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Title: Candide - ou L'optimisme
Author: Voltaire
Language: French
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generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
de France.)



CANDIDE OU L'OPTIMISME

VOLTAIRE

Préface de Francisque Sarcey

Illustrations de Adrien Moreau

Librairie Artistique--G. Boudet, Éditeur

197, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 197

1893



TABLE


PRÉFACE

I. COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ DANS UN BEAU CHÂTEAU, ET COMMENT IL FUT
CHASSÉ D'CELUI.

II. CE QUE DEVINT CANDIDE PARMI LES BULGARES.

III. COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT.

IV. COMMENT CANDIDE RENCONTRA SON ANCIEN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE,
LE DOCTEUR PANGLOSS, ET CE QUI EN ADVINT.

V. TEMPÊTE, NAUFRAGE, TREMBLEMENT DE TERRE, ET CE QUI ADVINT DU DOCTEUR
PANGLOSS, DE CANDIDE ET DE L'ANABAPTISTE JACQUES.

VI. COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS
DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ.

VII. COMMENT UNE VIEILLE PRIT SOIN DE CANDIDE, ET COMMENT
IL RETROUVA CE QU'IL AIMAIT.

VIII. HISTOIRE DE CUNÉGONDE.

IX. CE QUI ADVINT DE CUNÉGONDE, DE CANDIDE, DU GRAND INQUISITEUR
ET D’UN JUIF.

X. DANS QUELLE DÉTRESSE CANDIDE, CUNÉGONDE ET LA VIEILLE ARRIVENT À
CADIX, ET DE LEUR EMBARQUEMENT.

XI. HISTOIRE DE LA VIEILLE.

XII. SUITE DES MALHEURS DE LA VIEILLE.

XIII. COMMENT CANDIDE FUT OBLIGÉ DE SE SÉPARER DE LA BELLE CUNÉGONDE
ET DE LA VIEILLE.

XIV. COMMENT CANDIDE ET CACAMBO FURENT REÇUS CHEZ LES JÉSUITES
DU PARAGUAY.

XV. COMMENT CANDIDE TUA LE FRÈRE DE SA CHÈRE CUNÉGONDE.

XVI. CE QUI ADVINT AUX DEUX VOYAGEURS AVEC DEUX FILLES, DEUX SINGES,
ET LES SAUVAGES NOMMÉS OREILLONS.

XVII. ARRIVÉE DE CANDIDE ET DE SON VALET AU PAYS D’ELDORADO,
ET CE QU’ILS Y VIRENT.

XVIII. CE QU’ILS VIRENT DANS LE PAYS D'ELDORADO.

XIX. CE QUI LEUR ARRIVA À SURINAM, ET COMMENT CANDIDE FIT CONNAISSANCE
AVEC MARTIN.

XX. CE QUI ARRIVA SUR MER À CANDIDE ET À MARTIN

XXI. CANDIDE ET MARTIN APPROCHENT DES CÔTES DE FRANCE, ET RAISONNENT.

XXII. CE QUI ARRIVA EN FRANCE À CANDIDE ET À MARTIN.

XXIII. CANDIDE ET MARTIN VONT SUR LES CÔTES D'ANGLETERRE; CE QU’ILS Y
VOIENT.

XXIV. DE PAQUETTE ET DE FRÈRE GIROFLÉE.

XXV. VISITE CHEZ LE SEIGNEUR POCOCURANTE, NOBLE VÉNITIEN.

XXVI. D’UN SOUPER QUE CANDIDE ET MARTIN FIRENT AVEC SIX ÉTRANGERS,
ET QUI ILS ÉTAIENT.

XXVII. VOYAGE DE CANDIDE À CONSTANTINOPLE.

XXVIII. CE QUI ARRIVA À CANDIDE, À CUNÉGONDE, À PANGLOSS, À MARTIN, ETC.

XXIX. COMMENT CANDIDE RETROUVA CUNÉGONDE
ET LA VIEILLE.

XXX. CONCLUSION.



TABLE DES EAUX-FORTES


PLATE
I. CANDIDE EMBRASSE CUNÉGONDE
II. LE TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE
III. CUNÉGONDE ET LE SOLDAT BULGARE
IV. LA TOILETTE DE LA JEUNE PRINCESSE
V. DÉCLARATION DU GOUVERNEUR DE BUENOS-AYRES À CUNÉGONDE
VI. AU PAYS DES OREILLONS
VII. UN DÎNER DANS L'ELDORADO
VIII. LA JARRETIÈRE DE LA MARQUISE
IX. PAQUETTE ET FRÈRE GIROFLÉE



[Illustration 01]



PRÉFACE


C'est une chose inimaginable de voir comme en littérature et en art
la gloire se déplace d'un siècle à l'autre. Voici qu'un éditeur, qui
compte parmi ses publications quelques-uns des plus beaux livres de
ce temps, me demande si je veux lui écrire une préface au Candide qu'il
rêve et dont il fait passer sous mes yeux les merveilleux dessins.
J'accepte, ravi d'attacher mon nom à une œuvre que les bibliophiles
garderont avec amour dans leur bibliothèque et qui transmettra mon nom
à la postérité. Je me remets à lire _Candide_, bien que je l'aie su
presque par cœur autrefois, tant j'en raffolais; car il n'y a rien de
tel pour parler congrûment d'un ouvrage que de s'en être, la veille,
rafraîchi la mémoire, d'en avoir emporté une sensation nouvelle; et je
cherche en même temps ce qu'en ont pensé et dit les contemporains,
ceux qui aux environs de 1759 gouvernaient ou reflétaient l'opinion
publique.

Je reste confondu. Pour nous _Candide_ est le chef-d'œuvre
de Voltaire; nous ne savons encore ce que les siècles futurs garderont
des soixante-dix volumes qu'il a écrits. Nous pouvons être assurés
que si tout cet énorme bagage doit tomber en ruines et périr, il y a un
petit conte de trois cents pages qui traversera les âges: c'est
_Candide._ Sur cette coquille de noix, le nom de Voltaire
voguera vers l'immortalité.

Eh bien! pour tout le XVIIIe siècle Candide, à vrai dire,
ne compte pas. On ne le distingue point d'une foule de productions qui
passent pour être de second et même de troisième ordre dans l'œuvre
du maître; on le met fort au-dessous des livres d'histoire, des poèmes,
des tragédies... des tragédies surtout. Car en ce temps-là, _Mérope,
Zaïre, Mahomet_, c'étaient, comme on disait alors, les plus beaux
fleurons de la couronne de Voltaire.

Pour vous former une idée du peu d'estime que l'on faisait des romans
de Voltaire en général et de _Candide_ en particulier, nous n'avons
qu'à lire l'éloge de Voltaire par La Harpe, celui qui fut couronné par
l'Académie. La Harpe y verse avec une abondance intarissable les flots
de son éloquence sur les ouvrages que l'on tenait alors pour les seuls
dignes d'un grand écrivain, et s'arrêtant tout à coup:

«Y avait-il, se demande-t-il avec une hésitation pudique, y avait-il
parmi tant de travaux des délassements et des loisirs? Oui, et c'était
une foule de productions de tout genre, qui auraient encore été pour
tout autre des travaux et des titres, mais qui n'étaient que les jeux de
son inépuisable facilité et semblaient se perdre dans l'immensité de
sa gloire: des contes charmants, des romans d'une originalité piquante,
où la raison consent à amuser la frivolité française, pour obtenir
le droit de l'instruire: nous fait rire de nos travers, de nos
inconséquences, de nos injustices, et nous conduit par degrés à rougir
et à nous corriger; des morceaux pleins de grâce ou d'intérêt ou de
bonne plaisanterie ou d'éloquence: _Zadig, Nanine, Candide_, le
_Traité de la tolérance_: mille autres dont les titres innombrables
n'ont été retenus que parce que les presses de l'Europe ne se sont pas
lassées de les reproduire, ni les lecteurs de toutes les nations de les
dévorer.»

Vous voyez! entre _Candide, Nanine_ et le _Traité de la
tolérance_, l'estimable La Harpe ne faisait différence aucune; il
mettait tous ces ouvrages dans le même sac et les plaçait bien
au-dessous de _la Henriade_ que personne ne peut plus lire, et de
_Mérope_ qu'on représente une fois tous les vingt ans à l'Odéon
devant un public qui bâille.

J'ai eu la curiosité d'aller chercher, dans la _Correspondance de
Grimm_, ce qu'en avait écrit, au lendemain même de l'ouvrage publié,
ce maître critique:

«M. de Voltaire, dit Grimm, vient de nous égayer par un petit roman
intitulé _Candide ou l'Optimisme_, traduit de l'allemand de M. le
docteur Ralph. Il ne faut pas juger cette production avec sévérité; elle
ne soutiendrait pas une critique sérieuse. Il n'y a dans _Candide_
ni plan, ni ordonnance, ni sagesse, ni de ces coups de pinceau heureux
qu'on rencontre dans quelques romans anglais du même genre: vous y
trouverez en revanche beaucoup de choses de mauvais goût, d'autres de
mauvais ton, des polissonneries et des ordures, qui n'ont point ce voile
de gaze qui les rend supportables. Cependant la gaieté et la facilité qui
n'abandonnent jamais M. de Voltaire, des traits et des saillies qui lui
échappent à tout moment rendent la lecture de _Candide_ fort
amusante.»

Grimm poursuit longtemps sur ce ton; il donne du roman une analyse
assez exacte et conclut en ces termes:

«Si jamais l'ordre et la chronologie des ouvrages de M. de Voltaire
se perdent, la postérité ne manquera pas de regarder _Candide_
comme un ouvrage de jeunesse. Vraisemblablement, dira un critique
judicieux dans deux mille ans d'ici, l'auteur n'avait que vingt-cinq ans
lorsqu'il écrivit _Candide._ C'était son coup d'essai dans ce
genre. Son goût était jeune encore; aussi manque-t-il souvent
aux bienséances, et sa gaieté dégénère parfois en folie. Voyez,
ajoutera-t-il, comme son goût s'est formé et rassis ensuite, par
gradation: comme il est devenu plus sage dans les ouvrages postérieurs!»

Et voilà comme les contemporains se trompent! Voilà qui doit nous
inspirer à nous, critiques et journalistes, une réserve pleine de
modestie! Grimm était un homme de beaucoup de sens, d'instruction
et de goût, et il n'a pas su démêler tout ce qu'il y avait de profondeur,
de tristesse et d'amour ardent de l'humanité dans ce petit livre, qu'il
considérait comme un opuscule échappé à la main facile et prodigue
de Voltaire.

Jean-Jacques au XVIIIe siècle a pu dire, sans scandaliser
personne: «Je ne puis parler du roman de _Candide_, ne l'ayant pas
lu». On a trouvé le mot naturel, et notez qu'il partait d'un homme
précisément engagé avec Voltaire dans la querelle philosophique
dont la publication de _Candide_ fut un des incidents.
_Candide_ était une réponse à Jean-Jacques, et Jean-Jacques
déclarait tout uniment ne l'avoir pas lu, tant il se croyait peu obligé
à en tenir compte.

Et voilà que ce petit livre s'est lentement, par le travail insensible
de tout un siècle, dégagé de l'œuvre immense du maître, qu'il semble
le résumer tout entier, et qu'il reste seul debout au milieu d'un
amoncellement de ruines. Ce phénomène n'est pas rare dans l'histoire
des lettres. Que reste-t-il de Chateaubriand qui a tant écrit: un tout
petit volume, _René_, où il a ramassé toute la mélancolie vague
et flottante du siècle naissant, où il a donné un accent plus âpre à
l'incurable tristesse dont il était orgueilleusement rongé. Que
demeurera-t-il de Victor Hugo? Le tri n'est pas fait encore et nous ne
saurions en prévoir le résultat.

Parfois la postérité va chercher dans le fatras d'un écrivain de
second ordre un ouvrage qu'il avait expédié avec la même hâte et la
même indifférence que le reste; elle met le volume à part et le
consacre chef-d'œuvre. L'abbé Prévost, qui a écrit au courant de la
plume des centaines de volumes, serait bien étonné, s'il revenait au
monde, de voir un simple épisode d'un de ses romans des moins lus,
mis au rang des plus beaux chefs-d'œuvre de l'esprit humain, et sa
_Manon Lescaut_ balancer _Candide!_

Jean-Jacques, au livre neuvième de ses _Confessions_, nous
conte, à sa manière, comment l'idée vint à Voltaire d'écrire
_Candide._ Vous savez qu'après le tremblement de terre de
Lisbonne, Voltaire avait composé sur cette catastrophe un poème où,
peignant les malheurs et le désespoir de toute cette population, il
raillait les philosophes qui prétendaient, avec Leibniz, que tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Rousseau
avait lu ce poème:

«Frappé, nous dit-il, de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi
dire, de prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre
les misères de cette vie et trouver que tout était mal, je formai
l'insensé projet de le faire rentrer en lui-même, et de lui prouver que
tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n'a
réellement jamais cru qu'au diable, puisque son Dieu prétendu n'est
qu'un être malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu'à nuire.
L'absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout
révoltante dans un homme comblé de biens de toute espèce, qui,
du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l'image
affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt.
Autorisé plus que lui à compter et à peser les maux de la vie humaine,
j'en lis l'équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux il
n'y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui n'eût
sa source dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés, plus que dans
la nature elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les
égards, toute la considération, tout le ménagement, et je puis dire avec
tout le respect possible. Cependant, lui connaissant un amour-propre
extrêmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même,
mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir
de la donner ou supprimer, selon qu'il le trouverait le plus convenable.
Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit, en peu de lignes,
qu'étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre temps
sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m'envoyant
cette lettre, en joignit une, où il marquait peu d'estime pour celui
qui la lui avait remise.

«Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n'aimant pas
à faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont en
originaux dans mes recueils. Depuis lors, Voltaire a publié cette
réponse qu'il m'avait promise. Elle n'est autre que le roman de
_Candide_, dont je ne puis parler, parce que je ne l'ai pas lu.»

Je crains qu'ici Jean-Jacques, dont une extrême modestie n'était pas
le défaut, ne s'en fasse accroire. Sa lettre à Voltaire, qui est connue
sous le nom de _Lettre sur la Providence_, est du 18 août 1756;
Voltaire y répondit par une lettre de pure courtoisie le 21 septembre.
Il n'écrivit _Candide_ que vingt-neuf mois plus tard. Il est fort
probable qu'il ne songeait plus guère alors ni à Jean-Jacques ni à sa
lettre.

C'est la doctrine de l'optimisme à qui il en avait. Leibniz l'avait
mise à la mode. Tous ceux qui ont fait leur philosophie, à l'époque où
renseignement de la philosophie était encore en honneur dans les
lycées, connaissent le passage où Leibniz nous montre Sextus Tarquin
consultant l'oracle de Delphes sur sa destinée. Il apprend le
sort qui l'attend:

/#
Exsul inopsque cades irata pulsus ab urbe.
#/

Il se plaint de la destinée, et il semble que ce soit avec raison;
mais l'oracle lui fait voir que de sa condamnation à l'exil et à la
misère sortira la république romaine, puis la fondation d'un grand
empire. Un moindre mal aura donc été la condition d'un plus grand bien.

Leibniz ne soutenait donc point que tout fût parfait dans le monde.
Non, disait-il, tout n'est pas bien; mais tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes possible. Dieu n'a pas voulu le mal; mais il l'a
permis parce que la raison l'y obligeait, et permettre le mal comme
Dieu le permet, c'est la plus grande bonté.

Cette théorie prêtait aisément aux réfutations ironiques et
plaisantes. La belle avance pour Sextus Tarquin, qu'après l'avoir chassé
et réduit à mendier son pain, Rome fût devenue quelques siècles après
la maîtresse du monde! En avait-il été moins misérable? En avait-il
moins souffert? Il était parbleu! bien évident que de tout accident
survenu à une créature il pouvait jaillir pour telle ou telle autre une
source de plaisir et de joie; mais, si l'on poussait l'idée à ses plus
extrêmes conséquences, on arriverait à dire que plus les hommes sont
malheureux, plus l'humanité est heureuse, et que le bonheur vénérai
se compose de la somme des malheurs particuliers.

Voltaire n'avait pas besoin d'être provoqué par Jean-Jacques pour
s'échauder contre cette philosophie, qui lui paraissait choquer le bon
sens. Il l'a combattue partout; il l'a poursuivie de ses railleries et
de ses sarcasmes: c'est dans _Candide_ qu'il a donné contre elle
du meilleur de son cœur.

Qu'est-ce qu'un roman de Voltaire? se demande M. Émile Faguet, dans
une étude qui est toujours spirituelle et piquante, si elle n'est pas
juste toujours. «C'est, répond-il, une idée de Voltaire se promenant à
travers des aventures divertissantes, destinées à lui servir
d'illustrations et de preuves. C'est un article du _Dictionnaire
philosophique_, conté au lieu d'être déduit par Voltaire, et c'est
pour cela qu'il est exquis; c'est Voltaire lui-même, mais moins âpre et
moins colérique, au moins dans la forme, qui s'arrange et s'attife, et
se compose une physionomie et un sourire, et glisse ses épigrammes,
au lieu d'assener ses violences, avec un joli geste, adroitement
nonchalant, de la main. Quand on ferme un de ces petits livres, on n'a
vécu ni avec Zadig, ni avec Candide; mais avec Voltaire, dans une
demi-intimité très piquante, qui a quelque chose d'accueillant, de
gracieux et d'inquiétant...»

Oui, sans doute, il y a cela dans les contes de Voltaire: mais s'il
n'y avait que cela dans _Candide_, il est bien probable que
l'éditeur de ce volume n'aurait pas prié un des premiers artistes de ce
temps, M. Ad. Moreau, de composer les dessins qui l'illustrent, et que
je ne serais pas occupé en ce moment à écrire cette préface.

Voulez-vous que je vous dise tout de suite ce qui fait la grandeur
de _Candide_ et qui le constitue un chef-d'œuvre à part, un immortel
chef-d'œuvre? c'est que jamais dans aucun autre ouvrage n'ont brûlé
d'une flamme plus ramassée, plus intense et plus vive les deux passions
qui ont été l'honneur de Voltaire, la haine de l'injustice triomphante,
et la pitié, une pitié large et généreuse, pour les souffrances
imméritées. Vous n'avez pas oublié cette fièvre, dont parle Voltaire,
et qu'il appelle la fièvre de la Saint-Barthélemy. Il prétendait qu'à
cette date fatale, son sang, comme disent les bonnes gens, ne faisait
qu'un tour; il le sentait bouillir en ses veines, il était obligé de se
mettre au lit; il était malade des atrocités commises, deux siècles
auparavant, par un fanatisme imbécile. Ne croyez point que cette fièvre
annuelle ait été chez Voltaire une figure de rhétorique ou, ce qui
serait pis encore, une pose d'homme sensible. Non, il était tourmenté
du besoin de la justice; les maux et les misères des hommes le jetaient
hors de lui-même; il fallait évidemment qu'on le prît, pour lui en
parler, en un de ses bons moments; car il avait de vilains quarts
d'heure d'égoïsme, et j'avoue qu'il n'était chevaleresque que par
occasion.

Mais il haïssait d'une haine vivace et profonde l'hypocrisie, le
fanatisme, l'oppression bête, l'iniquité superbe, la sottise importante,
tout ce qui dans notre état social s'ajoute à la cruelle et injuste
nature pour aigrir l'humaine misère, pour rendre la vie insupportable
aux pauvres et tristes mortels.

C'est cette flamme qui anime toutes les pages de _Candide._
Voltaire y ramasse, comme à plaisir, tous les maux les plus horribles
dont peut souffrir l'homme sur cette terre, qui est bien pour lui une
vallée de désespoir et de larmes. Il entasse les pestes sur les
naufrages, les famines sur les massacres; on n'entend dans cet ouvrage
que les cris des gens que l'on torture, des hurlements de désespoir ou
des bâillements d'ennui; la lecture en serait horrible et dégoûtante,
le livre tomberait assurément des mains, si l'on ne sentait circuler
à travers toutes ces peintures une âme généreuse, qui s'irrite et qui
s'apitoie tout ensemble, dont la fureur et le chagrin s'exhalent en
ironie; une ironie tantôt mordante, tantôt douloureuse, toujours
enflammée.

Oh! ces rois, les puissants de la terre, que de mal ils ont fait!
comme ils ont pressuré leurs peuples! comme ils en ont tiré du sang,
des larmes et de l'or! Oui, mais quelle revanche, quand le poète
(Voltaire en ce moment est poète et grand poète) vous en montre six
attablés dans cet hôtel de Venise, se contant leur déchéance et leurs
infortunes! Comme l'ironie court sur ce récit divin avec une légèreté
merveilleuse!

Mais voici Paquette que rencontre Candide faisant des agaceries au
frère Giroflée et lui tapotant les joues. On a, surtout dans ces
dernières années, versé bien des larmes sur le misérable sort de la
courtisane, on a en cent façons tâché de nous apitoyer sur l'horreur de
cette affreuse vie. Jamais, non jamais on n'égalera la peinture que
Voltaire a faite eu quelques coups de crayon:

«Ah! monsieur, si vous pouviez imaginer ce que c'est de caresser
indifféremment un vieux marchand, un moine, un avocat, un gondolier,
un abbé; d'être exposée à toutes les insultes, à toutes les avanies;
d'être souvent réduite à emprunter une jupe pour aller se la faire lever
par un homme dégoûtant; d'être volée par l'un de ce qu'on a gagné avec
l'autre; d'être rançonnée par les officiers de justice, et de n'avoir
en perspective qu'une vieillesse affreuse, un hôpital et un fumier,
vous concluriez que je suis une des plus malheureuses créatures du
monde....»

Tout y est! En ces dix lignes. Voltaire a rassemblé toutes les
douleurs et toutes les affres de ces créatures; le tableau est admirable
de vérité et de force! Mais n'y sentez-vous pas l'apitoiement et la
sympathie du peintre? Ici l'ironie devient lugubre et en quelque sorte
vengeresse. Voltaire crie d'horreur contre la société qui jette
quelques-unes de ses créatures en de tels abîmes. Il a sa fièvre de la
Saint-Barthélemy; on en tremble avec lui par contagion.

Écoutez le seigneur Pococurante: quel ennui dense et noir se
dégage de sa conversation! Être si riche, avoir tant de goût et un
goût si délicat, et ne faire de sa vie qu'un long bâillement, quelle
misère! Et ici l'ironie se fait cinglante.

«Vous conviendrez, dit Candide eu parlant à son ami Martin de ce
blasé qui trouve à redire à tout, que voilà le plus heureux des hommes;
car il est au-dessus de tout ce qu'il possède.

--Eh! non, répond Martin, il est dégoûté de tout ce qu'il
possède.

--Mais, reprend Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout
critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des
beautés?

--C'est-à-dire, riposte Martin, qu'il y a du plaisir à n'avoir
pas de plaisir.»

Et c'est ainsi que derrière cette longue, terrible et pathétique
énumération des maux qui affligent l'humanité, on sent toujours
Voltaire, brûlé de passion, ou, si vous aimez mieux, de fièvre; la
fièvre de la Saint-Barthélemy.

Candide serait un chef-d'œuvre incomplet si le philosophe, après
avoir ainsi étalé nos misères à nos yeux, ne nous ranimait pas par une
conclusion réconfortante. Cette conclusion, tout le monde la connaît:
il faut cultiver son jardin. Oui, sans doute, il n'y a qu'une chose
vraiment bonne sur celle terre: c'est l'action. On n'est heureux que si
l'on travaille, si l'on fait ce que l'on a à faire, si l'on cultive son
jardin.

Cultivons notre jardin! C'est le mot de ce siècle de rêveurs et de
pessimistes; c'est le mot de tous les siècles. Et c'est parce que
Voltaire l'a formulé dans _Candide_, que _Candide_ les
traversera tous.

Ce chef-d'œuvre n'a-t-il point quelques tares? Je crois que
Voltaire aurait pu retrancher aisément quelques polissonneries et
quelques gros mots inutiles, qui rendent la lecture de son roman
presque impossible aux femmes; Mme du Deffant lui eu avait déjà
fait l'observation au siècle dernier; à plus forte raison, ce défaut
choquera-t-il plus sensiblement les femmes du nôtre. Je crois aussi
qu'il y a des longueurs dans la partie du récit qui concerne l'EIdorado.
Mais ce sont là des taches fort légères, et j'ai quelque pudeur à les
signaler.

Je ne pense pas qu'il faille, selon le mot de Victor Hugo, admirer
tout comme une brute. Mais c'est une vérité depuis longtemps admise
que dans les ouvrages passés chefs-d'œuvre et consacrés, les défauts,
s'il s'en trouve, ne comptent pas, et l'on répète les vers d'Horace:

/#
Non ego paucis
Offendar maculis....
#/


Décidément Jean-Jacques a eu tort de ne pas lire _Candide._
Peut-être après cela l'avait-il lu, et que c'est pour cette raison même
qu'il préférait n'en point parler, le silence étant d'or en ces
sortes d'affaires.


