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Title: Les Français peints par eux-mêmes, tome 2 - Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle
Author: Various, - To be updated
Language: French
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    LES FRANÇAIS

    PEINTS PAR EUX-MÊMES,

    ENCYCLOPÉDIE MORALE

    DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.


    TOME SECOND.


    [Logo de l'éditeur: LC]


    PARIS,

    L. CURMER, ÉDITEUR,
    49, RUE DE RICHELIEU,
    AU PREMIER.

    M DCCC XLIII.



    A

    MESDAMES ANNA MARIE, LOUISE COLET, VIRGINIE DE LONGUEVILLE;

    MESSIEURS

    H. AUGER, DE BALZAC, E. DE LA BÉDOLLIERRE, BILLIOUX,
    P. BOREL, BRISSET, R. BRUCKER,
    F. COQUILLE, CORDELLIER DE LANOUE, L. COUAILHAC,
    S. DAVID, A. DELACROIX, T. DELORD,
    A. DUBUISSON, DUFOUR, B. DURAND, A. DURANTIN,
    M. DE FLASSAN, FORGUES, C. FRIÈS, E. GUINOT, HILPERT,
    J. JANIN, JOUSSERANDOT, A. DE LACROIX, J. LADIMIR,
    LORENTZ, OURLIAC,
    Vicomte RODOLPHE D’ORNANO, E. REGNAULT,
    A. RICARD, H. ROLLAND, L. ROUX, F. SOULIÉ, TISSOT,
    E. DE VALBEZEN,

    L’ÉDITEUR RECONNAISSANT.



[Illustration]

[Tête de page]

INTRODUCTION.

LA JEUNESSE DEPUIS CINQUANTE ANS.


DANS tous les temps de ma vie, la jeunesse a été pour moi un objet
d’études; je l’observais déjà même alors que je figurais dans ses
rangs, et que je me livrais, avec mes émules, aux distractions et aux
plaisirs de notre âge. Je me rappellerai toujours ma surprise en voyant
des pères de famille envoyer chaque année leurs fils dans cette grande
capitale où souvent ils se trouvaient abandonnés à eux-mêmes sans
appui, sans conseil et sans guide: les fâcheuses conséquences de cet
isolement de la jeunesse m’affligeaient à vingt ans; depuis l’époque de
cette première disposition de mon esprit et de mon cœur, la sympathie
n’a point cessé de s’accroître entre moi et les générations successives
de la jeunesse de nos jours; j’ai eu de fréquents rapports avec elle,
de nombreuses occasions de la connaître; je vais essayer de la peindre
telle que je l’ai vue avant, depuis et après la révolution.

Les enfants du peuple poussaient le défaut d’instruction jusqu’à
ignorer souvent les éléments de la lecture et de l’écriture; ils
conservaient les idées religieuses qui leur avaient été inculquées
par leurs mères dès le berceau, ou par les frères de la Doctrine
chrétienne, chargés de l’explication du catéchisme. Une partie de
cette jeunesse, livrée à elle-même ou rebelle à l’autorité paternelle,
tombait dans de graves désordres, conséquence inévitable de la paresse
et de l’oisiveté, et allait peupler les prisons. On voyait cependant
parmi ces mauvais sujets des fils qui aimaient et respectaient la femme
qui leur avait donné le jour. Les autres individus de cet âge, sachant
lire, écrire et même un peu compter, formés au travail par l’exemple,
embrassaient de bonne heure une profession qu’ils ne quittaient guère,
devenaient de bons ouvriers; ils épousaient les intérêts de leurs
maîtres, pratiquaient certains devoirs religieux, et se montraient
soumis à leurs parents. Malheureusement la passion du vin, même sans
être portée à l’excès, les entraînait à des dépenses qui, continuées
pendant l’âge mûr, détruisaient toute espérance de ces précieuses
économies, la richesse des classes pauvres.

Dans les enfants de la classe moyenne, vous trouviez une éducation
incomplète, mais saine; des croyances religieuses, mais sans
l’instruction qui produisait des convictions fortes et durables au
temps de Louis XIV. Cette classe offrait encore à l’observateur
attentif de bonnes traditions, l’amour du travail contracté dans
les colléges, des principes d’ordre et d’économie que les passions
ébranlaient pendant la première ivresse du plaisir. Les jeunes gens
adoptaient un état dans lequel on ne les voyait pas toujours persister,
parce qu’il avait été choisi parfois au hasard, et sans que les pères
eussent eu les moyens de reconnaître la véritable vocation de leurs
fils. Les pères étaient les maîtres et les oracles de la famille, mais
leur ascendant commençait à décliner par différentes causes, entre
lesquelles il faut compter la familiarité introduite entre les pères et
les enfants par les préceptes de Jean-Jacques Rousseau mal compris, ou
exagérés dans l’application.

[Illustration]

La légèreté, la dissipation, la recherche de la parure, et une certaine
fatuité assez répandue, étaient les défauts de cet âge. Les femmes
occupaient une grande place dans la vie du jeune homme. Assidu,
empressé, galant auprès d’elles, il leur témoignait beaucoup d’égards;
mais il était enclin à se vanter de ses conquêtes, quoiqu’elles
ne fussent pas toujours propres à donner de l’orgueil. Malheur à
ceux qui choisissaient mal les objets de leur passion ou de leur
fantaisie: ils contractaient, dans un commerce avec des êtres sans
élévation et sans politesse de mœurs, quelque chose de commun qui
restait attaché comme une espèce de rouille au talent lui-même, et
trahissait toute la vie les mauvaises habitudes de la jeunesse. Les
spectacles, l’acteur célèbre, l’actrice à la mode, les bals et les
femmes qui en avaient fait l’ornement, quelquefois des discussions sur
le mérite des écrivains du jour qui venaient d’apparaître avec éclat,
tels que Colin d’Harleville, Fabre d’Eglantine, Peyre, l’auteur de
l’_École des pères_, formaient le fond des conversations; on louait
ou on critiquait, suivant son opinion, les candidats de la renommée,
mais personne n’était jaloux de leur célébrité naissante. Quant aux
écrivains en possession de la gloire, la jeunesse en général leur
offrait le culte d’une admiration passionnée.

Je ne sais par quel hasard presque tous les jeunes favoris des muses,
à cette époque, avaient fait ou faisaient leurs premières armes dans
l’étude enfumée d’un procureur; aussi ne cessait-on d’y mêler les
discussions attrayantes de la littérature aux travaux fastidieux de
la procédure. On ne trouvait pas ce mélange d’occupations de l’esprit
avec les travaux arides de la profession chez les notaires, où tous les
livres, autres que ceux du droit, étaient mis à l’index et proscrits
sans pitié. Plus de liberté produisait plus d’esprit chez les clercs de
procureur. Amis des lettres, ils se croyaient d’Athènes, et accusaient
les clercs de notaire d’appartenir un peu à la Béotie. Ceux-ci, de
leur côté, regardaient les élèves de la chicane comme entachés d’une
espèce de roture et nourris à une mauvaise école. Ce dernier reproche
ne manquait pas de vérité. En effet, les jeunes gens, endoctrinés
par les successeurs de Rolet, avaient sous les yeux des exemples
d’improbité dont leurs patrons se faisaient trop souvent un jeu. Je me
rappellerai toujours ce mot d’un cynisme extraordinaire qui sortit de
la bouche d’un certain coryphée de la compagnie. Un jour, devant ce
fanfaron d’improbité, ardemment occupé du soin de bâtir une fortune
scandaleuse, on parlait d’une grande affaire confiée à un pauvre diable
de procureur. «Un tel, s’écria-t-il avec une rare effronterie, fripon
subalterne: qu’on donne cent louis à ce faquin, et qu’on lui retire
l’affaire, elle n’est pas faite pour lui.» L’avis ou l’ordre fut
exécuté, et le fripon du grand air parvint à s’emparer de presque tous
les biens d’un héritage immense; il se fit héritier unique ou légataire
universel.

Cet important se montrait fort recherché dans son extérieur; on ne
lui voyait jamais que des habits du plus beau drap de Louviers; un
jabot, aussi blanc et aussi bien plissé que ses longues manchettes,
sortait de sa veste entr’ouverte et laissait voir une chemise de toile
de Hollande. En parlant, il jouait négligemment avec les breloques
sonores de sa montre à répétition. La tête haute, l’abord froid et
impérieux, la parole brève, il devenait poli, insinuant, mielleux
avec les clients qu’il voulait acquérir ou tromper; mais, du moment
où il craignait de se voir déçu dans ce calcul d’avidité, il éclatait
avec violence, et ses procédés achevaient de révéler un caractère
affreux. On s’instruisait chez lui parce que son étude avait la vogue
et une fort belle clientèle; mais ses clercs le méprisaient au fond
du cœur. A la même époque, j’ai rencontré, dans la même profession,
un autre type original, digne du pinceau de Regnier ou de Molière. Ce
noir suppôt de Thémis avait choisi son repaire dans une assez vilaine
rue; sa maison délabrée était de la plus chétive apparence, et n’avait
qu’une porte bâtarde. Quand vous l’aviez franchie, un corridor assez
obscur vous conduisait à une étude enfumée, dont les clercs assez âgés
ressemblaient à des recors. En entrant dans un cabinet encore plus
obscur que l’étude, je n’aperçus pas sans quelque émoi un spectre d’une
stature colossale et d’une vieillesse ferme et vigoureuse. Il avait un
bonnet de laine rouge dressé sur sa tête; une redingote d’un gros drap
gris, salie par le tabac, le couvrait tout entier. Des mains fortes,
mais sèches et osseuses, garnies d’ongles noirs, longs et recourbés
comme des serres d’oiseau de proie, sortaient de ses manches avec
une partie de l’avant-bras. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites,
jetaient un feu sombre sous d’épais sourcils, dont quelques poils
hérissés se relevaient vers un front plissé de rides. Du fond de sa
vaste poitrine sortait une voix forte et menaçante qui devenait aiguë
et criarde dans les fréquents accès d’une colère prompte à s’allumer.
Cet individu, rongé d’avarice, dévoré d’amour de l’argent, plein de
fourberie, semblait être le monstre de la chicane personnifiée. A son
aspect, je tremblais sur le seuil de son cabinet, je tremblais en
l’approchant, et à peine si je parvins à balbutier quelques mots de
l’affaire pour laquelle on m’avait envoyé vers lui. Mon procureur,
au contraire, était un beau fils, il avait des prétentions à passer
pour un homme du monde; à mon retour, je me trouvais en verve, et
je l’amusai beaucoup en lui improvisant le portrait de son odieux
confrère. Au reste, il ne faudrait pas juger la compagnie sur ces deux
modèles: en effet, quoique un peu décriée, elle renfermait un assez
grand nombre d’honnêtes gens; et tel procureur de l’époque était un
véritable juge de paix avant que la loi eût institué ces magistrats de
la conciliation. Quant aux notaires, leur compagnie jouissait encore de
l’estime et de la confiance générales, malgré quelques échecs causés
par la manie des affaires, qui commençait à s’introduire dans leur
cabinet. Les jeunes gens qui aspiraient au notariat contractaient de
bonne heure des habitudes d’ordre, de régularité, de probité sévère;
mais on s’apercevait déjà qu’il manquait beaucoup de choses à leur
instruction, comme à celle de leurs patrons; elle ne suffisait plus
aux besoins de la société et à la variété des transactions. Il y avait
une ligne de démarcation entre les clercs de notaire et les clercs de
procureur, et on les distinguait sans peine au premier coup d’œil,
quoiqu’ils suivissent également la mode à laquelle ils n’étaient pas
moins soumis que les femmes.

Les cheveux d’un jeune homme du temps, relevés à racines droites sur
son front, couronnaient sa tête par un toupet crêpé, pommadé, poudré
à frimas, et accompagné de deux rangs de boucles circulaires qui
rejoignaient la queue enfermée dans un ruban de soie noire. Cette mode
exigeait des papillotes deux fois par semaine avec frisure complète,
opération fort longue, pendant laquelle jeunes et vieux, grands et
petits, prenaient un singulier plaisir à écouter les nouvelles dont les
artistes en perruques étaient toujours abondamment pourvus. Suivant la
tradition, le pompeux Buffon cessait chaque matin de donner audience à
son esprit, afin de prêter une oreille complaisante à la chronique du
jour, racontée d’une manière originale et familière par son barbier en
titre.

Pour qu’un jeune homme fût à la mode, il lui fallait un habit de drap
fin ou de soie, suivant la saison, qui serrât exactement la taille et
les bras, car on avait la prétention de paraître mince; l’embonpoint
sentait la roture, et le ventre était à l’index, comme chose prohibée.
L’élégant petit-maître sortait encore un gilet d’une étoffe chinée ou
d’un drap chamois, des culottes de sénardine couleur jaune pâle ou gris
de lin, des bas de soie à raies longitudinales et variées, des souliers
étroits et lustrés à la cire luisante, des boucles d’argent taillées à
facettes comme le diamant. L’été, on lui voyait un léger bambou à la
main; l’hiver, il jetait sous son bras gauche un énorme manchon à longs
poils soyeux, dans lequel il se serait bien gardé de cacher ses mains
quand il se promenait aux Tuileries ou au Palais-Royal. N’oublions pas
le chapeau de castor, qui, pendant un ou deux ans, fut d’une hauteur
démesurée. Paris l’avait emprunté aux Hollandais. Je pourrais bien
retracer ici ce qu’on appelait le négligé pour une certaine classe de
jeunes fashionables du haut parage, auxquels on pouvait appliquer ce
trait de Gilbert:

                En habit du matin,
    Monsieur promène à pied son ennui libertin.

Je me contente de dire que ces dandys portaient alors des pantalons de
peau de daim très-fine qui étaient si étroits, qu’on ne pouvait les
mettre la première fois qu’avec le secours de deux personnes. De là,
un mot plaisant du comte d’Artois, qui, jeune, évaporé, se montrait
fort attentif à suivre la mode. Son valet de chambre lui présentant un
pantalon de cette espèce: «Si j’y entre, dit-il, je ne le prends pas.»

A côté des deux professions dont nous avons parlé plus haut, florissait
un jeune barreau qui, s’appliquant ce mot de Cicéron: «L’orateur est un
homme probe, habile à bien dire,» conservait l’honneur héréditaire du
corps, et aspirait aux palmes de l’éloquence. Le plaidoyer de Dupaty
pour trois hommes injustement condamnés au supplice de la roue, la
chaleur entraînante de Bergasse défendant la sainteté du nœud conjugal
dans l’affaire du banquier Cornemann, le polémique de ce Linguet dont
Voltaire avait dit: «Il brûle, mais il éclaire,» les réquisitoires du
vertueux Servan, les brillantes inspirations de Gerbier, qui avait reçu
de la nature tous les dons de l’orateur, les discours de l’illustre
Séguier, l’adversaire officiel des philosophes du dix-huitième siècle,
qu’il estimait en secret, le retentissement de la parole foudroyante
de Mirabeau dans ses débats au parlement d’Aix avec le célèbre
Portalis, qu’il fallut emporter presque mourant après sa lutte avec
un si terrible jouteur, excitaient l’ardeur et formaient le talent de
leurs rivaux futurs, qui voyaient aussi grandir devant eux de jeunes
magistrats du parquet déjà connus de l’opinion. Mais à côté de ces
beaux exemples, une partie des avocats en donnait de dangereux. Ils
défiguraient la langue dans une espèce de jargon du palais, qui était
insupportable; tantôt communs, tantôt boursouflés, ils noyaient la
question dans un déluge de paroles; quelques-uns, armés de poumons
de fer et pourvus d’une voix de stentor, plaidaient avec une espèce
de fureur pendant trois ou quatre heures; la sueur ruisselait de
leur front, et par moments ils semblaient écumer. Du reste, le corps
jouissait d’une haute estime, et la méritait. Les procès en séparation
entraînaient bien quelques-uns des défenseurs des femmes à des liaisons
licencieuses avec leurs clientes; il y avait bien encore quelques
scandales particuliers; mais, en général, les mœurs du barreau étaient
pures, et la probité, unie à une scrupuleuse délicatesse, régnait dans
cette belle profession qui touchait, sans le savoir, au moment de
parvenir à tout par la puissance de la parole.

Nos jeunes patriciens recevaient à peu près la même éducation que celle
des enfants de la classe moyenne; mais ils travaillaient beaucoup
moins, parce qu’ils ne sentaient pas le besoin de travailler. Au
sortir du collége ou de l’école militaire, ceux-ci se rendaient aux
écoles d’application où ils acquéraient des connaissances spéciales
et positives; ceux-là entraient dans un régiment, et menaient la vie
de garnison, vie pleine d’oisiveté, de dissipation, et très-peu propre
à former des esprits supérieurs. Les autres, livrés à eux-mêmes au
milieu des piéges et des séductions de la capitales, lâchaient la
bride à leurs passions. Les enfants des grandes et riches maisons,
dès qu’ils se trouvaient émancipés par l’âge ou mariés, tombaient
dans les plus folles prodigalités. Une classe de courtisanes trop
célèbres alors, connue sous le nom de femmes entretenues, et qui
scandalisaient Paris par l’excès de leurs dépenses et l’insolence
de leur luxe, s’appliquaient à dévorer le patrimoine de ces jeunes
patriciens, entretenaient leurs penchants à la frivolité, énervaient
les tempéraments, amollissaient les âmes sans altérer toutefois
ce courage d’instinct et de réflexion qui est une vertu de notre
caractère, et pour ainsi dire un fruit du sol français. On était bien
sûr de voir ces étourdis, ces dissipateurs, ces enfants de la mollesse
et de la volupté, courir à un duel ou à un combat comme les favoris de
Henri III à la journée de Coutras; mais il ne se formait à cette école
de plaisirs et de vices, tenue par les Lays modernes, ni de ces grands
caractères ni de ces grands talents si communs en France au temps de
Louis XIV. On sentait au contraire une espèce d’abâtardissement dans
la noblesse dont Louis XV, qui oubliait tous ses devoirs de roi, avait
négligé de surveiller l’éducation. Aussi quand son successeur, aux
prises avec une révolution, eut besoin de secours et fit le signal de
détresse, il ne trouva ni un général ni un ministre capable de sauver
l’État et le prince. La marine seule comptait des hommes d’une haute
capacité, mais qui, n’ayant pas été initiés aux affaires, ne pouvaient
avoir appris à gouverner L’État comme leurs vaisseaux au milieu des
tempêtes.

Cependant les questions financières commençaient à remuer les esprits;
le compte rendu de Necker, véritable signal d’une révolution prochaine,
puisqu’un ministre du roi donnait l’exemple de révéler au peuple des
choses qui sont des mystères dans un gouvernement absolu, s’était
répandu partout comme un livre d’imagination ou un roman du plus
grand intérêt. Tout ce qui lisait alors avait lu le compte rendu. La
jeunesse elle-même, commençant à devenir sérieuse, avait pris part aux
discussions entre le banquier de Genève, qui ne voulait plus de secrets
en finances, et le brillant Calonne, qui le combattait par ordre de la
cour, si intéressée à cacher ses dilapidations. La guerre d’Amérique,
les secours portés par un successeur de Louis XIV à un peuple armé pour
reconquérir son indépendance, l’enthousiasme excité par les triomphes
des Suffren, des Lamotte-Piquet, des Destaing sur nos plus anciens
ennemis, vinrent réveiller des sentiments de gloire, et mêler des idées
de liberté aux autres idées graves qui s’étaient emparées des esprits.
Le retour de la colonie de jeunes officiers qui avaient été servir,
avec La Fayette, sous le drapeau de Washington, féconda les germes
d’indépendance cachés dans le cœur de tous les hommes. D’un autre
côté, les doctrines philosophiques comptaient, depuis un demi-siècle,
un grand nombre de disciples de toutes les classes. Voltaire avait
une brillante école, Rousseau beaucoup d’enthousiastes, surtout parmi
les femmes et les jeunes gens. En 1787, à l’âge de dix-neuf ans, nous
commencions à lire le _Contrat social_ et les _Conseils à la Pologne_;
les plus hardis d’entre nous abordaient l’_Esprit des Lois_ et les
_Discours_ de Machiavel _sur Tite-Live_. Encore légers par les goûts
de notre âge, nous sentions le besoin de donner des aliments forts et
substantiels à notre esprit; nous étions d’ailleurs préoccupés des
discussions de la cour avec les parlements, et de l’émotion générale
causée par les révélations sur l’état des finances, sur le produit
des impôts, sur le déficit du trésor. Enfin la révolution éclata et
vint fermer à jamais le passé auquel nous avions appartenu. L’heureux
temps que celui de notre première jeunesse! jetons-y un dernier regard
comme sur une époque qui ne peut plus renaître ni pour nous ni pour
aucune des générations nouvelles qui nous succéderont. Nous étions
tout à fait de notre âge, adonnés à nos plaisirs et à la profession
que nous voulions suivre, exempts des passions politiques qui dévorent
l’existence, en général étrangers aux affaires du gouvernement,
assez modérés dans nos désirs, renfermés dans de certaines limites
très-difficiles à franchir, ne pouvant pas même avoir le plus léger
soupçon de ce que nous voyons aujourd’hui: la témérité des vœux,
l’audace des espérances, et l’insatiable désir d’obtenir tous
les avantages de la société avant d’avoir été marqué du sceau de
l’expérience et de la maturité.

[Illustration]

En 1789, plus d’observations particulières sur l’esprit et les mœurs
de la jeunesse. La révolution, en apparaissant au milieu de nous, vint
imprimer à tous les cœurs l’amour de la patrie et l’enthousiasme de la
liberté. Ces deux sentiments que nos pères avaient développés avec tant
d’énergie au temps de César, et qui plus tard avaient saisi d’autres
occasions de se manifester, ressuscitèrent chez un vieux peuple avec
toute l’énergie et toute la pureté qu’ils avaient au temps de la vertu
romaine. Plus rien de frivole en France, pas même la jeunesse qui
parut tout à coup passer à l’âge mûr. Il ne lui resta de traits qui la
fissent reconnaître que cette candeur d’intentions, ce désintéressement
absolu, et l’éclat du courage, ses anciens attributs. Dans les cités
comme dans les camps, la jeunesse prit pour elle tous les périls du
dedans et du dehors. Ils appartenaient à la jeunesse les ardents
défenseurs de la cause publique, dans le forum ou dans le sénat; ils
appartenaient aussi à la jeunesse les héros qui nous firent triompher
de l’Europe. Sous le rapport de l’abnégation de ses intérêts, du
dévouement sans bornes, et des prodiges opérés pour l’affranchissement
et le salut de la France, il y eut là quelques années qui feront un
éternel honneur à la nation. On put croire, à cette époque, que nous
allions remonter, par les lois, par les opinions et par la guerre, à la
pureté républicaine, sans perdre l’élégance de nos mœurs et de notre
politesse. Mais bientôt, en outrant tout, en voulant nous transformer
tout à coup, et imposer le régime de Sparte et de Rome à une nation
civilisée qui aime les arts, les jouissances de l’esprit, les plaisirs
du goût et l’urbanité, on s’exposa nécessairement à nous rejeter vers
le passé dont on aurait voulu abolir jusqu’à la mémoire. Cette violence
contribua, encore plus peut-être que les excès de la terreur, à la
réaction qui éclata aussitôt après le 9 thermidor, réaction qui fut si
sanglante en invoquant le saint nom de l’humanité. Je ne peindrai pas
la jeunesse de cette époque de transition. Égarée par des sentiments
légitimes dans le principe, excitée par des imprudents qui, encore
tout tremblants de la peur qu’ils avaient ressentie eux-mêmes au
moment où ils faisaient tant de peur à tout le monde, agitée par des
passions politiques qu’un parti puissant attisait pour les exploiter
au profit de l’ancien régime qu’il espérait ressusciter, enflammée par
vingt journaux qui mettaient chaque jour le feu à toutes les têtes
incandescentes, une partie de cette jeunesse tomba dans les plus
déplorables égarements, ainsi que tous les hommes engagés dans la lutte
entre la république, blessée à mort quoiqu’elle parût encore pleine de
vie, et la royauté qui aspirait à renaître. On se rappelle avec effroi
les compagnons de Jésus et du Soleil, et leurs sanglantes expéditions
dans le midi. Les fils des meilleures familles devinrent des assassins
et des brigands non-seulement tolérés, mais encore encouragés, et que
la tardive sévérité des lois eut la plus grande peine à réprimer.

[Illustration]

Les armées se préservèrent de toute cette contagion, et, comme
elles n’avaient eu aucune part aux excès de l’action, elles furent
étrangères aux emportements de la réaction; elles furent aussi
préservées d’une singulière métamorphose qui se fit remarquer dans la
cité. Sur la frontière, nos braves soldats, en présence de l’ennemi,
et déjà négligés par une administration faible et désunie qui avait
succédé à l’administration vigoureuse et compacte du comité de salut
public, supportaient, pendant un hiver des plus rigoureux, toutes
les privations, bravaient en plein air toutes les intempéries, et
ne songeaient qu’à vaincre ou à mourir. A la même époque, dans une
partie de la France, et surtout à Paris, une folle ivresse de plaisirs
emporta tout à coup la société. Tous les âges se précipitèrent avec une
sorte de fureur dans toutes les jouissances dont on les avait sevrés.
C’étaient des festins de Lucullus, c’étaient des bals aussi brillants
que ceux de Marie-Antoinette à sa villa du petit Trianon; c’était une
répétition journalière des saturnales de la régence, au moment où la
cour se hâta de déposer le rôle d’hypocrisie que lui avaient imposé
la tristesse et la dévotion du grand roi. Étrange contradiction du
cœur humain! Les héros de ces fêtes étaient des hommes et des femmes
qui pleuraient, disaient ils, leurs parents immolés à une espèce de
divinité inexorable comme la Fatalité des anciens, et pourtant ils
dansaient et se réjouissaient au milieu de leurs transports de haine
pour la république, et des projets de vengeance qu’ils exécutaient ou
méditaient contre les terribles adversaires dont l’aspect les faisait
trembler encore. Voici maintenant une autre anomalie, mais d’un
caractère moins sérieux, et qu’il faut néanmoins citer comme un trait
de la physionomie du parti qui donnait un aussi étrange spectacle.
Tandis que les femmes, interrogeant les statues antiques, adoptant le
cothurne, la coiffure, la tunique des femmes d’Athènes et de Rome,
brillaient de la plus rare élégance sous de légers vêtements qui nous
les montraient presque sans voile, comme Aspasie ou Phryné apparaissant
aux regards d’un peuple enthousiaste de la beauté, les jeunes gens,
qui avaient taxé de simplicité grossière le costume des républicains
du temps, se présentaient sous un aspect rebutant et ridicule. On
les rencontrait partout avec ce qu’ils appelaient des cadenettes,
c’est-à-dire avec leurs cheveux nattés et relevés derrière la tête
comme ceux des soldats suisses de la garde royale; sur les deux côtés
de leur figure descendaient des touffes de cheveux qui représentaient
des oreilles de chien; leurs cols étaient emprisonnés dans une cravate
énorme qui, enveloppant le bas du visage et le menton, semblait cacher
un goître; ajoutez à ce bizarre déguisement une espèce de sarreau de
drap qui descendait le long du corps sans marquer la taille, et dont
les larges manches permettaient à peine la vue de l’extrémité des
doigts. Ces mêmes coryphées de la mode portaient à la main un bâton
noueux et tortu, pour attaquer leurs adversaires lorsqu’ils croiraient
l’occasion favorable. Tels étaient les chevaliers des plus brillantes
femmes des salons de Paris. Telle était la milice volontaire qu’on
appelait la jeunesse dorée de Fréron, et qui faisait avec un zèle
gratuit et une vigilance passionnée la police de la capitale dans les
spectacles, dans les jardins publics, sur les boulevards, contre les
révolutionnaires désignés sous le nom de terroristes. Paris laissait
faire; mais il marquait déjà le moment où il mettrait un terme à ces
levées de boucliers qui portaient le trouble au lieu de rétablir
l’ordre.

[Illustration]

Cette époque de vertige et de déclin pour une partie de la société,
semblable à l’écume qui bouillonne sur une mer longtemps agitée,
ne pouvait durer. Les études recommençaient dans les institutions
particulières et dans les écoles centrales; la jeunesse studieuse y
accourait avec une envie extrême de profiter d’une instruction solide
et variée; elle reprenait des mœurs plus douces et des habitudes plus
paisibles. En même temps, et sans que la contagion du dehors eût pu les
atteindre, les élèves de la première école polytechnique formaient,
sous les auspices de Monge, de Berthollet, de Fourrier, de Prieur de
la Côte-d’Or, cette pépinière d’hommes distingués qui sont devenus
l’une des gloires de la France, en lui rendant d’immenses services. On
ne conçoit pas tant d’application, tant de travail, de si profondes
études, de si grands progrès, à côté de tant de légèreté, de folie,
d’emportement de plaisir et de dangereuse exaltation dans une autre
partie de la population. Qu’elle était belle à voir cette jeunesse
d’une stature élevée, d’une force de corps remarquable, d’un air calme,
initiée aux mystères de la science, et toujours prête à offrir ses
connaissances, son bras, son zèle et son épée au premier signal de la
patrie, qui pouvait les réclamer à tout moment! Que de beaux noms cette
école a semés dans toute l’Europe et gravés en traces ineffaçables dans
nos annales civiles et militaires!

Deux belles années du gouvernement directorial, illustrées par les
triomphes inouïs de Bonaparte en Italie, avaient rendu la société
plus calme et plus sage; mais bientôt les revers et la faiblesse d’un
gouvernement sur son déclin laissèrent renaître les traces de troubles,
et la jeunesse allait encore s’égarer en usurpant une dangereuse
influence. Mais Bonaparte revint d’Orient, environné d’une nouvelle
auréole de gloire; la société se reconstitua sous le consulat, qui
rétablit l’ordre dans l’état, la sécurité dans les villes, la paix
entre les citoyens, la décence dans les mœurs, et toutes les bonnes
habitudes de la civilisation. Sous l’impulsion puissante et régulière
du grand homme, la jeunesse reprit goût à toutes les choses sérieuses.
On la vit embrasser avec ardeur les études littéraires, cultiver le
domaine des sciences, s’associer aux découvertes de l’industrie,
peupler les manufactures, hâter les progrès de son instruction pour ne
pas être surprise sans un fond de connaissance par le signal du départ
pour les armées. Au dedans comme au dehors, et sur tous les champs
de bataille, théâtres de ses triomphes, elle se montra pénétrée d’un
dévouement sublime, saisie d’un enthousiasme extraordinaire pour la
gloire, et capable d’obtenir l’admiration même du premier capitaine du
siècle. Cette jeunesse vraiment digne de lui, l’empereur l’employait
partout, dans ses conseils, dans l’administration générale, dans des
négociations hérissées de périls ou pleines de difficultés, dans le
gouvernement des pays conquis; et partout elle répondait à son attente.
Les jeunes gens étaient encore pour lui les _Missi dominici_ avec
lesquels Charlemagne visitait les différentes parties de son vaste
empire. Que d’hommes aurait produit cette école féconde, si celui qui
l’avait créée avait pu rester sur le trône et appliquer son génie aux
conquêtes de la paix, comme il l’avait appliqué à l’art d’obtenir et
de fixer la victoire! Par la générosité des sentiments, par la probité
sévère, par le singulier privilége de ne rien croire d’impossible
quand l’intérêt du pays et un homme tel que Napoléon commandent,
cette jeunesse mérita les honneurs du parallèle avec les volontaires
de la levée de septembre 1792, quittant leur charrue ou leur atelier
pour arracher la France à l’insulte et au fléau d’une invasion des
étrangers, qui, à cette époque, méditaient de nous partager avec
l’épée comme la malheureuse Pologne. En payant un tribut à cette élite
du peuple français, on ne peut s’empêcher de répandre des larmes sur
les flots de sang que la jeunesse tout entière a versé pour nous, de
sentir de mortels regrets à la pensée de la perte de tant d’hommes qui
seraient aujourd’hui la force, le rempart et l’honneur de la France.
Adressons-leur un souvenir dans quelque partie de la terre où repose
leur dépouille sacrée, et disons-leur, comme s’ils pouvaient nous
entendre dans leurs tombeaux inconnus: «Généreux enfants de la patrie,
que la France serait grande si elle pouvait ranimer d’un souffle vos
ossements, et vous présenter en phalanges guerrières à l’Europe que
vous avez tant de fois vaincue!»

Pendant l’immortelle campagne de 1814, où le génie d’un homme fit
tête à l’Europe conjurée, la jeunesse française se montra digne de ce
qu’elle avait été pendant le règne de Napoléon. A ces deux époques elle
n’eut que de grandes pensées; et je ne sais quel reproche pourrait leur
adresser le plus sévère des peintres de mœurs. Sans doute l’ambition
régnait dans les cœurs, mais cette ambition était noble et pure des
misérables intrigues et des capitulations de conscience qui déshonorent
souvent une passion si peu sévère sur le choix des moyens d’arriver
à son but. C’est au prix de son sang offert tous les jours que l’on
voulait obtenir les récompenses promises par le juge suprême des
travaux de chacun; c’est par des services multipliés que l’on espérait
attirer les regards d’un prince attentif et juste, qui ne laissait
aucun sacrifice sans salaire. Quel homme sage aurait voulu tarir la
source de tant de dévouement, et refouler dans les cœurs la passion de
la gloire?

La chute de Napoléon laissa un vide immense; la jeunesse, décimée tous
les ans par la guerre, donna les plus vifs regrets au prince qui levait
sur elle le terrible impôt du sang au nom de la gloire et du salut
de tous. Destituée en quelque sorte avec lui du commandement suprême
de l’Europe, la jeunesse se sentit d’abord accablée de ce revers, et
conserva au fond du cœur le désir de le réparer. Le retour de l’île
d’Elbe, après de magnifiques promesses, renversa les ambitieuses
espérances que les amis de Napoléon avaient conçues pour leur pays.
Heureusement les idées de liberté firent diversion à cette douleur.
Toujours fidèle à ses glorieux souvenirs, la jeunesse embrassa la
Charte comme une victoire remportée sur la dynastie revenue avec
les étrangers, et contrainte de rendre hommage aux principes de la
révolution.

Alors se révéla un homme connu seulement par quelques chansons, entre
lesquelles tout Paris avait répété _le Roi d’Yvetot_, satire naïve à
la manière de La Fontaine. Tout à coup l’auteur de cette malicieuse
allusion au règne du conquérant, devient un grand poëte. Il prend
la lyre au lieu du galoubet, et consacre ses odes ou ses hymnes à
consoler la France, en célébrant ses vingt années de triomphes. Grâce
à lui, nos héros, leurs exploits, leurs prodiges, reviennent à la
mémoire de tous, et retentissent dans les palais, dans les ateliers,
dans les chaumières. Les étrangers eux-mêmes, encore présents et sous
les armes au milieu de nous, entendent les femmes, les vieillards,
la jeunesse, célébrer les batailles de Jemmapes et de Fleurus, de
Rivoli et d’Arcole, des Pyramides et du Mont-Thabor, d’Austerlitz et
de Friedland; ils ne peuvent s’empêcher d’admirer à la fois et tant de
faits immenses et la noble attitude du peuple qui les chante devant
eux ainsi qu’en face de la dynastie assise sur le trône, offensée de
n’avoir aucune place parmi tant de gloire, mais secrètement intéressée
à ne pas arrêter cet élan des âmes, qui pouvait devenir un élément de
force si les alliés voulaient abuser de la victoire en prolongeant leur
séjour parmi nous.

Une singulière anomalie se présente ici à la pensée. Béranger, en
rallumant l’enthousiasme pour Napoléon, réveillait aussi l’amour de
la patrie et de la liberté; il fut ainsi pour sa part l’instituteur
politique de la jeunesse en général. Il produisit sur elle, comme sur
le peuple lui-même, une impression qui ressemblait en quelque chose à
celle de la révolution de 1789; il en ranima les sentiments, et jeta
dans les cœurs le germe des dispositions nécessaires au succès de la
révolution nouvelle, qu’il prévoyait dans un avenir plus ou moins
éloigné. Les jeunes gens de la classe moyenne, et même un certain
nombre de ceux qui appartenaient aux anciennes familles, non moins
fières de leur naissance que connues par leur haine pour la révolution,
prirent aussi leurs inspirations dans Béranger, et adoptèrent la
cause constitutionnelle. Ils formaient, sous la conduite des chefs
de l’opposition, une société qui se consacrait avec eux aux travaux
de la résistance légale et organisée, pour arrêter les empiétements
d’une autorité trop justement suspecte de projets hostiles à la
liberté. Les événements de chaque jour, les discussions de la tribune,
les journaux, les nombreuses publications de la presse, avancèrent
singulièrement l’éducation politique de ces auditeurs d’une nouvelle
espèce placés auprès des deux chambres, et partout où il s’agissait
de défendre les principes de la révolution de 1789. En même temps il
s’élevait dans cette même classe une coalition de quelques belles
intelligences qui, formées, échauffées par l’enseignement de l’école
normale, où brillaient les Laromiguière, les Royer-Collard et leurs
élèves d’élite, entreprirent de combattre le dix-huitième siècle,
particulièrement Voltaire, et de rétablir l’union entre la philosophie
et le principe religieux, qu’elle regardait avec raison comme immuable
dans le cœur des hommes. Cette coalition avait pour son interprète le
journal _le Globe_. Sans doute elle fut injuste envers le dix-huitième
siècle, elle méconnut des services immenses et dont nous recueillons
encore tous les fruits chaque jour; sans doute encore on peut lui
reprocher des hérésies littéraires; mais elle répandit des lumières
en soumettant tout à une analyse sévère, et offrit l’exemple d’une
pureté, d’un désintéressement, d’une droiture d’intentions qu’on ne
saurait oublier. C’est du _Globe_ que sont sortis les Saint-Simoniens,
les Fouriéristes et tous ces jeunes écrivains qui ont fouillé au fond
des principes de la société, et tenté de la réformer tout entière pour
réparer, disaient-ils, de grandes injustices, donner à chacun la place
que lui méritaient ses talents et ses vertus, améliorer la condition
du peuple et répartir plus également les avantages que les hommes
peuvent obtenir de leur réunion en corps de nation. Sans le savoir,
peut-être, ces jeunes enthousiastes reprenaient l’œuvre démocratique
de 1793 et les doctrines de Babeuf, immolé sous le directoire pour
l’émission de principes semblables aux leurs. Ils avaient aussi dans
leur enseignement religieux des affinités avec la théophilanthropie que
voulut mettre en honneur La Réveillère-Lépeaux, membre du directoire,
et que le ridicule fit tomber, de même qu’il a porté depuis un coup
mortel à la prédication publique de quelques Saint-Simoniens. On sait
que quelques coryphées de cette secte allèrent jusqu’à enseigner la
liberté absolue et même la communauté des femmes. Ce sont là des
excès comme il s’en rencontre dans toutes les sectes nouvelles, mais
l’école de Saint-Simon et de Fourier n’en laissera pas moins des traces
profondes; plusieurs de ses principes pénétreront dans les lois ainsi
que dans les institutions, et apporteront avec le temps de notables
changements dans la constitution du corps social. De pareils efforts,
de pareils projets, des vues si sérieuses, de pareilles études dans
la jeunesse, sont un spectacle nouveau pour la France et même pour le
monde.

Cependant l’opposition ne tarda point à se partager en deux fractions:
l’une, c’était la plus nombreuse, voulait tout obtenir par la force
de la loi, en retenant le gouvernement dans les limites de la Charte;
l’autre, ayant perdu toute confiance dans la dynastie, se précipita
dans la route périlleuse des conspirations. Elles avortèrent toutes,
et coûtèrent la vie à des hommes ardents et sincères, mais sans
prudence, à de jeunes séides dont quelques-uns, comme les quatre
sergents, montrèrent le plus noble caractère devant la justice, et une
âme héroïque en face de la mort. Plein d’affection pour la jeunesse
en général, consacré au devoir de l’instruire et d’éclairer sa route,
témoin de plusieurs de ces tentatives téméraires dont j’ai toujours
prédit la malheureuse issue à leurs auteurs, j’ai plaint du fond du
cœur Bories et ses compagnons, ainsi que toutes les autres victimes
d’entreprises téméraires et inopportunes qui ne pouvaient réussir.
En révolution surtout, tout ce qui est prématuré avorte, tout ce qui
va trop vite fait reculer. Les révolutions ne triomphent que lorsque
l’opinion publique est prête à les accepter.

Il y avait alors dans les esprits un mouvement extraordinaire. Il donna
naissance à la tentative, formée par quelques jeunes gens, de faire,
avec un plan raisonné, suivi avec constance, ce que la révolution avait
essayé par suite de son penchant à l’innovation en toutes choses,
mais avec des efforts partiels sans direction et sans puissance, je
veux dire une réforme littéraire appliquée au théâtre, à l’histoire,
au roman, à la prose, à la poésie, à la langue même; les beaux-arts,
surtout la peinture, devaient aussi subir une métamorphose complète.
Il se trouvait des vues justes, des observations vraies, des vérités
senties dans le plan des jeunes Luthers de cette réforme. Mais que
de génie et de bon sens, quelle habileté dans l’art de composer et
d’écrire, quelle connaissance du goût des Français ne supposait-elle
pas! L’audace des réformateurs fut grande, elle produisit des poëtes
ainsi que des prosateurs; elle enfanta quelques œuvres marquées au
coin du talent, mais qui toutefois ne donnaient à personne le droit
d’affecter de superbes mépris pour nos grands écrivains, à l’exemple
de cet original de Mercier qui voulut détrôner en même temps Racine
et Newton. Le public se laissa entraîner, et sans déserter les objets
de son culte proscrit par le fanatisme littéraire du moment, il les
négligea pour accepter, avec une certaine faveur, des ouvrages qu’il
n’aurait pas voulu souffrir dix ans auparavant. Le théâtre, envahi
par eux, vit triompher la nouvelle école, quelques succès légitimes,
et d’autres qui étaient des scandales pour la raison et des outrages
pour le goût, ainsi que des atteintes graves au caractère de notre
langue. La déception fut entretenue avec une habileté remarquable, avec
une persévérance extrême, avec un concert inouï d’éloges mutuels par
les chefs de la conjuration, et par leurs admirateurs passionnés, qui
s’emportèrent ensuite jusqu’à faire une sorte de violence à l’opinion.
Pour être vrai, il faut avouer que la tourmente littéraire a vu
éclore, dans plus d’un genre, et spécialement dans la poésie lyrique
et le roman, des talents et des travaux qui ont justement conquis
leur célébrité. Je les nommerais si la nature même de cette esquisse
générale me permettait d’entrer dans les détails. De même, je me
contenterai d’indiquer que le public est maintenant en pleine réaction,
surtout au théâtre, contre la nouvelle école, parce qu’elle n’a point
tenu ses promesses de recréer l’art, et qu’en imitant jusqu’aux défauts
qu’elle reprochait aux maîtres, elle n’a montré ni leur génie, ni leur
raison, ni leur talent de peindre les passions et de remuer les cœurs.

[Illustration]

Les projets de la réforme littéraire appartenaient, par leur nature
même et par des liens assez étroits, à la révolution politique qui
marchait toujours, et ne pouvaient plus être arrêtés que par la
défaite des amis de la liberté, ou par la chute de la dynastie. Les
trois journées survinrent et firent sortir du sein du peuple une race
nouvelle de révolutionnaires, jusqu’alors inconnue en France. Quel
étonnement pour nous, lorsque nous vîmes des adolescents, des enfants
même, saisis tout à coup d’un instinct de courage et d’une fièvre
belliqueuse, poussés et conduits par eux-mêmes, attaquer des soldats
armés, braver la mitraille, recevoir et surtout donner la mort avec une
audace et une témérité sans exemple, s’abstenir de toute cruauté dans
le combat, de tout excès après la victoire! La prise de la Bastille
elle-même, qui causa une si profonde émotion dans Paris, n’avait
rien produit de pareil. Le gamin, puisqu’il faut l’appeler par son
nom, n’était point apparu dans les journées les plus orageuses de la
révolution. D’où sortait cette race nouvelle tout à coup intervenue,
sans ordre et sans appel, dans la bataille qui a renversé un trône et
dépossédé une dynastie? je l’ignore. Que deviendra cette race si elle
se perpétue? qu’en faut-il attendre ou espérer? C’est là une grave
question qui mérite d’être méditée profondément par le législateur.
Un autre exemple du même genre, mais moins étonnant quoiqu’il soit
aussi nouveau dans nos annales, appartient à mon sujet. Ce ne sont pas
des hommes faits, des généraux couverts de gloire, ce ne sont pas des
chefs révolutionnaires et connus de la foule, ce sont des jeunes gens
de nos écoles de médecine, des élèves en droit, des élèves de l’École
Polytechnique qui, l’épée à la main, ont conduit le peuple à l’attaque
du château, ce sont eux qui ont servi de guide à la victoire populaire.
Ici point de Camille Desmoulins qui, montrant un pistolet, distribue
des feuilles d’arbre comme des signes de ralliement, et crie au peuple
qu’il entraîne: «Marchons.» Ici rien en paroles et tout en actions.
Le peuple s’émeut de lui-même et trouve sur sa route des guides qu’il
accepte sans les connaître, parce qu’ils viennent adopter ses périls.

Il existait dans le sein de la jeunesse des ambitions ardentes. Frappés
du souvenir de changements inouïs que nous avons vus, plusieurs
se disaient: Puisque des soldats _sont passés rois_, puisqu’un
lieutenant d’artillerie a pu devenir le maître de l’Europe, pourquoi
ne deviendrais-je pas général, ministre ou consul! Une partie de
la jeunesse mit à profit ces réflexions après les trois journées,
et s’éleva aux emplois les plus éminents; l’autre fut négligée par
une faute grave de la politique, et devint hostile au pouvoir par
mécontentement d’abord, ensuite par système. De là, au milieu de la
société, une espèce de volcan souterrain dont nous avons vu à plusieurs
reprises les redoutables explosions. En même temps la presse, investie
d’une puissance nouvelle, réveilla dans les esprits toutes les idées
d’amélioration politique et d’égalité; la république apparut comme
le gage d’un avenir brillant et prospère, où chacun trouverait sa
place, et tout le monde le bonheur tant cherché depuis des siècles.
Tandis que les écrivains entretenaient ces espérances, il se préparait
dans l’ombre une chose que nous n’avions pas vue encore, une vaste
conjuration, étendue comme un réseau sur toute la France, nouée avec
force, enveloppée d’un profond mystère, et investie d’une redoutable
puissance par des jeunes gens seuls, sans le secours des hommes qui
avaient formé les sociétés secrètes sous les Bourbons renversés par la
révolution de 1830.

Peintre de mœurs, je ne dois pas omettre ici un singulier contraste: à
côté de cette jeunesse que nous appelons la jeunesse politique, nous
voyons un certain nombre de jeunes fashionables avides de tous les
genres de jouissances, épuisant jusqu’à la lie la coupe des plaisirs,
abandonnés à tous les excès, et courant à leur ruine avec une sorte de
délire qui rappelle des temps et des mœurs que l’on croyait à jamais
oubliés. Effaçons ces tristes images par une idée consolante et prise
dans l’observation même de ce qui se passe sous nos yeux. La patrie
voit croître dans son sein une nombreuse partie de la jeunesse qui vit
de peu, modère ses désirs, travaille beaucoup, étudie les questions de
cette économie politique qui porte tout l’avenir de la France, se livre
au génie des découvertes, demande aux sciences les moyens de les rendre
utiles au plus grand nombre, d’achever, par une révolution innocente,
paisible et progressive, l’ouvrage de la révolution de 1789, en
répandant de nouveaux bienfaits sur le peuple, qu’il faut rendre plus
heureux et plus éclairé pour le rendre vraiment libre. Bénissons cette
modeste et laborieuse jeunesse, souhaitons qu’elle fasse de nombreux
imitateurs, et attendons, avec une vive espérance, les succès de la
belle entreprise qu’elle poursuit sous les regards des hommes éminents
qui lui servent de guides et de flambeaux.

  P.-F. TISSOT,
    de l’Académie française.



[Illustration: LE MODÈLE]

[Tête de page]

LE MODÈLE.


VOULEZ-VOUS un Spartacus, un César, un Cicéron, un saint Étienne, un
Clovis, un Molière, etc.? Souhaitez-vous faire revivre sur la toile
une notabilité quelconque de l’antiquité ou des temps modernes?
Vous faut-il un baron féodal ou un serf, un Européen ou un sauvage,
un martyr ou un Jupiter Olympien, un discobole ou un soldat de la
république française? Allez vous-en dans une de ces rues sales et
tortueuses dont fourmille notre belle capitale; montez un escalier
qui tient le milieu entre une échelle et un mât de cocagne, et là, au
fond de quelque grenier, vous trouverez la notabilité demandée, le
saint, l’empereur, le roi, le poëte, le guerrier, _ad libitum_, dans la
personne du modèle.

«Vil métier!» disent les misanthropes. Non pas, messieurs, s’il vous
plaît. N’exige-t-il pas un concours de qualités physiques que la
nature accorde rarement à un seul et même individu? celui qui l’exerce
n’a-t-il pas plus de droits matériels à notre admiration sous la blouse
qui cache ses formes herculéennes, que ces élégants rabougris dont les
charmes sont dus principalement à l’habileté d’un tailleur? Le modèle
ne fait-il point partie intégrante de la matière première mise en œuvre
par le peintre ou le sculpteur? ne coopère-t-il pas essentiellement
à la création des tableaux qui tapissent les murs de nos musées, des
statues qui se mirent dans les bassins de nos jardins publics? Vil
métier! allons donc! si je n’étais homme de lettres, je voudrais être
modèle.

A vrai dire, si l’on estimait une profession d’après ce qu’elle
rapporte, celle de modèle serait des plus secondaires. C’est moyennant
trois francs par séance qu’il endosse ou quitte toute espèce de
costume, tient la tête haute ou les yeux baissés, prend l’air doux ou
terrible, avec une infatigable docilité.

Autrefois on accordait au modèle le déjeuner, en sus du prix convenu.
Attablé sur le poêle, à côté de l’artiste, il absorbait du vin et des
vivres à discrétion, ou plutôt sans discrétion, et c’est pourquoi l’on
a fini par lui supprimer totalement le repas du matin, comme abusif et
frustratoire.

L’artiste était en tenue de travail; il avait sa blouse multicolore,
son bonnet rouge, sa palette à la main et sa pipe à la bouche.
Le modèle, après avoir déjeuné le plus copieusement possible, se
déshabillait lentement, et commençait ses exercices.

«Allons, disait l’artiste, donnez-moi l’expression: le cou renversé,
les mains étendues, les yeux au plafond; n’oubliez pas que vous tombez
mortellement blessé.»

Le modèle obéissait; mais, au bout d’un instant, sa tête retombait
sur sa poitrine, son corps s’affaissait, et ses yeux se fermaient
involontairement.

«Posez donc! posez donc!» criait l’artiste.

Le modèle se réveillait en sursaut, et balbutiait quelques mots
d’excuse sur la difficulté de sa digestion, dont il ne tardait pas à
donner une nouvelle preuve en se rendormant.

«Posez donc! sacrestie! posez donc!... Bien, c’est cela, nous y sommes.»

Le modèle n’y était déjà plus, et le peintre jurait, tempêtait, jetait
de fureur sa palette et ses pinceaux.

«Dam! lui disait le coupable, croyez-vous que ce soit divertissant de
tomber mortellement blessé pendant trois heures de suite?»

C’est donc pour éviter une somnolence importune qu’on n’octroie plus au
modèle que ses trois francs, nourriture non comprise. La modicité de
cette rétribution ne lui permet pas de n’avoir qu’une seule corde à son
arc. Il est obligé de faire comme les abbés de la régence, qui dînaient
de l’autel et soupaient du théâtre, ou comme les négociants cumulards
des petites villes, qui sont à la fois perruquiers, aubergistes,
épiciers, marchands de vin, de son, d’avoine et de sabots. Il pourrait
jouer dans chaque atelier la scène de maître Jacques et de l’Avare.

«Pardon, monsieur, est-ce au colporteur ou au modèle que vous vous
adressez?

--Au colporteur.

--En ce cas, voici de la parfumerie de premier choix, du savon de
Windsor, des foulards de l’Inde, des cuirs à rasoir, des gravures
de Rembrandt, des moulages d’après Clodion; puis, ajoute-t-il
mystérieusement, des cigares de la Havane, mais des vrais, ma parole
d’honneur, et du tabac de Maryland, qui m’arrive de Belgique à
l’instant même. Voyons, achetez-moi quelque chose; je suis accommodant,
et, si vous n’avez pas d’argent, vous me donnerez vos vieilles bottes.»

Quand vous ne faites pas d’affaires commerciales avec lui, le modèle
se débarrasse de son éventaire, rengaîne le mélange de sciure de bois
et de copeaux qu’il débite en guise de tabac de contrebande, et vous
demande à poser pour la tête ou pour l’ensemble, suivant sa spécialité.

Quelques modèles sont cordonniers dans leurs moments de loisir;
d’autres coupent les cheveux; d’autres encore quittent Paris le
dimanche, et vont dans les fêtes de village jongler en qualité
d’Alcides du Nord, ou dévorer des volailles crues à titre de
Nouveaux-Zélandais. On en voit encore, couverts d’un maillot couleur de
chair et dûment empanachés, faire gémir la peau de vingt tambours et
les oreilles de leur auditoire, sous le prétexte spécieux qu’ils sont
sauvages. Que la civilisation nous en délivre!

Les jeunes modèles chantent, jouent la comédie bourgeoise, se disent
entretenus par des femmes de députés, et sont toujours sur le
point d’être reçus à l’Opéra-Comique. Les modèles à barbe font des
commissions et cirent les bottes; ce sont souvent d’anciens militaires,
qui racontent la bataille de Champaubert, et crient: «Vive l’empereur!»
quand ils ont bu.

Il y a des modèles de toutes les nations, des Français, des Italiens,
des Savoyards, des Nègres, et surtout des Juifs. Les Juifs pullulent
depuis quelques années dans les ateliers. Ils ne voulaient jadis poser
que pour la tête, mais cette pruderie n’a pas tardé à s’apprivoiser. Le
peuple qui possède, non moins que les Gascons, la faculté de pousser
partout menace de monopoliser un métier qu’il avait dédaigné longtemps.
Tant pis pour les beaux-arts!

Car la race hébraïque est naturellement mercantile, et, pour être
bon modèle, il ne suffirait pas de n’avoir en vue qu’un faible
salaire et de mettre son corps en location; il faudrait donner preuve
d’intelligence et de sentiment, comprendre la pensée de l’artiste,
s’inspirer du but qu’il veut atteindre, se faire acteur mimique dans
le drame qu’il va retracer avec les pinceaux ou l’ébauchoir, évoquer
devant lui par le geste, par le jeu de la physionomie, par l’attitude,
le personnage qu’il a rêvé, et contribuer à la perfection de l’œuvre
en en facilitant l’exécution. Voilà ce que devrait faire le modèle;
mais une pareille tâche est généralement au dessus de ses forces. Il
se contente de prêter à celui qui l’emploie une forme extérieure, et
semble se croire dispensé de qualités intellectuelles. Il cherche
autant que possible à s’identifier avec un mannequin ou une statue;
il est ennuyeux et ennuyé. Il fait son métier comme un écolier fait
ses pensums: celui-ci a des plumes à six becs, celui-là se sert de
_ficelles_, c’est-à-dire, en langue vulgaire, de divers procédés
imaginés pour escamoter une partie de la séance, pour tromper l’ennui
de l’immobilité, pour en varier la monotonie.

Ainsi le modèle en arrivant tire sa montre quand elle n’est point
remplacée par une reconnaissance du Mont-de-Piété, et vous fait voir
pendant dix minutes qu’il est onze heures précises. Ficelle!

Il admire longuement votre esquisse, prétend que votre tableau produira
le plus grand effet au salon, et vous prophétise un avenir magnifique.
Ficelle!

Il se déshabille avec autant de peine et d’efforts qu’il en faudrait si
son pantalon possédait le nombre de boutons nécessaire pour le fixer
solidement. Ficelle!

S’il pose assis, il se trouve mal à l’aise sur son fauteuil, et fait
de son coussin le sujet d’une enquête _de commodo et incommodo_; si
son bras est soutenu en l’air par une corde qu’un anneau retient au
plancher, il se plaint qu’elle lui meurtrit outrageusement le poignet;
si l’on a placé sous son pied une bûche appelée _talonnière_ pour lui
tenir la jambe en raccourci, il gémit du contact de l’écorce raboteuse
avec son orteil. Ficelles!

Il dérange les draperies dont on l’affuble, afin d’avoir le plaisir
de les replacer; il a trop chaud ou trop froid; il est enrhumé du
cerveau, et se mouche continuellement. Ficelles!

Un certain Bréchon, mort depuis quelques années, avait inventé une
_ficelle_ pour laquelle il eût certainement mérité un brevet. Il savait
éviter la gêne qu’aurait pu lui causer la présence de l’artiste, et
quand celui-ci ne se trouvait pas à son atelier au jour et à l’heure
indiqués, Bréchon, ne voulant pas perdre sa séance, se déshabillait sur
la porte et posait sur l’escalier!

«Que vois-je! s’écriait une élégante qui montait paisiblement sans
songer au spectacle inconvenant qui l’attendait au passage.

--Ne faites pas attention, madame; c’est Ajax foudroyé.

--Quelle horreur! disait la vieille fille du quatrième en rentrant chez
elle.

--Eh bien! qu’est-ce que vous me voulez? Quand je vous dis que ceci
vous représente Ajax foudroyé.

--C’est affreux! répliquait la vieille fille: est-ce que vous prenez
notre escalier pour l’école de natation! Nous allons voir!...»

Il fallait la puissante intervention du portier pour contraindre
Bréchon à quitter la place; mais le lendemain il ne manquait jamais de
réclamer le prix de sa séance _extra portas_. Cette anecdote paraît
invraisemblable; mais pour la faire comprendre, il importe de dire que
Bréchon était un peu fou.

Plus le modèle est vieux, plus il a de _ficelles_ à son service, elles
se multiplient en même temps que ses rhumatismes; l’âge le rend encore
bavard et prodigue de conseils. Tableaux et sculptures, il examine tout
d’un œil connaisseur, décide du mérite d’une ébauche, et s’étaie de
l’autorité des grands maîtres pour lesquels il a travaillé.

«Ah! monsieur, dit-il, l’art a bien dégénéré! Il fallait le voir du
temps de Napoléon! je posais pour M. David, pour M. Guérin, pour M.
Girodet-Trioson; c’étaient là de fameux peintres! comme ils soignaient
la ligne et les contours! comme ils calculaient les proportions! ils
ne faisaient rien de _chique_ ou d’après le mannequin; ils prenaient
toujours le modèle; ils le copiaient, ils l’étudiaient du matin au
soir; aussi leur peinture était-elle _fameusement blaireautée_, unie
comme une glace. Dans ce temps-là, nous ne pouvions fournir aux
demandes des artistes; mais aujourd’hui, le métier ne va plus; tout est
perdu!»

C’est surtout avec les élèves en loges, qui concourent pour le
grand prix de Rome, que le modèle tranche du professeur. Telle est
sa pénétration, qu’il signale dans un dessin non-seulement les
imperfections qu’on peut y trouver, mais encore celles qui n’y sont
pas. Il prévient l’erreur par un avis officieux: la tête est mal
emmanchée; les bras sont trop longs; le torse est écrasé; les muscles
ne s’attachent pas bien. Il est plus classique qu’un vieillard de
l’Institut, plus rigoureux qu’un membre du jury d’admission, plus
exigeant qu’un bourgeois qui, faisant faire son portrait, trouve les
ombres trop fortes, et affirme qu’il n’a jamais eu autant de noir sur
la figure.

«Monsieur, vous m’avez mis sous le nez une grosse tache; je vous
_observerai_ que je ne prends jamais de tabac.»

Dans les académies, le modèle se présente sous un aspect tout
différent. Une académie de dessin est un lieu où les aspirants-Raphaël,
les candidats à la succession du Puget, viennent, moyennant une
rétribution légère, dessiner, peindre ou modeler d’après nature. Leur
salle de réunion est une vaste pièce carrée garnie de gradins en
amphithéâtre; au centre s’élève un piédestal en bois blanc, au dessus
duquel une lampe est suspendue: c’est sur ce tréteau que s’installe le
modèle, exposant ses muscles aux regards, à l’étude et à l’admiration
des rapins.

Tous les lundis se débat une question importante: il s’agit de
décider quelle sera la pose du modèle durant le cours de la semaine.
Le torse sera-t-il en saillie ou masqué; courbera-t-on les jambes ou
les développera-t-on? l’attitude sera-t-elle simple ou maniérée? La
discussion s’échauffe, les essais se succèdent; les plus criards, et
quelquefois les plus habiles finissent par l’emporter. Dès que la pose
est arrêtée, le tumulte cesse, on s’installe, on taille les crayons, on
prépare les palettes, on masse l’argile ou la cire. Chacun jouissant à
tour de rôle du droit de choisir sa place, ceux qui ont les derniers
numéros se résignent à copier le dos ou le profil du poseur. Le silence
se rétablit, pour être interrompu bientôt par des chansons répétées en
chœur, par des plaisanteries plus ou moins spirituelles, plus ou moins
grossières. Le modèle y prend part: il risque un calembour, il débite
des gaudrioles dignes d’un vaudevilliste du Palais-Royal, il emprunte
des facéties au catéchisme poissard; si les cris de _Posez donc!_ ne
viennent pas l’interrompre, il provoque une immense hilarité. Aussi,
durant le quart d’heure par heure qui lui est accordé pour se reposer,
reçoit-il de la reconnaissance publique un tribut de cidre, de bière et
d’eau-de-vie. On épuise la buvette pour assouvir sa soif inextinguible,
car le modèle partage avec les musiciens, les pompiers et les cochers
de fiacre, le privilége d’avoir le gosier toujours sec et l’estomac
élastique.

La plus célèbre académie est celle de Suisse, située sur le quai des
Orfèvres, au bout du pont Saint-Michel. Ex-modèle retiré du service,
Suisse est aujourd’hui peintre en miniature et professeur de dessin.
Son humeur joviale égaie ses élèves; quand il remarque parmi eux un
grand nombre de nouveaux, il affuble son menton imberbe d’une barbe
blanche postiche, frappe humblement à sa porte, et en entrant dit d’une
voix cassée: «Pardon, messieurs, auriez-vous besoin d’un modèle à
barbe?»

Cette _charge_ obtient toujours un grand succès.

C’est dans les académies qu’on peut passer en revue les modèles qui,
s’élevant au dessus de la foule de leurs collègues, se sont acquis
une réputation fructueuse: célébrités que personne ne connaît,
illustrations qui naissent et meurent dans l’obscurité, dont les noms,
fameux dans les ateliers, sont complètement ignorés du public. Là, vous
voyez en première ligne l’Italien Cadamuro, dont la carte de visite
porte:

        CADAMOUR,
    _roi des modèles_,

et auquel personne ne dispute cette honorable souveraineté. C’est le
vétéran du métier; et, bien qu’il ait eu quarante-cinq ans jusqu’en
1836, les ravages du temps l’obligent à se déclarer sexagénaire.
Remarquez qu’il ressemble à Henri IV, et que, pour compléter l’illusion
en joignant l’analogie de la coiffure à celle du visage, il relève le
bord antérieur de son chapeau. Cadamour pose pour la tête d’expression,
les muscles, les veines et les _altères_. Quand M. Gerdy, ou tout autre
professeur d’anatomie, a besoin d’un _écorché vivant_, c’est Cadamour
qui remplit cette fonction, et il vous dira qu’il s’en acquitte de
manière à laisser de profonds souvenirs dans l’esprit des étudiants en
médecine. Cadamour posera jusqu’à sa dernière heure: un même instant
interrompra pour lui le cours d’une séance et celui de la vie; il
mourra à son poste, et passera brusquement de la table de l’académie
sur celle de l’amphithéâtre, ce Père-Lachaise des pauvres, afin de
rendre service à la science après sa mort comme de son vivant. Il ne
restera pour perpétuer son souvenir qu’une interminable chanson qui
commence ainsi:

    AIR: _O pescator dell’onda_.

    Le plus beau des modèles,
          Cadamour,
    Qui pose avec ficelles,
          Cadamour, etc., etc., etc.

Malgré son grand âge, Cadamour est recherché par tous les artistes.
Invitez-le à se rendre chez vous, il vous répondra par une lettre
semblable à la suivante:

    Monsieur,

  Je suist bien fachez de vous re fuser mais tout le moit dedés
  senbre est prie et la motiez du moi de jenviez jeus quau 21
  sisa peut vous con venire daprest cetent la vous pouvez chisire
  car dieut mersi je ne suis pas sent ou vrage lon masomme de
  pordelettre et je ne peut pas contentez tout mon monde jait
  loneur de vous salue

    CADAMOUR

    frende por sil
    vous plait

Après Cadamour, le doyen des modèles est Brzozomwsky, qu’on appelle
vulgairement Polonais, parce qu’aucun gosier français n’a jamais pu
parvenir à prononcer son nom. Il est perruquier, rue Coquillière, n.
21, vend des pommades, et possède d’inappréciables recettes contre les
maux d’yeux et les durillons, ce qui ne l’empêche pas d’avoir les pieds
déformés par de nombreux tubercules. Heureux homme! Sa boutique est son
Hôtel des Invalides: il se console en rasant les artistes de ne plus
poser que très-rarement devant eux! L’embonpoint a gâté ses contours,
mais il lui reste une main preste et légère qui manie le rasoir et le
peigne avec une égale dextérité. Ce n’est plus Hercule, mais c’est
Figaro.

Quant à Dubosc, qui pose depuis l’âge de cinq ans, il n’a rien perdu
de ses facultés physiques. Modèle de formes irréprochables, il a été
complice de presque tous les replâtrages mythologiques de l’ancienne
école, et de presque toutes les productions bitumineuses de la
nouvelle. Vertueux fils; sous l’Empire il figura l’Amour pour soutenir
ses parents, et son carquois était pour eux la corne d’abondance. Homme
rangé, il est parvenu à s’amasser dix-huit cents francs de rente: on
assure qu’il plaçait à la caisse d’épargnes bien avant l’invention de
cette institution philanthropique, qu’il n’a jamais passé le pont des
Arts, qu’il met de côté les pièces de cinq francs dont on le gratifie,
sans jamais en changer une seule, qu’il ne dîne point à défaut de
monnaie, et paie son tailleur en gros sous.

L’économie est une qualité si rare chez les modèles, que ces assertions
nous semblent difficiles à croire. La plupart n’ont pour banquiers que
les marchands de vins des barrières, et déposent dans les guinguettes
les fonds qu’ils ont gagnés durant la semaine. On cite toutefois un
autre exemple d’ordre et de vie régulière: c’est Céveau, surnommé _le
beau dentelé_, maître scieur de long, homme fort et carré, qui enlève
des poids de cinquante, tient des tabourets en équilibre sur un petit
doigt, et parie qu’il terrasserait un ours, pour peu qu’on mît des
gants et une muselière à l’animal. Céveau était le favori de M. Ingres,
avant que le chef de l’école du dessin se fût volontairement exilé à
Rome.

A ce propos nous dirons que tous les peintres ont leur modèle de
prédilection, qu’ils reproduisent incessamment dans leurs tableaux.
Qu’un artiste rencontre dans la rue un homme aux traits mâles et
fortement accentués, à la physionomie expressive, à la tournure
athlétique, fût-ce sous les haillons d’un chiffonnier, l’artiste
l’endoctrinera et l’aura bientôt fait passer de l’échoppe à l’atelier.
C’est ainsi que Géricault recruta parmi les acteurs de madame Saqui le
nègre Joseph, qui, venu de Saint-Domingue à Marseille, et de Marseille
à Paris, avait été engagé dans la troupe acrobate pour jouer les
Africains. Le _Naufrage de la Méduse_ amena une nombreuse clientèle à
Joseph, et ses épaules larges et son torse effilé la lui ont conservée,
malgré ses impardonnables distractions. Car pensez-vous que l’Haïtien,
brûlé par le soleil des tropiques, va demeurer tranquille dans sa pose
comme Napoléon sur la Colonne? Non: vous voyez tout-à-coup sa figure
s’épanouir, ses grosses lèvres s’ouvrir, ses dents blanches étinceler;
il se parle à lui-même, il se conte des histoires, il rit à gorge
déployée; il songe à son pays natal; réchauffé par la chaleur du poêle,
il rêve le climat des Antilles; au milieu des émanations de la tôle
rougie et de la couleur à l’huile, il respire le parfum des orangers. O
illusions!

Parlerons-nous de la femme modèle? Jules Janin vous a poétiquement
retracé l’histoire authentique d’une poseuse devenue grande dame,
d’une poseuse chaste et pure, dont la vie, pareille à un conte de
fée, prouve, comme un conte de fée, que la vertu trouve tôt ou tard
sa récompense. Faut-il opposer la règle générale à cette charmante
exception? Faut-il chercher la femme-modèle dans son galetas orné
d’un lit de sangle, d’une commode de sapin, d’une cuvette fêlée et
d’une paire de bottes? La suivrons-nous dans ses transformations
somptuaires, tantôt déguenillée, tantôt portant manchon et cachemire
français, et se promenant aux Tuileries, où les _fashionables_ la
prennent pour une comtesse? Ce sujet serait plus abordable, si la
femme-modèle l’était moins. D’ailleurs, comment la reconnaître? Elle
ne convient jamais de sa profession, elle l’exerce avec hypocrisie;
elle est lingère, brodeuse, demoiselle de boutique, jamais modèle.
Allez frapper à sa porte, elle vous crie par le trou de la serrure:
«Pour qui me prenez-vous, monsieur? je ne pose pas.» Et pourtant vous
la voyez accourir le lendemain, elle vient chez vous s’installer,
bâiller, babiller, croquer des pastilles de menthe et vous expliquer
les raisons cachées de sa réponse de la veille: elle vous étale des
trésors qu’eussent enviés toutes les déesses de l’antiquité... O jeune
artiste, regardez-les froidement; ne voyez dans votre modèle qu’une
gracieuse statue; n’essayez pas de devenir le Pygmalion de cette
blanche Galathée, et méditez ce vers proverbial:

    Quidquid id est, timeo Danaos et dona ferentes.

Gens du monde, ne méprisez point les modèles, ce serait mépriser la
force et la beauté physiques. Hélas! ces deux qualités, si estimées
jadis, ne mènent plus aujourd’hui celui qui les possède qu’à épouser
une veuve _un peu mûre_ (_elle ne tient pas à la fortune_), à être
tambour-major, clown au Cirque Olympique, ou modèle. Nos gouvernants
ne sont plus des guerriers de six pieds, portant de lourdes épées; des
hommes grêles et chétifs régissent l’univers du fond de leur cabinet.
La pensée a remplacé l’action, l’intelligence a tué la matière; ce
n’est plus Goliath qui règne, c’est David.

  =E. DE LA BÉDOLLIERRE.=

[Cul-de-lampe]



[Illustration: LA LIONNE.]

[Tête de page]

LA LIONNE.


MADEMOISELLE de Verneuil avait dix-huit ans, et son entrée dans le
monde datait déjà de deux années, lorsqu’un beau jour son père lui dit:

--Ma chère Alix, il est temps que tu te maries; je n’ai rien négligé
pour ton éducation; tu as eu les meilleurs maîtres de Paris, et voilà
deux ans que je te mène dans le monde, où je n’étais guère allé depuis
mon veuvage. J’ai rempli avec exactitude tous les devoirs d’un bon
père, et je veux couronner l’œuvre en t’établissant convenablement.
Tu es jolie, tu as des talents, je te donne cent mille écus de dot et
je t’en laisserai le double, le plus tard possible, il est vrai; mais
enfin tu es ma fille unique, et tu auras toute ma fortune. Avec cela tu
peux choisir, et je ne prétends gêner ni ton goût ni ton inclination.
Dans quelques jours nous reprendrons cet entretien, et je te demanderai
si tu as distingué quelqu’un.

Alix, qui était d’un caractère franc, ouvert et décidé, répondit
aussitôt:

--Pourquoi remettre ce qui peut se dire tout de suite? J’ai déjà
distingué un jeune homme, M. Armand Dureynel.

--Fort bien! ce choix me plaît, et il réunit, je crois, toutes les
convenances. Dureynel est bien né, aimable et riche; son père est
mon ami; il m’a gagné vingt louis hier soir à l’écarté; j’irai le
voir aujourd’hui même, et l’affaire ne souffrira sans doute aucune
difficulté.

Un mois après, le mariage eut lieu; le jour des noces, les deux
nouveaux époux partirent pour la Suisse, à l’improviste, et sans même
avertir les grands parents. Ces sortes d’enlèvements légitimes étaient
alors une mode récemment empruntée à l’aristocratie anglaise. M.
Armand Dureynel, qui se piquait de suivre exactement les lois du bon
genre, aurait renoncé à la moitié de la dot de sa femme, plutôt qu’à ce
voyage sentimental qui donne à la lune de miel un reflet d’élégance et
de haute distinction. Alix ne fit pas la moindre résistance. On venait
de lui dire qu’une femme doit suivre son mari; elle avait juré de se
conformer aux commandements de la charte matrimoniale, et ce n’est pas
dès le premier jour qu’elle aurait commencé à enfreindre ses devoirs
d’épouse obéissante. Elle monta donc gaiement en chaise de poste, et,
recevant à la fois une double initiation, elle entra en même temps et
au grand galop dans le charmant exercice de la vie conjugale et de la
vie fashionable.

Dix ans se sont écoulés depuis ce pèlerinage. Lancée par l’hymen
dans une carrière brillante, madame Dureynel fut bientôt citée parmi
les divinités de la mode parisienne, et aujourd’hui elle figure avec
avantage dans cette élite de merveilleuses que l’on rencontre à toutes
les solennités élégantes; infatigables amazones, dédaignant les
paisibles récréations de leur sexe, et abdiquant le doux empire des
grâces discrètes pour suivre nos dandys à la course et se mêler aux
grandes et aux petites manœuvres du Jockey’s-Club; reines du monde
cavalier, que l’on a surnommées _les Lionnes_, pour rendre hommage à
la force, à l’intrépidité et à l’inépuisable ardeur dont elles donnent
chaque jour tant de preuves.

La femme libre réclame tous les droits et priviléges que les lois et
les mœurs ont réservés à l’homme; elle veut être admise au partage
de la puissance dans tous ses degrés, du gouvernement dans tous ses
emplois, de l’œuvre sociale dans toutes ses fonctions;--la lionne est
moins ambitieuse: elle enferme son émancipation dans des bornes plus
étroites, et, laissant au sexe le plus fort le poids des affaires et
le maniement d’une autorité banale, elle ne demande, ou plutôt elle
ne prend que la facile liberté de partager les plaisirs, les usages,
les façons, les fatigues, les allures, les travers, les ridicules et
les grâces de l’homme élégant. Pour tout le reste, elle ne demande pas
mieux que de demeurer femme. Dans les pratiques de la vie fashionable
seulement il lui faut des franchises illimitées.

Mais ici, l’analyse est insuffisante si l’on veut que le portrait
soit complet. Êtes-vous curieux de connaître la lionne dans toutes
les nuances de son caractère, dans tous les détails de son existence
publique et privée? passez une journée avec madame Dureynel.

Entrons donc dans ce petit hôtel nouvellement bâti à l’extrémité de la
Chaussée d’Antin. Voyez, quelle charmante habitation! N’admirez-vous
pas l’élégance de ce perron, la noblesse de ce péristyle, le choix
de ces fleurs, la verdure de ces arbustes exotiques, la grâce de ces
statues? Peu de lionnes sans doute ont une cage aussi belle.
Mais, hâtez-vous, il est déjà huit heures, et les lionnes sont
diligentes.--Madame Dureynel vient de se réveiller; elle sonne sa femme
de chambre, qui l’aide dans sa première toilette du matin; ces soins ne
prennent qu’un quart d’heure; puis la lionne congédie sa camériste, en
lui disant:

--Allez, mademoiselle, et faites venir Job.

L’appartement de madame Dureynel mérite les honneurs d’une description.
Il se compose de quatre pièces décorées dans le style du moyen âge.
La chambre à coucher est tendue en damas bleu, et meublée d’un lit
à baldaquin, d’un prie-dieu, de six fauteuils et de deux magnifiques
bahuts, le tout en bois d’ébène admirablement sculpté; des glaces de
Venise, un lustre et des candélabres en cuivre doré, des vases et
des coupes d’argent ciselés avec un art infini, et deux tableaux,
une Judith de Paul Véronèse, et une Diane chasseresse d’André del
Sarto, complètent l’ameublement de cette pièce. Le salon est surchargé
d’ornements, de meubles, de peintures, de curiosités de toutes sortes;
on dirait une riche boutique de bric-à-brac; ce que l’on remarque
surtout dans cet amas d’objets divers, ce sont les armes qui tapissent
les murs: des lances, des épées, des poignards, des gantelets, des
casques, des haches, des morions, des cottes de mailles, tout un
attirail de guerre, l’équipement complet de dix chevaliers. Le boudoir
et la salle de bains ont la même physionomie gothique, sévère et
martiale. Rien n’est plus étrange que le désordre d’une jolie femme
au milieu de ces insignes guerriers et de ces formidables reliques du
temps passé:--une écharpe de dentelle suspendue à un fer de lance,--un
frais chapeau de satin rose accroché à un pommeau de rapière,--une
ombrelle jetée sur un bouclier,--des souliers mignons bâillant sur les
cuissards énormes d’un capitaine de lansquenets.

A voir la lionne dans son négligé du matin, on pourrait aisément
commettre une grave erreur, et la prendre pour un joli jeune homme de
dix-sept ans, tout aussi bien que pour une femme de vingt-huit. Le
costume est d’une ambiguïté complète. Madame Dureynel porte une robe de
chambre de cachemire vert, doublée de soie rouge, large, flottante, et
tombant jusqu’à ses pieds chaussés de vastes pantoufles turques; une
cravate de foulard entoure son cou; un bonnet de velours noir couvre
sa tête et ne laisse échapper de chaque côté qu’une seule boucle de
cheveux. Ainsi vêtue, elle passe dans son boudoir; et elle se livre
d’abord à la lecture des journaux,--non pas ces feuilles légères et
frivoles consacrées à la mode, à la littérature et aux théâtres,--mais
le _Journal des Haras_, le _Journal des Chasseurs_, et deux ou trois
journaux politiques très sérieux, très graves, qu’elle parcourt d’un
bout à l’autre afin d’être au courant de toutes choses.

Madame Dureynel est interrompue dans cette lecture intéressante par
Job, qui se rend à ses ordres. Job est le groom de la lionne.

--Comment _Pembrocke_ se porte-t-il ce matin? demande madame Dureynel.
Je compte le monter aujourd’hui; tenez-le prêt; vous me suivrez sur
_Fenella_... Maintenant, voici une lettre et un rouleau de vingt-cinq
louis qu’il faut porter tout de suite chez M. Arthur de Sareuil; vous
lui remettrez cela à lui-même, entendez-vous, Job?

--Faudra-t-il demander un reçu?

--Quelle sottise!... Vous passerez ensuite chez mon chapelier, et vous
lui direz qu’il faut absolument que j’aie à midi mon chapeau de castor
gris. Dépêchez-vous.

--Madame n’a-t-elle pas d’ordres à donner pour l’antichambre? Madame
recevra-t-elle ce matin?

--Quelqu’un s’est-il déjà présenté?

--Le sellier de madame attend qu’elle soit visible.

--Pour son mémoire? Ces gens-là sont tous les mêmes: toujours pressés
d’argent! Après lui, ce seront les autres!... Vous direz à Joseph que
je n’y suis pas ce matin pour les gens d’affaires; j’attends du monde à
déjeuner, et je ne veux pas être dérangée.

Job se retire, et la lionne, restée seule, se livre à quelques
réflexions sérieuses.

Il faut pourtant, se dit-elle, que je me débarrasse de mes créanciers.
Autrefois, quand ces gens-là se permettaient d’être indiscrets, on
les faisait jeter à la porte, et quelquefois même par la fenêtre.
C’était un bon temps pour les personnes de qualité! Aujourd’hui, c’est
différent: payer est le seul moyen de ne pas être importuné, et comme
on est toujours obligé d’en finir par là, le mieux est de s’acquitter
le plus tôt possible... Voyons: ce que je dois à Crémieux, à Verdier, à
ma marchande de modes, au tailleur, au sellier, à ma lingère et à mon
armurier, s’élève à 20,000 fr. environ. Je comptais sur la chance des
courses pour m’aider à combler cet arriéré; mais, au contraire, j’ai
été d’un malheur inouï dans tous mes paris. Maintenant, il n’y a plus
que deux partis à prendre: faire des économies, et ce serait bien long
et bien difficile; ou vendre un coupon de rentes, ce qui est plus sûr
et plus expéditif.

Dix heures sonnent sur ces entrefaites, et Joseph, le valet de chambre,
vient annoncer à madame Dureynel que son maître d’armes est là, et
demande si elle prendra leçon ce matin.

L’escrime a été recommandée à madame Dureynel par son médecin,
excellent docteur de lionnes, habile à ne conseiller que ce qui peut
plaire, et à régler ses ordonnances sur le caractère, les habitudes,
les goûts et les passions de ses clients:--système médical qui fait
fortune dans le beau monde. Les lionnes se plaisent à tous les
exercices masculins; l’escrime d’ailleurs est un passe-temps salutaire
à la santé, favorable à la grâce des mouvements et au développement
de la beauté. Madame Dureynel, qui a déjà quatre ans de salle, ne se
servira sans doute jamais de son talent pour se battre en duel avec une
rivale ou une ennemie, comme l’ont fait, dit-on, de grandes dames et de
célèbres comédiennes de l’ancien régime, mais elle se trouve fort bien
d’une gymnastique qui lui a ôté ses migraines, ses vapeurs, et autres
incommodités frivoles qu’une bonne lionne laisse aux femmelettes et aux
mijaurées.

--Non, répond madame Dureynel, je ne prendrai pas ma leçon aujourd’hui;
d’autant mieux que voici mes convives. Faites servir le déjeuner.

Les convives de madame Dureynel sont deux lionnes, ses plus intimes
amies, ou plutôt, comme elle les appelle, ses plus chères camarades.
Madame de Tressy et madame Primeville donnent une franche poignée de
mains à la maîtresse de maison, qui leur dit:

--Je vous ai averties que ce serait sans façon: un véritable déjeuner
de garçons, rien de plus: des huîtres, un pâté de foie gras, et
quelques bagatelles; par exemple, j’espère que l’on n’aura pas oublié
le vin de Champagne frappé de glace.

On se met à table, une large brèche est faite au pâté; les bagatelles
se présentent sous la forme copieuse et solide d’un chapon truffé et
de divers autres plats de même importance. Les trois lionnes mangent
de tout, de manière à soutenir l’honneur de leur nom, c’est-à-dire
avec un appétit vraiment léonin. N’est-il pas bien naturel qu’elles
aient besoin de prendre des forces pour résister au train d’une vie
pleine d’activité, de mouvement et d’exercice? Tout en faisant honneur
au repas, elles causent gaiement, vivement, et même parfois toutes
ensemble, comme des femmes vulgaires; car pour être lionne, il n’est
pas dit que l’on doive renoncer à tous les priviléges et à toutes les
faiblesses d’un sexe qui sait nous charmer par ses qualités, et plus
encore par ses adorables défauts. On a beau vouloir chasser le naturel,
il se réfugie toujours quelque part et se révèle de quelque côté.--La
lionne a beau se métamorphoser dans l’action, elle reste femme par
l’abondance de la parole.

Entre les trois amies, la conversation roule nécessairement sur les
choses à la mode, et la médisance n’est pas plus exclue de l’entretien
qu’elle ne le serait chez des dévotes ou chez des _bas-bleus_.

--Que dit-on de nouveau? demande madame Dureynel.--Vraiment, les
propos varient peu depuis quelque temps; nous ne sommes pourtant pas
dans la morte-saison du scandale!--Avez-vous lu le dernier roman de
Balzac?--Je ne lis jamais de romans.--Ni moi.--Ni moi.--Le vicomte
de L..... a donc vendu son cheval gris?--Non, il l’a perdu à la
bouillotte, et c’est là le plus grand bonheur qui lui soit arrivé au
jeu!--Comment! perdre un cheval qui lui avait coûté 10,000 francs, tu
appelles cela du bonheur?--Dix mille francs, dis-tu? Il lui en coûtait
plus de cent mille, et voilà bien ce qui fait qu’il a joué à qui perd
gagne, M. de L..... était pour son cheval d’un amour-propre excessif
et ridiculement opiniâtre; il acceptait et il provoquait sans cesse
des paris énormes; le cheval était toujours vaincu, mais ses défaites
n’altéraient en rien la bonne opinion que le vicomte avait conçue de
cette malheureuse bête, si bien que cet aveuglement lui a enlevé quatre
ou cinq mille louis en moins d’un an.--Je ne le croyais pas assez riche
pour soutenir une aussi mauvaise chance.--Avez-vous entendu Mario
lundi dernier? Il a chanté comme un ange.--Et le ballet nouveau?--Il
serait parfait si nous avions des danseurs; car de beaux danseurs
sont indispensables dans un ballet, quoi qu’en disent nos amis du
Jockey’s-Club, qui ne voudraient voir que des femmes à l’Opéra.--Madame
B..... a-t-elle reparu?--Non, c’est un désespoir tenace. Elle regrette
le temps où les femmes abandonnées allaient pleurer aux Carmélites;
mais nous n’avons plus de couvents à cet usage, et c’est fâcheux,
car rien n’est plus embarrassant qu’une douleur qu’il faut garder à
domicile.--Pourquoi n’imite-t-elle pas madame d’A..., qui ne porte
jamais que pendant trois jours le deuil d’une trahison?--L’habitude
est si féconde en consolations!--A propos de madame d’A..., on assure
que le petit Roland est complètement ruiné.--Que va-t-il devenir?--Il
se fera maquignon.--Non, il va entreprendre un voyage scientifique en
Californie; il a un oncle académicien qui lui a promis de le faire
recevoir savant et de lui ouvrir les portes de l’Institut.--C’est
dommage! il excellait au _steeple-chase_.--N’a-t-il pas eu un cheval
tué sous lui?--Oui, _Mustapha_, au capitaine Kernok, mort d’une attaque
d’apoplexie foudroyante en traversant la Bièvre dans une course au
clocher.--Il y eut même un procès à ce sujet; le capitaine prétendait
retirer son enjeu, et tous les _gentlemen riders_ engagés pour Mustapha
soutenaient que les paris devaient être annulés.--Cela me paraît juste:
l’apoplexie est un empêchement de force majeure.--Cependant le comité
a décidé le contraire.--En es-tu bien sûre, ma chère Primeville?--A
telles enseignes que j’ai perdu cinquante louis dans cette affaire.
J’avais parié pour _Mustapha_ contre _miss Annette_.--A jeu égal?--Non,
simple contre triple.--C’était bien la proportion.--Tu n’es pas
toujours aussi malheureuse. Combien as-tu gagné à Chantilly?--Trois
cents louis; c’est Alfred qui avait arrangé mes paris.--Il s’y entend
bien!--C’est le plus admirable spéculateur du _turf_.--Et toi,
Dureynel, comment te traitent les chances du _sport_?--Mal. Je tenais
note de mes pertes, mais cela devenait si effrayant que j’ai déchiré
la feuille. Hier encore, à la petite course de la Porte-Maillot,
j’ai perdu vingt-cinq louis contre M. de Sareuil, et je viens de les
lui envoyer. Si cela dure, je n’y pourrai plus tenir. La semaine
dernière j’ai été obligée d’emprunter mille écus à Armand.--Ton mari?
comment se porte-t-il? le verrons-nous aujourd’hui?--Je ne sais; il
y a vingt-quatre heures que nous ne nous sommes rencontrés, et je
ne suis pas allée chez lui ce matin par discrétion. Armand est mon
meilleur ami, un garçon charmant que j’aime de toute mon âme, et que
pour rien au monde je ne voudrais contrarier; mais enfin je suis sa
femme, et dans ma position il est des choses que je ne puis pas savoir
officiellement.--Tu as raison; l’amitié conjugale a ses délicatesses,
et tu les comprends à merveille.--Oui, ma chère belle, tes sentiments
sont irréprochables, et tes déjeuners sont comme tes sentiments.
Qu’allons-nous faire a présent?--Si vous voulez, nous irons au tir aux
pigeons à Tivoli, puis au Bois; il y a une course particulière, vous le
savez, entre _Mariette_ et _Léporello_.--Oui, nos chevaux de selle nous
attendent à la porte d’Auteuil; nous irons les prendre en calèche.

Il est une heure; les lionnes se rendent à Tivoli. Toutes les
notabilités de la fashion sont réunies au tir; le plus habile de la
bande abat vingt-cinq pigeons sur trente coups. Des paris considérables
sont engagés. Madame Dureynel, dont l’adresse est connue, se met de la
partie; elle prend la carabine d’une main sûre, elle ajuste le but avec
une rare aisance, le coup part, et le pigeon tombe. On applaudit, et la
lionne est plus fière de cette prouesse qu’elle ne le serait de la plus
brillante conquête.

--Au bois maintenant!--La calèche vole; à la porte d’Auteuil, les
trois amies montent à cheval et arrivent au galop sur le terrain de
la course. Lionnes et dandys s’abordent en se serrant cordialement la
main, à la manière anglaise.

--Voulez-vous votre revanche? demande M. de Sareuil à madame Dureynel.

--Volontiers. Pour qui pariez-vous?

--Pour _Mariette_. Trente louis contre vingt-cinq.

--Vous n’êtes pas maladroit! Changeons: vous, _Léporello_ à vingt-cinq,
et moi _Mariette_ à trente?... Si vous tenez à _Mariette_, mettez
quarante louis contre mes vingt-cinq. Je viens de voir les paris de ces
messieurs, ils sont engagés sur ce pied.

--Pas tous; il y en a même qui se sont faits au pair; mais enfin, je
veux vous prouver que je suis beau joueur. Va pour quarante!

Le signal est donné, les deux chevaux partent, Léporello arrive le
premier au but, mais une difficulté s’élève sur un accident de la
course. Les parieurs soutiennent chaudement leurs intérêts: M. de
Sareuil est sans ménagement dans la discussion, et madame Dureynel
se défend comme une lionne; de part et d’autre on échange de vives
paroles; et jusqu’à ce que le jugement soit prononcé, les cavaliers
ne veulent rien céder aux dames, car ici il s’agit d’argent et non de
compliments. Si quelque merveilleux de l’ancien temps, étranger aux
mœurs de la haute fashion moderne, assistait à ce singulier débat, il
ne manquerait pas de s’écrier:--Vieille chevalerie française! Aimable
retenue du beau sexe! qu’êtes-vous devenues?

Cependant les arbitres se prononcent en faveur de _Léporello_, et
madame Dureynel se retire, furieuse et maudissant ses juges en style
cavalier. Les trois lionnes ont décidé qu’elles ne se quitteraient pas
de la journée.--Où aller? se demandent-elles en sortant du bois de
Boulogne.--A l’école de natation.

Nous avons aujourd’hui et depuis peu, à Paris, des établissements
nautiques consacrés aux dames: les mœurs de l’époque exigeaient cette
innovation. Les lionnes nagent comme des carpes. Voyez madame Dureynel,
vêtue de son costume marin; ses pieds nus foulent vaillamment les
planches raboteuses et les nattes grossières du bateau; elle monte
lestement au sommet d’une échelle en disant: «Je vais _donner une
tête!_» On fait cercle, et la lionne s’élance dans l’eau la tête
la première, avec une vigueur et une adresse qui provoquent les
applaudissements des spectatrices: pendant une heure entière elle fait
la _coupe_, la _planche_ et le plongeon, tantôt suivant le fil de
l’eau, et tantôt remontant le courant, sans que ce pénible exercice
épuise ses forces.

Après le bain, madame Dureynel et ses amies vont dîner; puis elles
se rendent à l’Opéra dans tout le luxe d’une toilette brillante et
excentrique; les lionnes tiennent surtout à ne pas être vêtues comme
les autres merveilleuses; elles recherchent les étoffes bizarres
et les formes étranges; leur audace naturelle se montre dans leurs
ajustements; elles ont le mérite d’inventer sans cesse et de beaucoup
oser, et par ce moyen elles sont sûres de se faire toujours remarquer.

Pendant un entr’acte de _Robert-le-Diable_, Jules de Rouvray, jeune
dandy de dix-huit ans, cousin de madame Dureynel, vient saluer les
lionnes dans leur loge. Jules est doué d’une figure fort intéressante,
et il regarde sa cousine d’un air tendre et langoureux. Au lever du
rideau, il sort de la loge, et madame de Primeville se met à plaisanter
agréablement sur sa timidité et sa gaucherie.

--Pas si timide! dit madame Dureynel en riant. Tenez, voici un billet
qu’il m’a glissé, fort adroitement, ma foi! Une déclaration, rien que
cela! Lisez! Comment trouvez-vous le style? Pauvre garçon! que veut-il
que je fasse de sa passion? Il s’adresse bien mal!

Jules en effet ne connaît pas le cœur des lionnes; il ne sait pas
qu’elles font peu de cas de l’amour, et qu’il est bien difficile de
leur plaire, à moins d’être prince ou d’avoir les plus beaux chevaux de
Paris.

Avant la fin du spectacle les trois lionnes quittent l’Opéra et vont
achever la soirée chez la baronne de B.... qui reçoit le mercredi.
Madame Dureynel, qui aime tous les jeux, entre à la bouillotte, et
engage son argent avec une rare intrépidité; la fortune favorise
d’abord son audace; puis, par un revers subit, la lionne est décavée
d’un seul coup.

Au moment où madame Dureynel subissait cette injure du hasard, son mari
se présente devant elle.

--Ah! vous voilà, dit gaiement la lionne; j’étais bien sûre de vous
rencontrer ici, mon cher, et j’en suis charmée, car j’ai à vous parler.

--Je vous écoute. Mais d’abord dites-moi, ma chère amie, si vous
vous êtes bien divertie aujourd’hui? Je comptais vous voir au Bois:
il m’a été impossible d’y aller... Une maudite affaire de Bourse!...
Figurez-vous que les chemins de fer ont encore baissé ce soir.
Étiez-vous à l’Opéra?

--Oui, et j’y ai reçu cette lettre.

M. Dureynel prend la lettre de Jules, la lit et la rend à sa femme avec
le plus beau sang-froid du monde en lui disant:

--Eh bien! que voulez-vous que j’y fasse? ce sont là des détails qui
vous regardent et dont je n’ai pas coutume de me mêler.

--Vous avez raison, et je suis bien assez forte pour me défendre toute
seule; aussi ne vous ai-je jamais beaucoup importuné de ces sortes
d’aventures; mais cette fois il s’agit d’un cas particulier: Jules est
mon cousin, et je ne voudrais pas le désespérer entièrement.

--Je ne comprends pas.

--Parlons raison. Je ne suis pas la première passion de Jules; je
sais que l’année dernière, en sortant du collége, il était fort
épris d’une danseuse, mademoiselle Irma, à qui vous vous intéressez,
dit-on, beaucoup. Le cousin, vous le voyez, abuse de son titre; il
vous attaque de droite et de gauche, et n’ayant pu réussir à séduire
votre maîtresse, il veut gagner le cœur de votre femme.... L’ennemi
est dangereux; il faut composer avec lui. Je ne vous parle pas ici en
femme jalouse; vous me connaissez trop bien pour avoir cette idée; mon
langage est celui d’une amitié prudente et dévouée. On prétend que vous
vous ruinez pour cette Irma; vous avez tort. Voulez-vous suivre un
bon conseil? Quittez-la; faites mieux, cédez-la au petit cousin. Vous
agirez ainsi en homme sage et en bon parent.

--Vraiment, si cela vous fait plaisir, je ne demande pas mieux; aussi
bien je commençais à être las de la danseuse. Demain je mènerai Jules
déjeuner chez elle.

--C’est bien, mon ami, je suis contente de vous.

Et madame Dureynel se remet à la bouillotte, où elle reste jusqu’à deux
heures du matin. Un jour suffit pour connaître sa vie tout entière. Le
lendemain elle recommence à peu près le même train, qui dure jusqu’à
ce que le temps ou la fortune vienne l’arrêter. A quarante ans, madame
Dureynel se retirera de ce monde brillant et agité. Que fera-t-elle
alors? quel est le sort de la lionne devenue vieille?--Ce serait là un
beau sujet de fable pour un autre La Fontaine.

  =Eugène GUINOT.=



[Illustration: L'HUMANITAIRE]

[Tête de page]

L’HUMANITAIRE.


L’HUMANITAIRE est le zélateur d’une secte récente, née du dégoût
de nos troubles politiques, et qui n’a de barbare que le nom; mais
les noms inusités blessent le tympan du vulgaire et sont frappés
d’anathème, car l’inusité fait peur aux enfants. Or, les peuples
sont des enfants irascibles et de piètre tolérance, témoin Socrate,
empoisonné légalement pour avoir eu l’audace de faire planer un seul
Dieu, l’éternel géomètre, sur la cohue lascive et déréglée des dieux de
l’Olympe; témoins les adeptes du Christ livrés aux jeux du Cirque.

L’humanitaire nous vient en droite ligne de Socrate; il est parent, ou
peu s’en faut, des premiers martyrs; il en descend par la métempsycose,
et ne voudrait pas y remonter par le Calvaire. Nous souhaitons à
l’humanitaire le triomphe des martyrs, moins leur persécution; et,
pour lui donner un coup de main amical dans ce défilé périlleux,
nous essaierons de déblayer au profit de sa mission bruyante et
conciliatrice les préjugés accumulés pour le moment sur sa route.

On prétend, à la vérité, que nous sommes un peuple léger et doux,
désabusé de la guillotine, très ricaneur à l’endroit des paradoxes
pour en avoir essayé de tous les genres, et qui procède au rebours des
Anitus et des Domitien. Chez nous, dit-on, la caricature a remplacé la
ciguë et le cirque. L’humanitaire acceptera volontiers son Panthéon des
mains de la caricature. Gavarni et Daumier lui doivent sa canonisation.
Que la lithographie lui soit légère!!!...

Au grand scandale du socialiste proprement dit, variété de
l’économiste, et dont les vues se renferment timidement dans la
limite actuelle des circonscriptions nationales, l’humanitaire a la
prétention de formuler un programme cosmopolite. Petites ou grandes,
à ses yeux toutes les réformes se tiennent; l’une entraîne l’autre;
et, d’après la loi de proportion qu’il ne perd jamais de vue, le plus
modeste changement dans le cours des habitudes agissant de proche en
proche, soit par compression, soit par expansion, sur tous les membres
d’une constitution sociale (ce que constate la science physiologique
dans la croissance comme dans le dépérissement des individus),
métamorphoser un village ou la surface entière du globe, c’est tout
un pour l’humanitaire. L’humanitaire est la racine même des radicaux;
c’est le radical par excellence. Il sourit dédaigneusement quand on
lui parle des chemins de fer qu’on lance à grand’peine dans quelques
localités, fantaisies de luxe, à son avis, exubérance de vanité
coquette chez des peuples qui n’ont pas encore généralisé dans leurs
villages le luxe municipal de leurs métropoles. La caisse d’épargnes,
avec ses 4 pour 100 d’intérêts, ne lui semble également qu’une
gimblette philanthropique, qu’un avortement de notre génie financier.
Ne parlez pas de la réduction des rentes à l’homme qui tient le secret
de quadrupler les revenus du monde. Et quant à la réforme électorale,
isolée de ses bases primordiales dont il se fait fort de détailler
le plan au premier venu, il ne la considère que comme un élément de
complication dont il doit résulter d’incalculables catastrophes; en
quoi je suis tout-à-fait de son avis.

Du socialiste à l’humanitaire, la distance est donc bien tranchée;
c’est la distance qui sépare le législateur du prophète. Le législateur
parle un style à ras de terre; il voit les choses d’en bas, et sent
quelque peu son athée. Le prophète chante au nom du ciel; il a grimpé
le Sinaï; son regard embrasse le monde, et Dieu lui parle.

Je n’ai pas à donner la série des idées de l’humanitaire, mais
seulement le galbe de sa silhouette, sans personnalité, au point de vue
général.

L’humanitaire en est à ses débuts en matière de propagation; sa forme
a quelque chose de coriace et de belligérant. C’est sur l’épiderme
de tous les partis qu’il travaille tour à tour à donner le fil de
la politesse au tranchant de son rasoir. Il réconcilie les opinions
rivales quand elles se mordent, à la manière des Turcs qui distribuent
de droite à gauche des coups de bâton, lorsque les Juifs et les
Arméniens se prennent à la barbe dans les rues de Constantinople. Les
Juifs font le plongeon sous la bastonnade; les Arméniens remontent
d’un cran dans leur gravité; ces fiers rivaux continuent de vendre des
pastilles et des lorgnettes, et personne ne souffle mot contre les
Turcs; analogie de la conspiration du silence qui règne autour des
humanitaires; mais les Turcs s’en accommodent, et les humanitaires en
sont au désespoir.

Les journaux des divers partis, piqués au vif et vindicatifs comme des
femmes, semblent avoir juré qu’ils ne souffleraient mot à l’égard des
humanitaires. On leur a coupé le foin de l’annonce sous le pied. Ne pas
faire parler de soi, ce n’est pas vivre.

Inquiets de ce serment tacite, quelques humanitaires font leur _meâ
culpâ_, et proposent à leurs condisciples de tourner l’obstacle en
devenant polis; proposition qui va déterminer une crise. La secte
hésite: il n’a pas encore été pris de décision à cet égard.

D’habitude, l’humanitaire est ce que l’on appelle un apostat, un
homme sorti des rangs de tel et tel parti, mais pour n’en adopter
aucun autre. Je parle au point de vue de la règle! Il faudrait
expliquer le mystère de certaines exceptions, et c’est leur secret;
comme ce secret est la transparence même, ce serait commettre une
indiscrétion. L’amertume actuelle de leur prédication ne rend que
plus saillante l’accusation d’apostasie qui leur est jetée à la face
par les soldats des rangs dont ils sortent. Toute méfiance préalable
rend certains rapprochements fort délicats. L’humanitaire est en état
de suspicion devant ses anciens amis politiques, et toute suspicion
porte un caractère réquisitorial. On le présume idolâtre ou gagiste
du gouvernement, parce que, de même que tel chanteur dont la voix a
peu d’étendue et qui tient à ce que l’on ait égard à cette infirmité,
l’humanitaire n’aime pas plus le retentissement des coups de feu dans
les bocages légitimistes de la Vendée, que le tonnerre des barricades
dans les carrefours républicains de la métropole. Les distractions
nationales de la guerre civile enlèvent périodiquement à l’humanitaire
un auditoire qu’il a bien de la peine à manier; l’humanitaire en a pour
un mois à reprendre le fil de ce que l’auditoire a perdu. A quelque
chose malheur est bon: la propagande a ses fatigues, et ces temps de
halte lui sauvent des phthisies laryngées.

Entre eux (quand ils se tolèrent entre eux, chose rare!), les
humanitaires, calomniés par les partis, ignorent, la plupart du temps,
à quelles opinions _fragmentaires_ ils ont eu réciproquement le malheur
originel d’appartenir. On en cite un exemple. Deux humanitaires
travaillaient matin et soir ensemble depuis dix mois. Au milieu d’un
parterre, l’un d’eux s’arrêta devant une pervenche.--Tu songes à
Jean-Jacques!--Non! Cette fleur me rappelle le jardin du château de la
Pénissière.--Ah, bah! connaîtrais-tu cet endroit?--Si je le connais! je
l’ai vu brûler. J’étais au nombre de ses défenseurs; ne le savais-tu
pas?--Mon Dieu, non! je figurais parmi les assiégeants, et je te
donnais la chasse!--Tiens! tiens! tiens! je te croyais royaliste!--Ce
que c’est que l’idée! je te trouvais une tournure de républicain.

L’anecdote est vraie, mais elle est invraisemblable; et madame de
Genlis, par la fidélité de ses citations, a tué la valeur du mot
historique.

Revenons sur le mot _fragmentaire_ souligné plus haut, adjectif de
création humanitaire, dirigé contre les opinions qui s’excluent tour
à tour. Pour l’humanitaire, le légitimiste, le juste-milieu et le
républicain, fractions indispensables d’un seul et même tout, ils
sont nécessités par la force des choses à vivre dans la réciprocité
des coups de poing, ou dans la solidarité des satisfactions. Ils
ont le choix; l’Unité qui régit le monde ne leur permet que ces
deux alternatives. L’humanitaire, qui pourrait s’appeler aussi le
trinitaire, démontre que toute mécanique marche par la juxta-position
de trois ressorts essentiels dont nos divers partis ne sont à leur insu
que les analogues; il couronne son idée par cette métaphore que l’arbre
de l’humanité doit porter toutes ses branches, les branches aînées
comme les branches cadettes, expression large qui doit satisfaire à
la fois Goritz, Sainte-Hélène et le Carrousel, quand le Carrousel,
Sainte-Hélène et Goritz y mettront de la bonne grâce.

J’ai qualifié de rare la tolérance des humanitaires entre eux. Je n’en
démordrai pas, quoi qu’il m’en coûte. Ils restent à l’égard les uns des
autres dans le morcellement dont ils font la critique, et n’essaient
nullement de se conformer aux conseils de ralliement qu’ils professent.
Ils sont voués à l’inanition, au vagabondage et au suicide. L’apostasie
les décime à leur tour. Pas de capitaine qui prévienne leur déroute!...
L’état de maraude dans lequel persistent leurs groupes incohérents
ne laisse pas que de rendre prodigieusement suspecte aux yeux de la
plupart cette science merveilleuse de la mise en participation des
intérêts, des esprits et des âmes, que les humanitaires se targuent de
posséder à fond.

A ce reproche, d’aucuns répondent que leurs groupes s’entendront de
reste quand l’un d’eux aura puissance de réaliser le projet commun;
pétition de principe, cercle vicieux, réponse des moins madrés,
c’est-à-dire du plus grand nombre. Les plus habiles, qui sont aussi
les moins nombreux (comme partout), démontrent péremptoirement à ceux
qui voient plus ou moins clair dans les nuages de ces théories qu’il
y a temps pour tout; que la gestation d’un avenir a ses crises; que
les préludes n’ont jamais la correction du concert; que l’harmonie
doit en naître un jour ou l’autre; qu’il faut d’abord (arbitrairement
peut-être) organiser le milieu communal où les affinités de caractères
seront appelées à se grouper dans les différents travaux, en vertu
des sympathies industrielles, et que, jusque-là, grâce à la fougue
apostolique, les humanitaires seront plus énergiquement entraînés que
beaucoup d’autres dans le torrent des sottises de la vie commune.

Cette excuse a son côté plausible. Dès son début aussi, le catholicisme
a manifesté ses querelles et rencontré ses hérésies. Le propre des
méthodes au progrès, des _criterium_ (comme on dit), ou mécanismes
d’enseignements faits sur le moule de celui qui permet à ces messieurs
de discourir et de trancher sur tout, est de fourvoyer à l’excès les
imaginations qui s’égarent, en manifestant des fous comme on n’en a
jamais vu, des imbéciles miraculeux et des niais d’une force de cent
chevaux.

Sans compter que l’harmonie, dont les humanitaires nous font la
promesse, ne sera pas taillée sur le patron fade et langoureux des
idylles de Gessner!... Le maître l’a dit. Le trombone cabalistique et
le tam-tam passionnel y joueront leur partie; ceux qui n’aiment pas le
vacarme s’engageront parmi les prudes et les indolents; à moins qu’il
ne soit dans leur goût de servir de victimes. Il y aura de la place
pour tout le monde. Ainsi soit-il!...

Pour caractériser les diverses catégories d’humanitaires, il y aurait
un dénombrement à tenter à la façon de l’Iliade. Mais Homère y
renoncerait, et je ne m’en sens pas le courage. On a parlé récemment
de l’indifférence en matière de religion! c’était jouer de malheur
et parler trop vite. Le siècle tourne à l’eau bénite; les religions
pullulent; il en pousse à tous les coins de rue; elles obsèdent la
circulation. Vous ne cracheriez pas par la fenêtre sans noyer un
révélateur. Les sergents de ville ne suffisent plus à l’arrestation des
messies.

Pour être juste, ces messies ne sont pas tous nés d’une vierge; on ne
dit pas non plus qu’ils fassent de miracles; et, depuis tout-à-l’heure
vingt ans qu’ils parlent au nom de leur foi, les géographes ne se
sont point encore plaints de la transposition des montagnes. Ils se
contentent de posséder la lumière et de la couvrir de leur style, comme
d’un boisseau. Quand on ne les comprend pas, on reste abasourdi de leur
faconde; et, sitôt que l’on en a fait le tour, on demande quelque chose
de mieux. Il faut peu de temps pour en faire le tour; l’humanitaire
est sujet à se répéter. C’est inouï ce que ces prophètes colportent de
vérités inédites; vérités qu’on retrouve tout-à-coup en feuilletant
l’Évangile et la Genèse, mais que les humanitaires sont bien résolus
de ne pas y voir, parce que les choses ne se reproduisent pas
tout-à-fait avec les mêmes mots. A les en croire, leurs vérités sont
des vérités toutes neuves, des inventions récentes, frappées d’hier,
qui ne viennent de rien, qui n’ont pas de racines dans les antécédents
historiques. Eh, mes bons amis! puisqu’elles n’ont pas de racines,
elles ne donneront pas de bourgeons; un apprenti pépiniériste vous
en remontrerait en analogie. Quand on se croit original, on se vexe
d’être traité de copie. Si les vérités qu’on ressuscite aujourd’hui
procédaient d’au-delà de Voltaire; si, par exemple, il devenait évident
que le catholicisme en était l’instaurateur bien avant l’apparition
des humanitaires; et si l’Église se mettait en position de leur
démontrer qu’elle a cent fois mieux dans la cervelle, nos humanitaires
y perdraient la leur, car bien qu’ils fassent profession de n’être
d’aucun parti du jour, ils n’en sont pas moins sur ce chapitre du
parti de leur siècle contre les siècles précédents. Qu’un bon chien
chasse de race, on le conçoit; mais chasser sa race, ah! c’est trop
fort! N’objectez donc pas aux humanitaires que leur premier mot d’ordre
est de respecter toutes les puissances! Le catholicisme n’est pas
une puissance; il est mort, on ne le respecte pas!... Ces étourdis,
qui n’ont pas reçu le baptême, affirment que le catholicisme a reçu
l’extrême-onction!...

Il faut pardonner quelque chose à la jeunesse!...

A ce tic près, à part sa jalousie de métier contre le lion du
catholicisme, lion malade, contre lequel il détache en manière de
ruades des brochures à six ou huit douzaines d’exemplaires, qui
jouissent d’une très grande réputation dans leur coin, l’humanitaire
est le meilleur homme que l’on sache, et le mieux disposé pour le
prochain. Il ferait quelque chose de Néron; il utiliserait les manies
d’Érostrate; il se porterait fort de trouver, en s’y prenant comme il
faut, un diamant d’une eau superbe sous l’écorce un peu brutale de
Papavoine. Avec un avocat humanitaire, la magistrature tremblerait pour
ses appointements. Tout rentre en grâce devant lui. Les originalités de
mauvais goût, les caprices fourvoyés de notre nature, il n’exclut et ne
méconnaît rien, pourvu qu’il n’y ait pas de catholicisme sous roche. A
l’oreille de notre monde, plus délicat des lèvres que du cœur et plus
décent que vertueux, on insinuerait difficilement jusqu’à quel point
l’humanitaire pousse l’indulgence, et combien, dans ses institutions,
sa mansuétude aurait de charité. Les journaux de la secte humanitaire
(les humanitaires ont des journaux), gourmés et prudents comme s’ils
avaient des abonnés, en disent infiniment moins sur tout ceci que
certains adeptes, édificateurs obligés de deux ou trois salons dont ils
font aujourd’hui les délices. Le pli est pris; l’humanitaire a fait
son lit dans nos mœurs. Au bas de l’invitation qui vous appelle en
soirée, après le thé d’usage et le piano de rigueur, on vous promet un
humanitaire. Une soirée sans humanitaire serait un scandale. Dès qu’on
en trouve un qui porte un cachet à part, et d’une forme _caractérielle_
qui n’est à nul autre, on le garde avec soin; on ne le prête qu’à
ses amis. Tout salon qui sait vivre a son humanitaire; dès que la
conversation baisse, la maîtresse de la maison le lance dans l’arène
par une malice détournée ou par une interpellation à brûle-pourpoint.
Interlocuteur de ressource, l’humanitaire a toujours son thème fait et
sa réplique prête; il marche armé de pied en cap; il tue l’objection
au vol; on n’a pas encore parlé qu’il a déjà répondu. Aussi, lorsque je
me permets de dire qu’il est interlocuteur, c’est comme si j’appelais
un accapareur un marchand.

Dans cette analyse de la secte humanitaire, si, comme cela se doit,
nous mettons les théories à part, avec le seul but de saisir ce qu’il
y a de grotesque dans les individualités qu’elles enrégimentent,
n’oublions pas un pronostic favorable à ces théories. Les dogmes
que les humanitaires regardent assez naïvement comme leur propriété
personnelle circulent en ce moment partout, s’ils ne se produisent pas
encore au grand jour; semblables à ces vieilles forêts que l’incendie
peut raser à la surface du sol, mais dont les racines, en se faisant
jour de nouveau parmi les décombres, poussent de plus belle des
rejetons vigoureux. C’est de Dieu qu’en vient la semaille; d’habiles
moissonneurs en feront prochainement la récolte; les humanitaires
en seront cette fois encore le fumier; leur dévouement les féconde.
Indépendamment de ce qu’ils ont de naïf, on aime à reconnaître de
l’honorable et du bon dans le fanatisme des propagateurs de ces dogmes,
infatigables régénérateurs d’une foule de maximes que l’on croyait à
jamais ensevelies sous les grêlons de la secte encyclopédique. Après
les avoir écoutés, Paul-Louis, cet homme qui possédait autant d’esprit
que de bon sens, mais qui, dupe des petites animosités de nos mauvaises
circonstances, mit son instrument sublime au ton d’un déplorable
charivari politique, Paul-Louis rougirait d’avoir été l’apologiste du
morcellement. Au lieu d’insinuer en villageois mécontent qu’il serait
bon qu’on dépeçât Chambord, le vigneron de la Chavonnière réclamerait
le maintien intégral de cette royale résidence pour l’installation
du village modèle; il protesterait contre le vandalisme de la bande
noire, à l’effet d’universaliser des chefs-d’œuvre d’architecture au
bénéfice des peuples. Il soutiendrait que l’humanité vaut bien que
l’on la traite en roi. Je vais plus loin! Si quelque jour, certains
enthousiastes se prennent à penser tout-à-coup que les rois, bien
que rois, sont cependant des hommes (proposition hardie!), et que la
révolution, après tout, doit avoir aboli des milliers de priviléges,
entre autres ceux de l’injure et de la guillotine, ces dignes
enthousiastes le devront aux humanitaires, qui se montrent aussi ferrés
dans l’argumentation que feu M. de La Palisse, de logique mémoire.

Pour nous, la race humanitaire n’est (à son insu) que la réminiscence
et l’écho--disons mieux, la métempsycose--de ces populations extatiques
et méditatives qui se réfugiaient jadis dans les calmes et riches
corridors de nos anciens monastères; populations désormais orphelines,
réclamant à grands cris leur belle institution perdue, tombées avec
nous dans les tourments d’un siècle misérablement déshérité par sa
faute; d’un siècle qui ne leur offre nulle part ces sortes de terrains
neutres et d’ambulances mystérieuses que le génie de la religion
ouvrait si libéralement au repentir, à la misère, au désespoir, au
génie même, à toutes les âmes enfin frappées de l’ulcère et du venin
secret, qui, suivant Montesquieu, ronge au cœur les civilisations
modernes. Je vois dans les humanitaires des catholiques exilés de
la tutelle harmonieuse des sept Sacrements, cette charte de l’Unité
dont le Christ fut l’incarnation; je les signale pour des Dominicains
dont le couvent gît sous la poussière, et que préoccupe le cercle
vicieux où nos générations rampent en se dévorant dans les décombres.
Un passé divin, dont les traditions revivent au fond de leur âme à
l’état de progrès, s’élance du sépulcre aux yeux des humanitaires; ils
sont obsédés par une palingénésie fantastique, et le seul antagonisme
des mots les abuse sur l’identité des choses; travers habituel aux
Français!... Les Français, par exemple, ne veulent plus de rois,
mais ils accepteront volontiers un empereur: c’est bien différent.
La religion les excède: qu’on la leur glisse à la sourdine en
théorie sociale, vous serez dans leurs petits papiers! Ils bafouent
les _momeries_ du culte, et ne badinent pas sur les _fictions_ du
représentatif. La moquerie recommence de toutes les façons, et réussit
toujours. Cosmopolites des lèvres, les humanitaires sont Français
par routine. Entre l’association et la communauté, vous verrez nos
logiciens nier le moindre rapport. Ils se fâcheront tout rouge, si
vous les appelez dupes de l’apparence, si vous leur dites à l’oreille
que l’apparence est la réalité du vulgaire. Quand ils en feront l’aveu
publiquement, il sortira du Vatican un éclat de rire homérique, vu
que ces candides adversaires sont des auxiliaires ardents, qui, sous
une forme dont l’incrédulité ne se méfie pas font revivre tous les
dogmes que l’on a bafoués étourdiment en Europe. Étrange obstination
de l’esprit d’unité contre lequel rien ne saurait prévaloir, car il ne
désespère jamais; car il bénit jusqu’au blasphème, étonné de s’être
agenouillé devant lui, furieux d’avoir baisé ses reliques.

Que font, en effet, les humanitaires?

Ils redemandent l’indivision territoriale de la communauté, mais
sur une plus grande échelle. Ils veulent que la cellule agrandie
puisse abriter désormais le ménage dans le monastère transfiguré. Ils
désirent que les corporations industrielles, réunies dans un échange de
fonctions diverses, facilitent à nos enfants l’occasion de développer
richement l’essor naïf de leurs vocations et de leurs facultés-mères;
ils prétendent que l’on peut, que l’on doit enfin soulager les
travailleurs, abattus aujourd’hui dans un travail monotone, en
se servant des alternats en travaux pratiqués autrefois dans les
monastères. Ils procèdent enfin à ce que le dogme de l’Eucharistie,
sans sortir pour cela de la lettre, réalise matériellement et
spirituellement sur le globe entier la communion fraternelle des
intérêts, des plaisirs, des repas et des occupations collectives;
idée qui possède le monde depuis 1800 ans et qui ne le lâchera pas.
Les humanitaires ont cru faire une découverte, ils n’ont fait qu’une
addition; la série des temps chronologiques s’est récapitulée pour eux
dans une seule et même image. L’Esprit enfin les a fécondés sans qu’ils
aient l’orgueil de le prétendre, et, quand ils s’écoutent (c’est leur
habitude), ils ne croient pas aux visites spéciales de Paraclet. Erreur
n’est pas compte! Ils entreront dans le royaume des cieux malgré cela;
l’Évangile le leur a formellement promis. Tout humanitaire, à la forme
près, n’est donc rien autre chose qu’un chrétien déguisé, qui n’en
sait rien lui-même, et qui n’en est que plus apte pour le rôle auquel
Dieu le destine; croyant qui vole à la recherche d’un culte perdu;
marionnette d’un événement plus spirituel que lui; fascine du fossé
révolutionnaire par lequel le clergé romain va remonter de plus belle
à la brèche et reprendre tout le terrain qu’il a perdu depuis Luther.
L’humanitaire, par sa candeur, mérite le prix Monthyon. Son dévouement
est une affaire d’instinct: il n’en a même pas l’intelligence. Il agit
pour le compte des gens auxquels il fait la guerre. Ainsi l’ascète
du moyen âge, anneau d’une chaîne dont il ne voyait pas les deux
bouts, moyen individuel d’un but dont il n’apercevait pas l’ensemble,
et soumis à la discipline tout en croyant ne s’occuper que de son
propre salut, travaillait ingénument à développer sur la terre les
magnificences du matérialisme chrétien, vaste filet d’architecture
sacrée, de communes religieuses et de caravanes missionnaires dans
lequel Rome a pêché le monde.

Il reste certain par la même occasion que, pris de toutes parts entre
les divers engrenages du siècle, mis au ban des suspects par ses
anciens amis politiques, jouet des curieux qui l’étudient comme un
livre dont ils copieront les feuillets tôt ou tard, et (surtout il a
du talent, ce qui ne se pardonne pas) tenu sous les scellés par les
importants de sa bande, car ces derniers se gardent bien de partager
avec lui comme on faisait dans les agapes, l’humanitaire qui n’aura
d’autre patrimoine que l’apostolat doit, après avoir vécu plus ou moins
mal de fanatisme, d’emprunt, de privations réelles et de visions en
l’air, être broyé par les meules dont son isolement et sa faiblesse
ne lui permettent pas de changer la direction. Son Calvaire, c’est la
faim; s’il a de la famille, il aura faim dans ces petits estomacs qu’il
ne lui sera pas donné de remplir en se déchirant lui-même. Nous en
citerions qui portent cette croix. De notre temps, on ne tue pas, on
laisse mourir. La civilisation excelle dans ces tours de passe-passe,
et les apparences de l’assassinat sont sauvées. Mais l’humanitaire,
mourant, aura la consolation d’Hégésippe Moreau, ce poëte mort l’autre
semaine, mort comme meurent les poëtes, ces missionnaires de l’avenir,
mort à l’hôpital. D’éloquents orateurs, héritiers de la défroque de
Mirabeau, se répandront en injures contre le pays, sur sa tombe, et
termineront le panégyrique du défunt chez le traiteur. Le pays a bon
dos; tous les citoyens lui font des reproches quand il arrive quelque
chose de pareil; et puis, à la manière de Pilate, ils s’en lavent les
mains.

Il n’est guère permis de douter que la fermentation intellectuelle qui
travaille notre époque ne produise tôt ou tard, si l’on peut s’exprimer
ainsi, le vin généreux qui fortifiera l’humanité future. Des moqueurs
nous disent en souriant qu’à travers tous ces breuvages on nous offre
souvent de la piquette. Piquette, soit! et pourquoi ne l’avouerait-on
pas? En comparaison de l’eau claire, la piquette est encore un progrès.
Que serait-ce si nous voulions parler de l’eau trouble! Mais la
politique n’est pas de notre cadre, Dieu merci! Nous sera-t-il permis
d’ajouter, pour la gouverne particulière des faiseurs d’épigrammes,
que Chaptal, chimiste savant, ne connaissait pas de piquette, et qu’il
avait l’art de transfigurer le vin de Surêne en vin de Johannisberg?
Qui donc empêcherait les railleurs, juges un peu légers des choses
qui demandent un profond examen, d’être les Chaptals de la piquette
humanitaire?...

