autre; toujours le changement me soulage,
dissout et dissipe l'idée qui m'oppresse. Si je ne puis la combattre,
je lui échappe, et, tout en fuyant, je cherche à l'égarer et ruse avec
elle; je change de lieu, d'occupation, de compagnie, j'accumule pour
me sauver les amusements, les sujets de méditation, pour faire qu'elle
perde ma trace et m'abandonne.

La nature procède de même, elle met notre versatilité à profit; c'est
par là qu'agit surtout le temps qu'elle nous a donné comme souverain
remède à nos passions; en alimentant encore et encore notre imagination
d'affaires de toutes sortes, il désagrège et altère l'impression
première si forte qu'elle soit. Un sage ne songe guère moins à son
ami mort depuis vingt-cinq ans, que s'il n'y avait qu'un an; d'après
Épicure, son impression demeure celle des premiers jours; il n'estimait
pas, en effet, que les sensations pénibles soient atténuées ni parce
qu'elles ont été prévues, ni par le long temps auquel elles remontent;
mais tant d'autres pensées s'entremêlent aux premières, que celles-ci
perdent leur acuité et finissent par se lasser.

=De même, en détournant l'attention, on fait tomber un bruit public qui
vous offense.=--Pour détourner de lui l'attention publique, Alcibiade
coupe les oreilles et la queue à un beau chien qu'il possède et le
chasse par les rues de la ville, afin que la foule, ayant là sujet
de babiller, ne s'occupe pas de ses autres faits et gestes.--J'ai
connu aussi des femmes qui, dans le but de détourner d'elles les
conversations et les suppositions des gens et désorienter les bavards,
cachaient leurs véritables affections sous d'autres simulées. J'en ai
vu une qui, cherchant à donner le change à l'opinion, s'est laissé
prendre pour tout de bon, rompant avec le sentiment qu'elle éprouvait
réellement au début, pour suivre celui qui tout d'abord était feint.
J'ai appris de la sorte, par cet exemple, que ceux que ces dames
favorisent sont bien sots de consentir à de telles supercheries; il
faudrait vraiment que celui qui s'entremet ainsi pour vous servir et
auquel sont réservés bon accueil et entretiens intimes en public,
soit bien maladroit pour ne pas finir par prendre votre place et vous
envoyer à la sienne. C'est ce qui vulgairement s'appelle tailler et
coudre un soulier pour qu'un autre le chausse.

=Un rien suffit pour attirer et détourner notre esprit; en présence
même de la mort les objets les plus frivoles entretiennent en nous
le regret de la vie.=--Il faut peu de chose pour nous distraire et
détourner notre attention parce que peu de chose nous captive. Nous
n'envisageons guère les choses dans leur ensemble et dégagées de toute
considération étrangère; ce qui nous frappe, ce sont des circonstances
ou des détails de peu d'importance et tout superficiels, et la forme,
si frivole soit-elle, l'emporte sur le fond, «_comme ces enveloppes
légères dont les cigales se dépouillent en été_ (_Lucrèce_)». Ce qui
rappelle à Plutarque sa fille regrettée, ce sont ses espiègleries
quand elle était enfant. Le souvenir d'un adieu, d'un fait, d'un geste
gracieux, d'une recommandation dernière nous afflige. La robe de César
promenée dans Rome troubla la ville entière plus que sa mort ne l'avait
fait. Il en est de même de ces expressions qui nous tintent sans cesse
aux oreilles: «Mon pauvre maître!» ou «Mon grand ami!» «Hélas, mon père
chéri!» «Ma bonne fille!» Quand j'entends ces banalités et que j'y
regarde de près, je trouve que ce sont tout simplement des plaintes
tirées d'un vocabulaire, * des sons sans signification réelle dont les
termes et le ton me blessent; ils me rappellent les exclamations des
prédicateurs qui souvent par là émeuvent leur auditoire, plus que par
les raisons qu'ils exposent; ou encore l'impression que nous cause la
voix plaintive des bêtes que l'on tue pour notre service. Sans que
j'analyse ni développe la cause véritable et générale de cet effet,
«_c'est ainsi que la douleur s'excite d'elle-même_ (_Lucrèce_)», c'est
surtout par là que nous manifestons notre deuil.

La persistance des graviers que je rends, m'a parfois occasionné,
particulièrement quand ils séjournent dans la verge, des rétentions
d'urine de longue durée, de trois et quatre jours, me faisant courir
risque de la mort, au point que c'eût été folie de penser l'éviter, et
même de désirer qu'elle ne vînt pas, tant sont cruelles les souffrances
que cet état m'occasionne. Oh! que ce bon empereur, qui faisait lier
l'extrémité de la verge aux criminels, pour les faire mourir faute de
pouvoir uriner, était passé maître en la science du bourreau! En étant
là, je considérais par combien de causes légères, d'objets futiles
mon imagination faisait naître en moi le regret de quitter la vie;
quels riens créaient en mon âme de la difficulté et donnaient de
l'importance à ce déménagement; à combien de frivolités je songeais à
un moment si sérieux: un chien, un cheval, un livre, un verre, tout
en vérité, étaient pour moi des sujets de préoccupation, pour le cas
où je disparaîtrais; chez d'autres, ce sont d'ambitieuses espérances,
leur bourse, leur science qui les préoccupent non moins sottement à mon
avis. Je vois la mort avec indifférence quand je la considère comme,
d'après une loi universelle, le point auquel aboutit fatalement la
vie. Je la brave d'une façon générale, mais en détail je suis moins
résolu; les larmes d'un laquais, la distribution de ma défroque, une
connaissance qui me serre la main, une consolation banale me désolent
et m'attendrissent. C'est le même trouble que nous causent les plaintes
que nous lisons dans les récits fabuleux, où les regrets de Didon et
d'Ariane, décrits dans Virgile et dans Catulle, passionnent ceux mêmes
qui n'y croient pas. C'est le fait d'une nature obstinée et dure de
n'en ressentir aucune émotion, ce qui, chose extraordinaire, était,
dit-on, le cas de Polémon; mais ne dit-on pas aussi de lui qu'un chien
enragé le mordant, put lui emporter tout le gras du mollet sans que son
visage pâlit. Nulle sagesse n'est parvenue à concevoir la cause de la
tristesse si vive, si complète que notre imagination peut faire naître
en nous, alors que n'y parvient pas la réalité quand bien même y ont
part les yeux et les oreilles, organes que n'impressionnent cependant
pas des accidents imaginaires.

=Souvent l'orateur et le comédien arrivent à ressentir en réalité les
sentiments qu'ils cherchent à communiquer à leur auditoire.=--C'est
sans doute la raison qui fait que les arts eux-mêmes usent et mettent
à profit notre faiblesse et notre bêtise naturelles. L'orateur, est-il
professé dans les écoles de rhétorique, devra, dans cette farce qu'est
un plaidoyer, s'émouvoir au son de sa propre voix et sous l'effet de
l'agitation à laquelle il semblera en proie; il se laissera tromper
par la passion qu'il dépeint dans cette comédie qu'il joue, se donnera
toutes les apparences d'un deuil vrai et sincère pour communiquer ces
sentiments aux juges que cela touche moins encore, comme il advient
chez ces personnes qu'on loue pour assister aux cérémonies mortuaires
et donner plus d'apparat aux funérailles, qui vendent leurs larmes et
leur tristesse dans la mesure où on les leur achète et chez lesquelles
il en est qui, tout en réglant leur émotion suivant ce qui est de
convention, en arrivent, par l'habitude et la contenance qu'elles
prennent, à se pénétrer tellement de leur rôle qu'une mélancolie réelle
finit par les gagner.--Étant allé, avec quelques autres de ses amis,
conduire à Soissons le corps de M. de Grammont qui avait été tué au
siège de la Fère, je remarquai que, partout où nous passions, les gens
que nous rencontrions se lamentaient et pleuraient à la seule vue du
convoi que nous formions, car ils ne connaissaient même pas le nom du
trépassé.--Quintilien raconte avoir vu des comédiens si fort entrés
dans un rôle de deuil, qu'ils en pleuraient encore une fois rentrés
chez eux; et qu'il lui était arrivé à lui-même d'avoir été tellement
ému de sentiments qu'il avait cherché à inculquer à d'autres, qu'il
les avait partagés au point de se surprendre non seulement pleurant,
mais le visage pâle et dans l'attitude de quelqu'un vraiment accablé de
douleur.

=Singulier moyen que nous mettons en œuvre pour faire diversion à
la douleur que nos deuils peuvent nous causer.=--Dans un pays proche
de nos montagnes, les femmes font le prêtre Martin; non seulement
elles avivent les regrets qu'elles éprouvent de la perte d'un mari, en
rappelant les bonnes et agréables qualités qu'il avait, mais, revenant
du même coup en arrière, elles publient également ses imperfections,
comme pour se ménager à elles-mêmes quelques compensations et faire,
par le dédain, diversion à leur pitié. En cela, elles ont encore
meilleure grâce que nous qui, en les mêmes circonstances, à la perte de
quelqu'un que nous connaissons à peine, nous évertuons à lui prodiguer
des éloges aussi nouveaux pour lui que peu mérités et le dépeignons,
alors qu'il n'est plus, tout autre qu'il nous apparaissait lorsqu'il
était encore de ce monde, comme si le regret était une source de
renseignements inédits, nous révélant chez le défunt des qualités
jusqu'alors inconnues, ou que les larmes, lavant notre entendement, lui
donnent plus de lucidité. Dès maintenant, je renonce aux témoignages
favorables qu'on voudra exprimer sur mon compte, non parce que j'en
serai indigne, mais parce que je serai mort.

=Nous nous laissons fréquemment influencer par de purs effets
d'imagination; parfois, il n'en faut pas davantage pour nous porter
aux pires résolutions.=--Quelqu'un auquel on demanderait quel intérêt
il a à prendre part à un siège auquel il assiste, répondra: «C'est en
raison de l'exemple qui m'est donné, de l'obéissance que nous devons
tous à notre prince, que je m'y trouve; je ne prétends en retirer
aucun profit; quant à la gloire, je sais combien est faible la part
qui peut en revenir à un simple particulier comme moi; je n'y apporte
ni entraînement, ni animosité.» Voyez-le pourtant le lendemain à son
rang de bataille, au moment de l'assaut: il est transformé, il bout,
il rougit de colère; cette fureur qu'il ne manifestait pas hier, cette
haine qu'il a au cœur, ce sont le reflet étincelant de tant d'acier,
le feu, le tintamarre que produisent les canons et les tambours,
qui les ont fait sourdre en lui. «Quelle cause futile!» direz-vous.
Comment! vous croyez qu'à cela il y a une cause? Il n'en est pas besoin
pour agiter notre âme; une simple rêverie, qui n'a ni corps ni sujet
d'être, la gouverne et la trouble. Que je me mette à faire des châteaux
en Espagne, mon imagination s'y forge avantages et plaisirs dont mon
âme tressaille d'aise et se réjouit. Combien de fois aussi ces mêmes
songes font-ils que la colère et la tristesse nous envahissent, et
que nous nous livrons à de fantastiques idées qui altèrent en nous
le corps et l'âme. Que de grimaces peignant l'étonnement, le comique,
la confusion, nos rêves amènent sur notre visage; que de soubresauts,
d'agitations ne communiquent-ils pas à nos membres et à la voix! Ne
dirait-on pas que cet homme, qui est seul, semble avoir la vision de
gens en grand nombre avec lesquels il dispute, ou d'un démon intérieur
qui le persécute? Interrogez-vous vous-mêmes sur la cause de semblables
illusions; est-il dans la nature autre chose en dehors de nous, sur
laquelle ce qui n'est pas ait action?--Cambyse, à la suite d'un songe
où son frère lui était apparu comme devant devenir roi de Perse, le
fit mourir; et ce frère, il l'aimait et avait toujours eu confiance
en lui.--Aristodème, roi des Messéniens, se tua, parce que l'idée
lui vint que je ne sais quel hurlement de son chien était de mauvais
augure.--Le roi Midas, à la suite d'un songe déplaisant qu'il avait eu,
en fit autant, tant il en éprouva de trouble et de contrariété.--C'est
faire de la vie exactement le cas qu'elle vaut, que de la quitter pour
un songe. Regardez cependant combien notre âme triomphe des misères
qu'endure le corps, de sa faiblesse, de ce qu'il est en butte à toutes
les offenses et altérations; il lui appartient vraiment bien d'en
parler! «_O premier argile, façonnée si malheureusement par Prométhée!
Qu'il apporta donc peu de sagesse à la confection de son œuvre! Il
n'a vu que le corps dans son art, sans se préoccuper de l'esprit; c'est
pourtant par l'esprit qu'il eût dû commencer_ (_Properce_)!»



CHAPITRE V.

_A propos de quelques vers de Virgile._


=La vieillesse est si naturellement portée vers les idées tristes
et sérieuses que, pour se distraire, elle a besoin de se livrer
quelquefois à des accès de gaîté.=--A mesure que nos réflexions ayant
un caractère d'utilité, sont plus sérieuses et plus approfondies,
elles deviennent plus embarrassantes et plus pénibles; le vice, la
mort, la pauvreté, les maladies sont des sujets graves, sur lesquels
nous ne pouvons méditer longtemps sans fatigue. Il faut avoir l'âme
bien instruite des moyens de résister au mal et de le combattre, des
règles qui font que notre vie et notre foi sont dans la voie droite, et
souvent lui rappeler cette belle étude et l'y exercer; mais, si cette
âme appartient à un milieu rentrant dans la catégorie générale, il faut
procéder par intermittences et avec modération; elle s'affolerait, si
on lui imposait une application trop continue.--J'avais besoin, quand
j'étais jeune, de m'avertir et de me raisonner pour demeurer dans le
devoir; car l'allégresse et la santé ne se prêtent guère, dit-on,
aux raisonnements sérieux et sages; aujourd'hui que ma situation est
autre, les misères de la vieillesse ne m'avertissent que trop, elles
m'assagissent et me sermonnent. De l'excès de gaîté, je suis tombé dans
celui de la sévérité, qui est un état plus fâcheux; c'est pourquoi,
maintenant, de parti pris, je me livre un peu à la débauche, laissant
parfois mon esprit s'abandonner à des pensées folâtres et d'un autre
âge qui le reposent. Je ne suis, à cette heure, que trop rassis, trop
lourd, trop mûr; les ans me sont chaque jour une leçon qui m'invite au
calme et à la tempérance. Mon corps fuit tout écart et les redoute;
c'est lui qui, à son tour, porte mon esprit à se ranger; à son tour il
le régente et plus rudement et d'une façon plus impérieuse qu'il ne l'a
été lui-même par lui; que je dorme ou que je veille, il ne me laisse
pas chômer une heure sans m'entretenir de la mort, de la patience et
de la pénitence. Je me défends aujourd'hui contre la tempérance, comme
autrefois contre la volupté; elle me tire tellement en arrière, que
j'en deviens stupide. Or, je veux demeurer maître de moi à tous égards;
la sagesse, elle aussi, a ses excès et n'a pas moins besoin d'être
modérée que la folie. Aussi, de peur que par excès de prudence je me
dessèche, me tarisse et compromette mon état, dans les intervalles où
mes souffrances me laissent du répit, «_de peur que mon âme ne soit
trop attentive à ses maux_ (_Ovide_)», je dévie tout doucement, je
détourne les yeux de ce ciel orageux et nébuleux que j'ai devant moi et
que, Dieu merci, je considère bien sans effroi mais non sans effort, ni
sans que ma pensée s'y reporte; et me voilà m'amusant du souvenir des
folies de ma jeunesse passée; «_mon esprit, soupirant après ce qu'il a
perdu, se rejette tout entier dans le passé_ (_Pétrone_)». Que l'enfant
porte ses regards en avant de lui et le vieillard en arrière; n'est-ce
pas là ce que signifiait le double visage de Janus! A ces moments, les
ans peuvent m'entraîner s'ils le veulent, mais ce sera à reculons; tant
que mes yeux pourront reconnaître cette belle saison qui pour moi n'est
plus, j'y reporterai mes regards de temps à autre; si elle s'échappe de
mon sang et de mes veines, du moins je ne veux pas en déraciner l'image
de ma mémoire: «_C'est vivre deux fois, que de vivre de sa vie passée_
(_Martial_).»

=Aussi Montaigne saisit-il toutes les occasions de goûter quelque
plaisir et pense qu'il vaut mieux être moins longtemps vieux, que
vieux avant de l'être.=--Platon recommande aux vieillards d'assister
aux exercices, aux danses et à tous les jeux de la jeunesse, pour se
réjouir par les autres de la souplesse et de la beauté physique qu'ils
n'ont plus et se ressouvenir des grâces et des avantages de cet âge si
verdoyant. Il veut que dans ces ébats dont ils seront les témoins, ils
attribuent l'honneur de la victoire au jeune homme qui aura le plus
distrait et causé de sensations agréables au plus grand nombre d'entre
eux.--Autrefois, je notais comme journées extraordinaires les jours
lourds et sombres; actuellement, ils sont passés chez moi à l'état
d'habitude, ce sont les jours beaux et sereins qui sont devenus rares;
je suis en passe de me féliciter, comme d'une faveur nouvelle, quand
je ne souffre de nulle part. Je puis me chatouiller, je n'arrive plus
à arracher un pauvre rire à ce méchant corps; je ne m'égaie qu'en idée
et en songe, détournant par cette ruse les chagrins de la vieillesse;
mais il me * faudrait certes bien quelque autre remède qu'un rêve!
c'est un assaut où l'art lutte vainement contre la nature.--Quelle
grande simplicité d'esprit que de prolonger, comme nous le faisons
tous, les incommodités humaines, d'anticiper sur leur venue en nous
sevrant des jouissances qui nous restent encore! Je préfère être
vieux moins longtemps, que vieux avant de l'être; aussi les moindres
occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les saisis. Je sais
bien par ouï dire qu'il existe quelques genres de volupté, telles que
les satisfactions d'amour-propre, qui ne portent pas atteinte à la
sobriété qu'il nous faut observer et qui sont fortes et glorieuses;
mais elles relèvent de l'opinion, et l'opinion n'a pas sur moi un
pouvoir suffisant pour me les faire désirer, car je ne les recherche
pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, que je ne les désire
doucereuses, faciles et immédiates: «_S'éloigner de la nature pour
suivre le peuple, c'est prendre un guide peu sûr_ (_Sénéque_).» Ma
philosophie est dans les actes, toute d'actualité et conforme à la
nature; l'imagination y a peu de part. Que ne puis-je, par exemple,
prendre encore plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie! «_Aux
approbations de la foule je préfère le témoignage de ma conscience_
(_Ennius_).» La volupté est peu ambitieuse, elle s'estime assez riche
par elle-même pour ne pas vouloir faire la dépense de ce que coûtent
les réputations; elle aime mieux demeurer dans l'ombre. Il faudrait
donner le fouet à un jeune homme qui ferait consister son plaisir à
déguster les vins et les sauces; il n'est rien que je n'aie moins
su faire et moins apprécier; c'est à cette heure que je l'apprends.
J'en ai grand'honte, mais qu'y faire? j'ai encore plus de confusion
des motifs qui m'y poussent.--A nous de rêver et de baguenauder; à la
jeunesse le bon bout, à elle de soutenir sa réputation. Elle marche à
la conquête du monde, à sa domination; nous, nous en venons: «_A elle,
les armes, les chevaux, les javelots, la massue, la paume, la nage,
la course; à nous, vieillards, les dés et les osselets_ (_Cicéron_).»
Les lois elles-mêmes nous renvoient au logis. Je ne puis moins faire,
en dédommagement des piteuses conditions que je dois aux années,
que de recourir aux jouets et aux amusettes comme fait l'enfance en
laquelle nous retombons; la sagesse et la folie auront bien à faire
pour, à elles deux et en s'y reprenant à tour de rôle, me soutenir
et me venir en aide en cet état calamiteux qu'amène l'âge: «_Mêle
à ta sagesse un grain de folie_ (_Horace_).»--Je fuis de même les
plus légères piqûres; celles qui, autrefois, ne m'eussent même pas
éraflé, me transpercent aujourd'hui; souffrir commence à tant rentrer
dans mes habitudes! «_Pour un corps débile, la moindre atteinte est
insupportable_ (_Cicéron_);--_un esprit malade ne peut rien supporter
de pénible_ (_Ovide_).» J'ai toujours été fort impressionnable et très
susceptible à l'effet de la douleur; j'y suis plus sensible encore et
de toutes parts accessible, «_le moindre choc brise ce qui est déjà
fêlé_ (_Ovide_)». Ma raison s'oppose bien à ce que je récrimine et me
révolte contre les incommodités que la nature m'inflige, mais elle
ne peut m'empêcher de les sentir; je courrais d'un bout du monde à
l'autre, pour avoir une bonne année de tranquillité gaie et agréable,
moi qui n'ai d'autre but que de vivre et d'être de bonne humeur. Je
jouis assez souvent d'une tranquillité morose et stupide, mais elle
m'endort et me fait mal à la tête; cela ne me suffit pas. Si, soit à
la ville soit à la campagne, en France ou ailleurs, il y a quelqu'un
ou quelque bonne compagnie, aimant son chez soi ou préférant voyager,
qui s'accommoderaient des conditions dans lesquelles je suis, et moi
des leurs, ils n'ont qu'à me faire signe, je leur amènerai aussitôt
l'auteur des Essais en personne.

=Ce qu'il y a de pire dans la vieillesse, c'est que l'esprit se ressent
des souffrances et de l'affaiblissement du corps.=--Puisque c'est le
privilège de l'esprit de pouvoir échapper à la vieillesse, autant que
je le puis je lui conseille de le faire; que même pendant cet âge, il
verdisse, il fleurisse s'il est possible, comme le gui sur un arbre
mort. Mais je crains bien d'avoir affaire à un traître; il est si
étroitement lié au corps, qu'il m'abandonne continuellement pour le
suivre et participer à sa déchéance. Alors je le prends à part, je le
flatte, mais en vain; j'ai beau le détourner de cette liaison par trop
intime, lui présenter et Sénèque et Catulle, les dames et les danses de
la cour, si son compagnon a la colique, il semble qu'il l'ait aussi;
les opérations mêmes qui lui sont propres, qui sont siennes, ne peuvent
s'accomplir; elles font tout l'effet d'être figées; il n'y a aucune
animation dans ce qui vient de lui si en même temps le corps n'en
présente pas.

=La santé, la vigueur physique font éclore les grandes conceptions
de l'esprit; la sagesse n'a que faire d'une trop grande austérité de
mœurs.=--Nos maîtres ont eu tort, lorsque recherchant les causes
des élans parfois extraordinaires de notre esprit, après les avoir
attribués à une inspiration divine, à l'amour, à une exaltation
guerrière, à la poésie, au vin, ils n'ont pas fait la part de la
santé; de cette santé bouillante, vigoureuse, entière, sans souci,
telle qu'autrefois la force de l'âge et la quiétude l'entretenaient
en moi d'une façon continue. Ce feu de joie fait saillir en l'esprit,
en plus de son pétillement naturel, des éclairs vifs et étincelants
qui soulèvent les enthousiasmes les plus gaillards, pour ne pas
dire les plus extravagants. Aussi n'est-ce pas merveille si un état
contraire affaiblit mon esprit, l'immobilise et lui fait produire un
effet opposé: «_L'esprit perd sa vigueur dans un corps languissant_
(_Pseudo-Gallus_)»; et encore il voudrait que je lui sache gré de ce
qu'à ces sollicitations il résiste beaucoup plus que cela n'arrive
d'ordinaire chez la plupart des hommes! Au moins pendant que nous
avons trêve, chassons les maux et les difficultés avec lesquels nous
sommes aux prises: «_Que la vieillesse se déride, lorsqu'elle le
peut encore_ (_Horace_);--_il est bon d'adoucir par l'enjouement les
noirs chagrins de la vie_ (_Sidoine Apollinaire_).»--J'affectionne
une sagesse gaie et sociable, et fuis une rudesse de mœurs par
trop austères; toute mine rébarbative m'est suspecte «_comme aussi la
tristesse arrogante d'un visage renfrogné,--car dans cette foule de
gens au maintien sévère se cache plus d'un débauché_ (_Martial_)». Je
crois Platon de bon cœur, quand il dit que les humeurs, suivant
qu'elles sont faciles ou difficiles, sont de grande influence sur la
bonté ou la perversité de l'âme. Socrate avait une physionomie qui
jamais ne variait, toujours sereine et riante; ce n'était pas comme
le vieux Crassus qui avait sans cesse l'air mécontent et qu'on ne vit
jamais rire. La vertu est foncièrement gaie et enjouée.

=Ceux qui se blesseront de la licence de cet ouvrage devront bien
plutôt blâmer la licence de leurs propres pensées; quant à lui
Montaigne, il ose dire tout ce qu'il ose faire; il croit du reste
que la confession de ses fautes aura peu d'imitateurs.=--Je sais que
parmi les gens qui se scandaliseront de la licence de mes écrits,
s'en trouveront fort peu qui n'auraient à se scandaliser davantage
de la licence de leurs pensées; j'écris bien suivant leur goût, mais
j'offense leurs regards. Il est de bon ton de critiquer les écrits
de Platon et de passer légèrement sur les relations qu'on lui prête
avec Phédon, Dion, Stella, Archéanassa. «_N'ayez pas honte de dire ce
que vous n'avez pas honte d'approuver tout bas._» Je hais un esprit
hargneux et triste qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie et ne
songe qu'à ses peines, ne considère qu'elles, comme les mouches qui
ne peuvent se tenir sur une surface bien polie et bien lisse et qui
s'attachent et reposent sur ce qui est rugueux et raboteux, ou encore
comme les ventouses qui ne recherchent et ne soutirent que le mauvais
sang.

Du reste, je me suis fait une loi d'oser dire tout ce que j'ose faire,
et vais jusqu'à regretter que toute pensée ne puisse être publiée; le
pire de tous mes actes, la pire de toutes les situations en lesquelles
je puis être, ne me semblent pas si laids, que je ne trouve de laideur
et de lâcheté à ne pas oser les avouer. Chacun est discret quand il
se confesse, on devrait bien l'être aussi quand on agit; la hardiesse
dans la faute est quelque peu atténuée et maîtrisée par la hardiesse
à la confesser; qui s'obligerait à tout dire s'obligerait à ne rien
faire de ce qu'on est contraint de taire. Dieu veuille que cette
licence excessive de ma part décide les autres à plus d'expansion, en
tenant moins compte de ces vertus timorées et minaudières nées de nos
imperfections, et que le sacrifice de ma modestie les amène à ce qui
est raisonnable. Il faut, quand on veut les conter, reconnaître ses
vices et les étudier; ceux qui les cachent aux autres, se les cachent
d'ordinaire à eux-mêmes; ils ne les considèrent pas comme suffisamment
dissimulés, s'ils les aperçoivent; ils les soustraient et les déguisent
à leur propre conscience: «_Pourquoi personne n'avoue-t-il ses vices?
Parce que nous en sommes encore esclaves; il faut être éveillé pour
raconter un songe_ (_Sénèque_).»--Les maux du corps se dessinent
davantage quand ils acquièrent plus de gravité; nous constatons que ce
que nous nommions rhume ou foulure est bel et bien la goutte. Les maux
de l'âme, au contraire, deviennent moins saisissables à mesure qu'ils
s'aggravent; celui qui en est le plus malade est celui qui le sent le
moins; voilà pourquoi il faut souvent les examiner au grand jour, d'une
main impitoyable qui les met à découvert et les arrache du fond de
nos poitrines. Il en est des mauvaises actions comme des bonnes, leur
confession est parfois à elle seule une satisfaction, et il n'est pas
de faute dont la laideur puisse nous dispenser de la confesser.--Je
souffre quand il me faut dissimuler, aussi j'évite de devenir le
confident des secrets d'autrui, n'ayant guère le cœur à nier que je
les connais; je puis les taire, mais les nier, je ne le puis sans faire
effort et sans en éprouver du déplaisir. Pour bien garder un secret, il
faut que ce soit dans notre nature et non par l'obligation que nous en
avons. Quand on est au service des princes, c'est peu d'être discret si
en même temps on n'est pas menteur. Si celui qui demandait à Thalès de
Milet s'il devait nier par serment solennel avoir commis un adultère
dont il était coupable, se fût adressé à moi, je lui eusse répondu
qu'il ne devait pas se parjurer, un mensonge me paraissant pire encore
que l'adultère. Thalès, au contraire, le lui conseilla pour parer
à un plus grand mal par un moindre, solution qui n'aboutissait pas
tant à faire choix entre deux maux, qu'à ajouter l'un à l'autre. A ce
propos, disons en passant qu'un homme qui a de la conscience, est mis
à son aise quand, en compensation d'une faute, on le met en présence
de quelque entreprise périlleuse à laquelle il aura à satisfaire;
mais que c'est le soumettre à une rude épreuve que de ne lui laisser
le choix qu'entre deux fautes, ainsi qu'il arriva à Origène. Placé
dans l'alternative de sacrifier aux idoles, ou de souffrir de servir
à assouvir les appétits charnels d'un grand vilain Éthiopien qu'on
lui présentait, Origène se résigna à la première de ces conditions,
ce qui fut un gros péché, dit-on. Il faut convenir cependant que les
femmes qui, de notre temps, conséquentes avec leurs idées fausses sur
la religion, nous protestent qu'elles aimeraient mieux charger leur
conscience de dix hommes que d'une messe, n'eussent pas éprouvé le même
dégoût.

Si c'est une indiscrétion de publier ainsi ses erreurs, il n'y a pas
grand danger qu'elle soit prise pour exemple et passe dans les usages;
Ariston ne disait-il pas que les vents que les hommes redoutent le
plus, sont ceux qui les découvrent. Il faut retrousser ce sot haillon
qui cache nos mœurs. On envoie sa conscience dans les lieux de
débauche et on se donne une contenance irréprochable; jusqu'aux
traîtres et aux assassins qui s'attachent à l'observation des lois
de l'étiquette, bornant là leur devoir. Ce n'est ni à l'injustice de
se plaindre de l'impolitesse; ni à la malice, de l'indiscrétion. Il
est dommage que le méchant ne soit pas en outre un imbécile et que la
décence pallie ses méchancetés; ces enduits ne conviennent qu'à des
cloisons intérieures bien bâties et en bon état, valant la peine qu'on
les badigeonne pour en assurer la conservation.

=Ce que les hommes craignent le plus, c'est qu'une occasion ne mette
leurs mœurs à découvert. Montaigne va maintenant entrer dans le vif
de son sujet; il appréhende que ce chapitre ne fasse confiner son livre
du salon de ces dames dans leur boudoir.=--Pour plaire aux Huguenots
qui blâment notre confession en aparté et à l'oreille d'un tiers, je
me confesse publiquement, en toute conviction et sincérité. Saint
Augustin, Origène et Hippocrate ont publié leurs erreurs d'opinions;
j'y ajoute, moi, mes erreurs de mœurs. J'ai le plus ardent désir
de me faire connaître, et peu m'importe à quel prix, pourvu que ce
soit sous mon vrai jour; car, pour mieux dire, je ne désire rien, mais
j'éprouverais un mortel déplaisir à être pris pour autre que je ne suis
par ceux auxquels il arrive de connaître mon nom. Celui qui n'a en vue
que l'honneur et la gloire, qu'espère-t-il gagner en se produisant au
monde sous un masque qui dérobe à la connaissance des foules ce qu'il
est réellement? Louez un bossu de sa belle taille, il ne saurait faire
autrement que de considérer cet éloge comme une injure; si vous êtes un
lâche et qu'on vous honore comme un vaillant, est-ce de vous dont on
parle? on vous prend pour un autre; le croire, c'est faire comme celui
qui se montrait fier des saluts qu'on lui adressait, le prenant pour
le maître de la troupe, lui qui n'était qu'un des moindres personnages
de sa suite.--Le roi de Macédoine Archélaus passant dans une rue,
quelqu'un lui versa de l'eau sur la tête; les assistants l'excitaient
à le punir: «Oui, leur dit-il, seulement ce n'est pas sur moi qu'il a
versé de l'eau, mais sur celui pour lequel il me prenait.»--Socrate
répondait à un autre qui lui disait qu'on médisait de lui: «Non, il n'y
a rien en moi de ce que disent ces gens.»--Quant à moi, je ne saurais
aucun gré à qui me louerait d'être un bon pilote, d'avoir beaucoup
de modestie ou de chasteté; et pareillement, je ne me considérerais
non plus comme offensé par qui dirait de moi que je suis un traître,
un voleur ou un ivrogne. Ceux qui ne se connaissent pas, peuvent se
repaître d'approbations qu'ils ne méritent pas; moi, je ne le puis,
parce que je me vois, me scrute jusqu'au fond des entrailles et sais
bien ce qui m'appartient; il me plaît qu'on me loue moins, pourvu
qu'on me connaisse mieux; on pourrait me tenir pour un sage dans des
conditions de sagesse que je tiens être de la sottise. Alors que mes
Essais sont lus communément par les dames et traînent sur les meubles
de leur salon, ce chapitre va les faire passer dans leur boudoir où
elles les liront en cachette; j'avoue que c'est surtout en tête-à-tête
que j'aime leur société, en public elle manque de saveur et ne
constitue plus une faveur.--Dans nos adieux, nous exagérons, au delà
de ce qui est d'ordinaire, l'affection que nous portons à ce que nous
abandonnons; en train de quitter les jeux de ce monde, ce sont ici les
dernières accolades que nous nous donnions, eux et moi.

=Comment se fait-il que l'acte par lequel se perpétue le genre humain,
paraisse si honteux qu'on n'ose le nommer?=--Revenons-en à notre
thème. Qu'a donc fait aux hommes l'acte génital, pourtant si naturel,
si nécessaire, si juste, pour que nous n'osions pas en parler sans en
avoir honte, et pour l'exclure des conversations sérieuses et de bon
ton? Nous disons hardiment: tuer, dérober, trahir; et cet autre mot,
nous n'osons le prononcer qu'entre les dents. Serait-ce parce que moins
nous en parlons, plus nous y pensons? Il y a lieu de remarquer en effet
que les mots les moins en usage, qu'on n'écrit guère et sur lesquels
on se tait le plus, sont ceux qu'on sait le mieux et qui sont le plus
généralement connus; celui-ci, quel que soit l'âge, quelles que soient
les mœurs, nul ne l'ignore non plus que le pain; il est imprimé en
chacun de nous, sans qu'il ait été prononcé, sans qu'il se soit fait
entendre ou ait été vu; et le sexe qui en use le plus, est celui auquel
il est imposé de s'en taire davantage. Ce qu'il y a de remarquable *,
c'est que nous avons mis cet acte sous la sauvegarde du silence, d'où
c'est un crime de l'arracher, même pour l'accuser et le juger; nous
n'osons le critiquer qu'en usant de périphrases et en ayant recours à
des formes imagées. Quelle insigne faveur pour un criminel d'être si
exécrable que la justice estime qu'il ne doit être ni touché, ni vu et
qui, grâce à la dureté de la condamnation qui le frappe, demeure libre
et sauf. N'en est-il pas de lui comme des livres qui se répandent et
se vendent d'autant plus qu'ils sont interdits? Quant à moi, je me
rallie à ce qu'en dit Aristote: «Acte pudique, qui pare la jeunesse et
attire des reproches à la vieillesse.»--Les vers suivants avaient cours
dans l'école ancienne, qui est plus dans mes idées que l'école moderne
parce que j'estime que les vertus y étaient plus grandes et les défauts
moindres: «Ceux qui fuyant par trop Vénus l'esquivent, sont en faute
autant que ceux qui par trop la suivent (Plutarque).» «_O déesse, seule
tu gouvernes la nature; sans toi, rien ne voit la lumière du jour, rien
n'est gai, rien n'est aimable_ (_Lucrèce_).»

=Pourquoi avoir voulu brouiller les Muses avec Vénus? leur accord
leur sied si bien, ainsi qu'en témoignent les vers de Virgile où le
poète décrit une entrevue amoureuse de cette déesse avec Vulcain.=--Je
ne sais qui a pu brouiller Pallas et les Muses avec Vénus, et les
mettre en froid avec l'Amour; je ne vois aucunes divinités qui se
conviennent mieux et qui ne doivent davantage les unes aux autres. Qui
enlèverait aux Muses leurs productions inspirées par l'amour, leur
déroberait le plus beau sujet sur lequel elles ont à s'exercer et ce
qu'il y a de plus noble dans leurs œuvres; qui ferait perdre à
l'Amour le concours que lui prêtent la poésie et les services qu'elle
lui rend, l'affaiblirait en le privant ainsi des meilleures de ses
armes; ce serait entacher d'ingratitude et d'inintelligence ce dieu
essentiellement sociable et bienveillant et ces déesses protectrices
de l'humanité et de la justice.--Il n'y a pas si longtemps que j'ai
dû renoncer à son culte et cessé de faire partie de ses adorateurs,
pour que je ne conserve pas le souvenir précis de sa force et de
sa valeur: «_Je sens encore les brûlures d'une ancienne flamme_
(_Virgile_)». La fièvre laisse après elle un reste d'agitation et de
chaleur: «_Heureux si, dans mes années d'hiver, ce reste de chaleur
ne m'abandonne pas_ (_Jean Second_)»; et, si épuisé et alourdi que
je suis, j'éprouve quelque peu encore les effets affaiblis de cette
ardeur passée: «_Telle la mer Égée, battue par l'Aquilon ou le Notus,
ne s'apaise pas subitement après la tempête; longtemps tourmentée,
elle s'agite et gronde encore_ (_Le Tasse_).» Mais autant que je puis
m'y connaître, la force et la valeur de ce dieu sont présentées plus
vives et plus animées dans les descriptions qu'en donne la poésie,
qu'elles ne le sont dans la réalité: «_Le vers du poète a des doigts
et chatouille_ (_Juvénal_)»; elle sait donner à l'Amour je ne sais
quel air plus langoureux que celui qu'il revêt; et Vénus, dans la plus
complète nudité, n'est ni si belle, si vive, si haletante que la peint
Virgile dans ce passage: «_Elle dit, et, comme il hésite, la déesse
l'entoure mollement de ses beaux bras plus blancs que la neige et
l'échauffe dans un embrassement. A ce contact, Vulcain sent renaître
son ardeur accoutumée, une chaleur qu'il connaît bien l'envahit de
toutes parts, et jusque dans la moelle des os. Ainsi brille l'éclair
dans la nuée pourfendue par le tonnerre et qui, de ses rubans de feu,
sillonne les nuages épars dans les airs..... Enfin, Vulcain satisfait
aux sollicitations amoureuses de son épouse et, incarné en elle,
s'abandonne tout entier aux charmes d'un sommeil réparateur._»

=Le mariage diffère de l'amour; contracté en vue de la postérité,
les extravagances amoureuses doivent en être bannies; du reste ceux
auxquels l'amour seul a présidé, plus que tous autres ont tendance
à mal tourner.=--Ce que j'observe dans cette description, c'est que
Virgile nous dépeint une Vénus bien passionnée pour une épouse; dans
ce marché, dicté par la sagesse, qu'est le mariage, les appétits sont
moins folâtres, les ébats moins tumultueux et plus tempérés. L'amour
hait toute union contractée en dehors de son intervention exclusive,
et ne participe que faiblement aux rapprochements sexuels qui ont été
préparés et s'accomplissent à tout autre titre, comme c'est le cas
dans le mariage où des considérations d'alliances, de situations de
fortune y ont, avec raison, autant et plus de part que les grâces et
la beauté. On ne se marie pas pour soi; quoi qu'on dise, on se marie
au moins autant, sinon plus, pour sa famille et sa postérité; les
conditions dans lesquelles s'effectue un mariage et les résultats qu'il
doit produire, intéressent notre race, bien au delà de nous-mêmes;
c'est pourquoi il me plaît de les voir négocier par des intermédiaires
plutôt que par les intéressés, nous en rapportant plus au sentiment
d'autrui qu'au nôtre, principe qui va bien à l'encontre des idées de
ceux qui sont pour les mariages d'inclination. Aussi est-ce commettre
une sorte d'inceste que de se livrer, dans ces rapports vénérables et
sacrés entre mari et femme qui se proposent d'engendrer, à toutes les
violences et extravagances de l'amour en folie, ce que je crois avoir
déjà exprimé précédemment; il faut, dit Aristote, approcher sa femme
avec réserve et avec calme, de peur que des caresses trop lascives
n'éveillent en elle le plaisir à un degré qui la mette hors d'elle plus
que de raison. Ce qu'il prône en faisant appel à la conscience, les
médecins le répètent au nom de la santé: «Un plaisir trop chaleureux,
trop voluptueux, trop souvent renouvelé, altère la semence et empêche
la conception»; ils disent encore que «ces attouchements empreints de
langueur, comme le veut ici la nature, pour que le résultat réponde à
l'attente et soit fécond, doivent n'avoir lieu que rarement et à de
notables intervalles», «_afin que la femme saisisse plus avidement les
dons de Vénus et les recèle profondément dans son sein_ (_Virgile_)».
Je ne connais pas de mariages qui soient plus rapidement troublés
et arrivent plus tôt à tourner mal, que ceux auxquels ont conduit
la beauté et les désirs amoureux. Il faut à cette union des bases
plus solides et de plus longue durée; on ne doit s'y engager qu'avec
circonspection, un entraînement irréfléchi n'y vaut rien.

=L'amour ne fait pas partie intégrante du mariage, pas plus que la
vertu n'est liée d'une manière absolue à la noblesse. Digression sur le
rang en lequel sont tenus les nobles dans le royaume de Calicut.=--Ceux
qui pensent honorer le mariage en y joignant l'amour, me font le même
effet que ceux qui, pour rehausser la vertu, tiennent que la noblesse
et elle sont même chose. Elles sont quelque peu parentes, mais que de
différences entre elles! c'est erreur de mêler leurs noms et leurs
titres; les confondre, c'est faire tort soit à l'une, soit à l'autre.
La noblesse est une belle qualité, qui a été introduite avec raison;
mais c'est une qualité qui est octroyée par autrui et peut échoir à un
homme de rien et vicieux; aussi est-elle beaucoup moins estimée que la
vertu. Si c'en est une, c'est une vertu artificielle et apparente qui
dépend des temps et de la fortune; qui, suivant les pays, revêt des
formes différentes: vivante et mortelle, elle n'a pas de naissance non
plus que le Nil dont la source est inconnue; elle a une généalogie et
est un bien de communauté; elle se transmet comme elle a été acquise;
elle crée des obligations bien faiblement observées. La science, la
force, la bonté, la beauté, la richesse et toutes les autres qualités
se communiquent et on peut en trafiquer; la noblesse ne sert qu'à celui
qui la possède, elle est de nul emploi pour autrui.--On soumettait à
l'un de nos rois de se prononcer entre deux candidats présentés pour
une même charge, dont l'un était gentilhomme et l'autre ne l'était pas;
il prescrivit que sans tenir compte de cette qualité, on choisit celui
qui avait le plus de mérite; mais qu'à mérite égal, on eût égard à la
noblesse; c'était assigner bien exactement à celle-ci le rang qu'elle
doit occuper.--A un jeune homme qui ne s'était pas encore révélé et
qui demandait à succéder, dans la charge qu'il occupait, à son père qui
était un homme de valeur et qui venait de mourir, Antigone répondait:
«Mon ami, pour l'attribution de ces bénéfices, je ne tiens pas tant
compte de la noblesse de mes soldats, que des preuves de courage qu'ils
ont données.» Il ne saurait en effet en être de cela comme à Sparte,
où dans les divers offices à remplir auprès des rois: trompettes,
ménétriers, cuisiniers, les enfants étaient admis à succéder à leurs
pères, quelle que fût leur ignorance en la matière et avant tous
autres, si expérimentés que fussent ceux-ci dans la partie.--Dans le
royaume de Calicut, les nobles constituent une espèce au-dessus du
commun des mortels; le mariage leur est interdit, ainsi que toute
profession autre que celle des armes; les hommes peuvent avoir autant
de concubines qu'ils veulent, et pareillement les femmes autant de
galants qu'il leur plaît, sans que jamais il s'élève de jalousie dans
tout ce monde; mais c'est un crime capital et irrémissible de prendre
ces concubines et ces galants en dehors de leur propre caste. Ils se
tiennent pour souillés par le simple contact de quiconque n'est pas des
leurs et vient à les frôler en passant; c'est une atteinte tellement
grave et injurieuse, qu'ils tuent tous ceux qui les approchent
seulement d'un peu trop près; de telle sorte que les gens des classes
notées d'infamie, qui circulent par la ville, sont tenus de crier au
tournant des rues, comme font les gondoliers de Venise, pour éviter
de se heurter; et les nobles leur commandent de se jeter du côté qui
leur convient: de la sorte ceux-ci évitent une tache qu'ils estiment ne
jamais pouvoir être effacée et ceux-là une mort certaine. Nulle période
de temps si longue soit-elle, nulle faveur du prince, nul service
rendu, pas plus que la vertu ou la richesse ne peuvent faire que, dans
ce pays, un roturier devienne noble; coutume à l'appui de laquelle
vient encore la défense de se marier entre gens de métiers différents;
une fille de famille de cordonniers ne peut épouser un charpentier;
les parents sont dans l'obligation de préparer leurs enfants à exercer
la profession de leurs pères à l'exclusion de toute autre, ce qui
maintient les distinctions sociales et fait que les situations de
chacun vont se poursuivant sans jamais se modifier.

=Un bon mariage, s'il en est, est une union faite d'amitié et
de confiance; il n'est pas d'état plus heureux dans la société
humaine.=--Un bon mariage, s'il en existe, refuse de se nouer sous les
auspices de l'amour et de l'admettre en tiers; il doit plutôt viser à
être un pacte d'amitié. C'est une douce association de deux existences,
pleine de constance, de confiance, d'un nombre infini d'utiles et
solides services et d'obligations réciproques. Aucune femme, qui en
a savouré les délices, «_unie par l'hymen à l'homme de son choix_
(_Catulle_)», ne voudrait tenir lieu de maîtresse à son mari; si elle
a part à son affection comme épouse, elle y est en position bien plus
honorable et plus sûre. Si ailleurs il soupire et fait l'empressé,
qu'on lui demande, à ce moment, à qui, de sa femme ou de sa maîtresse,
il préfère voir arriver une mésaventure honteuse? quelle est celle des
deux dont l'infortune l'affligerait le plus? à laquelle il désire le
plus de grandeur? il n'y a pas de doute que ce ne soit à celle qui lui
est unie par un mariage en bonnes conditions.

Par cela même qu'on en voit si peu de bons, on peut en apprécier le
prix et la valeur. Tout bien considéré, il n'est rien dans notre
société qui soit plus beau qu'un tel mariage. C'est là une institution
dont nous ne pouvons nous passer et nous l'avilissons à qui mieux
mieux; il en advient comme de ce qui se voit aux cages d'oiseaux: ceux
qui sont dehors, se désespèrent de n'y pouvoir entrer; ceux qui sont
dedans, ont le même désir d'en sortir. Socrate auquel on demandait ce
qui valait le mieux de prendre femme ou de n'en pas prendre, répondit:
«Que vous fassiez l'un ou l'autre, vous vous en repentirez.» C'est
une association de laquelle on peut justement dire: «_L'homme est
à l'homme, ou un dieu_ (_Cécilius_), ou _un loup_ (_Plaute_)»; il
faut que de nombreuses qualités se rencontrent pour la créer. En ce
temps-ci, les âmes simples chez le peuple s'y prêtent volontiers, parce
que les plaisirs, la curiosité et l'oisiveté n'occupent pas en eux une
place prépondérante; par contre, les caractères portés à la débauche,
comme est le mien, qui sont rebelles à toutes liaisons et obligations
de quelque nature que ce soit, y sont moins propres: «_Il m'est plus
doux de vivre exempt de cette chaîne_ (_Pseudo-Gallus_).»

=Montaigne a cédé à l'exemple et aux usages, mais il répugnait au
mariage; il en a, nonobstant, observé les lois à un degré dont il ne se
croyait pas capable; ceux qui se marient avec la résolution contraire
ont grand tort.=--A suivre mon inclination naturelle, je me serais
enfui plutôt que d'épouser la sagesse en personne, si elle m'eût voulu;
mais nous avons beau dire, les coutumes et les usages admis de tous
nous entraînent. La plupart de mes actes sont une conséquence des
exemples que j'ai eus sous les yeux, bien plus qu'ils ne découlent de
mes préférences; à celui-ci notamment je ne suis pas venu de moi-même,
on m'y a amené; j'y ai été porté par des circonstances qui y étaient
étrangères, car même les choses qui présentent des inconvénients
peuvent, par le fait de quelques particularités et accidents, devenir
acceptables, et il n'en est aucune si laide, si vicieuse, si évitable
soit-elle, qui ne puisse en arriver là, tant les dispositions de
l'homme sont versatiles. J'y ai été porté, certainement plus mal
préparé alors et plus à contre-cœur que je ne le suis aujourd'hui
après en avoir essayé; et, pour si licencieux qu'on me tienne, j'ai, en
vérité, plus sévèrement observé les lois du mariage que je ne l'avais
promis et espéré. Il n'est plus temps de se montrer récalcitrant, quand
on s'est laissé entraver; il faut se garder d'engager imprudemment
sa liberté, mais après qu'on en a accepté les obligations, il faut
observer les lois d'un devoir qui est réciproque, ou au moins faire
effort à cet effet.--Ceux qui se prêtent à ce marché avec des
sentiments de haine et de mépris, en agissent d'une façon fort
injuste, qui deviendra pour eux une source de difficulté; et les femmes
qui acceptent comme un oracle sacré, cette belle règle que je les vois
se passer de mains en mains: «Sers ton mari comme ton maître, et t'en
garde comme d'un traître», ce qui veut dire: «Conserve vis-à-vis de lui
une déférence contrainte, hostile et méfiante», se rallient à un cri
de guerre et de défi qui, lui aussi, est injurieux et sera la source
de relations difficiles. Je n'ai pas assez d'énergie pour me jeter
dans une voie aussi épineuse; et à vrai dire, je n'en suis pas encore
arrivé à cette perfection d'habileté et de galanterie d'esprit qui fait
confondre raison avec injustice, et tourner en ridicule tout ordre,
toute règle qui ne s'accordent pas avec mes désirs; de ce que je hais
la superstition, je ne me jette pas, tête baissée, dans l'irréligion.
Si on ne satisfait pas toujours au devoir, encore faut-il toujours le
reconnaître et l'aimer; et c'est une trahison que de se marier, sans
remplir ses obligations conjugales. Assez sur ce point, continuons.

=Différence entre le mariage et l'amour; une femme peut céder à un
homme dont elle ne voudrait pas pour mari.=--Virgile nous dépeint
un mariage où règne l'accord, qui satisfait aux convenances et dans
lequel cependant il n'y a pas beaucoup de loyauté. A-t-il voulu dire
qu'il n'est pas impossible de céder aux instigations de l'amour, tout
en se réservant de satisfaire dans une certaine mesure aux devoirs
matrimoniaux; qu'on peut manquer à ces devoirs, sans s'y dérober tout
à fait? il y a des valets qui volent leurs maîtres, sans pour cela
les haïr!--La beauté, l'opportunité, la destinée, car la destinée y
met aussi la main: «_Il y a une fatalité qui pèse sur ces organes
que cachent nos vêtements, car si les astres ne te protègent, il ne
te servira de rien d'avoir les plus belles apparences de virilité_
(_Juvénal_)», toutes ces causes font que l'épouse s'attache à un
étranger, sans se livrer pourtant si complètement à lui qu'il ne
subsiste encore quelque lien par lequel elle tient à son mari. Ce sont
là deux idées distinctes, qui procèdent différemment et ne sauraient
être confondues: Une femme peut se donner à tel individu qu'elle ne
voudrait absolument pas pour époux, je ne dis pas en raison seulement
de sa situation dans le monde, mais pour lui-même. Peu de gens ont
épousé des amies, qui ne s'en soient repentis; cela se voit jusque
dans l'autre monde; quel mauvais ménage a fait, dit-on, Jupiter avec
sa femme qu'il avait connue avant le mariage et avec laquelle il avait
déjà fait l'amour! C'est ce qui se traduit par: «Se soulager dans un
panier et le mettre ensuite sur sa tête.» J'ai vu de mon temps dans des
milieux fort honorables le mariage mettre fin à l'amour entre personnes
qui le pratiquaient d'une façon immorale et scandaleuse; c'est qu'aussi
ce sont là deux états qui relèvent de considérations qui sont bien
loin d'être les mêmes. Nous sommes portés, de nous-mêmes, à deux
choses différentes et qui se contrarient. Isocrate disait qu'Athènes
était une ville qui plaisait, à la mode de ces femmes qu'on fréquente
parce qu'elles se prêtent à l'amour; chacun aimait à s'y promener
et à y passer un moment, mais nul ne l'aimait en vue de l'épouser,
c'est-à-dire pour y élire domicile et y passer sa vie.--J'ai vu avec
dépit des maris haïr leurs femmes, pour cette seule raison qu'ils
avaient des torts envers elles. Au moins ne faudrait-il pas les aimer
moins parce qu'on s'est mis en faute; le repentir et la compassion
devraient au contraire nous les rendre plus chères.

=Nos lois sont trop sévères envers les femmes; nous voulons qu'elles
maîtrisent leurs désirs plus ardents que les nôtres que nous n'essayons
pas même pas de modérer.=--Les buts poursuivis sont autres, ajoutait
Isocrate, sans toutefois être incompatibles. Le mariage a pour lui son
utilité, sa légitimité, son honorabilité, sa permanence; il procure
un plaisir modéré, mais qui s'étend à tout. L'amour, lui, ne vise que
le plaisir, mais il est vrai qu'il est plus excitant, plus vif, plus
pénétrant; c'est un plaisir qu'attise la difficulté et où il faut du
piquant, du mordant; ce n'est plus l'amour, s'il n'a ni ses flèches,
ni son feu. Dans le mariage, les dames se donnent à nous avec trop
de prodigalité, ce qui émousse l'acuité de notre affection et de nos
désirs. Voyez combien, pour éviter cet inconvénient, Lycurgue et Platon
se donnent de peine dans leurs lois.

Les femmes ne sont pas du tout dans leur tort, quand elles refusent de
reconnaître les règles de conduite qu'a posées la société, d'autant que
ces règles faites par les hommes, l'ont été sans leur participation.
Par la force même des choses, ce sont constamment entre elles et nous
des finasseries et de petites querelles; et dans les moments mêmes où,
d'un consentement réciproque, nous sommes le plus étroitement unis
à elles, il y a désordre et dispute. De l'avis de ce même Isocrate,
nous ne tenons pas suffisamment compte de ce que nous savons cependant
bien, que la femme est, sans comparaison, plus ardente que l'homme aux
effets de l'amour. Ce prêtre de l'antiquité, qui fut tantôt homme,
tantôt femme et «_connaissait les plaisirs des deux sexes_ (_Ovide_)»,
en a témoigné.--Nous avons aussi à cet égard les déclarations que
nous tenons de leur propre bouche, faites autrefois en des siècles
différents, par un empereur et une impératrice de Rome, passés maîtres
et des plus fameux en la matière: lui, en une nuit, dépucela il est
vrai jusqu'à dix vierges sarmates ses captives; mais elle, dans le
même laps de temps, se livra bel et bien vingt-cinq fois, changeant
de compagnie suivant qu'il en était besoin, ou que la fantaisie l'en
prenait: «_jusqu'à ce que, épuisée mais non rassasiée, elle dût
s'arrêter brûlante encore de volupté_ (_Juvénal_)».--Relevons également
le différend soulevé en Catalogne par une femme qui se plaignait des
assauts par trop répétés qu'elle avait à subir de la part de son
mari; plainte motivée, suivant moi, moins par l'incommodité qu'elle
en éprouvait (c'eût été là un miracle et je ne crois aux miracles
qu'en matière de foi), que pour, en se soustrayant partiellement
sous ce prétexte à cet acte base fondamentale du mariage, contester
l'autorité du mari sur la femme et montrer que l'humeur querelleuse
et la malice de ce sexe vont plus loin que la couche nuptiale et
foulent aux pieds jusqu'aux dons et aux douceurs dont nous sommes
redevables à Vénus. A cette plainte, le mari, doué, à la vérité, d'un
tempérament exceptionnellement brutal, répondait que, même les jours
de jeûne, il ne savait se passer de l'approcher moins de dix fois.
L'affaire donna lieu à cet arrêt singulier de la reine d'Aragon, rendu
après mûre délibération du conseil, par lequel cette bonne souveraine,
afin d'établir une règle et fixer les idées sur la modération et
la réserve à apporter en tous temps, dans les rapports entre époux
légalement unis, ordonnait comme limite légitime et nécessaire de
ces rapprochements le nombre de six par jour; le dit arrêt, disait
la reine, restreignant et sacrifiant de beaucoup les besoins et les
désirs de son sexe «pour établir une règle d'application facile et par
conséquent permanente et immuable». Sur quoi, les docteurs comparant
ces besoins avoués à ceux de l'homme, de s'écrier: «Quels doivent
donc être l'appétit et l'ardeur amoureuse de la femme, puisqu'il
faut en arriver à ce degré, pour y satisfaire dans des conditions
raisonnables, prévenir tout écart et sauvegarder leur vertu», alors
que Solon, le modèle de ceux qui veulent que toute chose soit réglée
par la loi, ne taxe cette fréquentation de la femme par le mari qu'à
trois fois par mois, afin que celui-ci soit toujours en mesure de
remplir ce devoir!--Et c'est, dis-je, nonobstant cette donnée, et
tout en admettant que chez la femme les besoins de cette nature sont
plus grands que chez l'homme, que nous avons été leur imposer la
continence, à elles exclusivement, allant jusqu'à édicter à cet égard
les châtiments les plus sévères et même la peine de mort.

=Il n'y a pas de passion plus impérieuse, et nous nous opposons
à ce qu'elles en tempèrent les effets ou reçoivent entière
satisfaction.=--Il n'y a pas de passion plus impérieuse que celle-ci à
laquelle nous voulons qu'elles seules résistent, non simplement dans la
mesure que cela comporte, mais comme à un vice abominable, exécrable,
pire que l'irréligion et le parricide; tandis que nous autres hommes,
nous nous y abandonnons sans que ce soit pour nous une faute, sans
que cela nous vaille un reproche. Ceux d'entre nous qui ont essayé
d'en triompher, ont assez avoué quelle difficulté ils ont éprouvée, ou
plutôt en quelle impossibilité ils ont été d'y parvenir, bien qu'ayant
eu recours à un régime spécial pour mater, affaiblir et refroidir les
révoltes de la chair; et elles, nous les voulons, au contraire, bien
portantes, vigoureuses, bien à point, en bonnes dispositions et chastes
tout à la fois; c'est-à-dire chaudes et froides en même temps!--Le
mariage qui, à ce que nous prétendons, doit les empêcher de se
consumer, leur procure en l'état de nos mœurs bien peu d'apaisement:
si le mari qu'elles prennent est encore à un âge où le sang bouillonne,
il se fera gloire de se dépenser ailleurs: «_Aie enfin de la pudeur,
Bassus, ou allons en justice; tu m'as vendu cet organe, je l'ai payé
très cher, il n'est donc plus à toi_ (_Martial_).» C'est à bon droit
que Polémon le philosophe fut cité en justice par sa femme, parce qu'il
allait semant en terrain stérile la semence qu'il eût dû répandre en
terrain propice à la fécondation. Quant aux femmes qui épousent des
hommes usés, elles sont, bien que mariées, dans une condition pire
que les vierges et les veuves. Nous les tenons pour suffisamment
loties, dès qu'elles ont un homme auprès d'elles, comme firent les
Romains quand ils tinrent pour violée Clodia Læta que Caligula avait
approchée, quoiqu'il fût avéré qu'il ne l'avait pas possédée, tandis
qu'au contraire, par là, on avive en elles ce besoin de la nature,
l'attouchement et la compagnie d'un mâle quel qu'il soit, réveillant la
chaleur de leurs sens, qui demeureraient plus calmes si on les laissait
seules. Aussi, est-ce vraisemblablement dans le but de rendre, par ce
moyen et ses effets, leur chasteté plus méritoire, que Boleslas roi de
Pologne et Kinge sa femme, selon un vœu formé de commun accord le
jour même de leurs noces, se privèrent, bien que couchant ensemble,
ce jour-là et à tout jamais, des satisfactions que leur permettait le
mariage.

=L'éducation qu'on donne aux jeunes filles, tout opposée à ce qu'on
exige d'elles, éveille constamment en elles ce sentiment; elles
n'entendent parler que d'amour et ce qu'on leur en cache, souvent
maladroitement, elles le devinent.=--Nous les formons dès l'enfance
en vue de les préparer à l'amour; leurs grâces, leur parure, leur
savoir, leur langage, toute leur éducation sont dirigés en conséquence;
leurs gouvernantes ne cessent d'en entretenir leur imagination, ne
serait-ce qu'en s'appliquant continuellement à les en dégoûter. Ma
fille (le seul enfant que j'aie) est à l'âge où les lois tolèrent que
se marient celles chez lesquelles les sens parlent de bonne heure;
son développement est tardif, elle est fluette et d'un tempérament
lymphatique, contre lequel ne réagit pas sa mère qui l'élève près
d'elle, la produisant peu, si bien qu'elle ne fait que commencer à se
défaire des naïvetés de l'enfance. Elle lisait ces jours-ci, devant
moi, un livre français où se rencontrait le mot «fouteau», qui sert
parfois à désigner un arbre assez connu; la femme chargée de s'occuper
d'elle, l'arrêta court et assez rudement sur ce mot à double sens,
lui faisant sauter le passage scabreux où il figurait. Je la laissai
faire pour ne pas troubler sa manière ordinaire de procéder dans
laquelle je n'interviens pas; mais il faut convenir que la direction
imprimée à la femme est bien singulière et qu'elle est à changer.
Ou je me trompe bien, ou la fréquentation de vingt laquais pendant
six mois n'aurait pas fait travailler l'imagination de ma fille pour
trouver l'usage et la signification de l'autre sens de ces syllabes
incriminées, comme le fit cette bonne vieille par sa réprimande et son
interdiction de les prononcer: «_La vierge nubile se plaît à apprendre
des danses lascives, jusqu'à s'en courbaturer les membres; elle rêve
dès l'enfance à des amours impudiques_ (_Horace_).»--Lorsque les femmes
viennent à se relâcher un peu de leur attitude cérémonieuse, qu'elles
se laissent aller à parler en toute liberté, nous ne sommes que des
enfants, comparés à elles, sous le rapport de ce qu'elles savent sur
ce sujet. Écoutez-les causer de nos poursuites et des propos que nous
leur tenons, vous arriverez bientôt à vous convaincre que nous ne
leur apprenons rien qu'elles ne sachent et sur quoi elles ne soient
éclairées autrement que par nous. Serait-ce, comme le dit Platon, parce
que, dans une vie antérieure, elles ont été garçons et adonnées à la
débauche? Je me trouvais une fois dans un endroit, d'où j'entendais,
sans que ma présence pût être soupçonnée, une conversation qu'elles
tenaient; que ne puis-je la reproduire? Sainte Vierge, me dis-je, nous
pouvons bien, à cette heure, pour acquérir de l'habileté, étudier les
phrases d'Amadis et les vocabulaires de Boccace et de l'Arétin, c'est
vraiment bien employer notre temps! Il n'est pas un mot, pas un acte,
pas une rouerie qu'elles ne connaissent mieux que nos livres ne les
relatent; elles ont cela dans le sang, «_Vénus elle-même le leur a
inspiré_ (_Virgile_)»; ces bons maîtres d'école que sont la nature, la
jeunesse, la santé le leur soufflent continuellement dans l'âme, elles
n'ont que faire de l'apprendre, elles l'engendrent: «_Jamais colombe,
ou tel autre oiseau plus lascif encore que vous pourrez nommer, n'a,
par de douces morsures, sollicité plus amoureusement les baisers,
qu'une femme qui s'abandonne à sa passion_ (_Catulle_).»

=Du reste, c'est l'amour, c'est l'union des sexes qui est la grande
affaire de ce monde; aussi ne faut-il pas s'étonner si les plus
grands philosophes ont écrit sur ce sujet.=--Si la fougue naturelle
de leurs désirs n'eût été un peu tenue en bride par la crainte et
les idées d'honneur qu'on leur a inculquées, nous prêterions tous au
ridicule. Tout le mouvement du monde a cette conjonction des sexes
pour objectif et aboutit à elle; elle se retrouve partout; elle est
le centre vers lequel tendent toutes choses. Il subsiste encore des
ordonnances de Rome antique et sage, traitant de questions afférentes
à l'amour; Socrate donne des préceptes pour l'instruction des
courtisanes; «_souvent ces petits livres qui tiennent sur les coussins
de soie de nos belles, sont l'ouvrage de Stoïciens_ (_Horace_)».
Zénon, dans ses lois, va jusqu'à parler des écarquillements et des
secousses qui se produisent dans le dépucelage. Sur quoi portaient le
livre du philosophe Straton, intitulé «l'Œuvre de chair»; ceux de
Théophraste ayant pour titre, l'un «l'Amoureux», l'autre «de l'Amour»;
celui d'Aristippe, «Délices des temps passés»? A quoi tendaient
les descriptions si étendues, si imagées de Platon, des pratiques
amoureuses * autrement éhontées, auxquelles on se livrait de son temps;
l'ouvrage «de l'Amoureux», de Démétrius de Phalère; «Clinias, ou
l'amoureux malgré lui», d'Héraclide du Pont; celui d'Antisthène, «des
Noces ou l'art de faire les enfants»; et cet autre du même auteur, «du
Maître et de l'amant»; celui d'Ariston, «des Ébats amoureux»; ceux de
Cléanthe, «de l'Amour» et «de l'Art d'aimer»; les dialogues amoureux de
Sphéreus; la fable, effrontée au dernier point, de Jupiter et de Junon,
par Chrysippe, et les cinquante lettres si lascives qu'il a écrites?
Je laisse de côté les ouvrages des philosophes de l'école d'Épicure,
qui était favorable à la volupté et la prônait.--Aux temps anciens,
cinquante divinités étaient préposées à cet acte, et il a existé
une nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient
faire leurs dévotions, on avait dans les temples des filles * et des
garçons dont on pouvait se procurer la jouissance; il entrait dans le
cérémonial du culte, d'en user avant d'approcher des autels: «_Parce
que l'incontinence est nécessaire pour observer la continence, et que
l'incendie s'éteint par le feu._»

=Dans l'antiquité, les organes de la génération étaient déifiés;
aujourd'hui comme alors, tout, du fait de l'homme comme de celui de
la nature, rappelle constamment l'amour aux yeux de chacun.=--Dans la
majeure partie du monde, cette pièce de notre corps était déifiée;
dans une contrée, il y en avait qui se l'écorchaient pour en offrir et
en consacrer quelque parcelle à la divinité, tandis que c'était leur
semence que d'autres offraient et consacraient. Dans une autre région,
les jeunes gens se la perçaient en public et, dans les ouvertures
ainsi pratiquées, introduisaient, entre la peau et la chair, des
broches en bois, les plus longues et les plus grosses qu'ils pouvaient
endurer, qu'ils brûlaient ensuite en holocauste à leurs dieux; ceux
qui tressaillaient sous l'intensité de cette cruelle douleur, étaient
jugés n'être ni vigoureux, ni chastes. Ailleurs, la désignation du
grand pontife et la considération dont il jouissait, étaient basées
sur la dimension de cet organe, dont l'effigie, dans les cérémonies en
l'honneur de certaines divinités, était promenée en grande pompe.--En
Égypte, à la fête des Bacchanales, les dames en portaient au cou
une image en bois d'une grande richesse d'ornementation, de fortes
proportions et lourde suivant la force de chacune; en outre, la statue
du dieu en présentait un qui excédait presque en dimension le reste
du corps.--Près de nous, les femmes mariées en font prendre, sur leur
front, la forme à leur voilette, pour se glorifier de la jouissance
qu'elles en ont; et si elles deviennent veuves, elles le rejettent en
arrière sous leur coiffure où il se perd.--A Rome, les matrones les
plus sages tenaient à honneur d'offrir des fleurs et des couronnes au
dieu Priape; et, le jour de leurs noces, on faisait asseoir celles qui
étaient vierges sur les parties les moins honnêtes de sa statue.--Je
ne sais trop si, de nos jours, on ne peut relever certaines pratiques
se rattachant à cette même dévotion? Quelle signification avait cette
pièce ridicule des hauts de chausses ou culotte de nos pères, qui
se voit encore dans ceux que portent nos Suisses? Dans quel but, à
l'heure actuelle, faisons-nous que, sous ce vêtement, nos parties
génitales se dessinent d'une façon si apparente et, ce qui est pire,
accroissant souvent par artifice et imposture leur dimension naturelle?
Je suis porté à croire que cette disposition a été inventée dans des
siècles meilleurs où régnait plus de bonne foi qu'aujourd'hui, pour
ne tromper personne et que chacun apparût en public tel qu'il était,
comme il arrive encore chez les peuples de mœurs plus simples, qui
portent des vêtements accusant dans leur réalité les formes des parties
qu'elles recouvrent, ce qui permettait d'apprécier l'ouvrier par ce
dont il semblait capable, comme sous d'autres rapports nous le jugeons
d'après les proportions de son bras ou de son pied.--Ce bonhomme
qui, au temps de ma jeunesse, fit, dans sa capitale, châtrer tant de
belles et antiques statues, pour qu'elles ne blessent pas la vue,
appliquant cette maxime de cet autre non moins pudibond de l'antiquité:
«_C'est une cause de déréglements, que d'étaler en public des nudités_
(_Ennius_)», eût dû s'aviser aussi que, comme dans la célébration des
mystères de la bonne déesse d'où tout ce qui rappelait le sexe masculin
était banni, cela ne l'avançait en rien, s'il ne faisait encore châtrer
les chevaux, les ânes, toute la nature enfin: «_Sur la terre, les
hommes, les bêtes fauves, les animaux domestiques; dans l'eau, les
poissons; dans l'air, les oiseaux aux mille couleurs, tout brûle, tout
éprouve les fureurs de l'amour_ (_Virgile_).» Les dieux, dit Platon,
nous ont pourvus d'un membre qui ne connaît pas l'obéissance et qui
nous tyrannise; qui, comme un animal furieux, prétend, dans la violence
de ses appétits, tout soumettre à lui; les femmes ont pareillement le
leur qui, à la façon d'un animal glouton et avide, délire quand on lui
refuse des aliments alors que le moment de lui en donner est venu,
et ne souffre pas qu'on le fasse attendre; il fait passer en leur
corps la rage qui l'anime, il en trouble le fonctionnement, arrête
la respiration, est cause de mille maux de toutes sortes, jusqu'à ce
qu'ayant aspiré le fruit de la soif commune qui dévore et l'homme et la
femme, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de la matrice.

=Mieux vaudrait renseigner de bonne heure la femme sur les choses de
l'amour que de laisser son imagination travailler; en somme, dans
toutes les règles qu'il a édictées à ce sujet, l'homme n'a que lui-même
en vue.=--Ce même législateur, qui ordonna cet acte de vandalisme,
eût bien dû s'aviser aussi que ce serait peut-être une mesure plus
chaste et d'un résultat plus certain, de renseigner de bonne heure
les femmes sur ce qui en est, plutôt que de laisser leur esprit livré
à lui-même et, plus ou moins échauffé, chercher à deviner; le désir,
l'espérance leur font substituer à la réalité des conceptions trois
fois plus extravagantes; j'ai connu quelqu'un qui s'est perdu, pour
avoir fait en lui la découverte de ce don de la nature en un lieu
où il ne convenait pas d'en user dans toute la mesure où, en vue du
rôle auquel il est destiné, nous en avons la possibilité.--Que de mal
font ces images monstrueuses que les enfants en tracent sur les murs
et les portes des édifices publics! cela induit la femme à un cruel
mépris à notre égard quand elle constate la disproportion avec ce dont
la nature nous a gratifiés. Sait-on si Platon n'a pas été guidé par
cette considération quand, à l'instar d'autres républiques dont les
institutions sont des modèles, il ordonnait que, dans les gymnases où
se pratiquaient les exercices physiques, hommes et femmes, quel que fût
l'âge, se présentassent nus aux yeux les uns des autres.--Les Indiennes
qui, continuellement, voient les hommes ainsi, se trouvent, de ce fait,
avoir au moins un de leurs sens, celui de la vue, qui échappe à toute
exagération. Dans ce grand royaume de Pégu, elles n'ont elles-mêmes,
pour se couvrir, à partir de la ceinture, qu'une bande d'étoffe fendue
sur le devant et tellement étroite que, quels que soient les efforts
qu'elles peuvent faire pour sauvegarder la décence, à chaque pas elles
sont complètement à découvert. Bien qu'on dise que c'est là un usage
ayant pour but d'attirer les hommes à elles et de distinguer les sexes
chez ce peuple, où chacun est libre de s'abandonner à ses instincts,
il se pourrait que cette coutume aboutît à un effet contraire à ce
que l'on en attend; la faim demeurée entière est plus pénible à
supporter que si elle a déjà été en partie satisfaite, comme cela
arrive dans le cas actuel, au moins par les yeux; c'est ce qui faisait
dire à Livie que, pour une honnête femme, un homme nu n'est pas plus
qu'une image.--Les Lacédémoniennes, qui, femmes, étaient plus vierges
d'imagination que ne sont nos filles, voyaient tous les jours les
jeunes gens de leur ville dépourvus de tout vêtement, quand ils se
livraient à leurs exercices; elles-mêmes ne prenaient guère soin, quand
elles marchaient, que leurs cuisses demeurassent couvertes, estimant,
comme fait Platon, que leur vertu les protégeait assez, sans qu'il fût
encore besoin de jupes bouffantes. Par contre ceux-là, dont parle saint
Augustin, ont attribué un pouvoir prodigieux à la tentation que fait
naître la nudité, qui mettent en doute si, au jugement universel, les
femmes conserveront leur sexe à la résurrection ou prendront le nôtre,
pour ne pas nous induire encore en tentation quand nous jouirons de la
béatitude éternelle.--En résumé, on les provoque et on les surexcite
par tous les moyens; sans cesse nous échauffons et nous excitons leur
imagination, puis nous en faisons reproche à leur ventre. Confessons
donc la vérité: il n'en est guère parmi nous qui ne redoute plus la
honte qui peut lui advenir par les fautes de sa femme que par les
siennes; qui ne se préoccupe plus (ô merveilleuse charité!) de la
conscience de son épouse qu'il veut irréprochable, que de la sienne;
qui ne préférerait être lui-même un voleur et un sacrilège et que sa
femme fût meurtrière et hérétique, que de ne pas la voir plus chaste
que son mari; quelle inique appréciation du vice! Nous et elles sommes
capables de mille corruptions, qui causent plus de dommages et sont
plus contraires aux lois naturelles que n'est la luxure, mais nous
estimons qu'une chose constitue un vice, et un vice plus ou moins
grave, non d'après sa nature, mais selon notre intérêt; et c'est là la
raison pour laquelle il y a tant d'inégalité dans nos appréciations sur
son degré de gravité.

=Il est bien difficile, dans l'état actuel de nos mœurs, qu'une
femme soit toujours chaste et fidèle.=--La rigueur que nous avons
édictée contre la femme qui succombe à ces tentations, leur en fait
un crime beaucoup plus grand que cela ne vaut et a pour elles des
conséquences hors de proportion avec la chose elle-même; mieux leur
vaudrait aller au palais plaider pour faire fortune, ou à la guerre
conquérir un grand nom, plutôt que d'avoir charge, au milieu de
l'oisiveté et des satisfactions de tous genres, de faire une défense si
difficile. Ne voient-elles pas qu'il n'y a ni marchand, ni procureur,
ni soldat qui ne quittent leurs occupations professionnelles pour se
livrer à cette autre guerre dirigée contre elles, et qu'il en est de
même du moindre crocheteur, du plus misérable savetier, si harcelés et
épuisés qu'ils soient par le travail et la faim? «_Tous les trésors
d'Achéménès, toutes les richesses de l'Arabie et de la Phrygie,
pourraient-ils payer un seul des cheveux de Licymnie dans ces doux
moments où, tournant la tête, elle apporte sa bouche à tes baisers, ou
que, par un doux caprice, elle refuse ce qu'elle veut se laisser ravir,
sauf à te prévenir bientôt elle-même_ (_Horace_)?» Je ne sais si les
exploits de César et d'Alexandre surpassent en difficulté la résolution
d'une femme jeune et belle, élevée à notre façon, dans la fréquentation
d'un monde où elle brille, ayant contre elle tant d'exemples contraires
et se maintenant dans toute sa pureté, au milieu de mille poursuites
continues et pressantes. Rien de ce qu'elle pourrait faire n'est aussi
épineux et n'exige qu'elle se démène davantage que ce qu'elle ne fait
pas. Je trouve plus aisé de porter toute la vie une cuirasse qu'un
pucelage; et c'est parce qu'il est le plus pénible de tous, que le
vœu de virginité est le plus noble: «_La puissance de Satan a son
siège dans les rognons_,» dit S. Jérôme.

=Elles n'en ont que plus de mérite lorsqu'elles parviennent à demeurer
sages, mais ce n'est pas en se montrant prudes et revêches qu'elles
feront croire davantage à leur vertu; l'indiscrétion des hommes est
un grand tourment pour elles.=--Certes le plus ardu des devoirs
imposés à l'humanité, celui qui nécessite le plus d'efforts, nous
l'avons abdiqué entre les mains des dames et leur en abandonnons la
gloire. C'est là un stimulant suffisamment puissant pour qu'elles
s'opiniâtrent à l'observer, et un terrain éminemment favorable pour
nous défier et fouler aux pieds cette illusoire supériorité de valeur
et de vertu que nous prétendons avoir sur elles; pour peu qu'elles
veillent à ne pas s'en départir, elles y gagnent non seulement une plus
grande estime, mais encore qu'on les aime davantage. Un galant homme
ne discontinue pas ses poursuites parce qu'il a éprouvé un refus, si
ce refus est motivé par la chasteté et non parce qu'il ne plaît pas;
nous avons beau jurer, menacer et nous plaindre, nous ne les en aimons
que mieux, et mentons quand nous affirmons le contraire; il n'est
rien qui nous attire davantage qu'une femme qui se maintient sage
sans cesser d'être douce et bienveillante. Il est lâche et stupide de
persister à poursuivre de ses assiduités une femme qui vous témoigne
de la haine et du mépris; mais vis-à-vis de celle qui ne vous objecte
qu'une résolution dictée de parti pris par la vertu et à laquelle se
mêle de sa part de la gratitude, ne pas rompre toute relation est le
fait d'une âme noble et généreuse. Il est possible à la femme de nous
être, dans une certaine mesure, reconnaissante de nos attentions et
de nous marquer, sans manquer aux règles de l'honnêteté, qu'elle ne
nous dédaigne pas; cette loi qu'on leur fait de nous avoir en horreur
parce que nous les adorons, de nous haïr parce que nous les aimons, est
cruelle, ne serait-ce que par sa difficulté d'application. Pourquoi
n'écouteraient-elles pas nos offres et nos demandes, si elles ne
transgressent pas ce dont la modestie leur fait un devoir? est-ce parce
qu'on suppose qu'en elles résonne quelque sens que ces propos peuvent
émoustiller? Une reine, de nos jours, disait avec beaucoup d'esprit
que «refuser de prêter l'oreille à ces avances, est un témoignage de
faiblesse, c'est dénoncer sa propension à céder, et qu'une dame qui
n'a pas été exposée à la tentation, ne peut se vanter de la chasteté
qu'elle a gardée».--L'honneur n'est pas renfermé dans de si étroites
limites; il peut se détendre, se donner quelque liberté sans se rendre
coupable; au delà de son domaine, il est une zone neutre où l'on est
libre, où ce qui se passe est sans conséquence; qui a pu le chasser et
l'acculer aux confins extrêmes pour arriver à vaincre sa résistance
finale, est bien difficile, s'il n'est satisfait d'une semblable
fortune; l'importance du succès se mesure à la difficulté surmontée.
Voulez-vous savoir l'impression que vous faites sur le cœur d'une
femme par vos hommages et vos mérites? jugez-en d'après son caractère.
Telle donne plus, qui ne donne pas autant; une faveur vaut uniquement
par le prix qu'y attache celle qui l'octroie; les autres circonstances
qui l'accompagnent ne sont que des accidents fortuits qui n'y ajoutent
rien, et sont comme si elles n'existaient pas; le peu que celle-là
concède, peut lui coûter plus à donner, qu'à sa compagne de se livrer
tout entière. Si en quelque chose la rareté ajoute au prix d'un objet,
c'est bien ici; ne regardez pas combien peu vous obtenez, mais combien
peu l'ont obtenu; la valeur d'une pièce de monnaie dépend du lieu où
elle a été frappée et de la marque qu'elle porte.--Quelque chose que le
dépit et l'indiscrétion de quelques-uns les amènent à dire dans l'excès
de leur mécontentement, toujours la vertu et la vérité finissent par
reprendre le dessus. J'ai vu des femmes dont la réputation était
demeurée longtemps injustement compromise, regagner l'approbation de
tous en persévérant tout simplement dans leur ligne de conduite, sans
qu'elles se soient préoccupées de ce qui pouvait se dire, ni recourir à
aucun artifice; chacun en vint à se repentir et à confesser son erreur.
Alors qu'elles n'étaient pas mariées, on les avait un peu en suspicion;
devenues dames, elles tiennent aujourd'hui le premier rang parmi celles
que l'on estime.--Quelqu'un disait à Platon: «Tout le monde parle mal
de vous.--Laissez dire, répondit-il, je vivrai de façon qu'il faudra
bien que l'on change de langage.»--Outre que la crainte de Dieu et la
valeur d'une gloire qui s'acquiert si rarement doivent les inciter à ne
pas succomber, la corruption de ce siècle leur en fait une obligation;
et si j'étais à leur place, il n'y a rien que je ne fisse plutôt que
de livrer ma réputation à la merci de gens si dangereux. De mon temps,
le plaisir de conter ses bonnes fortunes (plaisir qui ne doit guère le
céder en douceur à la chose elle-même) n'était permis qu'à ceux qui
avaient un ami unique et fidèle, qu'ils prenaient pour confident; à
présent, dans les réunions et à table, on passe le temps à se vanter
des faveurs obtenues et l'on révèle les plus intimes secrets de
l'alcôve. C'est vraiment trop d'abjection et de bassesse de cœur,
que de révéler ainsi ouvertement et donner en pâture aux commentaires
et à la malignité de tous, ces épanchements intimes si tendres, si
délicats; c'est le fait de personnes ingrates, indiscrètes et volages.

=La jalousie est une passion inique; le préjugé qui nous fait
regarder comme une honte l'infidélité de la femme, n'est pas plus
raisonnable.=--Notre exaspération inique et immodérée contre les
faiblesses de la femme, vient de cette maladie qu'est la jalousie, la
plus malsaine d'entre celles qui affligent l'âme humaine en laquelle
elle soulève les plus violents orages. «_Qu'est-ce qui empêche de
prendre de la lumière à la lumière? celle-ci s'en trouve-t-elle
diminuée_ (_Ovide_)?» La jalousie et l'envie sa sœur me paraissent
les plus ineptes de toutes nos infirmités morales. De cette dernière,
qui passe pour être une passion si tenace et si puissante, je ne puis
guère parler ne l'ayant, Dieu merci, jamais ressentie; quant à la
jalousie, je la connais au moins de vue. Les bêtes l'éprouvent: Une
de ses chèvres étant tombée amoureuse du berger Cratis, son bouc,
par jalousie, vint, pendant qu'il dormait, choquer sa tête contre la
sienne et la lui écrasa.--Nous avons, à l'exemple de certaines nations
barbares, exagéré cette fièvre; comme de juste, les âmes les mieux
disciplinées n'y échappent naturellement pas, mais sans en perdre la
raison: «_Jamais un homme adultère, percé de l'épée d'un mari, n'a
rougi de son sang les eaux du Styx_ (_Jean Second_).» Lucullus, César,
Pompée, Antoine, Caton et autres de bravoure incontestable, furent
des maris trompés et le surent, sans en faire autrement de tapage;
il n'y eut, à cette époque, qu'un Lépide qui fut assez sot pour s'en
tourmenter au point d'en mourir: «_Malheureux! si ton mauvais destin
veut que tu sois pris sur le fait, tu seras traîné par les pieds hors
du logis, et par les voies qui leur seront ménagées, raves et surmulets
s'introduiront en toi_ (_Catulle_)!»--Quand Vulcain, au dire du poète,
surprit sa femme avec un autre dieu, il se contenta de les livrer
tous deux à la risée de tous les autres dieux, «_ce qui fit dire à
l'un d'eux des moins austères, qu'il consentirait bien, lui aussi,
à subir une telle honte_ (_Ovide_)». Vulcain ne se dérobe pas, pour
cela, aux * douces caresses que lui offre l'infidèle et, tout en se
réchauffant sur son sein, lui reproche la défiance dont, en raison de
cette vengeance maritale, semble empreinte son affection: «_A quoi bon
tant de détours? pourquoi, déesse, ne pas vous fier à votre époux_
(_Virgile_)?» Quant à elle, elle lui adresse une requête pour Enée, un
de ses bâtards: «_C'est une mère qui vous demande des armes pour son
fils_ (_Virgile_)»; ce qu'il lui accorde généreusement, s'exprimant
en outre de la façon la plus honorable sur ce rejeton: «_Il s'agit de
faire des armes pour un héros_ (_Virgile_).» C'est là, à la vérité,
une abnégation qui dépasse ce dont l'homme est capable, et je conviens
qu'un tel excès de mansuétude demeure l'apanage des dieux; «_on ne
saurait, en effet, établir de comparaison entre les hommes et eux_
(_Catulle_)».

=Chez la femme, la jalousie est encore plus terrible que chez
l'homme; elle pervertit tout ce qu'il y a en elle de beau et la rend
susceptible des plus grands méfaits.=--Pour ce qui est de la confusion
qui en résulte entre les enfants, fruits de ces unions tant légitimes
qu'illégitimes, outre que les plus graves législateurs ordonnent de
n'en pas tenir compte et ont fait prévaloir cette manière de faire
dans toutes les constitutions qu'ils ont données, cela ne touche
pas les femmes qui, elles, n'ont pas d'hésitation sur ceux qui leur
appartiennent; plus que nous cependant, et je ne sais comment cela se
fait, elles sont en proie à cette passion: «_Souvent la jalousie de
Junon ne trouva que trop à s'exercer dans les infidélités quotidiennes
de son époux_ (_Catulle_).»--Lorsque la jalousie s'empare de ces
pauvres âmes faibles et incapables de résistance, c'est pitié avec
quelle cruauté elle les tiraille et les tyrannise; elle s'introduit
en elles sous couleur d'amitié; mais, une fois dans la place, les
mêmes causes qui, auparavant, faisaient éclore leur bienveillance,
deviennent des sujets de haine mortelle. Elle est, d'entre les maladies
de l'esprit, celle à laquelle tout fournit le plus d'aliments et
qui comporte le moins de remède: la santé, la vertu, le mérite, la
réputation du mari sont autant de prétextes qui surexcitent leur dépit
et leur rage: «_Il n'y a pas de haines plus implacables que celles de
l'amour_ (_Properce_).» Cette fièvre enlaidit et corrompt tout ce que,
sous d'autres rapports, il y a de beau et de bon en elles. Tout ce
que fait une femme jalouse, si chaste, si bonne ménagère soit-elle, a
quelque chose d'aigre et d'importun; elle est possédée d'une agitation
enragée qui indispose contre elle, produisant un effet tout contraire
à ce qu'elle en attend. Ce fut bien le cas, à Rome, d'un certain
Octavius: il avait couché avec Pontia Posthumia; son affection pour
elle s'accrut par la jouissance qu'il en avait eue. Il lui adressa
instances sur instances pour qu'elle consentit à l'épouser; ne pouvant
l'y décider, l'amour extrême qu'elle lui inspirait, le porta à agir
comme s'il eût été son plus cruel et mortel ennemi, il la tua.--Les
symptômes ordinaires de cette maladie inhérente à l'amour, sont de même
ordre; ce sont des haines intestines, de sourdes menées, des complots
incessants: «_on sait jusqu'où peut aller la fureur d'une femme_
(_Virgile_)»; c'est une rage qui se ronge elle-même, d'autant plus que,
pour excuser ses méfaits, elle est obligée de se couvrir d'intentions
bienveillantes à l'égard de celui qu'elle poursuit.

=La chasteté est-elle chez la femme une question de volonté? Pour
réussir auprès d'elles tout dépend des occasions, et il faut savoir
oser; du reste, ce que nous entendons leur interdire est assez mal
défini.=--La chasteté est un devoir susceptible d'une grande extension.
Est-ce par exemple la volonté de la femme que, par elle, nous cherchons
à maîtriser? Si c'est sa volonté: sa souplesse, sa soudaineté font
qu'elle est beaucoup trop prompte à exécuter ce qu'elle conçoit, pour
que la chasteté ait possibilité de l'arrêter. Un songe suffit pour
l'engager au point qu'elle ne peut se dédire. Il n'est pas en son
pouvoir de se défendre par elle-même contre les concupiscences et
les désirs, même avec l'aide de la chasteté qui, elle aussi du sexe
féminin, est de ce fait en butte aux mêmes assauts. Si, seule, sa
volonté nous importe, où cela nous conduit-il? Supposez quelqu'un de
nous, sans yeux ni langue, ayant le don de se trouver à point nommé, ne
voyant pas, ne parlant pas, dans la couche de toute femme disposée à
lui faire bon accueil; avec quel empressement elles le rechercheraient!
Les femmes scythes ne crevaient-elles pas les yeux à leurs esclaves
et à leurs prisonniers de guerre, pour pouvoir en user plus librement
et sans être reconnues.--Oh! quel immense avantage que de savoir
profiter de l'occasion. A qui me demanderait ce qui importe le plus en
amour, je répondrais que c'est tout d'abord de savoir saisir le moment
opportun; en second lieu cela encore, et, en troisième lieu toujours
cela. C'est de là que tout dépend.--Il m'est arrivé souvent de manquer
une bonne fortune; parfois, pour n'avoir pas été assez entreprenant;
que Dieu garde de tout mal quiconque, à cet égard, en est encore à se
moquer de moi! En ce siècle, il faut plus de témérité que je n'en ai,
témérité dont les jeunes gens s'excusent en la mettant sur le compte
de la chaleur qui les transporte, mais que, si elles y regardaient de
près, les femmes reconnaîtraient provenir plutôt du mépris qu'on a
pour leur vertu. C'était une superstition chez moi que de craindre de
les offenser, car je suis porté à respecter ce que j'aime; de plus,
indépendamment de ce qu'en pareille circonstance un manque de respect
déprécie la faveur qui nous est faite, j'aime qu'on s'y comporte un
peu comme un enfant, qu'on se montre timide et qu'on soit aux petits
soins.--J'ai d'ailleurs, sinon toute, du moins quelque peu de cette
honte qui est sottise dont parle Plutarque, et j'ai eu à en pâtir et
à le regretter sous maints rapports dans le cours de ma vie; c'est là
un défaut qui s'accorde assez mal avec ma nature en général, mais ne
sommes-nous pas un composé de sentiments et d'idées en perpétuelle
contradiction? J'ai de la peine quand j'éprouve un refus, comme aussi
lorsque c'est moi qui refuse; il m'en coûte tant de causer de la
contrariété à autrui, que dans les occasions où c'est un devoir pour
moi d'essayer de décider quelqu'un à une chose qui lui est pénible
et où l'hésitation est permise, je n'insiste que faiblement et à
contre-cœur. Dans les affaires de ce genre où je suis directement
intéressé, bien qu'Homère dise avec raison «que chez un indigent la
honte est une sotte vertu», je charge d'ordinaire un tiers de subir
ce désagrément à ma place, de même que je décline toute mission de ce
genre quand on veut m'y employer; car ma timidité est telle sur ce
point qu'il m'est arrivé parfois d'avoir la volonté de refuser et de
n'en avoir pas la force.

Donc c'est folie d'entreprendre de combattre chez les femmes un désir
si cuisant et si naturel. Aussi lorsque je les entends se vanter
que, de par leur volonté, leur imagination est demeurée vierge et
insensible, je me moque d'elles, elles reculent par trop. Si c'est
une vieille décrépite, n'ayant plus de dents, ou une jeune qui soit
étique et s'en aille de la poitrine qui tient ce langage, elles peuvent
avoir l'apparence de dire vrai sans toutefois être complètement à
croire; mais dans la bouche de celles qui se meuvent et respirent
encore, c'est vouloir trop prouver, elles n'en rendent leur vertu
que plus suspecte. Les excuses inconsidérées qu'elles mettent en
avant témoignent contre elles, comme il arriva à un gentilhomme de
mes voisins qu'on soupçonnait d'impuissance, «_insensible aux plus
lascives caresses, jamais il n'avait donné le moindre signe de vigueur_
(_Catulle_)». Trois ou quatre jours après ses noces, ce gentilhomme,
pour faire croire aux moyens qui lui manquaient, jurait sans sourciller
que vingt fois dans la nuit précédente il avait approché sa femme,
propos dont on usa depuis pour le convaincre que jamais il ne l'avait
connue et casser son mariage. Une pareille assertion ne signifie
rien, puisqu'il ne saurait y avoir ni continence ni vertu, qu'autant
qu'on a résisté à la tentation qui pousse à y manquer; la seule chose
qu'elles soient fondées à dire, c'est qu'elles ne sont pas disposées
à se rendre; les saints eux-mêmes s'expriment de la sorte. Je parle
ici, bien entendu, des femmes qui, sachant bien ce qu'elles disent, se
vantent de leur froideur et de leur insensibilité, et veulent qu'on
prenne leurs affirmations au sérieux; car je n'y trouve pas à redire
quand cela vient de celles dont, en parlant ainsi, le visage minaude
et les yeux démentent les paroles et qui ne font qu'user d'une forme
de langage qui leur est propre, où tout se qui se dit est à prendre à
contre-pied. Je suis fort épris de la naïveté et de la liberté; mais
il n'y a pas de milieu, et il faut que ces qualités conservent leur
simplicité enfantine, sinon ce n'est plus qu'ineptie fort déplacée en
pareil cas chez des dames et qui tourne immédiatement à l'impudence.
Ces formes déguisées qu'elles emploient, aussi bien que leurs mines,
ne trompent que les sots; le mensonge y occupe une place d'honneur,
et, bien qu'avec elles on n'avance que par voie détournée, on n'en
arrive pas moins à la vérité par une fausse porte.--Puisque nous ne
pouvons contenir l'imagination de la femme, que voulons-nous donc
d'elle? Est-ce d'en combattre les effets? Mais combien sont ignorés,
qui n'en portent pas moins atteinte à la chasteté: «_Souvent la femme
fait ce qui peut se faire sans témoin_ (_Martial_)»; ce que nous
craignons le moins est parfois ce qui est le plus à redouter; et,
d'entre leurs péchés, ceux que rien ne trahit sont encore les pires:
«_Je hais moins une femme vicieuse lorsqu'elle ne dissimule pas ses
vices_ (_Martial_).» Il est des actes qui peuvent les déflorer, sans
qu'il y ait impudicité de leur part, et qui plus est, sans qu'elles
s'en doutent: «_Il est telle sage-femme qui, en inspectant de la main
si une jeune fille est vierge, lui en fait perdre le caractère, soit
sciemment, soit inconsciemment, soit par accident_ (_S. Augustin_)»;
cela est arrivé à des jeunes filles cherchant à se rendre compte, à
d'autres en se jouant. Nous ne saurions circonscrire avec précision
ce que nous leur défendons, nous ne pouvons formuler nos exigences
que d'une façon vague et générale; parfois même, l'idée que nous nous
faisons de leur chasteté est ridicule. Parmi les exemples les plus
singuliers que j'en puis donner, je citerai celui de Fatua femme de
Faunus, qui, après ses noces, ne laissa plus apercevoir ses traits par
aucun homme, et celui de la femme de Hiéron qui ne s'apercevait pas
que son mari exhalait par le nez une odeur désagréable, s'imaginant
que c'était là une particularité commune à tous les hommes. Pour que
nous ayons satisfaction, il faudrait qu'elles devinssent insensibles et
invisibles.

=C'est d'après l'intention qu'il faut juger si la femme manque ou non
à ses devoirs; son infidélité ne peut toujours lui être reprochée; et
puis, quel profit retirons-nous de prendre trop de souci de la sagesse
de nos femmes?=--Reconnaissons donc que c'est principalement d'après
l'intention qu'il faut juger s'il y a, ou non, manquement à ce devoir.
Il y a des maris qui ont éprouvé ce genre d'infortune, non seulement
sans le reprocher à leur femme, sans y voir d'offense de leur part,
mais en leur en ayant une grande obligation, trouvant même, dans
leur conduite, une confirmation de leur vertu: telle qui préférait
l'honneur à la vie, s'est prostituée et livrée aux embrassements
forcenés d'un ennemi mortel pour obtenir la vie de son mari, faisant
pour lui ce qu'elle n'eût jamais fait pour elle-même. Ce n'est pas ici
le moment d'en citer des exemples; ils sont d'une nature trop élevée
et trop riche pour prendre place dans ce cadre, réservons-les pour
les produire en plus noble exposition. Mais, parmi ceux inspirés par
des considérations plus vulgaires, ne voyons-nous pas tous les jours,
autour de nous, des femmes qui se prêtent pour simplement être utiles
à leurs maris, parfois sur leur ordre exprès et par leur entremise?
Dans l'antiquité Phaulius d'Argos offrit la sienne par ambition au roi
Philippe; et, par civilité, un certain Galba, qui avait donné à souper
à Mécène et voyait sa femme et son hôte commencer à se faire les yeux
doux et échanger des signes d'intelligence, se laissa aller sur son
coussin, feignant d'être accablé de sommeil, pour se prêter à leurs
amours; ce qu'il avoua du reste d'assez bonne grâce, car un valet ayant
été assez osé pour, à ce moment, faire main basse sur les vases qui
étaient sur la table, il lui cria sans ambages: «Comment, coquin! tu ne
vois donc pas que ce n'est que pour Mécène, que je suis endormi?»--Il y
a des femmes de mœurs légères, dont la volonté est moins contaminée
que chez d'autres qui ont une conduite d'apparence plus régulière.
Il y en a qui se plaignent d'avoir été vouées à la chasteté avant
d'avoir atteint l'âge où elles ont eu leur pleine connaissance; de
même j'en ai vu se plaindre, en toute sincérité, d'avoir été livrées à
la débauche avant cet âge: peut-être était-ce par la faute de parents
vicieux, peut-être par la misère qui est un rude conseiller. Aux Indes
orientales, où la chasteté est particulièrement en honneur, il était
admis par l'usage qu'une femme mariée pouvait s'abandonner à qui lui
faisait présent d'un éléphant; la gloire d'être estimée un si haut
prix, l'excusait. Le philosophe Phédon, qui était de bonne famille,
fit métier, pour vivre, après la conquête de l'Elide son pays, de se
prostituer contre argent comptant, à qui voulut de lui, et cela dura
aussi longtemps que sa beauté le lui permit. Solon fut, dit-on, le
premier qui, en Grèce, concéda aux femmes, par ses lois, la liberté de
pourvoir par la prostitution aux besoins de l'existence, coutume qui,
dit Hérodote, avait été introduite avant lui dans les institutions
de plusieurs peuples.--Finalement, quel fruit nous rapporte ce souci
qui nous est si pénible? si fondée que soit notre jalousie, encore
faudrait-il voir si cette passion nous torture utilement? Eh bien,
est-il quelqu'un qui pense avoir un moyen efficace de maîtriser la
femme? «_Mettez-la sous clef, donnez-lui des gardiens; mais qui les
gardera eux-mêmes? Elle est rusée, c'est par eux qu'elle commencera_
(_Juvénal_)»; la moindre facilité, en ce siècle si raffiné, lui suffit
pour échapper.

=Il vaut mieux ignorer que connaître leur mauvaise conduite; un honnête
homme n'est pas moins estimé parce que sa femme le trompe; c'est un
mal qu'il faut garder secret. Mais c'est là un conseil qu'une femme
jalouse ne saurait admettre, tant cette passion, qui l'amène à rendre
la vie intolérable à son mari, la domine une fois qu'elle s'est
emparée d'elle.=--La curiosité est toujours un défaut, mais ici, elle
est pernicieuse: c'est folie de vouloir s'éclairer sur un mal qui ne
comporte pas de traitement qui ne l'accroisse et ne l'aggrave, dont la
honte s'augmente et acquiert de la publicité surtout par la jalousie,
dont la vengeance qu'on en tire blesse plus nos enfants qu'elle ne
nous guérit. Vous vous desséchez, vous mourrez à la peine, en voulant
élucider une question aussi malaisée à vérifier. Combien piteusement
y sont arrivés ceux qui, de mon temps, en sont venus à bout! Si celui
qui vous dénonce l'infidélité de votre femme ne vous apporte en même
temps le remède qui vous tire d'embarras, l'avis qu'il vous donne
constitue une injure qui mérite plus un coup de poignard que s'il vous
donnait un démenti. On ne se moque pas moins de celui qui se met en
peine de se venger, que de celui qui ignore; la tache d'un mari trompé
est indélébile, celui qui une fois l'a été l'est pour toujours; le
châtiment affirme son infortune plus encore que ne le fait la faute
elle-même. Il est étrange de voir arracher de l'ombre et du doute nos
malheurs privés et, en leur donnant des conséquences tragiques, les
publier en quelque sorte à son de trompe; d'autant que ce sont des
malheurs que nous ne ressentons que par la connaissance que nous en
avons, car «Bonne femme» et «Bon ménage» se disent non de qui l'est,
mais de qui l'on se tait. Il y a plus d'esprit à éviter cette ennuyeuse
et inutile connaissance; aussi les Romains avaient-ils coutume,
lorsqu'ils revenaient de voyage, de se faire précéder chez eux de
quelqu'un chargé d'annoncer leur arrivée à leurs femmes, afin de ne pas
les surprendre. C'est aussi pour cela que chez certaine nation, avait
été établi l'usage que le prêtre couchât le premier avec la mariée, le
jour des noces, pour ôter au mari le doute et la curiosité de chercher
à savoir, dès ses premiers rapports avec elle, si elle lui venait
vierge, ou déflorée par un autre qui l'aurait possédée avant lui.

Mais, dira-t-on, il y a les propos du monde. Je sais cent honnêtes gens
qui sont des maris trompés, sans qu'on en parle, ni que cela ait fait
esclandre. On plaint un galant homme auquel cela arrive, mais l'estime
qu'on a pour lui n'en est pas altérée. Faites donc qu'en raison de
votre vertu votre infortune passe inaperçue, que les gens de bien vous
gardent leur sympathie, et qu'à celui qui vous a outragé la pensée en
soit odieuse. Et puis, à qui, depuis le plus petit jusqu'au plus grand,
«_jusqu'au général qui a commandé tant de légions et qui, en tout, est
supérieur à un misérable comme toi_ (_Lucrèce_)», ne prête-t-on pas
pareille mésaventure? C'est une imputation qu'en ta présence tu vois
adresser à tant de personnes honorables, que tu peux bien penser que tu
ne dois pas être épargné quand tu n'es pas là. Il n'est pas jusqu'aux
dames qui n'en plaisantent; mais de quoi plaisante-t-on davantage, en
ces temps-ci, si ce n'est d'un ménage paisible et bien assorti? Chacun
de vous a infligé cet affront à quelqu'un: attendez-vous à la pareille,
car compensations et représailles sont dans l'ordre naturel des choses.
La fréquence de cet accident doit aujourd'hui en tempérer l'amertume,
car il est presque passé en coutume.

Malheureuse passion! qui a encore le désagrément qu'on ne peut s'en
entretenir avec autrui: «_Le sort nous envie jusqu'à la consolation
de faire entendre nos plaintes_ (_Catulle_)!» A quel ami, en effet,
confier nos doléances sans que, s'il n'en rit, cela ne lui donne l'idée
et ne le renseigne sur la possibilité de prendre part, lui aussi, à
la curée! Les sages gardent le secret sur les amertumes comme sur les
douceurs du mariage; et, parmi les désagréments que présente le cas
qui nous occupe, l'un des principaux pour un homme bavard, comme je le
suis, c'est qu'il est dans les usages qu'il est indécent de communiquer
à des tiers ce que l'on en sait et ce que l'on en ressent, et qu'il y a
même inconvénient à le faire.

Ce serait temps perdu que de donner ce même conseil aux femmes pour
les dégoûter d'être jalouses; elles sont par nature si soupçonneuses,
si frivoles, si curieuses, qu'il ne faut pas espérer les guérir en
les traitant suivant les règles. Elles se corrigent souvent de ce
défaut, mais en revenant à la santé dans des conditions beaucoup
plus à redouter que n'était la maladie elle-même; car il en est ici
comme de ces enchantements qui ne vous débarrassent de votre mal
qu'en le transmettant à un autre: quand cette fièvre les quitte,
c'est d'ordinaire qu'elles la passent à leurs maris.--Je ne sais, à
vrai dire, si quelque chose peut nous faire plus souffrir que leur
jalousie; c'est le plus dangereux état d'esprit en lequel elles peuvent
se trouver, comme la tête est des parties de leur corps ce qu'elles
ont de pire. Pittacus disait que «chacun avait son infirmité; que la
sienne c'était la mauvaise tête de sa femme, et que, n'était cela,
il s'estimerait heureux sous tous rapports». C'est un bien grand
inconvénient; et s'il a pesé si lourdement sur l'existence d'un homme
si juste, si sage, si vaillant, que toute sa vie il en ait souffert,
qu'en advient-il de nous qui sommes de si minces personnages?--Le sénat
de Marseille jugea sainement, en accédant à la requête de ce mari qui
demandait l'autorisation de se tuer pour échapper à la vie infernale
que lui faisait sa femme, car c'est là un mal qui ne disparaît qu'en
emportant la pièce et auquel il n'est d'autre expédient que la fuite
ou la souffrance, solutions toutes deux également fort difficiles.
Celui-là s'y entendait, ce me semble, qui a dit que «pour qu'un mariage
soit bon, il faut la femme aveugle et le mari sourd».