FRANCISQUE SARCEY


[Illustration 02]


[Illustration 03]



I. COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ DANS UN BEAU CHÂTEAU, ET COMMENT IL FUT CHASSÉ D'CELUI.


Il y avait in Westphalie, dans le château de M. le baron de
Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les
mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le
jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple; c'est, je crois,
pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de
la maison soupçonnaient qu'il était fils de la sœur de M. le baron, et
d'un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne
voulut jamais épouser, parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et
onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été
perdu par l'injure du temps.

M. le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie,
car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même
était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours
composaient une meute dans le besoin; ses palefreniers étaient ses
piqueurs; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils
l'appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des
contes.

Mme la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres,
s'attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs
de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable.
Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur,
fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne
de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le
petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et
de son caractère.

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il
prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que,
dans ce meilleur des mondes possible le château de Monseigneur le
baron était le plus beau des châteaux, et Madame la meilleure des
baronnes possible.

«Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être
autrement, car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement
pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour
porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont
visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses.
Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des
châteaux, aussi Monseigneur a un très beau château; le plus grand baron
de la province doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour
être mangés, nous mangeons du porc toute l'année: par conséquent,
ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il fallait
dire que tout est au mieux.»


[Illustration 04:CANDIDE EMBRASSE CUNÉGONDE]


Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment, car il
trouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne prit jamais la
hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né
baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d'être
Mlle Cunégonde, le troisième, de la voir tous les jours, et le
quatrième, d'entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la
province, et par conséquent de toute la terre.

Un jour Cunégonde en se promenant auprès du château, dans le petit
bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss
qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre
de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde
avait beaucoup de dispositions pour les sciences, elle observa, sans
souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit
clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes,
et s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir
d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante
du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit: Candide
rougit aussi. Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée, et Candide
lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain, après le dîner,
comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière
un paravent; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa,
elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment
la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité,
une grâce toute particulière; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux
s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le
baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette
cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied
dans le derrière; Cunégonde s'évanouit; elle fut souffletée par Mme la
baronne dès qu'elle fut revenue à elle-même; et tout fut consterné dans
le plus beau et le plus agréable des châteaux possible.


[Illustration 05]


[Illustration 06]



II. CE QUE DEVINT CANDIDE PARMI LES BULGARES.


Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans
savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent
vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus belle des
baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des champs, entre
deux sillons; la neige tombait à gros flocons. Candide, tout transi,
se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s'appelle
_Waldberghoff-trarbk-dikdorff._ N'ayant point d'argent, mourant
de faim et de lassitude, il s'arrêta tristement à la porte d'un cabaret.
Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent: «--Camarade, dit
l'un, voilà un jeune homme très bien lait, et qui a la taille requise.»
Ils s'avancèrent vers Candide, et le prièrent à dîner très civilement.
«--Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous
me faites beaucoup d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon
écot.--Ah monsieur! lui dit un des bleus, les personnes de votre
figure et de votre mérite ne paient jamais rien: n'avez-vous pas cinq
pieds cinq pouces de haut?--Oui, messieurs, c'est ma taille,
dit-il en faisant la révérence.--Ah monsieur! mettez-vous à table;
non seulement nous vous défraierons, mais nous ne souffrirons jamais
qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits que
pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit
Candide; c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois bien
que tout est au mieux.» On le prie d'accepter quelques écus; il les
prend et veut faire son billet; on n'en veut point; on se met à table.
«--N'aimez-vous pas tendrement?... --Oh oui! répondit-il;
j'aime tendrement Mlle Cunégonde.--Non, dit l'un de ces messieurs,
nous vous demandons si vous n'aimez pas tendrement le roi des
Bulgares?--Point du tout, dit-il, car je ne l'ai jamais
vu.--Comment! c'est le plus charmant des rois, et il faut boire à
sa santé.--Oh! très volontiers, messieurs; et il boit.--C'en
est assez, lui dit-on: vous voilà l'appui, le soutien, le défenseur, le
héros des Bulgares; votre fortune est faite, et votre gloire est
assurée.» On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au
régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette,
remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui
donne trente coups de bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu
moins mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui
en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige.

Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment
il était un héros. Il s'avisa un beau jour de printemps de s'aller
promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c'était un
privilège de l'espèce humaine, comme de l'espèce animale, de se
servir de ses jambes à son plaisir. Il n'eut pas fait deux lieues
que voilà quatre autres héros de six pieds qui l'atteignent, qui le
lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce
qu'il aimait le mieux d'être fustigé trente-six fois par tout le régiment,
ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut
beau dire que les volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni
l'autre: il fallut faire un choix; il se détermina, en vertu du don de
Dieu qu'on nomme _liberté_, à passer trente-six fois par les
baguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de
deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de baguettes,
qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui découvrirent les muscles
et les nerfs. Comme on allait procéder à la troisième course, Candide,
n'en pouvant plus, demanda en grâce qu'on voulut bien avoir la bonté
de lui casser la tête; il obtint cette faveur; on lui bande les yeux,
on le fait mettre à genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment,
il s'informe du crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie,
il comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'était un jeune
métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda
sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux
et dans tous les siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois
semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un
peu de peau, et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra
bataille au roi des Abares.


[Illustration 07]


[Illustration 08]



III. COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT.


Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les
deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours,
les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en
enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu prés six mille hommes
de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes
environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La
baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques
milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de
mille âmes. Candide, qui tremblai! comme un philosophe, se cacha du
mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les
deux rois faisaient chanter des _Te Deum_, chacun dans son camp,
il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il
passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un
village voisin; il était en cendres: c'était un village arabe que les
Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici les
vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées,
qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles
éventrées, après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros,
rendaient les derniers soupirs; d'autres à demi brûlées criaient qu'on
achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la
terre à côté de bras et de jambes coupés.

Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il appartenait
à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité de même. Candide,
toujours marchant sur des membres palpitants, ou à travers des ruines,
arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites
provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses
provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu
dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était
chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait
été dans le château de M. le baron, avant qu'il en eût été chassé pour
les beaux yeux de Mlle Cunégonde.

Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui
répondirent tous que, s'il continuait à faire ce métier, on l'enfermerait
dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre.

Il s'adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une
heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet orateur
le regardant de travers lui dit: «--Que venez-vous faire ici? Y
êtes-vous pour la bonne cause?--Il n'y a point d'effet sans cause,
répondit modestement Candide; tout est enchaîné nécessairement, et
arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse chassé d'auprès de Mlle
Cunégonde, que j'aie passé par les baguettes, et il faut que je demande
mon pain, jusqu'à ce que je puisse en gagner; tout cela ne pouvait
être autrement.--Mon ami, dit l'orateur, croyez-vous que le pape
soit l'antéchrist?--Je ne l'avais pas encore entendu dire, répondit
Candide; mais qu'il le soit ou qu'il ne le soit pas, je manque de
pain.--Tu ne mérites pas d'en manger, dit l'autre: va, coquin,
va, misérable, ne m'approche de ta vie.» La femme de l'orateur avant
mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait que le pape
fût l'antéchrist, lui répandit sur le chef un plein.... Ô ciel! à quel
excès se porte le zèle de la religion dans les dames!

Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé
Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi
un de ses frères, un être à deux pieds, sans plumes, qui avait une âme;
il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui
fit présent de deux florins et voulut même lui apprendre à travailler
dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu'on fabrique en Hollande.
Candide, se prosternant presque devant lui, s'écriait: «--Maître
Pangloss l'avait bien dit que tout était au mieux dans ce monde, car je
suis infiniment plus touché de votre extrême générosité que de la
dureté de ce monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.»

Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert
de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers,
les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d'une toux violente,
et crachant une dent à chaque effort.


[Illustration 09]


[Illustration 10]



IV. COMMENT CANDIDE RENCONTRA SON ANCIEN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE,
LE DOCTEUR PANGLOSS, ET CE QUI EN ADVINT.


Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna à cet
épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de son honnête
anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes,
et sauta à son cou. Candide effrayé recule. «--Hélas! dit le
misérable à l'autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher
Pangloss?--Qu'entends-je? vous, mon cher maître! vous, dans cet
état horrible! Quel malheur vous est-il donc arrivé? Pourquoi
n'êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux? Qu'est devenue Mlle
Cunégonde, la perle des filles, le chef-d'œuvre de la nature? Je n'en
peux plus, dit Pangloss.» Aussitôt Candide le mena dans l'étable de
l'anabaptiste, où il lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss
fut refait: «--Eh bien! lui dit-il, Cunégonde?--Elle est
morte, reprit l'autre.» Candide s'évanouit à ce mot: son ami rappela
ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans
l'étable. Candide rouvre les yeux. «--Cunégonde est morte! Ah!
meilleur des mondes, où êtes-vous? Mais de quelle maladie est-elle
morte? Ne serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau château de
monsieur son père à grands coups de pied?--Non, dit Pangloss,
elle a été éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée
autant qu'on peut l'être; ils ont cassé la tête à M. le baron qui
voulait la défendre; Mme la baronne a été coupée en morceaux; mon
pauvre pupille traité précisément comme sa sœur; et quant au château,
il n'est pas resté pierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton,
pas un canard, pas un arbre; mais nous avons été bien vengés, car les
Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait
à un seigneur bulgare.»

À ce discours, Candide s'évanouit encore; mais revenu à soi, et ayant
dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et de l'effet, et
de la raison suffisante qui avait mis Pangloss dans un si piteux état.
«--Hélas! dit l'autre, c'est l'amour: l'amour, le consolateur du
genre humain, le conservateur de l'univers, l'âme de tous les êtres
sensibles, le tendre amour.--Hélas! dit Candide, je l'ai connu
cet amour, ce souverain des cœurs, cette âme de notre âme; il ne m'a
jamais valu qu'un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette
belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?»

Pangloss répondit en ces termes: «--Ô mon cher Candide! vous
avez connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne;
j'ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces
tourments d'enfer dont vous me voyez dévoré; elle en était infectée;
elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce présent d'un cordelier
très savant qui avait remonté à la source; car il l'avait eue d'une
vieille comtesse, qui l'avait reçue d'un capitaine de cavalerie, qui la
devait à une marquise, qui la tenait d'un page, qui l'avait reçue d'un
jésuite, qui, étant novice, l'avait eue en droite ligne d'un des
compagnons de Christophe Colomb. Pour moi, je ne la donnerai à
personne, car je me meurs.

--Ô Pangioss, s'écria Candide, voila une étrange généalogie!
N'est-ce pas le diable qui en fut la souche?--Point du tout,
répliqua ce grand homme; c'était une chose indispensable dans le
meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire; car si Colomb n'avait
pas attrapé, dans une île de l'Amérique, cette maladie qui empoisonne
la source de la génération, qui souvent même empêche la génération,
et qui est évidemment l'opposé du grand but de la nature, nous n'aurions
ni le chocolat ni la cochenille; il faut encore observer que
jusqu'aujourd'hui, dans notre continent, cette maladie nous est
particulière, comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans,
les Chinois, les Siamois, les Japonais ne la connaissent pas encore;
mais il y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent à leur tour
dans quelques siècles. En attendant, elle a fait un merveilleux progrès
parmi nous, et surtout dans ces grandes armées composées d'honnêtes
stipendiaires bien élevés, qui décident du destin des États; on peut
assurer que, quand trente mille hommes combattent en bataille rangée
contre des troupes égales en nombre, il y a environ vingt mille vérolés
de chaque côté.

--Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire
guérir.--Eh comment le puis-je? dit Pangloss; je n'ai pas le sou,
mon ami, et dans toute l'étendue de ce globe on ne peut ni se faire
saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y ait
quelqu'un qui paie pour nous.»

Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter aux pieds
de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
touchante de l'état où son ami était réduit, que le bon homme
n'hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit guérir à ses
dépens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un œil et une oreille.
Il écrivait bien, et savait parfaitement l'arithmétique. L'anabaptiste
Jacques en fit son teneur de livres. Au bout de deux mois, étant
obligé d'aller à Lisbonne, pour les affaires de son commerce, il
mena dans son vaisseau ses deux philosophes. Pangloss lui expliqua
comment tout était on ne peut mieux. Jacques n'était pas de cet
avis.--«Il faut bien, disait-il, que les hommes aient un peu
corrompu la nature, car ils ne sont pas nés loups, et ils sont devenus
loups. Dieu ne leur a donné ni canons de vingt-quatre, ni baïonnettes,
et ils se sont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire. Je
pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la justice
qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les
créanciers.--Tout cela était indispensable, répliquait le docteur
borgne, et les malheurs particuliers font le bien général: de sorte que
plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien.» Tandis
qu'il raisonnait, l'air s'obscurcit, les vents soufflèrent des quatre
coins du monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête,
à la vue du port de Lisbonne.


[Illustration 11]


[Illustration 12]



V. TEMPÊTE, NAUFRAGE, TREMBLEMENT DE TERRE, ET CE QUI ADVINT DU DOCTEUR
PANGLOSS, DE CANDIDE ET DE L'ANABAPTISTE JACQUES.


La moitié des passagers, affaiblis, expirant de ces angoisses
inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et dans
toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires, n'avait pas
même la force de s'inquiéter du danger. L'autre moitié jetait des cris
et faisait des prières; les voiles étaient déchirées, les mâts brisés,
le vaisseau entrouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne
s'entendait, personne ne commandait.

L'anabaptiste aidait un peu à la manœuvre; il était sur le tillac;
un matelot furieux le frappe rudement et, l'étend sur les planches;
mais du coup qu'il lui donna, il eut lui-même une si violente secousse,
qu'il tomba hors du vaisseau la tête la première. Il restait suspendu
et accroché à une partie de mât rompu. Le bon Jacques court à son
secours, l'aide à remonter, et de l'effort qu'il fit il est précipité
dans la mer à la vue du matelot, qui le laissa périr sans daigner
seulement le regarder. Candide approche, voit son bienfaiteur qui
reparaît un moment et qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter
après lui dans la mer, le philosophe Pangloss l'en empêche, en lui
prouvant que la rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que
cet anabaptiste s'y noyât. Tandis qu'il le prouvait _a priori_,
le vaisseau s'entr'ouvre, tout périt, à la réserve de Pangloss, de
Candide et de ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux
anabaptiste; le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, où Pangloss
et Candide furent portés sur une planche.

Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers Lisbonne;
il leur restait quelque argent, avec lequel ils espéraient se sauver
de la faim, après avoir échappé à la tempêté.


[Illustration 13:LE TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE]


À peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de
leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs pas; la
mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui
sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les
rues et les places publiques; les maisons s'écroulent, les toits sont
renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent; trente
mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous des
ruines. Le matelot disait en sifflant et en jurant: «--Il y aura
quelque chose à gagner ici.--Quelle peut être la raison suffisante
de ce phénomène? disait Pangloss.--Voici le dernier jour du
monde, s'écriait Candide.» Le matelot court incontinent au milieu des
débris, affronte la mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en
empare, s'enivre, et ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la
première fille de bonne volonté qu'il rencontre sur les ruines des
maisons détruites, et au milieu des mourants et des morts. Pangloss
le tirait cependant par la manche: «--Mon ami, lui disait-il, cela
n'est pas bien; vous manquez à la raison universelle, vous prenez mal
votre temps.--Tête et sang! répondit l'autre, je suis matelot et
né à Batavia; j'ai marché quatre fois sur le crucifix dans quatre
voyages au Japon; tu as bien trouvé ton homme avec ta raison
universelle!»

Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu
dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss: «--Hélas!
procure-moi un peu de vin et d'huile; je me meurs.--Ce tremblement
de terre n'est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss; la ville de
Lima éprouva les mêmes secousses en Amérique l'année passée; mêmes
causes, mêmes effets; il y a certainement une traînée de soufre sous
terre depuis Lima jusqu'à Lisbonne.--Rien n'est plus probable,
dit Candide; mais, pour Dieu, un peu d'huile et de vin.--Comment,
probable? répliqua le philosophe, je soutiens que la chose est
démontrée.» Candide perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu
d'eau d'une fontaine voisine.

Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en se
glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs forces.
Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager les habitants
échappés à la mort.

Quelques citoyens, secourus par eux, leur donnèrent un aussi bon
dîner qu'on le pouvait dans un tel désastre: il est vrai que le repas
était triste, les convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais
Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être
autrement; car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux; car, s'il
y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs; car il est
impossible que les choses ne soient pas où elles sont; car tout
est bien.

Un petit homme noir, familier de l'inquisition, lequel était à côté
de lui, prit poliment la parole et dit: «--Apparemment que
monsieur ne croit pas au péché originel; car, si tout est au mieux,
il n'y a donc eu ni chute ni punition.

--Je demande très humblement pardon à votre excellence,
répondit Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la
malédiction entraient nécessairement dans le meilleur des mondes
possibles.--Monsieur ne croit donc pas à la liberté? dit le
familier.--Votre excellence m'excusera, dit Pangloss; la liberté
peut subsister avec la nécessité absolue, car il était nécessaire que
nous fussions libres; car enfin la volonté déterminée....»

Pangloss était au milieu de sa phrase, quand le familier fit un signe
de tête à son estafier, qui lui servait à boire du vin de Porto ou
d'Oporto.


[Illustration 14]


[Illustration 15]



VI. COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS
DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ.


Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de
Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace
pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel
auto-da-fé; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle
de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un
secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé
sa commère, et deux Portugais qui, en mangeant un poulet, en avaient
arraché le lard; on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son
disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté
avec un air d'approbation: tous deux furent menés séparément dans des
appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais
incommodé du soleil.

Huit jours après, ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et
on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le san-benito de
Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui
n'avaient ni queues ni griffes; mais les diables de Pangloss portaient
grilles et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en
procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique,
suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en
cadence, pendant qu'ou chantait; le Biscayen et les deux hommes qui
n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut
pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla
de nouveau avec un fracas épouvantable.

Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant,
se disait à lui-même: «--Si c'est ici le meilleur des mondes
possibles, que sont donc les autres? Passe encore si je n'étais que
fessé; je l'ai été chez les Bulgares; mais, ô mon cher Pangloss! le
plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre, sans que je
sache pourquoi! Ô mon cher anabaptiste! le meilleur des hommes, faut-il
que vous ayez été noyé dans le port! Ô mademoiselle Cunégonde! la
perle des filles, faut-il qu'on vous ait fendu le ventre!»

Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et
béni, lorsqu'une vieille l'aborda et lui dit:

«--Mon fils, prenez courage, suivez-moi.»


[Illustration 16]


[Illustration 17]



VII. COMMENT UNE VIEILLE PRIT SOIN DE CANDIDE, ET COMMENT
IL RETROUVA CE QU'IL AIMAIT.


Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une
masure: elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui laissa à
manger et à boire; elle lui montra un petit lit assez propre; il y avait
auprès du lit un habit complet. «--Mangez, buvez, dormez, lui
dit-elle, et que Notre-Dame d'Atocha, monseigneur saint Antoine de
Padoue et monseigneur saint Jacques de Compostelle prennent soin de
vous: je reviendrai demain.» Candide, toujours étonné de tout ce qu'il
avait vu et de tout ce qu'il avait souffert, et encore plus de la
charité de la vieille, voulut lui baiser la main. «--Ce n'est pas
ma main qu'il faut baiser, dit la vieille, je reviendrai demain.
Frottez-vous de pommade, mangez et dormez.»

Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dormit. Le lendemain,
la vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le frotte elle-même
d'une autre pommade; elle lui apporte ensuite à dîner; elle revient sur
le soir et apporte à souper.

Le surlendemain, elle fit encore les mêmes cérémonies. «--Qui
êtes-vous? lui disait toujours Candide, qui vous a inspiré tant de
bonté? quelles grâces puis-je vous rendre?» La bonne femme ne répondait
jamais rien. Elle revint sur le soir, et n'apporta point à souper:
«--Venez avec moi, dit-elle, et ne dites mot.» Elle le prend sous
le bras, et marche avec lui dans la campagne environ un quart de mille:
ils arrivent à une maison isolée, entourée de jardins et de canaux.
La vieille frappe à une petite porte. On ouvre; elle mène Candide, par
un escalier dérobé, dans un cabinet doré, le laisse sur un canapé de
brocart, referme la porte et s'en va.

Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un songe
funeste, et le moment présent comme un songe agréable.

La vieille reparut bientôt; elle soutenait avec peine une femme
tremblante, d'une taille majestueuse, brillante de pierreries, et
couverte d'un voile. «--Ôtez ce voile, dit la vieille à Candide.»
Le jeune homme approche; il lève le voile d'une main timide. Quel
moment! quelle surprise! Il crut voir Mlle Cunégonde; il la voyait en
effet: c'était elle-même. La force lui manque, il ne peut proférer une
parole, il tombe à ses pieds. Cunégonde tombe sur le canapé. La vieille
les accable d'eaux spiritueuses, ils reprennent leurs sens, ils se
parlent: ce sont d'abord des mots entrecoupés, des demandes et des
réponses qui se croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieillie
leur recommande de faire moins de bruit et les laisse en liberté.
«--Quoi! c'est vous, lui dit Candide, vous vivez! je vous retrouve
en Portugal! On ne vous a donc pas violée? on ne vous a point fendu le
ventre, comme le philosophe Pangloss me l'avait assuré?--Si fait,
dit la belle Cunégonde; mais on ne meurt pas toujours de ces deux
accidents.--Mais votre père et votre mère ont-ils été tués?--Il
n'est que trop vrai, dit Cunégonde en pleurant.--Et votre
frère?--Mon frère a été tué aussi.--Et pourquoi êtes-vous en
Portugal? et comment avez-vous su que j'y étais, et par quelle étrange
aventure m'avez-vous fait conduire dans cette maison?--Je vous
dirai tout cela, répliqua la dame; mais il faut auparavant que vous
m'appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le baiser innocent que
vous me donnâtes et les coups de pied que vous reçûtes.»

Candide lui obéit avec un profond respect: et quoiqu'il fût interdit,
quoique sa voix fût faible et tremblante, quoique l'échine lui fît
encore un peu mal, il lui raconta de la manière la plus naïve tout ce
qu'il avait éprouvé depuis le moment de leur séparation. Cunégonde
levait les yeux au ciel; elle donna des larmes à la mort du bon
anabaptiste et de Pangloss, après quoi elle parla en ces termes à
Candide, qui ne perdait pas une parole, et qui la dévorait des yeux.


[Illustration 18]


[Illustration 19]



VIII. HISTOIRE DE CUNÉGONDE.


«J'étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il
plut au ciel d'envoyer les Bulgares dans notre beau château de
Thunder-ten-tronckh; ils égorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent
ma mère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de six pieds, voyant qu'à
ce spectacle j'avais perdu connaissance, se mit à me violer; cela me fit
revenir, je repris mes sens, je criai, je me débattis, je mordis,
j'égratignai, je voulais arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne
sachant pas que tout ce qui arrivait dans le château de mon père était
une chose d'usage: le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc
gauche, dont je porte encore la marque.--Hélas! j'espère bien la
voir, dit le naïf Candide.--Vous la verrez, dit Cunégonde; mais
continuons.--Continuez, dit Candide.»

Elle reprit ainsi le fil de son histoire: «--Un capitaine
bulgare entra; il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait
pas. Le capitaine se mit en colère du peu de respect que lui témoignait
ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser et m'emmena
prisonnière de guerre dans son quartier. Je blanchissais le peu de
chemises qu'il avait, je faisais sa cuisine; il me trouvait fort jolie,
il faut l'avouer; et je ne nierai pas qu'il ne fut très bien fait, et
qu'il n'eût la peau blanche et douce; d'ailleurs peu d'esprit, peu de
philosophie: on voyait bien qu'il n'avait pas été élevé par le docteur
Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent, et
s'étant dégoûté de moi, il me vendit à un juif nommé don Issachar,
qui trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait passionnément
les femmes. Ce juif s'attacha beaucoup à ma personne, mais il ne
pouvait en triompher; je lui ai mieux résisté qu'au soldat bulgare.
Une personne d'honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s'en
affermit. Le juif, pour m'apprivoiser, me mena dans cette maison de
campagne que vous voyez. J'avais cru jusque-là qu'il n'y avait rien sur
la terre de si beau que le château de Thunder-ten-tronckh: j'ai été
détrompée.


[Illustration 20:CUNÉGONDE ET LE SOLDAT BULGARE.]