S’il se rencontre dans cette silhouette un ou deux traits acerbes
par leur expression, on voudra bien nous le pardonner. Les coupables
ont le droit de se prendre pour bourreau; nous usions d’un droit en
nous montrant sévère et moqueur. Le catholicisme recommande surtout à
ses adeptes récents des récapitulations de conscience et des amendes
honorables; pénitences bénignes pour des blasphèmes dont on a honte et
dont on lui demande l’absolution. Résignation, et _meâ culpâ_, ceci
n’est qu’un portrait pris au miroir.

  =Raymond BRUCKER.=



[Illustration: LA LOUEUSE DE CHAISES.]

[Tête de page]

LA LOUEUSE DE CHAISES.


A ne considérer une église que sous le point de vue _terrestre et
temporel_ (notre profond respect nous commande d’écarter l’autre avec
soin), on pourrait la désigner ainsi:--un édifice orné d’une _loueuse
de chaises_.

Aujourd’hui que la forme d’architecture ne dit plus rien, ce signe
est fidèle et sûr. Voyez nos modernes basiliques: elles veulent, les
orgueilleuses, se passer de cloches et de clocher, cette enseigne
longtemps proverbiale; mais aucune ne prétend se passer de loueuse de
chaises. C’est l’être nécessaire sans lequel une église ne se conçoit
pas, qui la distingue des autres monuments, qui lui donne le mouvement
et la vie, en un mot, qui la fait église.

Quand la nuit a rempli de ses ombres la nef immense, l’édifice tout
entier dort enseveli dans un profond repos. Par intervalle, quelque
bruit du dehors, que l’écho répète sourdement, expire et s’éteint dans
un long murmure. Le jour va poindre: la cité s’éveille, et la cloche
annonce l’_Angelus_. Le sacristain est à son poste. Le donneur d’eau
bénite arrive en grelottant, et avec cette mine gelée qui est un de ses
attributs. La vendeuse de cierges prépare une illumination complète; de
pauvres femmes prient, agenouillées, en attendant la première messe.
Cependant l’église sommeille encore.--Tel un homme s’agite et respire
avec effort longtemps avant son réveil.

Enfin la _loueuse_ paraît à son tour: aussitôt l’édifice, qui semblait
l’attendre, s’anime et prend un nouvel aspect. La voilà qui commence
par visiter son domaine en tous sens. Les dalles retentissent du bruit
des chaises qu’elle range avec symétrie, ou qu’elle amoncelle en piles
élevées. Il en est, dans le nombre, qui ne portent point sa marque, et
dont le brillant acajou tranche sur le blanc uniforme des autres. La
paille en est plus fine et plus serré, la forme plus gracieuse, le dos
plus élevé, et surmonté d’une espèce de pupitre où les bras viennent
s’appuyer commodément. Ces chaises aristocratiques sont, en outre,
garnies d’un coussinet épais qui appelle les genoux, et fait trouver
du plaisir à prier Dieu. La loueuse n’a garde de les remuer d’une main
irrévérentieuse et brutale. Elle les soulève, les pose avec précaution,
et calcule en les rangeant les bénéfices qu’elles lui valent:--tant
pour le droit d’avoir un siége particulier;--tant, chaque dimanche,
pour le plaisir de trouver sa chaise à la même place;--tant aux
étrennes et à la fête de la paroisse;--sans compter les petits profits.

En femme qui sait le prix du temps, elle vaque à plusieurs choses à
la fois, et trouve, en passant, l’occasion de saluer le bedeau et le
sacristain, et de recevoir les civilités de la vendeuse de cierges.
Tous ces habitants de l’église ont entre eux des affinités de mœurs,
de langage, de manières et d’intérêts. On les voit le matin, dans
le coin d’une chapelle, qui se communiquent les intrigues de la
sacristie et les rivalités du chœur, et qui sautent, par de hardies
transitions, de l’histoire sacrée à l’histoire profane, souvent même
à de très profanes histoires. Le bedeau, justement scandalisé, fait
signe aux interrupteurs. Il affecte de passer et de repasser à côté
d’eux. Mais, oh! fragilité humaine! ce pesant personnage, après avoir
essayé vainement d’attraper quelques mots de la conversation en prêtant
l’oreille et en allongeant le cou, finit par _grossir_ le petit groupe;
et, comme il parle rarement, et qu’il n’est pas habitué à régler la
_tempête_ de sa voix, il fait lui-même plus de bruit que tous les
autres.

La _loueuse_ ne se laisse pas retenir longtemps dans ces conférences.
Alors même qu’elle raconte ou qu’elle écoute, elle conserve son air
affairé, et paraît toujours sur le qui-vive. Sa main s’agite avec
impatience dans la poche vide de son tablier. Enfin l’officiant monte à
l’autel, et la voilà qui s’éloigne et retourne à ses chaises.

Tandis qu’elle poursuit sa ronde, disons quelques mots de ses fonctions
et de ses priviléges.

Nos lecteurs seront sans doute édifiés d’apprendre que la location des
chaises, dans les églises de Paris, rapporte à la _fabrique_ des sommes
considérables, et qu’il y a telle paroisse où cette location ne s’élève
pas à moins de 25,000 francs par année. Ce n’est pas ici le lieu de
discuter les avantages ou les inconvénients de cette espèce d’impôt
levé sur la piété des fidèles. Nous espérons que le temps viendra où il
sera permis de s’asseoir _gratis_ dans la maison de Dieu.

En attendant, ce bail est l’objet des plus ardentes convoitises, des
brigues les plus fortes. MM. les marguilliers n’en dorment pas de
quinze jours. A voir les efforts des compétiteurs, on dirait qu’il
s’agit d’emporter une de nos sinécures les plus largement rétribuées.
Ce n’est pas une sinécure pourtant. Ce fonds ressemble à tous les
autres, et veut être travaillé sans relâche. Aussi le fermier qui
en obtient l’exploitation, ne le quitte-t-il pas du matin au soir.
Incessamment il le remue, il ne lui donne ni repos ni trève. Mais les
autres fonds se fatiguent et s’épuisent; celui-ci ne se lasse pas de
produire,--champ merveilleux qu’on ne sème jamais, et qu’on moissonne
toujours!

Le plus souvent ce précieux privilége est accordé à une femme. Pour
l’emporter sur ses rivaux, que de titres ne lui a-t-il pas fallu
réunir! elle n’est rien moins que la veuve d’un sacristain mort en
odeur de sainteté, la filleule d’un marguillier, ou la nièce d’un
grand-vicaire. Un prédicateur en renom, un banquier fameux l’a soutenue
de son patronage et de son crédit. M. le curé a été chaudement
sollicité en sa faveur. Les puissances de la terre et du ciel lui sont
venues en aide. Son talent pour l’intrigue et ses ruses diplomatiques
ont fait le reste. La voilà donc investie de ce titre glorieux qui va
devenir son seul nom. Ses voisines, ses parents l’appellent peut-être
encore madame veuve Groslichard, ou madame Piedfort; mais les habitués
de l’église diront désormais en parlant d’elle: _la loueuse de chaises_!

Madame veuve Groslichard a passé la trentaine. De combien d’années?...
Peu vous importe. C’est un mystère dont elle garde pour elle
seule le secret, et, sur ce point délicat, elle mentirait à Dieu
lui-même,--nous ne disons rien de son confesseur, le moins favorisé de
ses confidents.--On n’a jamais, répète-t-elle, que l’âge qu’on paraît
avoir; et elle s’efforce d’être le plus jeune possible. C’est une femme
petite, potelée, fleurie, d’une minutieuse propreté, vive, remuante et
bien conservée. On assure que la chronique s’est longtemps égayée sur
son compte. La haute position que madame Groslichard s’est faite ne
contredit aucunement la chronique,--au contraire.

Gardez-vous bien de la juger d’après cette toilette simple qu’elle a
faite à la hâte, pour ne pas _perdre_ la première messe (il ne s’agit
ici que du produit monétaire de la messe). Elle sait tout ce qu’une
femme peut devoir à la parure;--non pas cette parure mondaine qui
scandalise au lieu de plaire, qui effarouche les regards au lieu de les
attirer et de les retenir. Il est un art savant dans sa simplicité,
discret dans ses licences mêmes, qui se cache et se montre à propos:
c’est cette fine coquetterie des gens d’église, qui laisse bien loin
derrière elle la coquetterie des gens du monde. Madame Groslichard
participe du caméléon. Elle change de visage suivant les messes et
les offices. On dirait même qu’elle a un visage différent pour chaque
personne. Elle ne prend pas les _sous_ des pauvres femmes du même
air qu’elle reçoit ceux des riches dévotes. Il y a, dans ses façons
avec les premières, quelque chose de dur et d’impérieux. Sa voix,
qu’elle sait si bien assouplir, est sèche et vibrante. Ses yeux, qui
deviennent si doux et si patelins dans l’occasion, sont menaçants,
et de la manière dont elle dit: «_Vos chaises, s’il vous plaît_,» ce
_s’il vous plaît_ est plus exigeant qu’un _je le veux_. Ses doigts
crochus s’allongent incessamment vers vous. N’espérez pas échapper à
cette distraction; vous ne voyez et vous n’entendez que la loueuse qui
s’approche peu à peu, qui vous enveloppe dans ses longs circuits, et
qui viendra, qui viendra certainement dans une minute, dans une seconde
peut-être...--Machinalement vous interrogez vos poches, et malheur à
vous si elles sont vides! La loueuse _n’est pas prêteuse, c’est là son
moindre défaut_. Voilà ce que vous vous dites en vous-même, et, en
attendant, plus de méditation, plus de recueillement, plus de prières!
Vainement vous cherchez à lui échapper en vous réfugiant dans une
chapelle obscure: elle vous guette, elle vous suit, elle est derrière
vous, et vous n’êtes pas encore assis que vous tressaillez d’effroi au
fatal--_Votre chaise, s’il vous plaît_.

Voyez comme, dans une position pareille, les dames les plus élégantes
lui demandent, d’une voix humble et douce, crédit jusqu’au prochain
dimanche. Presque toujours, madame Groslichard se résigne, et consent à
cet emprunt forcé. Elle tâche même de grimacer un sourire, bien qu’au
fond du cœur elle déteste celles qui oublient leur bourse pour venir
prier Dieu. Elle se console par le beau côté de son rôle; elle se drape
dans sa confiante magnanimité. Toutefois elle ne néglige pas de prendre
le signalement exact des emprunteuses, et, en les quittant d’un air
protecteur, elle semble se dire: «Telle dame, de tel âge, de telle
figure, de telle toilette... me doit _deux sous_.»

Derrière elle, à une distance convenable, s’avance d’un pas de
procession le grave bedeau ou le suisse majestueux. Il annonce sa
venue en frappant à coups de hallebarde les dalles sonores, et en
criant d’une voix flûtée: «_Pour les pauvres, s’il vous plaît_;» et
plus souvent encore: «_Pour les frais de l’église!_» A ce sujet, nous
relèverons une particularité essentielle. Bien des gens s’imaginent
qu’il y a rivalité et lutte de vitesse entre les quêteurs et la
loueuse. C’est une erreur qu’il importe de détruire. L’ordre dans
lequel ils se suivent a été savamment calculé. Comme le tribut levé par
celle-ci est forcé, et que l’autre est volontaire, les fidèles, perdus
dans leurs dévotions, ne tireraient point leur bourse pour les pauvres,
encore moins pour les frais de l’église; mais ils sont tenus de la
tirer pour payer leur chaise, et, pendant qu’ils ont encore l’argent à
la main, le quêteur survient à propos sur les pas de la loueuse, qui
joue ainsi le rôle du _pilote_ devant le _requin_. Elle n’y perd pas,
et les pauvres y gagnent,--sans compter la _fabrique_.

Autrefois, cependant, Jésus-Christ avait chassé du _temple_ les
_vendeurs_ qui s’y étaient établis...

A l’aisance de sa démarche, à son allure libre et dégagée, on comprend
tout d’abord que madame Groslichard est chez elle. Les soins d’un
ménage lui sont inconnus: elle vit de l’église et dans l’église. C’est
à peine si elle mange ou si elle couche ailleurs, et elle se ferait
volontiers écrire à l’adresse suivante: Madame, madame Groslichard, à
l’église de Saint-... Elle a la conscience de sa dignité, et porte haut
la tête. Elle affronte le vicaire dans ses humeurs, et le curé dans ses
caprices. Ces grands dignitaires ont toujours pour elle un regard et un
sourire. Faut-il l’avouer? madame Groslichard ne se confond pas assez
dans les sentiments de respect et de vénération qui leur sont dus. Elle
vit trop près du sanctuaire. _Nul n’est prophète en son pays_, a dit la
sagesse des nations. Nous hasarderons ici cette variété du proverbe:
«Nul n’est saint dans la sacristie de son église.»

Certes, madame Groslichard, élevée à ce comble d’honneur et à ce haut
crédit, partageant l’encens du prêtre et les bénéfices de la fabrique,
est bien excusable de ne pas daigner apercevoir l’humble donneur d’eau
bénite, et de traiter sans façon l’important sacristain, les chantres
enroués qui la complimentent d’une voix de _plain-chant_, et le
_serpent_ lui-même, qu’on s’étonne d’entendre parler comme les autres
hommes. Ce sont autant d’aspirants à sa main ou à ses bonnes grâces.
Avec eux elle fait sa coquette, elle minaude, et les tient en haleine
par ses promesses et ses refus. Elle accorde seulement au frais enfant
de chœur une tape sur ses joues roses et potelées, et au _suisse_
superbe un coup d’œil en tapinois.--Les _suisses_ auront à répondre de
bien des choses!

Quoi qu’on ait pu dire autrefois, madame Groslichard jouit d’une
réputation de vertu: elle a des mœurs,--c’est une des conditions de son
bail;--et, en femme qui a vécu longtemps et beaucoup, elle sacrifierait
ses passions à son intérêt. Heureusement le sacrifice n’est pas
toujours nécessaire; et puis, écoutez sa maxime favorite (la maxime
fait les femmes supérieures!): «On n’a jamais, disait-elle tantôt, que
l’âge qu’on paraît avoir.» Elle ajoute encore: «On n’est jamais que ce
qu’on paraît être.»

Avec elle, il ne faut donc pas trop approfondir les choses. Par
exemple, elle affecte les dehors convenables de la piété. Jamais
elle n’oublie, en passant devant l’autel, de le saluer d’une humble
révérence. Vous la voyez, au commencement des offices, saintement
agenouillée et plongée dans un dévot recueillement; mais remarquez
comme, de la place qu’elle a choisie, elle domine toute l’église.
Suivez ses yeux sans cesse en mouvement, ses yeux perçants et
inquisiteurs qui prennent note du nombre, de la figure et de la
position relative des assistants. Vous ne l’entendrez pas unir sa voix
à celle de l’auditoire pour célébrer les louanges de Dieu. Si elle
chante, c’est en elle-même, quand la messe a été _bonne_, quand la
collecte a été abondante, et que, dans sa grande poche de toile, les
pièces d’argent se mêlent joyeusement aux pièces de cuivre.

Elle voit passer toutes les pompes humaines; elle assiste aux
différents spectacles qui marquent la destinée de l’homme. Le sonneur,
qui, du haut de sa tour, annonce stupidement les décès et les baptêmes,
ressemble à l’employé des télégraphes, qui ne comprend rien aux
nouvelles qu’il transmet. La loueuse joue un rôle intelligent dans ces
diverses cérémonies, et elle apporte à chacune d’elles un extérieur
d’à-propos. Comme elle s’empresse autour de ce nouveau-né! que
d’attentions elle prodigue au parrain et à la marraine! A la joie pure
et bien sentie qui rayonne dans ses yeux, à son air maternel, on dirait
une respectable tante, une grand’maman, ou, tout au moins, une dame de
la parenté. Ces démonstrations font partie de l’appareil déployé par
l’église. Tout cela est coté d’avance, et sera payé au prix du tarif.

La scène change brusquement. La nef s’est tendue de noir. Une famille,
des amis prient et pleurent autour d’un cercueil. La loueuse prend son
visage le plus affligé: elle a les yeux rouges; elle marche d’un pas
silencieux, et semble dire à chacun: «Quel malheur!... Votre chaise,
s’il vous plaît.»

Mais tandis qu’un de ses yeux pleure encore avec les amis du défunt,
l’autre sourit déjà à la noce qui s’avance. C’est une noce brillante.
La _mariée_ est jolie: le _marié_, dans son bonheur, sera sans doute
généreux. Madame Groslichard se multiplie: elle est radieuse; elle a un
petit air fin qui dit bien des choses. Sans elle la cérémonie serait
pleine d’embarras et de dangers. Qui viendrait au secours de la mariée?
qui la recevrait défaillante dans ses bras? qui rendrait mille petits
offices dont une mère troublée est incapable, que les messieurs ne
doivent pas connaître, et auxquels le nouvel époux ne saurait encore
prendre part. Il suffira qu’il les paie. Dans ces occasions difficiles,
la loueuse est une mère _donnée_, ou plutôt _vendue_ par la sacristie.

Madame Groslichard ne comprend ni l’amour du pays, ni la vanité
nationale. Mais elle est fière de son église. Parlez-lui d’un chantre
à la voix tonnante, d’un maître-autel richement décoré, d’un orgue
merveilleux, d’un saint en réputation. Ce chantre, cet autel, cet
orgue, ce saint lui-même seront moins bruyant, moins riche, moins
sonore et moins fécond en miracles que les _siens_. L’église lui
appartient: tout ce qui s’y fait se fait pour elle. C’est pour elle que
la messe se dit, que l’autel se pare et s’illumine, que les cloches
sonnent à grandes volées, que les chantres s’égosillent, et que l’orgue
éclate en concerts harmonieux. C’est pour elle aussi que l’on naît et
que l’on meurt; et ces prédicateurs en vogue, qui réunissent au pied de
leur chaire un auditoire nombreux, qui tonnent et fulminent contre les
vices, qui s’emportent avec véhémence contre l’intérêt et la cupidité,
travaillent sans doute à féconder le champ du ciel, mais avant tout
ils fécondent le champ de la loueuse. Elle a une manière infaillible
d’apprécier les orateurs sacrés, et ne se fait jamais illusion sur
leur mérite. Elle ne les estime pas sur ce qu’ils disent, mais sur ce
qu’ils rapportent. Elle pèse leur réputation: elle la suppute en pièces
sonnantes. Que des auditeurs légers oublient les pieuses paroles qu’ils
viennent d’entendre, la loueuse emporte et serre soigneusement le
_fruit_ qu’elle en a retiré.

Il faut voir madame Groslichard aux grandes fêtes, dans ces jours
solennels qui rappellent la naissance, la mort et la résurrection de
Jésus-Christ, où l’église fait éclater ses joies et ses douleurs,--et
où le prix des chaises est doublé! Époques véritablement importantes;
fêtes à bon droit _réservées_, si seulement elles étaient plus
nombreuses! Pour madame Groslichard ce sont les plus beaux jours
de l’année. Elle les attend avec impatience. Elle calcule d’avance
l’argent qu’ils lui promettent. Elle espère que la paroisse montrera
un pieux empressement, et qu’une foule de curieux, attirés par la
pompe des cérémonies, viendront grossir l’assemblée et la recette. Dès
le matin elle apparaît dans une toilette éblouissante. Elle a amené,
comme un auxiliaire indispensable, comme un lieutenant fidèle, sa fille
ou sa nièce, qui rougit de pudeur et d’embarras. Elle commence par
assigner aux loueuses en sous-ordre les postes les moins importants.
La nef, entourée d’une balustrade en bois, ressemble à une citadelle.
Tout au fond, sous l’orgue mugissant, un étroit passage est ménagé
aux élus de ce monde qui seront aussi les élus et les bien-aimés de
l’ouvreuse. C’est là qu’elle établit sa fille. Elle reste quelques
instants à ses côtés pour l’aider de ses avis et de son exemple; puis,
comme un général habile, elle court visiter les différents postes et
se réserve le plus difficile de tous. Elle exploite les _bas-côtés_
et les _contre-allées_. Elle circule à travers ce public mouvant qui
se renouvelle sans cesse. Les masses les plus compactes ne sauraient
lui faire obstacle. Elle est partout: faut-il placer un vieillard
goutteux, une vénérable matrone qu’intimide une telle affluence, elle
les conduit, elle les fait passer au milieu de la foule, elle les porte
et les pose comme par enchantement à l’endroit le plus commode. Les
petits scrupules de femme, elle les foule aux pieds. Sa riche toilette,
elle n’y pense plus. Toute cette élégance, cette recherche de parure,
elle la sacrifie. Qu’elle-même soit heurtée, froissée dans ces groupes
épais, où elle se jette hardiment, peu lui importe. Ce n’est plus
le moment d’être prude et vaine, et de s’arrêter aux misères de la
modestie.--Ce temps précieux veut être mieux employé.

Voyez-la, quand l’office touche à sa fin, et que sa moisson n’est
qu’à moitié achevée: quelle inquiétude! quelle agitation! ses yeux
surveillent à la fois ceux qui restent, ceux qui partent, et ceux qui
menacent de partir. Elle ne marche pas, elle glisse légèrement. Ne la
retenez point par le change d’une pièce d’argent, ou craignez qu’elle
ne vous rende autant de malédictions que de sous... Mais le dernier son
de l’orgue vient d’expirer. Madame Groslichard, épuisée de fatigue,
abandonne enfin quelques femmes qui s’échappent sans payer, et elle
demeure haletante sur le champ de bataille. Bientôt elle disparaît avec
sa recette, et les pauvres, qui dressent l’oreille au bruit métallique
de ses poches, la poursuivent longtemps de leurs supplications, et
reviennent sans avoir rien obtenu, qu’une pièce de _cinq centimes_
qu’on lui a frauduleusement glissée, et qu’elle soupçonne d’être un
_sou de Monaco_.--Le monde est si méchant!

Cependant elle amasse des rentes, elle établit solidement sa fille,
et lui donne pour cadeau de noces le privilége du bail qu’elle-même
exploita si longtemps. Elle quitte l’église pour le monde; et, plus
elle vieillit, plus elle se montre coquette, friande de douceurs,
amoureuse de parure, de petites médisances et d’anecdotes scandaleuses.

Seulement elle déteste qu’on la dérange à l’église pour lui demander
le prix de sa chaise, et elle ne peut souffrir qu’aux grandes fêtes le
tarif soit doublé.

On prétend que, par un mélange coupable du sacré et du profane,
la loueuse de chaises de nos églises exploite aussi le jardin des
Tuileries, les Champs-Élysées et les boulevards. Nous refusons de
le croire: passer de l’ombre et du frais à la poussière et au grand
soleil, craindre pour sa recette les caprices de la mode et les
caprices du temps, ce serait au dessous de sa dignité, et puis--ce ne
serait pas si profitable.

Cependant, si la loueuse de chaises qui fait l’_ornement_ des
promenades publiques n’appartient pas à l’église, plusieurs indices
sembleraient établir qu’elle y a jadis appartenu. La fuite d’un notaire
ou d’un banquier, une spéculation malheureuse sur les rentes d’Espagne,
sur les bitumes ou les chemins de fer, lui aura enlevé ce qu’elle avait
amassé sou par sou; et elle se sera vue réduite, sur ses vieux jours, à
reprendre sa grande poche de toile et ses allures d’autrefois.

Mais elle a le sentiment de sa dégradation. Elle ne sympathise pas
avec cette foule rieuse au milieu de laquelle elle passe et repasse.
Vieille et ridée, le spectacle de la jeunesse et de la beauté offusque
ses regards. Ces brillantes toilettes, ces groupes animés, le murmure
confus de cent conversations différentes, les divers accidents d’ombre
et de lumière que produit le feuillage mouvant des arbres, les riches
lueurs d’un beau soleil couchant: toute cette gaieté de la terre et du
ciel l’attriste et l’importune. Elle trouve un plaisir cruel à troubler
les plus douces rêveries, et à se jeter au milieu des tête-à-tête les
plus intimes et les plus tendres. Elle apparaît soudainement, et se
tient devant vous comme un reproche vivant, droite, immobile, avec sa
mine sévère et renfrognée. A son approche, on se tait: les figures
s’assombrissent, le rire expire sur les lèvres. On croit devoir
respecter la présence d’une femme _qui a éprouvé des malheurs_.

Triste retour des choses humaines! elle était mondaine dans l’église:
la voilà rigoriste dans le monde. Les messages galants dont elle se
chargeait si volontiers et par charité, elles les accepte encore, mais
par intérêt. De cet extérieur si leste et si pimpant d’autrefois, elle
n’a gardé que son nez rouge et ses doigts crochus: on dirait qu’ils
deviennent plus longs chaque année.

C’est une manière de Juif errant. Rien ne l’arrête, rien ne la
distrait de sa tâche. Elle va étudiant les physionomies et prenant le
signalement des promeneurs. Elle les compte, et distingue aussitôt les
nouveau-venus. Quant à ceux qui s’établissent sur _ses_ chaises pendant
des heures entières, et qui menacent de les occuper tout le jour, elle
leur jette en passant des regards d’indignation, et semble toujours
tentée de leur faire payer deux fois leur place. Vous arrive-t-il de
vous oublier dans une conversation intéressante, ouvrez les yeux et
revenez à vous. La loueuse est là qui vous observe. Vous croyez qu’elle
cherche à saisir ce que vous dites: point; elle se demande: «M’ont-ils
payée?»

Ces promeneurs inconstants qui changent vingt fois de place dans
une heure, et que la loueuse retrouve au milieu et aux deux bouts
d’une allée, la jettent dans une pénible perplexité. Vous avez payé,
dites-vous. Elle vous croit, et pourtant elle ne saurait retirer sa
main tendue, et réclame son dû, même en s’excusant.

L’année n’a qu’une saison pour elle, saison bien courte, et que les
jours de pluie et de brouillard diminuent encore de moitié. Quand les
arbres jaunissent, et que leurs feuilles, en tombant, couvrent ces
allées naguère si fréquentées et si productives, la loueuse disparaît
de nos promenades. On ne la voit plus que le dimanche au jardin des
Tuileries. Elle y erre tristement comme une âme en peine. Rentrée à
sa mansarde, les pieds placés sur sa chaufferette, elle se console en
rêvant au retour de l’été, de l’été qu’elle ne reverra peut-être plus;
car, semblable aux malades attaqués de la poitrine, elle meurt presque
toujours--à la chute des feuilles;--cette date lui est funeste jusqu’au
dernier moment.

Mentionnons encore, pour que cette galerie soit complète, les
industriels qui colportent leur mobilier aux courses de chevaux et aux
revues du Champ-de-Mars, aux feux d’artifice du quai d’Orsay et de la
barrière du Trône. Bancs chancelants, tables vermoulues, chaises à
moitié dépaillées, vingt fois exposés à la même épreuve, et que tant
de _service_ n’a pas rendus plus solides! _place à vingt sous! place
à dix sous!_ arrivez, messieurs et mesdames. Voici l’instant, on va
commencer. En effet le _bouquet_ éclate, le cheval touche au but, le
général paraît. On se lève sur la pointe des pieds: on allonge le cou,
on se foule, on se presse. La loueuse de chaises elle-même tâche de
prendre une petite part du spectacle... Malheur! un craquement se fait
entendre; les tables et les bancs s’affaissent, et les spectateurs
tombent pêle-mêle, dans un désordre qui n’est pas celui de l’art.
Mille réclamations s’élèvent. On parle de faire rendre l’argent. Mais,
à ce mot, les propriétaires du mobilier s’esquivent avec la recette,
abandonnant des débris que l’on n’emportera pas: les blessés ont
bien assez de se porter eux-mêmes. Homme vraiment industrieux! femme
étonnante! ils trouvent le secret de changer leur vieux mobilier contre
un neuf,--encore ont-ils du retour.

  =Fr. COQUILLE.=



[Illustration: L’AGENT DE CHANGE.]

[Tête de page]

L’AGENT DE CHANGE.

  Les paris qui auront été faits sur la hausse ou la baisse des
  effets publics seront punis des peines portées par l’art. 419.

    (Code pénal, art. 421.)

  .......... Seront punis d’un emprisonnement d’un mois au moins,
  d’un an au plus, et d’une amende de cinq cents francs à dix mille
  francs.

    (Code pénal, art. 419.)

  Les agents de change et courtiers qui auront fait faillite seront
  punis de la peine des travaux forcés à temps;

  S’ils sont convaincus de banqueroute frauduleuse, la peine sera
  des travaux forcés à perpétuité.

    (Code pénal, art. 404.)


VOICI un de ces types de notre époque qui préparent de bien belles
phrases déclamatoires aux libéraux à venir, contre le désordre et la
barbarie de notre siècle. Un homme viendra, quelque Alexis Monteil,
ou quelque Dupin, ou quelque Isambert du vingt-sixième siècle, qui
fouillera dans les annales vermoulues de nos tribunaux et dans nos
livres dont deux ou trois exemplaires auront échappé au pilon et non
pas à l’oubli, et il y recherchera les lois qui nous régissaient et
l’existence sociale qu’elles avaient organisée.

Après la description de tous les métiers utiles, après avoir
approfondi en quoi consistait l’industrie des fruitiers, des fripiers,
des feuilletonnistes, des charcutiers, etc., etc., il arrivera
nécessairement à l’agent de change, et au moyen de quelques articles de
la loi qui définissent ses attributions et en marquent sévèrement les
limites, il croira d’abord savoir quelle était cette espèce de crieur
public des dettes de l’État et de notaire _ad hoc_ pour la vente et
l’achat de cette dette.

Il supposera que, quelques joueurs acharnés ayant pris cette dette
pour tapis vert de leurs paris, on avait voulu que ces hommes, connus
sous le nom d’agent de change, investis par ordonnance royale de la
confiance publique, ne pussent pas tenir les cartes d’une pareille
partie, et il applaudira à la sage mesure qui leur interdit, sous des
peines assez sévères, d’être les agents intermédiaires de marchés qui
ne reposent pas sur une vente ou un achat réels. Cela lui expliquera
en même temps la rigueur de cet article du Code, qui considère comme
banqueroutier frauduleux tout agent de change qui fait faillite,
attendu que l’agent de change qui fait seulement le métier pour lequel
il est institué ne peut faillir. En effet, il reçoit un capital pour
acheter une inscription de rente, ou toute autre valeur publique, il
paie avec les fonds qui lui sont confiés, livre le titre et perçoit un
droit sur le montant de son opération. Voilà l’état légal de l’agent de
change, il n’en a pas d’autre, et l’on conçoit que cet état ne puisse
pas mener à la faillite, attendu qu’il n’y a pour l’agent intermédiaire
aucun risque à courir et que ce ne peut être que par des opérations
étrangères à son état, ou défendues par la loi, qu’il y peut arriver.

Cependant, à force de rechercher dans les vieux livres et même dans les
archives des tribunaux, notre _compulsateur_ trouvera de nombreuses
faillites d’agents de change, et verra que, malgré la loi, elles se
sont arrangées comme celle du premier commerçant venu. De là nouvelles
recherches de la part de l’antiquaire, et découverte enfin d’une chose
qui lui paraîtra bien exorbitante: c’est qu’en présence de cette loi
écrite, l’existence de l’agent de change n’a été autre chose qu’un
démenti perpétuel donné à la loi, que le but pour lequel il a été
institué n’était que l’accessoire fort minime de l’ensemble de ses
opérations, et que, s’il voulait bien faire quelquefois ce qui lui
était permis, il faisait surtout ce qui lui était défendu.

Vous ne savez pas ce que c’est que l’infatigable ardeur d’un
déterreur de livres morts et d’archives, lorsqu’il est à la piste
d’un fait extraordinaire? Arrivé à ce point de la découverte, le
résurrectionniste littéraire ou légiste cherchera de nouveaux
renseignements sur une révolte si ouverte de toute une classe contre la
loi dominante. Il compulsera les archives des tribunaux et des cours
royales, pour y découvrir les nombreux procès et les condamnations qui
auront été prononcées; il y passera les jours, les nuits, et enfin il
finira par découvrir une petite affaire où un agent de change a été
condamné à payer le montant du pari dont il avait engagé les enjeux
et que le perdant refusait de solder, mais cela sans que le coupable
fût puni, ni de prison, ni d’amende, ni de révocation. Il trouvera
peut-être quelques sévères paroles prononcées par M. le premier
président Séguier contre la funeste manie du jeu de la bourse, et
l’insolent mépris de toute une compagnie pour la loi qui la régit.

De ceci il résultera plusieurs choses fort originales: la première,
que ce bon bénédictin des temps futurs prenant la chose au sérieux,
il n’est pas douteux qu’il ne fasse de ce fameux premier président un
très grand homme de robe, un de ces illustres magistrats sévères et
clairvoyants qui ont résisté de tout leur pouvoir à la corruption de
leur époque et au désordre qui s’était introduit dans l’état social.
M. Séguier sera proclamé un grand homme. Une autre chose non moins
originale, c’est qu’on se figurera que cette terrible compagnie des
agents de change n’avait pu acquérir une aussi insultante impunité
qu’en achetant par des monceaux d’or le silence des magistrats et des
ministres; et il sera établi pour les temps futurs que cette formidable
association de brigands tenait la loi captive dans ses coffres, grâce à
la vénalité des magistrats.

Cela arrivera absolument comme je vous le dis; je puis vous le
certifier, moi qui ai eu quelquefois à vérifier et à contrôler les
recherches de nos antiquaires et qui sais comment ils raisonnent.
L’histoire de M. Dulaure, ce mauvais livre et cette mauvaise action,
n’est pas faite autrement.

On ne s’imaginera pas que cela ait pu être ainsi tout simplement, par
le seul fait que cela était; non qu’il ne demeure très extraordinaire
qu’une classe de citoyens, à une époque quelconque, ait vécu en
opposition formelle avec la loi, mais en ce sens qu’il n’y aura eu ni
brigands dorés ligués contre elle, ni ministres, ni magistrats vendus
à cette ligue d’or: ce sera tout bonnement un petit mal qui a commencé
par presque rien, et qui a gagné sans que personne y prît garde, sans
qu’il fût besoin que les coupables fussent déterminés comme des Rinaldo
Rinaldini, ou que les magistrats fussent lâches ou vendus comme des
sbires napolitains ou des soldats du pape.

Non, quoi que doive en penser l’avenir, l’agent de change n’est pas un
de ces héros malfaisants qui dominent la société par la puissance de
leur criminelle audace: il est comme il est parce qu’on ne l’inquiète
pas, et surtout parce qu’il est l’agent actif de la passion qui nous
domine, le jeu. Voilà tout.

A cela près, l’agent de change est un homme comme tous les autres,
quant à ses qualités morales ou immorales: bon père, bon époux, bon
citoyen, il achète un remplaçant à son fils quand il est atteint
par la conscription, il donne une loge aux Italiens à sa femme, et
fait très cavalièrement son service d’officier d’état-major de la
garde nationale. A ces qualités il en joint d’autres qui le mettent
tout-à-fait au niveau des honnêtes gens: il entretient volontiers
quelque fille de l’Opéra, joue gros jeu, s’imagine qu’il a de beaux
chevaux, mène bien un tilbury et méprise souverainement les gens de
lettres. Somme toute, c’est un très excellent homme, qui n’est pas plus
méchant, pas plus vicieux que vous, que moi, que tout le monde.

Cependant, au milieu de tout ce monde dont il fait partie, il a ses
nuances qui le distinguent, qui le personnalisent et qui en font le
type particulier que nous voulons tâcher de vous faire connaître.

Si vous entrez dans un salon où vous savez qu’il y a des agents de
change, et que vous remarquiez un homme de mine simple, qui s’écarte
pour vous laisser passer, qui se tient paisiblement dans un coin, qui
cause bas, et qui écoute avec plaisir un violon qui joue ou une femme
qui chante, un homme modeste enfin, passez, ce n’est pas un agent
de change. Si vous voyez plus loin, quelque figure à la physionomie
expressive, à l’allure un peu débraillée, qui parle avec facilité et
action, qui se démène plus qu’il ne faut pour persuader ses auditeurs,
et dont la pensée rayonne dans la parole et dans le regard, un homme
chaud et éloquent, passez, ce n’est pas un agent de change. Si vous
trouvez dans un angle obscur de quelque salon retiré, un personnage au
maintien railleur, entouré de quelques femmes sur le retour ou laides,
qui devisent avec lui, un homme qui sème la conversation de mots fins,
de plaisanteries élégantes, de réticences spirituelles, passez, ce
n’est pas un agent de change. Cet homme qui ne dit rien, ce n’est pas
un agent de change; celui qui vous répond complaisamment quand vous
l’interrogez, ce n’est point un agent de change; cet homme qui joue et
qui gagne sans dédain, ou qui perd sans faste, ce n’est pas un agent de
change.

Mais si, en passant par une porte, vous avez trouvé un homme raide,
empesé, planté là comme une borne, et qui vous a fait obstacle durant
dix minutes sans daigner s’apercevoir qu’il vous gêne; si vous avez
aperçu un homme à mine assurée, qui parle haut pendant qu’on fait de la
musique; si vous voyez qu’il toise avec pitié quelque amateur passionné
qui lui adresse un chut modeste; si vous apercevez un homme portant
beau dans sa cravate, comme un cheval normand, un homme qui laisse
tomber dans une discussion cinq ou six mots qui lui semblent un arrêt
sans appel; si vous remarquez un dandy déjà ventru, le dos appuyé à
la cheminée du grand salon, et parlant bas et de haut à la plus jolie
femme de la soirée, pour lui dire des riens très lourds sur sa robe et
son bouquet, comme s’il laissait tomber une à une les perles d’or d’un
esprit charmant; si vous vous asseyez à la table de jeu où un joueur
fait bruit de l’or qu’il remue, soit qu’il le gagne ou qu’il le perde;
si enfin vous êtes poursuivi par un fashionable de jeunesse passée, qui
s’empare le plus qu’il peut de toutes les places, de tous les salons,
de tout l’air, de toute la lumière, voilà ce que vous cherchez: c’est
votre homme, c’est un agent de change.

Ce n’est pas cependant, il faut bien le dire, un gros bélître,
malotru, comme vous pourriez vous l’imaginer; mais c’est quelque
chose d’infiniment important, d’infiniment content de sa personne,
d’infiniment sûr de son esprit. Cet homme, quoi qu’on en dise, n’a
qu’un chagrin: c’est celui d’être agent de change.

Et pourquoi cela?

Le voici:

En général cet homme est beau, encore jeune; il a reçu une assez
bonne éducation, il n’est ni absolument sot, ni absolument ignorant;
quelquefois il est riche, et doit toujours le paraître; mais il a pris
le haut du pavé dans le monde et il s’est créé, peut-être sans s’en
douter, l’aristocrate du jour. Eh bien! tout cela l’embarrasse; il est
si près de son origine qu’il se sent parvenu. Hier il était commis,
hier il gagnait mille écus dans les bureaux dont il est le maître
aujourd’hui; hier il riait comme un bon jeune homme de l’importance de
son patron, qui devait sa charge et qui faisait le millionnaire; hier
il dansait, il s’amusait, il allait au parterre de l’Opéra, il jouait
et était fâché de perdre et ravi de gagner; hier il avait une jolie
petite maîtresse qui l’aimait et qui lui demandait, tout au plus le
dimanche, de la mener aux avant-scènes de l’Ambigu et de la Gaieté, et
là il pleurait et riait à la volonté du drame et du vaudeville; hier il
était un homme, aujourd’hui il est agent de change: titre terrible qui
pèse sur toutes les heures de sa vie et qui en fait pour lui et pour
les autres une comédie assommante.

La gaieté légère et facile peut-elle convenir à un homme dont la
fortune est toujours en jeu; l’insouciance et l’étourderie, à celui qui
tient dans ses mains les capitaux de tant de clients; l’abandon du
cœur et de l’esprit, au spéculateur qui vit d’une industrie dévorante;
les pensées légères, à celui qui doit observer et connaître mieux que
personne la marche des événements politiques auxquels son existence est
attachée. Que si avec de pareilles préoccupations, l’agent de change
était un homme de cabinet, tout entier à son état et faisant sa société
de sa caisse et de ses livres, cela lui serait facile à supporter;
mais, depuis la révolution de 1830, il s’est posé partout en homme
du monde; il l’est et veut l’être, c’est un état que le hasard lui a
fait et dans lequel il s’obstine: alors il arrive surplombé du poids
de ses lourdes affaires, et c’est ce qui lui donne cette tournure de
papillon à ailes de plomb que nous avons essayé de vous montrer. Il
veut allier toute la solennité de son état avec toute la désinvolture
de la fashion, il faut qu’il soit tout à la fois splendide comme un
fermier-général, et qu’il garde le décorum d’un agent comptable qui
calcule toutes ses dépenses. C’est un homme qui marche dans un pays
avec une corde qui tient à un anneau fiché dans une autre contrée;
c’est l’âne qui se fait lion, comme on appelle nos dandys, mais le bout
de l’oreille perce toujours; c’est enfin une existence qui ment à son
principe; c’est un travailleur dont le cœur, l’esprit, la parole se
sont endurcis et racornis à la triture des affaires, qui veut singer
l’allure de l’homme de loisir dont la pensée et l’âme s’aiguisent à
rêver dans une élégante nonchalance.

Voilà pourquoi tel de ces individus, qui eût été peut-être un homme
distingué s’il n’avait été rien, ou qui eût été assurément un homme
convenable s’il s’était fait marchand de nouveautés ou de bas de coton,
est un être gauche, empesé, maladroit, important, parce qu’étant de
nature crasse et financière, il faut qu’il se tienne en marquis et vive
en gentilhomme.

Cependant, ce contraste qui vous frappe au premier abord, dans l’agent
de change hors de chez lui, vous sauterait bien plus aux yeux si vous
étiez introduit dans sa maison.

Comme il s’est posé un des rois du monde et de la mode, il faut qu’il
joue son rôle partout; aussi son intérieur est-il un sanctuaire élégant
des plus jolies fantaisies, des plus coûteuses bagatelles; il y en a
dans ses salons, dans le boudoir de sa femme, dans sa salle à manger
et dans son antichambre: mobilier gothique, renaissance ou Louis XV,
il y a de tout et du meilleur goût, tout neuf, parfaitement imité;
albums précieux, reliures élégantes, statuettes adorables sont à leur
place. Mais tout cela n’est à lui que parce qu’il l’a payé; il ne le
possède pas de son cœur, de son amour, il n’en jouit que par l’envie
qu’en peut recevoir un confrère. Ce n’est pas pour lui un bonheur
interne, secret, personnel, c’est une preuve de la puissance de sa
fortune. Il ne se sert point de tout cela comme d’une chose qui lui va;
il le possède comme une inutilité qu’il faut avoir pour être comme les
autres. Son véritable appartement à lui, c’est un cabinet avec casiers
droits, cartons nombreux, fauteuil de maroquin et papier-registre à
compartiments tracés à l’encre rouge. S’il lui faut écrire un billet
sur papier satiné, il le ferme au besoin de cire odorante avec cachet à
devise anglaise; mais cela le gêne, l’ennuie, et sa plume ne court vite
et à son aise que lorsqu’il écrit sur papier carré, à tête imprimée, et
qu’il soumet sa correspondance au timbre à vis de pression qui porte
son nom.

Sa vie, sa véritable existence est là, et quoi qu’il fasse, tout le
reste n’est pas à lui, il s’y sent étranger et joue péniblement un rôle
qui ment à ses goûts.

Le femme de l’agent de change seule est à son aise dans ce luxe de
frivolité et de loisir. A son aise, en ce sens, que n’ayant apporté
dans les affaires de son mari que la dot pour laquelle il l’a épousée,
elle reste tout-à-fait en dehors de ses affaires, et a tout le temps
d’être femme du monde ou de le devenir; car beaucoup ne le sont
devenues qu’à la longue, et n’y étaient pas destinées. Telle qui
était fille d’un sabotier enrichi et qui, en se mariant, ne savait
ni s’habiller, ni marcher, ni s’asseoir, ni parler; telle qui vient
d’un comptoir de province où elle avait appris, chez le vieux banquier
dont elle est la fille, à compter les feuilles qu’une laitue doit
rendre au saladier et à mettre de côté les pièces de trois livres bien
conservées qui peuvent se vendre cinquante-six sous au fondeur, se sont
transformées en brillantes dominatrices de la mode.

Mais, comme on sait, la femme se façonne mieux que l’homme à la vie
où on la jette, et presque toujours la femme d’agent de change est,
au bout de quelque temps, la patronne en crédit des plus élégantes
couturières, des marchandes de modes les plus flambantes. Elle se
ramasse et se ploie aussi gracieusement que la plus belle marquise
dans l’angle d’une calèche qui va au Bois; elle regarde tout aussi
finement, sans se remuer, le beau cavalier qui passe et à qui un
signe imperceptible a dit bonjour. Elle a deviné dix solécismes dans
la toilette d’une de ses bonnes amies, qu’elle a détaillée des pieds
jusqu’à la tête, sans avoir eu l’air de l’apercevoir et sans être
forcée de la saluer. Dans le monde elle sait tout ce qui fait d’une
femme une femme à la mode; elle est capricieuse, intelligente des
moindres choses, despote, protectrice, impertinente. Chez elle, elle
sait accueillir et recevoir, ce qui est bien différent; tout ce luxe
futile qui gêne son mari est pour elle d’usage facile, elle s’entend
à remuer tout cela, à en user; elle le comprend, elle l’aime, elle y
attache un sens, elle est dans son atmosphère.

Aussi l’agent de change est-il le mari le plus en danger de la terre;
car si tout le monde ne voit pas combien il est étranger à la vie dont
il vit, il ne peut le cacher à l’œil clairvoyant de sa femme, d’autant
que vis-à-vis d’elle il ne se croit pas obligé à la comédie qu’il
joue envers les autres: il jette la brutalité de ses chiffres dans le
chiffonnage de rien de cette vie inoccupée; il pose son livre de caisse
sur le pupitre de velours et d’ébène où elle griffonne des billets
imperceptibles, et le gros livre brise le joli meuble; il parle bourse
quand elle rêve poésie; il additionne quand elle poursuit une mélodie
italienne; il est l’homme d’affaire, enfin, quand elle est la femme du
monde.

De cet état de choses il résulte deux malheurs immanquables pour le
mari.

Ou la femme est assez spirituelle pour deviner que son époux est pour
elle ce qu’il est véritablement, et que pour les autres il se gourme,
il se pince, il se fausse; et alors elle en conclut que leurs natures
sont antipathiques, que jamais elle ne sera comprise, elle légère
et aimante, par cet esprit froid et calculateur; et, comme elle ne
peut vivre ainsi isolée, elle prend un amant. C’est la chance la plus
heureuse pour l’agent de change.

Ou bien elle croit à la comédie qu’il joue, et alors ne le trouvant
plus pour elle ce qu’il est pour les autres, elle devient jalouse,
exigeante, furieuse; elle se croit dédaignée, outragée, trompée, et
voilà les querelles qui viennent, les tristesses, les attaques de
nerfs, les reproches, les menaces, tout cet enfer du mariage auprès
duquel l’état de mari trompé est un paradis.

Alors l’agent de change, qui a bien assez de faire l’homme du monde en
représentation, cherche un moyen de calmer sa femme, et comme tous les
hommes il prend le premier qui lui tombe sous la main; et pour lui, ce
moyen facile, c’est l’argent: il en donne à sa femme pour sa toilette,
pour ses voitures, pour sa maison, pour une terre, pour des fêtes,
pour des bals. Et voilà ce qui produit ces femmes d’agents de change
étalant, les larmes aux yeux, le luxe le plus effréné, courant tous
les plaisirs avec fureur, et y portant un visage malheureux et ennuyé.
Voilà ce qui souvent amène la faillite du mari, qui n’en a pas été plus
heureux, et qui se trouve ruiné.

Si nous ne nous trompons point, tel est l’état actuel de l’agent de
change.

Quant à l’espèce d’influence politique qu’il a eue il y a sept ou huit
ans, après la révolution de juillet, elle tend à s’effacer tous les
jours.

En effet, comme les agents de change furent des premiers à faire cour à
la nouvelle royauté, elle les accueillit, les festoya, leur donna des
épaulettes de colonel dans la garde nationale. Mais à mesure que cette
royauté s’avance, elle se fait une aristocratie propre à elle-même, et
qui pousse dehors l’agent de change. Ce sont les aides-de-camp du roi
des Français, les pairs qu’on crée, les hommes politiques qui se font
petit à petit, les grands administrateurs qui s’élèvent, les vieux noms
qui se rallient; encore quelques années, et l’agent de change sera
retourné où il était il y a dix ans, et où il aurait dû rester.

Ceci tient à une cause particulière qu’il n’est pas inutile de
signaler. La compagnie des agents de change, en sa qualité de
compagnie, serait un corps redoutable si elle pouvait avoir une
influence politique; mais heureusement pour l’État, les nécessités de
l’existence de l’agent de change lui interdisent cette influence en ce
qu’elle a de plus puissant et de plus direct. Car, dans un pays où le
crédit public est considéré comme une des forces vitales de l’État,
c’est toujours un corps redoutable qu’une association d’hommes qui peut
l’altérer, sinon l’affermir, et jeter dans la bourse des capitalistes
des paniques désastreuses. Mais l’agent de change n’est homme politique
qu’en ce qu’il est nécessairement du parti de tout gouvernement
existant, attendu qu’il bâtit sa fortune sur le sable mouvant des
fonds publics, que la plus petite crue des idées révolutionnaires
peut entraîner et déplacer. Toutefois, si l’agent de change pouvait
facilement devenir homme politique, il est à craindre que, sans égard
pour sa fortune, il eût la prétention d’avoir une opinion à lui, ou
l’espérance de devenir ministre. Eh bien! il suffirait de quelques
agents de change déterminés dans la chambre des députés pour mettre
en péril tous les matins l’existence de la monarchie. Mais voici qui
les tient en bride: ils ne peuvent pas être députés. Pourquoi? la loi
le leur défend-elle? Non, assurément; seulement ils obéissent à une
nécessité qui semblerait devoir en frapper bien d’autres. L’agent de
change a seul le droit de faire ses affaires: il faut qu’il soit de
sa personne au parquet de la Bourse, précisément à l’heure où les
faiseurs de lois se rient au nez, font des quolibets, et parlent comme
s’ils croyaient ce qu’ils disent. Un procureur-général peut plaider par
substitut; un conseiller, juger par suppléant; un général, commander
par aide-de-camp: mais il faut qu’un agent de change gagne lui-même
son argent, voilà pourquoi il ne peut pas être de cette chambre des
représentants. Aussi M. Dupin a-t-il toute latitude de les appeler
loups-cerviers, sans qu’aucun d’eux lui réponde en l’appelant _avocat_.

Du reste, l’agent de change, après s’être effacé politiquement, tend à
dominer aussi d’importance, financièrement parlant. Il s’est créé, sous
le nom de _coulisse_, une contrebande de sa contrebande qui lui fait
le plus grand tort. Le marron dévore l’agent de change, et celui-ci ne
peut guère se défendre, car on peut bien agir contre la loi, quoique
institué par elle; mais il est difficile de demander à cette loi la
punition de ceux qui commettent le même crime que vous, et qui du moins
peuvent dire qu’il ne leur a pas été formellement interdit.

En outre de ces raisons, l’agent de change s’est déconsidéré depuis
quelque temps par sa participation à cette émission frénétique
d’actions industrieusement industrielles, colossales pasquinades, où il
a joué le rôle du buraliste qui fait la recette à la porte. Maintenant
que la farce est jouée, si on ne l’accuse pas d’avoir mis les recettes
dans sa poche, toujours est-il qu’on le soupçonne d’y avoir participé.

Ainsi, d’une part, l’agent de change est annihilé comme puissance
politique, la députation lui étant interdite; de l’autre, il se ruine
comme puissance financière; le jeu dont il vit tombant aux mains des
marrons, il ne lui reste plus, pour être encore important, que la
conversion des rentes, qui lui fera passer assez de millions par les
mains pour qu’il lui en reste quelque chose.

Je me trompe, cela n’arriverait pas, que l’agent de change serait
toujours _important_.

Peut-être que cette épithète n’est pas assez personnelle pour être un
trait particulier à l’agent de change. En effet, dans notre époque,
l’importance importante appartient à tout ce qui a de l’argent, ou
à tout ce qui est censé en avoir. Ainsi le banquier, le notaire, le
receveur-général, ont ce ridicule, par le fait de leur état: ce n’est
pas une affaire d’homme, c’est une affaire de caisse. Ce ridicule
marche toujours à la suite des écus comme les petits chiens après les
vieilles femmes. Il gagne même tous les états dont quelques individus
se trouvent par hasard être des capitalistes. Il y a des libraires
importants (très peu, important voulant dire riche); il y a des
chiffonniers importants; il y a des marchands de sabots importants;
il y a des voleurs importants, mais j’avoue que, quoiqu’il y ait des
hommes de lettres vaniteux, gonflés d’eux-mêmes, insolents si vous
voulez, je n’en connais pas d’importants, comme l’agent de change est
important. Dieu, en leur donnant bien des défauts, les a sauvés de ce
ridicule doré. Je vous l’atteste, moi qui signe cet article.

  =Frédéric SOULIÉ.=



[Illustration: LA DEMOISELLE DE COMPAGNIE]

[Tête de page]

LA DEMOISELLE DE COMPAGNIE.


EN parcourant de bas en haut la série des existences déplacées, depuis
la portière incomprise «qui n’a pas toujours tiré le cordon,» jusqu’à
la sous-maîtresse de pensionnat, qui aurait pu épouser le fils d’un
pair de France, on trouve la femme de charge, type grave et majestueux
qui ne rit pas ou qui ne rit guère, et auquel il faut nécessairement
associer la gouvernante, autre physionomie que Collin d’Harleville a
si parfaitement saisie et résumée dans le personnage de madame Evrard.
Au dessus de madame Evrard, mais bien au dessus, dans un monde tout
autre, dans des régions toutes nouvelles, loin du contact épais des
grands cousins venus d’Auvergne et des plaintes asthmatiques de ce bon
M. Dubriage, nous trouvons la demoiselle de compagnie, qui est à la
femme de charge ce que celle-ci est à la simple bonne d’enfants, ce
que l’intendant est au secrétaire, et le secrétaire au palefrenier; la
demoiselle de compagnie, objet de luxe, fantaisie de bon goût, réservée
exclusivement aux gens riches, et que la moyenne propriété ne connaît
que par ouï-dire; à peu près comme les services complets en vieux
Sèvres, les chevaux pur sang, les eaux de Bade, les migraines et les
vapeurs.

Une femme qui a des vapeurs ne saurait se passer d’une demoiselle de
compagnie.

A la cour, il y a les dames d’honneur et les dames _pour accompagner_,
et cela se conçoit. Toute reine, toute princesse a ses femmes, qui lui
servent de ministres, et portent au besoin la queue de sa robe. Voyez
l’ancienne tragédie: la femme suivante, _la confidente_, y est de
rigueur: Cléone pour Hermione, Céphise pour Andromaque, Fatime pour
Zaïre, Fulvie pour Émilie. Or, que sont ces dames, Fulvie, Fatime,
Cléone, Céphise et tant d’autres que nous pourrions citer, si ce ne
sont d’honnêtes et antiques demoiselles de compagnie? Mais aujourd’hui
les princesses et les reines marchent moins solennellement qu’au temps
de l’ancienne Rome; elles portent des robes plus courtes, elles ont
moins souvent occasion de s’évanouir. Elles ont aussi moins de secrets
à confier, ou, si elles en ont, elles les placent mieux, dans l’oreille
de leur mari, par exemple, ou de leurs cousins, ou de leurs oncles;
car aujourd’hui les souveraines ont de la famille comme de simples
bourgeoises. Les mœurs se sont ainsi graduellement modifiées. Les
confidentes de tragédie ont disparu comme les soubrettes de comédie.
Œnone a suivi la disgrâce de Marton. L’emploi de dame d’honneur, de
dame pour accompagner, de demoiselle de compagnie, est devenu, comme
vous le voyez, une véritable sinécure. Chacun se tient volontiers
compagnie à soi-même.

Et cependant l’emploi subsiste, comme chose de montre et d’apparat.
Bien des jours s’écouleront encore avant que nous voyions disparaître
l’écuyer cavalcadour, le héraut d’armes, la dame d’honneur, ces trois
non-sens! La demoiselle de compagnie surtout a de longues années
à vivre. A quoi sert-elle pour le moment? c’est ce qu’il convient
d’examiner.

Et d’abord que signifie le mot en lui-même? peut-on tenir éternellement
compagnie à quelqu’un? et si charmante, si spirituelle qu’on soit,
quelque grâce imprévue et toujours nouvelle qu’on puisse jeter dans
le discours, ne risque-t-on pas d’ennuyer à la longue et de laisser
soupçonner le fond du sac? on se lie d’une affection réciproque, on
finit par s’aimer, par se reconnaître indispensables l’un à l’autre,
et alors ce qu’on dit est toujours bien, le silence même a son charme.
Soit. Avouez pourtant que c’est un assez médiocre divertissement à
loger chez soi qu’une demoiselle de compagnie silencieuse. Les bouffons
autrefois devaient faire rire, sous peine du fouet. Une demoiselle de
compagnie n’est pas payée pour être taciturne.

Il faut donc qu’une demoiselle de compagnie, digne de ce nom, parle
et se taise, se montre et s’absente à propos. Ceci constitue tout
bonnement la plus complète, la plus sensible, la plus humiliante de
toutes les servitudes. Lorsque autrefois la dame suivante ramassait
l’éventail ou portait la queue de sa maîtresse, la tâche était toute
simple; elle savait à quoi s’en tenir. Mais maintenant que ses
attributions ont cessé d’être définies, la dame suivante, chargée
de quoi? de tenir compagnie à madame, ne sait plus où commence,
où s’arrête son emploi. Elle doit craindre d’aller trop loin et
de fatiguer, de trop demeurer et d’alanguir. Trop ou trop peu de
discrétion, double écueil! il faut beaucoup d’étude, beaucoup de sens,
beaucoup de sagacité pour tenir constamment le haut du pavé dans cette
route chanceuse. La moindre gaucherie, le moindre oubli, la plus petite
négligence suffit pour vous jeter, confuse et humiliée, aux fossés du
chemin.

Et voilà précisément pourquoi nulle position dans le monde n’est plus
gauche, plus fausse, plus gênante que celle-là. Une demoiselle de
compagnie appartient toujours par son esprit, par ses manières, par
son éducation, quelquefois même par sa naissance, à ce monde où elle
n’est admise, quoi qu’elle fasse, que sur un pied de dépendance et,
tranchons le mot, de domesticité. Que d’amertumes pour elle! que de
déboires secrets! que de fiertés blessées! que de combats au fond
du cœur! que de rougeurs bien ou mal dissimulées! On dit en parlant
d’elle: «C’est la demoiselle de compagnie!» ou bien: «Adressez-vous
à ma demoiselle de compagnie!» ou bien encore: «Je n’ai trouvé que
la demoiselle de compagnie!» Dirait-on avec plus de dédain: «C’est
ma femme de chambre... Adressez-vous à ma femme de chambre?» La
demoiselle de compagnie, par cela même qu’elle est payée, accepte
tacitement l’obligation d’endurer quelquefois les caprices de madame,
les maussades humeurs de madame, les emportements de madame. Une parole
fière, un geste superbe, équivaudraient à une démission, et nous
supposons que la demoiselle de compagnie a besoin de sa place.

Il n’est pas rare de rencontrer dans les _Petites-Affiches_, à
l’article _Demandes et offres_, entre un cheval à vendre et une
cuisinière à louer, l’avis suivant, précédé d’une main dont l’index est
allongé:

«On désire une demoiselle de compagnie d’une naissance distinguée, d’un
physique agréable, d’une instruction soignée, sachant la musique et
l’italien, pour voyager avec une famille anglaise. S’adresser franco à
M. R***, à Paris, poste restante.»

Victorine Dujarrier lut un jour cette annonce banale, et se prit à
réfléchir sérieusement que sa famille était pauvre, quoique honnête,
et que l’éducation qu’on lui avait donnée pouvait recevoir utilement
son emploi. En outre Victorine était jolie, elle était musicienne, elle
savait l’italien. Elle réunissait donc toutes les conditions requises.
Elle s’adressa à M. R***, poste restante, à Paris, et ne tarda pas à
recevoir une réponse ainsi conçue:

«Mademoiselle Dujarrier est priée de vouloir bien passer de midi à deux
heures, rue du Helder, n°...»

Que de pensées diverses, que d’émotions assiégeaient le cœur de la
jeune fille tandis qu’elle se rendait au lieu indiqué! C’était une
grande, une solennelle démarche que celle-là! Victorine hasardait
seule son premier pas dans le monde. Qui donc l’eût accompagnée? Son
père était malade et tombé presque en enfance. Sa mère? Elle n’avait
plus de mère. C’était une marâtre qui maintenant commandait au logis,
et Victorine n’avait ni appui, ni affection à attendre de ce côté-là.
Victorine était isolée, sans guide et sans conseil, portant à elle
seule la terrible responsabilité de son avenir.

Arrivée rue du Helder, elle s’informa. La maison de M. R***, un peu
triste au premier abord, comme sont la plupart des modernes hôtels de
la Chaussée d’Antin, étalait une belle façade sur la rue. La porte
cochère, exactement fermée, ressemblait à la porte d’un riche sépulcre,
tel qu’il s’en élève dans les quartiers aristocratiques du cimetière
de l’Est. Victorine frappa discrètement; un des battants s’ouvrit et
laissa voir une cour extrêmement triste aussi, formée de grands murs
peints à l’huile et figurant une tenture de coutil; à droite, deux
ou trois lucarnes, en forme de losanges, indiquaient la remise et
l’écurie. Un domestique à veste rouge nettoyait des harnais sous une
espèce de hangar, tandis que le concierge, également vêtu de rouge
et coiffé d’une casquette de livrée, jetait force seaux d’eau sur
les dalles du vestibule pour en faire disparaître quelques taches mal
séantes. Bref, l’aspect de cette maison annonçait la fortune et ce
que les Anglais appellent le _comfort_. Et cependant je ne sais quoi
de terne et de morose assombrissait cette demeure et faisait asseoir
l’ennui sur la première marche de l’escalier.

Quand Victorine entra dans le salon, M. R***, qui était profondément
abîmé dans une bergère et dans la lecture d’un journal, se leva, et
fit en souriant trois pas vers la jolie visiteuse. Elle tremblait, il
l’encouragea, lui offrit la main, la fit asseoir, et engagea avec elle
une conversation de lieux communs, dont je vous fais grâce pour venir
directement au fait, comme y arriva finalement M. R***, après une foule
de banalités et de politesses.

«Mademoiselle, lui dit-il, je passe ordinairement six mois de l’année
en province, dans un château assez maussade que je possède aux environs
de Valence. Ce n’est pas là le séjour que je vous proposerais. Ma femme
l’habite en ce moment; nous ne ferions que l’y aller rejoindre, et de
là nous partirions pour l’Italie. Madame R*** sera ravie de vous voir,
de vous connaître. Il y a longtemps qu’elle me demande une demoiselle
de compagnie, et ce sera pour elle une joie de saluer en vous une amie,
une amie si charmante et si spirituelle.

--Monsieur... interrompit timidement Victorine en baissant les yeux.

--Non, ce que je vous dis là est l’expression sincère de ma pensée.
Vous me plaisez, mademoiselle, vous me plaisez beaucoup, et je serais
enchanté de pouvoir faire quelque chose pour votre bonheur...»

L’accent avec lequel ces derniers mots furent prononcés parut étrange à
Victorine. Elle regarda pour la première fois M. R***, et lui demanda
si son intention était de rester longtemps en Italie.

«Fort longtemps, répondit-il d’abord. Puis baissant la voix: aussi
longtemps que vous voudrez.»

Victorine recula doucement son fauteuil, car M. R*** s’était
singulièrement rapproché d’elle, tout en parlant.

L’entretien fut dès lors animé et véhément du côté de M. R***, qui
s’était pris d’un réel enthousiasme pour les beaux yeux de la jeune
fille. Il prodigua les flatteries, les offres de services, les
promesses. Il fit briller les reflets chatoyants de sa fortune, le
luxe de sa livrée, il fit enfin tout ce que fait un homme riche,
médiocrement spirituel, qui veut subjuguer le cœur d’une jeune fille en
s’adressant à sa vanité.

Mais Victorine ne comprit rien à cette habile stratégie du Lovelace:
elle ne comprit pas pourquoi cet homme étalait ainsi à ses yeux son
faste et son opulence; novice qu’elle était, elle s’étonna d’être
l’objet d’un tel empressement. Elle était venue tremblante, tout
émue de sa démarche, agitée par la crainte d’un refus; et elle se
voyait accueillie, elle se voyait fêtée, flattée, comblée d’éloges et
d’adulations par un homme riche, qui ne la connaissait pas, et qui
aurait pu prendre vis-à-vis d’elle les airs superbes d’un protecteur.
D’abord la façon tout affable dont M. R*** venait au-devant d’elle
enchanta Victorine: mais bientôt la singularité même de cet accueil
excessif donna à penser à la pauvre enfant, qui commença à s’inquiéter
de sa situation. Dès ce moment ses paroles devinrent plus rares, ses
questions plus brèves, elle ne songea plus qu’aux moyens d’effectuer
sa retraite le plus discrètement, le plus promptement possible. R***
s’aperçut du peu de succès de ses séductions et pensa qu’il ne s’était
pas fait suffisamment comprendre. Il résolut de s’expliquer mieux, et
changeant brusquement de ton:

«Mademoiselle, dit-il à la jeune fille étonnée, à quoi servent les
détours? Vous êtes venue ici persuadée sans doute que vous y trouveriez
une femme, et vous m’y trouvez, moi; vous m’y trouvez seul, et vous
n’en paraissez pas extrêmement surprise. Ne voyez-vous pas bien quelle
est notre position réciproque, et que tout ce que je vous ai dit
jusqu’ici de ma femme, et de mon château, et du dessein où j’étais de
vous présenter comme demoiselle de compagnie à madame R***...

--Eh bien, monsieur?...

--Que tout cela est mensonge, invention, chimère, et que madame R***
n’a jamais existé, et que je suis garçon, et que je n’ai pas de château
aux environs de Valence, et que je m’ennuie de ma solitude, et que je
cherche une demoiselle de compagnie _pour moi_, et que...»

Victorine était levée dès le premier mot.

«Permettez que je me retire, monsieur, interrompit-elle froidement.

--Mais, mademoiselle, observa doucement M. R***, pourquoi donc
êtes-vous venue?»

Ainsi se termina l’entrevue. Victorine fit une profonde révérence à M.
R*** et sortit de cette maison pour n’y plus rentrer.

Quelques traits de cette aventure se retrouvent dans l’histoire de
certaines demoiselles de compagnie, que leur vocation prédestine à
peupler la solitude des célibataires. M. R*** pouvait fort bien y
être trompé, et l’on ne doit pas s’étonner de cette question toute
simple _Pourquoi donc êtes-vous venue?_ C’est qu’en effet, puisque
Victorine était venue, elle était censée savoir de quoi il s’agissait.
Si elle eût eu quelque expérience, elle ne se fut pas prise, comme
une innocente, au piége décevant de l’annonce, et M. R*** n’eût pas
reçu sa visite. Tenir compagnie à un homme seul, cela est délicat et
chanceux, et prête fort à dire aux langues médisantes. Il est juste
d’ajouter aussi que rarement une demoiselle de compagnie exerce de
semblables fonctions. C’est ordinairement auprès des femmes, et plus
particulièrement auprès des demoiselles que leur office les retient.
Expliquons-nous.

On sait que ce qui séduit le plus une jeune fille dans la perspective
du mariage, c’est la liberté dont jouit une femme mariée. La liberté!
mot magique et vibrant! Dans un mari, ce qu’on aime le plus, ce n’est
pas toujours le mari, mais bien le droit d’être appelée _madame_, de
porter un cachemire et des diamants. Nous parlons là des premières
ambitions d’un cœur ignorant de soi-même, que rien n’a encore ému, et
dont chaque battement correspond à une pensée de coquetterie et de
frivolité. Mais après ces premiers désirs de pensionnaire émancipée,
viennent quelquefois des velléités plus sérieuses, des concupiscences
réelles. On en vient à réfléchir que la vie est bien triste, le
tête-à-tête bien monotone; que monsieur nous fait vivre trop retirée,
et après tout on n’est plus un enfant; que nous sommes _mariée_,
c’est-à-dire _libre_, et que nous pouvons recevoir qui bon nous semble
et aller où il nous plaît, sans difficulté. A quoi bon, en effet, être
mariée, si l’on ne jouit pas de la clef des champs? Le libre arbitre
est une des immunités conjugales. Un mari, c’est un passeport.

Mais pour celles qui n’ont point de mari, pour ces pauvres incomprises
qui n’ont pu se procurer de passe-port, et de qui la vie inquiète se
passe dans la crainte de se voir arrêtées à la douane de l’opinion,
pour celles-là surtout, notre civilisation charitable a inventé la
demoiselle de compagnie. Bienheureuse invention! la demoiselle de
compagnie est un porte-respect contre lequel vient se briser la
rage impuissante du _Qu’en dira-t-on_. Le moyen de médire de madame
_une telle_ qui a une demoiselle de compagnie? n’est-ce pas là un
bouclier, un rempart suffisant? La demoiselle de compagnie remplace
avantageusement le mari absent. Elle est attentive, complaisante, elle
sait se retirer à propos, ce que ne ferait peut-être pas toujours le
mari, fût-ce même l’époux débonnaire de la chanson du _Sénateur_.

Ce n’est pas tout. Dans certaines circonstances difficiles, la
demoiselle de compagnie pousse le dévouement jusqu’à prendre pour
son compte les amants de madame. Elle devient l’éditeur responsable
des aventures galantes: c’est elle qui reçoit les messages pour les
transmettre à qui de droit, c’est elle qui fait les réponses. C’est
elle que la malignité du monde accable de sarcasmes. La médisance, mise
en défaut par elle, s’attaque à elle seule. La demoiselle de compagnie
accepte le côté pénible du rôle dont madame a tout l’agrément. Ainsi se
trouve appliqué le fameux _sic vos non vobis_.

Mais toute médaille a son revers. Après avoir analysé quelques-uns
des avantages de la demoiselle de compagnie, il est juste de faire
connaître ses inconvénients.

Ainsi, contrairement à l’exemple qui vient d’être cité, il arrive
souvent que la réputation de madame sert de plastron à la demoiselle de
compagnie. Les comédies sont pleines de quiproquos semblables, lesquels
se renouvellent journellement dans le monde. Les aventures de la dame
suivante sont fréquemment attribuées à sa maîtresse, qui devient ainsi
responsable des billets doux, des escalades nocturnes, des mauvais
propos et des coups d’épée qui se commettent dans les environs, et dont
une autre a le profit. Que de vertus intactes et jusque-là respectées,
compromises tout-à-coup par le voisinage dangereux d’une demoiselle
de compagnie, sauvegarde trompeuse, préservatif impuissant, arme qui
devrait protéger et qui tue! On a vu l’autre nuit un homme rôder sous
les fenêtres de l’hôtel. Évidemment, c’était pour madame. On remarque
que le jeune comte Horace de *** prolonge fort tard les visites qu’il
fait chez madame la vicomtesse. On ne s’informe pas si ces visites sont
des tête-à-tête, ou si (ce qui est vrai) la présence de la demoiselle
de compagnie est le véritable attrait qui retient le jeune comte. On
se hâte de prononcer, en ricanant, que la jolie vicomtesse a le cœur
pris, et voilà une réputation de femme jetée au vent des causeries
parisiennes. Alors, que faire? à quel parti s’arrêter? garder la
demoiselle de compagnie? c’est réchauffer un serpent; la congédier?
c’est donner gain de cause aux propos de la malignité, qui ne manquera
pas de dire que l’on s’est débarrassé d’un témoin incommode. Égale
perplexité des deux parts! Plaignons la femme qui se trouve réduite à
choisir entre ces deux fâcheuses extrémités.

Pour prévenir un malheur semblable, la plupart des femmes qui se
donnent le luxe d’une demoiselle de compagnie, se la donnent laide ou
à peu près: imitant en cela la tactique généralement suivie à l’égard
des femmes de chambre, autre espèce dangereuse! Mais quand soi-même on
est laide, la grande difficulté est de trouver plus laide que soi. Au
besoin, on choisit plus vieille, et le même but est rempli. Il y a en
ce genre des assortiments très curieux.

Les attributions de la demoiselle de compagnie consistent
principalement à suppléer la maîtresse de la maison, lorsque celle-ci
est indisposée ou absente, _à faire les honneurs_ à sa place, à
recevoir pour elle les visites, à éconduire doucement les importuns,
ceux qu’on ne veut pas voir. Cet emploi demande beaucoup de tenue et
de sagacité. Certaines demoiselles de compagnie finissent par être
plus réellement maîtresses que la maîtresse elle-même. Celle-ci, à la
longue, se trouve occuper la seconde place et jouer le second rôle.
C’est une véritable abdication.

La demoiselle de compagnie exerce en outre quelquefois les fonctions de
_lectrice_. C’est une variété du genre. La lectrice est ordinairement
une grande sérieuse personne entre deux âges, qui a eu de la fortune,
des aventures et des malheurs. Écoutez-la: sa vie est une interminable
odyssée qu’il vous faudra ouïr du premier chant jusqu’au dernier, ou
plutôt jusqu’à l’avant-dernier, car la pauvre femme souffre encore
et souffrira longtemps. Sa spécialité est de souffrir. Elle a des
sympathies littéraires, des velléités de _bas-bleus_. Elle écrit un
roman pendant ses loisirs, un roman dont elle est l’héroïne, et où l’on
verra combien il est pénible de ne plus être ce qu’on a été, et combien
de dégoûts naissent d’une fausse position, et que la résignation est
une vertu sublime, et qu’autrefois Apollon garda les troupeaux chez
Admète, et mille autres choses tout aussi consolantes et aussi neuves.
Pour faire diversion aux chagrinantes réminiscences qui viennent
l’assiéger parfois, la lectrice soupire de temps en temps des vers, des
vers d’amour, gothiques et romantiques, des vers qu’elle écrit «avec
son cœur...» sans prétention, sans arrière-pensée, car elle n’aspire
pas, la pauvre colombe blessée, à acquérir ce que nous autres nous
appelons gloire... Eh, de quoi lui servirait la gloire, à elle qui a
manqué sa vocation ici-bas! La vocation de la lectrice, sachez-le bien,
c’était d’être grande dame, d’être riche, titrée, d’avoir un opulent
blason sur les panneaux de ses équipages, et cinquante bonnes mille
livres de rente, en terres, forêts et châteaux. A quoi, bon Dieu!
a-t-il tenu qu’elle possédât tout cela! un étranger, beau comme les
amours, possesseur d’une belle âme et de nombreux millions, est venu,
il y a peu d’années, et a demandé sa main. Le père de la lectrice
vivait alors, père intraitable et violent s’il en fut. Ce père féroce
ne crut pas à la sincérité du noble étranger qui offrait son opulence.
Il pensa que l’Américain ourdissait le plan d’une infâme séduction.
En vain celui-ci offrit-il d’aller réaliser sa fortune outremer, en
vain demanda-t-il trois mois pour ce voyage, trois mois? qu’était-ce
que cela! l’inflexible père refusa. Et l’étranger partit la mort dans
l’âme: et, depuis ce jour, on n’a plus reçu de ses nouvelles, et
maintenant la lectrice est seule au monde, car son entêté de père est
mort en lui laissant sa bénédiction--et des dettes. Chaque jour la
lectrice s’attend à voir revenir l’étranger, mais l’étranger ne revient
pas. Il s’est marié devers les bords de l’Orénoque, avec la fille d’un
riche planteur de la Guyane, qui lui a apporté en dot cent cinquante
nègres et mille arpents de rocou et de tabac.

Il n’est pas rare que la lectrice, à force de faire de l’élégie, à
force de regretter et de se lamenter, parvienne à intéresser à son sort
quelque général goutteux, quelque noble reste de l’Empire, pensionné et
décoré, dont la vieillesse a besoin de soins et d’affection. Et voilà
notre héroïne mariée; la voilà, elle aussi, riche. Hélas! ce dénouement
n’est pas tout-à-fait celui du roman qu’elle avait échafaudé. Le
général est vieux, exigeant, malingre, un peu bourru, très bourru;
et il parle bien souvent de l’empereur. Et voilà notre Indiana toute
trouvée. Quelle différence c’eût été, si notre lectrice eût épousé le
jeune et opulent Américain!

Heureusement il y a toujours quelque part un neveu, mauvaise tête et
joli garçon, qui arrive à point nommé de sa garnison pour offrir des
consolations à la femme de son oncle. Règle générale: les fils de
famille et les neveux sont un terrible voisinage pour les demoiselles
de compagnie.

On pourrait renverser la proposition et dire, avec plus de justesse
encore, que les demoiselles de compagnie sont un voisinage des plus
dangereux pour les neveux et les fils de famille.

Nous nous proposions de clore ici cette étude; mais nous nous
apercevons à temps qu’une dernière variété manque à la présente
monographie, variété importante et sans laquelle notre travail
demeurerait incomplet. Descendons rapidement les échelons sociaux, et
nous rencontrerons quelque part la demoiselle de compagnie _associée_,
type exceptionnel, sorte de Bertrand femelle placé là comme le
complément indispensable d’un luxe menteur: la demoiselle de compagnie,
meuble de prix, meuble d’emprunt, qui impose aux badauds comme les
somptueuses devantures de nos marchands et leurs précieux comptoirs
d’acajou. Toute maîtresse de tripot a sa _demoiselle de compagnie_, qui
l’aide à faire aux provinciaux les honneurs du lieu; c’est l’éternelle
association de Macaire et de son ami Bertrand retournée au féminin.

La demoiselle de compagnie qu’on vient de voir n’est pas exempte
d’ambition. Elle rêve aussi, elle, un avenir brillant, des titres,
un carrosse, une loge à l’Opéra! Elle attend chaque jour l’Américain
souhaité. Mais, hélas! moins heureuse que la lectrice dont nous
parlions tout-à-l’heure, en fait de colonel de l’ex-garde, notre
_associée_ n’a sous la main que le baron de Wormspire; elle aime mieux
se faire veuve, et, avec des protections, elle arrivera, n’en doutons
pas, à se créer un sort quelconque, une _position sociale_: quelque
jour nous la verrons ouvreuse de loge, par exemple, ou revendeuse à la
toilette, ou maîtresse de table d’hôte, ou chercheuse de remplaçants;
à moins que d’ici là la sixième chambre ne s’en mêle, auquel cas la
présente biographie ne suffirait plus à nos lecteurs, et nous serions
obligés de les renvoyer de la collection des _Français_ à celle de la
_Gazette des Tribunaux_.

  =CORDELLIER DELANOUE.=



[Illustration: LE GENDARME]

[Tête de page]

LE GENDARME.


IL y a des gens qui méprisent encore les gendarmes. Méfions-nous en
général de ces gens-là, ils doivent priser les voleurs: le vol est trop
commun pour être piquant, le gendarme arrête trop de voleurs pour être
ridicule. Il vaut mieux prendre un filou qu’un mouchoir. A trompeur,
trompeur et demi. Nous ne ramasserons pas, quant à nous, des quolibets
qui siéraient, après tout, à Cartouche et à Lacenaire.

C’est donc là qu’on en est venu! Nous avons abattu l’édifice et nous
ne voulons pas que cette pierre reste debout. Nous n’avons laissé que
ruines, ces ruines nous portent ombrage. Dieu nous semblait trop grand,
nous avons nié Dieu; les rois paraissaient trop hauts, nous les avons
détrônés; la noblesse nous dépassait de la tête, nous la lui avons
coupée; le confessionnal nous faisait honte, nous l’avons profané; le
gibet nous faisait peur, nous l’allons renverser; il ne restait plus
qu’un homme pour guider, punir, protéger, nous avons déshonoré cet
homme; il restait--le gendarme:--nous avons ri du gendarme.

Effet petit qui remonte à une grande cause! Le gendarme n’est pas
seulement le soldat des pouvoirs qui passent, il est celui de la
justice qui reste. C’est la dernière limite qui nous sépare du
désordre, l’esprit de révolte ne s’y est pas arrêté; c’est la dernière
digue qui retient le crime, l’esprit de révolte l’a voulu rompre; il
a confondu la loi et la tyrannie, la morale et la politique: il se
rencontre ici avec les criminels. En voyant où il va, nous voyons d’où
il vient. L’autorité veut le bien dans la société, la révolte ne le
veut pas; l’autorité se sert du gendarme, la révolte s’en prend au
gendarme: ce long différend est jugé.

Mais cet homme mort, insensés, que vous restera-t-il, que va-t-il
arriver? Vous ne savez donc pas le rôle important qu’il joue dans
votre société qui n’est plus qu’une comédie? Plus vous avez sapé, plus
il étaie; plus vous l’humiliez, plus il s’élève. Toutes ces majestés
que vous avez détruites, il les représente aujourd’hui. Il est le
roi, le prêtre, le magistrat. Il porte votre monde à lui seul comme
Hercule. Le gendarme à présent, c’est l’honneur, la vertu, la religion;
la probité du pauvre, la paix du riche, l’espoir du juste, l’effroi
du méchant; c’est la providence à cheval, le remords en uniforme, la
justice oubliée qui court la grand’route son glaive au poing. Qui
pourrait donc nous dire comment du voleur et de cet homme, c’est cet
homme que nous avons choisi pour en rire? comment du gendarme et du
malfaiteur, c’est le gendarme qui est devenu un objet de raillerie et
de crainte? Les honnêtes gens ne craignent que les voleurs: pour qui
nous prenons-nous?

Eh! quoi de plus rassurant que ces cavaliers qui accourent dans la
poudre du grand chemin au secours du faible et de l’opprimé, comme
les mousquetaires du conte de fées? Quoi de plus vénérable que ces
derniers débris de la chevalerie errante, déshonorés du chapeau à
cornes et du collet écarlate? Quoi de plus réel que ces redresseurs de
torts? Quoi de doux et de consolant comme ces bons et honnêtes chevaux
remorquant bel et bien ces garnements qui vous attendaient à dix pas
d’ici dans l’ombre, un pistolet de chaque main? Quel est le signe de
salut de vos pays policés, quel est le phare de vos solitudes, quelle
est l’enseigne et la garantie de cette civilisation tant vantée, si ce
n’est ce chapeau bordé que vous avez parodié au théâtre, qui vous dit
de loin que cette terre est hospitalière, qu’on y songe à votre sûreté,
et que vous pouvez avancer et circuler librement, pourvu que vous ayez
dans votre poche ce chiffon de papier plié en quatre qu’on appelle un
passe-port?

Il vous sied bien d’outrager un tel homme remplissant de telles
fonctions. Imprudents! il tient le verrou des prisons, il garde la
chaîne du bagne. Que cette porte s’abatte, l’horrible ménagerie se
déchaîne dans la ville; que ces menottes se relâchent, les mille mains
du vol et du meurtre vont s’agiter partout; que cette digue se rompe,
nous sommes tous submergés; que cet homme se pique un jour de vos
railleries, qu’il se lasse de vos haines d’écoliers turbulents, qu’il
remette son sabre au fourreau, son cheval à l’écurie, qu’il accroche
cet uniforme qui vous déplaît, qu’il s’endorme pour une nuit, vous
êtes perdus, vous êtes morts! On vous arrache d’un coup ce que vous
avez maintenant de plus cher au monde, la bourse et la vie. Sans lui,
qui vous entendrait, qui vous défendrait, qui vous vengerait? quel
est votre cri dans le péril? qui invoquez-vous, pleurants et battus,
enfants que vous êtes? qui réclamez-vous comme un père protecteur? et
qui donc venez-vous réveiller pour lui demander justice et pitié, si ce
n’est ce gendarme que vous abreuvez de tant de dédains?

Mais comment se fait-il qu’on ait choisi pour le couvrir de honte le
plus admirable des dévouements, le plus pénible des états? Le gendarme
est un vétéran des armées, et quand les vétérans se reposent, le
gendarme est encore soldat. Seulement c’est un soldat qui, au lieu
d’égorger à tort ou à raison d’innocents ennemis sur la frontière,
s’est mis à combattre jour et nuit, sur le seuil sacré du foyer, ces
ennemis plus terribles qui pillent et tuent à coup sûr. C’est un soldat
qui a pris racine dans le sol, qui a son champ parmi nos champs, qui
défend sa maison parmi les nôtres: seulement cette maison est une
tente, il campe sous le chaume, la consigne l’y poursuit, il doit
jeter sa bêche au son de la trompette. C’est un soldat citoyen, époux,
père de famille; seulement, citoyen à nos heures, époux quand nous le
voulons bien, père quand on n’a plus besoin de lui. Et n’admirez-vous
pas cet homme qui n’est pas chargé seulement de son bien et de sa
famille, mais de nos familles et de nos biens à nous tous; qui laisse
là ses champs altérés pour que les nôtres soient plus florissants; qui
oublie sa moisson pour veiller à la nôtre; qui quitte son lit et sa
table pour courir à toute heure par la neige et la pluie, par monts et
par vaux, et qui n’a de sommeil et de trève qu’alors que nous dormons
tous et que nous pouvons dormir tranquilles!

Voyez-le donc quand il est rentré, quand il a fini ces travaux
militaires qui s’ajoutent aux soins domestiques; quand il a pansé
son cheval, blanchi son buffle, fourbi son sabre et qu’il arrose son
jardin, qu’il sarcle sa vigne, qu’il fume sa pipe devant sa porte
en bonnet de police et les bras nus: le voisin l’arrête à causer,
le paysan le salue, les petits enfants jouent avec sa dragonne, la
jeune fille rit en passant. Cet homme si farouche est un bon voisin,
ce soldat est un bon paysan, et les bonnes gens ne le craignent pas.
Le délit lui-même s’est apprivoisé. Ce gendarme si décrié, c’est le
soliveau de la fable; la contravention lui grimpe sur l’épaule, le
délinquant lui frappe dans la main. Jean le plaisante au cabaret,
et Jean braconnera ce soir dans le parc; Pierre l’invite à boire,
et Pierre tout-à-l’heure fraudera l’octroi. Le gendarme le sait, et
sourit, et trinque bravement avec eux; il n’a rien à dire, il est sans
ressentiment et sans vanité. Ce soir et toujours il sera à son poste,
mais ce n’est plus lui, c’est la loi que rencontreront alors Pierre et
Jean.

Au surplus, dans ce cabaret comme dans ce bal villageois où tout le
monde s’amuse, où chacun se repose et se réjouit, il ne s’amuse pas,
lui, il ne se repose jamais. C’est un plaisir pour les autres, pour
lui c’est un devoir. Il est là pour veiller à la joie d’autrui, pour
qu’aucun accident ne la trouble, pour qu’elle soit bien complète et
bien pure, cette joie dont il ne goûte pas. Tout-à-l’heure il va
séparer ces hommes qui sont ivres et qui se battent. Il pénétrera le
premier dans la mêlée à ses périls et risques, il recevra ces coups
qui ne lui sont pas adressés, il sera blessé peut-être et peut-être
grièvement, dans cette querelle qui ne le regardait point; trop heureux
encore s’il l’apaise, s’il en arrête les suites plus graves, s’il lui
épargne le tribunal et la force armée, s’il parvient à réconcilier deux
voisins, deux amis un peu échauffés de mauvais propos et de mauvais vin!

Maintenant, tandis qu’il se promène paisiblement dans la rue, si vous
êtes étranger, si vous ne savez plus votre chemin, si vous avez besoin
de renseignements, le gendarme est le plus instruit du village et
peut-être le plus poli. C’est lui qui raisonne le mieux du département
et de la commune. Adressez-vous à lui, vous verrez quel zèle, quelle
obligeance, et comme il vous remettra exactement et cordialement sur
la voie. Le malheureux vous est encore redevable, il se croit votre
obligé, il pense avoir à vaincre vos préventions, il tient à cœur de
vous donner meilleure opinion de lui, il se défie de lui-même, il se
défie de ses bons services, pauvre homme! on l’a si mal habitué, si
souvent humilié! il croit avoir à se faire pardonner d’être _gendarme_,
c’est-à-dire de vous sauver la vie et la fortune tant que vont durer
vos voyages.

S’il vous demande votre passe-port, c’est entre les dents; humblement,
la main au chapeau. C’est son devoir. Pure formalité. Du reste, il y
jette à peine les yeux, il se fie à vous, il vous le rend aussitôt, ce
passe-port, lui qui en a tant vu de faux, lui qui a tant vu tromper,
mentir, voler, et qui pourrait être si méfiant; il vous le rend
avec les mêmes égards, il vous salue, il vous honore, c’est lui qui
vous remercie de lui laisser faire son devoir. S’il se montre plus
difficile, s’il vous semble sévère, minutieux, c’est pour votre bien,
il y va de vos intérêts; il a ses raisons, la route est menacée;
quelque vaurien vous suit ou vous précède, qui vous détrousserait
infailliblement: vous serez bien aise qu’il en agisse de même avec ce
vaurien.

A cette heure, voici qu’il part pour une de ces rondes sans but,
pour ces courses vagues à travers champs que lui seul est capable
d’entreprendre, car tout est de son ressort dans le pays, les prés, les
bois, la route, le hameau, la voiture, la mairie, l’église, l’octroi;
il répond de tout, il a tout à voir et à surveiller. L’arrondissement
entier s’endort sous sa garde.

Il va donc voir le long de l’eau, si quelque ligne en contravention
n’y plonge pas à la dérobée; dans les taillis, cet homme qui dort à
l’affût, un fusil enjoué: dans les vergers, si les maraudeurs tentent
l’escalade à la tombée de la nuit; partout, ces vagabonds sans aveu qui
cherchent l’ombre et qui ont leurs raisons. Autant vaudrait épier au
hasard le héron qui pêche, le lièvre qui broute, l’araignée qui file.
S’il ne voulait pourtant que surprendre et punir, s’il avait soif de
proie et d’amendes, s’il mettait sa gloire à la confusion du coupable
qui le brave, il ne tient qu’à lui. Qu’il cache son uniforme, qu’il
prenne cet habit couleur de muraille, qu’il devienne un bourgeois dont
nul ne se méfie: il tombe en plein et sans coup férir sur le flagrant
délit. Mais ce moyen lui répugne, il n’en use qu’à l’extrémité, quand
il s’agit de la vie de ses concitoyens, non plus de la sienne. Alors
c’est encore un sacrifice à son devoir. Car encore une fois il n’est
pas un mouchard, il est un soldat: il combat face à face, il porte
fièrement sa cocarde, et son harnais éclatant montre au loin sa
poitrine aux coups du plus lâche assassin.

Il garde donc cet uniforme qui avertit les délinquants, qui leur
fait peur et qu’ils maudissent, et qui recouvre tant de mesure et
de miséricorde. Il leur laisse le temps de s’enfuir; il s’émeut en
lui-même, il prend pitié de ce père de famille qu’un goujon ruinerait
en amendes, de cet étourdi qui nourrit sa mère et qu’un lapin va jeter
en prison; il s’effraie d’un long procès pour ces misérables, il résout
ces calculs qu’ils ne savent pas faire; il tire ces conséquences qu’ils
n’ont pas voulu voir; il pèse, réfléchit, examine pour eux. Il ne veut
point dépouiller la chaumière, mais non plus le château; il respecte
le riche, mais aussi le pauvre: il n’a pas tant à punir celui-ci qu’à
protéger celui-là. C’est d’ailleurs, disent ces braves gens, l’ordre
et l’esprit de l’institution:--La gendarmerie ne doit pas seulement
poursuivre le crime, mais surtout le prévenir.

En effet, ces faisceaux de la loi promenés dans les campagnes
préservent et gardent; bien des consciences se sont raffermies, bien
des pécheurs sont rentrés en eux-mêmes rencontrant le châtiment face à
face. Ce sabre nu a fait rengainer bien des couteaux, ces revers d’un
rouge sang ont épouvanté bien des assassins, ces menottes ont arrêté
bien des bras furieux et affamés que rien n’arrêtait plus.

C’était un de ces vieux soldats qui nous donnait un jour ces détails
dans une voiture publique. Il raisonnait de son état d’un ton simple
et mélancolique, sans se plaindre, sans se vanter. Il ne semblait pas
se douter qu’on pût l’admirer ou le honnir. Ses vertus, pour lui,
tenaient à l’état; cet état, pour lui, était ordinaire. Il parlait du
dévouement comme d’une consigne. Quant à nous, nous regardions de tous
nos yeux cet uniforme poudreux, ces traits sillonnés, cet œil pur et
doux, ce visage guerrier sans moustaches, ce courage sans rudesse. Nous
arrivâmes. C’était dans la Bourgogne. Il descendit et nous salua; il
n’était pas de service, il n’avait pas songé à voir nos papiers; il
nous salua donc, nous tenant pour honnêtes. Une jolie enfant de cinq
ans l’attendait un panier à la main. Il lui sourit de loin, il courut à
elle, il l’enleva à trois reprises dans ses bras: c’était sa fille. Ils
s’en allèrent, l’enfant bondissait à pas inégaux, le père ralentissant
sa marche, le petit panier d’une main, le petit enfant de l’autre, et
se penchant de temps en temps pour l’écouter et l’embrasser encore.
Nous les suivions cependant du regard et de la pensée, et songeant aux
terribles fonctions de cet homme, et voyant ces baudriers et cette
lourde épée s’abaisser ainsi devant cette enfant, nous ne saurions dire
à présent ce qu’avait de triste et de touchant cette scène: ce père qui
était gendarme, ce gendarme qui était père.

Mais qu’est-ce donc qui distrait le gendarme de ses durs labeurs? et
pourquoi le vient-on chercher chez lui, parmi les siens, au milieu
de la nuit? Un homme est condamné à mort, l’échafaud est dressé, la
foule afflue dans la place, les honnêtes gens ferment leurs fenêtres
et se cachent dans leurs maisons. Le cortége va sortir de la geôle.
Qui voudrait pénétrer dans cette prison, auprès de cet homme qui va
mourir? qui voudrait assister à cette agonie du supplice, entre le
criminel et le bourreau? qui prêterait la main à ces horribles apprêts
que ne soutiendrait pas elle-même la foule féroce qui hurle dehors?
qui accompagnerait ce cadavre jusqu’au pied de l’échafaud? qui oserait
demeurer la garde et le serviteur de la loi quand elle accomplit des
choses si terribles? qui oserait passer aux yeux de ce peuple pour
le satellite du meurtre, pour l’homme inexorable qui le veut, qui
l’appuie, qui le protège? qui pourrait-on forcer à regarder de plus
près, au premier rang, d’un œil sec, d’un front calme, cette hache qui
tombe, cette tête tranchée, ce cadavre qui se tord, ces flots de sang
sur ces planches infâmes; et qui donc cependant garderait un visage
ferme en se sentant défaillir?

Le gendarme s’avance au pas militaire, écarte doucement la foule,
soutient le condamné s’il chancelle, lui répond s’il parle, s’arrête
l’arme au bras et attend immobile.--La tête roule, le sang jaillit
jusqu’à lui.--Il s’essuie le visage, puis il s’en retourne grave et
pensif. Il embrasse sa femme en silence, il serre ses enfants contre
sa poitrine, il caresse ces têtes blondes et il frémit de ce qui s’est
passé. Ce vieux brave a eu peur, ce vétéran de tant de batailles a
horreur du sang ainsi répandu, il n’est plus qu’un bourgeois vieilli
dans ses foyers, des visions sanglantes l’y poursuivent, des rêves
hideux vont troubler son sommeil.

A quelle fête encore le voyons-nous paraître? La procession du village
va passer. De même qu’il n’y a personne pour suivre le condamné qui
monte à l’échafaud, il n’y a plus personne pour escorter Dieu qui sort
de son temple. Ce triomphe misérable ressemble à la marche au calvaire,
tant la honte et le respect humain serrent tous les cœurs. L’hostie
sainte n’a plus de gardes pour ses cérémonies ni même pour sa défense.
Le curé gémissant s’épuiserait en vain à traîner le Saint-Sacrement
dans les rues; quelques faibles femmes, Madeleines désolées,
l’entourent à peine. Le paysan ne croit plus en Dieu, c’est à peine
s’il ôte son chapeau à son vieux curé, à peine s’il quitte un moment
ses travaux pour voir passer ce triste appareil au bord de la route.

Le gendarme met son plus bel habit, se poste au coin du dais et suit
de son pas grave, s’agenouillant quand l’hostie s’élève, présentant
son arme à son Dieu. Hélas! le gendarme, peut-être, est de peu de foi
comme le paysan, mais tel est son devoir, il a l’habitude du respect
et de l’autorité, il est doux et humble de cœur, à demi chrétien par
ces vertus chrétiennes, et dans ce moment encore il est le représentant
suprême de ce grand spectacle des temps passés: le soldat au pied de
l’autel, l’épée sous la croix.

Aujourd’hui voici qu’un grand malheur est arrivé. Un homme est là
gisant sur le chemin auprès d’une mare de sang, percé de coups, la
tête fracassée. La terre fume encore de ce meurtre. La trace des
assassins est toute fraîche sur l’herbe. Qui ne se détournera de ce
lieu d’horreur? qui voudra s’approcher de ce corps, qui le secourra
s’il respire, qui comptera ses plaies livides, qui baissera les yeux
sur cet affreux visage? Le cheval du gendarme se cabre en avançant. Le
cavalier met pied à terre. C’est lui dont le cœur n’est ni trop dur,
ni trop faible pour de telles œuvres. C’est lui qui met la main sur ce
cœur tiède encore, c’est lui qui étanche ce sang, c’est lui, le bon
Samaritain, qui panse le premier ces blessures; il y verse l’huile et
le vin, il les serre de son linge, et, s’il en est besoin, il emportera
la victime dans sa propre maison, cette victime devant qui toutes
portes se ferment.

C’est à lui que sont d’abord réservées ces affreuses surprises. Tous
les crimes, tous les malheurs l’ont pour premier témoin. Il met son
doigt dans toutes les plaies, il pose la main sur tous les meurtriers
et sur tous les cadavres. Vous, les gens paisibles qui lui devez votre
paix, quand ces malheurs arrivent, vous n’avez qu’à vous enfermer pour
les ignorer, vous n’avez qu’à les ignorer pour croire à la vertu, au
bonheur, à l’honnêteté, pour être heureux, honnêtes, vertueux; mais
lui, honnête comme vous, timide comme vous, sa vie est forcément
empoisonnée par tout ce qui se passe d’horrible, sa raison est sans
cesse ébranlée par tout ce qui se commet d’infâme. Au bas de ce théâtre
toujours tragique de la société, il ressemble à ces vierges chrétiennes
enchaînées durant les supplices, et sur qui dégouttait le sang des
échafauds.

On le dérange à toute heure: qu’il se lève! il s’agit de terreurs,
de forfaits, il en est sûr; qu’il n’hésite pas cependant, qu’il se
lève et qu’il marche! C’est lui qui pénétrera le premier dans cette
maison silencieuse, fermée depuis trois jours, où vivait un homme au
désespoir, où l’on va voir une scène effrayante, cet homme qui s’est
pendu. C’est lui qui forcera cette porte barricadée d’où partent ces
coups de feu; on s’égorge entre ces murailles, il y a péril de la vie,
ils sont dix, ils sont vingt, n’importe, il entre, il est entré!--Un
bruit sinistre circule, l’effroi se répand, la consternation est
partout, la foule s’écarte, et c’est le gendarme qui s’avance dans
cette chambre où une mère vient d’égorger son enfant! c’est lui qui
se risque résolument dans ce bouge où s’agite un fou furieux, un
forcené qu’on n’ose approcher, qu’on n’ose lier, et qui va tuer le
premier venu. C’est toujours lui qui se dévoue, et toujours froidement,
humblement, modérément, la prière et la paix à la bouche plutôt que
la menace, sans songer à se défendre, bien moins à attaquer, décidé
à tout hors à se servir de ses armes, ne le pouvant d’ailleurs qu’à
toute extrémité, s’il est blessé déjà, et hors d’état peut-être de
s’en servir. Mais que dis-je? comme il poursuit tous les crimes, il
secourt toutes les misères. On le trouve partout au devant du génie du
mal. C’est lui qui relève sur le chemin le piéton épuisé, c’est lui
qui encourage le bûcheron ployé sous le faix, c’est lui qui ranime ce
vieillard expirant sous la neige; il trouve pour celui-ci un asile,
pour celui-là un conseil, pour tous une bonne parole dans son cœur,
un peu d’eau-de-vie dans sa gourde, quelque chose pour l’âme, quelque
chose pour le corps; c’est lui, juste Dieu, qui découvre dans le fossé
ce nouveau-né qui grelotte et vagit! C’est lui, c’est le gendarme, qui
prend dans ses bras meurtris cet innocent qui n’a point de mère, c’est
lui qui le couvre de son manteau, qui le réchauffe contre sa poitrine,
et ce n’est que des mains de ce vieux militaire qu’il passe dans le
sein des sœurs de charité.

Et quelles déshonorantes commissions ne lui donne-t-on pas! Il escorte
le forçat dans sa chaîne, il coudoie l’insigne fripon dans une voiture,
il prête son bras sur les routes à la fille de joie, la honte du pays.
Cet honnête homme passe la moitié de sa vie avec des voleurs. Il
chemine pas à pas avec cette voiture grillée d’où partent des chants
obscènes; il y a des prisonniers dedans, il est prisonnier dehors. Il
traîne ces bandits à la queue de son cheval, comme ils vont traîner
le boulet au pied. Ces misérables s’entretiennent librement devant
lui, il les entend contre son gré; s’ils lui parlent, il leur répond,
il s’arrête s’ils sont fatigués, il sourit s’ils plaisantent; il
écoute leur argot, leurs refrains, leurs récits de vols et de fuite;
il est sans colère et sans orgueil, il n’approuve pas comme aussi il
ne les accable pas de ses mépris, lui qui en aurait le droit, lui
le champion de la justice, le vengeur de la bonne foi et des bonnes
mœurs outragées. Car, remarquez-le bien, il ne s’est pas corrompu en
pareilles compagnies, de pareils discours ne l’ont pas troublé un
moment. Sa conscience est impénétrable comme sa poitrine bardée de
cuir. Ces spectacles et ces propos glissent sur son cœur comme cette
pluie d’orage sur le fourreau de son sabre. Il connaît toutes les
chances du crime, il n’ignore ni ses ressources ni ses bénéfices; il
sait comment on est aisément riche, comment, avec un peu d’audace, des
scélérats vivent dans les délices de l’oisiveté et de la débauche; il
les a entendus conter leurs prouesses, il leur a vu vider des poches
pleines d’or. Ceci ne l’a jamais ému, il ne songe pas à ses travaux
incomparables, il ne songe pas à sa paie quotidienne de _trente sous!_
il demeure inébranlable et indifférent. Bien plus, il n’a qu’à vouloir,
il n’a qu’un mot à dire, qu’une chaîne à lâcher, qu’à fermer les yeux
un instant: tout cet or est à lui, sans effort, sans travail. On le
tente à toute heure, on l’éprouve de toutes façons; on l’a ébloui de
sommes énormes en sa vie, et cette pensée ne lui est jamais venue de
faillir un moment à ses redoutables devoirs.

Que vous dirai-je encore? Voulez-vous compter ses services, comptez
les fléaux; comptons-nous ses bienfaits, comptons les malheurs.
L’incendie s’allume dans la campagne, le feu dévore une grange, il
se jette le premier dans les flammes. Une bête féroce ravage les
environs, il guidera les battues. Des brigands infestent les bois,
il attaquera les brigands. Et dans ces périls renaissants, dans ces
courses aventureuses, dans cette misérable guerre sans gloire, qu’on
l’entoure dix contre un, qu’on lui crie de se rendre, qu’il soit sûr de
mourir, il n’hésitera point, il ne recule jamais: la loi meurt et ne se
rend pas, il faut que force reste à la loi; et s’il tombe alors, s’il
est vaincu, s’il expire criblé de coups, ce sang, dites-moi, ce sang
répandu obscurément, dans un champ, au coin d’un bois, sur le seuil de
notre foyer, s’en est-il versé de plus pur à Fontenoy ou à Waterloo?

Mais enfin, quelle récompense pourra payer de si longs et si rudes
services? quelle couronne civique gardons-nous à notre infatigable
défenseur? quel est le prix, pour la société, de cette vie et de cette
mort du gendarme? Les Invalides s’il vieillit, l’hôpital s’il est
malade, un coin de terre s’il meurt. Tant qu’il exerce son dur métier,
tant qu’il nous garde, tant qu’il se dévoue, _trente sous par jour_, je
l’ai dit! _trente sous_ et le mépris de ses concitoyens, la rancune des
fripons, la raillerie des sots, les haines d’une politique imbécile,
les malédictions de la foule, les huées des enfants, le pilori du
théâtre et les bons mots des plus méchants farceurs qui ne lui font pas
de trève et qui frappent à cet endroit sans relâche, tant ils savent
que là est la patience, le parfait courage et la parfaite résignation.

Si bien qu’ils l’ont à peu près tué, cet excellent et utile gendarme.
Les brocards l’ont entamé, les pavés ont fait le reste: ces choses se
valent en France. Il s’éteint donc tous les jours, et en lui va périr
ce mot qui restait dans la langue d’un fier et noble état d’autrefois:
je veux dire le beau nom qu’il portait, _gens d’armes_, _hommes
d’armes_. En effet, ce gendarme était, dans nos fastes, le reflet d’une
grande gloire, le dernier neveu, non indigne, des gens d’armes de
Bayard et du roi Henri.

Car, avant de finir, admirons ceci. Le gendarme n’a eu qu’à changer de
nom et d’habit pour se faire aimer de ce peuple qui le maudissait. Il
s’appelle _garde municipal_ à Paris. On l’exécrait en revers rouge, on
le supporte en revers jaune. C’est le même homme, le même gendarme. Il
y a la différence d’un galon. Et puis qu’on prenne en souci les colères
et les fantaisies de cette folle nation que nous sommes!

  Édouard OURLIAC.



[Illustration: LE FACTEUR DE LA POSTE AUX LETTRES]

[Tête de page]

LE FACTEUR DE LA POSTE AUX LETTRES.


VOUS avez passé la nuit au bal.--Il est midi.--Vous vous levez, l’œil
encore appesanti par le sommeil. On sonne à votre porte.

«Qui est-ce qui est là?--Le facteur qui demande à parler à
monsieur.--Le diable t’emporte!» Et tout en murmurant ces paroles d’un
fatal augure pour le visiteur, vous ouvrez.

«Monsieur, c’est votre facteur qui prend la liberté de vous souhaiter
la bonne année et de vous offrir un almanach.»

A l’audition de cette formule, prononcée le plus souvent d’un air
riant par un homme d’une quarantaine d’années, à la taille moyenne,
aux formes nerveuses et ramassées; à la vue de cette main qui, parmi
plusieurs douzaines de cartons, choisit avec un tact tout particulier
celui qui convient le mieux à vos goûts ou à votre condition, un
frisson involontaire vous saisit. Ces trois mots--_la bonne année_--ont
suffi pour faire dérouler devant votre esprit un cercle infini d’idées
pauvres et maussades. Vous avez reconnu tout d’abord l’approche du 1er
janvier, jour néfaste pour qui n’est plus un enfant, époque fatale où,
de peur de manquer à des usages généralement reçus, on doit tout à la
fois se faire banquier et comédien.

Au facteur appartient de temps immémorial le soin de nous avertir
chaque année du moment où nous allons être appelés à jouer l’un et
l’autre de ces rôles; et comme aujourd’hui vous n’en êtes pas à votre
coup d’essai, vous reconnaissez cette attention prévenante par le don
de quelques pièces de monnaie proportionné à l’étage que vous habitez
et à votre générosité. Par forme de conversation même, et quoique
dans toute l’année vous ne receviez peut-être pas dix lettres à votre
adresse, vous avez recommandé pour l’avenir le plus grand soin dans
leur remise; ce qui, soit dit entre nous, produira autant d’effet que
cette suscription, _très pressée_, par laquelle de fort honnêtes gens
croient encore de nos jours imprimer à leur correspondance une célérité
extraordinaire.

Votre facteur a promis, et, modifiant son salut suivant l’importance
de l’_étrenne_, il s’est retiré en toute hâte, car à cette époque les
instants lui sont chers. De votre côté, regrettant presque le petit
présent que vous n’avez pas osé lui refuser, et comparant d’un coup
d’œil les recettes multipliées qu’il va faire, avec les dépenses
excessives dont sa présence vous a annoncé le retour, vous vous
surprenez à dire avec un gros soupir: «C’est un bon métier que celui de
facteur!»

Le connaissez-vous, ce métier, pour en parler ainsi?--Non, sans doute;
et cependant vous ne pouvez faire un pas, à quelque heure, dans
quelque quartier que ce soit, sans rencontrer une des quatre cent six
individualités de ce corps utile, qui chaque jour parcourt nos rues en
tous sens.

Permettez-moi donc de vous apprendre ce qu’il est, et, comme le froid
pique, fermons bien les portes, jetons une bûche dans le foyer,
asseyons-nous et écoutez-moi.

Autrefois, ou plutôt avant la Restauration,--je me dispenserai, avec
votre permission, de remonter à des temps plus éloignés,--les facteurs
étaient choisis dans l’armée. Quiconque avait eu le bonheur de rentrer
en France muni des trois membres nécessaires, c’est-à-dire de deux
jambes et d’un bras, fût-ce le droit, fût-ce le gauche, était apte
à remplir ces fonctions; et en ce moment même il existe encore tel
échantillon mutilé de ces _temps de gloire et de victoire_, qui, après
avoir perdu une partie de lui-même à Leipsick, se sert habilement de
celles qui lui restent pour donner à ses confrères _tout entiers_ les
meilleurs exemples de zèle et d’activité.

Aujourd’hui ce mode de recrutement n’existe plus, et le civil seul
est appelé à remplir les vacances. Les élus sont presque tous des
jeunes gens de dix-huit à vingt ans. Ils exerçaient un état; le manque
d’ouvrage, la maladie, les ont engagés à y renoncer; mais, à moins
qu’ils ne fussent fils de facteurs,--et dans ce cas même il est à
remarquer qu’ils ne se décideront jamais à suivre la condition de leur
père qu’après avoir tâté d’une autre profession,--il leur a fallu, pour
réussir, autant de protections au moins que s’il se fût agi d’obtenir
une place de préfet ou de conseiller-maître à la cour des comptes. Des
certificats de toute nature, l’appui des cinq ou six députés de leur
département, des apostilles de ministres, voire même de princes, n’ont
été que suffisants pour faire sortir leurs noms des cartons poudreux
du personnel où ils gisaient en compagnie de quelques centaines de
demandes condamnées la plupart à une réclusion perpétuelle.

Une fois admis, le _Leveur de boîtes_, tel est son titre pendant les
premiers pas de la nouvelle carrière qu’il va parcourir, reçoit de
l’administration un double habillement complet. Chacun d’eux consiste,
comme on sait, dans un habit bleu de roi, à parements et collet rouges,
dans une double paire de pantalons, les uns de drap gris mêlé, les
autres de coutil, suivant la saison; le tout rehaussé d’un petit
collet de drap marengo pompeusement qualifié du nom de manteau et dont
l’usage ne doit pas être moindre de quatre ans et demi, aux risques et
périls de l’_homme_ qu’il est destiné à protéger contre toutes les
intempéries; ajoutez à cela un chapeau rond de cuir verni, coiffure
brûlante en été, glaciale en hiver, dont, en cas d’averse, les bords
étroits remplissent merveilleusement l’office de gouttière au détriment
de celui qui la porte, et vous aurez une juste idée de la tenue de nos
facteurs parisiens.

Tenue est le mot; car ils sont soumis à une organisation toute
militaire.

Divisés en dix-huit _brigades_ dont le service alterne de
_distribution_ en _distribution_, subdivisés par quartiers, ils doivent
une obéissance passive au facteur chef, espèce de sous-officier préposé
à la conduite de chaque brigade et qui, à ce titre, reçoit une broderie
d’or au collet, cent écus de haute paie annuelle, et l’espoir vraiment
ambitieux de passer un jour employé à quinze cents francs.

Un habit mal boutonné, des guêtres, un col différant quelque peu du
modèle d’uniforme, sont autant de sujets de punition.

Le réglement des facteurs n’a pas moins de cent vingt-deux paragraphes,
et tout en reconnaissant combien sont sages et nécessaires les
dispositions pénales qu’il renferme, appliquées aux cas, heureusement
si rares, de violation de cachet, de suppression de lettre, de
malversation, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que plusieurs
de ces articles sont d’une sévérité extraordinaire. Nous aurons bientôt
occasion d’en parler. Revenons à notre leveur de boîtes.

Attaché à l’un des neuf bureaux d’arrondissement qui, désignés chacun
par une des lettres de l’alphabet, depuis A jusqu’à I, se partagent, à
l’aide de deux cent vingt-cinq petites succursales, le soin de subvenir
aux besoins épistolaires de la capitale, il est spécialement chargé de
faire sept fois par jour, aux heures dites, la levée des boîtes situées
dans les limites de son _chef-lieu_; à son activité se recommandent
encore, dans l’intervalle des tournées, le _tri_ et le _timbre_ des
lettres, et, à tour de rôle, l’ouverture, le nettoiement et la garde du
bureau; puis, pour rémunération de ces travaux continuels, il reçoit,
après deux mois, le premier étant retenu au profit de la caisse des
pensions, 47 francs 50 centimes, modique somme destinée pendant deux ou
trois ans à être le seul salaire mensuel auquel il aura droit. A moins
d’être rentier, on ne peut se permettre un tel désintéressement.

Ce premier temps écoulé, la position du néophyte subit un immense
changement. Il était _surnuméraire facteur_, il devient _facteur
surnuméraire_. Cette seconde période est loin d’améliorer sa position,
car ses appointements demeurent les mêmes; et si d’abord il ne lui
fallait que des jambes, maintenant il est indispensable qu’il ait en
outre de la tête et de la mémoire.

Appelé sans cesse en effet à partager les fonctions du facteur en pied
qu’une indisposition ou toute autre cause éloigne de son service, il
subit les chances d’une grave responsabilité et n’a d’autre avantage,
aux termes du réglement, que l’allocation d’une indemnité journalière
de 75 centimes due par le facteur absent. L’usage, plus généreux,
veut, il est vrai, que ce chiffre soit doublé, et le remplaçant reçoit
dix sous par tournée en temps ordinaire et un franc dans les mois
d’étrennes, c’est-à-dire en décembre et janvier.

Hier à Chaillot, aujourd’hui à la Chaussée d’Antin, demain au faubourg
Saint-Antoine, le surnuméraire, s’il se mêlait d’écrire, pourrait mieux
que personne donner une description exacte des différents quartiers de
Paris, des mœurs et des usages sociaux de leurs habitants. Il les a vus
le matin, le soir, à toute heure. Il a surpris la joie du riche rompant
un cachet de deuil; il a compati à la douleur du pauvre pleurant
à la nouvelle d’une perte qui met un terme à sa misère. Confident
involontaire de bien des peines, de bien des joies, sa discrétion est
à l’épreuve. Ces lettres que, chaque jour, il manie par milliers, du
contenu desquelles dépendent peut-être la vie, l’honneur, la fortune de
vingt familles, il en est venu, à force d’habitude, à les regarder avec
une égale indifférence. Le chiffre de la taxe est la seule chose qui le
préoccupe. Tous les événements qui se partagent la destinée de l’homme,
toutes les passions qui fermentent au fond de notre cœur, se réduisent
à ses yeux aux proportions d’une inscription banale, telle que: _parti
sans laisser d’adresse_, ou _mort; héritiers inconnus_.

Et ne vous étonnez pas d’une telle insensibilité! La poste de Paris ne
manipule pas moins de cinquante-quatre mille lettres par jour, et, un
chiffre aussi élevé une fois atteint, qu’il s’agisse d’hommes ou de
feuilles de papier, tout devient marchandise. Demandez à l’histoire
quel cas Alexandre et Napoléon faisaient de leurs semblables?

D’ailleurs notre surnuméraire a déjà 6 ou 7 ans de service. Il vient de
passer en pied.

Que si jamais, dans une nuit d’hiver bien noire, par une pluie
battante, vous parcouriez nos rues à quatre heures du matin, vous
y rencontreriez incontestablement trois espèces d’êtres animés: le
voleur rentrant après avoir _travaillé_, le chien caniche sans asile
et l’employé des postes ou le facteur.--Nous ne nous occupons en ce
moment que de celui-ci--se rendant au _centre_, c’est-à-dire rue J.-J.
Rousseau. L’eau tombe à torrents; le vent redouble de furie. Que feront
nos trois compagnons de route? Le voleur entrera au premier cabaret
ouvert,--il y en a à toute heure;--le chien se mettra à l’abri; le
malheureux _postier_ seul continuera sa route, car l’instant fatal
approche, et une minute de retard suffirait pour lui mériter la
première fois cinq, la seconde fois quinze jours de suspension, en
d’autres termes, pour le priver du sixième ou de la moitié de ses
faibles appointements.

Il arrive enfin à l’administration, essoufflé, trempé; mais au lieu de
prendre quelques moments d’un repos nécessaire, au lieu de réchauffer
ses membres transpercés, il n’a que le temps de répondre à l’appel, et
se rangeant à l’alignement de sa brigade, qu’il reconnaît au numéro
brodé sur le collet des camarades qui la composent, il entre, au pas
ordinaire, sous la conduite du chef facteur, dans la salle destinée aux
travaux préparatoires à la distribution.

Suivons-le dans ce sanctuaire interdit aux profanes et assez vaste pour
renfermer tout à la fois une _tribune_ élevée, du haut de laquelle
préside le chef du service de Paris; un bureau destiné aux commis
chargés du _contrôle des produits_, et neuf tables dont la dimension
permet à seize hommes de prendre rang à l’entour de chacune.--Les
absents ont été pointés, remplacés.--On s’est assis.--Silence général
et attention!--Au coup de sonnette qui répond au dessus de leur table,
les chefs facteurs se rendent au bureau pour y reconnaître le compte
de la taxe des lettres destinées à leur arrondissement.--Apportées
par quinze malles qui, parties des diverses extrémités de la France,
arrivent toujours à Paris de trois à cinq heures,--à moins qu’elles
ne soient du nouveau modèle,--ces lettres ont été, ce matin même,
par les soins des employés de la division du départ et de l’arrivée,
extraites des 3,700 dépêches qui les renfermaient. Constater leur
montant, reconnaître les _chargements_, les _lettres recommandées_,
celles _affranchies_ et en _passe_, les journaux ou imprimés de toute
nature qui les accompagnaient, les diviser à l’aide de grands casiers
dont chaque compartiment représente un arrondissement, établir autant
de décomptes séparés, former de nouveaux paquets immédiatement apportés
au contrôle des produits, tout cela a été l’affaire de trois quarts
d’heure, d’une heure au plus.

Le chef facteur a terminé sa vérification. Le voilà responsable des
lettres qu’il a _prises_ en _charge_ et qu’à l’instant il jette au
milieu de sa table. Commence alors un travail vraiment extraordinaire.
Toutes les mains se mettent en mouvement, les lettres volent d’un
homme à l’autre, se croisent, s’entre-choquent avec une rapidité
inexprimable. On cherche encore à deviner comment chacun peut se
reconnaître dans cette mêlée générale, et déjà le _tri par quartier_
est terminé.

C’est alors que le facteur doit être tout œil, tout chiffre. Devenu
comptable à son tour des lettres amassées devant lui et qu’il dispose
suivant son itinéraire, il ne peut, sans s’exposer à une nouvelle
suspension, toujours de cinq à quinze jours, faire une erreur, fût-elle
même de 50 centimes, dans le total qu’il annonce, et dont le montant,
combiné avec les additions réunies de ses collègues, doit représenter
la somme primitivement reconnue par son chef de brigade.

Le premier travail de la journée est terminé. Le facteur a fidèlement
exécuté les diverses manœuvres qui lui sont imposées. Tantôt, à
l’appel des adresses incomplètes, il a, comme l’écolier en classe,
silencieusement porté la main droite au dessus de sa tête, pour
annoncer que la lettre était distribuable dans son quartier; tantôt
il s’est levé _de sa personne_, et prenant la position du soldat sans
armes, a fait face de la manière la plus immobile à la tribune du
moniteur... je veux dire du chef du service de Paris. Un nouveau coup
de sonnette, signal du départ, a répondu à ce dernier exercice.

Chaque brigade se retire en bon ordre pour rejoindre son omnibus, qui
l’attend dans la cour du Méridien. Vingt fois déjà vous avez rencontré
ces longues voitures, à la couleur brune, aux panneaux décorés, je ne
sais trop pourquoi, des armes d’Angleterre, aux rideaux de coutil,
ce qui ne laisse pas que d’être très sain pour des gens mouillés
d’abord jusqu’aux os, et exposés ensuite, pendant une heure ou deux,
à la chaleur combinée du gaz et d’un foyer ardent. Peut-être même
vous êtes-vous demandé comment dans une ville comme la nôtre, où déjà
tant de véhicules embarrassent les rues et compromettent la vie des
passants, le moyen évidemment adopté pour donner plus de célérité à la
distribution des lettres était précisément celui qui, à la première
vue, semblait le plus propre à la retarder en augmentant ces mêmes
embarras et accroissant les dangers des piétons!--Question vraiment
fort raisonnable, mais à laquelle, pour mon compte, je ne saurais
répondre, puisque, depuis cette innovation, les sept distributions de
lettres qui existaient dans Paris ont été réduites à six, le tout à
l’avantage du public, qui, grâce à l’apposition d’un nouveau timbre
constatant l’heure de la levée, a du moins en recevant ses lettres
le lendemain, l’intime satisfaction de savoir qu’elles auraient
facilement pu lui être remises la veille.

Quoi qu’il en soit, notre facteur, portant, en sa qualité de nouveau,
le n° 16 gravé sur l’écusson qui brille à la gauche de sa poitrine,
est descendu le dernier de sa voiture. Malheur à lui s’il a oublié
d’en relever le marche-pied! _trois jours de suspension_ suffiront à
peine à l’expiation d’une faute aussi préjudiciable aux intérêts de
l’État.--Tout ceci vous paraît bien sévère, bien minutieux; mais c’est
le revers de la médaille. Regardez le beau côté.

Notre homme est enfin facteur en titre. Il a ses 800 francs
d’appointements, à la retenue près. Le voilà avec une boîte, un
quartier, pouvant dire avec une certaine suffisance: Mes pratiques, mes
portières....

La portière joue un grand rôle dans l’existence du facteur. Elle est
à son égard ce que, suivant les naturalistes, sont au corps humain
ces insectes agiles dont la morsure active la circulation du sang et
réveille les natures endormies. Aussi portières et facteurs sont-ils
en hostilités perpétuelles, et si jamais le paradis tardait à s’ouvrir
devant un de ces derniers, c’est qu’à coup sûr on aurait omis, en
pesant ses mérites, de mettre dans la balance les actes innombrables
de patience et de longanimité pratiqués, sa vie durant, à l’égard des
_dames du cordon_.