=Un mari ne gagne rien à user de trop de contrainte envers sa
femme; toute gêne aiguise les désirs de la femme et ceux de ses
poursuivants.=--Prenons garde d'un autre côté que ces obligations que
nous leur imposons, par l'extension et la rigueur que nous y mettons,
ne conduisent à deux résultats contraires à ce que nous nous proposons:
qu'elles ne soient un stimulant pour ceux qui les harcèlent de leurs
poursuites, et qu'elles-mêmes n'en deviennent que plus faciles à
se rendre.--Pour ce qui est du premier point, par ce fait que nous
augmentons la valeur de la femme, nous surexcitons le désir de la
conquérir et ajoutons au prix qu'on y attache. Ne serait-ce pas Vénus
qui a ainsi fait adroitement renchérir sa marchandise, sachant bien
qu'on transgresserait ces lois qui, par leurs sottes exigences, ne
font que surexciter l'imagination et surélever les prix, car en somme,
pour me servir de l'expression de l'hôte de Flaminius: toutes tant
qu'elles sont, ne sont qu'un même gibier que différencie seule la sauce
qui l'accompagne. Cupidon est un dieu rebelle, il met son plaisir à
lutter contre la dévotion et la justice, et sa gloire à opposer sa
toute-puissance à toute autre puissance que ce soit, à ce que toute
règle cède devant la sienne: «_Sans cesse il cherche l'occasion de
nouveaux excès_ (_Ovide_).»--Quant au second point, serions-nous autant
trompés, si nous craignions moins de l'être? C'est dans le tempérament
de la femme; mais la défense même qui lui en est faite l'y incite et
l'y convie: «_Voulez-vous, elles ne veulent plus; ne voulez-vous plus,
elles veulent_ (_Tacite_); _il leur répugne de suivre une roule qui
leur est permise_ (_Lucain_).» Quelle meilleure preuve en avons-nous
que le fait de Messaline, l'épouse de Claude? Au début, elle trompe
son mari en cachette, ainsi que cela se fait; mais la stupidité de
celui-ci lui rendant ses intrigues trop faciles, subitement elle
dédaigne d'observer cet usage et la voilà qui se met à faire l'amour
à découvert, avouant ses amants, les entretenant, leur donnant ses
faveurs à la vue de tous; elle veut que son époux en prenne ombrage.
Mais rien de tout cela ne pouvant donner l'éveil à cette brute, et la
trop lâche facilité avec laquelle il tolérait ses débordements, qu'il
paraissait autoriser et légitimer, ôtant à ses plaisirs leur saveur et
leur piquant, que fait-elle? Femme d'un empereur plein de vie et de
santé, à Rome, en plein midi, à la face du monde entier, au milieu des
fêtes et au cours d'une cérémonie publique, un jour que son mari était
absent de la ville, elle épouse Silius qui depuis longtemps déjà était
son amant! Ne semble-t-il pas que la nonchalance de son mari l'amenait
à devenir chaste, ou qu'elle cherchait, en en épousant un autre, à
accroître en elle l'ardeur de ses propres désirs par la jalousie
qu'elle inspirerait à ce second époux, qu'elle surexciterait à son
tour en lui résistant? Mais la première difficulté à laquelle elle se
heurta fut aussi la dernière. La bête s'éveilla en sursaut et, comme
il n'y a de pire que d'avoir affaire à ces gens qui font les sourds et
semblent endormis, qu'en outre, ainsi que j'en ai fait l'expérience,
cette patience excessive, quand elle vient à prendre fin, se traduit
par des vengeances qui n'en sont que plus âpres, parce que, prenant
feu subitement, la colère et la fureur qui se sont accumulées en nous
éclatent du premier coup avec toute leur intensité; «_lâchant la bride
à ses transports_ (_Virgile_)», Claude la fit mettre à mort, elle et un
grand nombre de ceux auxquels elle s'était donnée, y compris certains
qui n'en pouvaient mais, à l'égard desquels elle avait dû employer le
fouet pour les décider à venir prendre place dans son lit.

=Lucrèce a peint les amours de Vénus et de Mars avec des couleurs plus
naturelles que Virgile décrivant les rapports matrimoniaux de Vénus
et de Vulcain; quelle vigueur dans ces deux tableaux si expressifs!
Caractère de la véritable éloquence.=--Ce que Virgile dit des rapports
matrimoniaux de Vénus et de Vulcain, Lucrèce l'avait exprimé avec
plus de naturel encore en décrivant ses moments d'abandon entre
elle et Mars: «_Souvent le dieu des combats, le redoutable Mars,
enivré de ton amour, se départit de sa fierté et s'effondre dans tes
bras... Penché avidement sur ton sein, son souffle suspendu à tes
lèvres, il ne peut assez se repaître de la vue de tes charmes. Alors
que tu le tiens enlacé de ton beau corps, ô déesse, c'est le moment
opportun pour lui parler en faveur des Romains_ (_Lucrèce_).»--Quand
me reviennent à l'esprit les mots employés par ces deux poètes et
dont la traduction atténue si notablement l'expression: _reiicit_
(s'effondre dans tes bras),--_pascit_ (il ne peut assez se repaître
de tes charmes),--_pudet_, _inhians_ (penché avidement sur ton sein,
son souffle suspendu à tes lèvres),--_molli favet_ (l'échauffe dans un
tendre embrassement),--_medullas_, _labefacta_ (la chaleur l'envahit de
partout et le pénètre jusqu'à la moelle des os),--_percurrit_ (sillonné
de ses rubans de feu),--et ce _circumfusa_ (tu le tiens enlacé) si
noble et mère de cet autre si gracieux _infusus_ (incarné en elle),
j'ai du dédain pour ces locutions qui veulent être piquantes et sont
si peu expressives, pour ces mots à allusions qui sont nés depuis.
A ces bonnes gens qu'étaient les anciens, ce n'était pas un style
de temps à autre incisif et subtil qu'il fallait, mais un langage
disant bien ce qu'il voulait dire, naturel, ne se départissant jamais
de son énergie; l'épigramme se rencontre constamment chez eux, non
seulement dans la conclusion, mais au commencement et au milieu; non
seulement à la queue, mais à la tête, à l'estomac, aux pieds. Il n'y a
rien de forcé, de traînant, tout y va à même allure, «_leur discours
est d'une contexture virile, ils ne s'attachent pas à l'orner de
fleurs_ (_Sénèque_)». Ce n'est pas une éloquence efféminée, où rien
ne choque; elle est nerveuse, solide, elle satisfait et ravit plus
encore qu'elle ne plaît, et les esprits sont conquis d'autant plus
qu'ils sont mieux trempés.--Quand je vois cette façon audacieuse de
s'exprimer, si vive, si profonde, je ne dis pas que c'est «bien dire»,
je dis que c'est «bien penser». C'est la hardiesse de l'imagination
qui élève et donne du poids aux paroles, «_c'est le cœur qui rend
éloquent_ (_Quintilien_)»; de nos jours, on nomme jugement ce qui
n'est que verbiage, et les belles phrases sont dites des conceptions
ayant de l'ampleur. Ce que peignaient les anciens ne révèle pas tant
la dextérité de main, que la forte impression que le sujet qu'ils
traitaient faisait sur leur âme. Gallus parle simplement, parce
qu'il conçoit de même. Horace ne se contente pas d'une expression
superficielle, elle ne rendrait pas son idée; il voit plus clair et
plus profondément; son esprit crochète le magasin aux mots et aux
expressions et y fouille pour y prendre ce qui peindra le mieux sa
pensée; il lui faut plus que ce qu'on y trouve d'ordinaire, comme sa
conception dépasse, elle aussi, ce qui est courant. Plutarque dit
qu'il apprit le latin par les choses qui lui étaient décrites en cette
langue; il en est ici de même, le sens éclaire et fait ressortir les
termes employés; ce ne sont plus simplement des sons; ils ont chair et
os; ils signifient plus qu'ils ne disent, et il n'est pas jusqu'aux
imbéciles qui ne saisissent quelque chose de ce dont il s'agit.--En
Italie, je disais tout ce qui me plaisait en fait de conversations
banales; mais quand elles portaient sur des points sérieux, je n'aurais
pas osé me fier à un idiome que je n'étais pas en état de plier et
d'adapter à mon sujet, en dehors des acceptions communes; en pareil
cas, je veux pouvoir y mettre quelque chose de moi.

=Enrichir et perfectionner leur langue est le propre des beaux
écrivains; combien sont peu nombreux ceux du siècle de Montaigne
se trouvant être de cette catégorie.=--Les beaux esprits ajoutent
à la richesse de la langue par la manière dont ils la manient et
l'emploient; non pas tant en innovant qu'en y introduisant plus
de vigueur et la rendant apte à plus d'applications diverses, en
l'étirant et lui donnant de l'élasticité. Ils n'y apportent pas de
mots nouveaux, mais ils donnent de la valeur à ceux auxquels ils ont
recours, les accentuent et fixent leur signification et leur usage;
ils font admettre des tournures de phrase nouvelles et tout cela avec
prudence et à propos. Mais à combien peu est-il donné qu'il en soit
ainsi! on peut en juger par nombre d'écrivains français de ce siècle.
Ils sont assez hardis et dédaigneux du passé, pour ne pas suivre la
voie commune, mais leur peu d'invention et de discrétion les perd;
on ne voit chez eux qu'une affectation assez misérable pour ce qui
est étrange, des circonlocutions froides et absurdes qui, au lieu de
relever le sujet, le rabaissent; pourvu qu'ils produisent quelque
nouveauté qui leur fournisse de quoi s'applaudir, peu leur importe son
plus ou moins de justesse; pour la satisfaction de produire un mot
nouveau, ils cessent de se servir de ceux employés d'habitude, qui
souvent ont plus de force et d'énergie.

=La langue française se prête mal, en l'état, à rendre les idées dont
l'expression comporte de l'originalité et de la vigueur; mais on n'en
tire pas tout ce que l'on pourrait. On apporte aussi trop d'art dans
le langage employé pour les sciences.=--Notre langue me semble assez
étoffée, mais manquer un peu de façon. Elle en aurait autant que besoin
est, si on mettait à contribution le jargon dont nous usons à la chasse
et à la guerre, qui constitue une mine de fort rendement. A l'instar
des plantes, les diverses formes que revêt le langage, s'amendent
et se fortifient par la transplantation. Le nôtre est suffisamment
fourni, mais ne se prête pas aisément à être manié avec vigueur; il est
d'ordinaire hors d'état de rendre de fortes idées. Si vous voulez en
exprimer de cet ordre, vous le sentez languir et fléchir sous vous; il
faut qu'à défaut de ressources qui lui sont propres, le latin pour les
uns, le grec pour les autres, viennent à son secours.--Parmi ces mots
de Virgile et de Lucrèce que j'ai signalés plus haut, il en est dont
nous ne saisissons que difficilement l'énergie, parce que l'usage et
l'emploi fréquents en ont un peu avili et par trop vulgarisé la grâce;
de même dans notre langue, telle qu'on la parle communément, il y a des
tournures de phrase excellentes, des métaphores dont la beauté n'est
flétrie que par le long temps auquel en remonte l'emploi et dont la
vivacité de couleur est ternie par un usage trop courant; mais cela ne
leur ôte rien de leur goût pour ceux qui ont le palais délicat, et ne
porte pas atteinte à la gloire de ceux d'entre les auteurs anciens qui,
selon toute probabilité, ont été les premiers à donner à ces mots le
relief qu'ils ont acquis.

On emploie pour les sciences un style trop relevé, trop artificiel, qui
diffère du style naturel dont on use d'habitude. Mon page fait l'amour
et en connaît le langage; lisez-lui Léon l'hébreu et Ficin, on y parle
de lui, de ses pensées, de ses actions, et cependant il n'y comprend
rien. Je ne reconnais * pas dans Aristote la plupart des impressions
que j'éprouve ordinairement; on les a couvertes, affublées d'une autre
robe, pour l'usage de l'école. Assurément ils doivent avoir raison d'en
agir ainsi; toutefois si j'étais du métier, autant on apporte d'art à
travestir la nature, autant je m'appliquerais à traiter l'art avec tout
le naturel possible. Quant à Bembo et Equicola, je n'en parlerai même
pas.

=Montaigne, quand il écrivait, aimait à s'isoler et à se passer de
livres pour ne pas se laisser influencer par les conseils et ses
lectures; il ne faisait exception que pour Plutarque.=--Quand j'écris,
je n'ai recours ni aux livres, ni aux souvenirs que j'en conserve,
de peur qu'ils n'influencent ma manière d'écrire, sans compter que
les bons auteurs me désespèrent par trop et me découragent. J'imite
volontiers la façon de ce peintre qui, ayant représenté des coqs
d'une façon peu heureuse, défendait à ses aides, pour empêcher toute
comparaison, de laisser entrer de vrais coqs dans son atelier.
J'aurais plutôt besoin, pour me donner un peu de brillant, d'appliquer
le procédé d'Antigénide, ce musicien qui, lorsqu'il avait à jouer
sa musique, faisait en sorte qu'avant ou après qu'il s'était fait
entendre, les assistants eussent à endurer l'audition de quelques
autres mauvais chanteurs. Mais il m'est plus difficile de me défaire
de Plutarque. Cet auteur est si universel et si complet, qu'en toutes
occasions, quelque extraordinaire que soit le sujet dont vous vous
occupiez, il s'ingère dans votre travail, vous tend une main libérale
et vous est une source intarissable de richesses et d'embellissements;
aussi ai-je peine à le voir si fort exposé à être pillé par ceux qui le
hantent. Pour moi, chaque fois que je le fréquente si peu que ce soit,
je ne puis m'empêcher de lui soutirer une cuisse ou une aile.

J'ai aussi à dessein décidé d'écrire cet ouvrage chez moi, en pays
sauvage, où personne ne me vient en aide, ni ne me corrige; où je ne
fréquente que des gens qui ne comprennent même pas le latin de leur
«patenôtre», et le français encore moins. Fait ailleurs, il eût été
meilleur, mais il eût été moins de moi; et son but principal, comme
son mérite, sont d'être exactement moi. Je corrige bien une erreur
accidentelle (elles y foisonnent, parce que j'écris au courant de la
plume, sans faire attention), mais les imperfections journalières
et à l'état d'habitude qui sont en moi, ce serait de la déloyauté
de les faire disparaître. Quand on me dit, ou que je me suis dit
à moi-même: «Tu abuses des figures,--voilà un mot des crus de la
Gascogne,--c'est là une locution scabreuse (je n'en écarte aucune
de celles qui, en France, s'emploient en pleine rue, et ceux qui
prétendent opposer la grammaire à l'usage sont de drôles de gens),--ce
passage témoigne de l'ignorance,--celui-ci est paradoxal,--en voici un
par trop bouffon,--tu plaisantes trop souvent, on croit que tu parles
sérieusement, alors que tu badines»;--je réponds: «C'est vrai», mais
je ne corrige que les fautes d'inattention et non celles qui me sont
habituelles. Est-ce que ce n'est pas ainsi que toujours je parle?
Est-ce que je ne me représente pas tel que je suis? Eh bien, cela
suffit. J'en suis arrivé à ce que je voulais, puisque tout le monde me
reconnaît dans mon livre, et le retrouve en moi.

=Il a une grande tendance à imiter les écrivains dont il lit les
ouvrages, aussi traite-t-il de préférence des sujets qui ne l'ont pas
encore été; n'importe lequel, un rien lui suffit.=--J'ai, comme les
singes, une forte propension à l'imitation. Quand je me mêlais de faire
des vers (je n'en ai jamais fait qu'en latin), ils accusaient d'une
façon évidente le poète que j'avais lu en dernier lieu; de même mes
Essais: les premiers feuillets sentent un peu un terroir autre que le
mien; à Paris, je parle un langage un peu différent qu'à Montaigne.
Une personne que je regarde avec attention, imprime facilement en
moi quelque chose d'elle; ce que je considère, je m'en empare: une
attitude peu convenable, une grimace déplaisante, une forme de langage
ridicule, les défauts principalement; plus ces travers me frappent,
plus ils me demeurent accrochés et ils ne s'en vont qu'à force que je
les secoue. On m'a vu plus souvent jurer, sous l'influence du milieu
où je me trouvais, que par tempérament, imitation désastreuse comme
celle de ces singes horribles par leur taille et leur force, que le
roi Alexandre rencontra dans certaines contrées de l'Inde, et dont il
eût été difficile de venir à bout, s'ils n'en avaient fourni eux-mêmes
le moyen par leur disposition à contrefaire tout ce qu'ils voyaient
faire, ce qui amena ceux qui les chassaient à leur apprendre, en le
faisant eux-mêmes devant eux, à chausser des souliers en nouant force
cordons, à s'affubler la tête d'accoutrements avec nœuds coulants,
à oindre leurs yeux de glu, en en faisant eux-mêmes le simulacre. Ces
malheureuses bêtes, dans leur esprit d'imitation, s'engluèrent, et
passant leurs têtes dans les lacets, se garrottèrent * d'elles-mêmes et
se mirent imprudemment de la sorte à la merci de ceux qui voulaient les
capturer.--Quant à cette autre faculté de reproduire ingénieusement,
en les imitant, les gestes et les paroles d'autrui, cela qui, fait à
dessein, cause souvent du plaisir et excite l'admiration, je ne l'ai
pas plus que ne le possède une souche. Lorsque je jure, me laissant
aller à moi-même, c'est uniquement en disant: «Par Dieu!» qui, de tous
les jurons, est celui qui vient le plus naturellement à l'idée. On
dit que Socrate jurait par le chien; Zénon aurait employé cette même
apostrophe dont se servent maintenant les Italiens: Câprier! Pythagore
disait: Air et eau. Je suis tellement disposé à recevoir, sans que je
m'en rende compte, ces impressions toutes superficielles que lorsque,
pendant trois jours de suite, j'ai eu à la bouche ces mots de Sire
et d'Altesse, huit jours encore après, il m'échappe de les employer
pour Excellence ou Monseigneur; et que ce que je me suis mis à dire en
badinant et plaisantant, le lendemain, je le dis fort sérieusement.
Aussi, quand j'écris, c'est malgré moi que je prends des sujets déjà
rebattus, de peur de ne les traiter qu'aux dépens d'autrui. Tous me
sont également bons, une mouche suffit à m'en fournir; et Dieu veuille
que celui dont je m'occupe en ce moment ne provienne pas du fait d'une
volonté aussi volage! Je puis commencer par où il me plaît, toutes les
matières qui doivent passer par ma plume, se trouvant liées les unes
aux autres.

=Les idées les plus profondes, comme les plus folles, lui viennent à
l'improviste, surtout lorsqu'il est à cheval, et le souvenir qu'il
en conserve est des plus fugitifs.=--Ce qui me contrarie, c'est que
mon âme s'abandonne d'ordinaire à ses plus profondes rêveries, et
aussi à celles qui sont le plus chimériques et qui me plaisent le
mieux, à l'improviste, lorsque je les recherche le moins, et qu'elles
s'évanouissent subitement, parce que je n'ai rien sous la main pour les
fixer sur-le-champ; c'est surtout quand je suis à cheval, à table, au
lit, mais principalement à cheval, moment où je m'entretiens le plus
avec moi-même.--Quand je parle, j'ai absolument besoin qu'on me prête
attention et qu'on fasse silence, si je traite un sujet qui me demande
un peu d'effort; si on vient à m'interrompre, je m'arrête. En voyage,
l'état même des chemins amène des interruptions dans les conversations,
d'autant que le plus souvent je fais route alors en compagnie de gens
avec lesquels je ne puis causer longtemps de suite, ce qui me laisse
tout le loisir de m'entretenir avec moi-même. J'éprouve, en pareil
cas, ce qui m'arrive quand j'ai des songes; lorsque je rêve (et je me
figure souvent que je rêve), je recommande à ma mémoire d'en conserver
souvenir; mais, le lendemain, si je me rappelle encore que ces songes
étaient de nature gaie, triste ou étrange, c'est en vain que je fais
effort pour m'en remémorer les détails; plus je cherche, plus l'oubli
s'accentue. De même des idées qui, par hasard, me viennent en tête: je
n'en conserve qu'un vague souvenir, tout juste ce qu'il en faut pour
faire que je me fatigue l'esprit et me tourmente inutilement à les
retrouver.

=Montaigne estime que l'amour n'est autre que le désir d'une jouissance
physique; l'acte en lui-même est tel, que les dieux semblent avoir
voulu par là apparier les fous et les sages, les hommes et les
bêtes.=--Laissant donc les livres de côté et envisageant les choses
simplement et uniquement au point de vue matériel, je trouve qu'après
tout, l'amour n'est que la soif, qui nous tient, de la jouissance que
nous éprouvons avec qui est l'objet de nos désirs; et Vénus, autre
chose que le plaisir que nous avons à faire que certains de nos organes
se déversent, satisfaction analogue à celle que la nature nous procure
également pour certaines autres parties de notre corps; soif et plaisir
qui ne deviennent vicieux que lorsque nous y apportons un manque de
modération ou de discrétion. Pour Socrate, l'amour était le besoin de
procréer, en usant de la beauté pour intermédiaire.--En considérant
attentivement l'agitation fébrile et ridicule en laquelle nous met ce
plaisir, les mouvements absurdes si désordonnés, et les divagations
qui, dans cet acte de folie, s'emparent de Zénon et de Cratippe
eux-mêmes; analysant les émotions qu'il nous cause, cette rage sans
retenue, ce visage enflammé de fureur et de cruauté au moment même où
l'amour nous pénètre de ses plus douces sensations, transports auxquels
succède une prostration, sorte d'extase empreinte de gravité et de
sévérité; en voyant, dis-je, nos délices et nos sécrétions avoir, dans
notre organisme, le même siège; notre suprême volonté nous occasionner
des transes, nous arracher des plaintes comme fait la douleur, je crois
que Platon est dans le vrai quand il dit que l'homme a été créé par
les dieux pour leur servir de jouet: «_Cruelle manière de se jouer_
(_Claudien_)!» et que c'est pour se moquer, que la nature nous a laissé
cette faculté qui, de toutes nos actions, constitue celle où nous
agissons le plus à l'aveugle et qui est dans les moyens de tous; elle
a voulu, par là, ravaler au même niveau les fous et les sages, nous
et les bêtes. Quand je me représente l'homme le plus contemplatif, le
plus prudent, passant par cet état, je le tiens pour un effronté de se
prétendre un être prudent et contemplatif; ce sont les pieds du paon
qui rabattent son orgueil.--«_Qu'est-ce qui empêche de dire la vérité
en riant_ (_Horace_)?» Ceux qui n'admettent pas qu'on puisse émettre
des idées sérieuses en se jouant, font, dit quelqu'un, comme celui qui
hésite à adorer la statue d'un saint si elle lui apparaît sans être
vêtue des pieds à la tête. A la vérité, nous mangeons et buvons comme
font les animaux, et cela n'entrave en rien les fonctions de notre
âme, ce qui fait que dans ces actes, nous conservons notre supériorité
sur eux; mais, dans l'accomplissement de l'acte vénérien, toute pensée
autre cesse d'exister, son impérieuse tyrannie fait que, sans en avoir
conscience, toute la théologie, toute la philosophie qui sont en
Platon, ne sont plus que bêtises, sans portée aucune, et nous ne nous
en plaignons pas. En toutes autres choses, on peut conserver quelque
décence et des règles ont pu être posées pour sauvegarder la pudeur;
ici, on ne peut seulement pas en imaginer, si ce n'est de vicieuses ou
de ridicules. Essayez donc de trouver un procédé sage et discret pour y
satisfaire. Alexandre disait que c'était surtout par cela et le sommeil
qu'il se reconnaissait appartenir à la race des mortels. Le sommeil
assoupit et suspend les facultés de l'âme; ce travail les absorbe et
les dissipe également. C'est certainement une marque, non seulement de
notre corruption et de notre orgueil, mais aussi de notre vanité et
d'un vice de conformation.

=D'autre part, pourquoi regarder comme honteuse une action si utile et
commandée par la nature? On se cache et on se confine pour construire
un homme, pour le détruire on recherche le grand jour et de vastes
étendues.=--D'un côté la nature nous pousse à cette union des sexes,
attachant au désir que nous en avons, la plus noble, la plus utile et
la plus agréable de toutes ses fonctions; d'autre part, elle nous fait
la taxer de manque de respect, la fuir comme déshonnête, en rougir et
en recommander l'abstinence. Sommes-nous assez brutes de qualifier de
brutal un acte auquel nous devons l'existence! Les peuples se sont
rencontrés dans certaines de leurs pratiques religieuses, telles que
les sacrifices, l'emploi de luminaires, de l'encens, le jeûne, les
offrandes et aussi la prohibition de cet acte; c'est un point sur
lequel toutes les religions sont d'accord, sans parler de l'usage
si répandu de la circoncision, * qui en est une punition. Peut-être,
après tout, est-ce avec raison que nous nous blâmons de faire une
aussi sotte production qu'est l'homme, et de qualifier de honteux
l'acte duquel il dérive et aussi les organes qui y ont part (les
miens aujourd'hui sont bien réellement honteux * et penauds).--Les
Esséniens, dont parle Pline, demeurèrent plusieurs siècles, sans
avoir besoin ni de nourrices, ni de maillots; continuellement des
étrangers leur arrivaient venant grossir leur secte, séduits qu'ils
étaient par la belle règle qu'ils s'étaient imposée, de s'exterminer
plutôt que d'avoir des relations sexuelles avec les femmes, et de voir
s'éteindre la race des humains plutôt que de se prêter à en procréer un
seul.--On dit que Zénon n'en connut qu'une et ne la connut qu'une fois
dans sa vie; et que ce ne fut que par civilité, pour ne pas paraître
les dédaigner de parti pris.--Chacun évite, à l'égard de l'homme,
d'être témoin de sa naissance et accourt pour le voir mourir. Pour le
détruire, on recherche un champ spacieux, en pleine lumière; pour le
construire, on se cache dans une anfractuosité sombre où on soit le
plus à l'abri possible. C'est un devoir de se dérober pour le faire et
* d'en avoir honte, c'est une gloire à laquelle concourent plusieurs
vertus que de le défaire; l'un est un acte injurieux, l'autre constitue
un mérite. Aristote ne dit-il pas que, d'après certain dicton de son
pays, «bonifier quelqu'un, c'est le tuer». Les Athéniens, ayant à
purifier l'île de Délos et se concilier Apollon, pour faire part égale
à ces deux actes de l'existence humaine, défendirent à la fois toute
inhumation et tout accouchement sur le territoire de cette île: «_Nous
estimons n'exister que par le fait d'une faute commise_ (_Térence_).»

=N'y a-t-il pas des hommes et même des peuples qui se cachent pour
manger, des fanatiques qui se défigurent, des gens qui s'isolent du
reste de l'humanité! On abandonne les lois de la nature pour suivre
celles plus ou moins fantasques des préjugés.=--Il y a des peuples où
l'on se couvre le bas du visage pour manger. Je connais une dame, et
des plus grandes, qui est dans ces idées: elle estime que mâcher donne
une contenance désagréable qui diminue de beaucoup la grâce et la
beauté de la femme, et, quand elle dîne en public, elle mange le moins
qu'elle peut. Je connais aussi un homme qui ne peut supporter ni voir
manger, ni être vu lorsqu'il mange et qui évite toute assistance plus
encore quand il se remplit que lorsqu'il se vide.--Chez les Turcs, on
voit un grand nombre de gens qui, pour acquérir plus de mérite que les
autres, ne se laissent jamais voir quand ils prennent leurs repas et
n'en font qu'un par semaine; ils se tailladent, se déchiquettent la
figure et les membres, ne parlent à personne; ce sont des fanatiques
qui pensent honorer leur nature en la dénaturant, qui s'estiment de
se mépriser, et pensent devenir meilleurs en se rendant pires! Quel
monstrueux animal que l'homme; il se fait horreur à lui-même; ses
plaisirs lui sont à charge, il recherche le mal!--Il y en a qui cachent
l'existence qu'ils mènent, «_désertant par un exil volontaire leur
demeure et leur doux intérieur_ (_Virgile_)»; ils la dérobent à la
vue des autres et évitent la santé et l'allégresse comme autant de
choses contraires et qui peuvent être nuisibles. Des sectes, et même
des peuples entiers maudissent leur naissance et bénissent leur mort;
il en est qui ont le soleil en abomination et adorent les ténèbres.
Nous ne sommes ingénieux qu'à nous malmener; c'est à cela surtout que
nous appliquons toutes les ressources de notre esprit, qui est un bien
dangereux instrument de déréglement: «_Les malheureux! ils se font un
crime de leurs joies_ (_Pseudo-Gallus_).» Hé! pauvre homme! tu as bien
assez d'incommodités que tu es obligé de subir, sans les accroître
encore par tes inventions! Ta condition est assez misérable, sans
que tu t'ingénies à l'être encore davantage! Tu as en quantité bien
suffisante des laideurs réelles, portant sur des points essentiels;
inutile de t'en forger d'imaginaires! Te trouves-tu donc trop à l'aise,
que tu te plaignes de la moitié de cette aise? Penses-tu que pour
satisfaire à tous les devoirs qui te sont d'obligation et que tu tiens
de la nature, il faille t'en créer de nouveaux, sans quoi elle serait
* en défaut et oisive en toi! Tu ne crains pas d'offenser ses lois
qui sont universelles et sur lesquelles le doute n'est pas possible,
et tu te piques d'observer les tiennes qui sont fantasques et dictées
par des préjugés, t'y appliquant d'autant plus qu'elles sont plus
particulières, incertaines et controversées; les ordonnances spéciales
à ta paroisse t'occupent et t'attachent, celles du monde ne te touchent
point. Conduis-toi donc un peu suivant les considérations que je
t'indique, c'est là toute ta vie.

=Parler discrètement de l'amour, comme l'ont fait Lucrèce et Virgile,
c'est lui donner plus de piquant.=--Les vers de nos deux poètes
traitant de la sorte avec retenue et discrétion de la lascivité, me
paraissent la mettre à jour et l'éclairer de tons qui la font ressortir
mieux encore. Les dames ne se couvrent-elles pas les seins d'une gaze?
les prêtres ne mettent-ils pas à l'abri des regards certains objets
sacrés? les peintres ne donnent-ils pas du relief à leurs tableaux
par les ombres qu'ils y disposent, et ne dit-on pas que le soleil et
le vent se font sentir davantage par réflexion, que lorsqu'ils nous
arrivent directement?--C'était une sage réponse que celle faite par
cet Égyptien à quelqu'un qui lui disait: «Que portes-tu là, caché
sous ton manteau?» et auquel il répondait: «Si je le cache sous mon
manteau, c'est pour que tu ne saches pas ce que c'est!» mais il est
certaines autres choses qu'on ne cache que pour mieux les faire
remarquer. Ovide y met moins de façon; aussi, quand il dit: «_Et,
toute nue, je la pressai sur mon sein_», il est par trop cru et cela
me laisse aussi insensible que si j'étais privé de virilité. Martial
retroussant sa Vénus autant qu'il lui plaît, n'arrive pas davantage à
nous la présenter au même degré dans la plénitude de ses attraits; qui
dit tout, nous soûle et nous dégoûte. Celui qui, au contraire, regarde
à s'exprimer, nous porte à en penser plus qu'il n'y en a; c'est là un
genre de modestie qui tient de la traîtrise; c'est notamment ce que
font Virgile et Lucrèce, en entr'ouvrant une si belle route à notre
imagination; l'action et la peinture qui la représente, se ressentent
du tour ingénieux que ces auteurs donnent à leurs phrases.

=L'amour, tel que le pratiquent les Espagnols et les Italiens, plus
respectueux et plus timide, que chez les Français, plaît à Montaigne
qui en aime les préambules; quant à la femme, dès l'instant qu'elle
est à nous, son pouvoir prend fin.=--L'amour chez les Espagnols et les
Italiens, plus respectueux, plus timide, plus minaudier, plus voilé que
chez nous, me plaît. Je ne sais qui, dans l'antiquité, aurait voulu
avoir le gosier allongé comme le cou d'une grue, afin de savourer plus
longtemps ce qu'il avalait; un tel souhait convient bien pour ce genre
de volupté qui est prompte et précipitée, même pour des natures comme
la mienne, chez lesquelles le vice aime les satisfactions immédiates.
Pour accroître ces sensations, il faut en prolonger les préambules;
chez ces peuples, tout de la part de la femme est faveur et récompense
pour l'amoureux: une œillade, une inclinaison de tête, un mot, un
geste. Qui pourrait dîner du fumet d'un rôti, ne vivrait-il pas à bon
compte? L'amour est une passion qui, à une bien petite dose de sérieux,
mêle beaucoup plus de vanité et de rêverie fiévreuse; il faut en user
et la payer de même monnaie. Apprenons aux dames à se faire valoir,
à nous amuser et même à se jouer de nous; avec cette impétuosité qui
nous caractérise, nous Français, nous voulons tout emporter du premier
coup; si nous étions plus ménagers de leurs faveurs, les conquérant en
détail, chacun, jusqu'au malheureux vieillard, y trouverait à glaner
selon ce qu'il peut et ce qu'il mérite. Celui qui n'a de jouissance
que dans la jouissance, qui ne veut gagner que le gros lot, qui n'aime
la chasse que pour ce qu'il y prend, n'est pas de notre école; plus
il y a de marches et de degrés à monter, plus celui qui a atteint le
sommet se trouve élevé et honoré; nous devrions nous plaire à être
menés, quand nous cherchons à gagner les bonnes grâces de la femme,
comme lorsque nous pénétrons dans ces palais magnifiques où l'on
accède par des portiques et des vestibules variés, par de longues et
agréables galeries et de nombreux détours. Cette façon d'aller serait
toute à notre avantage; nous ferions des stations chemin faisant, et
notre amour en aurait une plus longue durée; tandis que lorsque le
désir et l'espérance sont éteints, nous allons, mais cela ne mène plus
à rien qui vaille. La femme a tout à craindre de nous, quand nous
sommes maîtres d'elle et que nous en avons pris pleine possession; dès
qu'elle s'est entièrement abandonnée à la merci de notre foi et de
notre constance, vertus rares et difficiles, elle est complètement à la
merci du hasard; de l'instant où elle est à nous, nous ne sommes plus
à elle: «_Une fois le caprice de notre passion assouvi, nous comptons
pour rien nos promesses et nos serments_ (_Catulle_).» Un jeune Grec,
Thrasonide, était tellement jaloux de son amour que, maître du cœur
d'une maîtresse, il se refusa à en jouir pour ne pas s'en rassasier,
ne pas éteindre ni alanguir par la jouissance l'ardeur inquiète dont il
se glorifiait et se délectait.

=La coutume d'embrasser les femmes lorsqu'on les salue lui déplaît;
c'est profaner le baiser, les hommes eux-mêmes n'y gagnent pas.=--Un
haut prix ajoute à la qualité des choses: voyez combien, chez
nous, la forme, toute spéciale à notre nation, que nous donnons à
nos salutations, déprécie, par la facilité avec laquelle nous les
prodiguons, la grâce du baiser qui les accompagne et dont, au dire de
Socrate, la puissance est si grande et si dangereuse pour s'emparer
de nos cœurs. C'est une coutume déplaisante et injurieuse pour nos
dames, d'avoir à présenter leurs lèvres à quiconque mène trois valets
à sa suite, si mal plaisant qu'il soit, «_à tel qui a un nez de chien,
d'où pendent des glaçons livides dont sa barbe est engluée; j'aimerais
cent fois mieux lui baiser le derrière_ (_Martial_)». Nous-mêmes n'y
gagnons guère, car à la manière dont le monde est réparti, pour trois
belles à embrasser, il nous faut en embrasser cinquante laides; et pour
un estomac sensible, comme l'ont les gens de mon âge, un mauvais baiser
est bien loin d'être compensé par un bon.

=Il approuve que même avec des courtisanes, on cherche à gagner leur
affection, pour ne pas avoir que leur corps seulement.=--En Italie,
même les femmes qui se donnent au premier venu qui les paie, on ne les
approche qu'avec déférence et en les entourant d'attentions. On dit
à cela «qu'il y a des degrés dans la jouissance qu'on peut éprouver
avec une femme; que ces attentions ont pour objet d'obtenir d'elles
qu'elles se donnent le plus entièrement possible parce que, quand elles
se vendent, elles ne vendent que leur corps, et que leur volonté, qui
conserve toute sa liberté et dont elles ne cessent de disposer, demeure
forcément en dehors du marché». C'est cette volonté que l'on cherche
ainsi à gagner, et on a raison; il importe de se la concilier et on
ne peut y arriver que par des prévenances.--L'idée de penser que je
puisse posséder un corps dont je n'ai pas l'affection, me fait horreur;
il me semble que c'est commettre là un acte de frénésie analogue à
celui de ce garçon qui se polluait par amour pour cette belle statue
de Vénus, sortie du ciseau de Praxitèle; ou de cet Égyptien forcené,
souillant le cadavre d'une morte qu'il avait charge d'embaumer et de
mettre dans le linceul; ce qui donna lieu à la loi, édictée depuis en
Égypte, prescrivant de ne remettre que trois jours après leur mort, aux
mains de ceux chargés de les inhumer, les corps des femmes qui étaient
jeunes et belles ou de bonne famille.--Périandre fit quelque chose de
plus étonnant encore: il continua à Mélissa sa femme, alors qu'elle
était morte, ses marques d'affection conjugale (qui plus légitime,
eût dû être plus contenue), allant jusqu'à entrer en jouissance
d'elle.--La lune n'obéit-elle pas à une idée vraiment lunatique, quand,
ne pouvant jouir autrement d'Endymion son favori, elle le tint endormi
pendant plusieurs mois, pour avoir toute latitude de se repaître de la
jouissance qu'elle pouvait ressentir avec un être qui ne se donnait
qu'en songe.--Je dis pareillement que c'est aimer un corps sans âme *
ou privé de sentiment, que d'en aimer un qui ne soit pas consentant ou
ne vous désire pas. Toutes les jouissances ne sont pas unes; il en est
d'étiques et de languissantes. Mille autres causes que la bienveillance
de la femme à notre égard peuvent faire qu'elle se donne à nous;
ce n'est pas là, par soi-même, un témoignage d'affection. Là comme
ailleurs, il peut y avoir une arrière-pensée; parfois, elle se borne à
se laisser faire, «_aussi impassible que si elle préparait le vin et
l'encens du sacrifice..., vous diriez qu'elle est absente ou de marbre_
(_Martial_)». J'en connais qui préfèrent prêter leur personne que leur
voiture, c'est même la seule chose qu'elles soient disposées à prêter.
Il peut encore se faire que votre compagnie plaise, en vue d'une idée
autre que le désir de vous appartenir, ou encore comme lui plairait la
compagnie d'un gros garçon d'étable. Il y a aussi à considérer à quel
prix vous avez part à ses faveurs: «_Si elle se donne à vous seul, et
marque ce jour-là d'une pierre blanche_ (_Tibulle_)»; ou si mangeant
votre pain, elle l'assaisonne d'une sauce que son imagination lui rend
plus agréable: «_C'est vous qu'elle presse dans ses bras et c'est pour
un autre qu'elle soupire_ (_Tibulle_).» N'avons-nous pas été jusqu'à
voir quelqu'un, de nos jours, recourir à cet acte pour satisfaire une
horrible vengeance et tuer, en l'empoisonnant, une honnête femme pour
que dans ses embrassements avec son ennemi elle lui communique la mort?
cela est pourtant arrivé!

=Les femmes sont plus belles et les hommes ont plus d'esprit en
Italie qu'en France, mais nous avons autant de sujets d'élite que les
Italiens; chez eux, la femme mariée est trop étroitement tenue.=--Ceux
qui connaissent l'Italie, ne s'étonneront jamais si, pour ce sujet, je
ne vais pas chercher d'exemples ailleurs, parce qu'en cette matière
cette nation l'emporte sur le reste du monde.--Dans ce pays, les belles
femmes sont plus communes et il y en a moins de laides que chez nous;
mais j'estime que nous allons de pair avec eux pour ce qui est des
beautés assez rares approchant de la perfection. Il en est de même des
gens d'esprit: ils en ont incontestablement beaucoup plus que nous,
la bêtise y est sans comparaison plus rare; mais, en fait de natures
d'élite se distinguant d'une façon particulière, nous n'avons rien à
leur envier. Si j'avais à étendre ce parallèle, il me semble que je
serais fondé à dire que, sous le rapport de la vaillance, la situation
est inverse: comparée à ce qu'elle est chez eux, cette vertu est chez
nous en quelque sorte innée et répandue dans toutes les classes de la
société; mais on la trouve parfois chez certains d'entre eux portée
à un tel degré d'abnégation et de vigueur, qu'elle surpasse les plus
beaux spécimens que nous en ayons.

Chez eux, le mariage pèche en ce que leurs mœurs imposent aux
femmes une loi si sévère, les assujettit tellement, que le moindre
rapport avec un étranger constitue une faute capitale présentant
autant de gravité que les relations les plus intimes; il en résulte
nécessairement que c'est toujours là qu'elles en arrivent; leur
détermination est vite prise, puisque les conséquences sont les mêmes;
et une fois le pas franchi, croyez bien qu'elles sont tout flamme: «_La
luxure est comme une bête féroce qui s'irrite de ses chaînes et ne
s'en échappe qu'avec plus de fureur_ (_Tite-Live_).» Il faudrait qu'on
leur lâchât un peu les rênes: «_J'ai vu naguère un cheval rebelle au
frein, lutter de la bouche et s'élancer comme la foudre_ (_Ovide_).»
Par un peu de liberté, on rend moins ardent le désir d'avoir de la
compagnie. * Eux et nous, courons à peu près les mêmes risques: eux par
trop de contrainte, nous par trop de licence.--C'est un heureux usage
chez nous, que nos enfants soient admis dans de bonnes maisons, pour
y être élevés et dressés en qualité de pages comme dans une école de
noblesse; c'est même un acte réputé peu courtois et blessant que de ne
pas satisfaire à une demande de cette nature faite pour un gentilhomme.
J'ai constaté également (car autant de maisons, autant de genres et de
procédés différents) que des dames qui ont voulu imposer aux filles
de leur suite certaine austérité de conduite, n'ont pas eu beaucoup
à se louer du résultat de leurs efforts; il faut à cela apporter de
la modération et s'en remettre pour une bonne part à la discrétion de
chacune, car, quoi qu'on fasse, aucune règle de discipline ne peut
arriver à les brider sous tous rapports; mais il est bien vrai que
celle qui, livrée à elle-même, s'en tire sans encourir de dommages,
doit inspirer bien plus de confiance que celle qui sort sans tache,
d'une école où elle était prisonnière et gardée sévèrement.

=Il est de l'intérêt de la femme d'être modeste et d'avoir de la
retenue, même lorsqu'elles ne sont pas sages.=--Nos pères inspiraient
à leurs filles d'éprouver de la honte et de la crainte (elles n'en
avaient pas moins de désirs et de courage, ce sont là choses qui ne
varient pas en elles); nous, nous les dressons à avoir de l'assurance;
et, en cela, nous ne sommes pas dans le vrai. Notre façon de faire
convient aux femmes Sarmates, qui ne pouvaient coucher avec un homme
que lorsque à la guerre elles en avaient tué un autre de leurs propres
mains. Pour moi, qui ne puis plus avoir action sur elles que par
l'attention qu'elles veulent bien me prêter, je me borne à leur faire
entendre, si elles me les demandent, les conseils que, de par le
privilège de mon âge, je suis à même de leur donner. Je leur prêche
donc l'abstinence, à elles comme à nous; et, si ce siècle en est trop
ennemi, qu'au moins elles y mettent de la discrétion et de la modestie,
car, ainsi que le porte la réplique d'Aristippe, contée dans la vie de
ce philosophe et faite par lui à des jeunes gens qui rougissaient de le
voir entrer chez une courtisane: «Le vice n'est pas d'y entrer, mais
de n'en pas sortir.» Il faut que celle qui ne prend pas à cœur de
sauvegarder sa conscience sauvegarde au moins sa réputation; si au fond
cela ne vaut guère mieux, du moins l'apparence est sauve.

=La nature d'ailleurs les a faites pour se refuser en apparence,
bien qu'elles soient toujours prêtes; par ces refus elles excitent
beaucoup plus l'homme.=--Je loue que, dans la dispensation de leurs
faveurs, elles suivent une certaine gradation et prennent du temps;
Platon indique que dans les amours de tous genres, la facilité et la
promptitude sont interdites aux intéressés. Céder imprudemment et avec
précipitation sur tous les points à la fois, est de leur part un effet
de gourmandise qu'il leur faut dissimuler, en y apportant toute leur
adresse; en ne cédant, au contraire, qu'à bon escient et avec mesure,
elles déconcertent bien plus nos désirs et nous cachent les leurs. Que
toujours elles fuyent devant nous, même celles qui ont la volonté de
se laisser attraper; comme les Scythes, par la fuite, elles assureront
bien mieux leur victoire. Selon la loi que leur en fait la nature, ce
n'est pas proprement à elles de vouloir et de désirer; leur rôle est
de souffrir, d'obéir, de consentir. C'est pour cela que la nature les
a mises à même de toujours entrer en rapport avec nous, qui n'avons
que rarement cette faculté, sans même être constamment sûrs de notre
fait; c'est toujours leur heure, afin que toujours elles soient prêtes,
quand c'est la nôtre; «_elles sont nées pour pâtir_ (_Sénèque_)», et
tandis que la nature a voulu que nos appétits se décèlent d'une façon
saillante, elle a fait que les leurs demeurent cachés et renfermés;
leurs organes ne permettent pas à leurs désirs de se manifester, mais
seulement de rester sur la défensive.--Il faut laisser à la licence qui
était le propre des Amazones, des traits semblables à celui-ci: Quand
Alexandre traversa l'Hyrcanie, Thalestris, leur reine, laissant par
delà les montagnes voisines le reste d'une armée considérable qui la
suivait, vint le trouver avec trois cents guerriers de son sexe bien
montés et bien armés. L'abordant, elle lui dit à haute voix, devant
toute l'assistance, que le bruit de ses victoires et de sa valeur
l'avait amenée pour le voir et mettre à sa disposition, pour seconder
ses projets, ses ressources et sa puissance; qu'elle le trouvait si
beau, si jeune et si vigoureux, qu'elle-même, qui possédait également
ces qualités au point d'atteindre la perfection, était d'avis qu'ils
couchassent ensemble, afin que de la plus vaillante femme du monde et
du plus vaillant homme qui fût vivant, naquît quelque chose de grand et
de rare pour l'avenir. Alexandre la remercia pour ce qu'elle lui avait
dit tout d'abord; et, pour avoir le temps de satisfaire à ce qu'elle
demandait en terminant, il suspendit sa marche et stationna en ce lieu
treize jours, qu'il passa à fêter le plus allègrement qu'il put cette
princesse d'un si grand courage.

=Il y a de l'injustice à blâmer l'inconstance de la femme; rien de
violent ne peut durer et, par essence, l'amour est violent; c'est,
en outre, une passion qui n'est jamais assouvie.=--Nous sommes, sur
presque tout, mauvais juges de leurs actions, comme elles le sont des
nôtres; je le reconnais, avouant la vérité quand elle est contre moi,
aussi bien que lorsqu'elle est pour. C'est un vilain déréglement qui
les porte à changer si souvent et les empêche de fixer leur affection
sur quelque sujet que ce soit, comme on le voit faire à cette déesse,
à laquelle on prête tant de changements et tant d'amants. Il est
vrai que si l'amour n'est pas violent, ce n'est plus l'amour, et que
violence et constance ne marchent pas de pair. Que ceux qui s'étonnent
de cette inconstance, qui se récrient et recherchent les causes de
cette maladie qui les possède et qu'ils qualifient de dénaturée et
d'incroyable, regardent combien il s'en trouve parmi eux qui en sont
affectés sans pour cela s'en épouvanter et croire à un miracle. Il
serait plutôt étrange de constater en elles de la constance, parce
que cette passion n'est pas seulement un effet des sens, et que si
l'avarice et l'ambition sont sans limites, il n'y en a pas davantage
pour la luxure; elle survit à la satiété, on ne peut lui assigner ni
de se fixer, ni de prendre fin; elle va toujours de l'avant, étendant
sans cesse son action.--Peut-être l'inconstance est-elle, en quelque
sorte, plus pardonnable chez la femme que chez nous; comme nous, elle
peut invoquer le penchant, qui nous est commun, à rechercher la variété
et la nouveauté; mais elle peut de plus alléguer, tandis que nous ne le
pouvons pas, qu'elles achètent chat en * poche, c'est-à-dire sans être
suffisamment renseignées. Jeanne reine de Naples fit étrangler sous le
grillage de sa fenêtre Andréosso son premier mari, avec un lacet d'or
et d'argent tissé de ses propres mains, parce qu'elle ne le trouvait
pas nanti, pour la satisfaction de ses corvées conjugales, d'organes et
de vigueur répondant suffisamment à l'espérance qu'elle en avait conçue
en voyant sa taille, sa beauté, sa jeunesse et les bonnes dispositions
en lesquelles il paraissait, qui l'avaient séduite et abusée.--A
cette excuse, s'ajoute que le rôle actif comportant plus d'efforts
que le rôle passif, la femme est, elle du moins, toujours en état de
satisfaire à ce qui lui incombe, tandis qu'il peut en être autrement
de nous. C'est pour ce motif que Platon établit fort sagement dans ses
lois, qu'avant tout mariage et pour décider de son opportunité, les
juges devront examiner les garçons et les filles qui y prétendent,
ceux-là nus de la tête aux pieds, celles-ci jusqu'à la ceinture
seulement.--Il peut arriver qu'à l'essai, la femme ne nous trouve
pas digne de son choix, qu'«_après avoir vainement employé toute son
industrie à exciter son époux, elle abandonne une couche impuissante_
(_Martial_)». Ce n'est pas tout, en effet, que la volonté y soit, la
faiblesse et l'incapacité sont des causes légitimes qui rompent le
mariage: «_Il faut alors chercher ailleurs un époux plus capable de
délier la ceinture virginale_ (_Catulle_).» Et pourquoi ne serait-ce
pas et n'en prendrait-elle pas un autre à sa mesure, ayant des choses
de l'amour une intelligence plus licencieuse et plus active, si celui
qu'elle a «_ne peut mener à bonne fin ce doux labeur_ (_Virgile_)»?

=Quand l'âge nous atteint, ne nous leurrons pas sur ce dont nous sommes
encore capables et ne nous exposons à être dédaignés.=--N'est-ce
pas une grande impudence de nous présenter avec nos imperfections
et nos faiblesses, là où nous désirerions plaire, donner une bonne
impression de nous et nous faire apprécier? Pour le peu dont je
suis capable aujourd'hui, «_une fois, et je suis à bout de forces_
(_Horace_)», je ne voudrais pas importuner quelqu'un que je révère et
que j'appréhenderais d'offenser: «_Ne craignez rien d'un homme qui
vient d'accomplir son onzième lustre_ (_Horace_).»--N'est-ce pas assez
pour la nature, d'avoir rendu cet âge si misérable, sans le rendre
encore ridicule? aussi, je hais de voir que, pour quelques restes
de chétive vigueur qui, à cette époque de la vie, nous échauffent à
peine trois fois la semaine, nous sommes émoustillés et nous nous
démenons avec la même âpreté que si nous étions à même de satisfaire
brillamment et pleinement aux plus légitimes désirs; c'est un vrai feu
de paille qui se produit en nous, et j'admire combien il nous rend
vifs et frétillants, alors qu'en réalité, nous sommes si profondément
congelés et éteints. On ne devrait se trouver en semblable disposition
que lorsqu'on est à la fleur d'une belle jeunesse; aussi fiez-vous-y
et vous verrez qu'au lieu de seconder cette ardeur généreuse qui est
en vous, que rien ne peut lasser, qui se croit capable de tout et
devoir toujours durer, elle vous laissera bel et bien en chemin; elle
est bien plutôt le fait d'un enfant à peine formé, encore à l'âge des
corrections et ignorant, qui ne ferait que s'en étonner et en rougir:
«_comme un ivoire de l'Inde teint de pourpre, ou comme des lys qui,
mêlés à des roses, en reflètent les vives couleurs_ (_Virgile_)».
Celui qui peut, sans mourir de honte, penser au dédain que lui
marqueront le lendemain ces deux beaux yeux témoins de sa lâcheté et
de son impertinence, «_qu'ils lui reprocheront par leur silence même_
(_Ovide_)», n'a jamais éprouvé le contentement et la fierté de les voir
battus et éteints par les fatigues d'une nuit activement employée dans
les bras l'un de l'autre. Chaque fois que j'ai vu une femme s'ennuyer
de mes caresses, ce n'est pas son indifférence que j'ai tout d'abord
accusée: j'ai commencé par craindre que ce ne fût plutôt à la nature
que je dusse m'en prendre, parce qu'elle m'a traité avec partialité
et d'une façon peu courtoise; «_elle m'a insuffisamment pourvu, et
les dames n'avaient sans doute pas tort de mépriser de si maigres
apparences_»; imperfection éminemment regrettable, chacune des parties
de mon être étant mienne au même titre que toute autre et celle-ci
celle à laquelle, plus qu'à toutes les autres, je dois ma qualité
d'homme.

=Montaigne reconnaît la licence de son style, mais il est obligé par
les mœurs de son temps à cette grande liberté de langage qu'il
est le premier à regretter.=--Je dois, pour le public, me peindre
tout entier. Ces Essais sont instructifs, parce que la vérité, la
réalité, y règnent d'une façon absolue. Je dédaigne de considérer
comme un devoir réel de m'astreindre à ces règles étroites, factices
que l'usage a introduites suivant les pays, et m'en tiens à celles
d'application générale et constante que la nature nous a tracées et
dont sont filles, mais filles bâtardes, la civilité et les conventions
sociales. Qu'importent les vices que nous semblons avoir, à côté
de ceux que nous avons réellement? Quand nous en aurons fini avec
ceux-ci, nous nous attaquerons aux autres, si nous croyons nécessaire
de les combattre; car il y a danger à ce que nous nous imaginions
des devoirs nouveaux, pour excuser la négligence que nous apportons
à remplir ceux que nous avons naturellement et arriver à faire
confusion entre eux. C'est ainsi qu'on voit dans les contrées où les
fautes sont des crimes, les crimes n'être que des fautes; et, chez
les nations où les lois de la bienséance ne sont qu'en petit nombre
et peu observées, celles plus primitives, émanant du bon sens, être
mieux pratiquées. La multitude innombrable de devoirs aussi multipliés
réclame une telle attention, que nous en arrivons à les négliger
et à les perdre de vue; trop d'application pour les choses * sans
importance, nous détourne de celles qui * en ont davantage. Que ces
hommes, qui voient les choses superficiellement, ont donc une route
facile comparée à la nôtre! Toutes ces conventions ne sont que des
ombrages derrière lesquels nous nous abritons et qui servent à régler
nos comptes entre nous. Mais elles ne nous permettent pas de nous
libérer, elles ne font au contraire que grever notre dette envers ce
grand juge qui, rejetant les draperies et les haillons qui dérobent à
la vue nos parties honteuses, n'hésite pas à nous examiner de toutes
parts, jusque et y compris nos méfaits les plus intimes et les plus
secrets; si, au moins, notre prétendue décence à l'égard de notre
pudeur virginale avait ce côté utile de nous préserver de nous voir
ainsi mis à nu! Aussi celui qui ferait perdre à l'homme la niaiserie
qui lui fait apporter cette si scrupuleuse superstition dans l'emploi
de certains mots, ne causerait-il pas grand préjudice au monde. Notre
vie est faite partie de folie, partie de circonspection; qui ne traite
que de ce qui est considéré comme convenable et régulier, en laisse de
côté plus de la moitié.--Ce que je dis là n'est pas pour m'excuser;
si je m'excusais de quelque chose, ce serait des excuses qu'il a pu
m'arriver de présenter plutôt que de mes fautes proprement dites; ce
sont des explications que je donne à ceux d'idées opposées aux miennes
et qui sont en plus grand nombre que ceux qui peuvent penser comme
moi. Par égard pour eux, car je désire contenter tout le monde, ce
qui est à la vérité * fort difficile, «_parce qu'il y n'a pas un seul
homme qui puisse se conformer à cette si grande variété de mœurs,
de jugement et de volonté_ (_Q. Cicéron_)», j'ajouterai qu'ils ne
doivent pas me reprocher les citations que je fais d'autorités reçues
et approuvées depuis des siècles. Ce n'est pas une raison, en effet,
parce que je m'écarte des règles admises, pour qu'ils me refusent la
tolérance dont jouissent, même de notre temps, chez nous, jusqu'à
des personnes d'état ecclésiastique des plus en vue, ainsi qu'en
témoignent, parmi tant d'autres, les deux exemples que voici: «_Que je
meure, si l'orifice par lequel j'ai accès en toi, n'est pas pour moi
la source de toutes les voluptés_ (_Théodore de Bèze_).»--«_Le membre
viril d'un ami la contente toujours, et toujours reçoit bon accueil_
(_Saint-Gelais_).»--J'aime la décence, et ce n'est pas de propos
délibéré, qu'en écrivant, j'emploie des expressions scandaleuses,
c'est la nature qui en a fait choix pour moi. Je ne loue ce mode, pas
plus que je ne loue toute manière de faire contraire aux usages reçus;
mais je l'excuse et estime que des circonstances, aussi bien générales
que particulières, atténuent l'anathème dont il peut être l'objet.
Poursuivons.

=Il est injuste d'abuser du pouvoir que les femmes nous donnent
sur elles, en nous cédant; Montaigne n'a rien à se reprocher a cet
égard.=--D'où peut provenir cette usurpation d'autorité souveraine
que vous prenez sur les femmes qui, à leurs propres risques, vous
accordent leurs faveurs, «_lorsque dans l'obscurité de la nuit, elles
vous accueillent furtivement pendant quelques moments_ (_Catulle_)»?
Pourquoi * vous croyez-vous aussitôt autorisés à vous immiscer dans
leurs faits et gestes, à les traiter avec froideur, vous arrogeant les
droits d'un mari? C'est une convention qui vous laisse libres tous
deux, que celle qui existe entre vous; que ne vous considérez-vous lié
par elle, comme vous voulez qu'elle les lie à vous? il n'y a pas de
règles qui régissent les choses concédées bénévolement. Ma thèse va,
il est vrai, à l'encontre des usages, et cependant, en mon temps, j'en
suis passé par là et, en vérité, dans les marchés de cette sorte, j'ai
observé, autant que leur nature le permet, la même conscience que dans
tout autre marché et y ai apporté une certaine justice; je ne leur ai
témoigné d'affection que dans la mesure où j'en ressentais pour elles,
et leur en ai bien naïvement laissé voir la naissance, l'apogée, la
décadence, les accès et les défaillances, car on n'est pas toujours en
bonnes dispositions. J'ai tellement évité de me prodiguer en promesses,
que je crois avoir tenu plus que je n'avais promis et que je ne devais;
elles m'ont trouvé fidèle jusqu'à favoriser leurs inconstances, je
parle d'inconstances avouées et qui parfois ont été multipliées.
Je n'ai jamais rompu avec elles tant que je leur ai conservé de
l'attachement, si faible qu'il fût; et quelles que soient les occasions
qu'elles m'ont données, je ne me suis jamais séparé d'elles en
conservant à leur égard du mépris ou de la haine, considérant que de
telles privautés entre elles et moi, même lorsqu'elles dérivent des
plus honteux marchés, m'obligent quand même à quelque bienveillance à
leur égard. Il m'est arrivé de me mettre parfois en colère et d'avoir
des impatiences un peu indiscrètes à propos de leurs ruses, de leurs
faux-fuyants et dans les contestations qui se sont élevées entre nous,
car, par tempérament, je suis sujet à éprouver de brusques émotions
qui, bien que légères et courtes, me font sortir souvent de ma règle
de conduite. Lorsqu'elles ont voulu essayer de s'emparer de ma liberté
de jugement, je n'ai pas hésité à leur adresser des admonestations
paternelles, plutôt mordantes, ne ménageant pas leur point faible.--Si
je leur ai donné sujet de se plaindre de moi, c'est plutôt pour les
avoir aimées d'une façon qui, auprès de celle dont on use actuellement
avec elles, peut être dite sottement consciencieuse; je leur ai tenu
parole sur des choses pour lesquelles elles m'en auraient aisément
dispensé; il en est qui parfois se sont rendues, alors que leur
réputation était intacte, à des conditions qu'elles eussent souffert,
sans trop de difficulté, que leur vainqueur n'observât pas. Plus d'une
fois, dans l'intérêt de leur honneur, il m'est arrivé de renoncer au
plaisir au moment où il eût été le plus grand; et, quand la raison me
le commandait, je les ai défendues contre moi-même, si bien qu'en s'en
remettant franchement à moi, leurs intérêts se trouvaient plus sûrement
et plus sévèrement sauvegardés que si elles avaient suivi leurs propres
inspirations. J'ai, autant que j'ai pu, assumé sur moi seul, pour les
leur épargner, les risques de nos rendez-vous, et ai toujours organisé
nos parties inopinément et dans des conditions plutôt incommodes; et
cela, pour moins éveiller les soupçons et aussi pour nous heurter, à
mon avis, à moins de difficultés, parce qu'en pareil cas, c'est par
où l'on se croit le plus en sûreté qu'on est le plus souvent pris;
on observe et on gêne moins ce qui ne semble pas à craindre; on peut
oser plus facilement ce que les gens ne supposent pas que vous oserez
et qui devient facile par sa difficulté même. Jamais homme, dans ces
rapports, n'évita avec plus de soin de faire courir à la femme risque
de maternité.--C'est là une façon d'aimer des plus correctes, mais bien
ridicule à notre époque et peu pratiquée; personne ne le sait mieux
que moi; et cependant je ne me repens pas d'avoir agi ainsi, quoique
je n'aie fait qu'y perdre. Aujourd'hui que «_le tableau votif que j'ai
appendu aux murs du temple de Neptune, indique à tous que j'ai consacré
à ce dieu mes vêtements encore tout mouillés du naufrage_ (_Horace_)»,
autrement dit, qu'après bien des traverses je suis débarrassé de cette
dangereuse passion, je puis en parler ouvertement. A quelqu'un autre
qui s'exprimerait comme je le fais, peut-être répondrais-je: Mon ami,
tu rêves; l'amour de ton temps ne se croyait pas tenu à beaucoup de
bonne foi et de loyauté; «_si tu prétends l'assujettir à des règles,
c'est que tu veux marier la folie avec la raison_ (_Térence_).» Il
n'est pas moins vrai qu'à l'encontre de cette appréciation, si j'avais
à recommencer, je me conduirais certainement comme je l'ai fait,
suivant la même marche, bien que le résultat n'ait guère été fructueux;
l'insuffisance et la sottise sont en effet louables dans une action qui
ne l'est pas, et autant je m'éloigne en cela des idées prédominantes,
autant j'abonde dans les miennes.

=Même dans ses transports les plus vifs, il conservait sa raison; tant
qu'on reste maître de soi et que ses forces ne sont point altérées,
on peut s'abandonner à l'amour.=--Au surplus, dans ces marchés, je ne
me livrais pas complètement; j'y cherchais le plaisir, mais ne m'y
oubliais pas; je conservais intact, dans l'intérêt de ma compagne du
moment comme dans le mien, le peu de réflexion et de discernement que
je tiens de la nature; j'éprouvais de l'émotion, mais ne me perdais
pas dans le rêve.--Ma conscience allait bien jusqu'à la débauche,
au déréglement de mœurs, mais jamais jusqu'à l'ingratitude, la
trahison, la méchanceté, la cruauté. Je n'achetais pas à tout prix
le plaisir que donne ce vice, je me contentais simplement d'en
passer par ce qu'il comporte d'ordinaire, car «_aucun vice n'est sans
conséquences_ (_Sénèque_)». Je hais presque au même degré une oisiveté
croupissante et endormie, qu'une occupation ardue et pénible; celle-ci
m'agite, celle-là m'assoupit. J'aime autant les blessures que les
meurtrissures, les coups qui pourfendent que ceux qui ne font pas
plaie. En agissant de la sorte, j'en suis arrivé, dans les rapports de
cette nature, alors que je pouvais davantage m'y livrer, à observer
un juste milieu entre ces deux extrêmes. L'amour est une agitation
éveillée, vive et gaie; je n'en étais ni troublé, ni affligé; mais
seulement échauffé, et je ménageais mes forces; il faut s'en tenir là,
il n'est nuisible qu'aux fous.--Un jeune homme demandait au philosophe
Panétius s'il convenait au sage d'être amoureux: «Laissons là le sage,
lui répondit-il, ni toi ni moi ne le sommes, et ne nous engageons pas
dans une chose qui émeut si violemment, qu'elle nous fait l'esclave
d'autrui et nous rend méprisables à nous-mêmes.» Il disait vrai, il
ne faut pas engager son âme dans une affaire aussi entraînante par
elle-même qu'est l'amour, si elle n'est en état d'en soutenir les
effets et de contredire par la réalité ce mot d'Agésilas: «la sagesse
et l'amour ne vont pas ensemble». C'est, j'en conviens, une occupation
frivole, qui blesse les convenances, honteuse, illégitime; mais,
conduite comme je l'indique, je la crois utile à la santé, propre à
dégourdir un esprit et un corps alourdis; et si j'étais médecin, je
la conseillerais, aussi bien que tout autre traitement, à un homme de
ma complexion et en ma situation, pour l'éveiller, le maintenir en
force longtemps encore quand viennent les ans et retarder pour lui les
étreintes de la vieillesse. Tant que nous n'en sommes qu'aux approches,
que notre pouls bat encore, «_alors que ne font qu'apparaître nos
premiers cheveux blancs et les premières atteintes de l'âge, qu'il
reste encore à la Parque de quoi filer pour nous, que nous avons
encore l'usage de nos jambes et qu'un bâton ne nous est pas encore
indispensable_ (_Juvénal_)», nous avons besoin d'être sollicités et
chatouillés par quelque sensation comme celle-ci qui nous agite et
nous stimule. Voyez combien l'amour a rendu de jeunesse, de vigueur
et de gaîté au sage Anacréon. Socrate, à un âge plus avancé que le
mien, ne disait-il pas, en parlant d'une personne pour laquelle il
concevait ce sentiment: «Ayant mon épaule appuyée contre la sienne
comme si nous regardions ensemble un livre, sans mentir, je ressentis
soudain une piqûre dans l'épaule, semblant produite par une morsure
d'insecte; et cette impression de fourmillement persista pendant cinq
jours, m'occasionnant au cœur une démangeaison continue.» Ainsi le
contact tout fortuit, rien que d'une épaule, échauffait et faisait
sortir de son état ordinaire cette âme déjà refroidie et énervée par
l'âge et qui, entre toutes celles des hommes, a approché le plus de
la perfection. Et pourquoi pas? Socrate était homme et ne voulait
ni être ni sembler être autre chose.--La philosophie ne s'élève pas
contre les voluptés qui sont dans l'ordre de la nature, pourvu qu'on
n'en abuse pas. Elle prêche d'en user modérément et non de les fuir;
ses efforts tendent à nous détourner de celles qui sont contre nature
ou qui, tout en en procédant, sont abâtardies. Elle dit que l'esprit
ne doit pas intervenir pour accroître nos besoins physiques, et nous
avertit, avec juste raison, de ne pas éveiller notre faim par des
excès, de * ne pas vouloir nous gorger au lieu de nous borner à nous
nourrir, comme aussi d'éviter toute jouissance qui nous met en appétit
et toutes viandes et boissons qui nous affament et nous altèrent. De
même, en ce qui concerne l'amour, elle nous invite à ne nous y donner
que pour la satisfaction de nos besoins physiques et faire que l'âme
n'en soit pas troublée, parce que cela ne la regarde pas et qu'elle n'a
simplement qu'à suivre et à assister le corps. Mais ne suis-je pas dans
le vrai quand j'estime que ces préceptes, que je considère pourtant
comme un peu excessifs, visent un corps en état de bien remplir son
rôle; et que, pour un corps débilité comme pour un estomac délabré,
il est excusable de le réchauffer et de le soutenir par des procédés
artificiels, et de recourir à l'imagination pour lui rendre l'appétit
et l'allégresse que de lui-même il ne possède plus?

=Dans l'usage des plaisirs le corps et l'âme doivent s'entendre et
y participer chacun dans la mesure où il le peut, ainsi que cela se
produit dans la douleur.=--Ne pouvons-nous pas dire que tant que nous
demeurons en cette prison terrestre, il n'y a rien en nous qui affecte
exclusivement soit le corps, soit l'âme; que c'est bien à tort que, par
cette distinction, nous démembrons l'homme tout vif, et qu'il semble
rationnel que nous ressentions le plaisir aussi bien au moins que nous
ressentons la souffrance?--Ainsi, par exemple, la douleur causée par
leurs péchés, grâce à l'esprit de pénitence qui les pénétrait, était
ressentie par l'âme des saints avec une intensité qui les amenait à
la perfection; et, en raison de l'union intime existant entre elle et
le corps, cette douleur affectait naturellement celui-ci, bien qu'il
eût peu de part à ce qui la produisait. Mais ils ne se contentaient
pas de ce qu'il se bornât simplement à suivre et à assister l'âme
dans ses souffrances, ils le soumettaient lui aussi à des tourments
atroces s'attaquant à lui personnellement, afin que tous deux, le
corps comme l'âme, rivalisant entre eux, plongeassent l'homme dans
la douleur qu'ils estimaient d'autant plus salutaire qu'elle était
plus aiguë.--Ici, dans le cas des plaisirs sensuels, n'y a-t-il pas
injustice à faire que l'âme s'en désintéresse et à dire qu'il faut
qu'elle soit entraînée à y participer, comme s'il s'agissait de
quelque obligation servile imposée par la nécessité? N'est-ce pas
plutôt à elle de les concevoir et de les préparer, puis y conviant
le corps, à y assister et à en conserver la direction, comme il lui
appartient également, à mon avis, quand il s'agit de plaisirs qui lui
sont propres, d'en inspirer et infuser au corps la sensation dans la
mesure où il est capable de l'éprouver, et de s'étudier à ce qu'ils lui
soient doux et salutaires. On a raison de dire que le corps ne doit
pas suivre ses penchants s'ils peuvent être préjudiciables à l'esprit,
mais pourquoi ne serait-ce pas aussi chose raisonnable que l'esprit ne
s'abandonnât pas aux siens, quand ils peuvent être préjudiciables au
corps?

=Avantages que le vieillard, qui n'a pas encore atteint la décrépitude,
peut retirer de l'amour. A dire vrai, l'amour sans limites ne convient
qu'à la première jeunesse.=--Je n'ai pas d'autre passion qui ait action
sur moi; ce que font l'avarice, l'ambition, les querelles, les procès
sur ceux qui, comme moi, n'ont pas d'occupation déterminée, l'amour,
plus que tout autre mobile, est capable de le produire en moi. Il me
rendrait la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne.
Il ferait que la façon dont je me présente, malgré les outrages de la
vieillesse, outrages qui nous déforment et nous mettent dans un état
si pitoyable, se maintiendrait sans altération; que je me remettrais à
ces sages et saines études, par lesquelles je gagnerais en estime et en
affection parce qu'alors mon esprit, ne désespérant plus de lui-même et
de ses moyens, se ressaisirait. J'y trouverais une diversion aux mille
pensées ennuyeuses, aux mille chagrins qui ont leur source dans la
mélancolie en laquelle nous plongent à cet âge l'oisiveté et le mauvais
état de notre santé. Il réchaufferait, au moins en songe, ce sang
que la nature abandonne, soutiendrait notre tête qui s'incline, nous
distendrait les nerfs, rendrait un peu de vigueur et de plaisir à vivre
à ce pauvre homme qui marche à grands pas vers sa ruine. Mais, d'autre
part, je comprends bien que c'est là une commodité fort malaisée à
recouvrer; par suite de la faiblesse en laquelle nous sommes tombés
et de notre longue expérience, notre goût est devenu plus délicat et
plus raffiné; nous demandons plus, alors que nous apportons moins; nous
sommes plus difficiles dans notre choix, quand nous avons moins qui
milite en notre faveur, et, nous reconnaissant tels, nous sommes moins
hardis et plus défiants; rien ne peut plus nous donner l'assurance
d'être aimés, vu les conditions en lesquelles nous sommes tombés et
celles de cette verte et bouillante jeunesse. J'ai honte de me trouver
au milieu d'elle «_dont la raideur de nerfs, qui fait que toujours elle
est en état de bien faire, n'a rien à envier à l'arbre qui se dresse
sur lu colline_ (_Horace_)»; pourquoi aller étaler notre misère au
milieu de cette allégresse, «_et divertir à nos dépens ces jouvenceaux
ardents, en leur montrant un flambeau réduit en cendres_ (_Horace_)»?
Ils ont la force et la raison, cédons-leur une place que nous ne
pouvons plus occuper; ces bourgeons de beauté naissante ne souffrent
pas d'être maniés par des mains aussi engourdies, et l'emploi de moyens
exclusivement matériels ne leur suffit pas, comme le fit entendre un
jour ce philosophe des temps anciens répondant à quelqu'un qui le
raillait de n'avoir pas su gagner les bonnes grâces d'une jeunesse
qu'il poursuivait de ses assiduités: «Mon ami, le hameçon ne mord pas
à du fromage si frais.» C'est un commerce où il faut que les parties
en présence soient dans des conditions analogues qui les fassent se
convenir; tous les plaisirs d'autre nature que nous éprouvons peuvent
se reconnaître par des récompenses de diverses sortes, celui-ci ne se
paie qu'en monnaie de même espèce.--Il est certain que dans ces ébats,
le plaisir que je cause chatouille plus agréablement mon imagination
que * celui que je ressens; or, c'est manquer de générosité que de
recevoir un plaisir, alors qu'on n'en rend pas; c'est d'une âme vile
de toujours consentir à devoir et se complaire à demeurer en relations
avec qui on est à charge; et il n'y a pas de beauté, de grâce, de
privauté si exquises qu'elles soient, qu'un galant homme puisse désirer
à ce prix. Si les femmes ne peuvent plus nous donner du plaisir
que par pitié, je préfère beaucoup plus ne pas vivre que de vivre
d'aumônes; je voudrais avoir le droit de leur demander leurs caresses,
dans ces mêmes termes que j'ai vu employer en Italie pour quêter:
«_Faites-moi quelque bien dans votre propre intérêt_», ou à la façon
de Cyrus exhortant ses soldats: «Qui est en disposition de m'aimer,
me suive.»--Adressez-vous, me dira-t-on, à des femmes qui soient dans
les mêmes conditions que vous, frappées elles aussi de la déchéance
que vous subissez, vous trouverez plus aisément à vous lier ensemble.
Oh! quelle sotte et insipide liaison en résulterait: «_Je ne veux pas
arracher la barbe à un lion mort_ (_Martial_)!» C'est un reproche que
faisait Xénophon à Menon et qu'il condamnait en lui, de rechercher,
en amour, des femmes en ayant passé l'âge. J'éprouve plus de volupté
à voir simplement un couple formé de beaux jeunes gens bien appariés
et s'aimant, voire même à me les représenter en imagination, qu'à être
moi-même second dans un duo allant tristement et prêtant à la pitié;
c'est là un goût fantasque que j'abandonne à l'empereur Galba, qui ne
recherchait que des femmes d'âge, aux chairs durcies; ou à ce pauvre
malheureux poète, s'écriant en parlant de lui-même: «_Plaise aux dieux
que, dans mon exil, je puisse te voir telle que je me représente ton
image! Que je puisse embrasser tes cheveux blanchis par le chagrin et
presser dans mes bras ton corps amaigri_ (_Ovide_)!»--Au premier rang
de la laideur, je place la beauté obtenue à force d'artifices. Émonez,
jeune adolescent de Chio, qui, par le soin qu'il avait pris d'enjoliver
sa personne, pensait avoir acquis la beauté que lui avait refusée la
nature, s'étant présenté au philosophe Arcésilas et lui ayant demandé
si un sage pouvait devenir amoureux, s'attira cette réponse: «Mais
certainement! pourvu que ce ne * soit pas d'une beauté de mauvais aloi
acquise, comme la tienne, à force de sophistications.» La laideur d'une
vieillesse avouée est, suivant moi, moins vieille et moins laide que
si on cherche à la dissimuler à force de couleurs et d'onguents.--Si
je ne craignais qu'on ne me saisisse à la gorge, je dirais que l'amour
ne me semble réellement en sa saison naturelle qu'à l'âge voisin de
l'enfance, comme aussi du reste la beauté: «_lorsque se glissant dans
un chœur de jeunes filles, avec ses cheveux flottants et ses traits
encore indécis, un jeune homme peut tromper sur son sexe les yeux
les plus clairvoyants_ (_Horace_)». Ce qu'Homère n'admet que jusqu'à
ce que le menton commence à s'estomper d'une barbe naissante, Platon
trouve déjà qu'il est rare que cela subsiste jusqu'à ce moment, et l'on
sait pour quelle cause le sophiste Dion qualifiait * si plaisamment
d'Aristogitons et d'Harmodiens les poils follets qui surviennent à
l'époque de l'adolescence. Déjà j'estime que le moment en est quelque
peu passé quand on est arrivé à l'âge de la virilité, non moins qu'en
la vieillesse, «_car l'amour n'arrête pas son vol sur les chênes
dénudés_ (_Horace_)». Marguerite, reine de Navarre, en femme qu'elle
était, avantageant les personnes de son sexe, leur assignait une limite
plus reculée et voulait qu'à l'âge de trente ans le moment soit venu
pour elles d'échanger la qualification de belle en celle de bonne.
Moins longtemps nous donnons à ce dieu action sur notre vie, mieux nous
en valons. Voyez son image, n'a-t-il pas une figure enfantine? Qui ne
sait qu'à l'encontre de tout principe, on va toujours à reculons dans
son école; l'étude, l'exercice, l'usage de ses préceptes conduisent à
l'épuisement; les débutants y sont maîtres: «_l'amour ne connaît pas
de règle_ (_S. Jérôme_)». Il n'est pas discutable que sa conduite a
surtout de l'agrément quand l'inadvertance et le trouble y ont place;
que ce qui serait faute ailleurs est succès pour lui et lui donne
du piquant et de la grâce; pourvu qu'il soit ardent, inassouvi, peu
importe qu'il soit prudent. Voyez comme il va chancelant, trébuchant,
folâtrant! c'est le mettre aux fers que de lui imprimer une direction
habile et sage; c'est attenter à sa liberté divine, que de l'asservir à
qui a les mains calleuses et couvertes de poil.

=On voit souvent les femmes sembler faire de l'amour une question
de sentiment et dédaigner la satisfaction que les sens peuvent y
trouver.=--Du reste, on voit souvent les femmes sembler faire de
l'amour une question toute de sentiment et dédaigner la satisfaction
que les sens peuvent y trouver, tout leur est bon à cet effet; par
contre, que de fois la beauté du corps ne nous fait-elle pas passer
chez elles sur la faiblesse de leur esprit? Par exemple, ce que je n'ai
jamais vu, c'est que la beauté de l'esprit si cultivé, si accompli
qu'il fût, leur ait fait faire bon accueil à un corps tant soit peu
tombé en décadence. Que ne prend-il fantaisie à quelqu'une d'elles
d'appliquer cette noble idée digne de Socrate, de troquer son corps
pour acquérir de l'esprit, et prostituant sa personne au plus haut prix
qu'elle en pourra obtenir, acheter, avec les bénéfices, l'intelligence
de la philosophie et le développement de son esprit!--Platon prescrit
dans ses lois que celui qui, à la guerre, se sera signalé par un
fait d'armes important et utile, ne puisse, durant tout le cours des
opérations, quels que soient sa laideur ou son âge, se voir refuser un
baiser ou toute autre faveur de galanterie, de qui il le désirerait.
Ce que ce philosophe trouve équitable comme récompense de la valeur
militaire, pourquoi ne le serait-ce pas pour tout autre mérite; et que
ne vient-il à l'idée de chacune de ces vertus, pouvant ainsi mériter
récompense, de prendre le pas sur les autres pour avoir la gloire
d'obtenir cette marque d'amour qui ne porte pas atteinte à la chasteté?
je dis à la chasteté «_parce que, si l'on en vient au combat, l'amour
est alors comme un grand feu de paille qui s'éteint en un instant_
(_Virgile_)»; les vices mort-nés dans notre esprit ne sont pas de ceux
qui sont les plus redoutables.

=En somme, hommes et femmes sont sortis du même moule, et un sexe n'a
pas le droit de critiquer l'autre.=--Ce long commentaire m'a échappé
à force de bavarder, donnant lieu à un flux de paroles peu mesurées
parfois et qui peuvent n'être pas sans inconvénient: «_Ainsi tombe du
chaste sein d'une jeune vierge une pomme, don furtif de son amant;
oubliant qu'elle l'a cachée sous sa robe, elle se lève à l'approche
de sa mère et la fait rouler à ses pieds; la rougeur qui lui couvre
subitement le visage, révèle la faute dont elle s'est rendue coupable_
(_Catulle_).»--Pour terminer, je dis que mâles et femelles sortent du
même moule et que, sauf leur éducation et les mœurs, la différence
n'en est pas grande. Platon, dans sa République, convie indifféremment
les uns et les autres à participer à tous les exercices, études et
professions, aussi bien à ceux qui s'appliquent à la guerre qu'à ceux
relatifs aux occupations du temps de paix; et le philosophe Antisthène,
lui, ne faisait aucune distinction entre la vertu de la femme et la
nôtre. Il est bien plus aisé de porter une accusation contre un sexe
que de trouver des excuses à l'autre, et c'est ici le cas d'appliquer
le dicton: «La pelle se moque du fourgon», autrement dit: tel raille
autrui, qui lui-même prête plus encore aux mêmes critiques.



CHAPITRE VI.

_Des coches._


=Différence des opinions des philosophes sur les causes de divers
usages et accidents: sur «Dieu vous bénisse» dit à qui éternue, sur
le mal de mer; digression sur la peur.=--Il est aisé de constater que
les grands auteurs, traitant des causes de tels et tels faits, ne
donnent pas uniquement celles qu'ils croient être les véritables, mais
souvent aussi en citent qu'ils n'estiment pas telles, pourvu qu'elles
soient ingénieuses ou élégantes; en cela, ils sont réellement utiles si
leurs dires sont appuyés de bonnes raisons. Ne pouvant être certains
de la cause principale, nous en énumérons plusieurs; peut-être se
trouvera-t-elle par hasard dans le nombre: «_Ce n'est pas assez de
n'indiquer qu'une cause, il faut en donner plusieurs, quoiqu'il n'y en
ait qu'une de bonne_ (_Lucrèce_).»

Désirez-vous savoir d'où vient cette habitude de dire: «Dieu vous
bénisse!» à ceux qui éternuent? Voici: nous produisons trois sortes
de vents: L'un, qui sort d'en bas, est fort malpropre; un autre, qui
sort par la bouche, accuse que nous avons trop mangé; le troisième
est l'éternuement, il vient du cerveau et ne prête à aucune critique,
d'où l'accueil honnête que nous lui faisons. Ne vous moquez pas de
cette explication; si subtile qu'elle vous paraisse, elle est, dit-on,
d'Aristote.

Il me semble avoir vu dans Plutarque (l'auteur qui, à ma connaissance
a le mieux su allier l'art à la nature et le jugement au savoir)
qu'après avoir donné quelques preuves que la crainte peut produire
le mal de mer, il attribue à cette cause les soulèvements d'estomac
qu'éprouvent ceux qui voyagent sur mer. Moi qui suis fort sujet à ce
mal, je sais pertinemment que, chez moi, la crainte n'en est pas la
cause, et je le sais non par conjectures mais par expérience. Sans
mettre en avant ce qu'on m'a dit, que les animaux, et en particulier
les pourceaux, l'éprouvent en dehors de toute appréhension de danger,
ni ce qu'une de mes connaissances m'a raconté sur elle-même que, bien
qu'y étant fort sujet, l'envie de vomir lui est passée deux ou trois
fois, pendant de violentes tempêtes, par suite de la frayeur où elle
était, se trouvant, comme dit Sénèque, «_trop préoccupée du péril
qu'elle courait pour songer à elle-même_»; je n'ai jamais craint sur
l'eau pas plus qu'ailleurs au point d'en être troublé et d'en perdre
la tête, quoique ayant souvent couru des risques où la peur eût été
bien justifiée si toutefois elle l'est quand ce n'est que la mort
qu'on a à redouter.--La peur naît parfois faute de jugement, aussi
bien que faute de cœur; tous les dangers que j'ai courus, je les
ai envisagés les yeux ouverts sans que mes idées s'en soient trouvées
affectées, entravées ou amoindries; pour craindre, il faut encore
du courage. Bien m'en prit autrefois d'être ainsi et non comme tant
d'autres; cela m'a permis de me diriger et de conserver mon sang-froid
alors que j'étais en fuite; j'ai pu par là m'en tirer, sinon sans
crainte, du moins sans effroi ni étonnement; j'étais ému, mais non
étourdi et éperdu. Les grandes âmes vont bien plus loin et nous
donnent le spectacle de retraites non seulement calmes et couronnées
de succès, mais encore exécutées fièrement. Voici, à ce propos, ce
que conte Alcibiade sur Socrate dont, en cette circonstance, il était
le compagnon d'armes: «Je le trouvai, dit-il, Lachez et lui, après la
déroute de notre armée, fermant la marche derrière les fuyards. Je
l'observais tout à mon aise, n'ayant rien à craindre pour moi-même
parce que j'étais sur un bon cheval et qu'il était à pied; il en avait
du reste été ainsi pendant toute la durée du combat. Je remarquai
surtout combien il était avisé et résolu, en comparaison de Lachez;
et aussi la crânerie de son allure qui ne différait en rien de celle
qu'il avait d'ordinaire. Il avait conservé sa fermeté et sa lucidité
d'esprit, observait et se rendait compte de ce qui se passait autour
de lui, regardant tantôt les uns, tantôt les autres, amis et ennemis;
encourageant les uns de ce même regard qui signifiait aux autres qu'il
était décidé à vendre bien cher son sang et sa vie à qui tenterait
de les lui ôter; et cela les sauva, car on n'attaque pas volontiers
ceux qui montrent de telles dispositions, tandis qu'on court sur ceux
que la peur entraîne.» Tel est le témoignage de ce grand capitaine,
qui nous apprend, ce que nous constatons tous les jours, qu'il n'est
rien qui nous expose davantage au danger qu'un soin exagéré de nous
en préserver: «_D'ordinaire, moins il y a de crainte, moins il y a de
danger_ (_Tite-Live_).» C'est à tort qu'on dit dans le peuple: «Un tel
craint la mort», quand on veut exprimer que quelqu'un y songe et la
prévoit. La prévoyance s'applique également à ce qui nous touche en
bien comme en mal; considérer et apprécier le danger est, en quelque
sorte, le contraire de s'en effrayer.--Je ne me sens pas assez fort
pour résister à cette violente secousse que nous cause la peur, pas
plus qu'à toute autre passion aussi véhémente; si une fois j'en étais
frappé, j'en serais atterré et ne m'en relèverais jamais complètement;
qui aurait fait perdre pied à mon âme, ne parviendrait jamais à la
remettre en place bien d'aplomb; elle aurait beau se tâter, s'étudier
avec soin et au plus profond d'elle-même, malgré cela elle n'arriverait
jamais à fermer et consolider la plaie dont elle aurait été atteinte.
Cela a été une grande chance pour moi que, jusqu'ici, aucune maladie
ne l'ait jetée hors d'elle-même. A chaque épreuve qui m'arrive, j'y
fais face en appelant à moi tout ce que j'ai de force de résistance;
aussi, la première qui l'emporterait, me laisserait-elle à bout de
ressources pour continuer la lutte. Je ne suis pas à même de renouveler
mon effort; si, par quelque endroit, le mal rompt la digue que je lui
oppose, me voilà désemparé et je suis noyé sans pouvoir échapper.
Épicure dit que le sage ne peut jamais en arriver à un état d'âme qui
soit contraire aux principes qu'il s'est une fois posés; je suis porté
à prendre la contrepartie de cette maxime, et crois que celui qui, une
seule fois, aurait été réellement fou, ne sera jamais bien sage. Dieu *
qui mesure le froid à ses créatures selon la fourrure qui les protège,
me mesure mes passions, à la force que j'ai pour leur résister. La
nature m'a laissé à découvert d'un côté et m'a couvert de l'autre; elle
m'a désarmé en m'ôtant la force, mais armé d'insensibilité et aussi de
ce fait qu'en moi, la peur est raisonnée et sans beaucoup de prise.

Je ne puis supporter longtemps, et quand j'étais jeune je les
supportais encore moins, les coches, les litières, les bateaux; je
hais, à la ville comme à la campagne, tout moyen de locomotion autre
que le cheval; la litière m'incommode plus encore que les coches, par
la même raison qui fait que j'endure plus aisément une mer agitée
lors même qu'elle peut donner des inquiétudes que le mouvement qu'on
ressent en temps calme. La légère secousse que produisent les rames,
sous l'action desquelles le navire se dérobe sous nous, me barbouille,
je ne sais pourquoi, la tête et l'estomac, de même que je ne puis me
sentir assis sur un siège qui vacille. Quand la voile ou le courant
nous emporte d'un mouvement régulier, ou que nous allons à la remorque,
l'absence d'à coups fait que je n'éprouve pas de gêne; ce que je ne
puis souffrir, ce sont les mouvements saccadés, et plus ils sont
lents plus ils m'incommodent; je ne sais trop comment les dépeindre
avec plus de précision. Les médecins m'ont conseillé, pour remédier
à cette disposition, de me contenir le bas-ventre avec une serviette
bien serrée; c'est un moyen dont je n'ai pas essayé, parce que j'ai
pour habitude de réagir contre les défauts que je puis avoir pour les
dompter par ma seule volonté.

=Variété d'emploi des chars; comment ils ont été parfois utilisés à
la guerre et pendant la paix.=--Si ma mémoire me le permettait, je
ne considérerais pas comme du temps perdu d'énumérer ici la variété
infinie, au dire des historiens, des divers modes d'emploi des chars
à la guerre. Ils ont varié suivant les nations et les temps, semblent
avoir été d'un grand effet et étaient devenus une nécessité; aussi
est-il étonnant que nous ne soyons pas mieux documentés sur ce
point.--Je ne ferai que rappeler qu'à une époque assez rapprochée, du
temps de nos pères, les Hongrois s'en servirent avec succès contre les
Turcs: sur chacun se trouvaient un soldat armé d'un bouclier et un
mousquetaire, avec nombre d'arquebuses chargées et disposées prêtes
à faire feu, le tout couvert d'une forte bâche, comme le sont les
galiotes. Ils en avaient jusqu'à trois mille semblables, établis sur le
front de bataille. Après que le canon avait joué, ceux qui montaient
ces chars, déchargeaient * tout d'abord sur l'ennemi les armes à feu
qui y avaient été placées, ce qui n'était pas sans donner un certain
avantage, puis on se portait contre lui. Ils les employaient aussi
en les lançant contre la cavalerie de l'adversaire, pour la rompre
et y faire brèche; et cela indépendamment du secours qu'ils en *
tiraient, quand ils craignaient des surprises, pour garder leurs flancs
lorsqu'ils étaient en marche en rase campagne, ou encore pour couvrir
en hâte et fortifier un lieu de stationnement.--De mon temps, sur l'une
de nos frontières, un gentilhomme qui était peu dispos de sa personne,
ne trouvant pas de cheval capable de le porter en raison de son poids
et redoutant une attaque, parcourait le pays sur un char semblable à
ceux que je viens de décrire et s'en trouvait bien. Bornons-nous là
pour les chars employés à la guerre.

Les derniers rois de notre première race, dont la fainéantise
ressortait cependant bien déjà suffisamment autrement, voyageaient
et se promenaient sur un char tiré par quatre bœufs. Marc-Antoine
fut le premier qui, en compagnie d'une jeune musicienne, se fit
conduire dans Rome par des lions attelés à son char. Postérieurement,
Héliogabale en fit autant, se disant être Cybèle la mère des dieux; il
allait aussi attelant des tigres pour figurer Bacchus et il lui arriva
d'atteler son char de deux cerfs, une autre fois de quatre chiens, une
autre de quatre jeunes filles qui, toutes nues, le traînaient en grande
pompe, lui-même étant en pareil état de nudité. L'empereur Firmus
attelait quatre autruches de grandeur étonnante, si bien qu'il semblait
voler plutôt que rouler.

=En général les souverains ont grand tort de se livrer à des dépenses
exagérées de luxe; ces prodigalités sont mal vues des peuples qui
estiment, avec raison, qu'elles sont faites à leurs dépens.=--Ces
inventions étranges me mettent en tête l'idée que c'est une sorte
de pusillanimité de la part des monarques, et un témoignage qu'ils
ne comprennent pas assez ce qu'ils sont, que de chercher, par des
dépenses excessives, à se faire valoir et à paraître. Ce pourrait
être excusable en pays étranger; mais au milieu de leurs sujets, là
où ils peuvent tout, leur dignité même leur constitue le plus haut
degré auquel, en fait d'honneurs, ils puissent atteindre. Il en est de
même d'un gentilhomme, pour lequel je trouve qu'il est bien superflu
de se vêtir d'une manière particulière, quand il est chez lui: sa
demeure, son train de maison, sa cuisine, répondent assez pour lui.
Je trouve judicieux le conseil que donne Isocrate à son roi: «D'avoir
un intérieur et un mobilier splendides, d'autant que cela constitue
une dépense qui dure et passe à ses successeurs, et d'éviter toute
magnificence dont l'usage et le souvenir sont éphémères.»--Quand
j'étais jeune, j'aimais la parure, n'ayant d'autres moyens de me
faire remarquer, et cela m'allait bien; il en est sur qui les beaux
vêtements jurent.--Nous possédons des relevés de comptes qui étonnent
par l'extrême économie de certains de nos rois, pour eux et tout ce qui
les touchait personnellement, ainsi que par celle qu'ils apportaient
dans leurs libéralités; et c'étaient des rois puissants, renommés
par leur valeur et les dons de la fortune. Démosthène combattait à
outrance une loi de son pays, qui mettait à la charge des deniers
publics les dépenses faites pour donner plus de solennité aux jeux et
aux fêtes; il voulait que sa grandeur se manifestât par le nombre de
ses vaisseaux prêts à prendre la mer et de ses armées prêtes à entrer
en campagne. C'est avec raison qu'on reproche à Théophraste d'émettre
l'idée contraire dans son livre sur la richesse, et de prétendre que
des dépenses de cette nature doivent être une conséquence naturelle de
l'opulence. Aristote, lui, dit que ce sont là des plaisirs qui ne sont
appréciés que de la populace, dont le souvenir disparaît dès qu'ils ont
pris fin, et dont ne peut faire cas un homme sérieux qui a du jugement.
Ces dépenses trouveraient, ce me semble, un emploi bien plus digne de
la majesté royale, bien plus utile, juste et durable, si elles étaient
affectées à la construction de ports, de darses, de fortifications, de
murailles, d'édifices somptueux, d'églises, d'hôpitaux, de collèges,
à l'amélioration des rues et des chemins. Pour en avoir agi ainsi, le
pape Grégoire XIII laissera une mémoire des plus recommandables et
qui se perpétuera. C'est aussi par là que, pendant longues années,
ses ressources lui permettant de satisfaire ses goûts, la libéralité
naturelle et la magnificence de notre reine Catherine se sont
manifestées; et c'est un grand déplaisir pour moi, que la construction
du beau Pont-Neuf, dont notre grande ville lui est redevable, ait été
interrompu, et de ne pouvoir, avant de mourir, espérer le voir achevé.

Il semble aux sujets, spectateurs des triomphes que se ménagent
ainsi leurs rois, que c'est leur propre richesse qu'on étale sous
leurs yeux et que c'est eux qui font les frais des fêtes qu'on leur
donne; d'autant que les peuples pensent volontiers de leurs maîtres,
ce que nous pensons de nos valets, qu'ils doivent mettre leur soin
à ce que nous ayons en abondance tout ce qui nous est nécessaire,
mais sans prétendre en avoir leur part. C'est ce qui explique ce mot
de l'empereur Galba qui, satisfait du plaisir que lui avait causé
un musicien pendant son souper, s'étant fait apporter sa cassette
particulière et y ayant pris une poignée d'écus, la lui donna en
disant: «Cela est à moi, et ne provient pas du trésor public.» Toujours
est-il que le plus souvent le peuple a raison, et que c'est de ce avec
quoi il devrait se nourrir, qu'on satisfait ses regards.

=Un roi, en effet, ne possède ou ne doit posséder rien en propre; une
sage économie doit présider à ses libéralités, d'autant que, quoi
qu'il fasse, il lui sera toujours impossible de satisfaire l'avidité
de ses sujets.=--La libéralité, de la part d'un souverain, n'a même
pas grand mérite; les particuliers qui la pratiquent, en ont davantage
parce que, de fait, un roi ne possède rien en propre et se doit
lui-même aux autres: l'administration n'est pas créée pour le bien
de l'administrateur, mais pour celui de l'administré; un supérieur
n'est jamais institué pour le bénéfice que cela lui donne, mais pour
le profit que l'inférieur doit en retirer; le médecin est fait pour
le malade et non pour lui-même; toute magistrature, tout art existant
le sont dans un intérêt autre que le leur: «_Nul art n'est confiné en
lui-même_ (_Cicéron_).» Aussi les gouverneurs des princes qui, dans
leur enfance, s'évertuent à leur inculquer des idées de largesses
et leur prêchent qu'ils ne doivent pas savoir refuser et qu'ils ne
sauraient faire meilleur emploi de ce qu'ils ont que de le donner
(éducation qui, de mon temps, a été fort en crédit), ont plus en
vue leur intérêt que celui de leur maître, ou comprennent mal leurs
devoirs étant donné à qui ils parlent. Il est trop aisé de pousser à la
libéralité celui qui est à même de la pratiquer, comme il l'entend, aux
dépens d'autrui; et, comme on lui en sait gré, non d'après la valeur
du présent qu'il fait, mais d'après les moyens qu'il a de le faire,
elle arrive à devenir sans effet en des mains si puissantes; ils sont
prodigues et on ne les tient même pas pour généreux. C'est pour cela
que la libéralité n'est pas une vertu de premier ordre d'entre celles
que devrait posséder un roi; c'est la seule, comme dit Denys le tyran,
qui s'allie bien à la tyrannie elle-même. A ces princes j'enseignerais
plutôt ce proverbe d'un laboureur de l'antiquité: «_Qui veut tirer
profit de sa semence, doit semer avec la main, et non verser à même
du sac_ (_Plutarque_)»; il faut épandre le grain et non le répandre;
eux ont à donner, ou mieux à payer et à restituer à tant de gens
suivant leurs services, qu'ils doivent être des dispensateurs loyaux et
avisés. J'aimerais mieux qu'un prince fût avare, que de le voir d'une
libéralité sans mesure ni discrétion.

La vertu qui doit prédominer chez un roi semble plutôt être la justice,
et, de toutes les branches de la justice, celle qui doit accompagner
la libéralité est celle qui se remarque le plus en eux, parce qu'ils
se l'ont plus particulièrement réservée, tandis qu'ils exercent toutes
les autres plutôt par des intermédiaires. Une largesse immodérée
n'est pas faite pour leur valoir de la bienveillance, car elle leur
aliène plus de gens qu'elle ne leur en gagne: «_On peut d'autant
moins être généreux, qu'on l'a plus été... Quelle folie de se mettre
dans l'impuissance de faire longtemps ce qu'on fait avec plaisir_
(_Cicéron_)»; la libéralité, pratiquée sans tenir compte du mérite, est
une honte pour qui reçoit, il n'en a aucune gratitude. Des tyrans ont
été sacrifiés à la haine du peuple par ceux-là mêmes qu'ils avaient
injustement comblés de faveurs; certaines catégories de gens, estimant
qu'ils s'assurent la possession de biens indûment reçus, en montrant du
mépris et de la haine pour ceux de qui ils les tiennent, se rallient
au jugement et à l'opinion que la foule professe à l'égard de cette
manière de faire.

Les sujets d'un prince qui donne avec excès, deviennent eux-mêmes
excessifs dans leurs demandes; ils se règlent non d'après la raison,
mais sur l'exemple qu'ils ont sous les yeux. Il est certain que bien
souvent notre impudence devrait nous faire rougir; nous sommes, en
bonne justice, payés au delà de ce qui nous est dû quand la récompense
égale le service; ne devons-nous donc rien, en effet, à nos princes
par suite de nos obligations naturelles? S'ils prennent notre dépense
à leur charge ils vont trop loin, c'est assez qu'ils nous viennent en
aide; le surplus s'appelle bienfait et nous ne sommes pas en droit de
l'exiger, car le mot même de libéralité implique l'idée de liberté chez
celui qui donne. A notre mode, on n'arrive jamais au bout; ce qui est
reçu ne compte plus, on n'aime que les libéralités à venir; aussi, plus
un prince s'épuise en donnant, plus il s'appauvrit en amis. Comment
pourrait-il assouvir tous les appétits, qui vont croissant au fur et à
mesure qu'il y satisfait? Qui songe à prendre, ne pense plus à ce qu'il
a pris; la convoitise a l'ingratitude pour caractère essentiel.

L'exemple de Cyrus ne fera pas mal ici, pour servir aux rois de notre
époque à distinguer quand leurs dons sont bien ou mal employés; il
leur montrera combien, en les distribuant ainsi qu'il le faisait, ce
souverain a eu la main plus heureuse qu'eux, qui, après avoir épuisé
leurs ressources, en sont réduits à contracter des emprunts auprès de
sujets qui leur sont inconnus, et à demander à ceux auxquels ils ont
fait du mal, plutôt qu'à ceux qu'ils ont obligés, une aide, qui, en la
circonstance, n'a de gratuit que le nom. Crésus reprochait à Cyrus ses
largesses, et calculait à combien s'élèverait son trésor, s'il eût été
plus parcimonieux. Ce dernier eut l'idée de justifier ses libéralités
et, dépêchant dans toutes les directions aux grands de ses états envers
lesquels il avait été particulièrement généreux, il pria chacun, pour
lui venir en aide et le tirer d'un mauvais pas, de lui envoyer tout
l'argent dont il pourrait disposer et de l'aviser de ce qu'il serait
en mesure de lui donner. Quand toutes les réponses furent arrivées,
il se trouva que tous ses amis, ayant estimé que ce n'était pas assez
de ne lui offrir que la somme qu'ils avaient reçue de sa munificence,
y avaient ajouté beaucoup de leurs propres deniers, et que le total
dépassait considérablement l'économie qui, au dire de Crésus, aurait
pu être faite. Là-dessus, Cyrus lui dit: «Je n'aime pas moins les
richesses que les autres princes, mais je crois les mieux administrer;
voyez à combien peu me revient ce trésor inestimable que me constituent
tant d'amis, qui me sont de plus sûrs trésoriers que ne seraient des
mercenaires qui ne m'auraient pas d'obligation et ne me porteraient pas
affection; ma fortune est mieux gardée par eux que dans mes coffres qui
m'attireraient la haine, l'envie et le mépris des autres princes.»

=On pouvait, à Rome, excuser la pompe des spectacles tant que ce
furent des particuliers qui en faisaient les frais, mais non quand
ce furent les empereurs, parce que c'était alors les deniers publics
qui en supportaient la dépense.=--Les empereurs romains avaient pour
excuse de leur profusion en fait de jeux et spectacles publics, que
leur autorité dépendait en quelque sorte (du moins en apparence) de la
volonté du peuple qui, de tout temps, avait l'habitude d'être flatté
au moyen de ce genre de divertissements développés à l'excès. Dans le
principe, c'étaient les particuliers qui avaient établi et entretenu
cette coutume de gratifier leurs concitoyens et leurs compagnons de
ces magnificences exagérées, dont ils supportaient la majeure partie
des frais; le caractère de ces réjouissances publiques changea, quand,
par imitation, ce furent ceux qui étaient devenus les maîtres qui les
donnèrent: «_Le don fait à des étrangers d'un argent pris à autrui, ne
doit pas être considéré comme une libéralité_ (_Cicéron_).»--Philippe
écrivait en ces termes à son fils, pour lui faire reproche de chercher
à gagner l'attachement des Macédoniens par des présents: «As-tu donc
envie que tes sujets te prennent pour le détenteur de leur bourse, au
lieu que tu sois leur roi? Si tu veux te les attacher, amène-les à toi
par les bienfaits de tes vertus et non par ceux de ton coffre-fort.»

=Description de ces étranges spectacles; ce que l'on doit le plus
en admirer, c'est moins leur magnificence, que l'invention et les
moyens d'exécution qui dénotent dans les arts un degré auquel
nous n'atteignons pas.=--C'était cependant une belle chose que de
transporter et de dresser sur les arènes quantité de gros arbres,
avec toutes leurs branches et leur verdure, qui, bien symétriquement
disposés, représentaient une grande forêt ombreuse, et d'y lâcher,
comme le fit un jour l'empereur Probus, mille autruches, mille cerfs,
mille sangliers, mille daims, et d'en abandonner la chasse au peuple;
d'y faire, le lendemain, assommer en sa présence cent lions de forte
taille, cent léopards, trois cents ours; et le troisième jour, y faire
combattre à outrance trois cents paires de gladiateurs.--C'était aussi
bien beau à voir, ces vastes amphithéâtres aux parois extérieures
incrustées de marbre, sculptées, garnies de statues, et dont
l'intérieur brillait sous la richesse des décorations somptueuses
dont il était paré: «_Vois le pourtour du théâtre orné de pierres
précieuses et son portique tout reluisant d'or_ (_Calpurnius_).» Sur
tout le pourtour du grand vide qu'enfermait cette enceinte, depuis
le bas jusqu'au faîte, régnaient soixante ou quatre-vingts rangées
de gradins, également en marbre et garnis de sièges sur lesquels
cent mille personnes pouvaient prendre place et y être à l'aise:
«_Qu'il s'en aille, dit-il, s'il a quelque pudeur, et quitte les
sièges destinés aux chevaliers, lui qui ne paye pas le cens fixé par
la loi_ (_Juvénal_).»--Dans le cours d'une même journée, c'était
d'abord les parois de la partie du fond où avaient lieu les jeux,
qui s'entr'ouvraient ingénieusement, et des crevasses se formaient,
représentant des antres d'où se précipitaient les animaux destinés
au spectacle; puis la scène se transformait en une mer profonde qui
recélait force monstres marins et portait des vaisseaux armés pour
la représentation d'une bataille navale; un troisième changement
survenait ensuite, l'arène se vidait et se desséchait pour les combats
de gladiateurs; enfin, le sol, au lieu de gravier, était sablé de
vermillon et de storax et on y dressait un festin magnifique auquel
prenait part toute cette foule immense, ce qui constituait le dernier
acte de la journée: «_Que de fois avons-nous vu une partie de l'arène
s'abaisser, et de l'abîme entr'ouvert surgir tout à coup des bêtes
féroces et toute une forêt d'arbres d'or à l'écorce de safran. Non
seulement j'ai vu dans nos amphithéâtres les monstres des forêts,
mais aussi des phoques au milieu des combats d'ours et le hideux
troupeau des chevaux marins_ (_Calpurnius_).»--Quelquefois, c'était une
haute montagne couverte d'arbres fruitiers et d'arbres verts, qu'on
y élevait: du sommet s'échappait, comme de l'orifice d'une source
vive, de l'eau qui s'écoulait en ruisseau. Parfois, on y faisait se
mouvoir un grand navire, dont les flancs s'ouvraient, se disjoignaient
d'eux-mêmes, et quatre à cinq cents fauves en bondissaient, qui se
battaient entre eux tandis que le navire se refermait et disparaissait
de lui-même. D'autres fois, on faisait jaillir du sol des jets d'eau
odoriférante qui, projetée à une hauteur considérable, retombait
en vapeur, arrosant et embaumant toute cette multitude en nombre
infini.--Pour abriter contre les intempéries, on tendait au-dessus
de cette immense enceinte, soit des voiles de pourpre brodés à
l'aiguille, soit des étoffes de soie teintes d'une couleur ou d'une
autre, qu'on déployait ou qu'on repliait en un instant, suivant que
l'idée en prenait: «_Bien qu'un soleil brûlant darde ses rayons
sur l'amphithéâtre, on retire les voiles, dès que paraît Hermogène_
(_Martial_).» Les filets, placés devant les spectateurs pour les
protéger contre les bonds par trop violents des bêtes féroces, étaient
également tissés d'or; «_les rets eux-mêmes brillent de l'or dont ils
sont tissés_ (_Calpurnius_)».