Le grand inquisiteur m'aperçut un jour à la messe; il me lorgna
beaucoup, et me fit dire qu'il avait à me parler pour des affaires
secrètes. Je fus conduite à son palais; je lui appris ma naissance;
il me représenta combien il était au-dessous de mon rang d'appartenir à
un israélite. On proposa de sa part à don Issachar de me céder à
Monseigneur. Don Issachar, qui est le banquier de la cour, et homme de
crédit, n'en voulut rien faire. L'inquisiteur le menaça d'un auto-da-fé.
Enfin mon juif intimidé conclut un marché par lequel la maison et moi
leur appartiendraient à tous deux en commun; que le juif aurait pour
lui les lundis, mercredis, et le jour du sabbat, et que l'inquisiteur
aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois que cette
convention subsiste. Ce n'a pas été sans querelles; car souvent il a été
indécis si la nuit du samedi au dimanche appartenait à l'ancienne loi
ou à la nouvelle. Pour moi, j'ai résisté jusqu'à présent à tous les
deux; et je crois que c'est pour cette raison que j'ai toujours été
aimée.

Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, et pour
intimider don Issachar, il plut à Monseigneur l'inquisiteur de célébrer
un auto-da-fé. Il me fit l'honneur de m'y inviter. Je fus très bien
placée; on servit aux dames des rafraîchissements entre la messe et
l'exécution. Je fus, à la vérité, saisie d'horreur en voyant brûler ces
deux juifs et cet honnête Biscayen qui avait épousé sa commère; mais
quelle fut ma surprise, mon effroi, mon trouble, quand je vis dans un
san-benito, et sous une mitre, une figure qui ressemblait à celle de
Pangloss! Je me frottai les yeux, je regardai attentivement, je le vis
pendre; je tombai en faiblesse. À peine reprenais-je mes sens, que je
vous vis dépouillé tout nu; ce fut là le comble de l'horreur, de la
consternation, de la douleur, du désespoir. Je vous dirai, avec vérité,
que votre peau est encore plus blanche et d'un incarnat plus parfait
que celle de mon capitaine des Bulgares. Cette vue redoubla tous les
sentiments qui m'accablaient, qui me dévoraient. Je m'écriai, je voulus
dire:--Arrêtez, barbares! mais la voix me manqua, et mes cris
auraient été inutiles. Quand vous eûtes été bien fessé:--Comment
se peut-il faire, disais-je, que l'aimable Candide et le sage Pangloss
se trouvent à Lisbonne, l'un pour recevoir cent coups de fouet, et
l'autre pour être pendu par l'ordre de Monseigneur l'inquisiteur, dont
je suis la bien-aimée? Pangloss m'a donc bien cruellement trompée,
quand il me disait que tout va le mieux du monde!

Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête de mourir
de faiblesse, j'avais la tête remplie du massacre de mon père, de ma
mère, de mon frère, de l'insolence de mon vilain soldat bulgare, du
coup de couteau qu'il me donna, de ma servitude, de mon métier de
cuisinière, de mon capitaine bulgare, de mon vilain don Issachar, de
mon abominable inquisiteur, de la pendaison du docteur Pangloss, de ce
grand _Miserere_ en faux-bourdon pendant lequel on vous fessait,
et surtout du baiser que je vous avais donné derrière un paravent, le
jour que je vous avais vu pour la dernière fois. Je louai Dieu qui vous
ramenait à moi par tant d'épreuves. Je recommandai à ma vieille d'avoir
soin de vous, et de vous amener ici dès qu'elle le pourrait. Elle a très
bien exécuté ma commission; j'ai goûté le plaisir inexprimable de vous
revoir, de vous entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim
dévorante; j'ai grand appétit, commençons par souper.»

Les voilà qui se mettent tous deux à table; et, après le souper, ils
se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé; ils y étaient
quand le signor don Issachar, l'un des maîtres de la maison, arriva.
C'était le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits, et expliquer
son tendre amour.


[Illustration 21]


[Illustration 22]



IX. CE QUI ADVINT DE CUNÉGONDE, DE CANDIDE, DU GRAND INQUISITEUR
ET D’UN JUIF.


Cet Issachar était le plus colérique Hébreu qu'on eût vu dans
Israël, depuis la captivité en Babylone. «--Quoi! dit-il, chienne
de Galiléenne, ce n'est pas assez de monsieur l'inquisiteur? il faut
que ce coquin partage aussi avec moi?» En disant cela il tire un long
poignard dont il était toujours pourvu, et, ne croyant pas que son
adverse partie eût des armes, il se jette sur Candide; mais notre bon
Westphalien avait reçu une belle épée de la vieille avec l'habit
complet. Il tire son épée, quoiqu'il eut les mœurs fort douces, et
étend l'Israélite roide mort sur le carreau, aux pieds de Cunégonde.

«--Sainte Vierge! s'écria-t-elle, qu'allons-nous devenir? Un
homme tué chez moi! Si la justice vient, nous sommes perdus.--Si
Pangloss n'avait pas été pendu, dit Candide, il nous donnerait un bon
conseil dans cette extrémité, car c'était un grand philosophe. À son
défaut, consultons la vieille.» Elle était fort prudente, et commençait
à dire son avis, quand une autre petite porte s'ouvrit. Il était une
heure après minuit; c'était le commencement du dimanche. Ce jour
appartenait à Monseigneur l'inquisiteur. Il entre et voit le fessé
Candide, l'épée à la main, un mort étendu par terre, Cunégonde effarée,
et la vieille donnant des conseils.

Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de Candide, et
comment il raisonna: «--Si ce saint homme appelle du secours,
il me fera infailliblement brûler; il pourra en faire autant de
Cunégonde; il m'a fait fouetter impitoyablement; il est mon rival: je
suis en train de tuer; il n'y a pas à balancer.» Ce raisonnement fut
net et rapide; et, sans donner le temps à l'inquisiteur de revenir de
sa surprise, il le perce d'outre en outre, et le jette à côté du juif.
«--En voici bien d'une autre, dit Cunégonde; il n'y a plus de
rémission, nous sommes excommuniés, notre dernière heure est venue.
Comment avez-vous fait, vous qui êtes né si doux, pour tuer en deux
minutes un juif et un prélat?--Ma belle demoiselle, répondit
Candide, quand on est amoureux, jaloux, et fouetté par l'inquisition,
on ne se connaît plus.»

La vieille prit alors la parole et dit: «--Il y a trois chevaux
andalous dans l'écurie, avec leurs selles et leurs brides; que le brave
Candide les prépare. Madame a des moyadors et des diamants; montons
vite à cheval, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et
allons à Cadix; il fait le plus beau temps du monde, et c'est un grand
plaisir de voyager pendant la fraîcheur de la nuit.

Aussitôt Candide selle les trois chevaux. Cunégonde, la vieille et
lui font trente milles d'une traite. Pendant qu'ils s'éloignaient, la
Sainte Hermandad arrive dans la maison; on enterre Monseigneur dans
une belle église, et l'on jette Issachar à la voirie.

Candide, Cunégonde et la vieille étaient déjà dans la petite ville
d'Avacéna, au milieu des montagnes de la Sierra-Morena, et ils parlaient
ainsi dans un cabaret.


[Illustration 23]


[Illustration 24]



X. DANS QUELLE DÉTRESSE CANDIDE, CUNÉGONDE ET LA VIEILLE ARRIVENT À CADIX,
ET DE LEUR EMBARQUEMENT.


«Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants? disait en
pleurant Cunégonde. De quoi vivrons-nous? comment ferons-nous?
Où trouver des inquisiteurs et des juifs qui m'en donnent
d'autres?--Hélas! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend
père cordelier, qui coucha hier dans la même auberge que nous à Badajoz;
Dieu me garde de faire un jugement téméraire! mais il entra deux fois
dans notre chambre, et il partit longtemps avant nous.--Hélas!
dit Candide, le bon Pangloss m'avait souvent prouvé que les biens de la
terre sont communs à tous les hommes, que chacun y a un droit égal.
Ce cordelier devait bien, suivant ces principes, nous laisser de quoi
achever notre voyage. Il ne vous reste donc rien du tout, ma belle
Cunégonde?--Pas un maravédis, dit-elle.--Quel parti prendre?
dit Candide.--Vendons un des chevaux, dit la vieille; je monterai
en croupe derrière mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur
une fesse, et nous arriverons à Cadix.»

Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins; il
acheta le cheval bon marché. Candide, Cunégonde et la vieille passèrent
par Lucena, par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent enfin à Cadix. On
y équipait une flotte, et l'on assemblait des troupes pour mettre à
la raison les révérends pères jésuites du Paraguay, qu'on accusait
d'avoir fait révolter une de leurs hordes contre les rois d'Espagne et
de Portugal, auprès de la ville du Saint-Sacrement.

Candide, ayant servi chez les Bulgares, fit l'exercice bulgarien
devant le général de la petite armée avec tant de grâce, de célérité,
d'adresse, de fierté, d'agilité, qu'on lui donna une compagnie
d'infanterie à commander. Le voilà capitaine; il s'embarque avec Mlle
Cunégonde, la vieille, deux valets, et les deux chevaux andalous qui
avaient appartenu à M. le grand inquisiteur de Portugal.

Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la
philosophie du pauvre Pangloss. «--Nous allons dans un autre
univers, disait Candide; c'est dans celui-là, sans doute, que tout est
bien, car il faut avouer qu'on pourrait frémir un peu de ce qui se
passe dans le nôtre en physique et en morale.--Je vous aime de
tout mon cœur, disait Cunégonde; mais j'ai encore l'âme tout effarouchée
de ce que j'ai vu, de ce que j'ai éprouvé.--Tout ira bien,
répliquait Candide; la mer de ce nouveau monde vaut déjà mieux que
les mers de notre Europe; elle est plus calme, les vents plus constants.
C'est certainement le Nouveau Monde qui est le meilleur des univers
possible.--Dieu le veuille! disait Cunégonde; mais j'ai été si
horriblement malheureuse dans le mien, que mon cœur est presque fermé
à l'espérance.--Vous vous plaignez, leur dit la vieille; hélas!
vous n'avez pas éprouvé des infortunes telles que les miennes.»
Cunégonde se mit presque à rire, et trouva cette bonne femme fort
plaisante de prétendre être plus malheureuse qu'elle. «--Hélas!
lui dit-elle, ma bonne, à moins que vous n'ayez été violée par deux
Bulgares, que vous n'avez reçu deux coups de couteau dans le ventre,
qu'on n'ait démoli deux de vos châteaux, qu'on n'ait égorgé à vos yeux
deux mères et deux pères, et que vous n'avez vu deux de vos amants
fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez l'emporter
sur moi; ajoutez que je suis née baronne avec soixante et douze
quartiers, et que j'ai été cuisinière.--Mademoiselle, répondit
la vieille, vous ne savez pas quelle est ma naissance; et, si je vous
montrais mon derrière, vous ne parleriez pas comme vous le faites, et
vous suspendriez votre jugement.»

Ce discours fit naître une extrême curiosité dans l'esprit de
Cunégonde et de Candide. La vieille leur parla en ces termes.


[Illustration 25]


[Illustration 26]



XI. HISTOIRE DE LA VIEILLE.


«Je n'ai pas en toujours les yeux éraillés et bordés d'écarlate,
mon nez n'a pas toujours touché à mon menton, et je n'ai pas toujours
été servante. Je suis la fille du pape Urbain X et de la princesse de
Palestine. On m'éleva jusqu'à quatorze ans dans un palais auquel tous
les châteaux de vos barons allemands n'auraient pas servi d'écurie; et
une de mes robes valait mieux que toutes les magnificences de la
Westphalie. Je croissais en beauté, en grâces, en talents, au milieu
des plaisirs, des respects et des espérances. J'inspirais déjà de
l'amour. Ma gorge se formait, et quelle gorge! blanche, ferme, taillée
comme celle de la Vénus de Médicis; et quels yeux! quelles paupières!
quels sourcils noirs! quelles flammes brillaient dans mes deux prunelles,
et effaçaient la scintillation des étoiles! comme me disaient les poètes
du quartier, Les femmes qui m'habillaient et qui me déshabillaient
tombaient en extase en me regardant par devant et par derrière; et tous
les hommes auraient voulu être à leur place.

Je fus fiancée à un prince souverain de Massa Carara: quel prince!
aussi beau que moi, pétri de douceur et d'agréments, brillant d'esprit
et brûlant d'amour; je l'aimais comme on aime pour la première fois,
avec idolâtrie, avec emportement. Les noces furent préparées: c'était
une pompe, une magnificence inouïe; c'étaient des fêtes, des carrousels,
des opera-buffa continuels; et toute l'Italie fit pour moi des sonnets
dont il n'y eut pas un seul de passable. Je touchais au moment de mon
bonheur, quand une vieille marquise, qui avait été maîtresse de mon
prince, l'invita à prendre du chocolat chez elle; il mourut en moins de
deux heures avec des convulsions épouvantables. Mais ce n'est qu'une
bagatelle. Ma mère, au désespoir, et bien moins affligée que moi,
voulut s'arracher pour quelque temps à un séjour si funeste. Elle avait
une très belle terre auprès de Gaëte: nous nous embarquâmes sur une
galère du pays, dorée comme l'autel de Saint-Pierre de Rome. Voilà
qu'un corsaire de Salé fond sur nous et nous aborde. Nos soldats se
défendirent comme des soldats du pape: ils se mirent tous à genoux en
jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une absolution _in
articulo mortis._ Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes,
et ma mère aussi, nos filles d'honneur aussi, et moi aussi. C'est une
chose admirable que la diligence avec laquelle ces messieurs
déshabillent le monde; mais ce qui me surprit davantage, c'est qu'ils
nous mirent à tous le doigt dans un endroit où nous autres femmes nous
ne nous laissons mettre d'ordinaire que des canules. Cette cérémonie
me paraissait bien étrange: voilà comme on juge de tout quand on n'est
pas sorti de son pays. J'appris bientôt que c'était pour voir si nous
n'avions pas caché là quelques diamants; c'est un usage établi de temps
immémorial parmi les nations policées qui courent sur mer. J'ai su que
messieurs les religieux chevaliers de Malte n'y manquent jamais quand
ils prennent des Turcs et des Turques: c'est une loi du droit des gens
à laquelle on n'a jamais dérogé.


[Illustration 27: LA TOILETTE DE LA JEUNE PRINCESSE.]


Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune princesse
d'être menée esclave à Maroc avec sa mère: vous concevez assez tout ce
que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était
encore très belle; nos filles d'honneur, nos simples femmes de chambre
avaient plus de charmes qu'on n'en peut trouver dans toute l'Afrique.
Pour moi, j'étais ravissante, j'étais la beauté, la grâce même, et
j'étais pucelle. Je ne le fus pas longtemps. Cette fleur, qui avait été
réservée pour le beau prince de Massa Carara, me fut ravie par le
capitaine corsaire. C'était un nègre abominable, qui croyait encore me
faire beaucoup d'honneur. Certes, il fallait que Mme la princesse de
Palestine et moi fussions bien fortes pour résister à tout ce que nous
éprouvâmes jusqu'à notre arrivée à Maroc. Mais passons; ce sont des
choses si communes, qu'elles ne valent pas la peine qu'on en parle.
Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils de
l'empereur Muley-Ismaël avaient chacun leur parti, ce qui produisait
en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs
contre basanés, de basanés contre basanés, de mulâtres contre mulâtres.
C'était un carnage continuel dans toute l'étendue de l'empire.

À peine fûmes-nous débarquées, que des noirs d'une faction ennemie
de celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever son butin.
Nous étions, après les diamants et l'or, ce qu'il avait de plus
précieux. Je fus témoin d'un combat tel que vous n'en voyez jamais dans
vos climats d'Europe. Les peuples septentrionaux n'ont pas le sang
assez ardent; ils n'ont pas la rage des femmes au point où elle est
commune en Afrique. Il semble que vos Européens aient du lait dans les
veines; c'est du vitriol, c'est du feu qui coule dans celles des
habitants du mont Atlas et des pays voisins. On combattit avec la fureur
des lions, des tigres et des serpents de la contrée, pour savoir qui
nous aurait. Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le lieutenant
de mon capitaine la retint par le bras gauche; un soldat maure la prit
par une jambe, un de nos pirates la tenait par l'autre. Nos filles se
trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats.
Mon capitaine me tenait cachée derrière lui; il avait le cimeterre au
poing, et tuait tout ce qui s'opposait à sa rage. Enfin je vis toutes
nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les
monstres qui se les disputaient. Les captifs, mes compagnons, ceux qui
les avaient pris, soldats, matelots, noirs, blancs, mulâtres, et enfin
mon capitaine, tout fut tué, et je demeurai mourante sur un tas de
morts. Des scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans l'étendue
de plus de trois cents lieues, sans qu'on manquât aux cinq prières par
jour ordonnées par Mahomet.

Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de
cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger au
bord d'un ruisseau voisin; j'y tombai d'effroi, de lassitude, d'horreur,
de désespoir et de faim. Bientôt après mes sens accablés se livrèrent
à un sommeil qui tenait plus de l'évanouissement que du repos. J'étais
dans cet état de faiblesse et d'insensibilité, entre la mort et la vie,
quand je me sentis pressée de quelque chose qui s'agitait sur mon corps.
J'ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait,
et qui disait: «_O che sciagura d'essere senza coglioni._»


[Illustration 28]


[Illustration 29]



XII. SUITE DES MALHEURS DE LA VIEILLE.


«Étonnée et ravie d'entendre la langue de ma patrie, et non moins
surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis qu'il y
avait de plus grands malheurs que celui dont il se plaignait; je
l'instruisis en peu de mots des horreurs que j'avais essuyées, et je
retombai en faiblesse. Il m'emporta dans une maison voisine, me fit
mettre au lit, me fit donner à manger, me servit, me consola, me flatta,
me dit qu'il n'avait rien vu de si beau que moi, et que jamais il
n'avait tant regretté ce que personne ne pouvait lui rendre.--Je
suis né à Naples, me dit-il; on y chaponne deux ou trois mille enfants
tous les ans; les uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus
belle que celle des femmes, les autres vont gouverner des États. On me
fit cette opération avec un très grand succès, et j'ai été musicien de
la chapelle de Mme la princesse de Palestine.--De ma mère!
m'écriai-je.--De votre mère! s'écria-t-il en pleurant: quoi! vous
seriez cette jeune princesse que j'ai élevée jusqu'à l'âge de six ans,
et qui promettait déjà d'être aussi belle que vous êtes?--C'est
moi-même; ma mère est à quatre cents pas d'ici, coupée en quartiers
sous un tas de morts....

Je lui contai tout ce qui m'était arrivé; il me conta aussi ses
aventures, et m'apprit comment il avait été envoyé chez le roi de Maroc
par une puissance chrétienne, pour conclure avec ce monarque un traité
par lequel on lui fournirait de la poudre, des canons et des vaisseaux,
pour l'aider à exterminer le commerce des autres chrétiens.--Ma
mission est faite, médit cet honnête eunuque; je vais m'embarquer à
Ceuta, et je vous ramènerai en Italie. _Ma che sciagura d'essere
senza coglioni!_

Je le remerciai avec des larmes d'attendrissement, et, au lieu de me
mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au dey de cette
province. À peine fus-je vendue, que cette peste qui a fait le tour de
l'Afrique, de l'Asie et de l'Europe, se déclara dans Alger avec fureur.
Vous avez vu des tremblements de terre; mais, mademoiselle, avez-vous
jamais eu la peste?--Jamais, répondit la baronne.

--Si vous l'aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu'elle
est bien au-dessus d'un tremblement de terre. Elle est fort commune en
Afrique; j'en fus attaquée. Figurez-vous quelle situation pour la fille
d'un pape, âgée de quinze ans, qui en trois mois de temps avait éprouvé
la pauvreté, l'esclavage, avait été violée presque tous les jours, avait
vu couper sa mère eu quatre, avait essuyé la faim et la guerre, et
mourait pestiférée dans Alger. Je n'en mourus pourtant pas; mais mon
eunuque et le dey, et presque tout le sérail d'Alger périrent.

Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste, furent
passés, on vendit les esclaves du dey. Un marchand m'acheta et me mena
à Tunis; il me vendit à un autre marchand qui me revendit à Tripoli; de
Tripoli je fus revendue à Alexandrie; d'Alexandrie revendue a Smyrne;
de Smyrne à Constantinople. J'appartins enfin à un aga des janissaires,
qui fut bientôt commandé pour aller défendre Azof contre les Russes,
qui l'assiégeaient.

L'aga, qui était un très galant homme, mena avec lui tout son sérail,
et nous logea dans un petit fort sur les Palus Méotides, gardé par deux
eunuques noirs et vingt soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais
ils nous le rendirent bien. Azof fut mis à feu et à sang, et on ne
pardonna ni au sexe, ni à l'âge; il ne resta que notre petit fort; les
ennemis voulurent nous prendre par famine. Les vingt janissaires avaient
juré de ne jamais se rendre. Les extrémités de la faim où ils furent
réduits les contraignirent à manger nos deux eunuques, de peur de violer
leur serment. Au bout de quelques jours, ils résolurent de manger les
femmes.

Nous avions un iman très pieux et très compatissant, qui leur fit
un beau sermon par lequel il leur persuada de ne pas nous tuer tout à
fait.--Coupez, dit-il, seulement une fesse à chacune de ces dames,
nous ferez très bonne chère; s'il faut y revenir, vous en aurez encore
autant dans quelques jours; le ciel vous saura gré d'une action si
charitable, et vous serez secourus.

Il avait beaucoup d'éloquence; il les persuada. On nous fit cette
horrible opération; l'iman nous appliqua le même baume qu'on met aux
enfants qu'on vient de circoncire: nous étions toutes à la mort.

À peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur avions
fourni, que les Russes arrivent sur des bateaux plats; il ne réchappa
pas un janissaire. Les Russes ne firent aucune attention à l'état où
nous étions. Il y a partout des chirurgiens français: un d'eux, qui
était fort adroit, prit soin de nous, il nous guérit, et je me
souviendrai toute ma vie que, quand mes plaies furent bien fermées,
il me fit des propositions. Au reste, il nous dit à toutes de nous
consoler; il nous assura que dans plusieurs sièges pareille chose était
arrivée, et que c'était la loi de la guerre.

Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à Moscou;
j'échus en partage à un boyard qui me fit sa jardinière, et qui me
donnait vingt coups de fouet par jour; mais ce seigneur ayant été roué
au bout de deux ans avec une trentaine de boyards, pour quelque
tracasserie de cour, je profitai de cette aventure: je m'enfuis. Je
traversai toute la Russie; je fus longtemps servante de cabaret à Riga,
puis à Rostock, à Vismar, à Leipzig, à Cassel, à Utrecht, à Leyde, à la
Haye, à Rotterdam; j'ai vieilli dans la misère et dans l'opprobre,
n'ayant que la moitié d'un derrière, me souvenant toujours que j'étais
fille d'un pape; je voulus cent fois me tuer, mais j'aimais encore la
vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos penchants les plus
funestes; car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter
continuellement un fardeau qu'on veut toujours jeter par terre?
d'avoir son être en horreur, et de tenir à son être? enfin de caresser
le serpent qui nous dévore, jusqu'à ce qu'il nous ait mangé le cœur?

J'ai vu dans les pays que le sort m'a fait parcourir, et dans les
cabarets où j'ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui avaient
leur existence en exécration: mais je n'en ai vu que huit qui aient
mis volontairement fin à leur misère, trois nègres, quatre Anglais,
et un professeur allemand nomme Robek. J'ai fini par être servante chez
le juif don Issachar; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle. Je
me suis attachée à votre destinée, et j'ai été plus occupée de vos
aventures que des miennes. Je ne vous aurais même jamais parlé de mes
malheurs, si vous ne m'aviez pas un peu piquée, et s'il n était d'usage,
dans un vaisseau, de conter des histoires pour se désennuyer. Enfin,
mademoiselle, j'ai de l'expérience, je connais le monde; donnez-vous un
plaisir, engagez chaque passager à vous conter son histoire, et s'il
s'en trouve un seul qui n'ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit
souvent dit à lui-même qu'il était le plus malheureux des hommes,
jetez-moi dans la mer la tête la première.»


[Illustration 30]


[Illustration 31]



XIII. COMMENT CANDIDE FUT OBLIGÉ DE SE SÉPARER DE LA BELLE CUNÉGONDE
ET DE LA VIEILLE.


La belle Cunégonde, ayant entendu l'histoire de la vieille, lui fit
toutes les politesses qu'on devait à une personne de son rang et de
son mérite. Elle accepta la proposition; elle engagea tous les
passagers, l'un après l'autre, à lui conter leurs aventures. Candide et
elle avouèrent que la vieille avait raison. «--C'est bien dommage,
disait Candide, que le sage Pangloss ait été pendu contre la coutume
dans un auto-da-fé; il nous dirait des choses admirables sur le mal
physique et sur le mal moral qui couvrent la terre et la mer, et je me
sentirais assez de force pour oser lui faire respectueusement quelques
objections.»

À mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avançait. On
aborda dans Buenos-Ayres. Cunégonde, le capitaine Candide et la vieille
allèrent chez le gouverneur don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y
Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ce seigneur avait une fierté
convenable à un homme qui portait tant de noms. Il parlait aux hommes
avec le dédain le plus noble, portant le nez si haut, élevant si
impitoyablement la voix, prenant un ton si imposant, affectant une
démarche si altière, que tous ceux qui le saluaient étaient tentés de le
battre. Il aimait les femmes à la fureur. Cunégonde lui parut ce qu'il
avait jamais vu de plus beau. La première chose qu'il fit fut de
demander si elle n'était point la femme du capitaine. L'air dont il fit
cette question alarma Candide; il n'osa pas dire qu'elle était sa
femme, parce qu'en effet elle ne l'était point; il n'osait pas dire que
c'était sa sœur, parce qu'elle ne l'était pas non plus; et quoique ce
mensonge officieux pût lui être utile, son âme était trop pure pour
trahir la vérité. «--Mlle Cunégonde, dit-il, doit me faire
l'honneur de m'épouser, et nous supplions votre excellence de daigner
faire notre noce.»


[Illustration 32: DÉCLARATION DU GOUVERNEUR DE BUENOS-AYRES À CUNÉGONDE]


Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y
Souza, relevant sa moustache, sourit amèrement et ordonna au capitaine
Candide d'aller faire la revue de sa compagnie. Candide obéit; le
gouverneur demeura avec Mlle Cunégonde. Il lui déclara sa passion,
lui protesta que le lendemain il l'épouserait à la face de l'Église, ou
autrement, ainsi qu'il plairait à ses charmes. Cunégonde lui demanda un
quart d'heure pour se recueillir, pour consulter la vieille et pour se
déterminer.

La vieille dit à Cunégonde: «--Mademoiselle, vous avez soixante
et douze quartiers et pas une obole; il ne tient qu'à vous d'être la
femme du plus grand seigneur de l'Amérique occidentale, qui a une très
belle moustache: est-ce à vous de vous piquer d'une fidélité à toute
épreuve? Vous avez été violée par les Bulgares; un juif et un
inquisiteur ont eu vos bonnes grâces; les malheurs donnent des droits.
J'avoue que si j'étais à votre place, je ne ferais aucun scrupule
d'épouser M. le gouverneur et de faire la fortune de M. le capitaine
Candide.» Tandis que la vieille parlait avec toute la prudence que
l'âge et l'expérience donnent, on vit entrer dans le port un petit
vaisseau: il portait un alcade et des alguazils, et voici ce qui était
arrivé.

La vieille avait très bien deviné que ce fut un cordelier à la grande
manche qui vola l'argent et les bijoux de Cunégonde dans la ville de
Badajoz, lorsqu'elle fuyait en hâte avec Candide. Ce moine voulut
vendre quelques-unes des pierreries à un joaillier. Le marchand les
reconnut pour celles du grand inquisiteur. Le cordelier, avant d'être
pendu, avoua qu'il les avait volées; il indiqua les personnes et la
route qu'elles prenaient. La fuite de Cunégonde et de Candide était
déjà connue. On les suivit à Cadix; on envoya, sans perdre de temps,
un vaisseau à leur poursuite. Le vaisseau était déjà dans le port de
Buenos-Ayres. Le bruit se répandit qu'un alcade allait débarquer, et
qu'on poursuivait les meurtriers de Monseigneur le grand inquisiteur.
La prudente vieille vit dans l'instant tout ce qui était à faire.
«--Vous ne pouvez fuir, dit-elle à Cunégonde, et vous n'avez rien
à craindre; ce n'est pas vous qui avez tué Monseigneur; et d'ailleurs
le gouverneur, qui vous aime, ne souffrira pas qu'on vous maltraite;
demeurez.» Elle court sur-le-champ à Candide: «--Fuyez,
dit-elle, ou dans une heure vous allez être brûlé.» Il n'y avait pas un
moment à perdre. Mais comment se séparer de Cunégonde, et où se
réfugier?


[Illustration 33]


[Illustration 34]



XIV. COMMENT CANDIDE ET CACAMBO FURENT REÇUS CHEZ LES JÉSUITES
DU PARAGUAY.


Candide avait amené de Cadix un valet tel qu'on en trouve beaucoup
sur les côtes d'Espagne et dans les colonies. C'était un quart
d'Espagnol, né d'un métis dans le Tucuman; il avait été enfant de chœur,
sacristain, matelot, moine, facteur, soldat, laquais. Il s'appelait
Cacambo, et aimait fort son maître, parce que son maître était un fort
bon homme. Il sella au plus vite les deux chevaux andalous.
«--Allons, mon maître, suivons le conseil de la vieille: partons,
et courons sans regarder derrière nous. Candide versa des
larmes:--Ô ma chère Cunégonde! faut-il vous abandonner dans le
temps que M. le gouverneur va faire nos noces? Cunégonde, amenée de
si loin, que deviendrez-vous?--Elle deviendra ce qu'elle pourra,
dit Cacambo: les femmes ne sont jamais embarrassées d'elles: Dieu y
pourvoit; courons.--Où me mènes-tu? où allons-nous? que
ferons-nous sans Cunégonde? disait Candide.--Par saint Jacques de
Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire la guerre aux jésuites;
allons la faire pour eux; je sais assez les chemins; je vous mènerai
dans leur royaume; ils seront charmés d'avoir un capitaine qui fasse
l'exercice à la bulgare; vous ferez une fortune prodigieuse; quand on
n'a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre. C'est un
très grand plaisir de voir et de faire des choses nouvelles.

--Tu as donc été déjà dans le Paraguay? dit Candide.--Eh!
vraiment oui! dit Cacambo; j'ai été cuistre dans le collège de
l'Assomption, et je connais le gouvernement de los padres comme je
connais les rues de Cadix. C'est une chose admirable que ce gouvernement.
Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de diamètre; il est divisé
en trente provinces. Los padres y ont tout, et les peuples rien; c'est
le chef-d'œuvre de la raison et de la justice.

Pour moi, je ne vois rien de si divin que los padres, qui font ici
la guerre au roi d'Espagne et au roi de Portugal, et qui en Europe
confessent ces rois; qui tuent ici des Espagnols, et qui à Madrid les
envoient au ciel: cela me ravit; avançons: vous allez être le plus
heureux de tous les hommes. Quel plaisir auront los padres, quand ils
sauront qu'il leur vient un capitaine qui sait l'exercice bulgare!»

Dès qu'ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit à la
garde avancée qu'un capitaine demandait à parler à Monseigneur le
commandant. On alla avertir la grand'garde. Un officier paraguayen
courut aux pieds du commandant lui donner part de la nouvelle.

Candide et Cacambo furent d'abord désarmés; on se saisit de leurs
deux chevaux andalous. Les deux étrangers sont introduits au milieu
de deux files de soldats; le commandant était au bout, le bonnet à
trois cornes en tête, la robe retroussée, l'épée au côté, l'esponton
à la main. Il fit un signe; aussitôt vingt-quatre soldats entourent les
deux nouveaux venus. Un sergent leur dit qu'il faut attendre; que le
commandant ne peut leur parler; que le révérend père provincial ne
permet pas qu'aucun Espagnol ouvre la bouche qu'en sa présence, et
demeure plus de trois heures dans le pays.

«--Et où est le révérend père provincial? dit Cacambo.--Il
est à la parade, après avoir dit sa messe, répondit le sergent, et vous
ne pourrez baiser ses éperons que dans trois heures.--Mais, dit
Cacambo, monsieur le capitaine, qui meurt de faim comme moi, n'est point
Espagnol, il est Allemand; ne pourrions-nous point déjeuner en
attendant Sa Révérence?»

Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au
commandant. «--Dieu soit béni! dit ce seigneur; puisqu'il est
Allemand, je peux lui parler; qu'on le mène dans ma feuillée.» Aussitôt
on conduit Candide dans un cabinet de verdure orné d'une très jolie
colonnade de marbre vert et or, et de treillages qui renfermaient des
perroquets, des colibris, des oiseaux-mouches, des pintades, et tous
les oiseaux les plus rares.

Un excellent déjeuner était préparé dans des vases d'or; et tandis
que les Paraguayens mangèrent du maïs dans des écuelles de bois, en
plein champ, à l'ardeur du soleil, le révérend père commandant entra
dans la feuillée.

C'était un très beau jeune homme, le visage plein, assez blanc, haut
en couleur, le sourcil relevé, l'œil vif, l'oreille rouge, les lèvres
vermeilles, l'air fier, mais d'une fierté qui n'était ni celle d'un
Espagnol, ni celle d'un jésuite.

On rendit à Candide et à Cacambo leurs armes, qu'on leur avait
saisies, ainsi que les deux chevaux andalous; Cacambo leur fit manger
l'avoine auprès de la feuillée, ayant toujours l'œil sur eux, crainte de
surprise.

Candide baisa d'abord le bas de la robe du commandant; ensuite ils
se mirent à table.

«--Vous êtes donc Allemand? lui dit le jésuite en cette
langue.--Oui, mon révérend père, dit Candide.» L'un et l'autre,
en prononçant ces paroles, se regardaient avec une extrême surprise
et une émotion dont ils n'étaient pas les maîtres. «--Et de quel
pays d'Allemagne êtes-vous? dit le jésuite.--De la sale province
de Westphalie, dit Candide: je suis né dans le château de
Thunder-ten-tronckh.--Ô ciel! est-il possible! s'écria le
commandant.--Quel miracle! s'écria Candide.--Serait-ce vous?
dit le commandant.--Cela n'est pas possible, dit Candide.» Ils
se laissent tomber tous deux à la renverse, ils s'embrassent, ils
versent des ruisseaux de larmes. «--Quoi! serait-ce vous, mon
révérend père? vous, le frère de la belle Cunégonde! vous qui fûtes
tué par les Bulgares! vous le fils de monsieur le baron! vous jésuite
au Paraguay! Il faut avouer que ce monde est une étrange chose.
Ô Pangloss! Pangloss! que vous seriez aise si vous n'aviez pas été
pendu!»

Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguayens
qui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il remercia
Dieu et saint Ignace mille fois; il serrait Candide entre ses bras;
leurs visages étaient baignés de pleurs.

«--Vous seriez bien plus étonné, plus attendri, plus hors de
vous-même, dit Candide, si je vous disais que Mlle Cunégonde, votre sœur,
que vous avez crue éventrée, est pleine de santé.--Où?--Dans
votre voisinage, chez M. le gouverneur de Buenos-Ayres, et je venais
pour vous faire la guerre.»

Chaque mot qu'ils prononcèrent dans cette longue conversation
accumulait prodige sur prodige. Leur âme tout entière volait sur leur
langue, était attentive dans leurs oreilles, et étincelante dans leurs
yeux. Comme ils étaient Allemands, ils tinrent table longtemps, en
attendant le révérend père provincial; et le commandant parla ainsi à
son cher Candide.


[Illustration 35]


[Illustration 36]



XV. COMMENT CANDIDE TUA LE FRÈRE DE SA CHÈRE CUNÉGONDE.


«J'aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible où je vis
tuer mou père et ma mère, et violer ma sœur. Quand les Bulgares furent
retirés, on ne trouva point cette sœur adorable, et on mit dans une
charrette ma mère, mon père et moi, deux servantes et trois petits
garçons égorgés, pour nous aller enterrer dans une chapelle de jésuites,
à deux lieues du château de mes pères. Un jésuite nous jeta de l'eau
bénite; elle était horriblement salée. Il en entra quelques gouttes
dans mes yeux: le père s'aperçut que ma paupière faisait un petit
mouvement; il mit la main sur mon cœur et le sentit palpiter; je fus
secouru, et au bout de trois semaines il n'y paraissait pas. Vous savez,
mon cher Candide, que j'étais fort joli; je le devins encore davantage;
aussi le révérend père Didrie, supérieur de la maison, prit pour moi la
plus tendre amitié: il me donna l'habit de novice; quelque temps
après, je fus envoyé à Rome. Ce père général avait besoin d'une recrue
de jeunes jésuites allemands. Les souverains du Paraguay reçoivent le
moins qu'ils peuvent de jésuites espagnols; ils aiment mieux les
étrangers, dont ils se croient plus maîtres. Je fus jugé propre par le
révérend père général pour aller travailler dans cette vigne. Nous
partîmes, un Polonais, un Tyrolien et moi. Je fus honoré, en arrivant,
du sous-diaconat et d'une lieutenance: je suis aujourd'hui colonel et
prêtre. Nous recevrons vigoureusement les troupes du roi d'Espagne;
je vous réponds qu'elles seront excommuniées et battues. La Providence
vous envoie ici pour nous seconder. Mais est-il bien vrai que ma chère
sœur Cunégonde soit dans le voisinage, chez le gouverneur de
Buenos-Ayres?» Candide l'assura par serment que rien n'était plus vrai.
Leurs larmes recommencèrent à couler.

Le baron ne pouvait se lasser d'embrasser Candide: il l'appelait son
frère, son sauveur. «--Ah! peut-être, lui dit-il, nous pourrons
ensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la ville et
reprendre ma sœur Cunégonde.--C'est tout ce que je souhaite, dit
Candide; car je comptais l'épouser, et je l'espère encore.--Vous,
insolent! répondit le baron, vous auriez l'impudence d'épouser ma sœur
qui a soixante et douze quartiers! Je vous trouve bien effronté d'oser
me parler d'un dessein si téméraire! «Candide, pétrifié d'un tel
discours, lui répondit: «--Mon révérend père, tous les quartiers
du monde n'y font rien; j'ai tiré votre sœur des bras d'un juif et d'un
inquisiteur; elle m'a assez d'obligations, elle veut m'épouser. Maître
Pangloss m'a toujours dit que les hommes sont égaux, et assurément je
l'épouserai.--C'est ce que nous verrons, coquin,» dit le jésuite
baron de Thunder-ten-tronckh, et en même temps il lui donna un grand
coup du plat de sou épée sur le visage. Candide dans l'instant tire la
sienne, et l'enfonce jusqu'à la garde dans le ventre du baron jésuite:
mais en la retirant toute fumante, il se mit à pleurer: «--Hélas!
mon Dieu! dit-il, j'ai tué mon ancien maître, mon ami, mon beau-frère;
je suis le meilleur homme du monde, et voilà déjà trois hommes que je
tue; et dans ces trois il y a deux prêtres.»

Cacambo, qui faisait sentinelle à la porte de la fouillée, accourut.
«--Il ne nous reste qu'à vendre cher notre vie, lui dit son
maître; on va, sans doute, entrer dans la fouillée: il faut mourir les
armes à la main.» Cacambo, qui en avait bien vu d'autres, ne perdit
point la tête; il prit la robe de jésuite que portait le baron, la mil
sur le corps de Candide, lui donna le bonnet carré du mortel le fit
monter à cheval. Tout cela se fit en un clin d'œil. «--Galopons,
mon maître; tout le monde vous prendra pour un jésuite qui va donner
des ordres; et nous aurons passé les frontières avant qu'on puisse
courir après nous.» Il volait déjà en prononçant ces paroles et en
criant en espagnol: «Place, place pour le révérend père colonel!»


[Illustration 37]


[Illustration 38]



XVI. CE QUI ADVINT AUX DEUX VOYAGEURS AVEC DEUX FILLES, DEUX SINGES,
ET LES SAUVAGES NOMMÉS OREILLONS.


Candide et son valet furent au delà des barrières, et personne ne
savait encore dans le camp la mort du jésuite allemand. Le vigilant
Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de chocolat, de
jambon, de fruits, et de quelques mesures de vin. Ils s'enfoncèrent
avec leurs chevaux andalous dans un pays inconnu où ils ne découvrirent
aucune route. Enfin une belle prairie entrecoupée de ruisseaux se
présenta devant eux. Nos deux voyageurs font repaître leurs montures.
Cacambo propose à son maître de manger, et lui en donne l'exemple.
«--Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon,
quand j'ai tué le fils de monsieur le baron, et que je me vois condamné
à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie? À quoi me servira de prolonger
mes misérables jours, puisque je dois les traîner loin d'elle dans les
remords et dans le désespoir? et que dira le _Journal de Trévoux?_»

En parlant ainsi, il ne laissait pas de manger. Le soleil se couchait.
Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui paraissaient
poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient de douleur
ou de joie; mais ils se levèrent précipitamment avec cette inquiétude
et cette alarme que tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs
partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord
de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les
fesses. Candide fut touché de pitié; il avait appris à tirer chez les
Bulgares, et il aurait abattu une noisette dans un buisson, sans toucher
aux feuilles. Il prend son fusil espagnol à deux coups, tire et tue les
deux singes. «--Dieu soit loué, mon cher Cacambo! j'ai délivré
d'un grand péril ces deux pauvres créatures: si j'ai commis un péché en
tuant un inquisiteur et un jésuite, je l'ai bien réparé en sauvant la
vie à deux filles. Ce sont peut-être deux demoiselles de condition, et
cette aventure nous peut procurer de très grands avantages dans le
pays.»

Il allait continuer; mais sa langue devint percluse quand il vit ces
deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes
sur leurs corps, et remplir l'air des cris les plus douloureux.
«--Je ne m'attendais pas à tant de bonté d'âme, dit-il enfin à
Cacambo, lequel lui répliqua:--Vous avez fait là un beau
chef-d'œuvre, mon maître; vous avez tué les deux amants de ces
demoiselles.--Leurs amants! serait-il possible? Vous vous moquez
de moi, Cacambo; le moyen de vous croire?--Mon cher maître,
repartit Cacambo, vous êtes toujours étonné de tout; pourquoi
trouvez-vous si étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui
obtiennent les bonnes grâces des dames? Ils sont des quarts d'hommes,
comme je suis un quart d'Espagnol.--Hélas! reprit Candide, je me
souviens d'avoir entendu dire à maître Pangloss qu'autrefois pareils
accidents étaient arrivés, et que ces mélanges avaient produit des
égyptiens, des faunes, des satyres, que plusieurs grands personnages
de l'antiquité en avaient vu; mais je prenais cela pour des
fables.--Vous devez être convaincu à présent, dit Cacambo, que
c'est une vérité, et vous voyez comment en usent les personnes qui
n'ont pas reçu une certaine éducation; tout ce que je crains, c'est que
ces dames ne nous fassent quelque méchante affaire.»

Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prairie et
à s'enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo; et tous deux,
après avoir maudit l'inquisiteur de Portugal, le gouverneur de
Buenos-Ayres et le baron, s'endormirent sur de la mousse. À leur
réveil, ils sentirent qu'ils ne pouvaient remuer; la raison en était
que pendant la nuit les Oreillons, habitants du pays, à qui les deux
dames les avaient dénoncés, les avaient garrottés avec des cordes
d'écorce d'arbre. Ils étaient entourés d'une cinquantaine d'Oreillons
tout nus, armés de flèches, de massues et de haches de caillou: les uns
faisaient bouillir une grande chaudière: les autres préparaient des
broches, et tous criaient: «--C'est un jésuite, c'est un jésuite;
nous serons vengés, et nous ferons bonne chère; mangeons du jésuite,
mangeons du jésuite!»

«--Je vous l'avais bien dit, mon cher maître, s'écria tristement
Cacambo, que ces deux filles nous joueraient un mauvais tour.» Candide,
apercevant la chaudière et les broches, s'écria: «--Nous allons
certainement être rôtis ou bouillis. Ah! que dirait maître Pangloss,
s'il voyait comme la pure nature est faite? Tout est bien: soit, mais
j'avoue qu'il est bien cruel d'avoir perdu Mlle Cunégonde et d'être
mis à la broche par des Oreillons.» Cacambo ne perdait jamais la tête.
«--Ne désespérez de rien, dit-il au désolé Candide; j'entends un
peu le jargon de ces peuples. Je vais leur parler.--Ne manquez
pas, dit Candide, de leur représenter quelle est l'inhumanité affreuse
de faire cuire des hommes, et combien cela est peu chrétien.»

«--Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger
aujourd'hui un jésuite? c'est très bien fait; rien n'est plus juste que
de traiter ainsi ses ennemis. En effet, le droit naturel nous enseigne
à tuer notre prochain, et c'est ainsi qu'on en agit dans toute la terre.
Si nous n'usons pas du droit de le manger, c'est que nous avons
d'ailleurs de quoi faire bonne chère; mais vous n'avez pas les mêmes
ressources que nous: certainement il vaut mieux manger ses ennemis
que d'abandonner aux corbeaux et aux corneilles le fruit de sa victoire.
Mais, messieurs, vous ne voudriez pas manger vos amis. Vous croyez
aller mettre un jésuite en broche, et c'est votre défenseur, c'est
l'ennemi de vos ennemis que vous allez rôtir. Pour moi, je suis né de
votre pays; monsieur, que vous voyez, est mon maître, et, bien loin
d'être jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en porte les dépouilles;
voilà le sujet de votre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis,
prenez sa robe, portez-la à la première barrière du royaume de los
padres; informez-vous si mon maître n'a pas tué un officier jésuite. Il
vous faudra peu de temps; vous pourrez toujours nous manger, si vous
trouvez que je vous ai menti. Mais si je vous ai dit la vérité, vous
connaissez trop les principes du droit public, les mœurs et les lois,
pour ne pas nous faire grâce.»


[Illustration 39: AU PAYS DES OREILLONS]


Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable; ils députèrent
deux notables pour aller en diligence s'informer de la vérité; les deux
députés s'acquittèrent de leur commission en gens d'esprit, et revinrent
bientôt apporter de bonnes nouvelles. Les Oreillons délièrent leurs deux
prisonniers, leur firent toutes sortes de civilités, leur offrirent des
filles, leur donnèrent des rafraîchissements, et les reconduisirent
jusqu'aux confins de leurs États, en criant avec allégresse: «--Il
n'est point jésuite, il n'est point jésuite!»

Candide ne se lassait point d'admirer le sujet de sa délivrance.
«--Quel peuple! disait-il, quels hommes! quelles mœurs! Si je
n'avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d'épée au travers
du corps du frère de Mlle Cunégonde, j'étais mangé sans rémission.
Mais, après tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au
lieu de me manger, m'ont fait mille honnêtetés dès qu'ils ont su que
je n'étais pas jésuite.»


[Illustration 40]


[Illustration 41]



XVII. ARRIVÉE DE CANDIDE ET DE SON VALET AU PAYS D’ELDORADO,
ET CE QU’ILS Y VIRENT.


Quand ils furent aux frontières des Oreillons: «--Vous voyez,
dit Cacambo à Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que
l'autre; croyez-moi, retournons en Europe par le plus court.--Comment
y retourner? dit Candide; et où aller? Si je vais dans mon pays, les
Bulgares et les Abares y égorgent tout; si je retourne en Portugal, j'y
suis brûlé; si nous restons dans ce pays-ci, nous risquons à tout
moment d'être mis en broche. Mais comment se résoudre à quitter la
partie du monde que Mlle Cunégonde habite?

Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo: nous y trouverons des
Français qui vont par tout le monde; ils pourront nous aider. Dieu
aura peut-être pitié de nous.»

Il n'était pas facile d'aller à la Cayenne: ils savaient bien à peu
près de quel côté il fallait marcher; mais des montagnes, des fleuves,
des précipices, des brigands, des sauvages, étaient partout de terribles
obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue; leurs provisions furent
consumées; ils se nourrirent un mois entier de fruits sauvages, et se
trouvèrent enfin auprès d'une petite rivière bordée de cocotiers qui
soutinrent leur vie et leurs espérances.

Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la vieille,
dit à Candide: «--Nous n'en pouvons plus; nous avons assez marché.
J'aperçois un canot vide sur le rivage; emplissons-le de cocos,
jetons-nous dans cette petite barque, laissons-nous aller au courant:
une rivière mène toujours à quelque endroit habité. Si nous ne trouvons
pas des choses agréables, nous trouverons du moins des choses
nouvelles.--Allons, dit Candide, recommandons-nous à la
Providence.»

Ils voguèrent quelques lieues entre des bords, tantôt fleuris, tantôt
arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s'élargissait toujours;
enfin elle se perdait sous une voûte de rochers épouvantables qui
s'élevaient jusqu'au ciel. Les deux voyageurs eurent la hardiesse de
s'abandonner aux flots sous cette voûte. Le fleuve resserré en cet
endroit les porta avec une rapidité et un bruit horrible. Au bout de
vingt-quatre heures ils revirent le jour; mais leur canot se fracassa
contre les écueils; il fallut se traîner de rocher en rocher pendant
une lieue entière; enfin ils découvrirent un horizon immense bordé
de montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir comme
pour le besoin; partout l'utile était agréable: les chemins étaient
couverts ou plutôt ornés de voitures d'une forme et d'une matière
brillantes, portant des hommes et des femmes d'une beauté singulière,
traînés rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en
vitesse les plus beaux chevaux d'Andalousie, de Tétuan et de Méquinez.

«--Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la
Westphalie.» Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier village
qu'il rencontra. Quelques enfants du village, couverts de brocarts d'or
tout déchirés, jouaient au palet à l'entrée du bourg; nos deux hommes
de l'autre monde s'amusèrent à les regarder: leurs palets étaient
d'assez larges pièces rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient
un éclat singulier. Il prit envie aux voyageurs d'en ramasser
quelques-unes; c'était de l'or, c'étaient des émeraudes, des rubis, dont
le moindre aurait été le plus grand ornement du trône du Mogol.
«--Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les fils du roi du
pays qui jouent au petit palet.» Le magister du village parut dans
ce moment pour les faire rentrer à l'école. «--Voilà, dit Candide,
le précepteur de la famille royale.»

Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terre
leurs palets et tout ce qui avait servi à leurs divertissements. Candide
les ramasse, court au précepteur et les lui présente humblement, lui
faisant entendre par signes que leurs altesses royales avaient oublié
leur or et leurs pierreries. Le magister du village, en souriant, les
jeta par terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup
de surprise, et continua son chemin.

Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l'or, les rubis et les
émeraudes. «--Où sommes-nous? s'écria Candide. Il faut que les
enfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu'on leur apprend
à mépriser l'or et les pierreries.» Cacambo était aussi surpris que
Candide. Ils approchèrent enfin de la première maison du village; elle
était bâtie comme un palais d'Europe. Une foule de monde s'empressait
à la porte, et encore plus dans le logis; une musique très agréable se
faisait entendre, et une odeur délicieuse de cuisine se faisait sentir.
Cacambo s'approcha de la porte et entendit qu'on parlait péruvien;
c'était sa langue maternelle, car tout le monde sait que Cacambo était
né au Tucuman, dans un village où l'on ne connaissait que cette langue.
«--Je vous servirai d'interprète, dit-il à Candide; entrons, c'est
ici un cabaret.»

Aussitôt deux garçons et deux filles de l'hôtellerie, vêtus de drap
d'or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à se mettre
à la table de l'hôte. On servit quatre potages garnis chacun de deux
perroquets, un contour bouilli qui pesait deux cents livres, deux
singes rôtis d'un goût excellent, trois cents colibris dans un plat, et
six cents oiseaux-mouches dans un autre; des ragoûts exquis, des
pâtisseries délicieuses, le tout dans des plats d'une espèce de cristal
de roche. Les garçons et les filles de l'hôtellerie versaient plusieurs
liqueurs faites de canne de sucre.

Les convives étaient pour la plupart des marchands et des voituriers,
tous d'une politesse extrême, qui firent quelques questions à Cacambo
avec la discrétion la plus circonspecte, et qui répondirent aux siennes
d'une manière à le satisfaire.

Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer
son écot en jetant sur la table de l'hôte deux de ces larges pièces d'or
qu'il avait ramassées; l'hôte et l'hôtesse éclatèrent de rire et se
tinrent longtemps les côtés. Enfin ils se remirent. «--Messieurs,
dit l'hôte, nous voyons bien que vous êtes des étrangers; nous ne
sommes pas accoutumés à en voir. Pardonnez-nous si nous nous sommes
mis à rire quand vous nous avez offert en paiement les cailloux de nos
grands chemins. Vous n'avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais
il n'est pas nécessaire d'en avoir pour dîner ici. Toutes les hôtelleries
établies pour la commodité du commerce sont payées par le gouvernement.
Vous avez fait mauvaise chère ici, parce que c'est un pauvre village;
mais partout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l'être.»
Cacambo expliquait à Candide tous les discours de l'hôte, et Candide
les écoutait avec la même admiration et le même égarement que son
ami Cacambo les rendait. «--Quel est donc ce pays, disaient-ils
l'un et l'autre, inconnu à tout le reste de la Terre, et où toute la
nature est d'une espèce si différente de la nôtre? C'est probablement
le pays où tout va bien; car il faut absolument qu'il y en ait un de
cette espèce. Et quoi qu'en dit maître Pangloss, je me suis souvent
aperçu que tout allait assez mal en Westphalie.


[Illustration 42]


[Illustration 43]



XVIII. CE QU’ILS VIRENT DANS LE PAYS D'ELDORADO.


Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité; l'hôte lui dit:
«--Je suis fort ignorant, et je m'en trouve bien; mais nous avons
ici un vieillard retiré de la cour, qui est le plus savant homme du
royaume, et le plus communicatif.» Aussitôt il mène Cacambo chez le
vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage et
accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort simple, car
la porte n'était que d'argent, et les lambris des appartements n'étaient
que d'or, mais travaillés avec tant de goût, que les plus riches lambris
ne l'effaçaient pas. L'antichambre n'était à la vérité incrustée que de
rubis et d'émeraudes; mais l'ordre dans lequel tout était arrangé
réparait bien celle extrême simplicité.

Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes
de colibri, et leur lit présenter des liqueurs dans des vases de
diamant, après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes:

«--Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de
feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont
il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l'ancienne patrie
des Incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une
partie du monde, et qui furent enfin détruits par les Espagnols.

«Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal
furent plus sages; ils ordonnèrent, du consentement de la nation,
qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume; et c'est
ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols
ont eu une connaissance confuse de ce pays; ils l'ont appelé El Dorado;
et un Anglais, nommé le chevalier Raleig, en a même approché il y a
environ cent années; mais comme nous sommes entourés de rochers
inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu'à présent
à l'abri de la rapacité des nations de l'Europe, qui ont une fureur
inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui,
pour en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier.»

La conversation fut longue; elle roula sur la forme du gouvernement,
sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts.
Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fit
demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu. «--Comment donc! dit-il; en
pouvez-vous douter? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats?»
Cacambo demanda humblement quelle était la religion d'Eldorado. Le
vieillard rougit encore: «--Est-ce qu'il peut y avoir deux
religions? dit-il. Nous avons, je crois, la religion de tout le monde;
nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin.--N'adorez-vous qu'un
seul Dieu? dit Cacambo, qui servait toujours d'interprète aux doutes
de Candide.--Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y en a ni
deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde
font des questions bien singulières.» Candide ne se lassa pas de faire
interroger ce bon vieillard; il voulut savoir comment on priait Dieu
dans l'Eldorado. «--Nous ne le prions point, dit le bon et
respectable sage; nous n'avons rien à lui demander: il nous a donné
tout ce qu'il nous faut; nous le remercions sans cesse.» Candide eut la
curiosité de voir des prêtres; il lit demander où ils étaient. Le bon
vieillard sourit. «--Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres;
le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d'actions de
grâces solennellement tous les matins, et cinq ou six mille musiciens
les accompagnent.--Quoi! vous n'avez point de moines qui
enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font
brûler les gens qui ne sont pas de leur avis?--Il faudrait que
nous fussions fous, dit le vieillard; nous sommes tous ici du même
avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines.»
Candide à tous ces discours demeurait en extase et disait en lui-même:
«--Ceci est bien différent de la Westphalie et du château de M.
le baron: si notre ami Pangloss avait vu l'Eldorado, il n'aurait plus
dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu'il y avait
de mieux sur la terre; il est certain qu'il faut voyager.»

Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un
carrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deux
voyageurs pour les conduire à la cour. «--Excusez-moi, leur
dit-il, si mon âge me prive de l'honneur de vous accompagner. Le roi
vous recevra d'une manière dont vous ne serez pas mécontents, et vous
pardonnerez sans doute aux usages du pays, s'il yen a quelques-uns
qui vous déplaisent.»

Candide et Cacambo montent en carrosse; les six moutons volaient,
et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout
de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut et de
cent de large; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière.
On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces
cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la
descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes
d'un tissu de duvet de colibri, après quoi les grands officiers et les
grandes officières de la couronne les menèrent à l'appartement de sa
majesté au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon
l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo
demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer
sa majesté: si on se jetait à genoux ou ventre à terre; si on se mettait
les mains sur la tête ou sur le derrière; si on léchait la poussière de
la salle, en un mot qu'elle était la cérémonie. «--L'usage, dit le
grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés.»
Candide et Cacambo sautèrent au cou de sa majesté, qui les reçut avec
toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.


[Illustration 44: UN DÎNER DANS L'ELDORADO]


En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés
jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines
d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de
sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées
d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à
celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de
justice, le parlement; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne
plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit
que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir,
ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux
mille pas, toute pleine d'expériences de physique.

Après avoir parcouru toute l'après-dînée à peu près la millième
partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table
entre sa majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne
fit meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à souper qu'en eut
sa majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et
quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce
qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui l'étonna le moins.

Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à
Cacambo: «--Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château
où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes: mais enfin Mlle
Cunégonde n'y est pas, et vous avez sans doute quelque maîtresse en
Europe. Si nous restons ici, nous n'y serons que comme les autres,
au lieu que si nous retournons dans notre monde, seulement avec douze
moutons chargés de cailloux d'Eldorado, nous serons plus riches que
tous les rois ensemble, nous n'aurons plus d'inquisiteurs à craindre,
et nous pourrons aisément reprendre Mlle Cunégonde.» Ce discours plut à
Cacambo; on aime tant à courir, à se faire valoir chez les siens, à
faire parade de ce qu'on a vu dans ses voyages, que les deux heureux
résolurent de ne plus l'être, et de demander leur congé à sa majesté.

«--Vous faites une sottise, leur dit le roi: je sais bien que
mon pays est peu de chose; mais quand on est passablement quelque
part, il faut y rester. Je n'ai pas assurément le droit de retenir des
étrangers: c'est une tyrannie qui n'est ni dans nos mœurs, ni dans nos
lois; tous les hommes sont libres. Partez quand vous voudrez; mais la
sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière
rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous
des voûtes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume
ont dix mille pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles.
Elles occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues; on
ne peut en descendre que par des précipices. Cependant, puisque vous
voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des
machines d'en faire une qui puisse vous transporter commodément.
Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne
pourra vous accompagner, car mes sujets ont fait vœu de ne jamais
sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur vœu.
Demandez-moi d'ailleurs tout ce qu'il vous plaira.--Nous ne
demandons à votre majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés
de vivres, de cailloux et de boue du pays.»--Le roi rit: «--Je
ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d'Europe ont pour notre boue
jaune; mais emportez-en tant que vous voudrez, et grand bien vous
fasse!»

Il donna l'ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une machine
pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois
mille bons physiciens y travaillèrent: elle fut prête au bout de quinze
jours, et ne coûta pas plus de vingt millions de livres sterling, monnaie
du pays. On mit sur la machine Candide et Cacambo; il y avait deux
grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de montures
quand ils auraient franchi les montagnes, vingt moutons de bât chargés
de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus
curieux, et cinquante chargés d'or, de pierreries et de diamants. Le
roi embrassa tendrement les deux vagabonds.

Ce fut un beau spectacle que leur départ et la manière ingénieuse
dont ils furent hissés, eux et leurs moutons, au haut des montagnes.
Les physiciens prirent congé d'eux après les avoir mis en sûreté, et
Candide n'eut plus d'autre désir et d'autre objet que d'aller présenter
ses moutons à Mlle Cunégonde. «--Nous avons, dit-il, de quoi
payer le gouverneur de Buenos-Ayres, si Mlle Cunégonde peut être mise
à prix. Marchons vers la Cayenne; embarquons-nous, et nous verrons
ensuite quel royaume nous pourrons acheter.


[Illustration 45]


[Illustration 46]



XIX. CE QUI LEUR ARRIVA À SURINAM, ET COMMENT CANDIDE FIT CONNAISSANCE
AVEC MARTIN.


La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable. Ils
étaient encouragés par l'idée de se voir possesseurs de plus de trésors
que l'Asie, l'Europe et l'Afrique n'en pouvaient rassembler. Candide
transporté écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. À la seconde
journée, deux de leurs moutons s'enfoncèrent dans des marais et y
furent abîmés avec leurs charges; deux autres moutons moururent de
fatigue quelques jours après; sept ou huit périrent ensuite de faim
dans un désert; d'autres tombèrent au bout de quelques jours dans des
précipices. Enfin, après cent jours de marche, il ne leur resta que deux
moutons. Candide dit à Cacambo: «--Mon ami, vous voyez comme les
richesses de ce monde sont périssables; il n'y a rien de solide que la
vertu et le bonheur de revoir Mlle Cunégonde.--Je l'avoue, dit
Cacambo: mais il nous reste encore deux moutons avec plus de trésors
que n'en aura jamais le roi d'Espagne, et je vois de loin une ville que
je soupçonne être Surinam, appartenant aux Hollandais. Nous sommes au
bout de nos peines et au commencement de notre félicité.»

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par
terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un
caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche
et la main droite.

«--Eh! mon Dieu! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là,
mon ami, dans l'état horrible où je te vois?--J'attends mon maître,
M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.--Est-ce
M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi?--Oui, monsieur,
dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout
vêtement, deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries et
que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main; quand nous
voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe: je me suis trouvé dans
les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.
Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de
Guinée, elle me disait: «Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les
toujours; ils te feront vivre heureux; tu as l'honneur d'être esclave
de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père
et de ta mère,» Hélas! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais
ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets
sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui
m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous
enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste; mais si
ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain.
Or, vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents
d'une manière plus horrible.

--Ô Pangloss! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette
abomination; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton
optimisme.--Qu'est-ce que optimisme? disait Cacambo.--Hélas!
dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est
mal.» Et il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant
il entra dans Surinam.

La première chose dont ils s'informent, c'est s'il n'y a point au
port quelque vaisseau qu'on put envoyer à Buenos-Ayres. Celui à qui
ils s'adressèrent était justement un patron espagnol qui s'offrit à
faire avec eux un marché honnête. Il leur donna rendez-vous dans un
cabaret. Candide et le fidèle Cacambo allèrent l'y attendre avec leurs
deux moutons.

Candide, qui avait le cœur sur les lèvres, conta à Espagnol toutes
ses aventures et lui avoua qu'il voulait enlever Mlle Cunégonde.
«--Je me garderai bien de vous passer à Buenos-Ayres, dit le
patron: je serais pendu, et vous aussi; la belle Cunégonde est la
maîtresse favorite de Monseigneur. Ce fut un coup de foudre pour
Candide; il pleura longtemps: enfin il tira à part Cacambo.--Voici,
mon cher ami, lui dit-il, ce qu'il faut que tu fasses. Nous avons
chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants. Tu es
plus habile que moi: va prendre Mlle Cunégonde à Buenos-Ayres. Si
le gouverneur fait quelques difficultés, donne-lui un million; s'il ne
se rend pas, donne-lui-en deux. Tu n'as point tué d'inquisiteur; on
ne se défiera point de toi. J'équiperai un autre vaisseau, j'irai
l'attendre à Venise: c'est un pays libre où l'on n'a rien à craindre
ni des Bulgares, ni des Abares, ni des juifs, ni des inquisiteurs.»
Cacambo applaudit à celle sage résolution. Il était au désespoir de se
séparer d'un bon maître devenu son ami intime; mais le plaisir de lui
être utile l'emporta sur la douleur de le quitter. Ils s'embrassèrent
en versant des larmes: Candide lui recommanda de ne point oublier la
bonne vieille. Cacambo partit dès le jour même: c'était un très bon
homme que ce Cacambo.

Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu'un
autre patron voulût le mener en Italie, lui et les deux moutons qui
lui restaient. Il prit des domestiques et acheta tout ce qui lui était
nécessaire pour un long voyage; enfin M. Vanderdendur, maître d'un
gros vaisseau, vint se présenter à lui. «--Combien voulez-vous,
demanda-t-il à cet homme, pour me mener en droiture à Venise, moi,
mes gens, mon bagage et les deux moutons que voilà?» Le patron
s'accorda à dix mille piastres: Candide n'hésita pas.

«--Oh! oh! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger
donne dix mille piastres tout d'un coup! il faut qu'il soit bien riche.
Puis, revenant un moment après, il signifia qu'il ne pouvait partir à
moins de vingt mille.--Eh bien! vous les aurez, dit Candide.

--Ouais, se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt
mille piastres aussi aisément que dix mille. Il revint encore et dit
qu'il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille
piastres.--Vous en aurez donc trente mille, répondit Candide.

--Oh! oh! se dit encore le marchand hollandais, trente mille
piastres ne coûtent rien à cet homme-ci; sans doute les deux moutons
portent des trésors immenses; n'insistons pas davantage: faisons-nous
d'abord payer les trente mille piastres, et puis nous verrons.» Candide
vendit deux petits diamants, dont le moindre valait plus que tout
l'argent que demandait le patron. Il le paya d'avance.

Les deux moutons furent embarqués. Candide suivait dans un petit
bateau pour joindre le vaisseau à la rade. Le patron prend son temps,
met à la voile, démarre; le vent le favorise. Candide éperdu et
stupéfait le perd bientôt de vue.--«Hélas! cria-t-il, voilà un
tour digne de l'Ancien Monde.» Il retourne au rivage, abîmé dans la
douleur; car enfin il avait perdu de quoi faire la fortune de vingt
monarques.

Il se transporte chez le juge hollandais, et, comme il était un peu
troublé, il frappe rudement à la porte; il entre, expose son aventure
et crie un peu plus haut qu'il ne convenait. Le juge commença par lui
faire payer dix mille piastres pour le bruit qu'il avait fait; ensuite
il l'écouta patiemment, lui promit d'examiner son affaire sitôt que le
marchand serait revenu, et se fit payer dix mille autres piastres pour
les frais de l'audience.

Ce procédé acheva de désespérer Candide: il avait à la vérité essuyé
des malheurs mille fois plus douloureux; mais le sang-froid du juge et
celui du patron dont il était volé alluma sa bile et le plongea dans une
noire mélancolie. La méchanceté des hommes se présentait à son esprit
dans toute sa laideur; il ne se nourrissait que d'idées tristes. Enfin
un vaisseau français étant sur le point de partir pour Bordeaux, comme
il n'avait plus de moutons chargés de diamants à embarquer, il loua une
chambre du vaisseau à juste prix, et fit signifier dans la ville qu'il
paierait le passage, la nourriture, et donnerait deux mille piastres à
un honnête homme qui voudrait faire le voyage avec lui, à condition
que cet homme serait le plus dégoûté de son état et le plus malheureux
de la province.

Il se présenta une foule de prétendants qu'une flotte n'aurait pu
contenir. Candide, voulant choisir entre les plus apparents, il distingua
une vingtaine de personnes qui lui paraissaient assez sociables, et qui
toutes prétendaient mériter la préférence. Il les assembla dans son
cabaret et leur donna à souper, à condition que chacun ferait serment
de raconter fidèlement son histoire, promettant de choisir celui qui
lui paraîtrait le plus à plaindre et le plus mécontent de son état, à
plus juste titre, et de donner aux autres quelques gratifications.

La séance dura jusqu'à quatre heures du matin. Candide, en écoutant
toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui avait dit la
vieille en allant à Buenos-Ayres, et de la gageure qu'elle avait faite
qu'il n'y avait personne sur le vaisseau auquel il ne fût arrivé de très
grands malheurs. Il songeait à Pangloss à chaque aventure qu'on lui
contait. «--Ce Pangloss, disait-il, serait bien embarrassé à
démontrer son système. Je voudrais qu'il fût ici. Certainement, si tout
va bien, c'est dans Eldorado, et non pas dans le reste de la Terre.»
Enfin il se détermina en faveur d'un pauvre savant qui avait travaillé
dix ans pour les libraires à Amsterdam. Il jugea qu'il n'y avait point
de métier au monde dont on dût être plus dégoûté.

Ce savant, qui était d'ailleurs un bon homme, avait été volé par sa
femme, battu par son fils et abandonné de sa fille, qui s'était fait
enlever par un Portugais. Il venait d'être privé d'un petit emploi
duquel il subsistait; et les prédicants de Surinam le persécutaient,
parce qu'ils le prenaient pour un socinien. Il faut avouer que les
autres étaient pour le moins aussi malheureux que lui; mais Candide
espérait que le savant le désennuierait dans le voyage.

Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide leur taisait une grande
injustice; mais il les apaisa en leur donnant à chacun cent piastres.


[Illustration 47]


[Illustration 48]



XX. CE QUI ARRIVA SUR MER À CANDIDE ET À MARTIN.


Le vieux savant, qui s'appelait Martin, s'embarqua donc pour Bordeaux
avec Candide. L'un et l'autre avaient beaucoup vu et beaucoup souffert;
et quand le vaisseau aurait dû faire voile de Surinam au Japon par le
cap de Bonne-Espérance, ils auraient eu de quoi s'entretenir du mal
moral et du mal physique pendant tout le voyage.

Cependant Candide avait un grand avantage sur Martin: c'est qu'il
espérait toujours revoir Mlle Cunégonde, et que Martin n'avait rien à
espérer; de plus, il avait de l'or et des diamants, et, quoiqu'il eût
perdu cent gros moutons rouges chargés des plus grands trésors de la
terre, quoiqu'il eût toujours sur le cœur la friponnerie du patron
hollandais, cependant, quand il songeait à ce qui lui restait dans ses
poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout sur la fin du repas,
il penchait alors pour le système de Pangloss.

«--Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous
de tout cela? quelle est votre idée sur le mal moral et le mal
physique?--Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m'ont
accusé d'être socinien; mais la vérité du fait est que je suis
manichéen.--Vous vous moquez de moi, dit Candide; il n'y a plus de
manichéens dans le monde.--Il y a moi, dit Martin: je ne sais qu'y
faire; mais je ne peux penser autrement.--Il faut que vous ayez le
diable au corps, dit Candide.--Il se mêle si fort des affaires de
ce monde, dit Martin, qu'il pourrait bien être dans mon corps, comme
partout ailleurs; mais je vous avoue qu'en jetant la vue sur ce globe,
ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l'a abandonné à quelque être
malfaisant: j'en excepte toujours Eldorado. Je n'ai guère vu de ville
qui ne désirât la ruine de la ville voisine, point de famille qui ne
voulût exterminer quelque autre famille. Partout les faibles ont en
exécration les puissants devant lesquels ils rampent, et les puissants
les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine et la chair.
Un million d'assassins enrégimentés, courant d'un bout de l'Europe à
l'autre, exerce le meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner
son pain, parce qu'il n'a pas de métier plus honnête; et dans les villes
qui paraissent jouir de la paix, et où les arts fleurissent, les hommes
sont dévorés de plus d'envie, de soins el d'inquiétudes qu'une ville
assiégée n'éprouve de fléaux. Les chagrins secrets sont encore plus
cruels que les misères publiques. En un mot, j'en ai tant vu et tant
éprouvé que je suis manichéen.

--Il y a pourtant du bon, répliquait Candide.--Cela peut
être, disait Martin; mais je ne le connais pas.»

Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Le bruit
redouble à chaque instant. Chacun prend sa lunette. On aperçoit deux
vaisseaux qui combattaient à la distance d'environ trois milles: le vent
les amena l'un et l'autre si près du vaisseau français, qu'on eut le
plaisir de voir le combat tout à son aise. Enfin l'un des deux vaisseaux
lâcha à l'autre une bordée si bas et si juste qu'il le coula à fond.
Candide et Martin aperçurent distinctement une centaine d'hommes sur
le tillac du vaisseau qui s'enfonçait;  ils levaient tous les mains au
ciel et jetaient des clameurs effroyables: en un moment tout fut
englouti.

«--Eh bien! dit Martin, voilà comme les hommes se traitent les
uns les autres.--Il est vrai, dit Candide, qu'il y a quelque chose
de diabolique dans cette affaire.» En parlant ainsi, il aperçut je ne
sais quoi, d'un rouge éclatant, qui nageait auprès de son vaisseau. On
détacha la chaloupe pour voir ce que ce pouvait être; c'était un de ses
moutons. Candide eut plus de joie de retrouver ce mouton qu'il n'avait
été affligé d'en perdre cent tout chargés de gros diamants d'Eldorado.

Le capitaine français aperçut bientôt que le capitaine du vaisseau
submergeant était espagnol, et que celui du vaisseau submergé était un
pirate hollandais: c'était celui-là même qui avait volé Candide. Les
richesses immenses dont ce scélérat s'était emparé furent ensevelies
avec lui dans la mer, et il n'y eut qu'un mouton de sauvé. «--Vous
voyez, dit Candide à Martin, que le crime est puni quelquefois; ce coquin
de patron hollandais a eu le sort qu'il méritait.--Oui, dit Martin,
mais fallait-il que les passagers qui étaient sur son vaisseau périssent
aussi? Dieu a puni ce fripon; le diable a noyé les autres.» Cependant le
vaisseau français et l'espagnol continuèrent leur route, et Candide
continua ses conversations avec Martin. Ils disputèrent quinze jours de
suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le
premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient des idées, ils
se consolaient. Candide caressait son mouton. «--Puisque je t'ai
retrouvé, dit-il, je pourrai bien retrouver Cunégonde.»


[Illustration 49]


[Illustration 50]



XXI. CANDIDE ET MARTIN APPROCHENT DES CÔTES DE FRANCE, ET RAISONNENT.


On aperçut enfin les côtes de France. «--Avez-vous jamais été
en France, monsieur Martin? dit Candide.--Oui, dit Martin, j'ai
parcouru plusieurs provinces. Il y en a où la moitié des habitants est
folle, quelques-unes où l'on est trop rusé, d'autres où l'on est
communément assez doux et assez bête, d'autres où l'on fait le bel
esprit, et, dans toutes, la principale occupation est l'amour; la
seconde, de médire; et la troisième, de dire des sottises.--Mais,
monsieur Martin, avez-vous vu Paris?--Oui, j'ai vu Paris; il tient
de toutes ces espèces-là; c'est un chaos, c'est une presse dans laquelle
tout le monde cherche le plaisir, et où presque personne ne le trouve,
du moins à ce qu'il m'a paru. J'y ai séjourné peu; j'y fus volé en
arrivant de tout ce que j'avais par des filous, à la foire Saint-Germain;
on me prit moi-même pour un voleur, et je fus huit jours en prison,
après quoi je me fis correcteur d'imprimerie pour gagner de quoi
retourner à pied en Hollande. Je connus la canaille écrivante, la
canaille cabotante et la canaille convulsionnaire. On dit qu'il y a des
gens fort polis dans cette ville-là; je le veux croire.