Suivons le nouvel élu dans sa première tournée. Qu’il fasse la rue en
_tricotant_, c’est-à-dire en allant successivement des numéros pairs
aux numéros impairs, ou qu’il la desserve en _impasse_, ce qui s’entend
d’une distribution commencée par un côté et terminée par l’autre, il ne
peut tarder à trouver un obstacle. A sept heures du matin, en hiver,
peu de gens sont levés et beaucoup de portes sont fermées.

Il saisit un marteau et frappe un premier coup;--rien.--Même manége une
deuxième, une troisième fois;--silence complet.--Impatienté d’attendre,
car ses minutes sont comptées, il fait vibrer le fer avec violence.--Le
cordon est tiré. «Que diantre! madame Bertrand, ouvrez donc plus
vite.--Vous v’là bien gâté, répond la portière en se levant à moitié
de son lit; comme si j’avais besoin de vot’ visite si matin!--Trois
lettres, 36 sous.--Je m’endormais à peine; le locataire du second
qu’est rentré qu’à cinq heures; si ce n’était le moment des étrennes,
je l’aurais joliment laissé dehors.--Vite, mon argent!» Mais déjà
madame Bertrand s’est retournée du côté de la ruelle et a recommencé
à dormir. Pour rattraper le temps perdu, le facteur dépose les trois
missives sur la commode:--les prenne qui voudra!--et sort à la hâte,
après avoir marqué le _crédit_ sur son _carnet_. Trop heureux bourgeois
de Paris, quel avantage immense ne retirez-vous pas de la première
distribution!

La seconde maison est ouverte. «Une lettre, 4 francs 10 sous.--J’ai pas
d’monnaie.--J’vous changerai.--Pus souvent que j’entamerai une pièce
pour ça, j’vous paierai tantôt.--C’est ennuyeux, madame Poquet, vous me
dites tous les jours la même chose.--A-vous pas peur que j’déménage?...
Vous n’êtes pas si aimable que vot’ camarade.» Le facteur hausse les
épaules, et, de peur d’un nouveau retard, _se sauve_ en inscrivant les
4 francs 10 sous dus par madame Poquet, heureux si, dans les autres
tournées, une nouvelle lettre le ramène pour relever ce crédit.

Cinquante accidents semblables l’attendent dans cette première course.
La portière du n° 8 refuse une lettre à l’adresse de mademoiselle
Adèle, qui lui en doit déjà trois de _la même écriture_, et si elle
se décide enfin à la prendre, c’est à la seule condition de n’en payer
le port qu’après l’avoir reçu elle-même de sa locataire. Sa collègue
du n° 13, mécontente d’être réveillée en sursaut au moment où elle
rêvait d’un chat blanc, ce qui annonce incontestablement les succès au
théâtre de sa fille Paméla, ferme impitoyablement son carreau au nez du
malencontreux visiteur.--Ici on veut le forcer à reprendre une lettre
décachetée; là on profite d’un instant de distraction pour ne pas lui
rendre son compte, ou pour lui _couler_ une pièce fausse.

Il est neuf heures et demie.--La deuxième tournée commence.--Après
avoir retrouvé les lettres de la première distribution sur la commode
de madame Bertrand sérieusement occupée en ce moment à épeler, de
concert avec la laitière, le journal du premier, le second facteur
du quartier arrive à la loge de madame Poquet: «T’nez v’là la lettre
que vot’ camarade a apportée z’à ce matin; j’ly disais bien qu’elle
n’serait pas reçue sans être affranchie: 4 francs 10 sous,...
rendez-moi mon surplus.--Ça ne me regarde pas, vous savez bien que ce
n’est pas moi qui vous l’ai remise.--Eh bien, v’là qu’est gentil; j’vas
en être pour mon pauvre argent.--Vous avez donc eu de la monnaie ce
matin par extraordinaire?--Qu’est-ce que ça vous fait, malhonnête?...
Vous n’êtes pas si aimable que vot’ camarade!...--Il paraît que madame
Poquet tient essentiellement à cette phrase.--C’est bon, c’est bon,
donnez-moi mon compte.» La portière se répand en invectives; le facteur
tient bon. Enfin elle se décide à payer, mais non sans avoir lancé à la
face de son interlocuteur cette brillante péroraison: «Vous êtes tous
un tas d’brigands dans c’te scélérate d’administration!»

L’heure s’avance, les difficultés s’aplanissent et la tournée
s’achèvera paisiblement, à moins qu’une maison sans portier ne vienne
de nouveau en retarder le cours. Là, le facteur, après avoir frappé
cinq coups, signe indicateur de l’étage occupé par le _destinataire_,
se retire jusqu’au mur opposé et appelle de toute la force de ses
poumons: «Madame Pauvrelet, 5 sous!» Le bruit des voitures couvre
sa voix. Il refrappe, il recrie... Enfin la fenêtre du quatrième
s’entr’ouvre: «5 sous!» Bientôt une figure humaine paraît à la porte
de l’allée, le facteur s’avance: «Madame Pauvrelet, 5 sous.--Mais je
ne m’appelle pas ainsi; je suis mademoiselle Amanda de Saint-Trillet,
ex-choriste au grand Opéra.--Eh bien, madame Amanda, ayez la
complaisance de remettre cette lettre à votre voisine.--Pus souvent!
une langue de vipère, qu’est toujours sur le carré à voir ce qui entre
et ce qui sort; avec ça qu’elle a des enfants en servage, qu’elle les
laisse manquer de tout, pauvres agneaux!... que c’est une infection
dans le colidor!»

Habitué à ces sortes de colloques, le facteur a retraversé la rue dès
les premiers mots, et, après avoir frappé et appelé de nouveau, il
s’éloigne en écrivant sur le dos de la lettre: _absente_.

A la quatrième tournée, cette même lettre sera représentée. Cette fois
madame Pauvrelet a entendu, elle descend, et, après avoir lu «Tiens,
j’n’ai pas ma bourse! mon petit, je vous paierai ça demain.--Ça peut
s’oublier.--Si vous avez peur de le perdre, venez le chercher, votre
port.» Et le facteur se résigne à monter cinq étages. L’escalier devint
de plus en plus clair. Madame Pauvrelet s’aperçoit que le billet est
daté de la veille: «Pourquoi donc que vous me l’apportez si tard, c’te
lettre d’hier?--Vous étiez sortie ce matin.--J’ai pas bougé.--Demandez
à madame Saint-Trillet.--Belle linotte, ma foi, pour se mêler de mes
affaires;... qu’elle m’empêche de dormir toutes les nuits avec ses
chansons... que ça vous reçoit une société qui n’est ni d’Ève ni
d’Adam... Quarante-cinq ans, mon cher, et ça dit que c’est pour faire
des répétitions de chœurs!--Dépêchons, s’il vous plaît.--Eh bien, les
voilà vos 5 sous, mal obligeant, et venez me demander des étrennes!»

Le facteur n’ira pas, car il se respecte et ne _fait_ pas la
_mansarde_; mais plaignez-le si madame Pauvrelet a quelques relations,
tant éloignées soient-elles, avec un chef de l’administration des
postes; il y aura rapport et punition pour le pauvre subalterne.

Telles sont les tribulations auxquelles le facteur est continuellement
exposé, et qu’a-t-il pour l’indemniser de tant de fatigues, de tant
de dégoûts, pour le récompenser de sa probité à toute épreuve?--un
avancement qui, après vingt-cinq années de service, élèvera son
traitement à 1,200 fr., un médecin et des drogues gratis en cas de
maladie; une pension de 600 fr. quand il ne pourra plus marcher;--puis,
s’il est bien protégé, l’espoir d’être sur ses vieux jours attaché
au service d’un ministère, ou nommé _facteur de la cour_, ce qui lui
donnera le droit de porter tricorne et habit galonné, et l’exposera,
grâce à son portefeuille, à recevoir les hommages militaires du
conscrit en faction.

--Mais les étrennes?

Elles varient de 6 à 1200 fr. par quartier; c’est pour chaque facteur
un supplément de revenu de 5 à 600 fr. sur lequel il prélève le
_chapeau_, gratification qu’à son tour il compte au surnuméraire, son
remplaçant au moment de la _récolte_.

Dites, à présent, si vous regrettez encore les modestes étrennes que
vous donnez chaque année à votre facteur!

  J. HILPERT.

[Cul-de-lampe]



[Illustration: L’AVOCAT]

[Tête de page]

L’AVOCAT.

  Omnis jurista, aut nequista, aut ignorista.

    MARTIN LUTHER.

  Nutricula causidicorum Gallia.

    JUVÉNAL.


LES anciens méprisaient souverainement la profession d’avocat.

Un jeune historien de mes amis (si docte que jamais il n’a pu se
résoudre à subir sa thèse de licencié en droit) résume ainsi dans
quelques lignes les témoignages de leur opinion à cet égard:

«Cicéron, dit-il, appelle les avocats _chiens enragés_, _crieurs
d’actions_, _chantres de formules_, _oiseleurs de syllabes_....»

Ceci, je l’avoue, m’étonne de la part de Cicéron.

«... Sénèque, après avoir sans aucun doute perdu quelque ruineux
procès, les traite de _chiens affamés_; Salluste, d’_aboyeurs_;
Aulugelle, de _têtes viles_, _pécores du Forum_, _vautours en robes_.
Pétrone nous montre un homme qui ne sait s’il fera de son fils un
crieur public, un avocat ou un barbier, etc., etc., etc.»

Luther (voyez l’épigraphe placée en tête de ce chapitre), Luther
partagea l’opinion des anciens.

Et aussi les parlements du moyen âge: témoin ces mémorables paroles de
je ne sais quel président au Patru de son époque: «Maître ***, vous en
avez assez dict pour gaigner vostre aveine.»

Et Napoléon encore, dont la pensée secrète fut naïvement traduite par
Augereau lorsque ce dernier, galopant, au 18 brumaire, sur la route de
Saint-Cloud, criait en brandissant son grand sabre: «Jetons les avocats
à la rivière.»

Il est vrai de dire, par compensation, que mon tailleur professe la
plus haute estime pour tout personnage appartenant au barreau, de
près ou de loin. Il se complaît, tant il aime l’avocat, aux pénibles
fonctions de juré; il révère la robe noire, il salue le dossier et la
cravate blanche qui passent réunis devant son magasin; il adore jusque
dans l’huissier le reflet du jurisconsulte.

L’époque actuelle semble vouloir donner tort à Napoléon, aux
parlements, à Luther et aux anciens philosophes. On peut le
redouter, du moins, en voyant le crédit toujours croissant que nous
laissons gagner à la gent porte-loge. C’est chez nous maintenant un
envahissement complet des choses par les mots, et comme une nuée de
phrases qui s’abat sur la riche moisson des faits contemporains. Sevrés
de ces bruits de guerre que nous aimions tant,--le bruit des clairons
et des fanfares vibrantes,--nous voici épris d’un autre bruit, celui
que jette au tympan calleux du juge l’organe enroué d’un enfant de
la Basoche. Musique pour musique, préjugé pour préjugé, j’aimerais
encore mieux l’ancienne prévention et l’ancienne harmonie. Le progrès
dilettante et le progrès intellectuel me semblent aussi peu démontrés
l’un que l’autre par cette succession d’enthousiasmes.

J’ai vu cependant un grand nombre d’honnêtes gens applaudir à ce
symptôme. Ils y voient, symboliquement parlant, le triomphe de
l’intelligence sur la Matière, l’Idée dominant la Force, le Droit
vainqueur du Fait. Prendre l’avocat pour le représentant du Droit, de
l’Idée et de l’Intelligence, quelle harmonie! Autant croire aux progrès
de l’humanité, à la pondération des trois pouvoirs, à la haute raison
du peuple; autant croire aux affirmations de l’avocat lui-même.

L’avocat ne représente, au vrai, que la Résistance légale; c’est-à-dire
un simulacre d’opposition minutieuse, étroite, étourdissante et
chimérique, dont la cravache de Louis XIV, les hallebardiers de
Cromwell et les baïonnettes de Napoléon suffisent à démontrer le
néant; sons impuissants, vapeur vaine, mauvais nuage d’opéra-comique,
dans lequel l’avocat s’est envolé vers les hauts lieux, grâce aux
escarmouches judiciaires de la Restauration.

Sa grande popularité date de cette époque. L’avocat fut pour les
doctrines du libéralisme un digne interprète, pour les jésuites un
intrépide ennemi; car enfin,--pourquoi lui refuser une justice due
à son courage, jusque là peu en évidence?--dans cette lutte engagée
contre un pouvoir désarmé, contre un ordre proscrit, l’avocat risqua
bravement, sans sourciller, d’être excommunié par le pape. Ce fut
là pour lui une glorieuse époque: la restauration du barreau bien
plus que de la monarchie. J’en appelle au souvenir de ces mémorables
plaidoyers dont les cent mille exemplaires allaient chercher dans tous
les coins de la France les souscripteurs du Voltaire-Touquet, les
acheteurs de Tabatières-Chartes, les abonnés de la _Minerve française_
ou du _Nain jaune_, brûlants manifestes que la presse choyait avec
un amour vraiment maternel; improvisations foudroyantes qu’on eût
pu lire, trois mois à l’avance, dans tous les écrits polémiques du
temps. Aujourd’hui l’avocat et le journaliste ne s’aiment guère; mais
alors ils combattaient ensemble, et Dieu seul pourrait dire tout ce
que le dernier fit pour son frères d’armes; quelle part il eut à la
confection de ses discours, et quelle part à leur renommée. Depuis, le
journaliste, dans ses plus mauvais accès de rancune, n’a jamais réclamé
que cette dernière moitié de sa besogne. Il est, en vérité, de bien
perfides abnégations.

L’avocat se vengea comme il le devait des bons offices du journaliste.
Lorsque, du feu de juillet, les marrons furent retirés par le Raton
que vous savez, et convenablement refroidis, Bertrand se dédoubla
pour se les disputer à lui-même. Dans cette scission de la Résistance
écrite et de la Résistance parlée, dans ce combat du lendemain entre
les alliés de la veille, la plume fut vaincue par la parole, la main
droite de Bertrand par sa main gauche. La parole avait retenti, s’était
pavanée au grand jour, criant ses noms et prénoms à tous venants. La
plume était restée ce qu’elle est encore: anonyme, dédaigneuse de
l’effet qu’elle produit, enfouie, ténébreuse, préparant chaque nuit
l’ovation du jour qui va suivre, et ne la décernant jamais à ses
adeptes. On lui jeta quelques préfectures. La tribune, l’influence,
le pouvoir, demeurèrent à l’opposition de police correctionnelle et
de cour d’assises, à l’opposition déclamée, aux _verum enim vero_ des
poitrines robustes, aux poings meurtris sur la barre sonore. Après un
résultat acoustique aussi remarquable et qui donne si bien la mesure de
l’intelligence nationale, contestez donc l’ampleur de ses oreilles au
_peuple le plus spiri...._ Vous savez.

Cet accroissement subit de valeur et d’importance a profondément
modifié l’existence de l’avocat, et vous chercheriez vainement au
Palais un de ces hommes d’autrefois, un Loysel, un Claude Érard, un
Cochin, esclave d’un travail solennel comme l’étaient ces illustres
devanciers, comme eux vivant modestement d’une cause par mois, et
léguant au respect sur parole d’une insouciante postérité le recueil
complet des plaidoyers écrits par lui. Tout cela est changé, détruit,
anéanti sans retour: le patronage aristocratique, qui régularisait
l’aisance de l’ancien avocat, et en même temps limitait sa carrière,
ce patronage n’existe plus; les grandes causes se sont morcelées en
_procillons_, comme les grands domaines en petites propriétés. Force
est donc à nos Hortensius modernes de se rattraper sur le nombre. Aucun
d’eux, d’ailleurs, ne prétend mourir dans sa robe noire, et chacun
fouillant les plis de cette robe y cherche un portefeuille de ministre.
Tant d’exemples fameux leur montrent, franchie en quelques années, la
très courte distance qui sépare le Palais-de-Justice d’un ministère
quelconque, en passant par le Palais-Bourbon!

A ce séduisant voyage il n’est qu’un obstacle, le manque de fortune.
Il faut donc, adversaire décidé de la loi Cincia[1], faire rendre le
plus possible à son talent, mettre ses labeurs et sa renommée en coupes
extraordinaires, afin de réaliser à temps cette richesse qui n’est plus
le but, mais un des moyens de l’ambition.

  [1] Qui défendait aux avocats de se faire payer. Voyez les
  _Annales_ de Tacite, livre XI.

Pour savoir à quel prix on l’acquiert, suivons quelques instants Mᵉ
Ovide Robinet, l’un des principaux tenants du champ clos judiciaire.
Futur bâtonnier, futur député, futur ministre, désigné d’avance
à toutes les faveurs de l’avenir, il est jeune, actif, tenace,
infatigable, et ses poumons d’airain s’accommodent à merveille d’un
régime que Lablache ne supporterait pas huit jours. Aussi, bon an, mal
an, le cher homme prélève-t-il sur la folie, l’entêtement et l’avidité
de ses concitoyens, un petit revenu net d’environ 100,000 francs.

En revanche, à sept heures, chaque matin, il est debout, ses dossiers
rangés devant lui, et sa tête fermente déjà sous l’influence des
luttes prévues. A neuf, il est au Palais, courant de chambre en
chambre, de la cour royale au tribunal civil, de là aux assises, des
assises à la police correctionnelle, et souvent enfin au tribunal
consulaire de la Bourse, les jours de grand rôle. Aucune cause ne le
rebute, aucune juridiction n’est indigne de lui. Que les intérêts d’une
riche industrie viennent à l’exiger, et demain Robinet plaidera devant
le juge de paix. Vous le faut-il en province? chiffrez et payez ses
heures, il est à vos ordres. Mais restons à Paris.

Trois heures sonnent, il quitte le Palais. Si par hasard notre homme
est libre, si aucune des nombreuses administrations qui l’ont pour
conseil ne réclame ses services, il rentre chez lui en nage, épuisé,
la voix éteinte. Dans son salon (spectacle consolant) Robinet voit
rassemblés dix, douze, quinze, vingt clients qui ont pris leur rang
comme à la porte d’un spectacle, et qui l’attendent depuis deux heures.
Tour à tour ils sont admis dans son cabinet, et là, sous peine de
les renvoyer mécontents, il doit non-seulement connaître à fond les
affaires dont ils viennent l’entretenir,--ceci ne serait rien,--mais
encore souffrir qu’ils les lui apprennent;--et voilà un cruel supplice!

Enfin l’heure du dîner chasse les clients; l’heure de _leur_ dîner,
entendons-nous. Robinet se hâte alors d’avaler le sien, puis, s’il
n’a pas quelque occupation _extraordinaire_, un arbitrage, un
rendez-vous, une consultation, il s’enferme pour préparer la besogne du
lendemain. Le dimanche est réservé aux conférences trop longues et trop
importantes pour trouver place dans les jours occupés.

Voilà sans exagération la vie de Robinet,--j’entends sa vie
d’avocat,--pendant dix mois de l’année. Sachez bien pourtant qu’en
dépit de ses exigences exclusives, mille préoccupations étrangères se
le disputent encore.

Ainsi, Robinet prétend aux succès de l’écrivain. Dieu vous garde de
lire dans les recueils de jurisprudence les articles signés de lui et
dont il n’a pas même revu la rédaction, confiée à quelque apprenti
jurisconsulte!

Robinet touche à la politique par ses menées électorales et par ses
fonctions de capitaine-rapporteur dans la garde civique. Il emploie de
bonne heure sa double influence à se préparer un avenir d’éligible.

Robinet, le soir, dépouille parfois sa larve et devient, autant que
possible, homme du monde. Méfiez-vous dans un salon de sa conversation
écoutée, pédante, à la fois longue et sèche, sans abandon et sans
charme. Il est vrai que la bouillotte, adorée de l’avocat, vous
soustraira bientôt aux flots abondants de ses monotones amplifications.

Robinet ne veut point qu’on le croie étranger aux lettres, et cherche
volontiers l’occasion de faire acte d’universalité en tirant d’un
méchant feuilleton une plaidoirie à grand effet. Le succès lui manque
rarement lorsque son impitoyable critique flatte l’aversion instinctive
qu’inspire aux magistrats tout homme qui fait œuvre de génie, voire
même œuvre d’esprit.

Joueur excellent, habile à exploiter le régime politique, médiocre dans
la causerie, écrivain de pacotille et littérateur pitoyable, Robinet
contribuera-t-il à augmenter ou à débrouiller cette masse informe de
connaissances hétérogènes qu’on est convenu d’appeler la _science_ du
droit? Non, vraiment; il n’a ni l’isolement, ni le repos nécessaires
pour acquérir une profonde érudition théorique, ni surtout le goût
et le désir de savoir autre chose que ce dont, au fur et à mesure
de ses nécessités quotidiennes, il peut faire immédiatement emploi.
Aussi a-t-il le plus profond mépris pour l’École et ses subtilités de
doctrine; trouvant ce double avantage à se parer de son ignorance, que
les vrais savants la lui contestent par politesse, les bonnes gens par
ingénuité. C’est ainsi que, de ses nombreuses prétentions, la mieux
justifiée se trouve, fort heureusement pour lui, la moins admise.

Par compensation, Ovide n’est pas éloquent: il a même en aversion
l’éloquence proprement dite; et il a raison. Ajoutée à ses autres
fatigues, l’inspiration de l’orateur le mettrait en huit jours
au cercueil. L’orateur, en effet, n’aborde la parole qu’avec un
tremblement intime, car il sait qu’il va terriblement souffrir: qu’un
tourment semblable à celui de l’antique pythonisse va crisper ses nerfs
et faire bouillonner dans ses artères un sang enflammé, qu’une lutte
acharnée entre la Pensée et le Verbe va se livrer dans sa poitrine
grosse d’orages. Robinet n’a rien à redouter de tout cela. Ses armes
ordinaires sont moins périlleuses à manier. Il se borne à revêtir d’une
expression nette et concise le tissu pressé d’une logique impénétrable.
Sa phrase est incorrecte mais sobre, inégale mais limpide. Il choisit
avec une rare adresse le terrain sur lequel il veut placer la question.
Il le sème de piéges habilement masqués: à force d’imperceptibles
déviations, il en évite toutes les cavités, tous les plis. Puis il
ne s’anime jamais que dans une juste mesure. L’indignation lui vient
à propos, et entre deux pauses également ménagées. Cette colère qui
l’agite, il en avait besoin pour assurer sur ses jambes quelque
dilemme boiteux. Il s’attendrit..... vous pouvez hardiment jurer qu’il
voit sa cause perdue en droit. Dans les rares occasions où il exhume
ainsi les anciennes ressources de la comédie oratoire, ne vous prenez
pas, de grâce, aux chevrotements de cette voix émue, à ces lèvres
qui tremblent, à ces accents si profonds: ne donnez pas dans tout ce
désordre dont chaque effet est calculé d’avance. Dût-il pleurer, dût-il
s’évanouir, gardez à d’autres qu’à Robinet l’aumône de votre compassion
et les sympathies de votre sensibilité crédule. La buvette guérit
chaque jour une demi-douzaine de pamoisons semblables; et quant aux
larmes, elles sèchent plus vite sur la joue de l’avocat que sur celles
d’une jeune veuve, ou dans le mouchoir d’un héritier collatéral.

Tel est aujourd’hui Mᵉ Robinet; _l’honorable_ Robinet sera demain un
tout autre personnage.

Devenu législateur, notre homme, s’il n’abandonne pas entièrement le
Palais, y paraît du moins à de beaucoup plus rares intervalles. Il
donne, on le voit, à sa parole un prix plus haut, et ne la prodigue
plus aux difficultés procédurières de la saisie, aux contestations
assises sur l’étroit chaperon d’un mur mitoyen. Des intérêts majeurs,
un scandale extraordinaire ou un procès de presse l’arrachent seuls à
la majesté de son repos: dans le premier cas, soigneux de sa fortune;
dans le second, de sa renommée; dans le troisième, de sa position
politique.

Cette position est superbe; soit qu’il se drape d’abord dans la toge
sombre du tribun incorruptible; soit qu’il endosse sans _conversion_
préalable le frac doré du courtisan; soit qu’il revête alternativement
ces deux costumes ou même les unisse en quelque amalgame imprévu. Sa
domination ne tient pas tant à la couleur ou à la solidité de ses
opinions, qu’à cette merveilleuse faculté dont la nature et l’habitude
l’ont doué, de développer en périodes suffisamment allongées et
décentes un raisonnement bon ou mauvais.

On n’a pas encore apprécié convenablement le pouvoir que cette faculté,
toute de forme et qui n’est l’indice d’aucune supériorité réelle,
confère à l’heureux improvisateur. Le diplomate le plus consommé,
l’homme d’affaire le plus retors, le militaire le plus expérimenté,
l’industriel aux conceptions les plus vastes, sont écrasés net, s’ils
ne la possèdent point, par le premier Démosthène gascon que le coche
de Toulouse ou de Bordeaux vomit sur la tribune. Ce nouveau-venu le
front haut, sans pudeur ni vergogne,--esprit d’autant plus apte à
recevoir qu’il est plus parfaitement vide,--soutire bientôt aux uns et
aux autres le plus clair de leurs pensées et de leur savoir acquis;
supérieur à chacun par l’éclat qu’il vole à tous; riche du savoir et
des convictions qui lui manquent; universel en vertu de sa nullité
encyclopédique. D’elle en effet lui vient son infatigable souplesse;
et, grâce à cette dernière, toujours apte à subir sans résistance les
idées d’autrui, l’avocat peut produire ensuite, comme lui appartenant,
celles qu’il a seulement serties dans le ductile métal de sa parole
complaisante:--franchement, lorsqu’il revendique ainsi une paternité
impossible, cet eunuque de l’intelligence devrait-il aussi souvent être
pris au sérieux?

Il l’est néanmoins, et la loi se fait d’ordinaire sous l’influence de
ces hommes chez qui toute droiture de sens, toute sûreté de dialectique
est détruite par la discussion mesquine du prétoire et par l’habitude
de ses ergotages déloyaux. Elle se fait au hasard de la parole, et
tel bill désastreux, dont les effets pèseront vingt ans encore sur la
patrie, n’a d’autre origine qu’une rivalité de barreau transportée à
la tribune nationale. C’est donc une lacune à combler dans plus d’un
_Exposé de Motifs_, que d’y ajouter, comme à un arrêt de cour royale,
le nom des avocats plaidants; on saurait du moins, ce point éclairci, à
quoi s’en tenir sur le mérite de la décision parlementaire.

Cette première inconséquence des mœurs modernes conduit à une autre non
moins grave, non moins bouffonne, voulais-je dire. Après avoir laissé
l’avocat s’ériger en législateur, on lui a livré sa part du pouvoir
exécutif. Comme vont les choses, une ordonnance royale peut, d’ici
à quelques années, transformer notre héros en secrétaire d’état. O
Sully, Richelieu, Mazarin, Colbert, Louvois, Lyonne, saluez alors votre
successeur Robinet! Demandez-lui compte de son éducation diplomatique
commencée à l’âge où l’on n’apprend plus; qu’il vous dise où il a pu
s’instruire dans l’art de la stratégie par protocoles, devenue science
entre vos mains. Votre naissance ou du moins les hasards de votre vie
vous avaient formés pour le rôle que vous avez rempli. Une ambition
vulgaire, des considérations d’un ordre inférieur ne vous l’avaient pas
fait briguer tout-à-coup. Aussi, préparés de longue main, versés dans
les traditions d’une autorité régulière, vous connaissiez les habiles
nuances d’une promesse indirecte, les menaces équivoques d’un froid
silence; vous saviez comment on s’oublie en épanchements utiles, et
comment on profite d’une réserve indiscrète; toutes les réticences,
en un mot, et tous les mystères des hautes transactions confiées à
vos soins. L’histoire vous avait livré ses trésors. L’étiquette,
profondément étudiée, vous prêtait ses ressources immenses cachées sous
quelques formes puériles. Complément de la science du droit des gens,
symbole des rapports inter-nationaux, en vous donnant mille excellents
moyens d’apprécier le tact et la valeur des hommes, elle facilitait
les négociations délicates dont vous étiez chargés. Combien dignement
vous voilà remplacés par ce parvenu bavard qui canonise Louis XII aux
dépens de Louis IX, présente sans façons le calembour aux réceptions
royales, et sollicite en vain, dans un excès de familiarité maladroite,
le tutoiement d’un grand d’Espagne ou la poignée de main qu’un lord
sourcilleux garde à ses pairs.

Sous le portefeuille que je lui ai ainsi accordé par anticipation,
Robinet doit à coup sûr fléchir et succomber. Un an, six mois, trois
jours peut-être suffiront pour user jusqu’à la corde de son parlage
chargé d’oripeaux, et pour mettre à nu l’ambitieuse pauvreté de cette
organisation toute d’apparat. La haute magistrature presse alors ses
rangs et donne dans ses caveaux funèbres un suprême asile à cette momie
du pouvoir. Miséricordieux pour son dernier sommeil, n’invoquons pas
la loi du talion contre Robinet, maintenant réduit à écouter. Que la
plaidoirie des autres lui soit légère!

On peut, eu égard aux dimensions du cadre qui m’est accordé, se
plaindre que j’aie donné trop de place à une figure isolée, et
pris comme type d’une profession l’existence la plus en dehors de
ses conditions ordinaires. J’ai eu pour cela mes raisons; elles
paraîtraient sans réplique à Robinet s’il était chargé de les faire
valoir, mais ma bonne foi ne me permet pas de les invoquer ici.

L’_avocat industriel_, auquel le prêt de quelques milliers de francs
inféode un avoué pressé de payer son étude, aurait dû passer sous mes
crayons. Occupé moyennant finance, cet homme arrache à la confiance
forcée des clients l’intérêt au denier cinq des capitaux employés dans
cette opération purement commerciale. Ne doit-il pas se moquer _in
petto_ des usuriers pour lesquels il lui arrive de plaider, usurier
lui-même, et cent fois plus habile?

L’_avocat spécial_ a composé des commentaires en vingt volumes sur le
titre III du Code civil. Ce titre compte dix articles. L’avocat spécial
tire du peu qu’il sait trop le droit d’ignorer parfaitement tout le
reste. A quarante ans, il est décoré.

L’_avocat officiel_ l’est beaucoup plus tôt. Député tout d’abord
incommode et hargneux, il vote aujourd’hui le budget avec une activité
silencieuse, plaide en bloc les procès d’une administration publique,
perd ses causes au Palais, et gagne à la chambre les honoraires
politiques qui lui arrivent sous forme de traitement.

L’_avocat républicain_ fraternise avec tous ses clients, qui le
tutoient et qu’il ne peut discipliner. On le rétribue d’ordinaire en
accolades furibondes, en _réclames_ de journaux. Expliquez maintenant
les récriminations ingrates de quelques galériens politiques. Ils
prétendent, sous le bâton des argousins, qu’il en coûte cher d’avoir
pour défenseur ce citoyen magnanime.

L’_avocat légitimiste_ est rubicond et gouailleur, galant et spirituel
_quand même_. Il plaide peu, et du bout des doigts, défend les
gazettes pures et les complots bien nés à coups de petites épigrammes
charmantes; il fait rire aux larmes les bons jurés, et reçoit
d’eux, en échange des douces heures qu’ils lui doivent, un verdict
infailliblement conçu en ces termes: OUI, _l’accusé est coupable_.

Il faut bien que tout le monde s’amuse, et le ministère public à son
tour.

L’_avocat sténographe_, serf laborieux d’un journal judiciaire,
déjeune de quelque petit scandale, dîne d’un gros meurtre, et, par un
cumul harmonieux d’industries respectées, soupe (quand il soupe) de
vaudevilles ou de mimodrames. Il nage en perfection; les bals masqués
n’ont pas de plus impétueux galopeur; et les bayadères du Mont-Parnasse
ou de l’allée des Veuves, qu’une pantomime extra-légale a brouillées
avec les sergents de ville, trouvent en lui un protecteur zélé.

Que si nos griffes avaient pénétré plus avant, elles eussent rencontré
l’_avocat local_, dont la renommée sans ailes remplit la maison
qu’il habite, mais n’en dépasse jamais le seuil. Lorsqu’il a soulevé
les passions chicanières de ce monde étroit, bouleversé la loge du
portier, mis le premier étage en révolte contre son bail, le second
en hostilité avec le troisième, et porté jusque dans la mansarde où
perche la grisette je ne sais quelle fureur d’_exploits_ non amoureux,
l’avocat local déménage. Un savant calcul d’économie et de statistique
lui a révélé qu’un éleveur de procès doit, pour éviter l’hôpital et
les coups de bâton,--dans l’intérêt de sa bourse et dans celui de ses
os,--changer tous les trois mois de domicile, d’horizon et de clients.

Plus avant encore, nous arrivions à l’_avocat de prisons_, dont le
cabinet a des succursales chez tous les taverniers de la Cité, chargés
de rabattre pour cet homme le gibier qu’il dispute aux bagnes. Une
spéculation ténébreuse lui livre en outre, pieds et poings liés, les
criminels fameux dont le geôlier dispose: marché bizarre qui rappelle
les ventes de _bois d’ébène_ conclues dans l’île de Gorée ou sur les
côtes de Loango. C’est aussi la vie, la chair, la liberté des hommes
dont trafique l’avocat de prisons. Le négrier et lui ont d’ailleurs une
manière commune d’apprécier leur horrible marchandise. Plus elle est
noire, mieux ils la paient.

Enfin, j’aurais pu ajouter à ceux-ci une foule d’autres _chiquanous_
subalternes, parmi lesquels il faut bien nous garder d’oublier l’avocat
que sa profession a repoussé; pauvre diable tué par la concurrence,
et qui, après avoir sans succès étalé dans le bazar des Pas-Perdus
sa loquèle au rabais, tombe, de chute en chute, jusque dans l’humble
poussière de quelque greffe, ou bien sous l’échoppe de l’écrivain
public,--à moins toutefois que le patronage administratif ne s’empare
de cette incapacité si bien éprouvée. Presque toujours il en est ainsi.
Pour un protecteur, en effet, quelle étoffe serait aussi facile à
tailler? L’avocat manqué, c’est le papier complaisant qui, sous les
doigts de l’escamoteur, devient tour à tour carafe, bonnet carré,
vaisseau de ligne, moulin à vent, arc de triomphe ou cage à poules; on
en fait, avec un égal succès, un commissaire royal, un sous-préfet, un
inspecteur des haras, un employé des postes, un directeur d’hôpital, un
entreposeur des tabacs, un maître des requêtes, un magistrat de police.
L’avocat manqué n’est bon à rien; c’est dire assez qu’il est de nos
jours propre à tout.

  =OLD NICK.=



[Illustration: L’INSTITUTRICE]

[Tête de page]

L’INSTITUTRICE.


DANS l’institutrice nous ne comprendrons pas la maîtresse de pension,
type fort distinct de celui que nous allons analyser. La maîtresse
de pension a presque toujours de quarante à soixante ans: elle est
plutôt l’administrateur que le professeur de l’établissement qu’elle
dirige. Elle en soigne les revenus mieux que les études; et il est plus
utile et plus productif pour elle d’être une bonne ménagère qu’une
femme instruite. Pour la surveillance des leçons, elle s’en repose sur
les sous-maîtresses à ses gages; pour les leçons, sur les maîtres du
dehors. L’instruction, les talents d’agrément, seraient donc pour la
maîtresse de pension des superfluités véritables; souvent même elle se
dispense de mettre l’orthographe. Comme il est parfaitement inutile
qu’un directeur de théâtre soit un auteur dramatique, il n’est pas
nécessaire qu’une maîtresse de pension soit une femme savante ou une
femme d’esprit. Les exemples en font foi. Mais passons à l’institutrice
spécialement consacrée à faire l’éducation des jeunes filles qui ne
quittent pas leur famille.

Pour nous garder d’être systématique, soit dans nos critiques,
soit dans nos éloges, nous diviserons en trois fractions ce type
d’institutrice qui, examiné d’une manière absolue, nous porterait
à de fausses appréciations. Il y a, selon nous, l’_institutrice
de vocation_, l’_institutrice ambitieuse_, et l’_institutrice par
dévouement_. Toutes les institutrices du monde ont de vingt-cinq à
trente-cinq ans: jamais moins, rarement plus.

Jusqu’à vingt-cinq ans, l’institutrice de vocation est sous-maîtresse
dans la pension où elle a été élevée. Presque toujours c’est la
fille de ces petits marchands ou de ces minces bourgeois parisiens
qui disent à leurs enfants, lorsqu’ils ont atteint l’âge de
raison: «Travaillez comme nous avons travaillé nous-mêmes.» Alors
l’institutrice de vocation se consacre à l’enseignement, comme elle se
ferait lingère, modiste, ou demoiselle de comptoir.

Elle est dans la nécessité de se choisir un état, et son instinct la
pousse à devenir institutrice. Elle sait juste assez de grammaire,
de géographie, d’histoire, de piano, de dessin, de mots estropiés
d’anglais et d’italien pour se présenter avec assurance aux mères
insouciantes qui confient aveuglément à une étrangère la direction de
l’esprit et du cœur de leurs filles. Avec ces teintures superficielles
de toutes choses, l’institutrice de vocation se dit en état de faire
une éducation complète. Convaincue naïvement de tout ce qu’elle vaut,
sans orgueil comme sans modestie, elle étale hardiment son savoir
universel; on y croit; on en essaie, bientôt on en doute: l’élève
n’apprend rien, mais l’institutrice de vocation se retranche sur le peu
d’aptitude ou d’application de son écolière; elle propose des maîtres
étrangers pour stimuler l’élève indolente ou étourdie. D’abord deux
leçons par semaine, et seulement pour les arts d’agrément, suffiront,
dit-elle. Mais bientôt la mère, enchantée des progrès inattendus de
sa fille, accorde des maîtres tous les jours, non-seulement pour les
arts d’agrément, mais encore pour les langues, pour l’histoire, pour
tout ce que l’institutrice proteste toujours connaître à fond. Dès lors
elle n’est plus qu’une surveillante en réalité fort inutile, mais dont
on ne pourrait se passer, car l’institutrice de vocation se prête à
tout; elle excelle dans les ouvrages à l’aiguille, fait des bourses et
des bonnets grecs pour monsieur, des collerettes et des chiffons pour
madame, ajuste les robes de bal pour mademoiselle, la coiffe au besoin,
brode à la veillée un meuble de tapisserie pour le salon, fait la
lecture, écrit les billets d’invitation, règle les comptes, surveille
les domestiques, se multiplie, devient une espèce de factotum, et n’a
plus que le titre d’institutrice.

En général, l’institutrice de vocation se place dans les familles à
fortune aisée, mais peu brillante; elle coopère aux calmes distractions
de ces intérieurs placides rarement troublés par les passions, où règne
l’ordre, la propreté, la parcimonie, où l’on reçoit régulièrement
à dîner les vieux parents et les vieux amis une fois par semaine,
aréopage appelé à juger hebdomadairement les succès de l’élève, que
l’institutrice fait valoir avec une minutieuse complaisance. Dans ces
réunions intimes, l’institutrice est un personnage important: elle
accompagne la romance, joue par monts et par vaux la contredanse,
organise les charades, sert le thé et coupe la brioche.

Dans ses heures de solitude, l’institutrice de vocation relit
scrupuleusement quelque traité d’éducation; elle s’en acquitte par
routine comme un prêtre lit son bréviaire; elle se tient ainsi en
haleine dans l’exercice de ses devoirs, et remplit son esprit de
sentences de pédagogues, semences fort stériles qui ne font germer que
l’ennui dans les jeunes têtes où elle les jette à tout propos.

En somme, c’est une assez bonne créature que l’institutrice de
vocation. Elle est sans esprit, sans imagination, mais possède
une certaine rectitude de jugement, qui la fait assez adroitement
naviguer dans les flots de familles diverses parmi lesquelles elle
passe d’année en année. Elle suit son _petit bon homme_ de sillon
sans broncher aux écueils. Elle a une sorte de droiture de cœur qui
n’est pas exempte de finesse, mais où la probité domine; un peu par
calcul peut-être, car l’institutrice de vocation, ayant embrassé
l’enseignement comme un état, se conduit avec régularité pour ne pas
manquer de place.

L’institutrice de vocation a des mœurs; elle ne se compromet jamais
avec les fils de la maison, les frères ou les cousins de son élève;
mais elle accepte de préférence les bonnes grâces des vieux oncles
célibataires. Alors elle rêve modestement un mariage raisonnable; mais
elle le rêve honnêtement, sans intrigues préalablement coupables.

L’institutrice de vocation est en général petite, d’un demi-embonpoint,
d’une figure sans distinction, fraîche et avenante. Elle a dans sa mise
plus de propreté que d’élégance; elle affectionne la couleur marron
pour l’hiver, le rose pour l’été; elle n’achète jamais plus de deux
robes et de deux chapeaux par an; elle a un esprit parfait d’économie,
même un peu d’avarice, passion innée qui grandit à mesure qu’elle
vieillit. Elle place à la caisse d’épargne tous ses émoluments, et ne
donne à ses parents que les rognures des cadeaux qu’elle reçoit pour sa
fête et au premier de l’an.

Après trente-cinq ans, l’institutrice de vocation qui a fait son petit
pécule se marie avec quelque employé des postes ou d’un ministère.
Elle devient alors une docte ménagère, une mère pédante et rigide, si
elle a des enfants. Ou quand elle a pris son parti de rester vieille
fille, elle achète un fonds de pensionnat, comme on achète une étude
de notaire avec une clientèle toute faite, et s’y prélasse le reste
de ses jours. Alors son plaisir est de faire bonne chère, d’avoir un
caniche et un perroquet, de tourmenter ses pensionnaires, de torturer
ses sous-maîtresses, s’exerçant à infliger à son tour ces milliers
d’infimes persécutions dont elle a été longtemps victime.

Avez-vous vu dans quelque élégante pension à la mode, ou dans une des
royales maisons de la Légion-d’Honneur, à Saint-Denis, par exemple;
avez-vous vu une de ces _pâles demoiselles_, rêveuses, ennuyées,
dégoûtées de la vie à vingt ans, se promenant seule dans une sombre
allée de ces jardins où près d’elle d’autres allées sont si bruyantes
et si animées par les jeux de ses heureuses compagnes? Cette grande
demoiselle pâle et triste, triste de dépit et non de douleur, c’est le
type naissant de l’institutrice ambitieuse.

Fille de quelque général, ou de quelque fournisseur de l’Empire ruiné
par la Restauration; parfois enfant mystérieux d’un haut personnage et
d’une grande dame, elle n’a pu donner à son père que le titre d’oncle,
à sa mère que celui de tante. Elle a vu son enfance entourée d’un luxe
imprudent. Pour elle, toutes les prodigalités du grand monde ont été
introduites dans l’enceinte d’une pension. En naissant elle a eu des
parures et des bijoux, une femme de chambre, esclave soumise à tous
ses caprices les plus tyranniques. Enfin elle a été nourrie de bonbons
et de confitures, selon son vouloir; on altérait ainsi sa santé avant
qu’elle fût fortifiée. Plus tard, même régime pour son esprit: au lieu
des livres de saine poésie, de pure morale, les romans à passions
factices sont venus fausser son cœur avant qu’il ne se fût éveillé.

Ainsi a grandi l’enfant loin de toute famille, gâtée, empoisonnée par
le luxe, qui corrompt tout, même l’âme virginale d’une jeune fille;
par le luxe qui lui a donné inconsidérément de l’or pour enchaîner à
ses fantaisies des subalternes complaisants. Et, lorsqu’à dix-huit
ans, la pauvre fille déjà blasée sur ces jouissances de toilettes, de
fêtes, de distractions mondaines, que ses compagnes ne voient qu’en
rêve; lorsqu’à dix-huit ans elle croit toucher enfin à cet empire
d’élégance et de domination frivole que tout lui a fait présager,
visites mystérieuses de parents millionnaires qui viennent chaque mois
la demander au parloir, chuchoteries des autres pensionnaires sur
les grands événements qui la concernent; eh bien! lorsqu’elle attend
que ce monde où son esprit romanesque lui assigne une si haute place
s’ouvre pour elle, un jour la pauvre fille est sèchement appelée par la
maîtresse de pension, qui jusqu’alors l’avait traitée avec des égards
obséquieux: on lui annonce tout-à-coup, durement, sans préparation,
que ceux qui payaient sa pension sont morts ou ruinés, et qu’elle doit
songer à se pourvoir d’un état dans le monde; on ajoute, en forme de
consolation, que ses talents lui seront une ressource qu’elle ne doit
pas négliger.

A ce coup inattendu, à ce congé cruel, la jeune fille pâle pâlit plus
encore; mais elle se souvient de situations semblables à la sienne
dans les romans qu’elle a lus; elle se pose en héroïne, elle se roidit
contre le malheur et s’éloigne d’un œil sec; sans donner un regret à
cet asile de l’insouciance et de la jeunesse, où elle n’a pas vécu en
paix, elle qui n’a pas eu d’enfance, pas de rêves de jeunes filles, pas
de fraîches espérances; mais des vanités, des ambitions dévorantes qui
se voient tout-à-coup si misérablement avortées.

Le monde s’ouvre à elle, elle l’embrasse avidement; elle est seule,
sans fortune, sans protection: mais elle est libre, elle a un esprit
aventureux que rien n’effraie, elle a des grâces affectées qui
séduisent toujours dans un monde de suprême affectation, elle a cette
beauté maladive qui va à sa destinée, qui doit l’aider à en triompher,
pense-t-elle, en lui attirant cet intérêt qu’inspirent les airs de
langueur indéfinissables.

Dans cette société brillante et pervertie, où hier encore elle se
disait: «Je serai reine!» elle connaît les plus riches et les plus
puissants: longtemps elle a été leur égale, elle n’ira pas aujourd’hui
mendier leur aumône; mais elle se présentera à eux comme une sœur
dépouillée qu’ils ne doivent pas laisser voir dans son dénûment à
ceux qui ne sont pas des leurs. Elle est accueillie, recherchée, on
s’arrache la victime, jeune, belle, mystérieuse; c’est bientôt un
être exceptionnel: elle est fière, elle n’accepte rien comme don,
mais comme échange. Elle devient demoiselle de compagnie dans quelque
grande maison, mais sur un pied d’égalité. C’est un être pétri
d’élégance, d’idées creuses, de dehors gracieux, de câlineries de
chatte, un mélange de hauteur et de souplesse, une petite créature qui
fait parfois fureur, qui devient par aventure une femme à la mode,
une _chose_ dont, comme un meuble nouveau, une maîtresse de maison
pare son salon avec vanité. Elle chante brillamment avec des airs
de tête passionnés, un peu en actrice; elle en a tous les instincts
vaniteux, désordonnés; mais elle les musèle hypocritement, elle doit
tenir son rang dans le monde, et voilà ce qui l’empêche de se livrer
au théâtre, vocation bien décidée de cette nature maniérée. Elle parle
à tous une poésie mystique admirablement fastidieuse; elle cite Byron
en anglais, Klopstock en allemand; elle se pose devant tous comme
vivant d’_idéalités_; tandis que son esprit, ulcéré par les mécomptes,
recherche avec ardeur le _positif_ du luxe, le réel des jouissances
mondaines.

Habile par intuition, elle dirige ses plans d’attaque contre les
natures malléables, les héritiers présomptifs d’un grand nom et d’une
grande fortune, écoliers encore imberbes, que la demoiselle pâle
enlace de ses séductions de couleuvre; ou bien elle s’attaque à ces
connaisseurs émérites en beauté qui ont traversé l’Empire en aimant par
convention deux ou trois femmes alors citées, ces admirateurs consacrés
du beau sexe, qui font des folies de sang-froid, avec préméditation,
pour faire croire à un reste de jeunesse. Mais lorsqu’elle échoue dans
ce noviciat d’intrigues, comprenant à vingt-cinq ans qu’elle a perdu la
magie de son prisme de victime, de demoiselle de compagnie romanesque
et brillante, elle se transforme en institutrice ambitieuse.

Il lui faut alors une grande maison, d’où l’esprit de famille soit
exclu, où le monde ait fait invasion complète, où les enfants soient
gardés près de leurs parents, non pour qu’on y développe avec plus de
sollicitude leur esprit et leur cœur, mais pour qu’on les dresse en
naissant à ces airs stéréotypés, à ces manières conventionnelles que la
nature n’indique pas et dont on fait le suprême bon ton.

L’institutrice ambitieuse cherche de préférence un élève qui n’ait
plus sa mère, et qu’elle puisse former sans autre contrôle que la
surveillance paternelle, qu’elle métamorphose en attentions qui lui
sont personnelles. Chez un père veuf, l’institutrice ambitieuse trône
en souveraine, devient maîtresse de maison, en usurpe l’autorité, en
dépasse les tyrannies, et finit parfois par en acquérir la consécration.

L’institutrice ambitieuse est trop occupée d’elle-même pour s’occuper
sérieusement de son élève: tout ce qu’elle exige d’elle, ce sont
des dehors séduisants, un maintien qui lui fasse honneur dans un
salon. Si l’écolière est docile, l’institutrice récompense ces grâces
naissantes qui découlent d’elle par des complaisances qui annulent
l’autorité paternelle et qui plus tard annuleront l’autorité conjugale.
Ainsi posée, elle a une extrême recherche dans sa mise, et veut être
citée comme un modèle de goût, comme un résumé d’élégance. Elle est
prodigue; car son ambition lui fait voir toujours une fortune assurée
en perspective. A quoi lui serviraient ses épargnes? l’intrigue y
suppléera.

Mais lorsque passé trente-cinq ans elle n’a pu s’enrichir par quelque
riche mariage habilement et forcément amené, en désespoir de cause elle
se décide à se faire chanoinesse; chaperonnée du titre de _madame_,
elle devient une de ces intrigantes problématiques que le beau monde
accueille, qu’il protège, et dont il se sert comme auxiliaire dans
l’exploitation de tous les vices occultes et masqués, dont l’expérience
lui donne si bien l’entendement; c’est alors que l’institutrice
ambitieuse devient joueuse forcenée.

L’examen de la nature humaine nous offre toujours un côté ridicule ou
odieux, mais aussi un côté touchant dont la consolante analyse adoucit
l’amertume du moraliste et fait succéder à des peintures railleuses
ou mordantes le tableau réel de nobles et pures vérités. Ainsi nous
arrivons avec bonheur à l’institutrice par dévouement, jeune martyre,
vertu sublime et cachée, que les ridicules de l’institutrice de
vocation et l’esprit d’intrigue de l’institutrice ambitieuse font trop
souvent méconnaître.

L’institutrice par dévouement est souvent une jeune fille insouciante
et heureuse au sein de sa famille, ignorante de ses talents et de
son esprit, et qui ne pense pas qu’ils pourront lui aider un jour à
combattre la mauvaise fortune. Ame pure et tendre, toute prête à se
dévouer au premier appel, et à sauver par son sacrifice ceux qu’elle
aime de la misère et du malheur; elle, si bien faite pour goûter les
joies de la famille, pour les faire naître par sa présence, elle
quitte courageusement le toit paternel où elle a été si naturellement
heureuse, si doucement aimée; elle pressent tout ce qu’elle souffrira
dans une maison étrangère; elle répète tout bas ces vers du Dante:

    Tu proverai siccome sa di sale
    Lo pane altrui, e com’è duro calle
    Lo scendere e ’l salir per l’altrui scale[2].

  [2] Tu sauras combien le pain d’autrui a d’amertume, et combien
  il est dur de monter et de descendre l’escalier étranger.

Mais elle se résigne. Être utile, voilà sa destinée, destinée sévère,
où l’imagination doit s’éteindre, où le cœur doit être étouffé, mais où
la conscience puise de saintes consolations dans la certitude d’avoir
bien fait.

On choisit toujours pour l’institutrice par dévouement, ou elle
cherche elle-même avec soin, une famille honorablement placée dans le
monde et rigoureusement honnête, imposant par ses bonnes mœurs, par
la considération de la fortune et du rang, par tous les dehors qui
donnent ou attirent l’estime; mais la position ne change point les
individus, et souvent dans ces familles si bien famées il se rencontre
des natures difficiles, des âmes froides ou irritables, dont le contact
est une souffrance de chaque jour pour l’institutrice par dévouement.
En général les grandes et nobles familles où elle est admise ont
l’esprit de régularité et d’orgueil de leur _caste_; elles offrent une
hospitalité polie, mais glaciale, à cette pauvre enfant qui aurait
besoin de retrouver une seconde famille dans cette famille étrangère,
et d’être consolée par une bienveillante affection de la perte de
toutes ces tendresses qui entourèrent son enfance. Dans le nouvel
état que le malheur lui a fait, elle est traitée avec considération,
elle s’attire le respect par le soin scrupuleux qu’elle met à remplir
tous ses devoirs; on lui adresse régulièrement des éloges, on lui
donne, à des époques fixes de l’année, des cadeaux élégants, preuves
d’une satisfaction réelle; mais est-ce tout pour cette âme si noble,
si aimante et si jeune encore, quoique le malheur l’ait vieillie
prématurément? Est-ce tout qu’une position honorablement acquise par
son travail et qui lui permet de secourir sa famille indigente? A
ces avantages positifs ne devrait-il pas se joindre, pour ce cœur si
tristement éprouvé, quelque consolante amitié qui l’empêchât de se
souvenir qu’elle n’est qu’une étrangère dans cette riche famille à
laquelle elle a voué sa jeunesse, son esprit, ses talents, souvent même
son cœur, et qui ne lui donne en échange de tous ces jeunes trésors
qu’une existence comfortable, mais décolorée, que de l’or et pas une
heure de douce intimité.

L’institutrice par dévouement accepte son sort tel que la Providence
le lui a fait: elle a la résignation des âmes sensibles et fières qui
pouvaient espérer beaucoup de la vie et qui, n’y trouvant que des
déceptions, se résignent sans se plaindre. Son cœur ne se dessèche
pas, son imagination ne s’éteint point; mais elle refoule en elle-même
tous ses désirs sans espoir, toutes ses illusions qui tombent et
meurent une à une dans la sphère où elle vit. Elle est belle, aimante,
enthousiaste, pleine de cœur et d’intelligence; elle aurait aimé, elle
se serait attiré l’amour au sein de sa famille; mais dans cette famille
étrangère où le malheur l’a jetée, qui l’aimera, qui se dévouera à
l’aimer d’amour? Est-ce le frère de son élève? ce jeune homme ardent,
passionné, qui commence la vie et qui éprouve, comme à son insu, pour
la jeune et belle institutrice un intérêt tout-puissant. Mon Dieu! elle
a bien compris à son regard, à sa parole, à ses douces et involontaires
attentions pour elle, que lui du moins ne la traitait pas comme un être
inférieur, comme une étrangère qu’on emploie et qu’on paie. Mais la
pauvre enfant n’ose se livrer à cette pensée, à cet espoir; elle a trop
d’orgueil pour vouloir d’un amour qui ne serait qu’un mystère, qu’une
intrigue cachée; elle sent qu’elle est digne d’être aimée avec bonheur
et courageusement, et cet amour tremblant de jeune homme qu’un regard
de sa mère fait pâlir, qui s’épouvante d’une réprimande, qui cède à
de vaniteuses réflexions de rang et de fortune, souvent faites avec
cruauté devant elle, et dont elle saisit tristement le sens; cet amour
qui d’abord fut, pour sa vie monotone et grave, une suave espérance,
devient une sorte d’humiliation dont son âme est froissée.

Que de luttes dans cette pauvre âme sans appui, qui s’effraie de ses
rêves, qui les combat et qui ne parvient à les vaincre qu’à force de
souffrance et de dévouement! Que de fois, sa tâche lui paraissant
trop rude, elle fut tentée de fuir cette maison où elle est utile, où
ses talents sont appréciés, mais où l’on ne donnerait pas une larme à
son absence! Que de fois se souvenant des baisers de sa mère, de la
tendresse de son père, elle a pensé à revenir vers eux, en s’écriant:
«Vivons, aimons et souffrons en famille; l’isolement de la jeunesse est
impossible à mon cœur!» Mais la même voix qui lui dicta son sacrifice
a étouffé ce cri de l’âme; elle s’est souvenue de l’indigence qu’elle
avait adoucie, du bien-être qu’elle répandait chaque jour sur les
siens, en travaillant, en s’immolant sans relâche, et, fortifiée par la
lutte, elle la continue malgré ses blessures.

--Est-il rien de plus douloureux, de plus saint que le spectacle de
cette jeune femme? Elle perd sa beauté dans les veilles laborieuses de
l’étude, dans des douleurs muettes et souvent raillées par ceux qui
les causent. Elle plie son esprit, vif, élevé, profond, aux étroites
règles d’un enseignement formulé; elle fait descendre son imagination
poétique et hardie, à l’intelligence naissante d’un enfant; sa
passion pour les arts n’est plus qu’une science utile dont elle doit
enseigner les éléments, mais oublier les inspirations; enfin cette âme
passionnée et tendre qui rêva tous les sentiments, qui les eût tous
ressentis si elle avait pu s’ouvrir au monde, heureuse et confiante;
cette âme fermée à toute jouissance par une main de fer, par celle de
la nécessité, s’isole, s’assombrit et finit par perdre sa foi dans le
bonheur dont elle était digne et qu’elle n’a pas trouvé.

Lorsque l’institutrice par dévouement ne meurt pas à la peine après
dix ans de labeurs, de souffrance et de résignation; après les dix
plus belles années de sa vie, si tristement dépouillées des joies de
famille, des illusions du cœur, de l’amour, de l’enthousiasme, de
toutes ces brûlantes visions si hâtivement dissipées pour elle; après
ces dix années de jeunesse fanée dans l’isolement de l’âme le plus
cruel de tous, si l’institutrice par dévouement a encore quelques
débris de sa famille, elle revient auprès d’un vieux père dont elle
est l’honneur, ou d’une mère infirme qu’elle console par sa tendresse,
qu’elle distrait par son esprit, ou bien encore auprès d’une jeune
sœur mariée dont elle soigne et élève les enfants avec amour. Goûtant
ainsi en se dévouant encore un simulacre de ces joies maternelles dont
la réalité lui fut refusée, elle ne rougit point d’être vieille fille,
car elle a su aimer, et sans son dévouement, la plus céleste des vertus
humaines, elle serait épouse et mère: le ridicule n’atteint pas les
vies qui sont sublimes par leurs actes.

Aussi, loin de chercher à se marier à quarante ans, sachant ce qu’elle
a valu, ce qu’elle aurait mérité, elle ne songe pas à arranger sa vie
selon le monde; elle la laisse couler au gré de la Providence, et
souvent la Providence lui envoie des joies compensatrices pour les
joies de sa jeunesse perdue.

Nous avons dessiné les portraits des divers caractères d’institutrice;
en terminant cet article nous éloignons notre pensée de l’institutrice
peu digne de ces nobles fonctions. Mais nous voulons rappeler à
l’estime et à l’admiration publique ce modèle de l’institutrice
parfaite, cette femme rare et par l’esprit et par le cœur, qui vient
de retracer dans un livre échappé, ce semble, à l’âme et à la plume de
Fénelon, tous les devoirs, toutes les qualités dont elle-même avait été
le touchant exemple. Mademoiselle Sauvan est l’auteur de ce livre que
l’Académie française a couronné et qui a une sorte de fraternité de
grâce et de sagesse éclairée avec l’_Éducation des Filles_;--une femme
seule pouvait deviner toutes ces qualités exquises qui sont nécessaires
dans l’institutrice pour agir sur ces jeunes âmes confiées à ses soins.
Il y a dans notre article assez de critiques, assez de traits qui
paraîtront frondeurs, pour qu’on nous pardonne de le terminer par un
éloge.

  Madame Louise COLET.



[Illustration: LE POËTE.]

[Tête de page]

LE POËTE.

  Que les gens d’esprit sont bêtes!

    BEAUMARCHAIS.

  Nescio quid nugarum meditans
        Totus in illis.

    HORAT.


SI l’on entend par poëtes les grands écrivains qui habillent des
pensées profondes d’une forme mélodieuse et pittoresque, on en
signalera peu dans le passé et encore moins dans le présent. Mais, si
l’on comprend sous ce nom ceux qui se croient en droit de le porter,
ceux qu’une prédisposition native excite à cadencer des alexandrins;
enfin les métromanes susceptibles de rimer, et convaincus d’être
coutumiers du fait, on trouvera une classe assez nombreuse ayant une
physionomie et des allures particulières, et appréciable sans loupe à
l’œil de l’observation.

Peindrons-nous les habitudes de cette classe bizarre et peu connue?
L’auteur de la Métromanie l’a fait avant nous, et sa monographie
subsiste. Un intervalle d’un siècle a modifié le costume, sans altérer
l’individu. Le poëte est toujours le même personnage inégal et
fantasque, distrait et rêveur. Il a échangé contre un frac l’habit à
galons d’or et à boutons historiés, mais il est toujours plus soigneux
de son style que de sa toilette, quand il ne néglige pas l’un et
l’autre, quand il n’existe pas une parfaite harmonie de désordre entre
ses vêtements et ses pensées. La poudre n’enfarine plus sa chevelure,
mais les mêmes idées excentriques germent dans sa cervelle à l’ombre
d’une coiffure à la Titus. Une épée inoffensive ne ballotte plus à son
côté, mais sa démarche n’en est pas moins embarrassée, irrégulière,
rapide comme une locomotive, ou lente comme un roulage accéléré.
Un jabot moucheté de tabac ne s’arrondit plus en nageoire de perche
à l’avant de sa poitrine; mais cette poitrine, palpitante de feu du
génie, est encore aujourd’hui gonflée d’orgueil et de vanité.

La vanité! voilà le péché favori du poëte! Sitôt qu’un écolier a
griffonné quatre sixains pour la fête de son professeur, il croit avoir
dans son écritoire une source de gloire et de fortune, court lire ses
vers à ceux qui ont le malheur d’être ses amis, et devient le héros
de diverses soirées où l’on sert des poëtes après le café, en guise
de rafraîchissements. Certaines familles se plaisent à grouper autour
d’elles des rimeurs, qui deviennent partie intégrante du logis, et
sont immeubles par destination. Chacun d’eux à tour de rôle s’avance
au milieu du salon, où les dames l’examinent avec l’attention qu’on
prête à une bête curieuse, et après quelques instants d’une résistance
honorable, il _donne aux oreilles son friand repas_. Rien n’est changé
depuis le siècle de Molière dans l’agencement des réunions littéraires,
ni les exclamations des Philaminte et des Bélise, ni les prétentions
des Trissotin et des Vadius. Cependant ils sont de nos jours plus
policés que leurs devanciers, leur jalousie se dissimule sous les
dehors d’un enthousiasme réciproque. Ils peuvent songer secrètement
à déprécier leurs confrères, mais ils arrivent plus sûrement à leurs
fins; ils ne se querellent plus, ils se louent.

Bien qu’il y soit inondé de compliments et d’eau sucrée, le poëte
fréquente peu cette collection de zéros qu’on appelle le monde. Pour
s’y présenter, il faut s’habiller, et s’habiller est une occupation si
triviale, si pénible, si intolérable! S’interrompre dans la fabrication
d’une stance pour chercher une cravate et un gilet; descendre des
hauteurs du Parnasse pour fouiller dans un tiroir; troquer sa plume
contre un peigne, contre une brosse, contre un rasoir; employer à
changer de linge, à attacher des sous-pieds, à mettre des gants, un
temps qu’on voudrait consacrer tout entier à un travail spirituel,
quel supplice! Et à quoi bon le subir? pour aller faire des révérences
dans un salon, conter des fadeurs à des femmes raides et minaudières,
soulever les plus hautes questions de la société avec des clercs de
notaire, jouer au boston, demander une _indépendance en carreau_,
déguster des verres d’orgeat que la maîtresse de la maison suit de
l’œil en notant les gastronomes indiscrets, entendre les sons saccadés
d’un piano ou la voix criarde d’une _prima donna_ parisienne... c’est
amusant et varié comme un jet d’eau.

Le poëte reste donc chez lui, s’y livrant doucement à son indolence
naturelle, et attendant l’inspiration avec l’immobilité d’un fakir.
A l’inverse de Sénèque, qui écrivait sur une table d’or un traité de
la pauvreté, il vante dans une mansarde les douceurs de l’opulence.
Et comment les connaîtrait-il! la poésie est si mal rétribuée!
Dernièrement un écrivain justement estimé, un homme de cœur et de
talent, demandait un à-compte de 5 francs sur une pièce de vers qui
devait paraître le jour suivant dans un journal; il avait besoin de ce
subside pour dîner... On le pria de repasser le lendemain.

On conçoit qu’il répugne au poëte d’attacher une femme et des enfants
à sa triste destinée. Il est au reste trop amoureux de toutes les
femmes pour en préférer une seule. Promener de beautés en beautés
ses vagues tendresses, s’éprendre vite, oublier plus vite encore,
rêver aux blonds cheveux de l’une, aux yeux noirs de l’autre, à la
mélancolie touchante d’une troisième; bâtir un roman sur la grisette
qu’il coudoie, sur la paysanne qui passe dans un champ, sur la comtesse
qu’une calèche emporte loin de lui; voilà sa joie, voilà ses plaisirs:
plaisirs innocents, dégagés de toute pensée de possession, incapables
de troubler le repos d’une famille ou d’une union quelconque; plaisirs
plus doux que la réalité, car il se crée à son gré de charmantes
maîtresses, sveltes, gracieuses, aériennes, belles comme des houris,
pures comme des madones; et s’il prenait sa lanterne pour en chercher
de semblables à travers le monde, il mourrait peut-être avant de
l’avoir éteinte.

L’humeur indépendante du poëte se plierait difficilement au joug
matrimonial: il lui faut une liberté d’esprit et de mouvements qui
s’accorde mal avec les tracas du ménage. Il peut lui prendre envie à
deux heures du matin de sortir pour admirer la campagne que la lune
éclaire, et de quitter sa femme pour courir dans les bois. Tient-il
une rime qu’il a longtemps poursuivie, fût-ce au milieu de la nuit,
il se lève et s’écrie: «Je l’ai trouvée!» avec non moins de joie
qu’Archimède. Quelle femme s’accoutumerait à ces poétiques escapades?
quelle femme, en pareil cas, se refuserait la satisfaction de se draper
en épouse incomprise, de proclamer à la face de l’univers que son mari
est un monstre, et de le traiter comme tel?

La turbulence des enfants suffirait pour rendre le ménage intolérable
au poëte, car il a horreur de tout ce qui trouble ses méditations, d’un
chien qui jappe, d’un fouet qui claque, d’un pétard qui éclate, d’une
grenouille qui saute, d’un lézard qui fuit. Quand il se perd dans les
espaces, dans l’infini, dans l’éternité, s’il est rappelé brusquement
à son être si chétif, à sa vie si courte, à son horizon si borné, il
souffre, il soupire, il est malheureux, le pauvre ange déchu, le pauvre
roi découronné, le pauvre martyr livré aux bêtes!

Tels sont, nous le croyons, les traits caractéristiques des individus
voués au culte de la rime; mais le genre qu’ils adoptent les
diversifie, et si, après les avoir observés dans leurs personnes, on
les étudie dans leurs œuvres, on verra le type général se modifier,
s’effacer même complétement, selon qu’ils sont:

1º Élégiaques,--2º Sacrés,--3º Classiques,--4º Auteurs de poésies
légères,--5º Nébuleux,--6º Intimes,--7º Auteurs de romances,--8º
Chansonniers.

[Illustration]

Le poëte élégiaque débute par un recueil de vers longs ou courts,
d’une harmonie plus ou moins douteuse, d’une correction plus ou moins
grammaticale, mais invariablement affublé d’un titre prétentieux:
_Premiers Soupirs_, _Chants d’Amour_, _Rêveries_, _Lamentations_,
_Méditations_, _Élévations_, _Contemplations_, _Amertumes_,
_Aspirations_, _Premières Larmes_, _Pensées du Ciel_, etc., etc.
Une fois baptisé, l’ouvrage est tiré à trois cents exemplaires; sur
ce nombre, une centaine est offerte par l’auteur avec des dédicaces
autographes également flatteuses pour les donataires et pour le
donateur; et le libraire en vend une vingtaine, à grand renfort de
réclames où l’on démontre comme quoi depuis longtemps le besoin d’un
volume de vers intitulé _Crépuscules_ se faisait généralement sentir.

[Illustration]

Les stances du poëte élégiaque sont destinées à entretenir le lecteur
de ses rêves, de ses émotions et de son imminente fluxion de poitrine.
Ses lectrices s’écrient: «Le pauvre jeune homme, qu’il doit être pâle
et étiolé! qu’il aurait besoin de consolations, et qu’il serait doux
de lui en prodiguer!» Eh! mesdames, ce moribond se porte à merveilles;
cet infortuné jouit largement de tous les plaisirs de la vie; ce
songe-creux sublime sort parfois du café dans un état d’ivresse qui
n’a rien de poétique; et cependant, si vous réclamiez de lui quelques
strophes, il ne manquerait pas de vous adresser une langoureuse et
lamentable épître;

    Vous demandez des vers à ma voix affaiblie;
    J’obéis: il me faut céder à vos désirs;
    Mais ma muse est plaintive, et sa mélancolie
        Pourra faire ombre à vos plaisirs.

    Ah! laissez-moi rêver, pensif et solitaire!
    Pourquoi vouloir mêler mes cyprès à vos fleurs,
    Votre gaîté sans fiel à ma tristesse amère,
        Votre doux sourire à mes pleurs?

    Qu’importe le vain bruit d’une lyre sonore
    Qui s’enfuit emporté sur l’aile des autans!
    Faible arbuste, mes fruits ne sont pas mûrs encore,
        Je suis à peine en mon printemps.

    Ah! laissez-moi rêver, pensif et solitaire,
    Rassembler quelques fleurs pour en tirer le miel,
    Méditer en silence, et chercher sur la terre
        Quelque rayon tombé du ciel.

    Jamais, pour m’inspirer, les passions rapides
    N’ont versé dans mon cœur leurs orageux torrents.
    Attendez que mon front soit sillonné de rides
        Par la douleur ou par les ans.

Mais cet émule de Millevoie, si triste, si tendre, si sympathique,
est sans doute le plus compatissant de tous les êtres? sans doute il
pense avec Saint-Just que les malheureux sont les puissances de la
terre? Erreur! il plaint des misères humaines imaginaires, sans jamais
soulager les misères en chair et en os qui gémissent autour de lui;
sa compassion _in partibus_ s’exerce sur des chimères et néglige les
réalités; il a de la sensiblerie et point de sensibilité, de l’esprit
et point de cœur, des larmes pour les vagues souffrances et point de
pitié pour les douleurs véritables.

[Illustration]

Le même contraste existe souvent entre la conduite et les œuvres du
poëte sacré. Celui-ci est un personnage tout biblique, repu de la
lecture du Pentateuque et des Prophètes; oriental et bondissant dans
ses images, apocalyptique dans ses lyriques emportements. Il erre sans
cesse sur les bords du Kédron ou sur la cime du Golgotha. A genoux, la
tête rase et couverte de cendres, il invoque Jéhovah, supplie Élohim,
le dieu des armées, déplore la ruine de l’arche sainte et de la maison
d’Israël, et paraphrase les quarante-deux chapitres de Job avec une
constance digne de leur auteur:

    O cité de Sion! Jérusalem céleste,
    Quand pourrai-je en ton sein contempler Jéhova?
    S’il faut verser des pleurs, c’est sur l’homme qui reste,
          Et non sur l’homme qui s’en va...

    Car, si du tentateur les promesses trompeuses
    Ne l’ont point détourné du service de Dieu,
    Entre les chérubins et les âmes heureuses
          Il aura sa place au saint lieu.

    Car, ayant secoué la terrestre poussière,
    Il verra de son Dieu l’éternelle beauté;
    Esprit pur, il prendra des ailes de lumière
          Pour voler dans l’immensité.

    A ses yeux éblouis apparaîtront sans voile
    Et l’orchestre infini que dirige Uriel,
    Et les anges assis, chacun sur une étoile,
          Dans l’amphithéâtre du ciel.

Mais sachez que ce christianisme, ou plutôt ce judaïsme, est simplement
une affaire de forme. Le poëte sacré est chrétien à l’épiderme, et
nullement _intus et in cute_. Bien qu’il entonne les louanges d’Adonaï
sur le _kinnor_ et le _hasor_, ou en s’accompagnant du _nebel_, il
se trouverait fort embarrassé s’il était mis en demeure de réciter
le _Confiteor_ ou le _Credo_. C’est un ermite mondain, un apôtre de
boudoir, qu’on rencontre plus souvent à l’opéra qu’à la messe. Il
compose pendant un entr’acte une ode sur le jugement dernier, et je ne
serais pas étonné qu’il fût athée comme Hébert, et matérialiste comme
un chirurgien.

[Illustration]

Parlez-moi de ce petit vieillard aux cheveux poudrés, à la figure
effilée, aux manières affables et mielleuses, qui a conservé presque en
entier le costume des anciens jours, gilet à fleurs, culotte courte,
bas de soie, souliers à boucles, et qu’on voit parfois rôder aux
alentours du pont des Arts: voilà un catholique fervent. Il ne manque
pas un office; son bonnet de soie noire se distingue au milieu des
têtes nues inclinées à l’instant de l’Élévation; il se glorifie du
titre de marguillier, et veille assidûment aux intérêts de la fabrique.
Eh bien! ce dévot si zélé ne jure que par Jupiter, il ne connaît
d’autres divinités que celles de l’Olympe, d’autre paradis que les
Champs-Élysiens. Si vous lui parlez Satan, il vous répondra Pluton...
C’est un poëte classique.

Ombres de Roucher, de Delille, de Rosset, de Fontanes, d’Esménard,
de Saint-Lambert, de Dumolard, vous devez tressaillir de joie en
contemplant ce dernier rejeton de la littérature impériale. Lui seul
élabore des poëmes didactiques, lui seul confectionne des idylles
et des églogues; et appelle ses personnages Acis, Thémire, Almédon,
Philis, Dolon, Zénis, Phylamandre, Amarylle et Myras; lui seul ose
invoquer les Muses et Apollon, et employer le langage des dieux,
c’est-à-dire un pathos incompréhensible aux simples mortels. Il
faudrait un dictionnaire spécial pour servir à l’intelligence de sa
poésie. Sous sa plume,

  Le télescope devient  _de Cassini le tube observateur_;
  la trompette,         _le belliqueux airain_;
  la flûte,             _l’harmonieux roseau_;
  le caféier,           _de Moka le timide arbrisseau_;
  le soc,               _le fer agriculteur_;
  le mûrier,            _l’arbre de Thisbé_;
  un médecin,           _l’enfant de Chiron_;
  un fusil,             _un tube enflammé_;
  une baïonnette,       _le glaive de Bayonne_;
  un tambour,           _une caisse d’airain couverte d’une peau
                          d’onagre_;
  la mer,               _l’humide Nérée_;
  un hippopotame,       _des rivages du Nil le coursier amphibie_,
                          etc., etc.

Ses vers sont autant d’énigmes et de logogryphes destinés à exercer la
patience de ses lecteurs, heureusement peu nombreux. Il a horreur de
la trivialité et revêt toutes choses d’un style noble et emphatique.
S’il avait à rendre le mot populaire de Henri IV (je veux que le paysan
mette la poule au pot tous les dimanches), il écrirait:

    .  .  .  .  Je veux que l’humble laboureur
    Célèbre avec gaîté le saint jour du Seigneur;
    Je veux voir sa misère un instant consolée,
    Et qu’à son appétit la géline immolée,
    Déposant tous ses sucs dans un vase fumant,
    Fasse d’un doux banquet le plus bel ornement.

Le poëte classique est venu au monde deux mille ans trop tard. Il est
vrai qu’il ignore parfaitement le grec, attendu qu’on ne l’apprenait
guère au temps du Directoire exécutif. Cependant parlez-lui de
Lamartine, il vous citera une ode de Pindare en l’honneur des jeux
olympiques; chantez-lui _les Hirondelles_, de Béranger, il vous
ripostera par _l’Hirondelle_ d’Anacréon. Admirez devant lui les
tableaux de Decamps, il vous racontera comment Dibutade inventa le
dessin. Les travaux astronomiques d’Arago lui sont peu familiers,
mais en revanche il vante Hipparque, Pithéas, Aratus et Tymocharis.
En géographie, il préfère à l’étude de Maltebrun celle de Strabon et
de Pomponius Méla. Il dit l’Occitanie pour le Languedoc, la Pannonie
pour la Hongrie, l’Ibérie pour l’Espagne, l’Ausonie pour l’Italie,
Parthénope pour Naples, et Lutèce pour Paris; il passe insouciant
devant les grandes œuvres de Robert de Luzarches, de Jean de Chelles,
et autres architectes catholiques; mais il se pâme d’aise à l’aspect
d’un fronton soutenu par une monotone rangée de colonnes corinthiennes.

[Illustration]

Comme corollaire du poëte classique se présente l’auteur de poésies
légères. C’est un homme de loisir, c’est-à-dire un être dont le métier
consiste à ne rien faire, à recevoir et à rendre des visites, et à
consommer à la ville ce que produisent les habitants des campagnes.
«S’il voulait s’en donner la peine, assure-t-il, il éclipserait Victor
Hugo; mais provisoirement il se contente de se délasser d études plus
sérieuses, au moyen de la poésie.» Il daigne rimer, le gentilhomme!
Il polit de petits vers de société, de petits compliments, de petites
fables, de petites épîtres, des bouquets à Chloris, l’épitaphe d’un
épagneul chéri, des charades, et des acrostiches. Il cultive notamment
le madrigal.

  A UNE DAME[3] QUI M’AVAIT INVITÉ A ME RENDRE A SA MAISON DE
  CAMPAGNE, ET A LAQUELLE J’AVAIS RÉPONDU QUE JE NE POUVAIS Y
  ALLER, PARCE QUE J’ÉTAIS RETENU A PARIS PAR UNE INTRIGUE D’AMOUR.

  [3] Tout le monde devinera sous cette simple désignation la
  belle baronne de ***, née comtesse de ***, dont les charmes
  embellissent les cercles les plus distingués de la capitale.
  (_Note de l’auteur du madrigal._)

    Iris, charmant objet que l’enfant de Cythère
    Dans les bois de Paphos aurait pris pour sa mère,
    En votre heureux séjour[4], ah! ne m’attirez pas;
    Je suis, vous le savez, épris d’une autre belle[5].
            En voyant vos divins appas,
            Je craindrais trop d’être infidèle.

  [4] Allusion à la ravissante maison de campagne que possède
  madame la baronne de ***, née comtesse de ***, au riant village
  de ***, sur le penchant du coteau de ***, si renommé par
  l’excellence de ses carrières à plâtre. (_Id._)

  [5] Autre allusion à la charmante marquise ***, maintenant madame
  de ***, dont j’enlevai le cœur au chevalier de ***, ancien écuyer
  cavalcadour de feu sa Majesté Charles X. (_Id._)

[Illustration]

Il y a quelques années, il s’est opéré une réaction contre le genre
classique; et, comme toutes les réactions, elle a été trop loin. Il
s’est créé une secte de rimeurs qu’on peut désigner sous le nom de
poëtes nébuleux, et qui, en haine des Grecs et des Romains, se sont
évertués à imiter les Anglais et les Allemands, à singer lord Byron,
Schiller, Gœthe et Hoffmann, à mettre la ballade et le fantastique à
l’ordre du jour.

[Illustration]

Le poëte nébuleux amalgame tout ce que la nature et l’esprit ont pu
créer de plus laid:

    Souvent sans y penser un écrivain qui s’aime...

Il groupe toutes les monstruosités imaginables du monde réel et
métaphysique.

    O sorcières, à vos balais!!!
    Des coteaux larves et follets
            Descendent;
    Voici tous les spectres des nuits,
    Dans les cimetières des bruits
            S’entendent:

    Des bruits qui viennent de l’enfer.
    De fer heurté contre le fer,
            Étranges,
    Et qui, montant jusques aux cieux,
    Vont faire dresser les cheveux
            Aux anges.

    Les ondins planent sur les eaux;
    Les vents à travers les bouleaux
            Gémissent.
    Dans la couche des nouveaux-nés
    Des reptiles empoisonnés
            Se glissent!!!

    La belle nuit pour les sabbats!
    Allons, quittez de vos grabats
            La paille!!!
    Le maître infernal vous attend;
    Accourez faire avec Satan
            Ripaille!!!

    Infatigables fossoyeurs,
    Vampires, soyez pourvoyeurs
            Du diable;
    Lutins, à nous plaire empressés,
    Auprès de ces gibets dressez
            La table.

    Jusqu’aux premiers feux du matin,
    Que tout mon peuple à ce festin
            S’assemble!!!
    Nécromanciens et démons,
    Rions, chantons et blasphémons
            Ensemble!!!

    Ainsi Belzébuth dans les bois
    Appelle la foule à ses lois
            Sujette;
    Et sur de fantasques coursiers
    L’armée entière des sorciers
            Se jette.

    Et voyant leurs noirs tourbillons
    Tracer par les airs des sillons
            De flamme,
    Le passant, saisi de terreur,
    Prie, et recommande au Seigneur
            Son âme.

[Illustration]

Ces vers, et autres non moins rocailleux, sont escortés d’une multitude
d’épigraphes. Le poëte nébuleux les prodigue, les sème à pleines mains,
en met dix pour une ode. Elles sont, la plupart, tirées d’écrivains
étrangers, et s’il y admet des auteurs français, c’est pour la plus
grande gloire de ses amis et connaissances, dont les poésies inédites
lui fournissent un beau choix de citations.

    =Hélas! hélas!=

      (SHAKSPERE, traduction de Letourneur.)

    C’est un spectacle étrange, et qui mérite certes
    Qu’on tienne pour le voir les fenêtres ouvertes.

      (ARISTIPPE GRELUCHARD, _Saynètes_.)

    Qu’elle était belle!

      (LORD BYRON, traduction nouvelle et inédite.)

  . . . . . . Oh! la société Use bien promptement le cœur qu’elle a
  frotté!

      (Le comte ALFRED DE BALANGY, _Desperatio_.)

    =O sublimes transports!=

      (GABRIEL ROMANOVICH DERZHAWIN, _Ode à Dieu_.)

    Je vais mettre le nez à la fenêtre ronde
    Où l’on passe le cou pour voir dans l’autre monde.

      (SYLVESTRE DE LA MORANDIERE, _Dernier Jour d’un Condamné_.)

    +Qui aime sans tricherie
     Ne pense, n’a trois, n’a doz,
     D’une seule est désiros,
     Cil que loyax amors lie.+

      (JEHAN MONIOT, _Poésies du treizième siècle_.)

    +SON VISAGE ÉTAIT PALE.+

      (KOTZEBUE, _Adélaïde de Wolfingen_, acte II, scène VII.)

Parfois, pour se donner à peu de frais un vernis d’érudition, le poëte
nébuleux pille çà et là, dans les grammaires et les Guides de la
conversation, des épigraphes en anglais, en allemand, en espagnol, en
turc, en russe, en chinois, et autres langues dont il ne possède pas
la moindre teinture. Il affecte aussi les tours de force en fait de
versification, et danse sans balancier sur la corde rhythmique.

    Quand la guerre, sur la plaine
            Pleine
    De bataillons, où la mort
            Mord,
    Dans le sang et le carnage
            Nage,
    Jetant les rois des combats
            Bas;

    Dans les enfers tout rougeoie,
            Joie,
    Orgie et repas sans fin,
            Fin;
    Car maint pécheur qui trépasse
            Passe
    Par la porte du manoir
            Noir.

Comme le poëte nébuleux, le poëte intime est une création moderne: c’est
un intrépide flâneur qui passe ses jours à regarder par sa fenêtre, à
courir les rues et les champs, à suivre de l’œil le vol des mouches
et des papillons: passe temps fort inoffensif s’il ne tenait en prose
rimée un journal de ses faits et gestes.

[Illustration]

    Hier par un beau temps je quittai ma demeure
    Pour m’aller promener: il pouvait être une heure.
    Je m’en fus à Montmartre; or c’est un bel endroit
    Où l’air que l’on respire est pur, et d’où l’on voit
    Se dérouler Paris, le vieux géant de pierre,
    Noyé dans un brouillard de poudreuse lumière.
    Des torrents de soleil inondaient le vallon;
    L’oiseau chantait en l’air, dans l’herbe le grillon,
    Et sous le berceau vert l’ouvrier en goguette.
    Tout était gai, le ciel, les champs et la guinguette;
    Moi-même je sentais mon cœur libre et joyeux...
    Mais tout à coup des pleurs obscurcirent mes yeux;
    Un songe de néant pesa sur ma poitrine,
    Car je venais de voir, au pied de la colline,
    A l’ombre de cyprès par le vent balancés,
    Des flocons de tombeaux blanchâtres et pressés!

Le poëte intime affectionne le sonnet. Il combine deux quatrains
et deux tercets en l’honneur de qui que ce soit, et pour exprimer
n’importe quelle idée.

    Floréal est venu; le mois des giboulées
    Cesse de détremper les flancs de nos côteaux,
    Voici des jours de flamme et des nuits étoilées,
    Un soleil radieux se mire dans les eaux.

    Et déjà l’amandier, sans craindre les gelées,
    D’une blanche dentelle argente ses rameaux;
    L’on entend gazouiller sous les vertes feuillées
    Un chœur harmonieux d’insectes et d’oiseaux.

    N’est-ce pas? il est doux d’errer dans la contrée,
    Qui s’égaie au soleil, de mille fleurs parée
    Allons ensemble, ami; viens, donne-moi la main.

    Loin d’un monde brillant quand le bonheur s’exile,
    Pour le suivre à la trace abandonnons la ville,
    Et puissions-nous bientôt le trouver en chemin!

[Illustration]

Le fabricant de romances réunit en lui le poëte élégiaque, le poëte
nébuleux et le poëte intime. Il est auteur du _Chant du pâtre_, de _Ma
Chaumière_, du _Chasseur tyrolien_, de la _Fleur des champs_, de la
_Brise du soir_, de _Toujours toi_, de _C’est toi que j’ai rêvée_, et
d’une foule de barcarolles sur les gondoles et les farandoles. Bien
qu’il soit obligé de se plier au caprice du musicien, il s’attribue
exclusivement le succès de leur œuvre commune.

«Connaissez-vous ma dernière romance?

--Je l’ai entendu chanter; l’air est délicieux.

--L’air n’est rien; ce sont les paroles qui lui donnent un certain
relief: je m’adresserai désormais à un autre compositeur.»

Le musicien parle différemment.

«Connaissez-vous ma dernière romance?

--Elle est charmante.

--Vous me flattez; il est vrai qu’elle a réussi, malgré des paroles
détestables. Dorénavant j’aurai soin de me pourvoir d’un autre poëte.»

[Illustration]

Quelle différence entre le faiseur de romances et son collègue le
chansonnier, débris de l’ancien Caveau et du Caveau moderne, président
de goguette, membre de la société du Gymnase Lyrique, conservateur des
_la faridondaine_, des _lon lan la landerirette_, et autres vieilleries
du théâtre de la Foire. Le chansonnier descend le fleuve de la vie en
l’égayant par des flonflons. Le chant est sa langue naturelle, et,
quand il parle comme tout le monde, il déroge à ses habitudes. Sa
présence anime les banquets; il accompagne chaque service d’un refrain,
et bénit l’ingénieux faïencier qui imagina le premier de graver des
couplets sur les assiettes.

«Silence, mesdames et messieurs! je vais vous chanter l’éloge du
champagne; ayez la bonté de m’accorder un moment d’attention! Je
porterai un _toast_ à la fin de chaque couplet, et honnis soient les
retardataires qui ne me feraient pas raison. Premier couplet!...

    AIR de _la Révérence_.

    Au champagne il faut consacrer
    Une chansonnette légère,
    Je consens à le célébrer,
    Mais d’abord emplissez mon verre.
    De ce vin l’enivrant bouquet
    Mettra mon esprit en campagne,
    Et c’est rempli de mon sujet
    Que j’aime à chanter le Champagne (_bis_).
            Le Champagne!

A la mémoire de Désaugiers!... Vidons la coupe en trois temps!...
Attention, mesdames et messieurs, voici le couplet politique; on le
chante à voix basse. Regardez, je vous prie, si les portes sont bien
fermées, et s’il n’y a pas de sergents de ville dans l’honorable
société... Deuxième couplet!...

    Du gouvernement d’aujourd’hui
    Le Champagne est l’auxiliaire;
    Que de voix conquises par lui
    Dans les banquets du ministère!
    On connaît plus d’un député,
    Jadis siégeant sur la Montagne,
    Dont la conscience a sauté
    Avec le bouchon du Champagne (_bis_).
            Du Champagne!

A la révolution de juillet!... Voici maintenant le couplet immoral,
qu’il faut chanter encore deux fois plus bas que le précédent. Prenez
vos éventails, mesdames. si vous en avez... Troisième couplet!

    Ce vin sert les projets d’amour;
    Il captive la plus rebelle;
    Au souper servi chez Véfour
    D’abord on invite la belle;
    Elle résiste peu d’instants,
    Car bientôt l’ivresse la gagne...
    Sa vertu dure moins longtemps
    Que la bouteille de Champagne (_bis_),
            De Champagne!

Au sexe qui fait le charme et le tourment de notre existence, aux
femmes!..... Vient ensuite le couplet patriotique. Vous êtes priés,
mesdames et messieurs, de déployer le plus vif enthousiasme...
Quatrième et dernier couplet!

    Quand, pour nous imposer des lois,
    Les Prussiens marchaient sur nos villes,
    Au sein du pays champenois
    Ils trouvèrent des Thermopyles.
    Si des ennemis orgueilleux
    Osaient se remettre en campagne,
    Ils auraient encor devant eux
    Les paysans de la Champagne (_bis_),
            De la Champagne!

A la France!...

On se lève, on applaudit, on crie, on tend les verres, on les choque
avec fracas, le chansonnier triomphe... Et pourquoi? parce qu’il a
réveillé des sentiments nationaux qui couvent sans être éteints, parce
que, tout en rimaillant, tout en fredonnant, il a remué des idées
populaires. On peut lui reprocher de répéter régulièrement aux noces
auxquelles on le convie un épithalame _omnibus_ qui s’accommode à tous
les mariages comme la botte du Petit-Poucet à toutes les jambes.

    . . . . . . . . .
    Mais à former des nœuds si doux
    C’est l’amour seul qui vous engage;
    Vous serez heureux en ménage,
    O mes amis, mariez-vous! (_Bis._)

On l’accusera de ne jamais prendre une demi-tasse sans mentionner une
chanson qu’il a faite sur le café.

    . . . . . . . . .
    Des traits de la maligne envie
    Par lui Voltaire a triomphé;
    Il puisa plus d’une saillie
    Dans une tasse de café. (_Bis._)

On dira qu’il improvise annuellement depuis vingt-cinq ans la même
chanson en l’honneur de l’éphémère monarchie de la fève.

    . . . . . . . . .
    Sans intérêt l’on va chanter;
    Point de louange mercenaire;
    On le louera sans le flatter:
    C’est un roi comme on n’en voit guère. (_Bis._)

Et pourtant, malgré ses travers, malgré ses rimes hasardées et ses vers
parfois boiteux, le chansonnier est peut-être de toute la corporation
des rimeurs celui qui, s’adressant aux masses par la forme et par le
fond, a le plus de chances d’être lu et d’être compris.

«Mais d’où vient le peu de succès des poëtes en général, demandais-je
à un vieillard dont l’âge n’a point détruit la verdeur; est-ce que
la forme de leurs poésies est défectueuse? est-ce qu’elles ne sont
pas assez riches de mélodie, assez enjolivées de métaphores, assez
festonnées d’expressions pittoresques? L’amateur économe hésite-t-il
à payer 7 fr. 50 cent. quelques rimes qui courent les unes après les
autres dans un vaste désert de papier blanc? Il est vrai que c’est cher
comme un gouvernement à bon marché.

--Dans ma jeunesse, me répondit mon interlocuteur, j’ai vu commencer un
mouvement qui se continue encore: il s’opère dans les masses un travail
qui est à la fois une négation du passé et une préparation de l’avenir;
chacun cherche l’X d’un problème inconnu, et entrevoit sur le corps
social des écrouelles que les rois mêmes n’ont plus la puissance de
guérir. Au milieu de l’agitation générale, quel intérêt voulez-vous que
l’on prenne à des aligneurs de mots vides et sonores, à des mécaniques
organisées comme des serinettes pour rendre certains accords, et qui,
en tout temps, en tout lieu, en toute saison, dans le calme ou dans
la tempête, psalmodient leur insipide et monotone symphonie? N’est-on
pas en droit de leur dire: «O versificateurs, Platon vous bannissait
de sa république; mais si vous êtes dignes d’être chassés de toute
société bien constituée, à plus forte raison doit-on vous mettre à la
porte d’un état travaillé d’un besoin de réformes, et qui veut des
hommes habiles et dévoués pour les accomplir! Êtes-vous les artisans
du progrès? poussez-vous la roue dans un chemin meilleur? Non. Quand
on vous demande une œuvre grande et utile, vous répondez par un feu
roulant de rimes croisées sur une banalité quelconque: méprisés des
gens sérieux, vous n’êtes pas même des bouffons, car les bouffons
amusaient, et vous ennuyez; car les bouffons faisaient rire de leur
maître, et si vous faites rire de quelque chose, c’est de vous.»

Cet arrêt de mon vieillard quinteux est loin d’être sans appel; mais
que de poëtes semblent prendre à tâche de le justifier!

  =E. DE LA BÉDOLLIÈRE.=

[Cul-de-lampe]



[Illustration: LE CONDUCTEUR DE DILIGENCE]

[Tête de page]

LE CONDUCTEUR DE DILIGENCE.


CONDAMNÉS à la rude épreuve de donner chaque jour du nouveau, encore
du nouveau, n’en fût-il plus au monde, la presse et le théâtre vont
demandant des sujets à toutes les classes de la société. Boudoir et
mansarde, palais et guinguette, il n’est aucun lieu, si haut placé
qu’il soit, si intime qu’il puisse être, où leur pied hardi ne se
pose, aucune variété de l’espèce humaine qu’ils n’analysent dans ses
moindres détails: une seule jusqu’ici semble avoir échappé à leur œil
scrutateur. Est-ce dédain, est-ce oubli? je n’ose me prononcer entre
cette alternative, et cependant le fait est vrai, le malheureux inédit
existe, il est là près de moi, réduit à réclamer par ma voix sa place
au soleil de la publicité... PAUVRE CONDUCTEUR!!!

C’est à toi cependant qu’auteurs et vaudevillistes doivent la primeur
des productions étrangères, source inconnue de bien des œuvres! à toi
le doux cigare

    Dont la blanche fumée
    Fait naître la pensée.

Par toi, dans leurs réunions bachiques, Strasbourg et Toulouse, Ostende
et Périgueux viennent à l’envi se placer sur leurs tables! par toi,
l’hiver voit renaître les richesses de l’été! par toi, le printemps
devient automne! Et lorsque le festin s’avance, lorsqu’impatiente de
bondir, la parole frémit aux lèvres des convives, qui donne l’essor à
cette noble aventurière? qui couronne la bacchante de ses grappes les
plus vermeilles? n’est-ce pas toi, avec la précieuse liqueur que tu
apportas des coteaux de la Champagne? Sans toi, plus de _Caveau_, plus
de _Rocher_; sans toi, plus d’esprit, plus d’amours!

Et cet ami qu’ils attendent, cette femme qu’ils brûlent de presser
sur leur cœur, qui donc les leur rendra? Aux mains de qui, pendant
des jours, des nuits entières, la vie de ce qu’ils ont de plus cher
est-elle aveuglément confiée? aux tiennes, aux tiennes seules,
conducteur, et ils te méconnaissent, ils te préfèrent le postillon,
ce ministre aveugle de tes volontés! Ils le promènent en triomphe sur
la scène, ils lui réservent les parfums les plus suaves, les roulades
les plus flexibles. Ils ne refusent aucun laurier à sa gloire, et font
chanter ses louanges aux harmonieux accords de l’orgue de Barbarie. Ils
ont tout dit sur lui, tout... excepté ce qui est.

Là commence ta vengeance!... Ton fidèle portrait va faire justice de
leurs dédains.

Le conducteur est au civil ce que le hussard est au militaire:
même conscience de sa supériorité, même esprit de corps et
d’insubordination, même coquetterie dans la tenue; il n’est pas un
jeune gars dont le village soit traversé par une route royale plus ou
moins bien entretenue, pas une fille de ferme ou d’auberge au cœur plus
ou moins susceptible d’impression, qui puissent résister au pouvoir
d’attraction dont le conducteur, comme le hussard, semble avoir été
doué par la nature. Où chercher la cause de cette vertu puissante?
Réside-t-elle dans cette veste dont la coupe élégante et dégagée laisse
chez tous les deux deviner les formes du modèle, dans ces riches
brandebourgs dont les fils artistement tressés en spirales semblent
autant de liens indissolubles, dans ce _charivari_ enfin dont un cuir
élégamment ciré protége les parties inférieures?

Tous deux, il est vrai, sont soumis à une discipline sévère, à une
subordination passive à l’égard des chefs, depuis le colonel jusqu’au
brigadier, depuis l’administrateur jusqu’au contrôleur de bureau.
Au hussard, l’entretien pénible du fourniment; au conducteur, le
soin de sa ferrière[6]; au premier, l’inflexible théorie; au second,
l’inexorable règlement; au troupier, les corvées, la consigne et la
salle de police; au bourgeois, la mise à pied, la responsabilité la
plus étendue et les amendes qui, partant du chiffre 5, attribué aux
dernières peccadilles, suivent arithmétiquement la progression du délit
et s’élèvent, sans grand effort, jusqu’à 500 francs, punition ordinaire
de la fraude avec récidive.

  [6] On appelle ainsi la réunion des divers outils, tels que cric,
  hache, ciseau, etc, dont le conducteur doit toujours être muni,
  afin de parer en route aux accidents les plus ordinaires.

Ce sont là de rudes épines, mais on ne les connaît qu’à la pratique, et
les fleurs du métier jettent à l’extérieur un si vif éclat!

Est-il rien de plus séduisant en effet que la moustache retroussée,
le riche dolman, le colback bleu de ciel du hussard; rien de plus
entraînant que la casquette à la forme inclinée et gracieuse, que le
collet brodé, où l’or, l’argent et la soie se disputent coquettement
le soin de rendre le conducteur plus beau, la gloire de le faire plus
brillant? puis la sacoche de ce dernier renferme de nombreux écus dont
quelques-uns demeurent à chaque voyage, sa propriété. Décidément
l’avantage lui reste sur son concurrent...

Pour le conducteur, le langage des emblèmes n’a point vieilli; nouveau
chevalier toujours errant, sa dame est l’administration qu’il sert; on
la reconnaît à la couleur et à l’écusson qu’elle lui permet de porter.

Voyez celui-ci: le cornet d’or du paladin Roland brille à son cou, sa
belle est la _Royale_, et ce talisman, source de tant de merveilles,
explique les prodiges de richesse dont elle se glorifie encore sous nos
yeux.

Celui-là se pare du caducée d’argent: la _Générale_ est sa maîtresse;
en se plaçant sous l’aile de Mercure, elle invoque tout à la fois le
dieu des messagers et celui des commerçants, symbole ingénieux du
secours réciproque que doivent se porter ces deux industries.

Ce troisième enfin obéit aux lois de la _Française_; nouvellement
descendu dans la lice, il étale avec orgueil l’or et l’argent de sa
double branche de chêne. Puisse-t-elle être pour lui le rameau d’or!
«L’union fait la force:» telle est sa devise. Que Dieu et sa dame lui
soient en aide!

Combien d’emblèmes encore faut-il renoncer à décrire! ici la corne
d’abondance, là le rameau d’olivier, plus loin le chiffre entrelacé;
partout de l’éclat, de la dorure partout.

Arrière, arrière, vous autres tous qui usurpez ce nom, conducteurs de
coucous, de wagons, d’omnibus..., arrière! Parcourir, à l’aide d’une
mauvaise carriole, un chemin de quelques heures à peine; regarder sans
fatigue la vapeur dérouler ses mille anneaux de fumée; compter, le
jour entier, les pavés boueux de notre Lutèce; Est-ce là les fonctions
d’un véritable conducteur? Comme lui une fois assis sur votre siége,
avez-vous à votre tour des voyageurs à commander, des relayeurs à
menacer, des postillons à punir! _Grand roi_ sur votre voiture,
pouvez-vous comme lui vous exclamer: _L’administration, c’est moi!...._
Celui que vous parodiez se repose-t-il chaque soir dans un lit bien
chaud? trouve-t-il, à l’heure dite, son repas qui l’attend? n’a-t-il
à redouter comme vous ni le soleil brûlant des Landes, ni les glaces
du Jura? Non sans doute; privations de tout genre, dangers de toute
espèce, accidents de toute nature, voilà sa vie, sa vie de toutes les
heures, de tous les instants.

Place, place au vrai conducteur!

Il existe dans cette nombreuse famille vouée au culte des grandes
routes, différents genres bien tranchés, tous également faciles à
reconnaître. Nous citerons les principaux; ce sont: _la Jambe de
laine_, _le Fashion_, _la Bamboche_, _le Potin_, _le Flambant_, et
enfin _le Pur sang_.

_La Jambe de laine_ se reconnaît à son air gauche, à sa marche pesante,
à sa tenue sans goût, rehaussée, en dépit de l’uniforme, d’un col de
chemise d’une hauteur démesurée. Son accent est auvergnat ou flamand;
à ses oreilles se balancent agréablement deux grandes boucles d’or;
incapable, au moral comme au physique, de surveiller toutes les parties
de son chargement, chaque voyage est pour lui le sujet d’une perte
nouvelle. En route, le moindre accident apporte un retard considérable
à sa marche; sans autorité sur les postillons qui rient de sa
maladresse à escalader l’impériale, sans influence sur l’aubergiste
qui, lorsque son jour est venu, fort de son impéritie à manier la plume
et la parole, réchauffe à loisir et sans crainte de rapport, le dîner
de la veille; chevaux, repas, rien n’est prêt, rien n’obéit à sa voix.

La jambe de laine peut à elle seule désorganiser le service le mieux
monté, et, cependant, c’est un homme honnête, doux, économe, incapable
de s’approprier un centime mal acquis. Aussi se plaint-il pour la
première fois, lorsqu’enfin, dans son propre intérêt, on le force à
se retirer, et n’est-ce le plus souvent qu’après avoir absorbé les 4
ou 5,000 fr. de cautionnement déposés par lui suivant l’usage, qu’il
consent à retourner aux mottes et au charbon dont il n’aurait jamais dû
se séparer.

_Le Fashion_ est le Dandy, le Lion de la partie.

Jeune homme bien élevé, il s’est assis autrefois dans l’étude de
l’avoué ou dans le comptoir du marchand de nouveautés. Quelques
fredaines, le désir de voir le pays l’ont amené à changer d’état;
mais il ne peut entièrement perdre ses premières habitudes. Son linge
est toujours blanc, son uniforme du drap le plus fin, ses ongles
soigneusement conservés. Le cambouis, l’huile de pied de bœuf sont pour
lui des objets d’aversion. Sa parole est légèrement affectée; il aime à
étaler son savoir aux yeux des voyageurs fatigués de sa familiarité; sa
suffisance le fait haïr des directeurs de route et punir de ses chefs.

«_Il fait le monsieur._» Une fois prononcé par les camarades, ce mot
fatal vole rapidement sur la ligne que le fashion doit parcourir; il le
précède au relais, à l’auberge, dans les bureaux, partout... et, soit
envie, soit esprit de vengeance de la part de ceux qu’il y rencontre,
le service n’est jamais plus mal fait qu’en sa présence. Car avant
tout, dans notre métier de _Messagiste_, il faut prêcher d’exemple.

On a remarqué qu’aucun fashion n’avait encore pu blanchir sous la veste
du conducteur. Six mois, un an au plus, suffisent pour le guérir de ses
caprices voyageurs.

La jambe de laine et le fashion sont les deux plaies de toute
entreprise de diligences.

Également riches en défauts et en qualités, la _Bamboche_ et le _Potin_
forment deux variétés du genre, d’une nature tout à fait opposée.

L’un est la gaieté personnifiée; l’autre, la tristesse incarnée. Que
Démocrite et Héraclite reviennent en ce monde pour endosser la veste à
brandebourgs, et le premier sera bamboche, le second potin.

La bamboche rit de tout, plaisante sans cesse. Actif et intelligent, il
obtient par ses lazzis ce que le potin doit à son ton hargneux, à son
air renfrogné. Idole des postillons qui l’on surnommé le _bon enfant_,
il les grise à force de leur payer à boire et manque de verser, en
_blaguant_ sans relâche avec eux.

Son opposé ne dit mot et n’échappe que par miracle au même accident,
le postillon, ayant, au risque de se casser le cou à lui-même, tourné
court dans une descente, pour se venger d’un _pourboire_ retenu à la
course précédente.

L’un et l’autre manient bien la courroie et les guides; le métier leur
est familier; le détail d’une voiture, parfaitement connu. Ils seraient
sans reproche, si toujours disposé à se plaindre de tout et de tous, le
potin ne soufflait parfois la cabale et si la bamboche ne le secondait
par cela seul qu’il se promet de trouver du plaisir dans les troubles
intérieurs qui en seront la suite; et puis, l’un est maussade avec les
voyageurs; l’autre, trop jovial. C’est le potin qui, pour ne pas perdre
la place qu’il s’est ménagée sur le _pavillon_, afin de dormir plus à
l’aise, refuse, malgré les plus vives prières, de charger la boîte où
repose le chapeau destiné à orner le front d’une jolie voyageuse; c’est
la bamboche qui, bravant le règlement, s’assied avec hardiesse dans le
coupé, sollicite et obtient parfois de la belle qui l’occupe seule, des
arrhes que cette fois il négligera de porter sur _feuille_.

Tous deux sont également bien avec les employés du fisc et les agents
de l’ordre public; celui-ci excite leur hilarité, et chacun sait que
faire rire un gendarme, c’est le désarmer; celui-là, grâce à ses formes
âpres, grâce à son extérieur de grognard, n’est pas même soupçonné;
aussi avec eux rien de plus rare que les procès-verbaux, ou les
_amendes_. L’état deviendrait pauvre, je vous assure, si le potin et la
bamboche trônaient exclusivement sur le siége des voitures publiques.

Mais heureusement pour lui, le _Flambant_ existe. Cette espèce,
toujours en guerre avec les droits réunis dont, par instinct, elle
réussit souvent à tromper les agents, est l’objet d’une surveillance
particulière de leur part. Semblables à l’épervier qui mire
l’hirondelle en planant sur sa tête, ils s’attachent à ses pas. ils
épient ses moindres mouvements, mesurent sa marche des yeux et quand
ils peuvent la saisir, comme ils l’étreignent avec joie, comme ils lui
vendent cher sa liberté, cette liberté dont elle est si jalouse!

Le flambant se reconnaît à cent signes divers; sa tenue plus riche,
plus soignée, dépasse toujours l’ordonnance; de quelque sévérité qu’on
use à son égard, on le rendrait plutôt muet que de l’empêcher de
porter un galon plus large, une tresse plus fournie; tantôt il pare
sa casquette d’un gland d’officier; tantôt, au jour du départ il se
ceint le corps d’une large écharpe rouge. La chaîne en cheveux, la
montre d’or, le jabot complètent sa toilette fanfaronne. Son front est
empreint d’une mâle hardiesse, à laquelle se mêle une teinte prononcée
d’insolence; une large mouche décore son menton; les mains dans les
poches, les jambes écartées, il aime à se _poser_; quoique soumis à
une certaine oscillation volontaire, sa démarche est aisée, gracieuse
même; aussi pas une Charlotte de taverne, pas une Paméla d’hôtel ne
peut lui résister. Il serait plus facile de nombrer les innombrables
petits verres dont chaque jour il abreuve son gosier, que de compter
les succès qui l’attendent sur sa route.

Le flambant s’estime égal à tous, et bien supérieur aux simples
employés pour lesquels il ne consent qu’à grand renfort d’amendes à
porter le bout des doigts à l’extrême bord de sa coiffure. Généreux
du reste, sa bourse s’ouvre d’elle-même à la première pensée d’une
action charitable; ses camarades le trouvent toujours prêt à
l’occasion; néanmoins, ils ne l’aiment pas; jaloux de ses promptes
arrivées, de sa témérité, de son talent à sonneries fanfares, que
sais-je? ils lui prodiguent en arrière les noms d’_avale-tout_, de
_gâte-métier_, et cependant ils s’efforcent à l’imiter et y réussissent
merveilleusement... quant aux défauts.

Malheur à qui oserait médire devant lui de l’administration qu’il
représente! La concurrence est son rêve, sa félicité, son dieu. Rude
jouteur, il met hors de combat les champions et les chevaux qui luttent
avec lui, et ne craint pas, pour _brûler_ un rival, de descendre la
côte au triple galop, imprudence extrême que couronne le plus souvent,
il faut le dire, un extrême bonheur.

C’est lui qui dans sa verve distribue les _noms de guerre_; c’est
lui qui enrichit le dictionnaire messagiste de quelque mot nouveau;
dans sa bouche, la voiture devient _une bagnole_ ou _une ferrayeuse_,
l’inspecteur de route _un christ_, le renvoi de l’administration, un
_balancement_, etc., etc.

Rempli d’effroi pour le mariage, les médisants prétendent qu’il ne
craint pas la bigamie. Quoi qu’il en soit, il respecte les convenances,
et la femme de Lyon ne connaît jamais celle de Paris.

Son jeu favori est le billard où il excelle; le piquet et les dominos
reçoivent parfois ses hommages.

J’aurais un faible pour le _Fringant_, si la fraude et quelque peu
de contrebande ne venaient de temps à autre ternir sa gloire; mais
son imagination ne peut demeurer inactive; il faut un but à ses
inventions toujours neuves, souvent ingénieuses, et, par malheur,
c’est le commerce qu’il choisit pour objet de leur application: non
pas ce négoce honnête qui, soumis aux lois, paie bourgeoisement tout
ce qu’on lui demande, mais cette industrie coupable qui ne connaît ni
frontières, ni règlements, ni tarifs. Étrange anomalie des sentiments
qui fermentent dans le cœur humain! Ce même homme que l’idée du
moindre larcin ferait rougir, vole sans honte les revenus publics, et
sa probité, à l’épreuve en tout autre cas, ne sent aucun remords des
recettes fraudées à ses patrons. Cette action l’ennoblit à ses yeux, et
rien ne lui semble plus digne de pitié qu’un confrère qui ne sait pas
_travailler_.

Préférable aux autres genres, le fringant à son tour ne peut entrer
en parallèle avec le conducteur _Pur sang_; celui-là est vraiment le
modèle des conducteurs. Pourquoi faut-il que l’espèce en soit si rare!

Le conducteur _pur sang_ n’est plus de la première jeunesse; vert
encore, ses cheveux rares et grisonnants annoncent de longs et
honorables services; son embonpoint prononcé, partage ordinaire des
hommes de cheval et de voiture, loin de nuire à son extérieur, lui
donne un certain aplomb qui lui sied à ravir. Joignez à cela l’accent
allemand, la pipe d’écume ou de buis, complément indispensable de
la tenue, d’ailleurs strictement conforme à l’ordonnance, et vous
reconnaîtrez dans cet ensemble le _chique_ du métier auquel, parmi tant
d’aspirants, si peu d’élus peuvent atteindre.

Trois objets se partagent presque également le cœur du vrai conducteur:
sa voiture, sa femme et son chien.

Il m’en coûte de mettre l’_épouse_ en seconde ligne, mais avant tout un
historien doit être vrai, et si un doute peut être admis dans l’ordre
de ses affections, je suis forcé d’avouer que ce n’est réellement
qu’entre les deux dernières.

Le chien est si fidèle! Compagnon inséparable de son maître, il lui
fait oublier les ennuis de la route, veille à la sûreté de son coffre,
quand il descend; s’assied éveillé près de lui lorsqu’il dort, le
flatte à son réveil.

D’un autre côté, bonne ménagère et nourrie dans les vieilles
traditions, la femme, pendant l’absence du mari, fait prospérer le
commerce de comestibles qu’il alimente à son retour; restée en dehors
du tourbillon de luxe qui entraîne aujourd’hui toutes les classes
de la société, elle a conservé son allure plébéienne, et ne cherche
à s’élever que par ses enfants, en leur donnant une éducation plus
soignée que celle de leur père.

Néanmoins parvenus à l’âge voulu, ceux-ci s’élancent, pour la plupart,
sur l’impériale, habitués qu’ils sont dès leur premier âge à la
regarder comme leur patrie, et continuent noblement la carrière ouverte
devant eux. C’est ainsi que de nos jours le pur sang se perpétue:
puisse-t-il ne rien perdre de sa verdeur en coulant dans des veines
plus jeunes, de son éclat, en vivifiant des tiges cultivées à plus
grands frais!

Rien n’égale l’amour du conducteur pour sa voiture: c’est la tendresse
d’une mère pour son nouveau-né, la première passion d’un cœur de seize
ans; il la contemple avec délices, et, dans le voyage, le moindre choc
vient-il à l’atteindre, comme son œil inquiet cherche à sonder la
plaie, comme sa main habile trouve dans sa ferrière le remède propre à
guérir la blessure!

Chéri de tous, une nombreuse clientèle attend _son tour_ pour partir;
ce jour venu, il reconnaît lui-même à l’avance chacun des articles qui
lui sont confiés, indique aux chargeurs les colis dont se composera
le _talon_[7], visite les _agrès_[8], la _bâche_, et, son inspection
terminée, lorsque les chevaux hennissent, impatients de franchir la
barrière, lorsque l’heure du départ commence à vibrer, regardez-le
donner le signal, et, le portefeuille dans les dents, s’élançant d’un
seul bond au sommet de son siége, ne quitter la courroie que pour
entonner la fanfare d’adieu.

  [7] Le talon est la partie du chargement placée à l’extrémité du
  pavillon. Sa hauteur combinée avec celle de la voiture ne doit
  pas, suivant les règlements de police, dépasser 3 mètres à partir
  du sol.

  [8] Le sabot, la mécanique, etc.

La voiture roule; dès lors ce n’est plus un simple mortel, c’est
un demi-dieu sur son char de triomphe; à lui les vertes campagnes,
les coteaux dorés, les riants vallons qu’il va parcourir; à lui les
meilleurs postillons, les chevaux les plus frais, les mets les plus
succulents!

Le pauvre villageois, auquel un jour il épargna la fatigue de
quelques lieues, en le recevant gratis dans sa voiture, s’incline à
son approche; la jeune fille lui sourit, car c’est avec lui que son
prétendu partit l’an dernier pour la grande ville, c’est lui qui doit
bientôt, elle l’espère du moins, le ramener toujours tendre, toujours
fidèle... L’enfant lui-même l’accompagne de ses cris joyeux, sûr de
recevoir quelque douceur, prix accoutumé de son innocente flatterie.

Tel est le père François; le récit d’un fait vrai achèvera de le
peindre.

C’était un soir de l’été dernier, le soleil avait projeté ses derniers
rayons de feu et un ciel pur annonçait une de ces belles nuits si
désirables, à cette époque de l’année, pour le repos du voyageur.

Soudain l’air fraîchit; un point gris paraît à l’horizon, grandit,
s’approche... A de larges gouttes succèdent des torrents de pluie sous
lesquels la route disparaît, labourée en tous sens. La faible lumière
de la lanterne s’est éteinte aux premiers souffles de l’ouragan;
l’obscurité serait complète, si de fréquents éclairs ne permettaient
encore de se conduire.

Le père François calme l’effroi des voyageurs, soutient l’énergie du
postillon dont il suit tous les mouvements. Seul, il semble lutter
contre les éléments réunis.

Mais bientôt la tempête redouble de fureur; effrayés des éclats répétés
du tonnerre, excités par les cris de terreur qui partent de la voiture,
les chevaux n’obéissent plus à la main mal assurée qui les guide. Ils
se jettent dans le débord... Une seconde encore, et la diligence va
disparaître entraînée dans le ravin... Déjà elle balance incertaine
au bord de l’abîme... La stupeur a rendu les bouches muettes, silence
solennel qu’interrompt aussitôt une chute pesante, répétée par la
montagne avec fracas...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les voyageurs sont sauvés... grâce au sang-froid et à l’intrépidité du
père François, dont l’œil exercé avait à l’avance mesuré le danger.
Sauter à terre au moment le plus périlleux, couper les traits d’une
main ferme et adroite avait été pour lui l’affaire d’un instant, et les
chevaux seuls roulaient dans le précipice......
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’orage une fois calmé, les voyageurs gagnent à pied le bourg voisin et
y réclament les secours nécessaires.

Quant au père François, une seule pensée le préoccupe, son regard
inquiet interroge toutes les parties de sa voiture, et lorsque cette
visite lui a appris qu’elle n’a rien souffert, lorsqu’un nouveau relais
l’a mis à même de continuer sa route, il rejoint sa petite caravane.

On l’entoure, on le félicite; alors seulement on s’aperçoit qu’un
mouchoir plein de sang soutient son bras.... Il a été blessé. Les
éloges redoublent, on lui offre des soins pour le présent, de l’argent
pour l’avenir.

Insensible à tout, sauf aux attraits d’un verre de cognac: _C’est le
métier_, dit-il, _j’ai vu mieux que ça.--En voiture, messieurs._

Puis s’adressant au postillon et levant le coude à la hauteur du
menton, de manière à lui faire comprendre la récompense qui l’attend:
«_Toi, Propre à rien, rattrape le temps perdu... sauvons-nous!_»

Le père François n’est pas le seul qui eût agi ainsi.

Des circonstances analogues ne se présentent que trop souvent dans la
vie aventureuse du conducteur, et son dévouement est d’autant plus
grand qu’il est moins connu, son courage d’autant plus vrai qu’il ne
lui procure aucune gloire.

Honneur donc, trois fois honneur au conducteur pur sang, AU VRAI
CONDUCTEUR!

  =J. HILPERT.=



[Illustration: LE NOTAIRE]

[Tête de page]

LE NOTAIRE.


VOUS voyez un homme gros et court, bien portant, vêtu de noir, sûr de
lui, presque toujours empesé, doctoral, important surtout! Son masque
bouffi d’une niaiserie papelarde, qui d’abord jouée a fini par rentrer
sous l’épiderme, offre l’immobilité du diplomate, mais sans la finesse,
et vous allez savoir pourquoi. Vous admirez surtout un certain crâne
couleur beurre frais qui accuse de longs travaux, de l’ennui, des
débats intérieurs, les orages de la jeunesse et l’absence de toute
passion. Vous dites: Ce monsieur ressemble extraordinairement à un
notaire. Le notaire long et sec est une exception. Physiologiquement
parlant, le notariat est absolument contraire à certains tempéraments.
Ce n’est pas sans raison que Sterne, ce grand et fin observateur,
a dit: _le petit notaire_! Un caractère irritable et nerveux, qui
peut encore être celui de l’avoué, serait funeste à un notaire:
il faut trop de patience, tout homme n’est pas apte à se rendre
insignifiant, à subir les interminables confidences des clients, qui
tous s’imaginent que leur affaire est la seule affaire; ceux de l’avoué
sont des gens passionnés, ils tentent une lutte, ils se préparent à
une défense. L’avoué, c’est le parrain judiciaire; mais le notaire
est le souffre-douleur des mille combinaisons de l’intérêt, étalé
sous toutes les formes sociales. Oh! ce que souffrent les notaires
ne peut s’expliquer que par ce que souffrent les femmes et le papier
blanc, les deux choses les moins réfractaires en apparence: le notaire
résiste énormément, mais il y perd ses angles. En étudiant cette figure
effacée, vous entendez des phrases mécaniques de toute longueur, et,
disons-le, plusieurs lieux communs! L’artiste recule épouvanté. Chacun
se dit affirmativement: Ce monsieur est notaire. Il est perdu, celui
qui donne lieu à ces étranges soupçons, car le notaire a créé _l’air
notaire_, expression devenue proverbiale. Eh bien! cet homme est une
victime. Cet homme épais et lourd fut espiègle et léger, il a pu avoir
beaucoup d’esprit, il a peut-être aimé. Arcane incompris, vrai martyr,
mais volontairement martyr! être mystérieux, aussi digne de pitié
quand tu aimes ton état que quand tu le hais, je t’expliquerai, je
te le dois! Bon homme et malicieux, tu es un Sphinx et un Œdipe tout
à la fois; tu as la phraséologie obscure de l’un et la pénétration
de l’autre. Tu es incompréhensible pour beaucoup, mais tu n’es pas
indéfinissable. Te définir, ce sera peut-être trahir bien des secrets
que, selon Bridoison, l’on ne se dit qu’à soi-même.

Le notaire offre l’étrange phénomène des trois incarnations de
l’insecte, mais au rebours: il a commencé par être un brillant
papillon, il finit par être une larve enveloppée de son suaire et
qui, par malheur, a de la mémoire. Cette horrible transformation d’un
clerc joyeux, gabeur, rusé, fin, spirituel, goguenard, en notaire, la
société l’accomplit lentement; mais, bon gré, mal gré, elle fait le
notaire ce qu’il est. Oui, le type effacé de leur physionomie est celui
de la masse: les notaires ne représentent-ils pas votre terme moyen,
honorables médiocrités que 1830 a intronisées? Ce qu’ils entendent,
ce qu’ils voient, ce qu’ils sont forcés de penser, d’accepter, outre
leurs honoraires; les comédies, les tragédies qui se jouent pour eux
seuls devraient les rendre spirituels, moqueurs, défiants; mais à eux
seuls il est interdit de rire, de se moquer et d’être spirituels:
l’esprit chez un notaire effaroucherait le client. Muet quand il parle,
effrayant quand il ne dit rien, le notaire est contraint d’enfermer
ses pensées et son esprit, comme on cache une maladie secrète. Un
notaire ostensiblement fin, perspicace, capricieux, un notaire qui ne
serait pas rangé comme une vieille fille, épilogueur comme un vieux
sous-chef, perdrait sa clientèle. Le client domine sa vie. Le notaire
est constamment couvert d’un masque, il le quitte à peine au sein
de ses joies domestiques; il est toujours obligé de jouer un rôle,
d’être grave avec ses clients, grave avec ses clercs, et il a bien
des raisons d’être grave avec sa femme! il doit ignorer ce qu’il a
bien compris et comprendre ce qu’on ne veut pas lui trop expliquer.
Il accouche les cœurs! Quand il en a fait sortir des monstres que le
grand Geoffroy Saint-Hilaire ne saurait mettre en bocal, il est forcé
de se récrier:--Non, monsieur, vous ne ferez pas cet acte, il est
indigne de vous. Vous vous abusez sur l’étendue de vos droits (phrase
honnête au fond de laquelle il y a, vous êtes un fripon). Vous ignorez
le vrai sens de la loi, _ce qui peut arriver au plus honnête homme du
monde_; mais, monsieur, etc.... Ou bien:--Non, madame; si j’approuve
le sentiment naturel, et jusqu’à un certain point honorable qui vous
anime, je ne vous permettrai pas de prendre ce parti. Paraissez
toujours honnête femme, même après votre mort. Quand la nomenclature
des vertus et des impossibilités est épuisée, quand le client ou la
cliente sont ébranlés, le notaire ajoute:--Non, vous ne le ferez pas;
et moi, d’ailleurs, je vous refuserais mon ministère! Ce qui est la
plus grande parole que puisse lâcher un officier ministériel.