S'il y a quelque chose qui excuse de tels excès, ce n'est pas tant
la dépense que l'invention et la nouveauté qui s'y trouvent et nous
pénètrent d'admiration; ces actes mêmes de vanité nous révèlent combien
ces siècles produisaient de gens à l'imagination bien autrement
fertile que ne sont les nôtres. Il en est de cette fertilité d'esprit
comme de toutes les autres productions de la nature; on ne saurait
cependant dire qu'elle y a atteint l'apogée de sa puissance; nous
ne progressons pas sans cesse, nous pivotons plutôt sur nous-mêmes,
tournant à tous vents dans un sens et dans l'autre, nous allons et
revenons sur nos pas. Je crains que nos connaissances ne soient fort
limitées sous tous rapports; nous ne voyons guère loin, pas plus en
avant qu'en arrière; elles sont restreintes et de courte durée, peu
étendues comme temps, comme sous le rapport des matières qu'elles
embrassent: «_Bien des héros ont vécu avant Agamemnon; mais, ensevelis
dans une nuit profonde, ils ne nous font pas aujourd'hui verser de
larmes_ (_Horace_).--_Avant la guerre de Troie, beaucoup de poètes
avaient chanté d'autres événements_ (_Lucrèce_).» Ce que Solon rapporte
de ce qu'il avait appris des prêtres d'Égypte sur la haute antiquité
à laquelle remontait leur pays et sur leur manière d'établir et de
conserver l'histoire des pays étrangers, est, en la circonstance,
un témoignage qui n'est pas à repousser: «_S'il nous était donné de
voir l'étendue infinie des régions et des siècles où, se plongeant et
s'étendant de toutes parts, l'esprit n'a plus de bornes pour arrêter sa
vue, nous découvririons une quantité innombrable de formes dans cette
immensité_ (_Cicéron_).» Quand tout ce qui, des temps passés, est venu
jusqu'à nous, serait vrai et connu, ce serait encore moins que rien
auprès de ce que nous en ignorons. Combien les plus curieux eux-mêmes
sont peu et imparfaitement au courant de ce qui se passe en ce monde à
l'époque où nous vivons! Qu'il s'agisse des révolutions qui affectent
les gouvernements, de l'état social des plus grandes nations, ou de
ces événements particuliers auxquels le hasard donne de l'importance
et qui marquent, il nous en échappe cent fois plus que nous n'arrivons
à en connaître. Nous crions au miracle de l'invention faite chez nous
de l'artillerie, de l'imprimerie, alors qu'en Chine, à l'autre bout
du monde, d'autres que nous s'en servaient mille ans auparavant. Si
ce que nous connaissons du monde égalait ce que nous n'en connaissons
pas, il est à croire que nous serions en présence d'une infinie
variété de corps de toutes formes et de toutes espèces en perpétuelle
transformation. Rien dans la nature n'est unique et rare; il n'en est
ainsi qu'eu égard à nos connaissances restreintes, qui sont les bases
très défectueuses des règles que nous avons établies et qui font que
nous nous forgeons d'ordinaire une très fausse idée de toutes choses.
De même qu'aujourd'hui, en raison de notre propre faiblesse et de notre
décadence, nous sommes, bien à tort, portés à trouver que le monde a
vieilli et périclité: «_Notre âge n'a plus la même vigueur, ni la terre
la même fécondité_ (_Lucrèce_)»; ce même poète que je viens de citer,
concluait, avec tout aussi peu de raison, en considérant la vigueur
qu'il voyait aux esprits de son temps qui abondaient en nouveautés et
inventions dans les arts de diverses sortes, que le monde était de
création récente et encore en pleine jeunesse: «_A mon avis, le monde
n'est pas ancien; il ne fait que de naître; aussi voyons-nous que
certains arts sont en progrès et se perfectionnent, notamment celui de
la navigation qui se développe chaque jour davantage_ (_Lucrèce_).»

=Un nouveau monde vient d'être découvert; ses habitants sont de
mœurs simples, dans les arts qu'ils connaissent ils ne le cèdent
en rien à ce que nous pouvons produire.=--Notre monde vient d'en
découvrir un autre (et qui nous garantit que ce soit le dernier de
ses frères, puisque les démons, les sibylles et nous en ignorions
jusqu'ici l'existence?), qui n'est pas moins grand, moins peuplé, moins
organisé que le nôtre; et cependant, il est si nouveau, si enfant,
qu'on lui apprend son A, B, C, et qu'il n'y a pas cinquante ans, il ne
connaissait ni lettres, ni poids, ni mesures, pas plus que l'art de
se vêtir et pas davantage le blé et la vigne; tout nu, encore sur les
genoux de sa mère, il ne vivait que par sa nourrice. Si nous étions
fondés à admettre que notre poète avait raison de dire que son siècle
était en pleine jeunesse, et nous à conclure que notre monde avance
vers sa fin, ce nouveau-né rayonnera alors que le nôtre sera sur son
déclin et l'univers sera frappé d'hémiplégie; une moitié de lui-même
sera percluse, tandis que l'autre sera dans toute sa vigueur. Je crains
bien toutefois que nous ayons très fort hâté le dépérissement et la
ruine de ce dernier venu, pour être entré en communication avec lui,
et que nous lui fassions payer cher nos idées et nos actes. C'était
un monde dans l'enfance; ne l'avons-nous pas fouetté et asservi à nos
errements, en abusant de notre supériorité et des forces dont nous
disposions? En tout cas, nous ne l'avons ni gagné à nous par notre
justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart
des réponses de ses habitants, dans les négociations engagées avec
eux, témoignent qu'ils ne nous le cédaient en rien en fait d'esprit
naturel et d'à propos. Ils ne nous sont pas davantage inférieurs
sous le rapport de l'industrie, ainsi qu'en témoigne la merveilleuse
magnificence des villes de Cusco et de Mexico, où se voyaient, entre
autres choses surprenantes, le jardin du roi où tous les arbres,
les fruits et les plantes étaient, avec une ressemblance parfaite,
reproduits en or en vraie grandeur et disposés comme cela se voit dans
tout autre jardin; de même étaient reproduits de semblable façon,
dans ses galeries, tous les animaux existant dans ses états ou vivant
dans les mers qui les baignent; nous en pouvons également juger par
la beauté de leurs ouvrages où ils utilisaient les pierreries et
les plumes, par ceux qu'ils confectionnaient en coton et par leurs
peintures. Quant à leur piété, la manière dont ils observaient les
lois, leur bonté, leur libéralité, leur loyauté et leur franchise,
notre infériorité sous ce rapport nous a été des plus utiles; ils ont
été victimes de ce qu'ils valaient mieux que nous à cet égard, par là
ils se sont vendus et trahis eux-mêmes.

=Pour ce qui est de leurs vertus, il n'est pas douteux que s'ils ont
succombé c'est beaucoup plus par ruse et par surprise que grâce à
la valeur de leurs ennemis.=--Pour ce qui est de la hardiesse et du
courage, ainsi que de la fermeté, de la constance, de la résolution
contre les douleurs, la faim et la mort, je ne craindrais pas d'opposer
les exemples que je trouverais chez eux aux plus fameux d'entre ceux
de l'antiquité dont notre monde a conservé la mémoire. Ne tenons pas
compte chez ceux qui les ont subjugués, des ruses et des jongleries
auxquelles ils ont eu recours pour les tromper, de l'étonnement
facile à concevoir qu'ont éprouvé ces nations en voyant apparaître si
inopinément des gens ayant de la barbe, si différents d'elles-mêmes
par le langage, la religion, le physique, l'attitude; venant d'un
endroit du monde si éloigné, qu'ils n'avaient jamais supposé qu'il
fût habité; montés sur de grands monstres qui leur étaient inconnus à
eux qui n'avaient jamais vu ni cheval, ni animal quelconque dressé à
porter un homme ou toute autre charge; garnis d'une peau luisante et
dure, et d'une arme tranchante et resplendissante, alors qu'eux, pour
la possession de cette merveille qu'était un miroir qui les captivait
par son brillant, ou celle d'un couteau, donnaient en échange des
valeurs considérables en or et en perles, et qu'ils ne savaient ni ne
pouvaient, avec les moyens à leur disposition, même en s'y appliquant
tout à loisir, percer ces armures en acier. A quoi il faut ajouter
l'effet foudroyant de nos canons et de nos arquebuses, leur bruit
semblable à celui du tonnerre, qui eussent été capables de porter
le trouble même dans l'âme de César s'ils l'eussent surpris aussi
inexpérimenté des effets de ces armes que l'étaient, à ce moment, ces
peuples qui, en dehors de quelques tissus de coton qu'ils étaient
à même de fabriquer, allaient tout nus, dont les armes les plus
redoutables étaient l'arc, les pierres, des bâtons, des boucliers
en bois, dont enfin l'amitié et la bonne foi avaient été surprises
par les envahisseurs, et qui étaient tout étonnés de voir des choses
inconnues qui leur paraissaient étranges. Supposons que les avantages
que donnaient aux conquérants de semblables inégalités n'aient pas
existé, les combats qui leur ont procuré de si nombreuses victoires
n'auraient même pas été livrés. Quand je considère l'ardeur incroyable
avec laquelle tant de milliers d'hommes, de femmes, d'enfants ont tant
de fois affronté avec persistance, pour la défense de leurs dieux et
de leur liberté, des dangers dont ils ne pouvaient triompher, leur
généreuse obstination à supporter toutes les difficultés et souffrances
les plus extrêmes, la mort même, plutôt que de se soumettre à la
domination de gens qui les avaient si honteusement abusés: certains,
faits prisonniers, allant jusqu'à se laisser mourir de privations et
de faim entre les mains de leurs ennemis, plutôt que d'accepter la
vie de la part d'adversaires qui, pour les vaincre, avaient mis en
œuvre des procédés aussi vils; quand je réfléchis à tout cela, je
suis amené à penser que s'ils avaient été attaqués à armes égales et
avaient eu la même expérience que leurs vainqueurs, ne leur eussent-ils
pas été supérieurs en nombre, la victoire eût été disputée avec le
même acharnement, plus grand peut-être encore, qu'en aucune autre des
guerres dont nous sommes témoins.

=Tout autre eût été le sort de ces peuples s'ils fussent tombés entre
les mains de conquérants plus humains et plus policés. Témoignage de
leur bon sens et de leur mansuétude.=--Que n'est-ce par Alexandre,
ou ces anciens Grecs et Romains, que cette si noble conquête ait
été faite! Cette transformation de tant d'empires et de peuples,
ces si grands changements eussent été effectués avec douceur;
c'est progressivement qu'eût été défriché ce qu'il y avait en eux
d'inculte; les bonnes semences qu'ils tenaient de la nature eussent
été consolidées et mises à même de germer; et les conquérants,
introduisant chez eux les progrès réalisés pour la culture de la terre
et aussi, en admettant que cela eût été nécessaire, les arts concourant
à l'ornement des villes, auraient en même temps associé les vertus
grecques et romaines à celles déjà innées chez ces peuples. Quelle
réparation, quelle amélioration c'eût été pour leur civilisation,
comparées à ce qu'ont causé les exemples et les débordements de ceux
des nôtres qui, les premiers, ont abordé ces terres nouvelles si, en
amenant ces populations à admirer et imiter leurs vertus, ils avaient
fait naître entre elles et nous un accord fraternel et régner la
bonne intelligence! Combien il eût été facile de tirer profit de ces
âmes neuves, affamées du désir d'apprendre et qui, pour la plupart,
présentaient de si heureuses dispositions naturelles! Au lieu de cela,
nous avons abusé de leur ignorance et de leur inexpérience, pour leur
inculquer plus facilement la trahison, la luxure, l'avarice; pour les
porter à des actes de toutes sortes d'inhumanité et de cruauté, à
l'exemple et sur le modèle de nos mœurs. Qui jamais a sacrifié à ce
degré, dans l'intérêt du commerce et du trafic? Que de villes rasées,
que de nations exterminées, que de millions d'individus passés au fil
de l'épée, que de bouleversements dans cette si belle et si riche
partie du monde, pour le négoce des perles et du poivre! Misérables
victoires! Jamais l'ambition, jamais les inimitiés publiques n'ont
poussé à ce point les hommes les uns contre les autres et produit de si
horribles hostilités et de si révoltantes calamités.

En suivant les côtes, quelques Espagnols, à la recherche de mines,
prirent terre dans une contrée fertile, agréable à l'œil et fort
peuplée; et, adressant aux populations leurs requêtes habituelles:
«Ils étaient, disaient-ils, des gens paisibles, venant de loin,
envoyés par le roi de Castille, le plus grand prince de la terre
habitée, auquel le Pape, représentant de Dieu sur la terre, avait
concédé la domination sur les Indes entières. S'ils consentaient
à devenir ses tributaires, ils seraient traités avec une grande
bienveillance.» Ensuite de cela, ils demandaient des vivres pour se
nourrir, et de l'or pour la confection de certains médicaments; au
surplus, ils prônaient la croyance en un seul Dieu, la vérité de notre
religion qu'ils recommandaient d'adopter, ajoutant au tout quelques
menaces. La réponse qui leur fut faite, est celle-ci: «Pour des gens
placides, s'ils l'étaient, ils n'en avaient guère l'apparence; quant
à leur roi, il devait être bien indigent et nécessiteux, puisqu'ils
sollicitaient pour lui; et celui qui lui avait attribué leur territoire
bien aimer les dissensions, puisqu'il donnait à un tiers des terres
qui ne lui appartenaient pas, au risque de le mettre aux prises avec
leurs anciens possesseurs. Pour ce qui était des vivres, ils leur
en fourniraient; quant à de l'or, ils en avaient peu, c'était chose
qu'ils n'appréciaient guère, parce qu'elle était inutile à leur vie
que leur unique préoccupation était de passer heureuse et agréable;
qu'en conséquence, ils pourraient sans scrupule prendre ce qu'ils
en trouveraient en dehors de ce qui était employé au service de
leurs cultes. Que ce qu'ils disaient de la croyance en un seul Dieu,
leur plaisait; mais qu'ils ne voulaient pas changer de religion, en
ayant une qui leur avait depuis si longtemps rendu service; que, du
reste, ils avaient coutume de ne prendre conseil que de leurs amis et
connaissances; quant à leurs menaces, c'était manquer de jugement que
d'en adresser à des gens dont le caractère et le degré de puissance
leur étaient inconnus; qu'ils se dépêchassent donc de quitter
promptement leur pays, car eux-mêmes n'étaient pas habitués à prendre
en bonne part ni les honnêtetés ni les remontrances de gens qui leur
étaient étrangers et se présentaient en armes; qu'autrement, s'ils ne
déféraient pas à cette injonction, on agirait à leur égard comme il
avait été fait de ces autres», et ils montraient, exposées autour de
la ville les têtes de quelques individus mis à mort par autorité de
justice. Voilà comment balbutiaient ces peuples en enfance. Ce qui est
certain, c'est que, quelques autres avantages que le pays pût leur
offrir, les Espagnols ne s'arrêtèrent et ne tentèrent de coups de main
ni ici, ni ailleurs, où ils ne trouvèrent pas les marchandises qu'ils
recherchaient; le pays des Cannibales, dont j'ai déjà parlé et qu'ils
n'occupèrent pas, en témoigne.

=Mauvaise foi et barbarie des Espagnols à l'égard des derniers rois du
Pérou et de Mexico; horrible autodafé qu'ils firent un jour de leurs
prisonniers de guerre.=--Le roi du Pérou, l'un des deux plus puissants
monarques, rois des rois de ce nouveau monde, et peut-être aussi de
celui que nous occupons, fut l'un des derniers qu'ils détrônèrent.
L'ayant fait prisonnier dans une bataille, ils lui imposèrent une
rançon excessive, dépassant tout ce qu'on peut imaginer et qui fut
exactement payée. Pendant sa captivité, il fit preuve d'un caractère
franc, libéral, ferme et d'un esprit juste et étendu. Après en avoir
tiré un million trois cent vingt-cinq mille cinq cents écus pesant d'or
et, en outre, de l'argent et autres choses ne s'élevant pas à moins
(leurs chevaux n'allaient plus que ferrés d'or massif), l'idée leur
vint de savoir et de s'approprier ce qui pouvait rester des trésors de
ce prince, quelle que fût la déloyauté à laquelle ils dussent avoir
recours pour en arriver à leurs fins. A cet effet, on porta contre lui
une accusation, à l'appui de laquelle on produisit des preuves aussi
fausses que l'accusation elle-même, lui imputant d'avoir conçu de
provoquer un soulèvement dans ses états pour recouvrer sa liberté; et,
là-dessus, sur un beau jugement rendu par ceux-là mêmes qui avaient
inventé cette trahison, on le condamna à être étranglé et pendu
publiquement, après lui avoir fait racheter le supplice d'être brûlé
vif par une acceptation du baptême, qui lui fut donné sur le lieu même
de l'exécution; traitement inouï et barbare qu'il subit cependant avec
calme et courage, sans se démentir ni par son attitude, ni par ses
paroles qui, dans la forme comme dans le fond, furent vraiment dignes
d'un roi. Puis, pour endormir ses peuples étonnés et frémissants de
faits si étranges, on affecta un grand deuil de sa mort, et on lui fit
de somptueuses funérailles.

De ces deux rois, l'autre était le roi de Mexico. Longtemps il
défendit sa ville que les Espagnols assiégeaient; et, dans ce siège,
les assiégés montrèrent, plus que jamais jusqu'où peuvent aller la
souffrance et la persévérance chez un prince et chez un peuple. Son
mauvais sort fit qu'il tomba vivant au pouvoir de ses ennemis par
suite d'une capitulation portant qu'il serait traité en roi; et autant
de temps qu'il demeura entre leurs mains, il se comporta avec toute
la dignité de son rang.--Ne trouvant pas après leur victoire tout
l'or qu'ils avaient espéré, les vainqueurs, après avoir tout remué
et fouillé, se mirent à poursuivre leurs recherches en exerçant sur
leurs prisonniers les plus cruels traitements qu'ils purent inventer;
mais, se heurtant à des courages plus forts que leurs supplices, ils
ne réussirent pas, et en conçurent une telle rage qu'ils en vinrent à
mettre à la torture, en présence l'un de l'autre, le roi lui-même et
l'un des principaux seigneurs de sa cour. Ce seigneur, environné de
brasiers ardents, finit, sous l'effet de la douleur, par implorer son
maître d'un regard qui faisait pitié, comme pour lui demander pardon
de ce qu'il ne pouvait plus résister. Le roi, qui se trouvait en même
situation, fixant sur lui un regard sévère et assuré, en reproche de sa
lâcheté et de sa pusillanimité, lui dit ces seuls mots d'une voix ferme
et rude: «Et moi, suis-je donc dans un bain; suis-je plus à mon aise
que toi?» et, presque aussitôt, succombant à la douleur, ce seigneur
rendit sur place le dernier soupir. Le roi fut emporté à moitié rôti;
non par commisération, mais parce que sa constance faisait ressortir
encore davantage tout l'odieux de la cruauté de ses bourreaux; la pitié
du reste ne toucha jamais ces âmes barbares qui, pour obtenir une
information douteuse sur quelques vases d'or à piller, ne regardaient
pas à faire griller sous leurs yeux un homme, bien plus, un roi si
grand par ses mérites et sa situation.--Plus tard, celui-ci ayant tenté
de s'affranchir par les armes de la longue captivité et de la sujétion
en lesquelles on le tenait, ils le pendirent; et sa fin, elle aussi,
fut digne d'un prince magnanime.

Une autre fois, ils brûlèrent vifs, d'un seul coup, sur un même bûcher,
quatre cent soixante individus, qui étaient simplement prisonniers de
guerre; quatre cents étaient gens du commun et soixante comptaient
parmi les principaux seigneurs d'une même province.--C'est d'eux-mêmes
que nous tenons ces détails, car non seulement ils les avouent, mais
ils s'en vantent et les crient bien haut. Est-ce comme témoignage de
leur justice ou par zèle pour la religion? quoi qu'il en soit, ce sont
des moyens tout autres que ceux qu'admet une si sainte cause, et elle
les réprouve. Si ces barbares s'étaient proposé de propager notre foi,
ils auraient considéré que ce n'est pas en s'emparant de territoires
qu'elle s'étend, mais en prenant possession des hommes; et ils se
seraient bornés aux meurtres inévitables qu'entraîne la guerre, sans se
livrer bénévolement à ces boucheries universelles comme il peut s'en
pratiquer à l'égard de bêtes sauvages, poussées autant que le fer et
le feu en donnent possibilité, n'épargnant de parti pris que ceux, en
nombre suffisant, dont ils voulaient faire de misérables esclaves, pour
le service et l'exploitation de leurs mines; si bien que plusieurs de
leurs chefs, déconsidérés et haïs de tous, ont été punis de mort, sur
les lieux mêmes de leurs conquêtes, par ordre des rois de Castille,
justement offensés par l'horreur de ces actes abominables. Dieu a
permis avec justice que les produits de ces pillages en grand aient
été engloutis par la mer pendant qu'on les transportait en Europe, ou
dans des guerres intestines où ces brigands se sont dévorés les uns les
autres; la plupart ont péri sur place, sans tirer aucun fruit de leur
victoire.

=L'or par lui-même n'est pas une richesse, il ne le devient que
s'il est mis en circulation.=--Quant à ce qui, de ces trésors, est
parvenu en Espagne, bien qu'entre les mains d'un prince bon et sage
administrateur, les résultats qu'ils ont donnés, n'ont pas confirmé
les espérances qu'en avaient conçues ses prédécesseurs, et que
devait produire cette profusion de richesses d'abord rencontrées
sur ce nouveau continent; car, bien qu'encore ces résultats aient
été considérables, ils ne sont rien auprès de ceux qu'on en pouvait
attendre. Cette déception doit être attribuée à ce que l'usage de
la monnaie était complètement inconnu dans ces contrées; par suite
tout leur or, ne servant que pour en faire montre et parade comme
il arrive d'un objet mobilier qui se transmet de père en fils, se
trouvait avoir été réuni entre les mains de quelques grands potentats
qui en épuisaient complètement les mines pour en fabriquer cet immense
monceau de vases et de statues employés à l'ornement de leurs palais
et de leurs temples; tandis que chez nous, nous le faisons servir à
des acquisitions et au commerce; nous le travaillons, nous lui donnons
mille formes sous lesquelles il se répand et se disperse. Imaginons que
nos rois aient de même amoncelé tout l'or qu'ils ont pu amasser durant
des siècles et qu'ils l'aient gardé immobilisé, ce qui s'est produit
chez ces peuples se reproduirait chez nous.

=Les Mexicains croyaient à cinq âges du monde et pensaient se trouver
dans le dernier quand les Espagnols vinrent les exterminer.=--Les
Mexicains étaient quelque peu plus civilisés que les autres peuples de
cette partie du monde et plus avancés dans les arts. Ils avaient, comme
elle a existé chez nous, la croyance que l'univers touche à sa fin, et
la désolation que nous avons apportée chez eux en fut considérée comme
un signe précurseur. Ils pensaient que l'existence du monde comporte
cinq phases, formées chacune par l'existence de soleils en nombre égal
et devant se succéder, desquels quatre auraient déjà fourni leur temps
et dont le cinquième est celui qui nous éclaire. Le premier de ces
soleils fut détruit, avec toutes les créatures existantes, à la suite
d'un déluge universel. Le second, par la chute du ciel qui étouffa tout
ce qui avait vie: cet âge fut celui des géants, dont on montrait aux
Espagnols des ossements qui, comparés à ceux de l'homme, leur assignent
une taille de vingt palmes de hauteur. Le troisième prit fin par le feu
qui embrasa et consuma tout. Le quatrième, par un cyclone d'air et de
vent qui alla jusqu'à niveler des montagnes; les hommes n'en moururent
pas, mais furent changés en magots (quelles impressions la crédulité
humaine, dans sa faiblesse, n'est-elle pas susceptible de recevoir!).
Quand périt ce quatrième soleil, le monde demeura pendant vingt-cinq
ans plongé dans les ténèbres: la quinzième année de cette période,
furent créés un homme et une femme qui reconstituèrent la race humaine;
dix ans après cette création, apparut un jour un nouveau soleil qui
venait d'être créé; c'est de ce moment que ces peuples font dater les
années par lesquelles ils comptent. Trois jours après la création
de ce dernier soleil, les dieux anciens moururent; puis, du jour au
lendemain, naquirent ceux qui existent actuellement.--L'auteur de ces
renseignements ne sait pas ce qu'ils supposent de la manière dont ce
soleil prendra fin; mais nous touchons à cette grande conjonction des
astres, à laquelle a été due, il y a huit cents et tant d'années, le
quatrième bouleversement qui a précédé la période actuelle et qui,
d'après les astrologues, doit amener des perturbations considérables
dans le monde et être le point de départ d'un nouvel ordre de choses.

=La route de Quito à Cusco au Pérou surpasse à tous égards n'importe
quel ouvrage qui ait été exécuté en Grèce, à Rome, ou en Égypte.=--La
pompe et la magnificence qui se rencontraient dans ces pays et qui
m'ont conduit à aborder ce sujet, étaient telles, que ni la Grèce, ni
Rome, ni l'Égypte ne présentent d'ouvrages aussi grandioses, aussi
utiles et qui aient été d'exécution aussi difficile que cette route
qui existe au Pérou, œuvre des rois du pays, qui va de la ville
de Quito à celle de Cusco que sépare une distance de trois cents
lieues. Elle est en droite ligne, plane, large de vingt-cinq pas,
pavée, encadrée de chaque coté de hautes et belles murailles le long
desquelles, à l'intérieur, coulent continuellement deux ruisseaux d'eau
vive; elle est bordée de beaux arbres, qu'on nomme molly. Là où, en
la construisant, on s'est heurté à des montagnes ou à des rochers, on
les a entaillés ou aplanis; là où l'on a eu affaire à des bas-fonds,
ils ont été comblés par de la maçonnerie. En fin de chaque journée de
marche, sont de beaux bâtiments, renfermant des approvisionnements de
vivres, de vêtements et d'armes, tant pour les voyageurs que pour les
armées qui la suivent. Pour bien apprécier la valeur de cet ouvrage, il
faut tenir compte de la difficulté vaincue qui a été particulièrement
grande; on y a fait emploi de pierres de taille, dont les moindres
n'avaient pas moins de dix pieds de côté; faute d'autres moyens de
transport, il a fallu les charrier à force de bras; pour les mettre
en place, comme ils ne connaissaient pas l'art des échafaudages, on
établissait simplement, contre les bâtiments que l'on élevait, des
rampes en terre qu'on enlevait une fois le travail achevé.

=Pour en revenir aux chars, ils étaient inconnus dans le nouveau
monde.=--Pour revenir à nos chars, c'était chose inconnue dans le
nouveau monde; on y suppléait, ainsi qu'à toute autre espèce de
voitures, par des hommes qui vous portaient sur leurs épaules.--Le jour
où le dernier roi du Pérou fut fait prisonnier, il était ainsi porté,
au milieu du combat, sur des brancards d'or, assis sur un siège d'or.
On voulait le prendre vivant, et, autant on tuait de ses porteurs pour
le faire tomber, autant s'en trouvaient d'autres qui, rivalisant de
zèle, prenaient la place des morts, si bien qu'on ne put le jeter à
bas, quelque carnage qu'on fît de ses gens, jusqu'à ce qu'un cavalier,
se portant à lui, le saisit et le précipita à terre.



CHAPITRE VII.

_Des inconvénients des grandeurs._


=Qui connaît les grandeurs et leurs incommodités, peut les fuir sans
beaucoup d'efforts ni grand mérite.=--Puisque nous ne pouvons atteindre
aux grandeurs, vengeons-nous en médisant d'elles; d'ailleurs, ce n'est
pas absolument médire d'une chose que d'y trouver des défauts; il y
en a dans tout, si beau, si désirable que ce soit. En général, les
grandeurs ont cet avantage incontestable, qu'elles peuvent s'abaisser
autant que cela plaît, et qu'il est loisible à qui en jouit de choisir
la condition qui lui convient, car on tombe rarement de toute sa
hauteur et les grandeurs dont on peut descendre sans tomber existent
en plus grand nombre que les autres.--J'estime que nous faisons des
grandeurs plus de cas qu'elles ne valent, et qu'aussi nous estimons
au-dessus de sa juste valeur la résolution que nous voyons prendre, ou
que nous entendons dire avoir été prise, par ceux qui les méprisent
ou qui y renoncent de leur propre mouvement; elles ne sont pas, par
essence, tellement avantageuses, que de s'y dérober soit, par lui-même,
un acte si merveilleux. Je trouve bien difficile l'effort nécessaire
pour résister à la souffrance que les maux nous causent, mais ce me
paraît une petite affaire que de se contenter d'une médiocre situation
de fortune et de fuir les grandeurs; c'est une vertu à laquelle,
moi, qui ne suis qu'un oison, j'arriverais, je crois, sans avoir à
me contraindre beaucoup; combien donc il en doit peu coûter à ceux
chez lesquels entre en ligne de compte la considération que nous
vaut d'ordinaire ce refus, qui peut être dicté par une ambition plus
grande que le désir qu'on peut avoir des jouissances qu'elles donnent,
d'autant que l'ambition n'est jamais plus conséquente avec elle-même
que lorsqu'elle emploie des voies détournées et inusitées.

=Montaigne n'a jamais souhaité de postes très élevés; une vie douce et
tranquille lui convient bien mieux qu'une vie agitée et glorieuse.=--Je
m'efforce de devenir patient et de modérer mes désirs; j'ai tout autant
à souhaiter qu'un autre, et, dans les souhaits que je forme, j'apporte
autant de liberté et n'y mets pas plus de discrétion que qui que ce
soit; cependant, il ne m'est jamais arrivé de souhaiter ni royaume, ni
empire, non plus que d'arriver à d'éminentes situations qui donnent
le commandement; ce n'est pas là ce que je vise, je m'aime trop pour
cela. Quand je rêve d'accroître mon importance, mes visées n'ont rien
d'élevé; modestes et timorées comme le comporte mon caractère, elles ne
s'appliquent qu'aux progrès que je puis faire en décision, prudence,
santé, beauté et même en richesses; mais je ne songe à m'élever ni en
crédit, ni en autorité pour arriver à pouvoir davantage; l'idée seule
en écrase mon imagination. Au contraire de cet autre, je préférerais
être le deuxième ou le troisième à Périgueux, que le premier à Paris
ou au moins, sans mentir, le troisième à Paris que d'y être le premier
en charge. Je ne veux pas plus, comme un misérable inconnu, avoir à me
débattre aux portes avec un huissier, que de faire que s'ouvrent, sur
mon passage, les foules en adoration. Je suis habitué à une situation
moyenne, aussi bien du fait du sort que par goût, et ai montré par la
conduite que j'ai tenue dans le cours de ma vie et par ce que j'ai
entrepris, que j'ai plutôt fui que désiré m'élever au-dessus du degré
de fortune où Dieu m'a fait naître; en tout, s'en tenir à l'ordre
établi par la nature, est chose à la fois juste et facile. J'ai l'âme
poltronne au point que je ne mesure pas le succès par la hauteur à
laquelle il nous place, mais à la facilité avec laquelle il s'obtient.

Si mon cœur n'a pas de hautes visées, en revanche il est franc et
veut que je reconnaisse hardiment son humilité.--L. Thorius Balbus a
été un galant homme, beau, doué d'une bonne santé, entendu dans tous
les plaisirs et commodités de la vie dont il a largement joui; il a
vécu tranquille, n'ayant en vue que sa propre satisfaction, l'âme
bien préparée contre la mort, les superstitions, la douleur et autres
misères que l'homme ne peut éviter; pour achever, il a fini les armes à
la main, sur un champ de bataille, pour la défense de son pays.

Si j'avais à établir un parallèle entre cette existence et celle de M.
Régulus que chacun connaît, si grande, de si haute vertu, couronnée
par une fin admirable; l'une sans nom, sans éclat; l'autre exemplaire
et glorieuse au delà de toute expression, j'en parlerais certainement
comme a fait Cicéron, si je savais aussi bien dire que lui. Mais s'il
me fallait prendre l'une ou l'autre pour modèle, je dirais que la
première est autant dans mes moyens et selon mes désirs que je règle
sur ces moyens, que l'autre les dépasse et de beaucoup; je ne puis
que vénérer celle-ci, tandis que je me résoudrais volontiers à vivre
celle-là.

Revenons aux grandeurs de ce monde dont nous parlions. Que je
l'exerce ou que je la subisse, la domination n'est pas dans mes
goûts.--Otanez, l'un des sept seigneurs de Perse qui pouvaient aspirer
à l'empire, adopta un parti que j'aurais moi-même pris volontiers.
Il céda à ses compagnons son droit de concourir à la souveraineté,
soit par l'élection, soit par le sort, sous condition que lui et les
siens vivraient sur le territoire de l'empire indépendants de toute
obligation, sans que personne ait autorité sur eux; qu'ils ne seraient
tenus qu'à l'observation des lois anciennes et jouiraient de toute
liberté n'y portant pas atteinte: il était aussi peu porté à commander
qu'à être commandé.

=Il est très porté à excuser les fautes des rois, parce que leur
métier est des plus difficiles; on leur cède en tout, ils n'ont même
pas la satisfaction de la difficulté vaincue.=--Le plus pénible et
le plus difficile métier de ce monde est, suivant moi, d'être un
roi digne de ce rang. J'excuse plus leurs fautes qu'on ne le fait
généralement, parce que je considère l'énorme fardeau dont ils ont la
charge et que j'en suis étonné. Il est difficile de conserver de la
mesure dans l'exercice d'une puissance aussi démesurée, quoique ce
soit un singulier encouragement à la vertu pour ceux mêmes qui ne sont
pas parfaitement doués par la nature, que d'être dans une situation
où tout ce que vous pouvez faire de bien est noté et enregistré, où
tant de gens aspirent à participer au moindre de vos bienfaits, et
où votre capacité, comme celle des prédicateurs, est soumise surtout
à l'appréciation du peuple, mauvais juge en la matière, facile à
tromper comme à contenter. Il est peu de choses sur lesquelles nous
pouvons émettre un jugement sincère, parce qu'il en est peu auxquelles
nous n'ayons de quelque façon un intérêt particulier. La supériorité
et l'infériorité, le maître et le sujet sont en opposition et se
jalousent naturellement; perpétuellement ils empiètent sur leurs
domaines respectifs. Je ne crois aucun d'eux, quand ils revendiquent
ce qu'ils prétendent être leurs droits; c'est à la raison seule,
qui n'admet pas les compromissions et conserve son impartialité,
qu'il appartient de décider quand elle peut se faire entendre. Je
feuilletais, il n'y a pas un mois, deux livres d'auteurs écossais,
traitant tous deux ce même sujet, mais à des points de vue opposés;
celui qui prend parti pour le peuple, fait du roi un être de condition
pire qu'un charretier; celui qui en tient pour le monarque le place,
sous le rapport de la puissance et de la souveraineté, à quelques
brasses au-dessus de Dieu.

L'un des inconvénients des grandeurs, qu'une circonstance fortuite m'a
révélé récemment, est la suivante: Il n'y a rien peut-être de plus
agréable dans les relations entre hommes, que les assauts auxquels nous
nous livrons les uns contre les autres, tant par point d'honneur que
pour faire ressortir notre valeur, dans les divers exercices soit du
corps, soit de l'esprit; assauts auxquels ceux qui sont investis de
la souveraine grandeur, ne prennent en fait aucune part sérieuse.--Il
m'a paru, en effet, qu'à force de respect, on y traite toujours les
princes avec dédain et en leur faisant injure. Dans mon enfance,
une chose m'offensait infiniment, c'était que ceux qui luttaient
avec moi dans nos jeux, évitaient de s'y appliquer franchement pour
de bon, parce qu'ils me trouvaient indigne de leurs efforts; c'est
ce qu'on voit arriver tous les jours aux princes, chacun se trouve
indigne de leur tenir tête. Si on s'aperçoit qu'ils ont le moindre
désir d'obtenir la victoire, il n'est personne qui ne s'y prête et
ne préfère trahir sa propre gloire que d'offenser la leur, et qui
n'apporte à la leur disputer que juste la résistance indispensable pour
qu'elle leur fasse honneur. Quelle part ont-ils à la mêlée, alors que
chacun y bataille pour eux? Ils me font l'effet de ces paladins des
temps passés, se présentant aux joutes et aux combats avec des armes
enchantées.--Brisson, luttant à la course avec Alexandre, se laissa
battre, en ne donnant pas tout ce qu'il eût pu: Alexandre l'en tança;
il eût dû lui faire donner le fouet.--C'est là ce qui faisait dire à
Carnéade que «les enfants des princes n'apprennent rien où la vérité ne
soit faussée, si ce n'est à manier les chevaux; en tout autre exercice,
chacun cède devant eux et leur donne gagné, mais le cheval, qui n'est
ni flatteur ni courtisan, jette le fils du roi à terre tout comme il
ferait du fils d'un crocheteur».

Homère a dû se résigner à admettre que Vénus, cette si vénérée et si
délicate déesse, soit blessée dans les combats livrés sous Troie, afin
de pouvoir la doter de courage et de hardiesse, qualités que ne peuvent
posséder ceux qui n'ont pas à redouter le danger; si on fait les dieux
susceptibles de se courroucer, de craindre, de fuir, de ressentir la
jalousie, la douleur, de se passionner, c'est pour pouvoir leur faire
honneur des vertus qui sont la contrepartie de ces imperfections.
Celui qui n'a part ni au hasard, ni à la difficulté, ne peut prétendre
à bénéficier de l'honneur et du plaisir qui suivent les actions qui
présentent des risques.--C'est pitié d'avoir un pouvoir tel que tout
cède devant vous; une telle fortune rejette trop loin de vous la
société et ceux qui vous tiennent compagnie, elle vous plante trop à
l'écart. Cette commode et lâche facilité à faire que tout s'abaisse
sous vous, exclut tout plaisir de n'importe quelle sorte; elle fait
que vous glissez et ne marchez pas; c'est dormir, ce n'est pas vivre.
Représentez-vous un homme omnipotent: il est sous une oppression
constante; il faut qu'il vous demande de lui faire l'aumône de lui
résister et de l'entraver dans ses volontés; son bonheur n'est pas
complet et il en souffre.

=Leurs talents et leurs vertus ne peuvent se manifester; on leur
cache leurs défauts; comment s'étonner qu'ils commettent tant de
fautes?=--Les bonnes qualités des princes sont, en eux, comme mortes et
non avenues; car elles ne se manifestent que par comparaison, et, chez
eux, le point de comparaison n'existe pas; ils ne connaissent guère
les louanges de bon aloi, étant toujours affligés d'une approbation
continue, qui jamais ne varie. Ont-ils affaire au plus sot de leurs
sujets? ils n'ont pas le moyen de prendre avantage sur lui: «C'est
parce qu'il est mon roi,» dit celui-ci; et, ce disant, il lui semble
avoir donné suffisamment à entendre qu'il s'est prêté à être vaincu.
Par ce fait qu'ils sont rois, leur grandeur étouffe et absorbe toutes
les autres qualités réelles et essentielles qu'ils peuvent posséder
et qui ne peuvent se faire jour; elle ne leur laisse, pour se faire
valoir, que les actions qui les touchent, telles que les devoirs de
leur charge; un roi a une si haute situation, qu'en lui on ne voit
qu'elle. Elle constitue en dehors de lui une atmosphère lumineuse qui
l'environne, le cache et nous le dérobe; notre vue, arrêtée et aveuglée
par ces flots de lumière, ne pouvant les pénétrer, cesse de percevoir
ce qu'ils lui voilent.--Le sénat romain avait décerné à Tibère le prix
de l'éloquence; il le refusa, estimant que l'eût-il mérité, il ne
lui eût pas été possible de se prévaloir d'un jugement rendu par une
assemblée aussi peu libre de ses actes.

Comme on leur concède tout ce qui peut les honorer, on en arrive à
autoriser et aggraver leurs défauts et leurs vices, non seulement
en les approuvant mais aussi en les imitant.--Dans l'entourage
d'Alexandre, chacun portait, comme lui, la tête inclinée sur le côté;
et les flatteurs de Denys, lorsqu'ils étaient en sa présence, se
heurtaient entre eux, poussaient et renversaient ce qui était à leurs
pieds, pour paraître avoir la vue aussi courte que lui. Être affecté
de hernie a été parfois un titre de recommandation et de faveur; j'ai
vu des gens simuler la surdité. Plutarque a vu des courtisans qui,
parce que le maître haïssait sa femme, répudiaient la leur qu'ils
aimaient; bien plus, le libertinage, les mœurs les plus dissolues,
et aussi la déloyauté, le blasphème, la cruauté, l'hérésie, tout comme
la superstition, l'irréligion, la mollesse et encore pis, si pis il
y a, ont été en crédit par suite de mauvais exemples, plus dangereux
encore que celui donné par les flatteurs de Mithridate qui, parce que
leur maître prétendait à l'honneur d'être bon médecin, se faisaient
inciser et cautériser les membres par lui; les autres, c'est leur âme,
partie autrement plus délicate et plus noble, qu'ils souffrent se voir
cautérisée.

Pour achever par où j'ai commencé, je rappellerai que l'empereur Adrien
discutant avec le philosophe Favorinus sur l'interprétation à donner
à un mot, celui-ci ayant cédé assez promptement et ses amis le lui
reprochant: «Vous vous moquez, leur dit-il; vous voudriez qu'il ne soit
pas plus savant que moi, lui qui commande à trente légions!»--Auguste
avait écrit des vers contre Asinius Pollion: «Quant à moi, dit Pollion,
je me tais: il n'est pas sage d'écrire à rencontre de qui peut
proscrire.»--Tous deux avaient raison; Denys, parce qu'il n'avait pu
égaler Philoxène en poésie et Platon dans ses raisonnements, condamna
l'un aux carrières et fit vendre l'autre comme esclave dans l'île
d'Égine.



CHAPITRE VIII.

_De la conversation._


=En punissant les coupables, la justice ne saurait avoir d'autre but
que d'empêcher les autres hommes de commettre les mêmes fautes; c'est
ainsi que l'aveu que Montaigne fait de ses défauts, doit servir à
corriger les autres.=--C'est un usage de nos procédés judiciaires de
condamner des gens, pour que cela serve d'avertissement aux autres.
Les condamner uniquement parce qu'ils ont failli, serait, comme dit
Platon, une ineptie, parce que ce qui est fait ne peut se défaire;
aussi les condamne-t-on pour qu'ils ne commettent pas à nouveau la
même faute, ou qu'on ne suive pas l'exemple qu'ils ont donné; pendre
quelqu'un ne le corrige pas, ce sont les autres qui sont corrigés par
ce qui lui arrive.--Je fais de même: parmi mes erreurs, il y en a qui
sont naturelles et qui ne peuvent être ni corrigées ni réparées; et,
tandis que les honnêtes gens servent la cause publique en provoquant
à les imiter, je la sers peut-être aussi en montrant ce qui, en moi,
est à éviter: «_Ne voyez-vous pas que le fils d'Albus vit mal et que
Barrus est dans la misère? Leur exemple doit nous instruire à ne
pas dissiper notre patrimoine_ (_Horace_)»; en publiant et accusant
mes imperfections, il se trouvera des gens qui apprendront à les
redouter.--Les points que j'apprécie le plus en moi tirent plus
d'honneur de ce qu'ils constituent contre moi des chefs d'accusation
que s'ils m'étaient des titres de recommandation; voilà pourquoi j'y
reviens et m'y arrête si souvent. Mais quand on a tout raconté sur soi,
on ne peut plus se mettre en cause qu'à son détriment; on amplifie ce
que vous avouez prêter à condamnation, on ne vous croit pas sur ce que
vous estimez être à louer. Il peut se trouver des gens comme moi qui
m'instruis plus par les contraires que par les similaires, en voyant
ce qui est à fuir plutôt que ce qui est à suivre, tendance qui faisait
dire à Caton l'ancien que «les sages ont plus à apprendre des fous,
que les fous des sages». Pausanias rapporte qu'un joueur de lyre de
l'antiquité avait l'habitude d'obliger ses élèves à aller écouter un
mauvais musicien qui logeait en face de lui, pour leur apprendre à haïr
ses mauvais accords et ses fausses mesures. L'horreur que j'éprouve
à voir des cruautés, me reporte plus vers la clémence que ne m'y
attirerait quelqu'un auquel je la verrais pratiquer; la vue d'un bon
écuyer ne m'incite pas autant à rectifier ma position à cheval, que si
j'aperçois un procureur ou un vénitien cheminant ridiculement sur une
monture de la sorte; entendre parler un langage incorrect, m'amène à
corriger le mien, bien plus que si celui que l'on me tient est parfait.
Tous les jours les sottises d'autrui m'avertissent et me mettent sur
mes gardes; ce qui blesse, touche et éveille davantage que ce qui
plaît. Le temps où nous vivons est propre à nous amender à reculons,
en ce que nous voyons faire plus souvent ce qu'on ne devrait pas que
ce qui devrait être, et que le désaccord règne parmi nous plus que
l'accord. Ayant peu profité des bons exemples, j'utilise les mauvais
dont les leçons sont constamment sous mes yeux. Je me suis efforcé de
me rendre aussi agréable que je voyais d'autres personnes l'être peu,
aussi ferme que j'en voyais d'autres être faibles, aussi doux que j'en
voyais de revêches, aussi bon que d'autres m'apparaissaient méchants;
mais ce que je me proposais là, s'est trouvé au-dessus de mes forces.

=C'est surtout dans les conversations que l'esprit se forme et se
corrige; cet exercice est plus instructif encore que l'étude dans les
livres.=--L'exercice le plus naturel pour notre esprit, celui qui porte
le plus de fruit, est, à mon sens, la conversation. Je trouve que c'est
dans la vie ce qu'il y a de plus doux, et c'est pourquoi, à cette
heure, si j'étais obligé de choisir, je consentirais plutôt, je crois,
à perdre la vue que l'ouïe ou l'usage de la parole. Les Athéniens,
et aussi les Romains, entretenaient cet exercice en grand honneur
dans leurs académies; et, de nos jours, les Italiens en ont conservé
quelque chose pour leur plus grand avantage, ce qui se constate quand
on compare la compréhension qu'ils ont de toutes choses avec celle que
nous en avons nous-mêmes.--L'étude dans les livres est une occupation
calme et fade, qui n'échauffe pas; tandis que, lorsque nous discutons,
nous apprenons et nous nous exerçons tout à la fois. Si je converse
avec un contradicteur un peu serré, à l'âme forte, il me presse les
flancs, me pique à gauche et à droite; ses idées font surgir les
miennes; la jalousie, la vanité, la contention d'esprit m'excitent
et font que je m'élève au-dessus de moi-même; être tous du même avis
quand on cause, est chose absolument ennuyeuse. Mais, si notre esprit
se fortifie par les échanges d'idées avec des esprits vigoureux et
pondérés, on ne saurait dire combien il perd et s'abâtardit au contact
d'esprits inférieurs et maladifs; il n'y a pas de contagion qui gagne
plus que celle-ci, et je sais par expérience ce qu'en vaut l'aune.
J'aime à discourir, mais avec un petit nombre de gens et seulement pour
mon agrément; se donner en cela en spectacle aux grands, et faire, à
qui mieux mieux, parade de son esprit et de son verbiage, me semble un
métier très peu convenable pour un homme d'honneur.

=On y apprend à supporter la sottise; et Montaigne, connaissant la
faiblesse de l'esprit humain, écoutait patiemment les propos les plus
extravagants.=--La sottise est un défaut; mais ne pouvoir la supporter,
s'en dépiter et s'en tourmenter, comme cela m'arrive, est une autre
sorte de maladie qui, par ses inconvénients, ne le cède guère à la
sottise, et c'est ce dont je veux à présent m'accuser.--Je n'éprouve
ni gêne, ni difficulté à entrer en conversation et à discuter,
d'autant que l'opinion d'autrui trouve en moi un terrain peu propice
pour y pénétrer et y pousser de fortes racines: nulle proposition ne
m'étonne; nulle croyance, si contraire qu'elle soit à la mienne, ne me
blesse; il n'y a pas d'idée, si frivole, si extravagante soit-elle,
dont l'esprit humain ne me semble pouvoir s'accommoder et qui ne
puisse en émaner.--Nous, qui ne reconnaissons plus à notre jugement
le droit de décider sur quoi que ce soit, nous ne prêtons pas une
attention sérieuse aux opinions diverses qui se produisent; mais, si
notre jugement s'en désintéresse, nous y prêtons facilement l'oreille.
Quand un des plateaux de la balance est absolument vide, je laisse
l'autre osciller sous le faix de songes de vieille femme, et me trouve
excusable d'admettre les nombres impairs comme plus favorables que
les nombres pairs, de préférer le jeudi au vendredi, d'aimer mieux
être douze ou quatorze à table que treize, de voir en voyage avec
plus de satisfaction un lièvre courir dans le sens que je suis que
s'il traversait mon chemin, de tendre, pour être chaussé, le pied
gauche le premier plutôt que le droit. Toutes les idées chimériques
qui sont en crédit autour de nous valent au moins qu'on les écoute;
personnellement, j'estime qu'elles pèsent autant que rien, néanmoins
elles font pencher la balance. Encore faut-il convenir que les opinions
que professe le vulgaire sur certains points sont, par leur nature,
de plus de poids que ces niaiseries; et qui les dédaigne d'une façon
absolue, peut, en voulant éviter d'être taxé de superstition, pécher
par opiniâtreté, ce qui est un défaut.

=La contradiction éveille l'esprit, mais il faut qu'elle ait lieu en
termes courtois; la critique est susceptible de nous corriger, mais il
faut qu'elle soit de bonne foi et savoir l'accepter.=--Par suite, les
contradictions qu'on m'oppose ne m'offensent ni ne m'influent; elles
ne font que m'exciter et me sont des occasions de m'exercer. Nous
n'aimons pas à voir nos erreurs relevées, et toute observation dans ce
sens n'est acceptée et ne saurait avoir de l'effet qu'autant qu'elle
nous est faite en manière de conversation, sans qu'on semble vouloir
nous régenter; on ne considère pas si les objections présentées sont
justes, mais seulement comment, à tort ou à raison, on les réfutera:
au lieu de les accueillir à bras ouverts, nous les recevons avec nos
griffes. Il me serait assez pénible de m'entendre dire par mes amis:
«Tu es un sot, tu rêves»; cependant j'aime qu'entre gens galants on
ait le courage de son opinion, que les mots traduisent exactement la
pensée. Il faut nous fortifier l'ouïe et l'endurcir contre les tons
par trop doucereux et cérémonieux.--J'aime une société où règne une
familiarité forte et virile, une amitié qui se complaît dans l'âpreté
et l'énergie qu'elle apporte dans ses relations, tel l'amour qui
mord et égratigne jusqu'au sang; une conversation n'est suffisamment
vigoureuse et ardente qu'autant qu'elle est querelleuse, qu'elle n'est
pas civilisée et policée au point de redouter les chocs et d'être gênée
dans ses allures, «_car il n'y a pas de discussion sans contradiction_
(_Cicéron_)».--La contradiction ne me cause pas d'irritation, mais
éveille mon attention; je presse mon contradicteur et fais mon profit
de ses arguments; la recherche de la vérité ne devrait-elle pas être
le but commun de l'un et de l'autre? Que répondre, si déjà la colère
a infirmé notre jugement; si le trouble, devançant la raison, s'est
emparé de notre esprit?--Il serait utile qu'un pari s'engageât entre
ceux qui discutent, pari qui serait gagné par celui qui aurait raison;
cela constituerait un témoignage matériel, qui nous permettrait de
nous rendre compte des conversations dans lesquelles nous aurions le
dessous, si bien que mon valet pourrait me dire: «L'année dernière,
il vous en a coûté cent écus, en vingt fois différentes, pour avoir
été ignorant et entêté.»--Je fais fête à la vérité et la caresse en
quelques mains que je la trouve; je capitule allégrement et, vaincu, je
lui tends mes armes du plus loin que je la vois approcher; pourvu qu'on
ne le fasse pas d'une manière trop arrogante et impérieuse, j'éprouve
plaisir à être repris et suis, plus souvent par politesse que parce
que je me repens, dans la meilleure intelligence avec ceux qui m'ont
montré mes torts. Par la facilité que je mets à me rendre, je cherche à
encourager les gens à me reprendre librement et à les en récompenser *
alors même que c'est à mes dépens.

Toutefois, il est * assurément malaisé d'amener tous les hommes de
l'époque actuelle à penser ainsi; ils n'ont pas le courage de corriger
autrui parce qu'ils n'ont pas le courage de souffrir être corrigés, et
leur langage, quand ils se trouvent en présence les uns des autres,
manque toujours de franchise. Pour moi, j'ai tant de plaisir à être
connu et jugé, que la forme sous laquelle on me connaîtra, qu'on me
condamne ou qu'on m'approuve, m'est indifférente; mes idées sont si
souvent contradictoires, qu'elles se condamnent elles-mêmes, et il
m'importe peu qu'un autre le fasse, vu surtout que je donne à la
critique que l'autorité que je veux; mais je me brouille avec qui le
prend de trop haut, comme quelqu'un que je connais qui regrette les
avis qu'il a émis quand on ne les approuve pas, et se trouve offensé
lorsqu'on fait difficulté de les suivre.--Si Socrate accueillait
toujours de bonne grâce les contradictions qu'on soulevait sur ce
qu'il disait, on peut dire que cela tenait à sa force et que, certain
de triompher de ses adversaires, il acceptait leurs objections comme
autant de sujets devant lui procurer de nouvelles victoires. Nous
voyons que, par contre, rien ne nous met en situation délicate comme
l'opinion que nous avons de la supériorité de celui contre lequel
nous discutons et du dédain que nous pouvons lui inspirer; aussi,
ne serait-ce que par raison, celui qui a conscience de sa faiblesse
est bien inspiré en acceptant avec bonne grâce les critiques qui le
redressent et le mettent en meilleure posture. En vérité, je recherche
plus la fréquentation de ceux qui me rudoient que celle de ceux qui me
craignent; c'est un plaisir sans saveur et nuisible que d'avoir affaire
à des gens qui nous admirent et nous cèdent toujours. Antisthène
recommandait à ses enfants de «ne savoir aucun gré à qui les louait et
ne pas l'en remercier». Je suis bien plus fier de la victoire que je
remporte sur moi quand, dans l'ardeur même du combat, je me contrains à
m'incliner devant la force des arguments de la partie adverse, que je
ne me sais gré du succès que je gagne sur elle si c'est parce qu'elle
n'est pas de force. Enfin, j'accepte et avoue les atteintes de toutes
sortes qui me sont portées directement, si faibles qu'elles soient;
mais je ne supporte pas très patiemment celles où la forme laisse par
trop à désirer.

=Dans les conversations la subtilité et la force des arguments
importent moins que l'ordre; quant à discuter avec un sot, il ne faut
s'y prêter absolument pas.=--Le sujet en discussion m'importe peu, les
opinions émises me sont égales, et la manière de voir qui l'emporte
m'est à peu près indifférente. Il m'arrivera de discuter un jour entier
sans m'impatienter, si le débat se déroule en bonne forme. Ce n'est pas
tant la force et la subtilité dans l'argumentation auxquelles je tiens,
qu'à l'ordre dans les idées, à cet ordre, qui subsiste dans toutes
les altercations qu'ont entre eux même les bergers et les garçons de
boutique et que nous n'observons jamais. S'ils s'en écartent, c'est
uniquement pour s'invectiver; ne le faisons-nous pas nous-mêmes? Mais
eux, leurs querelles et leurs impatiences ne les font pas sortir du
sujet de leur dispute, la discussion suit son cours; s'ils parlent à la
fois, sans s'attendre, ils ne cessent pas pour cela de se comprendre.
Toute réponse me satisfait au delà de ce que je souhaite, si elle
s'applique à ce que je dis; mais quand l'entretien devient confus et
désordonné, je ne m'occupe plus de ce qui en est l'objet et, pris de
dépit, sans égard pour quoi que ce soit, m'attache à y ramener l'ordre;
j'en deviens têtu, malicieux, impérieux dans ma façon de discuter, au
point d'avoir à en rougir ensuite.--Il est impossible de discuter de
bonne foi avec un sot; c'est si fort chez moi, que non seulement mon
jugement mais même ma conscience s'oblitèrent à me mesurer avec pareil
adversaire, contre lequel rien ne prévaut.

=Les disputes devraient être interdites; quand on en arrive là,
chacun sous l'empire de l'irritation perd la notion de ce qui est
raisonnable.=--Les disputes devraient être défendues et punies
comme tous les autres crimes commis par paroles. Quels vices
n'éveillent-elles pas et n'accumulent-elles pas quand elles dégénèrent
ainsi sous l'effet de la colère? Nous nous prenons d'inimitié d'abord
contre les raisons qui nous sont opposées, puis contre les gens qui
nous les opposent. Nous n'apprenons à discuter que pour contredire,
et chacun contredisant et étant contredit, il en résulte que toute
conversation ainsi dégénérée aboutit à perdre et à mettre à néant la
vérité. Aussi Platon, dans sa République, interdit-il cet exercice aux
gens ineptes et mal élevés. Pourquoi nous mettre à rechercher ce qui
est, en discutant avec quelqu'un qui a un pas et des allures qui ne
sont pas convenables?--On ne fait pas tort au sujet en discussion, en
le quittant momentanément pour voir dans quelles conditions il convient
de le traiter; je ne dis pas selon les règles de l'école et de l'art,
mais en demeurant naturel et y apportant de la justesse d'esprit. A
quoi en arrive-t-on finalement si l'un tire vers l'Orient et l'autre
vers l'Occident? Le point important du débat se perd de vue, rejeté
à l'écart par des digressions multipliées; au bout d'une heure d'une
discussion orageuse, personne ne voit plus ce dont il est question;
l'un est en bas, l'autre en haut, un autre à côté; chacun se butte à
un mot, à une comparaison, ne saisit plus les objections qu'on lui
fait, tant il est engagé dans sa course, ne pensant qu'à suivre son
idée et non la vôtre.--Il en est qui, faibles des reins, craignent
tout, refusent tout, mêlent et confondent dès le principe les propos
qu'on leur tient; ou qui, au fort des débats, s'obstinent à garder
subitement un silence inattendu, par dépit de leur ignorance qu'ils
dissimulent en affectant un orgueilleux dédain, ou parce que, par une
modestie qui est de la sottise, ils fuient l'effort nécessaire pour
poursuivre la discussion.--Pourvu que celui-ci frappe son adversaire,
il ne se préoccupe pas dans quelle mesure il se découvre lui-même; un
autre compte ses mots, qu'il donne en place de raisons; celui-là a
surtout pour lui sa voix retentissante et la vigueur de ses poumons;
en voilà un qui conclut contre ses propres assertions; celui-ci vous
assourdit de préfaces et de digressions inutiles; cet autre a recours à
de véritables injures et cherche, en soulevant une querelle d'Allemand,
à se débarrasser du contact et de l'opposition d'un esprit auquel le
sien ne peut résister; ce dernier se soucie peu de la raison, mais il
vous enserre par les déductions d'arguments spécieux, en tous points
conformes aux formules scolastiques.

=L'attitude des gens de science, l'usage qu'ils en font, excitent
contre eux la défiance; suivant qui la possède, c'est un sceptre ou
la marotte d'un fou.=--Or, qui n'est en défiance de la science, «_de
ces lettres qui ne guérissent de rien_ (_Sénèque_)»; qui ne doute, en
considérant l'usage que nous en faisons, qu'on puisse en tirer quelque
résultat sérieux pour les besoins de la vie? A qui la logique a-t-elle
donné du jugement? où sont ses belles promesses? «_Elle n'enseigne ni à
mieux vivre, ni à mieux raisonner_ (_Cicéron_).» Voit-on des harengères
caquetant, s'exprimer moins confusément que les hommes dont c'est la
profession, quand ils pérorent en public? J'aimerais mieux que mon
fils apprît à parler dans les tavernes, qu'aux écoles où s'enseigne ce
verbiage.--Ayez un maître en cet art, entretenez-vous avec lui; que
ne se borne-t-il à nous faire sentir cette perfection artificielle,
à plonger dans le ravissement les femmes et les ignorants desquels
nous sommes, en donnant lieu d'admirer la fermeté de ses raisons, la
beauté de sa méthode? Il peut nous dominer et nous persuader comme il
l'entend; pourquoi cet homme, qui a tant d'avantages par ce qu'il sait
et la manière dont il le produit, joint-il à ses armes naturelles les
injures, l'indiscrétion et la rage? Qu'il se dépouille de son bonnet,
de sa robe et de son latin, qu'il ne fatigue pas nos oreilles de
passages d'Aristote qu'il nous récite textuellement et à tout propos,
et vous le prendriez pour quelqu'un de nous, ou pis encore.--Les
complications et les enchevêtrements de langage par lesquels les
gens de cette sorte nous circonviennent, me font l'effet de tours de
passe-passe, leur souplesse combat et force nos sens mais n'ébranle
en rien nos croyances; en dehors de ces jongleries, tout ce qu'ils
font est commun et vil; pour être des savants, ils n'en sont pas moins
des sots. J'aime et honore le savoir, autant que l'honorent ceux qui
le possèdent. Quand il en est fait l'usage qu'il comporte, c'est
l'acquisition la plus noble et la plus puissante qu'ait faite l'homme;
mais chez ceux-là (et leur nombre en ce genre est infini) dont il
constitue la base fondamentale de leur capacité et de ce qu'ils valent,
dont toute l'intelligence est dans la mémoire, «_qui se tapissent dans
l'ombre d'autrui_ (_Sénèque_)», qui ne peuvent rien sans l'assistance
de leurs livres, je les haïs, si j'ose dire, plus encore que les
imbéciles.--Dans mon pays et de mon temps, l'instruction vide les
bourses mais n'améliore * que rarement les âmes; sur des âmes obtuses
elle agit à l'instar d'une masse crue et indigeste qui leur reste sur
l'estomac et les étouffe; sur des âmes qui ont plus de pénétration
elle arrive aisément à les purifier, ajoute à leur clarté, et les rend
subtiles au point de les épuiser. C'est une chose de qualité à peu près
indifférente par elle-même: très utile accessoire pour une âme bien
douée, elle est pernicieuse, préjudiciable même pour une autre; ou
plutôt, elle est d'un très précieux usage, mais ne peut s'acquérir à
vil prix; dans certaines mains c'est un sceptre, dans d'autres c'est la
marotte d'un fou.--Poursuivons.

=C'est l'ordre et la méthode qui donnent du prix aux conversations, la
forme y importe autant que le fond; un effet analogue se produit dans
notre vie familiale.=--Quelle plus grande victoire peut-on attendre,
que de montrer à son adversaire qu'il ne peut lutter? Quand vous
faites triompher votre proposition, c'est la vérité qui l'emporte;
quand vous triomphez par la méthode avec laquelle vous conduisez votre
argumentation, c'est vous qui triomphez. M'est avis que dans Platon
et Xénophon, Socrate discute moins dans l'intérêt de la discussion
elle-même, que dans l'intérêt de ceux qui y prennent part; il cherche
davantage à faire ressortir aux yeux d'Euthydamus et de Protagoras leur
manque d'à propos que l'inanité de leur art. Le premier sujet venu de
controverse lui est bon, parce que son but est moins de l'élucider
que d'être utile, c'est-à-dire d'ouvrir l'intelligence de ceux qu'il
travaille et exerce. L'agitation et la chasse sont à proprement parler
notre lot; nous ne sommes pas excusables de les conduire mal ou
contrairement à ce qui est rationnel; quant à manquer notre coup, c'est
autre chose, parce que nous sommes nés pour nous livrer à la recherche
de la vérité, et qu'il n'appartient qu'à plus puissant que nous de
la posséder; car elle n'est pas, comme disait Démocrite, cachée dans
le fond des abîmes; elle va plutôt s'élevant jusqu'à l'infini, pour
en arriver à n'être connue que de Dieu. Le monde n'est qu'une école
où l'on passe son temps à chercher; ce n'est pas à qui atteindra le
but, mais à qui fournira les plus belles courses. Autant peut dire des
sottises celui qui dit vrai que celui qui dit faux, parce qu'il n'est
pas question ici du sujet dont on parle mais de la manière dont on le
traite.--Je suis porté à regarder autant à la forme qu'au fond, autant
l'avocat que la cause, ainsi que le voulait Alcibiade. Tous les jours,
je m'amuse à lire des auteurs sans m'occuper de leur science, cherchant
seulement leur façon de dire sans m'inquiéter du sujet qu'ils traitent;
de même, il m'arrive de m'efforcer d'entrer en communication avec des
esprits qui ont de la réputation, non pour m'instruire mais pour les
connaître, et, les connaissant, pour les imiter s'ils en valent la
peine. Tout homme peut dire vrai; mais dire avec ordre, modération et
science, cela n'est au pouvoir que d'un petit nombre; aussi je ne suis
pas offensé par l'erreur qui provient de l'ignorance, tandis que je
le suis par l'ineptie. J'ai rompu plusieurs marchés auxquels j'avais
intérêt, par suite de contestations sans raison soulevées par ceux avec
lesquels je les passais.--Je ne m'émeus pas, une fois l'an, des fautes
de ceux qui sont sous ma dépendance; mais nous sommes tous les jours
à nous prendre de querelle, à cause de la bêtise et de l'entêtement
qu'ils apportent dans ce qu'ils avancent et dans les raisons stupides
et animales qu'ils donnent pour s'excuser et se défendre; ils
n'écoutent ni ce qu'on leur dit, ni les explications qu'on leur donne,
et ils répondent de même; c'est à désespérer; cela me produit l'effet
d'une tête heurtant violemment la mienne. Je m'accommode plutôt des
défauts de mes gens que de leur aplomb, de leur importunité et de leur
sottise; qu'ils fassent moins, mais qu'ils soient à même de faire; vous
vivez avec l'espérance d'échauffer leur volonté, mais il n'y a rien
qui vaille à tirer ni à espérer d'une souche.

=C'est un grand défaut que de ne pouvoir souffrir les sottises
des autres; que de fois nous leur reprochons ce qui existe chez
nous-mêmes.=--Peut-être vois-je les choses autrement qu'elles ne sont,
cela se peut; c'est pourquoi je m'accuse d'impatience et conviens tout
d'abord que c'est une faute aussi bien chez celui qui a raison que
chez celui qui a tort, parce que c'est toujours fâcheux et tyrannique
de ne pouvoir souffrir une façon d'être différente de la sienne, et
qu'il n'y a vraiment pas de niaiserie plus grande, plus fréquente et
plus ridicule que de s'émouvoir et de se piquer des niaiseries des
gens; cela se retourne généralement contre nous, et ce philosophe des
temps passés n'aurait jamais manqué d'occasion de pleurer, s'il se
fût mis à se considérer lui-même. On demandait à Myson, l'un des sept
sages, qui tenait de l'humeur de Timon et de Démocrite et était porté
à tout prendre en mauvaise part et à en rire, pourquoi il riait tout
seul; il répondit: «Précisément de ce que je suis seul à rire.»--Que
de sottises je reconnais dire et répondre chaque jour; combien, par
suite, les autres doivent en constater en moi un plus grand nombre
encore; et si je m'en mords les lèvres pour n'en pas rire, que
doivent-ils faire, eux! En somme, il faut vivre avec les vivants et
laisser l'eau couler sous le pont, sans nous en occuper ou tout au
moins sans en éprouver de trouble.--De fait, ne rencontrons-nous pas,
sans nous en émouvoir, des gens mal bâtis et difformes; pourquoi ne
supportons-nous pas également, sans nous mettre en colère, des esprits
mal conformés? Cela tient à ce que le juge se montre à tort plus mal
disposé que la faute ne le comporte. Ayons toujours à la pensée cette
maxime de Platon: «Quand je trouve quelque chose qui n'est pas tel
que ce devrait être, n'est-ce pas parce que je suis moi-même dans des
conditions anormales? n'est-ce pas moi qui suis en dehors de ce qui
est la règle? mon observation ne peut-elle se retourner contre moi?»
sage et doux refrain qui flagelle la plus répandue, la plus universelle
erreur des hommes. Non seulement les reproches que nous nous faisons
les uns aux autres, mais nos raisons, nos arguments, les sujets qui
font l'objet de nos controverses peuvent nous être rétorqués et nous
nous enferrons avec nos propres armes. A cet égard, l'antiquité nous a
laissé des exemples frappants: «_Chacun aime l'odeur de son fumier_»,
est un proverbe latin qui témoigne esprit et à propos de la part de
celui qui l'a inventé. Nos yeux ne voient pas en arrière, et, cent
fois par jour, nous nous moquons de nous-mêmes en nous moquant de
ce que nous voyons chez le voisin; les défauts que nous détestons
chez d'autres, sont encore plus apparents chez nous où nous les
admirons avec une merveilleuse impudence sans nous rendre compte de
la contradiction.--Hier encore, j'ai été à même de voir un homme de
jugement, * très affable personne, qui se moquait avec autant de raison
que d'esprit de la sottise d'un autre qui va rompant la tête à tout
le monde de l'exposé de sa généalogie et de ses alliances, aux trois
quarts fausses (ce sont ceux dont les titres sont le plus douteux et
le moins certains, qui ressassent le plus souvent ce sujet ridicule);
si notre critique eût reporté son regard sur lui-même, il se serait
trouvé tout aussi intempérant et ennuyeux quand, à tout propos, il
fait valoir le mérite de la race à laquelle sa femme appartient.
Quelle malencontreuse vanité de la part de ce mari, de fournir ainsi
lui-même des armes à sa femme; s'il comprenait le latin, il faudrait
lui crier ce que je traduis: «_Courage! elle n'est pas d'elle-même
assez folle, irrite encore sa folie_ (_Térence_)!»--Je ne veux pas dire
que celui-là seul qui est absolument net, puisse accuser (il n'y aurait
plus personne pour porter une accusation); je ne dénie même pas ce
droit à qui est lui-même entaché de ce qu'il reproche aux autres; mais
je voudrais que lorsque notre jugement nous fait critiquer quelqu'un,
il ne nous épargne pas et porte dans notre for intérieur, sur le fait
imputé, une sévère investigation. C'est œuvre de charité, de la part
de qui est impuissant à extirper un vice chez lui-même, de s'employer
néanmoins à l'extirper chez les autres, où il produit peut-être des
fruits moins mauvais et moins âpres qu'en nous; mais ce ne semble pas
une excuse recevable de répondre à quelqu'un qui m'avertit de mes
défauts, que lui-même n'en est pas exempt. Pourquoi? Parce qu'un avis
fondé est toujours utile. Si nous avions bon nez, nous sentirions plus
désagréablement les mauvaises odeurs que nous répandons, par cela
même que c'est nous qui les exhalons. Socrate n'estime-t-il pas que
quelqu'un qui se reconnaîtrait coupable, et avec lui son fils et un
étranger, de quelque acte violent et injuste, devrait commencer par se
présenter à la justice, pour se faire condamner et provoquer lui-même
l'expiation de sa faute par le bourreau; faire en second lieu qu'il en
soit de même pour son fils; et, seulement après, tenir la même conduite
à l'égard de l'étranger. Ce précepte peut paraître un peu sévère, mais
du moins celui qui se trouve coupable, devrait-il commencer par se
livrer le premier à la punition de sa propre conscience.

=Ce qui frappe nos sens a une grande influence sur nos jugements; la
gravité d'un personnage, son costume, sa situation, etc., tout cela
donne du poids aux sottises qu'il débite.=--Les sens sont nos propres
juges et statuent tout d'abord; comme ils ne constatent les faits que
d'après leur manifestation extérieure, il n'est pas étonnant que tout
ce qui se rapporte au fonctionnement de la société, soit un perpétuel
et universel mélange de cérémonies où les apparences jouent un grand
rôle; aussi dans les moyens employés pour la diriger, sont-elles un des
meilleurs et de ceux qui produisent le plus d'effet. C'est toujours
à l'homme que nous avons affaire et, chez lui, ce qui est tangible
l'emporte de beaucoup sur ce qui ne l'est pas. Aussi, ceux qui, dans
ces dernières années, ont voulu introduire un culte dont les pratiques
sont exclusivement contemplatives et immatérielles, ne doivent-ils pas
s'étonner s'il y a des personnes qui pensent qu'il ne se serait pas
maintenu et se serait effondré entre les mains de leurs auteurs, s'il
n'était devenu chez nous la marque, le prétexte, l'instrument de nos
divisions et des partis, et que c'est à cela plus qu'à lui-même qu'il
doit de durer.--Il en est de même dans les conversations: la gravité,
la robe, la situation de celui qui parle, donnent souvent crédit à des
propos vains et ineptes; on ne doute pas qu'un monsieur que chacun
recherche et redoute, n'ait en lui-même une valeur supérieure; ni qu'un
homme comblé de missions et de charges, qui se montre si dédaigneux
et si plein de morgue, ne soit plus habile que cet autre qui le salue
de si loin et que personne n'emploie. Non seulement ce que disent ces
gens, mais jusqu'aux grimaces qu'ils font, sont exaltées et notées;
chacun s'applique à en donner quelque belle et solide interprétation.
S'ils daignent s'abaisser à prendre part à une conversation à laquelle
tout le monde participe, ne porterait-elle que sur des banalités,
et qu'on leur témoigne autre chose que de l'approbation et de la
déférence, ils font valoir bien haut l'autorité de leur expérience; ils
ont entendu, vu, pratiqué; ils vous accablent d'exemples. Je suis bien
près de leur dire que nous ne sommes pas convaincus de l'expérience
d'un chirurgien, par cela seul qu'il nous raconte les opérations qu'il
a faites et qu'il nous rappelle qu'il a guéri quatre cas de peste
et trois goutteux, il faut encore qu'il ait su en acquérir plus de
jugement et qu'il sache nous persuader qu'il en est devenu plus expert
dans la pratique de son art. Il arrive ici ce qui se produit dans un
concert instrumental: ce n'est ni le luth, ni l'épinette, ni la flûte
qu'on y entend, c'est l'harmonie de l'ensemble, résultat du jeu de ces
instruments réunis. Si les voyages et l'exercice de leurs fonctions
ont amélioré ces gens, cela doit ressortir par l'esprit dont ils font
preuve. Ce n'est pas assez d'énumérer des expériences, il faut les
classer et déterminer leur valeur; il faut les examiner de près, les
analyser, pour être à même d'apprécier les raisons et les conclusions
auxquelles elles conduisent. Jamais il n'y a eu tant d'historiens
que maintenant; il est toujours bon et utile de les entendre, parce
que leur mémoire nous fournit une infinité de renseignements beaux
et dignes d'éloge qu'elle a emmagasinés et qui sont propres à notre
instruction. Cela est assurément d'une grande aide dans la vie, mais
à l'heure présente ce n'est pas ce que nous cherchons; ce qui nous
occupe, c'est de savoir si ces compilateurs, qui se bornent à un simple
travail de récitation, méritent eux-mêmes des éloges.

=Parfois aussi les grands paraissent plus sots qu'ils ne sont, parce
qu'on attend plus d'eux.=--Je hais la tyrannie sous toutes ses formes,
qu'elle soit effective ou en paroles; je me tiens volontiers en garde
contre ces circonstances sans consistance qui, par nos sens, induisent
notre jugement en erreur, et, en observant attentivement ces hommes
dont on fait des phénomènes, j'ai trouvé qu'ils sont tout au plus des
hommes comme les autres: «_car le sens commun est assez rare dans
ces hautes fortunes_ (_Juvénal_).» Souvent quand ils entreprennent
et se montrent davantage, n'étant pas en état de supporter la tâche
qu'ils ont assumée, on les estime moins et ils apparaissent moins
grands qu'ils ne sont réellement. Il faut que celui qui porte un
fardeau ait plus de vigueur, puisse plus qu'il n'est nécessaire;
quand il en est ainsi, on voit aisément qu'il a encore assez de force
pour porter plus encore et qu'il n'en est pas arrivé à son extrême
limite; celui qui succombe sous le faix, donne sa mesure et décèle la
faiblesse de ses épaules. C'est ce qui fait qu'on voit tant de sots
parmi les savants où ils sont en plus grand nombre que les autres;
ils auraient été de bons agriculteurs, de bons marchands, de bons
artisans, c'est ce pour quoi la nature les avait pourvus. La science
est lourde à porter, ils succombent sous le poids; pour étaler et
répartir les riches et puissants matériaux qu'elle leur fournit, pour
les mettre en œuvre et y trouver aide, leur esprit naturel n'a ni
la vigueur, ni la dextérité qu'il faudrait; cela n'est donné qu'aux
natures fortes, et elles sont rares. Quand les natures faibles, dit
Socrate, se mêlent de philosophie, elles en compromettent la dignité;
mal placée, cette science apparaît inutile et nuisible, et c'est là
la raison pour laquelle ces gens insuffisants se gâtent et se nuisent
à eux-mêmes: «_Tel ce singe, imitateur de l'homme, qu'un enfant rieur
a habillé d'une précieuse étoffe de soie, en lui laissant le derrière
à découvert, à la grande joie des convives_ (_Claudien_).» A ceux qui
nous gouvernent et nous commandent, qui tiennent le monde dans leurs
mains, il ne suffit pas non plus qu'ils aient le même jugement que
nous tous, qu'ils puissent ce que nous pouvons; ils sont de beaucoup
au-dessous de nous, quand ils ne sont pas de beaucoup au-dessus; ils
promettent davantage, par suite ils doivent davantage.

=Le plus souvent il est de leur intérêt de garder le silence.=--C'est
ce qui fait que le silence non seulement leur permet de garder leur
gravité et une contenance qui leur attire le respect, mais qu'ils y
trouvent souvent profit et économie.--Mégabyse était allé visiter
Apelle dans son atelier; longtemps, il demeura sans mot dire, puis se
mit à discourir sur les œuvres du peintre, ce qui lui valut cette
rude apostrophe: «Tant que tu gardais le silence, tu avais grand
air à cause des chaînes et de la magnificence dont tu es paré; mais
maintenant qu'on t'a entendu parler, il n'est pas jusqu'aux garçons
de mon atelier qui ne te méprisent.» Ses superbes atours, sa haute
situation, ne permettaient pas à ce noble visiteur d'être ignorant au
même degré que tout le monde et de parler peinture sans s'y connaître;
il eût dû au moins conserver son mutisme pour maintenir intacte cette
capacité présomptive qu'on lui accordait en raison de son extérieur. A
combien de sottes âmes une mine froide et taciturne a-t-elle, en mon
temps, tenu lieu de prudence et de capacité réelles!

=Et pourquoi les grands seraient-ils plus instruits, plus éclairés que
les autres? C'est le hasard qui, la plupart du temps, distribue les
rangs, et il ne saurait guère en être autrement.=--Les dignités, les
charges, se donnent nécessairement plus au hasard qu'au mérite; mais on
a tort de s'en prendre aux rois. C'est merveille au contraire qu'ils
soient si heureux dans leurs choix, ayant si peu où se renseigner:
«_Le principal mérite d'un prince, est de bien connaître ceux qu'il
emploie_ (_Martial_)», car la nature ne les ayant pas doués d'une vue
qui leur permette de connaître tous leurs sujets, de discerner en quoi
chacun excelle et de scruter nos cœurs, ce qui seul ferait qu'ils
parviendraient à savoir quelle est notre volonté et ce à quoi nous
sommes le plus aptes, il faut qu'ils nous choisissent par conjecture et
à tâtons, en se basant sur notre race, nos richesses, la doctrine que
nous pratiquons, ce qu'on dit de nous, qui sont autant de bien faibles
arguments. Qui trouverait un moyen permettant d'apprécier les hommes
avec justice, de les choisir en toute connaissance de cause, assurerait
du même coup une parfaite organisation des services publics.

=Le succès obtenu dans les plus grandes affaires n'est pas une preuve
d'habileté; souvent il est dû au hasard qui intervient dans toutes
les actions humaines.=--«Oui, mais il a si bien mené cette grande
affaire,» entend-on dire. C'est là une raison, mais elle ne suffit pas;
et une autre maxime dit judicieusement qu'«il ne faut pas juger des
conseils donnés, par les événements qui ont suivi».--Les Carthaginois
punissaient leurs capitaines, quand ils jugeaient mauvaises les
dispositions que ceux-ci avaient prises, alors même qu'un heureux
résultat final les avait corrigées; souvent le peuple romain a refusé
le triomphe pour de grandes et très utiles victoires, parce que la
conduite du chef n'avait pas été en rapport avec son bonheur. On voit
fréquemment en ce monde le hasard prendre plaisir à rabattre notre
présomption, pour nous montrer combien il a de pouvoir en toutes
choses; ne pouvant rendre sages les maladroits, il les fait heureux,
à l'encontre de ce que commanderait la vertu. Volontiers il se prend
à favoriser les opérations dans la préparation desquelles seul il
est intervenu, de sorte qu'on voit souvent les plus simples d'entre
nous mener à bonne fin de très importantes entreprises tant publiques
que privées.--A ceux qui s'étonnaient de voir si mal tourner ses
affaires alors que ses conceptions étaient si sages, le persan Siramnez
répondait «qu'il était seul à concevoir ses projets, tandis que leur
succès dépendait de la fortune». En en faisant application à une
situation tout opposée, nos gens pourraient faire la même réponse.--La
plupart des choses de ce monde s'accomplissent d'elles-mêmes, «_les
destins frayent la voie_ (_Virgile_)»; le résultat justifie souvent
une conduite des plus déraisonnables, notre intervention n'est presque
qu'un fait de routine, et très communément amenée plutôt par l'usage
et les précédents que par la raison. Étonné de la grandeur de cette
affaire qui est l'acte capital de notre époque, il m'est arrivé, pour
juger de leur degré d'habileté, de m'enquérir auprès de ceux qui
l'avaient conduite, des raisons qui les avaient déterminés à agir
comme ils l'avaient fait, et j'ai constaté que ces raisons étaient
tout ce qu'il y a de plus vulgaire. Du reste, les plus vulgaires et
les plus communément employées, pour n'être pas des plus séduisantes,
sont peut-être les plus commodes et les plus sûres dans la pratique. Si
celles qui ont le moins de valeur ont le plus de chances de réussite,
qu'y a-t-il d'étonnant à ce que les plus basses, les plus lâches, les
plus décriées soient les mieux appropriées à la marche des affaires?
Pour que les conseils qui assistent les rois conservent leur autorité,
il suffit que les profanes qui n'y ont pas part et veulent voir ce qui
s'y passe, soient tenus au delà de la première barrière qui en interdit
l'approche; et qui veut que leur prestige ne subisse aucune atteinte,
doit les révérer en bloc et sans examiner les déterminations qu'ils
prennent. Quand je me consulte, je ne fais qu'ébaucher ce qui est le
sujet de mes réflexions et ne l'envisage que superficiellement d'après
ce qu'il m'en semble tout d'abord, ayant coutume d'attendre du ciel
qu'il fasse le principal et le plus fort du travail: «_Abandonnons le
reste aux dieux_ (_Horace_).»

Le bonheur et le malheur sont, j'estime, deux puissances souveraines.
Il est imprudent de compter que la prudence humaine puisse remplir le
rôle de la fortune; et celui-là entreprend l'impossible qui présume
pouvoir embrasser les causes et leurs effets, et diriger les événements
à son gré; c'est là une impossibilité, surtout à la guerre, quand
il s'agit de résolutions à prendre. Jamais on n'a apporté dans les
affaires de cette sorte, plus de circonspection et de prudence qu'on
ne le fait parfois dans nos guerres civiles actuelles; il semblerait
qu'on craint de se perdre en chemin et qu'on se réserve pour la
catastrophe finale!--Je vais plus loin, je soutiens que notre sagesse
même et nos délibérations sont, pour la plupart, conduites par le
hasard; ma volonté et mon entendement sont menés tantôt dans un sens,
tantôt dans un autre, et beaucoup de ces mouvements se produisent
sans ma participation; ma raison est sujette à des impulsions, à des
agitations journalières et accidentelles: «_Rien de variable comme les
dispositions de l'âme; maintenant une passion l'agite; que le vent
change, c'est une autre qui l'entraînera_ (_Virgile_).» Qu'on regarde
dans les villes quels sont les puissants, ceux qui réussissent le mieux
dans leurs affaires, on trouvera que ce sont d'ordinaire les moins
habiles; il est arrivé que des femmelettes, des enfants, des insensés
ont gouverné de grands états à l'égal des princes les plus capables;
parmi ceux investis de cette haute mission, il s'en rencontre, au
dire de Thucydide, plus ayant l'esprit lourd que subtil; et nous
attribuons à leur prudence les succès dus à leur bonne fortune: «_Si
vous vous élevez par la fortune, tout le monde vantera votre habileté_
(_Plaute_)»; ce qui démontre bien qu'à tous égards, les événements sont
des témoignages bien faibles de ce que nous valons et de ce dont nous
sommes capables.

=Pour juger des grands, voyez ceux que la fortune fait tomber; comme
ils paraissent au-dessous du médiocre lorsqu'ils ne sont plus entourés
d'un éclat imposant.=--Je disais qu'il suffit pour cela de considérer
un homme haut placé. L'aurions-nous connu trois jours auparavant comme
homme de peu de valeur que, néanmoins, insensiblement nous venons à
nous imaginer qu'il pourrait bien y avoir en lui de la grandeur, de
la capacité, et arrivons à nous persuader, son train de maison et son
crédit grandissant, que son mérite croît dans la même proportion; nous
le jugeons non par ce qu'il vaut, mais d'après les prérogatives de son
rang, comme nous faisons des jetons auxquels nous attribuons une valeur
conventionnelle.--Par contre, que la chance vienne à tourner, qu'il
retombe et se confonde dans la foule, chacun se demande avec surprise
quelle cause l'avait fait arriver si haut: «Est-ce bien lui? fait-on.
Est-ce là tout ce qu'il savait quand il était au pouvoir? Les princes
se contentent-ils donc de si peu? Nous étions vraiment en bonnes
mains!» C'est une chose que j'ai souvent vue de mon temps, ainsi qu'il
arrive au théâtre où nous nous laissons quelque peu prendre au masque
des comédiens quand ils jouent un rôle de grand personnage.--Ce que
j'admire moi-même chez les rois, c'est la foule de leurs adorateurs;
ils ont droit à ce que tout en nous s'incline et se soumette à eux,
sauf notre jugement: aussi ma raison n'est pas dressée à se courber
et à fléchir, il n'y a que mes genoux à le faire. Mélanthe, auquel on
demandait ce qu'il pensait d'une tragédie de Denys, répondait: «Je ne
l'ai pas vue, l'emphase du style me la cachait»; la plupart de ceux qui
ont à juger les discours des grands, devraient bien dire de même: «Je
ne les ai pas entendus, tant les idées en sont masquées par la gravité,
la grandeur, la majesté qu'ils y apportent.»--Antisthène conseillait
un jour aux Athéniens d'ordonner que les ânes fussent, aussi bien que
les chevaux, employés aux travaux de labourage; à quoi on lui répondait
que l'âne n'est pas fait pour un pareil service: «Cela ne fait rien,
répliqua-t-il, il vous suffit de le décréter; si ignorants, si
incapables que soient les hommes auxquels vous donnez des commandements
à la guerre, n'en deviennent-ils pas sur-le-champ très dignes, par le
fait même que vous les y employez?»--D'où vient cet usage, chez tant
de peuples, de canoniser le roi qu'ils se sont donné en le prenant
parmi eux; ils ne se contentent pas de l'honorer, ils vont jusqu'à
l'adorer! A Mexico, dès que les cérémonies de son sacre sont achevées,
on n'ose plus lever les yeux sur lui; et, comme si on l'avait déifié en
l'élevant à la royauté, parmi les serments qu'on lui fait prêter, après
avoir juré de maintenir la religion, les lois, les libertés, d'être
vaillant, juste et débonnaire, il jure aussi de faire que le soleil
répande sa lumière accoutumée, que les nuées se déversent en pluie en
temps opportun, que les rivières se maintiennent dans leurs lits, et
que la terre produise tout ce qui est nécessaire aux besoins de son
peuple.

=Montaigne est disposé à se défier de l'habileté de quiconque a une
haute situation ou jouit de la faveur populaire.=--C'est surtout
quand ils ont une haute situation ou jouissent de la faveur populaire,
que je suis en défiance des gens, ne partageant pas toujours à cet
égard une tendance qui est assez commune. Il faut en effet considérer
combien cela donne avantage d'avoir toute autorité pour parler à son
heure, choisir son sujet, rompre l'entretien ou en changer le cours;
de pouvoir se défendre contre les objections qui vous sont faites par
un mouvement de tête, un sourire, ou le silence devant une assemblée
qui tremble devant vous par déférence et respect. Un homme de fortune
scandaleuse, donnant son avis sur un propos de peu d'importance qui se
traitait à sa table sans que personne y apportât beaucoup d'ardeur,
commença par ces mots qui sont textuels: «Ce ne peut être qu'un menteur
ou un ignorant, celui qui nierait que, etc...» Appréciez le piquant de
cet argument philosophique présenté le poignard à la main.

=Il n'accepte qu'avec réserve les mots heureux de ses interlocuteurs,
qui peuvent les avoir empruntés et ne pas se rendre compte eux-mêmes de
leur valeur.=--Une autre observation dont je fais grand cas c'est que,
dans les conversations et les discussions, toutes les expressions qui
nous paraissent heureuses ne doivent pas être acceptées sans contrôle.
La plupart des hommes sont riches de la science d'autrui; il peut fort
bien arriver à quelqu'un de citer un beau trait, une bonne réplique,
une belle sentence, et de les mettre en avant sans en saisir toute la
portée. On ne s'assimile pas tout ce qu'on emprunte: c'est ce dont,
à l'aventure, on peut juger par moi-même. Il ne faut pas toujours se
rendre à ces expressions, si justes, si belles qu'elles paraissent: il
faut les réfuter nettement, si on est en mesure de le faire; ou battre
en retraite, comme si on ne les avait pas entendues, tâtant leur auteur
de toutes parts pour se rendre compte de l'importance qu'elles ont dans
sa bouche. Toutefois, il peut arriver qu'à ce jeu nous nous enferrions
et ajoutions à la violence du coup qui nous est porté. Jadis, quand,
trop pressé par l'adversaire, et les nécessités de la lutte m'y
obligeant, j'ai eu recours à ces ripostes, qui parfois ont porté au
delà de mes intentions et de mes espérances, je les donnais uniquement
pour ne pas demeurer en reste dans les attaques dont j'étais l'objet,
et il s'est trouvé qu'elles frappaient fort.--Il m'arrive aussi lorsque
je discute avec un adversaire vigoureux, de m'amuser à devancer ses
conclusions, lui évitant ainsi la peine de développer son idée,
cherchant à prévenir l'expression de sa pensée alors qu'elle ne fait
que naître et est encore indécise, l'ordre et la suite qu'il apporte
à ses raisonnements m'avertissant à l'avance de ce qui me menace.
Avec ces autres, au contraire, qui ne se rendent pas toujours compte
de ce qu'ils disent, j'agis tout au rebours: je les attends pour voir
où ils veulent en venir, on ne peut avec eux faire à l'avance aucune
supposition.

=Il se méfie également de ceux qui, dans leurs reparties, se renferment
dans les généralités; il faut les amener à préciser pour savoir ce
qu'ils valent.=--Quand ils se bornent à formuler leurs appréciations
par des généralités, telles que: «Ceci est bon, cela ne l'est pas»,
et qu'ils rencontrent juste, examinez si ce n'est pas l'effet du
hasard; amenez-les à circonscrire et à préciser un peu leur manière
de voir; qu'ils disent en quoi ceci est bon, par où cela pèche.
Ces appréciations conçues en termes généraux, qui sont d'emploi si
fréquent, ne signifient rien. Ceux qui les émettent me font l'effet de
ces gens qui saluent une foule en s'adressant vaguement aux groupes qui
la composent; tandis que ceux qui connaissent réellement les personnes
qui entrent dans sa composition, les saluent individuellement et les
distinguent en les appelant chacune par son nom; mais c'est beaucoup
s'exposer que d'en agir comme ces derniers et de préciser. Je vois tous
les jours, et parfois plusieurs fois en un jour, des esprits de peu de
fond qui, à la lecture d'un ouvrage, voulant faire les connaisseurs et
faire remarquer ce qu'il peut présenter de particulièrement beau, font
porter leur admiration sur des points si mal choisis qu'au lieu de nous
faire ressortir le talent parfait de l'auteur, ils ne nous apprennent
que leur parfaite ignorance. On est certain de ne pas se tromper,
en disant: «Voilà qui est beau», quand on vient d'entendre une page
entière de Virgile, et les malins n'y manquent pas; mais entreprendre
de le suivre dans les détails, formuler sur chacun une appréciation
distincte et motivée; faire remarquer par où un bon auteur se surpasse,
analyser ses mots, ses phrases, ses idées et ses diverses qualités les
unes après les autres, à d'autres! eux n'en sont pas capables: «_Il
faut non seulement écouter ce que chacun dit, mais encore examiner ce
qu'il pense et pourquoi il le pense_ (_Cicéron_).»

=Souvent les sots émettent des idées justes, mais elles ne sont pas
d'eux; hors d'état d'en faire une judicieuse application, il n'y a
qu'à les laisser aller, ils ne tardent pas à s'embourber.=--J'entends
journellement des sots dire des mots qui ne sont pas sots; ce qu'ils
disent est juste, reste à savoir jusqu'à quel point ils s'en rendent
compte et d'où ils l'ont tiré. Souvent c'est nous qui les aidons
à placer un mot heureux, une bonne raison mais qui ne sont pas de
leur crû: ils les avaient seulement en garde, ils les produisent à
l'aventure et à tâtons, c'est nous qui leur donnons de l'importance et
du prix. Vous faites leur jeu, et pour aboutir à quoi? Ils ne vous en
savent aucun gré et n'en deviennent que plus ineptes; ne les secondez
pas, laissez-les aller, ils en arriveront à ne plus user de ces phrases
toutes faites, que comme des gens qui ont peur de s'échauder; ils
n'oseront en changer ni les termes, ni la signification, non plus que
s'y appesantir; secouez-les tant soit peu, elles leur échappent et ils
vous les abandonnent si appropriées, si belles qu'elles soient; ce sont
de belles armes, mais qui, entre leurs mains, sont mal emmanchées. Que
de fois en ai-je vu faire l'expérience: si vous venez à les éclairer et
à les mettre sur la voie, sur-le-champ ils font leur et tournent à leur
profit la justesse de l'interprétation que vous venez d'en donner:
«C'est ce que je voulais dire, répliquent-ils: c'est précisément là
ce que j'avais en tête; si je ne l'ai pas ainsi exprimé, c'est que
l'expression m'a fait défaut.» Insistez, il faut user de malice pour
châtier ces orgueilleux imbéciles. La maxime d'Hégésias qu'«il ne
faut ni haïr ni poursuivre, mais instruire», si juste par elle-même,
n'est pas de mise dans ce cas; il y aurait injustice et inhumanité à
secourir et remettre d'aplomb qui n'en a que faire et qui en vaudrait
moins. J'aime à les laisser s'embourber et s'empêtrer plus encore et si
profondément, si c'est possible, qu'enfin ils se reconnaissent pour ce
qu'ils sont.

=Reprendre un sot avec l'espérance de rectifier son jugement, c'est
peine perdue.=--La sottise et le déréglement de nos sens ne peuvent
guérir du fait d'un avertissement qui nous est donné, et nous pouvons
dire de leur guérison ce que Cyrus, sur le point de livrer bataille,
répondait à quelqu'un qui le pressait d'exhorter son armée, que «les
hommes ne deviennent pas courageux et belliqueux instantanément, sous
le coup d'une belle harangue, pas plus qu'on ne devient subitement
musicien parce qu'on vient d'entendre une bonne chanson». Il faut
à cela des apprentissages qui doivent précéder la mise en œuvre
et que peut seule produire une longue et constante éducation. Nous
devons prendre ce soin pour les nôtres, les instruire, les corriger
avec assiduité; mais aller prêcher le premier passant venu, relever
l'ignorance ou la sottise du premier individu que l'on rencontre, c'est
un usage que je désapprouve fort. Je le pratique rarement, même dans
les conversations particulières que je puis avoir, et suis prêt à tout
lâcher plutôt que d'en venir à reprendre par la base une instruction
qui est du fait d'un maître d'école; je ne suis pas plus d'humeur
à parler qu'à écrire pour des commençants; quant aux conversations
générales auxquelles je prends part, comme à celles échangées entre
d'autres personnes que moi, si faux et si absurde que me paraisse ce
que j'y entends, je ne m'élève jamais contre, ni par un mot, ni par un
geste.

=Ce qu'il y a de plus déplaisant chez un sot, c'est qu'il admire
toujours tout ce qu'il dit.=--Rien ne me cause tant de dépit dans la
sottise que de la voir se complaire en elle-même, en ressentir du
contentement, plus que n'en peut éprouver la raison quelque sujet de
satisfaction qu'elle ait. C'est un malheur que la prudence interdise
d'être satisfait et fier de soi et vous laisse toujours mécontent et
craintif, là où l'entêtement et la témérité portent ceux qui ont ces
défauts à se réjouir en toute assurance. Ce sont toujours les plus
malhabiles qui reviennent pleins de gloire et d'allégresse de ces
luttes oratoires, regardant les autres avec mépris; le plus souvent
l'outrecuidance de leur langage, la gaîté qu'ils manifestent leur
donnent le succès aux yeux de l'assistance qui, d'ordinaire, a le
jugement faible et est incapable de discerner et de bien juger de quel
côté est réellement l'avantage. L'obstination et une opinion trop
ardente sont des preuves certaines de bêtise; est-il rien de plus
affirmatif, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave et sérieux que
l'âne?

=Les causeries familières à bâtons rompus ont aussi leurs charmes;
les propos vifs, les reparties hardies, forment le caractère et
peuvent parfois nous éclairer sur nos défauts.=--Ne pouvons-nous pas
comprendre dans ce chapitre afférent aux conversations et échanges
d'idées, les causeries familières où il se fait assaut d'esprit et où
les propos vont se succédant sans suite, auxquelles on se livre dans
l'intimité, entre amis heureux de se trouver ensemble, riant et se
moquant plaisamment et avec verve les uns des autres? C'est un exercice
qui convient assez à ma gaîté naturelle; s'il n'est pas aussi sérieux
et ne réclame pas une aussi forte tension d'esprit que celui dont nous
avons parlé jusqu'ici, il n'en a pas moins du piquant, tient l'esprit
en éveil et a des avantages; c'était aussi l'opinion de Lycurgue. En
ce qui me touche, j'y apporte plus de laisser aller que d'esprit, et
plus de bonheur que d'imagination; du reste, je supporte très bien les
coups que l'on me porte et endure, sans que cela altère mon humeur,
les revanches que l'on peut prendre sur moi, si rudes qu'elles soient
et lors même qu'elles dépassent les bornes; et si, quand on s'attaque
à moi, je ne suis pas à même de riposter sur-le-champ, je ne vais pas
m'amusant et m'entêtant à discuter le coup, je n'y apporte ni humeur,
ni mauvaise foi; je le subis, m'y résignant avec bonne grâce, remettant
d'en avoir raison à une heure meilleure: il n'y a pas de marchand qui
toujours fasse des bénéfices. Chez la plupart des gens, le visage et
la voix s'altèrent quand la force vient à leur manquer; et, par une
colère déplacée, au lieu de se venger, ils ne font que témoigner tout
à la fois de leur faiblesse et de leur impatience. Dans ces moments de
surexcitation, nous actionnons parfois des cordes secrètes qui mettent
en jeu nos imperfections auxquelles, si nous étions plus calmes, nous
ne pourrions toucher sans que cela constitue une offense; par là, nous
nous rendons mutuellement le service de nous avertir de nos défauts.

=Les jeux de main sont à proscrire; ils dégénèrent trop souvent en
voies de fait.=--Il y a en France d'autres jeux en usage qui, violents
et ne respectant rien, conduisent finalement à en venir aux mains; ces
jeux, je les hais mortellement, car j'ai la peau tendre et sensible;
dans ma vie, j'ai vu deux princes de la famille royale auxquels ils ont
coûté la vie. Ce sont de vilains jeux que ceux où l'on finit par se
battre.

=Comment Montaigne s'y prenait pour juger d'une œuvre littéraire
sur laquelle l'auteur le consultait; sur les siennes, sur ses Essais,
il était toujours hésitant bien plus que lorsqu'il s'agissait de
celles des autres.=--Quand je veux juger de quelqu'un, je lui demande
dans quelle mesure il est satisfait de lui-même, jusqu'à quel point
ce qu'il dit ou ce qu'il pense le contente. Je cherche à éviter qu'il
use de faux-fuyants: «J'ai fait ceci en me jouant; _ce travail a été
arraché du métier, alors qu'il était encore imparfait_ (_Ovide_); je
n'ai pas mis une heure à le faire; je ne l'ai pas revu depuis.» A ces
excuses je réponds: Laissons donc de côté ce que vous avez ainsi fait
et donnez-moi quelque ouvrage qui vous représente bien tout entier,
sur lequel il vous convienne qu'on vous apprécie, et indiquez-nous
ce que vous y trouvez de plus beau? Est-ce cette partie ou celle-ci;
est-ce le sujet dont vous avez fait choix, la grâce que vous avez mise
à le traiter; l'imagination, le jugement ou le savoir dont vous y
faites preuve? Je constate, en effet, qu'ordinairement on fait erreur,
aussi bien quand on juge son propre travail que lorsqu'il s'agit de
celui d'autrui, non seulement en raison de l'affection qui s'y mêle,
que parce qu'on n'est pas capable de le bien connaître et d'en bien
discerner ce qui le distingue. L'œuvre, par son propre mérite ou sa
bonne fortune, peut encore mettre l'ouvrier en relief et outrepasser
son imagination et son savoir.--Pour moi, je ne juge aucune production
étrangère avec moins de lucidité que les miennes; tantôt je prise fort
mes Essais, tantôt je n'en fais pas cas, portant sur eux un jugement
qui varie beaucoup et sur lequel je suis en doute. Il y a des livres
utiles par le sujet même qu'ils traitent et qui ne servent en rien à la
réputation de l'auteur; il y a aussi de bons livres qui, comme certains
labeurs qui ont cependant leur raison d'être, font honte à l'ouvrier.
Je pourrais écrire sur la manière dont nous tenons table, dont nous
nous habillons: ce serait, à la vérité, à mon corps défendant; je
pourrais le faire aussi sur les édits rendus à notre époque, sur les
lettres des princes qui ont été chargés des affaires de l'état; ou bien
composer un abrégé d'un bon livre (quoique tout abrégé d'un bon livre
soit un sot abrégé) et ce livre venir à se perdre, et autres choses
semblables; ces productions pourraient être de très grande utilité
pour la postérité, mais quant à l'honneur que cela me procurerait, il
dépendrait uniquement de ma bonne fortune. Une bonne partie des livres
qui ont de la réputation, sont dans ces conditions.

=Un point sur lequel il faut se montrer très réservé, c'est lorsqu'on
rencontre des idées qui peuvent ne pas appartenir en propre à
l'auteur, sans qu'on ait de certitude à cet égard.=--Il y a quelques
années, lisant Philippe de Comines, un très bon auteur assurément,
j'y remarquai ce mot comme n'étant pas banal: «Qu'il faut bien se
garder de rendre tant de services à son maître, qu'on le mette dans
l'impossibilité de vous récompenser suivant vos mérites.» L'idée est
à louer, seulement elle n'est pas de lui; je l'ai rencontrée il n'y
a pas longtemps dans Tacite: «_Les bienfaits sont agréables tant que
l'on sait pouvoir les acquitter; mais s'ils dépassent nos moyens de
les reconnaître, ils nous deviennent odieux._» Sénèque l'exprime
catégoriquement: «_Qui estime honteux de ne pas rendre, voudrait
ne trouver personne dont il soit l'obligé_:» Elle se retrouve dans
Cicéron, sous une forme plus adoucie: «_Qui ne se croit pas quitte
envers vous, ne saurait être votre ami._» Le sujet traité peut, suivant
sa nature, révéler un homme qui sait et a de la mémoire; mais, pour
juger de ce qui lui appartient plus spécialement et mérite attention,
pour apprécier la force et la beauté de son âme, il faut savoir ce qui
est réellement de lui et ce qui n'en est pas, et, dans ce qui n'est
pas de lui, ce qui lui revient pour la part qu'il a au choix, à la
disposition, à l'ornementation, au style. Il peut aussi avoir emprunté
ses matériaux et en avoir empiré la forme, cela arrive souvent. Nous
autres qui ne sommes pas familiarisés avec les livres, nous nous
trouvons embarrassés quand nous voyons une belle idée chez un poète
nouveau, un argument de valeur chez un prédicateur, et nous n'osons les
en louer avant de nous être renseignés auprès de quelque savant pour
savoir s'ils sont d'eux, ou si les auteurs en sont autres. Jusque-là,
je me tiens toujours sur la réserve.

=Digression sur Tacite. Cet historien s'est surtout attaché aux
événements intérieurs, et il les juge plus qu'il ne les raconte.=--Je
viens de parcourir tout d'un trait l'histoire de Tacite (ce qui ne
m'arrive guère, voilà bien vingt ans que je n'ai consacré à un livre
une heure de suite); je l'ai fait sur le conseil d'un gentilhomme
que la France estime beaucoup, tant pour sa valeur personnelle que
pour son mérite et sa bonté qui lui sont communs avec ses frères, et
il en a plusieurs. Je ne connais pas d'auteur qui, dans un livre qui
enregistre tant de faits publics, fasse entrer tant de considérations
sur les mœurs et les caractères des individus. Il me semble,
contrairement à ce que lui-même paraît croire, que, s'appliquant à
retracer sous toutes leurs phases les vies des empereurs de son temps,
si diverses et si excessives en tout, la relation d'un aussi grand
nombre d'actions mémorables, celles notamment que leur cruauté a fait
naître chez leurs sujets, lui donnait matière de nous entretenir de
faits plus instructifs et plus intéressants que s'il nous eût raconté
les batailles et les agitations auxquelles le monde entier se trouvait
en proie; si bien que, souvent, à le voir passer légèrement sur ces
morts si belles, je trouve qu'il n'en tire pas tous les enseignements
qu'elles renferment, comme s'il craignait de nous ennuyer par leur
nombre et les longueurs qui en seraient résultées. C'est une des
formes de l'histoire de beaucoup la plus utile, les événements publics
dépendant surtout de l'ingérence de la fortune, les événements privés
de nous-mêmes. Tacite juge les faits qui se sont passés, plutôt qu'il
n'en rapporte l'histoire; il y a chez lui plus d'enseignements que de
récits; ce n'est pas un livre à lire, il est à étudier et à apprendre;
il renferme tant de sentences, qu'il y en a à tort et à raison; c'est
une pépinière de discours moraux et politiques, propres à en pourvoir
et en parer ceux en situation de participer à la direction du monde.
Il émet toujours à l'appui de ses dires, des raisons solides et
vigoureuses, incisives et spirituelles, dans le style affété de son
siècle, où on aimait tant à se donner de l'importance, que lorsque les
choses par elles-mêmes ne prêtaient pas à la subtilité et au piquant,
on en mettait dans les paroles. Sa manière d'écrire ressemble assez à
celle de Sénèque, mais me semble plus étoffée, tandis que celle de ce
dernier a plus de vivacité; elle convient plutôt à un état troublé et
maladif comme est le nôtre en ce moment, vous diriez souvent que c'est
nous qu'il peint et qu'il critique.