--Pour moi, je n'ai nulle curiosité de voir la France, dit
Candide; vous devinez aisément que, quand on a passé un mois dans
l'Eldorado, on ne se soucie plus de rien voir sur la terre, que Mlle
Cunégonde. Je vais l'attendre à Venise; nous traverserons la France
pour aller en Italie; ne m'accompagnerez-vous pas?--Très volontiers,
dit Martin; on dit que Venise n'est bonne que pour les nobles vénitiens,
mais que cependant on y reçoit très bien les étrangers quand ils ont
beaucoup d'argent. Je n'en ai point; vous en avez: je vous suivrai
partout.--À propos, dit Candide, pensez-vous que la terre ait été
originairement une mer, comme on l'assure dans ce gros livre qui
appartient au capitaine du vaisseau?--Je n'en crois rien du tout,
dit Martin, non plus que de toutes les rêveries qu'on nous débite depuis
quelque temps.--Mais à quelle fin ce monde a-t-il donc été
formé? dit Candide.--Pour nous faire enrager, répondit
Martin.--N'êtes-vous pas bien étonné, continua Candide, de l'amour
que ces deux filles du pays des Oreillons avaient pour ces deux singes,
et dont je vous ai conté l'aventure?--Point du tout, dit Martin,
je ne vois pas ce que cette passion a d'étrange; j'ai tant vu de choses
extraordinaires, qu'il n'y a plus rien d'extraordinaire.--Croyez-vous,
dit Candide, que les hommes se soient toujours massacrés mutuellement
comme ils font aujourd'hui? qu'ils aient toujours été menteurs, fourbes,
perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, lâches, envieux,
gourmands, ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs,
débauchés, fanatiques, hypocrites et sots?--Croyez-vous, dit
Martin, que les éperviers aient toujours mangé des pigeons
quand ils en ont trouvé?--Oui, sans doute, dit Candide.--Eh
bien! dit Martin, si les éperviers ont toujours eu le même caractère,
pourquoi voulez-vous que les hommes aient changé le leur?--Oh!
dit Candide, il y a bien de la différence, car le libre arbitre....»
En raisonnant ainsi, ils arrivèrent à Bordeaux.


[Illustration 51]


[Illustration 52]



XXII. CE QUI ARRIVA EN FRANCE À CANDIDE ET À MARTIN.


Candide ne s'arrêta dans Bordeaux qu'autant de temps qu'il en
fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pour s'accommoder
d'une bonne chaise à deux places, car il ne pouvait plus se passer de
son philosophe Martin; il fut seulement très taché de se séparer de son
mouton, qu'il laissa à l'Académie des sciences de Bordeaux, laquelle
proposa pour le sujet du prix de cette année de trouver pourquoi la
laine de ce mouton était rouge, et le prix fut adjugé à un savant du
Nord, qui démontra par A, plus B, moins C divisé par Z, que le mouton
devait être rouge et mourir de la clavelée.

Cependant tous les voyageurs que Candide rencontra dans les
cabarets de la route lui disaient: «--Nous allons à Paris.» Cet
empressement général lui donna enfin l'envie de voir cette capitale;
ce n'était pas beaucoup se détourner du chemin de Venise.

Il entra par le faubourg Saint-Marceau, et crut être dans le plus
vilain village de la Westphalie.

À peine Candide fut-il dans son auberge, qu'il fut attaqué d'une
maladie légère causée par ses fatigues. Comme il avait au doigt un
diamant énorme, et qu'on avait aperçu dans son équipage une cassette
prodigieusement pesante, il eut aussitôt auprès de lui deux médecins
qu'il n'avait pas mandés, quelques amis intimes qui ne le quittèrent pas,
et deux dévotes qui faisaient chauffer ses bouillons. Martin
disait: «--Je me souviens d'avoir été malade aussi à Paris dans
mon premier voyage; j'étais fort pauvre: aussi n'eus-je ni amis, ni
dévotes, ni médecins, et je guéris.»

Cependant, à force de médecines et de saignées, la maladie de
Candide devint sérieuse. Un habitué du quartier vint avec douceur lui
demander un billet payable au porteur pour l'autre monde. Candide n'en
voulut rien faire; les dévotes l'assurèrent que c'était une nouvelle
mode. Candide répondit qu'il n'était point homme à la mode. Martin
voulut jeter l'habitué par les fenêtres. Le clerc jura qu'on n'enterrerait
point Candide. Martin jura qu'il enterrerait le clerc, s'il continuait
à les importuner. La querelle s'échauffa; Martin le prit par les épaules,
el le chassa rudement, ce qui causa un grand scandale dont on fit un
procès-verbal.

Candide guérit; et pendant sa convalescence il eut très bonne
compagnie à souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide était tout
étonné que jamais les as ne lui vinssent, et Martin ne s'en étonnait pas.

Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il y avait un
petit abbé périgourdin, l'un de ces gens empressés, toujours alertes,
toujours serviables, effrontés, caressants, accommodants, qui guettent
les étrangers à leur passage, leur content l'histoire scandaleuse
de la ville et leur offrent des plaisirs à tout prix. Celui-ci mena
d'abord Candide et Martin à la comédie. On y jouait une tragédie
nouvelle. Candide se trouva placé auprès de quelques beaux esprits.
Cela ne l'empêcha pas de pleurer à des scènes jouées parfaitement.
Un des raisonneurs qui étaient à ses côtés lui dit dans un entr'acte:
«--Vous avez grand tort de pleurer; cette actrice est fort
mauvaise; l'acteur qui joue avec elle est plus mauvais acteur encore;
la pièce est encore plus mauvaise que les acteurs; l'auteur ne sait pas
un mot d'arabe, et cependant la scène est en Arabie, et, de plus,
c'est un homme qui ne croit pas aux idées innées; je vous apporterai
demain vingt brochures contre lui.--Monsieur, combien avez-vous
de pièces de théâtre en France? dit Candide à l'abbé, lequel
répondit:--Cinq ou six mille.--C'est beaucoup, dit Candide.
Combien y en a-t-il de bonnes?--Quinze ou seize, répliqua
l'autre»--C'est beaucoup, dit Martin.»

Candide fut très content d'une actrice qui faisait la reine Élisabeth,
dans une assez plate tragédie que l'on joue quelquefois. «--Cette
actrice, dit-il à Martin, me plaît beaucoup; elle a un faux air de Mlle
Cunégonde; je serais bien aise de la saluer.» L'abbé périgourdin
s'offrit à l'introduire chez elle. Candide, élevé en Allemagne,
demanda quelle était l'étiquette, et comment on traitait en France les
reines d'Angleterre. «--Il faut distinguer, dit l'abbé: en
province, on les mène au cabaret; à Paris, on les respecte quand
elles sont belles, et on les jette à la voirie quand elles sont
mortes.--Des reines à la voirie! dit Candide.--Oui, vraiment,
dit Martin; monsieur l'abbé a raison: j'étais à Paris quand Mlle Monime
passa, comme on dit, de cette vie à l'autre; on lui refusa ce que ces
gens-ci appellent _les honneurs de la sépulture_, c'est-à-dire
de pourrir avec tous les gueux du quartier dans un vilain cimetière;
elle fut enterrée toute seule de sa bande, au coin de la rue de
Bourgogne, ce qui dut lui faire une peine extrême, car elle pensait très
noblement.--Cela est bien impoli, dit Candide.--Que
voulez-vous? dit Martin; ces gens-ci sont ainsi faits. Imaginez toutes
les contradictions, toutes les incompatibilités possibles; vous les
verrez dans le gouvernement, dans les tribunaux, dans les églises,
dans les spectacles de cette drôle de nation.--Est-il vrai qu'on
rit toujours à Paris? dit Candide.--Oui, dit l'abbé, mais c'est en
enrageant, car on s'y plaint de tout avec de grands éclats de rire; même
on y fait en riant les actions les plus détestables.

--Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant de
mal de la pièce où j'ai tant pleuré, et des acteurs qui m'ont fait tant
plaisir?--C'est un mal-vivant, répondit l'abbé, qui gagne sa vie à
dire du mal de toutes les pièces et de tous les livres; il hait quiconque
réussit, comme les eunuques haïssent les jouissants; c'est un de ces
serpents de la littérature qui se nourrissent de fange et de venin;
c'est un folliculaire.--Qu'appelez-vous folliculaire? dit
Candide.--C'est, dit l'abbé, un faiseur de feuilles, un Fréron.»

C'est ainsi que Candide, Martin et le Périgourdin raisonnaient sur
l'escalier, en voyant défiler le monde au sortir de la pièce.
«--Quoique je sois très empressé de revoir Mlle Cunégonde, dit
Candide, je voudrais pourtant souper avec Mlle Clairon, car elle m'a
paru admirable.»

L'abbé n'était pas homme à approcher de Mlle Clairon, qui ne voyait
que bonne compagnie. «--Elle est engagée pour ce soir, dit-il:
mais j'aurai l'honneur de vous mener chez une dame de qualité, et là
vous connaîtrez Paris comme si vous y aviez été quatre ans.»

Candide, qui était naturellement curieux, se laissa mener chez la
dame, au fond du faubourg Saint-Honoré; on y était occupé d'un pharaon;
douze tristes pontes tenaient chacun en main un petit livre de cartes,
registre cornu de leurs infortunes. Un profond silence régnait; la pâleur
était sur le front des pontes, l'inquiétude sur celui du banquier, et la
dame du logis, assise auprès de ce banquier impitoyable, remarquait
avec des yeux de lynx tous les parolis, tous les sept-et-le-va de
campagne, dont chaque joueur cornait ses cartes; elle les faisait
décorner avec une attention sévère, mais polie; elle ne se fâchait
point, de peur de perdre ses pratiques. La dame se faisait appeler la
marquise de Parolignac. Sa fille, âgée de quinze ans, était au nombre
des pontes, et avertissait d'un clin d'œil des friponneries de ces
pauvres gens qui tâchaient de réparer les cruautés du sort. L'abbé
périgourdin, Candide et Martin entrèrent; personne ne se leva, ni les
salua, ni les regarda; tous étaient profondément occupés de leurs
cartes. «--Mme la baronne de Thunder-ten-tronckh était plus
civile, dit Candide.»

Cependant l'abbé s'approcha de l'oreille de la marquise, qui se leva
à moitié, honora Candide d'un sourire gracieux et Martin d'un air de
tête tout à fait noble; elle fit donner un siège et un jeu de cartes à
Candide, qui perdit cinquante mille francs en deux tailles, après
quoi on soupa très gaiement, et tout le monde était étonné que Candide
ne fût pas ému de sa perte; les laquais disaient entre eux, dans leur
langage de laquais: «--Il faut que ce soit quelque milord anglais.»

Le souper fut comme la plupart des soupers de Paris, d'abord du
silence, ensuite un bruit de paroles qu'on ne distingue point, puis des
plaisanteries dont la plupart sont insipides, de fausses nouvelles, de
mauvais raisonnements, un peu de politique et beaucoup de médisance;
on parla même de livres nouveaux. «--Avez-vous vu, dit l'abbé
périgourdin, le roman du sieur Gauchat, docteur en théologie?--Oui,
répondit un des convives, mais je n'ai pu l'achever. Nous avons une foule
d'écrits impertinents; mais tous ensemble n'approchent pas de
l'impertinence de Gauchat, docteur en théologie; je suis si rassasié de
cette immensité de détestables livres qui nous inondent, que je me suis
mis à ponter au pharaon.--Et les _Mélanges_ de l'archidiacre
Trublet, qu'en dites-vous? dit l'abbé.--Ah! dit Mme de Parolignac,
l'ennuyeux mortel! comme il vous dit curieusement tout ce que le monde
sait! comme il discute pesamment ce qui ne vaut pas la peine d'être
remarqué légèrement! comme il s'approprie, sans esprit, l'esprit des
autres! comme il gâte ce qu'il pille! comme il me dégoûte! mais il ne
me dégoûtera plus, c'est assez d'avoir lu quelques pages de
l'archidiacre.»

Il y avait à table un homme savant et de goût qui appuya ce que disait
la marquise. On parla ensuite de tragédies; la dame demanda pourquoi
il y avait des tragédies qu'on jouait quelquefois et qu'on ne pouvait
lire. L'homme de goût expliqua très bien comment une pièce pouvait avoir
quelque intérêt, et n'avoir presque aucun mérite: il prouva en peu de
mots que ce n'était pas assez d'amener une ou deux de ces situations
qu'on trouve dans tous les romans, et qui séduisent toujours les
spectateurs, mais qu'il faut être neuf sans être bizarre, souvent
sublime et toujours naturel, connaître le cœur humain et le faire
parler; être grand poète, sans que jamais aucun personnage de la
pièce paraisse poète; savoir parfaitement sa langue, la parler avec
pureté, avec une harmonie continue, sans que jamais la rime coûté
rien au sens. «--Quiconque, ajouta-t-il, n'observe pas toutes
ces règles peut faire une ou deux tragédies applaudies au théâtre,
mais il ne sera jamais compté au rang des bons écrivains; il y a très
peu de bonnes tragédies: les unes sont des idylles en dialogues bien
écrits et bien rimes; les autres, des raisonnements politiques qui
endorment ou des amplifications qui rebutent; les autres, des rêves
d'énergumène, en style barbare, des propos interrompus, de longues
apostrophes aux dieux, parce qu'on ne sait point parler aux hommes,
des maximes fausses, des lieux communs ampoulés.»

Candide écouta ce propos avec attention et conçut une grande idée du
discoureur, et comme la marquise avait eu soin de le placer à côté
d'elle, il s'approcha de son oreille et prit la liberté de lui demander
qui était cet homme qui parlait si bien. «--C'est un savant, dit
la dame, qui ne ponte point, et que l'abbé m'amène quelquefois à souper;
il se connaît parfaitement en tragédies et en livres, et il a fait une
tragédie sifflée, et un livre dont on n'a jamais vu, hors de la boutique
de son libraire, qu'un exemplaire qu'il m'a dédié.--Le grand
homme! dit Candide, c'est un autre Pangloss.»

Alors, se tournant vers lui, il lui dit: «--Monsieur, vous pensez
sans doute que tout est au mieux dans le monde physique et dans le
moral, et que rien ne pourrait être autrement?--Moi, monsieur,
lui répondit le savant, je ne pense rien de tout cela; je trouve que
tout va de travers chez nous; que personne ne sait ni quel est son rang,
ni quelle est sa charge, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il doit faire, et
qu'excepté le souper, qui est assez gai, et où il parait assez d'union,
tout le reste du temps se passe en querelles impertinentes: jansénistes
contre molinistes, gens du parlement contre gens d'église, gens de
lettres contre gens de lettres, courtisans contre courtisans, financiers
contre le peuple, femmes contre maris, parents contre parents, c'est
une guerre éternelle.»


[Illustration 53: LA JARRETIÈRE DE LA MARQUISE]


Candide lui répliqua: «--J'ai vu pis; mais un sage, qui depuis
a eu le malheur d'être pendu, m'apprit que tout cela est à merveille;
ce sont des ombres à un beau tableau.--Votre pendu se moquait du
monde, dit Martin; vos ombres sont des taches horribles.--Ce sont
les hommes qui font les taches, dit Candide, et ils ne peuvent pas s'en
dispenser.--Ce n'est donc pas leur faute, dit Martin.» La plupart
des pontes, qui n'entendaient rien à ce langage, buvaient, et Martin
raisonna avec le savant, et Candide raconta une partie de ses aventures
à la dame du logis.

Après souper, la marquise mena Candide dans son cabinet et le fit
asseoir sur un canapé. «--Eh bien! lui dit-elle, vous aimez donc
éperdument Mlle Cunégonde de Thunder-ten-tronckh?--Oui, madame,
répondit Candide.» La marquise lui répliqua avec un souris tendre:
«--Vous me répondez comme un jeune homme de Westphalie; un Français
m'aurait dit: «Il est vrai que j'ai aimé Mlle Cunégonde; mais en vous
voyant, madame, je crains de ne la plus aimer.»--Hélas! madame,
dit Candide, je répondrai comme vous voudrez.--Votre passion pour
elle, dit la marquise, a commencé en ramassant son mouchoir; je veux que
vous ramassiez ma jarretière.--De tout mon cœur, dit Candide. Et
il la ramassa. --Mais je veux que vous me la remettiez, dit la
dame. Et Candide la lui remit.--Voyez-vous, dit la dame, vous êtes
étranger; je fais quelquefois languir mes amants de Paris quinze jours;
mais je me rends à vous dès la première nuit, parce qu'il faut faire les
honneurs de son pays à un jeune homme de Westphalie.» La belle ayant
aperçu deux énormes diamants aux deux mains de son jeune étranger,
les loua de si bonne foi, que des doigts de Candide ils passèrent aux
doigts de la marquise.

Candide, en s'en retournant avec son abbé périgourdin, sentit quelques
remords d'avoir fait une infidélité à Mlle Cunégonde. M. l'abbé entra
dans sa peine; il n'avait qu'une légère part aux cinquante mille livres
perdues au jeu par Candide et à la valeur des deux brillants, moitié
donnés, moitié extorqués. Son dessein était de profiter, autant qu'il le
pourrait, des avantages que la connaissance de Candide pouvait lui
procurer. Il lui parla beaucoup de Cunégonde, et Candide lui dit qu'il
demanderait bien pardon à cette belle de son infidélité, quand il la
verrait à Venise.

Le Périgourdin redoublait de politesses et d'attentions, et prenait
un intérêt tendre à tout ce que Candide disait, à tout ce qu'il faisait,
à tout ce qu'il voulait faire.

«--Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à
Venise?--Oui, monsieur l'abbé, dit Candide; il faut absolument
que j'aille trouver Mlle Cunégonde.» Alors, engagé par le plaisir de
parler de ce qu'il aimait, il conta, selon son usage, une partie de ses
aventures avec cette illustre Westphalienne.

«--Je crois, dit l'abbé, que Mlle Cunégonde a bien de l'esprit
et qu'elle écrit des lettres charmantes.--Je n'en ai jamais reçu,
dit Candide, car figurez-vous qu'ayant été chassé du château pour
l'amour d'elle, je ne pus lui écrire; que bientôt après j'appris qu'elle
était morte; qu'ensuite je la retrouvai et que je la perdis, et que je
lui ai envoyé à deux mille cinq cents lieues d'ici un exprès dont
j'attends la réponse.»

L'abbé écoutait attentivement et paraissait un peu rêveur. Il prit
bientôt congé des deux étrangers, après les avoir tendrement embrassés.
Le lendemain, Candide reçut à son réveil une lettre conçue en ces
termes:

«Monsieur mon très cher amant, il y a huit jours que je suis malade
en cette ville; j'apprends que vous y êtes. Je volerais dans vos bras
si je pouvais remuer. J'ai su votre passage à Bordeaux; j'y ai laissé
le fidèle Cacambo et la vieille, qui doivent bientôt me suivre. Le
gouverneur de Buenos-Ayres a tout pris, mais il me reste votre cœur.
Venez; votre présence me rendra la vie ou me fera mourir de
plaisir.»

Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transporta Candide
d'une joie inexprimable, et la maladie de sa chère Cunégonde l'accabla
de douleur. Partagé entre ces deux sentiments, il prend son or et ses
diamants; il se fait conduire avec Martin à l'hôtel où Mlle Cunégonde
demeurait. Il entre en tremblant d'émotion; son cœur palpite, sa voix
sanglote; il veut ouvrir les rideaux du lit; il veut faire apporter de
la lumière.»--Gardez-vous-en bien, lui dit la suivante; la lumière
la tue. Et soudain elle referme le rideau.--Ma chère Cunégonde,
dit Candide en pleurant, comment vous portez-vous? Si vous ne pouvez
me voir, parlez-moi du moins.--Elle ne peut parler, dit la
suivante.» La dame alors tire du lit une main potelée que Candide
arrose longtemps de ses larmes, et qu'il remplit ensuite de diamants,
en laissant un sac plein d'or sur le fauteuil.

Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l'abbé
périgourdin et d'une escouade. «--Voilà donc, dit-il, ces deux
étrangers suspects?» Il les fait incontinent saisir et ordonne à ses
braves de les traîner en prison. «--Ce n'est pas ainsi qu'on
traite les voyageurs dans l'Eldorado, dit Candide.--Je suis
plus manichéen que jamais, dit Martin.--Mais, monsieur, où nous
menez-vous? dit Candide.--Dans un cul de basse-fosse, dit
l'exempt.»

Martin, ayant repris son sang-froid, jugea que la dame qui se
prétendait Cunégonde était une friponne, M. l'abbé périgourdin un
fripon, qui avait abusé au plus vite de l'innocence de Candide, et
l'exempt un autre fripon dont on pouvait aisément se débarrasser.

Plutôt que de s'exposer aux procédures de la justice, Candide,
éclairé par son conseil, et d'ailleurs toujours impatient de revoir la
véritable Cunégonde, propose à l'exempt trois petits diamants d'environ
trois mille pistoles chacun. «--Ah! monsieur, lui dit l'homme au
bâton d'ivoire, eussiez-vous commis tous les crimes imaginables, vous
êtes le plus honnête homme du monde; trois diamants! chacun de trois
mille pistoles! Monsieur, je me ferais tuer pour vous, au lieu de vous
mener dans un cachot. On arrête tous les étrangers, mais laissez-moi
faire; j'ai un frère à Dieppe en Normandie; je vais vous y mener, et si
vous avez quelque diamant à lui donner, il aura soin de vous comme
moi-même.

--Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers?» dit Candide.
L'abbé périgourdin prit alors la parole et dit:--C'est parce qu'un
gueux du pays d'Atrébatie a entendu dire des sottises; cela seul lui a
fait commettre un parricide, non pas tel que celui de 1610 au mois de
mai, mais tel que celui de 1594 au mois de décembre, et tel que plusieurs
autres commis dans d'autres années et dans d'autres mois par d'autres
gueux qui avaient entendu dire des sottises.»

L'exempt alors expliqua de quoi il s'agissait. «--Ah! les
monstres! s'écria Candide; quoi! de telles horreurs chez un peuple qui
danse et qui chante! Ne pourrais-je sortir au plus vite de ce pays où
des singes agacent des tigres? J'ai vu des ours dans mon pays; je n'ai
vu des hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu, monsieur l'exempt,
menez-moi à Venise, où je dois attendre Mlle Cunégonde.--Je ne
peux vous mener qu'en Basse-Normandie, dit le barigel.» Aussitôt il lui
fait ôter ses fers, dit qu'il s'est mépris, renvoie ses gens, emmène
à Dieppe Candide et Martin, et les laisse entre les mains de son frère.
Il y avait un petit vaisseau hollandais à la rade. Le Normand, à l'aide
de trois autres diamants, devenu le plus serviable des hommes, embarque
Candide et ses gens dans le vaisseau qui allait faire voile pour
Portsmouth, en Angleterre. Ce n'était pas le chemin de Venise; mais
Candide croyait être délivré de l'enfer, et il comptait bien reprendre
la route de Venise à la première occasion.


[Illustration 54]


[Illustration 55]



XXIII. CANDIDE ET MARTIN VONT SUR LES CÔTES D'ANGLETERRE; CE QU’ILS Y VOIENT.


«Ah! Pangloss! Pangloss! Ah! Martin! Martin! Ah! ma chère
Cunégonde! qu'est-ce que ce monde-ci ? disait Candide sur le vaisseau
hollandais.--Quelque chose de bien fou et de bien abominable,
répondait Martin.--Vous connaissez l'Angleterre; y est-on aussi
fou qu'en France?--C'est une autre espèce de folie, dit Martin.
Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents
de neige vers le Canada, et qu'elles dépensent pour cette belle guerre
beaucoup plus que tout le Canada ne vaut. De vous dire précisément
s'il y a plus de gens à lier dans un pays que dans un autre, c'est ce que
mes faibles lumières ne me permettent pas; je sais seulement qu'en
général les gens que nous allons voir sont fort atrabilaires.»