Les notaires sont effectivement des officiers: peut-être leur vie
est-elle un long combat? Obligés de dissimuler sous cette gravité de
costume leurs idées drolatiques, et ils en ont! leur scepticisme, et
ils doutent de tout! leur bonté, les clients en abuseraient! forcés
d’être tristes avec des héritiers qui souvent crèveraient de rire s’ils
étaient seuls, de raisonner des veuves qui deviennent folles de joie,
de parler mort et enfants à de rieuses jeunes filles, de consoler les
fils par des totaux d’inventaire, de répéter les mêmes paroles et les
mêmes raisonnements à des gens de tout âge et de tout étage, de tout
voir sans regarder, de regarder sans voir, de se mettre fictivement
en colère, de rire sans raison, de raisonner sans rire, de faire de
la morale comme les cuisiniers font de la sauce, les notaires sont
hébétés, par la même raison qu’un artilleur est sourd. Il y a plus de
sots que de gens d’esprit, autrement le sot serait l’être rare, et
le notaire, obligé de se mettre au niveau de son client, se trouve
constamment à dix degrés au dessous de zéro: chacun connaît la force
de l’habitude, ce rôle devient une seconde nature. Les notaires se
matérialisent donc l’esprit, hélas! sans se spiritualiser le corps.
Sans autre caractère que leur caractère public, ils deviennent ennuyeux
à force d’être ennuyés. Perdus par l’usage des lieux communs dans
leur cabinet, ils les importent dans le monde. Ils ne s’intéressent à
rien à force de s’intéresser à tout, ils arrivent à la plus parfaite
indifférence en trouvant l’ingratitude au bout de tous les services
rendus, et deviennent enfin cette création pleine de contradictions
cachées sous une couche de graisse et de bien-être, ce petit homme
arrondi, doux et raisonneur, phraseur et parfois concis, sceptique
et crédule, pessimiste et optimiste, très bon et sans cœur, pervers
ou perverti, mais nécessairement hypocrite, qui tient du prêtre, du
magistrat, du bureaucrate, de l’avocat, et dont l’analyse exacte
défierait La Bruyère s’il vivait encore. Eh bien! cet homme a ses
grandeurs, mais ce qui rend le notaire grand est précisément ce qui
le fait si petit: témoin de tant de perversités, non pas spectateur,
mais directeur du théâtre de l’intérêt, il doit demeurer probe; il voit
creuser le lac Asphaltite où s’engloutiront les fortunes, sans pouvoir
y pêcher; il minute l’acte aux commandites, et doit se tenir sur le
seuil de la gérance comme un marchand de piéges qui ne s’intéresse ni à
la proie ni au chasseur. Mais aussi quelles incarnations différentes,
quel travail! Jamais essieu ne fut mieux battu, ni plus essayé. Admirez
ses transitions, et voyez si la nature, qui met tant de temps et de
soins à faire quelque magnifique coquille, n’est pas surpassée ici par
la civilisation dans ce produit crustacé nommé le notaire?

Tout notaire a été deux fois clerc, il a pratiqué plus ou moins
longtemps la procédure: pour savoir prévenir les procès, ne faut-il pas
les avoir vu naître. Après deux ans de cléricature chez un avoué, ceux
qui conservent des illusions sur la nature humaine ne seront jamais ni
magistrats, ni notaires, ni avoués: ils deviennent actionnaires. De
l’étude d’un avoué le clerc s’élance dans une étude de notaire. Après
avoir observé la manière dont on se joue des contrats, il va étudier la
manière dont on les fait. S’il ne procède pas ainsi, le futur notaire
a pris l’état par ses commencements, il s’est engagé petit clerc comme
on s’engage soldat pour devenir général: plus d’un notaire de Paris fut
saute-ruisseau. Après cinq ans de stage dans une ou plusieurs études
de notaires, il est difficile d’être un jeune homme pur: on a vu les
rouages huileux de toute fortune, les hideuses disputes des héritiers
sur les cadavres encore chauds. Enfin, on a vu le cœur humain aux
prises avec le Code. Les clients d’une étude exercent une horrible et
active corruption sur la cléricature. Le fils s’y plaint du père, la
fille de ses parents. Une étude est un confessionnal où les passions
viennent vider le sac de leurs mauvaises idées, consulter sur leurs
cas de conscience en cherchant des moyens d’exécution. Y a-t-il rien
au monde de plus dissolvant que les inventaires après décès? Une mère
meurt entourée des respects et de la tendresse de sa famille. Quant,
en fermant les yeux, le rideau tombe sur la farce jouée, le notaire et
son clerc trouvent les preuves d’une vie intime épouvantable, il les
brûlent; puis ils écoutent le panégyrique le plus touchant de la sainte
créature ensevelie depuis quelques jours, ils sont forcés de laisser à
cette famille ses illusions, ils se taisent par un sublime mensonge;
mais quels rires, quels sourires, quels regards, le patron et son
clerc n’échangent-ils pas en sortant? Pour eux, le politique immense
qui trompait l’Europe était trompé comme un enfant par une femme: sa
confiance avait le ridicule de celle du malade imaginaire avec Beline.
Ils cherchent quelques papiers utiles chez un homme dit vertueux et
bienfaisant, sur la tombe duquel on a brûlé l’encens de l’éloge et fait
partir les décharges les plus honorables de l’artillerie des regrets;
mais ce magistrat, ce vénérable vieillard était un débauché. Le clerc
emporte une horrible bibliothèque qui se partage dans l’étude. Par un
usage et par un calembour immémorial, les clercs s’emparent de tout ce
qui peut offenser la morale publique ou religieuse et qui déshonorerait
le mort. Ces choses infâmes constituent la _cote_ G. Personne n’ignore
que les notaires cotent par les lettres de l’alphabet les papiers, les
documents et les titres. La cote G (j’ai) contient tout ce que prennent
les clercs.--_Y a-t-il de la cote_ G? est le cri de l’étude quand le
second clerc revient d’un inventaire.

Le partage fini, le diable inspire les commentaires qui se font entre
la poire cuite du troisième clerc, le fromage du second et la tasse
de chocolat du principal. Croyez-vous que sept ou huit gaillards,
dans la force de l’âge et de l’esprit, ennnuyés du travail le plus
ennuyeux, aplatis sur des pupitres à copier des actes, à étudier des
liquidations, échangent des maximes de Fénelon et de Massillon au
moment où, le patron sorti, restés seuls, ils prennent une petite
récréation? L’esprit français, comprimé par les cartons poudreux du
minutier, éclate en saillies et recule les limites du drolatique. La
langue de Rabelais y a le pas sur celle de Florian. On y devine les
intentions des clients, on commente leurs friponneries, on les bafoue.
Si les clercs ne bafouaient pas les clients, ils seraient des monstres:
ils seraient notaires avant le temps. Ces débuts de la pensée dans
la froide carrière du calcul ou du libertinage sont terminés par le
grand mot du principal: «Allons, messieurs, on ne fait rien ici!» Ce
qui certes est vrai. Le clerc parle beaucoup, il conçoit tout et reste
vertueux comme un as de pique, faute d’argent. La grande plaisanterie
des études à l’égard des nouveau-venus est de leur présenter comme
existants de chimériques, de monstrueux usages: quand le clerc y croit,
le tour est fait. On rit.

Ces plaisants concertos ont lieu devant un petit garçon de dix à douze
ans, l’espoir de sa famille, à tête blonde ou noire, à l’œil vif, le
petit clerc! cet empereur des gamins de Paris qui joue le rôle de fifre
dans cet orchestre où chantent les désirs et les intentions, où tout
se dit, où rien ne s’exécute. Il sort des mots profonds de cette petite
bouche parée de perles, de ces lèvres roses qui se flétriront si vite.
Le petit clerc joute de corruption avec les clercs, sans connaître la
portée de sa parole. Une observation expliquera le petit clerc. Tous
les matins au bureau de la légalisation des signatures notariales, il
y a une assemblée de petits clercs qui frétillent comme des poissons
rouges dans un bocal, et qui font tellement enrager le personnage vieux
et soucieux chargé de ce service, qu’il est à peine à l’abri de ces
jeunes tigres derrière son grillage. Cet employé (il a failli perdre
l’esprit) aurait besoin d’un ou deux sergents de ville dans son bureau.
On y a songé. Le préfet de police a craint pour ses sergents. Ce que
disent ces petits clercs ferait dresser les cheveux à un argousin, et
ce qu’ils font attristerait Satan. Ils se moquent de tout, savent tout
et disent tout, ne pouvant encore rien faire. Ils composent à eux tous
une espèce de télégraphe singulier qui transmet dans les études et au
même moment toutes les nouvelles du notariat. La femme d’un notaire
a-t-elle mis un de ses bas à l’envers, a-t-elle trop toussé la nuit,
a-t-elle eu des querelles avec son mari, le bas, le haut, le milieu,
tout se sait par les cent petits clercs du notariat parisien, en
rapport au Palais avec les cent petits clercs des avoués.

Jusqu’au grade de troisième clerc, les jeunes gens qui se destinent
au notariat ressemblent assez à des jeunes gens. Un troisième clerc a
déjà vingt ans: il commence a pâlir devant les contrats de vente, il
étudie les liquidations, il pioche son droit s’il ne l’a pas pratiqué
chez un avoué, il porte les sommes importantes à l’enregistrement, il
va recevoir sur les contrats de mariage les signatures des personnages
éminents, il aperçoit dans la discrétion et la probité l’élément de
son état. Déjà le jeune homme prend l’habitude de ne pas tout dire, il
perd cette gracieuse spontanéité de mouvement et de langage qui mérite
ce reproche: Vous êtes un enfant! à quiconque la garde, à l’artiste,
au savant, à l’écrivain. Ne pas être discret, ne pas être probe,
pour un troisième clerc, c’est renoncer au notariat. Chose étrange!
les deux éminentes vertus de l’état préexistent dans l’atmosphère
des études. Peu de clercs ont subi deux remontrances à ce sujet. A
la seconde, d’ailleurs, ils seraient renvoyés et déclarés incapables
d’être dans les affaires. Au second clerc commence la responsabilité.
Caissier de l’étude, il tient le répertoire, il est chargé du scel,
de la signature, de l’enregistrement en temps utile, de la collation
des actes. Le troisième clerc rit déjà moins que les autres, mais le
second clerc ne rit plus: il met plus ou moins de gaieté dans ses
mercuriales, il est plus ou moins sardonique; mais il sent déjà sur
ses épaules le petit manteau officiel. Cependant il est plus d’un
second clerc qui se mêle encore à la vie des clercs, il fait encore
quelques parties de campagne, il se risque à la Chaumière: mais alors
il n’a pas vingt-cinq ans: à cet âge tout second clerc pense à traiter
de quelque charge en province, effrayé du prix des études à Paris,
lassé de la vie parisienne, content d’une destinée modeste, pressé
d’être, selon la plaisanterie consacrée, son propre patron, et de se
marier. Les piocheurs de la confrérie des clercs ont un divertissement
particulier appelé _conférence_. L’esprit de la conférence consiste à
se réunir dans un local quelconque pour y agiter les questions ardues
de la jurisprudence; mais ces assemblées aboutissent toujours à des
déjeuners dominicaux, payés par les amendes encourues. On y parle
beaucoup, chacun en sort persistant dans son opinion, absolument comme
à la Chambre, mais il y a le vote de moins.

Là se termine la première incarnation. Le jeune homme s’est façonné
lentement, il a eu peu de jouissance: les clercs sortent tous de
familles plus ou moins laborieuses, où leur enfance a été sans cesse
rebattue de ce mot: Fais fortune! Ils ont travaillé du matin au soir
sans quitter l’étude. Les clercs ne peuvent se livrer à aucune passion;
leurs passions polissent l’asphalte des boulevards, elles doivent se
dénouer aussi promptement qu’elles se nouent, et tout clerc ambitieux
se garde bien de perdre son temps en aventures romanesques; il a
enterré ses fantasques idées dans ses inventaires, il a dessiné ses
désirs en figures bizarres sur son garde-main, il ignore entièrement
la galanterie, il tient à honneur de prendre cet air indéfinissable
qui participe à la fois de la rondeur des commerçants et du bourru
des militaires, que souvent les gens d’affaires outrent pour se faire
valoir ou pour élever par leurs manières des chevaux de frise entre eux
et les exigences des clients ou des amis.

Enfin, tous ces clercs rieurs, gabeurs, spirituels, profonds, incisifs,
perspicaces, arrivés au principalat, sont à demi notaires. La grande
affaire du maître clerc est de donner à penser que sans lui le patron
ferait de fameuses boulettes. Il tyrannise quelquefois son patron, il
entre dans son cabinet pour lui soumettre des observations, il en sort
mécontent. Il est beaucoup d’actes sur lesquels il a droit de vie et
de mort, mais il est des affaires que le patron seul peut nouer et
conduire; généralement, il est à la porte de toute les confidences
sérieuses. Dans beaucoup d’études, le premier clerc a un cabinet
qui précède celui du patron. Ces premiers clercs ont alors un degré
d’importance de plus. Les premiers clercs, qui signent _pp{al}_ et
s’appellent entre eux _mon cher maître_, se connaissent, se voient et
se festoient sans admettre d’autres clercs. Il est un moment où le
premier clerc ne pense qu’à traiter, il se faufile alors partout où
il peut soupçonner l’existence d’une dot. Il devient sobre, il dîne à
deux francs quand il n’est pas nourri chez le patron, il affecte un
air posé, réfléchi. Quelques-uns empruntent de belles manières et se
donnent des lunettes afin d’augmenter leur importance, ils deviennent
alors très visiteurs, et dans les ménages riches, ils lâchent des
phrases dans le genre de celle-ci: «J’ai appris par le beau-frère
de monsieur votre gendre que madame votre fille est rétablie de son
indisposition.» Le maître clerc connaît les alliances bourgeoises,
comme un ministre français auprès d’une petite cour allemande connaît
celle de tous les principicules. Ces sortes de premiers clercs
professent des principes conservateurs et paraissent extrêmement
moraux; ils se gardent bien de jouer publiquement à la bouillotte; mais
ils prennent leur revanche dans leurs réunions entre maîtres clercs,
qui se terminent par des soupers bien supérieurs à ceux des dandies,
et dont le dénouement leur évite de jamais faire aucune sottise
sentimentale: un premier clerc amoureux est plus qu’une monstruosité,
c’est un être incapable. Depuis environ une douzaine d’années, sur
cent premiers clercs il en est une trentaine emportés par le désir
d’arriver qui abandonnent l’étude, se font commanditaires d’entreprises
industrielles, directeurs d’assurances, hommes d’affaires; ils
cherchent une charge sans finance, et peuvent ainsi conserver une
physionomie: ils restent à peu près ce que la nature les a faits.
Après sept ou huit ans d’exercice, vers trente-deux à trente-six ans,
le principal est pendant quelques jours visiblement perturbé: il est
atteint par une charge au cœur. Mais dans aucune partie, ni dans
l’église, ni dans le militaire, ni à la cour, ni sur le théâtre même,
il n’y a de changement analogue à celui qui se fait chez cet homme,
en un moment, du jour au lendemain. Dès qu’il est reçu notaire, il
prend ce visage de bois qui le rend plus notaire qu’il ne l’est avec
son petit manteau officiel. Il a les façons les plus solennelles, les
plus graves, avec les premiers clercs ses amis, qui cessent aussitôt
d’être ses amis. Il est entièrement dissemblable de l’homme qu’il était
la veille; le phénomène de sa troisième incarnation entomologique est
accompli: il est notaire.

Frappés des désavantages de leur position au centre d’une ville pleine
de jouissances, qui tend sa robe à tout venant, qui la relève d’une
façon si séduisante à l’Opéra, les notaires au désespoir d’être, dans
leur vêtement moral, comme des bouteilles de vin de Champagne dans
la glace, froids et pétillants, comprimés et animés: sous l’Empire,
les notaires avaient établi, disait-on, à mots couverts dans les
études, une société de riches notaires, laquelle était au notariat ce
qu’une soupape est dans une machine à vapeur. Secrètes étaient les
assemblées, secrets étaient les intermèdes, étrangement drolatique
était le nom de cette société, où le grand commanditaire était le
plaisir, où Paphos, Cythère et même Lesbos étaient membres du conseil
de discipline, où l’argent, principal nerf de cette association
mystérieuse et joyeuse, abondait. Que ne disait pas l’histoire? On y
mangeait beaucoup d’enfants, on déjeunait de petites filles, on soupait
de mères, on ne s’apercevait plus ni de l’âge ni du sexe, ni de la
couleur des grand’mères sur le matin, après des bouillottes échevelées.
Héliogabale et les empereurs n’étaient que des petits clercs auprès
de ces grands et gros notaires impériaux, dont le moins intrépide, le
lendemain, apparaissait grave et froid comme si son orgie n’avait été
qu’un rêve. Aussi, grâce à cette institution où le notaire déversait
les inspirations du malin esprit, le notariat parisien eut-il alors
moins de faillites à compter que sous la Restauration. Peut-être cette
histoire est-elle un conte. Aujourd’hui les notaires parisiens ne
sont plus autant liés qu’autrefois, ils se connaissent moins, leur
solidarité s’est dénouée avec les transmissions trop répétées des
offices. Au lieu d’être notaire quelque trente ans, la moyenne de
l’exercice est de dix ans au plus. Un notaire ne pense qu’à se retirer:
ce n’est plus le magistrat des intérêts, le conseil des familles; il a
tourné trop au spéculateur.

Le notaire a deux manières d’être: attendre les affaires ou les aller
chercher. Le notaire qui attend est le notaire marié, digne; il est le
notaire patient, écouteur, qui discute et tâche d’éclairer ses clients.
Il est susceptible de voir tomber son étude. Ce notaire a trois saints
différents: il se tortille en s’inclinant devant le grand seigneur; il
salue en balançant la tête le client riche, donne un petit coup de tête
aux clients dont la fortune se dérange, et ouvre sa porte sans saluer
aux prolétaires. Le notaire qui cherche les affaires est le petit
notaire à marier: il est encore maigre, il va dans les bals et les
fêtes, il court le monde, il y prend des airs penchés, il s’y insinue,
il transporte l’étude dans les nouveaux quartiers, et ne nuance pas ses
saluts: il saluerait la colonne de la place Vendôme. On dit du mal
de lui, mais il se venge par ses succès. Le vieux notaire complaisant
et bourru est une figure presque disparue. Le notaire, maire de
son arrondissement, président de sa chambre, chevalier d’un ordre
quelconque, honoré par le notariat entier, et dont le portrait décorait
tous les cabinets de notaire, qui respirait enfin l’air parlementaire
des conseillers d’avant la révolution, est le phénix de l’espèce: il ne
se retrouvera plus.

Le notaire pourrait se consoler des affaires par l’amour conjugal,
mais pour lui le mariage est plus pesant que pour tout autre homme.
Il a ce point de ressemblance avec les rois, qu’il se marie pour son
état et non pour lui-même. Le beau-père voit également en lui moins
l’homme que la charge. Une héritière en bas bleus, la fille née avec
les bénéfices d’une moutarde quelconque, ou de quelque bol salutaire,
du cirage ou des briquets, il épouse tout, même une femme comme il
faut. Si quelque chose est plus original que la plate-bande des
notaires, peut-être est-ce celle des notaresses. Aussi les notaresses
se jugent-elles sévèrement: elles craignent avec de justes raisons
d’être deux ensemble, elles s’évitent et ne se connaissent point entre
elles. De quelque boutique qu’elle procède, la femme du notaire veut
devenir une grande dame, elle tombe dans le luxe: il y en a qui ont
voiture, elles vont alors à l’Opéra-Comique. Quand elles se produisent
aux Italiens, elles y font une si grande sensation, que toute la
haute compagnie se demande: Que peut être cette femme? Généralement
dénuées d’esprit, très rarement passionnées, se sachant épousées pour
leurs écus, sûres d’obtenir une tranquillité précieuse, grâce aux
occupations de leurs maris, elles se composent une petite existence
égoïste très enviable; aussi presque toutes engraissent-elles à ravir
un Turc. Il est néanmoins possible de trouver des femmes charmantes
parmi les notaresses. A Paris le hasard se surpasse lui-même: les
hommes de génie y trouvent à dîner, il n’y a pas trop de gens écrasés
le soir, et l’observateur qui rencontre une femme comme il faut peut
apprendre qu’elle est notaresse. Une séparation complète entre la
femme du notaire et l’étude a lieu maintenant chez presque tous les
notaires de Paris. Il n’est pas une notaresse qui ne se vante de ne
pas savoir le nom des clercs et d’ignorer leurs personnes. Autrefois,
clercs et notaire, femme et enfants dînaient ensemble patriarcalement.
Aujourd’hui ces vieux usages ont péri dans le torrent des idées
nouvelles tombées des Alpes révolutionnaires. Aujourd’hui, le premier
clerc seul, dans beaucoup d’études, est logé sous le toit authentique,
et vit à sa guise, transaction qui arrange mieux le patron.

Quand un notaire n’a pas la figure immobile et doucement arrondie que
vous savez, s’il n’offre pas à la société la garantie immense de sa
médiocrité, s’il n’est pas le rouage d’acier poli qu’il doit être; s’il
est resté dans son cœur quoi que ce soit d’artiste, de capricieux, de
passionné, d’aimant, il est perdu: tôt ou tard, il dévie de son rail,
il arrive à la faillite et à la chaise de poste belge, le corbillard du
notaire. Il emporte alors les regrets de quelques amis, l’argent de ses
clients, et laisse sa femme libre.

  =DE BALZAC.=



[Illustration: LE PÊCHEUR.]

[Tête de page]

LE PÊCHEUR DES BORDS DE LA SEINE.


MÉDISE de la pêche qui voudra! Nomme qui voudra la ligne: Une perche
ayant un animal d’un côté et un imbécile de l’autre,--je m’inscris
contre les détracteurs de cet innocent plaisir.

_Stultum me fateor_, comme dit Horace. J’avoue que j’ai été quelquefois
l’un de ces imbéciles, et qu’il m’est resté mille charmants souvenirs
de ces heures passées, le bras tendu, l’œil fixé sur le bouchon fuyant
d’un air affairé dans le courant qui l’emporte, ou stationnant, pour
ainsi dire endormi sur la surface d’une eau tranquille, comme le chat
patelin dont l’œil, mi-fermé par un sommeil trompeur, ne regarde que de
coin les petits oiseaux qu’il guette.

Et, dites-moi, quel passe-temps, quel plaisir eut jamais un cadre plus
riant et plus gracieux? Ce ne sont plus les arides guérets, les bords
pierreux des luzernes ou les lisières des taillis hérissées de ronces,
que le chasseur arpente et côtoie sous le soleil d’automne. Au pêcheur
les frais gazons, les repos sous la saulée, les harmonies fluviales,
les contrastes de la lumière glissant en rayons d’argent sur l’onde
immobile, et se brisant, s’éparpillant plus loin en sautillements
joyeux, à la suite des flots qui moutonnent sur un fond de cailloux, ou
ruissellent amoureusement sur un lit de sable fin.

Le bord de l’eau est le séjour de la rêverie; les eaux tiennent
toujours une grande place dans l’œuvre des poëtes rêveurs: les
Israélites pleurent sous les saules de l’Euphrate; Ossian chante sur
le rocher contre lequel se brise l’écume du torrent. L’eau donne une
âme, une pensée au paysage; c’est un souvenir, une image de la fuite
du temps, de la rapidité de la vie; c’est aussi la partie mystérieuse
que doit contenir toute chose pour agir complètement sur l’esprit de
l’homme. D’où vient-elle, où va-t-elle, cette onde qui fuit sans jamais
s’arrêter? Par delà ces prés, quels sites va-t-elle embellir, quelle
contrée va-t-elle fertiliser? Doit-elle voyager long-temps encore entre
ces saules et ces peupliers avant de trouver le fleuve, le lac, où elle
se perdra avec le souvenir du bien qu’elle a fait?

Ainsi la rêverie et l’imagination se plaisent également au bord des
eaux. Et n’allez pas croire que l’imagination ne joue pas aussi un
grand rôle dans ces plaisirs du pêcheur, que j’essaie de réhabiliter
à vos yeux. Qui a plus de puissance sur elle que l’inconnu? Un voile
qu’elle cherche à soulever, sous lequel elle rêve un ange ou un
spectre, un brouillard qui lui fait deviner le paysage et lui permet de
changer la ferme en palais, le colombier du village en château féodal,
voilà ce qui lui convient par-dessus tout, car elle n’est jamais
mieux que sur les limites qui séparent le monde positif du monde des
conjectures.

C’est justement la position de la plume qui flotte sur l’onde et que
suit le regard du pêcheur. Que se passe-t-il sous le voile vert des
eaux dont son œil ne peut sonder la profondeur? S’il est poëte le
moins du monde, il devine dans ces longues herbes qui ondulent au fil
du courant la verte chevelure de quelque ondine endormie sur son lit
d’algues et de mousses: c’est tout un pays de féerie que parcourt en
ce moment son imagination, suspendue comme l’hameçon au fil de crin ou
de soie. Les gobelins moqueurs suivent la ligne, la retiennent avec
leurs pattes d’écrevisse, ou l’accrochent en riant aux racines du saule
de la rive; et quand le pêcheur, trompé par la brusque disparition du
liége flottant, tire à lui, croyant ramener quelque superbe proie,
si l’acier recourbé cède et reste engagé dans l’obstacle, alors les
lutins font entendre un rire qui ressemble, à s’y méprendre, au cri du
martin-pêcheur et au frôlement des roseaux et des saules courbés tous à
la fois par une brise de rivière.

Et pourtant, croyez-le bien, il n’est pas nécessaire d’avoir aucune
de ces extravagantes idées pour s’amuser à suivre le trajet d’une
ligne bien amorcée, convenablement plombée et attachée selon toutes
les règles de l’art à la baleine, qui plie et donne en se relevant ce
coup de maître auquel le poisson ne peut échapper. Sans avoir recours
aux inventions, aux suppositions de la poésie, c’est bien assez, pour
tenir l’attention éveillée et l’esprit en haleine, de penser à la
proie qui suit peut-être en ce moment même l’appât qu’on lui a préparé
avec tant de soin. D’ailleurs, le milieu où elle se joue n’est pas si
inaccessible au regard, que de temps en temps l’on n’aperçoive quelque
ombre qui passe à peu de distance de la surface des eaux, comme un
nuage sur le ciel: c’est la carpe paresseuse, c’est le brochet qui
chasse, c’est le chevenne attendant que le vent lui fasse tomber de la
rive quelque sauterelle ou quelque hanneton; c’est la bande errante des
gardons se promenant avec l’air du plus profond dédain pour le pêcheur
et ses appâts. A cet aspect, l’espérance se ranime, la ligne paraît
moins lourde au bras fatigué par une tension prolongée; ainsi, à la fin
d’une longue route, s’il aperçoit de loin dans la plaine la vedette de
l’ennemi, le soldat se redresse et trouve léger comme une plume son
fusil tout-à-l’heure si lourd. Qu’est-ce donc quand la plume ou le
bouchon, véritable vedette chargée de vous transmettre la nouvelle de
l’agression de l’invisible ennemi que vous guettez, vient tout-à-coup,
par un hochement timide d’abord ou brusquement décisif, vous apprendre
qu’un habitant des eaux s’est laissé tenter par votre amorce, et qu’il
la déguste en gourmet, ou l’attaque en poisson vorace?

Alors commencent les angoisses, les battements de cœur, les émotions
du drame le plus saisissant. Le terrible _Rien ne va plus!_ de la
roulette, quand elle se met en marche pour accomplir son fatal trajet,
les trois coups annonçant le dernier acte du mélodrame le plus
intéressant, ne produisent pas sur le joueur et sur le spectateur un
effet pareil à ce qu’éprouve le pêcheur quand il se dit tout bas: _Ça
mord!_

Comprenez-vous? _ça mord!_ la nature du plaisir de la pêche est tout
entière dans cette expression. Le ça, pronom mystérieux, laisse à
l’imagination ses coudées franches... Toutes les espérances, toutes les
illusions du pêcheur sont dans ces mots: _Ça mord!_ ils prouvent que
la pêche est un plaisir dont l’imagination seule fait les frais, un
plaisir interdit, par conséquent, aux esprits froids et positifs.

C’est un de ces instincts primitifs de l’homme, un de ces instincts
antérieurs à la civilisation, qui n’a pu les étouffer; par une force
de réaction, ils se font sentir au centre même de son empire plus
puissamment que partout ailleurs. L’homme sauvage, chassé de toutes les
savanes, de toutes les forêts vierges du Nouveau-Monde, se retrouvera
peut-être dans la rue Saint-Martin à Paris ou dans Oxford-street à
Londres.

En attendant, ne vous étonnez point si, dans la belle saison, les bords
de la Seine sont couverts depuis le matin jusqu’au soir de pêcheurs
de tout âge, de toute taille, de tout habit. Or, parmi ces individus,
les uns debout sur les trains de bois épargnés par les débardeurs, les
autres, plus à l’aise sur la rive; ceux-ci, assis, jambes pendantes sur
le parapet du quai, ceux-là dans les bateaux amarrés au milieu de la
rivière, tous ne sont pas pêcheurs au même degré, au même titre, tous
ne peuvent être compris dans la même classe. C’est le cas d’établir
des divisions et des subdivisions: nous agirons donc avec le pêcheur
à la ligne comme le naturaliste avec les plantes, d’autres diraient
les _simples_, et nous grouperons en trois grandes familles tous les
individus de cette généralité aquatique.

Nous aurons donc: 1º le pêcheur par nécessité; 2º le pêcheur par
désœuvrement; 3º le pêcheur par inspiration... nous pourrions dire
simplement le pêcheur, car à celui-là seul appartient ce nom dans toute
sa pureté: les autres ne sont que des anomalies, des dégénérescences,
des branches cadettes, si vous l’aimez mieux.

Le pêcheur par nécessité est celui qui fait métier et marchandise
de son art; c’est le positif, c’est le chiffre mis à la place des
illusions et des espérances, c’est l’attente du gain, la soif du lucre
faisant fuir bien loin la poésie et matérialisant tout ce qu’il y a
d’idéal et de rêveur dans ce _far niente_ si bien occupé du pêcheur.

Le fisc ayant écrit dans ses lois: _la pêche sera exercée au profit de
l’État_, la pêche est exploitée, soit après adjudication publique aux
enchères et à l’extinction des feux, soit par concession de licence à
prix d’argent. (Titre III de la loi relative à la pêche fluviale.)

C’est le budget se faisant poisson, poisson du genre de la baleine
et nageant entre deux eaux malgré sa pesanteur. _Desinit in piscem_,
comme dit encore Horace, et ceux qui se sont rendus adjudicataires,
aux termes de la loi que nous venons de citer, cherchent à faire valoir
leur argent le mieux qu’ils peuvent. A ceux-là les moyens qui font
de la pêche une addition et ne sont bons qu’autant que le total est
satisfaisant! A ceux-là le brutal emploi du filet. Le filet est la
prose de la pêche, comme la ligne en est la poésie; le filet est le
canon de la rivière, il remplace un tournoi où l’adresse, l’expérience,
l’habileté, la ruse doivent seules triompher, par une véritable tuerie,
par une ignoble _main-basse_ sur tout ce qui a vie au fond des eaux.
Le poisson n’est plus l’_inconnu_ que l’esprit méditatif et patient du
véritable pêcheur cherche à dégager dans cet intéressant problème qui
le retient au bord des eaux, ce n’est que de la _chair à filet_ dont la
livre vaut tant et qui doit figurer à la poissonnerie et sur la table
d’une cuisine.

A d’autres que nous la tâche de peindre les très peu poétiques
pourvoyeurs de fritures et matelottes de la barrière de _la Cunette_
et des cabarets de Bercy! Nous ne sommes point dans les dispositions
d’esprit que la justice exige du juge, et sans lesquelles son arrêt
n’est pas valable. Trop de haine sépare le pêcheur à brevet du pêcheur
toléré, pour que le portrait de l’un puisse être fait par l’autre sans
prévention et sans passion.

Hélas! il nous reste dans la mémoire trop de lignes dérangées, trop de
belles chances interrompues par les avirons ou l’étourdissant épervier
de ces honorables industriels du Gros-Caillou ou de la Râpée, nous
avons été trop souvent salués par leurs piquantes apostrophes sur la
forme de notre nez, l’effet de nos lunettes et la couleur de notre
chapeau, pour que nous puissions _aborder_ et traiter un pareil sujet
sans prévention. Je me récuse donc moi-même et je passe à la seconde
catégorie: le pêcheur par désœuvrement.

Une remarque, pourtant, avant que nous arrivions à cette nouvelle
espèce. Le grand défaut des classifications vient de ce que, dans la
société ainsi que dans la nature, il n’existe guère de choses qui
aient des limites assez tranchées, des contours assez arrêtés pour
qu’on puisse dire: Telle classe finit là, et telle autre y commence.
Il y a partout des nuances intermédiaires et des individus si bien à
califourchon sur le point de démarcation, qu’on ne sait s’ils sont
réellement d’un côté ou de l’autre. Par exemple, de la classe du
pêcheur par nécessité déborde dans celle du pêcheur par désœuvrement,
l’individu enchanté de trouver dans la pêche, qu’il nomme sa passion
indomptable, un prétexte pour fuir une société disgracieuse et
s’esquiver d’un intérieur désagréable...

Celui-là pêche pour ne pas _pécher_ en maudissant l’humeur acariâtre,
boudeuse ou taquine de sa femme. Il est du petit nombre de ceux qui
bénissent l’institution de la garde nationale et du juri, accueillent
le billet de garde comme un bon au porteur, et sautent de joie en
lisant le matin dans un journal leur nom sur la liste des prochains
jurés. Heureuses inventions qui donnent à ses souffrances un moment
de relâche, délicieux rafraîchissement apporté par le législateur au
milieu de l’enfer où il vit!

Sa patience a été si bien exercée par le lien conjugal, qu’elle se
complaît et se délasse dans les épreuves que la pêche lui impose. C’est
entre le bras inflexiblement tendu de cet honnête esclave rendu à la
liberté, et le revers de son habit-veste, que l’araignée de mon ami
Henri Monnier a le temps de jeter les fils de sa toile et de chasser
tandis qu’il pêche[9]. Pour celui-là, du reste, la pêche est plutôt
l’absence d’un mal que la présence d’un plaisir; il ne songe guère
au poisson à prendre, il pense que sa femme n’est pas là. Il savoure
cet instant de repos, il hume la tranquillité par tous les pores, il
s’attriste quand le brouillard s’élève sur la rivière, quand le dernier
rayon de soleil glisse sur sa surface et dore les légers sillons qu’y
trace le vent du soir... Voici la nuit, c’est l’heure de la retraite,
il faut reprendre le joug du domicile conjugal. Le pêcheur fait
lentement alors ses préparatifs de départ; avec la soie ou le crin qui
diminue sur le plioir humide, il voit peu à peu disparaître ce fil d’or
que la liberté a mêlé par hasard à la trame de ses tristes journées...

  [9] Caricatures d’Henri Monnier: _le Pêcheur_.

Le pêcheur par désœuvrement est une variété du flâneur. Le flâneur, las
de flâner, pêche; la pêche est le repos, ou, si vous l’aimez mieux,
les invalides du flâneur. Rester sur les quais à regarder couler l’eau
ou bien à y cracher, comme le vicomte de madame de Sévigné, c’est se
borner au rôle passif de spectateur dans un théâtre, quand on a sous la
main tout ce qu’il faut pour y jouer un rôle.

A l’angle que forme le parapet du quai en s’ouvrant sur quelque
descente qui conduit au bord de l’eau, ou bien encore à l’approche
d’un pont, se tient au grand air et au grand soleil la boutique où se
débitent les armes et munitions qui changent tout-à-coup le flâneur
en pêcheur. Cet établissement se compose d’une petite table avec son
étalage de lignes vertes et blanches, ses paquets d’hameçons ou de
hains empilés sur crin, sur boyaux de vers à soie. On trouve là, et
des boîtes pour contenir les amorces, et des flottes, et des bouchons
de diverses grosseurs, et des plumes coloriées pour servir de coulant,
et des poches en filet pour conserver le poisson vivant. Le tout est
dominé, comme dans un trophée de guerre, par des cannes en roseau, en
bambou et par quelques épuisettes, dont le filet agité par le vent
figure assez bien les drapeaux et les bannières à côté des lances.

Voilà pour les armes: les munitions sont près de là, en réserve dans
quelque baquet, dans quelque pot soigneusement recouvert, ou dans
des sacs hermétiquement fermés. C’est la partie basse et cachée de
l’établissement, quoiqu’elle en soit le mouvement et la vie... Que dire
de plus? Il n’y a plus là de comparaison chevaleresque, de périphrase
poétique qui puisse farder la vérité; on ne pêche pas avec des gants,
et celui qui veut être vrai en écrivant sur ce sujet, comment fera-t-il
pour ne pas quitter les siens en ce moment? Quand on s’occupe du
jardinage, après avoir admiré ces belles roses fraîches, accortes, si
coquettement serrées dans leur vert et rose bouton, si amoureusement,
si franchement belles dans cet épanouissement appétissant d’une beauté
complète, il faut bien en venir à parler du fumier qu’on a mis à leur
pied pour les rendre ainsi gracieuses et parfumées!... Hélas! hélas!
pourquoi n’amorce-t-on pas une ligne avec des feuilles de roses! je
n’aurais pas alors à vous entretenir de l’ignoble asticot, produit
grouillant de la putréfaction, qui s’agite au milieu de sa fétide
odeur, cherchant dans son fourmillement incessant l’immonde milieu des
voiries d’où l’exile la dégoûtante industrie de l’équarisseur.

Une vieille femme maigre et jaune, sous son grossier chapeau de paille,
préside d’ordinaire aux destins de cet établissement fluvial. En vous
débitant sa marchandise, après vous avoir fait remarquer qu’elle vous
donne bonne mesure, elle vous entretient des hauts et des bas qu’elle
a éprouvés dans ce qu’elle nomme son commerce: telle année l’asticot,
malgré toutes les prévisions, tomba au dessous du cours ordinaire;
telle autre année, il ne pouvait se conserver plus de deux jours,
malgré le son et la sciure de bois. «Jugez de la perte, ajoute-t-elle
avec un gros soupir, moi qui avais fait des _provisions_!»

Le gamin, que l’on pourrait nommer par transition l’asticot des rues de
Paris, est en majorité dans le nombre des pêcheurs par désœuvrement. En
bourgeron bleu, en casquette, et souvent même sans casquette, perché
sur un train de bois, ou dans l’eau jusqu’à mi-jambe, il pêche assez
ordinairement à la ligne à fouetter. Ce mouvement continuel qu’il
faut donner à la ligne amorcée, comme chacun sait, de quatre ou cinq
hameçons sans plomb, convient mieux à sa pétulance; malgré cela, il ne
reste pas longtemps à la même place, et joint bientôt un autre plaisir
à ce passe-temps trop tranquille pour lui. Heureux mille fois, s’il
se trouve près de là quelque bateau de blanchisseuses, il a bientôt
engagé avec les nymphes lavandières une polémique où se déploie toute
sa faconde insolente et criarde. Abandonnant son bout de fil à tous
les hasards d’une véritable ligne de fond, il lance sur la rivière
l’ardoise qui, comme l’hirondelle, glisse, touche en passant la surface
de l’eau, et repoussée par son élasticité, se soulève et va, après
maint ricochet, s’enfoncer bien loin des bords.

Quelquefois aussi, bravant les pudiques ordonnances du préfet de
police, cédant au besoin d’un rafraîchissement économique, et oubliant
plus que jamais sa ligne et les poissons qu’elle doit prendre, il
se dépouille de cette apparence de veste, de pantalon et de bas qui
couvraient son maigre individu. Le voilà dans l’eau faisant _crânement_
sa coupe, comme il le dit lui-même. Si, hardi plongeur, il rapporte
comme trophée de son excursion sous-marine quelque savate racornie,
malheur au pêcheur qui, cédant à la chaleur du jour, s’est endormi non
loin de là, l’œil fixé sur les liéges de ses lignes de fond! il risque
bien, à son réveil, de tirer de l’eau l’ignoble semelle attachée à son
hameçon, et d’entendre le gamin lui crier de loin: «En v’là un fameux
de poisson; il faut le manger au bleu, c’est meilleur qu’en friture!»

Après ces grotesques ébauches jetées en courant, le crayon a besoin
de s’arrêter à un trait plus vigoureux et plus correct; il s’agit
d’esquisser le type du pêcheur par inspiration.

Il a quarante ans. C’est l’âge où la patience qui s’allie à un sang
encore actif peut compter pour une véritable vertu; c’est l’âge où
cette qualité n’exclut pas la force, la vivacité et l’adresse du corps.
Il a été soldat, apprentissage admirable des premières conditions du
pêcheur: l’attente, la résignation et le silence. On devine qu’il a
porté le mousquet, à le voir s’avancer au pas accéléré sur la berge du
fleuve, pas trop près du bord, pour ne point effaroucher le poisson,
pas trop loin, afin de pouvoir, d’un coup d’œil, choisir le théâtre
de ses exploits. Le hasard ou le caprice n’ont pas seuls présidé à la
coupe, à la couleur de ses vêtements. La veste ou la blouse courte
et droite, sans plis qui puissent aller au-devant de l’hameçon et
l’accrocher au passage quand il lance la ligne ou qu’il la ramène
pour renouveler les amorces, point de couleur trop voyante, mais un
vert tendre qui se perde parmi les herbes et les aubiers de la rive,
un chapeau de paille, dont les larges bords le préservent contre le
soleil: voilà l’ordonnance de son accoutrement. Tout son luxe est dans
ce faisceau, artistement noué, de cannes à la fois solides, légères et
flexibles, avec leurs scions ou baguettes de rechange; tout son luxe
est caché dans ce sac de cuir noir, en forme de valise qu’il porte
allègrement sur son dos. Rien ne manque à cet arsenal du pêcheur, ni
la sonde en plomb qui doit l’aider à connaître la profondeur de l’eau,
ni les aiguilles à amorcer pour pêcher le brochet ou la truite, ni le
grappin pour décrocher les lignes, ni le dégorgeoir, ni les moulinets
pour la ligne courante, ni le portefeuille de mouches artificielles, ni
la boîte garnie d’hameçons.

Priez-le d’ouvrir devant vous ce véritable carquois, si vous voulez
connaître l’importance qu’il a mise au choix de cette arme décisive!
Voyez comme ses hameçons, piquants produits de l’Irlande ou de
l’Angleterre, sont larges et solides dans leur aplatissement, cambrés
gracieusement sur le côté; voyez comme le dard est petit, comme la
languette est incisive! La bonté de l’hameçon est pour le pêcheur ce
qu’est la justesse du fusil pour le chasseur. Ni l’une ni l’autre ne
donnent l’adresse, mais elles la servent si admirablement, qu’à mérite
égal l’homme bien outillé ou convenablement armé l’emporte sur celui
qui ne l’est pas, au même degré que l’habile et l’expérimenté sur le
maladroit et le novice.

Les connaissances du pêcheur ne se bornent pas au choix des ustensiles
qui doivent aider à sa passion, il sait quel appât convient le mieux
au poisson qu’il poursuit, il sait quels endroits ce poisson fréquente
le plus volontiers, quelle époque est la plus favorable à sa capture;
il a calculé la pesanteur et les forces de la proie, afin de leur
proportionner les moyens d’en triompher.

Les chances de la pêche varient selon l’état des lieux et du temps. Le
pêcheur fait son étude constante de ces modifications et de leur cause.
Le pêcheur a son calendrier, il a aussi son horloge. Ses prévisions
atmosphériques sont l’une des bases les plus certaines de ses succès.
Il tire parti de l’orage, il se fait un aide du vent, et rend la pluie
elle-même complice de ses victoires. Il ne fait pas un mouvement, un
pas, qui n’ait son calcul, sa portée, son étude.

Flâneur indifférent, vous l’examinez en passant et vous dites, en
haussant les épaules: «Ce n’est qu’un pêcheur à la ligne!» Profane! cet
homme que vous regardez du haut de votre orgueilleuse nullité, c’est
un naturaliste, car il connaît aussi bien que Lacépède les mœurs, les
développements, la demeure habituelle, les appétits des poissons qui
hantent le lit de nos rivières; c’est un météorologiste expérimenté,
aussi au courant qu’on peut l’être à l’Observatoire de la hauteur de
l’eau, des changements atmosphériques et des signes qui les annoncent;
c’est un mécanicien adroit connaissant mieux que personne les lois de
la pesanteur, la différence des milieux, la puissance des leviers.
Dans le simple choix de cette place où vous le voyez, il a mis plus de
précautions, de connaissances, d’habileté que vous n’en mettez dans les
actions les plus sérieuses de votre vie!

Mal jugé, le pêcheur a bien raison de fuir la foule, et de répéter avec
le poëte latin:

    Odi profanum vulgus, et arceo.

Il ne s’ensuit pas que le pêcheur soit insociable, bien au contraire,
et je ne suis pas le seul, sans doute, qui ait remarqué cette sympathie
si promptement établie au bord de l’eau entre deux pêcheurs qui se
rencontrent: sympathie réelle, reste précieux de cet élan primitif qui
entraînait l’homme vers l’homme quand la défiance ou l’expérience,
qu’on peut nommer l’étude du mal, professée par la civilisation,
ne venait pas glacer et retenir cette bienveillance native. En se
rapprochant de la nature par ses plaisirs, on se rapproche de ses
douces et généreuses inspirations.

Ainsi que le poëte, le pêcheur est oublieux des choses de ce monde.
Perdu dans l’ombre qui règne sous les voûtes de ces ponts magnifiques,
abrité le long des pierres de ces quais que le géant de notre époque
a élevés et alignés de sa main triomphale entre deux victoires, le
pêcheur des rives de la Seine s’inquiète peu des révolutions qui
passent et bourdonnent sur sa tête. Il écoute le bruit que fait
le moindre poisson en s’élançant hors de l’eau à la poursuite de
l’_éphémère_, et il n’entend pas les cris de l’émeute, les clameurs
et les retentissements des luttes populaires. Un trône s’est écroulé
à deux pas de lui sans qu’il détournât la tête pour savoir ce qui se
faisait là.

C’est du sage ou du pêcheur qu’Horace a dit: _Impavidum ferient ruinæ_.
Faut-il citer pour preuve de cette indifférence philosophique, ou,
disons mieux, de ce stoïcisme qui distingue le chevalier de l’hameçon,
la rencontre, sous un pont de Paris, de deux pêcheurs célèbres, tandis
qu’au dessus des voûtes retentissaient, en défilant dans une marche
fatalement triomphale, les caissons et les canons des étrangers prenant
possession de la capitale.

En s’aperçevant, l’un et l’autre s’arrêtent et s’étonnent; puis, après
un instant de silence:

«Monsieur, vous êtes M. D...?

--Monsieur, vous êtes M. Coupigny?

--En nous rencontrant nous nous sommes reconnus.

--Nous seuls, monsieur, étions capables de pêcher aujourd’hui!»

Et, sans plus s’occuper de l’événement qui tenait en suspens l’Europe
entière, ils continuent à pêcher de compagnie, parlant beaucoup plus de
leurs hameçons que de la lance des cosaques, et de leurs succès que du
triomphe des souverains alliés.

Une friture, appétissante conquête de cette _double_ alliance des rois
de la pêche, termina une si mémorable rencontre: c’était autant de pris
sur l’ennemi!

  =M. J. BRISSET.=



[Illustration: LE CROQUE-MORT.]

[Tête de page]

LE CROQUE-MORT.

    C’est ainsi qu’on descend gaîment
            Le fleuve de la vie!


SI c’était au Jardin des Plantes ou sous les voûtes de la Sorbonne que
j’eusse à parler de notre héros, je le scinderais dans tous les sens,
je le ramifierais à l’infini, j’en formerais mille combinaisons des
plus ingénieuses; mais ici, où nous ne recevons pas d’appointements
royaux pour troubler la limpidité de notre sujet, je dirai simplement
qu’il n’y a que trois espèces de croque-morts réellement distinctes, à
savoir: le croque-mort de la mairie, le croque-mort suppléant, et le
croque-mort de raccroc.

Le croque-mort de la mairie (on en compte quarante-huit de cette
première espèce, c’est-à-dire quatre par arrondissement), bien que
rangé sous l’étendard de l’autorité municipale, est entretenu par la
ferme des Pompes et Services funèbres, ou si vous l’aimez mieux, et
pour me servir d’un quolibet populaire, _il adore le gouvernement aux
frais de la princesse_. Ses honoraires sont environ de mille francs
par an.--Mille francs, me dira-t-on, c’est bien peu! c’est bientôt
bu!--Cela, hélas! n’est que trop vrai, mais le champ le plus ingrat,
quand on sait y pratiquer habilement des rigoles, devient bien vite
une terre féconde; et le croque-mort a tant d’adresse pour appeler
sur son front la douce rosée du pot-au-vin et du pour-boire, que
d’une pierre-ponce il ferait une éponge, que du tonneau de Diogène il
tirerait du malvoisie.

Quant au croque-mort suppléant (douze ou quinze individus composent
cette deuxième espèce), il ne relève que de l’entreprise des
Pompes, et ne diffère sérieusement de son camarade de la mairie
que par quelques traits. Esclave également de ses devoirs comme
buveur, il se place sur le même rang pour l’absorption des liquides.
Un esprit chagrin se hasarde-t-il à le moraliser sur l’excès de
ses consommations, avec l’air malin et l’œil entr’ouvert d’un
Silène, bégayant plus encore des jambes que des lèvres, il répond
jovialement:--Puisque nous sommes aux Pompes, comment voulez-vous que
nous ne _pompions_ pas?--L’emploi de celui-ci est assez mince et sa
position fort précaire; cependant n’allez pas croire que cet aimable
fonctionnaire passe toujours aussi rapidement que la beauté ou la rose.
Beaucoup blanchissent sous le harnais. L’un d’entre eux compte à cette
heure vingt-sept ans de services; et nous calculions l’autre jour que
quarante-neuf mille hommes environ lui avaient déjà passé par les mains!

_Aussitôt que la lumière vient éclairer nos coteaux_, le croque-mort
salue gaiement l’aurore, crie trois fois gloire à Bacchus, et après
de nombreuses salves d’eau-de-vie et maintes libations le long de
sa route, pénètre bientôt dans le sein de quelque famille dans
l’affliction, où, avec la componction d’un bourrelier qui taille des
croupières sur un âne, il mesure non pas l’étendue de la perte que la
patrie vient de faire, mais la longueur et l’épaisseur du défunt.--Une
jeune fille, belle et rêveuse, ornée des plus doux charmes, Ophélia,
si vous voulez, morte en cueillant des fleurs, n’est pour lui, tout
bien compté, qu’_un cinq pieds sur quinze pouces_. Dans la courtisane
adipeuse, engraissée dans la fainéantise, dans l’homme sur le retour,
dont le ventre a fait boule de neige, dans le financier bourré comme
ses sacs, il ne voit pour tout potage, qu’_un mètre cube, huit
pans_.--Huit pans! c’est-à-dire que pour loger les gens obèses, on
ajoute par surcroît quatre lés de sapin; et qu’au lieu de leur faire un
habit de quatre planches comme à M. de la Palisse, on leur en fait un
octogone.

Le croque-mort croit peu au chagrin et moins encore au deuil, mais il
flatte l’un et l’autre; il se méfie volontiers des regrets, mais il
les courtise. Il sait trop combien il est lucratif de sacrifier aux
faux dieux pour ne pas souscrire à la mélancolie des héritiers.--Un peu
d’égard double sa gratification.--Mon Dieu! il a tant de complaisance
dans l’âme que, pour peu que vous le voulussiez, il verserait des
larmes, que pour dix sous de plus il aurait de la douleur!--Comme
une maîtresse dont la fête approche, comme un portier au mois de
décembre, il est d’un gracieux charmant, d’un amabilité ravissante!--Il
faut le voir, comme il tire la sonnette avec modestie,--comme il
parle à demi-voix,--comme il fait mine de supposer une grande
désolation,--comme il traverse l’appartement avec mystère, c’est à
peine si l’on entend ses souliers massifs;--comme il s’efforce par
euphémisme de dissimuler sous le petit pan de son habit l’énorme bière
qu’il apporte!--Puis, lorsqu’il a glissé mollement le trépassé dans
le fourreau, il faut le voir, si le sujet est jeune, s’asseoir, le
placer amoureusement sur ses genoux; s’il est âgé, demander à le poser
sur l’ottomane,--«Sur le plancher, dit-il, cela ferait un bruit trop
sonore.» Et tirant ensuite de sa poche un marteau rembourré, pour ainsi
dire, et des clous de coton, passez-moi l’hyperbole, fixer doucement le
couvercle sans qu’un seul coup résonne et aille retentir dans le cœur
des parents, qui est censé en train de saigner dans une pièce voisine.

Bacchus est un dieu plein de tyrannie! il confisque à son profit l’âme
et l’esprit de ceux qui se font ses serviteurs; de sorte que leur
pauvre bête, selon l’expression charmante de M. Xavier de Maistre,
privée de ses guides, livrée à elle-même, va comme elle peut et
souvent de travers. Aussi le croque-mort, plongé sans cesse dans
les digestions les plus profondes, est-il loin d’avoir toujours les
jambes et la mémoire présentes. Comme l’astrologue de la fable, il ne
voit pas toujours les puits qui naissent sous ses pas; il est sujet
à bien des coq-à-l’âne.--Vous êtes à fumer gaiement avec des amis,
et vous attendez quelques rafraîchissements.--Pan, pan! on cogne à
votre porte.--Qui est là?--C’est moi, monsieur, qui vous apporte la
bière.--Est-elle blanche?--Oui, monsieur.--Bien: déposez-la dans
l’antichambre, et revenez chercher les bouteilles demain.--L’homme
obéit et se retire. Mais quelle est votre surprise quand, accourant sur
ses pas, vous vous trouvez nez à nez avec une horrible boîte!

Ceci rappelle un peu l’anecdote de cet Anglais qui confondant
homonymes et synonymes, et voulant se rafraîchir, criait dans un
café:--_Célibataire_, apportez-moi une bouteille de _cercueil_.

De même qu’il se trompe de porte, le croque-mort se trompera de
mesure. Il portera la bière de Philippe-le-Long à Pépin-le-Bref,
celle de Kléber au Petit-Poucet.--Un pan de son habit se prendra
sous le couvercle et il le clouera avec le mort, et lorsqu’il voudra
s’éloigner, le mort le tirera par sa basque.--Quelquefois l’intimé
lui échappera comme un clavecin échappe à des porteurs maladroits,
lui passera sur le corps et s’en ira rouler de marche en marche par
l’escalier jusqu’à la porte de la cave.--Au cimetière, il sera dans une
telle émotion que le pied lui manquera, que son arrière-train emportera
la tête et qu’il tombera au fond de la fosse avec le cercueil;--telle
on voit au Malabar une veuve se précipiter sur le bûcher de son
époux!--et il faudra que des ingénieurs viennent le repêcher comme
Dufavel.

Les pauvres petits enfants qui succombent sur le seuil de la vie, que
Dieu, dans sa miséricorde, rappelle à lui avant qu’ils aient trempé
dans la fange et dans la boue de ce monde, n’ont pas comme nous autres
adultes le brillant avantage de s’en aller en corbillard. C’est
simplement sous le couvert d’un modeste palanquin qu’ils traversent
à pied la ville et regagnent les pourpris célestes. Mais comme il
est assez rare que quelqu’un accompagne ces chers petits élus, rien
ne presse les croque-morts qui les portent, et ils peuvent se livrer
sans réserve à toute l’effervescence de leur soif. A chaque bouchon,
à chaque taverne on fait halte. Il faut bien se rafraîchir, la route
est si longue, l’ouvrage est si _fastidieuse_! et les poses deviennent
si fréquentes que nos pèlerins se laissent surprendre par la nuit au
milieu de leurs courses; ou bien une autre fois l’on rencontrera des
amis et l’on s’oubliera dans leur sein, dans le sein de l’amitié!--et
le lendemain ou le surlendemain, quand la pauvre mère viendra pour
jeter une couronne sur la tombe de son enfant, elle trouvera la fosse
encore vide!--Sèche tes pleurs, pauvre femme! va, l’objet chéri de ta
douleur n’est pas perdu, mère adorée! il est chez le marchand de vin du
coin, dans l’arrière-boutique!!!

Non content d’être nécrophore et grand-prêtre du fils de Sémélé, comme
un mercier de campagne qui vend des sabots, des cantiques spirituels
et de l’avoine, le croque-mort se livre assez volontiers au cumul, et
cela par délassement, car, ne le perdons pas de vue un seul instant,
sa seule profession officielle est de boire. Souvent donc on le
voit, tranchant du gentilhomme, habiter non pas une maison, mais une
boutique de plaisance où, à ses heures perdues, il vient s’abandonner
aux plaisirs du négoce, je veux dire à l’aimable fantaisie d’échanger
contre l’argent de ses pratiques des chaussons aux pommes ou de
Strasbourg, du jus de réglisse ou du jus de la treille. Souvent aussi
_Madame_ cultive en son particulier quelque art d’agrément, et selon
que son penchant l’entraîne, elle fait des eunuques sur le pont de la
Tournelle, ou va cueillir dans la verte prairie du mouron pour les
petits oiseaux.--J’ai dit madame, parce que le croque-mort ressent
de très bonne heure le besoin d’avoir une duègne au logis pour le
déshabiller et le mettre au lit quand il rentre.

Ce n’est pas, si nous en voulons croire l’indiscrétion d’une ravissante
chansonnette de Béranger, mon bon ami et mon doux maître, qu’il lui
soit toujours très facile de s’engager dans les rets de l’hymen. Hélas!
la nef de ses amours échoua plus d’une fois sur la rive de Cythère! Ce
qui après tout n’est peut-être que justice, car imprégné sans cesse de
miasmes putrides et d’effluves alcooliques, notre galant a vraiment
contre lui deux senteurs bien pernicieuses au nez d’une belle.

Comme les fonctions du croque-mort de la mairie sont héréditaires et
aliénables, il peut choisir son successeur et nommer son survivancier.
S’il meurt intestat, son épouse afferme ou donne sa place vide à qui
bon lui semble. Quelquefois alors, préférant le tribut en nature à la
redevance en espèces, elle jette un regard favorable sur l’objet de
ses affections extra-conjugales (l’honneur de la maison du croque-mort
n’est pas toujours des mieux gardés), et le sigisbé, endossant tout à
la fois et la livrée funèbre et la veuve éplorée, passe d’un seul bond
dans l’alcôve adultère et dans la charge.

Peut-être, ô mon Dieu! n’ai-je pas assez mis de plâtre à mon héros,
n’ai-je pas assez déguisé ses faiblesses! mais il est si bon, mais
il est d’une nature si humaine, que comme Jean-Jacques, malgré ses
défauts, peut-être pour ses défauts mêmes, on ne saurait se défendre
de l’aimer. Eh! mon Dieu! le soleil lui-même n’est-il pas sujet aux
éclipses et n’a-t-il pas des taches! Lequel d’entre nous n’a pas ses
heures de tendresse et d’égarement? De plus grands personnages ont été
subjugués par la bouteille! Le sultan Mahmoud, qui vient de descendre
ces jours-ci dans la tombe, n’a-t-il pas gouverné longtemps et
glorieusement la Turquie plein des vues les plus sages et de liqueurs
fortes! Bassompierre buvait jusque dans ses bottes!--Et Lucius Piso qui
conquit la Thrace, et Cossus, le conseiller de Tibère, étaient l’un et
l’autre si sujets au vin, que souvent il fallut les emporter du sénat.

Vous vous attendiez sans doute à quelque peinture sombre et farouche,
et point du tout, c’est un pastel rose et frais que je vous trace! Vous
comptiez sur des larmes, et partout sur vos pas vous ne rencontrez
que de l’ivresse! cela vous étonne, et cependant, si l’on y songe un
peu, cela est tout simple. La contemplation du néant des grandeurs
et des choses humaines porte immanquablement à l’insouciance et à
la frivolité.--Quand on commerce chaque jour de la mort et de son
appareil, on prend bien vite les hommes et la terre en pitié.--On sent
que la vie est courte, on veut la remplir.--Avant d’être mangé, on
veut se repaître.--Avant d’être bu, on veut boire.--Et l’on devient
nécessairement anacréontique et libertin.--Bayard n’eût pas été quinze
jours aux Pompes sans devenir un freluquet; et si Napoléon lui-même
avait été seulement trois jours croque-mort, il n’eût pas porté le
sceptre du monde, mais la batte d’Arlequin.--Toute plaisanterie, toute
antithèse à part, si l’ancienne gaieté française avec sa grosse bedaine
et ses petits mirlitons, fleurit vraiment encore dans quelque coin
du globe, croyez-le bien, je vous le dis en vérité, c’est aux Pompes
funèbres assurément.--C’est là que les tréteaux de Tabarin sont encore
en fourrière.--Il n’y a plus que là que Momus agite ses grelots.--Ainsi
messieurs les fermiers de l’entreprise (car depuis le décret de l’an
XII, les morts ont été mis en ferme comme les tabacs), que vous vous
représentiez noyés dans la tristesse et bourrés d’épitaphes, sur Dieu
et l’honneur! sont au contraire de bons et joyeux drilles, de francs
lurons, prenant tout au monde par le bon bout et menant crânement la
vie! ce sont tous plus ou moins d’aimables chansonniers, ce sont tous
ou à peu près d’adorables vaudevillistes! Ayant ainsi tout à la fois
le double monopole du boulevard, du Palais-Royal, de la foire et des
catacombes.--Et quand le soir, ils nous ont fait mourir de rire, le
lendemain ils nous font enterrer!

A gauche en entrant dans la cour, non loin des bâtiments de
l’administration, il existe, comme dans un roman de madame Radcliffe,
une chambre vaste et mystérieuse, fermée à tout profane, et qui se
nomme, je crois, la salle du conseil. C’est là, dans ce secret refuge,
que messieurs les fermiers se rassemblent joyeusement chaque jeudi, je
ne sais sous quel vain prétexte, et que, tout en fumant le Havane, ils
se plaisent à composer, dans l’abandon le plus voluptueux, à travers
un feu roulant de lazzis et de pointes, leurs agréables ouvrages,
leurs piquants refrains et leurs doux pipeaux.--Depuis dix ans Bobèche
n’a pas dit un mot, Turlupin n’a pas joué une parade, qui ne soient
partis de ce dernier asile de la muse de Piis et de Barré, de Panard
et de Sedaine.--C’est là la source unique où la scène aujourd’hui
s’abreuve et s’alimente.--C’est là, dirait Odry, _l’embouchure de la
scène_.--Flonflons et fredaines, tout se fait là.

Aussi les jours de première représentation, passé cinq heures, n’y
a-t-il plus un chat aux Pompes, n’y a-t-il plus âme qui vive aux
cimetières. Vous seriez Jupiter en personne, ou M. de Montalivet,
que vous ne pourriez vous faire inhumer.--Tous, fossoyeurs, cochers,
croque-morts; tous, depuis le dernier palefrenier jusqu’au chef des
équipages, depuis la concierge jusqu’au garde-magasin, tous en grande
tenue sont réunis sous le lustre avec les _romains_ du parterre.--Et
Dieu sait l’enthousiasme qui les possède et les palmes immortelles
qu’ils assurent à leurs patrons!!!

Ceci vous semble peut-être exorbitant, pyramidal, colossal,
éléphantiaque! que sais-je! Et vous ne pouvez sans doute vous résoudre
à croire que le vaudeville et les pompes funèbres soient deux choses
si parfaitement liées, qu’elles boivent au même pot et mangent dans la
même écuelle. Vous en faut-il des preuves?

Un de mes bons amis, qui fait merveille dans le drame, avait mis il y
a quelque temps un jeune enfant en nourrice dans le faubourg. Chaque
fois que ce fortuné jeune homme allait visiter son rejeton, jamais le
père nourricier ne manquait de lui dire (j’espère que ceci est clair
et positif): «Monsieur, vous qui êtes _du théâtre_ et qui connaissez
_ces messieurs_, parlez-leuz-y donc pour que je passe en pied.» Ne
prêtant que peu d’attention à ce que le bonhomme marmottait, et
d’ailleurs ignorant quelle était sa profession, mon ami ne comprenait
goutte à cette demande. Enfin, un jour que ce plaisant solliciteur
recommençait son éternelle pétition: («C’est que, voyez-vous, monsieur,
quand on n’est pas titulaire, sauf le respect que je vous dois, on
n’a que les mauvais morts. Quand y meurt un bon mort, c’est pas pour
vous, ça vous passe devant le nez!...»)--Impatienté d’une pareille
obsession, «Qu’êtes-vous donc?» lui dit-il brusquement, «vous êtes donc
croque-mort?»--En effet, c’était bien là le métier du bonhomme; mon ami
avait frappé juste, mais que l’autre était cruellement offensé! «Moi,
croque-mort!» répétait-il; «non, monsieur, je ne suis pas croque-mort.
Depuis l’an XII, monsieur, il n’y a plus de ces horreurs-là! Je suis,
monsieur, porteur funèbre de défunts à l’entreprise générale.»--Ceci
nous montre, cher lecteur, combien il est dangereux de confondre la
branche aînée avec la branche cadette, et surtout d’appeler gendarmes
les gardes municipaux.

Pour se délivrer de ce trop susceptible importun, notre jeune
dramaturge écrivit sur-le-champ à la commission des auteurs; et dès le
lendemain il eut la satisfaction d’apprendre que son protégé venait, à
sa recommandation honorable, de recevoir sa nomination, et de passer
_ex-abrupto_ croque-mort en pied et en titre.

Le bonhomme avait raison de s’insurger: croque-mort n’est vraiment plus
qu’un nom de guerre; et si jamais vous avez quelque chose à démêler
avec les Pompes, gardez-vous bien d’employer ce vilain terme, vous vous
attireriez quelque affaire d’honneur sur les bras.

Un jour que je demandais à un croque-mort pourquoi on leur avait donné
cet étrange surnom, ce sobriquet, «C’est,» me dit-il avec un sourire de
satisfaction (le croque-mort est très facétieux de sa nature), «parce
que la populace prétend que nous faisons des repas de corps.»

Ainsi que pour le croque-mort, comme nous venons de le voir, il y a
pour l’administration de bons et de mauvais morts, de bons temps et des
mortes-saisons. Les mortes-saisons toutefois ne sont pas celles où l’on
meurt, mais bien celles où l’on ne meurt pas, ou du moins où l’on ne
meurt guère. Un bon temps, c’est quand le mort donne; cependant, pas
à l’excès. Quand le mort donne avec trop d’enthousiasme, cela devient
désastreux. Le choléra fut une époque déplorable; il y avait trop
d’ouvrage pour _la_ bien faire: chaque grappe ne pouvait aller sous le
pressoir; on enterrait à la hâte et sans luxe; l’entreprise manquait
de tentures et de chars; on empilait les morts sur des haquets, on
les emportait à pleins tombereaux comme des gravois.--Mais la grippe
d’il y a deux ans, à la bonne heure, ce fut un âge d’or!... Aussi le
croque-mort n’en parle-t-il jamais sans une larme d’attendrissement.

Dès qu’une aimable recrudescence se fait sentir, dès que le ciel, dans
sa bienveillance, envoie la plus légère mortalité, les employés et
les quatre-vingts chevaux de service ordinaire deviennent bien vite
insuffisants; il faut alors avoir recours à des hommes et à des bêtes
de louage, et c’est alors que le croque-mort et le cocher de raccroc
apparaissent sur l’horizon.

Le croque-mort de raccroc se fait avec tous les portiers d’alentour
et les décrotteurs qui se trouvent sous la main. Mais quelquefois la
pénurie est si grande (Dieu vous garde en cette occurrence de passer
dans le faubourg!), qu’on vous arrête au passage. «Voulez-vous gagner
trente sous?» vous dit-on, et sans en attendre davantage on vous
entraîne, et, bon gré, mal gré, l’on vous force, comme on force dans
un incendie à faire la chaîne, à endosser le frac funéraire. Chaque
cortége alors forme une délicieuse mascarade! C’est à pouffer de rire,
c’est à éclater dans sa peau! On prend dans les magasins les premiers
haillons venus. Un pantalon, qui lui entrera jusqu’aux épaules, et une
houppelande gigantesque tomberont en partage à un petit homme racorni,
tandis qu’un portefaix herculéen aura un habit que vous prendriez
pour sa cravate.--On raconte que M. Bulwer fut ainsi raccroché un
jour (s’imaginant obéir à la loi du pays, l’honorable _touriste_ se
laissa faire), et que miss Trollope l’ayant par hasard aperçu derrière
un corbillard, dans un accoutrement des plus grotesques, le trouva
si bouffon, si _comical_, si _whimsical_, qu’elle se pâma d’aise,
l’aimable aventurière, et tomba de sa Hauteur à la renverse.--Avec
chaque attelage supplémentaire, le loueur de chevaux fournit aussi un
homme d’écurie; celui-ci, on l’affuble en cocher, et je vous prie de
croire que ce n’est pas le moins récréatif! Vous imaginez-vous l’allure
dégagée de ces Bas-Normands fourrés dans de hautes bottes à manchettes,
dans d’énormes casaques à la française, et vous figurez-vous leur gros
museau de polichinelle coiffé d’un chapeau aquilin, à l’angle duquel
pendent tristement en manière de crêpe les derniers vestiges d’une
loque.

[Illustration]

Les cochers de corbillard titulaires sont en général d’une essence plus
éthérée que les croque-morts, quoique pour la boisson ils soient leurs
pairs, et qu’ils aient comme eux leur double odeur, non pas cette fois
le cadavre et l’alcool, mais le vin et la litière.--L’histoire de ces
bonnes gens, c’est l’histoire de bien d’autres, c’est l’histoire du
cheval de fiacre.--Ce sont d’anciens serviteurs de grandes maisons,
de maisons royales même, qui, après avoir été ravagés par l’âge et
le malheur, après avoir perdu cheveux et chevance, de condition en
condition arrivent enfin à cette dernière. Leur Westminster, à eux,
c’est Bicêtre! c’est Bicêtre le gracieux Panthéon où, quand ils sont
tout-à-fait hors d’usage, la patrie reconnaissante les envoie se
coucher! Mais ce cas est bien rare; frappés d’un coup de sang ou d’un
coup de vin, ces braves s’éteignent plus communément sous les drapeaux.

Le cocher de tenture, qui, tout bien considéré, n’est qu’une variété
assez insignifiante du croque-mort proprement dit, a pour mission
spéciale de prêter la main aux tapissiers, et de transporter les objets
qui servent à décorer la porte de la maison mortuaire. C’est du reste
un fort mauvais farceur que rien ne recommande, et qui pratique une
supercherie dont vous me voyez encore tout scandalisé.

Quand sa besogne est achevée, il monte chez le trépassé, et d’un
air sentimental, tout en glissant adroitement la demande de son
pour-boire, il prie la famille de lui donner n’importe quoi pour aller
chercher l’eau bénite nécessaire; mais, au lieu d’aller à la paroisse,
l’effronté s’en va tout simplement se rafraîchir chez un marchand de
vin, où, tandis qu’il s’ingurgite un demi-setier, il remplit le vase à
la fontaine. «Eau filtrée ou eau bénite, se dit-il, qu’est-ce que cela
fiche?... les morts ne se plaignent point!» Cela est très vrai, mon
garçon, mais ils n’en sont pas moins _floués_.

[Illustration]

Ce personnage qui marche en arbalète devant le char, et qui porte une
écharpe en ceinture, un chapeau à cornes, le frac noir, les petits ou
les gros souliers (autrefois les bottes en cœur), le fin ou le gros
pantalon (parfois le parapluie), c’est le commissaire des morts, ou
plutôt M. l’ordonnateur!!! Comme il s’imagine représenter M. le maire,
qui n’a pas le temps de venir, et doubler M. l’ordonnateur général, le
drôle n’est pas sans quelque penchant à la suffisance et ne serait pas
éloigné de prendre sa canne ornée d’une urne cinéraire pour un sceptre,
et de se prendre lui-même pour une majesté. Quelques-uns cependant
ont des mœurs plus terrestres, et, sans grand souci pour leur blason,
trinquent avec les officiers de l’église ou les cochers, et _lichent_
très volontiers le canon sur le comptoir.--Pour faire un ordonnateur ou
commissaire des morts, la préfecture, car c’est elle qui les fournit,
prend d’ordinaire son candidat parmi les journalistes incorruptibles ou
les préfets tombés en _deliquium_.

Quand survient un mort de première classe, ou du moins de bonne
qualité, messieurs les hauts employés des bureaux quittent brusquement
la plume pour l’épée, l’habit râpé du commis pour le pourpoint et
le mantelet, le chapeau rond pour les panaches, et se transforment
tout-à-coup en ce noble et imposant personnage, dont voici un crayon
délicieux et fidèle de notre cher Henri Monnier.

Ainsi travesti, ce majestueux mercenaire prend le titre fastueux de
maître des cérémonies. En effet, c’est lui qui dirige le cérémonial
voulu, l’ordre et la marche, qui indique aux gens du convoi la manière
de s’en servir.

[Illustration]

C’est une espèce de garçon d’honneur donnant le branle et menant la
mariée.

Comme il porte le haut-de-chausses, ses gras de jambes jouent chez lui
un très grand rôle et sont dans son affaire de première importance.

Un maître des cérémonies complet coûte dix francs; mais on peut en
avoir un sans mollets pour huit.--Un cagneux ne vaut que sept; et pour
trois livres dix sous, autrefois, il y en avait à jambes torses.

Mais, hélas! l’entreprise des pompes a fait aussi sa révolution, et
chaque jour, ainsi, des détériorations physiques et morales y sont
apportées. La décence et le luxe y remplacent de plus en plus et d’une
façon désespérante l’antique et primitive simplicité. On y pousse
aujourd’hui la folie jusqu’à tresser la crinière et la queue des
chevaux comme la blonde chevelure de nos maîtresses, jusqu’à parer
leur front d’une cocarde, jusqu’à vernir leurs sabots. En un mot, les
morts trouvent maintenant aux Pompes, à toute heure, un excellent
comfortable,--les vivants, les attentions les plus délicates et jusqu’à
des habits de deuil tout faits et à louer; il y a même pour les envois
en province des berlines ravissantes, éblouissantes, où le trépassé
pourrait au besoin se mirer. La case dans laquelle le défunt se loge
est si heureusement dissimulée que j’ai vu plus d’une fois à Longchamps
figurer incognito ces élégants équipages. Quand un cocher part pour
un transport, soit pour mener ou ramener feu M. de Carabas dans ses
terres, soit pour conduire outre-mer quelque baronnet venu chez nous
pour apprendre les belles manières, mais mort à la peine, il emporte
d’ordinaire avec lui une grande provision de poudre et d’arquebuses, et
tout le long de son chemin il fait une guerre terrible. Chaque pièce
qui tombe sous ses coups est cachée adroitement dans les profondeurs de
là berline, et c’est une chose assez plaisante, au retour du voyage,
que de voir déballer cette espèce de bourriche et débarquer, en
compagnie de saucissons passés en fraude, une myriade d’écureuils, de
bécassines ou de lapins. Mais, comme il en coûte 10 francs par poste
pour faire voyager ainsi les os de ses pères, bien des gens d’ordre
et d’économie les mettent tout bonnement au roulage.--Un jour que
je me trouvais chez un jeune député de ma connaissance, j’entendis
tout-à-coup s’arrêter un camion à la porte. On sonne, j’ouvre, et l’on
me remet un papier. «Qu’est-ce?» s’écrie notre célèbre représentant.
Je dépliai alors le billet et je lus: «La Bastide et Simon frères,
commissionnaires-chargeurs à Marseille.--A la garde de Dieu et sous
la conduite de Jean-Pierre, voiturier, nous avons l’honneur de vous
faire passer la dépouille mortelle de M. le comte de ***, à raison
de 5 francs les cent kilogrammes, prix convenu.»--«Ah! je sais,» fit
alors mon noble ami, c’est feu mon respectable père qu’on me renvoie.»
Puis, se tournant de mon côté: «Tu es bien heureux, mon cher, d’être
orphelin,» me dit-il avec un sourire aimable, «ces gueux de parents, ça
vous ruine! ça n’en finit pas!...»--Au Père La Chaise, sur la simple
présentation d’une lettre de voiture, ou l’estampille de la douane, le
conservateur reçoit les morts à bras ouverts; mais si par hasard leurs
papiers ne sont pas en règle, s’ils ont perdu leur passe-port, on les
traite de vagabonds et de républicains, et ils courent grand risque de
coucher au corps-de-garde.

Rue Saint-Marc-Feydeau, 18, il existe aussi depuis quelques années,
sous le titre de Compagnie des Sépultures, une magnifique succursale
de la grande entreprise du faubourg Saint-Denis. Cet établissement est
vraiment si rempli de commodités, que nous ne saurions le passer sous
silence sans une criante injustice. Avez-vous fait une perte, allez là:
moyennant une faible reconnaissance, on s’y charge de tout régler et de
tout ordonner, depuis A jusqu’à Z, avec l’église comme avec les Pompes,
y compris les distributions de vos aumônes; si bien qu’une fois votre
commande faite vous n’avez plus à vous occuper du défunt, pas plus que
s’il n’existait pas, et vous pouvez partir tranquillement pour les
courses de Chantilly ou pour le couronnement de la reine d’Angleterre
ou de la rosière de Bercy.--Joint à cet établissement, ajoutez, s’il
vous plaît, qu’il y a, pour le plus grand agrément du visiteur, une
exposition perpétuelle de petits sépulcres, de petits jardins funèbres,
de tombeaux grands comme la main, d’urnes imperceptibles, de cercueils
portatifs, le tout à prix fixe et dans le dernier goût. C’est à vous
de choisir parmi tous ces ravissants échantillons. Voudriez-vous
par hasard faire embaumer l’objet de vos regrets éternels? On vous
présentera une jeune fille, un canard et un poulet injectés depuis
trois ans par M. Gannal, encore aussi frais et aussi appétissants que
s’ils sortaient de chez le marchand de comestibles.

Cette compagnie, ainsi que MM. les marbriers et tous les ouvriers des
cimetières, nourrit au dehors une multitude de courtiers et de drogmans
(le nombre en est, dit-on, formidable), qui, toujours à la piste des
moribonds, des valétudinaires et des morts, aussitôt que vous êtes
enrhumé, ou que vous avez rendu l’âme, se précipitent à votre porte,
où par jalousie de métier souvent ils se livrent de sanglants combats
et périssent.--Quelquefois ces industriels poussent l’adresse et la
sollicitude jusqu’à graisser la patte du portier pour qu’il les vienne
avertir dès que le malade aura tourné de l’œil, et qu’il favorise
leur introduction, à l’exclusion de tout autre.--«Madame, un monsieur
tout en noir, et qui paraît prendre une part bien vive à votre deuil,
demande à être conduit près de vous.»--L’inconnu entre d’un air pénétré
et le mouchoir à la main.--La dame s’incline et fait signe à l’homme
attendri de s’asseoir.--«Vous avez fait une grande perte, madame.--Oui,
monsieur, bien grande.--Bien douloureuse.--Oui, bien douloureuse, et
dont je ne saurai jamais me consoler.--Madame, que souvent le destin
est cruel!-Vous êtes bien bon, monsieur, de m’apporter quelques douces
paroles: mais je crois n’avoir pas l’honneur de vous connaître, que
me voulez-vous?--Je sais, madame, qu’il n’est rien qu’une mère ne
fasse pour la mémoire d’une fille chérie... Hélas! que ce monde est
plein de tristesse!... Je suis, madame, courtier près la compagnie des
sépultures (ou courtier particulier de M. de La Fosse, fabricant de
sarcophages), et je venais voir, madame, si par hasard vous n’auriez
pas besoin d’un tombeau; nous en avons de neufs et d’occasion, et
dans le dernier genre....» A ces mots notre homme essuie une bordée
terrible; mais il est à l’épreuve du feu.--«Comment, monsieur, vous
n’avez donc ni cœur ni âme pour venir troubler ainsi une pauvre femme
dans sa solitude et son désespoir! C’est une abomination, c’est une
honte, le métier que vous faites!....» Et là-dessus on le jette à
la porte, mais il revient le lendemain; car rien ne saura l’arrêter
jusqu’à ce qu’il vous ait extorqué quelques ordres.--Il n’y aurait
qu’un moyen de se défaire d’un pareil misérable, ce serait de le tuer;
mais la loi jusqu’à ce jour n’y autorise que faiblement.

C’est au faubourg du Roule, chez un illustre ébéniste, nommé on ne peut
plus heureusement M. Homo, que se fabriquent les cercueils de chêne et
de palissandre, les cercueils marquetés, guillochés, damasquinés, à
compartiments, à secrets ou à musique; mais la grande manufacture des
bières à l’usage de la canaille, c’est-à-dire des bières de bois blanc,
est établie au village de la Gare. L’ouvrier qui en a l’entreprise
est tenu dans l’obligation d’en avoir toujours au moins six mille
de faites, et dans chaque mairie, une bonne collection. Ce tailleur
suprême, qui enfonce Zang, Staub et Dussautoy, fait à ce métier sa
fortune, tout comme MM. les vaudevillistes des Pompes de leur côté font
la leur. C’est une chose bien curieuse que l’énorme quantité de vivants
qui vivent à Paris de la mort! Sans la population souterraine un tiers
de la garde nationale serait sans ouvrage et sans pain!--Au carrosse
de luxe, il faut un attelage de luxe. Il faut des fleurs à la beauté,
_il faut des perles au poignard_. Aussi n’est-ce point notre héros, ce
mince et chétif personnage qui jouit de la douce faveur d’ensevelir
les heureux du jour et de les mettre dans leurs cercueils _Boule_ ou
_Charles_ Ier Non, mon cher marquis, il y a un gros garçon tout exprès
pour cela: fleuri, potelé, presqu’un amour. Ce beau mignon, vous
l’avez vu sans doute, il est très reconnaissable; il porte toujours
sur l’épaule un sac énorme en guise de carquois; car il faut vous dire
que pour épargner aux cadavres super-fins toute émotion et tout cahot
désagréable, bien que leurs cercueils soient matelassés et garnis
d’oreillers comme un boudoir, on les enterre à bouche que veux-tu? dans
le son.

Tout le monde connaît la triste, et philosophique et populaire
composition de Vigneron, cet honnête et modeste peintre; je veux dire
le Convoi du Pauvre. Dans le char de l’indigence un homme obscur gagne
silencieusement son dernier asile. Sans cortége et sans apparat, il
passe comme il a vécu. Trahi par la fortune, abandonné des siens,
un seul ami lui reste et le suit; et cet ami, c’est son chien! un
pauvre barbet, portant la tête basse et enfouie sous les soies longues
et crottées de sa toison inculte.--Ce tableau simple et déchirant,
Vigneron l’a fait!... A Biard il en reste un autre moins sombre et que
son pinceau railleur reproduirait merveilleusement!--Celui-là, je l’ai
vu, de mes propres yeux vu!--C’était un homme, ô sublime philosophie!
qui seul derrière un corbillard suivait les restes de sa défunte
_adorée_ et fumait tranquillement sa pipe.

Il va sans dire que ce sont les croque-morts de la métropole que
nous avons pris pour type et archétype. Ceux des provinces varient à
l’infini, mais au demeurant, ils ne sont toujours que des provinciaux.
J’en ai rencontré dans quelques villes qui ressemblent assez par le
costume à des marchands arméniens d’Archangel, et d’autres qui m’ont
paru un assez heureux mélange du charbonnier et du rabbin.--L’usage des
chars, qui fait dire au peuple de Paris: «En tous cas, nous sommes sûrs
de ne pas nous en aller à pied;» ou «Viendra un jour où, ventrebleu! à
notre tour aussi nous éclabousserons!...» n’est pas généralement adopté
et ne le sera pas de sitôt sans doute. Beaucoup de villes regardent
encore ce mode de transport funèbre comme un véritable sacrilége, et
il n’y a pas fort longtemps même qu’à Moulins la populace a jeté dans
l’Allier un malencontreux corbillard qui avait osé se montrer par la
ville.

La gaieté qui règne chez nos aimables vaudevillistes du faubourg,
tout héliogabalique, tout sardanapalesque, tout exorbitante qu’elle a
pu vous sembler, est bien déchue cependant de son antique splendeur.
Hélas! ce n’est plus que l’ombre d’elle-même. Il fallait voir avec
quelle magnificence inouïe se célébrait autrefois le jour des Morts.
Le jour des Morts, c’est la fête des Pompes, c’est le carnaval du
croque-mort! Qu’il semblait court ce lendemain de la Toussaint,
mais qu’il était brillant!... Dès le matin toute la corporation
se réunissait en habit neuf, et tandis que MM. les fermiers, dans
le deuil le plus galant, avec leur crispin jeté négligemment sur
l’épaule, répandaient leurs libéralités, les verres et les brocs
circulant, on vidait sur le pouce une feuillette. Puis un héraut
ayant sonné le boute-selle, on se précipitait dans les équipages,
on partait ventre à terre, au triple galop, et l’on gagnait bientôt
le _Feu d’Enfer_, guinguette en grande renommée dans le bon temps.
Là, dans un jardin solitaire, sous un magnifique catafalque, une
table immense se trouvait dressée (la nappe était noire et semée de
larmes d’argent et d’ossements brodés en sautoir), et chacun aussitôt
prenait place.--On servait la soupe dans un cénotaphe,--la salade
dans un sarcophage,--les anchois dans des cercueils!--On se couchait
sur des tombes,--on s’asseyait sur des cippes;--les coupes étaient
des urnes,--on buvait des bières de toutes sortes;--on mangeait des
crêpes, et sous le nom de gélatines moulées sur nature, d’embryons à
la béchamelle, de capilotades d’orphelins, de civets de vieillards,
de suprêmes de cuirassiers, on avalait les mets les plus délicats et
les plus somptueux.--Tout était à profusion et en diffusion!--Tout
était servi par montagnes!--Au prix de cela les noces de Gamache ne
furent que du carême, et la kermesse de Rubens n’est qu’une scène
désolée.--Les esprits s’animant et s’exaltant de plus en plus, et
du choc jaillissant mille étincelles, les plaisanteries débordaient
enfin de toutes parts,--les bons mots pleuvaient à verse,--les
vaudevilles s’enfantaient par ventrée.--On chantait, on criait, on
portait des santés aux défunts, des toasts à la mort, et bientôt se
déchaînait l’orgie la plus ébouriffante, l’orgie la plus échevelée.
Tout était culbuté! tout était saccagé! tout était ravagé! tout était
pêle-mêle! On eût dit une fosse commune réveillée en sursaut par
les trompettes du jugement dernier.--Puis lorsque ce premier tumulte
était un peu calmé, on allumait le punch, et à sa lueur infernale,
quelques croque-morts avant tendu des cordes à boyau sur des cercueils
vides, ayant fait des archets avec des chevelures, et avec des tibias
des flûtes tibicines, un effroyable orchestre s’improvisait, et, la
multitude se disciplinant, une immense ronde s’organisait et tournait
sans cesse sur elle-même en jetant des clameurs terribles, comme une
ronde de damnés.

Le punch et la valse achevés, on remontait gaiement dans les chars,
on regagnait promptement la ville, et l’on venait souper en masse
au café Anglais.--C’était alors un bien étrange spectacle que cette
longue enfilade de voitures de deuil et de corbillards, stationnant
sur le boulevard de la fashion à la porte d’un cabaret de bon ton,
d’une popine, d’un _calix thermarum_, comme eût dit Juvénal; et dans
l’intérieur, ce n’est pas, je vous prie, un spectacle moins bizarre,
que cette bande joyeuse de farceurs en costume funèbre attablés avec
des _lions_ et des filles, sablant le madère et le _sherry_, en
chantant le _God save the king_ sur l’air de la mère Godichon!

Mais, hélas! que les temps sont changés! Aujourd’hui cette brillante
fête, à peu près abolie, ne se signale plus au croque-mort
consterné que par une misérable gratification de trois livres, et
pas _sterling_.--Trois francs! trois misérables francs! avec cela
que voulez-vous qu’on fasse? On ne peut ni acheter un clyso-pompe,
ni coucher en ville, ni suborner la reine de Prusse, et encore
moins souscrire aux _Français peints par eux-mêmes_ ou aux
_Anglais_.--Cependant gardez-vous de croire que toute tradition de
ces réjouissances soit à jamais perdue, et qu’elles n’aient laissé
dans les mœurs aucune trace. Un riche et copieux banquet, mêlé de
farces et d’intermèdes, a été donné il n’y a pas fort longtemps même
par le menuisier qui façonne les boîtes de luxe, dont je vous parlais
tout-à-l’heure, et il se passe rarement plus d’une année sans que
les Pompes ne soient le théâtre de quelque nouvelle et délicieuse
bouffonnerie.


P. S.--Si pour quelques légères railleries échappées à ma plume
indiscrète, on allait se fâcher sérieusement contre notre héros et
lui faire un crime irrémissible de la fragilité de ses mœurs _un peu
régence_, je serais vraiment bien désolé. Mon Dieu! je l’ai dit, c’est
la profession qui veut ça. Sauf Tobie et Joseph d’Arimathie, depuis la
création du monde, tous les ensevelisseurs ont toujours été des drôles!
il ne faut pas leur en vouloir; et d’ailleurs, auprès des libitinaires
antiques, des nécrophores et des _sandapilarii_, nos croque-morts sont
des vestales, qui méritent le prix Monthyon.

  =Pétrus BOREL.=



[Tête de page]

L’ÉCOLIER.


L’écolier n’est pas seulement un type, c’est un principe. L’école,
c’est le creuset où s’élabore l’avenir d’une génération, où fermentent
toutes les imaginations que la science éclaire de sa flamme vive, et
dont elle fait ou un métal commun qu’on rejette, ou un joyau précieux
qui éblouit. Par le mot ÉCOLIER nous entendons tout ce qui reçoit un
enseignement, depuis le bambin déguenillé qui épèle l’alphabet sous le
doigt d’un frère _ignorantin_, jusqu’au dandy de philosophie, qui, sur
les gradins d’un cours public, écoute avec une complaisance nonchalante
les dissertations filandreuses du professeur sur Locke, Hobbes ou
Spinosa.

Il nous suffit d’avoir indiqué seulement les disciples des frères et
de l’enseignement mutuel; leur carrière scolastique n’est pas assez
étendue pour trouver une longue place ici. Après quelques éléments
plus ou moins incomplets de lecture, d’écriture et d’arithmétique, ils
revêtent, pour la plupart, le tablier de cuir ou de serge, attribut
des apprentis. Nous nous occuperons spécialement de cette jeunesse
d’élite qui consacre ses plus belles années aux études sérieuses, et
qui fournit des écrivains, des médecins, des légistes à la société, des
orateurs à la tribune, des hommes de talent et de savoir à la nation.

[Illustration]

Le collége autrefois était un bâtiment triste et sombre, avec des murs
épais et des fenêtres hérissées de barreaux. Au dedans, un silence
de cloître, de vastes solitudes, des grilles au lieu de portes, des
guichets derrière lesquels un œil sournois observait, des corridors
ténébreux où l’on voyait des ombres noires aux visages renfrognés
se glisser le long des murailles. Puis, c’étaient des châtiments
terribles, une concurrence de sévérité qui fait hésiter les
vieillards entre les Oratoriens et les Bénédictins, mais dont les
Joséphistes emportent le prix. Maintenant la physionomie du collége
est moins austère; c’est une maison blanche et riante, que les rayons
du soleil inondent à pleines croisées; ce sont des salles aérées, un
jardin dont les arbres touffus tendent au-delà des murs leurs rameaux,
comme des bras, au père de famille. Le correcteur, bourreau grotesque,
acteur nécessaire du système pénitentiaire vieilli, a disparu. Ce n’est
plus le régent en habit noir, aux sourcils froncés, à la physionomie
d’inquisiteur; c’est un directeur aimable, empressé, quasi-galant,
mielleux comme un prospectus, qui promet bien-être, soins paternels,
nourriture saine et abondante. Certes, il y a progrès du passé au
présent, mais trop souvent cet extérieur séduisant n’est qu’un appât de
plus: à l’intérieur la spéculation siége; la parcimonie ou l’incurie
arrêtent la réalisation de réformes utiles.

Dans les colléges comme dans les institutions particulières, il y
a deux sortes d’écoliers: le pensionnaire et l’externe. L’externe,
c’est l’être envié, l’être heureux qui a un pied dans ce monde du
dehors que le pensionnaire ne fait qu’entrevoir. A celui-là la liberté
d’action, les dissipations, la vie extérieure, les plaisirs de la
ville, l’intimité de la famille, les soins affectueux; à l’autre, la
dépendance complète, l’uniformité monotone des devoirs journaliers, la
limite d’horizon, l’isolement. Aussi le pensionnaire livré à lui-même,
malpropre, chagrin par la répercussion de son malaise physique sur son
malaise moral, ressemble aussi peu à l’externe, enfant gai, allègre,
coquettement vêtu, que ces chiens mal soignés, de mauvaise humeur,
assis tristement près du foyer, à la levrette fringante, folâtre, qui
bondit sur ses souples jarrets. L’externe devient un lien qui rattache
le pensionnaire au monde dont on l’isole: c’est lui qui importe les
balles, les toupies, les jouets de toutes sortes, et surtout les
provisions qui changent en régal le sobre ordinaire des colléges à deux
repas du jour. C’est lui aussi qui introduit ces délicieuses brochures
que l’on dévore à l’ombre d’un dictionnaire, tandis qu’un livre est
hypocritement ouvert au sommet d’un pupitre, et que la main semble
tracer des caractères sur le papier.

Cette distinction des élèves en pensionnaires et externes est une
distinction de fait, de laquelle résultent deux nuances bien tranchées.
Les professeurs établissent encore deux catégories, celle des élèves
forts dans leurs classes, des travailleurs, et celles des faibles,
qu’on flétrit du nom de paresseux (en style technique, les _piocheurs_
et les _cancres_); car la faiblesse est toujours considérée comme
provenant de la paresse et non de l’incapacité, vu que le directeur
déclare indistinctement à chaque parent que _l’enfant a des moyens_.
Mais l’écolier n’admet pas cette classification: la paresse est un
fruit savoureux dont il se gorge avec trop de délices pour en faire une
cause de dégradation. Il établit la supériorité de la force brutale,
de la force matérielle, de la loi du coup de poing, sur la force
intellectuelle qu’il méprise, le plus souvent par impuissance. Cette
aristocratie est encore assez bien entendue, en ce que le partage
de la force appartient ordinairement aux plus avancés en âge, et
partant en études, de sorte que la considération croît en proportion
de l’élévation des classes. Au reste, si l’insolence envers la roture
peut être admise comme preuve de noblesse, cette aristocratie en est
possédée au plus haut degré, et l’égalité tant vantée du collége
n’existe pas réellement. Ces patriciens superbes comprennent toute la
plèbe qui les entoure sous la dénomination injurieuse de _moutards_ ou
de _mômes_, et se livrent à leur égard à des extorsions et à des abus
de pouvoir qui caractérisent un despotisme effréné.

Sous le rapport physique, généraliser la physionomie de l’écolier
est difficile; néanmoins, suivant le point de vue ordinaire, nous
lui accorderons une expression espiègle, des yeux hardis, un sourire
perpétuel sur les lèvres, un nez retroussé à la Roxelane, indice de
la malice et de l’effronterie; des joues roses, des cheveux autrefois
en vergette, mais qu’on a soin maintenant de laisser croître, depuis
qu’une ordonnance ministérielle a précisément ordonné le contraire.
Les vêtements sont une partie trop intégrante de l’écolier pour que
nous n’en fassions pas mention. On comprend que nous allons parler de
l’interne de pensionnat, et non de l’interne du lycée, où la coupe de
l’habit est invariable.

[Illustration]

L’écolier a d’abord la tête ombragée d’une casquette, laquelle est
ornée d’une visière démesurée que le possesseur taille en dentelle à sa
fantaisie avec un eustache, pendant ses heures de loisir. La visière
n’est perceptible que pendant les premiers jours de la possession
de la casquette: un prompt divorce fait justice de cet accessoire
incommode. Un col de chemise chiffonné s’échappe inégalement de la
cravate noire qui est jetée négligemment autour du cou, et dont les
bouts, après un nœud préalable, retombent sur la poitrine. La blouse
est l’habillement le plus ordinaire de l’écolier pendant les premières
années des classes, mais ce costume enfantin est bientôt remplacé par
un de ces habits ambigus qui participent à la fois de la veste et de
l’habit. Les manches en sont courtes, étriquées: l’étoffe, usée jusqu’à
la trame, se contracte entre les coutures: elle est mouchetée de
taches monstrueuses: le collet est fripé, les parements sont graisseux
(quelques-uns enserrent précieusement leurs avant-bras dans des manches
de percaline, mais on les flétrit du nom d’épiciers). A la boutonnière
pend une ficelle élégante qui soutient la clef du pupitre ou de la
_baraque_. Vient ensuite le gilet, trop court, demi-attaché, faute
de boutons, qui semble se séparer avec horreur du pantalon, tant est
grande la distance qui laisse entrevoir des bretelles de lisière, et
donne à la chemise un interstice favorable pour se produire: le gilet
est un vêtement de passage; il disparaît avec les premières chaleurs de
l’été. Le pantalon témoigne de la croissance de son maître; il laisse
à découvert des bas indigo qui se perdent dans des souliers informes,
au cuir inflexible, aux semelles épaisses, aux clous acérés. Des livres
maculés, déchirés, sont artistement ficelés et pendent sur l’épaule.
Quelquefois on leur substitue un vaste carton vert bourré de livres,
maintenu par une corde en bandoulière sur la poitrine. Il est inutile
d’ajouter que les gants sont proscrits. Un écolier qui s’aviserait d’en
mettre serait appelé fat pour ce raffinement de coquetterie.

[Illustration: LE COLLÉGIEN.]

Un des mérites les plus saillants de l’écolier, c’est l’effronterie: au
moyen de cette précieuse qualité il dément sans rougir une accusation,
lors même qu’il est _collé_ en flagrant délit: «Vous causez, monsieur!»
Il interrompt la phrase commencée avec un voisin, et répond avec
énergie un _Non_ où l’expression d’un étonnement hypocrite se mêle à
l’accent de l’innocence injustement soupçonnée. Pour s’excuser d’une
infraction à la règle disciplinaire, il sait aussi construire avec
promptitude une _gausse_ dont un expert chercherait en vain le côté
faible. Il est donc essentiellement menteur, et à tel point que la
franchise est considérée comme une preuve d’idiotisme, et le mensonge
comme un accessoire nécessaire, dont le succès a le double avantage de
détourner une punition et de duper un _pion_.

Car l’écolier se fait gloire de combattre le maître d’études. On
respecte celui-ci dans les colléges, où c’est presque un fonctionnaire
public, où il s’étaie du formidable proviseur, qui n’hésiterait pas à
renvoyer un élève indocile; mais dans les pensions, l’exil du coupable
diminuerait d’autant le revenu du directeur; aussi l’écolier, fort
de cette considération, entretient soigneusement une lutte avec le
pouvoir, lutte aussi haineuse, aussi acharnée que celle de Guelfes
et des Gibelins, lutte qui se poursuit de génération en génération,
et fait couler des flots d’encre. L’élève y met son indocilité, ses
dispositions hargneuses, ses moqueries tracassières, son opposition
d’inertie; le maître y pèse de toute l’autorité qui lui est dévolue,
et de sa prodigalité dans la répartition aveugle des _pensums_, des
_retenues_ et des _mauvais points_. Ce dernier est d’ordinaire un
fils d’artisan, qui sort du collége avec des connaissances à peine
ébauchées, et un profond dédain pour les travaux manuels de son père.
Avec cet immense orgueil qui est le privilége de l’ignorance, il
s’assied au faîte par la pensée; mais vient le jour où son incapacité
se révèle, jour de déchéance où, simple soldat, il revêt les épaulettes
de laine dans la milice de l’instruction publique: il devient _pion_.

Sa position varie suivant son caractère. S’il est ce qu’on appelle un
_pion bon enfant_, il est traité comme le soliveau de Phèdre, ce roi
inerte que les grenouilles, ses sujettes, couvrent de boue et de fange:
on le raille, on le berne, on le trompe, on le hue, on l’insulte; il
n’est aucun excès qu’on ne se croie permis dès qu’il y a indulgence
plénière et impunité. La classe alors est un foyer de désordre;
des causeries actives, des dérangements continuels, des querelles
commencées avec la langue, terminées avec le poing, viennent y jeter le
trouble. Les avertissements bienveillants du maître sont accueillis
par des huées. L’écolier ne sait pas user, il ne sait qu’abuser: aussi
il arrive ordinairement que le pion aigri fait succéder une rigueur
inusitée à son humeur débonnaire: il devient _chien_.

Se montrer impertinent et raisonneur envers le maître, lui jeter
au visage des épithètes injurieuses, avoir avec lui une _affaire_,
c’est un titre d’honneur pour un écolier. Celui qui ose affronter la
_tyrannie_ est généralement estimé de ses condisciples, il est de
toutes les parties, de tous les jeux, il a de nombreux _copains_. Être
copain, c’est se joindre par une union fraternelle avec un camarade, et
mettre en commun jouets, _semaines_, confidences, tribulations; c’est
une amitié naïve et vraie, sans arrière-pensée d’égoïsme ou d’intérêt,
qu’on ne trouve guère qu’au collége.

Les autres défauts capitaux de l’écolier sont la paresse et une
intempérance fabuleuse de langue; il n’est pas de lazzarone qui se
livre avec plus de délices aux charmes du _dolce far niente_; il n’est
pas de nonne ou de perroquet disert, instruit par une vieille femme,
qui ait un pareil épanchement de paroles; ce sont deux hydres aux cent
têtes que les _pensums_ et les _retenues_ terrassent vainement. Ce
n’est pas seulement la paresse qui trouve l’oubli des devoirs dans des
distractions frivoles; c’est la paresse inerte, brutale, la paresse qui
fait de la machine humaine une horloge arrêtée, la paresse du sauvage
qui tient dans une léthargie absolue les ressorts de la pensée et de
l’action. Cet amour du babil, que nous signalons, est un trop-plein qui
déborde, ou plutôt une inondation immense devant laquelle il faut se
résigner et croiser les bras; c’est comme les économies d’un muet qui a
recouvré la parole.

Les dispositions querelleuses que l’écolier témoigne envers ses
supérieurs se retrouvent dans leurs relations mutuelles. On sait qu’il
n’est pas de plus grand plaisir que celui de _houspiller un nouveau_,
pauvre provincial engourdi que chacun s’empresse de tourmenter. La
taquinerie est l’arme du faible qui, par ses provocations, blesse
des susceptibilités: _indè iræ!_ de là des combats grotesques. Dès
que deux combattants se prennent au collet, on accourt, un cercle se
forme, cercle animé d’où partent des interpellations.--Tape dessus,
va!--soigne-le;--des huées ou des applaudissements, suivant qu’un
_pochon_ bien appliqué vient nuancer un œil ou foudroyer un nez. Le
pion joue ici le rôle des dieux d’Homère, il intervient, et envoie
vainqueur et vaincu expier en pénitence victoire ou défaite.

La gourmandise a aussi une place d’honneur dans le cœur de l’écolier;
mais comme c’est un vice réclamé par les _moutards_, la honte de
paraître _gueulard_ comme eux en arrête la manifestation parmi
l’aristocratie. Elle consiste chez les petits à faire entre eux un
échange de provisions, à _chipper_ quelques friandises, et à faire une
consommation fanatique de croquets et de sucre d’orge, dits _suçons_.
Ces derniers sont d’un puissant secours contre la longueur des soirées
d’études. Plus tard, les instincts gastronomiques se modifient et
viennent comparaître devant Félix, le dimanche, jour de sortie.

A tout ce que nous venons de dire, qu’on ajoute un grand amour pour
le jeu, l’étourderie ordinaire de la jeunesse, un fonds de malice
nationale, et l’on aura le caractère de l’écolier, chez qui, comme
l’on voit, les défauts l’emportent singulièrement sur les qualités;
mais du moins ils n’excluent pas la bonté du cœur, l’amour du bien au
fond de l’âme, et, combattus incessamment par les soins de la famille,
ils disparaissent avec l’âge et les progrès du discernement.

[Illustration]

Il est une manie que je n’oublierai pas de mentionner en parlant de
l’écolier, c’est celle d’élever des animaux. Quand la règle n’est
pas trop sévère, on tient en cage quelques pierrots, quelques pies;
dans le cas contraire, on cloître des vers à soie dans sa baraque, et
ce n’est pas une tâche facile que de leur procurer des feuilles de
mûrier, et de les empêcher d’être confisqués par les pions; mais si le
bienheureux écolier s’épanouit sous la domination bénigne d’un pion
_bon enfant_, une paire de souris blanches trouve un asile hospitalier
dans son pupitre. Il faut voir alors avec quel soin, avec quel amour il
choie ses jeunes élèves; quelle jolie petite calèche il sait façonner
avec les couvertures de ses grammaires, pour y atteler son couple
chéri; comme les bandelettes de cuir de sa casquette se transforment
en harnais élégants, et avec quels yeux d’envie ses camarades dévorent
son triomphe! Si ces béatitudes lui sont interdites, l’écolier se
console avec les hannetons, les biches, les cerfs volants et autres
lamellicornes. C’est alors qu’il déploie avec un rare bonheur ses
heureuses dispositions pour le dessin et l’histoire naturelle; soit
qu’il transforme ces malheureux coléoptères en prédicateurs dans leur
chaire, ou bien encore en combattants bariolés de diverses couleurs
et armés d’allumettes, soit qu’il leur applique sur le dos un morceau
de carton figurant quelque larve satanique: quelle est sa joie,
quand le pion stupéfait recule devant ce promeneur qui prélasse son
travestissement au beau milieu de l’étude, et procure d’ordinaire à
toute la classe la faveur d’une retenue générale!

L’écolier est un sujet d’études curieuses: ses sentiments, ses
passions n’ont pas encore appris à se cacher sous un masque, elles se
dissimulent mal sur ce visage inhabile. Vous voyez à nu toutes ces
dispositions de jalousie, d’envie, de sot amour-propre que l’homme du
monde ne laisse pas transpirer au dehors. L’émulation tant vantée de
l’instruction commune sert admirablement à développer ces instincts
honteux. Dans une lutte d’intelligences rivales, le vainqueur a en
partage un orgueil misérable, le vaincu une basse envie qui cherche
à rabaisser le talent de l’adversaire, ou à attaquer comme entaché de
partialité l’arrêt du juge. Ce sont ces considérations qui font du
piocheur un être peu aimé. On rit de ses angoisses dans l’incertitude
d’une lutte, de son dépit après la défaite, de sa méfiance comique
qui guette les regards plagiaires des voisins; on est enchanté qu’il
soit vexé et qu’il _bisque_. On trouve odieux son égoïsme; et pour ne
pas avouer une infériorité humiliante, on convient entre soi «que les
succès du collége sont loin d’être décisifs pour évaluer la portée
intellectuelle; que tel ou tel est très fort en thème et n’est qu’un
sot, et qu’en définitive ces météores éclatants qui ont brillé dans
l’enceinte du lycée vont s’éteindre dans quelque petite ville de
province, où ils déposent leur auréole lumineuse pour prendre en main
l’aune héréditaire.»

Je ne terminerai pas ce portrait général de l’écolier sans signaler la
position précaire des _boursiers_, pauvres diables auxquels le pion se
croit en droit de demander un travail plus soutenu, une conduite plus
régulière que celle des autres, pour mériter la faveur dont ils sont
gratifiés. En pension, les boursiers n’existent pas, mais, par une
manœuvre intéressée, les directeurs donnent une éducation gratuite à
des enfants sans fortune; bien entendu que ces actes de bienfaisance
sont étalés avec ostentation et répétés cruellement aux oreilles de
ceux qui en sont l’objet, s’ils ne la récompensent pas par des succès
aux cours publics.

L’écolier se lève à cinq heures en été, à cinq heures un quart en
hiver; la cloche l’arrache au sommeil, aux songes où il rêvait de
la famille; aussi la cloche est peu populaire. Après la révolution
de juillet une réaction militaire s’opéra dans les colléges, la
proscription de la cloche fut obtenue, et le tambour l’a remplacée,
mais non dans les pensions, ni dans les pensionnats de demoiselles.
L’écolier reste couché, en la maudissant, jusqu’à ce que les vibrations
en soient éteintes; alors il se lève les paupières gonflées, bâillant
et se tirant les bras; il s’habille à la hâte, et pour gagner les
_quartiers_ traverse demi-vêtu des corridors où un vent glacial
circule. Après la prière on procède à des mesures hygiéniques de
propreté, dont l’écolier use avec modération, surtout en hiver où l’eau
des ablutions est glacée. Après le laps de temps accordé, chacun prend
place devant son pupitre, et en exhume les livres nécessaires; le
pion s’asseoit magistralement dans sa chaire, qui domine les tables,
et d’où il peut surveiller les élèves. Le matin est ordinairement
consacré aux leçons; chacun tour à tour, après un travail de mémoire
plus ou moins long, vient les réciter au maître sur un ton monotone
et chantant, avec des hésitations, des répétitions, des ânonnements
entre-mêlés d’un _euh! euh!_ fort divertissant pour le patient qui suit
sur le livre. Qu’on juge de la position d’un homme contraint d’écouter
pendant plusieurs heures des lambeaux de latin ou de grec, épiant
chaque élève pour ne pas se laisser tromper par les ruses usitées en
pareil cas, telles que, lire sur son voisin, coller la page sur la
chaire ou dans une casquette, se faire aider d’un souffleur, écrire
la leçon sur ses ongles et ses doigts; et qui, la tête alourdie, ne
quitte cette tâche que pour retomber dans une récréation bruyante où
il doit jouer le rôle de surveillant. A cette récréation le déjeuner
vient faire une agréable diversion. Chacun est mis en possession d’un
énorme morceau de pain (heureux celui que le hasard gratifie du
croûton, morceau par excellence, pétitionné par tous les gourmets)! Les
élèves dont la baraque est approvisionnée creusent dans leur portion un
sépulcre énorme où s’ensevelissent les confitures ou le beurre salé;
puis tous se divertissent en hâte comme des gens pressés de jouir. De
nouvelles heures de travail succèdent à un court moment de plaisir,
et se prolongent jusqu’au dîner, qui a lieu au milieu de la journée.
Nous ne parlerons pas de la parcimonie, de la négligence qui président
ordinairement à la partie culinaire dans une pension, chacun peut
consulter ses souvenirs et se rappeler l’_abondance_, eau rougie dans
sa plus simple expression et dont le nom est la critique amère; les
potages lymphatiques, les haricots nageant dans une sauce limpide:

    Apparent rari nantes in gurgite vasto;

et toutes les plaisanteries sur les divers plats du réfectoire; mais
nous dirons en passant combien nous semblent odieuses ces spéculations
qui attaquent le bien le plus précieux, la santé, et combien seraient
nécessaires des mesures qui garantiraient aux internes une nourriture
simple, mais saine. On nous dira que l’Université envoie un inspecteur
dans les établissements pour juger du personnel, de l’ordre intérieur,
du bien-être matériel, de même qu’elle envoie un examinateur pour
s’assurer du progrès intellectuel et des avantages du mode adopté
d’enseignement; mais à cela nous répondrons que l’on donne au dernier
des machines dressées par demandes et par réponses; qu’au premier on
fait goûter le bouillon de madame, et boire le vin des demi-bouteilles
accordées journalièrement aux maîtres, que devant tous deux on joue une
comédie.

Après le dîner, un intervalle d’étude sépare du repas de quatre heures,
fidèle reproduction de celui du matin: du pain, de l’eau; et la cloche
rappelle de la récréation au travail, jusqu’à la fin de la journée.
L’approche de la nuit fait allumer des quinquets, dont je ne saurais
peindre la malpropreté, la piètre et fumeuse lueur. C’est le moment
où les poëtes de collége trouvent leurs inspirations, car le soir, le
silence du dehors et du dedans, la fatigue du jour qui concentre la
pensée, ont le singulier privilége de donner une certaine exaltation
aux idées. Vient enfin l’heure du sommeil, heure favorite où, après un
souper indigeste, l’écolier reprend la possession de lui-même. Tapi
sous les draps, on trouve une chaleur bienfaisante, que l’on ne peut
se procurer dans la journée avec un poêle de fonte aux flancs vastes
comme ceux du cheval de Troie, où quelques bûchettes noircissent sans
se brûler à la flamme. On peut penser, s’absorber dans ses rêves et
ses souvenirs, sans qu’un pion crie à l’inaction, et le sommeil vient
continuer en songe ces douces pensées.

Les jours se suivent ainsi avec une régularité désespérante, mais le
dimanche ouvre miséricordieusement les portes aux captifs que des
pensums ou des retenues n’ont pas atteints. Le cœur tressaille lorsque
l’_exeat_ contresigné dit, _Sésame, ouvre-toi_, et que, debout sur le
seuil, on met le pied dans cette rue animée où tout un monde bourdonne,
où l’on va se mêler à la foule pendant quelques heures de liberté.
Aussi la _retenue_ est une grande puissance du maître: c’est un frein
à l’indocilité, un aiguillon à la paresse; aussi pour conquérir cette
précieuse _sortie_ on subit toutes les exigences, et pourtant elle
entraîne une triste, mais naturelle conséquence: _la rentrée_.

Le jeudi est au dimanche ce que le reflet est à la lumière, car la pâle
liberté qu’il donne est illusoire. Elle consiste à circuler dans les
promenades publiques, en rang, deux à deux, captifs au milieu de ces
gens libres. Des marchands de gâteaux, de massepains, de fruits, les
escortent avec les prières les plus pressantes, les insinuations les
plus adroites; mais la règle défend d’acheter, et le pion fixe sur tous
son œil d’Argus comme un douanier vigilant: personnification humaine du
châtiment qui attend la chute.

Outre ces jours réservés et les fêtes religieuses, les écoliers ont
encore leurs fêtes particulières. La Saint-Charlemagne, qui convie à un
banquet annuel l’élite des lycées; la distribution des prix, épilogue
de l’année scolaire, préface des vacances, et à ce double titre
accueillie avec transport. On a trop souvent tourné en ridicule le
pédantisme des maîtres, la partialité qui s’y déploie, l’improvisation
méditée à l’avance, la solennité de la cérémonie, l’inévitable comédie
de Ducerceau, l’orgueil des parents et des lauréats, le désespoir
et la morne attitude des vaincus, pour que nous voulions nous y
appesantir; nous dirons seulement qu’on avait voulu en faire un moyen
d’émulation, et que les directeurs en ont fait une _réclame_ pour leurs
établissements.

Nous avons décrit la physionomie ordinaire de l’écolier, nous
avons fait l’historique de sa journée, mais l’on doit comprendre
que son caractère et ses habitudes, à une époque de progrès et de
développement, doivent se modifier et s’altérer à mesure que son
accession au monde devient plus immédiate. Ce sera donc compléter
le tableau, que de suivre année par année ces modifications, ces
changements dont nous avons été obligés de confondre les nuances dans
un portrait général.

En _neuvième_ et _huitième_, c’est le bambin en blouse qui le matin
traverse la rue avec un panier d’osier, dans lequel reposent deux
tartines tendrement accolées, et dont le couvercle béant donne
passage au goulot d’une bouteille d’eau, ou d’eau rougie. Je signale
le panier d’osier au premier chef, parce qu’il joue un grand rôle
dans ces premières années. Il est l’agent nécessaire des _dînettes_,
le thermomètre des amitiés de cet âge. Dans ces classes, le maître
est despote avec impunité, il impose par le regard, par la voix, il
fait trembler toutes ces petites créatures; la férule (que quelques
vieillards regrettent à tort) se retrouve pour meurtrir ces mains
délicates. Mais quand vient le soir, pénitences et bonnets d’âne,
Chapsal et Lhomond, Epitomé et Selectæ, tout est oublié, les élèves
sortent en essaims bourdonnants, font en passant _la nique_ à
l’épicier, lui volent ses pruneaux et crachent dans ses barils de
sardines. Ils rapportent à leurs familles des billets de contentement,
et quelquefois (_ô decus>_) la médaille.

La _septième_ est la porte par où l’on entre au collége; les septièmes
sont les plébéiens du lycée; ce sont eux que l’on voit à la tête des
phalanges, salis, déchirés, crottés, noircis d’encre, pliant sous
le faix de livres innombrables. Le septième est le bouc émissaire
d’Israël; les élèves le traitent avec une dédaigneuse pitié, les
_pions_ le rudoient, les professeurs le criblent de pensums et de
devoirs; car, par la manœuvre la plus intelligente, les devoirs
s’éclaircissent en proportion des progrès et de l’avancement. Les
connaissances littéraires du septième se bornent à Berquin et à
Robinson Crusoé, et il reçoit en prix _Numa Pompilius_ ou _les
Aventures de Télémaque_.

S’il est quelqu’un de plus orgueilleux que le premier, c’est certes
l’avant-dernier. Le _sixième_ en est la preuve. Nous parlions
tout-à-l’heure du dédain des grands envers les septièmes: de sa part
il y a mépris, il y a l’arrogance ridicule d’un subalterne envers
le nombre restreint de ses inférieurs. Pourtant le sixième diffère
à peine du septième, comme lui il manipule des boulettes, il édifie
des cocottes, et couvre ses cahiers de _bons-hommes_; comme lui il
accueille avec transport les livres neufs, proscrit la blouse, mais
reste fidèle à la collerette, partage les amours de Némorin pour la
gracieuse Estelle, et les terreurs de Robinson dans son île.

La première communion est ordinairement du domaine de la _cinquième_
et répand sur cette année un parfum de béatitude. On s’isole des
conversations profanes, on se montre au doigt comme un phénomène
étrange l’écolier de philosophie que le bruit public accuse d’une
maîtresse; on rougit, on balbutie quand sous le doigt, en expliquant
Quinte-Curce, se rencontre un mot tel que _pellex_ ou _scortum_. Le
Mois de Marie, le Pensez-y bien, les Histoires édifiantes ajournent les
romans et les pièces de théâtre.

En _quatrième_, le voile officieux que la religion avait jeté sur les
yeux est soulevé peu à peu: l’oreille s’habitue aux propos obscènes,
la pensée s’enhardit au désir. Ceux qui ne suivent pas ce progrès sont
qualifiés d’innocents, et il n’est pas de mauvaise plaisanterie qu’on
épargne à leur naïve simplicité. C’est l’âge des amours pour de jolies
cousines, ou pour les femmes de trente ans; amours bucoliques, s’il en
fut, semés de soupirs et d’extases. La poésie vient prêter ses ailes
à ces inspirations platoniques. Les satires contre les pions, écrites
avec les secours de toutes les divinités mythologiques, font place à
des strophes mystiques, à des stances élégiatiques:

    Oh! c’est toi, toi sylphe, ange avec un nom de femme,
    (Que sur mon chemin comme un joyau j’ai trouvé),
    Étoile dans ma nuit! que reflète mon âme.....
              Oh! c’est toi que j’avais rêvé!...

Vers que l’on cache aussi bien aux camarades qu’aux maîtres, car la
littérature latine a seule droit de cité au collége.

En _troisième_, ces passions douces tournent au brutal. Pigault-Lebrun
et Paul de Kock sont feuilletés avec transport, les passages équivoques
sont disséqués jusqu’à l’os, les réticences sont complétées avec une
prodigieuse fécondité d’imagination. Quelques tentatives sont faites
pour fumer des feuilles de tabac roulées dans le papier-chandelle
distribué au collége, et je ne dirai pas où on le fume pour absorber
l’odeur par un système homéopatique (_similia similibus_). Précaution
inutile du reste! car de funestes résultats décèlent infailliblement le
coupable.

Le _seconde_ est petit-maître, il se fait friser le dimanche quand il
sort et met des gants. Faublas et Casanova courent sous son chevet;
ces lectures dangereuses troublent son imagination et brûlent ses
sens, aussi il en est dont on peut dire comme de Jehan de Frollo: «Ses
débordements, horreur dans un enfant de seize ans! allaient souventes
fois jusqu’à la rue de Glatigny.» Une dame galante, quand les doguins
ou les perruches ne sont pas à la mode, se charge quelquefois de
son éducation, ou bien quelque grisette découplée à qui il promet
sérieusement mariage pour sa majorité. C’est alors qu’on voit éclore
des satires mordantes sur la fragilité des femmes. C’est aussi à
cette époque qu’indigné de voir la France indigente de poème épique,
l’écolier se met résolument à l’œuvre pour en doter la nation.

La _rhétorique_ est divisée en deux sections: les _vétérans_ et
les _nouveaux_. Les vétérans sont sordides et négligés comme des
savants; ce sont des élèves consciencieux, mais routiniers; pauvres
diables confinés dans les colléges; à qui le monde n’a pas envoyé ses
rayonnements; qui ont pour maîtresse Didon et Lavinie, lisent La Harpe
et les modèles de littérature, écrivent sur leur bannière: Racine, et
rompent des lances contre Victor Hugo. Entre eux et les nouveaux il
y a schisme. Ceux-ci poursuivent de leurs huées le pédantisme de ces
embryons de savants et leur zèle courtisan. Le nouveau a des principes
de moustache, des gants blancs, des éperons, un cigare qu’il jette sur
le seuil du collége. An lieu de lire Horace et Virgile et de s’occuper
de discours latins, il se forme le style dans la lecture des romans, et
apprend l’éloquence dans les journaux qui rapportent les séances de la
chambre. Les moins hardis font des vaudevilles.

Le _philosophe_ ne s’avoue membre du collége qu’en rougissant; il s’y
rend en amateur, et change les classes en promenades par un beau jour
de printemps ou d’automne. Il a deux routes à suivre: ou bien, fils de
famille, dandy, il siége aux stalles de l’Opéra et chevauche au bois
de Boulogne: ou bien il prélude à la vie d’étudiant en copiant ses
allures négligées, sa pipe chargée de _caporal_, et ses assiduités à
la Chaumière. Il est libre et flâneur émérite, mais l’examen jette de
l’ombre sur ses joies: son admission au baccalauréat clôt son existence
d’écolier et notre sujet, et nous ne le prolongerons pas jusqu’à
la biographie de l’étudiant, car ce serait de la témérité après le
portrait minutieux qu’une plume exercée a peint, comme chacun sait,
avec un rare bonheur et une merveilleuse fidélité dans les pages de ce
recueil.

Voilà quelles sont les différentes physionomies de l’enfant et du jeune
homme dans nos écoles et nos lycées, mélange de vices et de qualités,
et comme la statue du Scythe Babouc, formé de pierres précieuses et
d’argile. Nous l’avons dépeint d’après des souvenirs récents, et si la
critique vient mettre en pièces le moule de notre pensée, en accuser
les formes irrégulières et nous crier:

    Tu chantes faux à rendre envieuse une orfraie,

nous lui répondrons comme le Gracieux à Laffemas:

    Maître, le chant est faux, mais la chanson est vraie.