=Sa sincérité ne fait pas doute et il était du parti de l'ordre;
néanmoins, il semble avoir jugé Pompée avec trop de sévérité; et, à
propos de Tibère, Montaigne a quelque doute sur l'impeccabilité de son
jugement.=--Ceux qui doutent de sa sincérité, indiquent assez qu'ils
ont d'autres raisons de ne pas l'aimer. Ses opinions sont sages et il
appartient au meilleur des partis qui divisaient Rome. Je me plains un
peu toutefois de ce qu'il ait jugé Pompée plus sévèrement que les gens
de bien qui ont vécu de son temps et ont été en relations avec lui, et
de l'avoir mis sur le même rang que Marius et Sylla avec cette seule
différence qu'il était moins ouvert. On ne conteste pas qu'il n'entrât
des idées d'ambition et de vengeance dans son désir de s'emparer du
gouvernement, et ses amis eux-mêmes ont craint que la victoire ne lui
fît dépasser les bornes de la raison, sans cependant l'entraîner, comme
ceux dont il vient d'être question, à ne plus connaître de limites;
rien dans la vie de Pompée ne laisse supposer qu'il en serait arrivé à
ce degré de cruauté et de tyrannie, et, comme on ne saurait attribuer
au soupçon la même valeur qu'à l'évidence, je ne crois pas qu'il eût
été tel. On pourrait peut-être tenir les narrations de Tacite pour
vraies et sincères, par cela même qu'elles ne sont pas toujours en
rapport avec les jugements par lesquels il conclut, dans lesquels il
suit son idée première quelle que soit la manière dont il nous présente
le fait et sans qu'il en modifie, si peu que ce soit, la physionomie.
Il approuve la religion de son temps, se conformant ainsi à ce
qu'ordonnaient les lois; il n'y a pas à l'en excuser, il ignorait le
vrai Dieu; cela a été un malheur pour lui, mais non un défaut.

Je me suis surtout attaché à me rendre compte de son jugement, et,
sur quelques points, je ne suis pas bien fixé à cet égard, comme
par exemple à propos de cette phrase de la lettre que Tibère, vieux
et malade, envoyait au sénat: «Vous écrirai-je, Messieurs; comment
vous l'écrirai-je; ou bien ne vous l'écrirai-je pas? Mais, à l'heure
actuelle, les dieux et les déesses ont, à n'en pas douter, décidé de
ma perte, car je me sens dépérir de plus en plus chaque jour?» Je ne
saisis pas comment Tacite voit là un signe évident que la conscience de
Tibère était bourrelée de remords; du moins, en lisant ce passage, cela
ne m'a pas produit cet effet.

=Il lui reproche aussi de s'excuser d'avoir parlé de lui-même;
Montaigne, lui, parle de lui-même dans ses Essais, ne parle que de lui
et en observateur désintéressé.=--Je trouve aussi un peu timide de
sa part, qu'ayant eu occasion de dire qu'il avait exercé à Rome une
magistrature honorable, il s'excuse pour qu'on ne croie pas qu'il l'a
dit par ostentation; cela paraît bien de l'humilité pour un homme de
cette envergure; n'oser parler franchement de soi, accuse un manque de
courage. Un esprit franc et élevé, qui juge sainement et sûrement, use
sans y regarder de ses propres exemples comme de choses auxquelles il
est étranger et se sert franchement de son témoignage comme de celui de
tout autre. Il faut passer par-dessus ces règles mondaines de civilité
quand c'est pour servir la vérité et la liberté.--Non seulement j'ose
parler de moi, mais je ne parle que de moi; je fais fausse route,
quand je parle d'autre chose, je sors de mon sujet. Je ne m'aime pas
si aveuglément et ne suis pas si attaché et inféodé à moi-même que je
ne puisse me regarder et me considérer en faisant abstraction de moi
comme je ferais d'un voisin, d'un arbre; c'est une faute de ne pas voir
ce que l'on vaut, tout comme d'en dire plus que l'on n'en voit. Nous
devons aimer Dieu plus que nous-mêmes et le connaissons moins; ce qui
n'empêche pas que nous en parlions à satiété.

=Caractère de Tacite à en juger par ses écrits; on ne saurait que le
louer, lui et les historiens qui agissent de même, d'avoir recueilli et
consigné tous les faits extraordinaires et les bruits populaires.=--Si
de ses écrits on peut déduire ce qu'il était, Tacite devait être
une personnalité éminente, de nature droite et courageuse, sans
superstition, ayant l'âme généreuse d'un philosophe. On pourra le
trouver quelque peu hardi dans ce qu'il avance, comme lorsqu'il raconte
qu'un soldat portant une charge de bois, ses mains se raidirent par le
froid, au point qu'elles se collèrent à son fardeau et que, se séparant
des bras, elles y demeurèrent fixées et inanimées. En pareille matière,
j'ai l'habitude de m'incliner devant l'autorité de témoins de grande
valeur.

En nous contant aussi que Vespasien guérit à Alexandrie, par la faveur
du dieu Sérapis, une femme aveugle, en lui passant de sa salive sur
les yeux, et je ne sais quel autre miracle, il suit l'exemple et obéit
au devoir de tous les bons historiens. Ils enregistrent les événements
importants, et les bruits et idées en circulation dans les foules sont
du nombre des faits de la vie publique. Leur rôle est de rapporter
les croyances générales et non de les ramener dans l'ordre, ce qui
est du domaine des théologiens et des philosophes qui ont charge de
diriger les consciences; c'est ce qui a fait dire très sagement à un
autre historien, grand homme comme lui: «_A la vérité, j'en dis plus
que je n'en crois; mais comme je ne prétends pas certifier les choses
dont je doute, je n'entends pas non plus supprimer celles que j'ai
apprises_ (_Quinte-Curce_)»; un autre dit encore: «_On ne doit pas se
mettre en peine d'affirmer ou de réfuter les choses..., il faut s'en
tenir à la renommée_ (_Tite-Live_).» Quoique écrivant dans un siècle
où la croyance aux prodiges s'amoindrissait, Tacite dit pourtant ne
pas vouloir s'interdire d'insérer dans ses Annales et d'y consigner ce
que tant de gens de bien admettent et ce que révérait si profondément
l'antiquité; on ne saurait mieux dire. L'histoire doit s'écrire en
rapportant les faits tels qu'ils nous parviennent et non selon ce que
nous en jugeons.--Moi, qui suis roi en la matière que je traite et
n'en dois compte à personne, je n'ai cependant pas pleine confiance en
moi-même. Je hasarde souvent des boutades de mon esprit desquelles je
me défie et certaines finesses d'expressions que j'estime risquées;
je les laisse aller quand même, remarquant que cela est parfois pris
en bonne part et qu'il n'appartient pas à moi seul d'en juger. Je
me présente debout et couché, de face et d'arrière, de droite et de
gauche, tel que je suis à l'état de nature. Les esprits égaux en force,
ne le sont pas toujours dans leurs goûts, ni dans l'application qu'ils
apportent à ce qui les occupe. Voilà ce qui, sur cet historien, me
revient en mémoire d'une façon générale et un peu incertaine; il est
à observer que, dans ces conditions, tout jugement ne peut forcément
qu'être vague et imparfait.



CHAPITRE IX.

_De la vanité._


=Montaigne plaisante sur la manie qu'il a d'enregistrer tout ce
qui lui passe par la tête; c'est là une occupation qu'il pourrait
prolonger indéfiniment.=--Il n'y a peut-être pas de vanité plus réelle
que d'écrire sur ce sujet, aussi inutilement que je le fais. Ce que
Dieu nous a si divinement exprimé, devrait être soigneusement et
continuellement médité par les gens intelligents. Qui ne voit que la
route que je suis sans arrêt ni fatigue, me mènera tant qu'il y aura au
monde de l'encre et du papier? Je ne puis retracer ma vie en narrant
ce que j'ai fait, qui est de trop faible importance; je la retrace en
consignant les idées qui me passent par la tête. N'ai-je pas connu
un gentilhomme qui ne communiquait rien de sa vie que par le travail
de ses intestins: on voyait exposée chez lui une rangée de vases de
nuit, en contenant les résidus de sept ou huit jours; c'était ce qui
faisait l'objet de ses études, de ses entretiens; tout autre sujet lui
répugnait. Ce que j'expose ici est un peu plus décent; ce sont les
élucubrations toujours mal digérées d'un esprit devenu vieux, tantôt
prolixe, tantôt réservé. Quant à voir prendre fin ces continuelles
agitations et transformations de mes idées, quels que soient les sujets
auxquels elles ont trait, songeons que Diomède, s'occupant uniquement
de grammaire, en a rempli six mille volumes. A quoi peut conduire le
bavardage, alors que le bégaiement et les préambules du langage ont
pu, à eux seuls, permettre d'infliger au monde d'avoir à supporter
l'horrible charge de tant de volumes! Que de paroles pour ne traiter
que de la parole! O Pythagore, pourquoi n'avoir pas conjuré cette
tempête! On reprochait, aux temps jadis, à un Galba l'oisiveté de sa
vie; il répondit que «chacun devait compte de ses actes et non de son
repos», ce en quoi il se trompait: la justice a aussi à connaître de
ceux qui ne travaillent pas et elle les a en animadversion.

=On devrait faire des lois contre les écrivains inutiles; il y en a
tant que, pendant qu'on sévirait contre les plus dangereux, lui-même
aurait le temps de s'amender.=--Les lois devraient avoir quelque peine
édictée contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il en existe
contre les vagabonds et les fainéants; on bannirait de la sorte des
mains du peuple mes ouvrages et ceux de cent autres. Ce n'est pas là
une plaisanterie. La démangeaison d'écrire semble l'un des symptômes
d'un siècle en effervescence. Quand avons-nous jamais tant écrit que
depuis que l'ère de nos troubles s'est ouverte? les Romains l'ont-ils
jamais tant fait, que lorsqu'ils touchaient à leur ruine? Outre que
les progrès de l'esprit ne sont pas ce qui rend sage au point de vue
politique, cette occupation oisive, qu'est le travail de la plume, naît
de ce que chacun s'intéresse mollement aux devoirs de sa charge et
s'en dispense. La corruption du siècle se fait par la coopération de
chacun de nous en particulier: les uns y contribuent par la trahison,
les autres par l'iniquité, l'irréligion, la tyrannie, l'avarice,
la cruauté, suivant le degré de leur puissance; les plus faibles y
apportent la sottise, la vanité, l'oisiveté: je suis de ces derniers.
Il semble que ce soit la saison des choses frivoles, quand, de toutes
parts, le mal nous accable; à une époque où la méchanceté s'exerce si
communément, n'être qu'inutile devient digne d'éloges. Je me console
en pensant que si la justice s'en mêlait, je serais des derniers sur
lesquels elle mettrait la main; pendant qu'on s'occuperait de ceux
qui gênent le plus, j'aurais le loisir de m'amender; car il serait
déraisonnable, ce me semble, de poursuivre la réparation de menus
inconvénients, quand les grands pullulent. Philotime, le médecin,
auquel quelqu'un présentait son doigt à panser, et qu'à sa mine et à
son haleine il reconnaissait atteint d'un ulcère aux poumons, lui dit:
«Mon ami, ce n'est pas l'heure de t'amuser à te soigner les ongles.»

=Comment les politiques amusent le peuple alors qu'ils le maltraitent
le plus.=--Pourtant, à ce propos, j'ai vu, il y a quelques années,
un personnage pour la mémoire duquel j'ai conservé une estime toute
particulière, qui, alors que nous étions aux prises avec les pires
calamités, qu'il n'y avait plus ni loi, ni magistrat remplissant son
mandat pas plus, du reste, que maintenant, se mit à publier un ouvrage
sur je ne sais quelles insignifiantes réformes touchant le costume, la
cuisine et la chicane. Ce sont là des amusettes qu'on donne en pâture
à un peuple qui est malmené, pour dire qu'on ne l'a pas complètement
oublié. Ceux-là font de même qui, dans les moments critiques, rendent
des arrêtés pour défendre formellement certaines formes de langage,
les danses et les jeux, à un peuple en proie à tous les vices les plus
exécrables. Ce n'est pas le moment de se laver et de se décrasser,
quand on est atteint d'une bonne fièvre. Seuls, les Spartiates se
mettaient à se peigner et à se friser avec soin, quand ils étaient sur
le point de s'engager dans quelque aventure où ils couraient risque de
la vie.

=Tout différent des autres, Montaigne se sent plus porté à devenir
meilleur dans la bonne que dans la mauvaise fortune.=--J'ai cette autre
très mauvaise habitude que, si j'ai un escarpin de travers, je laisse
de même sans les redresser et ma chemise et mon habit; je dédaigne de
m'amender à moitié. Quand je suis en fâcheuse situation, je m'acharne
au mal qui me tient, je m'abandonne par désespoir, ne me retiens plus
dans ma chute et jette, comme on dit, le manche après la cognée;
je m'obstine à faire de mal en pis, et n'estime plus que je mérite
attention de ma part. Il faut que tout en moi soit ou tout bien, ou
tout mal. Je suis heureux que ce désolant état mental se produise à un
âge qui ne l'est pas moins; il m'est moins douloureux que mes maux s'en
trouvent aggravés que si mon bon temps de jadis en avait été troublé.
Les paroles qui m'échappent quand je suis dans le malheur, sont des
paroles de dépit; mon courage se hérisse au lieu de céder. A l'inverse
des autres, je suis plus dévot dans la bonne que dans la mauvaise
fortune; j'applique en cela le précepte de Xénophon, mais sans y être
amené par les motifs qui le lui inspirent; je fais plus volontiers les
doux yeux au ciel pour le remercier que pour le solliciter. Je veille
plus sur ma santé quand elle est bonne, que je ne prends de soin pour
la rétablir quand elle laisse à désirer; la prospérité m'instruit et me
rappelle à mes devoirs, me produisant le même effet que chez d'autres
le malheur et les verges. Comme si le bonheur était incompatible avec
une bonne conscience, les hommes ne reviennent au bien que dans la
mauvaise fortune; chez moi, il me porte d'une façon toute particulière
à la modération et à la modestie. La prière me gagne, la menace me
rebute; la faveur me fait fléchir, la crainte me raidit.

=Il aimait le changement et, comme conséquence, les voyages; cela le
sortait de chez lui, car s'il est agréable de commander chez soi, cela
a aussi ses ennuis.=--Il est assez dans la nature humaine que ce que
nous n'avons pas, nous plaise plus que ce que nous avons; nous aimons
le mouvement et le changement: «_Le jour lui-même ne nous est agréable
que parce que chaque heure prend des aspects différents_ (_Pétrone_)»,
et je suis assez dans ces dispositions. Ceux qui sont d'humeur
contraire, qui éprouvent de la satisfaction d'eux-mêmes, qui apprécient
que ce qu'ils ont vaut mieux que ce qu'ils n'ont pas, qui ne voient
rien de préférable au milieu dans lequel ils se trouvent, s'ils ne sont
pas mieux lotis que nous, sont néanmoins plus heureux. Je n'envie pas
leur sagesse, mais bien leur bonne fortune.

Cette disposition à toujours souhaiter des choses nouvelles et
inconnues, contribue beaucoup à entretenir en moi le goût des
voyages, auxquels me convient aussi nombre d'autres circonstances,
et en particulier la facilité avec laquelle je me désintéresse de
la direction de ma maison. Il y a quelque agrément à commander, ne
fût-ce que dans une grange, et à être obéi des siens; mais c'est un
plaisir trop uniforme et insipide et qui forcément est accompagné de
préoccupations pénibles. Tantôt c'est l'indigence et l'oppression qui
pèsent sur vos gens et qui vous affligent, tantôt c'est une querelle
avec vos voisins, tantôt un empiètement de leur part sur vos domaines:
«_Ce sont, ou vos vignes que la grêle a ravagées, ou vos arbres, vos
champs qui manquent d'eau; ce sont des chaleurs trop fortes ou des
hivers trop rigoureux qui viennent tromper vos espérances_ (_Horace_)»;
à peine pendant six mois Dieu vous enverra-t-il un temps qui satisfasse
pleinement votre régisseur; et encore s'il profite aux vignes, il est
à craindre qu'il ne nuise aux prés: «_Tantôt un soleil trop ardent
brûle les moissons; tantôt des pluies subites, d'âpres gelées, les
détruisent; tantôt c'est la violence du vent qui les emporte dans
ses tourbillons_ (_Lucrèce_).» A quoi il faut ajouter que, comme le
soulier neuf et bien confectionné de cet homme des temps passés qui lui
blessait le pied, un étranger ne sait pas combien il vous en coûte,
combien de sacrifices il vous faut faire, pour maintenir l'accord
apparent qui se voit dans votre famille et chez vos serviteurs et que
peut-être vous achetez trop cher.

=Peu fait à la gestion de ses biens, elle lui était d'autant plus à
charge que ce qu'il avait lui suffisait et qu'il n'avait nulle envie de
l'augmenter.=--J'ai pris tard l'administration de mes biens; ceux que
la nature avait fait naître avant moi, m'en ont longtemps déchargé et,
déjà alors, j'avais pris d'autres habitudes plus en rapport avec mon
tempérament. Toutefois, d'après ce que j'en ai vu, c'est une occupation
plus absorbante que difficile; quiconque est capable d'autre chose,
l'est bien aisément de celle-là. Si j'avais poursuivi la richesse,
cette voie m'eût paru trop longue; je me serais mis au service des
rois, ce qui, de toutes les professions, est la plus lucrative. Mais,
ne prétendant qu'à la réputation de ne rien ajouter à mon patrimoine
et de n'en rien dissiper, ce qui s'accorde avec le reste de ma vie qui
s'est passée à ne rien faire qui vaille soit en bien, soit en mal; ne
cherchant sur cette terre qu'à passer, je puis, Dieu merci, m'acquitter
de cette gestion, sans trop y apporter d'attention. Au pis aller,
on peut toujours prévenir la pauvreté en réduisant ses dépenses, ce
que je m'efforce de faire, comme aussi de me réformer, avant qu'elle
ne m'y contraigne. Du reste, je suis arrivé peu à peu, en moi-même,
à me suffire avec moins que ce que j'ai et cela sans en éprouver de
regret: «_Ce n'est pas d'après les revenus de chacun, mais d'après
ses besoins, qu'il faut estimer sa fortune_ (_Cicéron_).» Mes besoins
réels n'absorbent pas tellement tout mon avoir que, sans me priver
du nécessaire, la fortune n'ait encore moyen de mordre sur moi. Si
ignorant et si dédaigneux que je sois de mes affaires domestiques, ma
présence contribue cependant beaucoup à les maintenir en bonne voie;
je m'y emploie, bien qu'à contre-cœur, sans compter qu'il y a ceci
de particulier chez moi que, lorsque je ne suis pas là, en dehors du
surcroît de dépenses auxquelles je suis obligé pour moi-même, il s'y
dépense autant que quand j'y suis.

=Les voyages ont l'inconvénient de coûter cher, mais cela ne l'arrêtait
pas; il s'arrangeait du reste pour y subvenir sans entamer son
capital.=--Les voyages n'ont de déplaisant pour moi que la dépense
qui est considérable et dépasse mes ressources, ayant coutume de me
faire suivre d'un train de maison, non seulement dans la mesure du
nécessaire, mais permettant de faire figure; ce qui m'oblige à en
réduire d'autant plus la fréquence et la durée, car je n'y emploie
que le surplus de mes revenus et ma réserve, temporisant, ajournant
suivant ce dont je puis disposer. Je ne veux pas que le plaisir de me
promener enlève rien à mon bien-être quand je suis au repos; j'entends,
au contraire, que les satisfactions que j'éprouve dans les deux cas, se
complètent les unes par les autres et s'en trouvent accrues. La fortune
m'est venue en aide sur ce point, en ce que, préoccupé par-dessus
tout de mener une vie tranquille, plutôt oisive qu'affairée, elle m'a
délivré du souci d'augmenter mes richesses, pour pourvoir à l'avenir de
nombreux enfants. Je n'ai qu'une fille; si elle n'a pas assez de ce qui
m'a abondamment suffi, tant pis pour elle: il y aura imprudence de sa
part, et elle ne méritera pas que je lui en désire davantage. Chacun, à
l'exemple de Phocion, pourvoit suffisamment ses enfants, quand il les
dote dans la mesure où, s'ils lui ressemblaient, cela leur suffirait.
Je ne suis pas, à cet égard, de l'avis de Cratès, qui déposa ses fonds
chez un banquier, en disposant que «si ses enfants étaient des sots,
cet argent leur serait remis; et que, s'ils étaient intelligents, il
serait distribué aux plus sots du peuple», comme si les sots, parce
qu'ils sont moins capables de se passer de richesses, étaient plus
capables d'en user!--Quoi qu'il en soit, le dommage qui pourrait
résulter de mon absence, pour la gestion de mes biens, ne me paraît pas
valoir, tant que je serai à même de le supporter, que je me prive des
occasions qui se présentent de me distraire des ennuis auxquels je suis
en butte quand je suis chez moi.

=Si peu qu'il s'occupât de son intérieur, il y trouvait mille sujets
de contrariété qui, si légers qu'ils soient, constamment répétés, ne
laissent pas de blesser souvent davantage que de plus grands maux.=--Il
s'y trouve toujours quelque chose qui va de travers: tantôt ce sont
les affaires d'une maison qui vous tiraillent, tantôt celles d'une
autre; vous voyez tout de trop près, votre perspicacité vous nuit
ici, comme cela arrive souvent ailleurs. J'évite de me fâcher et
feins de ne pas voir les choses qui vont mal; néanmoins je ne puis
tant faire qu'à toute heure, je ne me heurte à quelque rencontre qui
me déplaît; et les friponneries qu'on me cache le plus, sont celles
que je connais le mieux; il en est même auxquelles, pour en atténuer
les inconvénients, il faut se prêter soi-même à les cacher. Légers
désagréments, direz-vous; oui, mais si légers qu'ils soient parfois,
ce n'en sont pas moins des désagréments. Les moindres empêchements,
de si minime importance qu'ils soient, sont les plus acérés; les
impressions typographiques en petits caractères sont celles qui
fatiguent le plus la vue, de même les petits incidents sont ceux qui
nous piquent le plus. La tourbe des petites contrariétés nous énerve
plus qu'un mal violent, si grand qu'il soit. Plus ces épines de notre
vie sont drues et déliées, moins nous nous en méfions et plus leurs
morsures sont aiguës, plus elles nous prennent au dépourvu. Je ne suis
pas philosophe, je ressens les maux dans la mesure où ils agissent sur
moi: et ils agissent plus ou moins, selon la forme qu'ils affectent,
selon ce sur quoi ils portent, et souvent plus que de raison; je les
saisis avec plus de perspicacité qu'on n'en met généralement à s'en
apercevoir, bien que j'y apporte plus de patience, et, quand ils
ne me blessent pas, ils ne laissent pas de m'être à charge. C'est
une chose délicate que la vie, son cours est facile à troubler. Dès
que j'ai un sujet de chagrin, «_la première impression reçue, on ne
résiste plus_ (_Sénèque_)», si sotte qu'en soit la cause, mon humeur
s'aigrit d'elle-même; puis elle se monte, s'exaspère, tirant à elle
et entassant, pour s'exciter, griefs sur griefs: «_En tombant goutte
à goutte, l'eau finit par transpercer le rocher_ (_Lucrèce_).» Ces
vétilles fréquentes me rongent et m'ulcèrent; les ennuis qui se
répètent constamment ne sont jamais insignifiants; ils deviennent
permanents et sans remède, quand * notamment ils proviennent du fait de
membres de la famille, avec lesquels il y a communauté d'existence et
avec lesquels on ne peut rompre.--Quand, loin de chez moi, ma pensée
se reporte sur mes affaires et que je les envisage dans leur ensemble,
je trouve, peut-être parce que je ne les ai pas bien présentes à la
mémoire, que jusqu'à présent elles ont bien prospéré, mieux que mes
comptes et les raisonnements que je fais ne me portaient à le croire;
mes revenus m'apparaissent excédant ce qu'ils sont; de si belles
apparences m'illusionnent; mais, dès que j'en reprends la direction,
que je vois surgir tous ces menus détails, «_alors mon âme se partage
entre mille soucis_ (_Virgile_)»; mille choses y laissent à désirer ou
me sont des sujets de crainte. Cesser complètement de m'en occuper,
m'est très facile; m'y remettre sans regret, m'est bien difficile.
C'est pitié que là où vous êtes, tout vous regarde et qu'il faille
vous occuper de tout ce que vous voyez; je jouirais avec bien plus
d'entrain, je crois, des plaisirs que m'offrirait une maison où je
serais un étranger; j'y serais plus libre et plus suivant mes goûts.
Je suis en cela en conformité de sentiment avec Diogène répondant à
quelqu'un qui lui demandait quel vin il trouvait le meilleur: «Je
préfère celui qui n'est pas de chez moi.»

=Nullement sensible aux plaisirs de la vie de campagne, il n'aime pas
davantage s'occuper des affaires publiques; jouir de l'existence lui
suffit.=--Mon père aimait à faire des constructions à Montaigne où il
était né; et, dans toutes ces questions d'exploitation domestique,
j'aime à suivre son exemple et sa manière de faire, et ferai tout
mon possible pour que ceux qui viendront après moi s'y emploient de
même. Si je pouvais davantage pour son souvenir, je le ferais; je me
fais gloire de ce que sa volonté s'exerce encore et s'accomplit par
mon fait. Plaise à Dieu que jamais je ne manque une occasion d'agir,
quand cela se pourra, comme l'eût fait de son vivant un si bon père.
Si je me suis mêlé d'achever quelque vieux pan de mur et de modifier
quelque partie de bâtiment mal établie, c'est certainement parce que
tel était son projet, beaucoup plus que parce que cela me convenait;
et je me reproche ma fainéantise qui m'a empêché de continuer la belle
restauration qu'il avait commencé de faire subir à notre maison,
d'autant que je risque fort d'en être le dernier propriétaire de notre
race et celui qui y portera la dernière main. Mais je ne suis porté
personnellement ni au plaisir de bâtir qu'on dit si attrayant, ni à
chasser, jardiner, ni aux autres passe-temps de la vie de campagne;
aucun n'est susceptible de beaucoup m'amuser. Ce sont là choses que
je ne pratique pas, non plus que les opinions qui peuvent m'être une
source de difficultés; je ne me soucie pas tant d'en avoir de robustes
et d'éclairées, que de faciles et commodes pour l'existence; elles sont
suffisamment saines et justes, quand elles sont utiles et agréables.
Ceux qui m'entendent affirmer mon incapacité à m'occuper d'économie
domestique, me soufflent à l'oreille que c'est par dédain. Que si je
néglige de connaître les instruments dont il est fait usage pour les
labours, les saisons qui leur sont propres, l'ordre dans lequel il doit
y être procédé; comment se font mes vins, se greffent mes arbres; de
posséder le nom des plantes et des fruits et les distinguer; de savoir
la manière d'apprêter les viandes que nous mangeons journellement,
démêler le nom et le prix des étoffes dont nous nous habillons, c'est
parce que j'ai à cœur de m'occuper de sciences plus relevées,
ceux-là m'irritent profondément par leurs réflexions; si cela était, ce
serait sottise, et plutôt bêtise que gloire. Je préférerais, en effet,
être bon écuyer, que bon logicien: «_Que ne t'occupes-tu plutôt à des
choses utiles, à faire des paniers d'osier ou des corbeilles de jonc_
(_Virgile_)!» Nous occupons notre pensée de généralités, des causes
et de la marche de tout ce dont se compose l'univers, toutes choses
qui s'accomplissent très bien sans nous, et nous laissons de côté ce
qui concerne l'homme en général et notre propre personnalité qui nous
touche de plus près encore.

Le plus ordinairement je réside chez moi; je voudrais m'y plaire plus
qu'ailleurs: «_Après tant de voyages par terre et par mer, après tant
de fatigues et de combats, puisse-je enfin y trouver le repos pour ma
vieillesse_ (_Horace_)!» je ne sais si j'en viendrai à bout. J'aurais
voulu, en place de quelque autre partie de sa succession, avoir hérité
de mon père l'amour passionné que, dans ses vieux ans, il portait à
l'exploitation de ses biens; il était heureux de borner ses désirs à
sa situation et de savoir se contenter de ce qu'il avait. Les gens qui
s'adonnent à l'étude des hautes questions politiques, pourront trouver
que c'est se confiner dans une occupation peu relevée et stérile; cela
m'importerait peu, si je parvenais à y prendre autant de goût que
lui.--Je suis de l'avis que servir la cause publique et être utile
au plus grand nombre, est ce qu'il y a de plus honorable: «_Nous ne
jouissons jamais mieux des fruits du génie, de la vertu et de toute
espèce de supériorité, qu'en les partageant avec ceux qui nous touchent
de plus près_ (_Cicéron_)»; mais en ce qui me regarde, j'y ai renoncé
par poltronnerie et par conscience; de telles charges me paraissent si
lourdes, qu'il me semble aussi que je suis incapable de les remplir.
Platon, qui était maître en tout ce qui est relatif au gouvernement des
états, s'abstint, lui aussi, d'en accepter. Je me contente de jouir
du monde, sans y apporter trop d'ardeur; de mener une vie simplement
supportable, qui ne pèse ni à moi, ni aux autres.

=Il eût souhaité pouvoir abandonner la gestion de ses biens à un ami
sûr, à un gendre par exemple, qui l'en eût débarrassé, lui assurant le
bien-être pour la fin de ses jours.=--Jamais homme ne s'en est remis
aussi complètement et avec autant d'abandon que je le ferais aux soins
et à l'administration d'un tiers, si j'avais à qui me confier. L'un de
mes souhaits, à cette heure, serait de trouver un gendre qui saurait
endormir mes vieux jours, en me faisant une existence commode; entre
les mains duquel je déposerais, en toute souveraineté, la direction
et l'emploi de mes biens; qui en ferait ce que j'en fais, et auquel
j'en abandonnerais les bénéfices, pourvu qu'il y apportât un cœur
vraiment reconnaissant et ami. Mais voilà! nous vivons dans un monde où
la loyauté est inconnue, même de nos propres enfants.

=Il se fiait à ses domestiques, évitant de se renseigner sur eux pour
ne pas être obligé de les avoir en défiance.=--Celui qui, lorsque je
voyage, est dépositaire de mon argent, le reçoit intégralement et règle
la dépense sans contrôle; du reste, si je comptais, il me tromperait
tout autant; de la sorte, à moins que ce ne soit un scélérat, en
m'en remettant à lui d'une façon absolue, je l'oblige à bien faire:
«_Beaucoup de gens nous enseignent à les tromper, en craignant de
l'être; la défiance provoque l'infidélité_ (_Sénèque_).» La sûreté que
je prends le plus communément à l'égard de mes gens, c'est de ne pas me
renseigner sur eux; je ne présume le vice qu'après l'avoir constaté; je
m'en fie plutôt à ceux qui sont jeunes, les estimant moins pervertis
par le mauvais exemple.--Il m'est moins désagréable de m'entendre dire,
au bout de deux mois, que j'ai dépensé quatre cents écus, que d'avoir
chaque soir les oreilles rebattues par le règlement de ma dépense
journalière, et entendre qu'elle a été de trois, de cinq, de sept écus;
ce mode n'a pas fait que, sur ce point, j'aie été volé plus qu'un
autre. Il est vrai que je prête la main à l'erreur; de parti pris, je
ne sais que vaguement et d'une façon incertaine ce que j'ai d'argent;
et, dans une certaine mesure, je suis content de cette incertitude.
Il faut faire une petite part à la déloyauté ou à l'imprudence d'un
serviteur; s'il nous reste de quoi largement tenir notre rang,
abandonnons à sa merci, sans y tant regarder, l'excédent que nous
tenons de la libéralité de la fortune: c'est la part du glaneur. En
somme, je n'attache pas tant d'importance à la bonne foi de mes gens,
que je me soucie peu du tort qu'ils me font. Oh! quelle vilaine et
sotte occupation que d'être constamment occupé de son argent, de se
plaire à le manier, * à le peser, à le recompter! c'est par là que
l'avarice nous gagne.

=Il n'a jamais pu s'astreindre à lire un titre, un contrat; chez lui,
la moindre chose le préoccupe.=--Depuis dix-huit ans que j'administre
mes biens, je n'ai pas su prendre sur moi d'examiner ni mes titres
de propriété ni mes principales affaires, que je devrais cependant
connaître à fond, puisque j'ai à y veiller. Ce n'est pas par mépris
des choses passagères de ce monde, inspiré par la philosophie: je n'en
suis pas détaché à ce degré, et les estime pour le moins à leur valeur;
mais bien par l'effet d'une paresse et d'une négligence puériles et
incurables. Que ne ferais-je pas plutôt que de lire un contrat, plutôt
que de me mettre à secouer ces paperasses poudreuses qui me feraient
l'esclave de mes affaires ou, ce qui est encore pis, l'esclave de
celles des autres comme font tant de gens pour de l'argent. Rien
ne me coûte tant que le souci et la peine; je ne recherche que la
nonchalance et la mollesse. J'étais plutôt fait, je crois, pour vivre
attaché à la fortune d'autrui, si cela se pouvait sans qu'il en
résultât ni obligation ni servitude; et je ne sais si, à le considérer
de près, étant donnés mon caractère et ma situation, joints à ce que
j'ai à souffrir du fait de mes affaires, de mes serviteurs et de mes
familiers, je n'en éprouve pas plus d'abjection, d'importunité et
d'aigreur, que si je faisais partie de la suite d'un homme, né plus
haut que moi, dans la dépendance duquel je serais sans qu'il gênât trop
ma liberté: «_La servitude est la sujétion d'une âme lâche et abjecte,
privée de son libre arbitre_ (_Cicéron_).» Cratès fit plus: il se mit
sous la sauvegarde de la pauvreté, pour s'affranchir des indignités et
des soins que réclame la direction d'une maison; cela, je ne le ferai
pas, car je hais la pauvreté à l'égal de la douleur; mais ce que je
ferais volontiers, ce serait d'échanger la vie que je mène, contre une
autre moins noble et moins affairée.

Quand je suis absent, je laisse de côté toutes ces préoccupations,
et la chute d'une tour m'émouvrait moins que ne fait, quand je suis
présent, une ardoise qui se détache de la toiture. Mon âme, quand elle
n'est pas sur place, se désintéresse aisément de tout ce qui arrive;
mais si elle est là, elle en souffre, autant que peut en souffrir l'âme
d'un vigneron; une rêne attachée de travers à mon cheval, un bout
d'étrivières qui bat sur ma jambe me préoccupent une journée entière.
J'arrive assez aisément à ce que mon courage domine les incommodités de
la vie; pour ce qui est de mes yeux je n'y parviens pas: «_Les sens, ô
dieux, les sens, que nous en sommes donc peu maîtres!_»

=Que n'a-t-il au moins un aide sur lequel se reposer! Obligé
de veiller à tout, sa manière de recevoir les étrangers s'en
ressent.=--Chez moi, je suis responsable de tout ce qui va mal. Peu de
maîtres (je parle de ceux de condition moyenne, comme est la mienne),
et s'il y en a, ils sont plus heureux que moi, peuvent se reposer assez
sur un second de tous ces tracas, au point qu'il ne leur en demeure
encore une bonne part à leur charge. Cela réagit quelque peu sur la
manière dont je reçois les survenants, et peut-être y en a-t-il dont le
séjour s'est prolongé, ainsi qu'il arrive des fâcheux, plus à cause des
agréments de ma cuisine qu'en raison de la bonne grâce de mon accueil;
le plaisir que je devrais éprouver de voir mes amis me visiter et se
réunir chez moi, s'en trouve considérablement diminué.--La plus sotte
contenance que puisse avoir chez lui un gentilhomme, c'est d'être vu
gêné par le souci du service de sa maison, parlant à l'oreille d'un
valet, en menaçant un autre du regard. Il faut que les choses marchent
sans qu'on s'en aperçoive et qu'elles semblent suivre leur cours
ordinaire; je trouve déplaisant d'entretenir ses hôtes de ce qu'on fait
pour eux, que ce soit pour s'en excuser ou pour s'en prévaloir.--J'aime
l'ordre et la propreté, et les préfère à l'abondance: «_j'aime que
les plats et les verres reflètent mon image_ (_Horace_)»; je m'en
tiens chez moi à ce qui est strictement nécessaire et donne peu à
l'ostentation.--Quand vous êtes chez les autres, qu'un valet se batte,
qu'un plat se renverse, vous ne faites qu'en rire; vous dormez, tandis
que monsieur, de concert avec son maître d'hôtel, prépare ce qu'il vous
offrira le lendemain.--Ce que j'en dis, c'est ce qui se passe en moi;
je n'en reconnais pas moins combien ce doit être une douce occupation
pour les natures qui y sont portées, d'arriver à faire que sa maison
soit paisible, prospère et que tout y marche dans un ordre parfait. Cet
état de choses dont je souffre, je l'attribue à mes propres erreurs et
aux embarras que je me crée à moi-même, et n'ai nullement l'intention
de contredire Platon, qui estime que la plus heureuse occupation
pour chacun, est de «faire ses affaires personnelles, sans causer de
préjudice à personne».

=Montaigne était beaucoup plus porté à dépenser qu'à thésauriser.=--En
voyage, je n'ai à penser qu'à moi et à l'emploi de mon argent pour
lequel suffit un ordre une fois donné; pour l'amasser, au contraire,
il faut aller à de trop nombreuses sources, et je n'y entends rien.
Je suis moins embarrassé pour dépenser, n'ayant qu'à puiser dans mes
fonds disponibles dont c'est la principale destination; mais j'ai
des vues trop larges, ce qui fait que mes dépenses sont réparties
inégalement, sans règle et, de plus, d'une façon immodérée soit dans
un sens, soit dans l'autre: si elles doivent contribuer à me donner
du relief, à me servir, je dépense sans restriction; je me restreins
également sans limite, quand elles ne doivent pas me mettre en évidence
ou satisfaire un désir que j'ai. Que ce soit l'art ou la nature qui
nous pousse à vivre en relations avec autrui, cela nous est plutôt
un mal qu'un bien; nous nous privons de ce qui nous est utile, pour
nous donner les apparences de faire comme les autres; les conditions
dans lesquelles nous vivons, les effets que nous en éprouvons, nous
importent moins que ce que le public peut en connaître; les biens
mêmes de l'esprit et de la sagesse nous paraissent manquer de saveur,
si nous en jouissons hors de la vue et de l'approbation de gens qui
nous sont étrangers.--Il y a des personnes dont l'or coule à grands
flots par des issues souterraines qui échappent à la vue, tandis que
d'autres l'étendent ostensiblement en lames et en feuilles; si bien que
pour les unes, les liards valent des écus, alors que c'est l'inverse
pour les autres; et cela, parce que le monde juge sur ce qu'il voit
de l'emploi et de la valeur de ce que vous possédez.--Prêter un soin
trop attentif aux richesses, sent l'avarice; les dispenser avec une
libéralité trop calculée et trop méticuleuse, ne vaut même pas la
surveillance et l'attention pénibles que cela nécessite; qui veut
mesurer trop exactement sa dépense, le fait trop étroitement et semble
n'y satisfaire que par contrainte. Thésauriser et dépenser sont par
eux-mêmes deux choses indifférentes; elles ne deviennent bonnes ou
mauvaises que suivant l'idée d'après laquelle nous agissons.

=Une autre raison qui le portait à voyager, c'est la situation morale
et politique de son pays; il n'a pas le courage de voir tant de
corruption et de déloyauté.=--Une autre cause me porte à voyager, c'est
le peu de goût que j'éprouve pour les mœurs de notre état social.
Au point de vue de l'intérêt public, je me consolerais aisément de
cette corruption: «_Je supporterais ces temps pires que le siècle de
fer, dans lesquels les noms manquent aux crimes et que la nature ne
peut plus désigner par aucun métal_ (_Juvénal_)»; mais en ce qui me
touche, j'en souffre trop personnellement; car, dans mon voisinage, par
suite des abus qu'engendrent depuis si longtemps ces guerres civiles,
notre vie entière s'écoule dans une situation tellement bouleversée,
«_où le juste et l'injuste sont confondus_ (_Virgile_)», qu'en vérité,
c'est merveille qu'elle puisse se maintenir: «_On laboure tout armé, on
n'aime à vivre que de butin, et chaque jour se commettent de nouveaux
brigandages_ (_Virgile_).» Par notre exemple, je finis par voir que la
société humaine se tient et se coud, quoi qu'il arrive. Qu'on place des
hommes n'importe comment, ils se resserrent et se rangent, se remuant
pour finir par se tasser, comme des objets mal assortis qu'on met
pêle-mêle dans une poche et qui trouvent d'eux-mêmes la façon de se
juxtaposer et de s'intercaler les uns dans les autres, mieux souvent
que l'art n'eût su les disposer.--Le roi Philippe avait fait exécuter
une rafle des gens les plus mauvais et les plus incorrigibles que
l'on pût trouver et leur avait assigné pour demeure une ville qu'il
fit bâtir spécialement pour eux et dont le nom rappelait l'origine;
j'estime que cette société hétéroclite dut, avec pour point de départ
les vices de ses membres, se constituer en un état politique dont
chacun s'accommoda et où finit par régner la justice.--Je vois de
nos jours, non un fait isolé, ni trois, ni cent, mais des mœurs
nouvelles admises et pratiquées couramment, tellement farouches surtout
par leur inhumanité et leur déloyauté, ce qui, pour moi, constitue la
pire espèce d'entre les vices, que je ne puis y penser sans horreur;
je les admire presque autant que je les déteste, en voyant combien la
mise à exécution de ces méchancetés insignes témoigne de vigueur et de
force d'âme autant que d'erreur et de déréglement. La nécessité fait
les hommes ce qu'ils sont et les réunit; ce lien fortuit se transforme
ensuite en lois; de ces législations, parmi lesquelles s'en trouvent
de plus sauvages qu'il n'est possible à aucun de nous de les imaginer,
certaines sont arrivées à produire d'heureux effets et ont été d'aussi
longue durée que celles que Platon et Aristote étaient capables de
faire, et ce, alors que toutes les conceptions de cette nature, si
ingénieuses qu'elles soient, sont, dans l'application, ridicules et
ineptes.

=Toutes les discussions sur la meilleure forme de gouvernement sont
parfaitement inutiles; pour chaque nation, la meilleure est celle à
laquelle elle est accoutumée.=--Ces grandes et longues altercations sur
la meilleure forme de société et sur les règles les plus propres à nous
grouper et à nous contenir, n'ont d'autre intérêt que d'exercer notre
esprit, semblables en cela à quelques questions qui, dans les arts,
sont, par leur nature même, des sujets d'agitation et de controverse et
qui, hors de là, n'existent pour ainsi dire pas. Tels de ces projets
de gouvernement pourraient, peut-être, être appliqués à un monde
nouveau; mais nous sommes un monde déjà existant, où règnent certaines
coutumes, et ce n'est pas nous qui l'engendrons, comme ont fait Pyrrha
ou Cadmus. Quelque possibilité que nous puissions avoir de le redresser
et de l'organiser à nouveau, nous ne pouvons, sans rompre le tout, le
ployer pour effacer le pli déjà pris.--On demandait à Solon si les lois
qu'il avait données aux Athéniens étaient les meilleures possibles:
«Oui certes, répondit-il, étant données celles qu'ils avaient
auparavant.»--Varron s'excuse dans le même sens: «Si, traitant de la
religion, il eût abordé un sujet absolument neuf, il eût dit ce qu'il
en pense; mais la trouvant déjà admise et * toute formée, il en parlera
suivant ce qui est, plutôt que selon ce qu'elle devrait être d'après la
nature.»

Le plus parfait et le meilleur gouvernement, non suivant ce qu'on en
peut penser, mais dans la réalité, est pour chaque nation celui sous
lequel elle vit depuis longtemps; sa forme et sa commodité dépendent
essentiellement de l'habitude qu'on en a. La condition en laquelle
nous sommes nous déplaît généralement; je tiens cependant que c'est
vice et folie que de souhaiter, dans une démocratie, que l'autorité
passe aux mains d'un petit nombre, et que, dans une monarchie, un autre
gouvernement se substitue à celui existant. «Aime l'état tel qu'il
est: si c'est une monarchie, aime la royauté; si c'est une oligarchie
ou une démocratie, aime-les pareillement, Dieu t'y ayant fait naître»;
ainsi en parlait ce bon monsieur de Pibrac que nous venons de perdre
et qui était un esprit si aimable, d'opinions si saines, de mœurs
si douces. Cette perte et celle que nous avons faite en même temps
de monsieur de Foix sont très regrettables pour la couronne. Je ne
sais s'il reste en France de quoi remplacer ces deux Gascons, dans
les conseils de nos rois, par un couple pareil en droiture et en
capacité. C'étaient de belles âmes dans des genres différents; et
assurément, pour ce siècle, elles étaient rares et belles chacune à sa
manière; comment opposées et réfractaires, comme elles l'étaient, à
la corruption et aux tempêtes de ces temps-ci, ont-elles pu y trouver
place?

=Rien n'est plus dangereux pour un état qu'un changement radical; il
faut s'appliquer à améliorer, mais non renverser.=--Rien n'est plus
grave pour un état qu'un changement radical; seuls, les changements
de cette nature peuvent permettre à l'injustice et à la tyrannie
de se produire. Quand quelque pièce vient à se détraquer, on peut
la consolider; on peut empêcher que l'altération et la corruption,
auxquelles tout est naturellement sujet, ne nous éloignent trop des
principes qui sont le point de départ de nos institutions; mais
entreprendre de reconstituer une si grande masse, de changer les
fondations d'un édifice aussi considérable, c'est faire comme ceux qui,
pour décrasser, effacent tout, qui veulent corriger quelques défauts
de détail par un bouleversement général; c'est recourir à la mort pour
guérir de la maladie: «_C'est moins chercher à changer le gouvernement
qu'à le détruire_ (_Cicéron_).» Le monde n'est pas capable de se
rétablir de lui-même; il supporte si difficilement ce qui le gêne,
qu'il ne vise qu'à s'en défaire sans regarder à quel prix. Nous voyons
par mille exemples que, d'ordinaire, il n'obtient la guérison qu'à ses
dépens. Se décharger d'un mal présent n'est pas s'en guérir si, dans
son ensemble, notre condition ne s'en améliore; le but du chirurgien
n'est pas l'ablation des chairs contaminées, ce n'est là qu'un moyen
d'en arrivera la guérison; il voit plus loin, il cherche à faire
renaître la chair naturelle et à ramener la partie malade à son état
normal. Quiconque ne se propose que de se débarrasser de ce qui le fait
souffrir, ne va pas loin, car le bien ne succède pas nécessairement au
mal; ce peut être un autre mal, parfois pire. C'est ce qui arriva aux
meurtriers de César, qui compromirent l'ordre public, au point qu'ils
eurent à se repentir de s'en être mêlés. Depuis cette époque jusqu'à
nos jours, pareille mésaventure est arrivée à plusieurs; les Français,
mes contemporains, peuvent en parler sciemment; toutes les grandes
modifications ébranlent un état et y portent le désordre.

=Les réformes elles-mêmes sont difficiles; un gouvernement, même
vicieux, peut se maintenir malgré ses abus, sans compter que parfois,
si on regardait ses voisins, on y trouverait pire.=--Qui voudrait en
entreprendre directement la guérison et consulter les intéressés avant
d'agir, serait rendu promptement hésitant.--Pacuvius Calavius tourna
la difficulté d'une façon qui le démontre nettement. C'était à Capoue,
où il jouissait d'une grande influence; ses concitoyens étaient en
révolte contre les magistrats. Un jour, ayant réussi à enfermer le
sénat dans le palais, il convoque le peuple sur la place publique, et
dit à ceux qui se sont rendus à son appel que le moment est venu pour
eux de se venger en toute liberté des tyrans qui les oppressent depuis
si longtemps et qu'il tient à leur merci, isolés et désarmés. Qu'il est
d'avis que, d'après l'ordre que le sort assignera, on les fasse venir
les uns après les autres et qu'il soit statué sur chacun séparément,
et que ce qui sera décidé soit sur-le-champ exécuté; mais qu'en même
temps, il soit désigné quelque homme de bien pour occuper la charge du
condamné, afin qu'elle ne demeure pas sans personne pour la remplir.
L'assistance n'eut pas plutôt entendu le nom d'un sénateur, qu'il
s'éleva contre lui un cri universel de mécontentement: «Je vois bien,
dit Pacuvius, qu'il faut lui enlever ses fonctions: c'est un méchant,
remplaçons-le par un bon.» Le silence se fit général; chacun, bien
embarrassé, ne savait sur qui faire porter son choix. Enfin quelqu'un,
plus osé que les autres, met son candidat en avant; mais un concert de
voix, plus grand encore que tout à l'heure s'élève pour le rejeter; on
lui reproche cent imperfections et les plus justes motifs d'éviction.
Ces dispositions à ne pas s'entendre ne font que croître, et le
désaccord s'accentue quand on passe au second sénateur; c'est encore
pis, quand vient le troisième; on s'accorde aussi peu pour l'élection
que l'on s'entend sur la destitution. Finalement, fatigués de ces
débats inutiles, les voilà qui commencent de ci, de là, à se retirer
peu à peu de l'assemblée, chacun se disant à part soi qu'un mal qui
dure depuis longtemps et qui est connu, est toujours plus supportable
qu'un mal nouveau dont on n'a pas encore subi l'expérience.

De ce que je nous vois agités de bien piteuse façon (car à quels excès
ne nous sommes-nous pas livrés?): «_Hélas! nos cicatrices, nos crimes,
nos guerres fratricides nous couvrent de honte! Enfants de ce siècle,
de quoi ne nous sommes-nous pas rendus coupables? quels forfaits
n'avons-nous pas commis? Est-il une chose sainte qu'ait respectée
notre jeunesse, un autel qu'elle n'ait point profané_ (_Horace_)?» je
ne vais cependant pas soudain dire d'un ton ferme et résolu que «_la
déesse Salus elle-même, le voulût-elle, serait impuissante à sauver
cette famille_ (_Cicéron_)». Quoi qu'il en soit, nous n'en sommes
pourtant pas encore arrivés à nos derniers moments.--La conservation
des états est chose qui vraisemblablement dépasse notre intelligence;
un gouvernement est, comme le dit Platon, une puissance difficile à
dissoudre; il résiste souvent à des maladies mortelles qui le rongent
intérieurement; il se maintient malgré le tort que lui causent des
lois injustes, en dépit de la tyrannie, de la prévarication et de
l'ignorance des magistrats, de la licence et de la sédition des
peuples. Dans tout ce qui nous arrive, nous prenons pour terme de
comparaison ce qui est au-dessus de nous et regardons ceux qui sont
en meilleure situation; mesurons-nous à ceux qui sont au-dessous, et
il n'est pas si misérable d'entre nous qui n'y trouve mille sujets de
consolation. C'est notre défaut de porter plus complaisamment nos
regards sur ceux qui sont plus favorisés que sur ceux qui le sont
moins, ce qui faisait dire à Solon que si l'on venait à mettre en un
seul tas tous les maux qui affligent l'humanité, il n'y aurait personne
qui ne préférerait conserver ceux qu'il a plutôt que de participer,
avec tous les autres hommes, à une égale répartition de ces maux
entassés, et d'en prendre sa quote-part. Notre gouvernement se porte
mal, cela est incontestable; cependant il y en a de plus malades
qui n'en sont pas morts: «_Les dieux jouent à la balle avec nous_
(_Plaute_)» et nous agitent à tour de bras.

=L'empire romain est un exemple qu'une domination étendue ne témoigne
pas que tout à l'intérieur soit pour le mieux, et que, si miné que
soit un état, il peut encore se soutenir longtemps par la force même
des choses.=--Les astres ont fatalement désigné Rome, pour témoigner
de ce qu'ils peuvent sous ce rapport; sa fortune comprend toutes les
transformations et aventures que peut subir un état; tout ce que
l'ordre et le désordre, le bonheur et le malheur, sont susceptibles de
produire. Qui est en droit de désespérer de sa situation, en voyant
les secousses et les perturbations qui l'ont agitée et qu'elle a
supportées? Si une domination étendue est une garantie de prospérité
pour un état (ce qui n'est pas du tout mon avis, très aise que je
suis de voir, au contraire, Isocrate recommander à Nicoclès de ne pas
porter envie aux princes dont les possessions sont les plus vastes,
mais plutôt à ceux qui savent conserver, en bonnes conditions, ce qui
leur est échu), Rome ne se porta jamais si bien que lorsqu'elle fut le
plus malade. La pire de ses formes de gouvernement fut celle où elle
se trouva le plus favorisée de la fortune; à peine trouve-t-on trace
d'une constitution sous les premiers empereurs, c'est la plus horrible
confusion de pouvoirs qui se puisse concevoir; et cela se supporta et
dura, assurant la conservation d'une monarchie, non pas limitée à Rome
elle-même, mais comprenant, en grand nombre, des peuples étrangers
les uns aux autres, très éloignés, très mal disposés, conquis contre
tout droit, et administrés d'une façon déplorable: «_Néanmoins, la
fortune ne voulut confier à aucune nation le soin de sa haine contre
les maîtres du monde_ (_Lucain_).» Tout ce qui branle, ne tombe pas. La
contexture d'un aussi grand corps est assurée par plus d'un clou; son
antiquité même fait qu'il se maintient, comme ces vieux bâtiments dont
l'âge a miné les soubassements, qui n'ont plus ni revêtement ni ciment
et qui pourtant demeurent se soutenant par leur propre poids: «_Il ne
se rattache plus à la terre que par de très faibles racines, sa masse
seule le retient encore en équilibre_ (_Lucain_).»

=De la corruption générale des états de l'Europe, Montaigne conclut
que la France peut se relever; toutefois il redoute qu'elle ne se
désagrège.=--Ce n'est pas bien procéder que de se borner, pour juger
de la sûreté d'une place, à en reconnaître l'état des fossés et
des flanquements; il faut encore étudier les moyens d'action de
l'assaillant et de quel côté il peut se présenter; peu de vaisseaux
coulent au fond des mers par leur propre poids, sans accident provenant
de causes étrangères. Or, regardons de tous côtés, tout croule
autour de nous; examinez tous les grands états de la Chrétienté et
d'ailleurs que nous connaissons, vous y trouverez une menace évidente
de changements et de ruine: «_Tous ont leurs infirmités et une même
tempête les menace_ (_Ovide_).» Les astrologues ont beau jeu pour nous
avertir, ainsi qu'ils le font, de troubles prochains devant occasionner
de grandes perturbations; leurs prédictions réalisées dès maintenant
sont palpables, il n'est pas besoin de consulter le ciel pour cela.
De ce que tous nous sommes menacés des mêmes maux, nous pouvons non
seulement y trouver un sujet de consolation, mais jusqu'à un certain
point l'espérance que cela durera; d'autant que, par la force même des
choses, rien ne tombe, là où tout tombe; une maladie qui s'étend à
tous, devient un état de santé normal pour les individus; là où tout
est au même point, il n'y a pas, par cela même, de dissolution. Pour
moi, je ne m'en désespère pas; ces considérations me font entrevoir
des chances de salut: «_Peut-être un dieu, par un retour favorable,
nous rendra-t-il notre premier état_ (_Horace_).» Qui sait si Dieu ne
voudra pas qu'il en résulte, comme il arrive des corps qui, à la suite
de longues et graves maladies, se trouvent être purgés et reviennent à
un meilleur état qu'avant, y gagnant une santé plus complète et mieux
assise que celle qui a subi ces secousses? Ce qui me rend le plus
anxieux, c'est que si nous considérons les symptômes de notre mal, il
s'en trouve autant qui ont une origine naturelle que nous devons au
ciel d'où ils émanent, que d'autres qui sont le fait des déréglements
et des imprudences des hommes; il semble que les astres eux-mêmes
ont décrété que nous avons assez duré et que notre existence dépasse
les limites ordinaires. Ce qui m'afflige aussi, c'est que le mal qui
nous menace en premier lieu, ce n'est pas tant que la masse entière,
qui jusqu'ici présentait tous les caractères de solidité, vienne à
s'altérer, que de la voir se désagréger et se séparer: c'est là ma plus
grande crainte.

=Montaigne redoute de se répéter parfois dans ses Essais; il le
regretterait, mais sa mémoire lui fait de plus en plus défaut.=--En
transcrivant ici ces rêvasseries, je crains que ma mémoire ne me
trahisse et que, par inadvertance, elle m'ait fait produire deux fois
une même chose. Je hais de me relire et ne corrige qu'à regret ce qui
m'est une fois échappé. Or, je n'apporte ici rien de nouveau, ce sont
des idées qui ont communément cours, et, comme cent fois elles me sont
venues à la pensée, j'ai peur de les avoir déjà exprimées. Les redites
sont toujours ennuyeuses, les trouverait-on dans Homère; elles sont
désastreuses pour les choses qui ne s'indiquent que superficiellement
et par circonstance. Je n'aime pas à revenir sans cesse, même sur
ce qui est utile, comme le fait Sénèque, et ne prise pas ce mode de
l'école stoïcienne de ressasser en long et en large, pour chaque
sujet traité, les principes et les hypothèses d'ordre général et de
reproduire constamment les arguments et les raisons, toujours les mêmes
et que tout le monde connaît.

Ma mémoire périclite cruellement de plus en plus chaque jour, «_comme
si, la gorge ardente, je buvais à longs traits les eaux somnifères du
Léthé_ (_Horace_)». Jusqu'à cette heure, Dieu merci, elle ne m'a pas
fait commettre d'erreur; mais il me faudra dorénavant, au lieu de faire
comme les autres qui cherchent à se ménager le temps et la possibilité
de penser à ce qu'ils ont à dire, que j'évite de m'y préparer, de peur
de me tracer un programme dont je dépendrais. Me trouver tenu et obligé
à suivre un ordre déterminé, dépendre d'un instrument aussi délicat
que la mémoire, sont autant de causes qui me troublent. Je ne relis
jamais le fait suivant, sans en être offusqué personnellement et malgré
moi.--Lynceste était accusé d'avoir conspiré contre Alexandre; amené,
suivant la coutume, devant l'armée pour être entendu dans sa défense,
il avait en tête une harangue préparée avec soin dont, en hésitant
et bégayant, il prononça quelques lambeaux. Comme il se troublait de
plus en plus, se débattant avec sa mémoire pour retrouver le fil de
son discours, les soldats les plus proches, le tenant pour convaincu
du crime dont il était accusé, se précipitent sur lui et le tuent à
coups de pique. Ses hésitations et son silence avaient été considérés
comme des aveux; aux yeux de ses meurtriers, ayant eu en prison tout le
loisir de se préparer, ce ne pouvait être la mémoire qui lui faisait
défaut, mais sa conscience qui lui liait la langue et paralysait ses
moyens. Que cela est judicieux! Quand on ne recherche qu'un succès
oratoire, le lieu, l'assistance, l'attente sont déjà des causes de
trouble; qu'est-ce donc quand votre vie dépend des paroles que vous
allez prononcer?

=S'il doit prononcer un discours préparé, la crainte de perdre le fil
de ses idées le paralyse; aussi, comme le lire c'est se lier les mains,
et qu'il n'est pas capable d'improviser, il a pris la résolution de
s'abstenir désormais.=--Pour moi, être lié à ce que j'ai à dire, fait
que naturellement je suis porté à oublier. Si je me suis confié et
livré entièrement à ma mémoire, j'exerce sur elle un tel effort que
je l'accable et qu'elle s'effraie de sa charge. Plus je m'en repose
sur elle, plus je suis hors de moi au point de ne savoir quelle
contenance tenir; quelquefois je me suis vu très en peine pour cacher
les embarras que cela me causait, notamment quand j'avais dessein de
simuler, en parlant, une profonde nonchalance dans mon accent et mon
attitude, et d'appuyer mes paroles de gestes en apparence fortuits
et non prémédités, supposés inspirés par la situation du moment; en
pareil cas, j'aime aussi peu ne rien dire qui vaille que d'avoir l'air
d'être venu préparé à bien parler et ne le pouvoir pas, ce qui est fort
maladroit, surtout chez des gens de ma profession, et coûte beaucoup à
qui n'a pas grande facilité pour se tirer d'affaire. La préparation
éveille plus d'espérance qu'elle ne sert réellement; on se met souvent
sottement en habit pour ne pas mieux sauter que si on était en blouse:
«_Rien n'est moins favorable à qui veut plaire, que de laisser attendre
beaucoup de lui_ (_Cicéron_).»--On a écrit de l'orateur Curion que,
lorsqu'il se proposait de sectionner son discours en trois ou quatre
parties et qu'il avait déterminé le nombre des thèses et des raisons
qu'il voulait exposer, il lui arrivait fréquemment soit d'en oublier,
soit d'en ajouter une ou deux. Je me suis toujours appliqué à éviter de
tomber dans cet inconvénient; je déteste tout engagement et tout parti
pris, non seulement par défiance de ma mémoire, mais parce que cela
sent trop l'homme du métier: «_Ce qu'il y a de plus simple est ce qui
convient aux guerriers_ (_Ovide_).» Du reste, c'est fini; je me suis
promis de ne plus désormais m'imposer la charge de prendre la parole
dans un lieu où l'on parle avec solennité; parce que lire un discours
écrit, outre que c'est très sot, cela est très désavantageux pour ceux
qui, par nature, sont toujours disposés à agir; et quant à me risquer
à improviser en me fiant à mon inspiration, je le ferai moins encore,
elle est chez moi trop vague et trop lourde et ne saurait fournir les
reparties soudaines, parfois importantes, que la nécessité commande.

=Il fait volontiers des additions à son livre, mais ne corrige pas; les
changements qu'il pourrait y introduire ne vaudraient peut-être pas ce
qui y est.=--Fais encore, ô lecteur, bon accueil à cette édition de
mes Essais, ainsi qu'à cette troisième addition aux études que j'ai
déjà publiées sur moi-même; j'ajoute, mais ne corrige pas. D'abord,
parce que je trouve que celui qui a offert un ouvrage en vente au
public, n'en a plus le droit; qu'il dise mieux, s'il le peut, dans un
autre travail, mais qu'il ne déprécie pas la valeur de celui qu'il a
déjà vendu. De ceux qui en agissent ainsi, il ne faudrait rien acheter
qu'après leur mort. Avant de se produire, qu'ils réfléchissent bien à
ce qu'ils écrivent; qu'est-ce qui les presse? Mon livre est toujours le
même, sauf qu'à mesure qu'il en est fait un nouveau tirage, pour que
celui qui veut l'acquérir ne s'en retourne pas les mains absolument
vides, je me permets, puisque ce n'est qu'une marqueterie mal jointe,
d'y intercaler quelques ornements supplémentaires. Ce surcroît ne
modifie pas l'édition primitive, il ne fait que donner une valeur
particulière à chacune de celles qui suivent, ce qui est une petite
subtilité peut-être un peu prétentieuse de ma part; il peut toutefois
en résulter des interversions au point de vue chronologique, mes
historiettes prenant place dans le cours de l'ouvrage, selon leur
opportunité et pas toujours suivant les dates des faits auxquels elles
ont trait.

Une seconde raison qui fait que je ne corrige pas, c'est qu'en ce
qui me regarde, je crains de perdre au change. Mon entendement ne
va pas toujours progressant, il va aussi à reculons; je ne me défie
guère moins des fantaisies qui me passent par la tête en second ou
en troisième lieu que de celles qui sont écloses les premières, des
fantaisies présentes que des fantaisies passées; souvent nous nous
rectifions aussi sottement que nous corrigeons les autres. J'ai vieilli
de plusieurs années depuis mes premières publications qui ont vu jour
en mil cinq cent quatre vingts, mais je doute m'être assagi de si peu
que ce soit. Moi à cette heure et moi autrefois, sommes réellement
deux; quel est le meilleur? en vérité, je ne saurais le dire. Il ferait
bon de vieillir, si nous ne cessions d'aller nous améliorant; mais
nous n'avançons qu'à la façon des ivrognes, en titubant, en éprouvant
des vertiges, sans direction définie, ou encore, semblables à des *
joncs que l'air agite au gré de ses caprices.--Antiochus avait, dans
ses écrits, pris vigoureusement parti pour l'Académie; sur ses vieux
ans, il se rangea du parti contraire; quel que soit celui que j'aurais
embrassé, n'eût-ce pas été suivre Antiochus? Après avoir établi que
nous devons douter de toutes les opinions humaines, vouloir établir
que nous devons les tenir pour certaines, n'est-ce pas affirmer le
doute et non la certitude, et donner à penser que si notre vie devait
se prolonger, notre imagination, toujours en proie à de nouvelles
agitations, en deviendrait non pas meilleure, mais différente?

=Il s'en rapporte uniquement à ses éditeurs pour l'orthographe et la
ponctuation; des fautes d'autre nature peuvent être relevées dans
le texte; le lecteur, qui est au fait de ses idées, les rectifiera
de lui-même.=--La faveur du public, en me rassurant plus que je
n'espérais, m'a donné plus de hardiesse; mais ce que je crains le
plus c'est de rassasier; je préférerais en être encore aux premières
publications de mes Essais, que de lasser en les multipliant, comme
a fait un savant de mon époque. La louange est toujours agréable de
qui elle vienne et pour quelque raison que ce soit; encore faut-il,
pour qu'elle plaise à juste titre, savoir quelle en est la cause; les
imperfections elles-mêmes peuvent y donner lieu. L'estime du vulgaire
n'est d'ordinaire pas heureuse dans les choix sur lesquels elle se
porte, et je me trompe bien si, en ces temps-ci, les plus mauvais
écrits ne sont pas ceux auxquels va de préférence la faveur populaire.
Aussi je rends grâce aux honnêtes gens qui daignent prendre en bonne
part mes faibles efforts. Il n'est pas d'ouvrage où les fautes que
peut présenter un texte, ressortent autant que dans ceux qui traitent
de sujets qui n'intéressent pas par eux-mêmes. Ne t'en prends pas à
moi, lecteur, de celles qui se sont glissées dans celui-ci, par la
fantaisie ou l'inattention d'autres que moi; chacun, par les mains
de qui il passe, chaque ouvrier y apporte les siennes. Je ne me
mêle ni d'orthographe (j'ai seulement recommandé de se conformer à
l'orthographe ancienne), ni de ponctuation, n'étant expert ni en l'une,
ni en l'autre. Là où le sens est absolument incompréhensible, je ne
m'en mets pas en peine, on ne risque pas de me l'imputer; mais quand il
n'est qu'altéré, ce qui arrive souvent, et qu'on me fait dire ce que je
ne dis pas, on me fait grand tort; toutefois, si la phrase est trop en
contradiction avec ce que l'on peut attendre de moi, un honnête homme
ne saurait l'accepter comme étant mienne. Celui qui sait combien peu
j'aime le travail et combien je suis attaché à ma manière de faire,
croira aisément que je dicterais plus volontiers à nouveau autant de
fois des Essais, que de m'assujettir pour chaque nouvelle édition à
les relire, pour y apporter des corrections qu'un enfant est à même de
faire.

=Placé au foyer des guerres civiles, il a beaucoup à en souffrir,
toutefois jusqu'ici il a échappé au pillage; malheureusement, ce
n'est pas aux lois qu'il en est redevable et il regrette d'en avoir
obligation à autrui.=--Je disais plus haut que, vivant au centre des
guerres civiles, au plus profond de la mine qui fournit ce métal
nouveau, pire que l'airain et le fer, dont notre âge devrait porter le
nom, non seulement cela me prive de tous rapports d'intimité avec des
gens ayant d'autres mœurs que moi, unis entre eux par leurs opinions
religieuses qui sont autres que les miennes et, chez eux, priment toute
autre cause de rapprochement, mais encore je ne suis pas sans courir de
risques au milieu de cette masse d'individus à qui tout est permis et
dont la plupart sont, vis-à-vis de la justice, dans une situation qui
ne saurait être pire; d'où une licence dépassant toutes bornes. Lorsque
j'envisage les conditions particulières dans lesquelles je me trouve,
je ne vois personne de mon parti auquel la défense des lois coûte plus
qu'à moi, autant, comme disent les hommes de loi, par les profits que
je ne réalise pas, que par les pertes que j'éprouve; et tels font les
braves, par le zèle et le rigorisme qu'ils déploient, qui, tout bien
compté, font beaucoup moins que moi. A tous moments, dans ma maison
qui est facilement abordable et dont l'accès est libre (car je ne me
suis jamais laissé aller à la transformer en forteresse, préférant
de beaucoup voir la guerre se transporter le plus loin possible de
mon voisinage), chacun trouve hospitalité; cela lui a valu d'être vue
favorablement par tous, et me préserve d'être violenté chez moi comme
Job sur son fumier. Je considère comme un fait extraordinaire et qui
mérite d'être cité qu'elle soit encore vierge de sang et de pillage,
depuis tant de temps que dure cet orage, au milieu de tant d'agitations
et de changements qui se produisent autour d'elle; car, à dire vrai,
s'il était possible à un homme de mon caractère d'échapper à toute
vexation, en vivant dans un milieu où tout le monde aurait eu les mêmes
opinions et n'en changerait pas, les incursions et invasions des divers
partis, les alternatives et les vicissitudes de la fortune autour de
moi ont, jusqu'à présent, plutôt exaspéré que découragé le pays et
m'exposent à des dangers et à des difficultés qu'il m'est impossible
d'éviter.

J'y échappe, mais je regrette que ce soit plus du fait de ma bonne
fortune et aussi de ma prudence que de la justice; je regrette de ne
point me trouver protégé par les lois et d'être obligé de me placer
sous une autre sauvegarde. En l'état, je vis plus d'à moitié par la
faveur d'autrui, ce qui m'est une dure obligation. Je ne voudrais
devoir ma sûreté ni à la bonté, ni à la bienveillance des grands
qui tolèrent mon attachement à la légalité et à la liberté; non
plus qu'à la facilité des mœurs de mes ancêtres et des miennes;
qu'arriverait-il en effet, si j'étais autre? Ma conduite et ma
franchise dans mes rapports avec mes voisins leur créent, ainsi qu'à
ma parenté, des obligations à mon égard; il est cruel qu'il leur soit
loisible de satisfaire à ces obligations en consentant à me laisser
vivre, et qu'ils puissent dire: «La liberté de continuer la célébration
du service divin dans la chapelle de sa maison, alors que nous avons
rendu désertes * et ruiné toutes les églises d'alentour, est une
concession de notre part; nous lui concédons encore l'usage de ses
biens et de la vie en retour de ce que lui-même, à l'occasion, veille
à la conservation de nos femmes et de nos bœufs.» Voilà longtemps
en effet que, dans ma famille, nous méritons ces mêmes louanges qu'à
Athènes, on donnait à Lycurgue qui était le dépositaire et le gardien
habituel des bourses de ses concitoyens.--Or, j'estime que la vie est
pour nous un droit que nous tenons d'en haut, et qu'elle ne saurait
être ni une récompense, ni une grâce qu'on nous octroie; que de
nobles gens ont préféré la perdre, que d'en être redevables à autrui!
Je cherche à me soustraire à toute obligation quelle qu'elle soit,
mais surtout à celles qui peuvent résulter d'un devoir d'honneur; je
ne trouve rien de si onéreux que ce qui me vient par don, et lie ma
volonté par la gratitude à laquelle cela m'oblige. J'accepte plus
volontiers les services qui se vendent; je le crois bien: pour ceux-ci
je n'ai que de l'argent à donner, pour les autres je me donne moi-même.

=Il se considère comme absolument lié par ses engagements; la
reconnaissance lui est lourde, aussi tient-il pour avantageux de
se trouver délivré, par leurs mauvais procédés à son égard, de son
attachement envers certaines personnes.=--L'honnêteté me lie, ce
me semble, bien plus étroitement et plus sûrement que ne le fait
la contrainte légale; les obligations contractées devant notaire,
me pèsent moins que celles contractées par moi-même: n'est-il pas
rationnel, en effet, que ma conscience se trouve d'autant plus
engagée qu'on s'est tout simplement fié à elle? Là où elle n'est pas
intéressée, elle ne doit rien, puisque ce n'est pas à elle que l'on
s'est adressé; qu'on recoure à la confiance sur laquelle on a compté,
aux assurances qu'on a prises en dehors de moi. Il me coûterait
beaucoup moins de franchir pour m'évader les murs d'une prison, et
de me mettre en opposition avec les lois, que de violer ma parole.
Je suis scrupuleux observateur de mes promesses, au point d'en être
superstitieux; aussi, quand je le puis, je n'en fais guère, à quelque
propos que ce soit, que de vagues et de conditionnelles. Celles mêmes
qui sont sans importance bénéficient de la règle que je me suis
imposée; elles sont pour moi un tourment, et ce m'est un soulagement
de leur donner satisfaction. De même, quand j'ai en tête quelque
projet que j'ai formé et ai toute liberté à cet égard; si j'en dis
l'objet, je considère que cela seul me constitue une obligation de
l'accomplir, et qu'en faire part à autrui, c'est prendre un engagement
envers moi-même; il me semble que dire, c'est promettre; aussi suis-je
très réservé pour communiquer ce que je me propose de faire.--Les
condamnations portées par moi sur moi-même me sont plus sensibles et
plus dures que si elles émanaient de juges qui ne peuvent sur moi que
ce qu'ils peuvent sur tout le monde; l'étreinte de ma conscience a une
action autrement puissante et plus sévère.--Je satisferais mollement à
des devoirs auxquels on me contraindrait, si même je m'y soumettais:
«_L'acte le plus juste n'est juste qu'autant qu'il est volontaire_
(_Cicéron_)»; si la liberté ne lui donne du lustre, il manque de grâce
et ne fait pas honneur. «_Je ne fais rien de bonne grâce si ma volonté
n'y a part_ (_Térence_)»; et elle se désintéresse en partie, lorsque
ce dont il s'agit m'est imposé par la nécessité, «_parce que dans les
choses qu'une autorité supérieure ordonne, on sait plus de gré à celui
qui commande qu'à celui qui exécute_ (_Valère Maxime_)». J'en connais
qui poussent au point d'être injustes, ce sentiment de ne pas vouloir
paraître céder à la contrainte; ils disent qu'ils donnent quand ils ne
font que rendre, qu'ils prêtent quand ils ne font que payer; et envers
ceux auxquels ils sont tenus de faire le bien, ils s'en acquittent le
plus chichement qu'ils peuvent. Je ne vais pas jusque-là, mais peu s'en
faut.

J'aime tant à être déchargé et délié de toute obligation, que j'ai
parfois considéré comme avantageuses les ingratitudes, offenses et
indignités dont ont pu se rendre coupables à mon égard ceux de qui,
soit naturellement, soit par accident, j'avais reçu quelques services
d'ami; prenant occasion de leur faute, pour me donner quittance à
moi-même et me soustraire à l'acquittement de ma dette. Tout en
continuant à leur rendre extérieurement ce que commandent les plus
stricts devoirs de société, je trouve cependant grand bénéfice à
ne faire que parce que je le dois, ce qu'auparavant je faisais par
affection, et à me soulager un peu de la sorte de la part d'attention
et de sollicitude qu'intérieurement y eût prise ma volonté, qui, chez
moi, quand j'y cède, est trop précipitée et trop impérieuse, du moins
pour un homme qui ne veut on quoi que ce soit subir de pression: «_Il
est prudent de retenir, comme on le fait d'un char dans les courses,
les élans trop fougueux de la bienveillance_ (_Cicéron_).» Cette
atténuation de mon premier mouvement me console des imperfections de
ceux qui me touchent; je déplore qu'ils en vaillent moins, mais, par
contre, j'y gagne de leur être moins attaché et d'être moins engagé
vis-à-vis d'eux. J'approuve celui qui aime moins son enfant parce qu'il
est teigneux ou bossu, et non seulement quand il est méchant, mais
encore lorsqu'il est mal constitué et difforme (Dieu lui-même en a, par
là, déprécié la valeur naturelle), sous condition toutefois d'apporter,
dans cette diminution d'affection, de la modération et une exacte
justice. La parenté, à mes yeux, n'atténue pas les défauts; elle les
aggrave plutôt.

=Il ne doit rien aux grands et ne leur demande que de ne pas s'occuper
de lui; il s'applique à tout supporter, à se passer de tout; il ne
veut avoir d'obligations envers personne, et, s'il ne peut l'éviter,
souhaite que ce soit pour toute autre chose qu'obtenir protection
contre les fureurs de la guerre civile.=--Après tout, par la façon
dont j'entends que doivent se pratiquer la bienfaisance et la
reconnaissance, qui sont choses bien délicates et d'usage si répandu,
je ne vois personne qui, jusqu'à cette heure, soit plus libre et moins
tenu par ses obligations que je ne le suis. Ce que je dois, je le dois
simplement en raison de celles que nous tenons de la nature et que
nous avons tous; en dehors d'elles, personne n'est plus indépendant:
«_Les présents des grands me sont inconnus_ (_Virgile_).» Les princes
me donnent beaucoup s'ils ne m'ôtent rien; ils me font suffisamment
de bien quand ils ne me font pas de mal: c'est tout ce que je leur
demande. Oh! combien je suis reconnaissant envers Dieu, de ce qu'il
lui a plu que je reçoive directement de sa grâce tout ce que je
possède et n'aie de dette que vis-à-vis de lui! Combien je supplie
instamment sa sainte miséricorde que jamais je ne doive à personne
de grands remerciements pour des choses essentielles! Bénie soit mon
indépendance, qui m'a accompagné si avant dans la vie; puisse-t-elle se
continuer jusqu'au bout! Je m'efforce de n'avoir un besoin absolu de
personne: «_Toutes mes espérances sont en moi_ (_Térence_)»; cela est
possible à tout le monde, mais surtout à ceux que Dieu a mis à l'abri
des nécessités urgentes que la nature elle-même nous impose. C'est une
situation bien digne de pitié et pleine de hasards que de dépendre
d'autrui; nous ne pouvons toujours l'éviter; nous ne sommes pas pour
cela assez assurés de nous-mêmes, ce qui serait pourtant ce qu'il y
aurait de plus sage, de plus adroit et de plus sûr. Je n'ai rien que
moi, qui soit à moi, et la possession que j'en ai est même en partie
défectueuse et empruntée. Je m'applique à avoir du courage, ce qui est
la meilleure des garanties; et aussi à me ménager un mode d'existence
qui puisse me rendre la vie supportable si, d'autre part, tout venait
à me manquer. Hippias d'Élis ne se pourvut pas seulement de science
pour, au sein des Muses, pouvoir au besoin demeurer agréablement sans
autre compagnie, et de philosophie pour apprendre à son âme, si le sort
l'ordonnait, à se contenter par elle-même et se passer courageusement
des commodités de la vie qui ont leur source en dehors de nous; il fut
encore soucieux d'apprendre à faire sa cuisine, sa barbe, ses robes,
sa chaussure, ses hauts-de-chausse pour, autant qu'il se pouvait,
ne faire fond que sur lui-même et se soustraire à toute assistance
étrangère.--On jouit bien plus librement et plus gaîment des biens qui
nous arrivent occasionnellement et pour un temps limité, quand cette
jouissance n'est pas pour nous d'obligation, qu'elle n'est pas imposée
par le besoin et que, de sa propre volonté et de sa bonne fortune, on a
la force et les moyens de s'en passer. Je me connais bien, et m'imagine
malaisément qu'une libéralité si généreuse fût-elle de quelqu'un à
mon égard, qu'une hospitalité aussi franche et désintéressée qu'elle
puisse être, qui me seraient offertes, me produisissent d'autre effet
que celui d'une disgrâce, d'une tyrannie, auxquelles se joindraient les
reproches que je m'adresserais si, pressé par la nécessité, j'avais
été amené à les accepter.--Donner est le signe distinctif des gens
ambitieux et qui ont des prérogatives; de même qu'accepter est une
marque de soumission; témoin l'injurieux refus que fit Bajazet des
présents que Tamerlan lui envoyait, ce qui détermina un conflit entre
eux. L'offre de cadeaux faite par l'empereur Soliman à l'empereur de
Calicut, indigna ce dernier à tel point que non seulement il les refusa
durement, disant que ni lui ni ses prédécesseurs n'avaient coutume de
recevoir et qu'il était au contraire de tradition chez eux de donner,
mais que, de plus, il fit jeter dans un cachot les ambassadeurs qui
lui avaient été envoyés à cet effet.--Quand, dit Aristote, Thétis
flatte Jupiter, que les Lacédémoniens flattent les Athéniens, ils ne
vont pas leur rappeler le bien qu'eux-mêmes leur ont fait, ce qui est
toujours déplaisant à entendre; ce qu'ils leur rappellent, ce sont
les bienfaits qu'ils en ont reçus.--Les gens que je vois recourir si
familièrement à n'importe qui, et contracter des engagements avec
le premier venu, ne le feraient pas, s'ils savouraient comme moi la
douceur d'une liberté absolue, et si les obligations qu'ils contractent
de la sorte, leur pesaient autant qu'il convient à un sage; on paie
parfois ces engagements, on ne s'en dégage jamais. Cruel esclavage
pour qui aime la liberté et y avoir les coudées franches dans tous les
sens. Mes connaissances, tant celles qui, dans l'échelle sociale, sont
au-dessus de moi que celles qui sont au-dessous, savent si jamais ils
ont vu quelqu'un moins solliciter, requérir, supplier que je ne fais
et être moins à charge à autrui que je ne suis. Il n'est pas étonnant
que je sois ainsi, si différent sur ce point de tout ce qu'on peut voir
à notre époque, alors que tant de particularités de mon caractère y
contribuent: un peu de fierté naturelle, l'impatience que me cause un
refus, le peu d'étendue de mes désirs et de mes projets, mon inhabileté
en toutes sortes d'affaires, enfin mes qualités favorites, l'oisiveté
et l'indépendante; tout cela fait que j'éprouve une haine mortelle à
dépendre de quelqu'un autre que moi, comme à avoir sous ma dépendance
quelqu'un qui ne soit pas moi. Je fais les plus grands efforts pour
me passer de tout concours étranger avant de me déterminer à recourir
à la bienfaisance d'autrui, en quelque occasion ou besoin, pressant
ou non, que ce soit.--Mes amis m'importunent étrangement quand ils me
demandent de solliciter * en leur faveur auprès d'un tiers; il m'en
coûte à peu près autant, je crois, de libérer quelqu'un qui me doit
en usant de lui, que de m'engager moi-même envers quelqu'un qui ne me
doit rien. Ceci mis à part, et aussi étant établi qu'on ne me demande
rien qui exige des démarches et me cause des soucis (je suis en guerre
ouverte avec tout ce qui nécessite que je me donne la moindre peine),
je suis d'un abord facile et prêt à venir en aide aux besoins de
chacun. Mais j'ai plus encore fui recevoir, que je n'ai cherché à
donner; ne pas recevoir est du reste, au dire d'Aristote, bien plus
aisé à pratiquer. Ma bonne fortune ne m'a guère permis de faire un
peu de bien aux autres; mais le peu que j'ai pu faire, est tombé sur
des gens qui m'en ont su peu de gré. Si elle m'eût fait naître pour
occuper un certain rang parmi les hommes, j'eusse souhaité me faire
aimer, plutôt que craindre ou admirer; ou plus effrontément, j'aurais
autant regardé à plaire qu'à tirer profit. Cyrus, par l'organe d'un
très bon capitaine, philosophe encore meilleur, estime très sagement
que sa bonté et ses bienfaits sont d'un prix autrement grand que sa
vaillance et les conquêtes qu'il doit à la guerre. De même le premier
Scipion, partout où il veut donner bonne opinion de lui-même, place son
aménité et son humanité au-dessus de sa hardiesse et de ses victoires,
et a toujours à la bouche ce mot qui lui fait tant d'honneur, «qu'il a
donné lieu de l'aimer autant à ses ennemis qu'à ses amis». Je dis donc
que s'il faut quand même avoir des obligations à autrui, il serait plus
juste qu'elles aient des causes autres que celles dont je parle, qui
découlent de nos malheureuses guerres civiles, et qu'elles me fassent
débiteur d'une dette moins lourde que n'est celle que constitue ma
conservation totale, corps et biens; cela m'accable.

=Ces guerres font qu'il vit dans des transes continues; c'est là une
des causes qui font qu'il voyage tant, bien qu'il ne soit pas assuré
de trouver mieux.=--Je me suis couché mille fois chez moi, m'imaginant
que, dans la nuit même, je serais victime d'une perfidie quelconque et
qu'on m'assommerait, demandant à la fortune que ce fût sans que j'en
éprouve d'effroi et qu'on ne me fît pas languir. Que de fois, après
avoir dit mon Pater, ne me suis-je pas écrié: «_Ces terres cultivées
vont-elles donc devenir la proie d'un soldat barbare_ (_Virgile_)?» A
cela, pas de remède! c'est ici le lieu où nous sommes nés, la plupart
de mes ancêtres et moi; ils l'ont aimé et y ont attaché leur nom. Nous
nous endurcissons à tout ce à quoi nous nous accoutumons et, dans une
condition aussi misérable qu'est la nôtre, l'habitude est un présent
bien précieux de la nature; elle endort notre sensibilité et nous
préserve des souffrances que nous causeraient certains maux.--Les
guerres civiles ont cela de pire que les autres, c'est que tous nous
sommes à faire le guet dans nos maisons: «_Qu'il est malheureux d'avoir
à protéger sa vie par des portes et des murailles, et d'être à peine
en sûreté dans sa propre maison_ (_Ovide_)!» C'est en être réduit à
une grande extrémité que d'être menacé jusque chez soi et au milieu
des siens. La région où je demeure est toujours exposée la première
à nos troubles et la dernière à en être débarrassée; la paix n'y est
jamais complète: «_Même en paix, nous ne cessons de redouter la guerre_
(_Ovide_).--_Toutes les fois que la fortune a rompu la paix, c'est
ici le chemin de la guerre; pourquoi le sort ne m'a-t-il pas donné
plutôt des demeures errantes dans les climats brûlants, ou sous l'Ourse
glacée_ (_Lucain_)?» Parfois je trouve moyen, par la nonchalance et
la lâcheté avec laquelle je les envisage, de me rassurer contre ces
préoccupations qui, quelquefois aussi, nous portent à avoir de la
résolution.--Il m'arrive souvent de me figurer, non sans un certain
plaisir, que je suis sous le coup de dangers mortels et de m'y
résigner; alors, tête baissée, sans plus y réfléchir ni entrer dans
d'autres considérations, je me plonge stupidement, en imagination,
dans la mort comme je me précipiterais dans un abîme silencieux et
obscur qui m'engloutirait du premier coup, et instantanément s'empare
de moi un lourd sommeil, sous l'effet duquel je demeure insensible et
inerte et qui m'étouffe. La délivrance que j'en espère, fait que la
perspective d'une mort courte et violente me console plus que * ne me
trouble la crainte que j'en ai. La vie n'en vaut pas mieux, dit-on,
quand elle est de longue durée; d'autre part, la mort est d'autant
meilleure qu'elle est moins longue. Je ne m'épouvante pas tant d'être
mort, que du temps que je mettrai à mourir. Je me replie sur moi-même
et me tiens coi devant cet orage qui, dans une de ses rafales rapides
et dont je m'apercevrai à peine, doit m'aveugler et m'emporter avec
furie. Encore s'il advenait ce qui, au dire de certains jardiniers,
arrive aux roses et aux violettes, qui naissent plus odorantes quand
elles poussent auprès d'ails et d'oignons, lesquels sucent et attirent
à eux toute la mauvaise odeur qui peut se trouver dans la terre, et
que ces natures dépravées humassent le venin de l'air et de la région
où je vis, les rendant par leur voisinage meilleurs et plus purs, je
ne perdrais pas tout! Mais il n'en est pas ainsi; cependant, il peut
en résulter que la bonté apparaisse plus belle et plus attrayante en
devenant plus rare, et que, dans ce milieu qui lui est si contraire
et qui est si mêlé, l'honnêteté surgisse, enflammée par l'opposition
qu'elle rencontre et la gloire qu'elle y trouverait. Les voleurs, dans
leur amabilité, ne m'en veulent pas d'une façon particulière; je ne
leur en veux pas davantage, il me faudrait en vouloir à trop de gens.
Les robes les plus diverses abritent mêmes consciences; la cruauté,
la déloyauté, le vol y sont tout pareils, et d'autant plus nuisibles
qu'ils s'exercent plus lâchement, plus sûrement, à la dérobée, sous
l'ombre des lois. Je hais moins l'injustice avouée que celle qui a
recours à la trahison, celle engendrée par les désordres de la guerre
que celle qui se produit en paix et revêt des formes judiciaires. La
fièvre qui nous tient, s'est déclarée dans un corps dont elle n'a guère
empiré l'état; le feu y couvait, la flamme n'a fait qu'éclater; il y
a plus de bruit, le mal n'est pas beaucoup plus grand.--A ceux qui me
demandent pourquoi je voyage tant, je réponds d'ordinaire que je sais
bien ce que je fuis, mais non ce que je vais trouver; et lorsqu'on
me dit qu'à l'étranger l'état sanitaire peut être aussi mauvais, que
les mœurs n'y * valent pas mieux que chez nous, je réponds d'abord
que c'est difficile, «_tant le crime s'est multiplié parmi nous_
(_Virgile_)»; puis, qu'il y a toujours profit à changer une situation
mauvaise contre une autre qui est incertaine, et que nous ne devons pas
ressentir les maux qui pèsent sur autrui au même degré que les nôtres.

=Il aime Paris, n'est français que par cette capitale; puisse-t-elle ne
pas être en proie aux dissensions intestines, ce serait sa ruine.=--Je
ne veux pas oublier que, si courroucé que je puisse être contre la
France, je ne cesse de regarder Paris d'un bon œil. Paris a mon
cœur depuis mon enfance, et j'éprouve à son sujet ce qui arrive de
tout ce qui est excellent; c'est que plus j'ai vu, depuis, d'autres
belles villes, plus la beauté de celle-ci a grandi et gagné dans mon
affection. Je l'aime pour elle-même et l'aime plus, telle qu'elle est
en temps habituel, que lorsque des fêtes viennent ajouter à son éclat;
je l'aime tendrement jusque dans ses imperfections et ses taches; je ne
suis français que par cette grande cité, si peuplée, si heureusement
située; mais surtout, grande et incomparable par le nombre et la
variété des facilités de toute nature qu'on y trouve; elle est la
gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu
veuille en chasser au loin ce qui nous divise! Non livrée aux partis,
unie, elle est à l'abri de toute violence; mais je l'en avertis, ce qui
peut lui arriver de pis serait qu'elle soit en butte aux factions; je ne
crains pour elle qu'elle-même, mais crains malheureusement pour elle
autant que pour toute autre partie du royaume. Tant qu'elle demeurera
indemne, je ne manquerai pas de lieu de retraite où je puisse aller
finir mes jours, et de nature à ne m'en faire regretter aucun autre.

=Il regarde tous les hommes, à quelque nation qu'ils appartiennent,
comme ses compatriotes; le monde entier est pour lui une patrie.=--Ce
n'est pas parce que Socrate l'a dit, mais parce qu'en vérité je pense
de la sorte, tous les hommes sont pour moi des compatriotes; et ce
sentiment, je suis même porté à l'exagérer; j'embrasse un Polonais
comme je ferais d'un Français, faisant passer le lien qui unit les
individus d'une même nation, après celui qui nous est commun avec tous
les habitants de l'univers. Je ne suis guère entiché de la douceur de
l'air natal; les connaissances nouvelles que j'ai faites de moi-même,
me semblent bien valoir les connaissances banales et d'occasion
résultant du voisinage; les amitiés franches que nous contractons
l'emportent d'ordinaire sur celles que nous devons à une communauté
de climat ou de sang. La nature nous a mis au monde libres de tout
engagement, et nous nous emprisonnons de nous-mêmes dans des limites
restreintes comme les rois de Perse qui se faisaient une obligation
de ne jamais boire que de l'eau du fleuve Choaspe, et renonçaient
sottement au droit qu'ils avaient d'user de toute autre eau, semblant,
en ce qui les touchait, considérer comme à sec tout le reste du
monde.--Sur sa fin, Socrate estimait qu'une sentence d'exil était pire
qu'une sentence de mort; je ne suis pas de son avis et ne tomberai
jamais tellement en enfance, ni ne serai si étroitement inféodé à mon
pays, que je me range à cette idée. Ces vies, dignes de créatures
célestes, ont des manifestations que j'estime plus que je ne les aime;
elles en ont aussi de si hautes et de si extraordinaires, que mon
estime même ne peut atteindre à pareille élévation, d'autant que je
n'arrive seulement pas à les concevoir. Ce sentiment, de la part de
Socrate, ne témoigne-t-il pas d'une tendresse excessive chez un homme
qui considérait l'univers comme sa patrie? il est vrai qu'il n'aimait
pas les voyages et n'avait guère mis le pied hors de l'Attique. Que
dire aussi de ne pas vouloir que ses amis rachètent sa vie de leurs
deniers, et de son refus, pour ne pas désobéir aux lois à une époque
où leur corruption était si grande, de se prêter à l'exécution d'un
complot qui l'eût délivré de sa prison? Ces exemples, qu'il nous
donne, rentrent à mon sens dans cette première catégorie de sentiments
que j'estime plus que je ne les partage. Quant à ceux de la seconde
catégorie, d'une élévation telle que mon estime n'arrive pas à leur
hauteur, il en est des exemples que je pourrais citer de lui; et, dans
le nombre, il s'en trouve d'une vertu si rare, qu'ils dépassent ce dont
je suis capable; quelques-uns même outrepassent ce que mon jugement
peut admettre.

=Avantages que Montaigne trouve à voyager; il demeure sans peine huit
à dix heures consécutives à cheval et, sauf les chaleurs excessives,
ne redoute aucune intempérie.=--Outre ces raisons, voyager me semble
encore un exercice profitable, parce que l'âme y est continuellement
conviée à remarquer des choses nouvelles qu'elle ne connaît pas; et,
ainsi que je l'ai dit souvent, je ne sais pas de meilleure école pour
la dresser, que de lui mettre sans cesse sous les yeux la si grande
diversité d'existence, d'idées, d'usages qui se rencontrent et de lui
faire goûter cette perpétuelle variété de formes de notre nature.
Le corps, lui, n'y est ni oisif, ni épuisé par le travail; cette
agitation modérée le tient en haleine. Tout tourmenté que je suis
de coliques, je reste à cheval huit à dix heures sans en descendre
et sans que cela m'ennuie, «_au delà des forces et de la santé d'un
vieillard_ (_Virgile_)»; aucun temps ne m'est contraire, sauf la
chaleur accablante d'un soleil torride, car je n'use pas des ombrelles
dont, depuis les anciens Romains, on se sert en Italie et qui fatiguent
plus les bras qu'elles ne soulagent la tête. Je voudrais bien connaître
le procédé, employé dans l'antiquité par les Perses lorsque le luxe a
commencé à s'introduire chez eux et que mentionne Xénophon, pour se
ménager à leur convenance de l'air frais et de l'ombre. J'aime la pluie
et la boue autant qu'un canard. Je suis insensible aux changements
climatériques et atmosphériques, et qu'il fasse beau ou non, c'est
tout un pour moi; je ne souffre que des variations qui se produisent
dans mon individu et elles sont moins fréquentes quand je voyage.--Je
suis assez difficile à mettre en mouvement; j'hésite autant devant un
petit déplacement que pour un grand, à faire mes préparatifs de départ
pour une journée d'absence pour aller visiter un voisin que pour un
vrai voyage; mais, une fois en route, je vais aussi longtemps qu'on
veut.--J'ai l'habitude de faire l'étape, comme font les Espagnols,
tout d'une traite et mes journées aussi longues qu'elles peuvent
raisonnablement l'être. Pendant les fortes chaleurs, je marche de
nuit, du soleil couchant au soleil levant. L'autre façon qui, afin de
se restaurer, consiste à s'arrêter en route pour dîner comme on peut et
à la hâte, est incommode, surtout pendant les jours courts. Mes chevaux
se trouvent beaucoup mieux de mon système; jamais aucun, qui a pu faire
avec moi la première journée, ne m'a laissé en route. Je les fais boire
partout, pourvu qu'il reste assez de chemin à faire, pour qu'ils aient
le temps de digérer leur eau. Ma paresse à me lever permet aux gens
de ma suite de dîner à leur aise avant de partir; pour moi, il n'est
jamais trop tard pour manger, l'appétit me vient en mangeant et jamais
autrement, je n'ai faim que lorsque je me mets à table.

=On le blâme de ce que, vieux et marié, il quitte sa maison
pour voyager; n'y laisse-t-il pas une gardienne fidèle qui y
maintient l'ordre? Sa femme n'est pas de celles qui vivent dans
l'oisiveté.=--Quelques personnes me reprochent de me plaire encore à
voyager bien que je sois marié et vieux. Elles ont tort; il vaut mieux
ne quitter sa maison que lorsqu'on l'a mise sur le pied de pouvoir se
passer de nous, et qu'on y a établi un ordre qui ne court pas risque de
se déranger. Il est bien autrement imprudent de s'en éloigner quand on
n'a pas à y laisser une garde aussi sûre qu'il m'est donné de le faire,
sur laquelle on puisse autant compter qu'elle pourvoira à tout ce qui
vous est nécessaire.

La science, l'occupation les plus honorables et les plus utiles à une
mère de famille, sont celles du ménage. J'en vois qui sont avares et
fort peu bonnes ménagères; c'est leur qualité maîtresse qui prime toute
autre, comme étant l'unique apport capable de ruiner ou de sauver
nos maisons. Quoi qu'on puisse dire, l'économie domestique, d'après
l'expérience que j'en ai, est la vertu que je place chez une femme
mariée au-dessus de n'importe quelle autre. En voyageant, je mets ma
femme à même de l'exercer, lui laissant en main durant mon absence
toute l'administration de mes biens. Je vois avec dépit le mari, dans
quelques intérieurs, revenant vers midi, maussade, soucieux du tracas
des affaires, et trouvant Madame dans son cabinet de toilette, encore
occupée à se coiffer et à s'attifer; cela est bon pour les reines, et
encore je ne sais trop. Il est ridicule et injuste que notre sueur et
notre travail servent à entretenir l'oisiveté de nos femmes. Je ne
crois pas que personne ait des affaires moins embarrassées que moi, mes
biens me donnent toute tranquillité et ne sont grevés d'aucune dette;
mais si le mari apporte les revenus, il est dans la nature même des
choses que la femme dirige leur mise en œuvre.

=On objecte que c'est témoigner peu d'affection à sa femme que de s'en
éloigner, mais l'absence momentanée aiguise au contraire le désir de
se revoir; on n'aime pas moins un ami absent que présent.=--On dit que
l'absence peut influer sur les devoirs qu'impose l'affection maritale,
je ne le crois pas; ces devoirs peuvent au contraire se ressentir
de rapports trop continus, trop d'assiduités blessent. Toute femme
qui nous est étrangère ne nous paraît-elle pas une honnête femme? et
chacun ne sait-il pas par expérience que se voir continuellement, ne
peut procurer un plaisir égal à celui que l'on ressent quand on se
quitte et qu'on se rejoint par intervalles? Ces interruptions ravivent
en moi l'amour que je porte aux miens, et me fait paraître plus doux
le temps que je passe chez moi; le foyer domestique succédant au
voyage et réciproquement, je n'en suis que plus dispos pour passer de
l'un à l'autre. Je sais que l'amitié a les bras assez longs pour se
maintenir et se joindre d'un coin du monde à l'autre; surtout celle
de mari à femme, où il y a un continuel échange de services qui en
réveillent l'obligation et le souvenir. Les Stoïciens ne disent-ils
pas qu'il y a une si grande union et liaison intime entre les sages,
que si l'un d'eux dîne en France, son compagnon, qui est en Égypte,
s'en trouve rassasié; et qu'il suffit à l'un d'eux d'étendre le doigt
n'importe où, pour que tous les sages sur la surface de la terre
en ressentent assistance? La jouissance et la possession dépendent
beaucoup de l'imagination, qui toujours embrasse avec plus d'ardeur
et de persistance ce qu'elle recherche que ce que nous touchons.
Reportez-vous à vos amusements de chaque jour, vous trouverez que
c'est surtout quand il est là que vous pensez le moins à votre ami; sa
présence fait que votre attention se relâche et donne à votre pensée
loisir de s'absenter à toute heure et à toute occasion.--Hors de chez
moi, à Rome, je surveille et dirige ma maison et ce qui m'y intéresse;
je vois s'élever et démolir mes murailles, croître et décroître mes
arbres et mes rentes, à deux doigts près, comme lorsque j'y suis:
«_J'ai constamment sous les yeux ma maison et jusqu'à la moindre
disposition des lieux que j'ai quittés_ (_d'après Ovide_).» Si nous
ne jouissions que de ce que nous touchons, adieu nos écus quand ils
sont dans nos coffres, et nos enfants quand ils sont à la chasse. Les
voulons-nous plus près de nous? s'ils sont au jardin, estimez-vous que
ce soit loin? s'ils sont à une demi-journée, qu'en dites-vous? dix
lieues, est-ce loin ou près? si c'est près, qu'est-ce, suivant vous,
que onze, douze, treize lieues? et ainsi de proche en proche. Je serais
d'avis que la femme à même de dire à son mari: «A tant de pas c'est
être près; à partir de tant, cela devient loin», fixe, entre les deux,
la limite à laquelle il devra se tenir: «_Dites un chiffre pour éviter
toute contestation, sinon j'use de la latitude que vous me laissez;
et, de même que j'arracherais crin par crin la queue d'un cheval,
je retranche une lieue, puis une autre, jusqu'à ce qu'il ne vous en
reste plus et que vous soyez vaincu par la force de mon raisonnement_
(_Horace_).» Qu'elle appelle hardiment la philosophie à son secours,
celle à qui on pourrait reprocher que ne voyant ni l'un ni l'autre des
deux bouts qui constituent le point de jonction entre le trop et le pas
assez, le long et le court, le léger et le lourd, le près et le loin,
ne distinguant ni le commencement ni la fin, ne peut juger du milieu
qu'avec bien de l'incertitude: «_la nature ne nous permet pas de
connaître la limite des choses_ (_Cicéron_)».--Les femmes cessent-elles
d'être les épouses et amies des gens trépassés, alors qu'elles-mêmes
sont encore de ce monde et qu'eux sont dans l'autre? Nous embrassons
par la pensée, non seulement les absents, mais encore ceux qui ne sont
plus et ceux qui ne sont pas encore. Nous n'avons pas fait marché, en
nous mariant, de nous tenir soudés indissolublement l'un à l'autre,
comme font je ne sais quels petits insectes que nous voyons, ou à
la façon des chiens, comme les ensorcelés de Karenty; une femme ne
doit pas avoir les yeux si avidement fixés sur le devant de son mari,
qu'elle ne puisse le voir par derrière, quand besoin en est. Le mot de
ce poète, qui peint si bien leur caractère, ne serait-il pas ici à sa
place pour révéler le motif de leurs plaintes: «_Tardez-vous à rentrer!
votre épouse s'imagine que vous en aimez une autre, ou que vous en
êtes aimé, que vous buvez, ou que vous vous amusez; enfin que tout le
bon temps est pour vous et le mauvais pour elle_ (_Térence_)»; ou bien
ne serait-ce pas que l'opposition et la contradiction sont dans leur
nature et constamment en éveil chez elles, et qu'elles se tiennent pour
à peu près satisfaites, du moment qu'elles vous gênent.

Dans l'amitié véritable, de laquelle j'ai qualité pour parler, je me
donne à mon ami plus que je ne le tire à moi. Non seulement je préfère
lui faire du bien plutôt que ce soit lui qui m'en fasse, mais j'aime
encore mieux qu'il s'en fasse à lui-même que de m'en faire; c'est quand
il s'en fait, qu'il m'en fait le plus; et si l'absence lui plaît ou le
sert, elle m'est à moi-même plus douce que sa présence. Il n'y a pas
du reste à proprement parler d'absence, quand on a moyen de demeurer
en relations. Avec La Boëtie, j'ai autrefois tiré grand avantage et
agrément de notre éloignement: quand nous nous séparions, notre vie
était mieux remplie et prenait plus d'extension; il vivait, jouissait,
voyait pour moi et moi pour lui, aussi complètement que si nous avions
été l'un et l'autre sur place; quand nous étions ensemble, ne faisant
qu'un, une moitié de nous demeurait oisive; en des lieux séparés,
nos volontés s'exerçant chacune de leur côté, leur union produisait
davantage. Cette faim insatiable de la présence en corps, accuse un peu
de faiblesse dans la jouissance que les âmes doivent ressentir l'une
par l'autre.

=Pourquoi craindre de voyager quand on est vieux? c'est alors que les
voyages sont le plus profitables. Il peut mourir en route, dira-ton;
qu'importe!=--On m'allègue la vieillesse; j'estime que c'est au
contraire aux jeunes gens à se conformer aux opinions qui ont cours
et à se gêner pour autrui; ils sont à même de satisfaire à la fois
et le monde et eux-mêmes, tandis que nous, nous avons déjà trop à ne
satisfaire que nous seuls. A mesure que les satisfactions naturelles
viennent à nous manquer, dédommageons-nous avec celles que nous pouvons
nous créer. Il est injuste d'excuser la jeunesse de s'adonner à ses
plaisirs et d'interdire à la vieillesse d'en rechercher. Jeune, j'étais
gai et n'avais qu'à modérer mes passions; vieux, je suis triste et
il me faut recourir aux distractions. Les lois de Platon interdisent
de voyager avant l'âge de quarante ou cinquante ans, pour que ces
pérégrinations soient plus utiles et plus instructives; j'accepterais
plus volontiers le second article de ces mêmes lois, l'interdisant
après soixante.

«Mais, à votre âge, vous ne reviendrez jamais d'un si long voyage?» me
dira-t-on. Que m'importe? je ne l'entreprends ni pour en revenir ni
pour l'achever; j'entreprends uniquement de me mouvoir pendant que le
mouvement me plaît, je me promène pour me promener. Ceux qui courent
après de l'argent ou après un lièvre, ne courent pas; ceux-là courent,
qui jouent aux barres ou pour s'exercer à la course. Je puis m'arrêter
partout, n'ayant pas de programme déterminé à l'avance; chaque journée
marque le terme que je me propose et il en est de même du cours de ma
vie; cela ne m'a pas empêché de visiter beaucoup de localités éloignées
où j'aurais volontiers fixé ma demeure. Pourquoi pas? Chrysippe,
Cléanthe, Diogène, Zénon, Antipater et tant de sages de la secte la
plus maussade, ont bien abandonné leurs pays d'origine, sans sujet de
plainte et uniquement pour aller respirer un autre air. Certainement,
le plus grand déplaisir que j'éprouve dans mes voyages, c'est de ne pas
les faire avec la résolution d'établir ma demeure où je me trouverai
bien, et d'avoir toujours le retour en perspective pour agir suivant ce
qui est dans les habitudes.