En causant ainsi, ils abordèrent à Portsmouth; une multitude de
peuple couvrait le rivage et regardait attentivement un assez gros
homme qui était à genoux, les yeux bandés, sur le tillac d'un des
vaisseaux de la flotte; quatre soldats, postés vis-à-vis de cet homme,
lui tirèrent chacun trois balles dans le crâne, le plus paisiblement du
monde, et toute l'assemblée s'en retourna extrêmement satisfaite...
«Qu'est-ce donc que tout ceci? dit Candide; et quel démon exerce
partout son empire?» Il demanda qui était ce gros homme qu'on venait
de tuer en cérémonie. «--C'est un amiral, lui répondit-on.--Et
pourquoi tuer cet amiral?--C'est, lui dit-on, parce qu'il n'a pas
fait tuer assez de monde; il a livré un combat à un amiral français, et
on a trouvé qu'il n'était pas assez près de lui.--Mais, dit Candide,
l'amiral français était aussi loin de l'amiral anglais que celui-ci
l'était de l'autre!--Cela est incontestable, lui répliqua-t-on;
mais dans ce pays-ci il est bon de tuer de temps en temps un amiral
pour encourager les autres.»

Candide fut si étourdi et si choqué de ce qu'il voyait et de ce qu'il
entendait, qu'il ne voulut pas seulement mettre pied à terre, et qu'il
fit son marché avec le patron hollandais (dût-il le voler comme celui
de Surinam) pour le conduire sans délai à Venise.

Le patron fut prêt au bout de deux jours; on côtoya la France; on
passa à la vue de Lisbonne, et Candide frémit. On entra dans le détroit
et dans la Méditerranée; enfin on aborda a Venise. «--Dieu soit
loué! dit Candide en embrassant Martin: c'est ici que je reverrai la
belle Cunégonde. Je compte sur Cacambo comme sur moi-même. Tout est
bien, tout va bien, tout va le mieux qu'il soit possible.»


[Illustration 56]


[Illustration 57]



XXIV. DE PAQUETTE ET DE FRÈRE GIROFLÉE.


Dès qu'il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous les
cabarets, dans tous les cafés, chez toutes les filles de joie, et ne le
trouva point. Il envoyait tous les jours à la découverte de tous les
vaisseaux et de toutes les barques: milles nouvelles de Cacambo.
«--Quoi! disait-il à Martin, j'ai eu le temps de passer de Surinam
à Bordeaux, d'aller de Bordeaux à Paris, de Paris à Dieppe, de Dieppe
à Portsmouth, de côtoyer le Portugal et l'Espagne, de traverser toute
la Méditerranée, de passer quelques mois à Venise, et la belle Cunégonde
n'est point venue! Je n'ai rencontré, au lieu d'elle, qu'une drôlesse
et un abbé périgourdin! Cunégonde est morte, sans doute; je n'ai plus
qu'à mourir. Ah! il valait mieux rester dans le paradis du Dorado que de
revenir dans cette maudite Europe. Que vous avez raison, mon cher
Martin! tout n'est qu'illusion et calamité.»

Il tomba dans une mélancolie noire et ne prit aucune part à l'opéra
_allo modo_, ni aux autres divertissements du carnaval, pas une
dame ne lui donna la moindre tentation. Martin lui dit: «--Vous
êtes bien simple, en vérité, de vous figurer qu'un valet métis, qui
a cinq ou six millions dans ses poches, ira chercher votre maîtresse au
bout du monde, et vous l'amènera à Venise. Il la prendra pour lui, s'il
la trouve; s'il ne la trouve pas, il en prendra une autre: je vous
conseille d'oublier votre valet Cacambo et votre maîtresse Cunégonde.»
Martin n'était pas consolant. La mélancolie de Candide augmenta, et
Martin ne cessait de lui prouver qu'il y avait peu de vertu et peu de
bonheur sur la terre, excepté peut-être dans Eldorado, où personne
ne pouvait aller.

En disputant sur cette matière importante, et en attendant Cunégonde,
Candide aperçut un jeune théatin dans la place Saint-Marc, qui tenait
sous le bras une fille. Le théatin paraissait frais, potelé, vigoureux:
ses yeux étaient brillants, son air assuré, sa mine haute, sa démarche
fière. La fille était très jolie et chantait; elle regardait amoureusement
son théatin, et de temps en temps lui pinçait ses grosses joues.
«--Vous m'avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci
sont heureux. Je n'ai trouvé jusqu'à présent dans toute la terre
habitable, excepté dans l'Eldorado, que des infortunés; mais pour cette
fille et ce théatin, je gage que ce sont des créatures très
heureuses.--Je gage que non, dit Martin.--Il n'y a qu'à les
prier à dîner, dit Candide, et vous verrez si je me trompe.»

Aussitôt il les aborde; il leur fait son compliment et les invite à
venir à son hôtellerie manger des macaronis, des perdrix de Lombardie,
des œufs d'esturgeon, et à boire du vin de Moutepulciano, élu
lacrima-christi, du chypre et du samos. La demoiselle rougit, le théatin
accepta la partie, et la fille le suivit en regardant Candide avec des
yeux de surprise et de confusion, qui furent obscurcis de quelques
larmes. À peine fut-elle entrée dans la chambre de Candide, qu'elle
lui dit: «--Eh quoi! monsieur Candide ne reconnaît plus Paquette!»
À ces mots, Candide, qui ne l'avait pas considérée jusque-là avec
attention, parce qu'il n'était occupé que de Cunégonde, lui dit:
«--Hélas! ma pauvre enfant, c'est donc vous qui avez mis le
docteur Pangloss dans le bel état où je l'ai vu!

--Hélas! monsieur, c'est moi-même, dit Paquette: je vois que
vous êtes instruit de tout. J'ai su les malheurs épouvantables arrivés
à toute la maison de Mme la baronne et à la belle Cunégonde. Je vous
jure que ma destinée n'a guère été moins triste. J'étais fort innocente
quand vous m'avez vue. Un cordelier, qui était mon confesseur, me
séduisit aisément. Les suites en furent affreuses; je fus obligée de
sortir du château quelque temps après que M. le baron vous eut renvoyé
à grands coups de pied dans le derrière. Si un fameux médecin n'avait
pas pris pitié de moi, j'étais morte. Je fus quelque temps par
reconnaissance la maîtresse de ce médecin. Sa femme, qui était
jalouse à la rage, me battait tous les jours impitoyablement; c'était
une furie. Ce médecin était le plus laid de tous les hommes, et
moi la plus malheureuse de toutes les créatures d'être battue
continuellement pour un homme que je n'aimais pas. Vous savez,
monsieur, combien il est dangereux pour une femme acariâtre d'être
l'épouse d'un médecin. Celui-ci, outré des procédés de sa femme,
lui donna un jour, pour la guérir d'un petit rhume, une médecine
si efficace, qu'elle en mourut en deux heures de temps dans des
convulsions horribles. Les parents de madame intentèrent à monsieur un
procès criminel; il prit la fuite, et moi je fus mise en prison. Mon
innocence ne m'aurait pas sauvée, si je n'avais été un peu jolie. Le
juge m'élargit à condition qu'il succéderait au médecin. Je fus d'abord
supplantée par une rivale, chassée sans récompense et obligée de
continuer ce métier abominable qui vous parait-si plaisant à vous
autres hommes, et qui n'est pour nous qu'un abîme de misère. J'allai
exercer la profession à Venise. Ah! monsieur, si vous pouviez vous
imaginer ce que c'est que d'être obligée de caresser indifféremment
un vieux marchand, un avocat, un moine, un gondolier, un abbé; d'être
exposée à toutes les insultes, à toutes les avanies; d'être souvent
réduite à emprunter une jupe pour aller se la faire lever par un homme
dégoûtant; d'être volée par l'un de ce qu'on a gagné avec l'autre;
d'être rançonnée par les officiers de justice et de n'avoir en
perspective qu'une vieillesse affreuse, un hôpital et un fumier, vous
concluriez que je suis une des plus malheureuses créatures du monde.»


[Illustration 58: PAQUETTE ET FRÈRE GIROFLÉE]


Paquette ouvrait ainsi son cœur au bon Candide, dans un cabinet, en
présence de Martin, qui disait à Candide: «Vous voyez que j'ai déjà
gagné la moitié de la gageure.»

Frère Giroflée était resté dans la salle à manger, et buvait un coup
en attendant le dîner. «--Mais, dit Candide à Paquette, vous aviez
l'air si gai, si content, quand je vous ai rencontrée! vous chantiez,
vous caressiez le théatin avec une complaisance naturelle; vous m'avez
paru aussi heureuse que vous prétendez être infortunée.--Ah!
monsieur, répondit Paquette, c'est encore là une des misères du métier.
J'ai été hier volée et battue par un officier, et il faut aujourd'hui
que je paraisse de bonne humeur pour plaire à un moine.»

Candide n'en voulait pas davantage; il avoua que Martin avait
raison. On se mit à table avec Paquette et le théatin; le repas fut
assez amusant, et sur la fin on se parla avec quelque confiance.
«--Mon père, dit Candide au moine, vous me paraissez jouir
d'une destinée que tout le monde doit envier; la fleur de la santé
brille sur votre visage; votre physionomie annonce le bonheur; vous
avez une très jolie fille pour votre récréation, et vous paraissez très
content de votre état de théatin.

--Ma foi, monsieur, dit frère Giroflée, je voudrais que tous
les théatins fussent au fond de la mer. J'ai été tenté cent fois de
mettre le feu au couvent et d'aller me faire turc. Mes parents me
forcèrent, à l'âge de quinze ans, d'endosser cette détestable robe,
pour laisser plus de fortune à un maudit frère aîné, que Dieu confonde!
La jalousie, la discorde, la rage, habitent dans le couvent, il est vrai
que j'ai prêché quelques mauvais sermons qui m'ont valu un peu d'argent
dont le prieur me vole la moitié; le reste me sert à entretenir des
filles; mais quand je rentre le soir dans le monastère, je suis prêt à
me casser la tête contre les murs du dortoir, et tous mes confrères
sont dans le même cas.»

Martin, se tournant vers Candide avec son sang-froid ordinaire:
«--Eh bien! lui dit-il, n'ai-je pas gagné la gageure tout entière?»
Candide donna deux mille piastres à Paquette et mille piastres à frère
Giroflée. «--Je vous réponds, dit-il, qu'avec cela ils seront
heureux.--Je n'en crois rien du tout, dit Martin: vous les rendrez
peut-être avec ces piastres beaucoup plus malheureux encore.--Il
en sera ce qui pourra, dit Candide; mais une chose me console: je vois
qu'on retrouve souvent les gens qu'on ne croyait jamais retrouver; il se
pourra bien faire qu'ayant rencontré mon mouton rouge et Paquette, je
rencontre aussi Cunégonde.--Je souhaite, dit Martin, qu'elle
fasse un jour votre bonheur; mais c'est de quoi je doute fort.--Vous
êtes bien dur, dit Candide.--C'est que j'ai vécu, dit
Martin.--Mais regardez ces gondoliers, dit Candide: ne chantent-ils
pas sans cesse!--Vous ne les voyez pas dans leur ménage, avec
leurs femmes et leurs marmots d'enfants, dit Martin. Le doge a ses
chagrins; les gondoliers ont les leurs. Il est vrai qu'à tout prendre
le sort d'un gondolier est préférable à celui d'un doge; mais je crois
la différence si médiocre, que cela ne vaut pas la peine d'être examiné.

--On parle, dit Candide, du sénateur Pococurante, qui demeure
dans ce beau palais sur la Brenta, et qui reçoit assez bien les
étrangers. On prétend que c'est un homme qui n'a jamais eu de
chagrin.--Je voudrais voir une espèce si rare,» dit Martin.
Candide aussitôt fit demander au seigneur Pococurante la permission
de venir le voir le lendemain.


[Illustration 59]


[Illustration 60]



XXV. VISITE CHEZ LE SEIGNEUR POCOCURANTE, NOBLE VÉNITIEN.


Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta, et arrivèrent
au palais du noble Pococurante. Les jardins étaient bien entendus et
ornés de belles statues de marbre, le palais d'une belle architecture.
Le maître du logis, homme do soixante ans, fort riche, reçut très
poliment les deux curieux, mais avec très peu d'empressement, ce qui
déconcerta Candide et ne déplut point à Martin.

D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat,
qu'elles firent très bien mousser. Candide ne put s'empêcher de les
louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce et sur leur adresse.
«--Ce sont d'assez bonnes créatures, dit le sénateur Pococurante;
je les fais quelquefois coucher dans mon lit, car je suis bien las des
dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs
querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de
leurs sottises et des sonnets qu'il faut faire ou commander pour elles;
mais, après tout, ces deux filles commencent fort à m'ennuyer.»

Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie,
fut surpris de la beauté des tableaux. Il demanda de quel maître étaient
les deux premiers. «--Ils sont de Raphaël, dit le sénateur; je les
achetai fort cher par vanité, il y a quelques années; on dit que c'est
ce qu'il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du
tout: la couleur en est très rembrunie; les figures ne sont pas assez
arrondies et ne sortent point assez; les draperies ne ressemblent en
rien à une étoffe: en un mot, quoi qu'on en dise, je ne trouve point là
une imitation vraie de la nature. Je n'aimerai un tableau que quand je
croirai voir la nature elle-même: il n'y en a point de cette espèce.
J'ai beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus.»

Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto.
Candide trouva la musique délicieuse. «--Ce bruit, dit Pococurante,
peut amuser une demi-heure; mais, s'il dure plus longtemps, il
fatigue tout le monde, quoique personne n'ose l'avouer. La musique
aujourd'hui n'est plus que l'art d'exécuter des choses difficiles,
et ce qui n'est que difficile ne plaît point à la longue.

J'aimerais peut-être mieux l'opéra, si on n'avait pas trouvé le
secret d'en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudra de
mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que
pour amener très mal à propos deux ou trois chansons ridicules qui
font valoir le gosier d'une actrice; se pâmera de plaisir qui voudra
ou qui pourra en voyant un châtré fredonner le rôle de César et de
Caton, et se promener d'un air gauche sur des planches: pour moi,
il y a longtemps que j'ai renoncé à ces pauvretés qui font aujourd'hui
la gloire de l'Italie et que des souverains paient si chèrement.»
Candide disputa un peu, mais avec discrétion. Martin fut entièrement
de l'avis du sénateur.

On se mit à table; et, après un excellent dîner, on entra dans la
bibliothèque. Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié,
loua l'illustrissime sur son bon goût. «--Voilà, dit-il, un livre
qui faisait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de
l'Allemagne.--Il ne fait pas les miennes, dit froidement
Pococurante: on me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir en le
lisant; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent
tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif,
cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une
actrice de la pièce; cette Troie qu'on assiège et qu'on ne prend point;
tout cela me causait le plus mortel ennui. J'ai demandé quelquefois
à des savants s'ils s'ennuyaient autant que moi à cette lecture: tous
les gens sincères m'ont avoué que le livre leur tombait des mains,
mais qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothèque, comme un
monument de l'antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne
peuvent être de commerce.

--Votre excellence ne pense pas ainsi de Virgile? dit
Candide.--Je conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième
et le sixième livre de son Énéide sont excellents; mais pour son pieux
Énée, et le fort Cloanthe, et l'ami Achates, et le petit Ascanius, et
l'imbécile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et l'insipide
Lavinia, je ne crois pas qu'il y ait rien de si froid et de plus
désagréable. J'aime mieux le Tasse et les contes à dormir debout de
l'Arioste.

--Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous
n'avez pas un grand plaisir à lire Horace?--Il y a des maximes,
dit Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit et qui,
étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plus aisément
dans la mémoire; mais je me soucie fort peu de son voyage à Brindes, et
de sa description d'un mauvais dîner, et de la querelle de crocheteurs
entre je ne sais quel Pupilus dont les paroles, dit-il, étaient pleines
de pus, et un autre dont les paroles étaient du vinaigre. Je n'ai lu
qu'avec un extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles et
contre des sorcières, et je ne vois pas quel mérite il peut y avoir à
dire à son ami Mécénas que, s'il est mis par lui au rang des poètes
lyriques, il frappera les astres de son front sublime. Les sots admirent
tout dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi; je n'aime que ce
qui est à mon usage.» Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger
de rien par lui-même, était fort étonné de ce qu'il entendait, et Martin
trouvait la façon de penser de Pococurante assez raisonnable.

«--Oh! voici un Cicéron, dit Candide: pour ce grand homme-là,
je pense que vous ne vous lassez point de le lire.--Je ne le lis
jamais, répondit le Vénitien. Que m'importe qu'il ait plaidé pour
Rabirius ou pour Cluentius? J'ai bien assez des procès que je juge; je
me serais mieux accommodé de ses œuvres philosophiques; mais quand
j'ai vu qu'il doutait de tout, j'ai conclu que j'en savais autant que
lui, et que je n'avais besoin de personne pour être ignorant.

--Ah! voilà quatre-vingts volumes de recueils d'une académie
des sciences, s'écria Martin; il se peut qu'il y ait là du bon.--Il
y en aurait, dit Pococurante, si un seul des auteurs de ces fatras
avait inventé seulement l'art de faire des épingles; mais il n'y a dans
tous ces livres que de vains systèmes, et pas une seule chose utile.

--Que de pièces de théâtre je vois là, dit Candide, en italien,
en espagnol, en français!--Oui, dit le sénateur, il y en a trois
mille, et pas trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils de sermons,
qui tous ensemble ne valent pas une page de Sénèque, et tous ces gros
volumes de théologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni
moi, ni personne.»

Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais. «--Je crois,
dit-il qu'un républicain doit se plaire à la plupart de ces ouvrages
écrits si librement.--Oui, répondit Pococurante, il est beau
d'écrire ce qu'on pense; c'est le privilège de l'homme. Dans toute
notre Italie, on n'écrit que ce qu'on ne pense pas; ceux qui habitent
la patrie des Césars et des Antonius n'osent avoir une idée sans la
permission d'un jacobin. Je serais content de la liberté qui inspire
les génies anglais, si la passion et l'esprit de parti ne corrompaient
pas tout ce que cette précieuse liberté a d'estimable.»

Candide, apercevant un Milton, lui demanda s'il ne regardait pas
cet auteur comme un grand homme. «--Qui? dit Pococurante, ce
barbare, qui fait un long commentaire en dix livres de vers durs du
premier chapitre de la _Genèse_? ce grossier imitateur des Grecs,
qui défigure la création et qui, tandis que Moïse représente l'Être
éternel produisant le monde par la parole, fait prendre un grand compas
par Messiah dans une armoire du ciel pour tracer son ouvrage? Moi,
j'estimerais celui qui a gâté l'enfer et le diable du Tasse; qui
déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en pygmée; qui lui fait
rebattre cent fois les mêmes discours; qui le fait disputer sur la
théologie; qui, en imitant sérieusement l'invention comique des armes
à feu de l'Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables?
Ni moi ni personne en Italie n'a pu se plaire à toutes ces tristes
extravagances; et le _mariage du Péché et de la Mort_, et les
couleuvres dont le Péché accouche, font vomir tout homme qui a le goût
un peu délicat; et sa longue description d'un hôpital n'est bonne que
pour un fossoyeur. Ce poème obscur, bizarre et dégoûtant fui méprisé
à sa naissance; je le traite aujourd'hui comme il fut traité dans sa
patrie par les contemporains. Au reste, je dis ce que je pense, et je me
soucie fort peu que les autres pensent comme moi.» Candide était
affligé de ces discours: il respectait Homère; il aimait un peu Milton.
«--Hélas! dit-il tout bas à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci
n'ait un souverain mépris pour nos poètes allemands.--Il n'y aurait
pas grand mal à cela, dit Martin.--Oh! quel homme supérieur!
disait encore Candide entre ses dents; quel grand génie que ce
Pococurante! rien ne peut lui plaire.»

Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent
dans le jardin. Candide en loua toutes les beautés.»--Je ne sais
rien de si mauvais goût, dit le maître; nous n'avons ici que des
colifichets; mais je vais dès demain en faire planter un d'un dessin
plus noble.»

Quand les deux curieux eurent pris congé de son excellence:
«--Or ça, dit Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus
heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu'il
possède.--Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu'il est dégoûté de tout
ce qu'il possède? Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleurs
estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments.--Mais,
dit Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des
défauts où les autres hommes croient voir des beautés?--C'est-à-dire,
reprit Martin, qu'il y a du plaisir à n'avoir pas de plaisir?--Oh
bien! dit Candide, il n'y a donc d'heureux que moi, quand je reverrai
Mlle Cunégonde.--C'est toujours bien fait d'espérer, dit Martin.»

Cependant les jours, les semaines s'écoulaient; Cacambo ne revenait
point, et Candide était si abîmé dans sa douleur, qu'il ne fit pas même
réflexion que Paquette et frère Giroflée n'étaient pas venus seulement
le remercier.


[Illustration 61]


[Illustration 62]



XXVI. D’UN SOUPER QUE CANDIDE ET MARTIN FIRENT AVEC SIX ÉTRANGERS,
ET QUI ILS ÉTAIENT.


Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à table avec
les étrangers qui logeaient dans la même hôtellerie, un homme à visage
couleur de suie l'aborda par derrière, et, le prenant par le bras, lui
dit: «--Soyez prêt à partir avec nous; n'y manquez pas. Il se
retourne et voit Cacambo. Il n'y avait que la vue de Cunégonde qui pût
l'étonner et lui plaire davantage. Il fut sur le point de devenir fou de
joie. Il embrasse son cher ami. «--Cunégonde est ici, sans
doute? où est-elle? Mène-moi vers elle, que je meure de joie avec
elle.--Cunégonde n'est point ici, dit Cacambo; elle est à
Constantinople.--Ah ciel! à Constantinople! Mais fût-elle à la
Chine, j'y vole; partons.--Nous partirons après souper, reprit
Cacambo; je ne peux vous en dire davantage; je suis esclave; mon
maître m'attend; il faut que j'aille le servir à table. Ne dites mot;
soupez, et tenez-vous prêt.» Candide, partagé entre la joie et la
douleur, charmé d'avoir revu son agent fidèle, étonné de le voir
esclave, plein de l'idée de retrouver sa maîtresse, le cœur agité,
l'esprit bouleversé, se mit à table avec Martin, qui voyait de sang-froid
toutes ces aventures, et avec six étrangers qui étaient venus passer
le carnaval à Venise.

Cacambo, qui versait à boire à l'un de ces étrangers, s'approcha
de l'oreille de son maître sur la fin du repas et lui dit: «--Sire,
Votre Majesté partira quand elle voudra; le vaisseau est prêt.» Ayant
dit ces mots, il sortit. Les convives étonnés se regardaient sans
proférer une seule parole, lorsqu'un autre domestique, s'approchant
de son maître, lui dit: «--Sire, la chaise de Votre Majesté est à
Padoue, et la barque est prête.» Le maître fit un signe, et le domestique
partit. Tous les convives se regardèrent encore, et la surprise commune
redoubla. Un troisième valet, s'approchant aussi d'un troisième
étranger, lui dit: «--Sire, croyez-moi, Votre Majesté ne doit pas
rester ici plus longtemps; je vais tout préparer.» Et aussitôt il
disparut.

Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une
mascarade du carnaval. Un quatrième domestique dit au quatrième
maître:--«Votre Majesté partira quand elle voudra, et sortit
comme les autres.» Le cinquième valet en dit autant au cinquième
maître. Mais le sixième valet parla différemment au sixième étranger,
qui était auprès de Candide; il lui dit: «--Ma foi, sire, on ne
veut plus faire crédit à Votre Majesté ni à moi non plus, et nous
pourrions bien être coffrés cette nuit, vous et moi; je vais pourvoir
à mes affaires: adieu.»

Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candide et
Martin demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide le rompit:
«--Messieurs, dit-il, voilà une singulière plaisanterie. Pourquoi
êtes-vous tous rois? Pour moi, je vous avoue que ni moi ni Martin
nous ne le sommes.»

Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole et dit en
italien: «--Je ne suis point plaisant; je m'appelle Achmet III;
j'ai été grand sultan plusieurs années: je détrônai mon frère; mon
neveu m'a détrôné; ou a coupé le cou à mes vizirs; j'achève ma vie
dans le vieux sérail; mon neveu, le grand sultan Mahmoud, me permet
de voyager quelquefois pour ma santé, et je suis venu passer le
carnaval à Venise.»

Un jeune homme qui était auprès d'Achmet parla après lui et dit:
«--Je m'appelle Ivan; j'ai été empereur de toutes les Russies;
j'ai été détrôné au berceau; mon père et ma mère ont été enfermés;
on m'a élevé en prison; j'ai quelquefois la permission de voyager,
accompagné de ceux qui me gardent, et je suis venu passer le carnaval
à Venise.»

Le troisième dit: «--Je suis Charles-Édouard, roi d'Angleterre;
mon père m'a cédé ses droits au royaume; j'ai combattu pour les soutenir;
on a arraché le cœur à huit cents de mes partisans, et on leur en a
battu les joues; j'ai été mis en prison; je vais à Rome faire une
visite au roi mon père, détrôné ainsi que moi et mon grand-père, et je
suis venu passer le carnaval a Venise.»

Le quatrième prit alors la parole et dit: «--Je suis roi des
Polaques; le sort de la guerre m'a privé de mes États héréditaires;
mon père a éprouvé les mêmes revers: je me résigne à la Providence
comme le sultan Achmet, l'empereur Ivan et le roi Charles-Édouard, à
qui Dieu donne une longue vie, et je suis venu passer le carnaval à
Venise.»