  =Henri ROLLAND.=



[Illustration]

[Tête de page]

LE COCHER DE COUCOU.


DE tous les véhicules de l’Époque-Rococo, il ne reste que le cocher
de Paris et la vinaigrette de Lille: le coucou, humble boîte à
compartiments que traîne un cheval poussif, la vinaigrette qui tient le
juste-milieu entre la chaise à porteur et la brouette.

C’est la vieillesse qui a conservé la vinaigrette, c’est la jeunesse
qui fait vivre le coucou! C’est une si charmante voiture! On y est si
bien pressé, si bien serré, si bien étouffé! Elle rappelle si bien
l’époque où les Desgrieux des gardes françaises et de la basoche
allaient manger une matelotte à la Râpée avec les Manon Lescaut des
piliers des halles! Comme tout ce bon attirail de cheval et de voiture
unis ensemble respire le parfum de la galanterie joyeuse, vive et folle
du bon temps, du temps où les grisettes portaient les jupes courtes,
faisaient gaiement claquer leurs galoches sur le pavé, se décolletaient
comme des marquises et se moquaient de tout avec Madelon Friquet! Oh,
la charmante voiture! comme le coude touche le coude, comme le genou
presse le genou, comme la taille des jeunes filles est abandonnée sans
défense aux entreprises des audacieux!

Nos pères étaient plus mauvais sujets que nous, le coucou est là pour
le prouver. Nous avons beau nous moquer de leurs culottes courtes et
de leurs perruques, ils étaient plus avancés que leurs fils dans la
science des folles joies. Ils connaissaient tous les raffinements,
toutes les délicatesses, toutes les petites choses de la passion.
Certes il ne leur serait jamais venu en tête d’inventer l’omnibus des
environs de Paris, où huit imbéciles assis de chaque côté se regardent
curieusement, où chaque couple est sous la surveillance immédiate de
quatorze argus qui épient tout ses mouvements. Jamais ils n’auraient
même eu l’idée, pour aller à Saint-Cloud ou au moulin de Javelle, de
prendre un fiacre à six et de mettre ainsi les ébats de l’amour en
contact avec les regards jaloux ou méchants des cousins, des oncles,
des tuteurs... Non... Mais ils ont inventé le coucou! honneur à eux!

Vous êtes-vous jamais, par un beau soleil de juillet, promené le
dimanche matin du côté de la place de la Bastille? Avez-vous vu le
départ du coucou pour Saint-Mandé, pour Fontenay-sous-Bois, pour
Nogent, pour Neuilly-sur-Marne, pour Noisy-le-Sec, tous ces délicieux
petits villages jetés sur la lisière d’un grand bois, ou sur les bords
de la plus jolie rivière du monde? Avez-vous vu arriver par essaims
les grisettes du quartier Saint-Denis et les étudiants du quartier
latin?... Eh bien! vous avez dû le remarquer: les couples les plus
gais, les plus amoureux, les plus beaux, les plus jeunes n’hésitent pas
un seul instant. Ils ne s’arrêtent pas devant le cabriolet solitaire,
ils ne débattent pas de prix avec le triste carrosse numéroté, asile
ordinaire des familles bourgeoises chargées de provisions diverses
pour le dîner sur l’herbe. Ils ne s’emprisonnent pas dans les lourdes
diligences de l’entreprise Touchard, où l’on se trouve entre un
voyageur pour l’article _vins_, et un lieutenant d’infanterie de la
garnison de Corbeil, tout comme si on allait faire une excursion de
cent lieues. Une diligence au long cours comme au cabotage serait
incomplète, si elle ne recélait pas dans ses flancs un lieutenant
d’infanterie et un voyageur pour l’article _vins_.

Ils s’élancent tout d’abord, nos couples les plus gais, les plus
amoureux, les plus beaux, les plus jeunes, ils s’élancent dans les
coucous! Appelez cela de l’intelligence, appelez cela du caprice,
appelez cela de la reconnaissance: peu m’importe... Il n’en est
pas moins vrai que, tandis que les autres voitures n’ouvrent leurs
portières qu’à toutes les infirmités morales et physiques de la race
parisienne, les coucous sont aussitôt chargés d’une verte et rayonnante
jeunesse.

Et fouette cocher!

Si le coucou est une institution, le cocher de coucou est un type.
L’institution s’en va, hélas! tous les jours; le type s’efface!
Hâtons-nous de lui donner place dans notre galerie.

Jacques, notre cocher de coucou, n’est plus jeune. Il a pris les
guides des mains de son père vers l’année 1790. Son coucou est un
coucou héréditaire; plus heureux que maint fils de roi, plus heureux
par exemple que ce pauvre enfant royal, dont nous avons vu tant
de mauvaises contrefaçons dans ces derniers temps, Jacques a pu
tranquillement s’asseoir après son père sur le trône, je me trompe,
sur le siége de ses aïeux. Il regarde son coucou comme son patrimoine,
comme son berceau: il a pour lui le respect qu’avait autrefois le
jeune noble pour le vieux manoir féodal, archives de pierres de sa
famille; il a pour lui l’amour du propriétaire parisien pour sa maison,
de l’usurier pour son gros sac de louis neufs, de l’enfant pour son
premier jouet. Il n’est heureux que lorsqu’il roule dans sa voiture, le
fouet en main et la tête haute, entre deux belles allées de peupliers,
sur une route plate et unie, loin de la grande ville, de son fracas, de
ses inspecteurs, de ses calèches bourgeoises et de ses cochers anglais
à perruque de laine.

Jacques n’a rien de la passion ordinaire des cochers pour leurs
chevaux. Il ne voit, il n’aime que son coucou. Ses chevaux ne lui
semblent bons et utiles que parce qu’ils sont attelés à son coucou;
il les traite comme _un roi constitutionnel traite ses ministres_.
Lorsqu’ils sont fourbus et éreintés, il les met à la retraite. Il veut
que son coucou soit bien traîné. Un roi constitutionnel a quelquefois
le tort de laisser trop longtemps attachés au char de l’État des
coursiers qui ne peuvent plus marcher droit, malgré les fréquents et
sonores encouragements que leur applique le fouet de l’opinion. Jacques
ne commet jamais cette faute. Pour que son char roule gentiment, il
n’hésite pas à changer souvent de ministres.

Le cocher de coucou a vu les dernières fêtes de l’ancien régime, les
cérémonies patriotiques de la révolution, les orgies du Directoire,
les victoires de l’Empire, les processions de la Restauration et le
triomphe populaire de juillet. Sa chevelure tire sur le blanc de neige,
mais sa mine est toujours fraîche et réjouie. Et quand, par une belle
journée, il a son chapeau sur le coin de l’oreille et une rose à sa
boutonnière, il est encore digne de mener aux lilas la plus jolie paire
d’amoureux qu’on ait vue depuis Héloïse et Abeilard, ou, si vous aimez
mieux, depuis Héro et Léandre.

Son costume porte le cachet de toutes les époques qu’il a traversées;
1790 lui a légué le tricorne et la queue; de l’Empire il a conservé le
pantalon charivari qui flattait infiniment les vieux grognards de la
garde impériale; 1818 a chargé ses épaules d’un carrik café au lait.
Ainsi affublé, notre homme est un monument historique qui mériterait de
prendre place dans un musée.

Jacques est un véritable Automédon des anciens jours. Il regrette
le temps où c’était la voiture qui faisait la loi au voyageur et
non pas le voyageur à la voiture. Tout lui semble perdu depuis que
l’on a établi des départs à heure fixe, depuis que le conducteur
et le postillon ne sont plus, entre les mains du commis de bureau,
que des machines réglées comme des montres de Bréguet. Quelle belle
époque que celle où un voiturier ne partait qu’à sa guise, lorsque sa
cargaison était complète, lorsqu’il avait bien digéré, lorsqu’il avait
suffisamment embrassé sa femme et ses enfants, lorsqu’il avait le
cœur content, lorsqu’il voyait le ciel pur et sans nuages, lorsqu’il
daignait dire au voyageur comme le capitaine du brick marchand au
passager: «Allons, le vent est favorable!»--Aux yeux de Jacques, le
coche était le beau idéal de l’art des transports... le coche, qui
marchait deux heures dans la soirée pour éviter la grande chaleur
du jour, qui s’arrêtait complaisamment aux fêtes de village et aux
réjouissances religieuses des cités, et qui, sur la demande d’une
nourrice inquiète, attendait pour se remettre en route que l’enfant eût
achevé de faire sa première dent. Quelle différence avec le régime des
malles-postes, qui partent et arrivent à une minute près, et ne donnent
pas aux Ulysses contemporains le temps de demander un bouillon par la
portière.--Jacques n’a pas voulu se soumettre au joug du départ à heure
fixe. Il a conservé toute son indépendance, et c’est en lettres d’une
couleur fort vive et d’une taille démesurée qu’il a fait écrire sur son
coucou ces mots si fiers: «VOITURE A VOLONTÉ;» ce qui ne veut pas dire
que la voiture soit à la volonté des voyageurs... au contraire... mais
bien que les voyageurs et la voiture sont à la volonté du cocher...
Voilà en quoi la devise de Jacques rappelle le beau serment des
Arragonais: «Sinon, non.» Jacques est si jaloux de son libre arbitre,
il craint si fort de ressembler à ceux qu’il appelle les esclaves de
l’heure fixe, qu’il ne néglige aucune occasion de bien constater son
indépendance. Par exemple, lorsqu’un bourgeois le fait demander pour
neuf heures du matin, il a soin de n’arriver qu’à dix, et encore, en
se présentant devant la pratique, ne manque-t-il pas de jeter sur elle
un regard de défi. Autre exemple: lorsque les voyageurs ont pris place
dans sa machine roulante, il les fait fort longtemps attendre sous
un prétexte ou sous un autre, avant de donner le signal du départ,
et cela pour prouver d’une manière victorieuse que son coucou n’est
pas une diligence. Dernier exemple: si pendant la route quelqu’un de
la compagnie l’engage à prendre un sentier qui tourne à gauche, il
s’empresse de lancer son cheval au grand galop dans le sentier qui
tourne à droite.--C’est à l’aide de ces protestations continuelles
contre l’état de choses actuel, que Jacques parvient à satisfaire sa
rancune et à soutenir son courage.

Le cocher de coucou est le meilleur guide que l’on puisse choisir pour
parcourir les environs de Paris. Ce n’est point un savant, ce n’est
point un ami des arts et de la belle nature, il ne vous indiquera pas
les magnifiques points de vue, les ruines historiques, les monuments
célèbres; mais il vous conduira chez les restaurateurs en renom, il
vous enseignera les cuisines les mieux famées et les retraites les plus
mystérieuses.--C’est bien quelque chose.--Lorsqu’on sort des barrières
de la grand’ville, ce n’est guère pour faire de l’archéologie. Où
trouverait-on matière pour de telles études? La bande noire y a mis
bon ordre. Excepté Saint-Denis et ses tombeaux regrattés, Versailles
et son palais, vous ne verrez plus autour de Paris que des gargottes
dans lesquelles on vend du vin à tout prix, des canards aux navets et
d’excellent lapin sauté. Que faut-il de plus au bourgeois qui veut se
distraire et qui d’ailleurs n’a jamais lu l’histoire que dans M. Le
Ragois? Quant aux points de vue, vous savez si on les a gâtés à plaisir
depuis quelques années. Partout les arbres et les buissons touffus
font place à de petites maisons blanches qui portent écriteau tous
les six mois, qui ont cave, grenier, cinq pièces et jardin d’un quart
d’arpent, et dans lesquelles le boutiquier du quartier des Bourdonnais
et du Palais-Royal vient oublier le dimanche ses additions et ses
soustractions de toute la semaine. Pour trouver la véritable campagne,
il faut aller maintenant à trente lieues de Paris. Aussi Jacques, qui
reste toujours dans un rayon plus modeste, a-t-il bien raison de n’être
ni un savant, ni un ami de la belle nature, et de se contenter du rôle
d’intelligent auxiliaire des gastronomes en voyage. Lorsqu’il entend
quelque bon rentier du Marais dire à sa femme au moment du départ:
«Allons, bobonne, nous allons prendre le grand air et respirer sous
l’ombrage», il ne peut s’empêcher de sourire, lui qui sait qu’aux
environs de Paris il n’y a pas grand air, et qu’on y trouve encore
moins d’ombrage que dans la ville, où du moins les grands murs et les
hauts édifices vous protègent quelquefois contre les ardeurs du soleil.

Si notre Jacques rend des services réels à tous les Vatels de la
banlieue, ceux-ci ne sont pas ingrats. Il y a toujours pour lui une
place au feu et à la table: à lui les meilleurs morceaux, à lui les
sourires et les compliments. Dès que la maîtresse de la maison voit se
dessiner dans le lointain, au milieu de la poussière de la route, le
cheval étique et le coucou séculaire, vite on ajoute un couvert, et si
le père Jacques, comme on l’appelle, ne veut pas s’arrêter et descendre
de son siége, la servante de la maison lui apporte sur une assiette
bien blanche un verre de petit vin du crû. Tout en buvant, Jacques, qui
a toujours été gaillard, jette un regard en coulisse à la Maritorne,
puis il lui prend le menton, et lui souhaite en guise de remerciement
un bon mari pour l’année prochaine.

Quelquefois il ne montre pas tant d’égards pour ses voyageurs: il
n’a pas encore déjeuné, il est travaillé par le plus robuste des
appétits; il met pied à terre, et accepte l’invitation qu’on lui
fait de manger un morceau sur le pouce. Mais il n’est encore qu’à
Sèvres, et sa destination est pour Versailles. Que lui importe? Sa
conduite dans cette circonstance ne rentre-t-elle pas dans le grand
système d’indépendance absolue qu’il a adopté vis-à-vis du public? Les
voyageurs ont beau tempêter et maugréer, il met de temps en temps le
nez à la fenêtre, les regarde d’un air narquois, et continue à déguster
la portion de succulent ragoût aux pommes de terre que l’on a placée
devant lui.

«Mais, cocher, dit une petite dame aux yeux brillants, cocher, partons
donc... Mon cousin m’attend à onze heures dans le parc, et voilà qu’il
est bientôt onze heures et quart.

--Cocher, mon cher cocher, reprend un vieux monsieur qui a des ailes
de pigeon et dont la boutonnière est ornée d’une décoration de
Saint-Louis, mettez-vous donc en route... Mon ami le chevalier de
Vorbel m’attend pour déjeuner, et en qualité d’ancien marin il est
d’une exactitude désespérante.»

Rien ne peut émouvoir le père Jacques: il continue d’un air impassible
à faire honneur au festin. Mais, s’il est sourd, il n’est pas muet; il
jette une gaudriole au milieu des verres, et désopile la rate de ses
excellents hôtes.

«Ah! c’est vraiment insupportable, s’écrie tout-à-coup une espèce de
Prud’homme qui sue à grosses gouttes au fond de la voiture, où il est
pressé entre une dame de la halle et un carabinier superbe... c’est
insupportable, cocher, je me plaindrai à votre inspecteur.»

Jacques rit beaucoup de cette saillie, lui qui ne connaît ni lois ni
maître, et qui a l’habitude de se servir d’inspecteur à lui-même.

Enfin un jeune homme, qui paraît plus pressé que les autres, se jette à
bas du coucou et se met à courir du côté de Versailles à toutes jambes
et à travers champs. C’est un amoureux. Cette fugue jette peu de souci
dans l’âme du père Jacques. Ses places sont payées d’avance. Et puis le
jeune homme était un _lapin_, c’est-à-dire qu’il avait une place sur
le devant, à côté du cocher. Son absence mettra le père Jacques plus à
l’aise, ou du moins lui permettra de prendre à la sortie de Sèvres un
nouveau _lapin_ de douze sous pour Versailles.

Enfin il a humé le café, le pousse-café; il a cajolé la maîtresse et la
servante, il a caressé le chien de la maison, il a vidé sa pipe et l’a
remise dans son étui... il se décide à reprendre le fouet et les rênes.
Les imprécations et les injures pleuvent sur sa tête: son sang-froid
ne l’abandonne pas un seul instant: il fredonne l’air de _la colonne_,
fait la conversation avec Cocotte ou crie d’une voix de Stentor: «Un
lapin pour Versailles! un lapin pour Versailles!» Il a trouvé son
lapin: il s’arrête encore quelques minutes, et ne se remet en route
qu’après avoir bu la goutte avec la nouvelle pratique que le ciel lui
envoie.

A midi, il fait son entrée triomphale dans Versailles, et en débarquant
ses voyageurs sur la place d’Armes, il ne craint pas de leur dire:
«Partis de Paris à huit heures et trois quarts... N’est-ce pas, mes
petits amours, que c’est bien marcher!»

Jacques ne redoute pas les rancunes et les colères du public; il y a
trop longtemps qu’il roule sur le pavé des routes royales et sur le
caillou des chemins de traverse pour ne pas savoir que, par un beau
temps, cent mille Parisiens s’élanceront toujours hors de la ville et
se disputeront aux barrières tous les véhicules en disponibilité. Il a
confiance dans le soleil et dans la pluie.

Quoique menant la vie nomade de l’Arabe, Jacques ne s’est point
soustrait aux obligations que la société impose. Il a une femme et
des enfants; mais il se livre peu aux épanchements de famille. C’est
à peine si deux ou trois fois par semaine il vient reposer sa tête
sous le toit conjugal. Il ne respire pas à son aise dans l’enceinte
qu’embrasse la vaste ceinture des boulevards extérieurs. Souvent,
plutôt que de rentrer en ville, il s’arrête à mi-chemin, et après avoir
dételé Cocotte, il passe la nuit sur les coussins assez peu moelleux de
sa voiture. Il est bien rare que le lendemain matin il ne trouve pas
quelque couple attardé qui lui paie au poids de l’or toutes ses places.
Le couple se blottit sur la dernière banquette, Jacques fait semblant
de dormir, et Cocotte, fière de la confiance de son maître, ne s’arrête
qu’au milieu de Paris, après avoir évité tous les accidents, tous les
chocs, toutes les mauvaises rencontres.

Vous ne sauriez trouver pour la banlieue de Paris un guide
administratif plus complet et plus détaillé que notre brave père
Jacques. Il connaît les noms de tous les maires, de tous les adjoints,
de tous les gardes-champêtres, des quatre-vingt-quatre communes.
Grâce à lui, vous saurez que Fontenay-sous-Bois est gouverné par un
boulanger, Fontenay-aux-Bois par un laboureur, Saint-Maur par un
rentier. Il vous racontera, jour par jour, heure par heure, les faits
et gestes de M. le sous-préfet de Sceaux et de M. le sous-préfet de
Saint-Denis. Il vous dira tous les cancans de localité, toutes les
histoires de veillée. C’est un impitoyable chroniqueur.

Père Jacques est aussi un excellent calendrier. Il sait la date et
le programme de toutes les fêtes de villages qui peuvent attirer le
Parisien.--Nogent-sur-Marne, 15 août, feu d’artifice, course de bagues,
danses sous l’ormeau, un adjoint décoré de son écharpe tricolore,
trois gendarmes, dont un brigadier en grande tenue, des grisettes et
plusieurs commis-marchands.--Montmorency, 1er mai, feu d’artifice,
courses de bagues, danses sous l’ormeau, un adjoint décoré de son
écharpe tricolore, trois gendarmes, dont un brigadier, en grande tenue,
des grisettes et plusieurs commis-marchands.--Charenton, 5 juillet,
feu d’artifice, courses de bagues, danses sous l’ormeau, un adjoint
décoré de son écharpe tricolore, trois gendarmes, dont un brigadier,
en grande tenue, des grisettes et plusieurs commis-marchands.--S’il
est vrai que les plaisirs valent quelque chose par la variété, on
devrait considérablement s’ennuyer aux fêtes des environs de Paris.
Et cependant on s’y amuse! car il est toujours divertissant de voir
de grosses et fraîches paysannes se trémousser au son d’un orchestre
criard, de voir monsieur le maire donner des accolades au jeune garçon
qui est arrivé le plus vite au but, et madame la mairesse frapper trois
coups dans sa main pour faire partir les six fusées et le maigre soleil
du feu d’artifice champêtre! voilà qui sera éternellement gai.

Faut-il maintenant vous peindre le père Jacques comme parfait
physionomiste? Un jeune dandy et une figurante de l’Opéra montent en
riant dans son sapin; il les conduit au Ranelagh. Deux jeunes époux à
l’œil tendre le prennent sur le boulevard Saint-Denis; il les mène tout
droit à l’Ile-d’Amour! les vieux soldats au Gros-Caillou, les marchands
de vin à Bercy, les modistes à l’île Saint-Denis, les poëtes râpés à
Montmartre, les peintres barbus à Versailles, les actionnaires des
sociétés en commandite à Charenton. Jamais il ne se trompe.

Le père Jacques est aussi un Mathieu Laënsberg de premier ordre. Il
prophétise le beau temps, il sent l’orage un mois d’avance. Lorsque
vous le voyez passant l’éponge sur la caisse de sa vieille voiture pour
en raviver les couleurs, lorsqu’il tire de sa boîte le pinceau et le
pot au noir pour donner une teinte plus coquette aux harnais de son
cheval, soyez convaincu que le baromètre est pour longtemps au beau
fixe. Mais lorsqu’il contemple d’un œil indifférent les nombreuses
injures qui ont rejailli du ruisseau bourbeux sur la robe de son coucou
bien-aimé, c’est que l’horizon est gros de nuages encore invisibles.
Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas. Père Jacques est un
véritable nautonnier sur terre ferme. Tenez... nous sommes au dimanche
matin... le ciel est pur et le soleil fait des nids d’azur et d’or dans
l’épais feuillage des arbres... Les Parisiens remplissent à l’envi les
fiacres, les coucous, les tapissières, les cabriolets de toute forme...
Cet empressement fait sourire le père Jacques, car il a ouvert ses
larges narines et il a aspiré la pluie... Aussi tout en faisant monter
les voyageurs dans sa machine, dit-il à voix basse à un camarade qui se
trouve près de lui: «Hé donc... compère Landry... en voilà joliment des
canards pour ce soir!»

On a beaucoup vanté le sang-froid du conducteur de diligence au
milieu des périls de la route; on a célébré son courage en prose
quasi-poétique; on a fait passer sa présence d’esprit en proverbe:
voilà bien les hommes! Toujours les flatteries ont été pour les grands,
et l’on n’a jamais couronné que les têtes élevées. Du sang-froid!
mais si le cocher de coucou n’en avait pas dans les artères et dans
les veines, est-ce qu’il pourrait consacrer sa vie à faire tous les
jours le même voyage dans un espace de temps chaque fois plus long,
et cela malgré les bruyantes réclamations dont il est continuellement
assailli?--Du courage! Ne s’est-il pas battu cent fois avec le
militaire aviné, avec l’ouvrier tapageur qui, pour avoir trop bu,
lui refusaient insolemment le pour-boire auquel il croyait avoir
droit.--De la présence d’esprit! Mais il ne se passe pas un seul jour
de printemps, de cette époque irrésistible des parties d’amour et de
campagne, que Jacques ne prévienne par un cahot prémédité deux jeunes
amants qui vont se presser la main au moment où le papa tourne la tête
de leur côté. Après cela le cocher de coucou n’a pas de vanité! Exaltez
à ses dépens d’autres héros plus heureux ou plus haut placés que lui;
seulement payez votre place quelques sous de plus, et il vous tiendra
quitte de vos éloges.

Jacques est bon homme et son cœur est sans fiel. Cependant il a une
antipathie qu’il ne sait pas dissimuler. Il déteste les commis de
l’octroi, qu’il appelle des gabelous et des rats de cave. La vue de
leur uniforme vert le fait toujours tressaillir. On dirait que dans
son idée la visite qu’il est obligé de subir de leur part souille sa
chère voiture, et pendant tout le temps qu’elle dure, il marmotte entre
ses dents mille imprécations cabalistiques, comme s’il exorcisait le
diable. Mais il ne se risque plus à l’exorciser trop haut, depuis que,
certain jour, un employé de mauvaise humeur lui a déclaré procès-verbal
en injures, et lui a fait dépenser pour amende tout son gain d’une
quinzaine. Aux yeux du père Jacques, le siége de la véritable tyrannie
est dans l’administration des octrois de Paris; les oppresseurs du
peuple, ce sont les commis. Et, sans respect pour la rime, il serait
assez disposé à entonner une Parisienne qui se terminerait ainsi:

    En avant! marchons
    Contre leurs bureaux,
    A travers, etc., etc.

Père Jacques est l’irréconciliable ennemi des chemins de fer. Le
jour où l’on a inauguré celui de Versailles, il a mis un crêpe à
son chapeau. C’est avec une tristesse bien sentie qu’il parle du
tort que lui fait cette détestable invention. Vingt fois par jour il
envoie James Watt et M. Pereyre à tous les diables. Depuis deux ans,
il n’a pas vu Saint-Germain; il ne verra plus Versailles: il fuit
devant la fumée des locomotives comme devant la peste, et il craint
que l’œuvre du démon ne vienne étreindre de ses bras gigantesques
les lieux mêmes qu’il a choisis aujourd’hui pour retraite. Quand il
a lu dans un journal que l’on songeait à faire un chemin de fer de
Paris à Saint-Maur, en passant par Vincennes, il a versé des larmes
amères. Où le coucou se réfugiera-t-il, si on lui enlève la partie
la plus riche de son empire, le diamant le plus beau de son écrin?
Comment! il ne transporterait plus les couturières qui vont danser
au bal du Corybante avec les sous-officiers d’artillerie; les amants
qui vont rêver sous les frais ombrages au Fond de Beauté tout plein
de doux souvenirs d’Agnès Sorel; les Anglais qui vont voir l’arbre de
Papavoine; les bourgeois qui vont manger une friture sous le pont de
Joinville, au beau milieu de cette jolie rivière de Marne, si folle et
si rieuse? Que deviendrait donc alors le coucou? Il serait réduit à
porter des légumes au marché, ou à prêter sa caisse pour qu’on en fît
un wagon. Abomination! Je partage sincèrement les douleurs du coucou;
le chemin de fer peut être utile au négociant qui est pressé de faire
ses affaires, ou au porteur des dépêches du gouvernement. Mais, pour
certains voyageurs, sa ligne droite vaudra-t-elle jamais les charmantes
erreurs du coucou et de la diligence? J’en appelle à tous les poëtes,
chevelus ou non chevelus!

Les années commencent à peser sur la tête du père Jacques. Sa main
tremble et sa vue baisse. Bientôt il cédera son numéro à Jacquot, son
aîné, qu’il a élevé dans les bons principes; et, quant à lui, il se
réfugiera sur le sommet de la butte Montmartre, loin des chemins de
fer, des voitures partant à heure fixe et des conducteurs d’omnibus.
Fasse Dieu qu’il n’ait pas la douleur de survivre à la ruine totale des
coucous!

  =L. COUAILHAC.=



[Illustration]

[Tête de page]

LE MAITRE DE PENSION.


LA fille aînée des rois a subi bien des assauts, souffert bien
des humiliations, dévoré bien des outrages, et pourtant, debout
encore, l’Université gouverne toujours notre enfance, et préside aux
destinées de l’avenir. C’est que, malgré tous ses défauts, le système
universitaire a été sauvé par les défauts plus grands des systèmes
qui ont prétendu lui faire concurrence. La vérité sur l’intérieur des
colléges n’est pas très belle à voir; la vérité sur l’intérieur des
pensions est effrayante. Le collége est le principe de plus d’un vice,
la pension en est le développement.

Au reste, hâtons-nous de le dire, ce n’est pas sur les maîtres que doit
retomber le blâme, mais sur les familles qui font les maîtres ce qu’ils
sont.

Une pension est un asile ouvert à la faiblesse des parents qui
redoutent pour leurs fils la discipline des colléges, à la faiblesse
des enfants que les complaisances maternelles ont de bonne heure
corrompus, à la faiblesse des intelligences rachitiques qui ont épuisé
sans fruit toutes les formules universitaires. C’est l’hospice des
infirmités intellectuelles et morales de toute une famille. Or ces
infirmités sont incurables, et pour des plaies incurables un médecin
est inutile. De pareils malades veulent un charlatan; le maître de
pension doit l’être en dépit de sa conscience. On lui amène un enfant
à redresser, et on plie l’enfant en sens contraire; on lui demande des
conseils, et on lui impose une opinion; on exige de lui la vérité, et
l’on s’offense de tout ce qui n’est pas mensonge. Pour le maître de
pension, tromper, c’est vivre; ne pas tromper, c’est mourir. Dans ce
cruel dilemme entre la vie et la mort, le choix est obligé; et c’est
ainsi que les mêmes faiblesses qui ont rendu nécessaires les pensions
rendent nécessaires les vices des pensions.

L’éducation est un fait social tellement sérieux, qu’on ne saurait
assez déplorer de voir l’avenir des générations abandonné comme
un jouet aux caprices d’une faible femme. La plupart des mères
s’accoutument à considérer leurs enfants comme une propriété: c’est
même celle dont elles se montrent le plus jalouses; car, pour gouverner
cette propriété, il n’est pas besoin de la signature du mari. Aussi
ne se font-elles pas faute, selon la définition romaine, d’user et
d’abuser. Un enfant est un meuble qu’elles parent, qu’elles arrangent,
qu’elles décorent pour s’admirer dans leurs œuvres; c’est tantôt une
idole, tantôt un esclave: elles croient encore jouer à la poupée.
On comprend qu’avec ces manies qu’elles appellent des principes,
elles n’envoient pas leurs fils au collége; mais on comprend aussi
quelle suite de dégoûts elles préparent au maître de pension. Que de
restrictions elles lui imposent en lui confiant leur propriété! Que de
précautions elles accumulent! Elles font leurs réserves; elles prennent
leurs garanties: chacune de leurs conditions renferme une clause
résolutoire; chacune de leurs recommandations est un _sine quâ non_;
enfin, elles tracent autour du maître un cercle d’entraves tellement
resserré, que dès le premier jour son autorité se trouve compromise et
son influence perdue.

Il y a bien des hommes qui sont femmes sous ce rapport. «Je suis le
meilleur juge, s’écrie-t-on, de l’éducation qui convient à mon fils.»
Eh! c’est là précisément ce que je vous conteste. Vous n’avez rien de
ce qui convient à un juge. Un juge doit être impartial, et vous êtes
passionné; un juge doit être fort, et vous êtes faible; un juge doit
être clairvoyant, et vous êtes aveugle. Adorez vos enfants, puisque
telle est votre fantaisie; vouez-leur un culte fanatique, encensez-vous
dans votre image; mais n’entrez pas dans le temple de l’éducation,
vous n’y commettriez que des sacriléges, vous n’y proféreriez que des
blasphèmes.

Quelques naïfs provinciaux, quelques bourgeois de la rue Saint-Denis
choisissent aussi la pension par des motifs d’économie. Ils
s’imaginent, les bonnes gens, qu’ils n’auront à payer que le prix brut
de la pension. Mais il y a dans ces budgets de famille, ainsi que
dans les budgets de l’État, le chapitre des dépenses extraordinaires,
supplémentaires et complémentaires; et la pension à bon marché rentre
dans la classe des mêmes illusions que le gouvernement à bon marché.

Il y a dans la vie du maître de pension un moment bien doux: c’est
lorsqu’il voit entrer dans son salon un étranger conduisant par la main
un petit garçon de dix à douze ans. Et pourtant, avant de posséder ce
nouveau commensal, avant d’ajouter une tête à son troupeau, combien de
sots commentaires et d’impertinentes dissertations il est contraint de
subir! Aujourd’hui que la grande voix de la réforme s’attaque à tous
les anachronismes de nos vieilles institutions, il n’est certes pas
étonnant que l’esprit novateur veuille s’introduire dans l’éducation,
c’est même par là que toute bonne réforme doit commencer. Mais ce qu’il
y a d’étrange, c’est que très souvent des partisans acharnés du _statu
quo_ politique se donnent des airs de rénovateurs dans les détails
de la vie domestique. Le défenseur immobile du juste-milieu dans la
grande famille sociale se fait révolutionnaire dans sa petite famille,
d’autant plus opiniâtre dans ses réformes qu’il y a apporte moins de
logique.

Ces réformateurs sans principes sont pour le maître de pension les
clients les plus désespérants. On les rencontre surtout parmi les
médecins et les avocats; leur rhétorique fougueuse attaque sans pitié
les plus graves questions. «Monsieur, s’écrie l’un d’eux, l’éducation
universitaire est un contre-sens dans notre siècle. A quoi servent, je
vous le demande, le grec et le latin, triste héritage des jésuites?
Les sciences naturelles, Monsieur, les sciences naturelles doivent
former la base de toute bonne éducation.» Cette apostrophe est suivie
d’une longue harangue physiologique, que l’instituteur se garde bien
d’interrompre; car une des vertus de sa profession est de ne jamais
avoir d’esprit mal à propos. Le père continue: «Surtout, Monsieur,
point de bigoterie, point de ces préceptes étroits qui obscurcissent
l’esprit d’un enfant. D’abord, je n’entends pas que mon fils aille à
confesse: ce n’est pas la peine qu’il revienne sur ses sottises, et je
m’en rapporte à vous pour lui infliger des pénitences.»

A peine débarrassé de cet esprit fort, le maître de pension reçoit
la visite d’une pieuse mère, qui vient s’adresser à lui parce que
les colléges lui paraissent des antres d’irréligion; elle espère
rencontrer dans une institution particulière les saintes traditions
qui s’effacent, et quelques rayons de la foi exilée des établissements
royaux. Voilà donc le maître de pension obligé d’afficher autant de
dévotion qu’il avait tout à l’heure montré d’indifférence. Il trouve
des paroles onctueuses, cite à propos quelque texte de l’Évangile,
déplore la corruption du siècle, et gagne un pensionnaire de plus.

Ainsi se passe sa vie, tiraillée en sens contraires, heurtée par les
idées les plus opposées, et les acceptant toutes, pour n’en faire
triompher aucune. Tous les préjugés s’adressent à lui, et il les
caresse; toutes les vanités lui imposent leurs lois, et il s’humilie
devant elles; toutes les faiblesses l’invoquent, et il leur promet
son appui: ne l’accusez point d’hypocrisie: c’est la condition de son
existence, c’est la loi de son être; c’est le chemin de sa vie, dont
il ne peut s’écarter sans tomber dans un précipice. Que parlez-vous de
vérité? Pour lui, la vérité serait un suicide.

Plus il compte d’élèves, plus il a de transactions à subir, de caprices
à ménager, de passions à caresser. Son abnégation morale doit être
en raison directe de sa recette, sa recette en raison inverse de sa
probité.

On comprend aisément qu’au milieu de toutes les exigences qui
l’oppriment, il ne peut y avoir dans les études ni ordre ni unité.
Comme la pension a été préférée pour ne pas subir les lois du collége,
chacun apporte à la pension sa loi particulière. Il y a des élèves
qui sortent tous les quinze jours, d’autres toutes les semaines; l’un
sort le samedi soir, l’autre le dimanche matin, l’un avant la messe,
l’autre après la messe. L’un apprend le grec et le latin, l’autre le
latin sans le grec; l’un n’étudie que les langues vivantes, l’autre
que les sciences naturelles; l’un suit la méthode Jacotot, l’autre
la méthode Robertson, un troisième ne suit aucune méthode; c’est son
père qui l’entend ainsi. L’anarchie est imposée au maître, et le
maître accepte l’anarchie et s’en désole; et les élèves acceptent
l’anarchie et s’en amusent. Anarchie dans les études, anarchie dans la
discipline, anarchie dans les mœurs. Ceux qui veulent lutter contre ces
nécessités entrent dans une voie terrible de fatigues et de combats.
Beaucoup y succombent: quelques-uns, et ce sont de rares exceptions, en
triomphent; le plus grand nombre accepte le joug, et s’en trouve bien.
Mais nul n’a mieux profité de son inaltérable dévouement aux pères de
famille, que l’honnête M. Moisson.

M. Moisson est un homme de cinquante ans, gros et rabougri, vif
et sémillant malgré sa rotondité, remuant et loquace malgré ses
prétentions à la dignité. Ses petits yeux brillants roulent sans cesse
dans leur orbite, comme s’il était toujours en présence d’une bande
d’écoliers indisciplinés. On voit qu’il est accoutumé à multiplier
ses regards. Dans toute son allure, il y a un mélange de hauteur et
de servilité, d’humilité et d’orgueil, qui témoigne que sa vie est
un composé de ces deux éléments. Mais ils sont distribués à doses si
égales, qu’on ne saurait dire si c’est en obéissant qu’il apprit à
commander, ou en commandant qu’il apprit à obéir.

A côté de lui fleurit, dans toute la béatitude d’une union bien
assortie, madame Moisson, gardienne jalouse des clefs de la cave,
dragon vigilant qui protège les farineux classiques contre les
déprédations des domestiques et des écoliers. C’est elle qui manipule
l’abondance, distribue les rations de pain, et découpe les viandes en
surfaces égales, mais non sans se rappeler la définition géométrique de
la surface: «C’est ce qui a longueur sans épaisseur.»

Madame Moisson paraît rarement au salon: c’est le garde-manger qui est
son temple, la cuisine son sanctuaire. C’est là qu’elle reçoit les
hommages des mères prévoyantes qui veulent étudier l’hygiène culinaire
de la pension. Elle leur montre avec orgueil le bouillon surchargé de
caramel, et se vante de n’y pas mettre d’oignon brûlé. Elle surveille
avec une inquiète sévérité tous les mouvements des domestiques,
leur dispute un moment de loisir, met la main à tout, tire profit
de tout, et se glorifie, non sans raison, d’être la clef de voûte
de l’établissement. Pour qu’un maître de pension réussisse, il faut
qu’il se pourvoie d’une femme qui ne craigne ni l’odeur du charbon ni
les taches de graisse. Celui qui préfère les qualités aimables d’une
compagne aux rustiques habitudes d’une servante ne fera jamais fortune;
il n’aura même jamais la croix.

Madame Moisson se réserve aussi la direction de la lingerie. Son
orgueil de ménagère se complaît à étaler, dans leurs compartiments
de sapin, les trousseaux numérotés. Pour lui rendre justice, la
blancheur du linge n’a rien d’équivoque, et les reprises ne sont pas
trop apparentes. Mais nous sommes obligés de convenir que dans chaque
trousseau il manque régulièrement deux ou trois serviettes. Comme les
parents ne peuvent constater le déficit qu’à la sortie de l’élève, il
est facile de le mettre sur le compte de l’étourderie naturelle au
jeune âge, ou bien de l’imputer aux ravages du temps, plus destructeur
encore qu’un écolier.

Il entre ainsi dans la discipline de la maison de prélever
officiellement sur chaque trousseau, lors du départ d’un élève, une
paire de draps pour le service de l’infirmerie. Or cette infirmerie
est toute nominale; car dans le cas de maladie grave, la maman reprend
toujours son enfant chez elle, et pour les indispositions légères,
l’écolier reste toujours à la lingerie, où on l’abreuve d’une tisane
de bourrache et de chiendent, qui lui fait bien vite regretter le
réfectoire.

Il n’y a pas de réclamation à élever contre cette contribution
indirecte qui pèse sur les draps; c’est une condition énoncée dans le
prospectus, et les prospectus sont comme les lois: tout le monde est
censé les connaître.

Quoi qu’il en soit, cet article est d’un très beau rapport pour madame
Moisson. Fille de fermier, elle a conservé pour les amas de linge le
goût fanatique des paysannes; aussi en a-t-elle pour le service de
plusieurs générations: c’est un genre d’avarice rustique et primitif.
Au lieu de cassette, on a une armoire. Cette passion pour le tissu de
lin donne à madame Moisson un stoïcisme superbe, lorsqu’on vient lui
annoncer le départ imprévu d’un élève. Aux regrets de son mari, elle
oppose cette puissante consolation: «Mon ami, c’est une paire de draps
de plus.»

Le prospectus de M. Moisson contient quelques phrases ampoulées sur
la nourriture du corps et de l’esprit. Mais dans sa maison le corps
est mal nourri, l’esprit plus mal encore; et cependant ses classes
sont pleines, ses dortoirs encombrés: c’est qu’il a fait une longue
étude des caprices et des fantaisies maternels, qu’il exploite avec
une rare habileté. Nul ne connaît avec plus de précision le degré de
complaisance et de flatterie qu’il faut toujours témoigner à l’enfant
qu’on amène; nul ne sait plus adroitement rendre compte de la conduite
d’un élève dont un autre ne saurait que faire: s’il est étourdi, cela
tient à sa vivacité; s’il est capricieux, cela tient à sa santé; s’il
est paresseux, cela tient à sa croissance. M. Moisson couvre les
fautes graves d’un voile complaisant, tonne avec sévérité contre les
peccadilles, met en saillie les heureuses dispositions, fait sortir en
relief les qualités qu’affectionne la mère; et celle-ci se retire fière
d’avoir un tel fils, fière d’avoir pour lui un tel mentor.

Quant à l’instruction de ses élèves, c’est ce dont M. Moisson s’occupe
le moins. Il a un moyen sûr d’obtenir les succès classiques, qui
font de si nombreuses dupes dans les quatre-vingt-six départements.
Consultant chaque année la liste des lauréats au concours général, il
prend des renseignements sur la position sociale des parents: ceux
dont la fortune est humble sont aussitôt visités par lui; il leur
propose de recueillir leur fils _gratuitement_ dans sa maison. «C’est
une règle, dit-il, qu’il s’est faite, de pourvoir à l’éducation des
enfants pauvres et méritants.» Il voile ainsi sa spéculation sous le
désintéressement. Il est rare que cette offre soit rejetée; car les
parents eux-mêmes, mentant à leur conscience, se persuadent qu’ils
obéissent à l’impulsion généreuse du maître, tandis qu’à vrai dire
ils font marchandise de leur enfant. C’est une nouvelle espèce de
traite, où se vendent de jeunes âmes, où tout ce qu’il y a de pur
dans l’intelligence est livré en échange d’une maigre pitance et de
soins équivoques. Ainsi l’innocente gloire des concours académiques
devient une chaîne pour le jeune triomphateur: on exploite ses succès,
on escompte ses veilles; et, comme l’esclave romain, il livre à son
maître tous les fruits matériels de ses travaux. Grâce à ce trafic
bien dirigé, l’institution Moisson figure avec éclat dans les luttes
universitaires. Aussi l’habile négociant ne manque jamais de parcourir
tous les ans le marché, et de renouveler les provisions intellectuelles
qui sont pour lui une double source de profits. Les enfants laborieux
du pauvre travaillent à sa réputation; les enfants dissipés du riche
assurent sa fortune.

Il est su de tout le monde que dans une pension la distribution des
prix n’est qu’un partage à peu près égal de couronnes qui tombent sur
tous les fronts. M. Moisson connaît trop bien son métier pour ne pas
se conduire _selon l’usage antique et solennel_. Depuis le philosophe
émérite jusqu’à l’enfant qui bégaie les premières lettres, tous
sont appelés, tous sont élus. Cette flatterie est si grossière, ce
mensonge si patent, qu’on s’étonne qu’ils puissent, sans éclairer les
plus aveugles, se renouveler avec cette opiniâtreté périodique. Eh
bien! l’on a tort de s’étonner, on a tort surtout d’en faire un crime
au maître de pension. C’est encore là pour lui une nécessité fatale.
Il n’y a pas de mère, que dis-je? il n’y a pas de père qui n’impute
au maître le défaut de succès de son fils: il faut donc lui créer un
succès. Il n’y a pas de père qui voie une faveur dans le triomphe de
son fils: il pourra bien se plaindre de la multiplicité des prix, mais
ceux qui tombent dans sa famille lui semblent tous honnêtement gagnés.
C’est ainsi que les décorés du ruban rouge ne cessent de gémir sur la
prostitution de la croix, jetée au hasard sur des gens sans mérite, et
il ne leur vient jamais en pensée que le reproche puisse retomber sur
eux-mêmes.

M. Moisson sait tout cela, et M. Moisson se garderait bien de perdre
un élève par pur dévouement pour la vérité. Il n’aime pas les
abstractions: cela ne rapporte rien; s’il n’aime pas les faiblesses, il
les accepte et en profite: cela rapporte beaucoup.

Du reste, il s’efforce de mettre dans cette cérémonie une gravité
consciencieuse, qui ajoute aux illusions maternelles. Il y apporte
aussi une certaine pompe destinée à rehausser l’éclat des triomphes.
Les couvrepieds rouges des lits se déroulent en tentures improvisées,
dans le réfectoire débarrassé de ses tables. Des guirlandes de lierre
retombent en festons sur les murs, dont la couleur douteuse et les
taches mal effacées sont dissimulées à peine par des dessins des
artistes les plus éminents de la pension et les pages d’écriture des
plus habiles calligraphes. Un tapis antique recouvre des gradins
échafaudés à la hâte, au haut desquels se dresse une longue table,
surchargée de livres et de couronnes. Au centre, sont rangés trois
fauteuils en velours d’Utrecht: l’un est destiné au mentor qui va
distribuer les faveurs, les deux autres au curé de la paroisse et au
maire de l’arrondissement. M. Moisson a pour principe d’être toujours
dans de bons rapports avec les autorités spirituelle et temporelle.

C’est donc accompagné du représentant de l’église et du fonctionnaire
municipal, appuyé sur l’autel et le trône, que M. Moisson fait son
entrée. Son pas est grave, sa figure radieuse, son regard illuminé:
on dirait qu’il y a dans cette tête un monde de pensées. Il monte
lentement les gradins, offre d’un air modeste le fauteuil à ses deux
augustes hôtes, et se pose d’un air méditatif, le jarret tendu, le
ventre proéminent, la tête haute. Silence! il va parler. «Jeunes
élèves! (_ici, première pause solennelle, qui tient en émoi tout
l’auditoire._) Il a donc enfin lui ce beau jour qui doit servir de
terme et de récompense à vos travaux (_deuxième pause solennelle_).
Qu’il m’est doux de proclamer ici les noms glorieux des jeunes
lauréats que mes leçons ont appelés à la victoire! Triomphes
touchants, luttes pacifiques, où les rivaux sont des frères, où
vainqueurs et vaincus se confondent dans une mutuelle affection!»
(_troisième pause solennelle_.) Nous ne pouvons suivre M. Moisson
dans tous les développements de sa rhétorique. Mais si son discours
n’est pas une œuvre littéraire d’un grand mérite, c’est du moins une
œuvre industrielle très remarquable. Toutes les tendres allocutions
qui doivent agir sur les fibres maternelles, toutes les pompeuses
apostrophes qui doivent chatouiller les vanités paternelles, sont par
lui tour à tour habilement employées. Sa voix se plie aux modulations
les plus diverses, tantôt douce et chantante lorsqu’il célèbre les
joies de sa famille, tantôt vibrant comme les éclats d’une trompette,
lorsqu’il proclame la gloire des lauréats. Enfin, après avoir rapporté
le fameux mot du maréchal de Villars, il termine par ces paroles,
péroraison stéréotypée de toutes ses harangues officielles: «Accourez
donc, jeunes athlètes, aimables champions de la science; venez recevoir
le prix de vos généreux efforts. Il vous est permis sans doute de vous
enorgueillir de vos précoces victoires; mais parmi les vainqueurs, nul
n’aura de plus justes sujets d’orgueil que celui qui va les couronner.»

A ces mots un tonnerre d’applaudissements part de tous les coins de
la salle; les mamans agitent leurs mouchoirs, et le bruit ne cesse
que pour recommencer après chaque nom proclamé, jusqu’à ce que tous
aient été proclamés, et tous applaudis. Alors M. Moisson se dérobe
avec modestie aux empressements de toutes ces dupes volontaires, qui
s’extasient sur les mérites d’une pension où tous les écoliers sont des
écoliers d’élite.

Il y a dans les années de M. Moisson un autre jour d’éloquence et de
somptuosité: c’est le jour de sa fête. Son patron est celui de la
grande majorité de la classe moyenne, saint Jean, le saint le plus
fêté, sans conteste, de tout le Paradis.

Quelques semaines avant le bienheureux anniversaire, le principal
maître d’études, que l’on décore du titre d’inspecteur, fait écrire aux
élèves une circulaire, qui commence toujours à peu près en ces termes:

«Ma chère maman,

«Comme nous voulons ménager une surprise à notre bon maître, etc.»

La lettre est écrite de préférence aux mères, parce qu’elles se
laissent plus facilement toucher par ces amabilités de commande qui
simulent la reconnaissance. Le père de son côté tient à honneur de ne
pas donner moins qu’un autre; de sorte que la fausse sensibilité des
femmes, combinée avec la vanité puérile des maris, élève rapidement la
somme qui doit formuler la reconnaissance.

Comme c’est l’inspecteur qui est le confident de la surprise, c’est
lui qui est le percepteur de la contribution; c’est lui aussi qui se
charge de choisir le cadeau destiné à représenter les sentiments réunis
des élèves. Mais, comme on le pense bien, il a soin de consulter M.
Moisson. Or, M. Moisson a les goûts solides, et d’habitude il désigne
quelque pièce d’argenterie, qui n’ôte que peu de chose à la valeur du
capital monétaire. C’est ainsi que par une longue suite de surprises
habilement combinées, l’industriel de l’enseignement s’est acquis, sans
bourse délier, une riche vaisselle qui aurait fait envie à plus d’un
grand seigneur, lorsqu’il y en avait. Mais en homme modeste, M. Moisson
ne met au jour ces trésors que dans les cérémonies d’apparat, lorsqu’il
convie à un dîner solennel le proviseur du collége et autres officiers
universitaires, dont il a besoin pour appuyer ses succès.

Le jour de l’offrande venu, les écoliers, qui savent qu’on leur réserve
aussi la surprise d’un congé, endossent dès le matin leurs vêtements
du dimanche, et immédiatement après le déjeuner, rangés en bataille,
l’inspecteur en tête, ils entrent au pas de charge dans le salon de
leur directeur, qui, par un singulier hasard, s’y trouve en grande
tenue. M. Moisson prend son air d’étonnement annuel et de bonhomie
périodique. Enfin, quand toute la troupe est rangée en cercle, la
pièce d’argenterie est déposée sur le guéridon, et le plus habile
des rhétoriciens débite une pièce de vers latins à l’usage des bons
maîtres. A mesure que se prolonge la harangue virgilienne, l’émotion du
mentor redouble; sa poitrine se gonfle; il promène des yeux attendris
sur les élèves et la vaisselle plate. «Mes amis, s’écrie-t-il après que
l’orateur a fait silence, mes chers amis, mon cœur est trop plein pour
que je puisse répondre dignement à cette attention délicate, si peu
attendue et si peu méritée. Je regrette que vous ayez cru nécessaire
de me témoigner votre affection par une aussi somptueuse offrande.
Une fleur, une simple fleur m’eût suffi comme souvenir, si une fleur
pouvait durer autant que mes sentiments pour vous.» Puis, en forme de
péroraison, il les invite à venir dîner avec lui sur le gazon champêtre
du bois de Boulogne.

Il ne faut pas croire pourtant que pour ce repas de corps M. Moisson
ait recours aux dispendieux services d’un restaurateur: ce serait payer
trop cher le cadeau du matin. Dès la veille, les gigots froids ont été
préparés, la charcuterie a fourni ses nombreux saucissons, et quelques
poulets étiques complètent le festin.

Bientôt on se met en route, chacun portant sa charge, qui les
assiettes, qui la viande, qui le pain; quant au vin, M. Moisson
l’achète sur les lieux: hors barrière, c’est tout profit.

Il faut assurément avoir le cœur ouvert à toutes les joies faciles de
l’enfance, pour trouver quelque charme à un dîner sur l’herbe. Mal
assis, mal servi, mal abreuvé, on passe son temps à faire la guerre aux
insectes, et à disputer sa ration aux coléoptères. C’est vraiment par
trop patriarcal. Mais pour les écoliers tout changement est un bonheur.
Toujours condamnés au silence pendant leurs repas, ils se sentent
libres en vociférant, et se croient puissants à force de bruit. Les
élèves de M. Moisson usent largement de ces jouissances inaccoutumées,
et s’enivrent de paroles.

Au dessert, M. Moisson leur adresse une nouvelle allocution; après
s’être applaudi sur toutes les félicités du jour, il s’excuse
modestement sur la simplicité du repas. «Toutefois, ajoute-t-il,
lorsque je contemple toutes ces figures heureuses qu’animent les joies
pures de cette fête de famille, il m’est permis de répéter avec le
poète:

    «Forsan et hæc olim meminisse juvabit.»

Depuis longtemps M. Moisson a recueilli le fruit de ses patientes
déceptions. Propriétaire de plusieurs immeubles, il est devenu
successivement électeur et éligible. Il se promet bien, quand il
prendra sa retraite, de se faire nommer député, et de diriger les
destins de la France, lorsqu’il sera trop vieux pour diriger sa
pension. Alors il se réserve de demander hautement la liberté de
l’enseignement, la clôture des petits séminaires, et de faire entendre
aux ministres son QUOUSQUE TANDEM sur la tyrannie de la rétribution
universitaire.

  =Élias REGNAULT.=



[Illustration]

[Tête de page]

LE GAMIN DE PARIS.


IL est le frère de la grisette: frère légitime ou illégitime,
qu’importe? il est enfant de bonne race: car, à coup sûr, son grand
père était à la prise de la Bastille; à la révolution de juillet, son
père est entré le premier aux Tuileries, et il s’est assis sur le
trône du roi; c’est une race de gentilshommes dont les titres se sont
perdus. Mais cependant suivez le gamin de Paris dans la rue: cet œil
fier, cette démarche hardie, ce sourire moqueur, ces petites mains,
ces petits pieds, cette tête bouclée, ne retrouvez-vous pas tous les
souvenirs de cette nation à part dans la nation française, qui depuis
le commencement de la monarchie a joué le rôle principal dans tous les
mouvements qui ont changé la face du monde; c’est surtout le gamin
de Paris qui pourrait dire comme Figaro: _Si le ciel l’eût voulu, je
serais fils d’un prince_. Mais le ciel ne l’a pas voulu; notre héros
est bien mieux que le fils d’un prince, il est gamin de Paris.

D’où il vient? quelle est son origine? où il va? Eh! dites-moi d’où
viennent ces moineaux francs qui ont usurpé sans façon les plus belles
places et les plus beaux jardins de la ville; aimables, effrontés
coquins, ils sont les maîtres du Palais-Royal, dont ils animent encore
le mouvement; les maîtres du Luxembourg, dont ils animent le silence.
Au jardin des Plantes, ils prélèvent une large dîme sur la part des
lions et des tigres; aux Tuileries, ils vivent des miettes tombées de
la table du roi, sans demander quel est celui qui règne; ils n’ont pour
eux ni le plumage, ni la grâce, ni la beauté, ni aucune des qualités
des oiseaux chanteurs; ils ont la vivacité, l’esprit, le coup d’œil;
ils sont mieux que hardis, ils sont familiers. Véritablement je ne
serais pas étonné que le gamin de Paris et le moineau franc ne fussent
les enfants de la même nichée. Mais que la ville serait triste si elle
était privée de ces piauleurs!

A peine réveillé, le gamin de Paris devient la proie des deux passions
qui font sa vie, la faim et la liberté. Il faut qu’il mange, il faut
qu’il sorte. Donnez-lui tout de suite un morceau de pain et le grand
air. Il est bien vite habillé, une blouse en fait l’affaire. Quand il a
plongé ses mains et sa tête dans l’eau froide comme un joyeux caniche,
sa toilette est faite pour tout le jour. Son père ne s’en inquiète
guère, car le père a été jadis un gamin de Paris, et il sait comment
cela s’élève: mais sa mère, en sa qualité de Parisienne et de mère,
est jalouse de la beauté de son fils; elle a toujours pour lui une
chemise blanche, un coup de peigne, un baiser, quelque menue monnaie;
et puis, adieu, mon fils, te voilà lâché; empare-toi de la ville, tu
es le maître, tu es le roi de Paris, la ville est faite pour toi, elle
doit t’obéir; malheur au provincial, malheur au bourgeois, malheur au
mal-appris qui ne voudrait pas reconnaître, dans cet enfant qui passe,
le souverain de cette grande ville! Lui cependant, une fois lâché, il
regarde d’où vient le vent, et il obéit à son seul maître, au vent
qui souffle. Entendez-vous déjà son joyeux petit cri qui se mêle aux
cris de l’hirondelle matinale! «O eh! o eh!» Et à ce cri vainqueur
soudain tous les échos répètent: O eh! o eh! Car c’est là l’instinct
du gamin de se réunir, de se reconnaître, de marcher en troupe serrée.
C’est écrit dans la Bible: «Il n’est pas bon que le gamin soit seul.»
Quand il est seul, le gamin s’ennuie, l’appétit lui manque, ses mains
sont oisives, ses pieds légers sont de plomb; mais dès que la bande
joyeuse s’est formée, la main est alerte, le pied est léger, le regard
est rapide, la poitrine se dilate, tous les instincts guerriers de ce
petit peuple se réveillent à la fois. Tenez, voilà le gamin qui marche
au pas; il a entendu le tambour, et il obéit au son du tambour; le
caporal lui sourit, l’officier lui donne une petite tape sur la joue.
Chemin faisant, et pour peu qu’il soit bien disposé, rien n’empêche que
le gamin n’entre dans une école, chez _les frères_, _à la mutuelle_,
que lui importe? il n’a pas de préjugés. La leçon est commencée, le
maître est entré en explication; mais déjà le gamin a tout compris;
c’est la plus vive, la plus rapide et la plus sincère intelligence
de ce monde; c’est un esprit qui va sans cesse en avant, net et vif
comme l’éclair. Rien ne l’étonne; il apprend si vite qu’il a l’air
de se souvenir. Dans leur argot, ils ont un mot qui résume pour eux
toutes les sciences, science politique, scientifique et littéraire;
quand ils ont dit: _Connu, connu!_ ils ont tout dit. Vous leur parlez
de Dieu le Père et de Dieu le Fils: _Connu, connu!_ Vous leur parlez
de Charlemagne et de Louis XIV: _Connu, connu!_ Vous leur expliquez
comment deux et deux font quatre: _Connu, connu!_ comment c’est la
terre qui tourne et non pas le soleil: _Connu, connu!_ Mais cependant
prononcez devant eux seulement ce seul nom de Napoléon Bonaparte, et
soudain vous verrez ces jeunes têtes se découvrir, ces malins sourires
devenir sérieux; ils ne diront plus comme tout à l’heure: _Connu,
connu!_ mais au contraire ils écouteront avec une attention infinie
les moindres détails de cette espèce d’évangile des temps modernes. En
effet, le gamin de Paris se souvient confusément de ces temps de gloire
où il était un personnage si important; alors on l’envoyait pieds nus
jusqu’à la frontière; armé d’un méchant fusil, il faisait, sans s’en
douter, la conquête du monde: à seize ans il était un héros sans le
savoir; son havresac était vide, il est vrai, mais cependant il était
bien convaincu que ce havresac vide contenait le bâton de maréchal de
France. Une fois à l’armée, le gamin de Paris s’y distinguait autant
par la vivacité de son esprit que par son courage; il était le bon
mot de la bataille, la joie du bivouac, l’amour des cantinières, il
riait et il faisait rire; c’est lui qui était chargé de tous les bons
mots de l’armée; il trouvait à lui tout seul ces fines saillies, ces
reparties plaisantes, ces improvisations hardies qui charmaient si fort
l’empereur. «Je vois ce que c’est, disait-il à l’empereur, tu veux de
la gloire, eh bien! l’on t’en f...» Il n’y a qu’un gamin de Paris pour
avoir rencontré ce mot-là. Aussi l’empereur le savait bien, et comme
aucun détail ne lui échappait, il savait toujours dans quel régiment
il y avait un bon tambour, une bonne musique et un gamin de Paris.
Seulement alors le gamin de Paris changeait de nom, il s’appelait _le
Parisien_. Il en est du Parisien comme du vin de Champagne, vous en
rencontrez sous toutes les longitudes et toutes les latitudes, sur la
terre, sous la terre, sur la mer. Du Parisien viennent tous les récits,
tous les contes, toutes les merveilles. Rien qu’à l’entendre parler et
à le voir sourire, l’équipage oublie la faim, la soif et les brûlantes
ardeurs de la canicule. C’est toujours de la façon la plus gracieuse
que le Parisien vous jette son bon mot et son coup de sabre; c’est
lui qui rime les chansons, qui écrit les billets doux du régiment,
qui porte la parole au capitaine. Il est maître d’armes, il a inventé
certaines bottes secrètes, qu’il enseigne à tout le monde; il joue du
flageolet, de la trompette à l’oignon et de la guimbarde; il imite à
s’y méprendre le chien, le chat, la puce enragée et autres animaux
domestiques. Dans ses voyages sur les bords du Meschacébé, M. de
Chateaubriand a rencontré un gamin de Paris qui enseignait les belles
manières de la cour de Louis XV à messieurs les sauvages et à mesdames
les sauvagesses. Il vit dans tous les climats, il s’accommode de toutes
les nourritures et de toutes les fortunes; il est courageux, il est
vaniteux, il est conteur, il est faquin, il est hardi et insolent comme
un page; son éloquence est infatigable, inépuisable; un grand fond de
philosophie, une patience à toute épreuve, une imprévoyance complète
de toutes les choses humaines, un certain sentiment de la probité et
du devoir, qui ne l’abandonne jamais, tel est le fond du caractère de
ce singulier personnage, auquel on ne saurait rien comparer dans les
autres pays de l’Europe.

Mais nous voilà déjà bien loin de notre enfant de tout à l’heure, que
nous avons laissé à l’école, étudiant en toute hâte les premières
notions des sciences qu’il est appelé à deviner. A peine la leçon
est-elle faite, et quand il a reçu sur ses petits doigts nerveux
les cinq ou six coups de férule qui lui reviennent, jusqu’à ce que
la férule ait volé en éclats par un coup de Jarnac qui n’appartient
qu’au gamin, il s’écrie que l’heure de la récréation est arrivée; il
remet son livre dans sa poche, s’il a un livre, et le voilà qui s’en
va tout courant dans une de ses places favorites, au Château-d’Eau,
par exemple, le plus bel endroit de la ville. Là, pendant que l’eau
retombe en murmurant dans son bassin de pierre, à l’ombre des arbres
du boulevard, à l’odorante fumée des cuisines en plein vent, notre
héros s’apprête à jouer sur un bouchon toute sa fortune de la journée.
Faites-lui place, ne le dérangez pas, n’allez pas vous mettre devant
son soleil, car il vous dirait comme Diogène à Alexandre: «Ote-toi
de mon soleil.» Seulement vous êtes bien le maître de le regarder; le
gamin de Paris n’est pas fâché qu’on le regarde: il sait très bien,
dans sa justice, que ce n’est là qu’un prêté pour un rendu. Ainsi il
joue, et vous ne sauriez croire comme sa main est légère; aussi, par je
ne sais quelle fatalité inexplicable, le gamin de Paris gagne toujours:
c’est là un des mystères dont ce singulier personnage est entouré.
Quand il a gagné, il achète un cornet de pommes de terre frites, et
d’un air narquois il les mange à la barbe des passants. Ceci fait, s’il
a le temps, il se met à lire couramment l’enveloppe de son déjeuner,
quelque vieux fragment du _Constitutionnel_ de la veille, dans lequel
il puise la haine des tyrans et l’amour du peuple. Il a soif alors, il
se penche en arrière contre la cascade, et dans sa gueule entr’ouverte
et garnie de dents blanches comme celle d’un jeune chien, il reçoit
goutte à goutte l’ondée bienfaisante. Ceci fait, notre homme se
souvient qu’il a un maître quelque part, un bourgeois, un patron, et
qu’il a enfin un emploi à exercer. Aussitôt le voilà qui prend sa
course à perdre haleine, non pas qu’il ait peur d’être battu ou chassé,
on ne bat pas le gamin, on ne le chasse pas; bien au contraire, un
certain instinct le pousse à aimer son maître; mais seulement il l’aime
à sa façon et quand il a le temps.

[Illustration]

Vous me demandez quel est l’emploi du gamin? Eh! mon Dieu, dites-moi
plutôt quel n’est pas son emploi, et ce qu’il ne sait pas faire, et ce
qu’il ne fait pas dans la vie; ne savez-vous pas qu’il a la science
infuse? Il peut tout, il sait tout, il ne sait que cela, mais il le
sait bien: il est forgeron, c’est lui qui fait aller le soufflet; il
est peintre, c’est lui qui broie les couleurs; il est architecte,
c’est lui qui gâche le plâtre; il est cordonnier, c’est lui qui passe
le fil à la poix; il est imprimeur, c’est lui qui lave les formes; il
est notaire royal, car c’est lui qui est la cheville ouvrière des plus
grandes affaires. Il porte d’une étude à l’autre ces contrats dans
lesquels les plus grandes propriétés changent de maîtres, ces traités
d’alliance entre les plus grandes familles; tel _saute-ruisseau_ qui
passe en vous éclaboussant est souvent chargé d’une fortune entière et
n’en est pas moins léger: de tous les métiers qu’il exerce en haut ou
en bas de l’échelle sociale, celui pour lequel le gamin de Paris a le
plus grand penchant, c’est le métier d’homme de lettres. Voyez-le, en
effet, fièrement coiffé du tricorne en papier, transporter sous son
bras, dans ses poches, les histoires sérieuses, les romans futiles, les
drames en prose, les tragédies en vers; il est le facteur intelligent
et dévoué de la petite poste littéraire, il est le courrier du drame,
le messager de la poésie; les prémices de toute pensée vieille ou
nouvelle lui sont réservées; il a su le premier que Niéburth avait
retranché les sept premiers rois de Rome; qu’Augustin Thierry avait
trouvé plusieurs rois qui s’appelaient Clovis; il a su le premier
que M. de Salvandy écrivait la vie de Napoléon, et il a trouvé que
l’histoire était trop bien écrite. Un soir, rentré chez lui, il
récitait au caniche de son père les beaux vers encore inédits que M.
de Lamartine adresse, dans son _Jocelin_, à son joli chien Fido. Que
de fois il a porté dans la même poche deux articles politiques pour et
contre le même ministre! et lui, par la seule force de son bon sens, il
restait inébranlable entre ces deux exclamations également furibondes.
Avec un tact exquis, notre jeune confrère en littérature donne à
chacun la place qui lui convient, plus juste en ceci que tous les
journalistes du monde. Un jour, chez M. de Chateaubriand, il arrive
tout essoufflé, dans son empressement de voir de près ce grand homme
populaire, qui a prédit le premier _cet aigle de 1814 volant de tour
en tour jusqu’aux tours de Notre-Dame_: le jeune homme avait franchi
d’un bond cette longue rue, au sommet de cette haute montagne où se
tenait alors le grand poëte; il arrive, il se trouve en présence de M.
de Chateaubriand, il est ébloui comme s’il eût vu l’empereur Napoléon
en personne: il se trouble tout-à-fait, lui qui ne se trouble de rien.
«Monsieur, dit-il, c’est une épreuve que je vous apporte.» En même
temps il cherche son épreuve: dans ses poches de derrière étaient
contenus des articles de revues et des romans de M. Paul de Kock; dans
ses poches de côté gémissait une tragédie classique; sous ses deux
bras était empilé un drame romantique à côté d’un vaudeville de M.
Scribe; sa casquette même était remplie de prose et de vers: mais là,
dans ce pêle-mêle médiocre des écrits de chaque jour, la prose de M.
de Chateaubriand ne se trouvait pas, l’enfant était désolé, et sur son
beau visage se peignait le chagrin le plus profond. «Allons, allons!
lui dit M. de Chateaubriand, c’est un petit malheur, tu l’auras perdue
en chemin.» A ces mots toute la présence d’esprit revint au gamin. «La
voilà! la voilà! monseigneur, s’écria-t-il.» En même temps il retirait
la bonne feuille qu’il avait placée sur son cœur, pour qu’elle ne
fût pas confondue, même un instant, avec cette prose et ces vers de
pacotille. M. de Chateaubriand fut plus touché de ce naïf et sincère
hommage qu’il ne l’a jamais été de toutes les louanges que lui adresse
l’Europe. Il tendit sa main à l’enfant, qui la baisa. Que voulez-vous?
le gamin de Paris est habitué depuis longtemps à toucher de près cette
gloire populaire. Le dernier jour de la révolution de juillet, quand
le gamin de Paris revenait du Louvre, sans avoir touché aux richesses
entassées là, ce fut lui qui découvrit, parmi les pavés soulevés comme
le peuple, ce grand poëte royaliste et chrétien qui allait savoir des
nouvelles de son roi; aussitôt le gamin cria: _Vivat!_ il emporta en
triomphe ce noble vaincu. On crut, à ces cris inattendus, que c’était
le roi de la révolution de juillet qui passait: c’était encore mieux
que cela.

C’est surtout dans ces jours de révolution, où toutes choses sont
bouleversées, que le gamin de Paris se montre tout grouillant, tout
animé, tout enflammé par la révolte; alors il ne connaît plus ni frein,
ni Dieu, ni lois, ni maître, ni père, ni mère; le vieux levain de la
Ligue, des Barricades, de 89, de 1814, de 1830, se révèle si fort,
qu’on dirait que c’est toujours le même gamin qui agite la ville depuis
le roi Pharamond. L’odeur de la poudre enivre cet enfant, et il devient
fou de joie rien qu’à entendre le canon bondir. Il est naturellement du
parti le plus faible contre le plus fort, du parti sans armes contre le
parti qui est armé. A des coups de fusil il répond bravement par des
coups de pierre; il affronte la mitraille tout comme un vieux soldat.
Qu’il vienne à perdre sa casquette dans la mêlée, il ira rechercher
sa casquette sous le galop des chevaux, tant il a peur d’être grondé
par sa mère! C’est un indomptable et un indompté petit drôle qui opère
des prodiges; il se glisse à travers les bataillons armés, il monte
en croupe derrière les cavaliers au galop; comme un démon invisible,
il est à cheval sur les canons qui roulent d’une façon lugubre; il
devine le feu et se jette ventre à terre; les balles le reconnaissent,
et elles passent plus loin; pas un soldat qui ose le toucher de sa
baïonnette, car il semblerait à ce soldat qu’il va assassiner son
frère ou son enfant. Et notez bien que dans ces horribles mêlées, où
il y va de la destinée des empires, le gamin de Paris ne voit qu’une
chose, un bon prétexte pour quitter l’atelier, pour déserter l’école,
une espèce de jeu à son usage. Dans ce bouleversement général, ce
singulier héros ne songera pas à dérober une pomme ou un sucre d’orge;
il respectera les boutiques les mieux garnies des confiseurs et des
pâtissiers. Une fois dans l’émeute, il n’a plus qu’un désir, qu’une
envie: c’est de forcer le palais du roi et de s’asseoir sur le trône du
roi; c’est de briser les portes de l’église et de s’asseoir sur l’autel
de Dieu; c’est de défier en ricanant toutes les forces que les hommes
respectent: il se figure que les révolutions ne sont faites que pour
le faire rire, et son rire est tout voltairien. Mais cependant, que
dans la mêlée un de ses ennemis tombe frappé à mort, aussitôt le gamin
s’arrête, et il pansera le blessé de ses mains; mais, se fût-il assis
sur le trône du roi, eût-il monté sur l’autel, eût-il démoli, comme
cela s’est vu, en moins de trois heures, l’archevêché tout entier, s’il
plaît à sa mère de le gronder, de lui demander son mouchoir de poche,
où donc il a déchiré sa blouse, et pourquoi il est rentré si tard,
aussitôt notre héros de tout à l’heure, notre roi tombé de son trône,
notre Dieu sorti de son temple, le voilà, notre démolisseur, qui se
laisse battre par sa mère, et qui l’embrasse comme un enfant.

Aimable enfant! oui, je le préfère et de beaucoup, dans sa vérité
sauvage et déguenillée, à ces beaux petits messieurs de Paris que leurs
bonnes promènent aux Tuileries en si grande cérémonie. Il apporte
en naissant tous les nobles instincts, le courage, la franchise,
l’indépendance, l’art de vivre de peu, cette grande science de la
vie heureuse et sage; il accepte, et comme une aubaine à son usage,
même les orages et les tempêtes, même les famines et les pestes: il
assiste sans le savoir à l’enfantement de toutes les grandes idées,
à la lutte incessante de toutes ces forces rivales; et pour la part
qu’il y prend, pour le sang qu’il y verse, pour l’intelligence qu’il
y apporte, il ne demande rien que la permission de voir passer sur
le Pont-Neuf le nouveau roi qu’il a créé. Issu d’une longue suite
d’aïeux dont la noblesse se perd dans la nuit des temps, et jeté par
le bonheur de sa naissance dans cette grande ville qui est la tête du
monde, il met à profit tous les hasards, tous les bonheurs, tous les
accidents de sa ville natale, comme fait le jeune pâtre de la Suisse
pour ses montagnes, comme fait le Normand pour ses campagnes, comme
fait l’Allemand pour les bords du Rhin, son fleuve bien-aimé. Le gamin
de Paris sait toute sa ville par cœur, il en connaît toutes les rues,
tous les passages; il a étudié avec le plus grand soin les faubourgs,
les rues, les quais, les carrefours; il est monté dix fois au sommet
de la Colonne, il a pensé se perdre dans les Catacombes, il a passé
bien des revues au Champ-de-Mars. Que de belles promenades il a faites
au parc de Saint-Cloud! Il sait très bien que Voltaire est logé au
Panthéon, que l’abbé de l’Épée est l’instituteur des Sourds-Muets, que
saint Vincent de Paule est l’_inventeur_ des Enfants-Trouvés. Il va
parfois se promener dans la galerie du Louvre, et là, parmi tous ces
chefs-d’œuvre entassés uniquement pour son plaisir, le drôle, qui s’y
connaît, s’arrête avec orgueil devant le petit pouilleux de Murillo,
le chef-d’œuvre du Louvre; et vous pensez si le gamin de Paris doit
être fier quand il se dit que ni les vierges, ni les têtes de Raphaël,
ni les Vénus du Titien, ni les gentilshommes de Van Dyck, dans toute
leur magnificence, ne sont comparables au gamin de Murillo. C’est
encore et toujours l’histoire des lys de Salomon.

Mais, de toutes les parties de la ville, celle, je crois, que le gamin
de Paris connaît le mieux, ce sont les bords de la rivière. Sur les
bords de la Seine, le gamin est heureux comme le poisson dans l’eau:
il vous dira les fonds et les bas-fonds; en tel endroit on a pied,
plus loin il y a un creux, un peu plus loin c’est du sable. Il monte
effrontément dans tous les bateaux de blanchisseuses, sans peur du
battoir; il est de toutes les parties de pêche, et il ne se prend pas
un goujon sans sa permission immédiate. Quand vient l’été, le gendarme
a beau menacer le gamin de prendre ses habits pour le forcer à être
vêtu plus décemment quand il nage, le gamin de Paris fait la nique au
gendarme; et d’ailleurs ils sont bien ensemble, ils se comprennent,
ils s’aiment. Et puis comment prendre les habits du gamin? il n’en a
pas! Il s’en va donc tout nu, et les mains derrière le dos, à la façon
de l’empereur, sur toutes les îles de la Seine. Quand la rivière est
gelée, le gamin glisse sur ces mêmes eaux dans lesquelles il nageait.
Quelquefois il veut savoir ce qu’il y a là-bas, au bout de toute cette
eau, et dans le premier bateau qui passe il grimpe. Il va ainsi jusqu’à
Rouen, jusqu’au Havre, jusqu’à la mer. Une fois à la mer, il se fait
matelot, et le voilà qui part pour les Grandes-Indes. Bon voyage!
Cependant dans son quartier on l’appelle pendant huit jours, sa mère le
pleure, puis elle se console en faisant un autre gamin de Paris.

J’ai dit plus haut que le gamin de Paris avait le visage et la tournure
d’un gentilhomme, quelquefois aussi il en a les manières; car enfin il
est élevé en compagnie avec la grisette, cette grande dame perdue au
milieu du peuple parisien. Avec les façons d’un gentilhomme, il en a
souvent les goûts élevés: il aime les chevaux, les belles voitures, la
musique, les spectacles, les promenades, les belles livrées; il aime
tant la livrée qu’il ne la portera jamais. Appelez-le polisson, il ne
se fâchera pas; appelez-le laquais, il vous recevra à grands coups de
poing.

Les jours de fêtes publiques étaient autrefois ses grands jours. A
chaque victoire nouvelle on lui jetait des dragées par la tête, on
l’accablait de cervelas à l’ail et de pains de quatre livres; pour lui,
en guise d’eau, les fontaines vomissaient des flots de vin; pour lui
seul brillaient ces feux d’artifice dans les airs; il était, même avant
la grande armée, le roi de ces fêtes consacrées par l’histoire. Et en
effet, avec quoi se composait la garde impériale, sinon de gamins de
Paris?

Hélas! aujourd’hui notre pauvre héros a perdu une grande partie de
ses joies. Sous le vain prétexte d’une bienfaisance mieux entendue,
on a supprimé les dragées, le vin des fontaines, les pains de quatre
livres et les saucissons à l’ail. Oh! douleur! on a même supprimé les
représentations gratis, et notre gamin ne peut plus aller aux premières
loges, et ne peut plus siffler, selon son bon plaisir, mademoiselle
Mars et M. Talma. Grande imprudence que la révolution a commise! elle
a oublié les services du gamin de Paris dans les trois jours, et le
gamin, qui est rancuneux, se souviendra de cet oubli.

A défaut du Théâtre-Français et de l’Opéra, le gamin de Paris possède
en propre plusieurs théâtres: le théâtre de la Porte-Saint-Martin,
celui de la Gaieté, de l’Ambigu-Comique, des Funambules, le salon de
Curtius. A la Porte-Saint-Martin, il a approuvé les débuts dramatiques
de M. Victor Hugo, mais il a trouvé qu’il y avait trop de cercueils
et de poison dans _Lucrèce Borgia_; au théâtre de la Gaieté, il
s’est abandonné sans réserve à M. de Pixérécourt, le Corneille des
boulevards. Quand est mort Victor Ducange, le gamin de Paris a pleuré,
car Victor Ducange avait obtenu et mérité toutes ses sympathies. C’est
lui qui a fait la fortune de Debureau. Pour lui plaire, madame Saqui
a manqué mille fois de se casser les reins; le Cirque-Olympique a
essoufflé tous ses chevaux: il a évoqué les mânes de l’empereur et de
la grande armée, que nous avons vue défiler au bruit des trompettes et
des fanfares sur ce champ de bataille de deux cents pieds carrés. Parmi
les choses qu’il aime le plus après les pommes de terre frites et le
jeu de bouchon, il faut placer encore le coco, les marchands d’oiseaux,
l’orgue de Barbarie et les chanteurs en plein vent.

Un autre de ses grands plaisirs, c’est d’aller, quand se rencontre
une de ces affaires bien sanglantes, un de ces crimes tout remplis
de mystères, prendre sa part d’émotions dans le parterre de la cour
d’assises; il a un instinct merveilleux, un coup d’œil rapide, qui lui
font deviner tout d’abord le fort et le faible de l’accusation et de
la défense. Regardez-le, prêtant une oreille attentive au réquisitoire
du procureur du roi, aux réponses des accusés, aux plaidoiries des
avocats: ce n’est pas la même figure de tout à l’heure, quand le gamin
était lâché par la ville; ce n’est plus le turbulent spectateur qui
remplissait de bruit et de désordre le _poulailler_ de l’Ambigu-Comique
ou de la Porte-Saint-Martin; c’est un spectateur grave et ému de
pitié, c’est un juge austère qui dit dans son âme et conscience: «Oui,
l’accusé est coupable. Non, l’accusé n’est pas coupable.» Un jury ainsi
composé de ces jurés de la borne et du carrefour porterait à coup sûr
des jugements souvent irréprochables. Cet enfant, si futile et si
léger en apparence, qui a fait une guerre acharnée, impitoyable aux
marchandes de pommes, aux marchands de marrons, il a cependant le crime
en horreur; un assassin l’épouvante, le vol avec effraction lui paraît
contre toutes les règles de la chiperie. Aussi est-il impitoyable dans
l’arrêt qu’il a porté: il suit son condamné jusqu’à la prison, jusqu’au
poteau infamant; bien plus, il le suit jusqu’à l’échafaud, il appelle
cela son exemple. «Gendarme, laissez-moi voir mon exemple.» Ainsi
parle-t-il; et, chose horrible, c’est que le gamin soutient cet affreux
spectacle avec le plus grand sang-froid; il joue avec la mort comme
s’il jouait au bouchon; il se repaît de cet affreux spectacle. C’est
là qu’il apprend à envisager sans pâlir tous les horribles accidents
des révolutions. Singulier enfant qui rit de tout, qui plaisante le
condamné qui passe, qui tutoie le bourreau comme un sien camarade,
qui monterait sur l’échafaud pour y danser, si on le laissait faire;
singulier enfant qui chante ses plus gais refrains en allant à la
Morgue, et qui chante encore à la Morgue, même en présence de quelque
pauvre petit gamin comme lui, écrasé le matin même par quelque voiture
au galop! Alors savez-vous ce qui arrive? il sort de la Morgue, et
pour ne pas être écrasé par la première voiture qui passe, il monte
derrière cette voiture, et une fois là, rien ne peut l’en faire
déguerpir, ni les coups, ni les menaces. Cette voiture est à lui, ces
chevaux sont à lui; il les excite de la voix et du geste; seulement il
trouve qu’ils ne vont pas assez vite, et il se promet bien de ne pas
garder longtemps son cocher.

Telle est cette vie, ou plutôt tel est cet admirable vagabondage d’un
enfant de douze ans à travers la vie parisienne. Comme vous le voyez,
c’est là le plus singulier mélange de vices et de vertus, de qualités
et de défauts, d’insouciance et de courage, de ruse et de naïveté,
de toutes les vertus opposées et de tous les vices contraires qui
se puissent rencontrer sous le soleil. Cet enfant, ou si vous aimez
mieux, cet homme ainsi fait, résume en entier ce qu’on appelle l’esprit
français: indépendance indomptée, noble cœur, mauvaise tête, gai
visage, malice sans fiel, jeunesse éblouissante et ébouriffée; tous
les instincts généreux, l’intelligence la plus hardie, le regard le
plus fin, la vanité la plus charmante: tel est le gamin de Paris. Il
n’est pas le produit des siècles, comme aussi il n’est pas le produit
de l’éducation; il est né avant les siècles, il est né de lui-même
et par lui-même; il ne procède que de lui seul, et l’histoire dont
il a fait partie a passé sur sa jeune tête sans la toucher, sans la
courber. Tel il est aujourd’hui, et tel il était au commencement de la
monarchie française. C’est surtout de cet enfant qu’on pourrait dire
ce que Napoléon disait des vieux Bourbons: «Il n’a rien appris, il n’a
rien oublié; il a passé, sans rien prendre et sans rien laisser de
sa toison, à travers toutes les révolutions et toutes les tempêtes.»
Gamin sous l’empereur Charlemagne, gamin sous le roi Louis XI, gamin
sous François Ier, sous Louis XIV, sous Louis XV, sous Louis XVI,
il ne s’est jamais inquiété ni des rois qui commandaient, ni des
lois auxquelles il fallait obéir, ni des gloires qu’on voulait lui
imposer; il n’a jamais été ni catholique, ni protestant, ni jésuite, ni
janséniste; il a toujours été révolutionnaire, révolutionnaire non par
principes, mais par sentiment; non pas pour son ambition personnelle,
mais pour son plaisir, et parce que cela l’amuse de bouleverser ainsi
toute chose autour de soi. Il n’a jamais flatté aucun pouvoir, il n’a
jamais obéi à personne; avec lui on ne peut compter sur rien, pas même
sur l’enthousiasme. De la rancune, il n’en a pas; de la reconnaissance,
il n’en a pas non plus. Donnez-lui un écu, il vous fait la grimace;
refusez-lui cinq centimes, il vous fera la grimace. Jamais personne, et
même les plus grands politiques, n’ont pu trouver un moyen de dompter,
de dominer, de réfréner cet indomptable petit bonhomme: la force ne
lui fait rien, ni la peur; la gloire seulement y fait quelque chose,
mais encore faut-il bien que ce soit quelques-unes de ces gloires
sans conteste et comme il en apparaît rarement dans le monde; ainsi
est-il fait. Les politiques, non plus que les prêtres, non plus que les
soldats, non plus que les orateurs, le préfet de police lui-même n’y
peut rien; je crois même que le bon Dieu, oui, le bon Dieu lui-même,
s’il voulait s’en donner la peine, ne pourrait pas extirper ce lichen!

On prétend que le monde aura une fin, et il faut bien le croire, ne
fût-ce que pour rassurer la Bibliothèque royale, qui s’encombre chaque
jour. Quand ce dernier jour du monde arrivera, le chaos s’abattra sur
la nature entière et reprendra son bien en disant: «Ceci est à moi.»
Seulement, de toutes ces villes renversées, de toutes ces capitales
détrônées, de tous ces royaumes confondus dans le même limon, il n’y a
qu’une chose que le néant est condamné à respecter, c’est la colonne de
la place Vendôme, et, au-dessus de la colonne, la statue de l’empereur
Napoléon. Eh bien! je vous fais un pari: moins que rien, dix contre
un, la France contre L’Angleterre, qu’au sommet de la colonne, sous le
petit chapeau de l’empereur, et comme la seule vermine qui soit digne
de sa tête impériale, cherchez bien, vous rencontrerez à coup sûr une
grisette et un gamin de Paris, qui se seront réfugiés là uniquement
pour donner un démenti au néant, pour prolonger dans les siècles
nouveaux le nom de l’empereur Napoléon. Et voilà comment, malgré tous
ses efforts, le bon Dieu ne pourra jamais arriver à trouver la fin du
monde, grâce à la grisette et au gamin de Paris!

  =J. JANIN.=

[Cul-de-lampe]



[Illustration]

[Tête de page]

LA DEMOISELLE A MARIER.


DANS un vaste et bel hôtel du faubourg Saint-Germain, au fond d’une
chambre élégante et blanche de jeune fille, toute parfumée d’un frais
parfum, et tout ornée de mille petits riens charmants, mademoiselle
Marguerite de Bussy était assise devant une table en bois de
palissandre chargée d’une écritoire d’écaille incrustée d’or, avec tous
ses accessoires de papier armorié, de cire odorante et de cachets aux
fines et délicates devises.

Elle écrivait depuis un moment, et sa plume courut d’abord avec une
grande rapidité, mais tout-à-coup elle s’arrêta. La jeune fille parut
rêver, voulut recommencer à écrire; mais, soit qu’il y eût dans la
lettre dont elle s’occupait quelque pensée difficile à exprimer, soit
qu’elle songeât à trop de choses ensemble, les mots ne coulaient plus,
elle s’arrêta tout à fait et resta pensive.

Mademoiselle de Bussy était une jolie personne assez grande, un peu
pâle, frêle, délicate, blonde, avec des mains et des pieds d’enfant,
un air de distinction et d’élégance exquises, une physionomie fine,
mobile, un peu moqueuse, et cette assurance spirituelle que possèdent
toutes les jeunes personnes élevées au milieu du grand monde; elle ne
marchait, ni ne s’asseyait, ni ne parlait, ni ne se taisait, sans qu’on
comprit qu’elle était née dans un noble hôtel du noble faubourg, tant
elle était belle et grande dame depuis les pieds jusqu’à la tête.

Elle avait donc interrompu sa lettre, et rêvait avec un air assez
triste quand un coup très léger se fit entendre à sa porte, et une
jeune femme entra dans sa chambre sans s’être fait annoncer.

«Comment! c’est vous, chère Diana! quel bonheur inespéré de vous voir!
s’écria Marguerite. Je vous croyais à Londres, et, tenez, je vous
écrivais.

--Chut! dit la jeune femme en mettant deux doigts sur sa bouche en
signe de mystère; ne me nommez pas, chère Marguerite; je ne fais que
traverser Paris, et je tiens beaucoup à ce que mon passage n’y soit pas
connu. Vous n’en parlerez pas même à votre mère. Je sais qu’elle est
sortie; je m’en suis assurée avant d’entrer chez vous.

--Pourquoi tout ce mystère, chère lady L...? dit Marguerite.

--Oh! pour rien, je vous conterai cela plus tard, répondit la jeune
femme avec un léger accent anglais, plein de grâce dans une jolie
bouche. Un voyage, une partie, un coup de tête; une misère enfin,
ajoute-t-elle d’un ton qu’elle cherchait à rendre léger, mais où
perçait cependant quelque embarras. Je ne verrai personne à Paris.

--Comment! pas même ma mère, qui aurait été si aise de vous voir?

--Non, personne... On ne voulait pas non plus que je vous visse; mais
je n’ai pas voulu traverser Paris sans embrasser ma chère Marguerite.»

Et la belle et jeune femme jeta ses bras autour de la taille de son
amie avec ce mélange de gaucherie et de grâce dont l’une appartient à
la nature anglaise, et dont l’autre est inséparable de la jeunesse et
de la beauté.

Marguerite lui rendit ses caresses et lui témoigna la joie que lui
causait son arrivée inattendue.

«J’ai tant de choses à vous dire, continua mademoiselle de Bussy quand
elles se furent toutes deux assises sur une petite causeuse où elles se
tinrent quelque temps embrassées. Mais avant tout parlez-moi de lord
L... Il est ici, sans doute?

--Non, répondit-elle avec un peu d’embarras. Et, voyant l’étonnement
de son amie, elle se hâta d’ajouter, en rougissant comme un enfant qui
ment: «Il doit me rejoindre dans peu... Et ses chevaux, ses chiens...
Il aime énormément ses chevaux et ses chiens, et ne pouvait pas les
quitter si vite!

--C’est donc avec votre mère que vous voyagez?

--Pas davantage; mais de grâce ne mettez pas votre esprit à la torture
pour deviner les circonstances de mon voyage; je vous conterai cela
plus tard, et parlons de toutes ces choses que vous aviez à me dire;
j’ai très peu de temps à vous donner, et je veux savoir tout ce qui
vous touche. Nous avons été si séparées depuis deux ans... et Dieu sait
quand nous nous reverrons! murmura-t-elle, mais si bas que Marguerite
n’entendit pas ces derniers mots.

--Ah! oui, nous avons été bien séparées, chère Diana. Heureusement vous
arrivez au moment où j’ai le plus besoin de vos conseils et de votre
amitié, non pour me décider, car je le suis, mais pour m’aider à suivre
vaillamment mes résolutions.

--Mon amitié est tout à vous, chère petite, vous le savez bien; quant
à mes conseils, ils ne passent pas pour très bons, je vous en avertis.
En disant ces mots, Diana s’était levée comme pour arranger ses boucles
brunes et soyeuses que le vent avait un peu dérangées, et la glace
refléta l’un de ces visages qu’on ne trouve que dans les rêves, ou en
Angleterre.

--Mais avant tout, continua Diana, faites bien défendre votre porte,
pour qu’on ne puisse nous interrompre ni me voir chez vous, et vous ne
parlerez de ma visite à personne, entendez-vous bien...

--Mon Dieu! ma chère Diana, je vous trouve un air distrait et agité qui
m’alarme; que vous est-il donc arrivé?

--Rien... il ne m’est rien arrivé, je vous assure... C’est sans doute
la joie de vous revoir qui me donne cet air préoccupé... Ah! chère
Marguerite, votre vue me rappelle de si doux souvenirs! quel temps
plein de charme il retrace à ma mémoire!

--Celui de votre mariage, n’est-ce pas, où je vous vis si heureuse, si
éperdument éprise du beau Jemmy?

--Oh! non, en vérité, ce n’est pas à ce temps-là que je pensais, mais
au contraire à celui où j’étais encore une heureuse fille insouciante,
ayant tout l’avenir, l’espace, le monde à moi, et portant mes rêveries
sur les grèves enchantées qui bordent la mer; mes espérances étaient
grandes comme elle alors.

--Oh! plaignez-vous, belle songeuse, d’avoir échangé de vagues
illusions contre un mariage d’amour... Et que diriez-vous donc, ma
pauvre Diana, si vous aviez échangé tous les trésors, toutes les joies
de ce ciel étoilé que chaque jeune fille porte en elle-même, contre les
froides et lourdes chaînes d’un mariage semblable à celui que je vais
faire?

--Vous allez vous marier, chère Marguerite; oh! j’en suis bien aise;
contez-moi tout cela.»

Dans la manière dont ces derniers mots étaient dits par lady L...,
peut-être aurait-on pu voir percer, à travers l’intérêt que lui causait
cette nouvelle, un certain soulagement d’échapper aux investigations de
son amie, en portant toute l’attention de Marguerite sur elle-même.

«Oh! vous allez vous marier? reprit-elle, en voyant que mademoiselle de
Bussy ne disait plus rien.

--Oui, mais il n’y a rien là de très gai, je vous assure.» Elle essaya
de sourire tandis que dans ses yeux brillaient deux larmes qu’elle
essuya furtivement avec l’un de ses doigts et reprit: «Pour moi ce
ne sont pas, comme pour ma belle Diana, toutes les joies d’un amour
partagé; ce ne sont pas des promenades infinies au clair de la lune;
ce ne sont ni des soupirs, ni des extases de bonheur à faire rêver
longtemps une pauvre fille élevée comme moi à la française, et destinée
à se marier à la française, c’est-à-dire de la plus sotte façon du
monde; ô ma Diana, que je vous ai enviée alors!

--Quel mariage faites-vous donc? interrompit lady L... avec un sourire
indéfinissable, où paraissait percer une sorte d’impatience irritée.

--Quel mariage je fais? Ah, mon Dieu! je fais un mariage à peu près
comme tous ceux que je vois faire autour de moi, un mariage à pleurer
d’ennui en attendant qu’on y pleure de tristesse, et qu’on y meure de
consomption.

--Et pourquoi le faire?

--Pourquoi? mais, mon Dieu, parce qu’il faut bien en finir.

--Bonne raison! dit Diana éclatant de rire involontairement, malgré la
gêne et la contrainte qui avaient paru la dominer depuis un moment.

--Mais oui, pour en finir, reprit mademoiselle de Bussy; vous ne me
comprenez pas, je le vois bien, parce que vous ne savez point ce
que c’est en France que d’être cette chose insipide, ennuyeuse et
embarrassante qu’on appelle une fille à marier.

--Que ne suis-je encore cette chose-là! dit Diana en étouffant un
soupir.

--Vraiment, reprit mademoiselle de Bussy, je ne suis pas surprise de
votre étonnement. En Angleterre, l’état de jeune fille est une royauté
charmante; une jeune fille règne sur tout ce qui l’entoure; toutes les
fêtes, tous les plaisirs sont pour elle: son printemps est plus riant
et plus beau que celui de l’année. Tant qu’une Anglaise n’a point subi
le joug quelquefois un peu rude du mariage, c’est une reine, c’est une
fée autour de laquelle tout est sourire et bonheur; elle est libre,
elle est fière et dicte des lois à tout ce qui l’approche. Il y a
longtemps qu’on l’a dit, il faudrait être jeune fille en Angleterre et
femme en France.

--J’aurais assez aimé à cumuler ces deux libertés, dit Diana moitié
gaie, moitié triste.

--Il ne tient qu’à vous, chère Diana, venez passer l’hiver prochain à
Paris.

--Je ne sais point ce que je ferai l’hiver prochain, je vis au jour le
jour, n’aimant pas à songer au lendemain: mais dites-moi quelle est
l’existence des jeunes filles en France; vous ne m’en avez jamais parlé?

--Je ne m’en rendais pas encore bien compte dans ce temps-là: mais
deux ans apportent bien des changements. A notre âge, qui est celui de
toutes les curiosités, on regarde et on apprend mille choses auxquelles
on ne faisait point attention; eh bien! voici notre vie: les jeunes
personnes, comme on nous appelle, eussions-nous trente-six ans, si nous
sommes encore à marier, les jeunes personnes ne comptent pour rien dans
notre faubourg Saint-Germain: tout se fait _pour elles_, dit-on, mais
rien _par elles_.

--C’est là une maxime que les gouvernements voudraient bien adopter
pour les peuples.

--Oui, mais les peuples se révoltent; et nous, dont l’état est d’être
agneaux ou colombes, nous subissons la loi commune, et on en abuse, du
moins dans les familles qui n’ont point encore adopté la nouvelle mode,
et où l’on ne nous contraint pas à faire des mariages d’inclination.

--Contraindre à faire des mariages d’inclination! allons, vous vous
raillez de moi, pauvre étrangère.

--Non, je ne me raille point, c’est une nouvelle mode; mais il faut
être énormément riche pour la suivre; il faut avoir cent mille livres
de rente, une mère dont l’amie intime a un fils qui n’en a que
cinquante tout au plus, mais en revanche un titre ou un très beau nom,
de ces noms qui sont à eux seuls une dignité; alors les mères arrêtent
le mariage de leurs enfants dans un jour d’expansion sentimentale
auquel on a pensé depuis dix ans. Cependant on décide qu’on ne doit
unir les jeunes gens que quand ils s’aimeront, et on débite là-dessus
de charmantes maximes, car nos mères aiment toutes à parler d’amour.
A dater de ce moment, le jeune homme reçoit l’autorisation de chercher
à se faire aimer, et comme les cent mille livres de rente lui plaisent
prodigieusement, il se promet bien de réussir; il abandonne le
Jockey’s-Club et les parties ruineuses qui pourraient lui faire du
tort si on les savait, il vient au bal et ne fait danser que sa future
fortune; il vient caracoler au bois autour de la calèche où elle est
promenée par sa mère. Si elle aime les chiens, il se met à aimer les
chiens; si elle est musicienne, il aime la musique; si elle est gaie,
il est gai; si son humeur est mélancolique, il est mélancolique et ne
lit que Byron et nos poëtes ténébreux; enfin, pendant six mois, il
est aussi parfaitement hypocrite qu’on nous force à l’être du berceau
jusqu’à notre contrat de mariage.

--Mais les parents, les amis, ne disent-ils rien?

--Non: les parents, les amis sont dans le secret, et chacun dit:

«Comme monsieur tel est bien! qu’il est agréable! comme il monte bien à
cheval! comme il a bon air! etc., etc. La mère dit à sa fille:--Comme
il aime sa mère! qu’il est bon, distingué, spirituel! il sera pair
un jour, et certainement il se fera remarquer à la chambre;» car si
beau que soit un nom, voyez-vous, maintenant on sent bien qu’il faut
retremper ses titres dans un peu de mérite personnel.

--Et que dit la jeune fille à cela?

--La jeune fille rougit un peu, elle se rappelle un soupir qu’il a
fait semblant d’étouffer en apprenant qu’elle part pour la campagne;
et pourtant c’est à la campagne que se frapperont les grands coups,
d’autant qu’on a remarqué qu’à force d’entendre vanter les mariages
d’inclination, la pauvre fille a pris la chose au sérieux, et semble
accorder quelque préférence à... son cousin; car les cousins, on dit
que c’est la peste des familles, et peut-être on a raison.

--Et vous, Marguerite n’avez-vous pas un cousin?

--Oui, le prince de M..., dit Marguerite en rougissant un peu; mais ce
n’est pas de moi que je vous parle, laissez-moi vous achever le mariage
d’inclination.

On part pour la campagne; huit jours après, le jeune homme arrive
avec sa mère, le temps presse, on craint le cousin, qui doit venir à
l’automne. Alors il tombe éperdument amoureux; on le laisse gémir et
soupirer pendant trois mois, plus ou moins; mais au bout de ce temps il
faudrait avoir bien du malheur ou de la maladresse pour qu’une jeune
fille ne finît pas par se croire un peu éprise.

--Marguerite, je vous trouve bien savante, vous m’étonnez! Où donc
avez-vous appris tout cela?

--J’ai appris tout cela d’une de mes amies, laquelle a été ainsi
conduite à épouser un homme qu’elle ne pouvait pas souffrir, et avec
qui elle est fort malheureuse, parce qu’il aimait passionnément sa
fortune et qu’il se souciait fort peu d’elle.

--Vos mariages d’inclination sont très plaisants!

--Pas trop, je vous l’assure.

--Alors ce n’est pas un mariage d’inclination que vous faites?

--Non, non! je ne suis pas assez riche et je ne dois m’éprendre de
personne. On répète très souvent devant moi qu’une fille bien née ne
doit avoir aucune préférence dans le cœur. Seulement, si un grand
seigneur très riche voulait bien devenir follement amoureux de moi,
ma mère serait la plus heureuse et la plus triomphante des mères.
Pauvre femme! elle attendra longtemps. Les jeunes gens ont trop
bien appris l’arithmétique depuis un certain temps pour songer à
moi. L’arithmétique est l’ennemie jurée des jeunes filles; c’est un
préservatif assuré contre l’amour qu’elles pourraient inspirer.

--Cependant vous êtes riche, je crois?

--Non, pas du tout. Ma mère a un très beau douaire, et paraît riche;
mais j’ai des frères et des sœurs tous mariés et en possession de
légitimes héritiers. J’ai dix mille livres de rente, pas davantage:
donc je ne puis plaire qu’à ceux qui n’ont rien.

--Et pourquoi cela? Je ne comprends pas la logique de ce raisonnement.

--Parce que ceux qui possèdent, ne fut-ce que six mille livres de
rente, sont infiniment plus riches vivant garçons qu’ils ne le seraient
avec seize mille livres de rente et une femme à loger, vêtir et
nourrir. Ma mère sait merveilleusement cela; aussi elle a placé ses
espérances ailleurs; et pour essayer de l’effet de mes charmes, elle me
mène depuis deux ans à toutes les ambassades afin d’y rencontrer des
étrangers.

--Pourquoi des étrangers?

--Parce qu’ils passent pour plus riches et moins bons calculateurs que
les Français.

--On pourrait bien se tromper.

--Peut-être. Et d’ailleurs que voulez-vous? je ne sais pas être aimable
pour tous les vieux princes russes, allemands, goths, visigoths ou
ostrogoths à col tordu, borgnes, bossus, boiteux ou manchots, que nos
mères se sont mises à cajoler pour nous. Aussi la mienne dit-elle en
riant, mais avec un grand fond de tristesse, que je suis d’une très
difficile défaite.

--Eh bien, pourquoi veut-elle donc se défaire de vous?

--Parce qu’il faut bien marier sa fille.

--Mais quelle nécessité?

--C’est l’usage, et une mère ne passe pour avoir bien rempli son devoir
maternel que quand, vaille que vaille, elle a marié tous ses enfants.

--Votre société française est singulière, en vérité! Donc, pour vous
conformer à l’usage, vous, ma chère Marguerite, à qui j’ai vu de tout
autres idées, vous vous mariez seulement pour en finir, ainsi que vous
disiez tout à l’heure. Et quel homme est celui que vous devez épouser?

--Je ne sais trop, répondit nonchalamment Marguerite.

--Est-il beau?

--Voilà bien une question d’Anglaise. Non, il n’est ni beau ni laid.

--Est-il jeune?

--Ni vieux ni jeune, trente-trois ans à peu près.

--Est-il riche?

--Non, je dirai qu’il n’est ni riche ni pauvre, si ce n’est qu’il
n’est vraiment pas assez riche à beaucoup près pour vivre dans la
haute société, dans laquelle son mariage va le placer, et qu’il faudra
nécessairement que nous passions ensemble beaucoup de temps à la
campagne, non pour y avoir une belle et large existence comme on la
mène en Angleterre, mais pour y vivre mesquinement pendant huit mois,
afin d’en passer quatre à Paris convenablement.

--A-t-il de l’esprit pour défrayer tout ce long temps que vous passerez
ensemble éloignés du monde?

--Eh non! il n’est point sot, mais il n’a point d’esprit; il n’est pas
bon, du moins de cette bonté forte et généreuse qui n’appartient qu’aux
gens d’élite, mais on dit aussi qu’il n’est pas méchant; il n’est pas
grand, il n’est pas petit; il n’a pas l’air extrêmement provincial
quoiqu’il vienne, comme Petit-Jean, _d’Amiens pour être suisse_; il n’a
pas un grand nom, il n’en a pas un trop obscur; il est dans le medium
de tout; et jusqu’à sa voix (car il chante) a subi cette loi fatale de
juste milieu dans lequel il semble avoir été pétri de toute éternité:
c’est un baryton, la seule voix pour laquelle je me sente une aversion
prononcée.

--Mais, ma pauvre enfant, vous qui n’aimez que les extrêmes et à qui le
médiocre a toujours été odieux, comment allez-vous faire?

--Je n’en sais rien.

--Je ne vous donne pas deux ans pour mourir de dégoût et d’ennui.

--Je le crois.»

Et mademoiselle de Bussy, la tête appuyée sur sa main, faisait danser
un de ses petits pieds dans une cadence rapide, ainsi qu’il arrive
quand on veut paraître calme au dehors et que cependant on éprouve une
grande agitation intérieure.

«Quelle folie! reprit Diana; en vérité, Marguerite, je ne vous
comprends pas. On voit bien que vous ne savez guère encore ce que c’est
que le mariage, ses difficultés, ses exigences, son despotisme. Vous
ne comprenez pas à quel point il faudrait profondément se convenir
pour s’y trouver longtemps heureux. Ce n’est pas même toujours assez
de l’amour pour opérer une complète fusion de deux êtres; il peut
s’éteindre, ajouta-t-elle d’une voix profondément triste, et montrer
qu’on s’est étrangement mépris quand on s’est cru faits l’un pour
l’autre: voyez-vous, Marguerite, il faut être de la même sphère, du
même pays moral, pour ainsi dire; autrement on souffre chacun toutes
les peines des exilés qui n’entendent plus jamais parler le langage
de la patrie. Et encore, si c’était là tout! mais, mon enfant, dans
l’angoisse qu’on éprouve d’une telle torture, on peut perdre la raison,
on peut écouter des accents qui répondent à toutes les pensées de votre
cœur, se laisser fasciner, séduire, succomber sous le charme, et ne
comprendre le danger que quand il n’est plus temps de le fuir, car on
est devenue coupable...»

Marguerite leva les yeux sur lady L... et vit qu’elle pleurait.

Diana baissa ses regards sous ceux de son amie; sa poitrine se
soulevait oppressée de sanglots, mais elle reprit brusquement:

«Il faut rompre ce mariage, il le faut!»

Marguerite essuya ses yeux; en voyant pleurer Diana, dont elle croyait
que les larmes coulaient pour elle, la jeune fille avait perdu quelque
peu de sa fermeté.

«Non, répondit-elle, il est arrêté, et le contrat doit se signer ce
soir: ce serait un esclandre; d’ailleurs, que gagnerais-je à attendre?
ce mariage est encore un des meilleurs de ceux qu’on me propose depuis
longtemps; tout est dit, il en sera ce qu’il pourra.

--Mais, mon enfant, expliquez-moi ce qui a pu vous conduire, vous que
j’ai vue décidée dans un temps à faire, comme nous autres Anglaises, un
mariage d’amour, à faire aujourd’hui la sotte affaire que vous êtes sur
le point de conclure? y a-t-il de votre part inclination contrariée,
dépit, désespoir? En vérité, je ne comprends rien à cette décision.

--Il n’y a rien au monde que l’ennui d’être ce qu’on appelle une
fille à marier: je me marie pour être mariée et qu’il n’en soit plus
question; pour ne pas être, par exemple, un jour comme ma tante
Éléonore: pauvre créature, elle a vieilli sous le harnais d’une fille
à marier, et je la vois encore, malgré ses quarante-cinq ans, se
redresser et faire la charmante quand un célibataire passe auprès
d’elle: elle me rappelle toujours le cheval du grand Frédéric, qui
dressait l’oreille et piaffait encore dans sa vieillesse quand il
entendait sonner de la trompette.

--Si vous riez, Marguerite, nous voilà perdues; c’est un indice certain
que vous allez vous affermir dans votre folie.

--Folie! folie! demandez à ma mère si je ne fais pas une action très
raisonnable. Écoutez, je veux bien vous le dire en confidence; malgré
l’air de jeunesse que me donnent mes cheveux blonds et une certaine
délicatesse répandue dans toute ma personne, j’ai vingt-quatre ans
passés. Quand les vingt-cinq auront sonné, j’aurai perdu toutes les
chances de me marier en jeune fille, on ne pensera plus pour moi qu’aux
hommes de quarante ans au moins; puis, si j’ai le malheur d’arriver
à trente, il ne tiendra qu’à moi de croire qu’il n’y a plus au monde
que des hommes de cinquante ans (bien conservés, à la vérité); ensuite
chaque année comptera quadruple, et en peu de temps je deviendrai
une _fille de mérite_, et je ne devrai plus aspirer qu’aux veufs de
soixante ans, goutteux, asthmatiques ou sourds, qui penseront à moi
pour _mes vertus_, parce qu’ils auront besoin de cataplasmes, de
tisanes et de soins dans leurs vieux jours. Hélas! hélas! c’est ma
dernière année de jeunesse comme fille à marier, et j’en veux profiter.

--Pour faire une belle fin, vraiment!

--Que voulez-vous, Diana, les choses sont arrangées en France de façon
que je n’ai point de chance de mieux faire, puisque je suis arrivée
jusqu’ici sans changer d’état.

--Pourquoi aussi ne vous êtes-vous pas mariée plus tôt?

--Oh! pourquoi, répondit Marguerite en soupirant, parce que j’avais
un brin de roman dans le cœur, et que ma mère avait dans la tête dix
grains d’ambition; à mon entrée dans le monde on me trouva jolie.

--Je vous trouve encore plus charmante cette année.

--C’est possible, mais il y a huit ans qu’on me voit, et cela me fait
perdre infiniment de valeur; enfin, n’importe! aux premiers moments de
mon apparition j’eus, comme dirait ma mère, le bonheur de plaire au
jeune prince héréditaire de N...

--Le prince Frédéric de N...! répéta Diana d’un ton assez singulier.
Une rougeur rapide passa sur son visage et la laissa très pâle.

--Lui-même; ses assiduités furent assez marquées pendant tout l’hiver.

--Et vous plaisaient-elles? reprit Diana du même ton...., il passe
pour.... très agréable.

--Elles ne me déplaisaient pas, parce qu’elles me mettaient à la mode.

--Seulement pour cela?

--Oui, car il est très blond, et je n’aime point un homme blond.

--Allons, allons, c’est une bonne raison, dit Diana en riant à demi.

--Quant à ma mère, elle était d’une joie contenue, digne et pleine de
convenance dans le monde, mais qui éclatait parfois dans l’intérieur.

--Eh bien, il me semble que tout allait fort bien, reprit Diana d’une
voix un peu amère.

--Oui, mon histoire aurait pu devenir un roman et finir de bonne heure;
mais le vieux prince de N... n’était pas si joyeux, et un beau matin il
emmena son fils en Allemagne; depuis, ma mère m’a dit (pour se consoler
elle-même) qu’il avait assez mal tourné, et qu’il avait fait beaucoup
parler de ses aventures galantes en Allemagne et aussi en Angleterre.»

Lady L.... ne répondit rien, mais elle parut oppressée et souffrante:
cependant elle se contint et dit:

«Eh bien, après celui-là ne vint-il pas quelque noble et beau
prétendant?

--On m’a proposé pendant deux ans d’excellents partis: je disais non,
parce qu’aucun n’était l’idéal que mon imagination avait forgé: et ma
mère disait aussi non, parce qu’aucun n’était ni duc ni prince, et que
le prince Frédéric avait élevé très haut le diapason des espérances
de ma mère; je ne pouvais point, à son avis, être moins que duchesse;
les pauvres mères s’abusent souvent beaucoup: de refus en refus,
je gagnai vingt-un ans. Cette année-là fut bien terrible, j’allais
être _majeure_; majeure, c’est la un mot épouvantable pour une jeune
personne. Et pour éviter d’être publiée _fille majeure_, je crois que
nous aurions renoncé, moi à mes rêves, et ma mère à me voir titrée.
C’était une véritable désolation: mais que faire? il faut s’accoutumer
à tout, même à vieillir, reprit Marguerite avec une moue charmante;
et jetant un coup d’œil à la glace de sa toilette placée vis-à-vis
de la causeuse, elle ne put s’empêcher de sourire, car la figure
qu’elle y vit n’était rien moins que vieille assurément. Cependant,
continua-t-elle, après le jour irrévocable qui m’enrôlait dans les
filles majeures, après avoir évoqué tous les exemples des temps passés
et présents qui pouvaient nous rassurer, nous avons repris peu à peu
chacune nos espérances et nos illusions.

--Et comment n’avez-vous pas rencontré, chemin faisant, votre idéal?
cela se rencontre toujours, reprit Diana en rougissant.

--Que sais-je? ceux-ci ne me plaisaient pas, je ne plaisais point à
ceux-là. En France, les jeunes gens font la cour aux femmes et non pas
aux jeunes personnes, attendu que les usages nous enjoignent de ne
parler de rien _par innocence_.

--Pourtant j’ai ouï dire qu’à Paris la conversation était souvent
très libre, et je pense que vous devez parfois entendre des choses
singulières.

--Oui, on parle de tout devant nous, d’histoires galantes, d’anecdotes
passablement scandaleuses, de bons mots qui ne sont pas toujours
très châtiés; mais malheur à nous si nous comprenions le langage le
plus clair! nous ne devons ni sourire ni rougir, sous peine de passer
pour savoir plus de choses qu’il ne convient à notre état de jeunes
personnes.

--Et êtes-vous en effet si ignorantes?

--Oh! je crois, dit Marguerite en riant dans sa jolie figure fine,
que nous sommes un peu comme les enfants muets dont les nourrices se
vantent avec orgueil: «Il ne parle pas encore, disent-elles, mais il
n’ignore de rien.»

--Vous vous vantez, ma chère enfant, reprit Diana avec une certaine
pédanterie de femme mariée.»

Marguerite rougit et craignit d’avoir outre-passé sa pensée, mais
elle continua: «Vous voyez qu’avec ce système qui nous rend stupides
à plaisir devant les hommes, il est très difficile à une jeune fille
de faire sortir son roman de l’état d’abstraction. J’ai donc ainsi
gagné vingt-quatre ans, autre année fatale! depuis près de dix mois que
j’y suis entrée, ma mère a quitté toutes ses espérances, et un désir
effréné, une impatience sans espoir s’est emparé d’elle; elle en parle
le jour, elle y rêve la nuit; tous ses amis sont en campagne, et nous
ne passons jamais une semaine sans faire au moins une entrevue.

--Qu’est ce qu’une entrevue? dit lady L....

--O bienheureuse Anglaise! qui ne sait pas ce que c’est qu’une
entrevue, s’écria Marguerite avec une emphase plaisante: une entrevue
est une invention assommante et saugrenue de notre civilisation
matrimoniale; c’est une rencontre fortuite où l’on fait trouver
ensemble une jeune personne qui _ne se doute de rien_ et un homme à
marier. Avez-vous jamais vu vendre un cheval?

--J’en ai du moins vu beaucoup acheter.

--Vous avez alors vu comme on le fait marcher au pas, au trot, au
galop; on montre ses pieds, ses dents, on dit s’il a de bons poumons,
s’il est bon coureur, s’il est facile à ferrer, s’il se nourrit
bien; que sais-je encore? Eh bien! cette exhibition de toutes les
qualités chevalines n’est rien auprès de celle d’une créature soumise
à l’entrevue: on la pare des pieds à la tête de tout ce qui peut
l’embellir, on la place sous son meilleur jour; si le bal lui va bien,
c’est au bal qu’on la montre; si elle chante, c’est au concert; si elle
n’est point trop sotte, c’est à un dîner, où chacun l’interroge, qui
sur ses talents, qui sur ses goûts; l’un lui parle musique, l’autre
dessin, un autre lui demande qui elle admire le plus, de Victor Hugo
ou de M. de Lamartine, le tout pour la faire briller. Pour moi, j’en
ai fait partout, et je les avais prises dans une telle horreur que
je les manquais toutes! Au bal, quand j’avais soupçonné l’entrevue,
j’étais mal coiffée et je me sentais gauche, ce qui est le meilleur
moyen pour l’être en effet: tout me mettait à la gêne sous des regards
inquisiteurs; au concert je chantais faux, et j’étranglais toutes mes
roulades.

--Mais aux dîners, du moins, vous n’étiez point sotte, j’imagine?

--Eh bien! vous vous trompez, ma chère; je trouvais presque toujours à
soutenir, je ne sais par quelle fatalité, quelque thèse odieuse à tous
les maris. Un jour entre autres (je n’étais pas, il est vrai, dans la
confidence de l’entrevue), je voulus prouver de la meilleure foi du
monde et sans songer à mal, je vous l’assure, que les seules femmes
heureuses que je connusse étaient toutes de jeunes veuves; ma mère
toussa: je la pris à témoin; elle toussa plus fort, mais j’étais en
verve de gaieté, j’allai mon train, accumulant les exemples, et je ne
m’arrêtai que quand le monsieur de l’entrevue me dit d’un air gonflé
de colère: «Mademoiselle, si l’état de veuve est celui qui vous paraît
déjà le plus désirable, je pense que peu de gens seront ambitieux de
vous offrir les moyens d’y arriver.» Je le regardai très surprise, et
je lui vis un air de dignité blessée, si sotte et si plaisante, que je
fus prise d’un fou-rire inextinguible.

--Oh! le triste animal que celui qui ne sait pas rire d’une
plaisanterie!

--D’autres fois je disais que j’aimais le monde devant un homme qui
n’aimait que la campagne, ou que j’avais une santé délicate devant
un jeune homme qui avait horreur d’une femme malade. On a dit qu’un
courtisan ne doit avoir ni humeur, ni honneur; eh bien! ma chère
enfant, une fille à marier ne doit avoir ni cœur, ni foie, ni poumons,
ni goûts, ni opinions, ni esprit, ni yeux, ni oreille, de peur que
si elle vient à montrer une de ces choses, ce ne soit pas celle qui
cadre avec les idées hétéroclites du seigneur et maître qui vient
l’observer dans une entrevue. J’ai connu deux mères qui portaient si
loin les précautions, qu’elles n’avaient fait embrasser à leur fille
aucune religion, afin qu’elles pussent épouser, selon l’occurrence,
un catholique ou un protestant; mais ces choses sont rares, parce que
tous les hommes, quelles que soient d’ailleurs leurs idées religieuses,
aiment à trouver une femme pieuse.

--S’ils ne sont pas dévots, que leur importe?

--Ils disent que c’est une garantie.

«On pourrait faire un livre de toutes mes entrevues; je n’y plaisais
guère à personne, et personne ne m’y plaisait. Il faut dire aussi
que l’homme du monde le plus séduisant devient intolérable dans une
entrevue, et qu’une femme y est affreuse, et guindée et stupide.
Voyez-vous bien, c’est une galère, et depuis que ces malheureux
vingt-quatre ans sont venus mettre ma mère en émoi, je fais
perpétuellement de ces malheureuses rencontres; et, je dois dire avec
tristesse que tous les jours les qualités du prétendant diminuent; nous
écoutons maintenant des propositions qu’on n’eût jamais osé nous faire
il y a quelques années; c’est triste, voyez-vous, d’être au rabais,
et à moins de quelque bonne succession qui relève nos actions, on ne
sait où cela peut s’arrêter. La fable de La Fontaine prend une réalité
désespérante, et voilà ce qui fait qu’en un mot j’en veux finir.

--Mais ce cousin dont vous ne voulez point que je vous parle, je l’ai
vu dans un temps avoir pour vous une de ces tendres affections qui
naissent dans l’enfance et peuvent durer toute la vie.

Marguerite rougit beaucoup, mais elle reprit avec impatience: «Roger a
cinquante mille livres de rente, sa mère lui a défendu de songer à moi;
quoiqu’il prétende vouloir attendre qu’il l’ait fléchie, je ne veux
pas être une pierre d’achoppement entre ma tante et lui, et, quoique
j’aie pour lui, non de l’amour, mais une bonne et sincère affection, je
n’attendrai point l’incertaine bonne volonté de la princesse de M...,
ni qu’il soit revenu d’un long voyage qu’elle lui a fait entreprendre:
en un mot, j’en veux finir.

--Quel refrain! et ne vaudrait-il pas cent fois mieux rester fille
toute sa vie, que de finir par une détestable union.

--Ah, fi! rester fille comme ma tante Éléonore, j’aimerais autant
être enterrée vive; j’aime assez le monde, et une vieille fille y
joue un rôle insupportable; elle y devient ridicule; elle y vit sans
considération, sans appui; de plus, elle y vit sans fortune; il n’y a
point d’âge où des parents consentent à donner à leur fille ce qu’ils
donneraient à leur gendre: on est en tutelle tant qu’on a le bonheur
de conserver son père ou sa mère. On est à peine logée; vous voyez,
j’habite le cabinet de toilette de ma mère, sans qu’elle trouve qu’il
soit nécessaire de me donner un appartement plus agréable et plus
commode: je vais me marier, dit-elle toujours. On me pare pour me
montrer, mais je manque de beaucoup de choses nécessaires. A quoi bon
faire ceci et cela, ne vais-je pas avoir un superbe trousseau! pourquoi
le moindre bijou, ne vais-je pas avoir une ravissante corbeille! Gêne
et ennui, voilà pour l’intérieur; position fausse et désagréable, voilà
pour l’extérieur. Il résulte de tout cela, ma belle Diana, qu’au lieu
d’avoir pu faire comme vous un choix qui assure un bonheur romanesque
à la vie entière, je vais m’ensevelir dans le plus triste de tous les
tombeaux, un mariage de convenance qui ne me convient pas. Mais, paix!
voilà la voiture de ma mère.»

Diana se leva précipitamment en s’écriant:

«Mon Dieu, comment faire? il ne faut pas absolument qu’elle me voie
ici.»

Marguerite réfléchit un instant, et, se levant à son tour, elle dit:
«Venez vite; on ne sort de ma chambre qu’en passant par celle de ma
mère, mais vous pourrez la traverser avant qu’elle y soit arrivée.»

En disant ces mots, elle conduisit lady L... toute tremblante à travers
l’appartement de madame de Bussy, et, lui ouvrant la porte d’un très
petit cabinet et d’une chambre de la femme de chambre, où venait
aboutir un escalier dérobé, elle lui indiqua les moyens de regagner la
voiture qui l’attendait à quelque distance: mais prête à la quitter,
Marguerite lui dit:

«Chère Diana, pourquoi ce trouble et cette fuite précipitée? pourquoi
me quitter sitôt? Tout votre air m’inquiète.

--Il le faut, il le faut! vous saurez tout, je vous écrirai....
aimez-moi toujours. Hélas! bientôt peut-être vous serez la seule au
monde! Et la belle jeune femme se jeta en sanglotant dans les bras de
la jeune fille alarmée; puis, ayant entendu quelque bruit, elle s’en
arracha et se hâta de descendre le petit escalier... Après en avoir
franchi quelques marches, elle se retourna et dit à Marguerite:

«Mon enfant, je vous en supplie, promettez-moi de ne pas vous marier
ainsi... ni par amour, c’est le malheur de la vie.» Et elle disparut au
tournant de l’escalier.