=Quoiqu'il lui soit indifférent de mourir là ou ailleurs, il
préférerait que la mort le surprît à cheval et hors de chez lui; il y
serait plus en paix.=--Si je craignais de mourir autre part que là où
je suis né, si je pensais mourir moins à mon aise loin des miens, à
peine sortirais-je de France; je ne sortirais même pas sans effroi de
ma paroisse, car je sens la mort qui m'étreint continuellement par la
gorge ou les reins. Mais je suis autrement fait; la mort pour moi est
la même, n'importe où elle m'atteindra. Si toutefois j'avais à choisir,
j'aimerais mieux, je crois, que ce soit à cheval plutôt que dans un
lit, de préférence hors de ma maison et loin des miens. On éprouve plus
de crève-cœur que de consolation à prendre congé de ses amis; c'est
un devoir de civilité que j'omettrais volontiers de remplir, parce que
des services auxquels vous engage l'amitié, celui-là est le seul qui
soit déplaisant; aussi me passerais-je bien de dire ce grand et éternel
adieu. S'il y a quelque avantage à l'assistance que nous prêtent nos
amis en la circonstance, elle offre cent inconvénients. J'ai vu des
gens mourir dans de bien piteuses conditions parce qu'ils étaient
assiégés de tout ce train, l'empressement de chacun les étouffait.
C'est contraire au devoir et considéré même comme une marque de peu
d'affection et d'attention, de vous laisser mourir en repos: l'un vous
tourmente les yeux, l'autre les oreilles, un autre la bouche; il n'y a
pas de sens, pas de membre que l'on ne vous martyrise. Votre cœur
s'apitoie à entendre les plaintes de vos amis; parfois aussi, c'est
avec dépit qu'il vous faut en entendre d'autres, celles-ci feintes,
dissimulant les vrais sentiments de ceux qui les exhalent. Celui
qui a toujours eu le goût sensible et délicat, l'a encore plus à ce
moment; il lui faudrait, en cette occurrence qu'on ne peut éviter,
une main douce, en rapport avec sa manière de sentir, pour le gratter
précisément où cela lui cuit, ou n'être pas gratté du tout. Nous
avons besoin de sage-femme pour nous mettre au monde, nous aurions
bien besoin aussi d'un homme encore plus sage pour nous aider à en
sortir; un tel homme, qui de plus serait notre ami, serait à acheter
bien cher pour le service qu'il rendrait en pareille occasion.--Je
ne suis point encore arrivé à cette force d'âme, dédaigneuse de tout
ce qui peut survenir, qui puise sa vigueur en elle-même, à laquelle
rien n'ajoute et que rien ne trouble; je suis d'un degré au-dessous
et cherche uniquement à me fourrer dans un trou comme un lapin et à
me dérober pendant ce passage de vie à trépas, non par crainte mais
par calcul. Je ne suis pas d'avis que ce soit là le moment pour moi
de faire preuve ou étalage de fermeté; pour qui serait-ce, alors que
je cesse d'avoir tout droit et tout intérêt à une bonne réputation?
Je me contente d'une mort accomplie dans le recueillement, paisible,
solitaire, où je sois complètement moi, qui soit en rapport avec la vie
retirée et toute bourgeoise que j'ai menée; et ce, à l'opposé de ce
qu'admettait la superstition romaine qui tenait pour malheureux celui
mourant sans parler et n'ayant pas auprès de lui ses proches pour lui
fermer les yeux. J'ai assez à faire à me consoler sans avoir à consoler
les autres, assez de pensées en tête sans que les circonstances m'en
apportent de nouvelles, assez de choses dont j'ai à m'entretenir sans
en rechercher d'autres. Cet acte de la pièce ne comporte pas plusieurs
rôles; il n'est qu'à un seul personnage. Vivons et rions avec les
nôtres, allons gémir et mourir chez des inconnus; on trouve partout,
en payant, quelqu'un pour vous tourner la tête, vous frictionner les
pieds, ne s'empresser auprès de vous qu'autant que vous le voulez, vous
offrant un visage constamment indifférent, vous laissant agir et vous
plaindre à votre guise.

=Quelle fâcheuse habitude que notre entourage s'apitoie sur nos maux;
cela énerve notre courage.=--Je me défais chaque jour par raison de
cette humeur puérile et inhumaine, qui fait que nous désirons que nos
maux suscitent chez nos amis compassion et chagrin. Nous exagérons
ce que nous éprouvons pour provoquer leurs larmes; et la fermeté
que nous louons chez les autres, quand ils sont aux prises avec la
mauvaise fortune, nous la reprochons et en faisons un grief à ceux
qui nous approchent quand c'est nous qui sommes éprouvés: il ne nous
suffit pas qu'ils prennent part à nos maux, il faut encore qu'ils s'en
affligent. Étendons au contraire la joie et, le plus que nous pouvons,
restreignons la tristesse. Qui se fait plaindre sans raison, court
risque de n'être pas plaint quand il y aura lieu; c'est risquer de ne
l'être jamais, que de se plaindre toujours; en cherchant si souvent à
inspirer la pitié, on finit par ne l'obtenir de personne. Qui se dit
mort lorsqu'il est vivant, s'expose à passer pour être encore vivant
quand il viendra à mourir. J'en ai vu qui se fâchaient de ce qu'on
leur trouvait le visage reposé et le pouls calme, qui se gardaient de
sourire pour ne pas paraître en voie de guérison, qui regrettaient de
se bien porter parce que cela empêchait qu'on les plaignît; et, ce qui
est bien plus fort, c'est que ces personnes n'étaient pas des femmes.
Je ne dis jamais de mes maladies plus que je n'en ressens; j'évite
les paroles décourageantes, mes exclamations se bornent à celles que
m'arrache la douleur, sans que je les accompagne d'aucun commentaire.
Près d'un malade raisonnable, à défaut d'allégresse, une contenance
calme est convenable de la part des assistants; de ce qu'il se voit
en mauvais état, il n'est pas hostile à la santé; il lui plaît de la
voir forte et entière chez les autres et d'en jouir au moins par ceux
qui lui tiennent compagnie; de ce qu'il sent qu'il va s'effondrant,
il ne repousse pas les pensées qui occupent la vie et ne fuit pas
de participer aux conversations de tout le monde. C'est quand je me
porte bien que je veux étudier la maladie; quand elle me tient, j'en
ressens assez les effets pour que mon imagination n'ait pas besoin
d'intervenir. Nous nous préparons de longue main aux voyages que nous
voulons entreprendre, quand nous y sommes résolus; quand vient l'heure
de monter à cheval, nous consacrons ce moment à l'assistance, et, pour
lui être agréable, nous le prolongeons.

=A publier cette étude sur lui-même, Montaigne trouve cet avantage
qu'elle lui sert de règle de conduite, que les critiques seront moins
portés à dénaturer ses qualités et que sa confession pourra en partie
les désarmer.=--Je tire de la publication de cette élude sur mes
mœurs, cet avantage inespéré, c'est qu'elle me sert en quelque sorte
de règle; elle me porte parfois à ne pas me mettre en opposition avec
ce que j'ai toujours été. Cette déclaration publique m'oblige à me
contenir dans ma direction première et à ne pas démentir les conditions
sous lesquelles je me suis dépeint et qui, ainsi décrites, sont, dans
leur ensemble, plus exactement rendues qu'elles ne le seraient du
fait des jugements faux et méchants d'aujourd'hui. L'uniformité et la
simplicité de mon caractère, m'ont permis de le traduire aisément;
mais la forme nouvelle et inusitée sous laquelle je le présente, donne
bien beau jeu à la médisance. A qui voudrait me critiquer loyalement,
je crois, en vérité, en avoir bien suffisamment fourni les moyens en
faisant connaître et avouant mes imperfections; il y a là de quoi s'en
donner à cœur joie, sans s'en prendre à ce qui n'est pas. Si, parce
que j'ai pris l'avance en m'accusant et me révélant, on trouve que
j'émousse les dents de la critique, elle sera naturellement amenée à
amplifier et étendre ses attaques, l'offense prenant des droits qui
dépassent ceux que la justice assigne; et, des vices dont je ne lui
montre que quelques racines, elle en fera de gros arbres. Si elle en
vient là, qu'elle s'exerce non seulement sur les défauts que j'ai,
mais encore sur tous ceux que je puis avoir en germe et qui, par leur
nombre et leur nature, font que je prête le flanc de toutes parts;
qu'elle m'attaque donc par là. J'imiterais volontiers, en ce cas,
l'exemple du philosophe * Bion: Antigone voulant le blesser s'attaquait
à son origine; Bion lui ferma la bouche en disant: «Je suis le fils
d'un serf, qui était boucher et avait encouru la flétrissure, et d'une
fille publique que mon père avait épousée, la bassesse de sa situation
ne lui permettant pas d'aspirer plus haut; tous deux avaient commis des
méfaits qui leur avaient valu des condamnations. Un orateur me trouvant
beau et avenant, m'acheta alors que j'étais encore enfant; à sa mort,
il m'a laissé tous ses biens; je les ai réalisés et suis venu en
cette ville d'Athènes, où je me suis adonné à la philosophie. Que les
historiens ne se mettent pas en peine pour chercher des renseignements
sur moi, je leur dirai moi-même tout ce qui est.» Une confession
franche et spontanée enlève aux reproches toute portée et désarme
l'injure. Tout compte fait, j'estime qu'aussi souvent qu'on me loue on
m'ôte de ma valeur, parce qu'on dépasse la mesure; il m'apparaît aussi
que, depuis mon enfance, en fait de rang et d'honneur, on m'en a prêté
plutôt au-dessus qu'au-dessous de ce qui m'appartient. Je préférerais
vivre dans un pays où les questions de prééminence seraient ou réglées
ou méprisées. Entre * hommes, quand un différend s'élève à propos de
prérogatives, soit pour précéder quelqu'un, soit pour siéger avant
lui, le débat devient incivil dès qu'il dépasse l'échange de trois ou
quatre répliques; pour fuir de si importunes contestations, je n'hésite
pas à céder le pas ou à passer devant, même quand c'est à tort, et
jamais homme n'a revendiqué la préséance sur moi sans que je la lui aie
abandonnée.

=Peut-être aussi cette lecture fera-t-elle que quelqu'un lui convenant,
sera désireux d'entrer en rapport d'amitié avec lui.=--Outre ce profit
que me procure cette étude de moi-même, j'en ai espéré cet autre, que
s'il advenait qu'avant ma mort, mon caractère plût et s'accordât avec
celui de quelque honnête homme, il chercherait peut-être à se lier
avec moi. Je lui ai fait la part belle, puisque tout ce qu'une longue
connaissance et intimité lui auraient appris en plusieurs années,
il le voit plus sûrement et plus exactement en trois jours en me
lisant. Quelle singulière idée! certaines choses que je ne voudrais
dire à personne en particulier, je les dis au public, et renvoie à se
renseigner dans une boutique de librairie mes amis les plus intimes,
désireux de connaître ce que je sais et ce que je pense de plus secret,
«_livrant à leur examen tous les replis de mon âme_ (_Perse_)». Ce
désir de ma part est si sincère, que si je connaissais quelqu'un qui
me convînt, je l'irais chercher bien loin parce que la douceur d'une
compagnie bien assortie et agréable ne peut, à mon avis, se payer
trop cher. * Oh! un ami! que ne donnerais-je pas pour en avoir un, et
combien est vraie cette sentence des temps jadis, «que l'usage en est
plus nécessaire et plus doux que celui de l'eau et du feu»!

=C'est finir par devenir à charge aux nôtres que de les occuper
constamment de nos maux; du reste viendrait-il à tomber malade dans un
coin perdu, il est en mesure de se soigner lui-même, et son habitude
de mettre à l'avance ordre à ses affaires fait qu'il est toujours
prêt.=--Pour revenir à mon sujet, je dis donc qu'il n'y a pas grand
mal à mourir loin de chez soi et dans l'isolement; nous jugeons
bien à propos de nous retirer à l'écart pour satisfaire à des actes
de la nature, ayant moins mauvaise grâce que celui-ci et qui sont
moins hideux. Ceux qui, pendant de longues années, mènent une vie
languissante, devraient bien aussi souhaiter ne pas importuner de leur
misère tout leur entourage. C'est ce qui faisait que les Indiens,
dans une de leurs provinces, estimaient juste de tuer ceux tombés en
cet état; et que, dans une autre, ils les abandonnaient, les laissant
seuls se tirer d'affaire comme ils pourraient. A qui de pareilles
gens ne finissent-ils pas par se rendre ennuyeux et insupportables;
c'est au point que ce qui est du devoir de tous, ne va pas jusqu'à les
supporter. C'est inculquer de force la cruauté à vos meilleurs amis,
porter votre femme et vos enfants à la dureté et les amener, en les
leur plaçant d'une façon répétée sous les yeux, à ne plus s'émouvoir
et vous plaindre des maux que vous ressentez. Les gémissements que
m'arrachent mes coliques ne sont plus un sujet d'émoi pour personne.
Lors même que nous tirerions quelque plaisir de la conversation de ces
familiers (ce qui n'arrive pas toujours, en raison de l'inégalité des
conditions qui amène aisément du mépris ou du dépit envers l'un ou
envers l'autre), n'est-ce pas trop que d'en abuser pendant de longues
années? Plus je les verrais se contraindre de bon cœur pour m'être
agréable, plus je souffrirais de la peine qu'ils se donnent. Il nous
est permis de nous appuyer sur autrui, mais non de nous coucher aussi
lourdement sur lui; non plus que de le ruiner pour nous étayer, comme
celui qui faisait égorger de petits enfants afin de se servir de leur
sang pour se guérir, ou cet autre qu'on fournissait de jeunesses pour,
la nuit, réchauffer par leur contact ses membres refroidis par l'âge et
tempérer, par la douceur de leur haleine, l'âcreté et la lourdeur de la
sienne. La décrépitude réclame la solitude: je suis sociable à l'excès,
il me paraît cependant raisonnable de dérober mes infirmités à la vue
du monde et de n'en importuner que moi seul; il me faut me ramasser et
me recueillir dans ma coquille comme les tortues; me résigner à voir
les gens, mais sans être constamment au milieu d'eux. Agir autrement
serait abuser, la situation est trop scabreuse; il est temps pour moi
de tourner le dos à la compagnie.

«Mais, dira-t-on encore, dans ces voyages, vous serez misérablement
arrêté dans quelque mauvais coin où tout vous manquera.» Je porte
avec moi presque tout ce qui m'est nécessaire; et puis, pouvons-nous
échapper si la fortune entreprend de nous être contraire? Quand je suis
malade, je n'ai besoin de rien d'extraordinaire; ce que la nature ne
peut plus pour moi, je ne veux pas le demander à des médicaments. Bien
avant que la fièvre ou la maladie ne commence à m'abattre, quand je
suis encore presque bien portant et en pleine possession de moi-même,
je me réconcilie avec Dieu en recevant les derniers sacrements de notre
religion; je m'en trouve plus libre, plus dégagé; il me semble que cela
me rend plus à même d'avoir raison de la maladie. Quant aux notaires et
à leurs conseils, j'en ai encore moins besoin que de médecins; celles
de mes affaires auxquelles je n'ai pas mis ordre quand je me portais
bien, qu'on ne s'attende pas à les voir réglées une fois que je serai
malade. Ce que je veux faire en cas de mort est toujours fait, je
n'oserais le différer d'un seul jour; et qui ne sera pas fait c'est, ou
bien parce que le doute où je suis m'a empêché de me décider (parfois
ne pas se décider est la meilleure décision qu'on puisse prendre), ou
parce que je suis absolument résolu à ne rien faire.

=Son livre ne lui survivra que peu d'années; il n'en constitue pas
moins une précaution pour qu'après lui, on ne le juge pas autre qu'il
n'est.=--J'écris mon livre pour peu de personnes et peu d'années; si
c'eût été un ouvrage destiné à durer, j'y aurais employé un langage
plus relevé. Étant données les variations par lesquelles notre langue
est passée jusqu'à maintenant, qui peut dire que sa forme actuelle
sera encore telle dans cinquante ans? elle se modifie chaque jour
entre nos mains et, depuis que je vis, elle s'est transformée de plus
d'à moitié. Nous la tenons pour parfaite à l'heure actuelle, chaque
siècle en dit autant; je n'ai garde de croire qu'elle en reste là;
plus cela ira, plus elle continuera à se transformer. Il appartient
aux bons écrivains, à ceux qui écrivent des choses utiles, de la fixer
dans une certaine mesure; quant à la durée de cette transformation,
elle dépend de ce qui adviendra de notre état politique.--Malgré le
laisser-aller avec lequel j'écris cet ouvrage, je ne crains cependant
pas d'y introduire quelques articles qui sont plus particulièrement de
la compétence de certaines personnes de notre époque qui s'occupent
de sciences dont elles ont fait leur spécialité; par suite, elles
les comprendront mieux que ne peut le faire la généralité de mes
lecteurs.--Avant tout, je ne veux pas qu'après moi on dise, comme je
le vois souvent faire, troublant ainsi la mémoire des trépassés: «Il
jugeait, il vivait de la sorte;--c'est là ce qu'il voulait;--s'il eût
parlé sur la fin de sa vie, il eût dit ceci, il eût donné cela, je
puis le dire, l'ayant connu mieux que tout autre.» Or, autant que la
bienséance me le permet, j'indique ici le sens de mes opinions et de
mes affections; mais, de vive voix, je les exprime volontiers plus
librement à qui désire les connaître; si bien que, pour peu qu'on
y regarde, on trouvera que dans ces mémoires j'ai tout dit et tout
indiqué, et que ce que je n'ai pas la possibilité d'exprimer, je le
montre du doigt; «_mais ces traits, si légers qu'ils soient, suffisent
à ton esprit pénétrant pour deviner le reste_ (_Lucrèce_)». Je ne
laisse rien à désirer, ni à deviner de moi. Si on doit en disserter,
je veux que ce soit en toute vérité et justice; je reviendrais plutôt
de l'autre monde pour démentir quiconque me représenterait autrement
que je n'étais, fût-ce pour me faire honneur. Je sens du reste que
des vivants même on parle toujours autrement qu'ils ne sont, et si je
ne m'étais appliqué de toutes mes forces à faire qu'un ami que j'ai
perdu ne fût pas défiguré, on me l'aurait taillé de mille façons qui
l'eussent rendu tout autre qu'il n'était.

=Genre de mort que Montaigne préférerait; toujours est-il qu'il a la
satisfaction de se dire que la sienne ne sera pour les siens, dont les
intérêts sont assurés, un sujet ni de plaisir ni de déplaisir.=--Pour
achever d'exposer mes faiblesses d'esprit, j'avoue que lorsque je
voyage, je n'arrive guère quelque part sans qu'il me passe dans l'idée
de me demander si je ne pourrais pas à mon aise y tomber malade et y
mourir. Je voudrais y être logé de telle sorte que je sois tout à fait
chez moi, que je n'entende pas de bruit, que ce ne soit pas triste,
enfumé, qu'on n'y étouffe pas. Par toutes ces frivoles conditions
je cherche à flatter la mort, ou pour mieux dire, à me débarrasser
de tout ce qui peut me gêner et m'empêcher de ne penser qu'à elle,
qui est d'un poids assez lourd sans qu'il soit besoin de l'accroître
encore. Je veux qu'elle ait sa part dans l'aisance et le bien-être de
ma vie; elle y tient assez de place et y a assez d'importance pour
qu'il en soit ainsi, et j'espère qu'étant donnés les sentiments dans
lesquels je suis, elle ne démentira pas mon passé.--La mort affecte
des formes plus commodes les unes que les autres, et plus ou moins
appréciées suivant les idées de chacun. Parmi celles produites par des
causes naturelles, celle amenée par l'affaiblissement et la perte de
nos facultés, me paraît facile et douce. Parmi les morts violentes,
je redouterais davantage de tomber dans un précipice, que d'être
écrasé par une ruine qui s'écroulerait; de recevoir un coup d'épée
me pourfendant, qu'un coup de feu; j'eusse préféré boire la ciguë de
Socrate, que de me poignarder comme fit Caton; et, bien que ce soit
tout un, mon imagination fait cependant une différence aussi grande que
celle de la mort à la vie, entre me jeter dans une fournaise ardente ou
dans un canal aux eaux dormantes, tant sottement, dans notre crainte,
nous regardons plus au moyen qu'à l'effet. Ce n'est qu'un instant à
passer, mais il est de telle importance, que je donnerais volontiers
plusieurs jours de ma vie pour le passer comme il me convient.--Puisque
chacun trouve que c'est un moment plus ou moins désagréable et a ses
idées faites sur le choix qu'il ferait entre les différents genres de
mort, poussons plus avant pour tâcher d'en trouver qui soient dégagés
de tout déplaisir. Ne pourrait-on pas, encore de nos jours, la rendre
voluptueuse comme faisaient les Commourants d'Antoine et de Cléopâtre?
Je laisse à part ces morts avidement recherchées autant qu'exemplaires,
qu'ont produites les efforts de la philosophie et de la religion; mais
même parmi les hommes peu recommandables, il s'en est trouvé comme à
Rome un Pétrone, un Tigellinus qui, invités à se donner la mort, l'ont
pour ainsi dire endormie par les raffinements dont ils en ont entouré
les apprêts, la glissant en quelque sorte, sans qu'elle éveillât
l'attention, au cours de leurs débauches habituelles, si bien qu'elle
les surprenait en société de filles de joie et de gais compagnons, sans
qu'ils eussent un mot de regret pour quoi que ce fût; sans qu'il fût
question de testament, sans qu'ils affectassent la moindre prétention
à faire acte de fermeté, sans préoccupation de ce qu'ils allaient
devenir; uniquement occupés de jeux, de festins, de plaisanteries,
de conversations tenues comme à l'ordinaire sur les faits du moment,
de musique, de poésie érotique. Ne saurions-nous imiter une telle
résolution, en ayant une plus honnête contenance? Puisque les fous
trouvent moyen de bien mourir, et les sages aussi, trouvons une mort
qui convienne aux gens qui ne sont ni fous ni sages. J'ai idée de
certaines qui me semblent avoir bon air et qu'on peut souhaiter,
puisqu'il faut finir par mourir. Les tyrans romains pensaient donner
la vie au criminel, en lui laissant le choix de son genre de mort.
D'autre part Théophraste, ce philosophe si délicat, si modeste et
si sage, n'a-t-il pas été contraint par la raison d'oser dire ce
vers que Cicéron a traduit en latin: «_La vie dépend du sort plus
que de notre sagesse_»? ne cherchons donc pas davantage.--La fortune
a aidé à la facilité avec laquelle je quitterai la vie en faisant
qu'aujourd'hui je ne suis pour les miens ni un besoin, ni une gêne.
Cette situation, je l'eusse acceptée à toute époque de mon existence;
mais près de rassembler mes hardes et de plier bagage, c'est pour moi
une satisfaction toute particulière de n'être pour eux, en mourant, un
sujet ni de plaisir, ni de déplaisir. Par une adroite et ingénieuse
compensation, ceux qui sont en droit d'attendre quelque profit matériel
de ma mort, se trouvent du même coup en éprouver d'autre part des
pertes de même nature; souvent notre mort s'aggrave pour nous du
préjudice qu'elle cause à d'autres, dont l'intérêt nous touche presque
autant et parfois plus que le nôtre.

=Il ne recherche pas ses aises en voyage; il va au jour le jour, sans
itinéraire fixe, aussi est-il toujours satisfait.=--Dans mes logis
d'occasion, je ne recherche ni le luxe, ni l'espace, conditions que
j'ai plutôt en grippe; je les souhaite de cette simplicité qui se
rencontre plus fréquemment qu'ailleurs dans les pays où l'art a peu
de part et auxquels la nature communique la grâce qui lui est propre:
«_Je préfère un repas où règne la propreté plutôt que l'abondance_
(_Nonius_), _l'entrain plus que le luxe_ (_Cornélius Nepos_).» Que ceux
que leurs affaires amènent en plein hiver dans le pays des Grisons,
ne trouvent pas sur leur route pleine satisfaction, cela les regarde;
mais moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, je ne cours
pas ce risque: si la route est laide à droite, je prends à gauche; si
je ne suis pas en disposition de monter à cheval, je m'arrête; et, en
agissant de la sorte, je ne vois rien en vérité qui ne me plaise et
ne me soit aussi commode que là où je me loge; il est vrai que toute
superfluité m'est superflue, et que j'ai reconnu que l'on se trouve
dans l'embarras, même au sein du luxe et de l'abondance. Ai-je laissé
derrière moi quelque chose à voir, j'y retourne; c'est toujours mon
chemin, parce que je ne me trace pas un itinéraire invariable pas
plus en ligne droite qu'autrement. Si où je vais, je ne trouve pas ce
qu'on m'avait dit devoir y être, ainsi qu'il arrive souvent d'après les
jugements des autres qui ne s'accordent pas toujours avec les miens
et que la plupart du temps je trouve inexacts, je ne regrette pas ma
peine, ayant du moins constaté que ce qu'on m'avait dit y être, n'y est
pas.

=Il sait s'accommoder de tout et rien ne lui paraît étrange; il blâme
fort la sotte tendance qu'ont les Français à l'étranger de tout y
dénigrer, aussi ne se joignait-il pas à leur société quand il en
rencontrait.=--Mon tempérament s'accommode de tout; mes goûts sont ceux
de tout le monde appartenant à la bonne société; comme il convient à
quelqu'un qui est cosmopolite, la diversité des procédés d'une nation
à l'autre ne me touche que par le plaisir que me cause cette variété:
chaque usage a sa raison d'être. Que l'on me serve dans des assiettes
d'étain, de bois ou de terre, que ce soit du bouilli ou du rôti, de la
cuisine au beurre ou à l'huile de noix ou d'olive, que ce soit chaud ou
froid, tout m'est égal; tellement égal, qu'en vieillissant, j'incrimine
cette précieuse faculté et voudrais que plus de délicatesse et de choix
s'imposassent à moi pour modérer mon insatiable appétit qui parfois
incommode mon estomac.--Quand je me trouve hors de France et que, par
courtoisie, on me demande si je veux être servi à la française, je
décline cette offre et toujours me place aux tables où les étrangers
sont en plus grand nombre. J'ai honte de voir mes compatriotes possédés
de cette sotte manie de s'effaroucher des usages contraires aux leurs;
il leur semble être hors de leur élément, dès qu'ils sont hors de
leur village; où qu'ils aillent, ils s'en tiennent à leurs façons et
abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un des leurs en Hongrie,
ils se réjouissent de ce hasard, et les voilà qui se réunissent, se
fréquentent et s'évertuent à condamner ces mœurs barbares qu'ils ont
sous les yeux; pourquoi ne seraient-elles pas barbares, puisqu'elles
ne sont pas françaises? Et ce sont les plus habiles qui les relèvent
pour les critiquer! La plupart ne partent que pour le retour; ils
demeurent renfermés en eux-mêmes et peu communicatifs; ce sont gens
qui, prudemment, deviennent taciturnes pour ne pas se livrer; ils se
défendent contre la contagion d'un air qui leur est inconnu. Ce que je
dis d'eux, me rappelle l'attitude analogue que j'ai constatée parfois
chez quelques-uns de nos jeunes courtisans; ils ne s'occupent que des
gens de leur sorte et nous regardent avec dédain et pitié, comme si
nous étions de l'autre monde. Faites qu'ils n'aient plus à causer des
mystères de la cour, ils ne trouvent plus rien à dire; ils sont à nos
yeux aussi ignorants et gauches que nous le sommes aux leurs. On a bien
raison lorsqu'on dit qu'un homme de bonne société, est un homme qui
s'accommode de tout. Moi, au contraire, dans mes voyages, je suis très
las de nos manières; ce n'est pas pour chercher des Gascons en Sicile,
que je me déplace, j'en ai laissé assez chez moi; ce sont plutôt des
Grecs, des Persans que je voudrais y trouver; quand j'en rencontre,
je les fréquente et en fais cas: c'est cela que je vise et ce dont
je m'occupe. Je vais plus loin: il me semble n'avoir guère, dans mes
pérégrinations, rencontré d'usages qui ne vaillent les nôtres; il est
vrai que n'ayant jamais perdu beaucoup de vue mes girouettes, je ne
risque pas grand'chose en avançant ce fait.--Du reste, la plupart des
compagnies que le hasard place ainsi sur votre chemin, causent plus
de gêne qu'elles ne procurent de satisfaction; je ne m'y attache pas,
maintenant surtout que la vieillesse fait que je me tiens à l'écart et
ne m'astreins plus autant aux usages. Quand vous êtes en groupe vous
souffrez pour les autres, ou les autres souffrent pour vous; ce sont là
deux graves inconvénients, dont le second est même celui qui m'est le
plus pénible.

=Tout ce qu'il demanderait, ce serait d'avoir un compagnon de voyage
de même humeur que lui, car il aime à communiquer ses idées.=--C'est
une fortune bien rare et d'un soulagement inestimable que d'avoir pour
compagnon de route un honnête homme, auquel votre société plaît, qui
a du jugement et des habitudes conformes aux vôtres; et il m'a bien
fait faute, dans tous mes voyages, de n'en avoir pas; mais un tel
compagnon, il faut l'avoir choisi et se l'être attaché alors qu'on
est encore chez soi. Aucun plaisir n'a de saveur pour moi si je ne
puis m'en entretenir avec quelqu'un; il ne me vient à l'esprit aucune
idée tant soit peu gaillarde, que je ne sois contrarié de l'avoir
eue si je n'ai à qui en faire part. «_Si la sagesse m'était donnée à
condition de la tenir renfermée sans la communiquer à personne, je la
refuserais_ (_Sénèque_).» Cicéron s'exprime encore plus nettement:
«_Supposez le sage dans l'abondance de toutes les choses nécessaires,
libre de contempler et d'étudier à loisir tout ce qui est digne d'être
connu, mais que sa solitude soit si grande qu'il n'ait de rapport avec
personne, il demandera à sortir de la vie._» L'opinion d'Archytas me
sourit: «Il me déplairait, disait-il, même si j'étais au ciel, de me
promener parmi ces grands corps célestes domaine de la divinité, sans
quelqu'un qui me tienne compagnie»; pourtant il vaut mieux être seul
que d'être avec quelqu'un qui soit ennuyeux et sot. N'importe où il
était, Aristippe aimait à vivre toujours comme un étranger. «_Si le
destin me permettait de vivre comme je l'entends_ (_Virgile_)», je
choisirais de passer ma vie à cheval, «_heureux de visiter les régions
brûlées par le soleil et celles où se forment les nuages et les frimas_
(_Horace_)».

=La situation qu'il a, le bien-être dont il jouit, devraient, ce
semble, le détourner de sa passion des voyages; mais il y trouve
l'indépendance à laquelle il sacrifie même les commodités de la
vie.=--«N'avez-vous pas, m'objectera-t-on, de passe-temps plus faciles?
Qu'est-ce qui vous manque? Votre maison n'a-t-elle pas une belle vue
et n'est-elle pas en bon air, suffisamment confortable et plus grande
qu'il n'est nécessaire? Vous avez pu y recevoir, plus d'une fois, le
roi et toute sa suite. Votre famille n'est-elle pas dans une position
sociale telle, que plus de gens se trouvent au-dessous d'elle qu'il n'y
en a qui lui soient supérieurs? Le lieu éveille-t-il en vous quelque
souvenir extraordinaire, qui vous ulcère et dont vous ne puissiez
triompher, «_qui, caché dans votre cœur, vous consume et vous
ronge_ (_Ennius_)»? Où croyez-vous que vous ayez possibilité de vivre
sans éprouver ni gêne, ni embarras? «_Les faveurs de la fortune ne
sont jamais sans mélange_ (_Quinte-Curce_).» Reconnaissez donc qu'il
n'y a que vous à être une entrave à vous-même; que partout vous vous
retrouverez avec vous-même, et partout vos plaintes se reproduiront;
car il n'y a de satisfaction ici-bas que pour les âmes dépourvues
d'intelligence, ou celles qui ont atteint la perfection. Qui n'éprouve
de contentement dans une situation aussi sortable, où pense-t-il
pouvoir en trouver? Combien de milliers d'hommes borneraient leurs
désirs à une condition semblable à la vôtre. Travaillez seulement à
vous amender; sur ce point vous pouvez tout; tandis qu'aux effets de
la fortune, la patience est la seule chose qu'on puisse opposer: «_Il
n'est de tranquillité réelle que celle à laquelle nous conduit la
raison_ (_Sénèque_)».

Je vois bien la justesse de cette observation et m'en rends
parfaitement compte; mais on aurait eu plutôt fait, et c'eût été plus
logique, de me dire en un mot: «Soyez sage.» Une semblable résolution
outrepasse la sagesse; elle en résulte et en est la conclusion. Me
tenir ce raisonnement, c'est imiter le médecin qui va criaillant à
un pauvre malade qui dépérit, qu'il se réjouisse; son conseil serait
moins sot, s'il lui disait: «Portez-vous bien.» Je ne suis pas de ceux
qui s'élèvent au-dessus du commun; et, bien que ce soit un précepte
salutaire, certain, facile à comprendre, que de «se contenter de ce
que l'on a», c'est-à-dire d'être raisonnable, de plus sages que moi ne
l'appliquent pourtant pas davantage. C'est un dicton populaire, mais
qu'il est profond et à quoi ne s'étend-il pas? Il faut de la mesure en
tout, et tout est susceptible de tempérament.--Je sais bien qu'à le
prendre à la lettre, ce plaisir de voyager témoigne de l'inquiétude
et de l'irrésolution, deux mauvaises qualités qui, chez moi, sont
maîtresses et prépondérantes. Oui, je le confesse, je ne vois rien que
je souhaite ou à quoi je rêve qui puisse me fixer; changer, pouvoir
varier, c'est là ce qui seul me contente si tant est que quelque chose
arrive à me contenter. En voyage, j'éprouve de la satisfaction rien que
par ce fait, que je puis m'arrêter n'importe où sans avoir intérêt à le
faire et que je suis libre d'en partir quand bon me semble pour aller
ailleurs.--J'aime la vie de simple particulier; je l'aime, parce que je
la préfère à la vie publique qui, cependant, n'est pas sans me convenir
et qui est tout autant dans ma nature. Cette indépendance fait que je
n'en sers que plus gaîment mon prince, parce qu'alors je le sers sans
y être obligé, que seuls mon jugement et ma raison m'y déterminent,
que ce n'est pas faute de mieux, que je ne suis pas contraint de me
rejeter sur lui les autres me repoussant et en étant mal vu. Il en est
de même en tout: je hais de passer par où la nécessité m'oblige; toute
commodité qui m'astreint à quoi que ce soit m'est insupportable: «_Je
veux toujours pouvoir frapper l'eau d'une rame et de l'autre toucher le
rivage_ (_Properce_)»; une seule corde jamais n'est suffisante pour me
maintenir quand on veut m'arrêter.

=C'est là, dira-ton, de la vanité; mais où n'y en a-t-il pas? Les
plus belles maximes philosophiques, les plus beaux règlements de
conduite sont vains parce qu'ils nous demandent plus que nous ne
pouvons.=--«C'est là, direz-vous, un jeu bien empreint de vanité!» Où
n'y en a-t-il pas? Tous ces beaux préceptes, toute sagesse sont-ils
autre chose que vanité? «_Le Seigneur sait que les pensées des sages
ne sont que vanité_ (_Psalmiste_).» Ces subtilités exquises ne sont
à leur place qu'au prêche; ce sont des raisonnements qui tendent à
nous envoyer tout bâtés dans l'autre monde. La vie consiste dans un
mouvement constant et effectif du corps, mouvement qui, par essence,
est déréglé et imparfait et auquel je m'efforce de donner une direction
suivant mes aspirations: «_Nous avons chacun nos passions_ (_Virgile_).
_Nous devons néanmoins faire en sorte que sans jamais contrevenir
aux lois générales de la nature, nous suivions cependant nos propres
penchants_ (_Cicéron_).» A quoi servent ces idées élevées de la
philosophie qu'aucun être humain ne peut mettre en pratique, ces règles
qui excèdent l'usage que nous avons à en faire et la possibilité que
nous avons de les appliquer.

Je vois souvent qu'on nous présente pour la conduite de notre vie, des
modèles que ni celui qui les propose, ni ceux auxquels il s'adresse
n'ont aucune espérance de pouvoir suivre et, qui plus est, n'en
ont pas envie. De ce même papier sur lequel un juge vient d'écrire
un arrêt de condamnation pour adultère, il détache un morceau pour
envoyer un billet doux à la femme de son collègue; et cette femme avec
laquelle vous venez de cueillir le fruit défendu, un moment après
et en votre présence, va s'élever plus durement que ne l'eût fait
Porcie, contre cette même faute commise par une de ses connaissances.
Il en est qui condamnent à mort pour des crimes qu'ils n'estiment
même pas être de simples fautes. J'ai vu en ma jeunesse un galant
homme donner d'une main au public des vers remarquables par leur
beauté et leur dévergondage, tandis qu'en même temps, de l'autre main
il propageait sur la Réforme une discussion théologique des plus
violentes d'entre celles que, depuis longtemps, le monde a vues se
produire. Les hommes sont ainsi: on laisse les lois et les principes
suivre leur chemin, et soi-même on en suit un autre, non seulement par
déréglement de mœurs, mais parce que souvent nous pensons et jugeons
autrement. Écoutez prononcer un discours philosophique: l'imagination,
l'éloquence, la compétence s'y révèlent, nous frappent sur le moment et
nous émeuvent; mais il ne s'y trouve rien qui empoigne et chatouille
notre conscience, ce n'est pas à elle qu'on parle; n'est-ce pas vrai?
Comme disait Ariston: «une étuve, une leçon ne sont d'aucun fruit si
elles ne nettoient et ne décrassent». On peut s'attacher à considérer
l'écorce, mais après seulement qu'on a retiré la moelle; de même que
ce n'est qu'après avoir avalé le bon vin d'une belle coupe, qu'on en
examine le travail et les ciselures. Partout où, dans l'antiquité,
on s'entretient de philosophie, quelle que soit l'école, on trouve
le même auteur rédiger des règles de tempérance et libeller en même
temps des pages sur l'amour et la débauche. Xénophon, sur les genoux
de Clinias, écrivait contre la vertu telle que la prônait Aristippe.
Ce n'est pas qu'il n'y ait comme des ondées de conversion miraculeuse
qui nous agitent par intervalles; c'est ce que Solon peint très bien
quand il se présente comme législateur ou en tant qu'individu, quand
il parle pour le peuple ou qu'il ne s'agit que de lui; dans ce dernier
cas, se sentant en parfaite santé, ne redoutant aucune défaillance, il
suit en toute liberté les règles tracées par la nature, «_tandis que le
malade en danger a besoin d'être traité par les plus habiles médecins_
(_Juvénal_)».--Antisthène permet au sage d'aimer, de faire ce qu'il
trouve opportun et d'en user comme il l'entend, sans tenir compte de ce
que les lois peuvent édicter, d'autant que son avis à cet égard vaut
mieux que ce qu'elles peuvent établir et qu'il s'y connaît davantage
en fait de vertu. Diogène, son disciple, disait qu'«il faut opposer la
raison aux désordres; à la fortune, la confiance; aux lois, la nature».
Pour les estomacs délicats, il faut des ordonnances composées avec art
et qu'ils observent à la lettre; les bons estomacs n'ont qu'à suivre
simplement les prescriptions dérivant naturellement de leur appétit;
c'est ainsi qu'agissent les médecins: ils mangent du melon, boivent
le vin frais, tandis qu'ils astreignent leurs patients au sirop et à
la panade. «Je ne sais, disait la courtisane Laïs, de quels livres,
de quelle sagesse, de quelle philosophie ces gens parlent, mais je
les vois se bousculant à ma porte, aussi souvent que les autres.» La
licence, qui est le propre de notre nature, nous portant toujours au
delà de ce qui nous est loisible et permis, souvent on a restreint
au delà de ce que, d'une façon générale, commandait la raison, les
préceptes et les lois qui régissent notre vie: «_L'homme ne croit
jamais avoir atteint le terme assigné à ses passions_ (_Juvénal_).»
Il serait à désirer qu'entre le commandement et l'obéissance, la
proportion soit mieux gardée; il semble injuste de nous proposer un
but auquel nous n'avons pas possibilité d'atteindre. Il n'est pas un
homme de bien, consacrant toutes ses actions et toutes ses pensées à
l'étude des lois, qui dans sa vie ne se mette dix fois dans le cas
d'être pendu; et, dans le nombre, il en est qu'il serait grand dommage
et très injuste de perdre et de punir: «_Que t'importe, Olus, de quelle
manière celui-ci ou celle-là dispose de sa personne_ (_Martial_)?» Il
en est d'autres au contraire qui peuvent ne pas offenser les lois,
que nous ne saurions néanmoins tenir pour des gens vertueux et que la
philosophie flagellerait à très bon droit, tant, sur ce point, il y a
trouble et inconséquence! Nous sommes loin d'être des gens de bien,
selon la doctrine divine; nous ne saurions même l'être, d'après les
règles que nous avons nous-mêmes établies. La sagesse humaine n'est
jamais parvenue à remplir les devoirs qu'elle s'est tracés à elle-même;
et si elle y était arrivée, elle en édicterait d'autres plus rigoureux
encore, pour avoir toujours à quoi aspirer et prétendre, tant notre
nature est ennemie de ce qui est réalisable. L'homme se fait une
nécessité de ne pouvoir éviter d'être en faute. Il n'est pas adroit
de sa part de se créer des obligations que seul pourrait remplir un
autre être que celui qu'il est; pour qui, ces prescriptions qu'il doit
s'attendre à ce que personne ne satisfasse? Est-il mal à lui de ne pas
faire ce qu'il est impossible qu'il fasse? Les lois qui nous condamnent
à de telles impossibilités, nous condamnent de ce que nous ne pouvons
pas.

=On peut à la rigueur admettre que dire et faire soient dissemblables
chez les gens qui professent la morale; mais lui, parlant de lui-même,
est tenu à être plus conséquent. L'homme public doit compter avec les
vices de son temps; les affaires publiques ne se traitent pas d'après
les mêmes principes que les affaires privées; il est fréquent de ne pas
trouver réunies chez un même homme les qualités nécessaires à ces deux
genres d'affaires.=--Au pis aller, prendre cette liberté si contestable
de se montrer sous deux aspects différents: d'une façon quand on agit,
d'une autre quand on parle, peut être admis chez ceux qui traitent
de sujets quelconques; ce ne saurait l'être chez ceux qui, comme je
le fais, parlent d'eux-mêmes, il faut alors que tout en eux marche
d'accord. Une vie qui n'offre rien de particulier est celle qui reste
à l'unisson du milieu dans lequel elle s'écoule; la vertu de Caton
était d'ordre trop élevé pour son siècle: son esprit de justice, chez
un homme qui se mêlait de gouverner les autres, appelé à participer aux
affaires publiques, pouvait passer, sinon pour de l'injustice, du moins
pour être sans utilité et hors de saison. Mes mœurs mêmes, quoique
différant à peine de l'épaisseur d'un doigt de celles qui ont cours,
me rendent pourtant, à mon âge, un peu sauvage et peu sociable. Je ne
sais si c'est sans raison que je me trouve dégoûté de la société que
je fréquente, mais ce serait bien à tort que je me plaindrais qu'elle
le soit de moi puisque je le suis d'elle. La vertu que réclament les
affaires de ce monde, est une vertu qui présente des plis, des angles,
des coudes qui lui permettent de s'appliquer et de s'adapter à la
faiblesse humaine; elle est mélangée, composée; elle n'est pas droite,
nette, constante, d'une pureté immaculée. Les chroniques de notre temps
reprochent à un de nos rois de s'être jusqu'ici, sous l'impulsion
de son confesseur, trop complètement abandonné aux conseils que lui
suggérait sa conscience; les affaires publiques se dirigent d'après des
règles de conduite moins timorées: «_Quitte la cour, si tu veux rester
pieux_ (_Lucain_).»

J'ai autrefois essayé d'appliquer à la gestion des affaires publiques
les règles et principes que j'apporte dans ma manière de vivre; règles
et principes rudes, différents de ceux en cours, peu raffinés, mais
irréprochables, tels qu'ils sont innés en moi ou résultent de mon
éducation et dont j'use dans la vie ordinaire, sinon en y trouvant
commodité, du moins sans risque de dévier dans ce que m'inspire une
vertu sans expérience et purement scolastique; or j'ai constaté que,
dans le monde des affaires, c'est la chose inepte et dangereuse. Il
faut, quand on se mêle à la foule, se contourner, serrer les coudes,
reculer, avancer, quitter parfois le grand chemin suivant le cas;
vivre non pas tant suivant ce que l'on voudrait, que suivant ce que
veulent les autres; non selon ce qu'on se propose, mais selon ce qu'on
vous propose; selon le temps, les hommes, les affaires. Platon dit
que c'est miracle, quand quelqu'un mêlé à la politique en sort la
conscience nette; il dit aussi que lorsqu'il place son philosophe à la
tête d'un gouvernement, il n'entend pas dire que ce soit à la tête d'un
gouvernement corrompu comme celui d'Athènes, et bien moins encore comme
le nôtre, où la sagesse elle-même perdrait la raison; une bonne herbe
transplantée dans un terrain fort différent de celui qui lui convient,
se transforme beaucoup plus suivant ce terrain qu'elle ne le transforme
à sa convenance. Je sens que si j'avais à refaire mon éducation en
vue d'occupations de cette nature, il faudrait opérer en moi beaucoup
de changements et d'appropriations. Si je pouvais me transformer
de la sorte (et pourquoi n'y arriverais-je pas avec du temps et de
l'attention?) je ne voudrais pas l'entreprendre. Le peu durant lequel
je m'y suis essayé, m'en a dégoûté; je sens parfois s'élever en moi
des bouffées d'ambition, je me raidis contre ces tentations et leur
résiste: «_Ferme, Catulle, tiens bon jusqu'à la fin_ (_Catulle_).» On
ne m'y sollicite guère et j'y suis tout aussi peu porté; la liberté et
l'oisiveté, qui sont mes deux penchants dominants, sont des qualités
diamétralement opposées à ce qu'il faut dans ce métier. Nous ne
savons pas distinguer les facultés de chacun; elles se subdivisent et
se délimitent de telle façon qu'elles sont difficiles à distinguer,
délicates à apprécier. Conclure de ce que quelqu'un fait preuve de
capacité dans la vie privée, qu'il est capable de gérer les affaires
publiques, c'est conclure mal; tel se dirige bien, qui ne dirige pas
bien les autres; tel écrit des Essais, qui est impropre à l'action;
tel conduit bien un siège, qui conduirait mal une bataille; parle bien
en petit comité, qui haranguerait mal une foule ou un prince; pouvoir
l'un est peut-être même un indice qu'on ne peut l'autre, plutôt qu'on
en est capable. Je constate que les esprits élevés ne sont guère moins
aptes aux choses d'ordre inférieur, que les esprits inférieurs ne le
sont pour les grandes choses. Aurait-on cru que Socrate ait donné
lieu aux Athéniens de rire de lui, pour n'avoir jamais pu compter
les suffrages de sa tribu et en faire rapport au conseil? certes, la
vénération en laquelle je tiens les perfections de ce personnage, fait
que je puis bien invoquer, comme excuse de mes imperfections, le cas
particulier que je trouve dans ce modèle incomparable. Notre capacité
se détaille par le menu; la mienne s'étend à peu de choses et est, en
tout, fort restreinte. Saturninus dit à ceux qui lui avaient déféré le
commandement suprême: «Compagnons, vous perdez un bon capitaine, pour
en faire un mauvais général d'armée.»

=Une vertu naïve et sincère ne peut être employée à la conduite d'un
état corrompu; du reste, sa notion s'altère dans un milieu dépravé.
Quoi qu'il en soit, on doit toujours obéissance à ceux qui ont charge
d'appliquer les lois, si indignes qu'ils soient.=--Celui qui, en des
temps malades comme l'est le nôtre, se vante de mettre au service
des affaires de ce monde une vertu naïve et sincère, ou ne sait ce
qu'est une pareille vertu, parce que les idées se corrompent quand
les mœurs le sont (et, de fait, voyez comme on la dépeint; comme
la plupart se glorifient de leurs débordements et y conforment les
règles qu'ils se tracent, en son lieu et place c'est l'injustice et
le vice dans toute leur réalité que l'on décrit et qu'ainsi travestis
on présente aux princes dont on fait l'éducation); ou bien, s'il la
connaît, se vante bien à tort de l'appliquer, car, quoiqu'il dise, il
fait mille choses contre sa conscience. Je croirais volontiers Sénèque,
s'il m'entretenait de l'expérience qu'il en fit dans des conditions
toutes semblables, et qu'il voulût bien en parler à cœur ouvert.--La
marque la plus honorable de notre disposition à faire le bien est,
en ces temps de contrainte, de reconnaître loyalement ses fautes et
celles d'autrui, de prêter son concours pour retarder dans la mesure
où on le peut la tendance au mal, de ne suivre qu'à regret cette voie,
d'espérer et désirer mieux. Dans ces divisions qui nous assaillent et
qui ont fait de la France la proie des partis, je vois chacun, même
parmi les meilleurs, avoir recours à la dissimulation et au mensonge
pour défendre sa cause; celui qui en écrirait l'histoire, se fiant aux
apparences, serait bien téméraire et absolument dans le faux. Le parti
le plus juste n'est quand même qu'un membre d'un corps vermoulu et
véreux; mais le membre le moins malade d'un corps en pareil état n'en
passe pas moins pour sain et cela à bon droit, parce que ce n'est que
par comparaison que nos qualités se titrent; l'innocence dans la vie
politique se mesure selon les lieux et les saisons.--J'aurais aimé que
Xénophon eût donné à Agésilas l'éloge que lui méritait le fait suivant:
Un prince voisin, avec lequel il avait été autrefois en guerre, lui
ayant demandé de lui laisser traverser son territoire, il accéda à sa
demande et lui donna passage à travers le Péloponèse; l'ayant à sa
merci, non seulement il ne l'emprisonna ni ne l'empoisonna pas, mais il
l'accueillit avec courtoisie comme il s'y était obligé par sa promesse
et ne se livra vis-à-vis de lui à aucune offense. Avec les idées
d'aujourd'hui, une telle promesse ne signifierait rien; mais, ailleurs
et en d'autres temps, la franchise et la magnanimité étaient en
honneur; ces bambins d'écoliers de nos jours s'en fussent moqués, tant
la vertu des Spartiates a peu de ressemblance avec la vertu française.
Ce n'est pas que nous manquions d'hommes vertueux, mais ils le sont
tels que nous les concevons. Celui dont les sentiments s'élèvent
au-dessus de ce qui est de règle en son siècle, doit les faire
fléchir ou les émousser; ou bien, et c'est ce que je lui conseille de
préférence, se mettre à l'écart et ne pas se mêler à nous, il n'a rien
à y gagner: «_Si je viens à rencontrer un homme intègre et vertueux, je
compare ce monstre à un enfant à deux têtes, ou à des poissons qu'un
laboureur ébahi trouverait sous le soc de sa charrue, ou encore à une
mule féconde_ (_Juvénal_).»--On peut regretter des temps meilleurs,
mais on ne peut se dérober à l'état présent; on peut désirer d'autres
magistrats, il n'en faut pas moins obéir à ceux qui sont en fonctions;
et peut-être y a-t-il plus de mérite à obéir aux mauvais qu'aux bons.
Tant que, dans quelque coin, demeurera un représentant des lois dont
nous a dotés notre vieille monarchie, je ne le quitterai pas; mais si,
par malheur, une scission se produit, que sous l'action des partis
contraires qui entravent son existence, elle vienne à se fractionner
en deux, et que le choix entre les deux soit douteux et difficile, je
me résoudrai probablement à échapper et à me dérober à cette tempête;
la nature pourra m'y aider, peut-être aussi les hasards de la guerre.
Entre César et Pompée j'eusse franchement pris parti; mais entre ces
trois voleurs qui vinrent après eux, il eût fallu ou se cacher ou
suivre le courant, ce que j'estime licite, quand la raison est devenue
impuissante à nous guider.

=Si Montaigne sort aussi fréquemment de son sujet, c'est qu'il
s'abandonne aux caprices de ses idées qui, en y regardant de près, ne
sont pas aussi décousues qu'elles en ont l'air; et puis, cela oblige le
lecteur à plus d'attention.=--«_Où vas-tu t'égarer_ (_Virgile_)?» Ces
excursions sont à la vérité un peu en dehors de mon sujet; je m'égare,
mais plutôt par licence que par mégarde; mes pensées ne cessent de
tenir les unes aux autres, bien que parfois d'assez loin; elles ne se
perdent pas de vue, quoique quelquefois il leur faille un peu tourner
la tête pour s'apercevoir. J'ai eu sous les yeux un dialogue de Platon
construit de même sorte, présentant deux parties conçues chacune
dans des genres absolument différents; au commencement il n'y est
question que d'amour, tandis que la fin est uniquement consacrée à la
rhétorique. Il est des auteurs qui ne craignent pas de passer ainsi
d'un sujet à un autre sans rapport avec le précédent, et qui apportent
une grâce merveilleuse à se laisser aller au gré du vent ou à sembler
s'y abandonner.--Les titres de mes chapitres ne sont pas toujours
en concordance avec les matières qui y sont traitées; souvent la
relation ne se manifeste que par quelques mots comme dans l'Andrienne
et l'Eunuque, ou dans Sylla, Cicéron, Torquatus. J'aime à aller par
bonds et par sauts, à la façon des poètes, légère, ailée, divine comme
la qualifie Platon. Il y a des ouvrages de Plutarque où il oublie son
thème, et où l'argument qu'il traite n'apparaît qu'incidemment, perdu
au milieu de sujets qui lui sont étrangers; voyez, par exemple, comme
il procède dans son démon de Socrate. Dieu! que ces escapades pleines
de sève, que ces variations ont de beauté! elles en ont d'autant plus
qu'elles semblent échappées à la plume et le fait du hasard.--C'est le
lecteur manquant d'attention qui perd de vue mon sujet, et non moi;
en quelque coin se trouvent toujours quelques mots qui, si réduits
qu'ils soient, suffisent cependant pour montrer que je l'ai présent à
l'esprit. Je passe de l'un à l'autre sans règle, sans transition; mon
style et mon esprit vagabondent simultanément. Un peu de folie prévient
un excès de sottise, au dire de nos maîtres et plus encore d'après
leurs exemples.--Mille poètes se traînent languissamment comme s'ils
écrivaient en prose, tandis que la meilleure prose des temps jadis, et
j'en donne ici indifféremment des échantillons tout comme je fais des
vers, resplendit constamment de la vigueur et de la hardiesse de la
poésie; elle a quelque peu de la passion qui l'anime. A celle-ci, sans
conteste, la prééminence en ce qui touche l'expression de la pensée;
le poète, dit Platon, assis sur le trépied des Muses, déverse à flots
tout ce qui lui vient à l'idée, comme coule l'eau de la gargouille
d'une fontaine, sans y réfléchir, sans le peser; et il s'en échappe des
choses de toutes couleurs, contraires les unes aux autres, formant une
suite de propos interrompus. Platon lui-même est constamment inspiré
du souffle poétique; la théologie ancienne, disent les savants, est
toute poésie, et, au dire des premiers philosophes, c'était à l'origine
le langage des dieux.--J'entends que lorsqu'on écrit, les sujets se
distinguent d'eux-mêmes, qu'on voie où on en change, où on conclut;
où l'un commence, où un autre reprend, sans qu'il soit nécessaire de
les accompagner de ces circonlocutions, introduites pour les oreilles
faibles ou inattentives, qui les raccordent et les lient les uns aux
autres; je ne veux pas me commenter moi-même. Quel est celui qui n'aime
pas mieux n'être pas lu que de l'être en dormant, ou au galop: «_Il
n'y a rien, si utile que ce soit, qui soit utile si on ne fait que
passer_ (_Sénèque_).» Si prendre un livre c'était l'apprendre, si le
voir c'était le fouiller profondément du regard, et le parcourir s'en
pénétrer, j'aurais tort de me faire en toutes choses aussi ignorant
que je le dis.--Ne pouvant fixer l'attention du lecteur par la valeur
de ce que j'écris, «_ce ne sera pas déjà si mal_» s'il advient que je
l'arrête par le pêle-mêle que j'y introduis. «Oui vraiment, dites-vous,
mais après s'en être amusé, il le regrettera?» Sans doute, toujours
est-il qu'il n'aura pas laissé d'en éprouver de la distraction. Et
puis, il est des caractères ainsi faits, qui dédaignent ce qu'ils
comprennent; ils m'estimeront d'autant plus qu'ils ne sauront ce que
je veux dire et concluront de la profondeur de ma pensée par son
obscurité, ce qu'à franchement parler, je hais très fort et éviterais
si je savais faire autrement. Aristote se vante quelque part de
rechercher de parti pris cette obscurité; c'est un grand tort.--Au
début, je multipliais les chapitres, mais il m'a paru que cela rompait
l'attention avant qu'elle ne fût éveillée et la faisait s'évanouir
par le dédain qu'elle éprouvait à se recueillir et à se fixer pour
si peu; je me suis mis alors à les faire plus longs, ce qui oblige à
apporter à leur lecture une intention bien arrêtée et à y consacrer
un temps déterminé. Ne pas donner au moins une heure à une semblable
occupation, c'est ne vouloir rien y donner; et ce n'est pas faire, que
de ne pas se donner tout entier à ce que l'on fait. De plus, il m'est
personnellement commode de ne m'exprimer qu'à moitié, de parler un peu
confusément et à tort et à travers; et j'en veux à la raison qui vient
y jouer le rôle de trouble-fête. Je trouve qu'elle est fort gênante et
se paie trop cher, quand elle s'immisce au nom de la vertu dans les
projets extravagants que nous formons au cours de la vie et dans les
opinions fantaisistes que nous concevons. Par contre, je m'emploie à
tirer parti de la bêtise, de la vanité, si elles peuvent m'être une
cause de plaisir, et je m'abandonne à mes penchants naturels sans y
regarder de bien près.

=Affection particulière de Montaigne pour la ville de Rome, due
aux souvenirs des grands hommes qu'elle a produits; aujourd'hui
encore n'est-elle pas la ville universelle et la seule qui ait
ce caractère?=--J'ai vu ailleurs, en bien des lieux, des ruines
de monuments, des statues, un ciel, des terres autres; l'homme y
est toujours le même. Bien que cela soit vrai partout, je ne puis
cependant, aussi souvent que je vois les restes de l'ancienne Rome,
si grande, si puissante, me défendre de l'admirer et de la révérer.
Le culte des morts nous est recommandé; or, dès mon enfance, j'ai été
nourri des souvenirs de ceux-ci. Je savais ce qui se rapportait à
cette capitale de l'univers, bien avant d'être initié à mes propres
affaires; je connaissais le Capitole et sur quel plan il est construit,
avant de connaître le Louvre; je savais ce qu'était le Tibre, avant
de connaître la Seine. J'ai été plus occupé, bien qu'ils soient
trépassés, du caractère et de la fortune des Lucullus, des Métellus
et des Scipions que d'aucuns des nôtres. Mon père, mort aussi, l'est
pour moi au même degré qu'eux; il s'est autant éloigné de moi depuis
dix-huit ans qu'il n'est plus, qu'eux en seize siècles, et pourtant
je ne cesse d'embrasser et de cultiver sa mémoire; son amitié, sa
société sont toujours aussi vivement présentes à mon esprit, car il
est dans mon tempérament de mieux remplir peut-être mes devoirs envers
les morts qu'envers les vivants; ne pouvant s'aider, ils n'en ont,
ce me semble, que plus de droits à mon assistance; la gratitude est
là, à même de se montrer dans tout son éclat; un bienfait perd de son
mérite, lorsqu'on peut s'attendre à être payé de retour. Arcésilas,
rendant visite à Ctesibius qui était malade, et le trouvant dénué de
ressources, glissa tout doucement sous le chevet de son lit de l'argent
dont il lui faisait don, le tenant en outre quitte de lui en savoir
gré en le lui laissant ignorer. Ceux qui ont mérité mon amitié et ma
reconnaissance, ne les ont pas perdues pour n'être plus; je m'acquitte
d'autant mieux et avec plus de soin vis-à-vis d'eux, qu'ils ne sont
plus là et qu'ils l'ignorent; je parle encore plus affectueusement
de mes amis, quand ils n'ont plus possibilité d'apprendre ce que je
dis d'eux. J'ai cent fois entamé des discussions pour la défense de
Pompée et la cause de Brutus; la sympathie que je leur porte subsiste
toujours; même aux choses présentes, nous ne nous y attachons que
par un effet de notre imagination. Reconnaissant mon inutilité en
ce siècle, je me rejette sur cet autre, et j'en suis si aveuglément
séduit, que ce qui touche cette vieille Rome, à l'époque où elle était
libre, juste et florissante (car je n'en aime ni les débuts, ni le
déclin), m'intéresse et me passionne; c'est pourquoi, aussi souvent que
je revois l'emplacement de ses rues et de ses maisons, ses ruines qui
s'enfoncent sous terre jusqu'aux antipodes, c'est toujours avec le plus
grand intérêt. Est-ce un effet de la nature ou une erreur d'imagination
qui font que la vue des lieux que nous savons avoir été habités et
fréquentés par des personnages dont la mémoire s'est conservée, nous
émeut peut-être plus que le récit de leurs actes ou la lecture de
leurs écrits? «_Tant les lieux sont propres à réveiller en nous des
souvenirs! Dans cette ville, tout arrête la pensée; partout où l'on
marche, on foule quelque histoire mémorable_ (_Cicéron_).» Je prends
plaisir à me figurer leur visage, leur attitude, leurs vêtements;
je me répète ces grands noms et les fais retentir à mes oreilles;
«_j'honore ces grands hommes et ne prononce jamais leurs noms qu'avec
respect_ (_Sénèque_)». Des choses qui sont grandes et admirables
en quelques-unes de leurs parties, j'admire jusqu'à ce qu'elles
ont d'ordinaire; que j'aurais eu du plaisir à les voir deviser, se
promener, souper! Il y aurait ingratitude à mépriser leurs reliques et
ce qui nous rappelle tant d'hommes de bien, de si haute valeur, que
j'ai vus vivre et mourir et qui, par leur exemple, nous donnent tant de
bons enseignements, si nous savions les suivre.

Et puis, cette même Rome telle qu'elle est de nos jours mérite qu'on
l'aime. Elle est depuis si longtemps l'alliée, à tant de titres, de
notre couronne! C'est la seule ville universelle, elle appartient à
tous. Le souverain qui la gouverne a également action sur le reste
du monde; elle est la métropole de la Chrétienté; l'Espagnol comme
le Français y sont chez eux; pour devenir prince de cet état, il ne
faut qu'être chrétien quel que soit le pays qui vous ait vu naître. Il
n'est pas de lieu ici-bas, auquel le ciel ait octroyé ses faveurs en
si grande abondance et d'une façon aussi continue; sa décadence même
est glorieuse et son prestige demeure. «_Plus précieuse encore par
ses ruines superbes_ (_Sidoine Apollinaire_)», jusque dans le tombeau
elle conserve l'apparence et le caractère de la capitale d'un empire:
«_C'est ici surtout qu'on dirait que la nature s'est complu dans son
œuvre_ (_Pline_).» On peut se reprocher et se défendre contre
soi-même d'être sensible à une aussi vaine satisfaction; ce ne sont
cependant pas des sentiments tout à fait frivoles, que ceux qui nous
procurent du contentement; et, quels qu'ils soient, lorsqu'un homme de
bon sens y trouve constamment sujet d'être satisfait, je n'ai pas le
cœur de le plaindre.

=Il doit beaucoup à la fortune pour l'avoir ménagé jusqu'ici. L'avenir
est inquiétant, mais que lui importe ce qui adviendra quand il n'y
sera plus? il n'a pas d'enfant mâle qui continuera son nom. Au
surplus, ne pas avoir d'enfant du tout, ne lui semble pas chose bien
regrettable.=--Je dois beaucoup à la fortune qui, jusqu'à présent, ne
s'est pas dressée contre moi, au delà du moins * de ce que j'étais à
même de supporter; peut-être est-ce là sa façon de laisser en paix ceux
qui ne l'importunent pas: «_Plus nous nous privons, plus les dieux
nous accordent. Pauvre, je ne me range pas moins du parti de ceux qui
ne désirent rien. A qui demande beaucoup, il manque toujours beaucoup_
(_Horace_).» Si elle continue, je quitterai cette terre heureux et
satisfait; «_je ne demande rien de plus aux dieux_ (_Horace_)». Mais
gare le choc s'il vient à se produire; c'est par milliers que se
comptent ceux qui échouent au port!--Je me console aisément de ce qui
surviendra ici quand je ne serai plus; le présent m'occupe assez,
«_j'abandonne le reste à la fortune_ (_Ovide_)». Il est vrai que je
n'ai pas cette cause qui rattache si fort, dit-on, l'homme à l'avenir
quand il a des enfants héritiers de son nom et de son honneur; s'il
est désirable d'en avoir, la situation critique que nous traversons me
porte à elle seule à n'en pas désirer. Je tiens déjà trop par moi-même
au monde et à la vie; il me suffit d'être aux prises avec la fortune,
dans les circonstances de mon existence où je ne puis l'éviter, sans
souhaiter que sous d'autres rapports elle ait encore plus de prise sur
moi, et je n'ai jamais estimé que n'avoir pas d'enfants soit un malheur
qui rende notre vie incomplète et restreigne notre contentement; la
stérilité a bien aussi ses avantages. Les enfants sont du nombre des
choses qui ne sont pas fort à désirer, surtout actuellement où il
serait difficile qu'ils fussent bons, «_rien de bon ne peut naître,
tant les germes sont corrompus_ (_Tertullien_)»; c'est cependant à
juste titre qu'on les regrette, quand on les perd après les avoir eus.

=Il laissera après lui son patrimoine tel qu'il l'a reçu, la
fortune ne lui ayant jamais octroyé que de légères faveurs sans
consistance.=--Celui qui m'a laissé la gestion de ma maison,
pronostiquait, en considérant combien j'aime peu à demeurer en
place, que je la ruinerais. Il s'est trompé; j'en suis, à cet égard,
au même point que lorsque je l'ai eue, si même je ne suis en un peu
meilleure situation, sans charge qui la grève, comme sans bénéfice.
Si la fortune ne m'a causé aucun préjudice sérieux qui sorte de
l'ordinaire, elle ne m'a pas fait davantage de grâce; tout ce qui est
chez nous venant d'elle, y était avant moi et depuis plus de cent ans;
je n'ai personnellement aucun bien sérieux et important que je doive
à sa libéralité. J'en ai reçu quelques légères faveurs, mais rien de
substantiel: des titres, des honneurs qu'à la vérité elle m'a offerts
d'elle-même, sans que je les aie demandés; car, Dieu le sait, je suis
positif et n'estime que ce qui est réel et, de plus, de gros rapport;
si j'osais, j'avouerais que je trouve l'avarice presque aussi excusable
que l'ambition, que la douleur est à éviter autant que la honte, la
santé aussi désirable que la science, la richesse que la noblesse.

=De ces faveurs, il n'en est pas à laquelle il ait été plus sensible
qu'au titre de citoyen romain. Teneur du document par lequel ce titre
lui a été conféré; il le reproduit pour ceux que cela intéresse et
aussi un peu par vanité.=--Parmi ces faveurs, toutes de vanité, que m'a
faites la fortune, il n'y en a pas qui ait autant donné satisfaction
au fond de niaiserie qui est en moi qu'une bulle authentique de
bourgeoisie romaine qui m'a été conférée dernièrement, alors que
j'étais à Rome; elle est pompeusement écrite en lettres d'or et dûment
scellée, et m'a été octroyée avec la grâce la plus parfaite. Comme le
libellé de ces titres varie et est plus ou moins élogieux, et qu'avant
d'en avoir vu, j'aurais été bien aise que l'on m'en montrât la formule,
je transcris ici le texte de celui qui m'a été remis pour satisfaire la
curiosité de quiconque est possédé de ce même désir:

  _«Sur le rapport fait au Sénat par Orazio Massimi, Marzo Cecio,
  Alessandro Muti, Conservateurs de la ville de Rome, touchant le droit
  de cité romaine à accorder à l'Illustrissime Michel de Montaigne,
  Chevalier de l'Ordre de Saint-Michel et gentilhomme ordinaire de
  la chambre du Roi Très Chrétien, le Sénat et le Peuple romain ont
  décrété:

  «Considérant que, par un antique usage, ceux-là ont toujours été
  adoptés par nous avec ardeur et empressement, qui, distingués en
  vertu et en noblesse, avaient servi et honoré notre République, ou
  pouvaient le faire un jour: Nous, pleins de respect pour l'exemple et
  l'autorité de nos ancêtres, nous croyons devoir imiter et conserver
  cette louable habitude. A ces causes, l'Illustrissime Michel de
  Montaigne, Chevalier de l'Ordre de Saint-Michel et gentilhomme
  ordinaire de la chambre du Roi Très Chrétien, fort zélé pour le
  nom Romain, étant, en raison de son rang, de l'éclat de sa famille
  et de ses qualités personnelles, très digne d'être admis au droit
  de cité romaine par le suprême jugement et les suffrages du Sénat
  et du Peuple romain; il a plu au Sénat et au Peuple romain que
  l'Illustrissime Michel de Montaigne, orné de tous les genres de
  mérite et très cher à ce noble peuple, fût inscrit comme citoyen
  romain, tant lui que sa postérité, et appelé à jouir de tous les
  honneurs et avantages réservés à ceux qui sont nés citoyens ou
  patriciens de Rome ou le sont devenus au meilleur titre. En quoi le
  Sénat et le Peuple romain pensent qu'ils accordent moins un droit,
  qu'ils ne paient une dette; et que c'est moins un service qu'ils
  rendent, qu'un service qu'ils reçoivent de celui qui, en acceptant le
  droit de cité, honore et illustre la cité même.

  «Les Conservateurs ont fait transcrire ce sénatus-consulte par les
  secrétaires du Sénat et du Peuple romain pour être déposé dans les
  archives du Capitole, et ont fait dresser cet acte, muni du sceau
  ordinaire de la ville. L'an de la fondation de Rome 2331, et de la
  naissance de Jésus-Christ 1581, le 13 de mars._

  _«ORAZIO FOSCO, secrétaire du sacré Sénat et du Peuple romain._

  _«VINCENTE MARTOLI, secrétaire du sacré Sénat et du Peuple romain.»_

N'étant bourgeois d'aucune ville, je suis bien aise de l'être de la
plus noble qui fut et sera jamais. Si les autres s'examinaient avec
attention comme je le fais, ils se trouveraient, comme je me trouve
moi-même, vaniteux et frivoles à l'excès. Faire qu'il n'en soit pas
ainsi m'est impossible; il faudrait, pour cela, me détruire moi-même.
Nous sommes tous imbus de ce défaut, autant les uns que les autres; il
se manifeste un peu moins chez ceux qui s'en rendent compte, et encore
n'en suis-je pas certain.

=C'est qu'en effet l'homme est tout vanité; et c'est parce qu'il est
déçu par ce qu'il voit en lui, qu'il reporte constamment ses regards
partout ailleurs qu'en lui-même.=--Ce sentiment et cette habitude qui
existent chez tout le monde, de regarder ailleurs qu'en soi-même,
répondent bien à un besoin que nous éprouvons. Nous sommes en effet,
à nous-mêmes, un objet dont la vue ne peut que nous remplir de
mécontentement; nous n'y voyons que misère et vanité, et il est fort à
propos, pour que nous n'en soyons pas découragés, que la nature nous
ait fait porter nos regards au dehors. Nous allons de l'avant, nous
abandonnant au courant; quant à rebrousser chemin et faire que nos
pensées se reportent sur nous, c'est trop pénible; nous en éprouvons ce
même trouble, cette même résistance que la mer rejetée sur elle-même.
Chacun dit: Regardez les mouvements des corps célestes; regardez votre
prochain: la querelle de celui-ci, le pouls d'un tel, le testament de
cet autre; en somme, regardez toujours soit en haut, soit en bas, soit
à côté, soit en avant, soit derrière vous. Le commandement que, dans
l'antiquité, nous faisait le dieu de Delphes était paradoxal: Regardez
en vous, disait-il, étudiez-vous; tenez-vous-en à vous-même; ramenez
sur vous votre esprit et votre volonté que vous appliquez ailleurs; au
lieu de vous déverser, de vous répandre, contenez-vous, soutenez-vous,
car on vous trahit, on vous réduit à rien, on vous dérobe à vous-même.
Ne vois-tu pas qu'au contraire, tout en ce monde a les regards
constamment repliés sur lui-même et n'a d'yeux que pour se contempler
soi-même? Toi, que tu regardes en dedans ou en dehors de toi, ta vanité
est toujours en jeu; tout au plus est-elle moindre quand elle s'exerce
dans des conditions restreintes. Sauf toi, ô homme, disait encore
l'oracle, chaque chose commence par s'étudier elle-même et, selon ses
propres besoins, limite ses travaux et ses désirs; eh bien, il n'en
est pas une seule qui soit aussi dépourvue et que la nécessité presse
autant que toi, qui embrasses l'univers: tu es un observateur auquel la
science fait défaut, un magistrat sans juridiction, et finalement le
bouffon de la comédie.



CHAPITRE X.

_En toutes choses, il faut se modérer et savoir contenir sa volonté._


=Montaigne ne se passionnait pour rien, se gardait de prendre aucun
engagement, résistait même à ce à quoi le poussaient ses propres
affections pour n'être pas entraîné, parce qu'une fois pris on ne sait
plus où l'on va.=--Si je me compare à la généralité des hommes, peu
de choses me touchent, ou, pour mieux dire, me captivent; car c'est
avec raison qu'elles nous touchent, mais il ne faut pas qu'elles
nous accaparent. J'ai grand soin d'augmenter, par l'étude et le
raisonnement, ce privilège que j'ai d'être insensible qui, par nature,
est fort prononcé chez moi, et a pour conséquence que peu de choses
s'imposent à moi et me passionnent. J'ai de la perspicacité, mais je la
reporte sur peu d'objets; je suis sensible et facile à émouvoir, mais
ai la compréhension et l'application difficiles et concentrées.--Je ne
me décide qu'à grand'peine à prendre des engagements; autant que je le
puis, je ne m'emploie que pour moi; et, même dans ce cas, je suis porté
à tenir en bride et contenir l'affection que je me porte, pour que ce
sentiment ne m'envahisse pas complètement, parce qu'il me met à la
merci des autres et que le hasard a sur lui plus d'action que moi-même;
c'est au point que jusqu'à la santé que j'apprécie tant, je devrais
me défendre de la désirer et de m'attacher à sa conservation avec une
ardeur telle que j'en arrive à trouver les maladies insupportables.
On doit se garder également de trop de haine de la douleur et de trop
d'amour du bien-être; Platon recommande de diriger notre vie en la
tenant dans un juste milieu entre ces deux extrêmes.--Quant à ces
affections qui me distraient de moi pour m'attacher ailleurs, je leur
résiste dans toute la mesure de mes forces. J'estime qu'il faut se
prêter à autrui et ne se donner qu'à soi-même. Si ma volonté était
facile à s'engager et à entrer en action, je n'y résisterais pas, parce
que je suis, par nature, trop impressionnable, et en fait, «_ennemi
des affaires et né pour la tranquillité et le repos_ (_Ovide_)». Des
débats contradictoires et opiniâtres tournant finalement à l'avantage
de mon adversaire, un dénouement qui rendrait ridicules des poursuites
ardentes que j'aurais entamées, me feraient cruellement souffrir. Si,
comme tant d'autres, je m'y laissais entraîner, mon âme n'aurait jamais
la force de supporter les alarmes et les émotions qu'éprouvent ceux qui
acceptent une telle existence; elle serait, dès le début, disloquée par
cette agitation intestine. Si quelquefois on m'a poussé à participer
à la gestion d'affaires autres que les miennes, je n'ai promis que de
les prendre en main et non de m'y donner corps et âme; de m'en charger,
mais non de m'y incorporer; de m'en occuper, oui, et pas du tout de m'y
passionner; je les examine, mais ne les couve pas. J'ai assez à faire
pour mettre de l'ordre dans ce qui me touche intimement et intéresse
tout mon être, à le régler, sans encore me mêler et me fatiguer de
questions qui me sont étrangères; mes propres affaires, qui m'incombent
naturellement et au premier chef, m'absorbent assez, sans y en joindre
d'autres qui sont en dehors. Ceux qui savent combien ils se doivent à
eux-mêmes et à quel point ils ont d'obligations à cet égard, trouvent
que la charge que la nature leur a ainsi imposée est suffisamment
lourde, et ne constitue pas une sinécure: «Tu as bien assez grandement
à faire chez toi, ne t'en éloigne pas.»

=Beaucoup se font les esclaves des autres, se prodiguant pour
s'employer à ce qui ne les regarde pas; il ne manque cependant pas sur
notre route de mauvais pas dont il nous faut chercher à nous garder
nous-mêmes.=--Les hommes se donnent en location; ce n'est pas pour
eux-mêmes qu'ils doivent user de leurs facultés, mais pour ceux dont
ils se sont faits les esclaves; ce sont ceux auxquels ils se sont
loués qui sont en eux, et non eux. Cette disposition d'esprit, qui
est fort répandue, ne me plaît pas. Il faut ménager la liberté de
notre âme et ne l'engager que dans les circonstances où il est juste
de le faire; et ces circonstances sont en petit nombre, si nous en
jugeons sainement.--Voyez les gens disposés à se laisser appréhender
et accaparer; ils se laissent ainsi faire en toutes choses pour les
petites comme pour les grandes, pour ce qui les touche et ce qui ne les
touche pas; ils s'ingèrent, sans plus y regarder, partout où il y a à
travailler et * des obligations à remplir; ils ne vivent pas s'ils ne
s'agitent à outrance: «_Ils ne recherchent la besogne que pour avoir
de la besogne_ (_Sénèque_).» Ce n'est pas tant parce qu'ils veulent
toujours aller que parce qu'ils ne peuvent se retenir, ni plus ni
moins qu'une pierre ébranlée qui se détache et va, ne s'arrêtant dans
sa chute que parce qu'elle ne peut rouler davantage. Pour certaines
gens, s'occuper c'est faire preuve de capacité et de dignité; leur
esprit cherche le repos dans le mouvement, comme font les enfants
encore au berceau; ils peuvent se rendre ce témoignage qu'ils sont
aussi serviables pour leurs amis, qu'importuns à eux-mêmes. Personne
ne distribue son argent à autrui, et chacun lui distribue son temps et
sa vie, choses dont nous sommes prodigues plus que de toutes autres
et les seules cependant dont il nous serait utile et louable d'être
avares. Mon tempérament est essentiellement différent: je m'observe et,
d'ordinaire, ne tiens pas outre mesure à ce que je désire et désire
peu; je ne m'occupe et ne me crée de travail que dans ces conditions,
rarement et sans que cela porte atteinte à ma tranquillité. A tout ce
que veulent et entreprennent ces gens qui se prodiguent, ils apportent
toute leur volonté et leur impétuosité. Il y a en ce monde tant de
mauvais pas, que, même dans les cas présentant le plus de sécurité, il
faut poser le pied légèrement et superficiellement, glisser et ne pas
appuyer; la volupté elle-même est douloureuse quand on va trop à fond:
«_Tu marches sur un feu couvert de cendres perfides_ (_Horace_).»

=Élu maire de Bordeaux, Montaigne n'accepte cette charge qu'à
son corps défendant; portrait qu'il fit de lui à Messieurs de
Bordeaux.=--Messieurs de Bordeaux m'élurent maire de leur ville,
alors que j'étais éloigné de France, et plus éloigné encore de penser
que cela pouvait arriver. Je m'en excusai, mais on me démontra
que je ne pouvais refuser, à quoi vint s'ajouter un ordre du roi
d'accepter.--C'est une charge qui est d'autant plus belle qu'elle
n'est ni rétribuée, ni de nature à procurer de bénéfice autre que
l'honneur résultant de la façon dont on s'en acquitte. Sa durée est
de deux ans, mais elle peut être continuée si on est élu à nouveau,
ce qui arrive très rarement: je l'ai été; cela ne s'était produit
auparavant que deux fois, il y avait quelques années pour M. de Lansac,
et récemment pour M. de Birou, maréchal de France, auquel je succédais;
j'ai été remplacé par M. de Matignon, qui était aussi maréchal de
France, «_l'un et l'autre habiles administrateurs et braves guerriers_
(_Virgile_)»; je suis fier de m'être trouvé en si noble compagnie. La
fortune a largement participé à cet événement et son intervention n'a
pas été vaine; mon cas, en effet, a été celui d'Alexandre qui, ayant
reçu d'abord avec dédain les ambassadeurs de Corinthe venus pour lui
offrir le droit de bourgeoisie de leur ville, accepta ensuite en les
remerciant de bonne grâce, quand ils lui eurent appris que Bacchus
et Hercule figuraient au nombre de ceux auxquels ce titre avait été
concédé.

Dès mon arrivée, je me fis connaître exactement et consciencieusement
tel que je me sens être: sans mémoire, sans vigilance, sans expérience
et sans énergie, mais aussi sans haine, sans ambition, sans violence,
de telle sorte qu'on fût informé et instruit de ce que l'on avait à
attendre de moi. Comme je devais mon élection uniquement à ce que l'on
avait connu mon père et que c'était pour honorer sa mémoire, j'ajoutai
très nettement que je serais fort désolé si une chose, quelle qu'elle
fût, venait à occuper ma volonté au même degré que les affaires de la
ville avaient jadis accaparé la sienne quand il en avait la gestion,
alors qu'il était investi de ces mêmes fonctions auxquelles je venais
d'être appelé. Je me souvenais l'avoir vu dans sa vieillesse, alors
que j'étais enfant, l'âme cruellement agitée par les tracasseries que
lui causaient les affaires publiques, oubliant et le calme dont il
jouissait chez lui où les fatigues de l'âge l'avaient longtemps retenu
avant ce moment, et son ménage et sa santé; ne comptant en vérité
pour rien la vie, qu'il avait failli y perdre, par suite des longs et
pénibles voyages auxquels ces intérêts l'obligeaient. Il était ainsi;
ce tempérament était un effet de la grande bonté de sa nature; jamais
il n'y eut d'âme plus charitable et dévouée au peuple. Ces dispositions
que je loue chez les autres, je ne me les approprie pas; et, en cela,
je ne suis pas sans excuse.

=On enseigne que nous devons nous oublier et ne travailler qu'au bien
d'autrui; est-ce raisonnable? Le vrai sage qui sait bien ce qu'il se
doit, trouve par là même ce qu'il doit aux autres.=--Mon père avait ouï
dire qu'il faut s'oublier pour son prochain; que l'intérêt particulier
n'est pas à prendre en considération, quand l'intérêt général est en
jeu.--La plupart des règles et des préceptes de ce monde abondent dans
ce sens, tendant à nous pousser hors de nous-mêmes et à y substituer ce
qui importe au service de la société. Cela est vraiment bien imaginé
de nous détourner et de nous distraire ainsi de ce qui nous intéresse
directement, par crainte que nous y trouvant déjà naturellement portés,
nous n'y tenions trop; rien n'a été épargné pour en arriver là. Ce
n'est du reste pas une nouveauté; les sages ne prêchent-ils pas de
n'avoir de considération pour les choses qu'en raison de leur utilité,
et non d'après ce qu'elles sont? La vérité nous est souvent une cause
d'empêchements, d'incompatibilités; nous devons fréquemment tromper,
pour ne pas nous tromper; il nous faut fermer les yeux, imposer silence
à notre jugement, pour redresser et corriger les conclusions résultant
de ces difficultés qu'elle nous crée: «_Ce sont des ignorants qui
jugent, et il faut souvent les tromper pour les empêcher de tomber dans
l'erreur_ (_Quintilien_).» Nous ordonner de faire passer avant nous
dans notre affection, trois, quatre, cinquante catégories de choses,
c'est faire comme les archers qui, pour atteindre le but, visent
beaucoup plus haut; pour redresser une baguette infléchie, il faut la
courber en sens inverse.

J'estime que dans le culte de Pallas, il y avait, comme nous le voyons
dans toutes les religions des mystères apparents destinés à être
divulgués au public et d'autres plus secrets et d'ordre plus élevé,
auxquels n'étaient initiés que les adeptes. Il est vraisemblable que
dans ces derniers, était compris le degré exact d'amitié que chacun
se doit à lui-même; non cette amitié de mauvais aloi qui nous fait
rechercher d'une façon immodérée la gloire, la science, la richesse,
etc., et les mettre au premier rang de notre affection comme parties
intégrantes de notre être, ni cette amitié sans consistance et
indiscrète comme celle que porte le lierre aux parois auxquelles il
s'attache, qu'il pourrit et qu'il ruine; mais une amitié saine et
réglée, non moins utile qu'agréable. Qui en connaît les devoirs et
les exerce, est véritablement inspiré des Muses; il atteint au sommet
de la sagesse humaine et du bonheur; sachant exactement ce qu'il se
doit, il trouve que le rôle qui lui est dévolu comporte d'utiliser pour
lui-même le concours des autres hommes et du monde et que, pour cela,
il lui faut contribuer aux devoirs et aux charges de la société dont
il fait partie. Celui qui ne vit en rien pour autrui, ne vit guère non
plus pour lui-même: «_L'ami de soi-même est aussi, sachez-le, l'ami des
autres_ (_Sénèque_).» La principale charge que nous ayons, c'est de
nous conduire; c'est pour cela que nous sommes sur terre. Celui qui
oublierait de vivre honnêtement, saintement, et croirait être quitte de
son devoir en exhortant et disposant les autres à vivre ainsi, serait
un sot; de même celui qui, pour son propre compte, néglige de vivre
convenablement et gaîment, se sacrifiant pour faire qu'autrui vive
de la sorte, prend à mon gré un parti mauvais et qui n'est pas dans
l'ordre de la nature.

=Il faut se dévouer aux charges que l'on occupe, mais il ne faut ni
qu'elles nous absorbent ni qu'elles nous passionnent, ce qui nous
conduirait à manquer de prudence et d'équité.=--Je ne veux pas qu'on
refuse aux charges qu'on accepte son attention, ses pas et démarches,
son don de parole, sa fatigue, au besoin même son sang: «_tout prêt
moi-même à mourir pour mes amis et ma patrie_ (_Horace_)»; seulement
ce ne doit être qu'un prêt momentané et accidentel, l'esprit demeurant
toujours au repos et en santé, n'être pas inactif, mais n'agir ni
malgré lui ni entraîné par la passion. Agir simplement lui coûte si
peu, qu'il agit même en dormant, aussi faut-il ne le mettre en branle
qu'avec discrétion; car lorsque le corps que l'on charge, semble pas
en être surchargé, l'esprit s'imagine qu'il peut plus encore et,
n'écoutant que lui-même, donne parfois à ses exigences une extension et
une augmentation souvent préjudiciables. Une même chose demande parfois
des efforts physiques différents et une force de volonté qui n'est pas
toujours la même, l'un va fort bien sans l'autre. Combien de gens se
hasardent tous les jours dans des guerres qui leur sont indifférentes,
et affrontent le danger dans des batailles dont la perte, s'ils
viennent à être battus, ne troublera pas leur sommeil durant la nuit
qui vient; tel autre, au contraire, demeuré chez lui à l'abri de
dangers auxquels il n'ose même pas penser, est plus passionné pour
l'issue de cette guerre, et en a l'âme plus obsédée que le soldat qui
y expose son sang et sa vie. Je ne suis guère disposé à me mêler des
affaires publiques s'il doit m'en coûter si peu que ce soit, ni à me
donner aux autres en m'arrachant à moi-même.--Apporter de l'âpreté et
de la violence pour obtenir la réalisation de ses désirs, nuit plus que
cela ne sert au résultat que l'on poursuit; nous devenons impatients
si les événements sont contraires ou se font attendre; nous sommes
aigris et le soupçon nous gagne contre ceux avec lesquels nous sommes
en affaire. Nous ne conduisons jamais bien une chose qui nous possède
et nous mène: «_la passion est un mauvais guide_ (_Stace_)». Celui qui
n'y emploie que son jugement et son adresse, agit avec plus d'à propos:
il dissimule, cède, diffère à son aise, selon que les circonstances
le comportent; s'il échoue, c'est sans en éprouver ni tourment ni
affliction; il est tout prêt à renouveler sa tentative, il marche
toujours maître de lui. Chez celui qu'enivre la violence et qui veut
quand même, la nécessité l'amène à commettre beaucoup d'imprudences
et d'injustices; l'impétuosité de son désir l'emporte, il devient
téméraire; et si la fortune ne lui vient beaucoup en aide, ce qu'il
obtient est peu de chose.--La philosophie veut que nous bannissions
la colère quand nous punissons ceux qui nous ont offensés; non pour
que notre vengeance soit moindre, mais pour qu'au contraire elle n'en
porte que mieux et frappe davantage, ce à quoi, lui semble-t-il, la
violence met obstacle. Non seulement la colère nous trouble mais,
par elle-même, elle lasse le bras qui châtie; c'est un feu qui nous
étourdit et épuise notre force, comme dans la précipitation où la
hâte se donne à elle-même un croc-en-jambe qui l'entrave et l'arrête:
«_Trop se hâter est une cause de retard; la précipitation retarde plus
qu'elle n'avance_ (_Quinte Curce_).» Comme exemple de ce que nous en
voyons journellement, l'avarice n'a pas de plus grand empêchement
qu'elle-même; plus elle est rapace et intransigeante, moins elle
rapporte; d'ordinaire, elle attire à elle plus rapidement le bien
d'autrui, quand elle agit sous le masque de la libéralité.

=Supériorité d'un prince qui savait se mettre au-dessus des accidents
de la fortune. Même au jeu, il faut être modéré; nous le serions plus,
si nous savions combien peu nous est nécessaire.=--Un gentilhomme de
mes amis, très honnête homme, faillit compromettre sa raison pour
avoir pris trop à cœur les affaires d'un prince son maître et y
avoir apporté une attention trop passionnée. Ce prince s'est lui-même
peint ainsi qu'il suit: «Tout comme un autre, il ressent le poids des
accidents; pour ceux auxquels il n'y a pas de remède, il se résout
immédiatement à en supporter les conséquences; pour les autres, après
avoir ordonné les précautions nécessaires pour y parer, ce que, grâce
à la vivacité de son esprit, il peut faire promptement, il attend
avec calme ce qui peut s'ensuivre.» De fait, je l'ai vu à l'œuvre,
conservant une grande indifférence, toute sa liberté d'action et
la plus complète impassibilité dans des situations de très haute
importance et bien difficiles; je le tiens pour plus grand et plus
capable dans la mauvaise fortune que dans la bonne; ses défaites sont
plus glorieuses que ses victoires, ses insuccès que ses triomphes.

Même dans ce qui est vain et frivole, comme au jeu d'échecs, de paume
et autres, apporter de l'âpreté et de l'ardeur au service d'un violent
désir de l'emporter, fait qu'aussitôt notre esprit et nos membres ne
se dirigent plus et que leurs mouvements deviennent désordonnés; on
s'éblouit, on s'embarrasse soi-même. Celui qui envisage avec plus de
modération le gain et la perte, est toujours maître de lui; moins on se
pique, moins on se passionne au jeu, plus on le conduit avantageusement
et plus on augmente ses chances.

Nous empêchons l'âme de prendre et de conserver, quand nous lui donnons
trop à saisir; pour certaines choses il suffit de les lui présenter,
pour d'autres de les lui attacher, d'autres sont à lui incorporer. Elle
peut tout voir et sentir, mais ce n'est que d'elle-même qu'elle doit se
sustenter; et, pour cela, il faut qu'elle ait été instruite de ce qui
l'intéresse particulièrement, lui convient et qu'elle peut s'assimiler.
Les lois de la nature nous donnent justement cet enseignement. D'après
la nature, disent les sages, personne n'est indigent (d'après nous,
nous le sommes tous), et ils vont distinguant les désirs qu'elle nous
inspire de ceux qui nous viennent du déréglement de notre imagination:
ceux qui peuvent se réaliser viennent d'elle, ceux qui fuient devant
nous, sans que nous puissions jamais les satisfaire, sont de nous; la
pauvreté de biens est aisée à guérir, la pauvreté de l'âme impossible:
«_Si l'homme se contentait de ce qui lui suffit, je serais assez riche;
mais comme il n'en est rien, quelles richesses pourraient jamais me
satisfaire_ (_Lucilius_)?»--Socrate voyant transporter en grande pompe,
à travers la ville, des richesses en quantité: joyaux, meubles de prix,
etc., dit: «Que de choses il y a là, que je ne désire pas!»--Douze
onces d'aliment par jour suffisaient pour vivre à Métrodore; Épicure
se suffisait avec moins encore; Métroclès dormait en hiver avec les
moutons, en été dans les cloîtres des temples: «_La nature pourvoit à
ce qu'elle exige_ (_Sénèque_)»; Cléanthe vivait du travail de ses mains
et se vantait de pouvoir, s'il l'eût voulu, nourrir en plus un autre
lui-même.

=Les besoins que nous tenons de la nature sont faciles à satisfaire;
nos habitudes, notre position dans le monde, notre âge, nous portent
à en étendre le cercle; c'est dans ces limites que nous devons les
contenir.=--Si ce que la nature, s'en tenant aux seuls besoins que nous
avions à l'origine, demande pour assurer strictement la conservation
de notre existence est trop peu de chose (et il est de fait que nous
pouvons vivre à bon marché, ce qui apparaît bien quand on remarque
qu'il nous faut si peu que, par sa petitesse, cela échappe à l'étreinte
et aux coups de la fortune), octroyons-nous quelque chose de plus;
comprenons dans ce que nous appelons la nature, les habitudes et la
situation de chacun de nous, et d'après cela fixons nos besoins et nos
aspirations, tenant compte de ce que déjà nous possédons. Il semble
en effet que, dans ces limites, nous soyons quelque peu excusables
d'agir ainsi, car l'habitude est une seconde nature non moins puissante
que la nature elle-même. Ce qui me manque et dont j'ai l'habitude,
je considère que cela me fait réellement défaut; j'aimerais presque
autant qu'on m'ôtât la vie, que de me la rétrécir en restreignant
notablement les conditions dans lesquelles j'ai vécu si longtemps. Je
ne suis plus à même de supporter de grands changements, ni de mener
un train différent du mien, même si je devais y gagner. Il n'est plus
temps de devenir autre; et, de même que si quelque grande fortune
venait à m'échoir actuellement, je me plaindrais qu'elle ne me soit pas
arrivée alors que je pouvais en jouir: «_A quoi me servent des biens
dont je ne puis user_ (_Horace_)?» je me plaindrais également de toute
nouvelle acquisition morale. Il vaut presque mieux ne jamais devenir
honnête homme et ne jamais bien comprendre la conduite de la vie, que
d'en arriver là quand on n'a plus de temps devant soi.--Moi qui m'en
vais, je céderais volontiers à quelqu'un qui vient, l'expérience que
j'acquiers sur la prudence à observer dans les affaires de ce monde;
c'est de la moutarde après dîner. Je n'ai que faire de biens dont je
n'ai pas emploi; à quoi sert la science à qui n'a plus de tête? La
fortune nous offense et nous joue un mauvais tour, en nous offrant des
présents, dont nous sommes à juste titre dépités de ce qu'ils nous ont
manqué au bon moment. Je n'ai plus besoin de guide, quand je ne puis
plus marcher. De toutes les qualités dont nous pouvons être doués, la
patience me suffit maintenant. A quoi bon une voix magnifique à un
chantre qui a les poumons perdus, et l'éloquence à un ermite relégué
au fond des déserts de l'Arabie. Il n'y a pas besoin de s'ingénier à
faire une fin; en chaque chose, elle survient d'elle-même. Mon monde
à moi est fini; les gens de mon espèce disparaissent; j'appartiens
tout entier au passé; je ne puis faire autrement que d'approuver cet
état de choses et d'y conformer mes derniers jours.--J'en donnerai
un exemple: Cette innovation qui a supprimé dix jours d'une année,
introduite par le pape, est survenue alors que j'étais déjà si près de
ma fin, que je ne puis m'y faire; je suis d'une époque où les années
se supputaient autrement. Un si long et si antique usage me revendique
et j'y demeure attaché; incapable d'accepter des nouveautés, même
quand elles constituent des rectifications, je suis dans l'obligation
d'être en cela quelque peu hérétique. Mon imagination, malgré tous mes
efforts, fait que je me trouve toujours de dix jours en avance ou de
dix jours en retard; elle ne cesse de me murmurer à l'oreille: «Cette
modification ne regarde que ceux dont l'existence ne touche pas à son
terme.»--Même la santé, chose pourtant si douce, si, par intervalles,
je viens à la retrouver, j'en éprouve plus de regret que de jouissance:
je n'ai plus comment en profiter. Le temps m'abandonne, et, sans lui,
nous ne possédons rien. Oh! que j'attache donc peu de prix à ces
grandes dignités conférées à l'élection, qui ne s'attribuent qu'à des
gens prêts à quitter ce monde et dont, quand on les a, on ne s'inquiète
pas tant de quelle façon on pourra les exercer, que du peu de temps
durant lequel on les détiendra; dès l'entrée en fonctions, on songe au
moment où il faudra les quitter. En résumé, je touche à ma fin et ne
suis point en voie de me refaire. Par suite d'un long usage, mon état
actuel est devenu partie intégrante de moi-même; ce que la fortune m'a
fait, constitue ma nature.

Je dis donc que, disposés à la faiblesse comme nous le sommes, chacun
de nous est excusable de considérer comme lui revenant, tout ce qui
est dans la mesure de notre état accoutumé; mais aller au delà, c'est
tomber dans la confusion: c'est là la plus large concession que nous
puissions faire à nos droits. Plus nous augmentons nos besoins et ce
que nous possédons, plus nous nous exposons aux coups de la fortune
et de l'adversité. L'étendue de nos désirs doit être circonscrite et
restreinte de manière à ne comprendre que les commodités les plus
proches de nous, celles qui nous sont contiguës, et cette zone ne pas
se prolonger indéfiniment en ligne droite, mais se replier en courbe,
dont les extrémités se rejoignent en ne s'écartant de nous que le
moins possible. Les agissements qui se produisent sans que nous les
ramenions ainsi à nous (et ce mouvement réflexe, je le tiens pour
essentiel et devant se produire à bref délai pour avoir son effet
utile), comme sont ceux des avares, des ambitieux et tant d'autres qui
poursuivent avec acharnement une idée qui les emporte toujours droit
devant eux, sont des agissements erronés et maladifs.

=C'est folie de s'enorgueillir de l'emploi que l'on occupe; notre
personnalité doit demeurer indépendante des fonctions que nous
remplissons.=--La plupart des fonctions publiques tiennent de la
farce: «_Tout le monde joue la comédie_ (_Pétrone_).» Il faut jouer
convenablement son rôle, mais en lui conservant le caractère d'un
personnage emprunté; il ne faut pas que le masque et l'apparence
deviennent chez nous une réalité, ni faire que ce qui nous est étranger
s'incarne en nous; nous ne savons distinguer la peau de la chemise;
c'est assez de s'enfariner le visage sans s'enfariner encore la
poitrine. J'en vois qui se transforment et s'identifient en autant
de figures et d'êtres différents qu'ils ont de charges à remplir;
tout en eux pontifie jusqu'au foie et aux intestins, et, jusque dans
leur garde-robe, ils agissent comme s'ils étaient dans l'exercice de
leurs fonctions. Que ne puis-je leur apprendre à distinguer parmi les
salutations qu'ils reçoivent, celles qui s'adressent à eux-mêmes de
celles qui s'adressent au mandat qu'ils ont reçu, à la suite qui les
accompagne, ou à la mule qui les porte: «_Ils s'abandonnent tellement
à leur fortune qu'ils en oublient leur nature même_ (_Quinte Curce_)»;
ils enflent, grossissent leur âme et leur jugement naturel pour les
élever à hauteur du siège qu'ils occupent comme magistrats. Montaigne
maire et Montaigne simple particulier ont toujours été deux hommes tout
à fait distincts, la séparation en était bien nette. De ce qu'on est
avocat ou financier, il ne faut pas méconnaître ce que ces professions
mettent en jeu de fourberie; un honnête homme n'est pas responsable du
vice ou de la sottise de son métier et ne doit pas pour eux décliner de
l'exercer, c'est l'usage de son pays et il y a bénéfice; il faut vivre
du monde et en tirer profit, en en usant tel qu'on le trouve. Mais le
jugement d'un empereur doit s'élever au-dessus de son empire qu'il
lui faut voir et considérer comme chose qui lui est étrangère, s'en
abstrayant, par moments, pour jouir de son propre fond, et s'entretenir
avec lui-même tout autant pour le moins que font Jacques et Pierre.

=Si l'on embrasse un parti, ce n'est pas un motif pour en excuser
toutes les exagérations; il faut reconnaître ce qui est mal en lui,
comme ce qui est bien dans le parti adverse.=--Je ne sais pas m'engager
si profondément et si complètement; et, quand ma volonté me fait me
donner à un parti, je ne me crée pas de si violentes obligations que
mon jugement en soit vicié. Dans les troubles qui agitent actuellement
ce pays, les intérêts que je sers n'ont pas fait que j'aie méconnu chez
nos adversaires leurs qualités dignes d'éloge, pas plus que celles qui,
chez ceux dont j'ai embrassé le parti, sont à blâmer. On est porté à
adorer tout ce que font les siens; moi, je n'excuse même pas la plupart
de ce qui se fait du côté où je suis; un bon ouvrage ne perd pas de son
mérite, parce qu'il est écrit contre moi; hors le nœud du débat, car
je suis et demeure catholique, je me maintiens dans une modération et
une indifférence absolues, «_hors les nécessités de la guerre, je ne
veux aucun mal à l'ennemi_»; ce dont je me félicite d'autant plus, que
je vois communément donner dans le défaut contraire: * «_Que celui-là
s'abandonne à la passion, qui ne peut suivre la raison_ (_Cicéron_).»
Ceux qui étendent leur colère et leur haine au delà des affaires qui
les motivent, comme font la plupart des gens, montrent que l'origine
en est ailleurs et provient d'une cause personnelle, de même que
lorsque la fièvre persiste chez quelqu'un après qu'il est guéri d'un
ulcère, c'est un indice qu'elle dérive d'une autre cause que nous ne
saisissons pas. Eux n'en veulent pas à la cause contre laquelle chacun
s'arme parce qu'elle blesse l'intérêt général et celui de l'état,
ils lui en veulent uniquement de ce qu'elle les atteint dans leurs
intérêts privés; et voilà pourquoi ils y apportent une animosité
personnelle qui dépasse ce que comportent la justice et la raison
telles qu'elles se comprennent généralement: «_Ils ne s'accordaient
pas tous à blâmer toutes choses, mais chacun d'eux censurait ce qui
l'intéressait personnellement_ (_Tite-Live_).» Je veux que l'avantage
nous reste, mais je ne me mets pas hors de moi s'il en est autrement.
Je m'attache sincèrement au parti que je crois le meilleur, mais je
ne m'affecte pas de me faire particulièrement remarquer comme ennemi
des autres, et n'outrepasse pas ce que, d'une façon générale, commande
la raison. Je blâme très vertement des propos de cette sorte: «Il
est de la Ligue, car c'est un admirateur de la bonne grâce de M. le
duc de Guise.--Il s'émerveille de l'activité du roi de Navarre, donc
c'est un huguenot.--Il trouve à redire aux mœurs du roi, au fond
du cœur c'est un séditieux.» Je ne concède même pas à un magistrat
qu'il ait raison de condamner un livre, parce qu'il s'y trouve indiqué
qu'un hérétique est l'un des meilleurs poètes de ce siècle. Se
peut-il que nous n'osions dire d'un voleur qu'il a une belle jambe;
et est-il obligatoire qu'une fille publique sente mauvais? Dans les
siècles où régnait plus de sagesse, a-t-on révoqué ce superbe titre de
Capitolinus, décerné tout d'abord à Marcus Manlius pour avoir sauvé
la religion et la liberté publique? Étouffa-t-on le souvenir de sa
libéralité, de ses faits d'armes, des récompenses militaires accordées
à son courage, lorsque plus tard, mettant en péril les lois de son
pays, il aspira à la royauté? De ce qu'on prend en haine un avocat,
s'ensuit-il que le lendemain il cesse d'être éloquent? J'ai parlé
ailleurs du zèle qui fait tomber les gens de bien dans de semblables
fautes; pour moi, je sais fort bien dire: «En cela, il se conduit
en malhonnête homme, et, en ceci, fait acte de vertu.» On voudrait
que lorsque des pronostics ou des événements fâcheux viennent à se
produire, chacun, suivant le parti auquel il appartient, soit frappé
d'aveuglement ou d'imbécillité, et qu'il les vît, non tels qu'ils sont,
mais tels qu'on les désire; je pécherais plutôt par l'excès opposé tant
je crains que mon désir ne m'influence, d'autant que je me défie un peu
des choses que je souhaite.

=Facilité extraordinaire des peuples à se laisser mener par les chefs
de parti.=--J'ai vu, de mon temps, des choses extraordinaires dénotant
avec quelle facilité incompréhensible, inouïe, les peuples, quand il
s'agit de leurs croyances et de leurs espérances, se laissent mener
et endoctriner comme il plaît à leurs chefs, suivant l'intérêt que
ceux-ci y trouvent (cela, malgré cent mécomptes s'ajoutant les uns aux
autres), et prêtent toute créance aux fantômes et aux songes. Je ne
m'étonne plus que les singeries d'Apollonius et de Mahomet aient séduit
tant de gens. La passion étouffe entièrement chez eux le bon sens et
le jugement; leur discernement ne distingue plus que ce qui leur rit
et sert leur cause. Je l'avais déjà remarqué d'une façon indiscutable
dans le premier des partis qui se sont formés chez nous et qui s'est
montré si violent; cet autre, venu depuis, l'imite et le dépasse; d'où
je conclus que c'est là un défaut inséparable des erreurs populaires.
Après la première opinion dissidente qui surgit, d'autres s'élèvent;
semblables aux flots de la mer, elles se poussent les unes les autres
suivant le sens du vent; on n'est pas du bloc, si on peut s'en dédire,
si on ne suit pas le mouvement général. Il est certain qu'on fait tort
aux partis qui ont la justice pour eux, quand on veut employer la
fourberie à leur service; c'est un procédé que j'ai toujours réprouvé,
c'est un moyen qui n'est bon à employer qu'avec ceux qui ont la tête
malade; avec ceux qui l'ont saine, il y a des voies non seulement plus
honnêtes, mais plus sûres pour soutenir les cœurs et excuser les
accidents qui nous sont contraires.

=Différence entre la guerre que se faisaient César et Pompée, et celle
qui eut lieu entre Marius et Sylla; avertissement à en tirer.=--Le ciel
n'a jamais vu, et ne verra jamais, un différend aussi grave que celui
entre César et Pompée; il me semble toutefois reconnaître en ces deux
belles âmes une grande modération de l'une vis-à-vis de l'autre. Ce
fut une rivalité d'honneur et de commandement, qui ne dégénéra jamais
en une haine furieuse et sans merci; la méchanceté et la diffamation y
demeurèrent étrangères; dans leurs actes les plus acerbes, je trouve
quelque reste de respect et de bienveillance; et j'estime que s'il leur
eût été possible, chacun d'eux eût désiré triompher sans causer la
ruine de l'autre, plutôt qu'en la causant. Combien il en est autrement
de Marius et de Sylla, prenez-y garde.

=Du danger qu'il y a à être l'esclave de ses affections.=--Il ne faut
pas nous solidariser si éperdument avec nos affections et nos intérêts.
Quand j'étais jeune, je combattais les progrès que l'amour faisait en
moi lorsque je les sentais trop prononcés, et m'étudiais à faire qu'il
ne me fût pas tellement agréable, qu'il ne finît par l'emporter et
que je fusse complètement à sa merci. J'en use de même dans toutes
les autres occasions où ma volonté se prend trop violemment: je fais
effort en sens contraire de celui vers lequel elle incline, suivant
que je la vois entraînée et m'enivrer de son vin; j'évite de nourrir
son plaisir à un degré tel, que je ne puisse plus en redevenir maître,
sans qu'il y ait effusion de sang.--Les âmes qui, par stupidité, ne
voient les choses qu'à demi, jouissent de cette chance, que ce qui est
nuisible les atteint moins; c'est une sorte de lèpre morale qui a des
effets analogues à ceux produits par la santé et que, pour cela, les
philosophes ne dédaignent pas complètement; ce n'est pas cependant une
raison pour la qualifier de sagesse, ainsi que nous le faisons souvent.
C'est pour cela que quelqu'un raillait jadis Diogène qui, tout nu,
en plein hiver, pour exercer sa résistance au mal, tenait embrassée
une statue de neige; le rencontrant dans cette attitude, il lui dit:
«Eh bien! as-tu grand froid maintenant?--Mais, pas du tout, répondit
Diogène.--En ce cas, répliqua son interlocuteur, que penses-tu donc
faire de difficile et d'exemplaire, en te tenant ainsi?» Pour donner
la mesure de notre fermeté, il est indispensable de connaître la
souffrance à laquelle elle est capable de résister.