Le cinquième dit: «--Je suis aussi roi des Polaques; j'ai perdu
mon royaume deux fois; mais la Providence m'a donné un autre État
dans lequel j'ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates
ensemble n'en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule. Je me
résigne aussi à la Providence, et je suis venu passer le carnaval à
Venise.»

Il restait au sixième monarque à parler. «Messieurs, dit-il, je ne
suis pas si grand seigneur que vous; mais enfin j'ai été roi tout comme
un autre; je suis Théodore; on m'a élu roi en Corse; on m'a appelé
_Votre Majesté_, et à présent à peine m'appelle-t-on _Monsieur_;
j'ai fait frapper de la monnaie, et je ne possède pas un denier; j'ai
eu deux secrétaires d'État, et j'ai à peine un valet; je me suis vu sur
un trône, et j'ai longtemps été à Londres en prison sur la paille; j'ai
bien peur d'être traité de même ici, quoique je sois venu, comme Vos
Majestés, passer le carnaval à Venise.»

Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble
compassion. Chacun d'eux donna vingt sequins au roi Théodore pour
avoir des habits et des chemises; Candide lui fit présent d'un diamant
de deux mille sequins. «Quel est donc, disaient les cinq rois, cet
homme qui est en état de donner cent fois autant que chacun de nous,
et qui le donne?»

Dans l'instant qu'on sortait de table, il arriva dans la même
hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu leurs
États par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste du
carnaval à Venise; mais Candide ne prit pas seulement garde à ces
nouveaux venus. Il n'était occupé que d'aller trouver sa chère
Cunégonde à Constantinople.


[Illustration 63]


[Illustration 64]



XXVII. VOYAGE DE CANDIDE À CONSTANTINOPLE.


Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc qui allait
reconduire le sultan Achmet à Constantinople qu'il recevrait Candide
et Martin sur son bord. L'un et l'autre s'y rendirent après s'être
prosternés devant sa misérable Hautesse. Candide, chemin faisant,
disait à Martin: «Voilà pourtant six rois détrônés avec qui nous avons
soupé! et encore dans ces six rois il y en a un à qui j'ai fait l'aumône.
Peut-être y a-t-il beaucoup d'autres princes plus infortunés. Pour moi,
je n'ai perdu que cent moutons, et je vole dans les bras de Cunégonde.
Mon cher Martin, encore une fois, Pangloss avait raison: tout est
bien.--Je le souhaite, dit Martin.--Mais, dit Candide, voilà
une aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On
n'avait jamais vu ni ouï conter que six rois détrônés soupassent ensemble
au cabaret.--Cela n'est pas plus extraordinaire, dit Martin, que
la plupart des choses qui nous sont arrivées. Il est très commun que
des rois soient détrônés; et à l'égard de l'honneur que nous avons eu de
souper avec eux, c'est une bagatelle qui ne mérite pas notre attention.»

À peine Candide fut-il dans le vaisseau, qu'il sauta au cou de son
ancien valet, de son ami Cacambo. «Eh bien, lui dit-il, que fait
Cunégonde? est-elle toujours un prodige de beauté? m'aime-t-elle
toujours? comment se porte-t-elle? Tu lui as, sans doute, acheté un
palais à Constantinople?

--Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les
écuelles sur le bord de la Propontide, chez un prince qui a très peu
d'écuelles; elle est esclave dans la maison d'un ancien souverain,
nommé Ragotsky, à qui le grand-turc donne trois écus par jour dans son
asile; mais, ce qui est bien plus triste, c'est qu'elle a perdu sa beauté
et qu'elle est devenue horriblement laide.--Ah! belle ou laide,
dit Candide, je suis honnête homme, et mon devoir est de l'aimer
toujours. Mais comment peut-elle être réduite à un état si abject avec
les cinq ou six millions que tu avais emportés?--Bon, dit Cacambo,
ne m'en a-t-il pas fallu donner deux au señor don Fernando d'Ibaraa, y
Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, gouverneur de
Buenos-Ayres, pour avoir la permission de reprendre Mlle Cunégonde, et
un pirate ne nous a-t-il pas bravement dépouillés de tout le reste? Ce
pirate ne nous a-t-il pas menés au cap de Matapan, à Milo, à Nicarie, à
Samos, à Petra, aux Dardanelles, à Marmora, à Scutari? Cunégonde et la
vieille servent chez ce prince dont je vous ai parlé, et moi je suis
esclave du sultan détrôné.--Que d'épouvantables calamités enchaînées
les unes aux autres! dit Candide. Mais, après tout, j'ai encore quelques
diamants; je délivrerai aisément Cunégonde. C'est bien dommage qu'elle
soit devenue si laide!»

Ensuite, se tournant vers Martin: «Qui pensez-vous, dit-il, qui soit
le plus à plaindre, de l'empereur Achmet, de l'empereur Ivan, du roi
Charles-Édouard, ou de moi?--Je n'en sais rien, dit Martin; il
faudrait que je fusse dans vos cœurs pour le savoir.--Ah!
dit Candide, si Pangloss était ici, il le saurait et nous
l'apprendrait.--Je ne sais, dit Martin, avec quelles balances votre
Pangloss aurait pu peser les infortunes des hommes et apprécier leurs
douleurs. Tout ce que je présume, c'est qu'il y a des millions d'hommes
sur la terre, cent fois plus à plaindre que le roi Charles-Édouard,
l'empereur Ivan et le sultan Achmet.--Cela pourrait bien être,»
dit Candide.

On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire. Candide
commença par racheter Cacambo fort cher; et, sans perdre de temps, il se
jeta dans une galère, avec ses compagnons, pour aller sur le rivage de
la Propontide chercher Cunégonde, quelque laide qu'elle pût être.

Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort mal, et à
qui le levante patron appliquait de temps ou temps quelques coups de
nerf de bœuf sur les épaules nues; Candide, par un mouvement naturel,
les regarda plus attentivement que les autres galériens et s'approcha
d'eux avec pitié. Quelques traits de leurs visages défigurés lui parurent
avoir un peu de ressemblance avec Pangloss et avec ce malheureux
jésuite, ce baron, ce frère de Mlle Cunégonde. Cette idée l'émut et
l'attrista. Il les considéra encore plus attentivement. «En vérité,
dit-il à Cacambo, si je n'avais pas vu pendre maître Pangloss, et si je
n'avais pas eu le malheur de tuer le baron, je croirais que ce sont eux
qui rament dans cette galère.»

Au nom du baron et de Pangloss, les deux forçats poussèrent un grand
cri, s'arrêtèrent sur leur banc et laissèrent tomber leurs rames. Le
levante patron accourait sur eux, et les coups de nerf de bœuf
redoublaient. «Arrêtez! arrêtez! seigneur, s'écria Candide; je vous
donnerai tant d'argent que vous voudrez.--Quoi! c'est Candide,
disait l'un des forçats.--Quoi! c'est Candide, disait
l'autre.--Est-ce un songe? dit Candide; veillai-je? suis-je dans
cette galère? Est-ce là M. le baron, que j'ai tué? est-ce là maître
Pangloss, que j'ai vu pendre?--C'est nous-mêmes, c'est nous-mêmes,
répondaient-ils.--Quoi! c'est là ce grand philosophe? disait
Martin.--Eh! monsieur le levante patron, dit Candide, combien
voulez-vous d'argent pour la rançon de M. de Thunder-ten-tronckh, un
des premiers barons de l'empire, et de M. Pangloss, le plus profond
métaphysicien d'Allemagne?--Chien de chrétien, répondit le levante
patron, puisque ces deux chiens de forçats chrétiens sont des
barons et des métaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité
dans leur pays, tu m'en donneras cinquante mille sequins.--Vous
les aurez, monsieur; ramenez-moi comme un éclair à Constantinople, et
vous serez payé sur-le-champ. Mais non, menez-moi chez Mlle Cunégonde.»

Le levante patron, sur la première offre de Candide, avait déjà tourné
la proue vers la ville, et il faisait ramer plus vile qu'un oiseau ne
fend les airs.

Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss.

«Et comment ne vous ai-je pas tué, mon cher baron? et mon cher
Pangloss, comment êtes-vous en vie, après avoir été pendu? et pourquoi
êtes-vous tous deux aux galères en Turquie?--Est-il bien vrai que
ma chère sœur soit dans ce pays? disait le baron.--Oui, répondait
Cacambo.--Je revois donc mon cher Candide!» s'écriait Pangloss.

Candide leur présentait Martin et Cacambo. Ils s'embrassaient tous;
ils parlaient tous à la fois. La galère volait; ils étaient déjà dans
le port. On fit venir un juif, à qui Candide vendit pour cinquante mille
sequins un diamant de la valeur de cent mille, et qui lui jura par
Abraham qu'il n'en pouvait donner davantage. Il paya incontinent la
rançon du baron et de Pangloss. Celui-ci se jeta aux pieds de son
libérateur et les baigna de larmes; l'autre le remercia par un signe de
tête et lui promit de lui rendre cet argent à la première occasion.
«Mais est-il bien possible que ma sœur soit en Turquie?
disait-il.--Rien n'est si possible, reprit Cacambo, puisqu'elle
écure la vaisselle chez un prince de Transylvanie.»

On fit aussitôt venir deux juifs; Candide vendit encore des
diamants, et ils repartirent tous dans une autre galère pour aller
délivrer Cunégonde.


[Illustration 65]


[Illustration 66]



XXVIII. CE QUI ARRIVA À CANDIDE, À CUNÉGONDE, À PANGLOSS, À MARTIN, ETC.


«Pardon, encore une fois, dit Candide au baron, pardon, mon révérend
père, de vous avoir donné un si grand coup d'épée au travers du
corps.--N'en parlons plus, dit le baron; je fus un peu trop vif,
je l'avoue; mais puisque vous voulez savoir par quel hasard vous
m'avez vu aux galères, je vous dirai qu'après avoir été guéri de ma
blessure par le frère apothicaire du collège, je fus attaqué et enlevé
par un parti espagnol; on me mit en prison à Buenos-Ayres dans le
temps que ma sœur venait d'en partir. Je demandai à retourner à  Rome
auprès du Père général. Je fus nommé pour aller servir d'aumônier à
Constantinople auprès de M. l'ambassadeur de France.

Il n'y avait pas huit jours que j'étais entré en fonction, quand je
trouvai sur le soir un jeune icoglan très bien fait. Il faisait fort
chaud: le jeune homme voulut se baigner; je pris cette occasion de me
baigner aussi. Je ne savais pas que ce fût un crime capital pour un
chrétien d'être trouvé tout nu avec un jeune musulman.

Un cadi me fit donner cent coups de bâton sous la plante des pieds
et me condamna aux galères. Je ne crois pas qu'on ait fait une plus
horrible injustice. Mais je voudrais bien savoir pourquoi ma sœur est
dans la cuisine d'un souverain de Transylvanie réfugié chez les Turcs.

--Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se peut-il
que je vous revoie?--Il est vrai, dit Pangloss, que vous m'avez vu
pendre; je devais naturellement être brûlé; mais vous vous souvenez
qu'il plut à verse lorsqu'on allait me cuire: l'orage fut si violent
qu'on désespéra d'allumer le feu. Je fus pendu, parce qu'on ne put mieux
faire; un chirurgien acheta mon corps, m'emporta chez lui et me
disséqua. Il me fit d'abord une incision cruciale depuis le nombril
jusqu'à la clavicule.

On ne pouvait pas avoir été plus mal pendu que je l'avais été.
L'exécuteur des hautes œuvres de la sainte inquisition, lequel était
sous-diacre, brûlait à la vérité les gens à merveille, mais il n'était
pas accoutumé à pendre. La corde était mouillée et glissa mal; elle fut
mal nouée; enfin je respirais encore.

L'incision cruciale me fit jeter un si grand cri, que mon chirurgien
tomba à la renverse; et croyant qu'il disséquait le diable, il s'enfuit
en mourant de peur et tomba encore sur l'escalier en fuyant. Sa femme
accourut au bruit, d'un cabinet voisin: elle me vit sur la table étendu
avec mon incision cruciale; elle eut encore plus peur que son mari,
s'enfuit et tomba sur lui. Quand ils furent un peu revenus à eux,
j'entendis la chirurgienne qui disait au chirurgien:

«Mon bon, de quoi vous avisez-vous aussi de disséquer un hérétique?
ne savez-vous pas que le diable est toujours dans le corps de ces
gens-là? je vais vite chercher un prêtre pour l'exorciser.»

Je frémis à ce propos, et je ramassai le peu de forces qui me
restaient pour crier: «Avez pitié de moi!» Enfin le barbier portugais
s'enhardit: il recousit ma peau; sa femme même eut soin de moi; je fus
sur pied au bout de quinze jours. Le barbier me trouva une condition et
me fit laquais d'un chevalier de Malte qui allait à Venise; mais mon
maître n'ayant pas de quoi me payer, je me mis au service d'un marchand
vénitien, et je le suivis à Constantinople.

Un jour il me prit fantaisie d'entrer dans une mosquée; il n'y avait
qu'un vieux iman et une jeune dévote très jolie qui disait ses
patenôtres; sa gorge était toute découverte: elle avait entre ses deux
tétons un beau bouquet de tulipes, de roses, d'anémones, de renoncules,
d'hyacinthes et d'oreilles d'ours: elle laissa tomber son bouquet; je le
ramassai, et je le lui remis avec un empressement très respectueux.

Je fus si longtemps à le lui remettre que l'iman se mit en colère, et
voyant que j'étais chrétien, il cria à l'aide.

On me mena chez le cadi, qui me fit donner cent coups de latte sous
la plante des pieds et m'envoya aux galères. Je fus enchaîné précisément
dans la même galère et au même banc que M. le baron.

Il y avait dans cette galère quatre jeunes gens de Marseille, cinq
prêtres napolitains et deux moines de Corfou, qui nous dirent que de
pareilles aventures arrivaient tous les jours. M. le baron prétendait
qu'il avait essuyé une plus grande injustice que moi; je prétendais,
moi, qu'il était beaucoup plus permis de remettre un bouquet sur la
gorge d'une femme que d'être tout nu avec un icoglan. Nous disputions
sans cesse, et nous recevions vingt coups de nerf de bœuf par jour,
lorsque l'enchaînement des événements de cet univers vous a conduit
dans notre galère, et que vous nous avez rachetés.

--Eh bien! mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avez
été pendu, disséqué, roué de coups, et que vous avez ramé aux galères,
avez-vous toujours pensé que tout allait le mieux du monde?

--Je suis toujours de mon premier sentiment, répondit Pangloss,
car enfin je suis philosophe; et il ne me convient pas de me dédire,
Leibniz ne pouvant pas avoir tort, et l'harmonie préétablie étant
d'ailleurs la plus belle chose du monde, aussi bien que le plein
et la matière subtile.»


[Illustration 67]


[Illustration 68]



XXIX. COMMENT CANDIDE RETROUVA CUNÉGONDE ET LA VIEILLE.


Pendant que Candide, le baron, Pangloss, Martin et Cacambo contaient
leurs aventures, qu'ils raisonnaient sur les événements contingents ou
non contingents de cet univers, qu'ils disputaient sur les effets et les
causes, sur le mal moral et sur le mal physique, sur la liberté et la
nécessité, sur les consolations que l'on peut éprouver lorsqu'on est
aux galères en Turquie, ils abordèrent sur le rivage de la Propontide,
à la maison du prince de Transylvanie. Les premiers objets qui se
présentèrent furent Cunégonde et la vieille, qui étendaient des
serviettes sur des ficelles pour les faire sécher.

Le baron pâlit à cette vue. Le tendre amant Candide, en voyant sa
belle Cunégonde rembrunie, les veux éraillés, la gorge sèche, les joues
ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois pas, saisi d'horreur,
et avança ensuite par bon procédé. Elle embrassa Candide et son frère;
on embrassa la vieille; Candide les racheta toutes deux.

Il y avait une petite métairie dans le voisinage; la vieille proposa à
Candide de s'en accommoder, en attendant que toute la troupe eût une
meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas qu'elle était enlaidie;
personne ne l'en avait avertie: elle fit souvenir Candide de ses
promesses avec un ton si absolu, que le bon Candide n'osa pas la
refuser. Il signifia donc au baron qu'il allait se marier avec sa sœur.

«Je ne souffrirai jamais, dit le baron, une telle bassesse de sa part
et une telle insolence de la vôtre; cette infamie ne me sera jamais
reprochée: les enfants de ma sœur ne pourraient entrer dans les
chapitres d'Allemagne. Non, jamais ma sœur n'épousera qu'un
baron de l'empire.»

Cunégonde se jeta à ses pieds et les baigna de larmes; il fut
inflexible.

«Maître fou, lui dit Candide, je t'ai réchappé des galères, j'ai
payé ta rançon, j'ai payé celle de la sœur; elle lavait ici des écuelles;
elle est laide; j'ai la bonté d'en faire ma femme, et tu prétends
encore l'y opposer! je te retuerais si j'en croyais ma colère.

--Tu peux me tuer encore, dit le baron, mais tu n'épouseras
pas ma sœur de mon vivant.»


[Illustration 69]


[Illustration 70]



XXX. CONCLUSION


Candide, dans le fond de son cœur, n'avait aucune envie d'épouser
Cunégonde; mais l'impertinence extrême du baron le déterminait à
conclure le mariage, et Cunégonde le pressait si vivement qu'il ne
pouvait s'en dédire. Il consulta Pangloss, Martin et le fidéle Cacambo.
Pangloss fit un beau mémoire par lequel il prouvait que le baron n'avait
nul droit sur sa sœur, et qu'elle pouvait, selon toutes les lois de
l'empire, épouser Candide de la main gauche. Martin conclut à jeter le
baron dans la mer. Cacambo décida qu'il fallait le rendre au levante
patron et le remettre aux galères, après quoi on l'enverrait à Rome au
Père général par le premier vaisseau. L'avis fut trouvé fort bon; la
vieille l'approuva; on n'en dit rien à sa sœur; la chose fut exécutée
pour quelque argent, et l'on eut le plaisir d'attraper un jésuite et de
punir l'orgueil d'un baron allemand.

Il était tout naturel d'imaginer qu'après tant de désastres Candide,
marié avec sa maîtresse et vivant avec le philosophe Pangloss, le
philosophe Martin, le prudent Cacambo et la vieille, ayant d'ailleurs
rapporté tant de diamants de la patrie des anciens Incas, mènerait
la vie du monde la plus agréable: mais il fut tant friponné par les
juifs, qu'il ne lui resta plus rien que sa petite métairie; sa femme
devenant tous les jours plus laide, devint acariâtre et insupportable;
la vieille était infirme et fut encore de plus mauvaise humeur que
Cunégonde. Cacambo, qui travaillait au jardin et qui allait vendre des
légumes à Constantinople, était excédé de travail et maudissait sa
destinée. Pangloss était au désespoir de ne pas briller dans quelque
université d'Allemagne. Pour Martin, il était fermement persuadé
qu'on est également mal partout; il prenait les choses en patience.
Candide, Martin et Pangloss disputaient quelquefois de métaphysique
et de morale. Un voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie
des bateaux chargés d'effendis, de bachas, de cadis, qu'on envoyait
en exil à Lemnos, à Mitylène, à Erzeroum; on voyait venir d'autres
cadis, d'autres bachas, d'autres effendis, qui prenaient la place des
expulsés et qui étaient expulsés à leur tour; on voyait des têtes
proprement empaillées qu'on allait présenter à la sublime Porte. Ces
spectacles faisaient redoubler les dissertations; et quand on ne
disputait pas, l'ennui était si excessif que la vieille osa un jour leur
dire: «Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d'être violée cent fois
par des pirates nègres, d'avoir une fesse coupée, de passer par les
baguettes chez les Bulgares, d'être fouetté et pendu dans un auto-da-fé,
d'être disséqué, de ramer aux galères, d'éprouver enfin toutes les
misères par lesquelles nous avons tous passé, ou bien de rester ici à
ne rien faire.--C'est une grande question,» dit Candide.

Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et Martin surtout
conclut que l'homme était né pour vivre dans les convulsions de
l'inquiétude ou dans la léthargie de l'ennui. Candide n'en convenait
pas; mais il n'assurait rien. Pangloss avouait qu'il avait toujours
horriblement souffert: mais ayant soutenu une fois que tout allait
à merveille, il le soutenait toujours et n'en croyait rien.

Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables principes,
de faire hésiter plus que jamais Candide et d'embarrasser Pangloss.
C'est qu'ils virent un jour aborder dans leur métairie Paquette et le
frère Giroflée, qui étaient dans la plus extrême misère; ils avaient
bien vite mangé leurs trois mille piastres, s'étaient quittés, s'étaient
raccommodés, s'étaient brouillés, avaient été mis en prison, s'étaient
enfuis, et enfin frère Giroflée s'était fait Turc. Paquette continuait
son métier partout et n'y gagnait plus rien.

«--Je l'avais bien prévu, dit Martin à Candide, que vos présents
seraient bientôt dissipés et ne les rendraient que plus misérables.
Vous avez regorgé de millions de piastres, vous et Cacambo, et vous
n'êtes pas plus heureux que frère Giroflée et Paquette.--Ah! ah!
dit Pangloss à Paquette, le ciel vous ramène donc ici parmi nous, ma
pauvre enfant! savez-vous bien que vous m'avez coûté le bout du nez,
un œil et une oreille! Comme vous voilà faite! eh! qu'est-ce que ce
monde?» Cette nouvelle aventure les engagea à philosopher plus que
jamais.

Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux qui passait pour
le meilleur philosophe de la Turquie; ils allèrent le consulter;
Pangloss porta la parole et lui dit:

«Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi
étrange animal que l'homme a été formé.

--De quoi te mêles-tu? lui dit le derviche; est-ce là ton
affaire?--Mais, mon révérend père, dit Candide, il y a horriblement
de mal sur la terre.--Qu'importe, dit le derviche, qu'il y ait du
bien ou du mal? Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte,
s'embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont
à leur aise ou non?--Que faut-il donc faire? dit Pangloss.--Te
taire, dit le derviche.--Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner
un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes
possibles, de l'origine du mal, de la nature de l'âme et de l'harmonie
préétablie.» Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.

Pendant cette conversation, la nouvelle s'était répandue qu'on
venait d'étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le mufti,
et qu'on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait
partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et
Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon
vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d'orangers.
Pangloss, qui était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment
se nommait le mufti qu'on venait d'étrangler.

«Je n'en sais rien, répondit le bonhomme, et je n'ai jamais su le nom
d'aucun mufti ni d'aucun vizir. J'ignore absolument l'aventure dont
vous me parlez; je présume qu'en général ceux qui se mêlent des affaires
publiques périssent quelquefois misérablement, et qu'ils le méritent;
mais je ne m'informe jamais de ce qu'on fait à Constantinople; je me
contente d'y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive.»

Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison; ses
deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de
sorbets qu'ils faisaient eux-mêmes, du kaïmak piqué d'écorces de cédrat
confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches,
du café de Moka qui n'était point mêlé avec le mauvais café de Batavia
et des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent
les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin.

«Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique
terre?--Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc; je les cultive
avec mes enfants; le travail éloigne de nous trois grands maux: l'ennui,
le vice et le besoin.»

Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions
sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin: «Ce bon vieillard
me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec
qui nous avons eu l'honneur de souper.--Les grandeurs, dit
Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les
philosophes, car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par
Aod; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards; le roi
Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baasa; le roi Éla, par Zambri;
Ochosias, par Jéhu; Athalie, par Joïada; les rois Joachim, Jéchonias,
Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus,
Astyage, Darius, Denis de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha,
Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II
d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles
ler, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV? Vous
savez....--Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre
jardin.--Vous avez raison, dit Pangloss, car quand l'homme fut
mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis _ut operaretur eum_, pour
qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le
repos.--Travaillons sans raisonner, dit Martin: c'est le seul
moyen de rendre la vie supportable.»

Toute la petite société entra dans ce louable dessein; chacun se
mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde
était, à la vérité, bien laide; mais elle devint une excellente
pâtissière; Paquette broda; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas
jusqu'à frère Giroflée qui ne rendit service; il fut un très bon
menuisier, et même devint honnête homme, et Pangloss disait
quelquefois à Candide:

«Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes
possible; car enfin, si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château
à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de Mlle Cunégonde,
si vous n'aviez pas été mis à l'inquisition, si vous n'aviez pas couru
l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au
baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays
d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des
pistaches.--Cela et bien dit, répondit Candide, mais il faut
cultiver note jardin.»


[Illustration 71]



COLLABORATEURS


Les dix compositions hors texte de cet ouvrage ont été gravées à
l'eau-forte par

D. MORDANT

Les soixante-deux vignettes ont été gravées sur bois par

JULES HUYOT

L'impression typographique a été exécutée sur les presses à bras de

A. LAHURE

Le tirage des eaux-fortes a été fait par les soins de la Maison

CH. WITTMANN

Le papier a été fabriqué par les _Papeteries du Marais._



Les encres on été fournies par la Maison CH. LORILLEUX.





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