«Voilà qui est inexplicable: «ni ainsi, ni par amour,» Mon Dieu!
qu’a-t-elle? Serait-elle malheureuse?»

Marguerite retourna pensive dans sa chambre; madame de Bussy y entra un
instant après: elle paraissait agitée, mais singulièrement heureuse.

«Marguerite, chère enfant, lui dit-elle en la baisant au front, et
s’asseyant tout émue à la place que lady L... venait de quitter, je
t’apporte de grandes nouvelles. Tout va bien pour toi, et, Dieu merci!
je l’ai su à temps! Oh! que je suis heureuse! notre vieux cousin le
marquis de Bussy est mort.

--Oh! j’en suis bien fâchée, dit Marguerite; il était si bon pour moi!

--Sans doute, sans doute; je le regrette aussi beaucoup, mais en
mourant il s’est souvenu qu’il t’avait tenu sur les fonts de baptême,
et au lieu de disséminer sa fortune entre ses vingt neveux, il te
laisse cinquante-cinq mille livres de rente, sans compter un très bel
hôtel à Paris. Te voilà un des bons partis de la société, et déjà
le duc de C..., le parent du marquis de Bussy, en me mandant cette
nouvelle, te demande en mariage, pour resserrer, ajoute-t-il, de plus
en plus les liens d’amitié qui l’unissent à ma famille.

--Et mon beau fiancé de ce soir, dit Marguerite avec sa jolie
physionomie moqueuse, qu’allez-vous en faire?.

--Ce matin même, de chez mon notaire, où je viens d’apprendre ton
changement de situation, je lui ai écrit, avant que la nouvelle fût
ébruitée, pour lui dire que des réflexions sur la différence de vos
goûts et de vos caractères me faisaient renoncer à l’honneur de son
alliance.

--Vraiment, reprit Marguerite, je n’en suis assurément pas fâchée;
pourtant, s’il faut le dire, ce procédé me semble un peu dur. Le
trouver bon pour dix mille livres de rente, et le rejeter quand on en a
cinquante; comment pourra-t-on traduire cela dans le monde?

--C’est mon devoir de mère de bien établir mes enfants, et personne
ne saurait me blâmer de le remplir, répondit madame de Bussy d’un air
digne mais positif; à présent tu peux aspirer à tout, et j’espère te
faire faire un magnifique mariage.

--Allons, me voilà fille à marier comme devant; mais, ma bonne mère,
maintenant que je suis riche, pourquoi n’essaierais-je pas un mariage
d’inclination, non pas à la française, mais à l’anglaise, comme lady
L...? Vous en souvenez-vous? quand nous étions en Angleterre, c’était
bien beau, bien séduisant! O maman, la fortune doit servir, ce me
semble, à tout autre chose qu’à chercher la fortune; ne le pensez-vous
pas?

--Un mariage d’amour comme lady L..., c’est en effet une belle chose;
attendez. Madame de Bussy sonna sa femme de chambre, et lui dit de lui
apporter un journal anglais resté sur sa toilette; elle y lut ce qui
suit:

«Lady Diana L..., une belle et charmante personne de la haute société
anglaise, à la suite de vifs chagrins intérieurs, est partie de son
hôtel, dans Portland-Place, avec le prince Frédéric de N..., connu en
Angleterre par des succès de plus d’un genre; les fugitifs se rendent,
dit-on, en Italie en passant par la France.»

Marguerite restait confondue. Madame de Bussy, très fière de son
argument, encore que ce fût la fille d’une amie qui le lui fournît,
ajouta en regardant Marguerite:

--Voilà ce que sont tous les mariages d’amour.

--Je n’en reviens pas, répondit la jeune fille: c’est là l’explication
de... Mais craignant de trahir le secret de la visite du matin, elle
s’arrêta; un moment après elle reprit: En vérité, je ne comprends pas
comment il faut se marier, si les mariages de seule convenance et les
mariages d’amour sont tous également redoutables.»


Elle y pensa quelques mois encore, non plus avec les idées que le monde
lui avait faites, mais avec des idées sérieuses et vraies que lui
suggérèrent le malheur de lady L... mariée par amour, et celui de la
plupart des femmes qui l’entouraient, mariées par convenance de nom,
de fortune et de position. Madame de Bussy, pendant ce temps, nouait,
dénouait, renouait un nombre infini de négociations auxquelles sa fille
donnait peu d’attention.

A cette époque, Roger de M..., son cousin, revint de ses voyages.
C’était un homme sérieux; le temps ne l’avait point détaché de ses
souvenirs et de ses affections d’enfance. Son esprit s’était développé,
son cœur s’était mûri. Il rapportait un livre dont il avait connu
l’auteur en parcourant l’Allemagne et la Prusse, où il était voyageur
comme lui. Ce livre avait beaucoup servi à donner une direction élevée
aux pensées de son cœur; il voulut le faire connaître à Marguerite,
et tous deux le lurent plusieurs fois ensemble. Roger n’avait plus de
mère, et d’ailleurs Marguerite était devenue riche; ils se convenaient
donc par tous les rapports extérieurs, et de doux souvenirs d’enfance,
des rapports vrais, des convenances d’âge, d’esprit, de goût et de cœur
les unissaient. Voici les pensées qu’ils méditèrent en peu de temps:

«Pense et prie avant de choisir, choisis avant d’aimer, et ne confie le
secret de ton cœur qu’après en avoir longtemps causé avec Dieu et avec
ceux qui t’aiment.

«Et si Dieu et ceux qui t’aiment approuvent ton amour, noue-le par le
lien de la promesse au cœur de ta fiancée, de peur qu’il ne tombe de ta
main comme les choses qui ne tiennent pas.

«Et quand tu lui auras donné ta foi et que tu auras reçu la sienne, ne
ferme point tes lèvres aux pensées de ton cœur, et laisse ta fiancée
appuyer sa vie sur ton bras et ses espérances sur ton cœur.

«Et le ciel, où l’on aime sans fin ni mesure, s’inclinera vers vous,
et les anges prendront vos cœurs dans leurs mains et les aideront à
s’aimer[10].»

  [10] LIVRE DES PEUPLES ET DES ROIS, chap. _aux Jeunes Gens_.

Beaucoup d’autres maximes étaient dans ce livre, et leur firent
comprendre à tous deux le mariage sous un jour sérieux et vrai; ils
s’aimèrent, et Marguerite se maria, mais pour devenir bonne et tendre
épouse, et non plus comme elle l’avait longtemps voulu, seulement pour
ne plus être cette chose à ressort, cette chose inerte, qui n’ose ni
penser, ni agir; cette chose artificielle, sans réalité, sans couleur,
sans saveur, sans personnalité propre; cette chose insaisissable,
inexplicable, qui n’est rien, ne sait rien, ne veut rien; qui voudrait
être seulement ce qui doit plaire à tous, et qu’on appelle _une
demoiselle à marier_.

  =ANNA MARIE.=



[Illustration: LE PRÉCEPTEUR]

[Tête de page]

LE PRÉCEPTEUR.


OUI, n’en déplaise à l’Université, le précepteur est de fait un
membre du grand corps enseignant. Il n’a point pris ses grades dans
la chancellerie des salons ministériels, ses capacités n’ont subi
aucun contrôle. Sans titres, sans bonnet, sans hermine, il ignore
jusqu’au chemin de la Sorbonne, et ne s’en donne pas moins pour maître
ès-lettres et ès-sciences. Dix ans et plus d’apprentissage!... tels
sont ses droits. Jeté par sa position dans les premiers rangs de la
société, à lui appartient plus spécialement de former cette jeunesse
d’élite qui doit un jour commander, donner l’exemple et exercer une
haute influence. Le précepteur a pénétré jusque dans la maison des
rois. Il s’assied à leur table, participe à leurs honneurs, se mêle à
leurs conseils, fait leur _premier Paris_, et rédige les ordonnances.
Là il est tout-puissant, décoré, riche et grand seigneur. Le précepteur
royal fait exception à la règle, et se tient à une longue distance du
commun des précepteurs: c’est une variété de l’espèce. Pour bien le
juger et saisir ses proportions, il faudrait l’avoir vu de près; or,
ces gens-là sont toujours dans des buissons ardents: à ceux qui peuvent
les approcher, de les peindre; nous ne les connaissons que de nom,
et nous préférons, pour type, le professeur plébéien, qui se laisse
toucher par tout le monde; sa nature doit être plus prononcée, ses
allures plus franches.

Ordinairement le précepteur est quelque séminariste défroqué; jeune
homme sans vocation pour la prêtrise, il abandonne le cloître, et se
trouve, dépourvu de toute pensée d’avenir, à l’entrée d’une infinité de
carrières. Il saisit la plus facile, celle qui n’en est pas une, mais
qui a l’avantage incontestable de lui offrir des ressources immédiates.
Il devient précepteur.

Rien au monde ne peut égaler sa bonne volonté: c’est un ouvrier
consciencieux jusqu’au scrupule, il fait assurément tout ce qu’il
peut. Malheureusement son bagage scientifique n’est pas très lourd:
de grâce, ne lui en voulez pas; il est parfaitement innocent. Il sait
ce qu’on lui a appris: du latin et un peu de grec, un peu de grec
et du latin. Le français, c’est à peine s’il le parle. Il ignore
absolument l’histoire, ne connaît la géographie que de nom, et croit
que les mathématiques sont des sciences creuses et superflues. Il avait
jusque-là regardé la chimie comme l’art des sortiléges, et la physique
comme le gagne-pain des escamoteurs, ventriloques, saltimbanques, et de
tous autres Bohémiens et faiseurs de tours. Et cependant, savez-vous ce
qu’on attend du précepteur? connaissez-vous sa tâche? Elle est grande,
elle est immense! le plus rude académicien reculerait devant une
pareille besogne. Il n’y a que le précepteur qui, dans sa simplicité,
puisse l’envisager de sang-froid. Je dis _simplicité_: oui, le
précepteur est simple et très simple; il en sait tout juste assez pour
s’apercevoir qu’il ne sait rien, il tâchera de suppléer à son ignorance
par un travail opiniâtre.

On demande en lui un professeur de langues anciennes et vivantes, de
musique, de botanique, de dessin, d’histoire naturelle. On veut qu’il
remplace tous les donneurs de leçons au cachet, excepté le maître
de danse: celui-là est inimitable. La danse a fait de tout temps le
désespoir des précepteurs. Que fera-t-il? La nécessité, dit-on, est
la mère de l’industrie, mais d’une industrie honnête, s’entend; les
circonstances enfantent les hommes capables. Il se met donc franchement
à l’étude, déchiffre la musique, analyse les fleurs, parcourt Buffon,
dévore Rollin, lit et relit l’arithmétique de Bezout; bref il défriche
les éléments de toutes les sciences, et le voilà universel. Il enseigne
à mesure qu’il apprend. Excellent moyen suivant les plus grands
maîtres, qui conviennent que la meilleure manière de s’instruire
est d’instruire les autres. Le précepteur ne tarde pas à en sentir
l’efficacité, à en recueillir les fruits; et, par son louable artifice,
il se fait un petit fonds de connaissances qui lui permettent de
devancer son élève de quelques pas.

Ce qui fait du précepteur débutant un être à part, une existence
infiniment et douloureusement excentrique, c’est la vie dont il doit
vivre, c’est l’atmosphère qu’il est obligé de respirer. Sans aucune
idée des convenances, ce pauvre précepteur se trouve tout-à-coup
précipité au milieu d’un monde dont il ignore jusqu’aux moindres
manières. C’étaient choses niaises et frivoles aux yeux de ceux qui
l’ont _éduqué_. Il a bien lu, si vous voulez, la _Civilité puérile et
honnête_; mais, qu’est-ce qu’un livre pour apprendre à devenir aimable,
poli, courtois, complaisant avec délicatesse, sociable sans afféterie,
gai sans exagération? Aussi le précepteur au début n’a-t-il d’autre
ressource, pour se tirer d’embarras, que de pivoter sur ce qu’il nomme,
dans son langage ascétique, _humilité_. Baisser les yeux et écouter
sans rien dire, deux qualités indispensables chez les reclus de la
Grande-Chartreuse, telle sera sa tactique. Humilité incarnée, espèce
d’_ecce homo_, il se tient à table et au salon comme le dieu Terme sur
une grande route.

Avez-vous un ami grand seigneur, ou épicier châtelain, partisan déclaré
de l’éducation privée, pour obéir à une conviction, ou seulement pour
ne pas déroger aux us et coutumes de ses aïeux, il prétend à tort ou à
raison que son fils soit, comme lui, élevé au foyer paternel. Il s’est
muni d’un précepteur fraîchement débarqué du séminaire et portant des
certificats de bonne conduite. Madame l’a examiné des pieds jusqu’à
la tête; s’est informée de son âge, de ses goûts; son extérieur est
passable, et plus heureux que La Mennais, si outrageusement rebuté par
la fière _Tory_, en pareille circonstance, notre homme de lettres est
retenu au grand rabais. Car, hâtons-nous de le dire à la louange du
précepteur, ses intérêts pécuniaires le touchent peu; l’avarice est
assurément son moindre défaut. «Ce qu’il vous plaira, et votre amitié,
dont je me trouverai toujours trop honoré.» Peut-on demander de plus
modestes appointements. Partant, le contrat est bientôt passé, tout se
fait verbalement: le précepteur est engagé, c’est une affaire convenue.
Pour les habitants du château, il y a un tout petit événement dans
l’apparition d’un précepteur; mais pour lui commence une torture qui
doit durer plusieurs semaines. C’est le premier quart d’heure d’un
drame héroï-comique.

Vous venez passer six mois à la campagne de votre ami, et vous arrivez
justement quelques jours après l’installation du précepteur. C’est
l’heure du dîner, la cloche a sonné, tout le monde est à table, excepté
le précepteur et son élève. Averti de la présence d’un étranger,
il a vite cessé sa classe, dépouillé ses bras des fausses manches
qui garantissent son unique redingote, et ouvert sa _Civilité_. La
_Civilité_!... Oh! oui, c’est son étude de chaque jour; c’est son code,
sa règle de conduite, son magasin de belles choses. Il réfléchit à la
manière de se présenter; il s’étudie, combine mille positions, mille
tours de phrases. Il retarde autant qu’il peut le moment de paraître,
car il redoute singulièrement les figures nouvelles. Cependant son
élève l’attend, le presse; le laquais, de sa voix la plus grosse, lui
fait entendre le redoutable _c’est servi!_ Il faut partir. Il arrive
à la salle à manger, son sang se fige dans ses veines: il ouvre enfin
par un mouvement convulsif, et pousse son élève en avant. Il paraît
ensuite, encore pâle et tout tremblant, fait, dès la porte, un premier
salut jusqu’à terre, un second de même nature vers le milieu de sa
route, et puis un autre, appuyé sur le dossier de sa chaise: trois
temps bien accentués, selon la règle; il s’avance vers vous, vous
souhaite le bonjour, et vous demande comment vous vous portez; il
croit que c’est d’urgence. Faites-lui la grâce de ne pas lui rire au
nez. Vous accueillez l’élève comme une nouveauté; vous l’embrassez,
vous le caressez, vous le complimentez sur sa bonne mine: bref, vous
n’oubliez aucun des petits riens d’usage en pareille occasion. Pour
le précepteur, il a perdu son temps et sa peine; vous n’avez point
répondu à ses saluts de cérémonie; vous êtes resté indifférent et muet
à ses questions de santé, c’est tout naturel, le bon ton l’exige: un
précepteur! c’est-à-dire un intrus, dans le palais du seigneur votre
ami. Fi des manants!

La dame de la maison, désireuse de faire remarquer le précepteur de son
fils, et pour le forcer à produire un échantillon de son esprit, lui
adresse des reproches aimables sur son retard. Le précepteur rougit
pour toute réponse; s’il lui arrive de hasarder une phrase, il a besoin
de tout son savoir, il appelle à lui toute son énergie pour l’achever.
Ne lui faites pas de questions, vous le mettrez en peine, et votre
curiosité ne sera payée que d’un _oui_ ou d’un _non_ prononcé bien bas.


La seule chose qui absorbe alors ses facultés, le seul objet sur
lequel il concentre son attention, c’est la civilité. Il tâche de s’y
conformer en tous points. Par exemple, il attache avec une épingle sa
serviette à son estomac (vieux style), tient rigoureusement sa cuillère
et sa fourchette de la main droite; mange sans bruit, condamne ses
yeux à rester collés sur son assiette, et ne se moucherait pas pour
un empire. Vous vous apercevez que le précepteur a bon appétit. Vous
l’avez peut-être déjà accusé du plus vilain des sept péchés capitaux;
parce qu’il mange de tout, vous vous êtes dit: C’est un glouton! Infâme
calomnie! En effet, ce que vous prenez pour un acte de sensualité
n’est rien autre chose qu’un poignant martyre; et ne voyez-vous pas
qu’il n’ose rien refuser, le malheureux! C’est dans ses principes une
malhonnêteté à faire. Après le repas, il passe au salon pêle-mêle avec
les dames, sans offrir son bras à aucune d’elles. Le jour où il se
permettra une pareille galanterie, il se croira le plus audacieux des
Don Juan. Il prend place sur le canapé pour ne pas priver le _sexe_
des chaises et des fauteuils. Quelquefois, pour se débarrasser de
lui-même, il se plante en contemplation devant un tableau, ou regarde
à la fenêtre par manière de rêverie. La gazette est une de ses grandes
ressources; il feuillète aussi volontiers les cahiers de musique. En
homme discret et qui sait vivre, il ne se mêle point aux différents
cercles, ne prend jamais part à la conversation, et s’esquive à petit
bruit, le plus tôt qu’il peut. Il regarde comme la dernière des
incongruités de se chauffer le dos tourné à la cheminée en relevant les
pans de son habit. Se croiser les jambes et s’étendre insouciamment au
fond d’une bergère est une indécence qu’il ne pardonne pas, et blâme
hautement comme un des plus insignes abus du siècle des lumières. Pour
joindre la pratique à la théorie, quand il est assis, il se tient raide
et tout d’une pièce sur le bord de sa chaise. Vous le verrez donner
encore dans mille autres travers. Le chapitre de ses gaucheries vous
prêtera à rire plus d’une fois sans doute. Il vous amusera longtemps
de ses bévues, et cela sans mauvaise intention, sans malice aucune, le
pauvre garçon! Encore une fois, ne lui en voulez pas!

A côté de ces défauts brillent de précieuses qualités. Le précepteur
est d’une douceur angélique et d’une rare bonhomie. Figurez-vous
que son élève lui fait impression. Aussi l’appelle-t-il M. Eugène,
M. Arthur ou M. Raoul. Il l’amadoue, le cajole, le trouve charmant,
enfin le gâte jusqu’à la moelle des os; le tout par respect pour sa
naissance. C’est vraiment une bonne fortune pour un fils de haute
lignée qu’un précepteur. Il est toujours dans les meilleurs termes avec
lui. Des congés autant que d’heures par jour! Jamais de punitions!
Le système d’un précepteur ne les comporte pas. C’est au cœur que le
précepteur s’adresse; il veut tout obtenir par la voie des sentiments.
Je vous défie de lui arracher un renseignement au désavantage de
M. Arthur. M. Arthur est un terrain précieux à cultiver; c’est un
enfant d’une espérance gigantesque; il promet à la patrie un citoyen
distingué. M. Arthur s’acquitte de ses devoirs dans la perfection. Il
sait très bien ses leçons, explique très bien son latin, dessine très
bien, chante très bien, botanise très bien, est très honnête, très
gentil: rien que des superlatifs! Réservé à l’élève de les démentir
quelquefois.

Ainsi par un beau jour il vous prend fantaisie de sonder le terrain.
Vous pénétrez dans le sanctuaire, c’est-à-dire dans la chambre à
coucher du précepteur: c’est là qu’il fait ses études et ses classes.
Vous trouvez le maître et l’écolier engagés dans la plus vive
discussion: les conversations sont la condition _sine quâ non_ de
succès pour le précepteur. Le préceptorat peut se traduire par des
causeries perpétuelles. On y instruit en riant, et quelquefois aussi
en dormant. Et ne vous scandalisez pas trop si vous surprenez les
deux champions ronflant à qui mieux mieux. Éveillez-les doucement et
interrogez. Gardez après cela le résultat de vos investigations pour
vous; surtout n’en dites rien à la mère. Madame n’entend pas que son
fils soit brusqué. Son précepteur est plein de mansuétude; il lui
convient à ravir.

«Mes enfants ont beaucoup perdu en perdant ce bon M. Morin, me disait
un jour madame la baronne de ***. C’était un jeune homme soumis, doux
et facile à vivre, toujours content, toujours de votre avis. Il avait
pour eux tous les égards et les ménagements possibles. Et puis de la
méthode... ah!... il suivait exactement mes principes, ne faisait rien
sans me demander conseil; enfin, c’était un homme tout à fait à sa
place. Quel excellent caractère!»

C’est bien là en effet le précepteur débutant, le précepteur encore
enfant. Les grands airs lui font peur; timide jusqu’à ramper, il n’a
de volonté que celle des autres, et se laisse mener à la lisière au
lieu de régenter comme il en aurait le droit. Mais il grandira, et en
devenant homme il s’émancipera, il se mettra à l’aise.

Peu à peu le précepteur s’enhardit et dépouille ses langes de
pusillanimité. Voilà quelques mois seulement qu’il foule les tapis
d’Aubusson, assiste à de brillantes soirées, fait de grands dîners,
et déjà il n’est plus reconnaissable. On s’accoutume si vite à ces
choses-là! il prend goût aux concerts, aime l’éclat des bougies, ose
danser le galop, et conduit son élève en visite particulière.

Je vous l’avais dit: il est philosophe, et en a pris son parti; il
domine maintenant les hommes et les choses; il va se venger des
désagréments qu’il a essuyés, par la vie de château arrangée à sa
manière et appropriée à sa nature.

Ne pourra-t-il donc pas aussi, lui, remplacer sa classique redingote
par un habit noir? jusqu’ici il avait eu une chaussure neutre; ce
n’était ni des escarpins, ni des souliers proprement dits; c’était
quelque chose qui n’a pas encore de nom dans le manuel du savetier; lui
défendrez-vous de se commander une paire de bottes? sera-t-il condamné,
par un stupide préjugé, à ne jamais porter de canne, de lorgnon et de
pantalon collant? Pourquoi, comme les hommes de la _bonne société_,
ne causerait-il pas de tout, ne trancherait-il pas sur tout? il est
homme, morbleu! et dorénavant il aura une petite canne noire en bois
peint, il portera des conserves d’un bleu tendre, jouera de la flûte,
touchera le piano, parlera spectacles, littérature, fleurs, chasse,
chantera et dansera à rendre jaloux le coryphée des dandys. Le voilà
qui devient plus jaloux de sa personne. Il se fait la barbe trois
fois par semaine, tourmente ses cheveux, se savonne les mains, et se
tient devant sa glace pour faire réciter les leçons. Que sais-je, moi!
l’homme est singe de sa nature, il fait ce qu’il voit faire. Et notre
pauvre précepteur pourrait bien tout à l’heure tomber dans l’excès
contraire à celui qui affligeait son noviciat. Mais non, il ne dépasse
guère certaines limites, sa raison sévère repousse l’excentricité, il
ne s’habille jamais à la dernière mode, rejette les bottes vernies
et les gants jaunes. Les barbes d’Aaron éveillent en lui des idées de
républicanisme et de sans-culottisme qui le font frémir. Ses cheveux
resteront éternellement à la _Titus_. Il a les coiffures du moyen-âge
en horreur, attendu que cette mode sent trop pour lui le séminaire.
Il n’est ni pimpant, ni pincé, ni musqué; avenant sans être diaphane
ou aériforme, sa démarche n’est point sautillante; ses manières sont
aisées et ses gestes faciles. A force de se frotter avec les gens du
monde, il se polit et se redresse.

Je ne vous dissimulerai pas même qu’en y réfléchissant à plusieurs
reprises, il sent pointer en lui un petit germe de vanité. Et qu’on
ne vienne pas, dans ces moments-là, lui faire la loi ou lui tracer
la marche à suivre, il a sa réplique toute prête: «Monsieur, ou plus
souvent encore, madame, sachez que je suis ici précepteur et non
valet! Je n’ai d’ordres à recevoir de qui que ce soit. En me confiant
l’éducation de votre fils, vous m’avez sans doute jugé capable de la
diriger, laissez-moi donc agir à ma guise.»

Après ce coup d’éclat, qui peut être regardé comme le dénoûment
du drame, le précepteur est chez lui, il se considère comme de la
famille, il fait les honneurs du salon, reçoit ses amis à l’office,
donne ses ordres aux domestiques, et commande les chevaux et les
voitures. Son chemin commence à se border de roses, il lui est enfin
donné de savourer les joies de l’existence. On l’écrasait quand il se
faisait petit; on le respecte quand il se fait grand. On avait poussé
l’impudence jusqu’à le reléguer dans sa chambre les jours de nombreuses
réunions; sous prétexte que l’enfant ne devait pas paraître dans ces
solennités, on les éloignait tous deux, l’un comme un obstacle, l’autre
comme une honte. Désormais il aura sa revanche. L’élève, dit-il, doit
prendre de l’exercice; il ne doit rien ignorer des usages du monde; il
faut le mettre le plus souvent possible en contact avec ces usages;
d’un autre côté, l’œil de son précepteur ne doit jamais le quitter.
Donc nous serons de toutes les parties; et l’élève, en compagnie du
précepteur, se promène, voit tout, s’amuse bien; il subit même, en
public, des examens où son maître cite du latin à faire pâlir dix
émigrés. Aux soirées, le précepteur joue au furet ou au colin-maillard
avec les demoiselles, il fait aussi de la tapisserie. Oui, vraiment, de
la tapisserie! Tenir une aiguille et tisser sur la toile le renard de
La Fontaine et ses raisins trop verts, ou bien encore quelque sujet des
églogues de Virgile, ne sied pas mal au précepteur. Ces délassements
ne sortent pas de son caractère. Quelquefois il occupe ses loisirs à
cultiver un petit carré de jardin. Il aligne ses plates-bandes; il sème
des fleurs, plante des arbres à fruits, les arrose et met son plaisir à
les voir venir. C’est pour lui un champ fertile où il recueille maintes
comparaisons qui stimulent son élève et provoquent souvent une noble
émulation.

La politique, comme on sait, trouve ses dévots les plus ardents au fond
des châteaux. Le précepteur ne se mêle pas volontiers à ces sortes de
querelles. L’économie sociale n’est point sa spécialité; il n’a jamais
rêvé d’utopie, et les grands mots de _liberté_, d’_ordre public_, de
_progrès_, le trouvent froid comme un marbre: il est généralement
légitimiste, cela va sans dire: il est ce qu’on l’a fait, ce que sa
position veut qu’il soit. Ses opinions en littérature sont autrement
retrempées. Le précepteur essentiellement classique, et classique
enragé, c’est le mot, défend à outrance les patriarches de la logique
et du bon sens, comme il les appelle. Il est aux anges quand il peut
trouver l’occasion de rompre une lance avec un partisan de la nouvelle
école. Pour le coup, vous ne le démonterez pas; il déploiera toutes ses
ressources pour tomber à bras raccourci sur le romantisme. Dans quel
enthousiasme il s’écrie qu’il n’a jamais pu comprendre Victor Hugo, que
Janin n’est qu’un beau diseur, Alexandre Dumas un libertin littéraire,
et Lamartine un farceur! Avec quel air béat il jette de la boue à
pleines mains au visage de leurs adeptes. Le nom de George Sand ne sort
de sa bouche qu’avec des flots d’imprécations; La Mennais est à ses
yeux un véritable antéchrist, un homme envoyé pour bouleverser le monde.

Depuis que les commis et les clercs de notaires peuvent acheter des
diplômes, le précepteur n’en veut plus: son antipathie et sa répugnance
pour la feuille de parchemin à 82 francs sont bien formelles. Il
a déclaré une guerre à mort aux professeurs _diplômés_, patentés,
licenciés; il a voué toute sa haine à leurs institutions, et dirige
ses efforts vers leur ruine. Il vit et meurt indépendant de toutes les
académies.

Ne l’admirez-vous pas se promenant dans les rues avec son élève au
bras, pour faire croire que c’est son neveu, son cousin, ou quelqu’un
des siens? Vient-il à voir défiler une bande de collégiens, son cœur se
gonfle; il se dresse de toute sa hauteur et a l’air de dire: Pauvres
pédagogues, que vous me faites pitié! et vous, jeunes gens, victimes
malheureuses d’une funeste éducation, que votre sort est à plaindre!
Vous grandissez comme des esclaves ou des prisonniers parqués entre
quatre murs, au milieu d’une effrayante démoralisation! Son élève, au
contraire, les dévore de l’œil, lui, ces charmants écoliers, avec leur
air lutin, leur habit uniforme, ces palmes, ces lyres et ces boutons
emblématiques.

Vous dirai-je les amours du précepteur?... Décidément ce malheureux
est né sous une mauvaise étoile, et vous conviendrez avec moi que
celui de qui relèvent les destinées humaines aurait dû rayer de ses
largesses, à l’égard du précepteur, le don fatal d’aimer. Mais, hélas!
il en a ordonné autrement. Sous cet extérieur raboteux se cache un cœur
sensible et tendre; sous cette enveloppe de candeur et d’innocence
brûle un feu dévorant. Longtemps sevré des séductions et des plaisirs
du monde, l’ex-séminariste s’élance avec impétuosité dans les sentiers
attrayants de l’amour.

Cependant où va-t-il? vers qui montent ses aspirations? quelle est donc
la dame de ces pensées? Ici, pleurons sur son sort, un dieu l’a voué
à la plus aveugle fatalité... c’est le comble de la dérision!... une
atroce parodie du supplice de Tantale!

L’objet des amours du précepteur est toujours une blonde et jolie
châtelaine de quinze à seize ans, à qui il donne des leçons de
botanique et d’histoire. Il ne lui a jamais fait de déclaration, il
se contente d’aimer, sans savoir s’il est payé de retour. Ses amours,
du reste, sont excessivement platoniques: en adorant la beauté, c’est
à la vertu qu’il rend ses hommages. A l’époque de ses folles amours,
époque qui n’est pas la moins critique de sa vie, le précepteur devient
sombre et mélancolique. Il met alors toute sa joie et sa félicité à
aller mystérieusement, le soir, soupirer sous les fenêtres de sa Julie;
il s’adonne à la chasse, n’aime plus que les bois et les bruyères.
Au lever du soleil, on l’entend pleurer sous le feuillage, avec le
rossignol. On trouve sous son chevet, dans ses poches et sur la table,
les lettres d’Héloïse et d’Abeilard, ou la Jérusalem délivrée. Il ne se
nourrit plus que de romans; aussi dépérit-il à vue d’œil. La poésie
occupe la plus large place dans ses loisirs, il fait des vers sur
l’inconstance, sur l’absence, sur l’indifférence, sur un ban de gazon
où _elle_ s’est assise, sur _ses_ cheveux, sur l’anniversaire de _sa_
naissance.

Dans les familles où les mœurs patriarcales se sont conservées, on
observe, avec le culte religieux dû à la tradition, les fêtes des
parents et des grands parents. Les attributions du précepteur lui font
un devoir de diriger ces cérémonies de circonstance. Deux ou trois mois
à l’avance, il met sa verve en campagne à la recherche de tous les
lieux communs dits et lus jusqu’à lui. Il fait des compliments à tous
et pour tous. Grande dépense de style et d’esprit! C’est une espèce
d’oracle qu’on croit devoir indispensablement consulter; il prête à
qui les demande des vœux et des souhaits. La fête de la demoiselle
a son tour: c’est pour celle-là qu’il s’est préparé! c’est cette
fête qu’il veut présider à lui seul. Ce jour-là le précepteur est au
troisième ciel: il met dans la bouche de son élève un compliment!...
son chef-d’œuvre!... l’expression de ces sentiments. Comme les autres
il offre son bouquet, au milieu duquel s’épanouissent plusieurs
myosotis; comme les autres aussi il peut donner son baisemain. Trop
courts instants! sensations délicieuses, mais trop fugitives! La
fête ne reviendra qu’après douze mois révolus, et, en attendant,
le dard s’enfonce plus acéré dans la plaie. Ce sont des tourments
insupportables. Le délire s’empare du précepteur, qui s’avoue vaincu
et demande à mourir.--Dieu est bon, il veut la conversion du pécheur,
et non sa mort!--Le ciel prend pitié de sa victime, une inévitable
péripétie est imminente.

Le cercle des humanités est parcouru: l’élève sait même empailler les
oiseaux et jouer la comédie en petit comité. Arrivent la philosophie et
les voyages, complément obligé de toute éducation tant soit peu comme
il faut. C’est l’âge d’or du précepteur: le voilà complètement émancipé
et hors de toute tutelle. Il prend son passeport, s’intitule HOMME DE
LETTRES, et voyage à petites journées, comme un secrétaire d’ambassade.
En visitant les capitales de l’Europe, il séjourne de préférence à
Rome, à Naples ou à Venise, et oublie, l’ingrat! en voyant les belles
filles de l’Italie, celle qui n’a jamais songé à lui.

Après avoir parcouru une bonne partie du globe avec le dépôt confié à
sa garde, il revient radicalement guéri de l’amour pour les dames et
les demoiselles du grand monde.

Sa mission est accomplie. Il peut être fier des talents et des vertus,
fruit de son enseignement. Il a payé son tribut à la régénération
sociale.

Autrefois, quand il avait perfectionné trois ou quatre éducations, de
père en fils, sous le même toit, le précepteur émérite achevait ses
jours au milieu de la famille, entouré de respects et d’égards. C’était
le temps de la reconnaissance. Aujourd’hui, les choses ont changé.
Quelque institutrice, sa voisine, rompue comme lui aux habitudes de la
vie du château, comme lui chargée de gloire et de mérites encore plus
que d’écus, lui offre sa main. Elle est musicienne et parle anglais.
Son âge est incertain, n’importe! elle a de l’esprit. Le précepteur
se hâte d’accepter, se marie en habit bleu de ciel, et poursuit son
existence dans une heureuse médiocrité.

  =Stanislas DAVID.=



[Illustration: LE SOCIÉTAIRE DE LA COMÉDIE FRANÇAISE.]

[Tête de page]

LE SOCIÉTAIRE DE LA COMÉDIE FRANÇAISE.


M. ARISTIDE a longtemps tenu le haut emploi de tragédie et comédie
dans diverses troupes d’arrondissement: Angers, Dunkerque, Bayonne,
Saint-Flour, Limoges, Tours et Brives-la-Gaillarde lui ont tour à
tour tressé des couronnes et adressé de petits vers tout parfumés
d’esprit provincial. Cela se passait sous l’empire, et les triomphes
de M. Aristide coïncidaient de façon merveilleuse avec ceux du plus
grand capitaine des temps modernes. Au même moment où Vienne et
Berlin ouvraient leurs portes à Napoléon, Quimper-Corentin et Pézénas
recevaient dans leurs murs Titus et Hippolyte.

Mais bientôt le répertoire de MM. Scribe, Auber, Planard, Mélesville,
etc., vint remplacer en province le vénérable répertoire classique; les
concetti et les flonflons succédèrent aux longues tirades.

Les directeurs furent obligés d’aller demander aux correspondants
dramatiques des Gavaudan, des Elleviou, des Gonthier et des Léontine
Fay, au lieu de se fournir chez eux de soubrettes, de confidents et de
grandes livrées.

La tragédie et la comédie éplorées se réfugièrent dans trois ou
quatre grandes villes, Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen. Là seulement
Terpsichore et Euterpe voulurent bien céder un petit coin à Melpomène.
Racine, Corneille et Molière obtinrent deux ou trois fois par semaine
les honneurs peu enviés du lever du rideau.

Mais, hélas! le répertoire classique ne devait pas même jouir longtemps
de cette triste tolérance... Son destin le condamnait à être chassé de
ces derniers asiles où il avait trouvé à reposer sa tête couronnée de
lauriers flétris. Les dures épreuves de la chlamyde, du cothurne et de
l’habit brodé n’étaient point encore arrivées à leur terme!

Le drame vint... le drame avec sa bonne dague de Tolède, ses moustaches
retroussées, sa chevelure pendante, son chaperon posé sur le coin de
l’oreille, ses jurements de par Dieu et maître Satanas. Il s’empara
brutalement et victorieusement du terrain qu’on avait abandonné par
pitié à la tragédie et à la comédie. A la vue de ce croquemitaine
littéraire, les deux chastes sœurs s’enfuirent vers la capitale, où
elles entrèrent par la barrière des Martyrs.

Quant à Aristide, sa douleur fut sans égale. Il versa des larmes
amères, se couvrit la tête de cendres, et résolut de quitter la scène
plutôt que d’accepter un rôle moyen-âge. «Moi!... échanger le casque de
Pyrrhus contre le castor d’Antony, et la toge d’Horace contre l’ignoble
jaquette de Buridan... Non... jamais! jamais!»

Après ce court et chaleureux monologue, Aristide tourna à son tour les
yeux vers Paris.

A Paris, rue Richelieu, tout près du Palais-Royal, se trouvait un grand
établissement dramatique, appelé la _Comédie-Française_. Là, grâce à
une subvention du pouvoir, la tragédie se jouait encore; je me hâte
d’ajouter que ce n’était que pour la forme. Vous vous souvenez tous de
ces déplorables soirées, dans lesquelles les grands maîtres de notre
scène étaient périodiquement immolés sur l’autel de la médiocrité;
vous vous souvenez de ces héros à la voix chevrotante et aux gestes
compassés, de ces amoureux de quarante ans qui débutaient sans cesse,
de ces décors fanés et percés à jour, de ces huit gardes aux pantalons
de tricot blanc et aux hallebardes rouillées, de ce public enfin
composé de trois vieux habitués qui venaient faire un petit somme dans
leur stalle, et de la famille des ouvreuses de loges, des machinistes
et des pompiers. Ce serait une bien curieuse et bien grotesque histoire
à écrire que celle de la tragédie à cette époque, de la tragédie si
heureusement ressuscitée aujourd’hui. L’énergique et spirituel crayon
de Daumier a déjà esquissé quelques traits de ce tableau. On ne saurait
rien voir de plus épouvantablement vrai que les physionomies de ceux
qui s’intitulaient, il y a quelques années, les interprètes de Racine
et de Corneille, les héritiers de Lekain et de Talma. Daumier les a
toutes saisies sur la scène, c’est-à-dire au moment du flagrant délit.
C’est bien la décrépitude prise sur le fait, c’est bien l’école de
déclamation traduite au tribunal de la charge, c’est bien la médiocrité
conventionnelle mise au pilori.--Ce monument restera; c’est l’histoire.

Certes, nous venons d’apprécier à sa juste valeur, peut-être
même un peu durement, l’hospitalité donnée par messieurs de la
Comédie-Française à la tragédie après sa fuite devant l’épée
flamboyante et les grandes phrases du drame moderne. Mais quelle
qu’elle fût, cette hospitalité exerçait bien des séductions sur
l’esprit d’Aristide, ce Français qui ne savait pas trop s’il était plus
Grec que Romain. Il fallait absolument qu’il pénétrât, lui aussi, dans
le sanctuaire de la rue Richelieu.

Il fit tant et si bien que, grâce à la protection d’un sociétaire
émérite qu’il avait souvent servi dans ses représentations de tournée
en jouant à côté de lui, tout chef d’emploi qu’il était, mais dans une
pensée d’avenir, les rôles les plus humbles du _grand trottoir_[11],
il fut admis comme pensionnaire dans la troupe des comédiens ordinaires
de Sa Majesté. Vous comprenez sa joie. Mais il visait plus haut
encore.--Jamais la comédie n’eut de pensionnaire plus dévoué et plus
utile: toujours chapeau bas devant monsieur le commissaire royal,
devant messieurs les sociétaires et mesdames les sociétaires, il
ne refusait aucune corvée, se résignait même quelquefois à remplir
l’emploi subalterne et quasi muet, qui est si naïvement et si
admirablement défini par ces deux vers:

    Monsieur, c’est une lettre,
    Qu’entre vos propres mains on m’a dit de remettre.

  [11] Terme d’argot comique; _grand trottoir_ veut dire _haut
  répertoire_.

Enfin après trois ans de Narcisse, de Phorbas, d’Alain, de Diafoirus
père et autres déboires, notre homme parvint à faire mettre sur le
tapis la question de son admission parmi les sociétaires. Il rendait
de si bons services, il avait tant d’expérience et de _traditions_,
il était en de si excellents termes avec tout le monde, que le comité
le reçut d’emblée. De ce moment M. Aristide, qui était connu pour
avoir l’épine dorsale très flexible, et pour balayer avec son front
la poussière des coulisses du théâtre et du parquet des antichambres
de toutes les influences du lieu, se releva comme Sixte-Quint, porta
la tête haute, fit la roue, prit des airs de grand seigneur et de
puissance, et se montra enfin tel qu’il est aujourd’hui.

Voyez-vous ce monsieur au toupet blond ébouriffé, au jarret
péniblement tendu, au visage plissé, mais soigneusement enduit de
pâtes conservatrices, à la poitrine portée en avant, au ventre chargé
de breloques, à la démarche prétentieuse, qui s’avance sous le
péristyle du Théâtre-Français: c’est l’illustre Aristide. Il ne faut
pas l’examiner longtemps pour reconnaître que c’est un _roquentin_ qui
cherche à se donner des allures jeunes, non point dans des pensées de
galanterie, mais dans un intérêt d’ambition et d’amour-propre. Depuis
que M. Aristide a sa part d’influence dans les conseils de la Comédie,
il s’est adjugé un emploi important; il a prétendu aux jeunes premiers
rôles en chef et sans partage, et malgré son âge, malgré son talent
négatif, malgré les ridicules de son débit et de sa tournure, il n’a
pas rencontré d’obstacle, car bien d’autres ont fait planche pour lui,
et presque tous ces messieurs et ces dames de la société sont dans une
situation identique.

Suivez-le bien des yeux... il distribue de petits coups de tête
protecteurs à tous les feudataires du théâtre, à la bouquetière, au
marchand de brochures, au décrotteur, au limonadier du coin, qui
s’inclinent devant lui comme devant la plus parfaite image de l’art
dramatique sur la terre. Il sort du comité de lecture et paraît
radieux. C’est qu’il vient de se donner une petite revanche à lui-même.
Hier il avait été obligé de recevoir une pièce en cinq actes dans
laquelle on ne lui avait point fait de rôle, mais qui était très
spécialement recommandée par le cabinet du ministre de l’intérieur.
Aujourd’hui il a refusé une comédie en trois actes d’un écrivain
débutant, qui avait commis la double maladresse de ne point lui
destiner une création et d’oublier de se faire recommander par le
ministère. Oser se présenter devant un comité avec le seul appui de
son talent. Vraiment la jeunesse est aujourd’hui d’une audace! Encore
si ce petit jeune homme avait été protégé par quelque sociétaire!
Ces messieurs et ces dames du comité ont l’habitude de se rendre de
petits services de ce genre. Passez-moi le drame de mon cousin, je vous
passerai la comédie de votre frère, ou de l’ami de votre famille. Mais
quant on fait le premier pas dans la carrière, et qu’on n’est pas le
favori du pouvoir, ou le cousin de l’une de ces dames, ou le parent de
l’un de ces messieurs, ou qu’on n’a point écrit des rôles d’un effet
égal pour _tous_ les membres de la société, c’est avoir perdu la tête
que de venir solliciter le vote du comique aréopage.

En attendant l’heure du dîner, Aristide se rend, suivant la saison,
au café Minerve, ou sous les ombrages poudreux du Palais-Royal.
Là, entouré de quelques comédiens de province que les destins
contraires ont jetés sur le pavé de Paris, ou de cinq ou six vieux
rentiers littéraires qui n’ont rien de mieux à faire pour le moment,
il pose en maître de l’art, il dit les préceptes, enseigne la
pratique, et développe un vaste plan de réforme dramatique qui doit
incontestablement sauver le théâtre en France. Ce plan a déjà plusieurs
fois été soumis au gouvernement, et en 1814, si l’empereur Napoléon
n’avait pas été aussi occupé de sa lutte désespérée contre l’étranger,
il aurait certainement fait une application gigantesque des idées
d’Aristide. Il le lui a fait dire par l’un de ses valets de chambre.

Il n’est sans doute pas besoin de vous apprendre que M. Aristide
est un détestable acteur. Né en Gascogne, cette terre des esprits
aventureux et des audaces heureuses, ce pays qui nous envoie tant de
garçons coiffeurs, d’hommes d’état et de barytons d’opéra-comique, il
s’élança d’un atelier de frisure sur les planches de certain théâtre
bourgeois de Bordeaux. Il _patoisait_ effroyablement, il avait beaucoup
de chaleur méridionale, il criait à faire plaisir à un sourd, il
gesticulait à démonter les coulisses, enfin il avait quelque chose
du tragédien Lafond, qui était aussi un produit du sol, et dont le
succès à Paris était pyramidal dans ce moment-là; il se vit applaudi à
outrance, et dès lors sa vocation fut décidée.

Et ici, permettez-moi une réflexion. L’une des plaies actuelles du
théâtre, plaie qui heureusement commence à se cicatriser, c’est que
trop longtemps, vers l’aurore de ce bienheureux dix-neuvième siècle,
il a recruté son personnel dans une classe fort estimable sans doute,
mais où n’avaient encore pénétré ni l’instruction, ni l’habitude des
manières sinon élégantes, du moins convenables. Avant notre grande
et mémorable révolution de 89, de quels éléments se composaient les
troupes dramatiques?--D’abord d’anciens enfants de la balle, ainsi
qu’on disait alors, c’est-à-dire de fils d’acteurs qui avaient été
élevés, comme Fleury, sur les genoux des reines et avaient pris,
au contact de la belle et folle société d’alors, un vernis de
gentilhommerie et de grandes façons qui leur allait à ravir à la scène
et hors la scène; puis, de quelques jeunes gens de famille ruinés par
les cartes, le vin et les femmes, qui se jetaient au théâtre pour faire
oublier, sous un nom supposé et dans une profession nouvelle, certaines
habiletés de main ou quelques longues et sanglantes batailles de nuit
avec le guet, et qui portaient sur les planches les allures noblement
dégagées et la tenue de bon goût auxquelles ils étaient faits de longue
main. C’était là sans contredit une société un peu mêlée, mais où l’on
trouvait avec une facilité merveilleuse des chevaliers de Dancourt, des
marquis de Marivaux et des Don Juan de Molière.

La révolution vint porter une rude atteinte à tous les préjugés, sans
oublier celui qui défendait l’abord de la scène aux gens du grand
monde, par respect pour eux-mêmes, aux petites gens, par habitude
et par superstition. Mais au premier moment ce préjugé-là ne perdit
guère de sa force que dans la classe infime; les autres étaient trop
occupées ailleurs. La noblesse émigrait et vivait à l’étranger, et la
bourgeoisie avait assez à faire de prendre dans le gouvernement, dans
la politique, dans la diplomatie, dans les finances, dans l’armée, les
positions qu’on lui abandonnait.

Alors le théâtre fut envahi par beaucoup d’aventuriers de bas étage,
sans tenue, sans éducation, sans avenir, qui se firent comédiens faute
de pouvoir trouver mieux. Ils étaient admirablement propres à jouer les
rapsodies républicaines dont s’appauvrissait alors notre répertoire;
mais il ne fallait pas leur demander autre chose. La scène française
a été pendant vingt ans la proie de ces _galvaudeurs_ dramatiques et
de leurs imitateurs; on en trouve encore quelques-uns (Aristide en
fait foi) qui sont debout pour la perte et le déshonneur de l’art, et
qui déparent les meilleures combinaisons comiques. Heureusement que
ces taches s’effacent tous les jours de plus en plus. Depuis quelques
années le préjugé anti-dramatique a perdu toute sa force, même dans les
hautes régions de la société. Nous avons vu dans ces derniers temps,
des jeunes gens de cœur et d’avenir, des esprits ornés, des manières
nobles et distinguées se produire à la scène aux applaudissements de
tous. Un début au théâtre n’est plus regardé comme une prise de métier,
mais comme une affaire d’art.--Cependant le mieux ne doit point faire
oublier le mal: c’est pourquoi nous allons continuer la flagellation de
M. Aristide.

Le prétendu talent de M. Aristide se compose de beaucoup d’ignorance,
d’imitations nombreuses, d’une certaine pratique de la scène et de
quelques habitudes des théâtres de province. Avec ce mince bagage, M.
Aristide est pourvu d’un immense amour-propre. Il se croit le seul
comédien de l’époque; selon lui, Talma n’aurait pas obtenu le titre
de _Roscius français_, il n’aurait point atteint le haut degré de
réputation auquel il est parvenu, si Aristide avait mis un peu plus
tôt le pied sur une scène de la capitale. Il ne peut pas se dissimuler
que, lorsqu’il joue, la salle est vide et que les buralistes n’ont pas
la moindre besogne; mais le goût du public ne saurait être égaré pour
longtemps, et bientôt il reviendra au seul et vrai beau! le beau, c’est
un Aristide, c’est la tragédie classique jouée par M. Aristide!

M. Aristide n’est-il pas le seul homme en France qui possède les
_traditions_? Les traditions! voilà son grand cheval de bataille! Il
n’admet ni les études personnelles, ni les inspirations en scène, ni
le génie, ni le progrès. Les traditions! les traditions! là est la
perfection, là est le _criterium_ du talent, là sont les colonnes
d’Hercule de l’art dramatique! Il faut porter son chapeau comme Baron,
mettre son épée comme Lagrange, s’asseoir comme Molé, marcher comme
Damas, se moucher comme Préville, parler comme Bellerose. Aristide
vous apprendra au juste avec quelle inflexion de voix Lekain disait
le _qu’il mourût_! et combien la Clairon mettait d’intervalle de
respiration entre ces deux hémistiches:

    O haine de Vénus!------ô fatale colère!

Si vous lui demandez par quelle voie ces traditions sont arrivées
jusqu’à lui, il se contentera de hausser les épaules et de vous lancer
ce mot: _traditions_! Si vous lui faites observer que les saines
doctrines se sont peut-être corrompues par une transmission infidèle,
que telle ou telle inflexion de voix, qui était aiguë en 1720, a bien
pu, après avoir passé de bouche en bouche, devenir grave et même très
grave en 1840: il vous jettera toujours dédaigneusement la même réponse.

Vous voyez bien que M. Aristide, l’homme aux traditions et aux saines
doctrines, est très apte à devenir professeur de déclamation; aussi
ne s’en fait-il faute. En attendant que le gouvernement songe enfin à
lui donner une classe au Conservatoire et à lui faire confectionner
des automates aux frais du budget, il tient école chez lui; il a des
élèves des deux sexes. De petits Mithridates, des Monimes en herbe, des
Assuérus en première fleur, poussent pêle-mêle dans sa serre chaude
dramatique. Toutes les prétentions théâtrales qui grouillent sur le
pavé de Paris et des quatre-vingt-six départements trouvent asile chez
lui. Étudiants en droit de dixième année, fleuristes et chamarreuses
pleines d’ambition, jeunes artisans sans ouvrage ou plutôt sans
courage, femmes de loisir équivoque qui veulent mettre leur beauté en
étalage sur la scène, s’y donnent fraternellement la main.--Aristide
est magnifique dans l’exercice de ses fonctions d’instituteur; il
prend une contenance plus superbe que jamais, se drape dans sa robe
de chambre à ramages et, la brochure à la main, arpente d’un pas
majestueux sa longue salle d’exercice. Prêtez bien l’oreille à ses
observations:

--Monsieur Alfred, c’est ici que feu Dazincourt levait la jambe droite
et pirouettait sur lui-même! Diable! n’y manquons pas.

--Allons donc... mademoiselle Herminie... mettez-moi là les deux
soupirs d’une seconde chacun que se permettait la Dumesnil...; ça
repose...

--Ah! monsieur Polydor, ce n’est pas dans cette posture que Brizard
recevait les coups de bâton de Scapin... Il faisait dos rond... On les
reçoit mieux de cette façon et la situation est plus comique... Vous,
vous rentrez en vous-même comme si vous aviez peur... Ce n’est pas
ainsi qu’on joue la comédie, mon cher monsieur...

Aristide fait tous les six mois au moins débuter un de ses élèves,
mais jamais dans son emploi; ils obtiennent tous le même succès,
c’est-à-dire qu’ils sont engagés... à retourner dans le sein de leurs
familles dont ils sont appelés à faire l’ornement. Ces échecs fréquents
et successifs ne découragent pas M. Aristide; il se contente de dire
qu’il n’a pas la main heureuse. Et voici de quelle façon il console,
après leur disgrâce, ses élèves des deux sexes:

--Jeune homme ou jeune fille, vous n’avez rien à vous reprocher...
vous étiez initié par moi aux plus secrets mystères de l’art; mais la
nature n’a rien fait pour vous... Allez!

A l’époque où il fut reçu sociétaire, M. Aristide, tout fier de sa
position nouvelle, voulut imiter quelques-uns de ses camarades et aller
donner des représentations en province.

C’est une existence si belle que celle de l’acteur de Paris qui voyage!
Quand il doit honorer une localité de sa présence, il est annoncé deux
mois d’avance par la gazette... Le jour de son arrivée est pour la
ville un jour de fête... Les camarades et les jeunes gens du pays vont
à deux lieues au-devant de lui... Il entre dans la cité entouré d’une
brillante cavalcade, comme un souverain en voyage, et toutes les dames
de la ville, dès qu’elles entendent le roulement de sa chaise de poste,
se mettent au balcon dans leurs plus beaux atours et lui jettent au
nez les bouquets les plus odoriférants! Il y avait là de quoi séduire
une tête plus forte que celle de M. Aristide! Et ses rêves, à lui,
était encore plus magnifiques que la réalité... Il se voyait porté en
triomphe par la population empressée... On lui décernait des statues...
On donnait son nom à des quais et à des places publiques... Il revenait
à Paris chargé de couronnes de laurier et le portefeuille garni d’un
nombre infini de billets de banque... La fortune et la gloire!--Hélas!
que le réveil fut triste!

M. Aristide alla à Rouen. Le premier jour, il fut _siffloté_ dans
le rôle de _Néron_, et le lendemain il fit 59 francs 25 centimes de
recette.

L’année suivante, M. Aristide alla à Amiens. Le premier jour, il fut
siffloté dans le rôle de _Néron_, et le lendemain il fit 29 francs 15
centimes de recette.

L’année suivante, M. Aristide alla à Villers-Cotterets. Le premier
jour, il fut siffloté dans le rôle de _Néron_, et le lendemain il fit 7
francs 09 centimes de recette.

Après ces malheureuses tentatives M. Aristide, gémissant sur la
dépravation de l’intelligence publique, fut obligé de renoncer aux
tournées départementales: ce qui ne l’empêche pas de se proclamer
le premier tragédien de France et de Navarre. Si vous le rencontrez
dans quelque théâtre secondaire, où souvent il y a des talents fort
naturels, fort estimables, fort supérieurs aux talents de convention
et de routine, vous le verrez hausser les épaules de pitié et donner
des marques du plus profond dédain: «Ces gens-là ne savent pas marcher,
s’écriera-t-il tout haut. Ces gens-là ne savent pas dire deux mots de
suite!» Le public applaudit; Aristide se déchaîne contre le public.
Il n’y aura véritablement de théâtre en France que lorsque tous les
acteurs seront du genre Aristide, que lorsque le parterre ne sera
composé que de spectateurs capables de comprendre et d’approuver
l’Aristide.

Lorsque M. Aristide doit jouer dans la pièce d’un auteur commençant,
il le désespère aux répétitions par ses observations continuelles, il
le met au supplice par ses critiques maladroites, il l’aveugle des
bouffées de son amour-propre; mais il est toujours d’une docilité et
d’une soumission parfaites devant les poëtes d’administration, devant
les Térence des bureaux ministériels.

La principale occupation de M. Aristide consiste à éloigner du théâtre
les jeunes acteurs qui donnent des espérances et surtout ceux qui
auraient la prétention de débuter dans son emploi. Il ne permet l’accès
qu’à la médiocrité, qui ne saurait lui causer d’ombrage. Du reste il y
a sur ce chapitre, entre ces messieurs et ces dames de la Comédie, une
société d’assurance mutuelle. Le vieux comique prête volontiers secours
au vieil amoureux contre l’invasion d’un talent frais et jeune, à
condition que le même service lui sera rendu demain. Jamais M. Aristide
n’a donné sa voix pour l’admission d’un aspirant qui aurait pu rendre
ses beaux jours à la Comédie. Ah! monsieur Aristide, si le public avait
comme vous voix au comité, ne crierait-il pas de toute la force de ses
convictions et de ses goûts: «Je suis fatigué de voir des bouches sans
dents, des têtes sans cheveux, des bras décharnés, de vieux mollets
qui font grimacer l’étoffe... Je suis fatigué d’entendre de beaux vers
chantés sur la mesure d’une sempiternelle mélodie, et je ne veux plus
des restes réchauffés de Lekain et de Dugazon!... Arrière les Achille
qui portent perruque, et les Iphigénie à la voix chevrotante!

Mais malheureusement le public ne peut protester que par son absence,
et M. Aristide et ses camarades se consolent de la faiblesse des
recettes par les satisfactions données à leur vanité. Ils bannissent
impitoyablement du théâtre tout ce qui n’a pas passé la quarantaine:
la verdeur est un titre d’exil. La Comédie n’est plus qu’un hôtel des
Invalides. On cite un figurant de cinquante ans qui a été chassé comme
dangereux, parce qu’il ne toussait pas au mois de janvier.

Si quelque débutant, grâce à une haute protection ou aux suffrages
de la foule, parvient à prendre pied en dépit d’eux, ils lui font
subir tant de disgrâces, ils lui imposent tant de rôles qui sont des
repoussoirs ou des écueils, ils l’étouffent si bel et si bien, que le
pauvre néophyte est bientôt réduit à aller chercher des cieux plus
cléments. Il n’est arrivé que dans ces derniers temps, et une seule
fois encore, qu’une actrice de vingt ans saluée par les acclamations
unanimes de la foule et soutenue par quelques écrivains de goût, ait
pu s’asseoir triomphalement sur le siége tragique de Clairon et de
Duchesnois, malgré l’opposition des anciennes reines du métier et des
médiocrités en place. Croyez-vous que dans l’intérêt de l’art et de la
caisse on s’en soit réjoui au sein des conciliabules de la Comédie?
Non... Prêtez l’oreille aux causeries de coulisse et de foyer... Vous
entendrez des doléances sur les erreurs du vulgaire et des malédictions
contre l’influence pernicieuse de la presse.

M. Aristide se retirera le plus tard qu’il le pourra; mais enfin il
se retirera, nous l’espérons bien. On donnera une représentation à
son bénéfice, après je ne sais combien d’années _de bons et loyaux
services_; on jouera _le Malade imaginaire_, il y aura une cérémonie
dans laquelle paraîtront tous les sujets de la troupe: Aristide fera
ses adieux au public dans le costume du rôle qu’il a joué _avec le plus
d’agrément_; il versera des larmes d’attendrissement et s’évanouira
entre les bras d’Argan et d’Agrippine. C’est là le programme ordinaire.
Puis il ira manger sa pension, rue de l’Ancienne-Comédie, en face de
l’ancien Théâtre-Français, au-dessus du café Procope, au troisième
étage. Et comme un vieux comédien aime toujours à sentir l’huile des
quinquets et à voir les banquettes de parterre, il enrôlera de jeunes
ouvriers et des grisettes, montera des parties dramatiques pour les
environs de Paris, promènera l’_Étourdi et Manlius_ de Choisy-le-Roi
à Pontoise, et de Saint-Germain à Saint-Maur, et cabotinera comme un
héros de roman comique, jusqu’à la dernière heure de sa vie.

  =L. COUAILHAC.=



[Illustration]

[Tête de page]

LA CANTATRICE DE SALON.

    Il y en a même qui regarderaient la musique à Paris
    comme une affaire d’état.

      J.-J. ROUSSEAU.


Paris est la patrie des cantatrices de salon; il n’y a que là qu’elles
existent dans toute leur splendeur.--Il n’y a que là qu’une femme fasse
de son salon un théâtre, et d’elle-même une comédienne. Les femmes du
monde, à Paris, ont soif de représentation et de notoriété publique;
et foulant aux pieds la couronne impériale de leur modeste dignité
féminine, elles courent toutes blanches, toutes fraîches et toutes
parées, avec leurs bras nus et leurs poitrines découvertes, leurs
guirlandes de fleurs et leurs ceintures d’or, leurs robes de dentelle
et leurs écharpes de gaze, se livrer au public dans l’arène, et lutter
avec cette bête sauvage, la critique, devant trois mille spectateurs.

Dans ce siècle où tout le monde a une mission, où le poëte est
persécuté, le génie méconnu, la femme incomprise, ces dames ont la
mission de chanter. A la femme qui aime et à la femme qui souffre
(canonisées par tous nos poëtes depuis fort longtemps, et surtout
depuis 1830) vient se joindre, pour compléter la trinité, la femme qui
chante:

    La femme qui chante est sacrée,
    . . . . . . . . . . . .
    La femme qui chante est bénie!

Et ces dames ont l’air de croire que beaucoup de péchés leur seront
remis parce qu’elles ont beaucoup chanté.

Le chant est leur baume de fier-à-bras; elles s’imaginent y avoir
découvert un spécifique infaillible contre tous les maux, et appliquent
un concert, comme remède universel, à toutes les plaies saignantes de
la malheureuse humanité.

Le chant et la charité ballottent entre eux ces dames. La charité
les pousse au chant, le chant les pousse à la charité. Rien n’est
charitable comme la femme chantante, et personne ne chante tant que la
femme charitable.

Un malheureux qui manque de tout, dont la femme est mourante et les
enfants affamés, et qui a entendu célébrer la bonté divine de ces sœurs
de charité chantante, s’adresse à une d’elles: elle l’écoute avec
une affabilité vraiment touchante, et puis, au lieu de lui donner de
l’argent, d’envoyer un médecin à sa femme et du pain à ses enfants,
elle lui répond: «Je parlerai à madame de B..., et nous donnerons un
concert pour vous.» Le pauvre misérable s’en va, accablé de douleur,
mourant de faim et de froid. La cantatrice, lorsqu’elle raconte
l’histoire à ses amis, le soir, a une attaque de nerfs; ce qui fait
dire à toute la société: «Quelle âme divine et quel cœur d’ange!»
à quoi elle répond: «Il est vrai, je suis trop sensible!» Et puis,
dirigeant un regard humide et languissant vers un grand et mélancolique
jeune homme à moustaches noires, avec lequel elle chante ordinairement
le duo des _Huguenots_, elle ajoute en soupirant: «Vous ne savez pas
comme je sens vivement! la sensibilité me tue!» Six semaines après, la
cantatrice, resplendissante de toilette, fraîche à force de blanc et de
rouge, brillante à force de bijoux, applaudie à force de dîners, chante
deux cavatines, deux duos, deux finales, et des romances sans nombre
devant six cents personnes, et se trouve mal à la fin.

Son concert fait fureur, et quand elle se prépare à donner quelques
secours à l’infortuné qui, sans le vouloir l’a aidée à écorcher
les oreilles à la moitié du monde élégant de Paris, elle est tout
étonnée d’apprendre que sa femme est morte depuis trois semaines, que
lui-même s’est brûlé la cervelle, et qu’on ignore ce que sont devenus
ses enfants. Elle lève ses yeux vers le ciel et dit avec un air de
résignation chrétienne: «Il y a dans ce monde des gens bien ingrats!»
Ses amis lèvent les yeux vers le ciel et disent: «Quelle femme sublime!
elle ne pense qu’aux autres!» Lorsqu’elle a secouru tous les pauvres
de son arrondissement, et tous les ouvriers malheureux des provinces,
que, grâce à elle, il n’y a dans son quartier plus de pauvres, et
dans les provinces plus d’ouvriers malheureux, sa charité inépuisable
prend son essor, traverse les mers, franchit tous les obstacles, ne
se laisse arrêter par rien, et finit par découvrir quelque village
africain ou américain dont les habitants _souffrent_ (c’est le mot),
quelques victimes du feu ou d’un tremblement de terre, d’une rivière
débordée, ou d’une révolution, d’une avalanche ou d’un volcan. Les
victimes nécessaires une fois trouvées, elle organise tout de suite un
concert, écrit des lettres humanitaires (car la femme chantante a aussi
parfois des prétentions littéraires), qu’elle termine d’ordinaire en
vous engageant à aller chez elle le lendemain à deux heures pour une
répétition.

Ceux qui n’y ont jamais assisté ne peuvent se faire une idée de ce que
c’est qu’une de ces répétitions où on exécute toutes sortes de chœurs
et de finales. Pendant un mois, la cantatrice qui doit organiser ce
concert-monstre en miniature demande des voix à tous ses amis, et
ferait au besoin chanter sa femme de chambre ou son portier. Quand tout
est arrangé, elle enferme soixante-dix individus mâles et femelles dans
son salon, et préside elle-même au charivari le plus épouvantable qu’il
soit possible de concevoir.

    +«Sie toben wie vom bösen Geist getrieben,
     «Und nennen’s freude, nennen’s Gesang.»+

On souffre la chaleur et la soif sans jamais se procurer de l’eau
ou de l’air, et on tombe de sommeil sans pouvoir s’endormir, car
l’orchestre et les voix grondent et mugissent comme une tempête, avec
cette différence que, dans l’orage véritable, le tonnerre ne tonne pas
toujours, tandis que dans ces ouragans improvisés, il ne cesse jamais
pendant au moins quatre heures.

Cet ange de charité à roulades fait prendre des billets en masse à
tous les jeunes gens qui ont le malheur d’être protégés par elle,
chante elle-même tous les plus beaux morceaux, et fait chanter à ses
amis tous ceux qui ne leur conviennent pas; puis, à la fin de cette
œuvre de bienfaisance mise en musique, «chose la plus lugubre, la
plus assommante que j’aie entendue de ma vie, et que je n’ai jamais
pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête[12],»
les incendiés et les banqueroutiers, les estropiés, les sourds-muets
et les aveugles, les ouvriers de Lyon et les blessés de juillet, les
veuves des soldats tués à Constantine et les orphelins des curieux
écrasés dans les émeutes, les émigrés italiens et les exilés polonais,
les vieillards paralytiques et les enfants trouvés, enfin toutes les
_victimes_ possibles ou imaginables, crient _Gloria in excelsis_ autour
de la cantatrice de salon, et chacun d’eux lui dit:

  [12] Rousseau, _la Nouvelle Héloïse_, lett. XXIII.

    .... La voix qui me dit pleure,
    Est celle qui vous dit chantez.

On a sa cantatrice à Paris comme on y a sa couturière; chaque quartier,
chaque société, chaque famille a la sienne. Il y a la cantatrice des
deux nobles faubourgs et de la Chaussée-d’Antin; celle-ci est la
cantatrice _grandiflora_ de l’espèce. Elle est pour le moins comtesse,
marquise ou princesse, et appartient de droit aux ambassadeurs, aux
ministres, aux banquiers et aux Anglais. Après cela, il y a les petites
cantatrices multiflores, qui poussent partout comme de mauvaises
herbes. Chez les femmes de notaires, d’avocats, de médecins, de
capitaines d’état-major et de journalistes, chez les vieilles comtesses
ruinées demeurant au quatrième, et chez les épiciers-propriétaires
demeurant à l’entresol; enfin chez tous les gens qui, lorsqu’ils
reçoivent, vous donnent du sirop de groseilles, et qui font des
parties pour aller à Saint-Germain par le chemin de fer, on est sûr de
rencontrer au moins une, et bien souvent plus, de ces petites filles
qui ne savent qu’une chose, le moyen de rendre plus insipides et plus
insupportables encore, par leur manière de les chanter, les romances
de mademoiselle Puget et de M. Grisar, qui pourraient bien, à cet
égard-là, se passer de leurs efforts.

On peut diviser toutes les cantatrices de salon en deux classes: celles
qui ne chantent qu’un morceau, et celles qui chantent _tout_. Il y en
a beaucoup parmi ces dames qui sont connues par un morceau qu’elles
répètent constamment: madame de C. ne peut chanter que le finale
d’_Anna Bolena_; mademoiselle de J. affectionne l’air de la _Norma_;
madame N. chante toujours la cavatine de la _Sonnambula_; madame R. la
Polacca des _Puritani_. Il serait plus court, ce me semble, d’appeler
ces dames par le nom de leur morceau favori; on dirait Anna Bolena,
Norma, la Sonnambula, la Polacca, etc., et l’on saurait tout de suite à
quoi s’en tenir avec elles. Quant aux cantatrices qui chantent _tout_,
elles sont bien plus nombreuses (non que je veuille dire que celles qui
ne peuvent chanter qu’un morceau soient rares), et plus dangereuses
que les autres: car au moins, avec la cantatrice à un seul ressort, on
est sûr que, une fois l’air de prédilection fini, elle n’ouvrira plus
la bouche de la soirée; tandis que les universalistes ne vous laissent
pas un instant de paix. Elles furetent partout afin de trouver des
morceaux qu’elles ont étudiés fort longtemps, et qu’elles chantent en
vous jurant qu’elles les voient pour la première fois. Quand elles
ne trouvent rien, elles se rappellent toutes sortes d’andantes et de
caballètes dépareillés par cœur, et si une fois elles se mettent en
train de faire cette mosaïque musicale, elles n’en finissent plus,
surtout si vous ne les avez pas priées de chanter. Il est à remarquer
que la cantatrice de salon ne chante jamais quand on l’y engage,
et ne cesse jamais quand on ne l’y engage pas, et les chanteurs et
cantatrices de nos jours sont ce qu’ils étaient du temps des Césars. Ce
qu’il y a de bien plus terrible encore chez la cantatrice qui chante
_tout_, c’est la manie de déchiffrer: ceci est un horrible guet-apens,
et, à juger d’après les apparences, doit être aussi ennuyeux pour la
cantatrice elle-même que pour ceux qui écoutent. Dès que la cantatrice
de salon commence à déchiffrer, elle devient myope, et tousse comme une
poitrinaire dans tous les endroits difficiles. Elle a beau se coller le
nez sur la partition, plus elle avance, moins elle voit; elle a beau
avaler de l’eau sucrée, la toux continue avec la même opiniâtreté, et
ne cesse que lorsque dans sa partie il se trouve une note à l’unisson
avec les autres voix, et qu’alors, comme preuve de bonne volonté, elle
se fait un devoir de chanter avec une force assourdissante.

Il est évident que le chant est très préjudiciable à la santé; car,
de toutes ces belles et brillantes cantatrices que nous couronnons
dans nos salons (et dont quelques-unes ont l’air de se porter même
_trop_ bien, si on ose s’exprimer ainsi), il n’y en a pas une qui n’ait
ses attaques de nerfs, ses palpitations de cœur, ses évanouissements
fréquents; il n’y en a pas une enfin qui ne soit _souffrante_, et
dont les souffrances ne proviennent de l’excès de sensibilité et
d’impressionnabilité nerveuse qu’a développé chez elle l’étude de la
musique vocale.

Savez-vous ce que c’est qu’une cantatrice de salon, vous qui vous
enivrez chaque soir des accents mélodieux qui sortent de ces bouches
divines? vous qui, pour leur exprimer votre admiration, vous
transformez en de véritables encensoirs ambulants? Insouciants!
ingrats! je le répète, savez-vous ce que c’est qu’une cantatrice de
salon? On vous a demandé si vous saviez ce que c’était que le cœur
d’une femme, que la tête d’un homme, que la vertu, que le vice, que le
conseil des Dix, qu’un galérien; on vous a fait subir un interrogatoire
d’inquisition sur tout ce que vous saviez ou ne saviez pas: mais jamais
ni M. Hugo, ni M. Dumas, ni M. de Musset, ne se sont avisés de vous
demander si vous saviez ce que c’était qu’une cantatrice de salon:
c’est une pendule à cavatines dont tout le monde a la clef et dont
personne ne peut arrêter le mouvement.

Vous vous êtes imaginé, peut-être parce que vous voyiez ces dames
s’empresser de courir de soirée en soirée, et de concert en concert,
parce que vous les voyiez négliger leurs devoirs de fille, d’épouse et
de mère (tous leurs devoirs sociaux enfin), que c’était le plaisir qui
les entraînait: vile pensée! pas du tout; elles remplissent une mission
sainte et sacrée; leur vie est une vie de fatigue, de privation et de
mortification. Elles sont poursuivies par l’envie, l’injustice et la
haine, et, pour comble de malheur, elles sont _incomprises_. Une de ces
dignes créatures, une de ces nobles femmes, me disait l’hiver passé:
«Je me lève bien souvent avant le jour, parce qu’il faut travailler ma
voix; je passe ma journée entière dans les répétitions, et je rentre à
deux heures du matin, accablée, brisée... je sens que cette vie-là me
tue; mais il faut se dévouer pour les autres.»

On pourrait faire deux questions à ces dames: qu’est-ce qui les force à
ce dévouement héroïque? et pour _qui_ se dévouent-elles? Des âmes bien
méchantes ont répondu à la première question: la vanité et le désir de
la publicité; ces dames disent: la charité et l’amour du prochain. La
seconde question est plus difficile; car, quand on voit d’innombrables
_dévouées_, on n’a pas encore découvert un seul individu qui ait
profité par ce beau dévouement. Ce monde pour lequel elles chantent,
et pour lequel elles souffrent, ignore quelle reconnaissance infinie
il leur doit, et se figure qu’elles s’amusent pour le moins autant que
lui; il apprécie le bienfait aussi peu que l’enfant auquel on inflige
une punition en lui disant que c’est pour son bien.

Après cela, ce n’est pas seulement la santé qu’on dépense à être
cantatrice de salon. Les succès coûtent autant dans les beaux hôtels de
ces dames qu’à l’Académie royale de musique; et les chefs de la claque
aristocratique exigent bien plus des comédiennes de salon, que ne font
ceux de la claque théâtrale des comédiennes de profession. Comment
peut-on ne pas applaudir une femme charmante qui vous bourre de dîners,
qui vous fait souper chez elle en petit comité jusqu’à cinq heures du
matin, et qui... mais la liste des bontés de ces dames serait trop
longue: parlons plutôt des attributs qui les distinguent du commun des
mortels.

Un de leurs principaux charmes est de ne vieillir jamais. Si, comme
le dit madame de Staël, le génie n’a pas de sexe, il est également
certain que la femme chantante n’a pas d’âge:

    She is not of an age, but for all time.

Nous avons vu des exemples très remarquables de cantatrices de salon
qui n’avaient que trente-six ans, et dont les filles aînées en avaient
vingt-quatre.

La cantatrice de salon n’est jamais dans son _beau jour_; plus elle est
applaudie, plus elle a de succès, moins elle se porte bien; et quand
on lui fait des compliments, elle répond avec un soupir: «Ah! je ne
suis pas dans mon beau jour aujourd’hui!» Je défie qui que ce soit de
prouver qu’il ait jamais entendu une de ces dames admettre qu’elle fût
dans les conditions requises pour bien chanter; il n’y a qu’un moyen
possible de le lui faire dire: c’est lorsqu’elle a plus mal chanté
qu’à l’ordinaire, et que vous êtes assez son ami pour lui en faire la
remarque: il est sûr que dans ce cas-là elle vous dira avec un sourire
où, à la colère pour votre maladresse se mêle le mépris pour votre
jugement: «Je vous demande pardon, mais vous vous trompez complètement,
car je n’ai jamais été mieux en voix, et je n’ai jamais chanté mieux
que ce soir.» Ce qui est fort souvent d’une vérité incontestable.

La cantatrice de salon ne prend des _leçons_ de personne. Si vous lui
demandez le nom de son maître, elle vous répondra froidement qu’elle
_travaille_ avec M. Bordogni ou M. Géraldy, M. Banderali ou M. Carulli;
absolument comme les journaux disent que le roi a travaillé avec
messieurs les ministres de la guerre, de la justice et de l’instruction
publique.

Elle chante dans toutes les langues. Elle passe de l’air italien à la
romance française, de la romance française au _lied_ allemand, de là
encore au boléro espagnol, à la ballade écossaise, et, si besoin en
est, à des airs russes, grecs, islandais, indiens, lapons, esquimaux,
chinois ou turcs. Plus la chose est bizarre, plus elle est applaudie.
La cantatrice ne comprend pas un mot de ce qu’elle chante, mais si par
hasard il y a beaucoup de roulades dans le morceau, l’auditoire ne
manque jamais de s’écrier: «Quelle expression dramatique!»

Personne n’a moins peur que la cantatrice de salon, et personne
ne prétend en avoir autant. A l’entendre, elle est l’être le plus
timide qui existe; elle a peur de tout, peur de la moquerie, peur
des applaudissements, peur de ses rivales, peur de son maître, peur
d’elle-même et de ses émotions, peur de nous et de nos compliments; en
vérité, elle a tellement peur qu’on ne conçoit pas comment elle fait
pour chanter avec un aplomb si incroyable devant un public si nombreux.

On dit que rien n’est perfide comme la femme qui chante, que c’est
la nature la plus féline qui existe; qu’elle vous attire pour vous
égratigner, vous protège pour vous perdre; mais j’aime à croire le
contraire, car j’en ai vu protéger des jeunes personnes qui n’avaient
réellement pas le moindre talent: les méchants disaient que leur
manque de talent était précisément leur meilleur titre à la protection
de ces dames, c’est possible: mais aussi je les ai vues protéger de
jeunes filles pleines de moyens et qui avaient de magnifiques voix,
les pousser, les prôner, les mener partout, les faire chanter chez
elles enfin, les aider de tout leur pouvoir: et on vient me dire que
ces femmes sont envieuses, sont jalouses! Il est vrai que lorsque les
_protégées_ avaient des voix de contralto, elles étaient forcées de
chanter _la Reine de la Nuit_; tandis qu’au contraire, lorsqu’elles
avaient des voix de soprano, c’était le rôle d’_Arsace_ qui leur était
réservé; mais ces dames donnent pour cela une excellente raison: elles
disent qu’elles font monter le contralto jusqu’au _mi_ et descendre le
soprano jusqu’au _fa_, parce que chez le premier les notes hautes sont
aiguës, tandis que chez le second les notes basses sont faibles, et je
les crois.

Méfiez-vous de la femme chantante qui, lorsque vous l’invitez à une
soirée, et que vous lui demandez le nom de son accompagnateur, vous
répond avec un sourire charmant et une affectation de la plus parfaite
indifférence: «Que cela ne vous inquiète pas, je prendrai celui que
je trouverai chez vous: mon Dieu! je suis _si_ facile à accompagner.»
Soyez sûr qu’elle chantera on ne peut plus mal, et qu’elle vous dira
avec une colère sourde et à peine dissimulée: «En vérité, ce monsieur
ne se doute pas de l’accompagnement le plus simple; il ne peut pas
jouer en mesure.» (Pauvres accompagnateurs! ils jouent rarement en
mesure, selon ces dames.)

Le mari de la cantatrice de salon joue en amateur le rôle ridicule du
mari de la véritable _prima donna_, et, comme tous les amateurs, rend
son rôle plus ridicule encore que ne fait celui dont c’est le métier.
Il sert à aller chercher sa femme lors des répétitions le matin, et
à rassembler sa musique à la fin d’une soirée, fait la guerre aux
courants d’air, et parle des simples maux de gorge, des esquinancies
et des maladies du larynx; entortille le cou précieux de madame
d’innombrables châles, foulards et boas; l’empêche de manger trop
de glaces, ferme les fenêtres sur son passage, et pleure quand elle
chante: _Je te prends sans dot_, ou, _les hommes ne comprennent rien!_

Lorsque la cantatrice de salon est demoiselle, elle jouit ordinairement
d’une mère qui nourrit une haine profonde contre toutes les femmes qui
chantent, et qui répète tous les jours à sa fille qu’elle surpasse
madame Malibran. La mère éprouve un plaisir inouï à vous dire que
sa fille n’étudie jamais, que tout lui vient par intuition et par
inspiration; on a beau la gronder, elle n’étudie pas, et malgré cela...
La mère de la cantatrice de salon, sous ce point de vue, ressemble à
Arnal jouant le rôle d’un marchand d’allumettes, dans je ne sais plus
quelle pièce du Vaudeville: pour montrer au public l’excellence de
ses allumettes, il plonge l’une d’elles dans la petite bouteille de
phosphore, mais la retire sans qu’elle se soit allumée; il en essaie
une autre, même résultat, et ainsi de suite avec cinq ou six; puis
avec un aplomb imperturbable et un air de triomphe impayable, dit au
parterre: «Vous voyez! eh bien, elle sont toutes de même!» Il en est
ainsi avec la mère de la cantatrice: lorsque mademoiselle, en chantant,
a témoigné le dédain le plus superbe pour les entraves de la mesure
et de l’intonation, qu’elle a manqué ses traits, et exécuté un point
d’orgue qui fait terminer son morceau en _si bémol_, tandis qu’il eût
dû finir en _fa majeur_, l’heureuse mère se retourne, rayonnante et
glorieuse, et vous dit: «Vous l’entendez, monsieur, eh bien! elle fait
toute chose de la même manière.»

La musique sert de manteau aux cantatrices de salon, elles jouent
le Tartufe à leur façon, et la musique n’est qu’un instrument pour
atteindre le but que leur vanité se propose.

La musique, qui veut être plutôt sentie qu’étudiée, plutôt aimée que
comprise: la musique qui doit être l’expression de la sensation,
comme la parole est celle de la pensée, n’est pour la cantatrice de
salon qu’un moyen de faire parler d’elle. Elle la traite en véritable
Cendrillon, se moque d’elle en secret sans la comprendre, la défigure,
la dédaigne, et en même temps lui dit: «Aide-moi à me parer: fais-moi
belle pour que je puisse briller.»

Belles Polymnies de nos salons parisiens, vous faites des fioritures
à merveille (quelquefois), vous avez surtout de bien beaux yeux, et
des regards à troubler les méditations d’un saint. Vous le dirai-je?
vous ne sentez pas la vraie beauté de la musique; vous ne savez rien
de sa pureté, ni de sa poésie: vous ne savez pas que la musique est
une divinité à la fois timide et fière, qu’elle veut qu’on ait de
l’amour pour elle et de la foi en elle; qu’il faut être initié à ses
mystères pour qu’elle vous accorde sa confiance, ou qu’elle vous dise
le plus petit de ses secrets; et que c’est parce que vous ne saviez
pas un mot de la langue qu’il fallait lui parler, qu’elle ne vous
a jamais rien dit. Irritées de son inflexible silence, vous vous
êtes précipitées dans les plus profonds réduits de son temple, vous
l’avez arrachée à sa retraite mystérieuse, et après l’avoir dévoilée,
déchirée, défigurée de vos mains sacriléges, vous l’avez trouvée pâle,
décolorée et sans expression: c’est que vous possédez d’elle ce qu’à la
fin Méphistophélès possède de Faust, le cadavre de son corps, tandis
que son âme s’est envolée vers des régions où certainement vous n’avez
nulle chance de la suivre.

La musique est la plus sublime expression de l’amour et de la douleur:
et si vous avez tant de passion et tant de pleurs pour cinq cents
individus que vous connaissez à peine, dites-moi quel plaisir peut
éprouver celui que vous aimez, si, lorsque vous chantez le soir pour
lui tout seul, il aperçoit de la tendresse dans vos yeux et des larmes
dans votre voix?

Vraiment, mesdames, vous vous y êtes prises d’une singulière façon:
depuis que vous cultivez tant la musique, et que vous professez pour
elle un culte si effréné, elle a perdu la moitié de sa valeur. A force
de la faire sentir à tout le monde, elle n’a plus de parfum; à force
de la traîner partout, elle n’a plus de fraîcheur. Vous avez changé sa
nature: au lieu d’une petite violette qui demandait qu’on prît la peine
de l’aller chercher aux blancs rayons de la lune, dans sa couchette de
mousse verte et humide, vous en avez fait un grand tournesol bourgeois
qui se pavane en plein midi au bord de la grande route. Vous avez agi
avec elle, comme l’enfant avec le papillon: à force de le froisser, ses
couleurs sont fanées, et ses ailes ont perdu leur éclat.

  =Maurice DE FLASSAN.=



[Illustration]

[Tête de page]

LE GARÇON DE BUREAU.


ON est destiné par son aptitude ou sa vocation à prendre place dans la
société soit comme magistrat, prêtre, soldat, industriel ou artisan:
mais je ne sache pas qu’un jeune homme ait jamais été élevé dans
la vue d’en faire un employé ou garçon de bureau, deux états sans
apprentissage que l’on n’embrasse, d’ordinaire, qu’après avoir manqué
ou usé plusieurs carrières, et parce que pour vivre il faut bien qu’on
fasse quelque chose. Emparons-nous du garçon de bureau.

Sous l’empire, cette grande époque des longues et glorieuses guerres et
des mutilations sans nombre, le type des hommes destinés à cet emploi
était bien moins varié qu’aujourd’hui. Napoléon avait voulu qu’on
réservât aux soldats qui lui étaient devenus inutiles le privilége
de ces places très subalternes, il est vrai, mais non entachées de
domesticité, puisqu’elles comportent uniquement un service rendu à
l’état, et payé par l’état. Dans ce temps, disons-nous, les bureaux
pouvaient être regardés comme une troisième succursale de l’hôtel
des Invalides. Mais depuis que le rétablissement du gouvernement
constitutionnel est venu rendre à nos chambres une si grande
prépondérance dans le règlement des affaires du pays; depuis que les
ministères ont été mis en coupe réglée, et pour ainsi dire annuelle,
depuis enfin qu’une infinité de législateurs ont admis, en principe,
que le complément de la confection des lois était l’obtention de toutes
les places pour des protégés ou des parents, la cause des vieux soldats
s’est amoindrie; leurs intérêts ont été négligés, et, qu’on me passe la
trivialité de l’expression, le troupier a été vaincu par le valet de
chambre.

Quoi! pour des places infimes de garçon de bureau?... Cela vous
étonne, n’est-ce pas? Eh bien, moi, je vous le déclare, et j’appelle
en témoignage tous les hauts barons de l’administration, il est moins
difficile d’enlever une sous-préfecture qu’une place de garçon de
bureau, et voici pourquoi.

D’abord, répondez-moi, jeunes lauréats aux couronnes déjà effeuillées,
jeunes avocats sans causes, vous tous solliciteurs aux démarches
instantes et multipliées, qu’avez-vous obtenu des protecteurs puissants
qui vous avaient promis tant et de si belles choses? De simples
apostilles sur vos placets, apostilles banales et décolorées, qui
bientôt ont été rejoindre leurs cent mille sœurs dans les cartons
hécatombes des ministères. Mais pour un vieux domestique, un fidèle
Caleb qui a rendu à l’homme qui navigue dans les eaux du pouvoir de
ces services de tous les instants, de ces services dont on aperçoit le
terme et qu’il faudrait récompenser d’une pension alimentaire, qu’il
est si commode et si doux de mettre à la charge de l’état; oh! pour ce
vieux serviteur-là, c’est différent, on ne se borne pas à apostiller
ses pétitions, on se dérange, on marche, on court, on vient voir le
ministère, on y retourne, on revient dix fois, cent fois, on importune
et on obtient.

Et puis les ministres eux-mêmes, qui ont passé plus ou moins rapidement
aux affaires, n’ont-ils pas eu à récompenser les gens de leurs maisons
privées et les dévouements intimes qu’ils ont eu l’occasion de mettre
à l’épreuve? A cet égard, Dieu sait s’ils s’en sont fait faute! à
ce point, que si quelque historien avait besoin de recourir à la
chronologie ministérielle de ces vingt-cinq dernières années, je lui
conseillerais d’entrer dans le premier ministère qui se trouverait sur
sa route, de demander qu’on en fit ranger tous les garçons de bureau
par ordre d’ancienneté, puis de leur faire nommer le bienveillant
patron qui les a pourvus de leur charge individuelle. A part plusieurs
doubles emplois, mon historien aurait sa chronologie avec la plus rare
exactitude.

Vous comprenez que cette diversité de provenances a causé celle des
types: aussi de nos jours le garçon de bureau se présente-t-il sous des
faces bien diverses et avec le caractère, les qualités et les défauts
qui sont le décalque des précédents de sa vie.

Voulez-vous me suivre un instant? venez avec moi dans un hôtel
ministériel dont je connais les détours: placez-vous derrière cette
porte vitrée, d’où vous pourrez tout voir et tout entendre; ils sont là
dans cette pièce (il n’y a plus d’antichambre), six garçons de bureau,
dont on peut dire ce qu’on dit des moines: ils sont entrés sans se
connaître; ils vivent ensemble sans s’aimer; ils se quitteront sans se
regretter.

Examinez d’abord le seul qui soit debout et toujours debout: quel
aplomb, quelle assurance, quel contentement de lui-même! c’est le
mouvement perpétuel, c’est la mouche du coche, c’est l’audiencier
général. Il s’occupe de tout, répond à tout, excepté pourtant à la
sonnette des chefs de bureau, dont il a délégué le service à ceux
que nous appelons ses camarades, et qui pour lui ne sont que des
inférieurs. Remarquez encore, je vous prie, comme cette plume mouillée
d’encre est fichée avec art le long de sa tempe droite, et comme elle
fait valoir le brillant de ces lunettes en chrysocale qui se meuvent
du front au nez, et _vice versa_, selon la gravité de l’interlocution.
Dans ce moment, il éconduit deux solliciteurs de province qui ont
la complaisance de s’incliner devant sa grandeur, et dont les têtes
respectueusement découvertes semblent en se baissant porter sur un
ressort qui fait relever d’autant celle du garçon de bureau. Retenez
bien la formule du refus d’entrée qu’il répète dix fois sans y rien
changer: «Non, messieurs, vous n’irez pas plus loin; j’ai mes ordres,
et je ne puis rien y _subroger_.»

Cet homme a nom André Pellerin. Il a servi pendant vingt-cinq années
en qualité de maître d’hôtel au Rocher de Cancale: il a assisté à bien
des repas politiques de diverses nuances; il a pu voir _inter pocula_
bien des séductions de tous genres; il a vu des hommes réputés bien
forts devenir subitement bien faibles. Enfin André Pellerin, en servant
le monde, l’a étudié avec assez d’intelligence pour remplir avec la
dignité que vous lui connaissez une place de garçon de bureau que lui a
fait obtenir, en souvenance d’une longue suite d’attentions prévoyantes
et confortables, un vieux conseiller gourmet, frère d’une de nos
excellences passées.

Ainsi, par ses précédents, Pellerin a de la tenue et de l’aplomb: il
est beau parleur par habitude, actif par devoir, adroit quand son
intérêt l’exige. Toutes ces qualités résumées font de lui un homme
important.

Un garçon de bureau important! Cela vous étonne? Ce n’est pas lui qui
s’est fait ainsi, c’est sa position, ce sont nos lois, c’est la société
dans laquelle il vit. Il est important! j’en connais dix qui le sont à
moins de frais que lui.

Sachez donc qu’en cumulant vingt-cinq ans de grasses économies
culinaires, André Pellerin s’est fait propriétaire dans la banlieue,
qu’il a pignon sur rue, qu’il dit Ma maison et Mes locataires; sachez
encore qu’il est électeur, et qu’a ce titre il a été visité, sollicité
par les plus notables champions du combat électoral. Il vous fera lire,
pour peu que vous le désiriez, trente lettres où l’on invoque ses
hautes capacités intellectuelles et ses lumières patriotiques. On vous
dira qu’un jour, ayant une discussion avec un employé, il la rompit
par ces paroles qu’il jeta avec majesté: Sachez, monsieur, que vous ne
faites que des lettres, et que moi je fais des députés!

J’ignore le nom de celui qui est assis devant ce bureau où sont
déposés des dossiers sur lesquels André Pellerin n’a pas encore jeté
son coup d’œil investigateur; mais ce que ce garçon de bureau fait en
ce moment, il le fait tant que la journée dure, il mange. C’est un
fricoteur perpétuel, et l’on a peine à comprendre que dents et estomac
d’homme puissent suffire à une telle mastication. Ce gaillard-là use
à se faire des cure-dents plus de paquets de plumes que l’écrivain le
plus laborieux. Ses approvisionnements de bouche, toujours copieux
et souvent très-recherchés, lui viennent de l’office ministériel,
qu’il dessert en extra les jours de grand gala. Il fournit au chef de
cuisine du papier pour ses enfants qui vont à l’école, et celui-ci,
par réciprocité de bons procédés, lui repasse les débris opulents
qui occupent son appétit dévorant. Regardez la table de ce garçon de
bureau, il en a fait un petit buffet à compartiments. Rien n’y manque,
pas même un fourneau économique sur lequel on réchauffe les salmis et
les émincés: et quand parfois on lui demande d’où peut provenir l’odeur
extra-bureaucratique qu’exhale cette cuisine privée, il ne manque pas
de répondre avec audace et malignité: «Ça vient de chez le ministre!»
Il ne ment pas.

Voici venir maître Colin, qui résume en lui la malpropreté, le
bavardage, la curiosité. Il a débuté dans le monde par l’état de
perruquier-coiffeur. Dans sa jeunesse, il obtint le service du théâtre
de sa petite ville; et, comme des coulisses à la scène, il n’y a qu’un
pas, et que d’ailleurs le terrain est glissant, Colin, quittant la
savonnette et la houppe, se lança dans l’emploi des amoureux de son
nom, chanta l’opéra-comique de l’époque, et se fit surtout applaudir
dans _Blaise et Babet_.

Le Colin que vous voyez est tant soit peu déformé; cependant il reste
encore vestige de comédien sur cette face légèrement ridée et sur
cette antique perruque à frisure hebdomadaire: mais avez-vous rien vu
de pareil à la saleté de son accoutrement? Ce malheureux porte depuis
quinze ans au moins le même habit. Toutes les fournitures qu’on lui
fait, toutes ses économies sont employées au soutien d’une moderne
_Babet_, qu’il idolâtre en souvenir de ses anciens succès. Aussi
l’habit de ce malheureux n’est que pièces, et quand il est obligé d’en
remplacer une, il coud en chantant avec un long soupir l’air de Dezède:

    C’est pour toi que je les arrange!

Si Colin n’était malpropre que sur lui et seulement au profit de sa
passion artistique, il n’y aurait pas trop à se récrier, car enfin
il est célibataire et libre dans ses affections; mais ce qui est
plus grave et ce qui lui attire des réprimandes fréquentes, c’est
son indifférence complète pour le soin de ses bureaux; un balai lui
dure encore plus qu’un habit, et on n’a jamais eu à lui reprocher
la dégradation d’aucun meuble. Un jour, l’un de ses chefs, fatigué
d’une telle nonchalance, écrivit avec le doigt sur la glace du bureau
couverte d’une couche épaisse de poussière, ces mots, qu’un moment de
légitime colère peut bien faire excuser:

«Vous êtes un cochon!»

Vous pensez peut-être qu’après avoir lu ce reproche, Colin va se
l’adresser à lui-même; pas du tout: il le laisse subsister, et le
lendemain il attend l’arrivée du chef pour lui dire en confidence:
«Monsieur, je ne sais quel est l’employé qui a été assez osé pour vous
écrire de pareilles injures: ce qu’il y a de certain, c’est qu’hier
soir j’ai bien fermé les portes sans toucher à rien.--Je le crois
facilement, répliqua le chef, qui, pour dissiper tous les doutes de son
garçon de bureau, ajouta le soir au haut de la même glace:

«Monsieur Colin, vous êtes un cochon!»

Notre ci-devant Biaise fut très-piqué de ce reproche, car il était
devenu sale comme Sedaine a prouvé qu’on peut être philosophe,
c’est-à-dire sans le savoir. Sa mauvaise humeur éclata dans un propos
qui aurait pu lui coûter sa place avec un chef moins paternel: «Eh
bien, monsieur, s’écria-t-il, puisque vous êtes si ridicule, je veux
dire si exigeant,--demandez donc pour le service une fontaine filtrée
comme on en donne partout. Il n’y a plus que dans votre bureau qu’on
voit des cruches!»

Colin est encore plus curieux que malpropre; il passe à lire les
pancartes des employés le temps qu’il devrait mettre à les ranger et à
les nettoyer; et à cet égard sa naïveté et son imperturbable assurance
vont jusqu’à lui faire dire à ses supérieurs l’objet des lettres
cachetées qu’il leur remet. «Monsieur, voilà de bonnes nouvelles;» ou
bien: «_C’est des invitations pour dîner._»

Si Colin n’avait pas conservé les goûts de son ancien emploi théâtral,
s’il n’était pas toujours amoureux, il n’aurait pas cherché à suppléer
par une certaine adresse à l’insuffisance des ressources de son
médiocre état, qui ne rapporte plus ce qu’il produisait autrefois.

Depuis que le système des adjudications publiques a prévalu sur celui
des marchés de gré à gré, les petits bénéfices des garçons de bureau
ont considérablement diminué. Lorsqu’un traitant sortait du cabinet
directorial ou ministériel, avec la concession d’une vaste entreprise
dont les résultats avantageux étaient certains, puisque les prix n’en
avaient été que faiblement discutés, sa générosité allait au-devant de
toutes les exigences de la servitude bureaucratique. Mais à présent
que les opérations de cette nature se font à la clarté du jour et au
milieu d’une lutte acharnée, l’adjudicataire qui en sort vainqueur,
mais vainqueur épuisé, ne se croit obligé à aucune rémunération
gracieuse, qui deviendrait un surcroît de pertes et de sacrifices.
Il est bien vrai que tous les abus de l’ancien système ne sont pas
encore entièrement déracinés, et que, de temps à autre, on entend
encore parler de pots-de-vin. Sans nier le fait, nous affirmons que les
garçons de bureau ont cessé d’y avoir part.

Colin, pressé par les besoins de sa position, a jugé les funestes
effets de cette révolution administrative, et il s’est appliqué à les
conjurer. Tout aussi au fait de la correspondance que le ministre
qui la signe, il en prend soigneuse note; et le soir, en faisant son
courrier, il abandonne aux facteurs les lettres insignifiantes ou de
reproches; mais il se réserve les dépêches qu’il juge _agréables_, et
avant tout celles de ces dépêches qui annoncent aux fournisseurs ou
aux banquiers de prochaines remises de fonds. Il les porte lui-même
pour ne les rendre, autant que possible, qu’en mains propres, et se
fait annoncer en qualité d’employé (les garçons de bureau n’en prennent
jamais d’autres). Ces démarches porteront leurs fruits à l’époque des
étrennes, et Babet aura son tartan, peut-être un cachemire Ternaux:
Colin croit à la puissance des écus et aux profits de ceux qui en
annoncent la venue. Il est vrai que, dans son bon temps, on ne chantait
pas comme dans les opéras de nos jours:

    L’or n’est qu’une chimère!

Le gros Auguste, qui arrive tout essouflé avec sa serviette sous le
bras, comme un garçon de restaurant, est aussi propre, aussi soigneux
que son collègue est négligé. Essuyer ce qui se trouve sous sa main est
pour lui l’occupation de tous les instants. Ce n’est point un travail,
c’est une habitude. Cet homme a toute sa vie été valet de chambre,
et dans l’administration il est resté valet de chambre. Comme ces
personnes qui, en causant avec vous, ont la manie de vous défaire les
boutons de votre gilet, lui, s’il a à donner quelques renseignements,
il utilise envers son interlocuteur la serviette qui ne le quitte
jamais, et tout en parlant lui essuie ses boutons, son habit, voire
même ses souliers. Auguste n’est pas du reste sans intelligence et sans
malice, vous allez en juger.

«Je désirerais parler à monsieur le directeur, lui dit un jeune
solliciteur fort empressé.--Monsieur le directeur n’est pas visible les
jours d’audience publique. Écrivez pour demander un rendez-vous.--Mais
je repars demain! (Auguste lui a pris son chapeau et l’essuie avec sa
serviette.)--Qu’y puis-je faire?--Quel contretemps! moi, le fils d’un
de ses meilleurs amis!--Cependant..., reprend Auguste, je vais voir si
monsieur le directeur consent.»

Entre l’assertion je suis le fils d’un ancien ami et le _cependant_
d’Auguste, il s’est opéré une manœuvre habile, une démonstration
efficace, qui n’ont point échappé à l’œil exercé du garçon de bureau:
la clef du cabinet directorial a passé de la poche du jeune solliciteur
dans la main d’Auguste, qui va s’en servir.

«Monsieur le directeur!--Eh bien, qu’est-ce?--Le fils d’un ancien
ami.--Auguste, vous m’obsédez!--Monsieur, le fils d’un ancien.... Jeune
homme, donnez-vous la peine d’entrer.» La place est emportée d’assaut;
mais il faut croire qu’on ne put s’entendre sur les articles de la
capitulation, car le solliciteur sortit avec l’air du mécontentement;
et quand il fut parti, la bruyante sonnette rappela Auguste, qui reçut
l’ordre très-sévère de ne plus désormais introduire son protégé, ce qui
le fit s’exclamer: «Le fils d’un ancien ami consigné! je parie qu’il
lui aura demandé quelque chose!»

Auguste a pour collègue un pauvre diable, espèce d’hébété, dont
l’infirmité est d’écorcher tous les noms propres qu’il est chargé
d’annoncer. Pas un n’est épargné. Je crois qu’il estropie même celui
de Napoléon. Je ne lui connais de comparable que l’huissier de la
direction des postes qui a transformé M. Pozzo di Borgo, en _M. de la
poste de Bordeaux_, et M. Dédelay d’Agier, en _M. le dey d’Alger_. Il y
a peu de jours, M. Marec, un des plus habiles et des plus consciencieux
travailleurs du conseil d’état (je lui demande pardon de me servir de
son honorable nom), ayant à conférer avec le président de sa section,
dut s’adresser, pour être introduit, au garçon de bureau dont il est
question. Celui-ci rapporte immédiatement du cabinet de M. de H***
cette inconcevable réponse qu’il brode à sa façon: «Mon brave homme,
vous pouvez vous retirer, monsieur le comte ne fera pas danser cet
hiver.--Comment, danser?--Fichtre...» Enfin tout s’explique: notre
impitoyable écorcheur, au lieu de M. Marec, maître des requêtes, avait
annoncé _M. Marc, maître d’orchestre_.

Cet autre est une victime des besoins de son incommensurable nez; il
est devenu chipeur pour satisfaire aux menues dépenses de son tabac,
dont il fait un usage presque immodéré; il récolte tous les vieux
papiers, et chaque soir s’en fait une cuirasse qui sert à dissimuler
son innocent larcin: je dis innocent, car pour beaucoup d’individus
ce n’est pas voler que voler le gouvernement; ce qui fait que notre
garçon de bureau se permet parfois d’entasser pêle-mêle les morts
et les vivants, et de jeter au vieux papier des pièces que leur
importance devrait préserver d’un trépas aussi prématuré: par bonheur,
les élucubrations ministérielles ne sont pas comme les fleuves qui
ne remontent jamais à leur source: elles y reviennent, flétries il
est vrai, mais elles y reviennent par l’entremise d’un charcutier qui
en a enveloppé des saucisses; la fruitière, du beurre; l’épicier, du
fromage; vaisselle plate des malheureux commis qui font à leur bureau
le modeste repas du matin.

Il y a des gens qui deviennent fous de leur propre fortune, celui-là
est devenu grotesquement orgueilleux de celle des autres. En effet,
tant qu’il n’a été attaché qu’à un simple chef de bureau, il était
d’une fréquentation facile; mais depuis que ce chef est devenu
conseiller d’état et député, B... s’est fait une dignité parallèle à
celle de son supérieur, et il se croit obligé de passer la durée des
sessions législatives dans la salle des conférences.

N’êtes-vous pas encore assez édifié? suivez-moi: tenez, regardez dans
ce corridor ce grand gaillard qui vient à nous; s’il y avait place
dans son cœur pour les remords, il serait accablé du poids de ceux qui
le rongeraient: il a fait, dans son temps, une horrible consommation
d’employés; il a desséché plus de poitrines que tous les plus habiles
médecins de France n’en ont guéri: et si la Providence est juste, il
sera condamné au feu éternel.

Cet homme aurait brûlé le ministère pour faire de la cendre à l’époque
où la cendre des foyers était l’immunité des garçons de bureau. Les
feux des cuisines de Corcelet, de Véfour et du Café de Paris ne sont
rien en comparaison de ceux qu’il préparait et entretenait pour ses
profits cinéraires; on eût dit qu’il avait pris à tâche de réaliser
de nos jours cette prédiction un peu hasardée de Sully, que la France
périrait par les bois.

Peu lui importait, à cet infernal rôtisseur d’employés, que les
thermomètres indiquassent que le degré de la chaleur de ses bureaux
dépassait celui qui est nécessaire pour faire éclore les vers à soie,
le feu ne cessait d’augmenter d’intensité, malgré les réclamations et
les plaintes des commis à moitié consumés, et qui, de guerre lasse, se
seraient vus forcés de se faire assurer si l’on n’eût mis ordre à une
telle dilapidation des bûches de l’état.

Depuis que les cendres administratives sont devenues la propriété du
domaine qui les vend pour le compte du trésor public, notre impitoyable
chauffeur s’est mis à combattre les spéculations du fisc et fait
maintenant de la braise au profit du fourneau de sa ménagère; pour se
procurer cette braise le moins ostensiblement possible, il faut la
retirer des feux allumés en dernier lieu, et alors, contrairement au
passé, les foyers restent dans un abandon presque complet durant toute
la séance, et ne sont alimentés qu’une demi-heure avant la clôture des
bureaux. Puis, lorsque les employés sont tous partis, on retire la
braise, on la met en cornets dans son chapeau, dans ses poches, pour se
soustraire à la surveillance du portier; quelquefois aussi le transport
s’en effectue dans un immense portefeuille qui est censé contenir le
travail du soir de messieurs les supérieurs.

Mais ce genre de larcin n’est pas sans danger, et il advint un jour
que notre chauffeur faillit subir la peine du talion. La braise
entassée dans ses poches avait été mal étouffée, et, à peine arrivé
sous le péristyle, une fumée noirâtre sortait des basques de son habit
enflammées déjà dans l’intérieur. A cette vue, le factionnaire, donnant
une interprétation générale à sa consigne, se met à crier: Au feu! au
feu! _Hors la garde!_ Le délinquant, qui ne voit et ne sent encore la
cause de cette clameur, tourne plusieurs fois sur lui-même en regardant
le haut des cheminées, et se prend aussi à crier: Au feu! au feu!
lorsqu’enfin deux sceaux d’eau bien mesurés et lancés en nappes sur
son individu lui indiquent qu’il porte avec lui le foyer d’un mobile
incendie.

Tenez, avant de nous quitter, contemplez ce vieillard dont la tête est
encore si belle et si martiale. Saluons-le; car s’il nous eût aperçus
le premier, il se serait levé de son siége et nous eût fait le salut
militaire: c’est un hommage qu’il ne refuse à personne, pas même aux
employés. Cet homme est un des rares débris de la glorieuse armée
d’Égypte: c’est dans l’administration le dernier survivant des protégés
de l’empereur. Il est décoré de longue date; mais il ne porte sa croix
que le dimanche sur ses habits de fête et en famille. On doit dire,
à la louange de ses chefs, que, par suite de la considération qu’ils
lui portent, son travail est à peu près volontaire. Mais voyez comme
on n’est jamais parfaitement heureux: le sort a donné pour collègue à
notre vieux soldat un ancien valet de chambre, que les événements de
la révolution ont jeté à la suite de l’émigration, et qui, plus tard,
a pris du service dans les troupes autrichiennes. Tant qu’il n’est pas
question du passé, les deux garçons de bureau vivent pacifiquement
ensemble: mais une fois que le mot de _dragon_ de la Tour est lâché, le
vieil Égyptien rugit comme un lion, s’empare des bâtons ou des règles
qu’il trouve sous sa main, et se met en devoir de charger, comme s’il
était encore en Italie ou à Wagram.

En dehors de ces différents types, il ne nous reste que la classe
insignifiante des garçons de bureau hommes d’état. Entendons-nous:
_hommes d’état_, c’est-à-dire exerçant, durant les repos que laissent
les sonnettes, des professions manuelles, telles que brossiers,
cartonniers, tresseurs de chaussons, etc. Parfois aussi les
antichambres des ministères sont transformées en ateliers de peinture
dont les artistes ont exposé au salon, ce qui ne prouve pas qu’ils
puissent renoncer au trop modique traitement qui leur est attribué.

Pris en masse et dans leurs habitudes générales, les garçons de bureau
sont, comme les employés, jaloux et défiants l’un de l’autre, égoïstes
par-dessus tout. Une bonne aubaine en réunit parfois quelques-uns à la
buvette clandestine contre laquelle sont déchaînés tous les marchands
de vin patentés du quartier. Mais ces réunions ne survivent pas aux
circonstances éventuelles qui les font naître. Ainsi point d’esprit ni
d’amitié de corporation et de position identique. Et puis la politique
est un obstacle à ce que ces hommes puissent s’accorder. Notez que
chacun d’eux représente un système qu’il défend avec acharnement, parce
que c’était celui du ministre qui l’a fait placer. Or, comptez combien
depuis vingt-cinq ans nous avons eu de systèmes et de ministres. C’est
à ne pas s’y reconnaître; c’est à se jeter les bouteilles par la tête.
Il faudrait que les maîtres pussent enfin s’entendre pour amener la
réconciliation des valets. A ce compte il est fort à craindre que la
désunion des garçons de bureau ne dure encore longtemps.

  =J. V. Billioux.=



[Illustration: L’INVALIDE]

[Tête de page]

L’INVALIDE.


JE montai il y a quelques jours en voiture, à trois heures et demie,
pour aller visiter l’Hôtel-des-Invalides; j’ignorais que les portes de
cet établissement fussent fermées aux curieux à quatre heures précises.
Honteux d’avoir fait inutilement le voyage du Gros-Caillou, j’entrai
dans un des cafés de l’Esplanade pour y attendre l’arrivée d’un fiacre
qui me reconduisît à mes pénates. J’avais trouvé, au premier, une
petite salle isolée ayant vue sur l’Hôtel; on venait de me servir une
limonade gazeuse, quand j’entendis, à travers la cloison de mon cabinet
particulier, une conversation qui m’intéressa vivement. Les voix
parlaient du grand salon, et je ne tardai pas à quitter ma solitude
pour aller m’installer indiscrètement auprès de deux ouvriers assis
face à face, et ayant devant eux une bouteille de vin et une livraison
des _Français_. Ce dernier fait acheva d’exciter ma curiosité, et je
prêtai attentivement l’oreille aux paroles suivantes:

«Pourquoi es-tu venu si tard? Je ne peux plus te faire entrer aux
Invalides; la consigne est donnée: on ne passe plus. Il n’y a pas à
dire: Mon bel ami... Faut y renoncer pour aujourd’hui. C’est dommage;
car je peux me vanter que pas un cadet de Paris et de la banlieue ne
connaît son hôtel comme ton serviteur Colopeau. Garçon! une dame-jeanne
imbute de vignoble pour _Reims et Sedan_... Ah! ah! ah! ce serin de
garçon ne comprend nullement. Allons, vivement! du blanc à 1 franc.

--Comme tu te lances!

--Non pas, non pas... tu paieras celle-ci; je paierai la subséquente,
s’il y a lieu. Trinquons à Nini, à la Nini de mon cœur. Es-tu un bon,
toi?

--Oui, je suis un bon.

--Un _chouette_, là, un vrai?

--Certainement.

--Touche là. Je te confie mes projets. Tu sais que ton ami est
président de la société lyrique des amis des Trois-Couleurs, chantante
et dansante, les dimanches et les lundis, au père Gigot, marchand de
vins traiteur, au Grand-Vainqueur, barrière Mont-Parnasse, boulevard
extérieur; gaieté, franchise, honneur aux visiteurs, hommages aux
dames... Tout ça rédigé par moi... Alors que je suis son plus soigné
d’auteur à la société, et que je lui colloque des romances un peu
_chicardes_... Eh bien, mon ami, puisque tu es un bon, je vais te
confier mes œuvres posthumes avant la fin de mes jours... et que tu
auras le droit de les imprimer dans tes moments perdus...

--Oui, mais je ne suis pas compositeur, je ne suis qu’imprimeur.

--Moi, je suis compositeur, et pas du tout imprimeur. Voilà pourquoi
je ne fais pas connaître mes _exproductions_ lyriques; sans cela, je
ferais en ce moment une drôle de niche à la publication des _Français
peints par eux-mêmes_; que mon amour national de citoyen et de tambour
m’ont dicté de prendre un abonnement... Je te lui en flanquerais de
ces types à ton M. Curmer, qui ne fait que des types de comme il
faut, qui n’ont jamais pu d’exister... Je lui ferais le soûlard, le
braillard, l’argotier, le décrotteur, l’équarrisseur, le tripier,
le récureur d’égouts, le Limousin, ou l’étudiant de la Grève, le
limonadier à deux liards le verre, le marchand de pommes de terre
frites dans l’eau, la Compagnie-Hollandaise avec son bouillon de vieux
os, l’allumeur de réverbères, le jeune premier des Funambules, le ténor
de Lazari, le traître de madame Saqui, la souricière de la Halle, le
mouchard, le forçat délibéré, le filou _imperméable_, le carottier,
le tambour, l’invalide... et puis une masse d’autres, quoi!... Mais
c’est çà des types, et des _rupins_... C’est pas comme l’étudiant en
droit. Vlà-t-y pas... c’est-y malin l’étudiant en droit! ça demeure
faubourg Saint-Germain, voilà!... La grisette, c’est connu comme _chou
blanc_. Qu’ils y viennent donc un peu ces malins-là, Henri Monnier,
J. Janin, Gavarni!... Oh donc! je vas vous tambouriner le cuir un
petit peu, moi fanfan La Blague, le roi, le triomphateur des chanteurs
et des _gobichoneurs_... Si je le connaissais seulement de le voir,
ton Curmer, j’irais le lui donner tout cela, moi; et je lui dirais:
Voilà... je ne vous demande rien... Je fais la réputation de votre
livre; c’est bien... Je vous oblige; vous m’avez de la reconnaissance:
descendons prendre une bouteille, payez... et quand vous en voudrez
de l’écriture, venez me trouver... D’ailleurs, tu vas juger de la
façon dont je suis susceptible de te faire le portrait écrit du
premier venu... Et je te vas faire voir l’invalide, que je t’avais
apporté exprès pour te le lire après notre visite, et rédigé par ton
serviteur Colopeau, peintre en bâtiments de son état, et lyrique dans
ses loisirs. Voilà. Fais monter une bouteille, et je te promène sans
nous déranger par tous les Invalides, que tu as venu trop tard pour les
visiter. Holà! garçon, du même!»

La bouteille venue, le peintre en avala une rasade, se passa et repassa
la langue sur les gencives, fit diamant sur l’ongle, s’essuya les
lèvres, et entra corps et âme dans le rôle d’orateur. L’auditeur était
haletant d’amitié, de joie et d’intérêt.

«D’abord, sais-tu de quand que les Invalides sont inventés? Non... tu
ne le sais pas... Eh bien, c’est d’après les Enfants-Trouvés, deux
_chouettes_ inventions qui sont _contemporaires_... Et l’on peut dire
_métaphosphoriquement_ que le grand Louis XIV est le saint Vincent de
Paule des vieux troubadours de l’armée française: holà, et d’un!...
Pourtant qu’il faut être juste, et que Henri IV (qui n’était pas
manchot) en a eu la première idée; et de deux!... Et je connais un peu
tout ce que je dis... je suis le fils d’une jambe de bois... Dans ce
temps, Louis XIV dit à un nommé _Libéral Bruant_, un _architèque_: «Tu
vas me faire un plan soigné et bien entendu, pour faire demeurer tous
les estropiés militaires de mon armée... Mais je veux quelque chose de
bien; je ne regarderai pas à quelques pièces de cent sous de plus ou de
moins: tu sais que je ne suis pas un vieux ladre.--Connu...» lui répond
l’_architèque_; et de suite il lui flanque c’te maison que tu vois là
par la fenêtre... _Pige_-moi ça: regarde-moi un peu ce _chique_ que ça
a... On en fait plus des bâtiments comme ça; le moule est cassé!...

«Après, Louis XIV dit à un autre arrangeur de pierres: «Tu vas avoir
l’amitié de me faire une église avec un dôme tout en or.--Bon, que
répond le nommé Mansard, je vas vous exécuter une métropole un peu
_tapée dans le nœud_.» Et voilà ce chef-d’œuvre que tu le peux
voir encore par cette fenêtre... Alors tous les _esculpteurs_ et
les peintres en bâtiments et autres du temps sont venus y faire
un ouvrage d’enragé... Après cela, le conquérant d’amour et de
gloire, Louis XIV, roi de France et de Navarre, fit un testament,
au moment de passer l’arme à gauche... Attends... attends... que je
m’en rappelle de ces paroles mémorables... que je les ai apprises
étant jeune à l’école des Invalides... où que j’ai été tambour. Ah!
voilà... «Outre les différents établissements que nous avons faits
durant la longueur de notre règne, il ne c’en s’est pas de plus utile
à l’état que l’Esplanade des Invalides. Il est bien juste que les
soldats qui sont tués à la guerre aient la récompense de leurs longs
services afin qu’ils soient hors d’état de travailler et de gagner
leur vie... Les caporaux et les sous-officiers y trouvent une table
un peu _flambarde_... Et nous prions un peu le dauphin d’observer
qu’il faut avoir soin de l’établissement ainsi que nos successeurs.
Nous sommes persuadés d’avance qu’ils seront enchantés de nous être
agréables[13]...»

  [13] Nous croyons devoir rétablir le véritable texte du
  testament, légèrement altéré par notre ami Colopeau.

  «Entre les différents établissements que nous avons faits pendant
  le cours de notre règne, il n’y en a point qui soit plus utile
  à l’état que celui de l’hôtel royal des Invalides. Il est bien
  juste que les soldats qui, par les blessures qu’ils ont reçues
  à la guerre, ou par leurs longs services et leur âge, sont hors
  d’état de travailler et de gagner leur vie, aient une subsistance
  assurée pour le reste de leurs jours. Plusieurs officiers qui
  sont dénués des biens de la fortune y trouveront aussi une
  retraite honorable. Toutes sortes de motifs doivent engager le
  Dauphin et tous nos successeurs à soutenir cet établissement et
  à lui accorder une protection particulière. Nous les y exhortons
  autant qu’il est en notre pouvoir.»

«Plus tard régna le Louis XV, surnommé le Bien-Aimé, un petit-fils de
Louis XIV, un grand feignant qui dépensait toute l’argent du pauvre
peuple avec des drôlesses excessivement saint-simoniennes. Ce grand
escogriffe se fichait pas mal des extrêmes paroles de son grand papa...
Il oublia les services de ses vieux braves pour récompenser les
services de ses _ouris_... Mais, que tôt ou tard le crime est bien
puni, Pierroux, vois-tu... et la révolution est venue détruire Louis
XVI, pour la peine que son précédent s’était conduit comme un habitant
de la mer, que la politesse m’évite de nommer... Enfin, mon ami, ce
grand _noceur_ de Louis XV avait eu la vilainie de faire badigeonner en
jaune le dôme tout éblouissant que tu as là sous tes simples yeux... A
c’tépoque-là la maison était tenue comme quatre sous... Heureusement
la 93 est arrivée!... Mais on était trop occupé dans ce moment-là pour
penser aux Invalides... Il se démolissait plus d’hommes à la frontière
et à l’étranger que je n’ai de cheveux sur la tête... A cause de
quoi que le père l’Empereur sortit de son consulat pour entrer dans
l’_impérialisation_. Alors le grand petit homme rendit aux Invalides
son éclat créatif..... Il a fait redorer le dôme, et puis (ça, c’était
son état) il a fait cribler l’église des drapeaux pris à l’ennemi par
la valeur de son Ex.... et en même temps il envoya au bâtiment de
l’Esplanade le trop-plein de la chaudière de la colonne Vendôme... Bon,
voilà les Invalides un peu militairement et sanitairement installés...
Le plat d’argent circule dans l’hôpital comme sur la table de Napoléon
lui-même... Les cuisines ont des batteries chargées à mitraille,
qui vomissent tous les jours un tas de projectiles légumineux,
_viandineux_, farineux, savoureux, etc., etc., et une multitude de
douceurs... L’invalide peut, en vivant avec sa moitié, se consoler de
celle de son corps qu’il a perdue... On met les enfants en pension aux
frais du gouvernement... et tout va pour le mieux, à la condition que
l’on monte sa garde chacun son tour, et que l’on aime et respecte son
commandant de place, qui est tant soit peu maréchal de France... Et
puis tous les agréments possibles, jeu de quilles, jeu de boules, jeu
de Siam, jeu de tonneau, tous les jeux, quoi? Et de plus, une soignée
bibliothèque, et dedans le portrait de Napoléon Bonaparte... que ça me
rappelle une chose qu’elle m’a fait joliment pleurer... T’aurais vu ça
que t’aurais pleuré aussi... En vlà des hommes, et des vrais, ceux-là!
C’est ça des dévoués et des dans qui on peut se fier... Un vieux
là, un bon vieux, un vieux vieux, un vénérable, des cheveux blancs,
presque plus.... pas de souffle, les yeux en l’air pour regarder le
ciel où y doit être... A peine s’y peut parler... On s’empresse,
on fait silence... y va mourir... Mais avant y veut un bonheur, ce
pauvre soldat, y veut voir son empereur... C’est pas commode, il est à
Sainte-Hélène... C’est loin, et c’est expressément défendu d’y aller...
D’ailleurs l’vieux n’a pas le temps, y va passer tout à l’heure... Oh!
là, c’est lui qu’a l’idée.... lui qu’est malade... les bien portants
ne pensent à rien... «Devant le portrait de mon Empereur...» on le
porte... ah! ça me fend le cœur, quoi? ce pauvre brave homme... y
sourit... y pleure... y suffoque... tout le monde gémit... Il est
un peu plus tranquille, ses yeux sont séchés... y n’y avait plus ni
larmes ni huile dans la lampe..... Éteint! Dieu de Dieu, j’en pleure
encore et toi aussi... Allons, trinquons à sa mémoire... A la santé
des amis fidèles... Ah! ça me remet... J’aime décidément mieux arroser
mon estomac que mes joues... (Et il s’essuya l’œil.) Encore un petit
coup.... La bouteille est à sec... Garçon, du même!...»

L’ouvrier tira de sa poche des petits bons hommes dessinés sur carton,
et découpés; alors je m’avançai et demandai au peintre vitrier la
permission de me mêler à sa conversation, en lui expliquant le but
de ma présence dans le quartier du Gros-Caillou. Il parut flatté de
l’empressement que je portais à être son auditeur, et il commença ainsi:

    La valeur n’attend pas le nombre des années...
    Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux...
    Le premier qui fut roi fut un soldat heureux...
    A vaincre sans péril on triomphe sans gloire...

«_La valeur_, etc.... Voilà quelque chose qui est un peu vrai de par
rapport à ces vieux _bibards_ d’invalides qu’il a bien fallu qu’il
n’ait pas d’attendu le nombre des années pour venir glorieusement être
chauffés, nourris, logés aux frais du gouvernement.