=Il faut s'efforcer de prévenir ce qui dans l'avenir peut nous attirer
peines et difficultés.=--Les âmes susceptibles de se trouver en face
d'événements contraires, qui sont exposées aux coups de la fortune
dans toute leur intensité et leur acuité, qui ont à les endurer et à
les ressentir dans la plénitude de leur poids et de leur amertume,
doivent mettre tout leur art à ne pas les provoquer et éviter les
circonstances qui peuvent les amener. Ainsi fit le roi Cotys; on lui
avait offert de la vaisselle riche et de toute beauté; il la paya
libéralement; mais, comme elle était d'une fragilité extrême, il la
brisa lui-même sur-le-champ pour s'ôter immédiatement une occasion
trop facile de se mettre en colère contre ses serviteurs.--Je me suis
de même volontiers appliqué à ce que mes affaires ne soient pas mêlées
à celles d'autrui, et n'ai pas cherché à avoir des terres contiguës à
celles de personnes qui me soient parentes ou avec lesquelles je sois
lié d'étroite amitié; c'est d'ordinaire une source de discorde et de
désunion.--J'aimais autrefois les jeux de hasard, tels que les cartes
et les dés; j'y ai renoncé, il y a longtemps, parce que quelque beau
joueur que je me montrasse, quand je perdais, je n'en ressentais pas
moins, en dedans, une vive contrariété.--Un homme d'honneur, qu'un
démenti ou une injure atteint au cœur, qui n'est pas de ceux qui
acceptent en dédommagement et que console une mauvaise excuse, doit se
garder de s'immiscer dans les affaires douteuses et les altercations
qui peuvent dégénérer en conflit.--Je fuis les caractères tristes, les
gens hargneux, autant que ceux atteints de la peste; et, à moins que
le devoir ne m'y oblige, je ne me mêle pas aux discussions portant sur
des questions auxquelles je m'intéresse et de nature à m'émouvoir: «_Il
est plus facile de ne pas commencer que de s'arrêter_ (_Sénèque_).» La
plus sûre façon est donc d'être prêt à tout événement, avant qu'il ne
se produise.

=Quelques âmes fortement trempées affrontent les tentations; il est
plus prudent à celles qui ne s'élèvent pas au-dessus du commun, de ne
point s'y exposer et de maîtriser ses passions dès le début.=--Je sais
bien que quelques sages s'y sont pris autrement et n'ont pas craint,
dans des circonstances diverses, de s'empoigner et de s'attaquer corps
à corps avec ce qu'ils réprouvaient; ce sont là gens qui ont une force
d'âme dont ils sont sûrs et sous laquelle ils s'abritent pour résister
aux revers de toute nature qu'ils peuvent éprouver, opposant au mal une
patience à toute épreuve: «_Tel un rocher qui s'avance dans la vaste
mer et qui, exposé à la furie des vents et des flots, brave les menaces
et les efforts du ciel et de la mer conjurés, et demeure lui-même
inébranlable_ (_Virgile_).»

N'entreprenons pas d'imiter de tels exemples, nous n'y arriverions
pas; ces sages ont jusqu'à la force d'assister résolument et sans
se troubler à la ruine de leur pays, auquel ils ont fait le complet
abandon de leur volonté, la subordonnant à ses intérêts; pour nous
qui sommes moins bien trempés, un pareil effort est trop rude. Caton
lui sacrifia la plus noble vie qui fut jamais; nous autres, gens de
petite taille, il nous faut fuir devant l'orage, et agir suivant ce
que nous dicte notre instinct, au lieu de nous résigner; il nous faut
esquiver les coups que nous ne sommes pas en état de parer.--Zénon,
voyant approcher pour s'asseoir près de lui, Chrémonide, jeune homme
dont il était épris, quitta aussitôt sa place; Cléanthe lui en
demandant la raison: «Parce que j'entends constamment les médecins,
lui répondit Zénon, quand nous avons une affection quelconque, nous
ordonner principalement le repos et nous défendre ce qui peut causer
de l'irritation à l'organe dont nous souffrons.»--Socrate ne dit
pas: «Ne cédez pas aux attraits de la beauté; affrontez-la, mais
résistez-lui.» Il dit: «Fuyez-la; courez vous mettre hors de sa vue et
de sa rencontre; évitez-la comme un poison violent qui porte et frappe
de loin.»--Le meilleur de ses disciples, prêtant à Cyrus, mais, à mon
avis, racontant plutôt qu'il n'invente les rares perfections de ce
grand prince, nous le montre tellement en défiance de sa force contre
les charmes de la divine beauté de Panthée son illustre captive, qu'il
charge quelqu'un, moins indépendant qu'il ne l'était lui-même, de lui
faire visite et de veiller sur elle.--Le Saint-Esprit dit de même:
«_Ne nous induisez pas en tentation_ (_saint Matthieu_).» Nous ne
prions pas pour que la concupiscence n'entre pas en lutte avec notre
raison et ne l'emporte pas sur elle, mais pour qu'elle ne l'essaie
même pas; pour que nous ne nous trouvions pas en situation d'avoir à
endurer les approches, les sollicitations et les tentations du péché;
nous supplions le Seigneur de maintenir notre conscience au repos,
parfaitement et pleinement délivrée de tout commerce avec le mal.

Ceux qui disent avoir triomphé du désir de se venger ou de toute autre
passion difficile à surmonter, exposent souvent les choses telles
qu'elles sont, mais non telles qu'elles ont été; ils nous parlent de
ce qui est, lorsque les causes de leurs erreurs sont affaiblies par
le temps et bien loin d'eux; mais revenez plus en arrière, remontez à
l'origine de ces causes, vous les prenez au dépourvu. Veulent-ils donc
prétendre que leur faute est moindre, parce qu'elle est plus vieille;
et, alors que le point de départ est une injustice, que les faits qui
en découlent sont justes? Ceux qui, comme moi, souhaiteront le bien
de leur pays sans s'en ulcérer et en maigrir, seront contrariés, mais
non anéantis, de le voir menaçant ruine ou dans cet état prolongé qui
doit l'y conduire: «_Pauvre vaisseau désemparé, sur lequel les flots,
les vents et le pilote agissent chacun avec des desseins également
contraires._»--Celui qui ne soupire pas après la faveur des princes
comme après quelque chose dont il ne saurait se passer, ne se formalise
pas beaucoup de la froideur de leur accueil et de leur visage, non
plus que de l'inconstance de leur volonté. Qui n'est pas attaché à ses
enfants ou à ses dignités au point d'en être esclave, ne laisse pas de
continuer à vivre encore commodément, après les avoir perdus. Celui
qui, en faisant le bien, a surtout en vue sa propre satisfaction, ne
se tourmente guère s'il voit les hommes ne pas apprécier ses actes
comme ils le méritent. Un quart d'once de patience remédie à de tels
inconvénients.--C'est une recette dont je me trouve bien: elle me
permet de racheter au meilleur compte ma sensibilité passée, par une
insensibilité que je pousse aujourd'hui aussi loin que possible; je
sens que, par là, j'ai échappé à beaucoup de peines et de difficultés.
Avec bien peu d'efforts, je coupe court aux premières émotions qui
m'agitent et lâche, avant qu'elle ne m'emporte, toute affaire qui
commence à me peser. Qui n'arrête le départ, ne peut arrêter la course;
qui ne sait fermer la porte à ses passions, ne les chasse pas une fois
qu'elles ont pénétré; qui ne vient à bout du commencement, ne vient
pas à bout de la fin; celui-là ne peut non plus soutenir l'édifice
dans sa chute, qui n'a pu en prévenir l'ébranlement: «_Car, dès qu'on
s'écarte de la raison, les passions se poussent d'elles-mêmes, la
faiblesse humaine trouve plaisir à ne pas résister, et, insensiblement,
on se voit, par son imprudence, emporté en pleine mer, sans refuge où
s'abriter_ (_Cicéron_).» Je sens à temps les brises avant-coureurs de
la tempête, qui viennent me tâter et bruire au dedans de moi: «_Ainsi
le vent, faible encore, agite la forêt; il frémit, et ses sourds
mugissements annoncent au nautonier la tempête prochaine_ (_Virgile_).»

=Montaigne fuyait les procès, alors même que ses intérêts devaient en
souffrir.=--Combien de fois me suis-je fait un tort évident pour éviter
d'en recevoir un plus grand encore du fait de la justice après un
siècle d'ennuis, de démarches écœurantes et avilissantes qui coûtent
à mon caractère plus encore que la prison et le feu: «_Pour éviter les
procès, on doit faire tout ce qu'on peut et même un peu plus; car il
est non seulement honorable, mais quelquefois aussi avantageux de se
relâcher un peu de ses droits_ (_Cicéron_).» Si nous étions vraiment
sages, nous devrions nous réjouir et nous vanter d'un procès perdu,
comme un jour j'ai entendu le faire un enfant de grande maison, qui
faisait fête à chacun de ce que sa mère venait d'en perdre un, comme
si c'eût été sa toux, sa fièvre, ou toute autre chose de désagréable
avec quoi elle fût aux prises. Les faveurs mêmes que je tenais de la
fortune, telles que parentés, alliances et relations avec ceux qui
peuvent tout en la matière, je me suis toujours fait un rigoureux cas
de conscience de ne pas les employer contre les intérêts d'autrui,
pour obtenir que mon droit l'emporte par d'autres considérations que
la justice de ma cause. Enfin, j'ai si bien employé mon temps (et
suis heureux de pouvoir le dire) que je suis encore vierge de procès,
quoique plusieurs fois j'eusse été très fondé à en entreprendre
s'il m'avait convenu d'y recourir; de même aussi je suis vierge de
querelles. Me voici bientôt arrivé au terme d'une longue existence,
sans avoir jamais fait ou subi de grosses offenses et sans jamais avoir
vu accolé à mon nom une épithète malsonnante; c'est là une grâce du
ciel bien rare!

=Les plus grands troubles ont le plus souvent des causes futiles.
Dans toute affaire il faut réfléchir avant d'agir et, une fois lancé,
persévérer, dût-on périr à la peine.=--Les plus grands troubles qui
agitent les sociétés humaines proviennent de causes ridicules. Quel
effondrement que celui du dernier de nos ducs de Bourgogne, causé par
un différend amené par une charretée de peaux de mouton! L'exergue
gravée sur un cachet ne fut-elle pas la cause première et principale du
plus horrible écroulement dont la République romaine ait jamais eu à
souffrir? car Pompée et César ne sont que les rejetons et les héritiers
de la querelle de Marius et de Sylla. De mon temps, combien de fois
n'ai-je pas vu les plus sages têtes du royaume assemblées en grande
cérémonie et à grands frais pour le trésor public, afin de conclure des
traités et des accords dont les clauses étaient cependant décidées en
réalité et en toute souveraineté dans les boudoirs des dames, suivant
le caprice de quelque femme sans consistance. C'est ce que les poètes
avaient bien saisi et qu'ils ont rendu en mettant, pour une pomme, la
Grèce et l'Asie à feu et à sang. Enquérez-vous des motifs pour lesquels
cet individu va jouer son honneur et sa vie avec son épée et son
poignard; qu'il vous dise la circonstance qui a amené ce débat: il ne
pourra le faire sans rougir, tant elle est vaine et frivole.

Au début, il suffit d'être un peu avisé pour éviter une affaire; mais,
une fois qu'on y est embarqué, les tiraillements se produisent de
toutes parts et il faut, pour s'en bien tirer, être approvisionné de
nombreux moyens d'action de bien autre importance et bien autrement
difficiles. Combien il est plus aisé de n'y pas entrer que d'en
sortir! Il faut en pareille occurrence se comporter au rebours du
roseau qui, tout d'abord, pousse tout d'une venue une longue tige bien
droite, mais qui ensuite, comme s'il était harassé et hors d'haleine,
produit une tige noueuse dont les nœuds, de plus en plus gros
et rapprochés, marquent comme des temps d'arrêt dénotant qu'il n'a
plus sa vigueur et sa persistance premières; il vaut mieux commencer
doucement et froidement, et conserver son souffle et ses vigoureux
élans pour le moment où on est au fort de la besogne et qu'il s'agit
de perfectionner. Quand les affaires commencent, nous les dirigeons et
pouvons alors les mener comme bon nous semble; mais après, quand elles
sont en train, ce sont elles qui nous mènent et nous emportent: nous ne
pouvons que les suivre.

Je ne puis dire cependant que ce procédé m'ait épargné toute difficulté
et que je n'ai pas eu souvent * peine à réprimer et à brider mes
passions; elles ne se gouvernent pas toujours dans la mesure où,
suivant les circonstances, il serait désirable; souvent même, elles
interviennent avec aigreur et violence. Toujours est-il que son
application apporte bien du soulagement et de l'avantage, sauf à ceux
qui, mûs exclusivement par l'amour du bien, ne recherchent pas un
avantage qui serait de nature à porter atteinte à leur réputation.
C'est qu'à la vérité il n'y a en toutes choses profit pour chacun, que
s'il l'apprécie tel; or, dans le cas qui nous occupe, il revient de
cette manière de faire plus de contentement mais non plus d'estime,
parce qu'on s'est retiré avant que la mêlée ne commençât, avant d'être
en présence du péril. J'ajouterai encore qu'en ceci, comme dans tous
les autres devoirs de la vie, la route de ceux qui ne voient que
l'honneur, est bien différente de celle que suivent ceux qui ont en vue
l'ordre et la raison.--Il est des gens qui, sans réflexion, entrent en
lice comme des furieux; peu après leur ardeur tombe. Plutarque dit que
ceux qui, par mauvaise honte, cèdent et accordent aisément ce qu'on
leur demande, sont ensuite portés à manquer de parole et à se dédire;
il en est de même de ceux qui prennent légèrement parti dans une
querelle, ils l'abandonnent non moins légèrement; cette même difficulté
que j'éprouve à m'y jeter, me porterait à y persister une fois que je
me serais ébranlé et échauffé. Agir comme ils le font, est mauvais;
une fois qu'on y est, il faut marcher, dût-on y rester: «Décidez-vous
froidement, disait Bias, mais poursuivez sans relâche.» Le manque de
prudence conduit au manque de cœur, ce qui est plus grave encore.

=La plupart des réconciliations qui suivent nos querelles, sont
honteuses; quand on ne le fait pas de son plein gré, démentir ce
qu'on a fait ou dit est une lâcheté.=--La plupart des accords qui
interviennent aujourd'hui pour clore nos querelles personnelles, sont
honteux et menteurs; nous ne cherchons qu'à sauver les apparences, et,
pour cela, nous trahissons et désavouons nos véritables intentions:
ce ne sont que des replâtrages. Nous savons dans quelles conditions
nous avons parlé, quel sens était à attacher à ce que nous avons dit,
les assistants le savent, et aussi nos amis auprès desquels nous
avons voulu nous grandir; aussi, quand nous démentons notre pensée,
est-ce aux dépens de notre franchise et de l'honneur de notre courage:
nous cherchons des échappatoires dans la fausseté pour arriver à un
accommodement; nous nous donnons à nous-mêmes un démenti pour détruire
l'effet d'un démenti donné à un autre. Vous ne devez pas rechercher si
vos actes ou vos paroles sont susceptibles d'une autre interprétation
derrière laquelle vous pourriez vous retrancher; c'est leur sens vrai
et sincère que vous avez désormais le devoir de maintenir coûte que
coûte. On s'adresse à votre vertu et à votre conscience, ce ne sont
pas * là choses qui prêtent à travestissement; laissons ces vils
moyens et ces expédients à la chicane du palais. Les excuses et les
réparations que je vois faire tous les jours pour donner satisfaction
d'un acte indiscret ou d'une parole inopportune, me semblent plus
laides que cet acte ou cette parole. Il vaudrait mieux faire à son
adversaire une nouvelle offense, que de s'offenser soi-même en
s'humiliant ainsi devant lui. Vous l'avez bravé sous l'action de la
colère, et, de sang-froid et en pleine possession de vous-même, vous
vous mettez à l'apaiser et à le flatter; de la sorte votre soumission
outrepasse l'excès que vous avez commis en premier lieu. Je trouve
qu'un gentilhomme ne saurait rien faire qui soit plus honteux pour lui
que de se dédire quand cela lui est imposé; d'autant que l'opiniâtreté
est un défaut plus excusable que la pusillanimité.--Il m'est aussi
facile d'éviter de me livrer à mes passions, qu'il m'est difficile de
les modérer: «_On les arrache plus aisément de l'âme, qu'on ne les
bride._» Que celui qui ne peut atteindre à cette noble impassibilité
des Stoïciens, se rejette vers cette stupidité des foules qui est la
mienne; ce que ceux-là faisaient par vertu, j'ai été amené à le faire
par tempérament. A moyenne hauteur règnent les tempêtes; plus haut
et plus bas, les philosophes et les gens de la campagne trouvent les
uns et les autres la tranquillité et le bonheur: «_Heureux le sage
qui parvient à connaître la raison de toutes choses; dépouillé de
toute crainte, il foule aux pieds l'inexorable destin et méprise les
mugissements de l'avare Achéron. Heureux aussi celui qui connaît les
divinités champêtres: Pan, le vieux Sylvain et l'aimable famille des
Nymphes_ (_Virgile_).»

Toutes les choses, à leur naissance, sont faibles et tendres; aussi
faut-il toujours avoir les yeux ouverts sur elles à ce moment, parce
que de même que le danger qu'elles peuvent présenter ne se découvre
pas quand il est à l'état embryonnaire de même lorsque, ayant grandi,
il vient à se manifester, on n'en aperçoit plus le remède. Si j'avais
cédé à l'ambition, j'eusse rencontré un million d'embarras, de jour en
jour plus malaisés à surmonter qu'il ne m'a été difficile d'arrêter
mon penchant naturel pour cette passion: «_C'est avec raison que j'ai
toujours eu horreur d'élever la tête au-dessus des autres et d'attirer
les regards_ (_Horace_).»

=Jugement que l'on a émis sur la manière dont Montaigne s'est acquitté
de sa mairie de Bordeaux et jugement que lui-même en porte.--On a
pu avec assez de vérité lui reprocher de ne pas y avoir apporté
une ardeur excessive; mais, en somme, il faisait ce qu'il fallait
sans bruit ni ostentation et, de fait, il a maintenu l'ordre et la
paix.=--Tous les actes publics sont sujets à des interprétations
diverses qu'on ne saurait prévoir; trop de gens s'en font juges. Il
en est qui, parlant de ma conduite comme maire de Bordeaux (je suis
content d'en dire un mot, non que cela en vaille la peine, mais pour
donner un exemple de ce que je suis dans cet ordre de choses), disent
que je m'y suis comporté en homme qui ne s'émeut pas assez et qui ne
se passionne guère; et, en cela, ils ne sont pas très éloignés d'avoir
raison. J'essaie de tenir en repos mon âme et mes pensées, «_toujours
tranquille par nature, et plus encore à présent par l'effet de l'âge_
(_Cicéron_)»; et si parfois elles se débauchent à recevoir quelque
impression rude et pénétrante, c'est en vérité sans que je le leur
conseille. De cette apathie naturelle il ne faudrait cependant pas
conclure à de l'impuissance (défaut d'application et défaut de bon
sens sont deux choses différentes), et encore moins à un manque de
reconnaissance et à de l'ingratitude envers cette population, qui,
avant même de me connaître, puis après m'avoir connu, m'a donné la
plus grande marque de confiance qui était en son pouvoir, faisant
bien plus pour moi, en me prorogeant dans cette charge, qu'elle
n'avait fait en me la donnant la première fois. Je lui veux tout le
bien en mon pouvoir; et certes, si l'occasion s'était présentée, je
n'eusse rien épargné pour son service. Je me suis démené pour elle,
comme je me démène pour moi. C'est une bonne population, guerrière,
généreuse, et néanmoins susceptible d'obéissance et de discipline,
capable de bien faire sous une bonne direction.--On dit aussi que mon
administration s'est passée sans présenter rien de marquant ni qui
ait laissé trace. Quelle plaisanterie! On critique mon inactivité à
une époque où l'on reprochait à presque tout le monde de trop faire!
J'agis avec promptitude et énergie quand ma volonté m'y pousse; mais
cette ardeur ne s'allie pas à la persévérance. Qui voudra user de moi,
en tenant compte de ma nature, me donnera des affaires nécessitant de
la vigueur et de la liberté d'action, demandant de la droiture, qui
puissent se résoudre promptement et même pour lesquelles il faille s'en
remettre un peu au hasard, je puis y être de quelque utilité; mais si
la chose demande du temps, de la subtilité, du travail, qu'il faille
ruser et biaiser, mieux vaut qu'il s'adresse à un autre. Toutes les
charges importantes ne sont pas par elles-mêmes difficiles à remplir;
j'étais disposé à travailler un peu plus qu'à mon ordinaire si c'eût
été absolument nécessaire, car il m'est possible de faire davantage que
je ne fais et que je n'aime à faire.--Je n'ai laissé de côté, que je
sache, aucun des faits et gestes que le devoir réclamait effectivement.
J'ai facilement oublié ceux que l'ambition mêle au devoir et qu'elle
couvre de ce nom; ce sont ceux qui, le plus souvent, captivent les
regards et les oreilles et dont les hommes se contentent; ce n'est pas
de la chose, mais de son apparence qu'ils se paient; s'ils n'entendent
pas de bruit, il leur semble qu'on dort. Mon caractère n'est pas de
ceux qui aiment le tapage; je réprimerais fort bien des troubles sans
en être troublé en moi-même, et châtierais le désordre sans me mettre
hors de moi. Si j'ai besoin de me montrer en colère ou surexcité, je
fais comme si je l'étais, c'est un masque que j'emprunte. Je suis
porté à la mollesse, de mœurs plutôt paisibles que violentes. Je ne
reproche pas à un magistrat de dormir, pourvu que ceux qu'il administre
dorment avec lui; c'est ce que font les lois elles-mêmes. Je suis pour
une vie facile, obscure et muette, «_également éloignée de la bassesse
et d'un insolent orgueil_ (_Cicéron_);» ainsi me l'a faite la fortune.
Je suis né d'une famille qui a passé sans éclat et sans tumulte,
et qui, de temps immémorial, a été altérée surtout de rectitude et
d'honnêteté.

=Il n'est pas de ceux qui ont de l'ambition, laquelle n'est pas de
mise quand les questions que l'on a à traiter sont affaires courantes
dont il ne faut pas exagérer l'importance.=--A notre époque, on est si
enclin à l'agitation et à l'ostentation, que la bonté, la modération,
l'égalité d'humeur, la constance et autres qualités paisibles et sans
éclat ne s'apprécient plus. Les corps qui présentent des aspérités se
sentent, ceux qui sont lisses se manient sans faire impression; on
ressent la maladie, on ne ressent pas, ou bien peu, la santé, pas plus
que les choses à notre convenance comparativement à celles qui nous
oppressent. C'est agir dans l'intérêt de sa réputation et pour son
profit personnel et non pour le bien que de différer, pour le faire
en public, ce qu'on eût pu faire dans la chambre du conseil, et en
plein midi ce qu'on pouvait faire la nuit précédente, ou de tenir à
faire soi-même ce que votre compagnon peut faire aussi bien que vous.
Ainsi agissaient, en Grèce, certains chirurgiens qui effectuaient sur
des estrades, à la vue des passants, les opérations afférentes à leur
art, pour s'attirer plus de pratiques et de clientèle. Les règlements
ne sont estimés bons, que publiés à son de trompe. L'ambition n'est
pas un vice de petites gens; elle nécessite des efforts bien autres
que ceux dont nous sommes capables.--On disait à Alexandre: «Votre
père vous laissera un vaste état, facile à gouverner et pacifié»; et
ce jeune homme portait envie aux victoires remportées par son père et
à la justice avec laquelle il gouvernait; il n'eût pas voulu n'avoir
qu'à jouir mollement et paisiblement de l'empire du monde.--Alcibiade,
dans Platon, se donne comme préférant mourir jeune, beau, riche, noble,
savant, ayant atteint en tout cela à la perfection, plutôt que de vivre
longtemps en s'en tenant, sous le rapport de ces qualités, dans les
conditions où il était, sans s'exhausser encore. C'est là une maladie
peut-être excusable chez une nature aussi forte et aussi complète que
l'était la sienne; mais quand ces petites âmes, naines et chétives, qui
vont se faisant illusion dans l'idée que leur nom va devenir célèbre
parce qu'elles ont jugé sainement une affaire ou convenablement réglé
la garde de la porte d'une ville, elles témoignent d'autant plus leur
faiblesse, qu'elles s'imaginent davantage que cela les grandit. Si
bien que soient ces actes insignifiants, ils n'ont ni corps, ni vie;
le premier qui en parle, les atténue déjà; à peine si la connaissance
s'en répand d'un carrefour de rue à un autre. Entretenez-en hardiment
votre fils et votre valet, comme cet ancien qui, n'ayant personne
qui prêtât l'oreille aux louanges qu'il se donnait et convint de son
mérite, faisait le fier auprès de sa femme de chambre, s'écriant: «O
Perrette, quel galant homme, quel homme capable tu as pour maître!» Au
pis aller, entretenez-vous-en avec vous-même, comme un conseiller de ma
connaissance qui, ayant dégoisé force articles et commentaires de loi
d'une extrême subtilité et d'une ineptie tout aussi grande, se rendant
de la chambre du conseil à l'urinoir du palais, fut entendu marmottant
entre ses dents et avec la plus intime conviction: «_Ce n'est point à
moi, Seigneur, ce n'est point à moi, mais à toi-même que la gloire doit
en revenir_ (_Psalmiste_).» Si on ne peut recevoir des compliments des
autres, eh bien! qu'on s'en fasse à soi-même.

=La renommée ne s'attache qu'à des actes qui sortent de l'ordinaire,
et naît d'elle-même.=--La renommée ne se prostitue pas à si bon
compte; les actes rares et exemplaires auxquels elle est due, ne
supporteraient pas la compagnie de cette foule innombrable de petits
faits journaliers. Le marbre exaltera vos titres autant qu'il vous
plaira, pour avoir fait réparer tant bien que mal un pan de mur ou
curer un égout; mais les hommes de bon sens n'en feront rien. La gloire
n'est pas forcément la conséquence d'une chose qui est bonne; il faut
encore qu'elle ait été hors de l'ordinaire et d'exécution difficile.
Les Stoïciens n'admettaient même pas qu'un acte ne témoignant pas de
la vertu méritât estime; ils ne voulaient pas, par exemple, qu'on sût
gré à qui, par tempérance, s'abstenait d'une vieille aux paupières
enflammées. Parmi ceux au fait des admirables qualités de Scipion
l'Africain, il en est qui lui refusent les éloges que Pannétius lui
décerne pour son désintéressement, cette qualité n'étant pas tant
sienne, disent-ils, que propre au siècle où il vivait. Nous bénéficions
des voluptés qui appartiennent au milieu où nous a placés la fortune,
n'usurpons pas celles de la grandeur; les nôtres sont plus naturelles
et d'autant plus solides et plus sûres qu'elles sont moins élevées.
Si ce n'est par conscience, du moins par respect humain, repoussons
l'ambition; dédaignons cette soif, basse et honteuse, de renommée et
d'honneur qui nous pousse à les mendier auprès de toutes sortes de
gens, en recourant aux moyens les plus abjects, et qu'il nous faut
payer des prix les plus vils; il est déshonorant d'être honoré dans de
pareilles conditions: «_Quels éloges que ceux qu'on peut acheter au
marché_ (_Cicéron_)!» Apprenons à n'être pas plus avides de gloire que
nous ne sommes capables de la mériter. Se gonfler de tout acte utile
et qui ne porte atteinte à personne, est le propre des gens auxquels
c'est chose rare et extraordinaire; ils veulent lui faire attribuer le
prix qu'il leur coûte. Quand je suis témoin d'un fait particulièrement
éclatant, plus il a d'éclat, plus je rabats de son mérite, par le
soupçon que j'ai qu'il ait été produit plus pour l'effet devant en
résulter que du fait d'un bon sentiment de la part de son auteur; ainsi
étalé en public, il perd la moitié de son prix. Ces actions ont bien
plus de grâce, quand elles échappent à ceux qui les accomplissent,
sans qu'ils s'y prêtent et sans bruit, et que, venant ensuite à fixer
l'attention de quelque honnête homme, il les tire de l'ombre et les
met en lumière pour elles-mêmes: «_Pour moi, je trouve bien plus digne
d'éloges ce qui se fait sans ostentation et loin des yeux du peuple_
(_Cicéron_)», a dit l'homme le plus vaniteux qu'il y ait eu en ce monde.

=Montaigne n'avait qu'à maintenir l'état de choses existant, il l'a
fait; il n'a offensé personne, ne s'est attiré aucune haine, et, quant
à être regretté, il ne l'a du moins jamais souhaité.=--Je n'avais,
comme maire, qu'à maintenir et continuer les choses dans l'état où
je les avais trouvées, ce qui se fait sans bruit et sans qu'on s'en
aperçoive; l'innovation se remarque beaucoup plus, mais elle est
interdite en des temps comme ceux-ci, où nous sommes entourés de
dangers et avons surtout à nous défendre des nouveautés. S'abstenir
de faire est souvent aussi méritoire qu'agir; mais cela donne moins
de relief, et le peu que je vaux est à peu près en entier de cette
sorte. En somme, les circonstances, durant mon administration, ont
été en rapport avec mon caractère, ce dont je leur sais très bon gré.
Est-il quelqu'un qui désire être malade, pour voir comment son médecin
le traitera? et ne faudrait-il pas fouetter un médecin qui désirerait
que nous ayons la peste, pour pouvoir exercer son art? Je n'ai pas eu
ce travers coupable et assez fréquent, de désirer que les affaires
de ma cité soient troublées et en souffrance, pour que ma gestion en
fût rehaussée et honorée, et je me suis prêté de bon cœur à aider
à ce qu'elles se fissent aisément et facilement.--Qui ne voudra pas
me savoir gré de l'ordre, de la douce et muette tranquillité dues à
ma manière de l'aire, ne pourra du moins me dénier la part que j'y ai
eue, grâce à ma bonne fortune; et je suis ainsi fait que j'aime autant
être heureux que sage, et devoir mes succès uniquement à la faveur
divine plutôt qu'à mes propres agissements. J'avais assez nettement
fait connaître à chacun mon incapacité à diriger de semblables affaires
publiques; mais ce qui aggrave encore cette insuffisance, c'est qu'elle
ne me déplaît pas, que je ne cherche pas à m'en guérir, et cela en
raison du genre de vie que j'ai eu dessein de mener. Je ne me suis pas
davantage, en cette situation, donné pleine satisfaction, car je n'ai
tenu qu'imparfaitement ce que je m'étais promis: j'ai fait beaucoup
plus que je ne devais pour ceux vis-à-vis desquels j'avais pris des
engagements, tandis que d'ordinaire je promets un peu moins que je ne
puis et espère tenir.--Je suis persuadé n'avoir offensé personne et ne
m'être attiré aucune haine; quant à être regretté et désiré, ce que du
moins je sais bien, c'est que je ne l'ai pas beaucoup souhaité: «_Moi,
me fier à ce monstre, à la tranquillité de la mer, au calme apparent
des flots_ (_Virgile_)!»



CHAPITRE XI.

_Des boiteux._


=Critique du changement opéré dans le calendrier par la réforme
grégorienne.=--Il y a deux ou trois ans, qu'en France, l'année a été
réduite de dix jours. Que de changements devaient résulter de cette
réforme; c'était au fond remuer à la fois le ciel et la terre! Et
cependant tout est demeuré en place: mes voisins font à leur heure
leurs semailles, leurs récoltes, leurs transactions commerciales; les
jours propices et les jours néfastes existent, et tout cela exactement
comme de tous temps. Nos habitudes ne se ressentaient pas de l'erreur,
pas plus qu'elles ne se ressentent de la correction intervenue, tant
il y a partout d'incertitude, tant notre compréhension des choses est
grossière, obscure et obtuse! On dit que la question pouvait se régler
d'une façon moins incommode, en retranchant comme l'a fait Auguste,
pendant quelques années, aux années bissextiles, aussi longtemps qu'il
eût été nécessaire pour arriver à la concordance voulue, le jour
qu'elles ont en plus et qui, maintenant comme avant, est une gêne
et cause du trouble. De ce qu'on n'a pas procédé ainsi, nous sommes
encore de quelques jours en avance; toutefois ce moyen demeure pour
pourvoir à l'avenir aux corrections à faire, en fixant qu'après une
période de tant et tant d'années, ce jour supplémentaire sera toujours
supprimé, de telle sorte que l'erreur ne pourra dorénavant excéder
vingt-quatre heures.--Nous n'avons d'autre mesure du temps que les
années, et il y a bien des siècles que le monde en use; cependant c'est
une mesure que nous n'avons pas encore achevé de déterminer, et nous
sommes encore dans le doute sur les formes diverses que les autres
nations lui donnent et les raisons qui les leur ont fait adopter. Il
est des gens qui disent qu'en vieillissant les cieux s'abaissent sur
nous et empêchent ainsi la détermination exacte des jours et même des
heures! Plutarque va jusqu'à dire des mois, il est vrai que de son
temps l'astronomie n'était pas encore arrivée à déterminer le mouvement
de la lune! Ce sont là, n'est-ce pas, de bonnes conditions pour
l'enregistrement des événements du passé?

=Vanité des recherches de l'esprit humain; on veut souvent découvrir
les causes d'un fait, avant d'être assuré que ce fait est bien
certain.=--Je rêvassais tout à l'heure, comme je le fais souvent,
combien la raison humaine est un instrument vague et mal réglé. C'est
ainsi qu'on voit ordinairement les hommes auxquels on cite des faits,
s'amuser plus volontiers à en rechercher les causes qu'à en vérifier la
réalité. Ils passent par-dessus toute investigation préliminaire, mais
en examinent avec soin les conséquences, ou encore, sans s'inquiéter de
la chose, s'enquièrent immédiatement des causes. Plaisants chercheurs
de causes! Cette connaissance n'intéresse que celui qui a la direction
et non nous, qui n'avons qu'à prendre les choses telles qu'elles sont
et qui en avons l'usage entier et absolu suivant ce qui convient à nos
besoins, sans qu'il nous soit nécessaire d'en pénétrer ni l'origine,
ni le principe; le vin en est-il plus agréable à qui sait comment
il se fabrique et d'où il provient? Au contraire, le corps et l'âme
entravent et altèrent le droit qu'ils ont d'user de ce qui est et
d'eux-mêmes, quand ils y mêlent ce que la science en pense; les effets
nous touchent, les moyens pas du tout. Fixer et répartir est du domaine
de qui est maître ou gouverne, comme accepter est le fait du sujet
et de l'apprenti.--Reprenons ce que nous disions de cette habitude.
A l'annonce d'une chose, on commence d'ordinaire par dire: «Comment
cela se fait-il?» Il faudrait dire: «Mais, d'abord, cela est-il?»
Notre raisonnement est capable de reconstituer cent mondes comme le
nôtre et d'en trouver les principes et l'organisation; il ne faut
pour cela ni base, ni matériaux; laissez-le aller; «_habile à donner
du corps à la fumée_ (_Perse_)», il construit aussi bien sur le vide
que sur le plein, avec rien qu'avec quelque chose. Je trouve que de
presque tout, il faudrait dire: «Cela n'est pas.» C'est une réponse
que j'emploierais souvent si j'osais; mais on crie aussitôt que parler
ainsi dénonce de l'ignorance et de la faiblesse d'esprit, et il me
faut la plupart du temps faire le bateleur de compagnie avec ceux qui
m'entourent et deviser sur des sujets et des contes frivoles auxquels
je n'ajoute aucune foi; sans compter que c'est en vérité un peu rude et
bien empreint de l'esprit de contradiction, que de nier catégoriquement
un fait qu'on vous énonce; d'autant que peu de gens manquent, surtout
quand la chose est difficile à croire, d'affirmer qu'ils l'ont vue et
de produire des témoins dont l'autorité nous empêche de contredire. Il
en résulte qu'avec cette manière de faire, nous connaissons les causes
et effets de mille choses qui n'ont jamais existé, et que le monde
discute sur mille sujets dont le pour et le contre sont aussi faux l'un
que l'autre: «_Le faux approche si fort du vrai, que le sage ne doit
pas s'engager dans un défilé si dangereux_ (_Cicéron_).»

La vérité et le mensonge ont même physionomie; le port, le goût, les
allures sont pareils: nous les regardons du même œil. Non seulement
nous sommes lâches par le peu de défense que nous imposons à la
tromperie, mais nous cherchons et nous nous convions encore à nous y
enferrer; par vanité nous aimons à nous embrouiller, cela semble faire
partie intégrante de notre être.

=Comment s'accréditent de prétendus miracles. Autorité que prend sur
nous toute croyance qui a de nombreux adeptes et est éclose depuis un
certain temps déjà; que ne va-ton au fond des choses?=--J'ai vu, de
mon temps, naître plusieurs miracles. Bien qu'ils se soient étouffés
dès l'origine, nous pouvons prévoir quels développements ils auraient
pris si, arrivés à maturité, ils eussent vécu; car il ne faut que
trouver le bout du fil, on en dévide alors autant qu'on veut. Il y a
en effet beaucoup plus loin de rien à la plus petite chose du monde,
que de cette petite chose à la plus grande. Or les premiers qui sont
mêlés aux commencements d'une chose extraordinaire, s'apercevant,
par l'incrédulité qu'ils rencontrent lorsqu'ils se mettent à conter
leur histoire, où gît la difficulté de persuader, vont étayant ce
point faible de quelque preuve fausse, d'autant, qu'en outre de ce
que «_les hommes ont tendance à donner cours à des bruits incertains_
(_Tite Live_)», nous nous faisons naturellement conscience de rendre
avec usure ce qu'on nous a prêté, en y ajoutant quelque peu de notre
cru. L'erreur que nous commettons personnellement, donne d'abord
naissance à celle qui se propage dans le public; et celle-ci, à son
tour, confirme l'erreur individuelle première. Ainsi la chose se forme,
allant s'affermissant par son passage de main en main, si bien que
chaque témoin nouveau est mieux informé que celui dont il tient la
nouvelle, et que celui qui vient en dernier lieu est plus convaincu que
le premier. C'est une progression naturelle: quiconque croit quelque
chose, estime que c'est faire œuvre de charité que de convaincre
quelque autre; et, pour ce faire, il ne craint pas d'ajouter de sa
propre invention, à ce qu'il raconte, autant qu'il juge nécessaire
pour triompher de la résistance et du manque de conviction qu'il croit
exister chez autrui.--Moi-même, qui me fais un scrupule excessif de
mentir et qui ne me soucie guère d'imposer ce que je dis, ou qu'on y
croie, je constate cependant que lorsque je parle sur une question, si
je suis échauffé soit par la résistance de mon auditoire, soit par la
chaleur même de ma narration, en dehors de ce que j'ai à en dire je
grossis, j'enfle le sujet par mon ton de voix, mes gestes, l'accent
et la force de mes expressions, et même par les amplifications et
extensions que je me permets non sans dommage pour la vérité initiale.
Je ne le fais cependant qu'avec cette restriction que, dès que
quelqu'un me rappelle à moi-même et me demande la vérité dans toute
sa nudité et sa crudité, c'en est fait aussitôt de toute exagération,
je la lui donne sans emphase ni commentaires. Un langage vif et
bruyant, comme d'ordinaire est le mien, se laisse volontiers aller à
l'hyperbole.--Il n'est rien à quoi les hommes soient plus généralement
disposés qu'à chercher à propager leurs opinions; quand, à cet effet,
les moyens habituels nous font défaut, nous y ajoutons le commandement,
la force, le fer et le feu. C'est un malheur d'en être arrivé à ce que
la meilleure preuve de la vérité d'une chose, soit la multitude des
gens qui y croient, alors que cette foule comprend tant de fous et si
peu de sages, «_comme s'il n'y avait rien de plus commun que de ne pas
avoir de bon sens_ (_Cicéron_). _Belle autorité pour la sagesse, qu'une
multitude de fous_ (_S. Augustin_)». Il est difficile de se former un
jugement ferme, qui soit à l'encontre d'opinions généralement admises.
Ce sont les simples d'esprit qui, sur le seul exposé des faits, croient
tout d'abord; puis, par l'autorité du nombre et des témoignages que
l'on fait remonter aussi haut que possible, cela gagne ceux qui ont
l'esprit le plus ouvert. Pour moi, quand je ne crois pas quelqu'un
m'affirmant une chose, je n'y croirais pas davantage fussent-ils cent à
me circonvenir, et ce n'est pas par le temps depuis lequel elle règne
que je juge une idée.

Il y a peu de temps, un de nos princes, en proie à la goutte qui
avait altéré son bon sens naturel et sa vigoureuse santé, se laissa
si fortement persuader par ce qu'on disait des cures merveilleuses
opérées par un prêtre qui, à l'aide de paroles et de gestes, guérissait
toutes les maladies, qu'il fit un long voyage pour aller le trouver.
Celui-ci, par un puissant effet de suggestion, parvint à lui endormir
son mal pour quelques heures, si bien que ses jambes, pendant ce court
intervalle, lui fournirent le service auquel elles ne satisfaisaient
plus depuis longtemps. Si le hasard eût voulu que cinq ou six aventures
de ce genre se produisissent, cela eût suffi pour accréditer un miracle
de cette nature. On reconnut depuis que celui qui obtenait ce résultat,
y mettait tant de simplicité et si peu d'artifice, qu'on ne jugea pas
qu'il y eût lieu de le poursuivre judiciairement. C'est à cela qu'on
arriverait dans la plupart des cas semblables, si on les examinait à
fond. «_Nous admirons les choses qui trompent par leur éloignement_
(_Sénèque_)»; notre vue nous fait ainsi souvent apercevoir au loin
des images qui nous semblent étranges et qui se réduisent à rien,
quand on en approche: «_Jamais la renommée ne s'en tient à la vérité_
(_Quinte-Curce_).»

=La plupart d'entre eux reposent sur des riens et on se perd à
leur chercher des causes sérieuses; le seul miracle que Montaigne
ait constaté, c'est lui-même.=--C'est merveilleux comme certaines
légendes des plus répandues tiennent à des causes frivoles et ont des
origines insignifiantes. C'est même là ce qui empêche les informations
d'aboutir: tandis qu'on s'évertue à rechercher des causes et des
fins sérieuses et importantes comme il convient pour des choses de
si grand renom, on perd trace des vraies qui nous échappent par leur
petitesse; pour aboutir dans ces investigations, il est certain qu'il
faut un inquisiteur bien prudent, attentif et subtil, qui n'ait ni
parti pris, ni préoccupation.--Jusqu'à présent, miracles et événements
étranges se cachent de moi et, en fait de monstres et de miracles bien
caractérisés, je n'ai vu que moi-même. Avec l'usage et le temps, on se
familiarise avec tout ce qui est étrange; malgré cela, plus je me tâte
et me connais, plus ma difformité m'étonne et moins je me comprends.

=Histoire d'un miracle bien près d'être accrédité, qui ne reposait
que sur de simples plaisanteries.=--C'est surtout le hasard qui
produit et fait accepter de tels accidents.--Passant avant-hier dans
un village, à deux lieues de ma maison, je trouvai la place encore
toute chaude d'un miracle qui venait d'avorter; depuis plusieurs mois
il amusait le voisinage, et, des provinces voisines, qui commençaient
à s'en émouvoir, accouraient par grosses troupes des gens de toutes
conditions. Un jeune homme de la localité s'était, pour se jouer, mis
à contrefaire une nuit, chez lui, la voix d'un esprit, sans penser à
autre malice qu'à badiner un moment. Cela lui ayant réussi mieux qu'il
n'espérait, afin de donner plus de sel à sa farce, il y associa une
fille du village, tout à fait stupide et niaise, puis finalement un
troisième individu, tous trois de même âge et aussi simples d'esprit;
puis, transformant leur prêche à domicile en prêche public, ils se
cachèrent sous l'autel de l'église, ne se révélant que la nuit et
défendant qu'on apportât de la lumière. Des paroles qui tendaient à la
conversion du monde et menaçaient du jour du jugement (sujets qui, par
l'autorité qui s'y attache et le respect qu'ils commandent, se prêtent
le plus à l'imposture), ils en vinrent à produire quelques visions
et apparitions, mais si naïves et absurdes, qu'à peine y a-t-il rien
de si grossier dans les jeux des petits enfants. Qui sait cependant
à quel degré cette mauvaise plaisanterie eût trouvé créance, si le
hasard s'y fût un peu prêté? Ces pauvres diables sont à cette heure en
prison et porteront probablement la peine de la sottise commune; je ne
sais si quelque juge ne se vengera pas sur eux de la sienne. Ici, la
supercherie ayant été découverte, on y voit clair; mais dans nombre de
cas analogues, sur lesquels nous ne sommes pas suffisamment édifiés,
je suis d'avis que nous réservions notre jugement, aussi bien pour que
contre.

=Tous les préjugés de ce monde viennent de ce que nous ne voulons ni
douter, ni avouer notre ignorance.=--Il s'engendre beaucoup d'abus en
ce monde ou, pour être plus catégorique, tous les abus de ce monde
s'engendrent de ce qu'on nous apprend à craindre de manifester notre
ignorance, et que nous sommes tenus d'accepter tout ce que nous ne
pouvons réfuter; nous parlons de toutes choses, comme si c'étaient des
préceptes indéniables que nous émettons. L'usage, à Rome, voulait que
ce dont un témoin déposait pour l'avoir vu de ses yeux et ce qu'un juge
prescrivait avec toute la certitude que lui donnait sa science, fussent
énoncés sous cette forme: «Il me semble». On me porte à haïr les choses
les plus vraisemblables, quand on me les impose comme infaillibles;
j'aime ces expressions: Peut-être,--En quelque sorte,--On dit,--Je
pense, et autres semblables qui atténuent et modèrent la témérité de
nos propos; et, si j'avais eu à élever des enfants, je leur eusse si
bien inculqué cette façon de répondre dubitative et non tranchante:
Qu'est-ce?--Je ne saisis pas,--Il se pourrait,--Est-il vrai? qu'ils
auraient semblé plutôt des apprentis à soixante ans, que des docteurs à
dix, comme cela est aujourd'hui. Qui veut guérir de son ignorance, doit
l'avouer.

Iris est fille de Thaumantis; l'admiration est la base de toute
philosophie; l'investigation est la source du progrès, l'ignorance
l'arrête net. Et cependant, il y a une certaine ignorance forte et
généreuse qui, sous le rapport de l'honneur et du courage, ne le
cède en rien à la science; ignorance qui, pour se produire, n'exige
pas moins de savoir que pour faire montre de science. J'ai vu, dans
mon enfance, le compte rendu d'un procès que Corras, conseiller au
parlement de Toulouse, fit imprimer et qui portait sur ce fait étrange
de deux hommes qui se donnaient tous deux pour un même individu. Il
me souvient (et je ne me souviens que de cela) qu'il me parut avoir
démontré que l'imposture de celui qu'il déclarait coupable était si
étonnante, dépassait tant ce que pouvait en démêler notre entendement
et aussi le sien, à lui qui était juge, que je trouvais bien hardi
l'arrêt par lequel il fut condamné à être pendu. Nous devrions admettre
des arrêts rendus en cette forme: «La cour n'y comprend rien»; ils
témoigneraient encore plus de liberté et de bon sens que les juges de
l'Aréopage qui, ayant à prononcer dans une cause qu'ils ne parvenaient
pas à approfondir, ordonnèrent que les parties se représenteraient dans
cent ans.

=De ce que les livres saints nous relatent des miracles, il n'en faut
pas conclure qu'il doive s'en opérer de nouveaux de notre temps.=--Les
sorcières dans mon pays courent risque de la vie, chaque fois que
les dénonce quelqu'un qui vient attester que ce qu'elles ont rêvé
s'est réalisé.--Nos livres sacrés, qui reproduisent la parole divine,
renferment eux aussi des prédictions semblables (celles-ci certaines et
irrécusables); pour en faire application aux événements modernes, comme
nous n'en distinguons pas les causes et ne savons par quels moyens ils
se réaliseront, il faut une autre intelligence que la nôtre, et il
n'appartient peut-être qu'à ce seul et omnipotent témoignage de nous
éclairer et de nous dire: «C'est à celui-ci, à celui-là, et non à tel
autre que ceci s'applique.» Dieu doit assurément être cru; mais non le
premier venu qui s'étonne de son propre récit (et nécessairement il
s'en étonne, quand le fait dépasse la portée de nos sens), soit qu'il
parle de faits imputés à autrui, soit qu'il s'accuse lui-même.

=Montaigne n'admet pas qu'on maltraite personne parce qu'il a des
opinions contraires aux nôtres.=--Je suis lourd d'esprit et m'en tiens
un peu à ce qui a corps et est vraisemblable, évitant sur ce point le
défaut déjà signalé par les anciens: «_Les hommes sont portés à ajouter
foi à ce qu'ils ne comprennent pas;--l'esprit humain est disposé à
croire plus aisément ce qui est obscur_ (_Tacite_).» Je vois bien
qu'on se courrouce et qu'on m'interdit le doute sous peine des pires
injures, c'est là un nouveau procédé de persuasion. Mais, Dieu merci,
ce n'est pas à coups de poing qu'on peut imprimer une direction à ma
manière de voir. J'admets que ceux auxquels on vient à reprocher qu'une
opinion qu'ils émettent est entachée de fausseté se révoltent contre
une semblable appréciation; pour moi, quand je ne partage pas une
opinion, je me borne à la trouver hardie et difficile à admettre. Comme
tout le monde, je condamne les affirmations contraires aux miennes,
mais sur un ton qui n'a rien d'impérieux. Celui qui pour prouver ce
qu'il soutient, se montre arrogant et autoritaire, montre que chez lui
la raison ne tient pas grande place. Tant qu'il ne s'agit que d'une
simple discussion sur les mots, telle qu'il s'en produit dans les
écoles, les arguments des uns peuvent présenter autant d'apparence de
vérité que ceux des autres «_pourvu qu'ils discutent la vraisemblance
et n'affirment pas_ (_Cicéron_)»; mais lorsqu'on en vient à traiter des
effets qui en sont la conséquence, ceux qui conservent leur calme ont
bien de l'avantage.

=Pourquoi ôter la vie aux sorciers pour se défendre contre de prétendus
actes surnaturels? la plupart du temps les accusations portées contre
eux sont sans fondement.=--Pour en arriver à tuer les gens accusés
de sorcellerie, il faut avoir une clarté bien vive et bien nette des
griefs qui leur sont imputés; la vie humaine est une réalité trop
incontestable, pour être prise en garantie des faits surnaturels et
fantastiques qu'on leur prête.--Il n'est pas ici question de ceux qui
font emploi de drogues et de poisons, ce sont des homicides de la
pire espèce; et cependant, même dans ce cas, il ne faut pas, dit-on,
toujours croire à leurs aveux: on en a vu s'accuser parfois d'avoir tué
des personnes qu'on retrouvait vivantes et bien portantes.--Quant à
ces autres accusations extravagantes qu'on voit se produire contre ces
prétendus sorciers, je dirai volontiers que c'est déjà bien assez qu'un
homme, si recommandable qu'il soit, soit cru quand ce qu'il dit est
naturel; et que, lorsqu'il s'agit de choses surnaturelles, au-dessus
de ce que nous pouvons comprendre, il ne doit l'être, qu'autant qu'il
a reçu du ciel qualité à cet effet. Ce privilège qu'il a plu à Dieu
d'attacher à certains de nos témoignages, ne doit pas être avili en en
usant à la légère. J'ai eu les oreilles rebattues de mille contes tels
que ceux-ci: «Trois personnes l'ont vu tel jour au levant; trois autres
l'ont vu le lendemain à l'occident; à telle heure, en tel lieu, il
était habillé de telle sorte»; si bien que j'arriverais à ne pas m'en
croire moi-même. Combien je trouve plus naturel et plus vraisemblable
que deux hommes mentent, que le fait d'un autre qui, en douze heures de
temps, porté par les vents, serait passé d'orient en occident; il est
bien plus naturel que notre entendement soit déplacé, emporté par le
tourbillon d'idées de notre esprit détraqué, plutôt que l'un de nous,
en chair et en os, ne s'envole sur un balai, le long du tuyau de sa
cheminée, parce qu'un esprit étranger s'est emparé de lui! Ne cherchons
pas des illusions venant du dehors et qui nous soient inconnues, alors
que perpétuellement nous sommes agités par d'autres qui nous sont
propres et existent en nous. Il me semble qu'on est excusable de ne
pas croire un miracle, au moins quand il est possible de le démasquer
et de l'expliquer par des raisons plausibles, et je suis de l'avis
de saint Augustin: «qu'il vaut mieux incliner vers le doute que vers
l'assurance, dans ce qui est difficile à prouver et dangereux de
croire».

=Il est très porté à penser que ces gens ont l'imagination malade
et sont fous plutôt que criminels.=--Il y a quelques années, je
passais sur le territoire d'un prince souverain qui, pour rabattre
mon incrédulité, me fit la faveur de me montrer, en sa présence,
enfermés dans un local spécial, dix ou douze prisonniers de ce genre,
parmi lesquels une vieille femme, vraie sorcière par sa laideur et sa
difformité et très fameuse, depuis longtemps, en ce métier. Je vis des
preuves, des aveux qu'elle avait faits spontanément, et je ne sais
trop quel stigmate indélébile sur cette malheureuse. Je m'enquis,
je questionnai tout à mon aise, y apportant toute l'attention que
je pouvais, car je ne suis pas homme dont le jugement se laisse
beaucoup influencer par des préventions. Finalement, je leur eusse en
conscience administré de l'ellébore plutôt que de la ciguë, «_leur
cas me paraissant plus voisin de la folie que du crime_ (_Tite
Live_)». Pour traiter ces maladies, la justice a des moyens qui lui
sont propres. Quant aux objections et arguments que les gens de bonne
foi m'ont présentés là et souvent ailleurs, je n'en ai pas trouvé de
concluants et qui n'eussent comporté des solutions autres, chaque
fois plus vraisemblables que les leurs. Il est vrai que les preuves
et les raisonnements basés sur les faits et l'expérience, je ne les
dénoue pas; du reste ils n'ont pas de bout: je les tranche souvent
comme Alexandre fit du nœud gordien. Après tout, c'est mettre ses
conjectures à bien haut prix, que d'y trouver raison de faire brûler un
homme tout vif.

Prestantius dit de son père (et on cite d'autres exemples), qu'assoupi
et endormi plus lourdement que par l'effet d'un profond sommeil, il
s'imagina être une jument et servir de bête de somme à des soldats;
et ce qu'il s'imaginait être, il l'était réellement. Si les sorciers
peuvent avoir des songes qui sont des réalités, et si parfois les
songes peuvent se manifester par des effets, je ne crois cependant pas
que notre volonté en soit responsable devant la justice.--J'en parle
comme quelqu'un qui n'est pas juge, ne siège pas dans les conseils des
rois et s'estime bien loin d'en être digne, mais en homme du peuple,
dressé et voué à s'en rapporter au sens commun dans ses actes et
ses paroles. Qui tiendrait compte de mes rêveries pour se mettre en
opposition avec la moindre loi de son village, avec une opinion, une
coutume existantes, se ferait grand tort, et m'en ferait un non moins
considérable; car de ce que je dis, je ne garantis rien, sinon que
c'est ce que j'avais en tête, sous une forme confuse et incertaine,
quand je l'ai écrit. C'est ici comme une sorte de conversation où je
parle de tout, et ce ne sont nullement des avis que j'émets: «_Je n'ai
pas, comme tant d'autres, honte d'avouer que j'ignore ce que je ne sais
pas_ (_Cicéron_)»; je ne serais pas si hardi dans mes propos si j'étais
de ceux que l'on doit croire, et c'est ce que j'ai répondu une fois à
un grand personnage qui se plaignait de l'âpreté et de l'insistance
de mes conseils: «Je vois que vous êtes tout disposé à prendre parti
dans un sens, je vous soumets l'autre de mon mieux pour éclairer
votre jugement, mais non pour le contraindre; Dieu qui dispense le
courage, vous mettra à même de choisir.» Je ne suis pas présomptueux
au point de seulement désirer que ce que j'en pense, puisse faire
pencher d'un côté plutôt que d'un autre dans des questions de cette
importance; ma situation ne m'a pas habitué à aboutir à de si hauts
et si considérables résultats. Je reconnais avoir nombre de travers
d'esprit et aussi de manières de voir, dont volontiers je chercherais à
dégoûter mon fils si j'en avais un; et de fait, ce qui est vrai n'est
pas toujours chez l'homme ce dont il s'accommode le mieux, tant il est
de bizarre composition.

=Réflexions sur un proverbe italien qui attribue aux boiteux des deux
sexes plus d'ardeur aux plaisirs de l'amour.=--A ce propos, et cela
ne s'y rattacherait-il pas, peu importe, un proverbe très répandu
en Italie dit que celui qui n'a pas couché avec une boiteuse, ne
connaît pas Vénus dans ce qu'elle a de plus doux. Le hasard ou quelque
fait particulier a, il y a bien longtemps, introduit ce dicton dans
le peuple; il s'applique aux hommes comme aux femmes, car la reine
des Amazones répondit à un Scythe qui la conviait à l'amour: «_Ce
sont les boiteux qui le font le mieux_ (_Théocrite_).» Dans cette
république féminine, pour éviter que les mâles ne s'emparassent du
pouvoir, on leur estropiait dès l'enfance les bras, les jambes et
autres membres qui leur donnaient avantage sur la femme, qui ne se
servait d'eux que pour le surplus dont nous usons d'elle. J'eusse émis
comme raison de cette supériorité, que le mouvement détraqué d'une
boiteuse peut procurer un plaisir nouveau dans les rapports sexuels
que l'on a avec elle et accentuer la jouissance chez ceux qui en
essayent; mais je viens de trouver que les philosophes anciens ont déjà
élucidé la question et posent que chez une boiteuse, les jambes et
les cuisses ne se nourrissant pas, par suite de son infirmité, comme
cela devrait être, il en résulte que les parties génitales placées
plus haut sont mieux nourries, se développent davantage et deviennent
plus vigoureuses; ou encore que ce défaut empêchant de prendre de
l'exercice, ceux qui en sont atteints dépensent moins leur force et en
sont mieux disposés pour les jeux de Vénus. C'est cette même raison qui
faisait que les Grecs reprochaient aux tisserandes d'être plus ardentes
que les autres femmes, parce que le métier qu'elles font les empêche,
elles aussi, de prendre un exercice suffisant. S'il en est ainsi, de
tels raisonnements peuvent nous mener loin, et je pourrais ajouter au
sujet de ces dernières que le trémoussement continu que leur occasionne
leur travail quand elles sont assises, les éveille et les sollicite,
comme il arrive aux dames par suite de l'ébranlement et de l'agitation
de leurs carrosses.

=L'esprit humain admet comme raisons les choses les plus chimériques;
souvent on explique un même effet par des causes opposées.=--Ces
exemples ne confirment-ils pas ce que je disais au commencement de
ce chapitre: que la recherche de la cause devance souvent en nous la
constatation de l'effet, et cela s'étend tellement loin, que nous
arrivons à juger non ce qui est, mais ce qui n'existe même pas? Outre
cette facilité à trouver des interprétations à tout songe quel qu'il
soit, notre imagination est encore tout aussi portée à recevoir
aisément de fausses impressions sur les plus frivoles apparences. Par
la seule autorité de ce dicton ancien très connu, je me suis autrefois
laissé aller à croire que j'avais éprouvé plus de plaisir avec une
femme parce qu'elle était mal bâtie et à considérer cette infirmité
comme ajoutant à ses grâces.

Le Tasse, dans la comparaison qu'il établit entre la France et
l'Italie, dit avoir remarqué que nous avons les jambes plus grêles
que les gentilshommes italiens, et l'attribue à ce que nous sommes
continuellement à cheval. De cette cause, Suétone tire une conclusion
tout opposée; car, dit-il, celles de Germanicus étaient devenues plus
fortes par la pratique continue de ce même exercice. Rien n'est si
souple, si déréglé que notre entendement. Il est comme le soulier de
Théramène, qui s'adaptait à tous les pieds; il est double et divers,
et donne également à ce à quoi il s'applique des formes multiples et
variées: «Fais-moi don d'une drachme d'argent,» disait un philosophe
de l'école des Cyniques à Antigone. «Ce n'est pas là un présent digne
d'un roi,» répondit celui-ci. «Donne-moi alors un talent,» reprit le
philosophe. «Ce n'est pas un présent qui convienne à un Cynique,»
repartit Antigone.--«_Souvent il est bon de mettre le feu dans un champ
stérile et de brûler les restes de paille, soit que cette chaleur
prépare les voies et ouvre les pores secrets par lesquels la sève monte
dans les herbes nouvelles, soit qu'elle rende la terre plus rude et
resserre ses veines ouvertes aux pluies fines, à un soleil trop ardent
ou aux froids pénétrants de Borée_ (_Virgile_).»

=C'est ce qui a amené les Académiciens à poser en principe de douter de
tout, ne tenant rien pour absolument vrai non plus que pour absolument
faux.=--«_Toute médaille a son revers_»; c'est pourquoi Clitomaque
disait jadis que Carnéade, en entreprenant de déraciner chez l'homme
la manie de tout analyser, c'est-à-dire l'envie et la témérité de
juger tout ce qui s'offre à lui, avait entrepris plus que les travaux
d'Hercule. Cette pensée si osée de Carnéade lui était née, à mon avis,
de l'impudence qu'étalaient anciennement ceux qui faisaient profession
de savoir et de leur outrecuidance démesurée.--Ésope était exposé en
vente avec deux autres esclaves. Un acheteur s'enquit auprès de l'un
d'eux de ce qu'il savait faire; celui-ci, pour se faire valoir, dit
monts et merveilles: il savait ceci, il savait cela, etc. L'autre en
dit autant et plus de lui-même. Quand vint le tour d'Ésope et qu'on
lui demanda à lui aussi ce qu'il savait faire: «Rien, répondit-il, ces
deux-ci ont tout pris, ils savent tout.»--La même chose s'est produite
dans les écoles de philosophie. L'audace de ceux qui attribuaient
à l'esprit humain l'aptitude à tout savoir, en a amené d'autres à
émettre, par dépit et contradiction, qu'il n'est capable de rien;
ceux-ci portent cette ignorance à l'extrême, comme ceux-là font de la
science; de telle sorte qu'on ne peut nier que l'homme ne soit immodéré
en toutes choses, et qu'il ne s'arrête que lorsqu'il y est contraint
par l'impuissance où il se trouve de passer outre.



CHAPITRE XII.

_De la physionomie._


=Presque toutes nos opinions ne se forment que par l'autorité d'autrui;
nous admirons Socrate sans le connaître, sur sa réputation; s'il vivait
à notre époque, peu d'hommes feraient cas d'un enseignement donné sous
la forme simple et naïve qu'il emploie.=--Presque toutes les opinions
que nous avons, nous sont imposées sans que nous les ayons contrôlées;
à cela il n'y a pas de mal: nous ne saurions, en ce siècle si faible,
faire un plus mauvais choix, que si nous choisissions nous-mêmes.
Les discours de Socrate, dont ses amis nous ont transmis la forme et
le sens, n'ont notre approbation que par respect pour l'approbation
universelle qui s'y est attachée de temps immémorial; ce n'est pas par
nous-mêmes que nous les connaissons, ils ne sont pas à notre usage.
S'il se produisait à cette heure quelque chose de pareil, peu d'hommes
l'apprécieraient à sa valeur. Nous n'apercevons, en fait de grâces, que
celles qui ont du piquant, qui sont bouffies et regorgent d'artifice;
celles qui glissent, naïves et simples, échappent aisément à des
organes aussi grossiers que les nôtres: elles ont une beauté délicate
et cachée, et il faut une vue bien nette et que rien ne voile pour
découvrir cette lumière dérobée. La naïveté n'est-elle pas du reste,
à notre sens, proche parente de la sottise et ne la tenons-nous pas
pour un défaut?--Socrate imprime à son âme un mouvement naturel qui
est dans la manière de faire de tous; un paysan, une femme s'expriment
comme il le fait; il parle constamment de cochers, de menuisiers,
de savetiers et de * maçons; ses inductions, ses comparaisons sont
tirées des actions les plus vulgaires de l'homme, de celles qui se
répètent le plus; chacun comprend ce dont il parle. Nous n'eussions
jamais de nous-mêmes apporté sous une forme aussi triviale tant de
noblesse et de splendeur dans le choix de ses admirables conceptions,
nous qui estimons plates et basses toutes celles que ne relève pas
la forme sous laquelle elles s'enseignent, qui ne distinguons la
richesse que si elle s'étale en grande pompe. Notre monde est pétri
d'ostentation, les hommes ne s'enflent que de vent et vont par bonds,
comme les ballons. Socrate, lui, ne cherche pas à faire prévaloir
de chimériques idées, son but est de nous munir de choses et de
préceptes qui profitent réellement de la façon la plus immédiate à
la vie: «_Régler ses actions, observer la loi du devoir, suivre la
nature_ (_Lucain_).» Il fut toujours un, et est constamment demeuré
semblable à lui-même; il s'est élevé à l'apogée de sa vigueur, non
par boutades, mais par tempérament; ou, pour mieux dire, il n'a rien
surélevé, il a plutôt rabaissé l'homme pour le ramener à son point
d'origine et tel que l'a fait la nature, à laquelle il a subordonné les
aspirations, les mécomptes et les difficultés de la vie. Chez Caton,
on voit bien clairement qu'il va planant sans cesse bien au-dessus des
idées communes; dans ses exploits empreints de tant de bravoure, dans
sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux. Socrate,
au contraire, va toujours rasant la terre, de ce même pas lent auquel
nous allons tous; et il émet ses plus utiles discours, se conduit dans
la mort et dans les moments les plus difficiles qu'il soit donné de
traverser, comme en toutes les autres choses habituelles de la vie
humaine.

=Quel immense service n'a-t-il pas rendu à l'homme en lui montrant,
dans un langage à la portée de tous, ce qu'il peut par lui-même.=--Il
s'est bien trouvé que l'homme le plus digne d'être connu et d'être
présenté au monde comme exemple, soit celui que nous connaissons avec
le plus de certitude. Il nous a été dépeint par les hommes les plus
aptes à bien juger qui aient jamais existé; les témoignages qu'ils nous
portent sur lui sont admirables d'exactitude et de compétence.--C'est
une merveille qu'il ait pu discipliner les idées naissantes et si
pures de l'enfant, au point que sans les altérer, ni les étirer, il
soit arrivé à produire en notre âme ses plus beaux effets. Il ne nous
la représente ni riche, ni ayant de hautes aspirations; il ne nous la
montre que saine, mais d'une santé bien allègre et bien nette. Mettant
en jeu les ressorts les plus naturels et les plus vulgaires, par des
raisonnements absolument ordinaires et communs, sans s'émouvoir ni
s'exciter, il fait admettre non seulement les croyances, les actions,
les mœurs mieux réglées, mais aussi les plus hautes, les plus
vigoureuses qui jamais ont eu cours. C'est lui qui a ramené du ciel,
où elle perdait son temps, la sagesse humaine pour la rendre à l'homme
chez lequel avec raison elle trouve le plus à s'employer. Voyez-le
plaidant devant ses juges; voyez par quelles raisons il se montre
courageux quand il est aux prises avec les hasards de la guerre,
par quels arguments il fortifie sa patience contre la calomnie, la
tyrannie, la mort et même contre le caractère acariâtre de sa femme; il
n'emprunte rien ni à l'art, ni à la science; les gens les plus simples
reconnaissent chez lui les moyens et la force dont ils disposent
eux-mêmes. Il n'est pas possible de revenir en arrière, ni de descendre
plus bas. Il a rendu grand service à la nature humaine, en lui montrant
combien elle peut par elle-même.

=L'homme est incapable de modération, même dans sa passion d'apprendre;
inanité de la science. Ce qui nous est vraiment utile est naturellement
en nous, mais il faut le découvrir, et c'est ce que Socrate nous
enseigne.=--Nous sommes chacun plus riches que nous ne pensons; mais on
nous dresse à emprunter et à quémander; on nous façonne à nous servir
plus d'autrui que de nous-mêmes. L'homme ne sait en rien s'arrêter dès
qu'il a satisfait à ce dont il a besoin; qu'il s'agisse de volupté, de
richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut étreindre;
son avidité est incapable de modération. J'estime qu'il en est de même
de la curiosité qu'il met à savoir; il se prépare plus de besogne
qu'il n'en peut faire et bien plus qu'il ne lui est nécessaire,
tirant de plus en plus parti de ce savoir au fur et à mesure qu'il
lui fournit davantage de matière à utiliser: «_Nous ne mettons pas
plus de modération dans l'étude des lettres, que dans tout le reste_
(_Sénèque_)»; et Tacite a raison quand il loue la mère d'Agricola de ce
qu'elle contenait chez son fils le désir trop ardent d'apprendre.

La science est un bien qui, à le considérer avec calme, a, comme tous
les autres biens des hommes, beaucoup de vanité et une faiblesse propre
qu'elle tient de la nature; de plus, elle coûte cher. L'acquisition en
présente beaucoup plus de risques que celle de n'importe quel autre
aliment ou boisson; toute autre chose, quand nous l'avons achetée,
nous l'emportons au logis et la plaçons dans un récipient quelconque,
où il nous est loisible d'examiner ce qu'elle vaut, la quantité que
nous en prendrons, et à quelle heure. Les sciences, nous ne pouvons,
dès l'arrivée, les mettre dans un vase autre que dans notre âme;
nous les absorbons en les achetant et, quand nous sortons du marché,
nous en sommes déjà ou corrompus ou amendés. Il y en a parmi elles
qui ne font guère que nous gêner et nous entraver, au lieu de nous
nourrir; et telles autres, présentées comme devant nous guérir, nous
empoisonnent. J'ai éprouvé du plaisir à voir que, quelque part, des
hommes font, par dévotion, vœu d'ignorance, comme d'autres de
chasteté, de pauvreté et de pénitence; c'est aussi châtier nos appétits
désordonnés que d'émousser cette cupidité qui nous excite à l'étude
des livres, et sevrer l'âme de cette volupté que nous savourons avec
tant de délices, que nous procure l'idée que nous sommes des savants;
c'est satisfaire on ne peut mieux au vœu de pauvreté que d'y joindre
celle de l'esprit.--Nous n'avons pas besoin de beaucoup de science
pour vivre à notre aise, et Socrate nous apprend que ce qui nous en
est nécessaire est en nous; il nous donne la manière de l'y trouver
et d'en tirer parti. Toute science, au delà de celle que nous tenons
de la nature, est à peu près vaine et superflue; c'est déjà beaucoup
si elle ne nous surcharge et ne nous trouble pas plus qu'elle ne nous
sert: «_Il faut peu de lettres à un esprit sage_ (_Sénèque_)»; elle est
pour notre esprit une cause de fièvre qui le brouille et l'inquiète.
Recueillez-vous, vous trouverez en vous les arguments que vous fournit
la nature pour vous préparer à la mort, et ceux-ci sont vrais et les
plus propres à nous servir en cas de nécessité; ce sont ceux qui
aident le paysan et des peuples entiers à l'affronter avec autant de
fermeté qu'un philosophe. Serais-je mort moins allégrement si cela
m'était arrivé avant que j'aie connu les Tusculanes? je pense que non;
et, quand je fais un retour sur moi-même, je sens que la connaissance
de cet ouvrage a enrichi mon langage, mais bien peu fortifié mon
courage, qui demeure tel que la nature l'a créé et ne s'arme pour ce
combat que comme chacun le fait naturellement; les livres n'ont pas
tant servi à mon éducation qu'à exercer mon esprit. On pourrait même
dire que la science, en essayant de nous fournir de nouveaux moyens
de défense contre les accidents avec lesquels la nature nous met aux
prises, ajoute plus à l'idée que nous nous faisons de la grandeur et du
poids de ces accidents, qu'elle ne nous soutient par les raisons et les
subtilités qu'elle nous suggère. Car ce sont vraiment des subtilités,
que ce par quoi elle nous tient souvent bien vainement en éveil. Voyez
combien même les auteurs qui possèdent le mieux leur sujet et les plus
sages sèment autour d'un bon argument quantité d'autres secondaires et,
pour qui y regarde de près, vides de sens; ce ne sont que des arguties
de mots qui nous trompent; mais, comme cela peut avoir son utilité, je
ne veux pas en discuter autrement. Ici même, il s'en trouve assez de
cette nature que j'ai insérés çà et là, soit pour les avoir empruntés,
soit pour les avoir imités. Encore faut-il un peu se garder de ne pas
appeler force ce qui n'est que gentillesse, solide ce qui n'est que
subtil, ou bon ce qui n'est que beau: «_ce qui plaît au goût, ne plaît
pas autant à l'estomac_ (_Cicéron_)»; tout ce qui plaît, ne nourrit
pas, «_lorsqu'il s'agit de l'âme et non plus de l'esprit_ (_Sénèque_)».

=L'indifférence et la résignation avec lesquelles les pauvres
supportent la mort et les autres accidents de la vie, sont plus
instructives que les enseignements de la science.=--A voir les efforts
que fait Sénèque pour se préparer contre la mort, à le voir s'épuiser
pour se raidir et garder son assurance, se démener contre cette
obsession, il se serait discrédité à mes yeux si, par sa mort même,
il n'eût si vaillamment soutenu sa réputation. Son agitation fébrile
qui se renouvelle si souvent, dénote combien il était lui-même nerveux
et surexcité. «_Une âme forte s'exprime d'une manière plus calme,
plus rassise.... L'esprit a la même teinte que l'âme_»; ce sont là
des phrases qui lui appartiennent, je les lui emprunte pour mieux le
dépeindre, elles montrent combien il était préoccupé de ce moment. La
façon dont Plutarque l'envisage est dédaigneuse et moins obsédante;
je la tiens pour être par cela même plus virile et plus persuasive,
et serais porté à croire que son âme avait les mouvements plus calmes
et plus réguliers. Le premier, plus aigu, nous pique et amène en nous
des sursauts; il fait surtout impression sur notre esprit. Le second,
plus solide, nous renseigne, nous prépare, nous réconforte constamment;
il impressionne surtout notre entendement. Celui-là enchante notre
jugement, celui-ci le gagne.--J'ai vu aussi d'autres écrits d'auteurs
plus révérés encore qui, lorsqu'ils nous dépeignent les luttes qu'ils
ont eues à soutenir contre les aiguillons de la chair, les représentent
si cuisants, si puissants, si invincibles que nous, qui appartenons
à la lie du peuple, sommes amenés à admirer autant l'étrangeté et
l'acuité, dont nous ne nous rendons pas compte, des tentations qu'ils
ont éprouvées, que la résistance qu'ils leur ont opposée.

A quoi peut nous conduire la résistance que provoquent en nous les
efforts de la science? Regardons sur terre: Les pauvres gens que nous y
voyons disséminés, la tête penchée sur leur travail, qui ne connaissent
ni Aristote, ni Caton, ni exemples, ni préceptes, obéissant à la
nature, donnent tous les jours des marques de constance et de patience
plus pures et plus grandes que ne sont celles que nous étudions dans
les écoles avec tant d'application. Combien en vois-je journellement
qui se soucient peu de leur pauvreté, qui désirent la mort, qui la
reçoivent sans alarme ni affliction. L'homme qui travaille en ce moment
mon jardin, a enterré ce matin son père ou son fils. Les noms mêmes
qu'ils donnent aux maladies en adoucissent et atténuent l'âpreté: la
phtisie est pour eux de la toux; la dysenterie, un cours de ventre;
la pleurésie, un refroidissement; et, de même qu'ils en tempèrent les
dénominations, ils les supportent sans s'en préoccuper outre mesure.
Il faut qu'elles soient bien graves pour leur faire interrompre leur
labeur journalier; ils ne s'alitent que pour mourir: «_Cette vertu
simple et naïve a été changée en une science obscure et futile_
(_Sénèque_).»

=C'est au milieu des désordres de la guerre civile que Montaigne écrit:
excès qui se commettent, indiscipline des armées; les meilleurs, en ces
circonstances, finissent par se gâter.=--J'écrivais ceci vers l'époque
où, pendant plusieurs mois, fondaient directement sur moi, de tout
leur poids, les charges résultant des troubles auxquels nous sommes en
proie. J'avais, d'une part, les ennemis à ma porte; de l'autre, les
maraudeurs, pires encore que les ennemis, «_combattant non par les
armes, mais par le crime_». J'étais journellement en butte à toutes
sortes de dommages du fait des hostilités: «_A droite et à gauche, un
ennemi redoutable me menace; j'ai à craindre des deux côtés à la fois_
(_Ovide_).» Quelle guerre monstrueuse! Les autres sont dirigées contre
le dehors, celle-ci contre nous-mêmes; elle se ronge, se détruit par
son propre venin. Elle est d'une nature si maligne et si désastreuse,
qu'elle se ruine en même temps que tout le reste; dans sa rage, elle
se déchire et se met en pièces. Nous la voyons plutôt s'éteindre
d'elle-même, que faute d'aliment qui la soutienne ou parce que l'un
des partis l'emporte. Aucune discipline n'y règne: elle a pour objet
de mettre fin à la sédition, elle-même en est pleine; de châtier la
désobéissance, elle en donne l'exemple; employée à la défense des lois,
elle est aussi pour sa part en révolte contre celles qui la régissent.
Où allons-nous? Le seul médicament auquel on puisse avoir recours est
infectieux: «_Notre mal s'empoisonne du secours qu'on lui donne;--il
s'empire et s'aigrit par le remède qu'on y applique_ (_Virgile_).--_Le
juste et l'injuste mêlés et confondus par nos coupables fureurs, ont
détourné de nous la protection des dieux_ (_Catulle_).»

Dans ces maladies des peuples, on peut, au début, distinguer ceux
qui sont bien portants de ceux qui sont malades; mais quand elles se
prolongent comme dans notre cas, tout le corps s'en ressent de la tête
aux pieds, aucune partie n'est exempte de corruption, car il n'y a pas
d'air qui s'aspire aussi goulûment, qui se répande et pénètre comme la
licence. Nos armées n'ont de consistance, ne conservent de cohésion
que grâce au ciment qu'y introduit le concours de l'étranger; avec des
Français, on n'arrive plus à constituer un seul corps d'armée qui soit
bien organisé et ne se débande pas. Quelle honte! il n'y a chez nous
de discipline que celle qui existe dans les éléments étrangers que
nous avons appelés dans nos rangs. Quant à nous, nous nous conduisons
suivant notre bon plaisir et non d'après la volonté de nos chefs;
chacun fait comme il l'entend; le commandement a plus à faire au dedans
qu'au dehors; il lui faut suivre ses soldats, leur faire la cour, se
plier à leurs exigences; lui seul obéit, tout le reste est libre et
ne connaît aucun frein.--Il me plaît de constater combien il y a de
lâcheté et de pusillanimité dans l'ambition, quelle abjection et quelle
servitude il lui faut pour arriver à son but; mais je déplore de voir
de bonnes natures, capables de pratiquer la justice, se corrompre tous
les jours à manier et commander ce milieu où règne tant de confusion. A
force de souffrir, on s'y habitue; et l'habitude fait qu'on se résigne
et qu'on imite. Nous avions assez de natures mauvaises par elles-mêmes,
sans que celles qui sont bonnes et généreuses se gâtent; si cela
continue, on trouvera difficilement à qui confier la santé de cet état,
au cas où il plairait à la fortune de la lui rendre: «_N'empêchez pas
du moins ce jeune homme de relever un siècle qui croule_ (_Virgile_)!»

Qu'est devenu cet ancien précepte, que les soldats devaient plus
craindre leur chef que l'ennemi? Et le merveilleux exemple de ce
pommier compris dans les limites d'un camp de l'armée romaine, laquelle
on vit le lendemain se transporter ailleurs, laissant au propriétaire
de cet arbre le compte intact de ses pommes, bien qu'elles fussent
mûres à point et délicieuses?--Je préférerais que notre jeunesse, au
lieu d'employer son temps en allées et venues moins utiles, à des
apprentissages moins honorables, en consacrât partie à faire la guerre
sur mer sous les ordres d'un bon capitaine commandeur de Rhodes, partie
à aller constater la discipline des armées turques si différente et
si supérieure à la nôtre. Tandis que les expéditions rendent nos
soldats plus licencieux, les leurs en deviennent plus retenus et plus
craintifs, parce que là les offenses et les vols commis envers le menu
peuple, qui en temps de paix se punissent de la bastonnade, atteignent
en guerre une importance capitale: un œuf pris sans payer, entraîne
cinquante coups de bâton, c'est un prix fait à l'avance; et pour tout
autre méfait si léger qu'il soit, n'ayant pas rapport à la nourriture,
on empale, on décapite séance tenante le coupable. J'ai été étonné de
lire dans l'histoire de Sélim, le plus cruel conquérant qui fut jamais,
que lorsqu'il subjugua l'Égypte, les beaux jardins qui environnaient
Damas, situés en plein pays conquis, ouverts à tout venant et où son
armée avait même ses campements, demeurèrent absolument intacts,
respectés de ses soldats auxquels n'avait pas été donné le signal du
pillage.

=Quels que soient les abus d'un gouvernement, s'armer contre lui sous
prétexte d'y remédier est inexcusable; il faut laisser faire à la
Providence.=--Est-il quelque chose de si mauvais dans un gouvernement,
qui vaille d'être combattu par une drogue aussi mortelle que la guerre
civile? Non, disait Favonius, pas même le renversement d'un tyran qui
a usurpé le pouvoir dans une république. Platon, lui non plus, n'admet
pas qu'on violente le repos de son pays pour le guérir, et n'accepte
pas un remède qui le trouble, qui remet tout aux mains du hasard, fait
couler le sang et cause la ruine des citoyens. Il pose comme du devoir,
en pareil cas, de tout homme de bien, de laisser aller les choses et de
se borner à prier Dieu d'y porter sa main toute-puissante; il semble
même avoir su mauvais gré à Dion, pourtant son grand ami, d'avoir agi
quelque peu autrement. J'étais à cet égard dans les idées de Platon,
avant de savoir que Platon eût existé. Nous ne pouvons assurément
pas, nous chrétiens, le compter comme étant des nôtres, bien que,
par la sincérité de sa conscience, il ait mérité de la faveur divine
d'approcher si près la lumière de l'Évangile, au travers des ténèbres
qui, de son temps, obscurcissaient le monde; aussi je ne pense pas
qu'il soit bienséant que ce soit lui, un païen, qui nous montre combien
il est impie de ne pas attendre de Dieu, sans y coopérer nous-mêmes,
un secours qu'il n'appartient qu'à lui de nous donner. Je me prends
souvent à douter que, parmi tant de gens mêlés à nos désordres publics,
il s'en trouve à l'entendement si faible, qu'on ait pu les amener à
croire de bonne foi que par les pires excès on arriverait à réformer
les abus; que le salut doit sortir de la mise en action de ces mêmes
moyens qui doivent indubitablement nous conduire à la damnation; qu'en
renversant le gouvernement, la magistrature, les lois sous la tutelle
desquels Dieu nous a placé, * en démembrant notre mère et en jetant
les membres en pâture à ses anciens ennemis; qu'en donnant lieu à des
frères, armés les uns contre les autres, de déployer leur courage dans
ces luttes parricides, où se meurt leur patrie commune; qu'enfin en
appelant à l'aide le diable et les furies, ils apportent leur concours
à la divine Providence qui incarne en elle la justice et la douceur,
cette vertu par excellence. L'ambition, l'avarice, la cruauté, la
vengeance ne se donnent pas assez tout naturellement carrière par
elles-mêmes: amorçons-les, attisons-les sous le couvert de ces vertus
si glorieuses, la justice et la dévotion. On ne peut imaginer un état
de choses pire que celui où la méchanceté est devenue légitime et
revêt, avec la connivence du magistrat, le manteau de la vertu: «_Rien
de plus trompeur qu'une religion dépravée, qui couvre ses crimes de
l'intérêt des dieux_ (_Tite Live_)»; l'extrême injustice, dit Platon,
est que ce qui est injuste soit tenu pour juste.

=Le peuple se trouve ruiné pour de longues années par les déprédations
qui se commirent alors; et lui, Montaigne, a eu de plus à souffrir des
suspicions de tous les partis, aggravées par le peu de souplesse de
son caractère.=--Par suite des déprédations qui se commirent alors,
«_tant il y avait de troubles et de désordres dans nos campagnes_
(_Virgile_)!» le peuple a eu beaucoup à souffrir non seulement dans
le présent, mais aussi pour l'avenir; les vivants en ont pâti et,
avec eux, ceux qui n'étaient pas encore nés. On le pilla, et moi par
conséquent, jusque dans ses espérances, lui enlevant tout ce qui
devait le faire vivre pendant de longues années: «_Ce que ces bandes
criminelles ne peuvent emporter ou emmener, elles le détruisent; elles
vont jusqu'à incendier d'innocentes chaumières_ (_Ovide_).--_Nulle
sécurité dans les villes; dans les campagnes, tout est dévasté_
(_Claudien_).»

Outre cette épreuve, j'en eus bien d'autres à endurer. J'ai subi les
inconvénients qu'entraîne la modération dans ces sortes de maladies;
j'ai été dépouillé par tous les partis: j'étais Gibelin pour les
Guelphes, et Guelphe pour les Gibelins, comme dit je ne sais où un de
mes poètes. La situation de ma maison, mes relations avec les personnes
de mon voisinage me présentaient sous un aspect, ma vie et mes actes
sous un autre. On ne portait pas contre moi d'accusations formelles,
je n'y donnais pas prise, ne transgressant jamais les lois (qui eût
ouvert une enquête sur mon compte, n'aurait eu que des éloges à me
donner); mais c'étaient des soupçons émis à la sourdine, qu'on se
communiquait sous main et auxquels les apparences pouvaient prêter, ce
qui ne manque jamais dans une confusion pareille et avec des esprits
envieux ou ineptes.--J'aide d'habitude aux présomptions injurieuses que
la fortune sème contre moi, par la façon que j'ai toujours eue de fuir
à me justifier, m'excuser et entrer en explications, estimant que c'est
exposer ma conscience à quelque interprétation fâcheuse que de plaider
pour elle, «_car la discussion affaiblit l'évidence_ (_Cicéron_)»;
et, comme si chacun voyait en moi aussi clair que j'y vois moi-même,
au lieu de chercher à me soustraire à l'accusation, j'y donne plus de
prise encore; je renchéris plutôt sur elle, en confessant des torts
ironiques et moqueurs, lorsque je ne m'en tais pas complètement comme
d'une chose indigne de réponse. Aussi ceux qui jugent que mon attitude
témoigne une trop hautaine confiance dans la justice de ma cause, ne
m'en veulent guère moins que ceux qui y voient une preuve de faiblesse
qui fait qu'elle ne peut se défendre; les grands en particulier pensent
de la sorte, parce qu'à leurs yeux, le manque de soumission est la
plus grande faute qui se puisse commettre et qu'ils sont rudes pour le
droit qui se connaît, qui a conscience de lui-même et ne se montre ni
soumis, ni humble, ni suppliant; c'est là un obstacle auquel souvent
je me suis heurté.--Un ambitieux se fût pendu de désespoir de ce qui
m'advint alors, un avare en eût fait autant; moi, je me borne à ne pas
faire d'acquisitions: «_Que je conserve seulement ce qui m'appartient,
et même moins s'il le faut, peu m'importe; je ne souhaite m'occuper
que de moi durant les jours que les dieux veulent bien m'accorder
encore_ (_Horace_).» Toutefois les pertes que j'éprouve du fait de la
méchanceté d'autrui, lorsqu'il me vole ou qu'il me pille, m'affectent à
peu près comme quelqu'un qui serait en proie aux tortures de l'avarice;
l'offense m'irrite encore incomparablement plus que le dommage qui
m'est fait. Mille maux de toutes sortes m'ont assailli à cette époque
les uns après les autres, je les eusse plus virilement supportés s'ils
étaient venus fondre sur moi tous à la fois.

=Dans son infortune, Montaigne, ne voyant pas d'ami à qui s'adresser,
prend le parti de ne compter que sur lui-même, et de se désintéresser
de tout ce qui ne le touche pas directement et qu'il ne considère
plus que comme un sujet d'étude; il arrive de la sorte à recouvrer
sa tranquillité d'esprit.=--Je songeais déjà auquel de mes amis je
pourrais confier le soin de m'entretenir dans ma vieillesse devenue
nécessiteuse et infortunée. Les ayant tous passés en revue dans mon
esprit, je me trouvai dans un grand embarras. On ne saurait être
recueilli dans une chute aussi lourde et de si haut, que par un ami
auquel vous lie une affection solide, à toute épreuve, vrai présent
de la fortune; c'est chose rare, si même elle existe. Finalement,
je reconnus que le plus sûr était de ne m'en fier qu'à moi-même de
la tâche de veiller sur moi et d'assurer mes besoins; et que, s'il
m'advenait d'être mal venu dans les faveurs de la fortune, je n'avais
autre chose à faire qu'à me recommander davantage à moi-même, de
m'y attacher, de m'en occuper plus encore que je ne l'avais fait
jusqu'alors. En toutes choses, l'homme a recours à l'appui des autres
pour s'épargner de recourir à celui qu'il a en lui, lequel cependant
est le seul sur lequel il puisse compter et soit assez puissant pour le
tirer d'affaire s'il sait en user; chacun court ailleurs pour assurer
son avenir, parce que personne ne s'est adressé à soi-même.--J'en
arrivai à conclure que ces épreuves avaient leur utilité: d'abord,
parce que c'est avec le fouet qu'on ramène à la raison les mauvais
disciples quand celle-ci ne suffit pas, de même qu'on emploie le feu
et des coins violemment enfoncés pour redresser une pièce de bois
qui a gauchi. Quoique je me prêche depuis bien longtemps de ne m'en
tenir qu'à moi et de ne plus m'inquiéter des choses étrangères, cela
n'empêche que je tourne toujours encore les yeux sur ce qui se passe
à côté; un signe, un mot gracieux d'un grand personnage qui me fait
bon visage me tentent; et cependant Dieu sait si on s'en prive en ces
temps-ci et quelle portée cela a! J'écoute encore, sans que mon front
se ride, les avances que l'on me fait pour que j'accepte des fonctions
qui rapportent, et m'en défends si mollement qu'il semble que je ne
demande qu'à être vaincu. Or, à un esprit si indocile il faut des
corrections; il faut rebattre et resserrer à grands coups répétés de
maillet ce vaisseau qui se disjoint, se disloque, qui échappe et que
nous ne pouvons retenir. En second lieu, ces accidents me servaient
d'exercices pour me préparer à pis, pour le cas où je viendrais à être
des premiers engloutis dans cette tempête, alors que j'avais espéré
être des derniers du fait de ma bonne fortune et des conditions dans
lesquelles je vis; ils m'amenaient à m'astreindre de bonne heure à un
genre de vie me préparant à ce nouvel état de choses. La véritable
liberté consiste à avoir, en tout, pouvoir sur soi-même: «_Le plus
puissant est celui qui est maître de soi_ (_Sénèque_).» Dans des temps
normaux et tranquilles, on se prépare en vue d'accidents survenant
couramment et de peu d'importance; mais dans le désarroi dans lequel
nous sommes depuis trente ans, tout Français, tant comme particulier
qu'au point de vue général, se voit à toute heure menacé d'un complet
renversement de sa fortune; aussi faut-il, pour que son courage soit
à hauteur de tout événement, avoir pris les mesures de précaution les
plus efficaces et les plus énergiques. Sachons gré au sort de nous
avoir fait vivre en un siècle où la mollesse, la langueur, l'oisiveté
ne sont pas de mise; grâce à cela, tel qui n'eût jamais été connu
autrement, deviendra fameux par ses malheurs.--Comme je ne lis guère
l'histoire des agitations qui se produisent dans les autres pays, je
n'ai pas regret de ne pas m'y être plus adonné jusqu'à présent, ma
curiosité à cet égard étant amplement satisfaite par le spectacle si
particulier que j'ai sous les yeux, de la mort de notre état public,
des symptômes qui l'annoncent, de la forme qu'elle revêt; ne pouvant
la retarder, je suis content d'être appelé à y assister et de m'en
instruire. Tout en étant émus de ce que nous voyons, nous sommes *
avides des fictions, des représentations théâtrales où se reproduit le
jeu des tragédies dont se compose la vie humaine; de même nous nous
plaisons, en raison de leur rareté et malgré le chagrin que nous en
éprouvons, à être témoins de ces tristes événements. Nous ne sommes
chatouillés que par ce qui nous irrite; c'est ainsi que les bons
historiens fuient, à l'égal de l'eau dormante et d'une mer morte, les
périodes de calme, et s'en dédommagent en racontant les séditions, les
guerres par lesquelles ils savent qu'ils nous intéressent davantage.

Je doute que je puisse honnêtement avouer à quel prix honteux j'ai
passé ma vie dans le repos et la tranquillité, quoique pendant plus de
la moitié de mon existence mon pays courût à sa perte. J'apporte un peu
trop d'indifférence à supporter les accidents qui ne me touchent pas
directement; et pour apprécier vis-à-vis de moi-même dans quelle mesure
je suis à plaindre, je ne considère pas tant ce qu'on m'a enlevé, que
ce qui m'est laissé intact en fait de liberté et de biens. Il y a
quelque consolation à esquiver tantôt un mal, tantôt un autre de ceux
qui nous menacent d'une façon immédiate et vont s'abattre ailleurs
autour de nous. Ce qui contribue encore à ce que je me résigne, c'est
qu'en ce qui a trait à l'intérêt public, plus mon affection a à
s'exercer sur une plus grande étendue, plus elle est faible, d'autant
qu'il est bien à moitié vrai que «_nous ne sentons des maux publics
que ce qui nous touche_ (_Tite Live_)», et que l'état de santé qui a
précédé les désordres actuels était tel, qu'il est une atténuation aux
regrets que nous devrions en éprouver.--Ce n'était du reste la santé
que comparé aux troubles qui l'ont suivi; et, de fait, nous ne sommes
pas tombés de bien haut. La corruption et le brigandage qui règnent
chez ceux qui détiennent les dignités et les charges, me semblent plus
insupportables que chez n'importe quels autres; être volé dans un bois
offense moins que de l'être là où on devrait se trouver en sûreté. La
classe élevée n'était qu'un assemblage composé uniquement de membres
tarés chacun en son particulier, et tous plus les uns que les autres;
la plupart étaient affligés d'ulcères invétérés qu'on ne traitait plus
et dont on ne demandait même pas la guérison.

Cet effondrement m'intéressa donc en vérité plus qu'il ne m'atterra,
grâce à ma conscience qui non seulement était tranquille, mais dont
j'étais fier, ne trouvant aucun reproche à me faire. En outre, comme
Dieu ne nous envoie jamais les maux, pas plus que les biens, sans
atténuation, ma santé, contre son ordinaire, ne laissa, durant ce
temps, rien à désirer; et si sans elle je ne suis bon à rien, avec elle
il est peu de choses dont je ne sois capable. Elle me donna le moyen
de faire appel à toutes mes ressources et de parer en partie avec la
main le coup qui m'était porté et qui eût pénétré plus profondément; je
constatai de plus que ma force de résistance me permettait, dans une
certaine mesure, de tenir bon contre la fortune et que pour me faire
vider les étriers il fallait un choc violent. Cela, je ne le dis pas
pour la provoquer à me charger plus vigoureusement; je suis entre ses
mains, et me soumets à ses exigences, qu'elle fasse donc suivant son
bon plaisir; mais dire que je ne suis pas sensible à ses assauts, cela
non! Ceux que la tristesse détient et accable se laissent cependant,
par intervalles, toucher par certains plaisirs s'offrant à eux, et
parfois un sourire leur échappe; je suis de même, j'ai assez d'empire
sur moi pour faire qu'à l'ordinaire mon état soit calme et dégagé de
pénibles obsessions; pourtant, je me laisse quelquefois surprendre et
mordre par ces accès d'humeur noire, qui m'oppressent pendant le temps
que je mets à m'armer pour les chasser ou lutter contre eux.

=Pour comble de malheur survint la peste; il fut contraint d'errer
à l'aventure avec sa famille six mois durant et, pendant de longues
années, la main-d'œuvre fit défaut pour la culture.=--Après ces
déboires, m'est survenue par surcroît cette autre calamité: sur ma
maison et aux alentours la peste s'est abattue avec une violence qu'on
n'avait jamais vue. Les corps les plus sains sont sujets à des maladies
plus graves que ceux qui sont débilités, parce qu'ils ne peuvent être
terrassés que par elles: il en fut de même de l'air de mon domaine,
si salubre que de mémoire d'homme la contagion, bien qu'ayant sévi
aux environs, n'y avait jamais pris pied; une fois contaminé, les
effets les plus étranges se produisirent: «_Vieillards et jeunes gens
s'entassent pêle-mêle dans le tombeau, nul n'échappe à la cruelle
Proserpine_ (_Horace_).» Je passai par ce singulier état, que la vue de
ma maison m'horripilait; tout ce qui y était, demeurant sans gardien,
fut à la merci de qui en eut envie. Moi, si hospitalier, j'eus beaucoup
de mal à trouver un refuge pour ma famille qui, devenue errante, était
un objet de frayeur pour ses amis et pour elle-même; on la repoussait
avec horreur partout où elle se présentait; il lui fallait changer
d'asile dès que quelqu'un des siens commençait à se plaindre, fut-ce
d'une douleur ressentie au petit doigt, car toutes les maladies étaient
considérées alors comme étant la peste, et on ne se donnait pas la
peine d'approfondir. Ce qu'il y a de plus fort, c'est que d'après
les règles de l'art, quand on est exposé au fléau, pendant quarante
jours on a à craindre d'en être atteint, et pendant tout ce temps
l'imagination, vous tourmentant à sa façon, enfièvre jusqu'à votre
santé.--Tout cela m'eût beaucoup moins touché, si je n'avais eu à me
préoccuper des misères des autres et si je n'avais dû pendant six mois
servir, dans des conditions aussi pénibles, de guide à cette caravane;
car pour moi-même, je portais avec moi mes préservatifs, savoir la
résolution et la résignation. Je n'avais pas grand'peur, ce qui est
particulièrement à redouter dans ce mal; mais cependant si je m'étais
trouvé seul et que j'eusse voulu prendre la fuite, je me fusse mis bien
plus promptement à grande distance. Cette mort n'est pas de celles que
je redouterais le plus: d'ordinaire, elle est prompte, on perd vite
connaissance, on ne souffre pas, on se console par ce fait que tout le
monde en est menacé; elle exclut toute cérémonie, tout deuil, la foule
ne se presse pas autour de vous. Dans la contrée, un centième des gens
périt: «_Vous eussiez vu les campagnes désertes, les bois vides jusque
dans leurs plus extrêmes profondeurs_ (_Virgile_).» Les terres que j'y
possède composent la partie la plus importante de mes revenus; leur
produit dépend essentiellement de la main-d'œuvre qu'on y emploie;
une centaine d'ouvriers y travaillaient, de longtemps la culture n'en
put être reprise.

=Résignation des gens du peuple dans ce désastre général.=--Quels
exemples de résolution ne vîmes-nous pas, à ce moment, chez tous ces
gens du peuple si simples! Généralement, nul ne prenait plus soin
de la vie. Les raisins, principale richesse du pays, demeurèrent
suspendus aux ceps. Tous, indifférents à la mort, s'y préparaient et
l'attendaient soit pour le soir, soit pour le lendemain, avec une
contenance et une voix si peu effrayées, qu'il semblait que ce fût une
nécessité qu'ils acceptaient, comme conséquence d'une condamnation
s'étendant à tous et à laquelle nul ne pouvait se soustraire. La mort
est toujours inévitable; mais combien peu l'attendent avec résolution;
une différence de quelques heures qui nous sépare du moment fatal, la
compagnie en laquelle nous allons le franchir, diversifient la manière
dont nous l'envisageons. Voyez ceux-ci: quoique enfants, jeunes gens et
vieillards meurent tous dans l'espace d'un mois, personne parmi eux ne
s'en étonne, ni ne pleure. J'en ai vu qui redoutaient d'être épargnés
et de demeurer seuls comme dans une horrible solitude; j'en ai connu
qui n'avaient d'autre souci que des sépultures et se tourmentaient de
voir les corps demeurer épars au milieu des champs, exposés à être
dévorés par les bêtes fauves, qui ne tardèrent pas à se multiplier. Que
les idées humaines affectent donc de formes diverses! Les Néorites,
nation que subjugua Alexandre, déposent les corps des morts au plus
profond de leurs forêts pour qu'ils y soient mangés; c'est la seule
sépulture qu'ils tiennent pour honorable. Parmi nos gens, il y en eut
qui, par avance, creusèrent leur fosse; d'autres s'y couchaient, étant
encore vivants; un de mes manœuvres y expira même, attirant la terre
à lui avec ses mains et ses pieds pour s'en recouvrir. Cet effort pour
se créer un abri afin de s'y endormir plus à l'aise, n'est-il pas à
hauteur de ce que firent d'analogue ces soldats romains qu'on trouva,
après la bataille de Cannes, la tête enfouie dans des trous qu'ils
avaient eux-mêmes creusés, puis comblés de leurs propres mains, en s'y
étouffant? En somme, tout un pays en arriva subitement à s'élever par
ses actes à une grandeur d'âme qui ne le cède en rien en énergie à
aucune résolution concertée de propos délibéré.

=Les enseignements de la science dans les grands événements de la
vie, ne font que porter atteinte à notre force de résistance; à
quoi bon appeler notre attention sur les maux auxquels nous sommes
exposés? ne vaut-il pas mieux les ignorer jusqu'au moment où ils nous
frappent?=--La plupart des enseignements par lesquels la science nous
encourage, ont plus d'apparence que de force; ils ornent plus qu'ils
ne portent fruit. Nous avons abandonné la nature et voulons lui faire
la leçon, à elle qui nous menait si heureusement et si sûrement; et
cependant, le peu qui demeure de ce qu'elle nous a appris et dont,
grâce à leur ignorance, la vie des foules à l'esprit rustique et
inculte garde l'empreinte, la science est tous les jours contrainte de
le lui emprunter, pour fournir ses disciples de modèles de constance,
d'innocence et de tranquillité. Il est étrange de voir ses adeptes, qui
sont bourrés de si belles connaissances, être réduits à imiter cette
sotte simplicité, lorsqu'ils veulent mettre en pratique les principes
les plus élémentaires de la vertu; et que notre sagesse doive apprendre
des bêtes elles-mêmes les enseignements les plus utiles aux actes les
plus grands et les plus indispensables de l'existence: comment il faut
vivre et mourir, ménager ce que nous possédons, aimer et élever les
enfants, pratiquer la justice. C'est là un singulier témoignage de la
faiblesse humaine; et il est étrange que la raison, que nous dirigeons
comme nous l'entendons, qui toujours imagine quelque diversité ou
nouveauté, ne laisse subsister en nous aucune trace apparente de la
nature. De celle-ci, les hommes ont fait ce que les parfumeurs font
de l'huile: ils l'ont tellement sophistiquée par leurs arguments et
leurs raisonnements auxquels elle n'avait rien à voir, qu'elle revêt
maintenant un caractère essentiellement variable, particulier à
chacun, et a perdu celui qui lui était propre et s'appliquait à tous;
maintenant, pour la retrouver, il faut en appeler au témoignage des
bêtes, chez lesquelles elle est restée inaccessible à la faveur, à la
corruption, à la versatilité d'opinions. Il est vrai que les bêtes
elles-mêmes ne suivent pas toujours exactement la route tracée par
la nature, mais elles s'en écartent si peu que les ornières en sont
toujours visibles; ainsi font les chevaux qu'on mène en main: ils
se livrent bien à des bonds et à des escapades, mais toujours dans
la limite où leur longe le leur permet; et ils suivent quand même
celui qui les conduit; pareillement l'oiseau qu'on dresse: lorsqu'il
prend son vol, il ne s'éloigne jamais plus que de la longueur de la
ficelle qui le retient.--«_Méditez l'exil, les tourments, la guerre,
les maladies, les naufrages, pour qu'aucun malheur ne vous surprenne_
(_Sénèque_).» A quoi nous sert cette curiosité qui nous fait nous
préoccuper de toutes les misères auxquelles est sujette la nature
humaine, et de nous préparer avec tant de peine, même contre celles
dont nous ne courons pas risque d'être atteints? «_L'appréhension de la
douleur fait souffrir autant que la douleur elle-même_ (_Sénèque_)»;
non seulement le coup, mais encore le souffle et le bruit du trait
dirigé contre nous, nous frappent. Agir ainsi, c'est faire comme si
nous avions le délire, car ce ne peut être que sous l'effet du délire,
que vous alliez dès maintenant vous faire donner le fouet parce
qu'il peut arriver qu'un jour la fortune vous expose à le recevoir,
et prendre dès la Saint-Jean vos robes fourrées parce que vous en
aurez besoin à Noël! Faites l'épreuve de tous les maux qui peuvent
vous arriver, nous dit-on, et en particulier des plus extrêmes:
soumettez-vous à l'épreuve de celui-ci, assurez-vous contre celui-là.
Il serait au contraire plus facile et plus naturel d'en écarter jusqu'à
la pensée. On dirait vraiment qu'ils ne viendront pas assez tôt et
qu'ils ne nous dureront pas assez; on veut encore que notre esprit
les étende et les allonge, et qu'avant qu'ils ne nous tiennent, il
se les incorpore et s'en repaisse, comme s'ils ne pesaient pas déjà
suffisamment sur nos sens: «Ils nous seront assez à charge quand ils
s'appesantiront sur nous, dit un de ces maîtres, qui appartient non à
l'une des sectes philosophiques les plus tendres, mais à celle dont
les principes sont le plus rigoureux; en attendant, sois agréable à
toi-même et reporte ta pensée sur ce que tu aimes le mieux. A quoi
te sert d'aller au-devant de l'infortune et, lui faisant accueil,
gâter le présent par crainte de l'avenir, te faire malheureux dès
maintenant parce que tu dois, avec le temps, le devenir? Ce sont
ses propres paroles. Peut-être est-ce quand elle nous instruit bien
exactement de l'étendue de nos maux, «_éclairant les mortels par une
triste prévoyance_ (_Virgile_)», que la science nous rend service; ne
serait-il pas en effet bien dommage que partie de notre mal échappe à
notre connaissance et que nous n'en ayons pas l'appréhension?