«_Qui sert_, etc... Qu’il n’a pas de besoin d’aïeux que celle-ci de
_verse_ est encore fort juste... On n’a pas besoin d’aïeux pour être
invalide... On est assez âgé pour être son aïeul à soi-même...

«_Le premier qui_... Ceci est de plus en plus juste, car on voit
parfaitement que les invalides ne sont pas rois des Français. Ce qui
s’explique aisément par la chose que le premier roi a été un premier
soldat, mais que depuis ce temps y ayant eu pas mal de soldats et très
peu de rois, il n’est pas étonnant que l’invalide ne soit pas roi
de _France_. Ce qui ne prive pourtant pas l’invalide d’avoir été un
soldat parfaitement _heureux_, et d’avoir cuit dans son jus sous le
beau soleil de l’Égypte, pour après venir s’affranchir, dans la Russie,
d’une foule de glaces mieux faites, mais moins bonnes qu’au café des
Aveugles....

«_A vaincre_, etc... Voilà ce qui fait que nos vieux écloppés,
_torgnolés_, _esquintés_, échignés de grognards, se sont couverts et
se recouvreront perpétuellement de gloire sur toute la ligne, car leur
triomphe a toujours été accompagné de grands périls. Et là-dessus...
j’estime et j’honore le celui que je ne connais pas, mais qui est
un peu _mousseux_ dans sa façon de penser les _verses_ à l’égard
du militaire.... et que moi aussi j’en ferai des _verses_ sur le
militaire, que la première sera sur l’invalide, mais que il faut le
connaître comme je le connais pour lui en parler...» Alors je le priai
de commencer... Il calma un peu son enthousiasme, reprit haleine, et me
fit voir ses bons hommes.

[Illustration]

--«Voilà, monsieur, ce qui vous représente un petit garçon qui a un
tambour que il le tambourine.... Il a une uniforme qui est celle des
_tapins_ des invalides... C’est les enfants des estropiés de l’endroit
qui font partie du petit état-major de l’hôtel... Je vous en parle
savamment puisque j’ai un peu roulé la diane dans le bâtiment de Louis
XIV.

--«Ce que vous voyez après, les jambes crochues et le dos rond, en
uniforme et en bonnet de coton, c’est le caporal d’inspection qui se
rend à ses fonctions.

[Illustration]

--«Quel est de ce remue-ménage? quel est de ce tapage? Ah! c’est
l’heure du déjeuner... _Méli-méla_ général des vieilles machines
humaines qui marchent aussi bravement à la table qu’autrefois elles
marchaient au feu...

[Illustration]

--«Qu’est-ce que je vois là-bas, dans une brouette à perfection? Ah!
c’est un glorieux débris de l’Ex...! qui a perdu les deux jambes et les
deux bras... Il jouit parfaitement de son tronçon... Qu’apercevois-je
à ses côtés? Une jolie petite demoiselle qu’elle a l’œil doux comme
un velours et les manières d’une perruche... Ah! elle le vient de le
faire boire, le tronçon... Y a des _cancannants_ qui disent que c’est
sa fille. C’est vrai, enfoncée l’autre de l’ancienne qui nourrissait de
son sein son papa comme un moutard. Notre petite invalide est bien plus
forte, elle nourrit son papa de vin, son innocence ne lui permettant
pas de l’allaiter.

[Illustration]

--«Que revois-je, grand Dieu! qu’_apercevois-je_... le triomphe de
la chirurgie.... l’invalide à la tête d’argent! c’est le fameux
grenadier qui venait d’avoir la tête emportée par un boulet de canon,
au moment où il remerciait son empereur qui lui donnait la croix de la
Légion-d’Honneur, pour un trait de courage et de valeur. On a fait une
quête en sa faveur au bénéfice des Polonais, et voilà pourquoi que ses
moyens lui permettent de se caler sur les épaules une tête d’argent si
horriblement cher...

[Illustration]

--«Qu’est-ce qu’il a donc celui-ci qui court comme un _ahuri_ de
Chaillot... Où allez-vous, monsieur l’abbé, vous allez vous casser le
nez... Quelle bêtise! ce guerrier n’en a plus de nez.... Il vient se
cacher dans sa chambre pour se dérober à l’inspection (prétexte de
maladie). Il tremble pour les informations à l’égard de son nez, il
vient de le mettre au Mont-de-Piété.

--«Ah! mon Dieu! séparez-les, séparez-les... ils se sont battus à
mort... ils viennent de se disputer, ils ont raison tous les deux...
C’est celui qui n’a pas de bras qui a donné un soufflet à l’autre qui
n’a pas de jambe, parce que celui-ci y avait donné un grand coup de
botte dans un des endroits du premier invalide qui n’était pas en
argent...

[Illustration]

--«Ah! voici la sentinelle qui a une lance à la main... Non pas! non
pas!... la lance est tenue par un crochet de fer qui lui tient lieu de
toutes les phalanges de l’humanité...

--«Attention! un nouveau tableau: en voici quoique sans bras qui ne
sont pas manchots pour ce qui est de se bourrer la pipe à eux-mêmes.
Y a un bras qui tient le briquet, et l’autre du voisin qui tient la
pierre...

[Illustration]

--«Ah! en voici un qui est bien embarrassé; il pêchait à la ligne au
bord de l’eau, et il avait retiré ses jambes de bois qui s’en vont
sur la rivière comme de jolis petits bateaux... Heureusement voici un
camarade qui vient de laver son mouchoir à tabac sans en perdre...
et qui rattrape les jambes de son ami avec sa canne, d’autant plus
aisément qu’il s’était établi blanchisseuse dans une vieille toue à
écorcher...

[Illustration]

--Par où donc que vont ceux-là, avec leurs manchettes d’écrivains
publics... pour pas se salir... comme y sont en bon ordre! Ah! y
vont tirer les beaux canons qui sont dessus les bords des fossés de
l’Hôtel... C’est fête... fête militaire. Si vous saviez comme y sont
joyeux d’entendre les bruits de cette canonnade! On voit sur leur
physionomie les souvenirs belliqueux des tremblements de l’empire...
Derrière les _calonniers_, il y a d’autres invalides qui font tout
plein de ronds sur le sable avec leur canne...

[Illustration]

--«On a fini de tirer le canon... on fait la fine partie de boules
et de quilles... Ah! mon Dieu, de Dieu, de Dieu!... en v’là un sur
l’dos... tiens, y rit comme un bossu... quoi qu’y dit?... C’est la
boule qui s’est trompée de quille.... ah! ah! ah!.... y rit toujours.

[Illustration]

--«La nuit, en v’là un qui va se coucher... Il met sur son nez une
chenue paire de lunettes à un seul verre... Ah! il relit les Moniteurs
de la Grande Armée. Il paraît qu’il aurait une superbe envie de dormir:
il bâille et se détire les bras et les jambes comme si qu’il en
avait... Il pose la tête de dessus son traversin... Tiens, il oublie
d’éteindre sa lumière... Qu’est-ce qu’il fait là, il se gratte le
nez... Non, y retire ses lunettes. Oh! en v’là _une soignée_!... il
vient de mettre son nez sur la chandelle,... une éteignoire d’argent:
plus que ça de genre!... V’là qui dort!... Bonsoir...

[Illustration]

--«Allons, en v’là encore un sans bras qu’a la manie de se les croiser
sur la poitrine pour ressembler à son empereur.

--«Et celui-là, où qui va donc? Ah! il est aveugle et y marche comme
un éclairé. Ce que c’est que l’habitude! y régale les camarades... Il
est donc plus riche qu’eux... Eh! oui, puisqu’il n’a pas besoin de sa
ration de chandelles, il la fond en petits verres...

[Illustration]

--«De quoi, de quoi? qu’est-ce que c’est? où qui va avec son briquet ce
manchot-là? Tiens, y sort de l’Hôtel.... Ah! il est de garde au coin
du feu dans une guérite de parterre.... En v’là pour sa nuit dans les
démolitions: y s’y connaît un peu à cet état-là, lui qu’a été démoli
toute sa vie..... Tiens, y vient de rencontrer un autre manchot, son
ami intime, son bras droit.... qui lui est toujours d’un fameux conseil
pour la consomption de l’omelette.... mais les conseilleurs sont pas
les _peillieurs_.... Y s’disent adieu, qué chance! A eux deux y z’ont
juste ce qui leur faut de bras pour se serrer la main... Où qui va,
celui-ci? Ah! y va inspecter l’impôt des sous du pont de l’Université...

[Illustration]

--«Ah! v’là le père la joie: y joue à la marelle avec des moutards,
il est à cloche-pied, sa jambe de bois sous la moitié du bras qui lui
reste....

[Illustration]

En v’là, j’espère, des soignés d’abîmés, qui ne sont pas si feignants
que des tous entiers!..... Honneur au courage malheureux, respect aux
braves..... J’vas battre aux champs pour les vieux restes de l’armée
française. Oh! là NI ni, c’est fini. Passe-moi ma recette, une goutte
et une croûte.... Salut la société!.... Merci du pourboire...»

[Illustration]

Les images et les explications de Colopeau lui valurent les chaleureux
applaudissements de son compagnon, et j’y joignis volontiers les
miens. Cet échantillon populaire de style descriptif m’avait vivement
intéressé, et avait redoublé le désir que j’éprouvais de voir de
près les invalides et leur demeure. Mais des circonstances imprévues
m’ayant éloigné de Paris peu de jours après, j’adressai à mon ami E.
de la Bédollierre un compte rendu de ma promenade, en lui recommandant
de me communiquer les détails qu’il pourrait réunir sur l’objet qui
m’occupait; il me répondit en ces termes:

  Mon cher Lorentz,

J’ai visité plusieurs fois l’hôtel dont vous n’avez pu franchir le
seuil, et je vous envoie le résultat de mes investigations. Que ne
puis-je, en vous le présentant, emprunter à votre peintre en bâtiments
sa verve et sa gaieté! Mais, comme tous les artistes ne voient et
ne reproduisent pas la nature sous les mêmes couleurs, tous les
observateurs n’envisagent pas les objets d’une manière identique. En
saisissant le côté plaisant du sujet, vous ne m’avez guère laissé que
le rôle d’Héraclite; c’est triste.

Vous connaissez l’extérieur de l’Hôtel des Invalides, et il est inutile
de vous le décrire. Vous avez été frappé sans doute de la majesté de
cet édifice, qui renferme une population égale à celle de la majorité
de nos petites villes. Ce n’est qu’en le parcourant en tous sens, en
errant de cour en cour et de jardin en jardin, en montant d’étage en
étage, qu’on peut se former une idée exacte de ce bâtiment colossal.
Il ressemble aux palais créés par le pinceau de Martin, et dont les
profils immenses se perdent dans un immense horizon.

Les nombreux visiteurs des Invalides n’emportent de leur excursion que
des notions vagues et confuses. Un guide les reçoit à la grille; après
avoir admiré sur le bord des fossés les pièces de canon conquises par
nos armées, ils entrent dans la cour royale, grand carré environné de
deux étages de galeries. Ils sont introduits dans les cuisines, où on
leur montre des marmites géantes, dont les deux principales contiennent
chacune six cents kilogrammes de bœuf. Puis ils examinent l’église avec
sa nef étriquée, son dôme imité de celui de Saint-Pierre de Rome, et
surtout ses voûtes frangées de drapeaux enlevés à toutes les nations.
En sortant, ils n’ont rien vu. Ils connaissent le corps et non l’âme
qui le vivifie; ils ont parcouru la maison sans être au fait des mœurs
et usages des locataires; on leur a montré une carapace, en leur
disant: «Ceci est une tortue.»

J’ai procédé autrement: est-ce avec succès? vous en jugerez. L’on
m’avait adressé à M. Teller, vénérable invalide de 81 ans, dont Henri
Monnier a si fidèlement reproduit les traits. En arrivant dans la cour
de l’Hôtel, je vis se découper sur le mur un vieillard courbé, assez
semblable de loin à une virgule peinte en bleu sur une enseigne. Je
l’abordai, le chapeau à la main, et lui demandai s’il connaissait M.
Teller.

«Plaît-il, monsieur?

--M. Teller, ex-trompette-major du régiment des dragons Dauphin.

--Je ne vous entends pas, monsieur.»

Je répétai ma phrase en grossissant ma voix.

«Je ne vous entends pas, monsieur.»

En effet, je m’étais adressé à un interlocuteur incapable de me
répondre. Une blessure l’avait privé de ce sens dont certains
orateurs nous font si cruellement expier la possession. Il m’expliqua
comment, depuis la bataille de Friedland, il avait l’oreille _un peu
dure_, façon euphémique d’établir qu’il était parfaitement sourd.
Je m’éloignai donc, et pénétrai dans un labyrinthe de corridors,
remarquant chemin faisant que tous portaient des noms de villes, et
lisant sur des murs en lettres majuscules: CORRIDOR DU HAVRE, CORRIDOR
DE PERPIGNAN, CORRIDOR DE HONFLEUR, etc. Sans chercher à me rendre
compte de ces dénominations géographiques, je poursuivis ma course
aventureuse, et parvins à un chauffoir, où j’entrai sans façon. Le
lieu était sombre, l’atmosphère chaude, l’air peu embaumé. Au bruit
qui se faisait, je compris qu’on parlait bataille et qu’on visait à
l’onomatopée. Je m’approchai d’une table, autour de laquelle plusieurs
invalides jouaient aux dominos.

«Monsieur, dis-je à l’un des joueurs, pourriez-vous m’indiquer M.
Teller, ex-trompette-major du régiment des dragons Dauphin?

--Plaît-il, monsieur?»

Je réitérai ma question, et cette fois je fus entendu.

«Je ne le connais pas, monsieur. Il faut vous adresser au bureau du
mouvement!

--Auriez-vous la bonté de m’y conduire?

Le joueur de dominos leva vers moi la tête avec surprise; il était
aveugle. J’étais au milieu d’aveugles qui, remplaçant par le toucher
l’organe absent, faisaient des parties de dominos, et même de cartes,
avec une inconcevable dextérité.

Je me retirai à la hâte, passai la journée à chercher mon futur
_cicerone_, et le découvris enfin. Je lui exposai le motif de ma
visite, et, comme je ne me pique nullement de manières aristocratiques,
je lui proposai de faire connaissance le verre à la main. Nous allâmes
à la cantine, espèce de boutique de marchand de vin à laquelle on ne
pouvait reprocher d’être mal décorée, car elle ne l’était pas du tout.
Je demandai des gâteaux et du chablis, j’allumai ma pipe, et, avisant
dans un coin un escabeau, je m’assis avant d’entamer la conversation.

«Monsieur, me dit civilement le cantinier, il est permis de fumer, mais
vous ne pouvez vous asseoir; c’est la consigne. Emportez du vin dans
votre chambre ou au chauffoir, si vous le voulez, mais il est défendu
de s’asseoir à la cantine.»

Fâcheux contretemps! être obligé de boire et de causer debout! la
position n’était pas tenable, et je remis l’entretien à un autre
jour. Je revins le lendemain à midi. La garde montante défilait dans
la grande cour sous les yeux d’un adjudant-major. Il y avait là une
centaine d’amputés à figure martiale, qu’on semblait avoir choisis
parmi les plus mutilés. La plupart étaient dans l’impossibilité absolue
d’obéir au commandement d’_arme-bras_ ou de _partir du pied gauche_ ou
du _pied droit_, et le _tapin_ qui tambourinait en tête de l’escouade
était seul intact et complet. Au milieu du groupe se trouvait celui que
je cherchais.

[Illustration]

J’allai le prendre au corps de garde. «Impossible, me dit-il, de vous
parler aujourd’hui, mais j’ai songé à vous, et cette note contient tous
les renseignements que vous désirez.»

Sur ce, il me glissa dans la main un papier que je me hâtai de déplier.
Il portait:

  RELEVÉ DES SERVICES ET CAMPAGNES DE JEAN-CHRISTOPHE TELLER, NÉ A
  STRASBOURG, EN JUIN 1758.

  _Entré au service en 1777, au régiment de Dauphin (dragons)
  actuellement 7e._

  A fait les campagnes de 1792 à l’armée du Nord, sous Lafayette;
  celles de la Champagne, sous Dumouriez. Il était à Valmy, à
  Fleurus, à Maëstricht, etc., etc., etc.

  A reçu, sous Véronne, dans le col, une balle qui est restée, et
  un coup de sabre sur la tête, près Maubeuge.

  A été retraité en 1813.

Le digne homme! en ayant l’idée que ses exploits étaient l’unique
objet de mes perquisitions, il m’avait révélé un trait distinctif
du caractère de l’invalide; mais cette note était peu instructive
relativement aux invalides en général. Je fus donc contraint à de
nouvelles courses, à de nouveaux interrogatoires, à de nouvelles
séances dans les chauffoirs et aux cantines, j’allai de table en table
dans les réfectoires, de lit en lit dans l’infirmerie, et finis par
recueillir les documents suivants, qui ne valent peut-être pas la peine
qu’ils m’ont coûté.

La condition première d’admission aux Invalides est une retraite
accordée comme indemnité: 1º de la perte d’un ou de deux membres, 2º de
blessures graves équivalant à la perte d’un ou de deux membres, 3º de
soixante ans d’âge et de trente ans de service. Le pensionné échange
sa modique annuité contre un asile dans l’Hôtel; les plus maltraités
sont les plus admissibles, les plus infortunés sont les plus heureux.
Eussiez-vous vingt blessures, si elles ne présentent pas le degré de
gravité requis, vous êtes exclu sans pitié. Vous étalez inutilement vos
vingt cicatrices; c’est beaucoup trop, mais ce n’est pas assez.

Les soldats invalides habitant l’Hôtel sont au nombre de trois mille
répartis en quatorze divisions, soldats de tous les corps, de tous les
régiments, assemblage d’éléments hétérogènes unis par une communauté
de vieillesse et d’infirmités. Chaque bataille a ses représentants.
L’un a perdu le bras à Aboukir, l’autre a eu l’épaule entamée à Hanau
par un hussard bavarois. Celui-ci a laissé un œil en Autriche, et une
jambe en Espagne; celui-là est demeuré sanglant et mutilé sur le champ
de bataille d’Iéna. Ce mulâtre au teint jaune était de la compagnie
des guides du général Moreau. Cet Arabe à face basanée, partisan
semi-volontaire des nouveaux maîtres de l’Algérie, a contribué à la
prise de Constantine. Tous ces braves gens sont autant de feuillets
vivants de notre histoire nationale, autant de médailles humaines où
sont gravées nos triomphes; ce sont les _victoires et conquêtes_ en
chair et en os.

Tous les gouvernements ont fourni leur contingent d’invalides. De là,
plusieurs physionomies distinctes, aussi tranchées que les systèmes
politiques dont elles sont une incarnation partielle. Un rien vous les
signalera, un coup d’œil, un geste, un détail de costume, une parole,
un refrain surtout. Chez les Français, peuple chanteur, la chanson est
la pierre de touche des caractères. On peut juger des hommes par les
couplets qu’ils affectionnent, et les invalides ne font pas exception à
la règle. Ainsi vous reconnaîtrez dans:

    Les dragons Dauphin
    Aiment le bon vin
    Et la compagnie (_bis_);
    Ils donnent le matin
    A ce jus si divin,
    Et la nuit à Sylvie.

l’invalide de Louis XVI; dans:

    Plutôt la mort que l’esclavage,
    C’est la devise des Français.

l’invalide de la république; dans:

    Ah! qu’on est fier d’être Français
    Quand on regarde la colonne!

le grognard de la vieille garde.


Procédons par ordre chronologique dans la peinture de ces trois
personnages.

[Illustration]

L’invalide de Louis XVI a fait la guerre de Hanovre, avant 1783; mais,
depuis cette époque, il a servi la Convention, le Consulat, l’Empire,
la Restauration, avec la même indifférence et la même fidélité passive.
Tant de révolutions se sont succédées sous ses yeux, qu’il n’a plus
de foi qu’en lui-même; cette croyance est celle de bien d’autres. On
assure qu’un noble sang coule dans ses veines; car il est convenu que
le même sang ne coule pas dans les veines de tous les hommes. C’est,
dit-on, son père, grand seigneur jouissant d’un revenu de cent mille
livres, qui a daigné lui laisser une rente de 650 francs 75 centimes.
Quoi qu’il en soit, il a tous les défauts et toutes les qualités d’un
gentilhomme. Il est poli avec prétention, galant avec afféterie,
coquet avec recherche. Il montre une mansuétude qui n’est point de la
bonté, une bonté qui n’est point de la bienveillance. Son embonpoint
et sa fraîcheur d’octogénaire témoignent des bons effets de la cuisine
de l’Hôtel, à laquelle sa gastronomie ajoute, de temps à autre, une
truite, un homard ou des truffes. Il s’est longtemps enorgueilli d’une
croix de Saint-Louis, dont Louis XVIII l’avait décoré; mais, depuis
1830, il met à la dissimuler autant de soin qu’il en mettait jadis à la
faire voir.

Sans lui tenir compte de cette renonciation volontaire, le troupier de
la république lui adapte l’épithète d’aristocrate. Celui-ci assistait
au siége de Bréda, et faisait partie du détachement de cavalerie qui,
en l’an III, s’empara de la flotte hollandaise retenue dans le Texel
par les glaces. Il a été réformé dès 1804, mais sa dernière blessure
date de 1814; il l’a reçue au siége de Paris. Il a horreur des prêtres,
et ne voit pas sa sœur, sa seule parente, gouvernante à la Visitation,
parce que, dit-il, elle est _de la calotte_. Son puritanisme n’a jamais
pu s’accoutumer à accoler au nom des rues la qualification de saints;
il dit la rue Dominique, le faubourg Honoré, et même la rue Roch, ce
qui n’est guère euphonique. Il regrette Hoche et Kléber, et persiste à
désigner Napoléon sous le titre de général Buonaparte.

«Buonaparte! s’écrie à ce sujet l’invalide de la vieille garde,
Buonaparte! dites donc Napoléon, s’il vous plaît, autrement nous
serions forcés de nous rafraîchir d’un coup de sabre, et ça deviendrait
désagréable. Tonnerre! c’était ça un homme! tous vos généraux à
cadenettes ne sont pas dignes de lui cirer ses bottes. Et dire que les
Anglais!... mais, non, allez, il n’est pas mort! ceux qui soutiennent
qu’il est mort ne le connaissent pas; il en est incapable. Dieu de
Dieu! s’il revenait... quel tremblement!...»

Ces paroles émanent d’un individu porteur d’une face balafrée, d’une
pipe culottée, d’un pantalon bleu et de guêtres blanches; on est en
décembre. Ce soldat modèle, plié à toutes les exigences du service, à
la discipline, aux fatigues, aux privations, est entré dans la garde à
la formation, et en est sorti au licenciement. Son existence a commencé
à Austerlitz et fini au Mont-Saint-Jean. La charge, la fusillade,
l’empereur galopant au milieu d’un nuage de poussière et de fumée,
voilà toute sa vie; avant et après, il n’y a rien. Il se croit encore
de la vieille garde; le ruban de sa croix est plié comme celui des
soldats de la vieille garde, et il a soin de faire retaper ses chapeaux
neufs dans le style vieille garde, par un de ses anciens camarades. En
s’appuyant sur une pièce de canon aux armes d’Autriche, il s’imagine
toujours être à Vienne. Le gouvernement de Napoléon est à ses yeux le
seul grand, le seul légitime, le seul logique. Si vous causez avec
lui du ministère: «Ne me parlez pas des ministres, dit-il; c’est des
_clampins_ qui _caponnent_ devant les puissances étrangères; l’empereur
se comportait autrement avec elles: votre coq ne vaut pas notre aigle.

--Ah! ils sont rudement travaillés par l’opposition...

--Ne me parlez pas de l’opposition, c’est un tas de criailleurs, qui ne
savent ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils veulent.

--Les journaux...

--Ne me parlez pas des journaux; l’empereur savait bien leur couper le
sifflet, à tous ces merles de journalistes.

--La chambre...

--Ne me parlez pas de la chambre; les députés sont tous des bavards,
l’empereur les jetait par la fenêtre; ils ne sont bons qu’à ça.

--Et de qui diable voulez-vous qu’on vous parle?

--De l’empereur.»

Ce fanatisme pour l’empereur est partagé par presque tous les
invalides. Les ornements de l’Hôtel ne consacrent guère que des faits
antérieurs à la révolution. Louis XIV y est partout; sa statue
équestre surmonte le portail principal; les quatre nations vaincues
par ses généraux se tordent aux angles de la façade; les fresques des
quatre réfectoires représentent les batailles gagnées par ses armées.
Napoléon n’a pour lui qu’une épreuve en plâtre de la statue de la place
Vendôme, et une peinture d’Ingres placée dans la bibliothèque. Mais si
la mémoire de l’empereur n’est point conservée en ces lieux par des
monuments, elle est dans tous les cœurs, et cela vaut mieux.

Il est vrai que les invalides doivent beaucoup à Napoléon, le plus
grand fabricateur d’estropiés des temps modernes. Depuis son règne,
ils sont traités comme des princes, et plus heureux que des princes,
car ils sont à l’abri des révolutions. La dotation de 1,800,000 francs
qu’il leur avait constituée a cessé de leur appartenir, mais ils ont
leur quote part du budget. Le grand conseil administratif et leur
état-major se composent de personnes honorées et dignes de l’être. Il
leur est alloué une paie de trois francs par mois (les anciens disent
trois livres), à la charge de donner un sou par barbe au perruquier qui
les rase. Leurs tables sont garnies deux fois par jour, à dix heures
et à quatre heures, de soupes succulentes et de ragoûts habilement
assaisonnés. L’ordinaire est de deux plats pour les soldats, de trois
pour les officiers. Le maigre exclusif est inconnu dans l’Hôtel, même
le vendredi saint. Le menu de chaque mois, dressé par l’état-major,
signé par le maréchal gouverneur, est affiché dans les réfectoires et
soumis à la censure des intéressés. Sitôt que le tambour a donné le
signal du repas, un cliquetis de casseroles ébranle les cuisines; de
grandes flammes s’élancent des fourneaux, et projettent de rougeâtres
clartés sur le cuivre des chaudières. L’argenterie des officiers,
présent de l’impératrice Marie-Louise, sort propre et luisante de son
armoire. Des légions de cuisiniers, de marmitons, de garçons de table,
entassent les mets sur des brancards, sur des camions, et les portent
ou les voiturent jusqu’à la salle du festin.

Exercent-ils des métiers hors de l’Hôtel, sont-ils concierges par
eux-mêmes ou par leurs femmes, les invalides, pourvu que leur conduite
soit régulière, obtiennent aisément la faculté d’emporter leurs rations
quotidiennes, et de les partager avec leurs familles. La discipline à
laquelle ils obéissent est d’une élasticité commode. Être présents à
l’appel à neuf heures du soir, quand ils n’ont pas l’autorisation de
découcher, assister en bonne tenue à l’inspection mensuelle, s’armer
de leurs sabres quand ils sont de service, voilà à peu près tout ce
qu’on exige d’eux. Ils se lèvent, rentrent, sortent, vont et viennent
à volonté. On en rencontre dans tous les coins de Paris, appuyés sur
leurs cannes, ou la portant suspendue à la boutonnière, sans compter
ceux qu’on emploie à surveiller les plâtras et à garder les pavés:
faibles défenseurs plus imposants par ce qu’ils furent que par ce
qu’ils sont.

Dulaure a prétendu que l’architecte de Louis XIV avait réservé de
vastes salles à l’état-major, et logé les invalides dans les combles;
mais Dulaure n’était point tenu d’être impartial à l’endroit des œuvres
de la monarchie absolue. Que les chambres d’invalides ne soient ni
lambrissées, ni tapissées, ni plafonnées, qu’elles ressemblent à celles
des auberges de village, _concedo_; mais la plus grande propreté y
règne; l’air et la lumière y circulent librement; les murs sont peints
en jaune à la colle et mouchetés de portraits de Napoléon; chaque lit
a pour annexe une armoire, et est au besoin entaillé au chevet d’une
échancrure où s’adapte la jambe de bois du dormeur. Si les dortoirs
ne sont point chauffés, du moins le nombre des couvertures accordé à
chaque pensionnaire est porté d’une à trois en raison de la rigueur du
froid, et, pendant les journées d’hiver, de spacieux chauffoirs sont
le point de ralliement de nombreux amateurs du piquet et des dominos.
Tout est si bien combiné pour le _comfortable_ des vieux serviteurs du
pays, qu’il y a des chauffoirs exclusivement réservés aux fumeurs, et
d’autres où la pipe est interdite.

La sollicitude dont on entoure les invalides redouble en proportion de
leurs infirmités. Le service de santé, organisé avec la régularité la
plus scrupuleuse, est divisé en deux sections, celle des affections
aiguës et celle des affections chroniques. La dernière comprend
des valétudinaires, soumis plutôt à un régime hygiénique qu’à un
traitement médical, et dont l’âge, compliqué par des rhumatismes, est
la principale maladie. La plupart s’accommodent difficilement de la
diète et de la tisane gommée, et, si le médecin en chef leur accorde la
permission de sortir, ils figurent souvent sur le rapport du lendemain
avec une note comme celle-ci:

  «Nº 15. Rentré dans un état d’ivresse.»

L’infirmier ajoute sur la dictée du docteur:

  «Lui supprimer le vin; ne lui laisser mettre que la capote de
  l’infirmerie.»

Ceux dont les vieilles blessures ne se sont jamais complètement
fermées, se présentent tous les matins au bureau des pansements, où on
leur administre les secours que leur état nécessite. Les dimanches, les
officiers de santé s’assemblent en conseil, et reçoivent solennellement
les pétitions orales des invalides; il faut aux uns des gilets de
flanelle, aux autres des lunettes, des bandages herniaires, etc. La
concurrence est active, les réclamations sont nombreuses; ce que l’on
a accordé à Pierre, Paul veut l’obtenir, et les membres du conseil,
compatissants pour les faiblesses morales et physiques, mettent tout le
monde d’accord par une répartition presque égale de leurs bienfaits.

Les invalides sont-ils assez vieux pour avoir besoin des soins
accordés à l’enfance, assez près de la mort pour être nourris comme
des nouveau-nés, des mains officieuses les servent avec empressement.
On appelle ces quasi-centenaires les moines lais, nom donné jadis aux
soldats estropiés que le roi plaçait dans les abbayes de sa nomination.
Les plus décrépits sont relégués à l’infirmerie, et notamment dans _la
salle de la Victoire_, réceptacle des misères humaines affublé comme
par ironie d’une fastueuse dénomination, espèce d’antichambre de la
tombe, où chacun attend son tour avec une apathique philosophie.

«Eh bien, que faites-vous, _Bouffi_? dit le docteur, s’adressant à une
figure en lame de couteau, occupée à presser un bâton de sucre d’orge
entre ses mâchoires dégarnies.

--Dame! je reste ici: où voulez-vous que j’aille?

--Qu’est-ce que vous avez aujourd’hui?

--J’ai, que je suis mort à moitié.

[Illustration: L’INVALIDE.]

--Dans dix ans, reprend le bienveillant docteur, vous serez mort aux
trois quarts.

--Laissez donc; au fait, je ne sais pas pourquoi je ne veux pas en
finir... la paresse de me faire enterrer.»

Quelques-uns sont en proie à de continuelles hallucinations.

«Bonjour, camarade, demande le docteur, vos ennemis vous ont-ils
tourmenté cette nuit?

--Monsieur, c’est les courriers de la malle; impossible de m’en
dépêtrer; ils sont toujours après moi; il y a aussi les courriers de la
diligence qui me causent bien du _tintouin_.»

D’autres, cités jadis pour leur intelligence et même leur savoir, n’ont
pu, depuis de longues années, parvenir à combiner une seule phrase.

«Comment ça va-t-il, père Thomas?

--Oui, oui, oui.

--Voyons, contez-moi donc quelque chose.

--Oui, oui, oui.»

Et le vieil homme, qui penche comme une tour en ruines, tourne le dos à
l’interrogateur importun.

Pauvres hères! c’était bien la peine de n’être tués qu’à demi, pour
mener cette existence de bivalve! Souvent, dans leurs intervalles
lucides, ils se prennent à regretter de n’être pas restés sur le champ
de bataille, quand la mort leur apparaissait glorieuse, presque digne
d’envie, et le front ceint d’une radieuse auréole; mais, grâce au ciel,
leur étape en ce monde ne tarde pas à s’achever. En vain, chapelains,
chirurgiens, pharmaciens, leur prodiguent les secours spirituels et
temporels. Exhortations et médecines ne font que préparer au moment
suprême l’âme et le corps de ces moribonds, et leurs yeux sont fermés
par les sœurs de charité de Saint-Vincent-de-Paule, anges de paix qui
veillent au lit de mort des hommes de guerre.

Pourquoi la prévoyance du pouvoir ne s’est-elle pas étendue jusque
sur leurs cendres? Pourquoi n’a-t-on pas mis à exécution le projet de
Napoléon, qui songeait à convertir l’Esplanade en Élysée militaire? On
jette les soldats qui meurent à l’Hôtel dans un coin du cimetière du
Mont-Parnasse; leurs noms sont oubliés; quelques coups de fusil sont
toute leur apothéose, et la noire croix de bois qui s’élève un moment
sur leurs tombes se confond bientôt avec la poussière du dernier séjour.

Leurs enfants s’élèvent et grandissent pour les remplacer un jour
dans les cadres de l’armée et sur les rôles de l’Hôtel. Ils débutent,
et leurs pères finissent; ils montent et leurs pères descendent; ils
seront, et leurs pères ont été. Voués au service, et provisoirement
destinés à régulariser au son du tambour l’emploi de la journée, ces
apprentis-soldats ont déjà une allure militaire, voire même des mœurs
de garnison. «Ohé! criait l’un d’eux à un camarade, viens-tu jouer à
la pigoche?--J’peux pas, j’vas promener avec ma _femme_.» Celui qui
répondait ainsi était âgé de treize ans, et sa _femme_ était la fille
très-mineure d’une marchande de pommes du quinconce. Triste précocité!

[Illustration]

A la tête des jeunes _tapins_ se pavane, droit comme la canne qu’il
fait tournoyer, un élégant tambour-major. A sa tournure martiale, aux
cicatrices qui ennoblissent et détériorent sa physionomie, on voit
qu’il n’a pas toujours eu des enfants à conduire, et qu’il se rappelle
encore le temps où, placé en tête de son régiment, il était le premier
à offrir aux balles ennemies sa poitrine d’athlète. Ce beau cavalier
est un favori des dames, que son excellente tenue, la propreté de sa
mise, la grâce de ses entrechats, la galanterie de ses discours, font
rechercher dans les guinguettes des barrières voisines. Les conscrits
prétendent qu’il est _torrible avec les fommes_. Il prime au _Salon de
Mars_ et au _Grand Vainqueur_, où, tous les jours de fêtes, il consomme
un nombre incalculable de contredanses à dix centimes la pièce. Il n’a
d’autres rivaux qu’un sien collègue, amputé des deux jambes, instruit
jadis dans l’art de la danse par les jeunes filles d’outre-Rhin.
L’agilité de ce dernier est vraiment phénoménale. Les violons le
suivent à peine; la galerie le contemple avec admiration. Comme il
saute, comme il gambade, comme il pirouette, comme il tournoie, plus
solide sur ses jarrets de chêne qu’un habitant des Landes sur ses
échasses! C’est un zéphir en uniforme d’invalide; c’est Vestris en
jambes de bois.

[Illustration]

Les guinguettes où brillent le dimanche des danseurs plus ou moins
ingambes, sont journellement le rendez-vous d’un grand nombre
d’invalides. Le litre quotidien ne suffit pas à ces vieillards altérés.
Parfois même leur goût blasé dédaigne le vin comme un liquide trop
fade et trop insipide, et ils vendent leur ration pour se procurer du
_schnick_, boisson plus militaire, dont ils ont contracté l’habitude
dans les bivouacs.

Deux camarades de chambrée se rencontrent rarement sans être affectés
d’une soif contagieuse. «Est-ce que nous ne buvons pas une chopine?»
dit l’un; «Est-ce que nous _n’écrasons pas n’un grain_?» dit l’autre
avec plus d’emphase. Ils vont s’attabler dans un cabaret, dissertent
sur l’empire et sur l’empereur, et réunissent autour d’eux des groupes
d’auditeurs attentifs. Parfois la conversation s’échauffe; les convives
ne sont pas d’accord. Cette manœuvre a-t-elle été utile ou funeste? Ce
fait d’armes a-t-il eu lieu en Prusse ou en Champagne? Cette charge
a-t-elle été exécutée par les hussards ou par les dragons? «Je te dis
que c’est par le 7e dragons.

--Je te dis que c’est par le 3e hussards.

--Je te dis que si.

--Je te dis que non.»

[Illustration]

La querelle s’engage; les gros mots s’échangent, puis les coups
de poing. Les verres roulent, et les buveurs aussi; la discussion
commencée sur la table se termine dessous. C’est là d’ordinaire, au
milieu des verres cassés, que s’opère le raccommodement. On se relève
en s’embrassant; on s’essuie, on s’examine; personne n’est blessé; il
n’y a d’ouvrage que pour le tourneur, et l’un des antagonistes s’écrie
avec effusion:

«Garçon! du même, et qu’il soit meilleur; c’est moi qui régale.

--Ne l’écoute pas, garçon; la dépense est pour moi.

--Laisse-moi donc, laisse-moi donc.

--Non, je n’entends pas ça.»

De nouvelles disputes vont suivre cet assaut de générosité, mais
le premier interlocuteur a déposé son écot sur le comptoir, et son
camarade cède en disant: «Allons, puisque tu y tiens....»

[Illustration]

Bientôt le vin renverse ces inébranlables soldats; ils trouvent en lui
un ennemi plus perfide que l’Anglais, plus formidable que L’Autrichien.
Eux qui n’ont jamais bronché devant l’artillerie, rentrent en
chancelant à l’Hôtel, où les recevra la salle de police, où la capote
de punition remplacera leur uniforme souillé. Grâce pour les coupables!
ils ont parlé de leurs campagnes, et la gloire entre pour beaucoup dans
leur ivresse.

[Illustration]

L’absorption des spiritueux n’est pas le seul plaisir des invalides. Il
en est qui ont conservé pour le sexe (nous mentirions en disant pour
le beau sexe) un irrésistible penchant. Une jambe, un bras de moins,
n’empêchent point leur cœur d’être intact, et, pour être refroidies,
leurs ardeurs ne sont pas éteintes. Ils ne peuvent guère payer de leur
personne, mais ils sont dignes encore de celles qu’ils courtisent,
et dont ils charment les oreilles par des chansons grivoises et de
graveleux calembours. Leur galanterie a tourné à l’aigre, leurs défauts
sont devenus des vices. Il se passe dans les fossés du Champ-de-Mars
des scènes qu’heureusement la nuit dissimule: faisons comme la nuit; ne
dévoilons pas des passions sexagénaires, qu’irrite la comparaison du
présent avec le passé. Quand on a été l’amant heureux d’une infinité de
Flamandes, de Hollandaises, d’Italiennes, d’Espagnoles, de Viennoises,
de Berlinoises, voire même de Mauresques et d’Égyptiennes, il est
pénible d’en être réduit aux vénales beautés du Gros-Caillou... Mais
qu’y faire? à défaut de roses, les soucis.

[Illustration]

Cette comparaison botanique me rappelle qu’aux extrémités latérales
de l’Hôtel s’étend une file de petits jardins. Chaque invalide a dû
primitivement avoir le sien; mais la guerre a démesurément augmenté la
population de ces lieux; et, aujourd’hui, les jardinets sont accordés
par faveur spéciale après le décès des usufruitiers. L’invalide
horticulteur s’attache à la glèbe de son enclos, s’immobilise au
milieu de ses plantes chéries, se dessèche avec elles en hiver, et
renaît avec les premiers bourgeons. Sa vigne, arrondie en berceau, est
ornée d’une statue en plâtre de l’empereur, qu’on rentre avant les
gelées; c’est l’idole de l’horticulteur. Il la couronne, la couvre de
bouquets, l’embellit de drapeaux tricolores, la regarde avec adoration,
sans s’apercevoir que le contenu de son arrosoir s’épand en ruisseau
sur les objets voisins. La contemplation de son fétiche est seule
capable de détourner passagèrement l’infatigable jardinier de la
culture de ses dahlias, qui lui ont valu une mention honorable de la
Société d’encouragement. Malheur à qui chercherait à s’introduire dans
ce temple en plein vent élevé à Napoléon! Le vieux soldat a failli
assommer un _tapin_ que la curiosité avait amené aux pieds de la
statue, et il a laissé pour mort un chien qui en avait immodestement
sali le piédestal. C’est du reste un excellent homme.

L’invalide pécheur demande aux eaux des plaisirs non moins doux et
non moins tranquilles que ceux dont l’horticulteur est redevable à
la terre. Ce bipède amphibie, muni d’une boîte d’asticots et d’une
canne à ligne, s’établit dès le matin sur un train de bois, près de
l’embouchure d’un égout; situation peu _odoriférante_, mais propice
aux captures. Là, il attend patiemment que _ça morde_. _Ça_ désigne
un poisson quelconque, que le vieux Triton voit déjà sauter du
fleuve natale dans l’huile de la friture; mais le bateau à vapeur
de Saint-Cloud vient à passer, les roues géantes soulèvent d’énormes
flaques d’eau, et la proie espérée s’enfuit:

[Illustration]

«Au diable la vapeur! murmure l’invalide; pas moyen de pêcher une
ablette! Du temps de l’empereur, on ne tolérait pas toutes ces
saloperies, qui ôtent les bras du pauvre peuple.» Et rengaînant sa
ligne, il s’éloigne en accablant de malédictions la vapeur et ses
bateaux.

Il y a parmi les invalides une race d’élite, qui dédaigne également
le cabaret, les femmes, la culture et la pêche. Les membres de cette
société choisie se reconnaissent à leur physionomie distinguée, à
leur front chauve et lisse, coiffé d’une calotte de soie noire;
ils se rassemblent à la bibliothèque, promènent sur les journaux
leurs yeux armés de lunettes, et dévorent les nombreux mémoires de
l’époque impériale. Souvent aussi ils se groupent sous les portiques,
et discutent entre eux des points de tactique, comme des avocats
discuteraient des points de droit. Ils tracent des plans de bataille
avec leurs cannes, représentent les fleuves en abrégé, au moyen du
fluide que sécrètent leurs glandes salivaires, et marquent, par des
pincées de tabac, la place des batteries. Ils jugent les généraux et
font des parallèles à la manière de Plutarque. Vous sauriez, en les
écoutant, à qui est dû réellement le gain de telle ou telle bataille;
vous connaîtriez la cause de l’inaction de Bernadotte à Averstaedt,
et de tel autre général en Espagne; ils vous répéteraient le mot
énergique que prononça Cambronne à Waterloo. Passant de Hondschoote à
Weissembourg, de Borodino à la Bérésina, d’Iéna à Leipsig, ils donnent
un sourire de joie à tous les triomphes, une larme à tous les revers.
Grâce à Dieu, ils ont peu de larmes à verser!

En décrivant les Invalides de Paris, j’ai fait le tableau moral de
ceux d’Avignon, où est établie une succursale depuis l’expédition
d’Égypte. Ce sont les mêmes habitudes, modifiées par le calme de
l’existence départementale, et par une surveillance plus facile, en ce
qu’elle ne s’exerce que sur cinq cents hommes. L’état sanitaire est
plus satisfaisant, et la longévité plus grande sur les bords du Rhône
que sur les rives de la Seine. Quant aux bâtiments de la succursale
avignonnaise, ils se composent de deux maisons conventuelles, dont
l’ancienne distribution a été presque entièrement conservée. Au milieu
de la cour principale est une fontaine avec une inscription qui serait
peu goûtée des buveurs, s’ils entendaient le latin:

    NAÏAS
    HOSPITA
    MARTIS.

Le parc de la succursale, planté d’ormeaux et de platanes, est divisé
en larges allées qui portent les noms d’Iéna, d’Austerlitz, de Wagram,
etc. Les murs qui l’environnent présentent un résumé de l’histoire
militaire de France depuis 1791 jusqu’à nos jours; des tableaux
graphiques y rappellent les principales batailles, leurs dates, les
noms de ceux qui s’y distinguèrent, leurs belles actions, leurs paroles
mémorables; c’est un Panthéon en plein vent.

Que de souvenirs se rattachent aux vétérans qui, dans ces deux
hospices, préludent au repos du tombeau par le repos de la vieillesse.
Que cette réunion d’hommes échappés au carnage est, malgré les
imperfections individuelles, imposante dans son ensemble! En
l’étudiant, mon cher Lorentz, je me suis senti pénétré de vénération.
Lors de ma dernière visite aux Invalides, j’étais allé dîner au café où
vous eûtes le bonheur de rencontrer Colopeau. Le crépuscule tombait;
l’obscurité naissante augmentait les gigantesques proportions de
l’Hôtel. Je songeai aux brillantes visions qui devaient à cette heure
planer sur cette enceinte, et dans une boutade poétique, j’écrivis les
vers par lesquels je clos ma trop longue épître.

    La nuit, quand tout se tait et dort sur l’Esplanade,
    A l’horizon lointain mugit la canonade;
    Des rêves glorieux ont visité l’Hôtel.
    Soudain, chaque bataille, au renom immortel,
    Fille du peuple libre ou fille de l’empire,
    Prend un corps, et, vivante, elle marche et respire.
    Fleurus, demi-vêtue et le sein palpitant,
    Croise la baïonnette, et triomphe en chantant.
    Embabeh, refoulant les Arabes timides,
    Contemple l’Orient du haut des Pyramides.
    Vengeant de tristes jours de défaite et d’affront,
    Marengo pleure un brave; Austerlitz à son front
    Porte des rayons d’or éclatants comme un phare,
    Et sur des lacs de glace entonne sa fanfare.
    Voici venir Wagram et la sanglante Eylau;
    Pâle de désespoir, voyez-vous Waterlo,
    Au milieu des moissons que la guerre a foulées,
    Disputer aux Anglais ses aigles mutilées?
    Entendez-vous encor, par la paix endormis,
    S’éveiller en grondant les canons ennemis?
    Entendez-vous frémir comme au gré de la bise
    Les drapeaux suspendus aux voûtes de l’église,
    Et que peut contempler l’invalide joyeux,
    Quand il élève au ciel sa prière et ses yeux?

    Alors les vieux guerriers se raniment; leur bouche
    A retrouvé des dents pour mordre la cartouche;
    Feuillage printanier des arbres rajeunis,
    Les cheveux ont couvert leurs crânes dégarnis.
    Comme un fleuve ses bords, le sang bat leurs artères;
    Ils renaissent au jour des fastes militaires,
    Et leur jeunesse ardente, avide d’un grand nom,
    Est digne qu’on la risque en face du canon.
    Ils se lèvent; pour eux la lutte recommence;
    Ils reprennent un rang dans la colonne immense.
    Soldats de vingt pays, esclaves de vingt rois,
    Anglais, Autrichiens, Prussiens, Bavarois,
    Opposent à leurs coups une épaisse muraille,
    Que perce et démolit l’incessante mitraille.
    Mille ennemis sont là; mais eux, vaillants et forts,
    Rompent des bataillons, escaladent des forts;
    Et si, dans la mêlée, un boulet les emporte,
    Si la balle en passant les renverse, qu’importe?
    Car, pour les voir tomber et mourir sans terreur,
    Ils ont deux grands témoins, la France et l’empereur.

    Hélas! bientôt la nuit, la mère des mensonges,
    Dans les plis de sa robe emporte tous les songes!
    Le matin reparaît, mais il ne reste plus
    Que de pauvres soldats, éclopés et perclus,
    Débris de corps humains, vieilles lames rouillées,
    Par l’âge et les combats moitiés dépareillées.
    Ils accueillent souvent par un juron brutal
    La goutte qui les tient sur un lit d’hôpital;
    Mais leur caducité s’entoure de trophées;
    Au feu des souvenirs leurs âmes réchauffées
    Vers un passé sublime ont repris leur essor;
    Ils ont rêvé de gloire!... ils sont heureux encor.

  =E. DE LA BÉDOLLIERRE.=

    Pour copie conforme:

  =A. LORENTZ.=



[Illustration: LE RHÉTORICIEN.]

[Tête de page]

LE RHÉTORICIEN.

    Il est assez bien conneu que l’on doibt appliquer le nom de
    rhétorique à l’art de plaire et de persuader, soit en parlant,
    soit en écrivant.

      VAUGELAS.


A DIX-HUIT ou dix-neuf ans, quand un jeune homme entre dans le monde,
après avoir fait parler correctement et convenablement tous les plus
grands hommes des temps antiques et des temps modernes en français,
en latin, en prose et en vers, on pense bien qu’il doit avoir acquis
une assez bonne opinion de lui-même. Après avoir débité sous le nom
de Cicéron les amplifications les plus brillantes et les maximes les
plus conservatrices; après avoir vitupéré si justement Philippe de
Macédoine et la tyrannie, au nom de Démosthènes, un écrivain qui a
su dépeindre avec tant de solennité, de nerf et d’éclat, le sort des
malheureux chrétiens d’Orient, d’après saint Bernard; un adolescent qui
a si bien rendu l’_amoureuse félicité du soupir_ dans sa correspondance
de Pétrarque avec Laure de Noves, pourrait-il avoir un doute à l’égard
de son mérite, une inquiétude à l’égard de son avenir? Pourra-t-il
hésiter à porter et à formuler un jugement absolu toutes les fois qu’il
est question d’ordre public, de liberté, de christianisme, et surtout
lorsqu’il est question de l’_amour_?--Voilà ce que nous soumettons à
tous les psychéistes, et notamment aux phalanstériens, à qui nous
recommandons avec sollicitude un enfant du progrès, un poëte juvénile,
un lauréat universitaire. Nous espérons qu’on voudra bien excuser
son aplomb, sa disgrâce et sa pédanterie, par la bonne raison que la
loquacité redondante et l’intarissable diffusion signalent toujours un
écolier qui vient de quitter les bancs.

La bibliothèque du rhétoricien se compose infailliblement des livres
qui suivent:

  Six volumes de dictionnaires, y compris le DICTIONNAIRE
    PHILOSOPHIQUE de Voltaire, édition Touquet;

  Un volume dépareillé du MONITEUR UNIVERSEL (année 93);

  L’ORIGINE DES CULTES, par le citoyen Dupuis, édition de 1829 avec
    la date de 1797, an VII de la république française;

  LES RUINES (de Volney), 20e édition compacte;

  La GUERRE DES DIEUX, par Évariste Parny, de l’Institut national;

  Quatre volumes dépareillés du CHEVALIER DE FAUBLAS et du COMPÈRE
    MATHIEU;

  BIOGRAPHIE DES CONTEMPORAINS, par MM. Jay, Jouy, Arnault,
    Norvins, etc., etc., excellents biographes, dont chaque article a
    donné sujet à réclamations;

  LA CHEMISE SANGLANTE, par Barginet (de Grenoble), et la COTTE
    ROUGE, du même auteur;

  LELIA, INDIANA, LA SALAMANDRE, et autres romans _intimes_ ou
    _maritimes_;

  LA CHUTE D’UN ANGE, avec l’estampille d’un cabinet de lecture du
    faubourg Saint-Jacques, et des notes au crayon sur toutes les
    marges.

Le rhétoricien a presque toujours des yeux immenses, le visage innocent
et l’air doctoral; il est généralement grand et fluet; il porte, le
dimanche, avec un air de satisfaction, des éperons novices et des
cheveux excessivement pommadés. Il use de la pommade avec une profusion
qui participe de l’extravagance. C’est toujours un rhétoricien qui
fait l’exhibition du premier pantalon blanc qu’on voit éclater à Paris
sur l’horizon printanier. Il est toujours _flânant_ dans les passages
et sur les promenades publiques, la bouche armée d’un cigare; car il
est bon de vous dire qu’il fume, le rhétoricien; il fume en dépit de
son aversion naturelle, et il s’en acquitte même avec une résolution
courageuse, une ténacité méritoire. Il a quelquefois le propos absurde,
mais il a toujours le verbe haut, suffisant, tranchant et didactique.
L’histoire des coulisses de Paris lui est connue tout entière, et
la chronique des Variétés n’a pas de secrets pour lui. Il pourrait
nommer tous les amants de toutes les actrices du boulevard; mais ce
qu’il sait encore mieux que tout le reste, c’est l’histoire de tous
les duels qui ont eu lieu depuis la révolution de juillet. Il disserte
assez judicieusement sur les chevaux de course, il raisonne assez
pertinemment sur les filles de théâtre; mais le plus souvent possible
il fait intervenir dans la conversation le nom d’un célèbre dandy du
jockey-club, qui est son ami le plus intime et qu’il n’a pourtant
jamais vu qu’à l’Opéra, c’est-à-dire du parterre aux balcons du même
théâtre, et de bas en haut, conséquemment. Il arrive au sommet de la
perfection lorsqu’il a lieu de se persuader qu’il a été _floué_ par des
courtisanes, qu’il a fait une orgie satanique avec des _viveurs_, et
qu’il pourrait avoir obtenu quelques bonnes fortunes dans _la haute_
(style de roué vulgaire).--Il n’a seulement pas daigné prendre garde à
cette grande dame...--Apprenez qu’il est également supérieur à la bonne
fortune et à la mauvaise fortune...

On concevra bien aisément qu’un jouvenceau qui fait parade de certains
défauts ou de certaines qualités en opposition directe avec son âge
et ses habitudes, ne saurait agir d’après son impulsion naturelle.
Des lectures aussi mal choisies que mal comprises ont halluciné ce
pauvre étudiant. Il a pris au réel, au positif, au sérieux, certains
caractères imaginés par un poëte en colère et des romanciers en délire,
ou des dramaturges en frénésie. Il est devenu lycanthrope, faustique et
byronien, mais byronien progressif et perfectible, entendons-nous. Il
admet les intuitions féroces et les monomanies régicides; mais c’est
en les combinant avec les assentiments forcenés, les attractions en
cour d’assises et les sympathies george-sandiques. Il a cru aux enfants
désillusionnés, à la prédilection pour les forçats, de la part des
femmes supérieures; il a cru par-dessus tout à cette espèce d’auréole
et d’éclat prestigieux qui reluit autour du crime, et qui doit fasciner
les âmes fortement trempées, les âmes solitaires au désert du monde!...
En revanche, il ne conçoit pas du tout quelle sorte d’agrément telle ou
telle femme _sérieuse_ a pu trouver dans l’intimité d’un joli garçon
bien tourné, bien fait et bien mis! Vous pouvez bien supposer qu’il
ne veut jamais admettre aucune obligation de costume, de convenance
ou de politesse, il appelle tout cela des _banalités vassales_ et des
_vulgarités surannées_. Il croit au génie tudesque, aux incantations,
au Fatum, à l’orgueil Lucifernal, à l’Égoïsme, surtout! et même à
celui des Sœurs de la Charité. Il a toujours l’accusation, le reproche
et le mot d’_Égoïsme_ à la bouche. Le collégien progressif se fait
un bouclier impénétrable et tire un immense parti de son _abnégation
personnelle_, en conversation. Il n’a jamais vu femme qui vive avec une
intimité soutenue, ou même avec une familiarité prolongée, si ce n’est
sa mère, sa grand’mère et la portière de son école; mais il n’en pense
pas moins que toutes les femmes au-dessus de huit à dix ans sont des
créatures vénales et dépravées, dévastées, échevelées, avilies, etc. En
concurrence avec ce touriste anglais qui avait écrit sur son calepin:
_Toutes les femmes de Blois sont rousses et acariâtres_, il vous
soutiendra, quand vous voudrez, que les Parisiennes sont naturellement
stériles, arides et livides (à moins qu’elles ne soient fardées). Quand
vous en trouvez qui ne sont pas chauves, et qui ne sont pas ternes et
blafardes comme des navets, vous pouvez bien compter que c’est parce
qu’elles ont mis des cheveux de paysannes et du vinaigre d’Acloque. Il
n’y a que les épiciers, les moutards et les Berrichons qui se laissent
attraper à ces choses-là! Cet homme d’expérience est pleinement
convaincu que la majorité des femmes est profondément adultère et
plus ou moins infanticide; voilà ce qu’il a trouvé dans une satire de
lord Byron, où l’on voit également que toutes les _empoisonneuses_
sont des _femmes_. Mais vraiment, on pourrait dire aussi que tous
les _empoisonneurs_ sont des _hommes_, ce qui serait un théorème
indubitable et fournirait un prolégomène incontesté.

Notre byronien se maintiendra résolument dans la même opinion jusqu’à
l’heureuse époque où, dompté par une _affinité élective_, à la manière
de Gottorp-Ephraïm Lessing, il ira déposer ses tristes croyances
aux pieds d’une adorable ouvrière à laquelle il aura conçu, mais
fugitivement, à la vérité, la généreuse et belle pensée _d’offrir, avec
son nom, son cœur et sa main_, comme dit toujours M. Planard[14].

  [14] Auteur de JULIETTE BINARD ou _le Mariage de la Brodeuse_,
  opéra-comique en trois actes, et qu’on joue fréquemment dans la
  banlieue de Paris.

Mais pendant qu’il est encore dominé par des théories si desséchantes,
et pendant qu’il met tous les sentiments humains et sociaux, honnêtes
et vrais, au-dessous de rien, il étale inconséquemment les idées les
plus débonnaires en philanthropie. Il ne trouve jamais assez d’air
et de force, assez d’oxygène et d’organisme dans ses poumons, pour
crier contre le monopole du tabac, contre l’imposition du sel, et
surtout contre le régime colonial; contre cet esclavage affreux que
nous laissons peser sur nos frères du Sénégal et de la Gambie, sur les
Chicaras, les Jaloffs, et les infortunés concitoyens du roi de Congo,
qui sont habituellement égorgés ou pendus quand ils ne sont pas vendus
à des Brésiliens, des Havanais ou des Bordelais. Il vous suffira de ne
pas désapprouver assez fortement le tarif des octrois et le timbre sur
les cartes à jouer, pour qu’il vous appelle sarcophage et monolithe
arriéré, cruche pétrifiée, borne milliaire et vertèbre de mastodonte,
ou fossile antédiluvien! ce qui est une invective abominable
aujourd’hui. Il est assez connu que M. Geoffroy-Saint-Hilaire a voulu
faire un procès au jeune Gay-Lussac qui l’avait appelé _vieux Ibis_
et _momie rétrospective_; mais cet élève du Jardin des Plantes a été
libéré d’accusation pour avoir agi sans discernement, parce qu’il
n’avait pas quinze ans révolus.--Si nous étions en Chine au lieu d’être
à Paris, disait M. Geoffroy, je le ferais condamner à porter _la
cangue_ toute sa vie!--Mais pour en revenir à notre publiciste imberbe,
il est bon d’avertir les souverains étrangers que toute espèce de tête
plus ou moins couronnée n’est jamais à ses yeux qu’un chef salique,
un tyran féodal, un despote ombrageux qui brandit continuellement la
lame d’un grand sabre, afin d’écharper ses malheureux sujets prosternés
devant lui.--Les sujets de ce temps-ci sont toujours agenouillés
ou prosternés, comme chacun sait.--Le roi des Français est le seul
potentat qu’il n’ose pas accuser de se livrer continuellement à cette
occupation monarchique. Si vous avez la patience et la bonté de lui
laisser dérouler ses plans humanitaires et sociaux, vous verrez
qu’après vous avoir débité toutes sortes d’élucubrations qu’il a
puisées dans l’ancienne _Minerve_ et le vieux _Constitutionnel_, il
conclura par une macédoine en prosopopée, dans laquelle il évoquera les
mânes de Lafayette et des saint-simoniens, de Paul Courier, de Charles
Fourier, et autres génies du progrès auxquels il a consacré tous les
sentiments de confiance et de vénération dont il est capable. Mais
comme le désenchantement de son cœur n’a pu résister aux minauderies
d’une petite lingère, il arrivera que ses grands plans de réforme
sociale iront sombrer lourdement devant ce qu’on appelle aujourd’hui
_les agaceries du pouvoir_, c’est-à-dire devant l’espérance d’être
employé comme surnuméraire à la direction des douanes.

Nous allons mettre sous les yeux du lecteur une anecdote que nous
tenons pour véritable, attendu que le grand écolier qui nous l’a contée
ne pouvait y trouver aucune satisfaction pour sa vanité. Laissons
parler ce rhéteur ingénu.

--J’avais passé dix-huit ans, et j’étais encore parfaitement novice
et candide, quoique j’affectasse un air expérimenté, et quelquefois
même un peu blasé.--Pauvre don Juan que j’étais! innocent blondin,
qui m’occupais en cachette à composer des madrigaux anthologiques et
des sonnets italiens en l’honneur de Léontine Fay, qui n’en a jamais
rien su, parce que je n’étais jamais assez content de la beauté de mon
écriture et de l’élégance de mon papier à vignettes dorées.

J’étais allé passer mes dernières vacances au château d’Échenilles,
chez M. Jean Gouin, mon parent. C’était un homme habituellement brusque
et peu souvent aimable; abusant étrangement de son titre d’ancien
colonel de la grande armée pour être à sa volonté loquace ou taciturne,
impérieux et taquin. Voilà ce qu’il était avec tout le monde, excepté
sa charmante femme; mais il faut vous dire comment cette prédilection
se trouvait justifiée par le caractère et les agréments de ma cousine
Gouin. Figurez-vous une belle et jolie femme de vingt-quatre ans,
avec de grands yeux bleus, des dents du plus pur émail; bien prise
de taille, quoiqu’un peu rondelette, et d’ailleurs alerte et rieuse.
Elle était mère de deux gros garçons qui ressemblaient fort peu
(très-heureusement) à M. le colonel, auteur de leurs jours. A peine
eus-je passé deux heures au château d’Échenilles, que tout ce que
j’avais lu dans la littérature moderne, sur les relations habituelles
entre les cousins et les cousines, et que tout ce que j’avais appris
au Gymnase sur les désastres matrimoniaux des anciens militaires, me
revint à l’esprit. Je compris que le sort ne m’avait amené dans cette
maison que pour remplir une place vacante, ou du moins inoccupée; en
conséquence de quoi ma résolution fut bientôt prise. Je commençai dès
le lendemain à dresser mes batteries en roué consommé, en vrai Faublas,
à ce qu’il me sembla.

Pendant huit jours, je fis de magnifiques dépenses en cosmétiques,
en pommade et en eau de Cologne, ce qui constitue la perfection de
l’élégance ou de la fashion pour un lycéen défroqué. Je donnai force
pastilles de toutes couleurs à mes petits cousins; je les versai cinq
ou six fois de suite en les traînant dans leur petit chariot, et je
m’arrogeai le droit de présenter journellement à ma cousine un bouquet
symbolique.... Enfin, je m’ingéniai d’aller battre la mesure auprès
d’elle, à son piano, quand elle nous jouait la marche des Puritains,
que mon parent affectionnait beaucoup et qu’il demandait régulièrement
à sa femme après son café. Si je battais la mesure à contre-temps, ce
n’était pas ma faute et ce n’était pas sans raison, car je n’ai jamais
eu l’oreille musicale; mais ma jolie cousine ne s’en formalisait et ne
s’en plaignait en aucune façon.

En voyant son indulgence, et d’après un si tendre encouragement, je ne
doutai plus de mon succès auprès d’elle et je pris la résolution d’_en
finir_. A cet effet, j’écrivis, en cursive anglaise assez passable,
une déclaration qui était un véritable chef-d’œuvre de rhétorique, et
je puis ajouter de dialectique, car toutes les parties du discours,
depuis l’exorde jusqu’à la péroraison, s’y trouvaient enchaînées et
déduites avec une méthode irréprochable, une logique parfaite!--Ensuite
et malgré la satisfaction que j’en éprouvais, ne me sentant pas la
témérité de remettre moi-même une pareille épître, j’eus recours à un
stratagème de comédie: je chargeai mon bouquet d’être mon messager; je
savais que ma cousine, toute campagnarde d’habitude, en détacherait
la gerbe elle-même, afin d’en garnir deux vases qu’elle avait sur la
cheminée de son cabinet.

Fort de ma résolution, je montai tout de suite après dîner pour
aller chercher mon buisson de roses et d’œillets, et je redescendis
l’escalier en conservant un aplomb stoïque; seulement, à la porte du
salon, je sentis battre mon cœur et j’hésitai: mais ce ne fut que
l’affaire d’un instant.

--Vous arrivez trop tard, monsieur de l’ancien régime, me dit le
colonel:--les oiseaux sont envolés: Constance a mal à la tête, et la
voilà qui vient d’aller se mettre au lit pour y boire de l’eau de
tilleul, à ce qu’elle a dit.

Ma figure exprimait un tel désappointement, que mon cousin ne put
s’empêcher d’en rire.

--Donnez-vous donc du mal pour les femmes, continua-t-il en
goguenardant; fatiguez-vous donc à composer des pyramides de fleurs:
une migraine, un enfant malade, et voilà que votre travail est à
vau-l’eau...... Sapristie! quel parfum! Passe-moi donc un peu cet
odorant tribut de ton amitié pour ma femme.

A cette demande inattendue, mon sang reflua vers ma tête, et je devins
couleur de pourpre....

Je restais cloué à ma place, et le colonel me toisa de la tête aux
pieds; ensuite il plissa son front, ouvrit de grands yeux, serra les
lèvres, et fit entendre un appel de langue qui pouvait signifier:--Ah!
vous aviez une intention de galanterie! on ne se doutait pas de ça.

Revenu de ma première stupeur, je crus qu’il fallait payer d’audace, et
je présentai le bouquet à mon cousin, mais ce fut avec les yeux baissés
et les joues fortement colorées encore. Il regarda le bouquet fort
attentivement, mais sa figure demeura tout à fait impassible; il en
respira l’odeur, et puis, le posant sur un guéridon qui se trouvait à
portée de son bras, il se renverse dans son fauteuil, en s’abandonnant
à une espèce de rêverie léthargique.

A peine revenu de ma frayeur, je commençais à me reprocher mes
idées de séduction: mais notre tête à tête muet fut interrompu au
bout de quelques minutes par la visite du procureur du roi de
l’arrondissement, honnête magistrat, qui avait fini par vaincre
l’antipathie de mon cousin pour les hommes de robe, en subissant
l’histoire de ses campagnes avec une longanimité tout à fait judiciaire.

La conversation roula d’abord sur les affaires et les caquets de la
petite ville; et puis M. le procureur du roi, qui tenait peut-être à
s’attirer une invitation pour le grand dîner du lendemain, pria mon
cousin de nous raconter une de ces histoires qu’il narrait toujours
avec un intérêt si rempli de charme.

[Illustration]

«Avec plaisir, dit le colonel qui accordait toujours ces sortes de
demandes avec empressement. Je vais vous en dire une.... Ici le colonel
se mit à cligner de l’œil avec un air narquois.... C’est un peu
vert, mais bah! vous avez été jeune tout comme un autre, monsieur le
magistrat, et Charles n’est plus un enfant.--N’est-ce pas que tu n’es
plus un enfant?»

Je répondis à cette moquerie du grognard par un coup d’œil assez
dédaigneux: le calme et la confiance étaient complètement rétablis dans
mon esprit.

«C’était en Espagne, au mois de septembre 1811, nous dit-il ensuite;
j’avais alors vingt-quatre ans; le 8e régiment de chasseurs, dans
lequel je servais comme lieutenant, tenait garnison à Orihuella,
fameuse garnison, où nous ne buvions que du vin de Xérès, et ne fumions
que de véritables cigares de Cuba: et quelles femmes, grands dieux!
des femmes avec des yeux de feu, des corps de fer, maniant le poignard
avec autant de facilité que les castagnettes. J’aurais pu tout comme
un autre courir les bonnes fortunes, mais j’étais trop amoureux d’une
petite fille appelée Geniola.»

Ici mon cousin fit une pause comme pour recueillir ses souvenirs.
Moi, la tête dans les deux mains, ayant l’air de prêter une attention
profonde au narrateur, je ne quittais pas des yeux mon fatal bouquet,
frémissant de tout mon corps à chaque mouvement de mon cousin, car ils
n’étaient séparés que par la largeur de cette petite table.

«La manière dont je fis connaissance avec Geniola, poursuivit le
colonel, est assez singulière pour mériter de vous être rapportée.
Dans une expédition pour venger la mort de quelques-uns de nos soldats
assassinés pendant la nuit dans un village andalous, je fus chargé, à
la fin de l’affaire, de mettre la dernière main à l’œuvre, en allant
sabrer tout ce qui restait d’habitants. J’entrai au galop dans le
village à la tête de mon peloton. Au milieu de la rue, restait seule et
debout, une belle jeune fille: je la vois encore, l’œil étincelant, le
visage enflammé, les cheveux épars: le cadavre d’un homme était à ses
pieds.--A toi, Français du diable! me cria-t-elle en m’ajustant, quand
je ne fus plus qu’à dix pas d’elle. Le coup partit, et mon schako en
tomba par terre: mon cheval était si fortement lancé, que ma farouche
ennemie n’avait pas eu le temps de s’enfuir: heurtée à l’épaule elle
alla rouler à quelques pas de là. L’expression de la haine était si
fortement empreinte sur les traits de cette jeune femme, tant de désir
de vengeance brillait dans ses yeux, c’était une beauté si fière et si
sauvage, que j’en fus enthousiasmé subitement et que je résolus de la
sauver. Arrêtant mon cheval, je retournai sur mes pas, je la chargeai
sur ma selle et la ramenai à San-Lucar-de-Barameda. Huit jours après
nous vivions maritalement ensemble, et j’étais fou de Geniola.»

Mon cousin s’arrêta quelques instants; mais je n’osais plus respirer,
et je puis dire que je ne vivais plus, car mon regard vif et pénétrant
avait découvert qu’entre deux roses de Provins, du plus gros rouge, mon
triste message amoureux poussait une pointe blanche, aiguë, luisante
et tout à fait hétérogène. Je ne pouvais plus y tenir et je me levai
pour aller reprendre mon bouquet; mais le colonel me prévint, et saisit
le bouquet en me disant: laissez-le-moi donc sentir à mon aise, il
m’_embaume_. Je revins m’asseoir à ma place, et j’étais plus mort que
vif.

«Depuis deux mois, poursuivit le colonel, je goûtais un bonheur
surhumain, quand il nous tomba des nues un officier général, que je fus
désigné pour accompagner jusqu’à Madrid; c’était une absence qui devait
durer pendant quinze jours au moins. Je crus que j’en deviendrais
fou: j’eus la tentation de déserter, de fuir au bout du monde avec ma
Geniola. Heureusement que j’avais alors un intime ami, nommé Lambert,
qui sut me parler raison bien à propos, et qui me détermina, non sans
peine, à remplir ce qu’il appelait un _devoir sacré_. Je partis après
avoir reçu de mon ami Lambert une _promesse sacrée_, celle de veiller
sur ma Geniola avec toute la sollicitude d’un frère ombrageux, ou d’une
duègne de Caldéron. Quel voyage! il me fut impossible de desserrer les
dents avant d’arriver à Madrid, et ce fut pour demander au général s’il
n’avait plus besoin de mes services.»

«Hé mon Dieu! Charles, qu’as-tu donc? dit le colonel avec un air
d’intérêt, en dirigeant vers moi le bouquet. Au même instant, je fermai
les yeux avec une terreur indicible, car le mot _adultère_ flamboyait
à ma vue sous la forme de mon épître que le colonel mettait de plus en
plus en évidence, en balançant dans sa main mon bouquet malencontreux.

[Illustration]

--Je n’ai rien du tout, lui dis-je avec une voix sourde et comme
étranglée.»

«Aussitôt que je fus libéré, reprit le colonel Gouin, je me remis en
selle, et j’arrivai à Orihuella-de-los-Montès onze jours après en être
parti. C’était un voyage d’une rapidité inouïe, et j’avais crevé trois
chevaux de poste afin d’arriver sitôt. La nuit était assez avancée,
et je n’en volai pas moins chez ma Geniola. J’entrai dans la maison
à l’aide d’une clef qui ne m’avait pas quitté, j’arrivai jusqu’à sa
chambre palpitant d’émotion, d’espoir et de bonheur; je n’avançais qu’à
pas comptés pour que Geniola ne se réveillât que dans mes bras; enfin
j’arrivai tout auprès de son lit, et l’émotion qui s’ensuivit me força
de m’appuyer contre un meuble... C’est la seule fois de ma vie où j’ai
compris qu’on peut tomber en défaillance et se trouver mal.» La diction
de mon parent Gouin devint ici tellement brève et saccadée, que tout
ce qu’il y avait d’âpreté farouche et d’énergie dans son caractère
se manifesta subitement à moi, pauvre séducteur d’une autre Geniola!
J’étais comme un condamné qui attend son arrêt, et qui prévoit un arrêt
de mort.

[Illustration]

Le colonel Gouin poursuivit après une pause effrayante. «Ma Geniola
dormait aux bras de mon ami Lambert! Leur sommeil avait l’air calme et
paisible, une veilleuse jetait sa douce clarté sur eux. La première
émotion que j’éprouvai fut tellement violente, que, comme je vous l’ai
dit, je fus obligé de m’appuyer le dos contre une armoire, afin de ne
pas tomber de ma hauteur; mais cet affaissement de corps et d’esprit
ne dura qu’un moment. La soif de la vengeance avait remplacé dans
mon cœur cet amour exalté qui le dévorait. Je la résolus prompte et
complète, ma vengeance; je m’avançai au bord du lit d’un pas lourd et
pesant à dessein de les réveiller. Mon sabre traînait avec fracas à
mes côtés... Geniola et Lambert ouvrirent les yeux. Je restai devant
eux debout, froid et immobile: nous nous regardâmes tous les trois
dans un terrible silence. Je le rompis en leur disant:--Geniola, vous
êtes une infâme! et toi, Lambert, un misérable!--Assassine-moi, dit
Lambert, qui lisait sur mes traits une résolution sanguinaire.--Je ne
t’assassinerai pas, dis-je à Lambert, parce que je ne suis pas un lâche
comme toi: c’est un duel, mais un duel à mort qu’il me faut! Allons,
dépêche-toi: voici des pistolets chargés, poursuivis-je en l’arrachant
du lit et lui montrant les armes que j’avais à la ceinture. Je lui
présentai en même temps ma main gauche fortement serrée, en lui disant:
Pair ou non?--Pair, balbutia Lambert.--Nous comptâmes cinq pièces
d’or.--Ta vie m’appartient! m’écriai-je avec une joie féroce.--Mais
Geniola, qui jusqu’alors était restée muette et immobile, se précipita
à mes pieds.--Grâce! grâce pour lui! dit-elle avec une voix déchirante,
c’est moi qui suis la cause..., je suis la seule coupable!...--Je la
repoussai brusquement en lui disant: Arrière!--Écoute, me dit-elle
avec l’accent du désespoir, écoute-moi bien: si tu l’assassines je me
tuerai.--A ton aise, et comme tu voudras! Geniola s’avança vers la
fenêtre, l’ouvrit, pencha tout son corps en dehors du balcon, puis me
cria:--Meurtrier, que Dieu te maudisse!--Je lui répondis: Bon voyage!
et je déchargeai mon pistolet dans la poitrine de Lambert.»

«Es-tu bête, Charlot! dit le colonel en interrompant son récit,
crois-tu donc que je veux te massacrer parce que tu destines tes
premiers autographes à la collection de madame Gouin?»

Je venais de tomber à la renverse dans mon fauteuil à la vue de mon
billet doux que mon damné cousin avait fait sortir de sa cachette,
attendu que pendant la dernière partie de son histoire, il avait fait
des gestes désordonnés.

[Illustration]

Voilà tout ce qu’il en fut pour ce jour-là. J’allai me coucher avec
l’intention de m’enfuir au plus vite, et le lendemain matin, pendant
que j’étais à plier bagage, mon hôtesse entra dans ma petite chambre
avec son fils aîné qu’elle tenait par la main. Elle me dit tout
uniment, avec douceur, mais avec un air de franchise et de fermeté
déterminée:--«Je viens pour vous restituer je ne sais quel papier qui
est dans cette enveloppe où vous n’aviez pas mis d’adresse, et dont
nous ignorons le contenu. Vous voyez que le cachet en est resté bien
intact? Mais comme vous n’avez et n’aurez jamais aucune raison pour
nous écrire ici, mystérieusement, d’une chambre à l’autre, reprenez
votre lettre, mon bon Charles, et ne pensez pas à nous quitter avant la
fin des vacances.--Mais, voilà déjà huit heures et demie, dépêchez-vous
donc, et n’oubliez pas que votre cousin vous attend pour aller chasser
sous bois.--N’allez pas oublier non plus de m’apporter des pervenches
et des germandrées pour votre bouquet du soir..., après la marche des
_Puritains_, mon ami..., comme à l’ordinaire....» Elle me souriait,
cette belle Constance et cette excellente femme! elle me souriait avec
une sérénité charmante, une simplicité naïve: et, comme je connais ton
bon cœur et ton indulgence pour moi, je t’avouerai que j’en avais les
larmes aux yeux....

--Cela m’a fait penser, me dit encore le rhétoricien, cela m’a
fait observer que, pour être mis au fait des mœurs françaises au
dix-neuvième siècle, il est bon de ne pas s’en rapporter aveuglément
aux comédies de M. Scribe et de M. Duport.

  =Eugène DE VALBEZEN.=



[Illustration: L’HERBORISTE.]

[Tête de page]

L’HERBORISTE.


HOMME ou plante, moitié commerçant, moitié végétal, sublime échantillon
de la nature morte, branche parasite, qui croît et se multiplie dans
le sens inverse de son importance, l’herboriste est le gui, sacré
jadis, aujourd’hui profane, qui résiste à la serpe de la Faculté, et
parviendra bientôt à étouffer l’arbre de la science qui l’abrite, le
soutient et lui délivre un diplôme de végétation. Trop, ou trop peu;
plus que l’épicier, pas autant que le pharmacien, la nature lui a créé
une position mixte entre les deux règnes: la société, un sanctuaire à
égale distance de la boutique et de la pharmacie.

D’autres ont le droit de vivre, l’herboriste végète! il séjourne
éternellement parmi les plantes, mais il n’herborise jamais.

Amoureux du sol comme un frêle arbuste, il verdoie, fleurit, se
dessèche et s’effeuille selon la saison; il est hygrométrique; il
s’accommode au tempérament des plantes; il connaît leur naturel, leur
hygiène, les lois qui président à leur conservation: la sienne ne vient
qu’après; sa vie se passe à dessécher, contuser, épister, concasser
et tamiser le détritus de tous les végétaux du globe; il sait tout ce
qu’on peut savoir en fait de drogues simples, et on prétend que son
imagination ne va pas au delà. Ange conservateur de la bourrache et du
romarin, de la guimauve et des quatre fleurs, à lui la casse, le séné,
la rhubarbe et le jalap, le bouillon-blanc et la rose de Provins, le
mouron d’oiseau et la graine de moutarde... noire. Son existence est
problématique, il le sait; contestée comme celle de la licorne, il la
prend pour enseigne. On ne croit plus à ses infusions, mais elles ont
cours; on croit à tant de choses qui n’en ont aucune dans le monde!
L’herboriste est croyant, le pharmacien est sceptique: bienheureux les
pauvres d’esprit, la médecine leur appartient! Le pharmacien, analyste
profond, a tout passé au creuset de son savoir: sa dignité se refuse à
vendre du tilleul; l’herboriste ne sait rien, n’approfondit rien, mais
il vend de tout: il professe une foi aveugle à tous les remèdes; il
en crée quelquefois, tant il lui répugne d’anéantir sa profession. Il
est persuadé que la consoude consolide les pluies; que la pulmonaire
cicatrise le _poumon_, et qu’on guérit de tout en usant de racine de
patience.

Voyez sa maison, c’est un système, une page écrite par M. de Jussieu,
des rayons étiquetés au hasard et d’après Linnée; il est philosophe
sans le savoir, botaniste par intuition, naturaliste par état; il est
décorateur par instinct: la gaude jaune ou violette associée à la sèche
forme ses armoiries; sa devanture est comme la préface des richesses
naturelles que recèle son intérieur. Sterne se serait arrêté à son
étalage pour y observer les progrès de la végétation. L’herboriste est
la nature elle-même pour les trois quarts de Paris. Corniche, plafond,
banquettes, siéges, comptoir, galeries, tout dans son répertoire se
rattache plus ou moins à la famille des graminées, tout est chez lui
matière médicale, jusqu’à sa figure, qui est purgative au suprême
degré. Sa collection contient, outre les fleurs de la création, celles
que la botanique a inventées. Le pavot y domine comme dans les romans
nouveaux. Parmi ces végétaux que l’art a décimés sans mesure et sans
choix, peut-être trouverait-on encore

    De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet.

C’est une exception. L’herboriste est galant, bon père, bon époux;
mais ses tendresses conjugales par excellence se traduisent en livres
de chocolat: il cède la _treizième_ à sa moitié; il donne un oreiller
de fougère à son premier né. Son intérieur est un musée botanique dont
il est la première plante. Pour être moins répandu que l’épicier,
l’herboriste est-il moins encyclopédique? A-t-il moins pourvu aux
besoins de l’espèce? moins étudié la physiologie de cet être maladif,
doublé d’infirmités originelles, de l’homme enfin? Inféodé aux
migraines, aux catarrhes chroniques, aux pleurésies, à cette succession
de phlegmasies aiguës, qui, puissamment secondées par la médecine,
finissent par dépeupler un quartier, l’herboriste possède encore un
arsenal contre les maux passagers, qui sans compromettre l’existence,
la condamnent à tant de prosaïques nécessités.

Voyez-le se mouvoir dans son intérieur, voué aux soins exclusifs de
sa profession, animé de cet amour de l’art qui rend honorables tous
les emplois, de cette dignité personnelle qui recommande les plus
modestes travailleurs; on peut être ministre et n’être pas aussi occupé
que lui. Règle générale: le commerce, qui n’a aucune espèce d’égards
pour ce vassal de la vente en gros, lui jette ses produits bruts, ses
marchandises crasseuses, son gramen chevelu, ses racines immondes, ses
tiges souillées d’alluvions; l’herboriste en est le purificateur et le
grand-prêtre: la guimauve sort de ses mains blanche comme l’ivoire, la
gomme arabique taillée à mille facettes, transparente comme le succin:
une duchesse s’en accommoderait pour peu qu’elle fût enrhumée. Force
de s’approvisionner chez le droguiste dont l’aveugle incurie mêle,
confond, altère tous les produits, l’herboristerie émonde et purifie
tout ce qu’il en reçoit, sans toutefois pouvoir émonder le droguiste
lui-même.

Grâce à un soin religieux, à une propreté méticuleuse, ennemie
d’un simple atome, à des précautions hyperboliques, à une dévotion
d’artiste, il parvient à loger dans une officine parfaitement nette des
plantes encore plus nettes; il met son amour-propre à leur conserver
l’arome, la couleur, le port, l’allure coquette qu’elles tiennent de
la nature. Il n’ajoute rien d’extra-légal à une infusion, il peut être
considéré comme un correctif puissant de la médecine. Pharmacien au
petit pied, médecin _in partibus_, il est tout ce qu’il peut être. Il
ouvre sa porte aux schismatiques, aux mécréants, à ceux qui ont perdu
leurs illusions en médecine et qui ne croient plus qu’à l’herboristerie.

L’herboriste n’aime pas le pharmacien. La confraternité suppose
toujours l’égalité. Mais ils s’entendent dans des vues également
honnêtes et philanthropiques. Passez-moi la casse, je vous passerai
le séné (il y a vraiment des herboristes qui ressemblent à des
gens d’esprit); envoyez-moi la grande clientèle, je vous céderai
la petite. L’herboriste, qui veut bien vivre avec son voisin, lui
adresse tout ce qu’il n’oserait exécuter de son chef, d’ordonnances
par trop hermétiques. L’autre met à sa disposition tout le menu fretin
de clients qui pourraient le déranger sans l’enrichir. Fiez-vous
à lui, dit l’herboriste, c’est le premier homme du monde pour les
juleps.--Croyez aveuglément en ses végétaux, dit le pharmacien, sa
mauve ne saurait être surpassée. L’un, en effet, ne peut loger tout
son savoir dans son officine, l’autre, toute sa profession dans son
cerveau. Ils forment une ligue offensive et défensive avec prime de
part et d’autre; et, toutes tricheries à part, ils vivent cordialement
et purgent à frais communs.

Mais, en présence du jury de la Faculté, que de ruses, que de
perfidies, que de fraudes permises, que de remèdes inavoués, que de
conserves inédites, que d’arcanes et de talent agréablement dissimulés!
L’école de pharmacie interdit absolument le savoir à ce commerçant;
elle inventorie son répertoire thérapeutique. Elle dit à l’herboriste:
Tu n’iras pas plus loin!... Patenté pour le débit des plantes usuelles,
il ne peut pas plus se permettre la thériaque, qu’un théâtre de
vaudeville le grand opéra, un bizet les épaulettes de colonel, un
pauvre une voiture à quatre chevaux. Soupçonné, _proh pudor!_ de vendre
des remèdes officinaux, cette victime des règlements qui régissent
la matière va au-devant de la prévention par l’étalage fantastique
de tous ses attributs botaniques. Un flair particulier l’avertit de
l’approche du jury. Il se pavoise ce jour-là de plantes trop fraîches
pour appartenir à un pharmacien. Devenu liane flexible, il enlace les
inspecteurs, et ouvre ses tiroirs dans le but de jeter de la poudre
aux yeux de la Faculté.--Moi pharmacien! voyez ma bourrache et mon
chiendent, ces véroniques en pleine fleur, ces rouges centaurées les
trouveriez-vous aussi belles ailleurs que chez moi? Pharmacien! j’en
suis incapable! pharmacien, non, jamais!... Le délinquant se fait
herboriste autant que possible; il entrerait volontiers dans un bocal.
La venette passée, il reprend son diplôme et ses airs avantageux; à
l’entendre, il est passé maître en toutes sortes de sciences, et a
tous les droits possibles pour voir l’humanité sous sa vilaine face au
moins.

Ainsi l’herboriste est tour à tour, comme Sganarelle, savant ou homme
primitif, herboriste seulement, ou praticien consommé, c’est selon ce
qu’on lui veut. Il passe pour un Salomon aux yeux de _la pratique_,
pour un crétin en présence de la Faculté: il y a sans doute exagération
de part et d’autre, mais il trouve également son compte à ses deux
emplois. Bonhomme au demeurant, il possède un faux savoir, une fausse
ignorance, un faux orgueil, une fausse modestie, de faux tiroirs, une
fausse enseigne et un faux toupet. Il fait de la pharmacie sans avoir
l’air d’y toucher, et se place parmi les industriels qui ont un métier
qu’ils avouent, pour en cacher un autre qu’ils n’avouent pas. Il germe
à Paris, il germe en province. Homme de prétention modeste et d’un
sans-gêne universel avec le client, il ne s’enveloppe point de mystères
et d’hiéroglyphes; il est populaire, et à la portée de tous.

Bien convaincu de son infériorité relative et de son pouvoir absolu,
l’herboriste ne heurte jamais de front les grands dogmes médicaux: mais
il a une thérapeutique à son usage, qu’il adapte _in extenso_ à tous
ceux qui lui dispensent un brevet de capacité. Il mine sourdement la
puissance du médecin par des cures miraculeuses. C’est l’abbé Châtel de
l’art de guérir. Le diplôme de l’herboriste se compose de tout ce que
le médecin est obligé d’ignorer, sous peine de passer pour incapable.

D’où vient cette affluence dans son herboristerie, à l’approche du
moindre fléau, de la plus légère épidémie? De ce qu’il ne surfait
jamais une indisposition, et qu’il guérit au prix coûtant. Il est né de
ce besoin qu’éprouve le vulgaire d’être malade à peu de frais. Remèdes,
tant indigènes qu’exotiques, sont par lui livrés sans bénéfice; il se
rattrape sur la quantité. On n’a pas à craindre de mémoire de sa part;
il fait crédit de la main à la main. Or, le mémoire est une invention
diabolique; le mémoire a tué le pharmacien en abolissant le client;
le mémoire a eu le grand malheur de passer en proverbe; le mémoire
d’apothicaire est resté ce qu’il y a au monde de plus suspect et de
plus diffus, après plusieurs autres mémoires contemporains.

Un homme dont le savoir n’a presque rien d’_officiel_, ne doit compter
que peu de grandes maisons dans sa clientèle: les hautes classes ont
leurs invincibles répugnances; elles traitent les maladies par actes
authentiques et notariés. La religion du cachet, le sceau à la cire
rouge, qui font article de foi chez le pharmacien, n’ont rien de commun
avec le débit élémentaire de quelques plantes sans importance et
surtout sans danger. Un pharmacien doit signer ses médicaments; on se
défie moins de l’herboriste, il peut garder l’anonyme.

On dit que l’herboriste flatte les préjugés, qu’il popularise des
croyances absurdes. En peut-il être autrement, puisqu’il les partage
(tant d’autres en propagent sans les partager!); puisqu’il n’a pas
encore fabriqué de casier pour les nomenclatures chimiques; puisque son
cerveau se montre réfractaire à toutes les découvertes de l’Académie;
puisque l’eau continue de lui apparaître comme un élément, la terre
comme un corps plus ou moins opaque qui salit les plantes; puisqu’enfin
il porte des bas chinés, une redingote noisette comme par le passé;
puisqu’il possède des simples de père en fils, et qu’il y a toujours eu
des simples dans sa famille? En revanche, on lui doit la conservation
de l’_eau des Carmes_ et de tant de précieuses recettes qui seraient
perdues sans lui, et contre lesquelles la médecine a peut-être trop
réagi. On réforme les abus, on abuse des réformes; si l’on supprime
l’herboriste, pourquoi ne pas supprimer la végétation? Un secret que
l’herboriste a conservé, c’est celui des grosses recettes nées de
petits profits, de ces millions de riens qui font un total effrayant au
bout de la journée.

L’herboriste n’est jamais très-vieux; en revanche, il est toujours
assez riche. Sa fille, délicate sensitive, effeuille ses plus beaux
jours à l’ombre des mélisses paternelles; elle en est encore aux romans
de Victor Ducange; elle fleurit longtemps pour s’épanouir enfin au
comptoir d’une véritable pharmacie; elle rêve qu’elle épouse un diplôme
comme une grisette ambitieuse rêve qu’elle ne se marie point à un
prince russe.

L’herboriste envoie également son fils à l’école de pharmacie, pour
narguer ses autocrates; il en veut faire un maréchal de France de son
ordre, c’est-à-dire un pharmacien.

Un chanoine, homme d’esprit, peu fier, se rendait fréquemment chez un
herboriste, homme déchu peut-être, mais qui avait eu son blason, sa
noblesse. Le chapitre à douze quartiers au moins de son très-noble
visiteur donnait de l’ombrage à l’herboriste. «Savez-vous, dit-il
un jour à son ami le chanoine, en lui détaillant ses titres, que je
pourrais entrer dans votre chapitre?--Vous y entreriez, c’est possible,
reprit le chanoine, mais par la porte de derrière.»

Soumis à toutes les influences atmosphériques dans la personne de
ses végétaux, martyr de tous les accidents qui leur surviennent, se
décolorant avec la mauve, la violette, la bourrache, vieillissant sous
l’écorce du quinquina, troublé dans son repos par les sages-femmes et
les gardes-malades, attaché au chiendent comme celui-ci l’est à la
glèbe, en proie aux charençons et aux vaudevilles, l’herboriste n’en
demeure pas moins voué à sa profession, qu’il festonne chaque jour de
quelque plante nouvelle.

A Paris, où chaque chose possède un autel, l’or, la beauté, la
religion, l’intrigue, le vice, la flatterie, l’intérêt, tout enfin,
excepté peut-être l’esprit et le talent, l’herboristerie a son temple
comme les vieux habits. Il a des magasins, des rues, des quartiers,
des arrondissements qui ne sont que bourrache d’un bout à l’autre, des
édifices surtout où la joubarbe s’épanouit sur les toits, le colchique
dans les caves, la pariétaire sur les fenêtres; où la primevère
se dessèche à côté du tilleul, où le bouillon-blanc des vallées
françaises heurte de front le rhododendron des Alpes: des maisons qui
correspondent avec tous les végétaux de l’univers. La rue des Lombards,
herbière s’il en fut jamais, cultive l’herboristerie depuis un temps
immémorial. Elle s’épanouit au printemps avec les violettes des champs,
et fabrique de l’eau de fleur d’oranger de Grasse dans toutes les
saisons. Rue incomprise, providence de l’herborisation, résumé du règne
végétal, elle réunit tout ce qui s’infuse par ordonnance du médecin.
Toutes ces substances ont leur histoire depuis l’ipécacuanha qui créa
la famille des Helvétius, jusqu’à la pervenche dont Jean-Jacques
Rousseau a fait une plante célèbre. La rue des Lombards vous vendra un
paquet de chiendent ou cent quintaux de salsepareille, au choix, sans
morgue et sans vanité aristocratique, sans préjudice de son sucre et
de ses pralines, de son moka et de ses thés plus ou moins chinois.
C’est la fourmilière où l’herboriste en chair et en os vient picorer le
chèvrefeuille et la scabieuse. Réunissant la double individualité du
pharmacien et de l’herboriste, le marchand qui a posé là ses pénates
suspend à ses plafonds des tortues numides, des crocodiles d’Égypte,
des cachalots macrocéphales; un filon aurifère, une mine d’asphalte non
vitrifiée, ou des serpents à sonnettes, pour fasciner l’herboriste et
pour étonner cet amateur des produits bruts de la création. Exposition
perpétuelle de produits chimiques, la rue des Lombards popularise par
le commerce les découvertes de la science et de l’industrie, le sulfate
de quinine lui doit sa renommée, je dirais presque ses vertus, elle
met à contribution les cinq parties du monde. Les îles, les continents
remplissent ses magasins de ces productions bizarres qui épuiseraient
la science du pittoresque inépuisable chez M. de Balzac, et en font la
rue la plus complète de l’univers.

L’herboriste ne tire aucune vanité de sa profession, mais il en tire de
grands profits. Son industrie est sans contredit la plus florissante
de toutes les industries. Dire jusqu’à quel point l’herboristerie est
la botanique, c’est l’affaire des savants, mais on ne peut parler de
l’herboriste sans proclamer ses droits à être lui-même un savant.
Si l’espèce est sarmenteuse, l’individu peut s’élever à de grandes
hauteurs. Cette profession a son gazon et ses chênes robustes. Les
philosophes se font-ils jamais faute de partir d’un grain de sable
pour s’élever aux plus hautes considérations sociales? et s’il est
vrai que tout est dans tout, l’herboriste ne doit-il pas être dans
quelque chose? Le règne végétal, domaine exclusif de l’herboriste,
n’embrasse-t-il pas les prairies artificielles et tous les systèmes
progressifs modernes d’agronomie? L’herboristerie a produit de grands
hommes. O vaudevillistes! espèce goguenarde et incapable, race
essentiellement improductive, le genre humain, réduit à vos maigres
couplets, périrait infailliblement d’inanition ou d’un rhume négligé.
L’herboristerie a pourvu plus d’une fois à l’alimentation des peuples.
Parmentier, un herboriste, avec son précieux tubercule, a plus fait
pour l’humanité qu’une foule d’autres, dont les cendres sont censées
reposer au Panthéon. Quelle vie fut plus active, plus dévouée, plus
éminemment utile et féconde en résultats commerciaux que celle de
Poivre, à qui la France doit la plus grande partie de ses richesses
coloniales. Fils d’un négociant de Lyon, ce philosophe ne se révéla
jamais que par ses œuvres; ce fut un de ces ressorts utiles et précieux
dont la Providence se sert à l’insu de la société pour lui créer un
bien-être. Aujourd’hui quel ami de la science et de la nature ignore
les travaux de physiologie végétale de M. Raspail? L’herboriste
relève plus ou moins de ces belles expériences. Si donc le rôle de
l’herboriste nous paraît vulgaire, c’est que nous n’en voyons que le
côté trivial. Il en est de cette profession autrement que d’une foule
d’autres qui, dissimulant leurs coulisses avec habileté, nous imposent
à toute heure le mensonge de leur génie et l’éclatant programme d’une
problématique supériorité. Nul doute que l’herboriste ne contienne les
germes les plus puissants de civilisation. Ayez seulement un rhume ou
une fluxion, et vous proclamerez l’herboriste l’homme le plus utile de
la société.

  =L. Roux.=



[Illustration: L’HOMME A TOUT FAIRE.]

[Tête de page]

L’HOMME A TOUT FAIRE.


Si la société s’encombre chaque jour un peu plus de travailleurs sans
travaux, d’employés sans emplois, à qui donc faut-il s’en prendre?
Nous voyons apparaître chaque jour des spécialités nouvelles, et les
occupations les plus infimes monter au rang de profession!

Cependant les besoins, et ce qui est plus impérieux, les caprices d’une
civilisation comme la nôtre, ne seraient pas encore tous satisfaits, si
de précieux individus ne se dévouaient à remplir, çà et là, les lacunes
que laissent apercevoir et sentir les professions, les spécialités
entre elles.

L’homme dont l’état consiste dans une disponibilité indéfinie, se
rencontre donc aux différentes hauteurs de l’échelle sociale; il se
place entre les échelons. C’est lui qui les rapproche quand ils sont
trop espacés, et qui les remplace lorsqu’ils se rompent. Mais la tête
nous tournerait, le pied nous manquerait à le poursuivre jusqu’au
sommet de cette échelle tremblante; saisissons-le sur les degrés
inférieurs:--nous en serons moins exposés aux erreurs de perspective.

Et maintenant voulez-vous un individu qui soit généralement prêt à tout
et exclusivement propre à rien?--Prenez,--je vous livre l’_homme à tout
faire_.

Demandez-vous un fiacre?--Voilà!--Faut-il vous retirer vivant ou
mort, à votre choix, de la Seine ou du canal?--Voilà!--Avez-vous une
récompense honnête à donner pour l’objet que vous avez perdu, cet objet
fût-il un amant, une maîtresse, un perroquet?--Voilà!--Faut-il vous
porter ça, bourgeois?--Voilà!

L’homme à tout faire constitue une spécialité d’autant plus digne
d’intérêt, qu’elle n’est pas brevetée et que ses produits restent
modestement à la portée du palais (quand il y en a un) de notre
industrie nationale. Là, il ouvre les voitures et les parapluies,
garde les chiens et les chevaux des visiteurs, et vend en contrebande
des billets de faveur pour les jours réservés. C’est lui qui infuse
ainsi mille _premiers venus_ dans la société choisie que l’autorité
avait projeté de réunir à certains moments. Cette intervention a ses
inconvénients, ses périls, mais qu’importe? Il est toujours beau de
combattre et d’extirper le privilége; les principes d’abord! nos poches
ensuite.--Remercions donc l’homme à tout faire et donnons-lui deux sous
avant qu’on ne nous ait volé notre bourse.

L’homme à tout faire _offre_ de vingt-cinq à cinquante ans; il a reçu
en baptême plusieurs noms qui ne lui suffisent pas, et il a pris de
lui-même un sobriquet: Joseph, Napoléon, Ricard, dit l’_homnibus_. Il
est grand, fort; il a été joli garçon, puis bel homme. La courbure
concave de son nez indique à l’œil physiologiste, et surtout à l’œil
qui ne l’est pas, une aptitude sans bornes, et la ligne de son front à
l’oreille droite, un défaut d’application sans limites. Il a un poil
dans la main, ce qui est le signe infaillible de la méditation et de la
mélancolie. Il se met bien, sans affecter de changer souvent son linge;
il a eu de bonnes fortunes, mais c’est la meilleure qu’il poursuit.

A ces mots, n’allez pas vous imaginer qu’il soit ambitieux; il fait
de tout sans doute, mais par horreur du travail régulier, assidu; il
tient plus à varier son désœuvrement que ses bénéfices. Notre héros
serait peut-être désintéressé, si le marchand de vin et le charcutier
n’existaient pas; il est vrai que, s’ils n’existaient pas, l’homme
à tout faire serait de force à les inventer. Il y a une foule de
destinées qui tournent ainsi dans un cercle vicieux.

Si l’on nous permettait de plaisanter avec notre sujet, nous dirions
qu’il représente un véritable exemplaire vivant et relié en veau du
_Conducteur Parisien_, et du _Guide de l’étranger à Paris_. Sans parler
spécialement aucune langue, il possède comme une sorte d’intelligence
de tous les idiomes, et il indique du doigt, avec beaucoup de
perspicacité, aux Anglais, l’hôtel de Windsor, aux Allemands, l’hôtel
du Rhin, aux princes russes, les Champs-Élysées et le faubourg
Saint-Honoré. Il apprend aux provinciaux à ne pas confondre le Panthéon
avec les Invalides; le Garde-Meuble de la couronne avec la Chambre des
Députés.

Il aime à cultiver le Jardin des Plantes. Là il exerce une domination
_cartérienne_ sur plusieurs animaux. Donnez-lui quelques sous, et il
fera monter l’ours _Martin_ à l’arbre;--pour deux liards de plus,
il fera faire la roue aux paons. Il vous montrera aussi l’éléphant
adressant sa prière au soleil... c’est-à-dire qu’il vous fera voir
séparément l’adorateur et le dieu; quant au moment de la prière, il est
difficile à saisir, et vous serez probablement arrivé beaucoup plus
tard... à moins que vous ne soyez venu de trop bonne heure.

L’homme à tout faire se charge de retenir des places sur le devant,
pour les jours de revue, de cortége, d’enterrements solennels. Comme il
ne pourrait pas suffire à la besogne, il loue des enfants aux femmes de
sa connaissance intime, et recommande la veille de les lui envoyer le
lendemain, _franco_, et à domicile... chez le marchand de liqueurs.

Le grand jour a lui; la peau d’âne résonne dans tous les quartiers
de la ville, et donne le signal militaire aux peaux de buffle et aux
oursons (style d’état-major); autrement dit, le rappel bat. L’homme
à tout faire a déjà donné l’ordre à ses jeunes recrues de s’emparer
de toutes les hauteurs du terrain que le cortége doit parcourir.--Il
viendra lui-même les relever de la consigne.

Il vient en effet, quelques minutes avant l’heure officielle fixée
pour le défilé par troupes, et il amène avec lui un curieux, ou pour
mieux dire un badaud qu’il a racolé et auquel il a promis, moyennant
vingt sous, de le loger au-dessus même du premier rang; le gamin
s’empresse de quitter la place qu’il a échauffée ou salie depuis le
matin; le badaud débourse et travaille ensuite à se tenir en équilibre,
sans balancier, sur la borne qu’il a payée, jusqu’à ce qu’un agent
de police accoure lui interdire, au nom de l’autorité, cet exercice
périlleux;--l’homme à tout faire a depuis longtemps disparu avec sa
recette. Le badaud, tout honteux, rentre dans la foule, où il est
bafoué, bousculé, honni comme il arrive à tous les gens qui ont voulu
s’élever au-dessus des autres et qui sont tombés.

Notre homme est de toutes les fêtes. On vous défie de donner un bal,
fût-ce au cinquième étage, sans qu’il en soit informé. Comptez sur lui.
Il profitera seulement de ce qu’on ne l’a pas invité pour agir sans
façon; il se présentera en veste, en casquette et sans gants: c’est lui
qui saluera le premier les danseuses, et qui leur offrira le premier la
main... Oui, la main droite, tandis que de la gauche il étalera sur la
roue de leur voiture, afin de préserver les falbalas et les écharpes,
une guenille plus sale que la boue même. Il devance en ces occasions et
chasseurs et valets de pied. Il est plus hardi qu’un amant; entreprenez
donc, après cela, de le renvoyer. Si vous ne le souffrez pas à la
porte, il entrera dans le salon. Choisissez.

La Providence, que vous n’attendiez pas là sans doute, mais qui
est partout et qui nous aime encore plus que nous ne nous aimons
nous-mêmes, ne manque pas pourtant de nous gratifier d’une foule
de désagréments subits, vulgairement appelés _tuiles_. L’homme à
tout faire s’applique à redresser les torts de la Providence, sans
présomption et pour un fort modique intérêt, exemple:

C’était par un de ces beaux jours d’été, comme il n’y en a plus, etc.,
etc., etc.: le soleil, etc., etc., etc.; la nature entière, etc.,
etc., etc. En quelques mots, vous étiez sorti le matin sans parapluie.
Tout à coup, et le plus arbitrairement du monde, les nuages sont
accourus des quatre points cardinaux et vous ont composé un horizon
effroyable. Le baromètre est modestement descendu à la tempête, et
déjà quelques grêlons, de la grosseur d’un très-petit œuf, confirment
le présage.--Vous êtes pris au dépourvu, mais Paris est la ville des
ressources, vous vous enfoncez donc sous une porte cochère, et vous
laissez passer l’orage. (Les orages prennent une heure; c’est le
terme moyen de leur durée depuis qu’ils sont devenus si fréquents.)
Enfin le ciel s’éclaircit et vous vous croyez libre, mais voici bien
un autre oubli de votre part: les petits ruisseaux ont formé (afin
que le proverbe soit accompli) de grandes rivières! Essaierez-vous
de vous jeter à la nage? mais vos sous-pieds! Sauterez-vous? hélas!
vous ne sautez plus, vous avez du ventre. Attendrez-vous sur le bord
du fleuve qu’il soit écoulé ou qu’il ait tari..... mais on va dîner.
Attendrez-vous..... non, non! Voici venir l’homme à tout faire; il
pousse devant lui une longue planche, dont les extrémités sont garnies,
exhaussées de roulettes; il improvise, il jette un pont, et le torrent
est franchi.

_Passez, payez._

Dans votre reconnaissance, vous voulez tirer cinq centimes de votre
poche, c’est une pièce de cinq sous qui en sort; vous en demandez la
monnaie à votre libérateur; mais il n’est point agent de change, et
plutôt que de prendre un escompte, il préfère garder le tout. Vous vous
y prêtez de bonne grâce; vous faites une bonne action et lui une bonne
journée. Votre sort est encore le plus beau.

Notre homme excelle à retrouver les chiens perdus. On dit, mais nous ne
l’affirmons pas, qu’au besoin il pourrait vous prévenir, la veille, de
l’heure à laquelle Azor, Braque, Bichon doivent exécuter le lendemain
leur fuite ingrate. Il a l’instinct des disparitions d’animaux. Il est,
particulièrement à l’égard des chiens de Terre-Neuve, ce que les chiens
du mont Saint-Bernard sont par rapport aux voyageurs des Alpes. Tel
est le nombre des récompenses _honnêtes_ qu’il a obtenues pour faits
de ce genre, qu’on n’ose plus donner la même épithète aux moyens qu’il
emploie afin de s’en rendre digne. Voyez la noirceur et la malignité
des hommes! Heureusement les animaux ont plus de reconnaissance et
ils se laissent bien _retrouver_ plusieurs fois, quand ils ont été
satisfaits de la première épreuve. L’homme à tout faire ramène aussi
les enfants égarés par leurs bonnes. Mais vu la délicatesse des soins
qu’exige l’humanité en bas âge, et la fréquente intervention du
commissaire de police dans ces sortes de services rendus à la société,
il ne s’y livre qu’avec discrétion et seulement lorsque ses devoirs
l’appellent à traverser les Tuileries, le Luxembourg ou la place du
Château-d’eau. Et puis il a remarqué que les animaux rapportaient
davantage. A quoi cela tiendrait-il?

[Illustration]

La sollicitude de l’homme à tout faire ne se borne pas à une seule
espèce du genre animal. Au printemps il va dénicher des merles, il
élève des hannetons dans des chaussettes, pour les vendre quand ils
seront en âge aux enfants et aux écoliers. Il teint en jaune des
moineaux francs et les travestit en serins, à l’usage des vieilles
propriétaires et des grisettes. Lorsque le canari frauduleux a
entrepris de se soustraire, par la fuite, aux chagrins domestiques
dont il est ordinairement abreuvé par le matou, l’homme à tout faire
rapporte le _voleur_ à sa maîtresse, et reçoit en échange... toutes
sortes de bénédictions. Il en use peu; mais on ne sait pas ce qu’on
peut devenir et voilà pourquoi il daigne accepter le suffrage des
propriétaires, pour le cas invraisemblable, mais possible, où il
serait contraint à élire un domicile. La prévoyance est au moins une
demi-vertu!

Allez-vous me demander où il couche, l’homme qui n’a pas de domicile?
Il couche où Dieu le mène, et le gîte ne lui manque pas plus que la
pâture aux petits oiseaux. Un trottoir lui sert souvent d’oreiller, un
parapet de canapé; il change de draps avec le printemps, car alors
il va coucher sur le gazon ou dans les champs; et à la suite de ces
dépenses-là, il n’a jamais de compte à régler qu’avec la préfecture.

Vous remarquerez, je vous en prie, par combien de points l’homme à
tout faire est exposé à se voir confondu avec le commissionnaire du
coin de la rue, et combien pourtant il s’en sépare et s’en distingue.
L’homme à tout faire ne stationne jamais; il va au-devant des besoins
de ses semblables; il met sa dignité à ne pas attendre. Lorsque le
commissionnaire s’assujettit à l’exactitude et aux antiques traditions
de la probité professionnelle, l’homme à tout faire n’est fidèle qu’à
lui-même, et ne relève que de cette conscience avec laquelle il est
de si nombreux accommodements. Le commissionnaire appartient à sa
clientèle; l’homme à tout faire est à tout le monde. Voilà bien la
vraie liberté.

Sans doute, en passant par l’indépendance, il arrive moins vite à la
considération; mais la considération n’est pas ce qu’il préfère: chacun
son goût.

On a bien raison de dire qu’il n’y a pas de sots métiers! Si vous
saviez quelle étonnante perspicacité il a acquise ainsi. Voulez-vous
la mettre à l’épreuve? Voyez: écoutez; on se presse, on crie, on
jure, on s’indigne et l’on rit dans la rue. Qu’est-il arrivé? A vous
qui connaissez Paris, je le donne en cent à deviner. Eh bien lui,
il reconnaît tout de suite la nature d’un rassemblement populaire,
il distingue au premier coup d’œil s’il s’agit de changer la forme
du gouvernement ou de conspuer un ivrogne. Les agents de l’autorité
en sont encore à s’enquérir des motifs de l’émeute, quand il est à
l’ouvrage, lui. Il a déjà aidé à renverser un omnibus, ou relevé trois
fois son semblable. Quelle est dans le premier cas son ambition?
L’espoir d’une petite récompense nationale. Cela vous indigne, et j’en
suis bien aise; pourquoi ignorez-vous encore la théorie des barricades.
Vous ne savez pas que, dans certains moments, rien ne ressemble tant
à l’action de faire cesser le désordre que l’action de le commettre;
l’homme à tout faire s’utilise: voilà son opinion. Quand les insurgés
s’emparent d’un coin de rue, il démolit, dépave et crie: vive la
ligne! Lorsque l’armée triomphe, il démolit encore... les démolitions
précédentes, il repave et crie: vive le roi! Il a vaincu, notre héros,
lorsqu’il a attrapé une entorse, une égratignure au service de ses
principes, une blessure enfin qu’il pourra montrer également aux amis
et aux ennemis et qui lui fera obtenir, en retour, une pension ou
un secours tout au moins. Ce dernier emploi de l’homme à tout faire
est, après ceux de se faire écraser, et de recevoir sur son dos les
malheureux qui se laissent tomber d’un ou de plusieurs étages, le plus
périlleux de son répertoire. Il y succombe quelquefois, mais cela ne
compte pas et il a toujours un successeur.

Il figure volontiers en qualité de témoin à charge, dans les procès
politiques et autres. Ce n’est pas qu’il soit méchant, mais une bonne
déposition pose bien un homme.--La police et lui ne se voient pas
toujours d’un mauvais œil.

Les révolutions de la terre ne suffisent pas à l’industrie de
l’individu qui nous occupe. Il se tient au courant des mouvements
célestes. L’Observatoire prédit l’éclipse, notre héros l’exploite;
il montre la conjonction du soleil et de la lune dans un seau d’eau
fraîche; il vend aussi des verres noircis à la fumée de la chandelle et
qui permettent aux yeux du dernier des mortels de contempler à leur
aise les deux premiers astres du firmament.

Lorsqu’un pays renferme un grand nombre d’hommes nécessairement
disponibles, et toujours prêts à mille petits dévouements, en vue d’un
salaire, il est bien difficile que le sacrifice y conserve tout son
prestige, et ne souffre pas des plates contrefaçons des _Curtius_ au
rabais. Les Antony, cette race autrefois magnifique et peu nombreuse
d’individus à passions fortes, les Antony se trouvent maintenant
partout où il y a une grande dame pour s’évanouir, et des chevaux pour
prendre le mors aux dents; ces héros pullulent dans la grande allée des
Champs-Élysées, au bois qu’ils profanent; ils sauvent régulièrement la
vie à deux ou trois héroïnes par semaine, et ce n’est pas à l’honneur
de ces femmes qu’ils en veulent, les monstres! c’est à la simple
générosité du père ou du mari. Malédiction sur ces infâmes! Malgré ce
nouveau travestissement, nous venons de reconnaître l’homme à tout
faire. Le malheureux ne nous laissera rien. Rends-nous de grâce nos
Antony; ménage au moins la poésie du bras en écharpe.

L’homme à tout faire sert parfois de sanction aux succès et aux
réputations dramatiques. Il envahit dès l’aurore le péristyle des
théâtres qui rêvent la vogue; c’est lui qui simule avant l’heure cette
chose si agréable, si nécessaire aux entreprises, la file, la queue.
Les jours de première représentation, il vous vendra un prix fou,
lorsque les bureaux ne sont pas ouverts, le droit d’entrer à sa place
dans la barrière, et d’aller vous faire dire au contrôle qu’il n’y a
plus de billets à distribuer; il est sous-entendu que l’auteur a retenu
depuis un mois, et pour huit jours, la salle entière.--Vous ne voyez
pas la pièce, mais vous avez cru un moment que vous la verriez. Votre
argent n’est pas tout à fait perdu.

L’homme à tout faire ne mériterait pas son nom, s’il était totalement
étranger à la littérature; il n’en fait pas encore, mais il l’inspire.
C’est lui qui donne au critique, au poëte descriptif l’idée de rendre
compte d’un fronton, d’une colonne, d’une fontaine; l’homme à tout
faire publie ensuite l’œuvre dont il a fourni le sujet: et voilà,
pour deux sous, après avoir lu, la description exacte et détaillée de
la superbe place Louis XV, le nom et la demeure des ornements et le
détail des artistes qui la décorent. Demandez la colonne de juillet, la
colonne Vendôme, avec le signalement des inventeurs; faites-vous servir.

Il édite les discours du roi, sur papier gris, et fait la réclame en
criant de toutes ses forces: voilà le superbe discours en faveur du
peuple français. Quel puff!

Lorsque l’imagination lui manque absolument, il se jette dans quelque
métier connu: il se fait gérant, ou bien il s’enrôle parmi les
balayeurs. La pelle sur l’épaule en manière de carquois; le bonnet
abaissé sur les yeux, en guise de bandeau, il se transforme en Cupidon
de la petite voirie.

On l’a vu se vendre... c’est bien commun, mais lui du moins il
n’aliénait que sa propre indépendance; son rang, sa vie, tout était
compris dans le marché: il était devenu remplaçant militaire.

Comme on ne sait pas ce qui peut arriver, l’homme à tout faire a grand
soin de se munir en naissant d’une constitution athlétique. Pour ne
pas laisser dépérir entre ses mains ce premier bienfait de la nature,
il prend à douze ans des leçons de savate et de bâton; à trente ans
c’est un querelleur formidable, et un rival toujours vainqueur; il a
pris l’habitude _de triompher sur toute la ligne_. Mais ses principes
d’obligeance reparaissent encore chez lui dans ces moments-là, et
avant de _démolir_ un homme (comme il dit), notre héros le prévient
charitablement _de numéroter ses membres_.

Il sait par cœur le tarif des coups et blessures; il est de force à
vous assommer sans vous réduire pour cela à une incapacité de travail
de plus de vingt jours: voilà un véritable avantage pour vous... et
pour lui que le tribunal de police correctionnelle ne peut condamner
qu’au _minimum_ de la peine. Il se contente de peu. Mais il y revient
souvent.

Si nous en restions sur ces derniers renseignements, vous auriez peur
désormais de vous trouver face à face avec l’homme à tout faire, et
nous aurions, sans le vouloir, causé préjudice à son commerce. Or,
il faut que tout le monde vive; écoutez donc le récit impartial et
officiel de la dernière rencontre que nous fîmes de notre héros.
C’était par une belle matinée du mois de juin. Le soleil était levé
depuis longtemps, mais les concierges des jardins royaux dormaient
encore; faute de jardin (même sur notre fenêtre) nous nous promenions
sur le quai aux Fleurs; ce joli parterre situé entre la Conciergerie
et la Morgue. Là, nous aspirions _gratis_ mille parfums naturels,
lorsqu’une femme mollement appuyée au bras d’un jeune homme nous
apparut au milieu des fleurs: ils semblaient si heureux, elle et lui,
qu’ils faisaient vraiment envie.

Nous sommes faible; nous les suivîmes. La femme parla d’abord:
«N’est-ce pas, dit-elle, mon Paul, n’est-ce pas qu’un beau jour et le
contentement donnent un bon cœur? Ce matin, je voudrais être riche et
faire un heureux.» Paul, égoïste comme le sont tous les hommes, allait
réclamer pour lui seul le bénéfice de cette disposition adorable.

L’homme à tout faire passa. Il venait exaucer ses vœux à elle, et Dieu
apparemment le lui envoyait. Il portait une cage remplie d’hirondelles.
Vous figurez-vous l’hirondelle captive, l’hirondelle des airs dans
une cage d’osier?.... Comme elles étaient tristes les pauvres petites
bêtes, et comme elles exprimaient noblement leur malheur par leur
silence! L’hirondelle captive, ô mon Dieu! l’oiseau dont tous les
chansonniers du monde ont célébré la liberté en prenant le pseudonyme
du pauvre prisonnier (air tout fait). Ah! c’était un spectacle à fendre
le cœur. Jugez si elle en fut émue, la noble femme. Déjà une larme
tentait de s’échapper de ses jolis yeux, lorsque l’homme à tout faire
s’approcha d’elle et lui dit: «Voulez-vous rendre une hirondelle à la
liberté pour 2 sous?»

Comprenez-vous, une bonne œuvre pour deux sous! un élan du cœur pour 2
sous! une douce satisfaction pour 2 sous! un acte royal, une amnistie
pour deux sous!

«Tenez, s’écria-t-elle avec joie, voilà cinq francs, et vos hirondelles
sont à moi. A moi, non pas, mais au ciel et à la liberté.» Elle avait
dit cela comme autrefois on devait entonner _la Marseillaise_.

Les oiseaux s’envolèrent à tire d’aile sans remercier leur libératrice;
mais elle pouvait bien se passer de leur reconnaissance; son ami, son
Paul venait de lui dire, de sa voix la plus douce, la plus persuasive,
peut-être même la plus vraie: Je t’aime.

[Illustration]

_P. S._ Nous avons le regret de vous apprendre que les oiseaux étaient
apprivoisés, et qu’ils sont tous rentrés en cage.

  =BERNARD.=



[Illustration: LE COMPOSITEUR TYPOGRAPHE.]

[Tête de page]

LE COMPOSITEUR TYPOGRAPHE.


AVANT Guttemberg, la reproduction des œuvres littéraires se faisait,
de temps immémorial, par des copistes à la main. A Rome, ces copistes
étaient partagés en deux classes: ceux qui transcrivaient les livres
et que l’on appelait _librarii_; ceux qui, au moyen d’un système
d’abréviations, recueillaient les discours, les plaidoyers, en prenant
des notes: ils avaient le nom de _notarii_. Pendant le moyen âge, il
y eut des artistes qui savaient enjoliver les manuscrits d’ornements
rouges, verts, bleus, rehaussés d’or; qui non-seulement encadraient
ainsi le texte avec une patience infinie, mais coloriaient encore des
missels, représentant ainsi les merveilleuses histoires de la Bible;
grands peintres dont le nom même est encore ignoré. On pense bien
que des livres, fruits d’un labeur aussi opiniâtre, devaient être
fort rares et fort chers. Aussi voyons-nous plusieurs de nos rois
léguer à leur fils, comme un brillant héritage, leur bibliothèque,
composée de huit à dix volumes. Enfermés ainsi que des chrysalides
dans leur cellule sanctifiée par le jeûne et la prière, les copistes,
ces patients et modestes travailleurs, ne révélaient leur existence
que par l’œuvre d’or qui sortait de leurs mains amaigries pour passer
dans les petites mains roses et potelées des gentes damoiselles et
des majestueuses châtelaines. La découverte de l’imprimerie, en tuant
ces humbles héros de la foi, fit éclore à leur place une race toute
différente de mœurs et de caractère: c’est d’elle que nous allons nous
occuper.

Il y a des ignorants qui confondent le compositeur avec l’imprimeur.
Gardez-vous-en bien! Cela est erroné et peu charitable. L’imprimeur
proprement dit, le _pressier_, est un être brut, grossier, un _ours_,
ainsi que le nomment les compositeurs. Entre les deux espèces, la
démarcation est vive et tranchée, quoiqu’elles habitent ensemble
cette sorte de ruche ou de polypier qui porte le nom d’imprimerie. La
blouse et le bonnet de papier ont souvent ensemble maille à partir;
et pourtant ils ne peuvent exister l’un sans l’autre: le compositeur
est la cause, l’imprimeur est l’effet. La blouse professe un mépris
injurieux pour ce collaborateur obligé qu’elle foule sous ses pieds,
car les imprimeurs, avec leurs lourdes presses, sont relégués à l’étage
inférieur. Mais le bonnet de papier, dont les gains sont souvent plus
forts et plus réguliers que ceux de son antagoniste, s’en venge en lui
infligeant l’épithète de _singe_, soit à cause des gestes drolatiques
que fait en besognant le compositeur, soit parce que son occupation
consiste à reproduire l’œuvre d’autrui.

Ainsi que la ville de Romulus, la cité des typographes est une
hôtellerie, un caravansérail, un lieu plein d’exilés, un asile. Là
se réfugient les vocations avortées, les destinations manquées, les
positions renversées, les espérances déçues, tout ce qui a perdu pied
dans la marche, tout ce que le torrent des choses a jeté au dehors.
Vous y rencontrerez des séminaristes défroqués, d’anciens professeurs,
des marchands ruinés, des employés que la griffe de fer des révolutions
a enlevés de leur fauteuil de cuir, des étudiants pauvres à qui les
loisirs et la liberté dont on jouit dans cette profession permettent
de suivre les cours, tout en gagnant de quoi suffire à leurs premiers
besoins. Le plus petit nombre se recrute de fils de compositeurs
ou d’imprimeurs. Ceux-là sont moins doctes, moins spirituels que
les autres, mais en revanche plus habiles sous le rapport matériel,
parce qu’ils ont la main faite par un long apprentissage. Dans cette
classe si mélangée, si bigarrée, composée d’une multitude de pièces
qui se touchent par un point et diffèrent par mille autres; dans ce
pandémonium, cette Babel, ce Capharnaüm, il y a peu d’individus qui ne
soient capables de faire quelque chose de mieux, et qui ne gardent une
dent contre la société. Avant d’aller au delà, faisons bien remarquer
que nous ne nous occupons que des généralités. Il est certains de
ces messieurs auxquels notre esquisse ne ressemblerait pas plus que
bien des portraits ne ressemblent à leurs modèles; mais ce sont des
exceptions: _Exceptio firmat regulam_.