=L'expérience qu'elle prétend nous donner est déjà un tourment;
laissons faire la nature, elle se charge au moment voulu de suppléer
à tout ce que nous ne savons pas.=--Il est certain qu'à la plupart
des hommes la préparation à la mort a causé plus de tourments
que le passage de vie à trépas ne leur a causé de souffrance; un
auteur judicieux a fort exactement dit jadis: «_La souffrance que
nous ressentons par l'effet d'un mal, frappe moins les sens que
l'imagination_ (_Quintilien_).» Le sentiment d'une mort imminente
provoque parfois subitement en nous la résolution de ne plus éviter
une chose absolument inévitable. On a vu, dans les temps passés, des
gladiateurs, après s'être lâchement conduits dans le combat, recevoir
courageusement la mort, présentant leur gorge au fer de l'adversaire et
le conviant à les frapper. La perspective d'une mort encore éloignée
comporte une fermeté de plus longue durée, par suite plus difficile à
entretenir. Si vous ne savez pas mourir, ne vous en tourmentez pas:
la nature vous renseignera sur le moment même d'une façon complète et
suffisante; elle fera parfaitement cette besogne à votre place, n'en
prenez pas souci: «_En vain, mortels, vous cherchez à connaître l'heure
incertaine de vos funérailles et le chemin par lequel la mort doit
venir_ (_Properce_).--_Il est moins douloureux de supporter un grand
malheur auquel nous ne pouvons échapper et qui nous arrive subitement,
que de vivre longtemps dans la crainte_ (_Pseudo-Gallus_).» Nous
troublons la vie par le souci de la mort, et la mort par le souci de
la vie; l'une nous ennuie, l'autre nous effraie. Ce n'est pas contre
la mort que nous nous préparons, c'est une chose trop momentanée; un
quart d'heure de souffrance, qui est sans conséquence, qui n'a pas de
suite nuisible, ne mérite pas de préceptes particuliers; à dire vrai,
nous nous préparons contre les préparations à la mort. La philosophie
nous ordonne de l'avoir toujours devant les yeux, de la prévoir, de
l'envisager avant le temps; puis elle nous donne les règles à suivre,
les précautions à prendre pour faire que cette prévoyance et cette
pensée continue ne nous blessent pas. Les médecins ne procèdent
pas autrement: ils nous accablent de maladies pour avoir occasion
d'employer leur art et leurs drogues. Si nous n'avons pas su vivre,
c'est bien à tort qu'on veut nous apprendre à mourir et donner à notre
vie une fin qui ne soit pas conforme à son ensemble; si, au contraire,
nous avons su vivre avec calme et fermeté, nous saurons bien mourir
de même. Les philosophes peuvent se vanter tant qu'ils voudront de ce
que «_toute leur vie a été une méditation sur la mort_ (_Cicéron_)»,
m'est avis que la mort n'est que le bout et non le but de la vie;
elle en est la fin, l'extrémité, mais non l'objet. Ce que la vie doit
avoir en vue, ce qu'elle doit se proposer, c'est elle-même; c'est à
se régler, à se conduire, à se souffrir qu'elle doit exclusivement
s'appliquer. Parmi les tâches qui lui incombent et que comprend le
chapitre du savoir-vivre, qui est capital et s'étend à tout, il est sur
le savoir-mourir un paragraphe qui serait des moins importants, si nos
craintes n'ajoutaient à son importance.

A en juger par leur utilité et par la vérité qui en forme le fond,
les leçons de la simplicité ne le cèdent guère à celles que nous
prêchent les doctrines philosophiques, au contraire. Les hommes ne
se ressemblent ni par leur façon de sentir ni par leur force morale;
pour leur faire du bien, il faut agir suivant le tempérament de chacun
et, pour cela, suivre des voies diverses: «_Sur quelque rivage que la
tempête me jette, j'aborde_ (_Horace_).» Je n'ai jamais vu de paysan,
d'entre mes voisins, qui se soit pris à réfléchir sur la contenance et
l'assurance qu'il aurait à tenir à son heure dernière; la nature ne
l'invite à songer à la mort que lorsqu'il meurt, et, à ce moment, il
a meilleure grâce qu'Aristote, sur lequel la mort pèse doublement, et
par elle-même et par les longues méditations qu'il lui a consacrées.
C'était l'opinion de César, qui estimait que celle dont on a eu le
moins à se préoccuper, est la plus heureuse et la moins pénible:
«_S'affliger d'avance, c'est trop s'affliger_ (_Sénèque_).» L'idée
de la mort n'est déplaisante que par le fait de notre curiosité;
c'est ainsi que toujours nous nous faisons tort, en voulant devancer
et régenter ce que fait la nature. Que les docteurs, quand ils sont
bien portants, s'en fassent du mauvais sang et qu'elle les porte à
la mélancolie, passe encore; mais le commun des mortels n'a, sur ce
point, besoin ni de remède ni de consolation, sauf lorsque le coup
le frappe, et il n'y songe qu'au moment même où il en souffre. C'est
la confirmation de ce que nous disions que la stupidité et le défaut
de crainte chez l'homme du peuple, lui donnent la résignation aux
maux présents et une profonde indifférence pour ceux que lui réserve
l'avenir; c'est parce qu'elle est plus grossière et plus obtuse,
que son âme est moins pénétrable et moins sujette à s'agiter. Pour
Dieu! s'il en est ainsi, tenons dorénavant école de bêtise: c'est la
conclusion finale que la science nous fait entrevoir; c'est aussi à
cela que, tout doucement, elle achemine ses disciples.

=Socrate, par ses discours et ses exemples, nous enseigne à suivre
purement et simplement la nature.--Sa défense devant ses juges.=--Nous
ne manquerons pas de bons professeurs pour nous enseigner la simplicité
naturelle. Socrate en sera; car, autant qu'il m'en souvient, c'est à
peu près dans ce sens, qu'il parle aux juges qui vont délibérer sur
sa vie: «Je crains, Messieurs, si je vous prie de ne pas me condamner
à mort, de prêter le flanc aux imputations que portent contre moi mes
accusateurs, qui me reprochent de prétendre être plus entendu que tous
autres, parce que j'aurais une connaissance qu'ils n'ont pas, des
choses qui sont au-dessus et au-dessous de nous. Je sais que je n'ai
ni fréquenté ni connu la mort, ni vu personne qui en ait constaté les
avantages et les inconvénients, de manière à pouvoir m'en instruire.
Ceux qui la craignent, présupposent la connaître; pour moi, j'ignore
ce qu'elle est et ce qui se passe dans l'autre monde. Peut-être
n'apporte-t-elle ni bien ni mal, peut-être est-elle désirable. Il est à
croire pourtant qu'il y a avantage, si c'est un passage d'un lieu dans
un autre, à aller vivre avec tant de grands personnages qui ne sont
plus et d'être exempt d'avoir affaire désormais à des juges iniques et
corrompus. Si c'est un anéantissement complet de notre être, il y a
encore avantage à entrer dans une nuit longue et paisible: nous n'avons
rien en effet dans la vie qui soit plus doux qu'un repos et un sommeil
tranquille et profond, que les songes ne troublent pas. Les choses que
je sais être mauvaises, telles qu'offenser son prochain, désobéir à
son supérieur qu'il soit dieu ou homme, je les évite avec soin; quant
à celles que je ne sais être bonnes ou mauvaises, je ne saurais les
redouter.--Si vous me faites mourir et que je vous laisse vivants, les
dieux seuls savent qui de vous ou de moi sera le mieux partagé; c'est
pourquoi, en ce qui me touche, vous déciderez ce qu'il vous plaira.
Mais, si j'ai un conseil à vous donner, comme j'ai l'habitude de ne
conseiller que des choses justes et utiles, je vous dis bien nettement
que, pour votre conscience, ce que vous pouvez faire de mieux, c'est de
me rendre la liberté, si vous ne voyez dans ma cause autre chose que ma
personnalité. Et, puisque vous voilà juges de mes faits et gestes, tant
publics que privés, accomplis jusqu'ici; du but que je me proposais; du
profit que tant de citoyens, jeunes et vieux, retirent tous les jours
de mes entretiens; du bien qui en résulte pour tous; vous ne pouvez
vous acquitter convenablement des services que j'ai rendus, qu'en
ordonnant que, vu ma pauvreté, je sois nourri au Prytanée, aux frais du
trésor public, ainsi que souvent je vous l'ai vu, avec moins de raison,
accorder à d'autres.--Ne prenez pas pour de l'obstination ou du dédain
que je ne me mette pas, suivant la coutume, à vous supplier et chercher
à émouvoir votre commisération. N'ayant pas plus que les autres été
engendré, comme dit Homère, ni d'un bloc de bois, ni d'un bloc de
pierre, j'ai des amis et des parents qui pourraient se présenter à vous
en larmes et en deuil; j'ai trois enfants éplorés, c'est là de quoi
éveiller votre pitié; mais ce serait une honte pour notre ville, qu'à
mon âge, avec une réputation de sagesse telle, qu'elle est cause de ma
mise en accusation, j'aille m'abaisser à une semblable attitude. Que
dirait-on des autres Athéniens? J'ai toujours adjuré ceux qui m'ont
entendu parler, de ne pas racheter leur vie par une action qui serait
déshonnête. Dans les guerres que nous avons faites, à Potidée, à Délie
et autres où je me suis trouvé, j'ai montré par mes actes combien
j'étais loin de pourvoir à ma sûreté au prix de la honte; ce serait
faire pis, que de vous détourner de votre devoir, en vous conviant
à quelque chose de laid; car ce ne sont pas mes prières qui doivent
vous persuader, mais les raisons pures et solides de la justice. Vous
avez fait serment aux dieux de vous y tenir. Il semblerait, en vous
suppliant, que je vous soupçonne et vous reproche de ne pas croire à
leur existence, et, du même coup je témoignerais contre moi-même que je
ne crois pas en eux comme je le dois; que je me défie de leur conduite,
au lieu de remettre purement mon affaire entre leurs mains. J'ai toute
confiance en eux, et tiens pour certain qu'ils feront en ceci selon
qu'il conviendra le mieux pour vous et pour moi; les gens de bien,
qu'ils soient vivants ou morts, n'ont rien à craindre des dieux.»

=Naïveté, et aussi hauteur de sentiments, de ce plaidoyer si digne
de ce philosophe.=--N'est-ce pas là un plaidoyer tel qu'il viendrait
à l'idée d'un enfant? Quelle élévation d'âme inimaginable, * quelle
franchise! combien vrai et juste, et en quelle pressante nécessité!
Socrate a eu vraiment bien raison de le préférer à celui que le grand
orateur Lysias avait écrit pour lui et qui, parfaitement conforme au
style judiciaire, était indigne d'un si noble criminel. Eût-on compris
des supplications dans la bouche de Socrate? sa magnifique vertu eût
faibli, alors que plus que jamais c'était le moment de se montrer. Se
pouvait-il que sa riche et puissante nature s'adressât à l'art pour se
défendre, et que dans la circonstance où elle pouvait s'élever plus
haut que dans toute autre, il renonçât à la vérité et à la simplicité
qui constituaient le plus bel ornement de sa parole, pour se parer du
fard des figures de rhétorique et des artifices d'un discours appris
par cœur? Il agit très sagement et demeura conséquent avec lui-même,
en n'altérant pas cette existence incorruptible qu'il avait toujours
menée, cette image si parfaite de l'humanité qui s'incarne en lui, pour
allonger d'une année son état de décrépitude et trahir le souvenir
immortel de sa fin glorieuse. Il devait sa vie non à lui-même, mais
au monde pour lui servir d'exemple; et, c'eût été un dommage public
qu'il l'eût terminée dans l'oisiveté et l'obscurité. Certes une telle
indifférence et un aussi faible souci de la mort qui l'attendait,
méritaient que la postérité lui rendît d'autant plus justice que
lui-même ne se l'était pas rendue en faisant si peu cas de la vie.
C'est ce qui est arrivé; et rien n'est plus juste que ce que fit la
fortune pour honorer sa mémoire: les Athéniens conçurent une telle
horreur contre ceux qui avaient été cause de cette mort, qu'on les
fuyait comme des excommuniés; on tenait pour souillé tout ce qu'ils
avaient touché; personne n'entrait au bain avec eux, personne ne les
saluait, ni ne les approchait, si bien que ne pouvant plus se voir un
sujet de haine pour tous, ils se pendirent.

=La mort y est présentée comme un simple incident de la vie; pourquoi
en effet la nature nous ferait-elle prendre en horreur ce passage de
vie à trépas, indispensable à l'accomplissement de son œuvre.=--Si
quelqu'un estime que parmi tant d'autres exemples tirés de la vie de
Socrate, que je pouvais citer à l'appui de ma thèse, j'ai eu tort
de choisir celui-ci, parce que le discours qu'y tient ce philosophe
est bien au-dessus de ce qui peut venir à l'idée de la généralité
des hommes, je répondrai que je l'ai choisi exprès, parce que j'en
pense autrement et considère que, par sa naïveté, il est à ranger
bien en arrière et bien plus bas que ceux qu'on peut entendre émettre
communément. Par sa hardiesse dépouillée d'artifice, par la confiance
enfantine qu'il révèle, il représente bien l'impression première que
fait naître la nature dans son ignorance et sa pureté; car il y a lieu
de croire que c'est la douleur qui accompagne la mort que nous sommes
naturellement portés à craindre et non la mort elle-même; celle-ci fait
partie intégrante de notre être au même degré que la vie. Pourquoi
la nature nous aurait-elle inspiré de la haine et de l'horreur pour
elle, qui joue un rôle si essentiel en permettant la succession et
le renouvellement de ses œuvres? Dans ce concert universel, elle
sert plus à la naissance et à l'accroissement des créatures qu'à
leur perte ou à leur ruine: «_Ainsi se renouvellent toutes choses_
(_Lucrèce_);--_une vie qui finit procure l'existence à mille autres_
(_Ovide_).»--La nature a inspiré aux bêtes le soin d'elles-mêmes et de
leur propre conservation; elles vont même jusqu'à redouter ce qui peut
leur nuire, tel que se heurter, se blesser, que nous les maîtrisions,
que nous les battions et autres accidents qu'elles peuvent concevoir
ou que l'expérience leur apprend; mais que nous les tuions, elles ne
peuvent le craindre, parce qu'elles n'ont pas la faculté d'imaginer
ce que peut être la mort et de s'en rendre compte; on en voit même,
dit-on, qui non seulement la souffrent gaîment (les chevaux pour la
plupart hennissent en mourant et les cygnes chantent à son approche),
mais la recherchent comme un besoin qu'elles éprouvent, ainsi qu'on est
porté à le penser, par ce qui a été constaté chez certains éléphants.

Indépendamment de cela, la façon dont argumente Socrate n'est-elle
pas admirable par sa simplicité et son énergie? Il est incontestable
qu'il est bien plus malaisé de parler et de vivre comme lui, que de
parler comme Aristote et de vivre comme César; c'est le comble de
la perfection et de la difficulté, et l'art n'y peut atteindre. Nos
facultés ne sont pas dressées à cet effet; nous n'en faisons pas
l'essai, et ne connaissons pas ce dont elles sont capables; nous avons
recours à celles d'autrui et laissons les nôtres inactives, tout comme
on pourrait dire de moi, que je ne fais que composer ici un amas de
fleurs étrangères, ne fournissant de mon propre cru que le fil qui sert
à les attacher.

=Montaigne s'excuse d'avoir introduit peu à peu quantité de citations
dans son ouvrage; il y a été entraîné par l'occasion que cela lui
procurait d'utiliser ses loisirs.=--J'ai fait il est vrai, à l'opinion
publique, la concession de me parer de ces enjolivements que j'ai
empruntés; mais je n'entends ni qu'ils me couvrent, ni qu'ils me
cachent; ce serait le rebours de ce que je me propose; je ne veux
faire montre que de ce qui est à moi et qui vient de moi du fait même
de la nature; si le hasard m'eût fait suivre ma première inspiration,
j'eusse été seul à prendre la parole. Malgré ce que je m'étais proposé
et la manière dont j'ai commencé, je multiplie de plus en plus, tous
les jours, mes citations; j'y suis amené parce que c'est le goût du
siècle, et aussi par les loisirs dont je dispose. Peut-être eût-il
été mieux de n'en rien faire, je le crois; n'importe, cela peut être
utile à d'autres.--Il y a des gens qui mettent en avant Platon et
Homère, qu'ils n'ont jamais lus; moi aussi, je donne bien des passages
d'auteurs que j'ai pris ailleurs qu'à leur source. Comme j'ai un
millier de livres autour de moi là où j'écris, sans me donner de peine
et sans grand savoir je puis emprunter, séance tenante, si cela me
plaît, à une douzaine de ravaudeurs de cette espèce, écrivains que je
ne feuillette guère, de quoi émailler tout le présent chapitre sur la
Physionomie; à elle seule, l'introduction qui précède n'importe quel
ouvrage d'un auteur allemand suffirait pour me permettre de combler le
dit chapitre de citations. Et c'est ainsi que nous arrivons à capter
cette gloire dont nous sommes si friands, et à tromper les sots de
ce monde! Cet amalgame de lieux communs, dont tant de gens font leur
étude, ne s'applique guère qu'à des sujets communs; ils servent à faire
de l'étalage, non à nous conduire: c'est là un ridicule résultat de la
science; Socrate le critique très plaisamment chez Euthydème. J'ai vu
faire des livres traitant de choses qui n'avaient jamais été étudiées
par leur auteur, et dont il n'avait même pas entendu parler; il avait
chargé plusieurs savants de ses amis des recherches à faire sur telle
et telle matière à y traiter et s'était, pour sa part, contenté d'en
avoir conçu le projet et d'employer son talent à mettre en fagot
ces documents auxquels il ne connaissait rien; l'encre et le papier
employés étaient seuls de lui. C'est là, * en conscience, acheter ou
emprunter un livre mais non le composer; c'est apprendre aux hommes
non qu'on sait faire un ouvrage mais, ce sur quoi ils pouvaient avoir
des doutes, qu'on ne le sait pas faire. Un président de parlement se
vantait, devant moi, d'avoir amoncelé, dans un de ses arrêts, deux
cents et tant de considérants tirés de jugements rendus par d'autres
que par lui; en le publiant, il amoindrissait la gloire en laquelle
on pouvait le tenir pour un pareil chef-d'œuvre: c'était là, à
mon sens, une vantardise pusillanime et absurde en raison du sujet
et de la part d'un tel personnage. Je procède inversement et, parmi
tant d'emprunts que je fais, suis bien aise d'en pouvoir dérober
quelques-uns que je déguise et transforme pour l'usage nouveau auquel
je les fais servir; au risque de faire dire que je n'en ai pas compris
le véritable sens, je leur donne une tournure particulière de ma façon,
de telle sorte que le plagiat soit moins apparent. Les autres avouent
leurs larcins et en font parade, aussi leur pardonne-t-on plus qu'à
moi; nous, dans notre naïveté, estimons qu'à inventer, il y a un mérite
incomparablement plus grand qu'à simplement reproduire.

=Il est dangereux de se mettre à écrire sur le tard, l'esprit a perdu
de sa verdeur; lui-même aurait dû s'y prendre plus tôt, mais, voulant
peindre sa vie, il a dû attendre le moment où elle se déroulait tout
entière à ses yeux.=--Si j'avais voulu faire de la science, je m'y
serais pris plus tôt; j'aurais écrit dans un temps plus rapproché de
mes études, alors que j'avais plus d'esprit et de mémoire. Pour faire
métier d'écrire, mieux eût valu m'y livrer à cet âge où j'avais toute
ma vigueur, qu'à celui que j'ai actuellement; peut-être eussé-je
rencontré alors, en une saison plus propice, cette faveur si gracieuse
que du fait de mon ouvrage la fortune m'a octroyée en ces derniers
temps et que, tout à la fois, je suis heureux de posséder et sur le
point de perdre! Deux de mes connaissances, très bien doués sous le
rapport de la littérature, ont, à mon avis, perdu la moitié de leur
valeur, pour s'être refusé d'écrire à quarante ans, et avoir attendu
pour le faire, qu'ils en aient soixante. La maturité a ses défauts
tout comme ce qui est encore vert, ils sont même pires; quant à la
vieillesse, elle est aussi impropre à ce travail qu'à tout autre
chose, et quiconque met sous presse sa décrépitude, fait une folie,
s'il espère en faire sortir des idées qui ne sentent pas le disgracié,
le rêveur, l'assoupi; notre esprit se resserre et s'épaissit en
vieillissant. J'étale avec pompe et abondance mon ignorance, ma science
n'apparaît que maigre et piteuse; celle-ci n'est qu'accessoire et
accidentelle, celle-là constitue en moi l'essentiel et le principal. Je
ne traite de rien à point nommé, si ce n'est de bagatelles, et ne parle
de science que pour donner à constater que je ne sais rien. J'ai choisi
pour peindre ma vie l'époque où je l'ai tout entière sous les yeux; ce
qui en reste appartient plutôt à la mort, et quand celle-ci viendra,
s'il m'est donné de pouvoir, comme d'autres l'ont fait, en traduire les
impressions, volontiers en quittant ce monde j'en ferai part au public.

=Montaigne regrette que chez Socrate une belle âme se soit trouvée
dans un corps si disgracié.=--Socrate fut un modèle parfait de toutes
les grandes qualités. Je regrette que, d'après ce que l'on en dit, *
par sa laideur, son visage ait été si peu en rapport avec la beauté de
son âme; la nature, à cet égard, a été injuste envers lui qui était si
passionnément épris de la beauté. Il n'y a rien de plus vraisemblable
que la corrélation entre les formes du corps et les qualités de
l'esprit. «_Il importe beaucoup à l'âme dans quel corps elle est logée,
car plusieurs qualités corporelles aiguisent l'esprit, plusieurs autres
l'émoussent_»; mais en parlant ainsi Cicéron n'a en vue que la laideur
hors nature occasionnée par une difformité des membres.--Nous, nous
appelons aussi laideur, cette mauvaise impression que nous éprouvons au
premier coup d'œil, principalement lorsqu'il se porte sur un visage
dont certains détails nous dégoûtent, tels qu'un vilain teint, une
tache, une expression dure ou toute autre cause dont souvent on ne se
rend pas compte, alors que cependant les membres sont entiers et tels
qu'ils doivent être. La laideur qui, chez La Boétie, revêtait une très
belle âme, appartenait à cette catégorie; toute superficielle, bien
qu'elle soit celle qui impressionne le plus, elle n'est pourtant pas
celle qui préjudicie le plus à l'état de l'esprit, et elle influe peu
sur l'opinion des gens à notre endroit.--Cette autre laideur, qu'il
convient mieux d'appeler difformité, est plus effective et se répercute
assez souvent davantage en nous-mêmes: toute chaussure bien ajustée
fait ressortir nettement la forme du pied qu'elle renferme, ce que ne
fait pas une chaussure qui n'est lisse que par le cuir avec lequel elle
est confectionnée. Quand il parlait de sa laideur, Socrate disait qu'il
en était absolument de même de son âme, mais qu'il l'avait corrigée en
la travaillant; j'estime que, suivant son habitude, il plaisantait en
parlant ainsi, car jamais âme si parfaite ne s'est faite elle-même.

=Comme Platon et la plupart des philosophes, il estime singulièrement
la beauté; toutefois une physionomie avantageuse n'est pas toujours
fondée sur la beauté des traits du visage.=--Je ne puis répéter assez
combien je tiens la beauté pour une qualité puissante et avantageuse.
Socrate l'appelait «une courte tyrannie»; Platon, «un privilège de la
nature». Nous n'en avons pas qui ait plus grand pouvoir; elle tient
le premier rang dans les rapports des hommes entre eux; elle saisit
tout d'abord, elle séduit et influence notre jugement par sa grande
autorité et l'impression merveilleuse qu'elle produit. Phryné eût
perdu sa cause, malgré l'excellent avocat entre les mains duquel elle
l'avait remise, si, entr'ouvrant sa robe, elle n'eût gagné ses juges
par l'éclat de sa beauté. Je constate que chez Cyrus, Alexandre et
César, ces trois maîtres du monde, elle est entrée en ligne de compte
dans leurs moyens d'action; le premier Scipion, lui, n'en a pas tiré
parti. Un même mot, chez les Grecs, désignait le beau et le bon; et le
Saint-Esprit appelle souvent bons ceux qu'il veut qualifier de beaux.
Je ne serais pas éloigné de classer les divers dons faits à l'homme,
comme ils le sont dans une chanson, tirée de quelque poète ancien, que
Platon dit avoir été très répandue: «la Santé, la Beauté, la Richesse».
Aristote dit que le droit de commander appartient à ceux qui ont la
beauté en partage, et que lorsqu'il en est chez lesquels elle approche
de l'image des dieux, ils ont, comme eux, droit à notre vénération.
A quelqu'un qui lui demandait pourquoi on fréquente plus souvent et
plus longtemps les personnes qui sont belles, il répondit: «Il n'y
qu'un aveugle qui puisse faire une semblable question.» La plupart des
philosophes, et parmi eux les plus grands, ont dû à leur beauté d'être
admis dans les écoles sans avoir de redevance à payer, et doivent par
suite la sagesse à son entremise. Je la considère presque à l'égal de
la bonté, non seulement chez les gens qui me servent mais aussi chez
les bêtes.

Il ne me semble cependant pas que les traits et la forme du visage,
non plus que les lignes d'après lesquelles on détermine certaines
dispositions qui seraient en nous et ce que l'avenir nous réserve,
aient un rapport direct et simple avec la laideur; pas plus que toute
bonne odeur et une atmosphère sereine ne sont un gage de santé, ni un
air épais et lourd un indice d'infection en temps d'épidémie. Ceux qui
accusent la beauté et les mœurs d'être en contradiction chez la
femme, ne sont pas toujours dans le vrai; car une physionomie laissant
à désirer sous le rapport de la régularité des traits, peut présenter
un air de probité et inspirer confiance; comme au contraire, il m'est
arrivé parfois de lire, entre deux beaux yeux, des menaces dénotant une
nature mauvaise et dangereuse. Il y a des physionomies qui préviennent
en leur faveur; et, au milieu d'ennemis victorieux qui vous pressent de
toutes parts et vous sont inconnus, vous ferez sur-le-champ choix de
l'un plutôt que de l'autre, pour vous rendre à lui et lui confier votre
vie, sans que la beauté pèse beaucoup sur votre détermination.

C'est une faible garantie que la mine, toutefois elle vaut d'être
prise quelque peu en considération; et, si j'étais chargé de châtier
les gens, je me montrerais plus dur pour les pervers qui démentent et
trahissent les sentiments dont ils portent l'expression sur le front;
je sévirais davantage contre la méchanceté qui se présente sous un
masque bénin.--Il semble qu'il y ait des visages favorisés et d'autres
malencontreux, et crois qu'il y a un certain art à distinguer, selon
ce que leur figure exprime, les gens qui sont débonnaires de ceux
qui sont niais, ceux qui sont sévères de ceux qui sont rudes, les
malicieux de ceux qui sont chagrins, les dédaigneux des mélancoliques,
et tels autres qui sont affectés de qualités différant peu les unes
des autres. Il y a des beautés qui non seulement sont fières, mais
encore peu avenantes; il y en a de douces, et même de plus que douces,
des fades.--Quant au pronostic de l'avenir par l'examen de ces mêmes
signes, c'est là une chose sur laquelle je ne me prononce pas.

=En principe, il faut suivre les indications de la nature; les
observances religieuses, sans de bonnes mœurs, ne suffisent pas au
salut d'un état.=--J'ai, en ce qui me touche, ainsi que je l'ai dit
ailleurs bien simplement et franchement, adopté ce précepte ancien,
que «nous ne saurions être en défaut, en suivant notre nature», et
que «s'y conformer», est une règle qui prime toutes les autres. Je
n'ai pas, comme Socrate, corrigé par la puissance de la raison mes
instincts naturels, et n'ai pas eu recours à l'art pour modifier mes
penchants; je me laisse aller comme je suis venu, je ne combats rien.
Les deux parties essentielles de moi-même, le corps et l'esprit,
sont naturellement disposées à vivre de pair et en bon accord; Dieu
merci, car je suis né et ai grandi à une époque où les idées saines et
modérées avaient peu cours.--Dirai-je, en passant, que je trouve qu'on
fait plus de cas que cela ne vaut, bien qu'elle soit presque seule à
avoir cours chez nous, d'une apparence de sagesse scolastique, esclave
de certaines règles et soumise à la fois à l'espérance et à la crainte?
Cette doctrine qu'on nous inculque, je la voudrais non telle que les
lois et les religions l'établissent, mais telle qu'elles la complètent
et l'autorisent; ayant par elle-même de quoi se soutenir sans aide,
prenant naissance en nous par ses propres racines, produite par ce que
nous appelons le sens commun qui se trouve en tout homme qui n'est pas
organisé à l'encontre des lois de la nature: ce même bon sens qui,
chez Socrate, redresse de mauvais plis, le rend obéissant aux hommes
et aux dieux qui commandent dans sa ville, et courageux vis-à-vis
de la mort, non parce que son âme est immortelle, mais parce que
lui-même est mortel. Quel ruineux enseignement pour toutes les formes
de gouvernement, et bien plus dommageable qu'ingénieux et utile, que
de persuader aux peuples que la foi religieuse suffit à elle seule à
contenter la justice divine, sans qu'il soit besoin de bonnes mœurs;
dans l'application apparaît l'énorme différence qu'il y a entre la
dévotion et la conscience!

=Physionomie de Montaigne; son air naïf lui attirait la confiance.
Récit de deux aventures où la bonne impression qu'il produisait et
sa franchise lui ont été avantageuses.=--J'ai un visage qui plaît,
et par les traits et par la bonne opinion qu'à première vue il donne
de moi, d'où une apparence toute contraire à celle de Socrate:
«_Qu'ai-je dit: j'ai? C'est j'ai eu, que je devrais dire, ô Chrémès_
(_Térence_).--_Hélas, vous ne voyez plus de moi, que le squelette d'un
corps affaibli!_» Il m'est souvent arrivé que simplement, sur le bon
effet produit par ma prestance et mon air, des personnes qui ne me
connaissaient pas, se sont pleinement confiées à moi soit pour leurs
propres affaires soit pour les miennes, et cela m'a procuré dans les
pays étrangers des faveurs particulières et rarement accordées.--Les
deux aventures que voici valent peut-être que je les rapporte. Un
quidam avait projeté de nous surprendre, ma maison et moi; pour ce
faire, il eut l'idée de se présenter tout seul à ma porte, en demandant
l'entrée avec une certaine insistance. Je le connaissais de nom et
croyais pouvoir me fier à lui, parce qu'il était de mes environs et
qu'il y avait quelque alliance entre nous; je lui fis ouvrir, comme je
fais à chacun. Il entra tout effrayé, son cheval hors d'haleine, fort
harassé, et me conta cette fable: «A une demi-lieue de là, il venait
d'être rencontré par un de ses ennemis, que je connaissais aussi, de
même que j'avais entendu parler de leur querelle. Cet ennemi s'était
lancé à toute bride à sa poursuite; et lui-même, mis en désarroi par
la surprise et inférieur en nombre, s'était précipité chez moi pour
se mettre en sûreté, en grand souci de ce qu'étaient devenus ses
gens qu'il croyait, disait-il, ou morts ou prisonniers». J'essayai
bien naïvement de le réconforter, de le rassurer et lui rendre son
sang-froid. Bientôt après, voilà quatre ou cinq de ses soldats qui se
présentent pour entrer, avec cette même contenance témoignant même
effroi; puis d'autres, et après d'autres encore, tous bien armés et
équipés, au nombre de vingt-cinq ou trente, feignant d'avoir leurs
ennemis sur leurs talons. Ce mystère commençait à m'inspirer du
soupçon; je n'ignorais pas en quel siècle nous vivons, combien ma
maison pouvait exciter l'envie, et connaissais plusieurs exemples
de personnes de ma connaissance, auxquelles il était arrivé malheur
dans des circonstances analogues. Toujours est-il que, trouvant que
je n'avais pas de bénéfice à avoir commencé à faire plaisir si je
n'achevais, et ne pouvant me défaire de ces gens sans tout rompre,
je me laissai aller au parti le plus naturel et le plus simple
comme je fais toujours, et commandai de les faire entrer. Il faut
ajouter qu'à la vérité, je suis peu défiant et peu soupçonneux de ma
nature; je penche volontiers à admettre les excuses qu'on me donne
et à interpréter les faits dans le sens le plus favorable; je prends
les hommes comme ils sont généralement et ne crois pas aux natures
perverses et dénaturées, non plus qu'aux prodiges et aux miracles,
à moins que je n'y sois forcé par des témoignages irréfutables; en
outre, je m'en remets aisément à la fortune et m'abandonne à corps
perdu entre ses bras, ce dont jusqu'à ce moment j'ai eu plus occasion
de me louer que de me plaindre, l'ayant trouvée plus avisée et plus
amie de mes affaires que je ne le suis moi-même. Il y a dans ma vie
quelques actions dont on peut dire à juste titre que la conduite en a
été difficile, ou si l'on veut prudente; admettez que j'aie été pour
un tiers dans le résultat, on peut largement dire que les deux autres
tiers sont de son fait. Nous échouons, ce me semble, parce que nous
n'avons pas assez confiance dans ce que le Ciel fera pour nous, et que
nous prétendons faire par nous-mêmes plus qu'il ne convient; aussi
combien fréquemment nos projets n'aboutissent pas! il est jaloux de
l'étendue que nous attribuons aux droits de la prudence humaine au
détriment des siens, et nous les réduit d'autant plus que nous leur
donnons plus d'extension. Ces gens demeurèrent à cheval dans ma cour,
tandis que leur chef, qui n'avait pas voulu qu'on mît sa monture à
l'écurie, disant qu'il fallait qu'il se retirât dès qu'il aurait
des nouvelles de son monde, était avec moi dans ma grande salle. Il
était parvenu à s'introduire chez moi et n'avait plus qu'à mettre ses
desseins à exécution. Souvent depuis, il a répété (car il ne craignait
pas de raconter le fait) que ma figure et ma franchise l'avaient
emporté en lui sur la trahison qu'il méditait. Il remonta à cheval; et
ses gens, qui avaient les yeux fixés sur lui, attendant le signal qu'il
devait leur faire, furent bien étonnés de le voir sortir, renonçant à
profiter des avantages que, par sa ruse, il s'était ménagés.

Une autre fois, me fiant à je ne sais quelle trêve qui venait d'être
publiée dans nos armées, je me mis en route pour un voyage dans un pays
dont la traversée présentait beaucoup de dangers. Je ne fus pas plutôt
éventé, que trois ou quatre groupes de cavaliers se lancèrent de divers
points à ma poursuite pour me détrousser. L'un d'eux me joignit à ma
troisième journée de marche et je fus assailli par quinze ou vingt
gentilshommes masqués, suivis d'une ondée d'argoulets. Me voilà pris,
obligé de me rendre et conduit au plus épais d'une forêt voisine; et
là, démonté, dévalisé, mes caisses fouillées, mon coffre à argent
saisi, mes chevaux et tout mon équipage dispersés entre de nouveaux
maîtres. Nous demeurâmes longtemps dans ce hallier à discuter sur le
montant de ma rançon qu'ils fixaient si haut qu'on voyait bien que je
ne leur étais guère connu, et la question fut grandement agitée entre
eux si on me laisserait ou non la vie; de fait, certaines circonstances
faisaient que je courais un réel danger, «_ce fut le cas de montrer
du courage et de la fermeté_ (_Virgile_)». Je m'en tenais toujours
à invoquer la trêve, ne consentant à leur abandonner comme bénéfice
que ce dont ils m'avaient dépouillé, ce qui n'était pas à dédaigner,
sans vouloir promettre d'autre rançon. Nous en étions là après deux ou
trois heures de discussion, lorsque me faisant monter sur un cheval
avec lequel je ne courais pas risque de leur échapper, préposant
spécialement à ma garde quinze ou vingt arquebusiers et répartissant
mes gens entre d'autres, nous voilà emmenés prisonniers par divers
chemins. Nous avions déjà marché la distance de trois ou quatre portées
d'arquebuse, et j'en étais arrivé «_à m'en remettre à l'assistance
de Castor et de Pollux_ (_Catulle_)», quand soudain il se produisit
chez eux un revirement bien inattendu. Je vis revenir vers moi le chef
de la bande, qui me parla avec plus de courtoisie; et, se mettant en
peine de faire rechercher dans sa troupe mes hardes dispersées, il me
fit rendre ce qu'il put en retrouver, jusqu'à mon coffre à argent. Le
meilleur présent qu'il me fit, ce fut de me remettre enfin en liberté,
le reste m'important peu à pareil moment. Je ne connais pas encore bien
la véritable cause d'un changement si peu dans les habitudes, de cette
volte-face sans motif apparent, de ce repentir si extraordinaire dans
une entreprise préméditée et exécutée de propos délibéré et justifiée
par les mœurs de l'époque, car, de prime abord, je leur avais avoué
le parti auquel j'appartenais et où je me rendais. Celui qui occupait
le premier rang se démasqua, me donna son nom et me dit à plusieurs
reprises que je devais ma délivrance à mon visage, à la liberté et à la
fermeté de mes paroles, qui faisaient qu'un traitement semblable était
indigne de moi, me demandant de lui donner l'assurance de lui rendre la
pareille à l'occasion. Il est possible que la bonté divine voulût user,
pour ma conservation, de ce moyen si aléatoire; il me servit encore le
lendemain contre des embûches pires que celles auxquelles je venais
d'échapper et contre lesquelles les premiers eux-mêmes m'avaient mis en
garde. Celui auquel j'eus affaire en cette dernière aventure est encore
vivant et peut la confirmer; l'auteur de la première a été tué il n'y a
pas longtemps.

=La simplicité de ses intentions, qu'on lisait dans son regard et
dans sa voix, empêchait qu'on ne prît en mauvaise part la liberté de
ses discours. Dans la répression des crimes, il n'était pas pour trop
de sévérité.=--Si ma physionomie ne prévenait en ma faveur, si on ne
lisait dans mes yeux et dans ma voix la simplicité de mes intentions,
je ne serais pas demeuré si longtemps sans qu'on me cherchât querelle
ou qu'on m'offensât, étant donnée la liberté indiscrète que j'ai de
dire à tort et à travers tout ce qui me vient à l'idée et de juger
témérairement des choses. Cette façon peut, avec raison, paraître
incivile et peu dans nos usages; mais je n'ai rencontré personne qui
l'ait jugée outrageante et malintentionnée, et je n'ai pas trouvé
davantage qui que ce soit que ma liberté ait blessé, quand c'était de
moi-même que les propos émanaient; car pour ce qui est des paroles
rapportées, elles ont un tout autre son et prennent un sens tout
différent.--Aussi, je ne hais personne et suis peu enclin à offenser
n'importe qui; même quand la raison est en jeu, je ne me départis
pas de ce sentiment; et, quand l'occasion me mettait dans le cas de
prononcer des condamnations criminelles, j'ai plutôt fait défaut à la
justice: «_Je voudrais qu'on n'eût pas commis de fautes, mais je n'ai
pas le courage de punir celles qui ont été commises_ (_Tite Live_).»
On reprochait, dit-on, à Aristote d'avoir été trop miséricordieux
envers un méchant: «J'ai été à la vérité, répondit-il, miséricordieux
envers l'homme, mais non envers la méchanceté.» Les jugements sont
d'ordinaire d'autant plus sévères dans les peines qu'ils prononcent,
que le méfait est plus horrible; l'impression qu'il fait sur moi est
inverse: l'horreur d'un premier meurtre me fait craindre d'en commettre
moi-même un second, la haine que je ressens pour la cruauté commise me
fait abhorrer toute imitation et incliner vers la douceur. A moi qui ne
suis qu'un personnage de peu d'importance, on peut appliquer ce qu'on
disait de Charille, roi de Sparte: «Il ne saurait être bon, puisqu'il
n'est pas mauvais pour les méchants»; ou bien encore, car Plutarque
présente une seconde interprétation de ce mot, comme il arrive de mille
autres choses qui comportent des versions diverses et contraires:
«Faut-il qu'il soit bon, puisqu'il l'est même pour les méchants!»--De
même que, dans ce qui est licite, je répugne à intervenir lorsqu'il
faut m'adresser à des gens auxquels cela déplaît; quand il s'agit de
choses illicites, je ne me fais pas assez de conscience, à dire vrai,
de m'employer quand ceux dont cela dépend ne s'en offensent pas.



CHAPITRE XIII.

_De l'expérience._


=L'expérience n'est pas un moyen sûr de parvenir à la vérité, parce
qu'il n'y a pas d'événements, d'objets absolument semblables; on ne
peut, par suite, juger sainement par analogie.=--Il n'y a pas de désir
plus naturel que celui de connaître. Nous essayons tous les moyens qui
peuvent nous y amener et, quand la raison n'y suffit pas, nous faisons
appel à l'expérience: «_C'est par différentes épreuves que l'expérience
a créé l'art, nous montrant, par l'exemple d'autrui, la voie à suivre_
(_Manilius_).» Ce second procédé est beaucoup moins sûr que le premier
et moins digne; mais la vérité est chose de si grand prix, que nous
ne devons rien dédaigner de ce qui peut nous y conduire.--La raison
a tant de formes que nous ne savons laquelle choisir, l'expérience
n'en a pas moins; et les conséquences que nous cherchons à tirer de
la comparaison des événements n'offrent pas toute certitude, d'autant
qu'ils ne sont jamais identiques. Ce que l'on retrouve toujours dans
les choses les plus ressemblantes, c'est la diversité et la variété.
Comme exemple le plus typique de ressemblance parfaite, les Grecs,
les Latins et nous-mêmes, nous citons celle des œufs entre eux; il
s'est cependant trouvé des gens, notamment quelqu'un à Delphes, qui y
distinguaient des différences, n'en prenaient jamais un pour un autre,
et qui, en ayant de plusieurs poules, savaient reconnaître de laquelle
était l'œuf. La dissemblance s'introduit d'elle-même dans nos
ouvrages; nul art ne peut réaliser une entière similitude: ni Perrozet,
ni un autre ne peuvent si soigneusement polir et blanchir l'envers de
leurs cartes, que certains joueurs n'arrivent à les distinguer, rien
qu'à les voir glisser entre les mains d'un autre. La ressemblance
n'unifie pas au même degré que la différence ne diversifie. La nature
s'est fait une obligation de ne pas créer une chose qui ne soit
dissemblable de toutes les autres de même nature.

=Par cette même raison, la multiplicité des lois est inutile, jamais
le législateur ne pouvant embrasser tous les cas.=--C'est pourquoi je
ne partage pas l'opinion de celui-là qui pensait, par la multiplicité
des lois, brider l'autorité des juges en leur laissant peu à décider.
Il ne sentait pas que leur interprétation laisse autant de liberté et
de champ où se mouvoir, que leur confection. C'est se moquer que de
croire restreindre nos discussions et y couper court, en nous rappelant
constamment le texte précis de la Bible, d'autant que notre esprit
trouve pour critiquer le sens qu'un autre y attache, autant d'arguments
que pour soutenir notre propre interprétation, et que commenter prête
à non moins d'animosité et de discussions acerbes qu'inventer.--Nous
voyons quelle était son erreur, car nous avons en France plus de lois
qu'il n'en existe dans tout le reste du monde réuni et plus qu'il n'en
faudrait pour en doter tous les mondes d'Épicure: «_Nous souffrons
autant des lois, qu'on souffrait autrefois des crimes_ (_Tacite_)»; et
pourtant nous avons tant laissé à nos juges sur quoi opiner et décider,
que jamais la liberté avec laquelle ils en usent n'a été plus puissante
et plus scandaleuse. Qu'ont gagné nos législateurs à faire choix de
cent mille cas et faits particuliers et d'y attacher cent mille lois?
ce nombre n'est en aucune proportion avec la diversité infinie des
actions humaines: la multiplicité de nos inventions n'atteindra jamais
la variété des exemples qu'on peut citer; en ajouterait-on cent fois
autant qu'il y en a déjà, qu'on ne ferait pas que, dans les événements
à venir, il s'en trouve un seul dans le nombre si grand de milliers qui
ont été choisis et enregistrés, qui se puisse juxtaposer et appareiller
à un autre si exactement qu'il n'y ait quelque circonstance qui diffère
et n'exige quelque modification dans le jugement à intervenir. Il
y a peu de corrélation entre nos actions, qui sont en perpétuelle
transformation, et nos lois, qui sont fixes et immobiles. Le plus
désirable à l'égard de celles-ci, c'est qu'elles soient aussi peu
nombreuses, aussi simples que possible et conçues en termes généraux;
et encore mieux vaudrait, je crois, n'en pas avoir du tout, que de les
avoir en aussi grand nombre que nous les avons.

=Celles de la nature nous procurent plus de félicité que celles que
nous nous donnons; les juges les plus équitables, ce serait peut-être
les premiers venus, jugeant uniquement d'après les inspirations de
leur raison.=--Les lois de la nature nous procurent toujours plus de
félicité que celles que nous nous donnons; témoin l'âge d'or que les
poètes nous ont dépeint, et l'état dans lequel nous voyons vivre des
nations qui n'en connaissent pas d'autres. Nous en trouvons qui, pour
tous juges, ont recours, pour trancher leurs différends, au premier
passant qui traverse leurs montagnes; d'autres qui élisent, les jours
de marché, quelqu'un d'entre eux qui, sur-le-champ, prononce sur tous
leurs procès. Quel danger y aurait-il à ce que les plus sages d'entre
nous règlent les nôtres de même façon, selon les circonstances et ce
qui leur en semble, sans avoir à tenir compte des précédents ni des
conséquences? A chaque pied son soulier, à chaque cas particulier sa
solution propre. Le roi Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes,
faisait acte de sage prévoyance, en prescrivant qu'il n'y fût compris
aucun étudiant en jurisprudence, de peur qu'avec cette science, portée
par nature à engendrer les altercations et les divisions, le goût des
procès ne vînt à s'implanter dans ce nouveau monde; il jugeait, comme
Platon, que «jurisconsultes et médecins sont de mauvais éléments dans
un pays».

=Pour vouloir être trop précis, les textes de loi sont conçus en termes
si obscurs (obscurité à laquelle ajoutent encore, ici comme en toutes
choses, les interprétations), qu'on n'arrive pas, dans les contrats et
testaments, à formuler ses idées d'une façon indiscutable.=--Pourquoi
notre langage usuel, si commode pour tout autre usage, devient-il
obscur et inintelligible quand il est employé dans les contrats et
testaments; et que des gens qui s'expriment si clairement quand
ils parlent ou qu'ils écrivent, ne trouvent pas, lorsqu'il s'agit
d'actes de cette nature, possibilité de dire ce qu'ils veulent, sans
prêter au doute et à la contradiction? C'est parce que les princes
en cet art se sont tellement appliqués à faire choix de mots qui en
imposent, de formules si artistement arrangées, ont tellement pesé
chaque syllabe, épluché avec tant de subtilité tous les termes, que
l'on s'embarrasse et s'embrouille dans cette infinité de formules et
de si menus détails, au point qu'on n'y distingue plus ni règles, ni
prescriptions et qu'on n'y comprend absolument rien: «_Tout ce qui est
divisé au point de n'être que poussière, devient confus_ (_Sénèque_).»
Qui a vu des enfants essayant de diviser en un nombre de fractions
déterminé une certaine quantité de vif argent? plus ils le pressent,
le pétrissent et s'ingénient à l'obliger à obéir à leur fantaisie,
plus ils irritent la fluidité de ce métal rebelle, qui échappe à leurs
efforts et va s'émiettant en globules qui s'éparpillent à l'infini.
Il en est ici de même: en multipliant les subtilités, on apprend aux
gens à introduire de plus en plus ce qui prête au doute, on nous
incite à étendre et diversifier les difficultés, on les augmente et
on en met partout. En semant les questions qu'il faudra élucider,
en les retaillant pour qu'elles acquièrent plus de netteté, on fait
fructifier et foisonner de par le monde l'incertitude et les querelles;
telle la terre qu'on rend d'autant plus fertile qu'on l'ameublit
davantage et qu'on la remue plus profondément: «_C'est la doctrine qui
produit les difficultés_ (_Quintilien_).» Nous doutions avec Ulpian,
nous doutons davantage encore avec Bartholus et Baldus. Il eût fallu
effacer les traces de cette innombrable diversité d'opinions et non
point s'en parer et en rompre la tête à la postérité. Je ne sais
qu'en dire; mais on sent par expérience que tant d'interprétations
désagrègent la vérité et la rendent insaisissable. Aristote a écrit
pour être compris; s'il ne l'est pas, un autre moins habile que lui,
qui cherche à saisir des idées qui ne sont pas les siennes, y réussira
encore moins. Nous mettons à nu la matière, nous l'épandons en la
délayant; d'un sujet nous en faisons mille et, à force de multiplier
et de subdiviser, nous en arrivons à cette infinité d'atomes qu'avait
imaginée Épicure.--Jamais deux hommes n'ont jugé une même chose d'une
même façon; et il est impossible de trouver deux opinions exactement
semblables, non seulement chez plusieurs hommes, mais chez un même
homme à des heures différentes. Ordinairement, je trouve à douter
de points sur lesquels les commentaires n'ont pas daigné s'exercer;
je trébuche aisément là où ne se présente aucune difficulté, comme
certains chevaux que je connais, qui bronchent plus souvent dans des
chemins sans aspérités.

Qui peut nier que les explications n'augmentent les doutes et
l'ignorance, quand on voit qu'il n'y a aucun livre soit humain,
soit divin, sur lequel tout le monde ne s'acharne sans que les
interprétations mettent fin aux difficultés? Le centième commentateur
le laisse à celui qui vient après lui, plus épineux et plus scabreux
que ne l'avait trouvé le premier qui a entrepris de l'expliquer.
Quand avons-nous jamais dit entre nous d'un livre: «Ce livre a été
suffisamment analysé, il n'y a désormais plus rien à en dire»?--Ceci
apparaît encore mieux dans la chicane. On donne l'autorité des
lois à une infinité de docteurs, à une infinité d'arrêts, et à
autant d'interprétations: arrivons-nous cependant à mettre un terme
quelconque à ce besoin d'interpréter; constate-t-on quelque progrès
et acheminement vers la tranquillité; nous faut-il moins d'avocats et
de juges que lorsque cette énorme masse qu'est devenu le droit, en
était encore à sa première enfance? Au contraire nous en obscurcissons
et ensevelissons la compréhension, que nous ne découvrons plus
qu'au travers de quantité de clôtures et de barrières. Les hommes
méconnaissent la maladie de leur esprit: il ne fait que fureter et
être en quête; il va sans cesse tournoyant, bâtissant, s'empêtrant
dans sa besogne, comme nos vers à soie, comme «_une souris dans de
la poix_», et il s'y étouffe. De loin, il pense remarquer je ne sais
quelle apparence de clarté et de vérité imaginaires; mais, pendant
qu'il y court, tant de difficultés lui barrent la route, soulevant des
empêchements, de nouvelles enquêtes à faire, qu'elles l'égarent et
l'enivrent; c'est à peu près le cas des chiens d'Ésope qui, croyant
apercevoir un corps mort flotter sur la mer et n'en pouvant approcher,
entreprirent de boire toute l'eau pour y arriver à sec et en crevèrent.
C'est la même idée qu'émettait un certain Cratès, disant des écrits
d'Héraclite, «qu'ils avaient besoin d'un lecteur qui fût bon nageur»,
pour que la profondeur et le poids de sa doctrine ne l'engloutissent et
ne le suffoquassent.

=Si les interprétations se multiplient à ce point, la cause en est
à la faiblesse de notre esprit, qui, en outre, ne sait se fixer; en
ces siècles on ne compose plus, on commente.=--C'est uniquement la
faiblesse de chacun de nous, qui fait que nous nous contentons de ce
que d'autres, ou nous-mêmes, avons trouvé dans cette chasse à laquelle
nous nous livrons pour arriver à savoir; un plus habile ne s'en
contentera pas. Il y a toujours place pour qui viendra après nous, et
même pour nous, en nous y prenant autrement. Nos investigations sont
sans fin, nous ne nous arrêterons que dans l'autre monde. C'est signe
que notre esprit est à court quand nous nous déclarons satisfaits,
ou qu'il est las. Nul esprit généreux ne s'arrête de lui-même: il
va toujours de l'avant et plus qu'il n'a de force, il a des élans
qui l'emportent au delà de ce qu'il peut; s'il n'avance, s'il ne
presse, ne s'accule, ne se heurte, ne tourne sur lui-même, c'est qu'il
n'est vif qu'à moitié; ses poursuites sont sans limite et sans forme
déterminée; il se nourrit d'admiration, de recherches, d'ambiguïté;
ce qu'indiquait assez Apollon, en nous parlant toujours en termes
à double sens, obscurs et détournés qui, ne donnant jamais pleine
satisfaction, ne faisaient qu'amuser et travailler l'imagination. Nous
sommes continuellement agités d'un mouvement qui n'a rien de régulier,
qui ne se modèle sur rien et est sans but; nos inventions s'échauffent,
se succèdent et apparaissent sans interruption aucune: «_Ainsi voit-on
dans un ruisseau qui coule, une eau roulant sans cesse après une autre,
dans un ordre qui est éternellement le même. L'une suit l'autre,
l'autre la fuit; celle-ci toujours pressée par celle-là et la devançant
toujours. Toujours l'eau s'écoule dans l'eau; c'est toujours le même
ruisseau et toujours une eau nouvelle_ (_la Boétie_).»

Interpréter les interprétations donne plus de mal qu'interpréter les
choses elles-mêmes, nous faisons plus de livres sur des livres que
sur des sujets autres; nous ne savons que nous commenter les uns les
autres. Tout fourmille de commentaires, et très rares sont les auteurs
proprement dits. La principale science de nos siècles, ce qui nous
vaut le plus de réputation, n'est-ce pas de pouvoir comprendre les
savants; n'est-ce pas la fin dernière et la plus habituelle de nos
études? Nos opinions se entent les unes sur les autres: la première
sert de tige à la seconde, la seconde à la troisième, nous montons
ainsi l'échelle degré par degré, et il arrive de la sorte que le plus
haut monté a souvent plus d'honneur que de mérite, car il ne fait que
s'élever d'un rien sur l'épaule de l'avant-dernier.

Combien souvent et peut-être sottement, ai-je fait que mon livre parle
de lui-même? C'est sottise, ne serait-ce que pour cette raison que
j'eusse dû me souvenir de ce que je dis des autres qui font de même:
«Ces œillades si fréquentes, adressées à leur ouvrage, témoignent
que leur cœur a pour lui de tendres sentiments; et même lorsqu'ils
le rudoient et affectent de le traiter avec dédain, ce ne sont là que
mignardises et coquetteries d'affection maternelle»; c'est ce que
nous dit Aristote, en ajoutant que l'estime et le mépris vis-à-vis de
soi-même se traduisent souvent avec le même air arrogant. J'ai pourtant
une excuse: «C'est que, sur ce point, j'ai plus qu'un autre le droit de
prendre cette liberté parce que c'est précisément de moi, de mes écrits
comme de toutes mes autres actions quelles qu'elles soient, que traite
mon livre, et que mon sujet veut que j'y revienne souvent»; mais je ne
sais trop si cette raison, tout le monde voudra l'admettre.

=Ce qu'il y a de singulier, c'est que les discussions ne roulent
guère que sur des questions de mots; et, si dissemblables que soient
les choses, il se trouve toujours quelque point qui fait que chacun
les interprète à sa façon.=--En Allemagne, les doutes auxquels ont
donné lieu les propres idées de Luther ont produit autant et plus
de divisions et de discussions, que lui-même n'en a soulevé par ses
interprétations des saintes Écritures. Les termes employés sont la
cause de tous nos débats; si je demande ce que veulent dire: nature,
volupté, cercle, substitution, la question porte sur des mots, on y
répond par des mots. «Qu'est-ce qu'une pierre?--C'est un corps.» Que
quelqu'un poursuive: «Et un corps, qu'est-ce?--Une substance.--Et
qu'est-ce qu'une substance?» et ainsi de suite; qui l'on interroge
de la sorte finit par être hors d'état de répondre. C'est un simple
échange d'expressions où l'une en remplace une autre, et où souvent
la seconde est plus inconnue que la première; je sais mieux ce qu'est
un homme, que je ne comprends quand on me dit que c'est un animal,
un mortel, un être raisonnable; pour me délivrer d'un doute, on m'en
soumet trois; c'est la tête de l'hydre.--Socrate demandait à Memnon
ce que c'était que la vertu: «Il y a, lui répondit celui-ci, vertu
d'homme, vertu de femme, de magistrat, d'homme privé, d'enfant, de
vieillard.--Voilà qui va bien, s'écria Socrate; nous étions en quête
d'une vertu, tu nous en apportes un essaim.» Nous posons une question,
on nous en donne le contenu d'une ruche.--Si aucun événement, aucune
formation extérieure ne ressemblent entièrement à d'autres, la
dissemblance, par un ingénieux mélange opéré par la nature, n'est non
plus jamais complète. Si nos visages n'étaient pas semblables, l'homme
ne pourrait être distingué de la bête; et s'ils se ressemblaient, un
homme ne se distinguerait pas d'un autre. Toutes les choses se tiennent
par quelque similitude, l'identité avec un exemple donné n'est jamais
absolue; par suite, la relation tirée de l'expérience est toujours
imparfaite et en défaut. Toutefois les comparaisons se joignent entre
elles par quelque bout; c'est ce qui arrive aux lois que, par quelque
interprétation détournée, forcée et indirecte, on assortit à chacun des
cas qui se présentent.

=Imperfection des lois; exemples d'actes d'inhumanité et de forfaits
judiciaires auxquels elles conduisent; combien de condamnations plus
criminelles que les crimes qui les motivent!=--Les lois morales
afférentes aux devoirs particuliers de chacun vis-à-vis de soi-même
étant, comme nous le voyons, si difficiles à dresser, il n'est pas
étonnant que celles qui gouvernent des individus en si grand nombre
le soient plus encore. Considérez les formes de la justice qui nous
régit: elles constituent un vrai témoignage de l'imbécillité humaine,
tant elles présentent de contradictions et d'erreurs! La faveur et
la rigueur qu'on y trouve, et il s'en trouve tant que je ne sais
si l'impartialité y existe aussi souvent, sont des maladies, des
difformités qui font partie intégrante de la justice et sont dans son
essence.--Des paysans, au moment même où j'écris, viennent m'avertir
en toute hâte qu'ils ont aperçu à l'instant, dans une forêt qui
m'appartient, un homme meurtri de cent coups, respirant encore, qui
leur a demandé de lui donner par pitié de l'eau et un peu d'aide pour
se soulever. Ils n'ont pas osé l'approcher, disent-ils, et se sont
enfuis, de peur d'être attrapés par les gens de justice, comme il
arrive à ceux rencontrés près d'un homme assassiné, et d'avoir à rendre
compte de l'accident, ce qui eût été leur ruine complète, n'ayant ni
le moyen ni l'argent nécessaires pour démontrer leur innocence. Que
pouvais-je leur dire? il est certain qu'en satisfaisant à ce devoir
d'humanité, ils se fussent compromis.

Combien avons-nous découvert d'innocents qui ont été punis sans,
veux-je dire, qu'il y ait de la faute des juges; et combien y en
a-t-il que nous ne connaissons pas?--Voici un fait arrivé de mon
temps: Des gens sont condamnés à mort pour homicide; l'arrêt est
sinon prononcé, du moins on est d'accord et ce qu'il doit porter est
arrêté. Là-dessus, les juges sont informés par les officiers d'une
cour voisine, ressortissant de la leur, que des prisonniers qu'ils
détiennent, avouent catégoriquement cet homicide et font sur cette
affaire une lumière indubitable. On délibère si, nonobstant, on doit
suspendre et différer l'exécution de l'arrêt rendu contre les premiers;
on considère la nouveauté du cas, ses conséquences sur les entraves qui
en résulteraient pour l'exécution des jugements; on envisage que la
condamnation a été juridiquement prononcée, que les juges n'ont aucun
reproche à se faire; en somme, ces pauvres diables sont immolés aux
formes de la justice.--Philippe de Macédoine, ou quelque autre, pourvut
à pareille difficulté de la manière suivante: Il avait, par un jugement
en règle, condamné un homme à une grosse amende envers un autre; la
vérité ayant été découverte quelque temps après, il se trouva qu'il
avait jugé contrairement à l'équité. D'un côté il y avait l'intérêt de
la cause qui était juste, de l'autre celui des formes judiciaires qui
avaient été bien observées; il satisfit aux deux, en laissant subsister
la sentence telle qu'elle était et compensant de ses propres deniers
le dommage fait au condamné. Mais là, l'accident était réparable;
mes gens, eux, furent irrémédiablement pendus. Combien ai-je vu de
condamnations plus criminelles que le crime pour lequel elles avaient
été prononcées!

=Montaigne partage l'opinion des anciens, qu'il est prudent, qu'on soit
accusé à tort ou à raison, de ne pas se mettre entre les mains de la
justice. Puisqu'il y a des juges pour punir, il devrait y en avoir pour
récompenser.=--Tout ceci me fait souvenir de ces principes qui avaient
cours jadis: «Celui qui veut le triomphe du droit dans les questions
générales, est obligé de le sacrifier dans les questions de détail;
l'injustice dans les affaires de peu d'importance, est le seul moyen de
faire que les grandes se règlent avec équité.» La justice humaine est
comme la médecine pour laquelle toute chose utile est, par cela même,
juste et honnête; cela répond à ce qu'admettent les Stoïciens: «que la
nature elle-même, dans la plupart de ses œuvres, va à l'encontre de
ce qui est juste»; les Cyrénaïques, «que rien n'est juste par soi-même;
ce sont les coutumes et les lois qui déterminent ce qui l'est et ce qui
ne l'est pas»; les Théodoriens, «que le larcin, le sacrilège, les actes
immoraux de toute nature sont justifiés aux yeux du sage, du moment
qu'il reconnaît qu'il peut y avoir profit». A cela, pas de remède,
et j'en suis arrivé à penser, comme Alcibiade, que je ne me livrerai
jamais, si j'en ai la possibilité, à un homme qui a droit de vie et
de mort sur moi, devant lequel mon honneur et ma vie dépendent du
talent et de l'habileté de mon avocat plus que de mon innocence.--Je ne
voudrais me risquer que devant une justice ayant qualité pour connaître
de mes bonnes actions comme de mes mauvaises, de laquelle j'aurais
autant à espérer qu'à craindre. Une indemnité n'est pas suffisante à
l'égard d'un homme qui fait mieux encore que de ne pas commettre de
faute. Notre justice ne nous présente que l'une de ses mains, encore
est-ce la main gauche; et quiconque, quel qu'il soit, ayant affaire à
elle, s'en tire toujours avec perte.

En Chine, les institutions et les arts, qui diffèrent considérablement
des nôtres et que nous ne connaissons qu'imparfaitement, l'emportent en
plusieurs points, par leur excellence, sur ce qui se passe chez nous.
Dans cet empire, où ni les anciens ni nous n'avons pénétré et dont,
d'après l'histoire, la population est si considérable et si diverse
de la nôtre, des officiers sont envoyés par le prince pour inspecter
l'état des provinces; et, de même qu'ils punissent ceux qui commettent
des malversations dans leur charge, ces officiers récompensent
d'autre part par de réelles libéralités ceux qui se sont distingués
dans l'exercice de leurs fonctions et ont fait plus que leur devoir
n'exigeait. On se présente à eux, non seulement pour satisfaire à ce
qu'on doit, mais pour être rémunéré; non pour être simplement payé de
ce qui vous est dû, mais * encore pour recevoir des gratifications.

=Il n'a jamais eu de démêlés avec la justice, et il est si épris de
liberté, qu'il irait n'importe où s'il sentait la sienne menacée.=--Nul
juge, Dieu merci, ne m'a encore parlé comme juge, en quelque cause que
ce soit, nous concernant moi ou un autre, au criminel comme au civil.
Je ne suis jamais entré dans une prison, pas même pour la visiter; mon
imagination m'en rend la vue désagréable, même du dehors. Je suis si
languissant de liberté, que si l'on me défendait l'accès de quelque
coin des Indes, j'en vivrais en quelque sorte plus mal à mon aise; et
tant que je trouverai un endroit où la terre et la mer soient libres,
je ne séjournerai pas dans un lieu où il faudrait me cacher. Mon Dieu,
que je souffrirais donc de la condition où je vois tant de gens,
astreints à demeurer en un point déterminé du royaume, auxquels sont
interdits l'entrée des grandes villes, des résidences royales, l'usage
des chemins publics, parce qu'ils ont transgressé les lois! Si celles
sous lesquelles je vis, me menaçaient seulement le bout d'un doigt, je
m'en irais immédiatement me ranger sous d'autres, où qu'il me faille
aller. Toute ma petite prudence, je l'emploie, durant les guerres
civiles qui nous affligent, à ce qu'elles n'entravent pas ma liberté
d'aller et de venir.

=Les lois n'ont autorité que parce qu'elles sont lois, et non parce
qu'elles sont justes. Quant à lui, il a renoncé à leur étude, c'est
lui seul qu'il étudie; pour le reste, il s'en remet simplement à la
nature.=--Les lois ont de l'autorité, non parce qu'elles sont justes,
mais parce qu'elles sont lois; c'est la base mystérieuse de leur
pouvoir; elles n'en ont pas d'autres, celle-ci leur suffit. Elles sont
souvent faites par des sots; plus souvent par des gens qui, en haine
de l'égalité, manquent d'équité; mais toujours par des hommes, qui
transportent dans leur œuvre leur frivolité et leur irrésolution.
Il n'est rien comme les lois pour commettre aussi largement et aussi
couramment de si lourdes fautes; quiconque leur obéit parce qu'elles
sont justes, n'est pas dans le vrai, c'est même la seule raison qui ne
puisse être invoquée. Les lois françaises prêtent quelque peu la main,
par leur déréglement et leur laideur, au désordre et à la corruption
qui se manifestent dans leur application et exécution; leur teneur
en est si peu claire et repose sur des principes si variables, que
ceux qui leur désobéissent, qui les interprètent, les appliquent et
les observent mal, sont excusables. Quelle que soit l'expérience que
nous ayons, celle qui nous vient de ce que nous voyons à l'étranger,
ne servira guère à nos institutions, tant que nous tirerons si peu
de profit de celles que nous nous sommes données à nous-mêmes, avec
lesquelles nous sommes plus familiarisés et qui, certes, suffisent bien
à nous instruire de ce qu'il nous faut.--Je m'étudie moi-même plus
que tout autre sujet; cette étude constitue toute ma physique et ma
métaphysique: «_Par quel art Dieu gouverne le monde? par quelle route
s'élève et se retire la lune? comment, réunissant son double croissant,
se retrouve-t-elle chaque mois dans son plein? d'où viennent les vents
qui commandent à la mer et quelle est l'influence de celui du midi?
quelles eaux forment continuellement les nuages? un jour viendra-t-il
qui détruira le monde_ (_Properce_)?--_Cherchez, vous que tourmente le
besoin d'approfondir les mystères de la nature_ (_Lucain_)». Dans ce
grand tout, je m'abandonne, ignorant et insouciant, à la loi générale
qui régit le monde; je la connaîtrai assez, quand j'en sentirai les
effets. Ma science ne peut la détourner de sa route; elle ne se
modifiera pas pour moi, ce serait folie de l'espérer; folie plus
grande encore de m'en tourmenter, puisque nécessairement elle est
la même pour tous, s'exerce au grand jour et s'applique à tous. La
bonté, la puissance de Celui qui le dirige, nous déchargent de toute
ingérence dans ce gouvernement. Les recherches, les contemplations
des philosophes ne servent d'aliment qu'à notre curiosité. Ils ont
grandement raison de nous renvoyer aux règles de la nature. Mais à
quoi sert une si sublime connaissance? ils falsifient ses règles et
nous la présentent elle-même avec un visage maquillé, si haut en
couleurs et tellement sophistiqué, qu'il en résulte tous ces portraits
si différents d'un sujet si constamment le même.--La nature nous a
pourvus de pieds pour marcher; nous lui devons aussi la prudence,
pour nous guider dans la vie. Cette prudence n'est pas, comme on l'a
imaginé, un composé de finesse, de force et d'ostentation; comme la
nature elle-même, elle est facile, tranquille, salutaire et de la plus
grande efficacité, comme a dit quelqu'un, chez celui qui a le bonheur
de savoir l'employer naïvement et à propos, c'est-à-dire naturellement.
S'abandonner tout simplement à la nature, est la manière la plus sage
de se confier à elle. Oh! que l'ignorance et l'absence de curiosité
constituent un doux, un moelleux et sain oreiller pour y reposer une
tête bien pondérée.

=Que ne prêtons-nous plus d'attention à cette voix intérieure qui est
en nous et suffit pour nous guider? Quand nous constatons que nous
nous sommes trompés en une circonstance, ne devrions-nous pas être en
défiance à tout jamais dans les circonstances analogues?=--J'aimerais
mieux bien saisir ce qui se passe en moi, que de bien comprendre
Cicéron. Par l'expérience que j'ai de moi, j'ai assez de quoi devenir
sage, si j'étais bon écolier. Qui se remémore les accès de colère
qu'il a eus et jusqu'où cette fièvre l'a emporté, voit combien cette
passion est laide, plus que ne le fait apercevoir Aristote, et il en
conçoit contre elle une haine mieux justifiée. Qui se souvient des maux
qu'il a soufferts, de ceux dont il a été menacé, des circonstances
sans gravité qui ont pu le troubler, se prépare par là aux agitations
futures et à bien juger son état. La vie de César ne nous est pas d'un
exemple plus efficace que la nôtre; que ce soit celle d'un empereur ou
celle d'un homme du peuple, c'est toujours une vie en butte à tous les
accidents humains. Prêtons l'oreille à cette voix intérieure, elle nous
dira tout ce qu'il nous importe particulièrement de connaître.--Celui
qui se souvient de s'être si grandement et si souvent trompé en s'en
rapportant à son propre jugement, n'est-il pas un sot de n'en pas être
à tout jamais en défiance? Quand j'arrive à être convaincu, par les
raisons qu'on m'oppose, que mon opinion est erronée, ce n'est pas tant
ce qui vient de m'être dit et mon ignorance dans ce cas particulier
que je retiens, ce serait de peu de profit; c'est d'une façon plus
générale ma débilité, la trahison de mon entendement que je constate,
et j'en conclus que tout l'ensemble est à réformer. Dans toutes mes
erreurs je fais de même et je sens que cette règle m'est de grande
utilité dans la vie; je ne regarde pas, en l'espèce, le fait comme une
pierre qui accidentellement me fait broncher; il me révèle qu'il est
à craindre que mon allure ne soit, en tout, autre qu'il ne faut, et
me dispose à la régler. Savoir qu'on a dit ou fait une sottise, n'est
rien; ce qu'il faut apprendre c'est qu'on n'est qu'un sot, chose de
bien autre conséquence et bien autrement importante à connaître. Les
faux pas que ma mémoire me fait si souvent commettre, lors même qu'elle
est le plus sûre d'elle-même, ne sont pas inutiles. Maintenant, elle a
beau me jurer qu'elle est certaine d'elle-même, je n'y crois plus; la
première objection qu'on fait à son témoignage me met sur mes gardes,
et je n'oserais me fier à elle pour quelque chose de sérieux, ni m'en
porter garant quand il s'agit de choses accomplies pour autrui; au
point que si ce que je fais faute de mémoire, d'autres ne le faisaient
plus souvent encore par mauvaise foi, je croirais toujours sur un
fait ce qu'un autre en dit, plutôt que ce que j'en dis moi-même.--Si
chacun épiait de près les effets et les circonstances des passions
qui le dominent, comme je l'ai fait moi-même pour celles dont je suis
atteint, il les verrait venir et ralentirait un peu leur violence
et leur course. Elles ne nous sautent pas toujours à la gorge du
premier coup; elles commencent par nous menacer, puis nous envahissent
par degré: «_Ainsi l'on voit, au premier souffle des vents, la mer
blanchir, s'enfler peu à peu, soulever ses ondes et bientôt, du fond
des abîmes, porter ses vagues jusqu'aux nues_ (_Virgile_).» Le jugement
tient chez moi la première place, du moins s'y applique-t-il avec soin.
Il laisse mes appétits aller leur train; ni la haine, ni l'amitié, ni
même l'affection que je me porte à moi-même ne l'altèrent et ne le
corrompent; et, s'il ne peut modifier les autres éléments de moi-même
comme il le conçoit, toujours est-il qu'il ne se laisse pas pervertir
par eux: il fait jeu à part.

=Se connaître soi-même est la science capitale; celui qui sait,
hésite et est modeste; l'ignorant est affirmatif, querelleur et
opiniâtre.=--Cet avertissement «de se connaître soi-même» doit être
pour chacun d'une importance capitale, puisque le dieu de science et
de lumière la fit inscrire au fronton de son temple, comme comprenant
tout ce qu'il avait à nous conseiller; Platon dit que la prudence
n'est autre que la mise en application de cette maxime et Socrate,
dans Xénophon, la développe avec grands détails. En toute science,
ceux-là seuls qui s'en occupent en aperçoivent les difficultés et les
obscurités, car il faut encore certaine connaissance pour remarquer
qu'on ignore; c'est en poussant une porte, qu'on sait si elle nous est
fermée. C'est ce qui a donné naissance à cet aphorisme de l'école de
Platon qui semble n'être qu'un simple trait d'esprit: «Ceux qui savent
n'ont pas à s'enquérir, puisqu'ils savent; ceux qui ne savent pas,
n'ont pas davantage à le faire, puisque pour s'enquérir il faut savoir
ce dont on s'enquiert.» Ici «se connaître soi-même» signifie que, bien
que chacun se montre très affirmatif, satisfait de lui-même et se
croit suffisamment entendu, de fait il ne sait rien, comme le démontre
Socrate à Euthydème. Moi, qui ne pense pas autrement, je trouve que
ces paroles ont une profondeur et sont d'une variété d'application si
infinie, que ce que j'apprends n'a d'autre résultat que de me faire
sentir combien il me reste à apprendre. A ma faiblesse si souvent
constatée, je dois ma disposition d'esprit à la modestie, à obéir aux
croyances qui me sont d'obligation, à apporter un calme constant et
de la modération dans mes opinions, et la haine que j'éprouve pour
cette arrogance importune et querelleuse, ennemie capitale de toute
discipline et de toute vérité, de ceux qui ne croient et ne se fient
qu'à eux-mêmes. Écoutez-les professer; les premières sottises qu'ils
mettent en avant, ils les formulent dans un langage de prophète et de
législateur: «_Rien n'est plus honteux que d'affirmer et de décider,
avant d'avoir compris et de savoir_ (_Cicéron_).»--Aristarque disait
qu'on avait à peine trouvé anciennement sept sages dans le monde
entier et que, de son temps, on aurait peine à trouver sept ignorants;
n'aurions-nous pas plus de raison que lui, de le dire de notre
époque? L'affirmation et l'opiniâtreté sont des signes indéniables de
la bêtise: tel convaincu d'ignorance cent fois par jour, se pavane
nonobstant aussi affirmatif, aussi entier dans ses dires après
qu'avant; vous diriez que depuis sa dernière avanie, on lui a infusé
quelque âme nouvelle et retrempé l'entendement, ainsi qu'il arrivait
à cet ancien fils de la Terre qui reprenait une ardeur et une force
nouvelles dans chacune de ses chutes: «_qui, lorsqu'il avait touché sa
mère, sentait une nouvelle vigueur renaître dans ses membres épuisés_
(_Lucain_)»; cet entêté imbécile pense peut-être reprendre un nouvel
esprit pour recommencer une nouvelle lutte. C'est par expérience que
j'accuse l'ignorance humaine d'être, d'après moi, ce que produit de
plus certain l'école du monde. Ceux qui ne veulent pas reconnaître
qu'il en est ainsi, soit par mon propre exemple, à la vérité sans
conséquence, soit par le leur, qu'ils le reconnaissent par ce qu'en
pensait Socrate, le maître des maîtres, dont Antisthène disait à ses
disciples: «Allons, vous et moi, écouter Socrate; là, je serai disciple
au même degré que vous.» Ce même philosophe, dissertant sur ce dogme de
la secte des Stoïciens à laquelle il appartenait, «que la vertu suffit
à assurer le bonheur de la vie et que l'on n'avait besoin de rien
autre», ajoutait: «sinon de la force d'âme de Socrate».

=Étudiant sans cesse les autres pour se mieux connaître, Montaigne
en était arrivé à les juger avec assez de discernement. Quel service
on rend à qui sait l'entendre, de lui dire avec franchise ce qu'on
pense de lui!=--L'attention que, depuis si longtemps, j'apporte à
me considérer, me dispose à juger aussi des autres avec assez de
discernement, et il est peu de choses dont je parle avec plus de
compétence et de réussite. Il m'est arrivé souvent de voir et de
distinguer plus exactement qu'ils ne s'en rendaient compte eux-mêmes,
les bonnes et mauvaises dispositions en lesquelles se trouvaient mes
amis; il en est que j'ai étonnés par l'exactitude de mes indications
et que j'ai mis en garde contre eux-mêmes. Habitué depuis l'enfance à
étudier ma vie en me mirant dans celle des autres, j'ai acquis, sous ce
rapport, une réelle aptitude à les scruter; et, pour peu que j'y pense,
je ne laisse guère échapper rien de ce qui se produit autour de moi
pouvant y aider: contenances, humeurs, raisonnements. J'étudie tout,
ce qu'il me faut éviter comme ce qu'il me faut imiter. Aussi, chez mes
amis, je reconnais, par ce qu'ils font, l'état d'âme dans lequel ils se
trouvent; non cependant pour classer en genres et en chapitres cette
infinie variété d'actions si diverses par leur nature et leur forme,
et rattacher ensuite ces premiers groupes à des classes et ordres déjà
déterminés, «_car on ne saurait dire tous les noms, ni distinguer
toutes les espèces, tant le nombre en est grand_ (_Virgile_)». Aux
savants de parler et émettre ce qui leur vient à l'idée en bien
précisant et entrant dans le détail; chez moi qui ne vois que ce que
l'usage m'apprend sans qu'aucune règle me guide, les appréciations ne
prennent corps qu'à la longue, comme * chose qui ne peut se dire tout
d'une fois et en bloc, tout n'étant pas à l'unisson et parfaitement
réglé dans les âmes communes et d'ordre inférieur comme sont les
nôtres. La sagesse est un bâtiment solide et qui constitue un tout;
chaque pièce y a sa place et porte sa marque: «_Il n'y a que la sagesse
qui soit tout entière renfermée en elle-même_ (_Cicéron_).» Je laisse
aux artistes, et ne sais s'ils en viennent à bout quand il s'agit de
choses si confuses, si ténues, où le hasard a tant de part, de ranger
par catégories ces variétés infinies de physionomies, de fixer nos
indécisions et d'y introduire de l'ordre. Non seulement je trouve
difficile de rattacher nos actions les unes aux autres, mais, même pour
chacune, de lui trouver une qualité essentielle qui permette de la
désigner d'une manière qui lui soit propre, tant elles apparaissent
multiples et sous des aspects divers, suivant le point de vue où l'on
se place.--On estime que les natures comme celle de Persée, roi de
Macédoine, sont rares: «Son esprit ne se préoccupait d'aucune façon
d'être, il menait indifféremment tous les genres de vie, et avait des
habitudes si libres en leur essor et si changeantes que ni lui-même, ni
les autres ne pouvaient déterminer ce qu'il était.» Cette peinture me
paraît pouvoir s'appliquer à peu près à tout le monde, et, par-dessus
tout, à quelqu'un que j'ai vu taillé sur le même modèle et duquel on
pourrait, je crois, dire avec plus d'exactitude encore qu'«il est mal
équilibré, allant toujours sans motif plausible d'un extrême à l'autre;
sa vie, qui se passe sans éclat, ne présente ni revers, ni contrariétés
sérieuses; il n'a aucune faculté nettement caractérisée; il est
vraisemblable que ce qu'on pourra en supposer un jour, c'est qu'il
affecte et s'étudie à passer pour un être qu'on ne peut pénétrer».--Il
faut des oreilles bien résistantes pour s'entendre juger franchement;
et, comme il est peu de monde qui puisse le souffrir sans mordre, ceux
qui se hasardent à nous rendre ce service, nous donnent un témoignage
d'amitié qui n'est pas ordinaire; car c'est aimer sincèrement que de
risquer de nous blesser et de nous offenser pour notre bien. Je trouve
rude de juger quelqu'un dont les mauvaises qualités l'emportent sur les
bonnes; chez celui qui veut juger l'âme d'autrui, Platon exige trois
qualités: capacité, bienveillance et hardiesse.

=Montaigne estime qu'il n'eût été bon à rien, sauf à parler librement
à un maître auquel il eût été attaché, à lui dire ses vérités et faire
qu'il se connût lui-même; pareil censeur bénévole et discret serait
chose précieuse pour les rois, auxquels la gent maudite des flatteurs
est si pernicieuse.=--On me demandait une fois à quoi je pensais que
j'eusse été bon, si on se fût avisé de m'employer quand j'étais en
âge de servir: «_alors qu'un sang plus vif courait dans mes veines
et que la vieillesse jalouse n'avait pas encore blanchi mes tempes_
(_Virgile_)». A rien, répondis-je; et je me pardonne volontiers de ne
savoir faire quoi que ce soit qui m'eût fait l'esclave de quelqu'un.
Mais j'eusse été capable de dire ses vérités à mon maître et de
contrôler ses mœurs, s'il l'eût voulu. Je ne l'aurais pas fait en
gros, en mettant en œuvre les procédés des écoles de philosophie,
procédés dont je ne sais pas user et que je ne vois pas avoir produit
de réels changements chez ceux qui les connaissent; mais en l'observant
pas à pas, aux moments opportuns, jugeant par moi-même ses faits et
gestes, un à un, simplement, naturellement, lui faisant voir ce que
communément on pensait de lui à l'encontre de ce qu'auraient pu lui
dire ses flatteurs. Il n'est pas un de nous qui ne vaudrait moins que
les rois, s'il était continuellement corrompu, comme ils le sont,
par cette engeance maudite. Comment ne le seraient-ils pas, alors
qu'Alexandre, grand roi en même temps que grand philosophe, ne put
s'en défendre? J'aurais eu assez de fidélité, de jugement et de
liberté pour cela.--Une semblable charge ne serait pas attitrée, sans
quoi elle perdrait son efficacité et son mérite; c'est un rôle qui
ne saurait être dévolu indifféremment à tout le monde, car la vérité
elle-même n'a pas le privilège de pouvoir être dite à toute heure et
sur toutes choses; son usage, si noble qu'il soit, est circonscrit et
a ses limites. Il arrive souvent, étant donné le monde tel qu'il est,
que la rapporter à l'oreille du prince, non seulement ne sert de rien,
mais peut être nuisible, et même constituer une injustice à son égard;
car on ne me fera pas croire qu'une remontrance, même dictée par un
sentiment pieux, ne puisse être une faute et que l'intérêt de la chose
qui la motive ne doive souvent céder à celui qu'il y a à respecter les
convenances. Je voudrais, pour un tel métier, un homme satisfait de son
sort, «_qui voulût être ce qu'il est, et rien de plus_ (_Martial_)», et
qui soit né dans une situation sociale moyenne, parce que d'une part,
ne redoutant pas de faire tort par là à son avancement, il n'aurait pas
crainte de toucher vivement et profondément le cœur du maître, et
que, de l'autre, étant de condition moyenne, il lui serait plus facile
d'être en communication avec toutes sortes de gens. Ce soin ne devrait
incomber qu'à un seul; attribuer le privilège d'une telle liberté et
familiarité à plusieurs, entraînerait des atteintes au respect qui
auraient leurs inconvénients; surtout, et pour cette même raison, je
requerrais de lui le silence le plus absolu.

Un roi n'est pas à croire quand, pour se faire gloire, il se vante de
supporter avec constance les attaques de ses ennemis, tandis que, pour
son profit et se corriger, il ne peut souffrir la liberté de langage
d'un ami qui n'a d'autre but que d'éveiller son attention, le reste
dépendant de lui. Or, il n'est pas de catégorie d'hommes qui, plus
qu'eux, ait besoin de sincères avertissements émis en toute liberté.
Leur vie se passe en public; ils ont à se concilier l'opinion de tant
de gens témoins de leurs actes, que, la coutume étant de leur taire
tout ce qui pourrait leur faire modifier leur manière d'être, ils se
trouvent, sans s'en apercevoir, encourir la haine et la malédiction de
leurs peuples par des circonstances qu'il leur eût été souvent possible
d'éviter, sans même que ce fût au détriment de leurs plaisirs, s'ils
avaient été avertis et redressés à temps. D'ordinaire leurs favoris
regardent à leurs propres intérêts plus qu'à celui de leur maître;
et cela leur réussit, car il n'est que trop vrai que la plupart des
services qu'une véritable amitié peut rendre à un souverain, sont rudes
et périlleux à entreprendre; aussi demandent-ils non seulement beaucoup
d'affection et de franchise, mais encore du courage.

=Ses Essais sont, à son avis, un cours expérimental, fait sur lui-même,
d'idées afférentes à la santé de l'âme et à celle du corps; il va
donner ci-après un aperçu du régime qu'il a observé toute sa vie
durant.=--En somme, toutes ces boutades que j'entasse ici pêle-mêle,
constituent une sorte de recueil des essais auxquels je me suis livré
dans le cours de ma vie; ce qui s'y trouve, afférent à la santé de
l'âme, fournit, sur bien des points, nombre d'exemples qui peuvent
instruire, pourvu qu'on prenne le contre-pied de ce que j'ai dit ou
fait moi-même. Quant à ce qui est de la santé du corps, personne
n'est à même d'en parler avec plus d'expérience que moi, car sur ce
point l'expérience est chez moi dans toute sa pureté, elle n'y a été
ni corrompue ni altérée par les pratiques de l'art, ou par des idées
préconçues; et quand il est question de médecine, elle est là dans son
domaine, la raison lui cède complètement la place. Tibère disait que
quiconque avait vécu vingt ans, devait être en état de savoir ce qui
lui était nuisible ou salutaire, et à même de se passer de médecin.
C'est une manière de voir qu'il pouvait tenir de Socrate, lequel
recommandait très fort à ses disciples, comme une étude de première
importance, celle de leur santé; ajoutant qu'il était difficile qu'un
homme de jugement s'observant dans ses exercices, son boire et son
manger, ne discernât pas mieux que tout médecin ce qui lui était bon ou
mauvais.--La médecine faisant profession d'avoir toujours l'expérience
pour pierre de touche dans ses opérations, Platon dit avec raison que
pour être de vrais médecins, il faudrait que ceux qui entreprennent
d'exercer cet art, aient passé par toutes les maladies qu'ils veulent
guérir, par tous les accidents et circonstances sur lesquels ils ont
à prononcer. Il serait donc rationnel qu'ils aient eu les maladies
syphilitiques pour savoir les traiter; et, en vérité, je m'en fierais
davantage à qui ce serait le cas, parce que les autres nous guident
comme celui qui peint la mer, les écueils et les ports, assis devant
sa table, sur laquelle il fait en toute sécurité évoluer l'image d'un
navire; mettez-le en présence de la réalité, il ne sait comment s'y
prendre. Ils décrivent nos maux à la manière d'un tambour de ville qui
publie un cheval ou un chien perdu: il est, dit-il, de telle couleur,
de telle taille, a les oreilles de telle façon; mais présentez-le lui,
il ne le reconnaîtra seulement pas. Pour Dieu! que la médecine me soit
un jour d'un secours efficace et indiscutable, comme je crierais de
bonne foi: «_Enfin, je reconnais une science dont je vois les effets_
(_Horace_)!» Les arts qui promettent de nous tenir le corps et l'âme
en santé, nous promettent beaucoup, mais aussi il n'y en a pas qui
tiennent moins ce qu'ils promettent. De notre temps ceux qui exercent
ces professions sont, de nous tous, ceux chez lesquels on en constate
le moins les effets; tout ce qu'on peut dire d'eux, c'est qu'ils
vendent des drogues médicinales; mais qu'ils soient médecins, on ne
peut en convenir.--J'ai assez vécu pour constater quelles pratiques
m'ont conduit aussi loin; pour qui voudrait en goûter, comme j'en ai
fait l'essai, il peut me tenir pour à même de le renseigner. En voici
quelques-unes que je relate telles que le souvenir m'en vient; bien que
je n'aie pas de façon de faire qui n'ait varié suivant les accidents
qui me sont survenus, il est cependant certaines de ces pratiques que
j'ai suivies plus que d'autres; j'enregistre ici celles dont j'ai usé
le plus souvent jusqu'à cette heure.

=Montaigne conservait le même genre de vie qu'il fût malade ou bien
portant; il fuyait la chaleur émanant directement du foyer.=--Mon genre
de vie est le même que je sois malade ou bien portant; je fais toujours
usage du même lit, mes heures ne varient pas, je mange et bois les
mêmes choses; je n'ajoute rien, seulement je me modère plus ou moins,
suivant ma force ou mon appétit. Ma santé, c'est le maintien sans
complication de mon état habituel. La maladie amène, il est vrai, une
rupture d'équilibre dans un sens, mais si j'en croyais les médecins,
ils le détermineraient dans l'autre, et, grâce à ma mauvaise fortune et
à leur art, je serais alors complètement jeté hors de ma route.--Je ne
crois à rien plus fermement qu'à ceci: Que je ne saurais être incommodé
par les choses auxquelles je suis depuis si longtemps accoutumé; c'est
à nos habitudes à arranger notre vie comme cela leur plaît: elles sont
toutes-puissantes à cet égard, elles sont le breuvage de Circé qui
transforme nos natures comme bon lui semble. Combien de nations, à
trois pas de nous, estiment ridicule notre crainte du serein, qui nous
paraît à nous avoir une action si nuisible; et combien s'en moquent nos
bateliers et nos paysans! Vous rendez un Allemand malade en le faisant
coucher sur un matelas, comme un Italien sur la plume, et un Français
sans rideau et sans feu. L'estomac d'un Espagnol ne résiste pas à la
manière dont nous mangeons; ni le nôtre à boire comme les Suisses.--A
Augsbourg, un Allemand m'a amusé en s'élevant contre l'incommodité de
nos foyers, auxquels il faisait le même reproche que celui dont nous
usons pour condamner leurs poêles; et, en vérité, cette chaleur lourde,
l'odeur qui, lorsqu'ils sont échauffés, se dégage des matériaux dont
ils sont construits, portent à la tête chez la plupart de ceux qui n'y
sont pas habitués; c'est là un effet auquel j'échappe. Mais, en somme,
la chaleur qu'ils donnent est égale, constante, pénètre partout; ils ne
produisent ni flamme, ni fumée; on ne reçoit pas, comme chez nous, le
vent qui s'introduit par le conduit de nos cheminées; tout cela fait
que ce mode de chauffage supporte bien la comparaison avec le nôtre.
Que n'imitons-nous l'architecture romaine? On dit qu'anciennement à
Rome le feu se faisait en dehors et en contre-bas des maisons, d'où la
chaleur se communiquait dans toute l'habitation par des tuyaux qui,
logés dans l'épaisseur des murs, embrassaient tout le pourtour des
locaux qu'ils devaient échauffer, ce que j'ai vu clairement décrit dans
je ne sais quel passage de Sénèque. Mon Allemand m'entendant louer les
commodités et les beautés de sa ville qui, certes, le mérite, se mit à
me plaindre de ce que je devais la quitter, et, parmi les inconvénients
que je devais rencontrer ailleurs, plaça en première ligne les maux de
tête que les cheminées m'y occasionneraient. Il avait entendu quelqu'un
s'en plaindre et s'imaginait que cela nous était particulier, ne
s'apercevant pas par habitude qu'il en était de même chez lui.--Toute
chaleur produite par le feu m'affaiblit et m'alourdit; Evenus disait
que le feu est le meilleur condiment de l'existence, j'use de
préférence de tout autre moyen pour échapper au froid.

=Les coutumes d'un pays sont parfois le contraire de celles de quelque
autre nation. Tendance que nous avons à aller chercher ailleurs,
dans l'antiquité notamment, des arguments que notre époque nous
fournirait amplement.=--Nous n'estimons pas les vins provenant du
tonneau quand déjà il est bas; en Portugal, le fumet en est très prisé
et ces vins sont servis sur la table des princes. De fait, chaque
nation a des coutumes et des usages qui non seulement sont inconnus
à d'autres nations, mais qui y paraissent sauvages et étonnants.
Quelle appréciation porter sur ce peuple, qui ne tient compte que des
témoignages imprimés, qui ne croit les hommes que dans leurs livres, et
la vérité que si elle est d'un âge respectable? Nos sottises, d'après
lui, acquièrent de la dignité quand nous les avons mises sous presse;
et dire: «je l'ai lu», au lieu de: «je l'ai entendu dire», a pour lui
une valeur bien autrement grande. Moi, qui ai même foi dans ce qui sort
de la bouche des hommes qu'en ce qui vient de leur main, qui sais qu'on
écrit aussi indiscrètement que l'on parle, et qui estime mon siècle
autant qu'un autre des temps passés, je crois aussi volontiers un ami
qu'Aulu-Gelle et Macrobe, ce que j'ai vu que ce qu'ils ont écrit; et,
de même qu'on ne tient pas la vertu pour plus grande parce qu'elle
date depuis plus longtemps, je pense que la vérité n'est pas plus sage
de ce qu'elle est plus vieille. Je dis souvent que c'est pure sottise
de recourir aux exemples que nous trouvons à l'étranger et que l'on
prône tant dans les écoles; les temps actuels nous en fournissent aussi
abondamment qu'aux époques d'Homère et de Platon. L'idée contraire ne
proviendrait-elle pas de ce que nous nous attachons plus à l'honneur de
reproduire une citation qu'à la vérité de ce que nous exposons, comme
si, en empruntant ses arguments à la boutique de Vascosan ou à celle de
Plantin, on prouvait davantage qu'en s'appuyant sur ce qui se voit dans
son village? ou bien encore de ce que nous n'avons pas assez d'esprit
pour analyser et faire ressortir la valeur de ce qui se passe sous nos
yeux et l'apprécier assez finement pour en tirer des conclusions? Car
dire que l'autorité nous manque pour faire qu'on ajoute foi à notre
témoignage, ne se peut admettre; d'autant que, à mon avis, les choses
les plus ordinaires, les plus communes, les plus connues pourraient,
si nous savions trouver la meilleure manière de nous y prendre, nous
mettre en présence des plus grands miracles de la nature, et nous
fournir les plus merveilleux exemples, surtout quand nos observations
portent sur les actions humaines.

=Exemples de quelques singularités résultant de l'habitude.=--Laissant
donc, sur ce sujet, les exemples que je connais par les livres, tels
que celui que cite Aristote, d'Andron l'Argien qui traversait sans
boire les sables arides de la Libye, j'ai ouï dire, devant moi, à un
gentilhomme qui a rempli honorablement plusieurs charges, qu'il était
également allé sans boire, de Madrid à Lisbonne, en plein été. C'est un
homme très vigoureux pour son âge et qui n'a rien d'extraordinaire dans
les habitudes courantes de la vie, si ce n'est de demeurer, m'a-t-il
dit, deux ou trois mois, voire même une année, sans boire. Il sent de
l'altération, mais il la laisse passer, et dit que c'est un appétit qui
se dissipe aisément de soi-même, et que, lorsqu'il boit, c'est plus par
caprice que par besoin ou plaisir.

Autres exemples d'autre sorte. Il n'y a pas longtemps, je rencontrai
l'un des hommes les plus savants de France, d'entre ceux possédant une
grande fortune. Il travaillait dans un des coins d'une salle qu'on lui
avait garnie de tapisseries, et, autour de lui, ses valets, sans se
gêner, faisaient un grand vacarme. Il me dit, et Sénèque en rapporte
autant de lui-même, que ce tintamarre lui allait fort, ce tapage
ramenant en quelque sorte sa pensée en lui, comme si, pour échapper au
bruit, il était obligé de se replier sur lui-même, de se concentrer,
pour pouvoir méditer. En étudiant à Padoue, il avait si longtemps
travaillé dans un local où s'entendaient continuellement le roulement
des voitures et le tumulte de la place, qu'il s'était habitué non
seulement à n'en être pas incommodé, mais à ne pouvoir même s'en passer
pour bien travailler.--Socrate répondait à Alcibiade qui s'étonnait de
ce qu'il pouvait supporter les criailleries continuelles de sa femme:
«Cela me fait comme, à ceux qui y sont habitués, le bruit continu des
norias qui servent à puiser l'eau.»--Je suis tout le contraire, j'ai
l'esprit impressionnable et facile à distraire; aussi quand je suis mal
disposé, le moindre bourdonnement de mouche m'est insupportable.

Sénèque, dans sa jeunesse, s'était fortement appliqué, à l'exemple de
Sextius, à ne rien manger qui eût eu vie; cela dura un an et il s'en
trouvait bien, nous dit-il. Il y renonça uniquement pour qu'on ne le
soupçonnât pas d'être favorable à certaines religions nouvelles, en
suivant cette règle qu'elles prônaient. Il s'était également mis, vers
le même temps, comme le recommande Attale, à ne plus coucher sur des
matelas cédant sous le poids du corps et, jusqu'à la fin de ses jours,
il n'en employa que de résistants; ce que l'usage faisait considérer
à son époque comme acte d'austérité de sa part, nous le tenons
aujourd'hui pour du raffinement.

=Nos goûts sont susceptibles de se modifier quand nous nous y
appliquons; il faut faire en sorte, surtout quand on est jeune, de
n'en avoir aucun dont nous soyons les esclaves.=--Regardez combien est
différente ma manière de vivre de celle de mes valets de ferme; combien
les Scythes et les Indiens diffèrent de moi comme force et comme
tournure.--J'ai retiré de la mendicité, pour les prendre à mon service,
des enfants qui, bientôt après, m'ont quitté, abandonnant ma cuisine
et ma livrée, pour revenir à leur existence première; depuis, j'en ai
rencontré un qui, pour son dîner, ramassait des moules dans la rue et
que ni mes prières, ni mes menaces n'ont pu détourner de la saveur et
de la douceur qu'il trouvait à vivre ainsi dans l'indigence. Les gueux
ont leurs magnificences et leurs voluptés, tout comme les riches; on
dit même qu'ils ont une hiérarchie et des dignitaires tout comme dans
l'ordre social.--Ce sont là des effets de l'entraînement, qui peut non
seulement nous amener à tel genre de vie qu'il lui plaît (et, disent
les sages, il est bon de s'arrêter au meilleur qui, de ce fait, se
trouvera facilité), mais aussi nous préparer aux changements et aux
variations qui peuvent survenir; et c'est le plus noble et le plus
utile des apprentissages que nous puissions faire. Les meilleures des
qualités physiques qui me sont propres, c'est de me prêter à tout et
que rien ne me soit indispensable; j'ai des penchants qui me sont plus
personnels, auxquels je reviens plus fréquemment et qui me sont plus
agréables que d'autres, mais avec bien peu d'efforts je m'en détourne,
et très aisément j'en adopte qui sont tout le contraire. Un jeune homme
doit introduire du trouble dans ce qu'il s'est imposé comme règle, afin
que sa vigueur soit toujours en éveil, ne s'altère pas et n'arrive à
l'énervement; il n'y a pas de train de vie si sot et si débile, que
celui de qui est astreint à une discipline et un règlement constants:
«_Veut-il se faire porter jusqu'à la première borne milliaire, l'heure
est prise dans son traité d'astrologie; s'est-il frotté le coin de
l'œil et lui en cuit-il, le collyre devra être composé d'après son
horoscope_ (_Juvénal_)». S'il m'en croit, il ira jusqu'à commettre
des excès, autrement la moindre débauche l'abat, et il devient gênant
et désagréable en société. Ce qu'il y a de plus fâcheux pour un
homme du monde, c'est d'être d'une délicatesse l'obligeant à un mode
d'existence particulier, et c'est le cas s'il ne peut se plier et
s'assujettir à toutes les exigences. Il y a de la honte à ne pas faire
par impuissance, ou à ne pas oser ce qu'on voit faire à ses compagnons;
les gens de ce tempérament n'ont qu'à rester chez eux et observer leur
régime. Nulle part une semblable attitude ne convient; mais, dans la
profession des armes, c'est un vice capital qui ne peut s'admettre,
parce que l'homme de guerre, ainsi que le disait Philopœmen, doit
être accoutumé à toutes les variations et irrégularités de la vie.

=Habitudes qu'avait contractées Montaigne dans sa vieillesse; passer
la nuit au grand air l'incommodait, soin qu'il mettait à se tenir
le ventre libre.=--Quoique j'aie été dressé, autant qu'on l'a pu,
à la liberté et à l'indifférence, je ne m'en suis pas moins, en
vieillissant, arrêté davantage par nonchalance à certaines manières de
faire (mon âge ne me permet plus de me corriger, je ne peux désormais
que chercher à me maintenir dans mon état actuel), et l'habitude a
déjà, sans que j'y pense, si bien imprimé en moi son caractère à
l'égard de certaines choses, que c'est pour moi faire des excès, que
de m'en départir.--Je ne puis sans m'y entraîner: dormir à la belle
étoile; manger entre mes repas; me coucher après déjeuner ou souper,
sans mettre un assez grand intervalle, comme qui dirait trois * longues
heures; m'unir à la femme, si ce n'est avant de m'endormir; entrer en
sa possession, en restant debout; demeurer en sueur; boire de l'eau ou
du vin purs; rester longtemps la tête découverte; me faire couper les
cheveux après dîner; je ne me passerais pas de gants plus malaisément
que de chemise; c'est un besoin pour moi de me laver chaque fois au
sortir de table et lorsque je me lève; avoir un ciel de lit et des
rideaux me semble de première nécessité.--Je dînerais sans nappe, mais
il ne me siérait pas de me passer de serviette blanche à chaque repas,
comme cela se fait chez les Allemands; je les salis plus qu'ils ne le
font, eux et les Italiens, parce que j'ai peu recours aux cuillères
et aux fourchettes. Je regrette que l'usage n'ait pas pris de faire
comme j'ai vu commencer chez les rois, de changer de serviette, comme
d'assiette, à tous les services.--Nous savons que Marius, ce soldat
qui a tant peiné, devint, dans sa vieillesse, fort délicat sur la
boisson et qu'il ne buvait que dans une coupe affectée à son usage
personnel; moi, je préfère également certaine forme de verre, ne bois
pas volontiers dans un verre ordinaire, et n'aime pas à être servi par
le premier venu; tout verre en métal me déplaît auprès de ceux faits
d'une matière claire et transparente: il est besoin que mes yeux, dans
la mesure où ils le peuvent, participent à la jouissance qu'éprouve
mon palais.--C'est ainsi que je dois à l'usage certaines habitudes
efféminées. De son côté, la nature m'a aussi apporté les siennes,
telles que de ne pouvoir faire plus de deux repas complets en un jour,
sans surcharger mon estomac; non plus que de me passer complètement de
l'un d'eux, sans avoir des vents, la bouche desséchée et mon appétit
qui proteste.--Je suis incommodé si je demeure longtemps exposé au
serein; depuis quelques années lorsque, dans des circonstances de
guerre, j'y reste toute la nuit, ce qui est courant, au bout de cinq
ou six heures mon estomac commence à s'en trouver mal, j'éprouve de
violentes douleurs de tête, n'atteins pas le jour sans vomir, et, quand
les autres vont déjeuner, moi je vais dormir et suis ensuite aussi
dispos qu'avant. J'avais toujours entendu dire que le serein ne tombe
que lorsque vient la nuit; mais un seigneur que je fréquentais assez
longuement et intimement en ces dernières années, convaincu que le
serein est plus âpre et plus dangereux quand le soleil décline, une
heure ou deux avant son coucher, ce qui fait qu'il l'évite à ce moment
et ne s'inquiète pas de celui de la nuit, a failli me faire partager
non tant son raisonnement que ses sensations. Ainsi le doute même et
les recherches auxquelles nous nous livrons pour nous enquérir de ce
qui est vrai ou de ce qui ne l'est pas, agissent sur notre imagination
et nous changent!--Ceux qui cèdent brusquement à ces opinions diverses,
marchent à leur ruine complète; aussi combien je plains quelques
gentilshommes qui, par la sottise de leurs médecins, se sont, dans
toute la force de leur jeunesse, séquestrés de leur propre mouvement;
mieux vaut encore contracter un rhume, que de ne pouvoir plus jamais,
parce qu'on en a perdu l'habitude, vivre de la vie commune, dont nous
avons à faire si grand usage. Fâcheuse science vraiment que celle qui
nous gâte les heures les plus douces de l'existence! Attachons-nous
par tous les moyens à ce que nous possédons; le plus souvent on
s'affermit dans la possession, en s'y opiniâtrant, et on corrige son
tempérament, comme fit César, qui triompha du haut mal à force de le
mépriser et de lui résister. On doit adopter les règles qui sont les
meilleures mais non s'y assujettir, sauf à celles, s'il en existe, dont
l'observation est obligatoire et utile.

Les rois et les philosophes ont journellement à vider leurs intestins;
il en est de même des plus grandes dames. Ceux dont la vie se passe en
public, se doivent de garder un certain décorum; la mienne est obscure,
ne relève que de moi et bénéficie par suite de toutes les libertés qui
sont dans la nature; en outre, je suis soldat et gascon, un peu sujets
l'un et l'autre à l'indiscrétion; je puis donc dire de cet acte ce que
j'en pense. Il faut s'y livrer la nuit, à des heures déterminées; on y
arrive par l'habitude en s'y astreignant ainsi que j'y suis parvenu.
Mais il ne faut pas s'asservir, comme je l'ai fait en vieillissant, à
avoir besoin de local et de siège spécialement aménagés pour cet usage,
ni s'en trouver empêché parce que, par paresse, on aura trop différé;
toutefois, on est bien un peu excusable de rechercher du soin et de la
propreté là comme ailleurs, même quand il s'agit des choses les plus
malpropres: «_l'homme est de sa nature un animal propre et délicat_
(_Sénèque_)». De toutes les fonctions naturelles, c'est celle dans
laquelle il m'est le plus pénible d'être interrompu. J'ai vu beaucoup
de gens de guerre incommodés par le déréglement de leur ventre; le mien
et moi n'avons jamais failli au moment précis, qui est au saut du lit,
sauf quand une pressante occupation ou une maladie nous dérangent.

=Ce que les malades ont de mieux à faire, c'est de ne rien changer à
leur mode de vie habituel; lui-même ne s'est jamais abstenu de ce qui
lui faisait envie; il en a été ainsi des plaisirs de l'amour, qu'il
a commencé si jeune à connaître que ses souvenirs ne remontent pas
jusque-là.=--Je ne juge donc pas, comme je l'ai dit, que les malades
puissent mieux assurer leur rétablissement autrement qu'en s'en tenant
au genre de vie dans lequel ils ont été nourris et élevés; tout
changement, quel qu'il soit, nous étonne et nous blesse. Pouvez-vous
croire que les châtaignes puissent faire mal à un Périgourdin ou à un
Lucquois, le lait et le fromage aux gens de la montagne? En les leur
interdisant, non seulement vous changez leur mode d'existence, mais
vous leur en imposez un contraire au leur; c'est une modification à
laquelle même un homme bien portant ne saurait résister. Ordonnez à
un Breton qui a soixante-dix ans, de ne boire que de l'eau; enfermez
un homme de mer dans une étuve; défendez la promenade à un domestique
basque, c'est les priver de mouvement et finalement d'air et de
lumière: «_La vie est-elle d'un si grand prix, qu'on nous force à
renoncer à cesser de vivre pour prolonger notre existence? car je ne
pense pas qu'il faille mettre au nombre des vivants, ceux auxquels on
rend incommode l'air qu'ils respirent et la lumière qui les éclaire_
(_Pseudo-Gallus_).» Si les médecins ne font pas d'autre bien, ils font
du moins qu'ils préparent de bonne heure les patients à la mort, en
sapant peu à peu et réduisant en eux l'usage de ce que nous offre la
vie.

Que je fusse bien portant ou malade, je me suis d'ordinaire laissé
aller à satisfaire mes appétits; je donne une grande autorité à mes
désirs et à mes penchants; je n'aime pas à guérir le mal par le mal,
et je hais les remèdes qui m'importunent plus que la maladie. Être
sujet à la colique et obligé de m'abstenir du plaisir de manger des
huîtres, sont deux maux au lieu d'un; le mal nous tiraille d'un
côté, le régime de l'autre. Puisqu'on est exposé à des mécomptes,
courons plutôt la chance que ce soit après avoir donné satisfaction
à ce qui nous cause du plaisir. Le monde fait les choses au rebours:
il s'imagine que rien ne peut être utile, s'il n'est en même temps
pénible; ce qui est facile, lui est suspect. Mon appétit, en plusieurs
choses, s'est de lui-même assez heureusement accommodé de ce qui
convient à la santé de mon estomac; quand j'étais jeune, les sauces
piquantes et relevées m'étaient agréables; depuis, mon estomac s'en est
fatigué et mon goût a aussitôt fait de même. Le vin nuit aux malades,
c'est la première chose dont je me dégoûte et la répugnance que j'en
éprouve est insurmontable. Tout ce que je prends de désagréable m'est
nuisible; et rien ne me nuit, quand j'en ai envie et que cela me
sourit.--Aucun acte qui m'était tout à fait agréable ne m'a causé de
dommage; aussi m'est-il arrivé de faire céder à mon plaisir, dans une
large mesure, n'importe quelle ordonnance médicale; et, tout jeune,
«_alors que couvert d'une robe éclatante, l'Amour voltigeait sans cesse
autour de moi_ (_Catulle_)», je me suis prêté aussi licencieusement
et inconsidérément qu'un autre aux désirs qui m'étreignaient, «_et
ai acquis quelque gloire dans ce genre de combat_ (_Horace_)» plus,
toutefois, par la persistance et la durée de mon attachement que par
ma vigueur: «_A peine si je me souviens d'y avoir triomphé jusqu'à six
fois consécutives_ (_Ovide_).» Il y a certes du malheur et du miracle
à confesser combien j'étais jeune quand, pour la première fois, je me
rencontrai asservi à ses lois; ce fut bien un effet du hasard, car
c'était longtemps avant d'être en âge de pouvoir distinguer et choisir;
mes souvenirs sur ce qui me touche ne remontent pas si loin, et mon
cas peut marcher de pair avec celui de Quartilla, qui ne se souvenait
pas de sa virginité: «_Aussi ai-je eu de bonne heure du poil sous
l'aisselle, et ma barbe précoce étonna ma mère_ (_Martial_).»--Les
médecins font ployer, le plus souvent avec utilité, leurs prescriptions
devant la violence des envies excessives qui se produisent chez leurs
malades; nul désir intense ne peut être imaginé si étrange et si
pernicieux, que la nature ne le fasse tourner à notre avantage. Et
puis, que de contentement dans la satisfaction d'une fantaisie! cela,
suivant moi, importe par-dessus tout, ou au moins plus que toute
autre considération. Les maux les plus graves et les plus ordinaires
sont ceux qui proviennent du fait de notre imagination; et ce dicton
espagnol: «_Que Dieu me défende contre moi-même!_» me plaît à divers
titres. Je regrette quand je suis malade de ne pas avoir quelque désir
que j'aurais plaisir à assouvir, la médecine aurait bien de la peine
à m'en détourner; du reste j'en suis maintenant là que, même quand je
suis bien portant, je ne fais plus guère que vouloir et espérer; c'est
pitié d'être arrivé à cet état de langueur et d'affaiblissement, que
l'on ne puisse faire que souhaiter.

=L'incertitude de la médecine autorise toutes nos envies=.--L'art de
la médecine n'est pas tellement bien fixé, que nous ne soyons fondés
à faire ce qui nous convient; il change suivant les climats et les
phases de la lune, selon Fernel et selon l'Escale. Si votre médecin
trouve mauvais que vous dormiez, que vous fassiez usage de vin, ou
de telle viande, ne vous désolez pas; je vous en trouverai un autre
qui ne sera pas de son avis; la variété des arguments et des opinions
en matière de médecine, embrasse toutes sortes de formes. J'ai vu un
malheureux qui, pour guérir, se laissait torturer par la soif, au
point de tomber en pâmoison, et dont se moquait plus tard un autre
médecin qui condamnait ce régime, comme nuisible; vraiment c'était
avoir bien employé sa peine! Tout récemment, est mort de la pierre un
homme de cette profession: pour combattre son mal, il avait recours à
une abstinence complète; ses confrères disent que ce jeûne lui était
absolument contraire, qu'il l'avait asséché et lui avait cuit le sable
dans les rognons.

=Montaigne avait un timbre de voix élevé; dans la vie courante,
l'intonation de notre voix est à régler suivant l'idée qu'on veut
rendre=.--J'ai constaté que lorsque je suis blessé ou malade, causer
m'agite et me nuit autant que tout ce que je puis faire de désordonné;
j'ai peine à parler et cela me fatigue, parce que mon timbre de voix
est élevé et demande un effort, si bien que, souvent, lorsqu'il m'est
arrivé de parler à l'oreille de hauts personnages, les entretenant
d'affaires importantes, je les ai mis dans la nécessité de me demander
de baisser la voix.

Voici une anecdote plaisante: Quelqu'un, dans une école grecque,
parlait sur un ton élevé comme je fais moi-même; le maître de
cérémonies lui manda de parler moins haut: «Qu'il m'envoie,
répondit-il, le ton sur lequel il veut que je parle.» A quoi, l'autre
lui répliqua qu'il prît le ton des oreilles de celui auquel il
s'adressait. C'était bien dit, sous condition que cela signifiât:
«Parlez suivant ce que vous avez à traiter avec votre auditeur»; si
au contraire il avait voulu dire: «Il suffit qu'il vous entende,
réglez votre son de voix en conséquence», je ne trouve pas qu'il eût
été dans le vrai.--Le ton et le mouvement de la voix concourent en
effet à l'expression et à la signification de ce qui se dit; c'est à
celui qui parle à la conduire pour lui faire exprimer ce qu'il veut.
Il y a un ton de voix pour instruire, un autre pour flatter, un autre
pour tancer; non seulement il faut que la voix parvienne à qui l'on
s'adresse, mais il faut parfois qu'elle le frappe, le transperce.
Quand je réprimande mon domestique avec une dureté de ton marquant
mon mécontentement, il ferait bon qu'il vînt me dire: «Mon maître, je
vous entends parfaitement, parlez plus doucement.» «_Il y a une sorte
de voix faite pour l'oreille, non tant par son étendue que par sa
propriété_ (_Quintilien_).» La parole appartient moitié à celui qui
parle, moitié à celui qui l'écoute; celui-ci doit se disposer à la
recevoir d'après le sens qu'elle exprime, comme au jeu de paume où le
joueur qui reçoit la balle, s'apprête et se meut dans un sens ou dans
un autre, selon qu'il voit le geste de celui qui l'envoie et suivant la
forme du coup.

=Les maladies, comme tout ce qui a vie, ont leurs évolutions dont il
faut attendre patiemment la fin; laissons faire la nature, nous luttons
en vain; dès notre naissance, nous sommes voués à la souffrance et,
arrivés à la vieillesse, l'effondrement est forcé.=--L'expérience m'a
encore appris que nous nous perdons par notre peu de patience. Les maux
ont leur vie, des limites déterminées, leurs maladies et leur état de
santé. La constitution des maladies est formée sur le même modèle que
celle des animaux: elles ont leur évolution, leur durée fixées dès leur
origine; qui essaie de les abréger en tentant de leur imposer de force
sa volonté quand elles nous tiennent, les allonge et les multiplie, les
excite au lieu de les apaiser. Je suis de l'avis de Crantor: «Qu'il
ne faut pas contrecarrer les maux avec obstination et étourdiment, ni
leur laisser prendre le dessus par manque d'énergie; mais qu'il faut
leur céder naturellement, suivant l'état qu'ils présentent et celui
dans lequel nous sommes.» On doit livrer passage aux maladies, et je
trouve qu'elles s'arrêtent moins chez moi, parce que je les laisse
faire; j'ai été débarrassé de certaines qui passaient pour opiniâtres
et tenaces, elles se sont usées d'elles-mêmes sans que j'y aide, sans
que l'art intervienne et même contre ses règles. Laissons un peu faire
la nature, elle entend mieux ses affaires que nous. «Mais un tel en
est mort!» vous dit-on. C'est vrai et vous ferez de même; si ce n'est
de ce mal, ce sera d'un autre. Combien n'y ont pas échappé qui avaient
trois médecins à leurs trousses! L'exemple est un miroir où tout se
reflète vaguement et sous tous les aspects. Si la médecine qui vous est
offerte est agréable, acceptez-la, c'est toujours autant de bien acquis
pour le moment présent; je ne m'arrêterai ni au nom ni à la couleur si
elle est délicieuse et appétissante, le plaisir est une des principales
formes sous lesquelles se manifeste le profit.--J'ai laissé vieillir
et mourir en moi, de mort naturelle, des rhumes, des attaques de
goutte, des relâchements d'entrailles, des battements de cœur, des
migraines et autres accidents qui m'ont abandonné quand j'étais déjà à
moitié résigné à leur compagnie; on s'en débarrasse plus en usant de
courtoisie, qu'en les bravant. Il faut supporter avec résignation les
lois inhérentes à notre condition; nous sommes faits pour vieillir,
nous affaiblir, être malades en dépit de toute médecine. C'est la
première leçon que les Mexicains font à leurs enfants quand, au sortir
du ventre de leur mère, ils les accueillent en disant: «Enfant, tu es
venu au monde pour endurer; endure, souffre et tais-toi.» Il n'est
pas juste de se plaindre de ce qu'il arrive à quelqu'un, ce qui peut
arriver à chacun: «_Plains-toi, mais seulement si l'on applique à toi
seul une loi qui soit injuste_ (_Sénèque_).»

Voyez un vieillard qui demande à Dieu de lui maintenir sa santé entière
et vigoureuse, autrement dit de lui rendre sa jeunesse; n'est-ce pas
folie? son état ne le comporte pas: «_Insensé, pourquoi, dans tes
vœux puérils, demander des choses irréalisables_ (_Ovide_)?» La
goutte, la gravelle, les indigestions, sont l'apanage d'un âge avancé,
comme la chaleur, les pluies, les vents, celui des longs voyages.
Platon ne croit pas qu'Esculape se soit mis en peine de chercher,
par les régimes qu'il prescrivait, à faire durer la vie dans un
corps gâté et affaibli, inutile à son pays, hors d'état de remplir
ses fonctions et de produire des enfants sains et robustes; et il ne
trouve pas qu'un pareil rôle puisse convenir à la justice et à la
prudence divines, qui doivent tout conduire en vue d'un but utile. Mon
bonhomme, c'en est fait; on ne saurait vous redresser; pour le reste,
on vous replâtrera, on vous étançonnera un peu, on prolongera même vos
misères de quelques heures, «_comme fait celui qui, pour soutenir un
bâtiment, l'étaie dans les endroits où il menace ruine; mais un jour
vient où tout l'assemblage venant à se rompre, les étais s'écroulent
sous l'édifice_ (_Pseudo-Gallus_)». Il faut apprendre à souffrir ce
qu'on ne peut éviter. Notre vie est composée, comme l'harmonie des
mondes, d'éléments contraires et de tons variés: doux et stridents,
aigus et sans sonorité, grêles et graves; le musicien qui aimerait les
uns et délaisserait les autres, quel parti pourrait-il en tirer? Il
faut qu'il sache user de tous simultanément et les mêler. Nous devons
faire de même des biens et des maux, car ils sont parties intégrantes
de notre vie; notre être n'est possible qu'avec ce mélange, les uns ne
sont pas moins nécessaires que les autres. Essayer de réagir contre
cette nécessité, c'est renouveler l'acte de folie de Ctésiphon qui
entreprenait de lutter à coups de pied avec sa mule.

Je consulte peu quand je sens que ma santé s'altère, parce que les
médecins abusent trop, quand ils nous tiennent à leur merci; ils
nous rebattent les oreilles de leurs pronostics. Il m'est arrivé
autrefois d'avoir été surpris par eux aux prises avec le mal; ils m'ont
outrageusement accablé de leur science et de leurs airs d'importance,
me menaçant tantôt de violentes douleurs, tantôt de mort prochaine. Je
n'en étais ni abattu, ni décontenancé, mais froissé et excité; et si
mon jugement même ne s'en trouvait ni modifié, ni troublé, j'en étais
cependant quelque peu gêné; puis, il faut entrer en lutte avec eux, et
il en résulte toujours de l'agitation.

=Dans ses maux, Montaigne aimait à flatter son imagination: atteint
de gravelle, il s'applaudit que ce soit sous cette forme qu'il ait
à payer son tribut inévitable à l'âge; c'est une maladie bien
portée, qui ne le prive pas de tenir sa place dans la société et le
prépare insensiblement à la mort.=--Je suis aux petits soins avec mon
imagination; si je le pouvais, je la déchargerais de toute peine et de
toute contestation; il faut la secourir et la flatter, la tromper même,
si on le peut. C'est une tâche à laquelle mon esprit s'entend, il n'est
pas en peine de trouver de bonnes raisons pour toutes choses, et s'il
persuadait comme il prêche, il me serait d'un très heureux secours.
En désirez-vous un exemple? voici le langage qu'il tient: «C'est pour
mon plus grand bien que j'ai la gravelle. Des crevasses se produisent
naturellement dans les édifices qui ont mon âge; à ce moment, ils
sont arrivés au point où ils se disjoignent et perdent leur aplomb;
c'est une loi commune, et il n'a pas été fait un nouveau miracle en ma
faveur. C'est là une redevance que je paie à la vieillesse et je ne
saurais m'en tirer à meilleur compte. L'accident qui m'arrive est celui
auquel sont le plus sujets les hommes de mon temps, et cela doit me
consoler d'être en compagnie; partout se voient des gens affligés de ce
mal, et leur société m'en est d'autant plus honorable qu'il s'attaque
plus volontiers aux grands; par essence, il a de la noblesse et de la
dignité. Parmi les hommes qui en sont frappés, il en est peu qui s'en
tirent à meilleur marché que moi, car il leur en coûte la peine de
suivre un régime désagréable et l'ennui de drogues à prendre chaque
jour, tandis que je dois à ma bonne fortune, grâce à des dames qui,
plus gracieusement que mon mal n'est douloureux, m'avaient offert la
moitié de celui dont elles étaient atteintes elles-mêmes, de n'avoir
jamais avalé qu'à deux ou trois reprises différentes, quelques-unes de
ces infusions de panicaut et de turquette dont l'usage est courant,
qui m'ont paru faciles à prendre et ont été du reste sans effet. Mes
compagnons de misère ont à acquitter mille vœux qu'ils ont faits
à Esculape et à payer autant d'écus à leur médecin, pour obtenir cet
écoulement aisé et abondant de sables, dont je suis souvent redevable
à la nature. La décence de ma tenue, quand je suis en société, ne
s'en ressent même pas; je puis demeurer dix heures sans uriner, aussi
longtemps que quelqu'un bien portant.--La crainte de ce mal, ajoute mon
esprit, t'effrayait autrefois quand il t'était inconnu; les cris et le
désespoir de ceux qui l'exagèrent par leur manque de résignation te le
faisaient prendre en horreur. C'est un mal qui frappe les membres par
lesquels tu as le plus péché, tu es un homme de conscience: «_Le mal
qu'on n'a pas mérité, est le seul dont on ait droit de se plaindre_
(_Ovide_).» Regarde celui-ci comme un châtiment; il est si doux auprès
de tant d'autres qui pouvaient t'atteindre, qu'il témoigne d'une faveur
toute paternelle; considère combien il est tardif; il n'incommode et
n'occupe que l'époque de ta vie qui, d'une manière ou d'une autre, est
désormais perdue et stérile; elle remplace, comme si c'était une chose
convenue à l'avance, la licence et les plaisirs de la jeunesse. La
crainte, la pitié que ce mal inspire communément est pour toi un motif
de gloire, faiblesse dont tes amis retrouvent encore quelques traces en
toi, bien que ton jugement en fasse fi et que ta raison en soit guérie.
Il y a du plaisir à entendre dire de soi: Quelle énergie! Quelle
patience! On te voit épuisé de souffrance, pâlir, rougir, trembler,
vomir jusqu'au sang, souffrir de contractions et de convulsions
étranges, de grosses larmes tomber parfois de tes yeux, rendre des
urines épaisses, noires, effrayantes, ou les avoir arrêtées par quelque
pierre aux arêtes aiguës qui labourent et écorchent cruellement le
canal de l'urètre; et nonobstant, tu t'entretiens avec les assistants,
conservant ta contenance d'habitude, plaisantant par moments avec
ceux qui t'entourent, tenant ta place dans une conversation sérieuse,
démentant tes douleurs par ta parole et triomphant de tes souffrances!
Te souvient-il de ces gens des temps passés, qui recherchaient les maux
avec tant d'avidité, afin de tenir leur vertu en haleine et lui donner
sujet de s'exercer? Suppose que ce soit pour te faire prendre place
dans les rangs glorieux de cette école, dans laquelle tu ne serais
jamais entré de ton plein gré, que la nature t'a mis en cet état.--Si
tu me dis que c'est un mal dangereux et mortel, tous autres ne
sont-ils pas dans le même cas? car c'est une tromperie de la médecine
que d'en excepter qui, d'après elle, ne mènent pas directement à la
mort; qu'importe qu'ils y conduisent accidentellement et si, glissant
et biaisant, ils gagnent insensiblement mais sûrement la voie qui y
mène! Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es
vivant; la mort n'a pas besoin de l'intervention de la maladie pour te
tuer. Chez certains, les maladies ont éloigné la mort; ils ont vécu
plus longtemps, parce qu'il leur semblait sans cesse être mourants;
d'autant qu'il en est des maladies comme des plaies, il y en a qui sont
des remèdes et sont salutaires. La colique est fréquemment aussi vivace
que nous; on voit des hommes chez lesquels elle a persisté depuis leur
enfance jusqu'à leur plus extrême vieillesse; et s'ils ne lui eussent
faussé compagnie, elle les eût accompagnés plus loin encore; vous la
tuez plus souvent qu'elle ne vous tue. Et lors même qu'elle te serait
un indice de mort prochaine, ne rendrait-elle pas service à un homme
de ton âge, en lui donnant à réfléchir sur sa fin dernière?--Enfin, et
c'est ce qu'il y a de pire, rien ne peut plus te guérir. Arrange-toi
donc comme tu voudras; au premier jour, la loi commune te réclamera.
Considère avec quel art et combien doucement ta maladie te dégoûte
de la vie et te détache du monde, non avec violence et tyrannie,
ainsi qu'il arrive de tant d'autres maux que tu vois aux vieillards
qu'ils tiennent continuellement entravés par leur faiblesse et leurs
douleurs sans leur laisser aucun répit, mais par des avertissements et
des enseignements répétés à intervalles entremêlés de longs moments
de repos, comme pour te donner le moyen de méditer et de repasser
sa leçon à ton aise. Pour te permettre de bien juger et de prendre
ton parti en homme de cœur, elle t'expose l'état complet de la
situation, en bien comme en mal, et dans un même jour te fait une vie
tantôt allègre, tantôt insupportable. Si tu n'étreins pas la mort, du
moins tu mets ta main dans la sienne une fois chaque mois, ce qui te
donne l'espérance qu'un jour elle t'attrapera sans menace préalable. Tu
auras été si souvent conduit jusqu'au port que, confiant qu'il en sera
toujours ainsi, vous vous trouverez, toi et ta confiance, avoir passé
l'eau sans vous en apercevoir. On n'est pas fondé à se plaindre des
maladies qui partagent loyalement le temps avec la santé.»

=Passant habituellement par les mêmes phases, on sait au moins avec
elle à quoi s'en tenir; et, si les crises sont particulièrement
pénibles, quelle ineffable sensation quand d'un instant à l'autre le
bien-être succède à la douleur!=--Je suis reconnaissant à la fortune de
ce qu'elle me livre si souvent assaut avec les mêmes armes: elle m'y
façonne, m'y dresse par l'usage, m'y endurcit et m'y habitue; je sais
à peu près maintenant à quelles conditions j'en suis quitte. Faute de
mémoire naturelle, je m'en crée sur le papier; dès qu'il survient dans
mon mal quelque symptôme nouveau, je le mets par écrit, de telle sorte
qu'à cette heure, étant passé par à peu près tous les cas qui peuvent
se produire, si j'ai quelque doute sur ce qui me menace, je consulte,
comme des livres sibyllins, ces notes décousues, où je ne manque
jamais de trouver dans mon expérience du passé, quelque pronostic
favorable qui me console. L'habitude me permet aussi d'espérer mieux
pour l'avenir, car ces évacuations se produisent depuis si longtemps
déjà, qu'il est à croire que la nature ne modifiera pas la façon dont
elles s'opèrent et qu'il ne m'adviendra rien de pire que ce que je
ressens. En outre, les effets de cette maladie s'accordent assez avec
mon tempérament vif et aimant à en venir promptement au fait. Quand ses
attaques sont peu intenses, elle me fait peur, parce qu'alors elles se
prolongent; si au contraire, sans que je les aie provoqués, ses accès
sont violents et bien francs, elle me secoue de fond en comble, mais
ce n'est l'affaire que d'un jour ou deux.--Mes reins sont demeurés
quarante ans sans que j'en souffre; depuis tantôt quatorze ans cela a
changé. Nous avons nos périodes de maladie, comme il y a des périodes
de santé, et peut-être cet accident touche-t-il à sa fin. L'âge a
affaibli la chaleur de mon estomac; la digestion s'en trouvant moins
bien faite, les matières arrivent aux reins moins bien travaillées;
pourquoi ne pourrait-il pas arriver qu'un phénomène venant à affaiblir
la chaleur des reins au point qu'ils ne puissent plus produire ces
concrétions pierreuses, la nature doive pourvoir à cette purgation par
une autre voie? Les ans ont incontestablement tari en moi bien des
rhumes; pourquoi ne tariraient-ils pas aussi ces résidus dont se forme
le gravier?--Autre considération: Est-il rien de si doux que cette
soudaine transformation, quand d'une douleur excessive j'en arrive,
après l'évacuation de ces calculs, à recouvrer, avec la soudaineté de
l'éclair, cette belle lumière qu'est la santé, si nette, si complète,
ainsi que cela advient à la suite de mes plus soudaines et douloureuses
coliques! Y a-t-il rien dans la douleur dont je souffrais, qui puisse
contrebalancer le plaisir que j'éprouve d'un revirement aussi rapide?
Combien la santé me semble plus belle après la maladie dont elle est
si voisine, si contiguë, qu'il me semble les voir en présence l'une de
l'autre, toutes deux au plus fort de leur intensité, s'efforçant à qui
mieux mieux de se tenir tête et de se contrecarrer! De même que les
Stoïciens disent que les vices ont leur utilité et ont été introduits
pour donner du prix à la vertu et la mettre en relief, avec moins de
hardiesse et plus de raison nous pouvons dire que la nature nous prête
la douleur pour faire honneur à la volupté et à la tranquillité, et
nous les faire mieux apprécier. Quand Socrate eut été débarrassé de
ses fers, et qu'il éprouva cette sensation agréable d'être délivré de
l'engourdissement que leur poids lui causait dans les jambes, il se
plut à constater l'étroite alliance de la douleur avec la volupté, si
intimement associées l'une à l'autre que tour à tour elles se succèdent
et s'engendrent réciproquement, ajoutant que, pour ce bon Ésope, il y
aurait eu là matière à une belle fable.

=La gravelle a encore l'avantage sur d'autres maladies de ne pas
entraîner d'autres maux à sa suite, de laisser au patient l'usage de
ses facultés, la possibilité de vaquer à ses occupations, même à ses
plaisirs, et de ne pas altérer sa tranquillité d'esprit, s'il ne prête
pas l'oreille à ce que peuvent lui représenter les médecins.=--Ce
que je vois de pire dans les autres maladies, c'est qu'elles ne sont
pas aussi graves dans leurs effets que dans leur issue; on est un
an à se refaire, sans cesser d'être en proie à la faiblesse et à la
crainte. Il y a tant de hasard, tant de degrés à franchir pour se tirer
complètement d'affaire, qu'on n'y arrive pas; avant qu'on vous ait
enlevé les bandages dont vous étiez affublé, qu'on vous ait débarrassé
de votre bonnet, qu'on vous ait rendu l'usage de l'air, du vin, de
votre femme, des melons, c'est grand miracle si vous n'êtes pas retombé
en quelque autre misère. Mon mal a cet avantage qu'il disparaît du
coup, alors que les autres laissent toujours quelque impression et
altération qui rendent le corps susceptible de contracter une autre
maladie, toutes se prêtant la main les unes aux autres.--Parmi nos
maux, ceux qui se contentent de prendre pied chez nous sans chercher
à s'étendre et à y introduire toute leur séquelle, sont excusables;
mais ceux-ci sont courtois et gracieux, dont le passage nous est de
quelque utile conséquence. Depuis que j'ai ma colique, je suis, ce me
semble, plus que par le passé, exempt d'autres accidents; c'est ainsi
que depuis je n'ai plus de fièvre, je me figure que les vomissements
excessifs et fréquents que j'ai, me purgent; d'autre part, les dégoûts
que j'éprouve, les jeûnes extraordinaires par lesquels je passe,
font que mes humeurs malignes se résolvent, et que la nature vide
dans ces pierres ce qu'elle a de superflu et de nuisible. Qu'on ne
vienne pas me dire que c'est une médecine qui m'est vendue trop cher;
qu'est-ce auprès de ces breuvages sentant si mauvais, des cautères,
des incisions, des suées, des sétons, des diètes et de tant d'autres
modes de traitement qui, au lieu de nous guérir, nous apportent
souvent la mort, parce que nous ne pouvons résister à leur violence
et à leur importunité? De la sorte, dans mes crises, je me dis que
c'est une médecine qui opère; en dehors d'elles, je me considère comme
complètement et à tout jamais délivré.

Voici encore un des avantages particuliers de mon mal: c'est qu'à peu
de chose près, il fait son jeu à part et me laisse faire le mien, dans
lequel il n'entre que si le courage vient à me manquer; alors que
j'en souffrais le plus, je suis resté dix heures à cheval. Avec lui,
il suffit de souffrir; pour le reste: jouez, soupez, faites ceci et
encore cela si vous le pouvez, vos débauches vous seront plus utiles
que nuisibles, dites donc à quelqu'un atteint de la vérole, de la
goutte ou qui a une hernie, de faire de même! Les autres maladies nous
imposent des obligations de toutes natures, entravent bien autrement
nos occupations, troublent tout notre organisme et il nous faut en
tenir compte dans tous les actes de la vie; celle-ci ne fait que nous
pincer la peau, elle laisse à notre disposition notre entendement
et notre volonté, et aussi la langue, les pieds, les mains; elle
vous éveille plus qu'elle ne vous assoupit. L'âme est atteinte quand
nous avons la fièvre; l'épilepsie la terrasse; une violente migraine
la réduit à l'impuissance; en un mot elle est influencée par toute
maladie qui a action sur notre être tout entier et sur ses parties
les plus nobles. Dans mon cas, elle n'est pas inquiétée ou, si elle
vient à l'être, c'est de sa faute, c'est qu'elle se trahit elle-même,
qu'elle s'abandonne et se démonte. Il n'y a que les fous pour se
laisser persuader que ces corps durs et pleins, qui se forment dans les
rognons, peuvent se dissoudre par des breuvages; quand ils viennent à
se mettre en mouvement, il n'y a rien autre à faire qu'à leur livrer
passage, d'autant qu'ils se l'ouvriraient bien eux-mêmes.

Je constate encore dans mon mal cette supériorité, c'est qu'il nous
laisse peu à deviner; avec lui, nous sommes exempts du trouble dans
lequel les autres maux nous jettent par l'incertitude que nous avons
sur leurs causes, leurs effets et leurs progrès, trouble qui est
infiniment pénible. Ici, nous n'avons que faire des consultations des
docteurs; ce que nous en ressentons nous montre en quoi le mal consiste
et où il gît.

Par ces arguments, les uns forts, les autres faibles, et agissant
comme fit Cicéron à propos de sa vieillesse, cette autre maladie, je
tâche d'endormir et d'amuser mon imagination, j'essaie de graisser
mes plaies. Si demain elles s'aggravent, demain j'y pourvoirai par
d'autres échappatoires.--Ce qu'il y a de vrai, c'est que depuis peu
de temps, les plus légers mouvements font que je rends par les reins
du sang tout pur; pour quelle raison? Cela ne m'empêche pourtant pas
de me mouvoir comme auparavant et de suivre mes chiens à la chasse
avec une ardeur toute juvénile et que rien n'arrête; c'est avoir bien
facilement raison d'un aussi grave accident, qui ne me cause qu'une
lourdeur un peu plus prononcée et de l'irritation dans la partie du
corps qui en est le siège. Cette recrudescence du mal doit provenir
de quelque grosse pierre qui comprime mes rognons et se forme à leurs
dépens; cet organe, et avec lui ma vie, se vide ainsi peu à peu, non
sans que j'en éprouve un soulagement naturel, comme de l'expulsion de
matières qui me sont désormais une gêne et une superfluité. Lorsque je
sens quelque chose qui s'écroule en moi, ne vous attendez pas à ce que
j'aille m'amuser à me tâter le pouls ou analyser mes urines, pour y
chercher quelle précaution ennuyeuse je pourrais prendre; ce sera assez
temps quand le mal se fera sentir sans que, par peur, j'en allonge la
durée. Qui craint de souffrir, souffre au delà de ce qu'il craint.
Ajoutons que le doute et l'ignorance de ceux qui se mêlent d'expliquer
les ressorts de la nature et ses progrès en nous, et émettent de par
leur art des pronostics si fréquemment entachés d'erreur, doivent nous
convaincre que ses ressources infinies nous sont totalement inconnues;
la plus grande incertitude, la plus grande diversité, la plus grande
obscurité règnent dans ce que nous pouvons espérer ou redouter d'elle.
Sauf la vieillesse qui est un signe indubitable de l'approche de la
mort, je ne vois dans tous les autres accidents que peu d'indications
sur lesquelles nous puissions nous baser pour deviner l'avenir. Je ne
me juge que par ce que je ressens réellement, et non en en raisonnant;
à quoi cela me servirait-il de faire autrement, puisque je ne veux
opposer au mal que l'attente et la patience?--Voulez-vous savoir ce
que je gagne à suivre cette ligne de conduite? voyez chez ceux qui
font le contraire, qui recherchent tant d'avis et de conseils divers,
combien souvent leur imagination s'en trouve mal sans que leurs
appréhensions soient justifiées. J'ai maintes fois pris plaisir, dans
des moments d'accalmie, alors que tout danger était passé, à parler
de ces accidents aux médecins, comme si je les sentais venir; j'étais
ainsi bien à l'aise pour écouter les horribles conclusions dont ils
me menaçaient; j'en devenais encore plus reconnaissant à Dieu de ses
grâces et plus convaincu de la vanité de leur art.

=Montaigne était grand dormeur, cependant il savait s'accommoder aux
circonstances. Sa petite taille lui faisait préférer aller à cheval
qu'à pied dans les rues et quand il y avait de la boue.=--Il n'est
rien qu'on doive plus recommander à la jeunesse que l'activité et la
vigilance; notre vie n'est que mouvement. Je m'ébranle difficilement
et suis lent en toutes choses: à me lever, à me coucher, à prendre
mes repas; pour moi, sept heures c'est matinal; et, là où je suis
mon maître, je ne dîne pas avant onze heures et ne soupe qu'après
six.--J'ai autrefois attribué à la lourdeur et à l'assoupissement que
me causait un sommeil trop prolongé, des fièvres et des maladies que
j'ai eues, et j'ai toujours regretté de me rendormir le matin. Platon
est d'avis que l'excès de sommeil est plus mauvais que les excès de
boisson. J'aime à avoir un lit qui soit dur, à coucher seul, sans
femme, comme font les rois, et à être assez couvert. On ne me bassine
jamais mon lit; mais depuis que la vieillesse me gagne, on me donne,
quand besoin en est, des draps chauds pour m'envelopper les pieds
et me mettre sur l'estomac. On trouvait à redire à ce que le grand
Scipion fût dormeur; à mon avis, on ne lui faisait ce reproche que
parce qu'on n'en avait pas d'autre à lui adresser. Si je suis quelque
peu délicat dans mes habitudes, c'est plutôt dans mon coucher que dans
toute autre chose; mais tout comme un autre, je me fais à la nécessité
et m'en accommode. Dormir a été et n'a cessé d'être la plus grande
occupation de ma vie; à l'âge où je suis arrivé, je dors encore fort
bien huit ou neuf heures tout d'un trait. Quand il y a utilité, je
me dégage de cette propension à la paresse et j'en éprouve un mieux
évident; le changement m'est un peu pénible, mais c'est l'affaire de
trois jours.--Je ne vois guère de gens qui aient moins de besoins que
moi quand les circonstances l'exigent, qui s'entraînent avec plus de
continuité et auxquels les corvées pèsent moins. Mon corps est capable
de supporter une vie agitée qui se prolonge, mais il ne s'accommode pas
d'une agitation véhémente et soudaine. Maintenant, cependant, j'évite
les exercices violents qui peuvent me mettre en sueur: mes membres se
fatiguent avant qu'ils ne se soient échauffés. Je reste facilement
debout toute une journée et me promener n'est jamais un ennui pour
moi; mais je n'aime pas à aller par les villes autrement qu'à cheval,
et cela, depuis ma première enfance; parce que lorsque je vais à pied,
je me crotte jusqu'à l'échine, et que les gens qui, comme moi, sont de
petite taille, n'en imposant pas, courent risque, dans les rues, d'être
coudoyés et bousculés. J'aimais aussi, quand je me reposais, soit
assis, soit couché, à avoir les jambes à hauteur de mon siège, ou plus
haut.

=Le métier des armes est, de toutes les occupations, la plus noble et
la plus agréable.=--Il n'est pas d'occupation plus agréable que le
métier des armes; noble dans son exécution (car la plus forte, la plus
généreuse, la plus belle de toutes les vertus, c'est la vaillance),
cette occupation est également noble par ce qui en est le mobile,
rien n'étant en effet plus utile, plus juste, s'étendant davantage à
tout, que la protection du repos et de la grandeur de son pays. On se
complaît dans la compagnie de tant de gens nobles, jeunes, actifs,
dans ces spectacles répétés de tant de situations tragiques, cette
liberté de rapports dépouillés d'artifice, ce genre de vie mâle et sans
cérémonie; dans cette variété de mille actions diverses, ces accents
généreux de musique guerrière qui vous soutiennent, vous échauffent les
oreilles et surexcitent l'âme; dans l'honneur que cela vous procure, et
jusque dans les difficultés et les moments pénibles qui s'y rencontrent
et dont Platon tient si peu de compte que, dans sa République, il y
fait participer les femmes et les enfants. Ce métier, volontairement
embrassé, vous met à même de remplir des tâches et de courir tels
risques que vous le jugez bon, suivant leur importance et l'éclat qui
doit vous en revenir; et si même vous venez à succomber pour la cause à
laquelle vous vous êtes consacré, voyez combien «_il est beau de mourir
les armes à la main_ (_Virgile_)». Craindre les périls communs auxquels
tant de gens sont exposés, ne pas oser ce que tant d'âmes de toutes
natures et le peuple entier osent, c'est le propre d'un cœur lâche
et bas au delà de toute mesure; se trouver en compagnie rassure même
les enfants. D'autres peuvent vous surpasser en science, en grâce, en
force, en fortune, cela tient à des causes étrangères auxquelles vous
pouvez vous en prendre; mais vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous,
si vous vous montrez d'une fermeté d'âme inférieure à la leur. La mort
est plus abjecte, plus languissante, plus pénible dans un lit que dans
un combat; la fièvre et les catarrhes sont aussi douloureux et mortels
qu'un coup de feu. Celui qui est fait à supporter vaillamment les
accidents de la vie ordinaire, n'a point à grandir son courage pour se
faire soldat: «_Vivre, mon cher Lucilius, c'est combattre_ (_Sénèque_).»

=Montaigne était d'excellente constitution; chez lui les maux du corps
n'avaient que peu de prise sur l'âme.=--Je ne me souviens pas d'avoir
jamais eu la gale. Se gratter est une des satisfactions les plus douces
que l'on puisse éprouver et qui est toujours à votre portée, mais ce
qui s'ensuit est par trop importun; c'est surtout à mes oreilles que je
m'en prends, les ayant sujettes par moment à des démangeaisons.

Je suis né avec tous mes sens bien entiers, atteignant presque à la
perfection. Mon estomac est facile et bon, ma tête solide et, le plus
souvent, l'un et l'autre demeurent tels quand j'ai la fièvre; j'ai de
même l'haleine bonne. J'ai dépassé l'âge auquel chez certains peuples,
et non sans quelque raison, il était tellement admis que la vie devait
prendre fin après une durée déterminée, qu'ils n'admettaient pas que
ce terme fût dépassé; même maintenant, j'ai encore des moments, bien
que courts et irréguliers, où je suis tellement en pleine possession de
moi-même, que c'est presque la santé et le bien-être de ma jeunesse.
Il n'est question ici, bien entendu, ni de vigueur, ni de jouissances
intimes; il n'y a pas de raison pour qu'elles se soient maintenues
chez moi au delà des limites qui leur sont propres, et «_mes forces
ne me permettent plus de braver les intempéries du ciel à la porte
d'une maîtresse_ (_Horace_)».--Mon visage et mes yeux décèlent
immédiatement ce qui se passe en moi, c'est par là que commencent
tous les changements que j'éprouve; ils s'y manifestent même plus
violents qu'ils ne sont, et souvent je fais pitié à mes amis avant
d'en ressentir la cause. Mon miroir ne me surprend pas quand il me
met à même de constater de semblables transformations; car, même dans
ma jeunesse, il m'est arrivé plus d'une fois d'avoir un teint, une
mine défaite de mauvais augure, sans que rien d'extraordinaire me fût
survenu, si bien que les médecins ne trouvant quoi que ce soit qui
justifiât cette altération de ma figure, l'attribuaient à l'état de
mon esprit en butte à quelque passion qui me rongeait intérieurement;
ce en quoi ils se trompaient. Si mon corps se comportait aussi à mon
gré que mon âme, nous marcherions un peu plus à notre aise; j'avais
alors celle-ci, non seulement exempte de trouble, mais encore pleine
de satisfaction et en fête, ce qui est mon cas le plus ordinaire tant
par nature que de parti pris. «_Jamais les troubles de mon âme n'ont
influé sur mon corps_ (_Ovide_)»; je tiens, au contraire, que maintes
fois, par son influence salutaire, elle l'a relevé de ses chutes; lui,
est souvent abattu, au lieu qu'elle, lorsqu'elle n'est pas enjouée,
est du moins tranquille et reposée. J'ai eu la fièvre intermittente
pendant quatre ou cinq mois; elle m'avait complètement altéré la
physionomie; aussi longtemps qu'elle a duré, mon esprit a conservé non
seulement tout son calme, mais même toute sa gaîté. Quand je n'éprouve
pas de douleurs, l'affaiblissement et la langueur que je ressens, ne
m'attristent guère. Que de défaillances physiques je connais, dont le
nom seul me fait horreur et que je redouterais moins que les mille
passions qui agitent l'esprit et auxquelles je vois des gens être en
proie! J'ai pris le parti de ne plus courir, j'ai déjà assez de me
traîner, mais je ne me plains pas de ma décadence qui est dans l'ordre
naturel des choses: «_Qui s'étonne de trouver des goîtres dans les
Alpes_ (_Juvénal_)?» Je ne regrette pas davantage de ne pas devoir
durer autant et sans plus de décrépitude qu'un chêne.

=Ses préoccupations n'ont pas souvent troublé son sommeil et ses
songes étaient rarement tristes.=--Je n'ai pas à me plaindre de mon
imagination; j'ai eu dans ma vie peu de préoccupations qui aient
seulement interrompu mon sommeil, et, sauf quand cela répondait à mon
désir, j'étais toujours contrarié lorsqu'elles m'éveillaient.--J'ai
rarement des songes; quand j'en ai, je rêve de choses fantastiques et
chimériques, produites d'ordinaire par des pensées plaisantes, plutôt
ridicules que tristes. Je tiens pour vrai que nos songes sont les
loyaux interprètes des dispositions dans lesquelles nous sommes; mais
il faut un certain art pour en saisir la relation et les comprendre:
«_Il n'est pas surprenant en effet que les hommes retrouvent en songe
les choses qui les occupent dans la vie, qu'ils méditent, qu'ils
voient, qu'ils font lorsqu'ils sont éveillés_ (_Attius_).» Platon va
plus loin et dit qu'il rentre dans les services que la prudence doit
nous rendre, de tirer des songes des indications qui nous révèlent
l'avenir; je ne vois rien à l'appui de cette thèse, si ce n'est les
merveilleux exemples que nous en citent Socrate, Xénophon, Aristote,
tous personnages dont l'autorité est irréprochable. Les historiens
disent que les Atlantes n'ont jamais de songes et aussi qu'ils ne
mangent rien qui ait eu vie; j'associe ces deux choses, parce que
la seconde donne peut-être la cause de la première; Pythagore ne
recommande-t-il pas de se nourrir d'une façon particulière, quand on
veut avoir des songes conformes à ce que l'on souhaite? Ceux que j'ai
sont bénins, ils ne m'agitent pas et, sous leur action, aucune parole
ne m'échappe. J'ai vu, de mon temps, certaines personnes en être
extraordinairement agitées; Théon le philosophe rêvait en se promenant
tout endormi, et le valet de Périclès en faisait autant sur les toits
et le faîte même de sa maison.

=Il était peu délicat sous le rapport de la nourriture; la délicatesse
est du reste le fait de quiconque affecte une préférence trop marquée
pour quoi que ce soit.=--A table, je n'ai guère de préférence; je
prends le premier mets venu, celui qui est le plus à ma portée, et
n'aime pas à passer d'un goût à un autre. La multiplicité des plats et
des services me déplaît autant que tout autre excès en n'importe quoi.
Je me contente facilement d'un petit nombre de mets, et ne partage pas
l'opinion de Favorinus qui veut que, dans un festin, on vous retire un
plat avant que vous n'en ayez pleinement satisfait votre estomac pour
vous en substituer toujours un nouveau, tient pour misérable un souper
où on n'a pas servi à satiété aux convives des croupions d'oiseaux
d'espèces diverses, et estime que seul le becfigue vaut d'être mangé
tout entier.--Quand je suis en famille, je mange beaucoup de viandes
salées; par contre, je préfère le pain qui n'a pas de sel et, chez
moi, mon boulanger n'en fournit pas d'autre pour ma table, bien que ce
ne soit pas l'usage du pays.--Dans mon enfance, on a eu surtout à me
corriger du refus que je faisais de choses que généralement on aime
beaucoup à cet âge: les sucreries, les confitures, les pâtisseries
cuites au four. Mon gouverneur combattit en moi cette répulsion pour
ces mets délicats, comme une sorte de délicatesse outrée; et, de fait,
elle ne témoigne autre chose qu'un goût difficile, quel que soit ce à
quoi cela s'applique. Qui fait passer à un enfant d'aimer d'une façon
trop particulière et exclusive le pain bis, le lard ou l'ail, combat
également chez lui un penchant à la friandise. Il est des gens qui,
lorsqu'on leur sert des perdrix, semblent prendre beaucoup sur eux et
faire acte de résignation, regrettant le bœuf et le jambon; ils
l'ont belle, c'est de la délicatesse au premier chef, c'est un goût qui
marque, chez un favorisé de la fortune, une lassitude qui fait que les
choses ordinaires et habituelles ont seules du piquant: «_C'est le luxe
qui voudrait échapper à l'ennui des richesses_ (_Sénèque_).» Renoncer à
faire bonne chère avec ce qu'un autre considère comme tel, apporter une
attention particulière à sa table, «_ne pas savoir te contenter d'un
plat de légumes pour ton dîner_ (_Horace_)», est le caractère essentiel
de ce vice. Il y a bien là, à la vérité, une différence avec le cas
que je cite; si on a des besoins impérieux, il vaut évidemment mieux
que ce soit pour des choses faciles à se procurer, mais c'est toujours
un défaut que d'avoir des manies quelles qu'elles soient. Jadis, je
considérais comme fort délicat un de mes parents qui, par suite d'un
long temps passé à naviguer, avait désappris à se servir de lit et à se
déshabiller pour se coucher.

=Dès le berceau, il a été habitué à vivre comme les gens de la plus
basse classe et à se mêler à eux; cette fréquentation l'a rendu
sympathique au sort des malheureux.=--Si j'avais des enfants mâles,
je leur aurais volontiers désiré la bonne fortune que j'ai eue.
L'excellent père que Dieu m'a donné, pour lequel je n'ai rien pu faire
que de lui vouer une reconnaissance, bien vive il est vrai, pour sa
bonté à mon égard, me fit élever, dès le berceau, dans un pauvre
village qui lui appartenait et où il me laissa tant que je fus en
nourrice et encore au delà, me dressant à vivre dans les conditions de
la plus basse classe: «_C'est un grand pas fait vers la liberté, que
de savoir régler son estomac_ (_Sénèque_).» Ne vous chargez jamais,
et chargez encore moins vos femmes, de l'élevage de vos enfants;
laissez à la fortune le soin de les former comme s'élèvent les enfants
du peuple, en n'écoutant que les lois de la nature; laissez-les, en
suivant les usages, s'habituer ainsi à la frugalité et à l'austérité;
qu'ils soient dans l'avenir plutôt dans le cas de voir leurs privations
s'adoucir, que s'aggraver. L'idée de mon père tendait à autre chose
encore, c'était à m'unir au peuple, à ces hommes qui ont besoin de
notre aide; il voulait que je fusse porté à regarder plutôt du côté de
ceux qui me tendent les bras, que de ceux qui me tournent le dos; ce
fut pour cette même raison qu'il me fit tenir sur les fonts baptismaux
par des personnes de condition très inférieure, pour me créer ainsi des
obligations vis-à-vis d'elles et faire que je m'y attache.

Son dessein n'a pas mal réussi; je m'occupe volontiers des petits,
soit parce qu'il y a à cela plus de gloire, soit par un sentiment
naturel de compassion, vertu qui a une grande action sur moi. Le
parti que dans nos guerres civiles je reprouve, je le condamnerais
bien plus sévèrement s'il était florissant et prospère; tandis qu'au
contraire, je me montrerais mieux disposé pour lui, si je le voyais
malheureux et écrasé.--Combien j'ai de considération pour le beau
caractère de Chélonis, cette fille et femme des rois de Sparte!
Quand, dans les désordres de la ville, Cléombrote son mari se trouva
l'emporter sur Léonidas son père, en excellente fille elle accompagna
celui-ci en exil, embrassant contre le vainqueur la cause de celui
tombé dans le malheur. Lorsque la chance vint à tourner, elle changea
de parti comme avait fait la fortune et prit courageusement celui
de son mari qu'elle suivit partout où son infortune lui fit porter
ses pas, n'ayant, ce semble, d'autre préférence que de se ranger du
côté où elle faisait le plus besoin et où sa pitié trouvait le plus à
s'exercer.--Je serais davantage porté à imiter l'exemple de Flaminius
qui s'employait beaucoup plus pour ceux qui avaient besoin de lui que
pour ceux en situation de lui venir en aide, qu'à faire comme Pyrrhus
qui s'humiliait devant les grands et se montrait orgueilleux vis-à-vis
des petits.

=Il n'aimait pas à rester longtemps à table; les anciens
Grecs et Romains entendaient beaucoup mieux que nous cette
jouissance.=--Demeurer longtemps à table m'ennuie et m'est mauvais
parce que, je mange tant que j'y suis, probablement par habitude,
ce moyen étant le seul qui, lorsque j'étais enfant, me permettait
d'y faire bonne contenance. C'est pourquoi, chez moi, bien qu'on s'y
attarde peu, j'y prends place d'ordinaire un peu après les autres,
comme faisait Auguste; mais je cesse de faire comme lui, en ce que
souvent aussi il en quittait avant eux, tandis qu'après j'aime, au
contraire, à me livrer assez longuement au repos et à entendre causer,
pourvu que je n'y prenne pas part: parler l'estomac plein me fatiguant
et me faisant mal, autant que crier et discuter avant le repas m'est un
exercice salutaire et agréable.

Les Grecs et les Romains des temps anciens agissaient plus
raisonnablement que nous, en consacrant, quand aucune autre occupation
extraordinaire ne les en empêchait, plusieurs heures et la majeure
partie de la nuit aux repas, qui sont du nombre des principaux actes de
la vie, mangeant et buvant avec moins de hâte que nous dont toutes les
actions sont accomplies précipitamment; ils se livraient à ce plaisir
naturel tout à loisir et l'utilisaient mieux que nous, l'entremêlant
d'intermèdes de divers genres utiles et agréables.

=Indifférent à ce qu'on lui servait, il se laissait aller à manger
de tout ce qui paraissait sur la table.=--Ceux qui, à table, ont à
prendre soin de moi, peuvent aisément m'empêcher de manger ce qu'ils
estiment m'être nuisible; car, en fait de mets, je ne désire jamais
ce que je ne vois pas et ne trouve jamais à y redire. Par contre, ils
perdent leur temps à me prêcher de m'abstenir de ceux qui sont servis;
c'est au point que lorsque je veux jeûner, il faut que je mange à part
de ceux qui soupent et qu'on ne me présente que ce que comporte bien
exactement une collation en règle, parce que si je me mets à table,
j'oublie ma résolution. Quand je demande qu'on change la manière dont
certaines viandes sont apprêtées, mes gens savent que c'est signe que
je n'ai pas grand appétit et que je n'y toucherai pas.--Toutes celles
qui peuvent être mangées telles, je les aime peu cuites et avancées,
au point même, pour certaines, que leur odeur s'en trouve altérée. Je
ne suis contrarié que lorsqu'elles sont dures; pour le reste, elles
peuvent être n'importe comment, ce m'est aussi indifférent et me touche
aussi peu que possible; si bien, qu'à l'inverse de ce qu'on éprouve
généralement, il m'arrive de trouver même le poisson trop frais et
trop ferme. Ce n'est pas parce que j'ai de mauvaises dents, je les ai
toujours eues aussi bonnes qu'il se peut, et ce n'est que maintenant
que l'âge commence à les menacer; dès l'enfance, j'ai pris l'habitude
de me les frotter avec une serviette le matin et au commencement et à
la fin de chaque repas.

=C'est une grâce que Dieu nous fait quand la mort nous gagne peu à
peu, ce qui est l'effet de la vieillesse; du reste, indissolublement
liée à la vie, on en constate en nous la présence et les progrès
durant tout le cours de notre existence.=--A ceux que Dieu soustrait
à la vie par parcelle, c'est une grâce qu'il leur fait, c'est le seul
avantage de la vieillesse; notre dernière mort en sera d'autant moins
étendue et nuisible, ne tuant plus en nous que la moitié ou le quart
d'un homme. Voilà une de mes dents qui vient de tomber sans douleur,
sans effort, elle était arrivée au terme de sa durée; cette partie de
mon être et plusieurs autres sont déjà mortes; d'autres, d'entre les
plus actives et qui tenaient le premier rang quand j'étais dans la
force de l'âge, le sont à moitié. C'est ainsi que je fonds et échappe
à moi-même. Quelle bêtise ce serait de la part de mon entendement,
de s'affecter, au même degré, du saut final de cette chute déjà si
prononcée, que si je m'effondrais tout d'une pièce; j'espère qu'il
ne la commettra pas.--A la vérité, j'éprouve une grande consolation,
quand je pense à ma mort, de m'imaginer qu'elle sera de celles qui
s'accomplissent dans des conditions justes et naturelles, et que ce
que désormais je puis demander à cet égard à la destinée, ne peut plus
être qu'une faveur que je ne saurais revendiquer comme un droit. Les
hommes sont portés à croire qu'autrefois, comme leur taille, la durée
de leur existence était plus grande; ils se trompent, car Solon, qui
vivait en ces temps reculés, indique soixante-dix ans comme en étant
la limite extrême. Moi, qui ai tant adoré, et en toutes choses, cette
«_excellente médiocrité_» des temps passés, et qui ai tant considéré
une juste moyenne comme la perfection, puis-je prétendre à une
vieillesse démesurée et extraordinaire? Tout ce qui nous arrive contre
l'ordre habituel de la nature peut être fâcheux, mais nous devons
toujours faire bon accueil à ce qui est conforme à ses lois: «_Tout ce
qui se fait naturellement, doit être tenu pour bon_ (_Cicéron_).» C'est
ainsi, dit Platon, que la mort due à des plaies ou à des maladies, est
mort violente; tandis que celle qui nous surprend, occasionnée par la
vieillesse, est de toutes la plus légère et empreinte même de douceur:
«_Les jeunes gens meurent de mort violente, les vieillards de maturité_
(_Cicéron_).»--Partout et en tout, la mort se mêle et se confond
avec la vie; le déclin de celle-ci fait songer à l'heure où viendra
celle-là, son action s'accentue à mesure que nous approchons du terme
fatal. J'ai des portraits qui me représentent à l'âge de vingt-cinq ans
et de trente-cinq; il m'arrive de les comparer à celui d'aujourd'hui;
combien il s'en faut que ce soit encore moi! ma physionomie actuelle
diffère bien plus des précédentes, que de celle que j'aurai quand je
viendrai à trépasser.--C'est par trop abuser de la nature, que de
la tracasser si longtemps à l'avance par des soins qui l'obligent à
nous quitter; elle finit par se lasser de nous suivre, en nous voyant
abandonner la direction de nous-mêmes, nos yeux, nos dents, nos jambes
et tout le reste à la merci de soins étrangers que nous mendions, et
nous en remettre entièrement aux mains de l'art.

=Montaigne n'a jamais acquis la certitude que certains mets lui
fussent nuisibles, mais ses goûts ont subi des changements et des
revirements.=--Je ne suis très amateur ni de salades, ni de fruits,
sauf de melons. Mon père n'aimait aucune sauce, je les aime toutes.
Trop manger me gêne; mais je ne suis pas encore certain qu'il y ait
des viandes qui, par leur nature même, me soient nuisibles, pas plus
que je ne constate que la lune, quand elle est pleine ou nouvelle, le
printemps ou l'automne aient action sur moi. Il se produit en nous
des effets qui ont lieu à des moments indéterminés et dont nous ne
nous rendons pas compte; ainsi les raiforts par exemple: longtemps je
n'en ai pas été incommodé, puis je m'en suis mal trouvé; à présent, je
m'en accommode à nouveau très bien. Pour plusieurs choses, je sens mon
estomac et mon appétit aller ainsi se modifiant; du vin blanc je suis
passé au vin clairet, et du vin clairet me voici revenu au vin blanc.

Je suis friand de poisson, et les jours maigres sont pour moi des jours
où je me régale, comme me sont fêtes aussi les jours de jeûne; je crois
(il en est qui le disent) qu'il est de plus facile digestion que la
viande. Je me fais conscience de manger de celle-ci, les jours où le
poisson est d'obligation; mon goût est de même et se fait scrupule de
mêler l'un à l'autre, il y a entre eux, ce me semble, une trop grande
différence.

=Circonstances dans lesquelles il lui est arrivé parfois de ne pas
prendre de repas; tout régime trop longtemps suivi cesse d'être
efficace.=--Dans ma jeunesse, il m'est arrivé de me passer parfois
de quelque repas pour avoir meilleur appétit le lendemain et, de la
sorte, accroître mon plaisir en me disposant à mieux profiter et à
jouir plus vivement de l'abondance que je prévoyais, agissant en cela
au rebours d'Épicure qui jeûnait et faisait maigre pour accoutumer
sa volupté à se passer de l'abondance; ou bien je jeûnais pour me
conserver dispos en vue d'un travail quelconque de corps ou d'esprit,
l'un comme l'autre devenant honteusement paresseux chez moi quand je
suis surchargé d'aliments; d'autant que je déteste ce fonctionnement
simultané si peu raisonnable de l'imagination, cette déesse si saine
et si alerte, et de l'estomac, ce petit dieu alourdi et bruyant quand
il est gonflé des émanations des sucs qu'il procrée. Je m'en abstenais
encore, quand j'avais cet organe fatigué, ou enfin lorsque je n'avais
pour me tenir compagnie personne qui me convint, car je dis avec ce
même Épicure, qu'il ne faut pas tant regarder ce qu'on mange, qu'avec
qui on mange; et je loue Chilon de n'avoir pas voulu s'engager à se
trouver à un festin auquel le conviait Périandre, avant de connaître
quels étaient les autres convives; il ne saurait en effet y avoir pour
moi de plus grand attrait, de sauce si appétissante, qui vaillent ceux
résultant de la société avec laquelle on s'y rencontre.--Je crois qu'il
est plus sain de manger doucement, moins à la fois et plus souvent;
mais je tiens à satisfaire pleinement mon appétit et ma faim, et ne
prendrais pas goût à me condamner à faire par jour, comme on l'ordonne
aux malades, trois ou quatre chétifs repas où je serais rationné;
et puis, qui peut me donner l'assurance que les bonnes dispositions
dans lesquelles je suis ce matin, je les retrouverai encore à souper?
Profitons, nous surtout qui sommes vieux, du premier moment favorable
qui vient; laissons aux faiseurs d'almanachs les espérances et les
pronostics. Le fruit essentiel que je retire de la santé, ce sont les
jouissances qu'elle nous permet; tenons-nous-en à la première qui se
présente, que nous avons sous la main et que nous connaissons. J'évite
de m'astreindre trop longtemps à un même régime; celui qui en suit un
et veut qu'il lui profite, ne doit pas le prolonger indéfiniment; sans
cela, nous nous y endurcissons, notre organisme y perd de son activité;
six mois après, l'estomac y est si bien acoquiné que tout l'avantage
que vous en retirez est d'avoir perdu la liberté de faire autrement
sans en éprouver d'inconvénients.

=Il ne sert de rien non plus de se trop couvrir; on s'y habitue et
cela n'a plus d'effet.=--Je porte de simples bas de soie, et pas
plus en hiver qu'en été je n'ai les jambes et les cuisses autrement
couvertes. En raison de mes rhumes, je me suis laissé aller à me tenir
la tête plus chaude, ainsi que le ventre à cause de mes coliques;
en peu de jours, ces deux maux s'y sont habitués et ont dédaigné
mes précautions ordinaires; une simple coiffe avait fait place à un
capuchon; un bonnet, à un chapeau doublé; aujourd'hui, les fourrures
de mon pourpoint ne me servent plus que d'enjolivement; et tout cela
ne me fait plus aucun effet, si je n'y ajoute une peau de lièvre ou de
vautour, et sur ma tête une calotte. Suivez une semblable gradation,
cela vous mènera loin; aussi n'en ferai-je rien, et volontiers, si
j'osais, je reviendrais sur ce que j'ai déjà commencé. Avec cette mode,
vous survient-il quelque nouvel inconvénient, les réformes que vous
avez déjà introduites ne vous sont plus d'aucune utilité: vous vous y
êtes habitué, il vous faut en chercher d'autres. Ainsi se ruinent ceux
qui se laissent empêtrer dans des régimes particuliers, auxquels ils
s'astreignent superstitieusement; ce qu'on fait ne suffit pas, il faut
plus encore; et après, encore davantage; on n'en a jamais fini.

=Nos occupations et nos plaisirs nous portent à donner plus
d'importance au souper qu'au dîner; l'estomac, d'après Montaigne,
s'accommode mieux du contraire.=--Pour mes occupations et notre
plaisir, il est beaucoup plus commode de supprimer le dîner, comme
faisaient les anciens, et de remettre à faire un repas copieux à
l'heure où on se retire chez soi pour y prendre du repos, et ainsi ne
pas interrompre la journée; c'est ce que je faisais autrefois. Au point
de vue de la santé, l'expérience m'a depuis enseigné qu'au contraire
il vaut mieux maintenir le dîner, la digestion se faisant mieux quand
on est éveillé.--Je ne suis guère sujet à être altéré, pas plus quand
je me porte bien que lorsque je suis malade; dans ce dernier cas,
j'ai assez fréquemment la bouche sèche, mais ce n'est pas de la soif,
et d'ordinaire je ne bois que lorsque, en mangeant, l'envie m'en
vient, généralement quand déjà le repas est bien avancé. Je bois assez
copieusement pour un homme qui ne présente rien de particulier; en été,
dans un repas auquel j'assiste avec appétit, non seulement j'outrepasse
les limites dans lesquelles se tenait Auguste qui ne buvait jamais que
trois fois, mais pour ne pas aller à l'encontre de la règle posée par
Démocrite qui défendait de s'arrêter à quatre, comme nombre portant
malchance, je me laisse aller jusqu'à cinq si besoin est, ce qui fait
environ trois demi-setiers, car je me plais à faire usage de verres de
petite capacité et les vide chaque fois, ce que d'autres se gardent
de faire comme contraire aux convenances. Je trempe mon vin, le plus
souvent avec moitié, parfois avec un tiers d'eau; et quand je suis chez
moi, par suite d'une ancienne habitude prise sur le conseil donné à
mon père par son médecin, qui lui aussi agissait de même, le mélange
s'opère à l'office, deux ou trois heures avant qu'on le serve. On dit
que cet usage de tremper le vin avec de l'eau, remonte à Cranaüs, roi
d'Athènes; pour ce qui est de son utilité, je l'ai entendu discuter.
J'estime plus convenable et meilleur pour la santé, de n'en user
pour les enfants qu'après seize ou dix-huit ans et, jusque-là, de ne
leur faire boire que de l'eau. La manière de vivre la plus usitée et
communément suivie, est celle qui est préférable; toute singularité me
semble à éviter, et j'aime aussi peu voir un Allemand mettre de l'eau
dans son vin, qu'un Français qui le boirait pur; l'usage, auquel tout
le monde se conforme, fait loi dans les choses de cette espèce.

=Il n'aimait pas l'air confiné; était plus sensible au chaud qu'au
froid; avait bonne vue, mais elle se fatiguait aisément; il était
d'allure vive; à table, il mangeait avec trop d'avidité.=--Je crains
un air lourd à respirer et ne puis supporter la fumée; la première
réparation que je me hâtai de faire exécuter chez moi, fut celle des
cheminées et des cabinets d'aisance qui, chose insupportable, laissent
communément à désirer dans les bâtiments d'ancienne construction; et
au rang des incommodités que l'on rencontre à la guerre, je place ces
épais nuages de poussière dans lesquels, pendant la chaleur, il faut
demeurer des journées entières. J'ai la respiration libre et facile; le
plus souvent, quand j'ai des refroidissements, mes poumons demeurent
indemnes et je n'ai pas de toux.

Un été pénible m'est plus contraire que l'hiver, parce qu'outre
l'incommodité de la chaleur dont on peut moins se défendre que du
froid, et en dehors de l'action des rayons de soleil sur la tête,
mes yeux supportent mal leur éclat éblouissant; actuellement, je ne
pourrais même pas dîner, assis devant un feu ardent dont je recevrais
la réverbération.

Quand je lisais plus que je ne le fais maintenant, pour amortir la
blancheur du papier, je couvrais mon livre d'une feuille de verre et
ma vue s'en trouvait fort soulagée. Jusqu'à présent, je n'emploie
pas de lunettes et j'y vois aussi loin que jamais et que n'importe
qui; il est vrai que lorsque le jour tombe, je commence, quand je
lis, à éprouver du trouble et de la faiblesse; mais tout travail,
particulièrement la nuit, m'a toujours fatigué les yeux. C'est là un
pas en arrière à peine sensible, auquel viendra s'en ajouter un second,
à celui-ci un troisième, puis à ce dernier un quatrième; reculant ainsi
de plus en plus chaque fois, je finirai par insensiblement être devenu
complètement aveugle, avant que je ne m'aperçoive de la décadence et
de la vieillesse de ma vue, tant les Parques apportent d'artifice à
détordre l'écheveau de notre vie. De même, je ne suis pas bien certain
que mon ouïe n'ait pas tendance à devenir dure; et vous verrez que je
l'aurai à moitié perdue, que je m'en prendrai encore à la voix de ceux
qui me parlent. Il faut exercer une action bien forte et bien continue
sur l'âme, pour l'amener à sentir comme elle s'en va peu à peu.

Ma marche est vive et assurée, et je ne sais lequel des deux, de mon
esprit ou de mon corps, je puis le plus difficilement arrêter en un
point donné. Il faut qu'un prédicateur soit bien de mes amis, pour
captiver mon attention pendant toute la durée d'un sermon. Dans les
cérémonies, où chacun est si guindé dans son attitude, où j'ai vu des
dames ne laissant même pas errer leurs regards, je ne suis jamais
venu à bout de faire que quelque chose en moi ne battît la campagne;
j'ai beau être assis, je n'en demeure pas plus calme. La servante
de Chrysippe le philosophe disait de son maître, quand il buvait en
compagnie de gens sur lesquels le vin agissait, et que seul il n'en
ressentait aucun effet, qu'il n'était ivre que des jambes que, par
habitude, il remuait sans cesse en quelque position qu'il fût. On a pu
dire de même de moi dès mon enfance, que j'avais du vif-argent dans
les pieds ou qu'ils étaient atteints de folie, tant je suis porté
naturellement à me remuer et à me déplacer n'importe où je me trouve.

Je mange avec voracité, ce qui est indécent et de plus nuisible à la
santé, voire même au plaisir que l'on éprouve en mangeant; dans ma
hâte, je me mords souvent la langue et parfois les doigts. Diogène,
rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, donna un soufflet à son
précepteur. Il y avait à Rome des gens qui enseignaient à mâcher comme
on vous apprend à marcher, avec grâce. Je ne prends pas le temps
de causer, ce qui est un si doux assaisonnement des repas, quand
les propos qui s'y tiennent sont à l'avenant, agréables et ne se
prolongeant pas.

=Conditions pour un bon repas; il est des gens qui dédaignent ce genre
de plaisir, ce dédain est le fait d'un esprit maladif et chagrin.=--Nos
plaisirs se jalousent et s'envient les uns les autres; ils se heurtent
et se contrarient réciproquement. Alcibiade, qui s'entendait fort
à faire bonne chère, allait jusqu'à bannir la musique des repas,
afin qu'elle ne troublât pas la douceur des conversations, ajoutant,
d'après ce que Platon nous rapporte, qu'«appeler des musiciens et des
chanteurs dans les festins, est un usage de gens communs qui sont hors
d'état de causer et de s'entretenir entre eux d'une façon utile et
agréable, alors que les gens intelligents savent si agréablement le
faire». Varron veut pour un bon repas «des convives de mine avenante,
de conversation agréable, qui ne soient ni muets, ni bavards; des
mets délicats et proprement servis, un local approprié et aussi un
beau temps». C'est une fête qui ne demande pas peu d'apprêts et qui
ne cause pas un médiocre plaisir qu'une bonne table bien préparée;
ni les grands chefs militaires, ni les philosophes les plus renommés
n'en ont dédaigné ni l'usage ni la science. Ma mémoire garde le
souvenir de trois repas de ce genre, qui me furent souverainement
agréables, dont la fortune m'a gratifié à diverses époques de ma vie,
alors qu'elle était dans tout son épanouissement; désormais, ces
fêtes me sont interdites par mon état de santé, car chacun en est
pour soi-même le principal charme et en goûte les attraits suivant
les bonnes dispositions de corps et d'esprit dans lesquelles il se
trouve.--Moi, qui ne vais toujours que terre à terre, je n'aime pas
cette sagesse, contraire à la nature de l'homme, qui voudrait nous
rendre dédaigneux et ennemis des attentions que nous pouvons avoir pour
le corps; j'estime qu'il est aussi injuste de repousser les plaisirs
que nous offre la nature, que de s'y trop attacher. Xerxès, pouvant
se donner toutes les voluptés humaines, était un sot de proposer un
prix à qui lui en trouverait d'autres; mais celui-là ne l'est guère
moins qui se prive de celles que la nature nous procure. Il ne faut
ni les poursuivre, ni les fuir; il faut les accepter. Je les prise
un peu plus, et leur fais un plus gracieux accueil que par le passé,
m'abandonnant plus volontiers maintenant à ce penchant naturel. Il ne
nous sert de rien d'exagérer leur inanité, elle apparaît et se fait
assez sentir d'elle-même. Grand merci à notre esprit maladif et chagrin
de nous dégoûter d'elles, comme il l'est de lui-même; il se comporte
et traite tout ce qu'il reçoit, tantôt d'une façon, tantôt d'une façon
contraire, selon son tempérament insatiable, vagabond et versatile:
«_Dans un vase impur, tout ce que vous y versez, se corrompt_
(_Horace_).» Appliqué à scruter attentivement et à un point de vue tout
particulier les avantages que nous offre la vie, quand j'y regarde d'un
peu près, je n'y trouve guère que du vent. Quoi d'étonnant? tout en
nous est-il autre chose que du vent? et encore, plus sagement que nous,
le vent se plaît à bruire, à s'agiter, à se contenter de ce qui lui
est propre, sans désirer la stabilité, la solidité qui ne sont pas du
nombre des propriétés qu'il possède.

=Les plaisirs de l'âme sont peut-être supérieurs à ceux du corps; les
plus appréciables sont ceux auxquels l'une et l'autre participent
simultanément.=--Les plaisirs qui sont le fait exclusif de notre
imagination, comme du reste les déplaisirs qui ont même origine,
l'emportent sur les autres, au dire de certains et comme le marquait
la balance de Critolaüs. Ce n'est pas extraordinaire: notre esprit
les forge à sa fantaisie et sans que rien l'entrave; j'en vois tous
les jours des exemples remarquables et probablement fort désirables.
Mais, porté pour ceux qui participent de notre imagination et de la
réalité, et étant de goût peu raffiné, je ne puis mordre si pleinement
à ces seules conceptions imaginaires et me laisse tout lourdement aller
aux plaisirs qui sont dans la loi générale qui régit l'humanité et que
notre corps et notre esprit ressentent à la fois.--Les philosophes de
l'école cyrénaïque veulent qu'à l'instar de ce qui se produit pour la
douleur, les plaisirs qui intéressent le corps aient sur nous plus
d'action, parce que l'âme n'y demeure pas étrangère: c'est justice.
Il est des gens, dit Aristote, d'une stupidité farouche, qui en sont
dégoûtés; j'en connais d'autres qui, par ambition, font comme s'ils
l'étaient. Que ne renoncent-ils aussi à respirer? que ne vivent-ils
d'eux-mêmes et ne refusent-ils la lumière, parce qu'elle leur est
donnée gratuitement et ne leur coûte ni peine, ni frais d'invention?
Je voudrais voir Mars, Pallas ou Mercure pourvoir à leur existence, au
lieu que ce soit Vénus, Cérès et Bacchus. Chercheront-ils la quadrature
du cercle, tout en étant juchés sur leurs femmes? Je n'aime pas qu'on
nous ordonne d'avoir l'esprit dans les nuages, quand nous avons le
corps à table; je ne veux pas que l'esprit s'y cloue et s'y vautre,
je veux qu'il y participe, qu'il s'y asseie et non qu'il s'y couche.
Aristippe soutenait les droits du corps, comme si nous n'avions pas
d'âme; Zénon ne considérait que l'âme, comme si nous n'avions pas de
corps: tous deux étaient dans l'erreur. La philosophie de Pythagore
était, dit-on, toute contemplative; celle de Socrate a uniquement pour
objet les mœurs et les actes, et Platon tient le milieu entre les
deux; ceux qui parlent ainsi, nous en content. La mesure exacte nous a
été donnée par Socrate; Platon penche * bien plus de son côté que de
celui de Pythagore et cela lui convient bien mieux. Quand je danse, je
suis tout à la danse; quand je dors, tout au sommeil; et même, quand je
me promène solitairement dans un beau verger, si mes pensées se sont un
moment portées sur des choses étrangères qui viennent à se présenter à
moi, je les ramène l'instant d'après à la promenade, au verger, à la
douceur de la solitude et à moi-même.

=Tout ce qui est de nécessité, la nature, en bonne mère, l'a rendu
agréable, et le sage use des voluptés comme de toutes autres
choses.=--La nature, en bonne mère, a fait que les actions auxquelles
elle nous incite pour nos besoins, nous avons également plaisir à les
accomplir; elle nous y convie non seulement par la raison, mais encore
par le désir qu'elle nous en suggère, et c'est un tort que d'aller à
rencontre de ses règles. Quand je vois César, et aussi Alexandre, aux
moments les plus ardus de leurs grands travaux, jouir si pleinement
des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que ce soit là
amollir l'âme; je dis que c'est la fortifier que de subordonner,
grâce à la vigueur de leur courage, aux pratiques de la vie ordinaire
leurs violentes occupations et leurs laborieuses pensées; et sages
ils eussent été, s'ils avaient cru que celles-là constituaient la *
partie normale de leur existence, tandis que celles-ci en étaient la
phase extraordinaire!--Nous sommes de grands fous. Nous disons: «Il
a passé sa vie dans l'oisiveté;--Je n'ai rien fait aujourd'hui.» Eh
quoi! n'avez-vous pas vécu? C'est là non seulement votre occupation
essentielle, mais celle qui fait de vous quelqu'un. «Si on m'eût mis
à même, dites-vous encore, de conduire de grandes affaires, j'aurais
montré ce dont j'étais capable.» Avez-vous su méditer et diriger votre
vie? Vous avez, dans ce cas, accompli la plus grande des besognes qui
nous incombent. Pour se manifester et fructifier, la nature n'a que
faire de la fortune; son action s'exerce à tous les degrés sociaux
sans se révéler, comme aussi à découvert. Si vous avez su régler vos
mœurs, vous avez fait bien plus que celui qui a composé des livres;
en sachant prendre du repos, vous avez plus fait que celui qui a
conquis des villes et des empires.

Le plus grand, le plus glorieux chef-d'œuvre de l'homme, c'est de
vivre à propos, autrement dit de faire chaque chose en son temps; tout
le reste: régner, thésauriser, bâtir, ne sont au plus qu'accessoires
et menus détails. Je prends plaisir à voir un général d'armée, au pied
d'une brèche à laquelle il va donner l'assaut, se dégager complètement
de ses préoccupations et recouvrer sa liberté au dîner, pour deviser
avec ses amis; à voir Brutus, ayant le ciel et la terre qui conspirent
contre lui et la liberté romaine, dérober à la surveillance continue
qu'il exerce sur ses troupes quelques heures de nuit pour, en toute
tranquillité d'esprit, lire Polybe et y prendre des notes. C'est le
fait des âmes sans envergure, écrasées par le poids des affaires, de ne
pouvoir s'en affranchir et ne savoir ni les laisser ni les reprendre:
«_Braves compagnons qui avez souvent partagé avec moi les plus rudes
épreuves, noyons aujourd'hui nos soucis dans le vin; demain, nous nous
remettrons à parcourir les vastes mers_ (_Horace_).»

Que ce soit par plaisanterie, ou autrement, que l'on parle du vin
théologal et scolastique passé en proverbe, et des agapes des adeptes
de la Sorbonne, je trouve qu'ils ont bien raison de dîner d'autant
plus confortablement et agréablement, qu'ils ont employé utilement et
sérieusement la matinée aux exercices de leur école; la conscience
d'avoir bien dépensé le reste de leur temps est un juste et savoureux
condiment de celui qu'ils passent à table. C'est ainsi que vivaient les
sages; et cette inimitable et continue propension à la vertu qui nous
frappe d'étonnement chez les deux Caton, cette humeur sévère jusqu'à
être importune, se sont sans difficulté soumises aux lois qui régissent
la nature humaine, à celles de Vénus et de Bacchus comme aux autres,
et ils se sont complu à les observer, obéissant en cela aux préceptes
de la secte à laquelle ils appartenaient, qui voulaient que pour être
parfait le sage soit expert et entendu dans l'usage des voluptés qui
sont dans l'ordre naturel des choses, * comme en tout autre devoir
de la vie: «_Qu'il ait le palais délicat autant que le jugement_
(_Cicéron_).»

=Les délassements siéent aux âmes fortes comme aux autres,
ainsi que le montre l'exemple d'Épaminondas, de Scipion et de
Socrate.=--Se détendre et se prêter aisément à la vie commune honore
considérablement, ce me semble, une âme forte et généreuse et lui
sied on ne peut mieux. Épaminondas se mêlant aux danses des jeunes
gens de sa ville, chantant, faisant de la musique, y apportant toute
son attention, n'estimait pas que ce fût déroger à l'honneur qu'il
s'était acquis par ses glorieuses victoires et à l'extrême rectitude
de mœurs qui était en lui.--Parmi tant de traits admirables de
la vie du premier Scipion, si recommandable qu'on le jugeait digne
de descendre des dieux, il n'en est aucun qui ajoute davantage à
son charme que de se le représenter flânant sur le bord de la mer
et y jouant comme un enfant, en compagnie de Lælius, à ramasser et
collectionner des coquilles, ou courir l'un après l'autre à qui mieux
mieux; et, lorsqu'il faisait mauvais temps, s'amusant et s'évertuant
à écrire des comédies, où il retraçait les faits et gestes les plus
ordinaires des basses classes; ou à se le figurer en Sicile, occupé
qu'il était de ces merveilleuses opérations qu'il allait entreprendre
en Afrique contre Annibal, visitant quand même les écoles et assistant
aux leçons des philosophes, au point de fournir en cela des armes
contre lui aux ennemis qu'il avait à Rome et qu'aveuglait l'envie
qu'ils lui portaient. Y a-t-il quelque chose de plus remarquable
chez Socrate que, vieux comme il l'était, il se soit mis à apprendre
à danser, se soit fait enseigner la musique, et qu'il considérât
comme bien employé le temps qu'il y passait? Nous le voyons à la
fois demeurer en extase, debout, durant une journée entière et la
nuit qui suivit, en présence de toute l'armée grecque, absorbé et
ravi par quelque profonde pensée, et être le premier, parmi tant de
vaillants que comprenait cette armée, à voler au secours d'Alcibiade
que les ennemis accablaient, à le couvrir de son corps et, par la
force des armes, le dégager de la foule; à la bataille de Délium,
relever et sauver Xénophon renversé de cheval; être encore le premier
de tout Athènes, indignée comme lui d'un spectacle si odieux, à
s'interposer pour arracher Théramène aux satellites des trente tyrans
qui le conduisent à la mort, et, bien que suivi uniquement de deux
autres citoyens qu'a entraînés son exemple, n'y renoncer que sur les
instances de Théramène lui-même. Recherché par une beauté dont lui
aussi est épris, il ne se départ pas de la plus sévère abstinence.
Continuellement à la guerre il va nu-pieds même sur la glace, porte
le même vêtement hiver comme été, surpasse tous ses compagnons par sa
patience à supporter les fatigues; lorsqu'il assiste à un festin, il
ne mange pas autrement qu'à son ordinaire. Pendant vingt-sept ans,
sans que jamais son visage accuse la moindre émotion, il endure la
faim, la pauvreté, l'indocilité de ses enfants, les violences de sa
femme, et finalement la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers
et le poison. Et cependant, si ce même homme, pour satisfaire à un
devoir de politesse, avait à tenir tête à quelqu'un le verre en main,
il était, de toute l'armée, celui qui s'en tirait le mieux; il ne
refusait pas aux enfants de jouer aux noisettes, ni de courir avec eux
sur un cheval de bois, et cela il le faisait de bonne grâce, car,
dit la philosophie, tout sied également bien au sage, et l'honore.
De tels faits abondent dans la vie de Socrate; et qu'on considère
sa doctrine ou ses actes, on ne saurait jamais s'empêcher de le
reconnaître comme un modèle de perfection en tous genres. Il est peu
d'exemples d'existence aussi remplie et aussi pure, et on fait tort
à notre instruction en nous en proposant d'autres, comme cela arrive
journellement, qui, faibles et défectueuses, sont à peine bonnes à
envisager à un point de vue unique, et nous reportent quasiment en
arrière, plus propres à corrompre qu'à corriger. Les bonnes gens du
commun s'y trompent; il est bien plus facile, pour gagner un objectif à
atteindre et ne point s'égarer, de prendre des biais habilement ménagés
que de s'y porter naturellement, à découvert, par la grande voie y
conduisant directement; mais aussi, c'est bien moins honorable et on
n'y gagne pas en recommandation.

=L'âme ne doit pas fuir les plaisirs que lui offre la nature, mais elle
doit les goûter avec modération et montrer une égale fermeté dans la
volupté comme dans la douleur.=--La grandeur d'âme ne consiste pas tant
à s'élever et aller de l'avant, qu'à savoir régler sa conduite et la
circonscrire dans de justes limites; elle tient comme étant grand tout
ce qui est suffisant, et témoigne de son élévation en préférant les
choses moyennes à celles qui sont éminentes. Il n'est rien de si beau
et de si légitime que de bien remplir son rôle d'homme dans toutes ses
parties. Il n'est pas de science si ardue que de bien savoir vivre *
naturellement cette vie; et de nos maladies la plus sauvage, c'est de
mépriser l'existence.

Qui veut isoler son âme, le fasse hardiment s'il le peut, lorsque le
corps se portera mal, afin de lui éviter la contagion. En dehors de
cela, au contraire, que toujours elle l'assiste et le favorise, qu'elle
ne lui refuse pas de participer à ses plaisirs naturels et de s'y
complaire comme dans un bon ménage, y apportant, si elle est plus sage
que lui, de la modération, de peur que l'abus ne fasse que le déplaisir
s'y mêle. L'intempérance est la peste de la volupté; la tempérance n'en
est pas le fléau, elle en est l'assaisonnement. Eudoxe, qui faisait
de la volupté le souverain bien, et ses compagnons qui, avec lui, y
attachaient un si haut prix, la savourèrent dans tout ce qu'elle a de
plus doux, grâce à la tempérance qui chez eux fut tout particulièrement
exemplaire.

Je commande à mon âme de considérer de même œil la douleur et la
volupté: «_La dilatation de l'âme dans la joie n'est pas moins anormale
que sa contraction dans la douleur_ (_Cicéron_)», de les envisager
avec la même fermeté: l'une gaiement, l'autre sévèrement, et, selon
ce qu'elle peut, d'être aussi soigneuse de calmer l'une, que de ne
point s'absorber dans l'autre. Apprécier sainement les biens qui
nous échoient, a pour conséquence naturelle de juger sainement nos
maux: la douleur, tout à ses débuts, a quelque chose qui ne se peut
éviter; la volupté, poussée à l'excès, quelque chose dont il faut se
garder. Platon les met sur le même rang et veut que ce soit la tâche
de la force d'âme de combattre les étreintes de la douleur, comme les
attraits excessifs et enchanteurs de la volupté. Ce sont deux sources:
bien heureux qui y puise où il convient, au moment opportun et dans
la mesure du nécessaire, qu'il soit cité, homme ou bête. La première
est à prendre comme une médecine, quand il y a nécessité et le moins
possible; l'autre, quand on a soif, mais sans aller jusqu'à l'ivresse.
La douleur, la volupté, l'amour, la haine sont les premières choses
que ressent un enfant; que, lorsque la raison lui vient, elles se
subordonnent à elle, c'est là ce qui constitue la vertu.

=Pour lui, Montaigne, il n'a point hâte de voir passer le temps, et,
quand il ne souffre pas, il le savoure, jouissant du calme qui s'est
fait en lui, sans préoccupation de l'avenir, ce poison de l'existence
humaine.=--J'ai un vocabulaire à moi: je dis que je passe le temps,
quand il m'est mauvais et incommode; lorsqu'il m'est bon, je ne veux
pas le passer, je le savoure, je m'y arrête. Il est à franchir au
plus vite, quand il nous est mauvais; à faire durer le plus qu'on
peut, lorsqu'il nous est bon. Ces expressions banales: «passe-temps»
et «passer le temps», peignent bien la manière d'en user de ces gens
prudents qui ne pensent pas avoir meilleur emploi de la vie, que de la
voir couler, s'échapper; de la passer en biaisant autant qu'il est en
eux; de l'ignorer et la fuir comme une chose ennuyeuse et à dédaigner.
Elle me fait un effet tout autre; je trouve qu'elle est commode et
qu'elle a du prix, même quand elle est comme chez moi en sa décadence
finale. La nature nous l'a mise en main, entourée de telles conditions
favorables, que nous n'avons à nous en prendre qu'à nous si elle nous
est à charge ou nous échappe sans avoir été employée utilement: «_La
vie de l'insensé est désagréable, inquiète; sans cesse elle n'a que
l'avenir en vue_ (_Sénèque_).» Je me prépare pourtant à la perdre
sans regret, mais parce que c'est dans l'ordre des choses, et non
parce qu'elle est pénible et importune; du reste, il ne convient bien
qu'à ceux-là seuls qui se plaisent dans la vie, de ne pas éprouver de
déplaisir à la quitter. Il y a bénéfice à en jouir et j'en jouis deux
fois autant que les autres, parce que la jouissance s'en mesure au plus
ou moins d'application que nous y apportons. Surtout à cette heure,
où je m'aperçois que la mienne touche de si près à sa fin, je veux en
accentuer le cas que j'en fais, arrêter la promptitude de sa fuite par
ma promptitude à la ressaisir, et compenser la rapidité avec laquelle
elle s'écoule par l'intensité dont j'en use; à mesure que diminue le
temps durant lequel je dois encore en avoir possession, je m'applique
davantage à rendre cette possession plus profonde et plus complète.

Les autres ressentent la douceur que produisent en nous la satisfaction
et la prospérité; je la ressens comme eux, mais ce n'est pas seulement
en passant et sans m'y attacher. Il faut l'étudier, la savourer, la
ruminer, pour bien rendre à celui qui nous l'octroie, toute la grâce
que nous lui en devons. On jouit de tous les plaisirs comme on fait
du sommeil, sans s'en rendre compte. Pour que même le bien-être que
j'éprouvais à dormir ne m'échappât pas ainsi stupidement, je m'avisai
jadis qu'on me troublât pendant que je reposais, afin de n'en pas
être inconscient.--J'analyse mes jouissances; je ne m'en tiens pas à
la surface, j'approfondis et oblige ma raison, devenue chagrine et
dégoûtée, à y prêter attention. Suis-je dans un moment de calme? y
a-t-il quelque plaisir qui me produise une sensation agréable? je ne
le laisse pas gaspiller par les sens, j'y associe mon âme, non pour
s'y engager, mais pour qu'elle en éprouve de l'agrément; non pour
qu'elle y demeure indifférente, mais pour qu'elle en soit consciente;
je l'emploie, pour sa part, à se complaire dans cet état satisfaisant,
à peser et estimer le bonheur qu'il me cause et par là à l'augmenter.
Elle mesure ainsi combien elle est redevable à Dieu du repos de sa
conscience et de celui que lui laissent les autres passions auxquelles
elle est sujette, et de ce que le corps est dans son état naturel,
jouissant sagement et en connaissance de cause des fonctions douces
et agréables que, dans sa bonté, il a plu au Tout-Puissant de nous
attribuer pour compenser les douleurs qu'à son tour sa justice nous
inflige. Elle apprécie de la sorte de quel prix est pour elle d'être en
telle situation que, partout où elle porte la vue, le ciel est calme
autour d'elle; nul désir, nulle crainte, nul doute ne troublent son
atmosphère; son imagination peut, sans en souffrir, se représenter
toute difficulté passée, présente ou future. Cet état acquiert toute
sa valeur, quand on le compare à ceux qui sont autres; quand, les
envisageant sous les mille formes sous lesquelles ils se présentent,
je songe aux gens que le sort ou leur propre erreur entraîne et
expose aux fureurs de la tempête, et aussi à ceux qui, plus près de
moi, accueillent si mollement et avec tant d'insouciance leur bonne
fortune. En voilà qui véritablement passent le temps: ils ne voient
qu'au delà du moment présent et de ce qu'ils possèdent, ne vivent que
d'espérances, d'ombres et de vaines images que leur imagination place
devant leurs yeux: «_tels ces fantômes qu'on voit, dit-on, voltiger
après la mort autour des tombeaux, ou ces songes qui trompent nos
sens endormis_ (_Virgile_)», et qui, en toute hâte, prennent la fuite
devant qui les suit. Le but et le résultat de cette poursuite c'est de
toujours poursuivre, de même qu'Alexandre n'avait, disait-il, d'autre
but en travaillant que de travailler, «_estimant n'avoir rien fait,
tant qu'il lui restait quelque chose à faire_ (_Lucain_)».

=La vie est à accepter telle que Dieu nous l'a faite; c'est se montrer
ingrat à son égard, que de repousser les satisfactions dont il l'a
dotée.=--Donc, quant à moi, j'aime la vie et la cultive telle qu'il a
plu à Dieu de me l'octroyer. Je ne souhaiterais pas qu'il y manquât
la nécessité où nous sommes de boire et de manger, et me reprocherais
tout autant de désirer que ce besoin soit, en nous, double de ce
qu'il est: «_Le sage recherche avec avidité les richesses naturelles_
(_Sénèque_).» Je ne regrette pas davantage que nous ne nous sustentions
pas uniquement en nous mettant dans la bouche un peu de cette drogue
par laquelle Épiménide se privait d'appétit et qui suffisait à le faire
vivre; que stupidement les enfants venant au monde ne nous sortent des
doigts ou des talons, en admettant même, pour ne pas sembler marquer du
dédain pour cet acte, que ce mode de génération par les doigts et les
talons ne le cédât point à l'autre sous le rapport de la volupté; ni
que notre corps ne soit pas sans désir et insensible aux caresses; s'en
plaindre, c'est être ingrat et injuste. J'accepte de bon cœur et
avec reconnaissance ce que la nature a fait pour moi; je m'en déclare
satisfait et m'en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant
donateur quand on refuse ses dons, qu'on les annule ou qu'on les
défigure; de sa part tout est bon, tout ce qu'il a fait est bien fait:
«_Tout ce qui est selon la nature, est digne d'estime_ (_Cicéron_).»

Des opinions émises par la philosophie, j'embrasse plus volontiers
celles qui reposent sur les bases les plus solides, c'est-à-dire qui
sont plus humaines, plus nôtres. Raisonnant comme je vis, en toute
humilité, sans élévation dans les idées, je trouve bien enfantin de sa
part qu'elle se dresse sur ses ergots pour nous prêcher que marier le
divin au terrestre, ce qui est raisonnable à ce qui ne l'est pas, la
sévérité à l'indulgence, ce qui est honnête à ce qui est déshonnête,
constituent autant de monstruosités; que la volupté est une chose
brutale, indigne que le sage y goûte; que le seul plaisir à tirer
de la jouissance d'une jeune et belle épouse, c'est la satisfaction
qu'éprouve notre conscience à accomplir un acte qui est dans l'ordre,
comme de chausser ses bottes pour une course à cheval qu'il nous faut
entreprendre. Si seulement chez les adeptes d'une telle philosophie,
leur droit à dépuceler leurs femmes, la vigueur et la sève qu'ils y
dépensent, étaient réduits dans la mesure que prône son enseignement,
peut-être abandonneraient-ils ces idées!

=Vivons suivant la nature, ce guide si doux autant que prudent et
judicieux; chez la plupart des gens dont les idées vont s'élevant
au-dessus du ciel, les mœurs sont plus bas que terre.=--Ce n'est
pas ce que dit Socrate, son maître et le nôtre; il fait de la volupté
corporelle le cas qui convient, mais lui préfère celle de l'esprit
comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de
dignité. Cette dernière, selon lui, ne va pas seule, il n'est pas
rêveur à ce point, elle a seulement le pas sur l'autre; pour lui, la
tempérance est la modératrice et non l'adversaire des plaisirs. La
nature est un guide doux, mais chez lequel la douceur ne prime ni la
prudence, ni la justice: «_Il faut pénétrer la nature des choses et
voir exactement ce qu'elle commande_ (_Cicéron_).» Je suis toujours
en quête de sa piste, mais continuellement de fausses traces que
l'art a semées sous nos pas, nous la font perdre; c'est pourquoi
cette maxime souverainement bonne, émise par les académiciens et
les péripatéticiens: «Vivre selon la nature», devient si difficile
à délimiter et à expliquer; et il en est de même de celle-ci:
«Consentir à ce qu'elle demande», proche voisine de la précédente
et qui appartient aux stoïciens. N'est-ce pas une erreur de tenir
certaines actions comme inconvenantes, par cela seul qu'elles sont
nécessaires? Aussi, ne m'ôtera-t-on pas de la tête que l'alliance du
plaisir avec la nécessité, que les dieux, dit un ancien, cherchent
toujours à associer, ne soit un mariage très convenable. Dans quel
but disjoindre d'une façon absolue ces éléments d'un tout faisant si
bien corps et dont l'agencement parfait justifie leur commune origine?
resserrons au contraire le lien qui les unit en faisant qu'ils se
rendent mutuellement service; que l'esprit éveille et vivifie le corps
si lourd par lui-même, et que le corps modère la légèreté de l'esprit
et fasse qu'il se fixe: «_Quiconque exalte l'âme comme le souverain
bien et condamne la chair comme chose mauvaise, embrasse et chérit
l'âme avec ses sens; c'est à ses sens aussi qu'il doit ce sentiment
qui lui fait fuir la chair, et qui naît de ce nous raisonnons sous
l'empire de la vanité humaine et non d'après la vérité divine_ (_S.
Augustin_).» Rien de ce dont Dieu nous a fait présent, n'est indigne de
nos soins; nous en devons compte jusqu'au moindre détail. L'homme n'a
pas reçu, par manière d'acquit, mission de se diriger lui-même; cette
mission lui a été donnée expressément, nettement, comme sa fonction
capitale; le Créateur la lui a imposée de la façon la plus sérieuse et
la plus sévère. C'est seulement en ordonnant, qu'on a action sur les
esprits vulgaires; et, comme un langage étranger donne plus de poids à
ce que nous disons, nous insisterons sur ce point par cette citation
latine: «_N'est-ce pas sottise de faire avec mollesse et en maugréant
ce qu'on est obligé de faire; de pousser le corps d'un côté, l'âme de
l'autre, et de se partager entre les mouvements les plus contraires_
(_Sénèque_)?»

Bien plus, faites-vous indiquer, un jour, par curiosité, les idées
et les agréments que conçoit dans son imagination celui qui repousse
la pensée d'un bon repas et se reproche le temps qu'il emploie à se
nourrir, et vous verrez que parmi tous les mets de votre table il n'y
en a pas d'aussi insipide que ce bel état dans lequel il entretient son
âme (le plus souvent, mieux vaudrait que nous dormions complètement,
que de demeurer éveillés, étant donnée la cause qui nous fait veiller),
et vous trouverez que ses raisons et ce qu'il se propose d'obtenir,
ne valent pas votre ragoût. Cet état serait-il même amené par les
ravissements en lesquels tombait Archimède, qu'ils ne l'excuseraient
pas.--Je ne vise pas ici (ne les confondant pas avec ce tas de marmots
que sont les hommes comme nous, pas plus que je ne leur attribue
les désirs et les pensées en lesquels notre vanité se complaît) ces
âmes vénérables que l'ardeur religieuse et la dévotion portent à une
constante et consciencieuse méditation des choses divines, qui, tout
aux efforts que leur inspire l'espérance vive et profonde d'arriver à
gagner cette félicité éternelle, but final et dernière étape auxquels
tendent les aspirations de tous les chrétiens, seul plaisir continu et
incorruptible, dédaignent de prêter attention à ces nécessités qui nous
sont aussi des satisfactions, mais passagères et ambiguës, et renoncent
si facilement à s'occuper de leur corps, lui refusant l'usage de ce
qui, dans cette vie, est l'apanage des sens; c'est là une poursuite de
l'idéal qui constitue un cas tout à fait privilégié.--Entre nous, ce
sont choses que j'ai toujours vues en singulier accord, que des idées
visant à s'élever au-dessus du ciel et des mœurs avilissant plus bas
que terre.

=En somme, dans tous les états de la vie, il faut jouir loyalement
de ce que l'on est, et c'est folie de vouloir s'élever au-dessus de
soi-même.=--Ce grand homme qu'était Ésope, voyant son maître uriner
en se promenant, s'écriait: «Hé quoi! nous faudra-t-il donc soulager
de même notre ventre en courant?» Ménageons le temps, quoiqu'il nous
en reste beaucoup que nous passons dans l'oisiveté, ou employons mal;
notre âme, pour la tâche qui lui incombe, ne dispose pas d'assez
d'heures autres que celles qui font besoin au corps, pour se séparer
de lui durant le peu de temps qui lui est de toute nécessité. Les
gens que hante cette idée de sacrifier le corps à l'âme, de devenir
autres qu'ils ne sont et cesser de n'être que des hommes, sont fous; ce
n'est pas en anges qu'ils se transforment, c'est en bêtes; au lieu de
s'élever, ils se rabaissent.--Ces humeurs transcendantes m'effraient,
comme font les sites élevés et inaccessibles, et je ne regrette rien
tant dans la vie de Socrate que ses extases et ce génie familier
auquel il attribuait ses inspirations. Rien, chez Platon, ne tient
tant à l'humanité que ce qui passe pour lui avoir valu l'appellation
de divin; et, parmi nos sciences, celles qui traitent des questions
supérieures sont celles qui me semblent toucher le plus à la terre
et être de moindre importance.--Je ne trouve non plus rien, dans la
vie d'Alexandre, de si humble et qui témoigne davantage qu'il est du
nombre des mortels, que ses prétentions chimériques à l'immortalité,
qui lui valurent cette spirituelle raillerie de Philotas. Il lui avait
fait part, dans une lettre, en le conviant à s'en réjouir avec lui, de
l'oracle de Jupiter Ammon qui l'avait mis au rang des dieux: «J'en suis
bien aise, lui répondit Philotas, en raison de la considération qui
t'en revient; mais combien sont à plaindre les hommes appelés à vivre
avec un homme qui dépasse à tel point et que ne contente pas la mesure
de l'homme, et qui ont à lui obéir!»--«_C'est parce que tu te soumets
aux dieux, que tu commandes aux hommes_ (_Horace_).»--La gracieuse
inscription dont les Athéniens avaient décoré leur ville, en l'honneur
de la venue de Pompée, rentre dans ma façon de penser: «_Tu es d'autant
plus dieu, que tu te reconnais n'être qu'un homme_ (_Plutarque_).»

«Savoir loyalement jouir de ce que l'on est», est la perfection absolue
et pour ainsi dire divine. Nous ne recherchons d'autres conditions que
les nôtres, que parce que nous ne savons pas faire usage de celles en
lesquelles nous nous trouvons; nous ne sortons de nous-mêmes, que
faute de savoir tirer parti de ce qui est en nous. Mais nous avons
beau monter sur des échasses, sur ces échasses il nous faut quand même
marcher avec nos jambes, et sur le trône le plus élevé du monde nous
ne sommes assis que sur notre derrière. Les plus belles existences
sont, à mon sens, celles qui rentrent dans le modèle général de la
vie humaine, qui sont bien ordonnées, et d'où surtout sont exclus
le miracle et l'extravagance.--Quant à la vieillesse, elle a un peu
besoin d'être traitée avec quelque tendresse; c'est pourquoi je
termine en recommandant la mienne à ce dieu protecteur de la santé et
de la sagesse, de la sagesse gaie et sociable: «_O fils de Latone!
accorde-moi de jouir en paix du fruit de mes labeurs; donne-moi une
âme saine dans un corps sain; et, je t'en prie, préserve-moi d'une
vieillesse languissante, fermée au commerce des Muses_ (_Horace_).»

FIN DS ESSAIS. (TRADUCTION)

[Illustration: RIEN TROP.]



  TABLE DES MATIÈRES
  CONTENUES DANS LE TROISIÈME VOLUME.


  LIVRE SECOND.
  (Suite.)

                                                                  Pages.

  CHAPITRE XXXVI.--=Des plus excellens hommes.=--A quels
    hommes, entre tous, donner la prééminence.                        10

  CHAPITRE XXXVII.--=De la ressemblance des enfans aux
    pères.=                                                           22


  LIVRE TROISIÈME.

  CHAPITRE I.--=De l'vtile et de l'honneste.=                         78

  CHAPITRE II.--=Du repentir.=                                       106

  CHAPITRE III.--=De trois commerces.=--De la société des
    hommes, des femmes et de celle des livres.                       136

  CHAPITRE IV.--=De la diuersion.=                                   158

  CHAPITRE V.--=Sur des Vers de Virgile.=                            178

  CHAPITRE VI.--=Des coches.=                                        286

  CHAPITRE VII.--=De l'incommodité de la grandeur.=--Des
    inconvénients des grandeurs.                                     320

  CHAPITRE VIII.--=Sur l'art de conferer.=--De la conversation.      330

  CHAPITRE IX.--=De la vanité.=                                      376

  CHAPITRE X.--=De mesnager sa volonté.=--En toutes choses,
    il faut se modérer et savoir contenir sa volonté.                484

  CHAPITRE XI.--=Des boyteux.=                                       526

  CHAPITRE XII.--=De la physionomie.=                                546

  CHAPITRE XIII.--=De l'expérience.=                                 598



  ERRATA DU TROISIÈME VOLUME.


  Page 85, lig. 37.--_Au lieu de_: «veut», _lire_: «voudrait ne».

  Page 114, lig. 16.--_Au lieu de_: «scache», _lire_: «sçache».

  Page 118, lig. 32.--_Au lieu de_: «Il semble», _lire_: «Il nous
  semble».

  Page 168, lig. 25.--_Au lieu de_: «conforce» _lire_: «consorce».

  Page 178, lig. 10.--_Au lieu de_: «mourir: Vn frère... fié,
  Aristodemus», _lire_: mourir, vn frère... fié. Aristodemus».

  Page 205, lig. 5.--_Au lieu de_: «elle», _lire_: «elles».

  Page 279, lig. 6.--_Après_: «vouloir», _ajouter_: «que»;--_après_:
  «borner», _supprimer_: «que».

  Page 342, lig. 5.--_Au lieu de_: «_differendum_», _lire_:
  «_disserendum_».

  Page 344, lig. 6.--_Au lieu de_: «Euthydomus», _lire_: «Euthydemus».

  Page 364, lig. 37.--_Au lieu de_: «opinon», _lire_: «opinion».

  Page 416, lig. 13.--_Au lieu de_: «suis», _lire_: «fuis».

  Pour ce qui est des astérisques (*) insérés dans la traduction, se
  reporter au =Nota= de la page 15 du premier volume.


                                 * * *


  ADDITION AUX ERRATA DU SECOND VOLUME.

  Page  46, lig. 29.--_Au lieu de_: «sort», _lire_: «fort».
  Page 174, lig. 12.--_Au lieu de_: «combieu», _lire_: «combien».
  Page 197, lig. 17.--_Au lieu de_: «=raison=», _lire_: «=raisons=».
  Page 280, lig. 26.--_Au lieu de_: «homme», _lire_: «hommes».

  Pour ce qui est des astérisques (*) insérés dans la traduction, se
  reporter au =Nota= de la page 15 du premier volume.


  ADDITION AUX ERRATA DU PREMIER VOLUME.

  Page 218, lig. 21.--_Au lieu de_: «foy», _lire_: «soy».


       *       *       *       *       *


  Liste des modifications:


  Texte original:

  Page  18: «portants antant» remplacés par «portant autant» (et portant
              autant de tesmoignage)
  Page  20: «mesme» par «mesmes» (Et son humanité à l'endroit des ennemis
              mesmes)
  Page  22: «seu» par «sçeu» (car ils ne m'en eussent sçeu faire)
  Page  24: «qu'il» par «qui» (qui n'eust mieux aymé estre)
  Page  30: «micles» par «miracles» (Nous n'auons que faire d'aller
              trier des miracles)
  Page  62: «insques» par «iusques» (qui estoit vne science iusques lors)
  Page  64: «en» par «eu» (d'auoir eu recours)
  Page  94: «eharges» par «charges» (des charges poisantes)
  Page 104: «diffidio» par «dissidio» (etiam in dissidio publicorum)
  Page 130: «l'impuissanee» par «l'impuissance» (Ie ne sçauray iamais
              bon gré à l'impuissance)
  Page 132: «Le» par «La» (La santé m'aduertit)
  Page 150: «elle» par «elles» (elles ne valent pas d'acquerir vn mary)
  Page 154: «doulenr» par «douleur» (il emousse les pointures de la
              douleur)
  Page 160: «garir» par «guarir» (ie n'essayay pas de le guarir)
  Page 178: «subiets» par «subiects» (... sont subiects graues)
  Page 186: «vicia» par «vitia» (Quare vitia sua nemo confitetur?)
  Page 202: «à à» par «à» (sans le rompre tout à faict?)
  Page 204: ajout de «son» (changeant de compagnie selon son besoing et
              son goust)
  Page 220: ajout de «se» (chacun se repent et se desment)
  Page 228: «imaination» par «imagination» (Si nous ne pouuons contenir
              leur imagination)
  Page 252: «enfantemeut» par «enfantement» (et tout enfantement ensemble)
  Page 256: «suitte» par «fuitte» (Pour arrester sa fuitte)
  Page 264: «incertine» par «incertaine» (rare et incertaine)
  Page 268: «ros» par «rosa» (Alba rosa)
  Page 272: «chois» par « choisi» (que i'ay choisi cette sorte de parler)
  Page 282: «inspide» par «insipide» (O la sotte composition et insipide)
  Page 306: «cepit» par «cœpit» (neque pridem exordia cœpit)
  Page 320: «mondres» par «moindres» (Ils ne bastissoient point de
              moindres pierres)
  Page 330: «qui» par «quis» (Perdere quis velit)
  Page 340: «suitte» par «fuitte» (modeste fuitte de contention)
  Page 372: «qn'il» par «qu'il» (la matiere qu'il nous montre)
  Page 386: «diducimus» par «diducimur» (Tum verò in curas animum
              diducimur omnes)
  Page 408: «quelque» par «quelques» (il prononça quelques paroles)
  Page 410: «piece» par «pieces» (la distribution des pieces de son
              oraison)
          : «prendre» par «perdre» (ie crains de perdre au change)
  Page 426: «qne» par «que» (que la bonté est plus belle)
  Page 434: «Qnoy» par «Quoy» (Quoy, à dix lieuës est-ce loing)
  Page 452: «l'ayat» par «l'ayant» (l'ayant logée en tel poinct)
  Page 454: «ponr» par «pour» (qui les ont recognuës, pour en mesdire)
  Page 464: «degouté» par «dedgouté» (qu'il fust desgouté de moy)
  Page 476: «pleindre» par «plaindre» (ie ne sçaurois auoir le cœur de le
              plaindre.)
  Page 486: «sont» par «font» (ils le font par tout)
  Page 492: «serait» par «seroit» (ce seroit vn sot)
  Page 576: «hurt» par «heurt» (ny de remede ny de consolation, qu'au
              heurt)
  Page 608: «sçauant» par «sçauants» (est-ce pas sçauoir entendre les
              sçauants?)
  Page 624: «font» par «sont» (comme ils sont, de cette canaille de gens)
  Page 632: «souueut» par «souuent» (Ie dis souuent)
  Page 672: «lon» par «long» (i'ayme à me reposer long temps)
  Page 698: «coufondüe» par «confondüe» (nous l'auons confondüe)
  Page 700: «l'essort» par «l'effort» (l'effort d'vne viue et vehemente
              esperance)


  Traduction:

  Page  64: «des des remplacés par «des» (la pureté des institutions.)
  Page 111: «prepose» par «propose» ()
  Page 123: «surmon» par «surnom» (qu'on désigne par ce surnom)
  Page 135: «si si» par «si» (si on ne la voit)
  Page 143: «téméritât» par « témérité» (qu'elle ne tourne à la témérité)
  Page 199: «fusssent» par «fussent» (si expérimentés que fussent ceux-ci
              dans la partie)
  Page 249: «égament» par «également» (que la nature nous procure
              également)
  Page 273: «en en» par «en» (et, en vérité,)
  Page 325: «hnmilité» par «humilité» (que je reconnaisse hardiment son
              humilité)
  Page 393: «m'émeuvrait» par «m'émouvrait» (et la chute d'une tour
              m'émouvrait)
  Page 401: «voyens» par «voyons» (Nous voyons par mille exemples)
  Page 411: «changement» par «changements» (les changements qu'il
              pourrait y introduire)
  Page 429: «but» par «butte» (qu'elle soit en butte aux factions)
  Page 435: ajout de «a» (où il y a un continuel échange de services)
  Page 465: «avons avons» par «avons» (les règles que nous avons
              nous-mêmes établies)
  Page 513: «effrondrement» par «effondrement» (Quel effondrement que
              celui du dernier)
  Page 533: «pas» par «par» (on perd trace des vraies qui nous échappent
              par leur petitesse)
  Page 589: «singlièrement» par «singulièrement» (il estime
              singulièrement la beauté)
          : «la la» par «la» («la Santé, la Beauté, la Richesse»)





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Essais de Montaigne (self-édition); v. III" ***

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