Suivez-moi. Nous voici dans une salle assez vaste, coupée
longitudinalement par plusieurs rangs de tables en dos d’âne. Sur ces
tables, de chaque côté, sont auprès l’une de l’autre des boîtes en
bois que l’on nomme des _casses_, lesquelles casses sont divisées en
un certain nombre de compartiments appelés _cassetins_. Chacun desdits
cassetins renferme un des caractères de l’alphabet, ou un signe de
ponctuation. Devant chaque casse, debout, se trouve une des blouses
précédemment mentionnées, laquelle saisit adroitement un à un les
caractères, et les pose délicatement dans un instrument en fer, dit
_composteur_, de manière à en former des mots, puis des lignes, puis
des pages, puis des feuilles. Nécessairement, lorsqu’on se trouve
vis-à-vis l’un de l’autre toute une sainte journée, à moins d’être
Anglais ou affecté de laryngite, il est impossible de ne pas desserrer
les lèvres. Aussi, en mettant le pied dans la salle ou _galerie_,
avons-nous entendu un bourdonnement, un dissonnant assemblage de voix
dans tous les tons, depuis le fausset aigu des apprentis jusqu’à la
basse-taille des doyens, qui grommellent sans cesse comme de vieux
bisons en ruminant leur ouvrage. Donnons-nous la mine d’un auteur, et
prenons un air sans façon, car ces messieurs n’aiment pas les étrangers
qui viennent, avec un lorgnon enchâssé dans l’arcade sourcilière, les
regarder travailler, comme on regarde les singes ou les ours monter à
l’arbre et faire leurs exercices. Souvent ils se donnent le mot pour
se livrer alors aux contorsions les plus bizarres, de sorte que le
visiteur se croit traîtreusement amené dans une salle de maniaques ou
d’épileptiques. Mais, grâce à notre visage _bon enfant_, on ne pense
pas à nous. Nous ne sommes pas ici à la composition des journaux, où
la nature du travail commande la célérité et le silence. Écoutons.
Les intelligences, frottées incessamment l’une par l’autre, dégagent
un feu roulant de saillies, de bons mots, de pointes, de sarcasmes,
de calembours, de coq-à-l’âne à désespérer Odry. A l’atelier, on ne
respecte rien, ni les hommes de lettres, ni les hommes d’état, ni les
artistes, ni le talent, ni la richesse, ni même la sottise. Renvoyée
d’un bout de la galerie à l’autre, l’épigramme rebondit, redouble de
verve et de sel. _Vires acquirit eundo._ Les ridicules sont découverts
avec une sagacité merveilleuse, mis à nu et fouettés sans miséricorde.
C’est une première vengeance contre la société. Cela ne sert à rien,
mais cela soulage. Parfois les compositeurs tournent contre leurs
propres confrères cette rage de l’ironie, cette monomanie homicide de
la satire. A-t-on surpris dans la galerie quelque figure frappée à
un certain coin, quelque angle facial trop aigu, un crâne sur lequel
la sottise en relief eût épouvanté Gall; une physionomie condamnée à
l’avance par Lavater, un de ces tristes hères dont l’extérieur effacé,
craintif, porte l’empreinte d’une création manquée, et qui occupent
parmi les hommes la même place que l’unau et l’aï chez les animaux?
Malheur! il sera comme un piton qui fait crever la nue et descendre la
foudre. Sur lui les cataractes sont ouvertes; elles l’engloutiront,
à moins que, comme cela arrive, il ne préfère abandonner la place
et l’atelier; ou bien encore qu’il emploie sa force physique pour
faire respecter sa faiblesse intellectuelle. Dans ce cas, on se met
en quête d’un autre bouc émissaire, d’une nouvelle victime qu’on ne
tarde pas à trouver et à immoler comme la première. Si le compositeur
n’est pas en train de jaser, il rêve. Sa plus grande jouissance est
de _câler_, c’est-à-dire de ne rien faire: _Nunc libris, nunc somno_.
Il y a en lui beaucoup de l’organisation du chat pour la volupté, la
gourmandise et surtout la paresse. Vous le verrez les deux coudes
appuyés sur la casse, tenant à la main dans son composteur une
ligne inachevée. Les yeux à demi fermés, la prunelle engourdie dans
une molle torpeur, il suit les nuages qui défilent en haut dans le
bleu, et sur leurs masses mouvantes son imagination bâtit un château
plus prestigieux, plus féerique que celui d’Aladin. Là sont des
divans somptueux, des bains parfumés, des chibouques, des oukas, des
narguilés que lui allume un petit esclave noir. Là se trouvent des
femmes telles qu’on en voit dans les illustrations de Shakspeare et
de Byron, des houris demi-nues qui le servent, le sybarite! qui lui
versent du vin de Schiraz dans des coupes couronnées de roses. A
cette dernière et brillante transformation de son idée, le rêveur n’y
tient plus, il fait un mouvement comme pour prendre la coupe, et dans
ce mouvement, sa composition, retenue par une simple ficelle, tombe
avec bruit et se _met en pâte_, c’est-à-dire que toutes les lettres
sont éparpillées, mêlées, amalgamées, répandues dans une confusion
horrible. Adieu le travail de la matinée! il faut recommencer sur de
nouveaux frais, et auparavant rétablir le _pâté_. On appelle cela une
_danse de caractères_. Lorsqu’on est las de railler, de mystifier le
malheureux, on vient à son aide, et l’accident se répare bien vite.
Ces innocentes distractions sont cause que l’on oublie, en composant,
des mots, des lignes, même des phrases. Ces omissions portent le nom
de _bourdons_. Lesdits bourdons exigent un grand travail pour être
replacés, lorsque la feuille est _imposée_, ou serrée avec des coins
de bois dans un cadre de fer. Lorsque le correcteur apporte l’épreuve,
on se précipite pour voir celui qui a des bourdons, et on l’assourdit
d’un bruit continuel imitant les cloches: _din, din, baoum! din, din,
baoum!_ D’autres fois on fait descendre un camarade sous prétexte qu’il
est demandé dehors. A son retour il est accueilli par une _roulance_
générale, ce qui signifie que chaque ouvrier frappe en mesure de
son composteur sur sa casse, à peu près comme les représentants
d’une petite partie de la nation frappent leurs pupitres de leurs
couteaux à papier, quand certains orateurs du centre jugent à propos
de donner un échantillon de leur éloquence. Il faut que le confrère
mystifié essuie la fusillade avant de retourner à sa place. Par une
étrange contradiction, cet homme contre lequel on vient d’épuiser le
carquois de la raillerie, cet homme a-t-il besoin du moindre service,
il n’a qu’à choisir: tout est à lui, on se dispute pour l’obliger.
Presque partout le compositeur a, comme on dit, le cœur sur la main.
Arrive-t-il à un confrère de faire une longue maladie? Lui a-t-on,
pendant son absence, emprunté son mobilier? Est-ce un étranger qui
débarque sans ressources, ou qui, faute d’ouvrage, veut retourner chez
lui, ou bien un enfant pâle qui s’étiole et meurt de nostalgie pour
avoir entendu la chanson de Béranger? Aussitôt une circulaire court
les imprimeries, une liste de souscription se forme, s’allonge, se
remplit, se gonfle, et se résout en une somme assez ronde qui tombe
inopinément dans la main du pauvre diable. Cela se fait avec beaucoup
de délicatesse, souvent même la charité porte les typographes à venir
au secours d’individus qui ne sont pas de leur profession.

Avec les auteurs, le compositeur est presque sur le pied de l’égalité.
Il les voit face à face. Par lui, ils descendent de leurs piédestaux et
se montrent avec leurs faiblesses. Le masque tombe, l’homme reste...
et souvent le génie disparaît. Les dieux perdent leur auréole quand
on est trop près de l’autel. Bien des secrets d’étude, de cabinet,
de politique même, sont dévoilés au compositeur. Il se prend à rire
en voyant le bon public accueillir sérieusement telle nouvelle de
journal à la fabrication de laquelle il a pris part. Il a vu la
filière, les creusets, les laminoirs par où passe la pensée de M. de
Balzac, avant de revêtir cette forme éblouissante que chacun admire et
envie. Il sait à quoi s’en tenir sur l’allégation du plus fécond de
nos romanciers, lequel, dans la préface d’un de ses beaux ouvrages,
prétend ne boire jamais que de l’eau. Il possède le nombre précis des
collaborateurs secrets de bien d’autres. Devant lui tombent les voiles
de l’anonyme et du pseudonyme. Ces mémoires attribués à de grands
personnages défunts, c’est un auteur industriel qui les a inventés.
Ces anecdotes du temps de l’empire n’ont jamais eu de fondement que
dans une imagination féconde. Ce roman signé d’un nom de femme sort
de la plume courtoise d’un homme de lettres. Que de petitesses,
que de choses honteuses on découvre avec tristesse chez ceux qui
prétendent guider la nation, et qui ne font, la plupart du temps, que
la fourvoyer dans une vie mauvaise! Le compositeur connaît d’avance
toutes les nouvelles. Il a lu hier le manuscrit de ce superbe discours
que tel orateur vient d’improviser à la tribune. Aussi, fier de ses
connaissances, s’établit-il juge souverain, arbitre suprême du bon et
du mauvais en matière de littérature. A propos des écrivains et des
artistes, il affecte un ton cavalier et supprime le substantif poli.
Il dira: Chateaubriand, Balzac, Sand, Ingres, Delacroix, Scheffer; la
Mars, la George, la Dorval. Notre homme a pris une teinture _de omni
re scibili_. Il a travaillé pour M. Thénard, et s’est fait à moitié
chimiste. Cuvier l’a rendu naturaliste; Biot, physicien; Poisson,
mathématicien; Arago, astronome; Dalloz, jurisconsulte; M. Viennet,
diplomate. Victor Hugo et Alexandre Dumas se sont frottés contre
lui: le voilà poëte et dramaturge. Lorsqu’un auteur agit bien avec
le compositeur, lorsqu’il se met à son niveau, lorsque sa _copie_,
c’est-à-dire son manuscrit, est lisible, l’ouvrage sera soigné, le
texte ne sera pas déparé par des contre-sens, des lettres retournées,
des fautes de français, des mots tantôt trop écartés tantôt trop
rapprochés l’un de l’autre. Le compositeur fera même disparaître des
erreurs qu’il est capable d’apercevoir et de corriger. Mais si vous
affectez de la morgue à son égard, si vous le traitez du haut de
votre grandeur, si votre copie n’est pas mieux écrite que celle de M.
Alphonse Karr (qui semble se servir de son _terreneuvien_ en guise
de secrétaire), si votre manuscrit est couvert de ratures, surchargé
d’ajoutés, le compositeur se dégoûte et prend à tâche de mal faire.
Quelquefois involontairement, souvent à dessein, il vous fera dire des
choses ridicules. Rapporte-t-on que pendant un discours brillant de M.
Viennet, l’émotion de M. Fulchiron était _visible_, le compositeur se
trompe, et on lit _risible_. Un journal parle-t-il des services que tel
honorable peu honoré _rend_ au gouvernement, il mettra _vend_. Si M.
Charles Dupin, après une grande dépense d’attendrissement, s’inscrit
pour _deux francs_ dans une souscription en faveur des ouvriers sans
travail, souscription dont, par parenthèse, jamais aucun ouvrier ne
voit un centime, l’artiste rancunier composera _deux sous_. Lors de
la déplorable affaire d’Armand Carrel, une feuille disait: La balle
traversa le _péritoine_. Un compositeur ignorant met le _père Antoine_.
Le soir, grande rumeur au café. Ce diable de père Antoine montait
toutes les imaginations. Beaucoup soutenaient qu’il y avait erreur:
«Le père Antoine! s’écria un important, je le connais; c’est un de mes
amis, un excellent homme; très-certainement il se trouvait là.» La
discussion s’échauffa, et peu s’en fallut qu’un nouveau duel ne vînt
s’ajouter à l’horreur du premier.

Les inattentions du compositeur n’amènent pas toujours des résultats
aussi désagréables. C’est à une faute typographique que l’on doit
le plus beau vers de Malherbe. Dans son ode sur la mort de Rosette
Duperrier, le poëte avait mis:

    Et Rosette a vécu ce que vivent les roses, etc.

Il oublia de barrer les _t_, le compositeur les prit pour des _l_
et écrivit _Roselle_. A la réception de l’épreuve, au passage en
question, un éclair subit traversa la tête de Malherbe. Il fit de
_Roselle_ deux mots séparés, remplaça l’_r_ capitale par un _r_ bas de
casse, et l’on mit en deux admirables vers:

    Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
              L’espace d’un matin.

Il y a une grande irrégularité dans la distribution des compositeurs
sur le sol de Paris. Du côté de la rive droite de la Seine se font
tous les journaux et les forts ouvrages. Les imprimeries sont
nombreuses et les compositeurs florissants. Les _journalistes_ (non
les rédacteurs, mais les compositeurs d’un journal), dont le gain est
fixe et assez considérable, prennent vis-à-vis de leurs confrères de
la rive gauche, tristes _labeuriers_ dont l’existence est précaire
et le dîner problématique, cet air d’insolente compassion avec
lequel le chêne parlait au roseau. Généralement, comme profession
libérale, la typographie est tombée tout à fait. Le temps est loin
où des chefs-d’œuvre immaculés sortaient des presses des Aldes, des
Estiennes, des Elzevirs! on ne voit plus les maîtres imprimeurs, armés
d’une loupe, vérifier lettre à lettre la correction des épreuves.
Comme toutes les autres branches de l’art, comme la littérature même,
aujourd’hui la typographie est un métier, et rien de plus.

Le compositeur est pour le progrès en tout et partout. Il a été de
chacune des religions nouvelles qui ont essayé de reconquérir notre
foi lasse de tout, même de sa pauvre sœur l’Espérance. On l’a vu
successivement saint-simonien, fouriériste, châteliste, etc. Un certain
nombre se traîne pourtant encore dans l’ornière usée de l’école
voltairienne, et s’attaque, en don Quichottes, à des choses qui
n’existent plus. Pour la science, le typographe est de force à vous
démontrer avec un grand renfort d’arguments que l’obscurité provient
principalement de l’absence de la lumière. En politique, il marche
avec l’extrême gauche et la dépasse trop souvent. M. de Cormenin,
M. Mauguin, M. de Lamennais, voilà ses apôtres. Lui qui assiste et
coopère à la fabrication des journaux de toute couleur, lui qui a
observé des manœuvres de corruption, qui a vu des transfuges et des
renégats de tout parti, il doit apprécier un peu la moralité des gens
du pouvoir. Il sait ce que valent ces personnages tarés, ces hommes
chiffres, ces valets titrés, ces incorruptibles consciences dont
quelque part il existe un tableau synoptique avec les prix courants
en regard. Un tel spectacle l’irrite, et nous avons dit que déjà il
croyait avoir à se plaindre de la société. Sa tête se monte. Comme
il est de nature très-expansif, très-liant, très-porté à se réunir à
des camarades, il se trouve faire partie des sociétés plus ou moins
bachiques, plus ou moins lyriques ostensiblement, et secrètement
plus ou moins révolutionnaires. Fêté d’abord en qualité d’_aimable
visiteur_, il ne tarde pas à devenir membre influent. Là les opinions
fermentent d’autant plus qu’elles sont plus comprimées. Les chants
et le vin chargé de litharge montent au cerveau; l’orgueil que donne
au compositeur sa demi-érudition, sa supériorité intellectuelle, la
fascination d’une autorité quelconque dont on l’éblouit, achèvent de
lui renverser les idées, et malheureusement on le retrouve parfois
jouant à l’émeute devant les boutiques fermées, donnant un spectacle
aux oisifs, occasionnant d’interminables corvées au malheureux
tourlourou, seule véritable victime; tandis que l’arbitraire se frotte
les mains et se met à table en pensant à tout ce que cela va lui
rapporter.

Lorsqu’ils ont secoué la poussière de l’atelier, certains compositeurs
s’habillent assez bien; il y en a même qui affichent des prétentions
à la fashion. Mais vous les reconnaîtrez sûrement à la liberté de
leurs manières, de leur démarche, de leur langage. Quelque soignée que
soit la mise du compositeur, il y a toujours un petit bout d’oreille
qui passe, quelque chose qui cloche, qui jure, qui grimace, qui
rompt l’harmonie, qui écorche le regard, qui fait deviner l’ouvrier
sous les habits du _lion_: par exemple, un mauvais chapeau sur une
chevelure bien frisée, un jabot et une cravate sale, des bottes
luisantes au bout d’un pantalon crotté, un lorgnon et pas de gants,
un luxe enfin qui vous rappelle malgré vous celui de Robert Macaire.
Il néglige quelquefois de se laver les mains: alors des mots entiers
qui s’y trouvent imprimés le trahissent. Sa conversation se débarrasse
difficilement de certaines expressions suspectes, ayant une mauvaise
odeur d’argot. Son allure retient toujours un peu de ce dandinement, de
ce frétillement, de ce jeu des hanches qui caractérisent l’espèce de
pyrrhique appelé _cancan_. Observez les passants dans une rue: ceux-ci
ont les yeux à terre, ils songent au passé; ces autres regardent devant
eux, ils s’occupent du présent; quelques-uns ont la prunelle tournée en
haut, ils rêvent de l’avenir. Le compositeur est parmi ces derniers.
Son pied ne se détache pas franchement de la terre: ses mouvements
de locomotion s’exécutent en zigzag. Il décrit des _méandres_ plus
compliqués que ceux de M. Léon Gozlan. Il semble ne pas connaître
cet axiome, que la ligne droite est le plus court chemin d’un point
à un autre. Dans sa route il s’arrête aussi souvent qu’un omnibus,
ou que le cabriolet d’un éligible qui va solliciter des votes. Vous
le surprendrez à causer avec des amis, vous le verrez flâner devant
les choses d’art, devant Susse et Giroux, à l’étalage d’Aubert et des
marchands de gravures du boulevard. Un de ses plus doux plaisirs est
de parcourir les quais en examinant la science et la littérature qui
se hérissent, en forme de bouquins, sur les parapets. Le grand nombre
quitte rarement la blouse, et le bonnet ou la toque, toujours d’une
forme peu usitée. Joignez à cela des cheveux longs, ébouriffés, une
barbe moyen âge, de formidables moustaches, une pipe de terre bien
culottée, et vous aurez le véritable costume du typographe.

Le vice qu’on reproche le plus au compositeur, c’est sa soif toujours
ardente et presque inextinguible. Un calculateur patient a trouvé
que la main d’un compositeur, en portant les lettres de sa casse à
son composteur, faisait, pendant une année, un chemin équivalant à
je ne sais combien de fois le tour du monde. Là-dessus de mauvais
plaisants ont posé ce problème. Combien de fois la main du compositeur,
en portant la coupe (mot que l’on emploie dans les goguettes pour
désigner un verre rayé) à ses lèvres, fait-elle dans une année le
tour du monde? Au nom de mon client, je dédaigne de répondre à de
si plates insinuations. Certes, je n’essaierai pas de le disculper
entièrement du défaut précité. Je ne serais pas cru si je disais qu’il
fait partie de quelque société de tempérance et de sobriété. Je sais
qu’il est de ceux qui disent:--Deux mauvais dîners tiennent bien dans
le même ventre. Assez jeûne qui mal dîne, et--Vin maudit vaut mieux
qu’eau bénite. Néanmoins, je réclame pour lui l’indulgence. Ce défaut
est une conséquence de son caractère expansif, de son cœur débordant
d’affection. L’avez-vous vu seul à une table d’estaminet ou devant un
comptoir de marchand de vin? S’il quitte fréquemment son ouvrage, c’est
pour régaler un ami; s’il passe des journées entières entre les cartes
et la bouteille, c’est pour ne pas se séparer des amis; s’il met toute
son attention à diriger une queue de billard, c’est pour _enfoncer_ un
ami. Vous l’accusez de rechercher avec avidité toutes les occasions
possibles de dérangement? Mais s’il consulte l’almanach, c’est pour
trouver le jour de la fête d’un ami, afin de la lui souhaiter. N’est-il
pas naturel que celui-ci fasse preuve alors de savoir-vivre? Chaque
fois qu’il achète quelque chose de nouveau, une blouse neuve: «C’est
bien sec, disent en chœur les amis, il faut arroser cela!» Résiste-t-on
à de telles paroles? Il a institué dans l’année une multitude de jours
de chômage, c’est vrai. La Saint-Jean d’hiver, la Saint-Jean d’été, la
Saint-Jean-Porte-Latine, le moment qui commence les veillées, celui
qui les voit finir, sont autant d’époques où il est indispensable de
_prendre la barbe_, c’est-à-dire de s’enivrer... c’est vrai, et je
m’en tiens à ce que j’ai dit, c’est pour le plaisir d’être en société.
Mais, nous répétera-t-on encore, il fait des libations jusque sur la
tombe de ses amis! Un convoi auquel il assiste ne se termine pas sans
une débauche! Quel scandale!... Aimez-vous donc mieux qu’il allonge
une mine hypocrite? Et puis, est-il bien prouvé que le jour où l’homme
meurt ne soit pas son jour le plus heureux? D’ailleurs les anciens ne
célébraient-il pas le trépas de ceux qui leur étaient chers par des
festins et des divertissements? Brillat-Savarin a dit depuis longtemps:
«Les animaux se repaissent; l’homme mange; l’homme d’esprit seul sait
manger.» On pourrait dire que, parmi les ouvriers, le compositeur
seul sait boire. L’imprimeur s’administre solidairement des doses
effrayantes d’un liquide frelaté; mais la quantité pour lui, c’est
tout. Le compositeur se connaît en crûs; autant que ses finances le lui
permettent, ce sont les qualités supérieures qu’il choisit. D’ailleurs,
lui qui a éprouvé tant de mécomptes, il faut bien qu’il noie ses
réflexions, qu’il tue sous des sensations grossières certains souvenirs
douloureux, qu’il cherche à étouffer des facultés vivaces et créatrices
dont il lui est à tout jamais interdit de tirer emploi. Le cabaret,
mais c’est son athénée, son théâtre, son salon. S’il le fréquente,
c’est que les jouissances plus nobles lui sont prohibées, et que, à
défaut d’autres poésies, il accepte celle de l’ivresse!

Une autre accusation, dont cette fois je crains que tout mon zèle ne
soit impuissant à sauver mon client, c’est celle d’être parfois en
retard pour payer ses dettes. Malheureusement cette imputation est
motivée. Le compositeur ne compte pas toujours; ce n’est pas un homme à
ranger sa vie en tiroirs, à étiqueter ses actions, à tenir de son temps
un journal minutieux comme un étudiant de Leipsick ou de Goëttingue.
Son bon cœur, son besoin d’amitié, l’emportent; et quand vient le
jour de la _banque_, c’est-à-dire le jour où il reçoit le salaire
de la quinzaine, il se trouve que le doit dépasse l’avoir, que la
recette est plus qu’absorbée par la dépense. Cela se conçoit, si l’on
réfléchit que le compositeur est _aux pièces_, qu’il n’est rétribué
qu’en proportion de sa tâche, et que son gain dépend de son assiduité.
Ordinairement, lorsqu’il a des dettes, il travaille quelque temps avec
ardeur et sans se déranger; c’est ce qu’il appelle _être dans son dur_.
Mais, par guignon, il arrive souvent que, narguant sa bonne intention,
l’ouvrage manque tout à coup. Le samedi de banque donc, à la porte
de l’imprimerie sont embusqués des individus prêts à se jeter sur le
passage de l’imprévoyant débiteur. C’est le tailleur, le chapelier,
le bottier, le gargotier. Ils sont désignés sous la dénomination
pittoresque de _loups_. Alors on entend crier de toutes parts: _gare
aux loups!_ Une fois son argent reçu, le compositeur paie les dettes
qui lui semblent les plus essentielles: c’est le marchand de vin et le
gargotier où il pourra retrouver de l’_œil_, c’est-à-dire du crédit.
Il ne lui reste que quelques pièces de monnaie, et il les consacre
exclusivement à _faire la noce_. Il n’est pas thésauriseur, lui, la
monnaie ne s’oxide pas dans sa poche; le chemin du mont-de-piété lui
est plus familier que celui de la rue de la Vrillière. Le tailleur et
les autres fournisseurs d’habillements deviennent presque toujours ses
victimes. Les sommes qu’on leur doit sont trop fortes, il n’y a pas
moyen de solder tout. Alors, plutôt que de donner un faible à-compte,
ne vaut-il pas mieux faire le dimanche une petite partie qui aide à
dissiper l’ennui de la semaine?

Hâtons-nous de le rappeler, ce que nous venons de dire n’est pas
d’application absolue. Beaucoup de typographes ne fréquentent ni les
tripots, ni les marchands de vin, et paient exactement leur tailleur.
Ils se rappellent que jadis leurs devanciers portaient l’épée, ils ont
à cœur de ne pas déroger. Nous en connaissons qui suivent assidûment
les cours publics, prennent des notes, et, dans leurs moments de
loisir, s’adonnent à la littérature. Quelques-uns font de la musique et
excellent sur divers instruments. Il en est qui sont poëtes et poëtes
de talent. _Quid tibi cum lyra?_ Le Gilbert du dix-neuvième siècle,
Hégésippe Moreau, mort récemment à la Charité, était un compositeur.
Pauvre enfant qui n’avait pas de mère à chérir, et que la société
abandonna. Malheureux! qui n’eut de sympathie que pour le malheur!
Poëte qui n’a chanté que le peuple.

C’est ici le lieu de parler de la plus vive, de la plus
caractéristique, de la plus persistante passion du compositeur. Une
chose existe qui fait le sujet de ses rêves du jour et de ses songes
de la nuit; qui flotte incessamment devant sa pensée comme un monde de
lumières et de parfums; qui, chaque fois qu’il l’aperçoit, fait vibrer
ses nerfs et battre ses artères. Cette chose tient plus de place dans
sa vie que l’amour, que la politique, que la bouteille même: c’est le
but de ses projets, le point de mire de ses espérances. Devinez-vous?
Non. Vous avez vu derrière nos théâtres une petite porte mystérieuse,
par laquelle entrent les acteurs, les figurants, les machinistes, les
auteurs et les personnes privilégiées. Vous y voilà. Il est incroyable
combien cette petite porte fait pousser de soupirs au typographe. Il
jette un œil d’envie sur tous ceux à qui elle livre passage. Parfois
son regard foudroyant tombe sur la portière qui lui fait l’effet du
dragon des Hespérides. Que de tentatives n’a-t-il pas commises pour
franchir ce seuil redoutable? Combien de fois n’a-t-il pas monté sur
des théâtres de société! Qui comptera ses débuts et ses chutes chez
les frères Seveste, à Montmartre et à Montparnasse! Que de courses
il a faites pour porter des pièces à M. Harel, à M. Dormeuil, à M.
Cormon, à M. Poirson, pièces qu’il s’étonne toujours de voir revenir
avec un refus plus ou moins direct! Un jeune homme avait fait remettre
un manuscrit à Voltaire en lui demandant ses avis. Le grand écrivain
effaça seulement la dernière lettre du mot Fin et renvoya l’ouvrage
ainsi modifié à son auteur. Messieurs les directeurs, plus concis
encore, négligent de donner un motif, et souvent pour cause. Alors,
dans son désespoir, le féroce dramaturge s’est rabattu sur le théâtre
forain du Luxembourg; il a fait frissonner aux sanglantes péripéties
de son drame l’élite des _moutards_ du voisinage; il a fait couler les
larmes des jolies brocheuses, des sensibles blanchisseuses. Il connaît
les secrets de coulisse, la vie privée et scandaleuse des actrices
et des acteurs, tout le monde étrange et bigarré d’outre-toile. Les
émotions de la scène, il les achèterait au prix de son sang. Romain,
il eût crié plus haut que tous les autres: _panem et circenses!_ En
attendant, il se mêle parfois à ces autres _romains_, qui manifestent
pour l’art un enthousiasme peu désintéressé. Gall et Spurzheim ont-ils
créé une bosse pour la manie du théâtre? Je l’ignore; mais si la
phrénologie est une vérité, cette bosse doit toujours se trouver chez
le compositeur. Il a ordinairement pour ami un acteur qu’il tutoie
devant le monde. Rarement les billets de faveur lui manquent, et,
lorsqu’il est parvenu à avoir ses entrées, son bonheur est au comble.
Dans ce cas il s’attache à une figurante ou à une actrice qui partage
avec lui sa gloire, ses 800 francs d’appointements, et son amour.

Nous venons de prononcer un mot qui nous appelle sur un terrain délicat
et scabreux. Comment le compositeur traverse-t-il le désert de la vie?
En d’autres termes, quelles sont ses relations avec le beau sexe? Pour
l’amour, le compositeur est le rival de l’étudiant. Il partage avec lui
les faveurs de cette adorable grisette qu’on trompe toujours et qui
pardonne toujours. Mais il y a cette différence que l’étudiant est un
despote orgueilleux et brutal, tandis que le compositeur est un amant
tendre et dévoué. Quoiqu’il s’astreigne rarement aux formalités d’un
mariage en règle, il est prodigue de sentiment et sait être fidèle.
On en a vu conserver la même passion des mois entiers! Le dimanche,
vous le trouverez sous les voluptueux ombrages de la Chaumière ou
dans les autres guinguettes de la barrière. Mais ce sont ces derniers
endroits que le compositeur affectionne. Là les frais sont modiques et
ne dépassent pas ses moyens. Là il se dilate, il trône, il est chez
lui. Il écrase de son luxe, de son élégance, de sa prodigalité les
ouvriers endimanchés. L’indifférence, la cruauté fondent à l’éclat de
sa toilette comme la neige devant le soleil. Heures bénies, heures
exaltées et fiévreuses où l’on oublie tout, travaux, chagrins,
esclavage, misère! où l’on vit en une minute des jours, des mois, des
années, tout ensemble et tout à la fois! On se croit riche et on l’est,
car on n’a rien à envier aux riches. Des lustres? En voici. De belles
femmes? Regardez. Dans vos salons aristocratiques en trouverez-vous
facilement d’aussi suaves, d’aussi naturellement jolies? De la musique?
Écoutez. Cet orchestre n’est-il pas joyeux comme celui de Musard,
et cette fanfare du piston ne semble-t-elle pas un incessant appel
d’amour, un signal de délire et de transport?

Il est une variété de compositeurs dont les mœurs sont tout à fait
différentes: immobiles comme des termes devant leurs casses, ils
éloignent jusqu’à l’ombre de la dissipation; ils vivent de peu; et
leur ardeur pour la besogne leur a fait donner le nom d’_ogres_ par
leurs confrères, qui les méprisent. Ils font en sorte d’obtenir des
places avantageuses, telles que celles de metteurs en page, hommes de
conscience, correcteurs, protes, etc. Au bout d’un certain temps, si à
leurs épargnes ils peuvent ajouter quelque petit héritage, ils achètent
un brevet, deviennent maîtres imprimeurs, et prennent un ton arrogant
vis-à-vis de leurs anciens camarades. Ceux qui n’ont pas de quoi
acheter un brevet, organisent un atelier de composition et se couvrent
du nom d’un imprimeur breveté. On les appelle _imprimeurs-marrons_. Ils
font le plus grand tort à la profession, parce que, pour attirer à eux
les éditeurs et les ouvrages, ils travaillent à bien meilleur compte,
et en conséquence sont obligés de réduire les salaires, spéculant
ainsi, par une espèce de pacte de famine, sur la misère de l’ouvrier,
qu’ils mettent dans l’alternative de manquer de besogne ou de
travailler à vil prix. C’est de leurs officines que sortent, à la honte
générale, ces éditions où les fautes pullulent et grouillent comme une
vermine, ces textes hideux et mutilés qui dégoûtent le lecteur, et qui
mécontentent l’œil même de leur père.

La variété ci-dessus ne compte qu’une très-petite fraction d’individus;
les autres compositeurs se fourvoient dans des voies diverses. La
typographie est l’antichambre de la littérature. A force de reproduire
les ouvrages d’autrui, quelques-uns s’avisent d’en composer eux-mêmes
de semblables et d’enjamber la barrière qui les sépare des auteurs.
C’est en copiant de la musique que Jean-Jacques devint musicien; c’est
en transcrivant des pièces de théâtre que M. Alexandre Dumas s’est
fait dramaturge, et s’est mis dans le cas de ne plus exercer son
premier métier qu’en faveur des princes et des princesses. Si beaucoup
de compositeurs font des articles pour de petits journaux qui ne les
paient pas, si d’autres ne parviennent à débuter ou à se faire jouer
qu’à Bobino et au théâtre Lazary, s’ils encombrent de leur suffisante
et prétentieuse médiocrité les avenues inférieures de la littérature,
quelques-uns, véritables hommes de talent, parviennent au travers de
mille obstacles à conquérir une réputation méritée. Sans remonter aux
époques antérieures qui nous offriraient des exemples honorables,
un grand nombre de nos illustrations artistiques et littéraires
appartiennent aux compositeurs. C’est de leur sein qu’est sorti le roi
de la chanson, le divin Béranger. Le compositeur use sa vie à espérer;
il est toujours à la veille d’échanger sa poétique misère contre une
position éclatante; cependant ses habits l’abandonnent à la longue
comme des amis infidèles, et ses bottes finissent par se crever. Ceux
qui n’ont pas l’esprit ou la chance d’arriver à quelque chose perdent
leur fol espoir, s’encroûtent, se pétrifient, roulent d’imprimerie
en imprimerie, et vivent misérables, jusqu’à ce qu’ils entrent tout
courbés sous la porte hospitalière de Bicêtre, asile des vieillards
indigents.

Le rideau vient de tomber, notre héros a quitté la scène. Il s’est
bravement montré dans les divers rôles du drame ou plutôt de la comédie
qu’il joue en ce monde. On l’a vu sous toutes les faces: tantôt
_blaguant_ à son atelier, frondant les choses et les hommes du jour,
tantôt nageant dans la joie et le vin; d’autres fois triste, morose,
poursuivi par des loups sous la forme de créanciers. Ces alternatives
sont fréquentes à cause de l’instabilité du travail. Pour donner
un bon coup d’épaule à la composition, il ne faudrait rien moins
qu’un incendie des principales bibliothèques de Paris, mais loin de
là! Non content du tort que font à cette profession le clichage et
le polytipage, on invente encore de détestables machines qui vont
reproduire sans caractères et sans compositeurs les ouvrages des
quinzième et seizième siècles, les éditions Wendelines, Manutiennes,
Elzeviriennes, etc. Le compositeur regarde avec terreur la librairie
qui agonise... La littérature menace de s’absorber dans le journalisme
qui envahit tout pour tout étouffer. Déjà les nouvelles remplacent
les romans; le drame lui-même a quitté ses larges proportions pour se
réduire en un acte. Notre génération pressée de jouir fatigue la terre
de l’intelligence et s’inquiète peu de ce qu’elle laissera après elle.
Plus d’in-folio, plus de longs ouvrages, plus d’éditions monumentales:
des analyses, des résumés, des éditions-diamants. On concentre dans un
flacon imperceptible le parfum de mille roses; on réduit des livres
d’amandes amères en deux ou trois gouttes d’acide hydrocyanique. Il
n’est pas d’entreprises qu’on n’ait tentées pour rogner les profits
déjà si exigus des compositeurs. D’ingénieux industriels n’ont-ils
pas essayé de faire faire la composition par de jeunes enfants et par
des femmes, réduisant ainsi le travail typographique à une opération
purement manuelle et mécanique.

Enfant d’une race malheureuse et sacrifiée, poëte de la borne,
tribun du carrefour, obscur dispensateur de la lumière, esclave de
la pensée des autres, va, montre encore sur le pavé de nos rues ta
blouse emblématique! Étale ta misère comme un reproche à la face du
siècle! Aplatis-toi sur les œuvres parfumées ou nauséabondes de tes
pachas littéraires! Allons, fils de Guttemberg, lève la tête et prends
courage. Voici, voici le règne des capacités et de l’intelligence!
_Euge! macte animo!_ L’or va descendre dans ton creuset! La roue qui
tourne sans cesse va te prendre et t’enlever! Demain on va ouvrir une
issue à ton eau qui se putréfie! Demain tu marcheras libre et fier.
En attendant, continue à lever des lettres, à manipuler la pensée
des autres en comprimant la tienne, à boire du vin blanc, à faire
des dettes, à danser aux barrières, et tâche de goûter au sein de ta
philosophique incurie le repos et la tranquillité que je te souhaite!

  =Jules LADIMIR.=

[Cul-de-lampe]



[Illustration: LE SPORTSMAN.]

[Tête de page]

LE SPORTSMAN PARISIEN.


ON disait autrefois: Le Français né malin créa le vaudeville; je
propose de reformer cet adage en disant: le Français né Français créa
l’anglomanie: si cette vérité notoire et ce fait patent pouvaient
être mis en discussion, le titre seul de cet article en serait la
démonstration la plus convaincante? Nous voudrions esquisser un
type, l’analyser, le nuancer même; il est destiné à une collection
_éminemment_ française, et sous quel titre le présentons-nous à nos
lecteurs français; sous un titre tellement anglais qu’il est composé
d’un adjectif welsche et d’un substantif d’origine saxonne, sorte de
contraction grammaticale ou _logomachie_ qui ne saurait appartenir
qu’à la langue de Shakespeare et de Milton. Et pourtant quel lecteur
ne devinera pas la chose dont nous allons parler et que nous voulons
peindre? Qui demandera si le sportsman est une profession inconnue
que le livre de M. Curmer va nous révéler: on aurait de la peine à
trouver un Français assez béotien pour demander si notre héros est un
surveillant aux écorces d’orange des Funambules ou une nouvelle édition
du fabricant de cigarettes en papier de réglisse.

La France est certainement le pays du patriotisme, mais ce patriotisme
nous permet de ne jamais rester français: sous la république et le
directoire, nous étions Grecs et Romains; les femmes portaient des
chlamydes à méandres, et nous avions des courses olympiques; toutes
les proclamations unissaient par des prosopopées en l’honneur de
Léonidas ou de Phylopœmen; et dans les fêtes publiques on nous montrait
des vieillards couronnés de feuilles de chêne, et chantant en chœur
des odes d’Horace bien ou mal traduites. Sous la restauration nous
sommes devenus néo-Grecs. Jamais héros français a-t-il fait battre
les cœurs de nos femmes à l’égal du brave Canaris? La bataille
de Waterloo nous a-t-elle fait répandre autant de larmes que les
désastres de Missolonghi? Je le demande et j’en réfère à la notoriété
publique. Toutes ces belles générosités nous ont coûté l’entretien
d’une expédition de vingt-quatre mille hommes, grâce à laquelle nous
jouissons du privilége d’être rançonnés avec prédilection quand
nous visitons les champs de Sparte ou les vestiges d’Argos. Depuis
1830, nous avons prodigué les trésors de nos sympathies, aux Belges,
Polonais, Italiens, Lusitaniens, Espagnols, Mexicains et Canadiens,
et il est certain que pendant ces neuf dernières années, nous n’avons
pas été plus Français que sous la république ou sous l’empire et la
restauration. Mais de toutes nos sympathies exotiques, une seule est
durable et profondément enracinée parmi nous: c’est l’_anglomanie_.
Nous pouvons voir de nos jours que le style antique est descendu dans
la tombe avec M. David: être philhellène n’est plus une profession
libérale, et sympathiser avec la Belgique et le Canada, n’est déjà plus
de si bon goût.

J’arrive à la monographie du sportsman; mais avant de porter la main
sur cette arche sainte, il est bon de s’arrêter un instant. Le cadre
dans lequel on m’a circonscrit est bien étroit, mais le beau titre de
_sportsman_ n’en est pas moins un symbole de l’infini: le sportsman
n’est-il pas de tous les âges, de tous les sexes et de toutes les
conditions? N’offre-t-il pas autant de variétés que la race des
quadrumanes depuis les orangs jusqu’aux ouistitis? N’avons-nous pas
le sportsman à cheval, le sportsman à pied, le sportsman riche, le
sportsman ruiné et même le sportsman qui n’a jamais eu rien à perdre?
Qu’est-ce que le jeune duc et pair qui possède un haras et l’attelage
le plus irréprochable de Paris? Un sportsman. La fraction d’un agent de
change qui va se promener au bois sur une haridelle qui a traîné son
cabriolet pendant toute la semaine, le clerc du notaire, et le commis
marchand qui vont équiter à Romainville ou à Montmorency, ne sont-ils
pas des sportsmen? La jeune vicomtesse tout exquise et dont la tenue
à cheval est d’une si délicieuse hardiesse est encore un sportsman
femelle. Sportsman est aussi la demoiselle entretenue qui galope à tort
et à travers sur un locatis; et que l’on n’aille pas croire que cette
énumération contienne le sommaire de l’innombrable tribu des sportsmen:
nous les retrouvons jusqu’au tir aux pigeons, et même en deux classes,
savoir: le sportsman qui tire et le sportsman qui regarde tirer. Nous
rencontrons les sportsmen à l’école de natation, dans les salles
d’armes, au tir du pistolet, à la joute des coqs chez M. Tourel, et
jusqu’à la petite Villette où l’on fait militer des cochons d’Inde.

Mais comme un traité complet et raisonné de toutes les variétés de
l’espèce nous conduirait à composer un ouvrage aussi volumineux que
l’Histoire naturelle de M. de Buffon, on va se borner à la monographie
du sportsman original et complet, qu’on pourra considérer comme
l’archétype de l’espèce.

Le sportsman ne s’embarrasse pas d’être _gentilhomme_, il est
_gentleman_, et c’est beaucoup plus dire, à son avis. Il a hérité
de M. son père, ancien négociant, d’une trentaine de mille livres
de rente qu’il mange honorablement en avoine, en paille, en éponges
et en étrilles. Il a changé son nom de Corniquet ou de Grosbedon,
pour un nom de terre; mais, par un sentiment de saine philosophie,
de simplicité modeste et d’équité qui fait beaucoup d’honneur à
son caractère, il s’est abstenu de prendre le titre et d’arborer la
couronne de comte. Son abord est froid et cérémonieux, quoique assez
poli: par une faiblesse qu’on rencontre assez généralement chez les
grands hommes et qui lui est commune avec Louis XIV et Napoléon, il
cherche à produire une impression profonde sur les gens qu’il voit pour
la première fois. Le grand roi et l’empereur arrivaient à leur but,
l’un en déployant une majesté toute royale, l’autre en affectant une
brusquerie qui n’était pas toujours dépourvue de grâce et d’aménité.
Le sportsman atteint le sien par une simplicité charmante. Ainsi donc
à votre première entrevue, vous lui demandez des nouvelles de son ami,
ce pauvre M. Fleury d’Arbois qui vient de se casser les deux jambes en
tombant de cheval.--_Ce n’est rien pour l’homme_, répond le sportsman
de sa voix lente et anglaisée, _j’ai eu la cuisse droite et la jambe
gauche toutes brisées dans une chasse du Leiceister-Shire_.--Mais vous
conviendrez, monsieur, que s’il a, comme on dit, deux énormes trous
à la tête, il peut y avoir du danger.--_Cela peut être dangereux: en
tombant avec Little-Boby dans une chasse du duc de Buccleugh, nous nous
sommes ouvert le crâne, tous les deux, et me voilà! mais ce pauvre
Boby en est mort!!!_ Si vous n’êtes pas frappé d’admiration pour un si
beau stoïcisme, c’est que vous n’avez pas en vous le moindre germe du
_sporting-character_.

[Illustration: LE SPORTSMAN]

Le sportsman en question n’est plus de la première jeunesse; sa
mise est simple et pourtant de la plus grande recherche. Son linge
est toujours d’une aussi _entière blancheur_ que les organdis de M.
Planard. Ses bottes sont toujours satinées et lustrées par un vernis
fulgurant. Jamais il n’a adopté les cravates longues ni quitté les
cols de chemise; ses pantalons, scrupuleusement collants, annoncent
une jambe sensiblement arquée, et semblent accuser une longue habitude
du cheval. Il est revêtu d’un _newmarket_ vert foncé, lequel est d’une
coupe irréprochable, et lequel est illustré par des boutons au timbre
du jockey-club. Il porte, suspendue à une énorme chaîne d’acier, une
montre, véritable chronomètre à seconde indépendante, qui lui permet
d’apprécier avec une rigueur astronomique la vitesse des chevaux de
course, et d’apporter la ponctualité la plus minutieuse dans toutes
les prescriptions de l’hippiatrique. C’est que le sportsman est
essentiellement un homme d’ordre et d’économie; sa frugalité est
aussi supérieure à celle des anciens Lacédémoniens que notre grand
Paris est au-dessus de la ville de Lycurgue (c’est bien entendu, sous
le rapport de l’étendue superficielle et de la subtilité dans les
larcins). Ainsi, vous le voyez, pour se faire maigrir de quelques
livres, avaler avec une résignation surhumaine les aposèmes les plus
acerbes et les préparations les plus révoltantes. Pour soulager son
individu d’un abdomen un peu trop saillant, ou d’une cuisse un peu
trop charnue, vous le verrez pendant quinze jours ne manger que de la
salade, ne boire que de l’infusion de bourrache, et faire deux fois
par jour la route de Paris à Saint-Cloud, couvert de flanelle, et
par un dévorant soleil d’août. Qu’on n’aille pas croire qu’il soit
insensible aux plaisirs gastronomiques, aux doux charmes d’un vin de
bon crû; invitez-le après une chasse, à un repas de gentleman; vous
le verrez manger avec un appétit féroce, en buvant comme un Silènes;
et puis il quittera la table d’un pied ferme, y laissant _au-dessous
de lui_ tous ses compagnons endormis. C’est qu’il s’est imposé la
loi de ne jamais sortir du flegme qui lui a fait improviser cette
réponse en style laconien. Une belle dame lui demandait, au retour
d’un _steeple-chase_, si l’un des _gentlemen-riders_, mortellement
blessé dans une chute, était déjà mort: «No,» répondit-il. C’est cet
air de sang-froid permanent qui lui donne l’apparence de l’égoïsme,
et qui marque la supériorité du sportsman pur insulaire; c’est à
cette inaltérable sérénité qu’il doit de n’engager son argent dans
les paris qu’avec une parfaite connaissance de cause, et de rendre
cinq _yards_ au chasseur le plus consommé pour le tir aux pigeons;
ce dont il augmente infailliblement son revenu de cinq à six cents
louis par an. Le sportsman, comme tout homme spécial, est d’une
conversation très-monotone (lorsqu’il consent à parler toutefois). Je
ne sais quel auteur anglais a dit qu’il ne connaissait rien de plus
ennuyeux qu’un sportsman, à moins que ce ne fussent deux sportsmen.
Mortellement taciturne lorsqu’il se trouve dans une société étrangère
aux _améliorations_ de la race chevaline, le sportsman devient d’une
intarissable loquacité lorsqu’il rencontre un autre homme aussi spécial
que lui: leur conversation roule exclusivement sur les favoris du Darby
et surtout sur le _stud book_. C’est que la superstition du pur sang
est pour lui plus qu’un axiome, un théorème incontestable: c’est une
religion, un fanatisme, un fétichisme! Il la proclame, il la soutient
avec une égale énergie pour ses chevaux, ses bull-dogs, ses coqs de
combat, ses lévriers et ses pigeons pattus. Il en soutiendrait la
suprématie, fût-il en rivalité avec une altesse royale, fût-il dans
la boîte à clous de Régulus, ou sur le gril de Guatimozin! Ne croyez
pas que nous nous présentions ici comme adversaires des chevaux de
pur sang, et que nous ayons intention de proposer, comme je ne sais
quel grand journal, de remplacer les courses de chevaux par des
courses d’ânes, ces dernières devant fournir des résultats beaucoup
plus philanthropiques et plus avantageux à l’industrie de notre
pays; tout ce que nous voulons établir, c’est que la question de la
prééminence du pur sang est la seule chose sur laquelle un sportsman
ne puisse raisonner avec son calme habituel. Il vous permettra d’être
républicain, saint-simonien, fouriériste: de mépriser la charte
constitutionnelle, de traiter Louis XIV de charlatan, et Racine de
polisson; il vous passera de regarder l’obélisque de Luxor ou Louqsor,
si vous l’aimez mieux, comme un tuyau de machine à vapeur; et même
il vous laissera dire que les pavés d’asphalte sont une sottise un
peu trop dispendieuse pour être excusable; mais de grâce, n’allez
pas lui parler d’un cheval sans généalogie, et ne lui dites pas
qu’il pourrait offrir les mêmes qualités qu’une bête pur sang, un
descendant d’_Arabian Godolphin_: vous le verrez s’emporter, rugir,
écumer: et personne n’ignore combien est terrible la colère des gens
habituellement placides. J’oublie de citer un autre sujet sur lequel
un sportsman ne souffre jamais la discussion: c’est la supériorité de
l’école anglaise sur l’école française. Il affecte le plus profond
mépris pour tout ce qui est écuyer, exercices de manège, et prétend
que, sauf M. le marquis Ou....., il aimerait mieux confier un cheval
au dernier courtaud de boutique qu’au premier écuyer de la France
et de la Navarre, en y joignant la Corse et l’Algérie par-dessus le
marché. Sur tout autre sujet, le sportsman est de la plus parfaite
indifférence, je pourrais dire de la nullité la plus complète: et
je n’en serais pas démenti. En littérature, il croit encore aux
classiques et aux romantiques; la musique lui est ce qu’il appelle
_insipide_, et quant à ce qui regarde la politique, ses idées, fort
peu distinctes d’ailleurs, ont une légère tendance aristocratique,
attendu qu’il a visité l’Angleterre, et que les meilleurs chevaux
qu’il ait jamais connus étaient possédés par des _noblemen_, ou
tout au moins des _gentlemen_: c’est la seule observation qu’il ait
rapportée de ce pays-là. Il n’a jamais pardonné au général Lafayette
sa préférence exclusive ou son engouement pour les chevaux blancs;
il pencherait assez volontiers du côté d’une forme de gouvernement
despotique qui supprimerait la garde nationale, parce qu’un de ses
chevaux a reçu une atteinte dans les rangs de la milice citoyenne; mais
il n’en accorde pas moins l’honneur de son estime à M. le duc d’....
depuis qu’il en a reçu une garniture de boutons de chasse en bronze
argenté. Pour compléter cette esquisse morale du sportsman français,
nous dirons aussi qu’avec toutes les apparences de l’égoïsme, il est
au fond très-humain, serviable, assez reconnaissant des services qu’on
lui a rendus, et très-susceptible d’attachement pour les hommes, et
principalement pour les bêtes. Il a nourri dans la plus molle oisiveté
jusqu’à la fin de ses jours _Counter-Port_, son premier cheval, mort
à l’âge de vingt-quatre ans, de vétusté non moins que de vieillesse.
Nous voici parvenus aux linéaments les plus délicats de notre portrait,
et les détails vont manquer à l’historien. Vu l’insuffisance des
documents, il va présenter sous la forme du doute ce qu’il a cru voir
des rapports du sportsman avec la plus aimable partie du genre humain.
Jamais le sportsman, homme de continence et de convenance, ne s’est
affiché avec des femmes suspectes ou décriées; jamais aussi il n’a
couru les salons et _la haute_, comme on dit au club. Tout tendrait
donc à nous faire croire que le sportsman est destiné à mourir dans
le même état de pureté que le chevalier Newton, seule analogie qui
doive jamais exister entre lui et l’illustre auteur du binôme. Il y a
pourtant des gens bien informés qui soutiennent que, depuis la première
jeunesse de cet homme impassible, il entretient la même passion pour
une femme de condition mitoyenne avec laquelle il a l’air de se
conduire à peu près maritalement, sans qu’il existe aucun dérivé connu
de cette conjugaison. Ce qui peut faire admettre cette supposition
téméraire, c’est que tous les jours, et très-exactement, il quitte le
club après son dîner vers sept heures et demie, pour n’y revenir que
vers onze heures du soir, et que pendant tout cet intervalle on n’a
pu l’apercevoir en aucun lieu de la ville de Paris où l’on rencontre
infailliblement tous ceux qui se promènent incognito. Ces gens bien
informés ne manquent pas de citer à son sujet une historiette assez
_excentrique_; mais c’est l’unique velléité de galanterie qu’ils aient
à lui reprocher. Il paraît qu’il s’était épris de passion pour une
de ces charmantes femmes qui fourmillent dans tout Paris, laquelle
personne était ou se faisait passer pour Espagnole. On entendait
continuellement notre ami chanter avec frénésie, et à l’éternelle
gloire de M. de Musset, cette romance alors en vogue:

    Avez-vous vu dans Barcelone
    Une Andalouse au sein bruni?

Malgré cette touchante application, l’Andalouse lui tenait, comme on
dit vulgairement, _la dragée haute_; mais elle finit par lui avouer
qu’elle mourait d’envie d’avoir une parure de tourmalines qui se
trouvait chez Meller, et qu’elle lui désigna de manière à ce qu’il ne
pût s’y tromper. Or, la parure devait coûter dix mille francs, et il
avait sur-le-champ besoin de cette somme pour faire venir de Londres
le fameux _Saturnus_, la perle des écuries de _Tatersall_. En outre,
il fallait se hâter, car ledit _Saturnus_ pouvait lui être enlevé par
lord S..., ou par tout autre riche amateur. Grande était sa perplexité!
Il fallait, ou retourner chez l’Andalouse avec l’écrin, ou n’y pas
retourner du tout. C’est le parti qu’il prit, et le jour suivant, il
donna l’ordre d’acheter Saturnus, qu’on peut voir encore aujourd’hui
dans son écurie modèle. Pour ce qui regarde les habitudes et la vie
matérielle du sportsman, il habite une rue voisine des Champs-Élysées,
prétendant avec raison que la _traversée de Paris_ abîme les chevaux
de selle: il se lève tous les jours à huit heures, il se couche entre
une et deux heures du matin; jamais il ne fréquente les bals masqués,
il ne va presque jamais au spectacle; vous le trouverez quotidiennement
au bois de Boulogne entre deux et cinq heures, quand il n’est pas aux
chasses de l’union ou de M. le duc d’.... Là, il fatigue d’ordinaire
deux chevaux (qui l’attendent à la porte Dauphine) en leur faisant
faire à chacun un tour de bois, et les lançant par-dessus tous les
obstacles de la porte d’Auteuil, le chenil, c’est-à-dire le double
fossé et la double barre (excepté toutefois _la barre Potocki_, bien
entendu).

Pour qu’on ne puisse pas nous accuser d’avoir peint les sportsmen à
leur désavantage, nous allons montrer celui-ci dans toute sa gloire,
c’est-à-dire dans son écurie. C’est là qu’il triomphe! Il est dans
son écurie complétement beau, royal, épique! Figurez-vous une petite
maison en briques, bien exposée au plein midi, à l’extrémité d’une
cour vaste, aérée et soigneusement sablée, où une demi-douzaine de
chiens, tant lévriers que danois, griffons, bulls-dogs et terriers, ont
l’air de traîner une existence assez inutile. On vous ouvre une porte
ornée d’un bouton de cuivre éclatant, et vous êtes dans le tabernacle
hippiatrique. C’est là que le sportsman passe toutes ses matinées;
aussi reconnaît-on partout l’œil du maître: les litières sont fraîches
et soigneusement renouvelées, les stalles d’un bois de chêne bien poli;
une paille blonde et consistante est suspendue dans les râteliers, une
avoine sèche et farineuse circule dans les mangeoires. Voyez donc comme
ils sont heureux et gracieux, les habitants de ce splendide logis!
comme ils ont l’œil vif et brillant! voyez comme leur poil est fin,
souple et poli! Peut-on blâmer un sportsman de passer une partie de
son temps dans _such a stall_? Que l’on ne me parle plus de mameluck
pleurant sur son coursier, comme du type de l’affection qui peut unir
l’homme à la bête: l’amour du sportsman pour ses chevaux me semble
aussi supérieur à celui de l’Arabe que l’attachement du pélican blanc
pour ses petits qu’il nourrit de sa chair, l’est à celui du sarigue
qui se contente de porter les siens dans sa poche velue. Le mameluck
aurait-il inventé, comme l’a fait le sportsman, de faire conduire
un cheval de course en voiture au lieu du rendez-vous, et de faire
voyager avec lui un tonneau rempli de la même eau qu’il a coutume de
boire? Mais continuons de visiter les écuries dont le maître fait les
honneurs avec une prévenance si jubilatoire et si courtoise. Nous
pouvons remarquer ses _boxes_ garnis de bouches de chaleur moyennant
lesquelles on peut procurer à des chevaux _en condition_ la température
la plus convenable; la sellerie, véritable musée équestre; les remises,
immenses magasins où se trouvent réunis tous les chefs-d’œuvre de
la carrosserie britannique. Pour tout cela, le sportsman éprouve un
sentiment vif et profond qui participe de l’amour qu’un jeune homme
ressent pour sa première maîtresse, et de la passion qui pousse un
avare à mourir de faim sur un monceau d’or.

Terminons ce tableau de genre par une anecdote dans laquelle nous avons
joué un certain rôle, et qui nous semble vérifier ce que nous avons
avancé de l’attachement que le sportsman a pour ses chevaux.

Il y a un an à peu près je suivis une chasse assez brillante. Le
cerf, lancé dans les bois de Versailles, alla se faire prendre auprès
de Rambouillet; nous eûmes sept heures de chasse, et je revins de
l’hallali avec notre sportsman, lui à pied, tenant son cheval par
la bride, moi monté; car ayant un cheval de louage, et je le dis
modestement, je me sentais fort peu disposé à épargner la fatigue de
mon poids à cette vénale créature. Après une heure de marche, par
une pluie battante, nous arrivâmes à la porte d’une auberge où je
laissai mon cheval entre les mains d’un garçon d’écurie; et comme
nous mourions de faim, je me chargeai de commander le dîner qui fut
servi au bout d’une demi-heure. J’envoyai prévenir mon compagnon, que
j’avais laissé pâle, exténué, harassé, bouchonnant son cheval avec un
air de sollicitude exquise et d’agitation fébrile ou frénétique. Comme
après un quart d’heure d’attente mon compagnon n’arrivait pas, et que
je le savais d’ailleurs fort absolu dans ses résolutions, je me mis à
table, je dînai bravement, et après un dessert un peu moins que modeste
je m’endormis dans mon fauteuil. J’ignore combien de temps dura mon
sommeil; mais il dut être assez long, car la chandelle qui m’éclairait
était réduite au tiers de sa longueur primitive quand je fus réveillé
par mon ami, qui entrait avec fracas dans la chambre. Sa marche était
alerte, sa figure était rayonnante de satisfaction; il me prit les
mains avec un air d’expansion surprenante en me disant: «Mon ami, mon
bon ami!... (j’étais encore hébété par le sommeil et stupéfait par cet
accès inaccoutumé d’affection cordiale) _Coroner a mangé l’avoine_,»
dit-il avec une voix chevrotante et en me regardant d’un œil humide.

A présent nous devons à nos lecteurs le portrait d’un de ces
innombrables satellites qui gravitent autour de notre planète, en
s’efforçant de mériter et d’obtenir le titre brillant de sportsman.
Quel abîme entre les copies et le modèle! La lumière de Phébus diffère
encore moins de celle de la pâle Phœbé, comme disaient les poëtes
de l’empire. Quoi qu’il en soit, et malgré les scrupules de notre
conscience, nous allons esquisser notre héros secondaire, à qui nous
appliquerons ce que Voltaire disait des traductions qu’il appelait des
_revers de tapisseries_. Le sportsman amateur est presque toujours
pourvu de soixante à quatre-vingt mille livres de rentes; il est de
noble famille; vous l’avez vu passer, et vous avez pu remarquer la
considération, l’estime et la haute approbation dont il a l’air pénétré
pour toute sa personne. Jusqu’à vingt-deux ans, il a vécu avec un
cabriolet des plus simples et un cheval de selle, mangeant niaisement
son pécule avec des actrices; mais, le beau jour où il a acquis une
preuve irrécusable de l’infidélité de son infante, il s’est fait à
peu près les réflexions suivantes: «Depuis deux ans je vis comme un
bourgeois, un croquant; je ne fréquente que des femmes indignes de moi
(traduisez: qui se moquent de moi); décidément je me réforme. Je veux
me voir cité dans tout Paris de la manière la plus honorable: aimer les
chevaux est tout à fait une passion de grand seigneur, et j’ai toujours
senti que j’étais né pour être sportsman.»

Huit jours après avoir fait ces réflexions, notre jeune homme a pris
un maître d’anglais, et il s’est formé une sorte de dialecte à lui,
une langue tout à fait hippiatrique; il applique à toutes les petites
femmes le nom de _ponette_; il parle du _poitrail_ de madame Z, et
de la _crinière_ de mademoiselle R, tout comme s’il parlait de _Miss
Annette_. Ce peu de temps lui a suffi pour s’impatroniser chez les
marchands de chevaux, et de plus il est devenu un adepte forcené de la
religion du pur sang. Il trône en potentat dans les écuries de Crémieux
ou de Bénédict: là, il adopte, il accueille, il accepte sérieusement
les éloges que lui adressent les maquignons sur ses connaissances
hippiatriques. Il pense souvent à la reconnaissance que doit lui
inspirer la manière dont il encourage et fait prospérer le commerce
des chevaux. C’est lui qui a répondu à un de ses amis, qui lui faisait
remarquer combien son dernier cheval était poussif: _Ceci n’est pas
possible, ***[15] a trop de considération pour moi_. Le voilà donc
improvisé connaisseur; et mettant tout son plaisir à vendre, acheter et
brocanter; à ne conserver jamais pendant plus d’un mois le même cheval,
parvenant toujours à faire reprendre pour vingt-cinq louis l’excellent
coursier qui lui a coûté 3,000 francs. Malgré toutes ses mésaventures,
il n’en dit pas moins incessamment qu’il est en possession du _premier
trotteur de Paris_; il vous dira que c’est un cheval de chasse qui
peut sauter six pieds.... De la figure un peu chevaleresque du vrai
sportsman il a fait un je ne sais quoi de burlesque et d’exhilarant
qui révèle toute l’impuissance de l’homme à changer sa nature et à
masquer son caractère. Ainsi, qu’on lui propose un pari _sortable_,
vous le verrez réfléchir avec une profondeur digne de Descartes et de
Galilée, refuser décidément, et pour accepter ensuite les chances d’une
autre gageure extravagante. C’est ainsi qu’il parodie cette sagacité
instinctive qui distingue le véritable sportsman. Autre travers: frappé
du stoïcisme avec lequel celui-ci raconte ses désastres, frappé surtout
de la profonde impression qu’il produit sur ses auditeurs, il cherche à
rivaliser de catastrophes et d’impassibilité laconique avec son modèle
et son rival. Il ne vous parlera jamais d’une chasse ou d’une course
dans laquelle il n’ait pas éprouvé plusieurs malencontres, et tout son
corps devrait en être couvert de cicatrices. Mais à force de malheurs
il a rendu la compassion tout à fait impossible, et ses amis lui disent
alors: «Allons donc, marquis, allons donc!...» Il a vidé jusqu’à la lie
la coupe de l’infortune, car au jockey-club la mauvaise réputation de
son écurie est tellement établie qu’aucun homme expérimenté ne voudrait
parier pour un des chevaux du marquis, sans exiger 10 contre 1; il n’a
jamais gagné qu’une seule course, et c’était un jour où son cheval se
trouvait sans concurrents. Tout le monde sait l’unique encouragement
qu’il ait reçu dans un _gentlemen riders_ dont il s’était ingénié
de faire partie. Il était rayonnant, sublime, au départ; jamais
pareil jockey n’avait relui sous le soleil; à la fin du premier tour,
en repassant devant les tribunes, un honnête spectateur le voyant
_distancé_, et se trouvant saisi de compassion pour son pauvre cheval
qu’il _roulait_ avec rage, lui cria en manière d’applaudissement: «Ne
vous pressez donc pas, monsieur, vous avez bien le temps.» Comme on
peut le présumer, notre sportsman arriva le dernier, quoique son cheval
fût _un des premiers coureurs des trois royaumes_.

  [15] Nous prions le lecteur de suppléer à notre réticence en
  remplaçant nos trois étoiles par le nom du dernier maquignon qui
  l’aura ce qui s’appelle _enrossé_. Il n’aura que l’embarras du
  choix.

Personne n’ignore la manière dont il a perdu son petit jockey Bill;
mais ayant été témoin de l’événement, on trouvera bon que je le raconte
avec plus de véracité que ne l’ont fait les journaux du palais et
le _Moniteur des Halles_. J’étais allé par un beau matin printanier
chez le marquis de C. Je le trouvai en proie au plus furieux accès de
misanthropie. Je m’informai avec anxiété de la cause de cette affection
mélancolique. Tu sais bien, me dit-il, _Atar-Gull_, ce superbe cheval
bai-brun que tout le monde m’envie, et que j’avais engagé pour courir
demain au Champ-de-Mars; tu sais bien aussi avec quel soin je le
faisais _entraîner_ et comme il est admirablement _in condition_? eh
bien, mon cher, je suis obligé de renoncer au prix, mon jockey vient de
crever comme un mousquet! Comme je tenais à Bill, le roi des jockeys,
suivant moi, et que je conservais l’espérance de faire diminuer son
excédant de poids qui n’était que de dix livres et demie, j’ai d’abord
commencé par le faire purger trois ou quatre jours de suite, et puis
je l’ai tenu pendant trois semaines emmaillotté dans sept ou huit
couvertures de laine, en lui faisant boire une demi-pinte d’eau-de-vie
par jour; j’employai tous les sudorifiques connus, et je crois que j’en
inventai même; Bill, qui jusqu’ici avait supporté merveilleusement
bien toutes ces choses-là, n’a pu résister pour cette fois-ci........
Notre héros se leva brusquement, et se promenant à grands pas dans
sa chambre gothique (la chambre à coucher d’un élégant sportsman est
toujours du style le plus gothique), il reprit bientôt: Je n’avais
pourtant rien négligé, pour qu’il ne diminuât que d’une demi-livre
par jour, ce qui faisait mon affaire et n’était pas trop exiger; car
enfin j’avais expérimenté la prodigieuse bonté de sa constitution et je
ne craignais pas que ce régime le rendit malade; mais il faut que le
drôle ait avalé la tranche de mouton rôti qu’on lui présentait chaque
matin, et dont il ne devait que sucer le jus, suivant nos conventions:
c’est sa gloutonnerie qui l’aura tué, et toujours est-il qu’il est mort
d’indigestion, à ce que je suppose.--Je ne pus m’empêcher d’excuser ce
malheureux garçon.--Voilà bien ta philanthropie malentendue, reprit le
marquis, périssent mille fois tous les Bills, tous les jockeys français
et anglais, pourvu qu’ils fassent gagner nos chevaux, à nous autres
vrais sportsmen! nous ferons des pensions à leurs familles, s’ils en
ont? Notre héros était beau d’exaltation en ce moment; il avait grandi
de six pieds! Bill était mort et notre sportsman avait constitué une
pension de 700 francs à sa grand’mère, à qui l’on eut de la peine
à faire comprendre que Bill était son petit-fils, car elle ne le
connaissait que sous le nom de François Guillard.

Une autre fois je le trouvai qui lisait une gazette anglaise et qui
ruminait sur la nouvelle suivante: «Un vicaire du comté de Sussex avait
égorgé le curé de sa paroisse avec le sang-froid le plus barbare. Ce
jeune ecclésiastique passait pour aimer passionnément les chevaux, et
l’on a découvert par les débats qu’il avait commis ce crime atroce
uniquement pour se procurer l’argent nécessaire à l’achat d’un ouvrage
en trois volumes in-folio, dont voici le titre:

_Histoire de tous les chevaux qui ont remporté des prix aux courses en
Angleterre, depuis leur établissement jusqu’à la présente année, avec
leurs généalogies très-équitables et leurs portraits; on y a joint les
noms des particuliers qui les montaient avec ceux des gentlemen à qui
ils ont appartenu, et pour l’agrément et l’instruction des lecteurs, on
y rend un compte exact de tous les paris pour ou contre._

«Sir John Bailey, juge of King’s bench et président des assises, a
fait remarquer dans ses conclusions que la passion du clergé anglican
pour l’hippiatrique avait été la source de soixante-sept condamnations
infamantes pendant l’espace de sept ans.»

--Qu’est-ce que tu penses de ceci? demandai-je à notre
anglomane.--_Shocking_, me répondit-il, _my dear, very shocking,
dreadfully shocking!_ et voilà tout ce qu’il en résulta dans son
jugement.

On peut supposer aisément que la fatalité qui conduit le marquis à des
résultats si déplorables ne manque pas de peser sur lui dans les autres
exercices qui forment la base du _sporting character_. Ainsi donc il
est subitement épris de passion pour la chasse, il improvise une meute
dans une de ses terres, devient la terreur de ses voisins, et le fléau
de ses métayers; il fait élever des renards pour se permettre le _fox
hunting_; il nourrit des sangliers dans une de ses écuries.

Voici du reste une ou deux aventures de sa vénerie dont nous avons été
les acteurs et les témoins. Je me trouvais à la campagne en automne et
dans le voisinage de son château, il m’invita pour courir un renard:
l’animal apporté sur une petite voiture, fut placé dans un fourré dont
les chiens se rendirent bientôt les maîtres en _violonnant_ comme des
forcenés. Durant trois heures environ, nous galopâmes à leur suite
et ils nous ramenèrent à l’endroit même d’où nous étions partis: là
ils nous annoncèrent par le redoublement de leurs cris que l’hallali
s’approchait. Le piqueur s’élance pour s’emparer de l’animal, mais
le pauvre renard était déjà roide mort et froid comme une pierre,
attendu que la frayeur ou la contrariété l’avaient fait succomber à
une de ces attaques morbides appelées vulgairement _paralysies_. Il
n’avait pas bougé de dessus la motte de terre où il avait été posé, et
nous, nous avions suivi au galop une belette, une fouine, un blaireau,
que sais-je? Un autre jour on avait lâché pour nous complaire un de
ces sangliers si soigneusement élevés pour nos plaisirs. Les chiens
accoutumés à son fumet et à la placidité de son caractère, ne se
décidèrent à le chasser que lorsqu’ils en furent sommés à grands coups
de fouet: la chasse s’entama enfin, mais ce fut tant bien que mal: il
faisait le même jour une chaleur dévorante, et nous suivîmes pendant
une heure à peu près, la voix de la meute. Tout à coup un silence
profond et solennel succéda aux cris des chiens: meute et sanglier,
tout était disparu, tout semblait tomber dans un abîme, et l’on aurait
dit que la terre avait englouti les chiens et le gibier: après une
recherche scrupuleuse nous trouvâmes le mot de cette énigme; les
chiens et le sanglier buvaient amicalement à la même mare, et la plus
parfaite intimité régnait entre eux. Le sanglier domestique fut ramené
dans ses lares, et puis on l’égorgea comme un vil pourceau qu’il était;
on rossa vigoureusement les chiens et ils ne dînèrent que le lendemain:
voilà la moralité de l’anecdote. On peut juger par ces deux aventures
combien notre ami et sa meute sont dignes de figurer en première ligne
dans l’institution des louvetiers; société établie, comme chacun sait,
pour la conservation, si ce n’est pour l’amélioration de la race des
loups, à qui des louvetiers de notre connaissance font tous les ans
le sacrifice de quelques vieilles vaches et de plusieurs ânes, afin
qu’ils ne soient pas tentés d’abandonner l’arrondissement. Notre héros
continue jusqu’à vingt-cinq ans le cours de ses désastres; à cette
époque-là, sa fortune se trouvant dérangée par ses prodigalités,
il se marie, réforme ses écuries, se prend de belle passion pour
l’agriculture ou la musique, et finit à trente ans par être député de
son département. Nous ne le suivrons pas dans sa carrière politique,
nous nous contenterons de lui souhaiter plus de succès à la chambre
qu’au Champ-de-Mars (deux arènes entre lesquelles nous n’avons
l’intention d’établir aucune sorte de parité).

Les dernières courses de Paris nous ayant mis à portée d’observer
certaines variétés du genre sportsman, nous croyons devoir en
rendre compte aux souscripteurs de M. Curmer: la scène se passe au
Champ-de-Mars et dans la tribune à droite.

Première variété du genre.--Le _sportsman à pied_. Il est représenté
par un tout petit jeune homme ayant une cravache et des éperons.
Il fume avec un aplomb soldatesque, et s’adressant indistinctement
et familièrement à tous ses voisins:--Il est inouï, dit-il, il est
inouï, ma parole, il est inouï qu’on se permette de faire attendre le
public de cette manière-là. Ces messieurs du club (prononcez claoub)
se croient tout permis, et encore pour nous faire voir des courses
qui font pitié quand on a assisté à celles d’Epsom, de New-Market et
d’Ascott... Enfin la cloche sonne et les membres du jockey-club se
dirigent vers leur tribune. Le petit monsieur reprend en s’adressant
avec confiance à son voisin qu’il ennuie profondément:--Regardez
donc, je vous en prie, voyez donc la conformation de Margarita, comme
elle s’embarque au galop; quelle bête! que de race, que de sang elle
a! Le signal du départ est donné, le jockey du duc d’O..... reste
en arrière; le jeune homme après un instant de silence répond à
une dame qui s’étonne et s’afflige de ce que la casaque rouge est
dépassée.....--C’est une tactique, madame, une tactique, une pure
tactique; et si vous aviez vu autant de courses que moi, vous sauriez
que rien n’est jamais décidé avant le dernier tournant. Regardez comme
Margarita allonge, voilà qu’elle les rattrape, elle a la corde, elle a
la corde! (avec la dernière suffisance.) Tout est fini maintenant, et
les autres sont distancés; je l’avais bien dit.

Deuxième variété du genre.--_Sportsman stupide._ Un provincial en
paletot noir avec des gants bleu de ciel. Il s’écrie au départ:--Oh!
ah! oh! ah! au passage du premier tour, avec joie:--Mon Dieu, monsieur,
que je voudrais bien savoir qui est-ce qui va gagner?.... A l’arrivée
des coursiers, avec un air d’ivresse:--J’en suis bien content, et
c’est bien joli des courses de chevaux dont tous les journaux de Paris
parlent tant!!!

Troisième variété du genre.--Le _sportsman politique_. Un monsieur
entre deux âges, habit vert, canne à pomme d’or et cachet armorié.
Il se parle à lui-même en finissant de lire son programme:--Casaque
rouge, toque bleue, Arabella, au duc d’O....., c’est-à-dire au duc
de Ch...--Quelle rosse!... A la fin du premier tour Arabella tenant
la tête, il murmure:--C’est probablement une jument qu’il aura
fait venir d’Angleterre? Ces gens-là sont capables de tout!... A
l’arrivée, Arabella étant ce qui s’appelle _distancée_, il s’écrie
avec explosion:--Enfoncée, Arabella! enfoncée! Je l’aurais parié dès
avant la course, et je ne donnerais pas cette satisfaction-là pour dix
louis!... Le sportsman politique s’éloigne en se frottant les mains.

On trouverait peut-être que j’ai fait beaucoup d’honneur à ces trois
variétés en les décorant du nom de _sportsman_; mais j’ai voulu prouver
que le _sporting character_ a gagné toutes les classes de la société
française, ce qui ne laisse pas que d’être un sujet d’amour-propre et
de satisfaction pour mes amis et pour moi.

  =Rodolphe D’ORNANO=,
    membre du jockey-club.

[Cul-de-lampe]



[Illustration: LE JOUEUR DE BOULES.]

[Tête de page]

LE JOUEUR DE BOULES.


PEUT-ÊTRE avez-vous remarqué quelquefois, sous les ombrages soi-disant
frais des Champs-Élysées, au milieu des solitudes de l’Observatoire ou
de la barrière du Trône, deux lignes parallèles de spectateurs, lignes
mouvantes qui s’allongent dans toutes les directions, qui serpentent
dans la plaine, qui s’écartent et se rapprochent, qui se dissipent et
se reforment incessamment, et au-dessus desquelles on voit s’élever,
par intervalles, de petits globes noirs pareils à des bombes, mais à
des bombes qui n’éclatent jamais; tandis que, à travers les pieds des
spectateurs, d’autres globes semblables roulent, se précipitent, et
jettent partout le désordre et la confusion.

Approchez-vous avec précaution et mesure. La précaution n’est pas
pour vous: elle est pour ces globes vagabonds. Qu’il vous arrive d’en
heurter quelqu’un au grand détriment de vos jambes! vous recueillerez,
pour excuses et pour marques de compassion, mille reproches, mille
malédictions, mille injures. Oserez-vous bien vous plaindre du coup que
vous avez reçu? Votre coup! eh, malheureux! il ne s’agit que de celui
que vous avez fait manquer.

En manière de dédommagement et de consolation, étudiez le tableau que
vous avez sous les yeux. Les bonnes figures! les honnêtes et placides
physionomies de rentiers! Car il n’est pas permis de s’y tromper: ce
sont, pour la plupart, d’anciens négociants qui ont passé par toutes
les tribulations des _fins de mois_, et qui, retirés dans leur revenu,
comme le rat dans son fromage, n’ont d’autre souci que les prédictions
du baromètre et le cours de la rente. Les voilà, le corps penché en
avant, le cou tendu. Le soleil brûle leurs têtes. Le froid rougit leur
nez et bleuit leur visage; ils s’inquiètent bien du froid ou du soleil!
_Trop long!_ disent-ils gravement. _Trop court!_ disent-ils encore
d’un ton doctorat, et ils resteront là, se passionnant pour telle ou
telle boule, et suivant d’un œil exercé les diverses chances du jeu,
jusqu’à ce que le jour baisse, et que l’heure du dîner approche. Alors
vous verrez le cercle se dissiper avec regret: ces braves citadins s’en
retourneront lentement à leur faubourg, emportant des émotions, des
souvenirs, un fonds inépuisable de conversation et un violent appétit.
Voilà une journée bien employée!

Les joueurs sont dignes des spectateurs. Examinez celui que Charlet
a placé sous nos yeux. Vous le voyez: le joueur de boules doit avoir
de quarante-cinq à cinquante ans; c’est pour lui la belle saison de
la vie, l’âge de la perfection; il a conservé la force qui exécute,
il a acquis l’expérience qui dirige. Car, ne vous y trompez pas,
vingt ans d’études et d’exercices assidus ne suffisent pas toujours
pour former un joueur de boules de quelque distinction. Regardez bien
celui-ci: vous lirez sur son visage, dans son attitude même, toutes les
tribulations auxquelles son âme est en proie; il est sous l’influence
simultanée des deux plus puissants mobiles du cœur humain: la crainte
et l’espérance. Il vient de lancer sa dernière boule: elle roule devant
lui, et vous pouvez en suivre le mouvement sur sa physionomie; il la
couve, il la protège du regard; il la conseille, il voudrait la voir
obéissante à sa voix; il en hâte ou bien il en ralentit la marche selon
qu’une ravine ou un monticule l’arrête au passage, ou la précipite à
une descente; il l’encourage du geste, il la pousse de l’épaule, il la
tempère de la main; suspendu sur la pointe du pied, le bras tendu, le
visage animé par une foule d’émotions diverses, il imprime à son corps
les ondulations les plus bizarres. On dirait que son âme a passé dans
sa boule.

Si l’importance d’un jeu se mesurait au degré d’intérêt qu’on y
apporte, le premier de tous, sans contredit, serait le noble jeu
de boules. Chez ceux qui se livrent à cet amusement, ce n’est pas
seulement un goût prononcé, c’est une passion véritable, c’est une
sorte de fanatisme. Si le fameux maître à danser Marcel a pu s’écrier:
Que de choses dans un menuet! que n’eût-il point dit, s’il eût
parlé d’une partie de boules? Toutefois il convient, ce me semble,
de s’occuper de l’arme avant d’arriver au guerrier, et de faire
connaissance avec la théorie avant d’en suivre l’application sur le
terrain.

Sans retracer ici l’histoire de la boule, qu’il me soit permis de
faire observer qu’elle joue un rôle important dans la composition
de cet univers, et sur cette terre en particulier. Les arts et les
métiers ont leur boule spéciale; les architectes connaissent la _boule_
d’amortissement; les chaudronniers donnent le nom de _boule_ à une
enclume ronde; le fourbisseur à un instrument en bois de ce nom; la
maréchalerie cite ses _boules_ de licou, et l’art du metteur en œuvre
ses _boules_ à sertir: enfin il n’est pas de chasseur un peu exercé qui
ne sache ce que c’est que la _boule_ du chamois.

La balle et la bille, si chères aux écoliers, ne sont que des
diminutifs de la boule, dont le ballon est une ampliation. Si
la boule ne règne pas seule dans le jeu de quilles, elle en est
incontestablement l’âme. Que feriez-vous de vos quilles, symétriquement
plantées, sans la boule indispensable à les abattre? qui sait si
dans une pareille extrémité, les joueurs de quilles ne se verraient
pas réduits à implorer l’assistance d’un chien, malgré leur inimitié
proverbiale pour cet intéressant animal? L’antique jeu du mail, qui
a donné son nom à une rue de Paris et à tant de promenades dans nos
provinces, consistait en une boule d’un bois très-dur qu’on lançait
à l’aide du mail ou maillet; il en est ainsi du jeu de la paume,
qui tombe chaque jour en désuétude, et du jeu de billard, auquel nos
écoles de droit et de médecine ont fait faire, dans ces dernières
années, de si prodigieux progrès. Entrez dans un café; le billard
est inoccupé, les queues sont à l’abandon. Où sont les billes? le
maître de l’établissement les a dans sa poche, et, avec elles, tout
le jeu de billard. Si, vous associant aux jeux de vos enfants, vous
leur permettez de gonfler une gouttelette d’eau savonneuse suspendue
à l’extrémité d’un chalumeau, c’est une boule qu’ils produisent
infailliblement; savant enfantillage auquel se livrait Newton quand il
étudiait la théorie de la lumière!

De tout temps la boule a joué un rôle fort important dans la politique;
elle a donné son nom aux bulles des papes, en prêtant sa forme aux
sceaux qui y étaient attachés; il en fut de même de la bulle d’or,
sur laquelle s’appuya si longtemps le droit public en Allemagne. La
première boule d’or dont l’histoire ait consacré le souvenir est celle
que Tarquin l’Ancien donna comme insigne à son fils, et que celui-ci
portait à son cou. Aujourd’hui ce sont les boules qui gouvernent dans
les états constitutionnels; elles y décident de l’adoption ou du rejet
des lois; elles consolident ou renversent un ministère, et c’est une
assez belle gloire! Le mot de boule a conquis en outre un sens moral,
et vous l’entendez chaque jour au figuré. Dans le langage populaire on
honore du nom de boule la tête d’un homme. Le vaste cerveau de Cuvier,
où toutes les connaissances humaines avaient leur compartiment, leur
casier, comme dans une vaste bibliothèque distribuée par ordre de
matières, qu’était-ce autre chose qu’_une fameuse boule_?

Tout cela est bien évidemment à l’avantage du jeu de boules; on
voit combien il peut prêter aux autres, sans avoir besoin d’en rien
emprunter. Son importance a été si bien reconnue par les savants
auteurs du Dictionnaire encyclopédique, qu’ils n’ont point dédaigné de
lui consacrer un chapitre.

Écoutez; je cite textuellement:

«On joue le jeu de boules à un, deux, trois contre trois, ou même plus,
avec chacun deux boules pour l’ordinaire. Les joueurs fixent le nombre
de points à prendre dans la partie, à leur choix. C’est toujours ceux
qui approchent le plus près des buts qui comptent autant de points
qu’ils y ont de boules. Ces buts sont placés aux deux bouts d’une
espèce d’allée très-unie, rebordée d’une petite berge de chaque côté,
et terminée à chacune de ses extrémités par un petit fossé que l’on
appelle _noyon_. Quand on joue, si quelque joueur arrête la boule, on
recommence. Il n’est pas permis de taper des pieds pour faire rouler la
boule davantage, ni de la pousser en aucune façon, sous peine de perdre
la partie. Une boule qui est entrée dans le noyon et a encore assez de
force pour revenir au but ne compte point; un joueur qui joue avant
son tour recommence, si l’on s’en aperçoit; celui qui a passé son tour
perd son coup. Il est libre de changer de rang dans la partie, à moins
qu’il ne soit convenu autrement. Qui change de boule n’est obligé qu’à
reprendre la sienne et à jouer son coup si personne n’a encore joué
après lui; mais si quelqu’un a joué, il remet la boule à la place de
celle qu’il a jouée, si l’autre veut jouer avec sa boule.»

Quelques-unes de ces règles sont encore en vigueur, mais le jeu de
boules, lui aussi, a proclamé son indépendance; il s’est affranchi
des terrains préparés exprès, comme on en voyait encore quelques-uns,
il y a trente ans, le long de la partie droite des Champs-Élysées, où
s’élève aujourd’hui le quartier Beaujon; le noyon a totalement disparu,
et c’est tout au plus s’il existe encore dans la mémoire des doyens des
joueurs de boules; la nouvelle génération ne le connaît pas. Autrefois
le jeu de boules s’appelait aussi _cochonnet_. Cette dénomination,
dont l’étymologie m’est inconnue, n’appartient plus maintenant qu’à
la petite boule qui sert à marquer le but; encore n’est-elle usitée
que sur la rive droite de la Seine: sur la rive gauche, le cochonnet
s’appelle le petit, peut-être dans le but louable de ne point
effaroucher la délicatesse du faubourg Saint-Germain, par un diminutif
qui rappelle un animal immonde. Dans ces derniers temps, quelques
joueurs de boules, séduits sans doute par la manie des innovations, ont
essayé de substituer aux deux dénominations consacrées par l’usage,
celle de _bouchon_; mais leur tentative a été repoussée, et ils n’ont
point fait école. Les amateurs du noble jeu de boules ont compris
qu’ils ne devaient pas admettre dans leur vocabulaire un terme emprunté
à un jeu que pratiquaient jadis les laquais dans les châteaux, et qui
ne sert plus guère aujourd’hui de délassement qu’aux gamins de Paris du
premier âge; car ils attaquent de front le jeu du tonneau dès qu’ils
atteignent l’âge d’émeute.

Quoique les conditions pour la fixation du nombre des points soient
les mêmes qu’autrefois, une partie de boules se joue ordinairement en
onze points. Celui des joueurs qui dans un coup gagne un ou plusieurs
points, acquiert le droit de lancer le cochonnet, et par conséquent
de déterminer le but. L’avantage qui en résulte est si important, que
cette question ne doit pas être traitée légèrement.

D’abord il faut savoir qu’un joueur de boules se livre à une foule
d’études préparatoires dont la principale a pour objet la connaissance
exacte du terrain. Il en est qui connaissent, aux Champs-Élysées,
l’assiette des lieux et jusqu’aux moindres sinuosités du sol, aussi
bien que Napoléon connaissait sa carte d’Europe.

Ils y vont souvent le matin, en cachette les uns des autres; ils
suivent les déviations de leurs boules, étudient l’effet des pentes,
calculent quelle ressource offrira un ricochet savamment combiné. Munis
de ces instructions géographiques, sans affectation, sans avoir l’air
d’être déterminés autrement que par le hasard, maîtres du cochonnet,
ils le dirigent vers un but dont les approches leur sont familières. Il
faut donc être quelque peu versé dans la diplomatie pour conserver tous
ses avantages à un combat de boules. Ce n’est pas tout: le joueur de
boules qui dispose du cochonnet, est le souverain le plus absolu qui se
puisse imaginer; le moment où il élucubre dans sa pensée la direction
qu’il lui donnera est peut-être le moment où il est le plus beau.
Son visage est impassible comme l’était celui de M. de Talleyrand:
vainement on cherche à deviner son dessein; vainement les spectateurs
veulent s’orienter sur sa physionomie afin de se bien placer; quand ils
attendent le cochonnet dans une direction, ils le voient rouler dans
une autre, et tous, sans le plus léger murmure, sans se permettre la
moindre observation, se rangent en une double haie, où le despotisme
du joueur a voulu qu’ils vinssent se ranger. Quel souverain oserait se
flatter d’obtenir de ses sujets une telle obéissance!

Les joueurs de boules ne fabriquent pas leurs armes; mais ils ne
confient à nul autre qu’à eux-mêmes le soin de leur donner la plus
grande perfection possible. Les novices, les commençants se servent
encore de boules en bois sans aucune autre préparation; il arrive même
quelquefois que des amateurs tièdes, n’ayant point de boules à eux, en
louent à l’espèce de cabaret-masure qui sert aujourd’hui de rendez-vous
aux joueurs. Mais un véritable joueur de boules a ses boules à lui,
comme un guerrier son épée; ses boules sont soigneusement piquées de
clous, de telle sorte qu’elles conservent la même pesanteur avec une
dimension moins grande, et présentent ainsi moins de prise au choc des
boules ennemies. Par ce moyen on donne à toutes les sections de la
circonférence une puissance égale, qualité essentielle pour calculer
les effets d’un projectile. Mais la bonté des armes n’est rien sans la
manière de s’en servir.

On divise les joueurs de boules en deux classes distinctes: les
_pointeurs_ et les _tireurs_; non pas que je veuille prétendre que
le même joueur ne puisse réunir les qualités du tireur à celles du
pointeur, mais il aura toujours une prédilection marquée pour l’un
de ces deux procédés. On appelle pointeurs ceux des joueurs qui
s’appliquent à gagner des points en plaçant leurs boules le plus
près du but, tandis que l’on entend par tireurs ceux qui lancent
vigoureusement leur boule sur celles de leur adversaire mieux placées,
ou même sur le cochonnet, afin de changer, par son déplacement, les
chances présumées des boules éparses sur le terrain. Les joueurs ne
connaissent ainsi leurs avantages ou leurs pertes que quand le nombre
des boules restées au quartier est entièrement épuisé.

L’office des tireurs, quoique plus brillant en apparence, offre
peut-être moins de difficultés que celui de pointeur; leur action est
toujours à peu près la même, tandis que les pointeurs ont tant de
manières différentes de lancer leur boule, qu’un observateur attentif
pourrait y reconnaître le caractère de chaque joueur. L’homme modeste
fait rouler sa boule terre à terre vers le but; celui que domine la
manie de briller lance la sienne en lui faisant décrire une parabole
semblable à celle que décrit une bombe; le grand art consiste, dans
ce cas, à lui imprimer, en même temps qu’une force d’impulsion, une
puissance de rotation contraire qui l’empêche de rouler trop loin du
but.

On a comparé, non sans raison, le jeu de boules, proprement dit, à
cet autre jeu de boules que l’on appelle la guerre. Toutes les armes
dont se compose une armée y sont en effet représentées. On a vu tout à
l’heure le bombardier; le tireur, c’est l’artilleur, chargé d’enfoncer
de loin les rangs ennemis, tandis que la boule du pointeur est l’image
de l’infanterie, dont la part est toujours si grande dans le gain d’une
bataille. Les balles et les boulets, que sont-ils sinon des boules?
Les opérations du génie ne s’exécutent pas plus scrupuleusement sur le
champ de bataille que sur un champ de boules; j’en atteste ces joueurs
qui mettent un soin rigoureux à enlever une pierre malencontreuse, à
faire disparaître une touffe d’herbe, enfin à aplanir les obstacles
comme le font les sapeurs mineurs. De cette similitude provient
probablement le goût des anciens militaires pour le jeu de boules,
dernière passion de nos bons vieux invalides. Parmi eux on compte des
joueurs très-habiles; on en cite un entre autres qui est manchot.
Mais, qu’est cela, quand on songe que la cécité même n’empêche pas ceux
qui en sont atteints de se livrer à leur jeu favori.

Dans l’intérieur de l’hôtel des Invalides, sur une espèce
d’esplanade plantée, en suite des dernières cours du côté de
l’avenue Lamothe-Piquet, est situé le jeu des aveugles. C’est un
bien attendrissant spectacle que de les voir lutter ensemble par des
combinaisons presque exclusivement intellectuelles. Tous les dimanches,
et quelquefois dans la semaine, ils font leur partie; des invalides
voyants leur servent de guide, leur font toucher le but, et quand ils
ont marqué par un certain nombre de pas la distance qui les en sépare,
on est tout étonné de les en voir approcher beaucoup mieux que ne le
font un grand nombre de joueurs jouissant de leurs deux yeux. Il serait
superflu d’ajouter que les invalides aveugles pointent, mais ne tirent
pas.

Les joueurs de boules se font en général remarquer par l’aménité de
leurs mœurs; absorbés qu’ils sont par leur passion dominante, on
n’en trouverait probablement aucun sur les registres de la police
correctionnelle, aucun au greffe de la cour d’assises. Plus que qui que
ce soit, les joueurs de boules mènent une vie en dehors; aussi sont-ils
essentiellement bons maris et bons pères. Bons maris, en ce sens du
moins, que n’étant presque jamais chez eux, ils ne tourmentent point
leurs femmes; bons pères, parce qu’ils sont incapables de donner de
mauvais conseils à leurs enfants, ne s’en occupant guère que pour en
faire des _louveteaux_, c’est-à-dire pour enseigner de bonne heure les
premiers éléments de la boule.

Le jeu de boules présente une particularité qu’il est impossible
d’omettre. Si l’on excepte la pêche à la ligne, c’est peut-être le seul
exercice auquel on n’ait vu aucune femme se livrer, de sorte qu’en
altérant légèrement un vers de Molière, on pourrait dire:

    Du côté de la _boule_ est la toute-puissance.

Une autre remarque a été faite a l’endroit des joueurs de boules. De
toutes les provinces de France, la Provence est celle qui en fournit
le plus à Paris; l’accent provençal et aussi l’accent auvergnat
dominent, non-seulement parmi les joueurs, mais aussi dans les rangs
des spectateurs. On a observé en outre que la classe de citoyens qui
compte le plus d’amateurs distingués, c’est la classe des cuisiniers.
Or n’est-il pas extraordinaire que le plus habile joueur de boules
dont s’enorgueillissent les Champs-Élysées depuis plus de quarante
ans, cumule les deux qualités de Provençal et de cuisinier? C’est M.
Maneille, l’Antelle des joueurs de boules et le fondateur du fameux
établissement des _Frères Provençaux_, dont la renommée est devenue
européenne.

M. Méry s’est étendu naguère sur le mérite du roi des échecs, M. de
Labourdonnais; personne ne devra s’étonner que je fasse connaître au
monde le roi du jeu de boules.

M. Maneille est, dit-on, âgé de soixante-douze ans; malgré son âge,
non-seulement il _pointe_, mais il _tire_ avec une verdeur exemplaire.
Est-ce le soleil du midi, est-ce le feu des fourneaux qui a bruni son
teint, peu importe; seul parmi les joueurs de boules, M. Maneille se
revêt d’un habit de combat. Ce costume se compose d’une veste grise,
d’un pantalon blanc et de sandales, qui laissent aux mouvements des
pieds toute leur souplesse. Sa tête est recouverte d’une casquette;
quoi de plus facile que d’y substituer la couronne du roi d’Yvetot?

Roi du jeu de boules! quelle gloire quand on y pense! Il ne faut pas
croire qu’elle ait été abandonnée à M. Maneille, sans combat; outre
la foule de ceux qui le suivent, _longo proximi intervallo_, il a un
rival à peu près de son âge, et dont la renommée balance la sienne, M.
Vilaret.

J’ai eu la bonne fortune d’assister à une partie d’honneur entre ces
deux célèbres athlètes. Vous dirai-je comment la fortune penchait
tour à tour pour chacun des deux côtés, et par quelle suite de coups
heureux l’équilibre détruit se rétablissait aussitôt? Que d’adresse
et de précision de part et d’autre! que de savants calculs! quelles
évolutions stratégiques, quelles péripéties inattendues! Enfin...
mais vous ne saurez pas quel fut celui des deux rivaux qui succomba:
le plaisir de célébrer le vainqueur, dans ce magnifique tournoi, cède
à la crainte d’affliger le vaincu. Qu’ils gardent leur renommée tout
entière, et que la palme soit partagée entre eux, puisqu’ils l’ont si
bien méritée!

Nous voulons trop de bien au gouvernement pour ne pas l’avertir que les
joueurs de boules croient avoir à se plaindre de lui. C’est une race
éminemment pacifique et débonnaire qui jamais n’a dépavé les rues et
qui a horreur des barricades. On a remarqué, à la louange éternelle
des amateurs de pêche, que le 30 juillet 1830 deux d’entre eux étaient
tranquillement occupés sous les arches du Pont-Marie, tandis que la
mitraille pleuvait dans Paris, et qu’une dynastie tombait du trône. Si
ce jour-là les joueurs de boules ont déserté les Champs-Élysées, c’est
que la garde royale s’y était établie. Sans cela... mais enfin, si
paisibles qu’ils soient, ils ont aussi leur susceptibilité: l’insecte
sur lequel on met le pied se relève et cherche à se défendre. Eh
bien! les joueurs de boules accusent le gouvernement de manquer aux
égards qui leur sont dus, et de n’avoir aucun souci de leurs plaisirs
et de leurs priviléges. Le gouvernement se montre partial en faveur
des bitumes; il abandonne les quais, les boulevards et toutes les
promenades à une foule d’asphaltes, piéges doublement dangereux tendus
aux pieds des promeneurs et à la bourse des petits rentiers. Encore
s’il ne s’agissait que de la bourse! mais, grâce à eux, le jeu de
boules sera bientôt proscrit de Paris. On le chasse, on le poursuit,
on lui fait une guerre à mort. Dès qu’il a choisi un emplacement
favorable, et étudié les divers accidents du terrain, arrive le bitume
maudit qui s’en empare, qui étend sur lui sa double couche de plâtre et
de sable, qui allume ses fourneaux et infecte l’air à une lieue à la
ronde: et adieu les profonds calculs, et les heureuses combinaisons!
Sur cette surface partout unie la boule roulerait sans intelligence et
sans art; elle ne saurait ni s’arrêter, ni décrire une courbe savante;
elle irait stupidement devant elle, comme s’il ne s’agissait que de
rouler le plus loin possible.

Les Champs-Élysées restaient du moins pour consoler les joueurs de tant
d’envahissements; mais en quel état? Bouleversés par les constructions
nouvelles, couverts de planches et de gravois, labourés de fossés,
impraticables enfin, et tout à fait déchus de leur titre mythologique!
A toute force, les joueurs s’en seraient contentés; ils auraient compté
pour niveler le terrain, sur les pieds des passants, sur le beau temps
et la pluie, et aussi, car on se flatte toujours, sur les soins de la
municipalité. Et voilà qu’une nouvelle effrayante retentit à leurs
oreilles comme un coup de tonnerre! Les Champs-Élysées seront couverts
de bitume! c’en est trop: la patience des joueurs de boules est lassée;
ils se révoltent, ils s’insurgent; et, que le gouvernement y prenne
garde et réfléchisse mûrement s’il ne doit pas plus d’égards à des
citoyens inoffensifs qui paient leur terme et leurs impositions, qui
sont intéressés à le soutenir, et qui, dans un jour d’émeute, peuvent
convertir leurs instruments de jeu en une arme de bataille, et lancer
aux jambes de l’ordre public des boules qu’ils avaient cependant
façonnées pour un meilleur usage.

  =B. DURAND.=

[Cul-de-lampe]



[Illustration]

[Tête de page]

LE CORRESPONDANT DRAMATIQUE.


  COMMERCE D’ACTEURS EN GROS ET EN DÉTAIL. ON SE CHARGE AUSSI DE
  PROCURER LES DÉCORS, LA MUSIQUE, ET EN GÉNÉRAL TOUT CE QUI EST
  NÉCESSAIRE A LA REPRÉSENTATION D’UNE PIÈCE: LE TOUT AU PLUS JUSTE
  PRIX. ON FAIT DES ENVOIS DANS LES DÉPARTEMENTS ET A L’ÉTRANGER.

Voilà ce que le correspondant dramatique, à l’instar de l’épicier, du
bonnetier et autres industriels, ferait écrire sur sa porte en grosses
lettres, si nous étions encore au temps où les choses s’appelaient
par leur nom. Mais il n’en est pas ainsi: le correspondant n’a rien
sur sa porte qui puisse le faire deviner, il se donne les airs d’un
sous-préfet et se carre majestueusement dans son fauteuil à la
Voltaire, depuis dix heures du matin jusqu’à quatre heures du soir,
heure à laquelle ses bureaux sont régulièrement fermés.

L’idée de créer un bureau spécial de placement pour cette grande
famille des artistes dramatiques remonte à une quarantaine d’années.
Elle est due à un comédien de province, qui vint à Paris dans l’espoir
d’y trouver un engagement. Après avoir en vain frappé à toutes les
portes, à commencer par celle du Théâtre-Français, jusqu’à celle des
Funambules, le pauvre diable se trouva, en s’éveillant un beau matin,
dans la position critique d’un homme qui n’a plus ni argent ni crédit.
Gagner le pont le plus voisin et se précipiter par-dessus le parapet,
tel était à peu près le seul parti qu’il eut à prendre; il sut pourtant
trouver un moyen de sortir d’embarras. Il s’imagina qu’en s’établissant
comme tiers entre les directeurs et les artistes, il pourrait faciliter
à ceux-ci les moyens de se placer, et s’assurer par là une existence.
Car enfin, se dit-il, on se charge de procurer des cochers, des
cuisinières, des commis, etc.; mais lorsqu’un théâtre a besoin de
sujets, je ne vois personne à qui ils puissent s’adresser: il reste une
lacune à combler. A moi donc les acteurs, à moi les directeurs, à moi
la tragédie, à moi la comédie, à moi la danse, à moi le chant! A moi
tout ce peuple qui parle, chante, pleure, grimace, sourit, gesticule
pour amuser le public! Et comme il faut que chacun vive, tout artiste
placé me paiera la bagatelle de deux et demi pour cent. J’attendrai
même, s’il le faut, pour être payé, qu’il ait touché ses premiers
appointements. Oui, messieurs, la simple et faible rétribution de deux
et demi pour cent. Entrez! entrez! Suivez le monde!

Mon individu ouvrit donc son bureau, se mit en correspondance avec
les acteurs et les directeurs, et prit naturellement le titre que
vous savez. On l’a gratifié depuis du sobriquet de marchand de chair
humaine. Le premier commerçant de ce genre fit si bien ses affaires,
qu’au bout de quelques années il se retirait avec 15,000 livres de
rente. Paris compte en ce moment huit correspondants. Les plus en
faveur sont MM. D*** et C***. Ce dernier reçut dernièrement un fort
joli cadeau de l’empereur de Russie. L’autocrate, transporté d’aise à
la vue des entrechats et des ronds de jambe de mademoiselle Taglioni,
envoya tout de suite à M. C***, qui est spécialement chargé des
engagements pour Saint-Pétersbourg, une lettre des plus flatteuses,
accompagnée d’une tabatière en or enrichie de pierreries.

Le correspondant fait peu d’affaires avec les théâtres de Paris, et
cela par une raison toute simple: nos directeurs n’engagent guère un
artiste que de la main à la main et sur une réputation à peu près
établie. Cependant il obtient parfois sur une de nos scènes le début
de quelque célébrité de province. Il se charge, lorsqu’un acteur doit
partir en congé, de traiter en son nom avec les villes qui veulent le
posséder. Si Paris n’est pas approvisionné par lui, en revanche le
reste de la France, la Belgique, la Prusse, l’Allemagne, l’Angleterre;
la Russie et jusqu’aux États-Unis et à la Turquie sont inondés de ses
envois. Il n’est pas sur la surface du globe, de ville, de bourg, de
village, n’importe le degré de latitude, pourvu qu’il y ait une salle
de spectacle, qui ne soient parfaitement connus de lui.

O philanthropes! vous frémiriez d’indignation s’il vous tombait entre
les mains une lettre d’un directeur au marchand de chair humaine! Pour
ces deux hommes, l’acteur est une marchandise, un bétail dont ils
trafiquent absolument comme on le fait des nègres dans les colonies!
Nul doute qu’ils n’en viennent bientôt, les infâmes, à visiter la
mâchoire de l’artiste afin de savoir au juste le nombre des molaires,
des canines ou des incisives qui en ont été extraites: chaque dent
de moins fera diminuer le prix des appointements en raison de son
importance. Il n’est pas superflu de donner ici un échantillon du style
du directeur.

    «Mon cher,

  «Aucun des trois amoureux successivement expédiés par vous n’a
  réussi. Le premier avait les jambes cagneuses, le second le
  ventre trop gros et le dernier un nez d’un camard ridicule. On
  aime chez nous les jambes à peu près droites, les nez idem et
  les ventres raisonnables. Guidez-vous là-dessus, et tâchez de
  nous envoyer quelque chose de bien. Que diable! nous y mettons le
  prix, il nous est donc permis d’être difficiles.


  «N.B. Nous tenons aussi à une belle garde-robe: celle de votre
  dernier était beaucoup trop maigre.»


Une garde-robe bien montée est le complément obligé de tout comédien de
province. Sans elle, point de salut possible pour lui! C’est surtout au
théâtre qu’on peut souvent dire avec raison: «O mon habit, que je vous
remercie!» Mille acteurs ne doivent qu’à cela de se faire supporter du
public!

Le correspondant n’a jamais à craindre de se trouver à court de
marchandises. Oh! mon Dieu, les artistes viennent à lui sans qu’il
ait besoin de les chercher: à la nouvelle d’une place vacante, on les
voit fourmiller par douzaines dans son antichambre. Aussi n’a-t-il
que l’embarras du choix et la peine d’éconduire ceux qu’il ne peut
pas ou qu’il ne veut pas placer: car il a ses protégés, ses clients
d’affection, et il cherche naturellement à les pousser de préférence
aux autres. Du reste, il se fait peu d’ennemis, grâce à l’adresse
merveilleuse avec laquelle il sait dorer la pilule aux mécontents. Il
dira à l’un: «Je ne t’ai pas envoyé là parce que tu y serais _tombé_,
le public y est détestable, tous ceux qui y vont sont sifflés;» à un
autre: «Ce n’est pas ton affaire, j’ai en vue quelque chose de mieux
pour toi.» Enfin, à force de diplomatie il parvient à contenter à
peu près tout le monde. Le parent du correspondant, s’il s’avise de
suivre la carrière dramatique, est un véritable fléau pour le théâtre.
Oh! alors, bon ou mauvais, il faut qu’on l’accepte. Est-il sifflé en
_comique_? on le voit reparaître en _premier rôle_. Tombe-t-il en
premier rôle? il se relève en _amoureux_; tout lui est indifférent. A
la fin, fatigué de le huer, le public n’y fait plus attention et le
laisse gagner en paix ses quinze ou dix-huit cents francs.

Nous avons dit plus haut qu’il n’y avait jamais disette de comédiens
pour le correspondant. Reçoit-il une demande? il ne lui reste plus
qu’à faire signer un engagement double à l’objet de son choix et
à l’expédier, orné de sa garde-robe, par la voie des messageries
Laffite-Caillard ou de tout autre véhicule. On lui accuse réception
comme s’il s’agissait d’une balle de coton ou d’un tonneau de
cassonnade, et tout est dit: ses fonctions s’arrêtent là. Que l’acteur
réussisse ou non, cela ne le regarde plus.

Nous devons même dire que ses meilleures pratiques, c’est-à-dire celles
qui lui rapportent non pas le plus de gloire, mais le plus de profit,
sont les acteurs qu’on a baptisés du nom de _tombeurs_. Trop mauvais
pour être supportés nulle part, leur métier consiste à aller débuter
dans une ville, à s’y faire siffler, puis à gagner un autre gîte après
avoir palpé les appointements d’un mois, indemnité d’usage en pareil
cas. Il est donc très-avantageux pour le correspondant de traiter avec
des _galettes_[16] semblables, qui, sans cesse à l’affût de nouveaux
engagements, sont obligées d’avoir recours à son entremise.

  [16] Galette, mauvais acteur.

Cependant il vient un moment où l’acteur de l’espèce de ces derniers
ne peut plus continuer son système d’opérations, lequel consiste,
comme vous savez, à voler toujours à de nouvelles _chutes_. Lorsqu’il
ne reste plus un seul endroit où il n’ait été sifflé, hué, conspué;
lorsqu’après avoir changé cent fois de nom, il est sûr d’être reconnu,
quel que soit le pseudonyme dont il s’affuble; en un mot, et suivant
l’expression consacrée, lorsqu’il est complétement _brûlé_ auprès des
directeurs et des correspondants, alors le _tombeur_, ne pouvant plus
_tomber_ nulle part, se voit forcé de renoncer aux voyages, et s’estime
trop heureux de trouver dans un petit théâtre une place de souffleur ou
de figurant. Quelquefois il embauche un certain nombre d’artistes d’un
talent égal au sien, et va donner des représentations dans les environs
de Paris. Il lui arrive aussi de porter dans les ateliers de peinture,
d’architecture.... des lettres ainsi conçues:

    «Messieurs

  «Comme artiste dramatique arrivant de province et me trouvant
  sans engagement, il m’est bien doux d’espérer que vous
  m’accorderez une séance d’une demi-heure pour vous réciter mes
  tirades d’Orosmane, Tancrède, Buridan, Oreste, Néron ou de tout
  autre rôle.

  «Étant assez sûr de mes moyens pour avoir la persuasion de vous
  plaire, j’ose me flatter que vous voudrez bien m’entendre avec
  l’agrément de vos chers professeurs.

    ...
    «Ex-artiste du théâtre impérial de Saint-Pétersbourg et du
    Conservatoire en 18.., et élève de feu M. Talma.»

Le tombeur finit ordinairement sans mentir à sa vie: il se jette du
haut des tours Notre-Dame ou de la colonne Vendôme. C’est la dernière
et la plus complète de ses chutes.

Dans la journée, le correspondant est assailli par des visiteurs qui
ne sont pas toujours très-divertissants. En voici un qui se présente:
c’est un grand jeune homme assez joli garçon et dont la mise ne manque
pas d’une certaine élégance. Seulement son linge accuse un blanchissage
peu récent.

--Est-ce à M. ***, correspondant dramatique, que j’ai l’honneur de
parler?

--Oui, monsieur. Qu’y a-t-il pour votre service?

--Monsieur, je joue les ténors et je désirerais trouver un engagement.

--Fort bien, monsieur. A quel théâtre avez-vous appartenu?

--Oh! ma foi, à aucun. Je n’ai même jamais joué. Mais possédant une
fort jolie voix.... ici le jeune homme pose subitement son chapeau sur
une chaise et se met à entonner d’une voix de Stentor: «_O Mathilde..._»

--Pardon, je ne doute pas de la beauté de votre voix; mais pour chanter
les ténors, encore faut-il quelques notions de l’art dramatique.

--Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Pourtant ça ne m’inquiète pas: j’espère
bien, une fois engagé, perfectionner mon jeu. Souffrez que je continue:
«_O Mathilde, idole..._»

--Je suis désolé de vous interrompre, mais il m’est impossible de vous
juger de cette manière: il faudrait vous voir jouer une scène entière
pour comprendre ce que vous savez faire. Tâchez de trouver quelqu’un
qui puisse vous donner une réplique, et alors j’irai vous entendre. Je
m’en ferai un grand plaisir.

--Comment! c’est aussi difficile que ça? Je croyais que vous alliez
m’engager immédiatement. S’il en est ainsi, j’attendrai... je verrai...
C’est étonnant tout de même quand on donne le si d’en haut! Tenez,
monsieur, _si, si_... J’ai l’honneur de vous saluer. «_O Mathilde,
idole de mon âme!..._»

A cet original succède un individu qu’on reconnaît tout de suite pour
un comédien de province. Sa redingote, ornée de larges revers et
d’une foule de brandebourgs, offre un contraste assez plaisant avec
un pantalon jadis blanc et un vieux feutre gris qui paraît être en
équilibre perpétuel sur le chef de son propriétaire.

«Bonjour, monsieur ***.

--Bonjour, mon fils.

--Vous n’avez rien de nouveau pour moi?

--Non, mon garçon, non. Si tu chantais, avec l’habitude de la scène que
tu as, parbleu! il y a longtemps que je t’aurais casé.

--Que voulez-vous! chacun son genre. Dire que j’ai joué les premiers
rôles à Strasbourg!... (_soupirant_) Ah! j’ai eu bien de l’agrément
dans cette ville!

--Je te l’ai déjà dit, la comédie ne va pas du tout maintenant: je ne
_fais_ que de l’opéra et de l’opéra-comique. Du chant. du chant, et
toujours du chant! voilà le cri des directeurs. Le public ne veut pas
autre chose. C’est une rage, une fureur! Mais ça ne peut pas durer
éternellement: on se fatiguera de musique et on reviendra au drame et à
la comédie. Alors je penserai à toi.

--Sapristi! vous me ferez bien plaisir, je n’oublierai jamais qu’à
Strasbourg...

--Et ton petit bonhomme, comment va-t-il?

--Il se porte comme un roi. A propos, savez-vous que ma femme est
accouchée de son deuxième? Ces enfants, ça vient, ça vient au moment où
l’on est déjà assez embarrassé pour soi. Dites donc, c’est ma femme qui
a été joliment _goûtée_ à Strasbourg!... Mais nous voilà tous les deux
sur le pavé! C’est assommant, ma parole d’honneur! Tâchez donc de nous
trouver quelque chose: je ne demande pas mille écus par mois: tenez,
pourvu que nous ayons de quoi _boulotter_ tout doucement, je serai
content. J’aurais pourtant le droit d’être plus exigeant. Quand on a
joué les premiers rôles à Strasbourg...

--Parbleu! je le sais fort bien que tu as joué les premiers rôles
à Strasbourg, puisque ton engagement a été fait par moi. Mais sois
tranquille, je te soignerai.... tu peux en être sûr.

--Allons, au revoir, je compte sur vous.»

L’artiste est déjà sur l’escalier qu’on entend encore murmurer: «Dire
que j’ai joué les premiers rôles à Strasbourg!... Gueux de directeurs!
chiens de directeurs!» En sortant de chez le correspondant, le premier
rôle de Strasbourg va retrouver quelques compagnons d’infortune dans
le jardin du Palais-Royal, rendez-vous de prédilection des artistes
sans engagement. C’est là qu’ils se consolent de la rigueur du sort en
maudissant de concert les directeurs et le public. Mais, remarquez-le
bien, jamais ils ne se permettent la moindre excursion dans les cafés
d’alentour: ils se contentent du rafraîchissement naturel que leur
fournit l’ombrage des tilleuls. Hélas! le pont des _Arts_, ce pont qui
par sa dénomination même devrait leur être ouvert n’est pour beaucoup
d’entre eux qu’un affreux sarcasme. Heureusement qu’on peut vivre
d’espoir: tous rêvent un brillant engagement et une large moisson de
couronnes:

    Sans l’espérance, point d’avenir;
    «Sans l’espérance, mieux vaut mourir.»

La chanson dit vrai.

Revenons au correspondant. Il est plus difficile de savoir ce qui se
passe dans son cabinet, lorsque c’est une actrice qui va solliciter.
Nous ne voudrions rien affirmer de crainte d’éveiller quelques
susceptibilités; mais nous pensons que les honoraires de deux et demi
pour cent ne sont pas les seuls bénéfices auxquels il puisse prétendre.
Le soir, il fréquente assidûment les théâtres et ne manque jamais
une première représentation. La porte des acteurs lui est ouverte
comme celle du public. Dans la salle, on le voit à l’orchestre causer
familièrement avec un journaliste; derrière le rideau, on l’aperçoit
adossé contre un portant[17], plonger sans façon ses doigts dans les
tabatières des artistes, qu’il tutoie presque tous, depuis le plus
ignoré jusqu’au plus connu. Et ceci n’a rien de surprenant, car ces
gens qui sont aujourd’hui l’idole chérie du public et des directeurs
ont autrefois passé par ses mains, pauvres et sans réputation. C’est
lui qui les a poussés dans la route, qui leur a fait gagner leurs
éperons. Personne ne pourrait publier des mémoires plus curieux: il
sait tous les bons mots des acteurs en vogue, la chronique scandaleuse
de tous les théâtres, le nombre des amants de mademoiselle _une telle_,
le chiffre exact des dettes de telle autre.

  [17] Portant, pièce de bois destinée à soutenir les décors.

Il n’est pas de gazetier mieux à portée que lui de recueillir ces
bruits de coulisses, ces anecdotes de foyers et en général ces mille
riens dont le public parisien est si friand. Nombre d’artistes fameux
ne dédaignent pas de le consulter sur un effet à obtenir, sur la
manière de terminer une tirade. Quelquefois il est ou il a été lui-même
un acteur de plus ou moins de talent. Nous avons maintenant une
célébrité d’un de nos théâtres secondaires, qui est en même temps un
marchand de chair humaine assez famé.

D’ordinaire il est bon enfant dans toute l’acception du mot, et mérite
à bon droit le nom d’ami des artistes. Il a constamment à leur service
quelques-unes de ces bonnes paroles parties du cœur, et, ce qui est
plus positif, quelques pièces de cent sous à leur _prêter_ dans les cas
pressants. Ils devraient donc lui garder de la reconnaissance, mais
il n’en est pas toujours ainsi. Il faut entendre certains comédiens
(tristes victimes de _l’injustice_ du public) déblatérer sur le compte
de ce pauvre correspondant! Comme ils l’habillent, grand Dieu! A les
en croire, il n’est pas de juif, d’usurier qui soit plus rapaces que
lui! La chute d’un homme de talent, le succès d’un _croûton_[18], ils
lui mettent tout sur le dos! Et puis ces messieurs se plaignent d’avoir
du bonheur devant la rampe et du malheur devant le correspondant:
c’est-à-dire que, par une fatalité inconcevable, chaque fois qu’il est
venu les voir jouer, ils n’ont pas eu leur succès accoutumé, ils n’ont
pas brillé de tout leur éclat: ce qui fait qu’ils ont été estimés moins
qu’ils ne valaient réellement, etc., etc.

  [18] Croûton, synonyme de galette.

Le correspondant tient de l’acteur par sa prédilection pour les étages
élevés: il se loge d’habitude au troisième ou au quatrième au-dessus
de l’entre-sol. La grandeur de son appartement varie suivant le nombre
des personnes qui composent sa famille, mais les deux plus belles
pièces sont toujours consacrées aux besoins de sa profession. L’une
(celle qui est la plus vaste) lui sert de salon d’attente, et l’autre
de cabinet de travail. Celle-ci est meublée comme le sont les cabinets
de rédacteurs, d’agents d’affaires; seulement, on est sûr d’y trouver
quelque scène de drame reproduite par le crayon ou le pinceau, quelque
portrait d’artiste célèbre, _donné à son ami *** correspondant, comme
souvenir d’amitié_. Assez souvent il occupe un commis à douze cents
francs qui fait les écritures et le représente en son absence.

A l’époque du renouvellement de l’année théâtrale, c’est-à-dire à
l’approche de Pâques, le salon d’attente du correspondant présente à
l’observateur un coup d’œil assez piquant. On a peine à trouver place
sur les chaises disposées le long des murs, tant est grande l’affluence
de comédiens des deux sexes. La première chose qui saute aux yeux
tout d’abord, c’est que les visages de la partie mâle de la société
sont tous rasés avec le plus grand soin: on n’aperçoit pas la moindre
apparence de barbe, le plus petit vestige de moustache ou de favoris.
Mais ceci est une des nécessités de l’état, et les disciples de Thalie
et de Melpomène doivent déposer en offrande sur l’autel respectif de
ces déesses jusqu’au dernier poil de leurs barbes. L’encre de la Chine
et la sépia leur offrent d’ailleurs une utile ressource.

Nous remarquerons ensuite qu’avec un peu de tact il est facile
d’assigner à chacun l’emploi qu’il occupe au théâtre. Le jeune premier
se distingue par son habit à la française, ses gants beurre-frais et sa
frisure anacréontique; le premier rôle se promène d’un air fier, drapé
majestueusement dans son manteau (le premier rôle a un faible pour le
manteau); le comique, continuant à la ville le caractère qu’il a devant
la rampe, cherche par ses _lazzi_ à provoquer le rire de l’assemblée;
le ténor léger, pirouettant lourdement sur lui-même, se décèle par sa
rotondité et le nombre de bagues qui ornent ses doigts bouffis; la
prima donna roucoule d’une manière plus ou moins juste. Dans cette
salle, c’est un bruit, un bourdonnement continuel, qui rappelle assez
bien la confusion des langues. Portons nos regards sur les murailles
du salon: on a peine à démêler la couleur du papier qui les recouvre,
tant il est surchargé d’affiches et d’annonces de toutes sortes, le
plus souvent écrites à la main. On lit d’un côté: «Bonne table d’hôte
à 22 sous: on a potage, trois plats au choix, dessert, carafon de vin
et pain à discrétion;» plus loin: «Rouge végétal et blanc de baleine
superfin à vendre, s’adresser au bureau.» D’un autre côté: «Belle
garde-robe de premier comique à céder: on accordera des facilités pour
le paiement, etc., etc.»

A l’arrivée du correspondant, toutes les conversations cessent: on
l’entoure, on se presse autour de lui. Il faut le voir distribuer
des poignées de main à droite et à gauche; à celui-ci c’est un mot
flatteur sur le succès qu’il a obtenu, à celui-là c’est une parole de
consolation pour son peu de bonheur.

«Eh! bien, Casimir, dit-il en s’adressant à un premier rôle, j’espère
que tu n’as pas été maltraité à Lyon. Peste! quel succès!

--Mais, oui, mais, oui, reprend celui-ci en se rengorgeant, ça n’a pas
été trop mal. Aussi on ne m’aura pas cette année à moins de six mille
et un bénéfice: c’est à prendre ou à laisser.

--Et toi, mon pauvre Saulieu, tu as donc eu du _désagrément_ à Rouen?

--Ne m’en parlez pas! Je débute avec ma femme dans la même pièce: ma
femme obtient un succès colossal, et moi je suis _empoigné_ depuis
ma première scène jusqu’à la dernière: aussitôt que j’ouvrais la
bouche, c’était des cris, un tapage à faire crouler la salle. Tout le
monde se fait _attraper_ dans cette chienne de ville-là!... Adolphe,
vous savez cette belle fourchette..., ce farceur qui a toujours la
fringale, a débuté le lendemain dans un rôle charmant, un véritable
_emporte-pièce_: eh bien! ça ne l’a pas empêché d’être _égayé_[19],
et pourtant il n’est pas _maladroit_. Ce qui me contrariait, c’était
de me séparer de ma femme, car il m’a bien fallu trouver ailleurs un
engagement.»

  [19] Égayer tient le milieu entre siffler et huer.

Laissons le marchand de chair humaine en compagnie de ses marchandises
bonnes ou mauvaises, saines ou avariées, et terminons en deux mots ce
qui nous reste à dire.

La fin de cet industriel n’offre rien de remarquable: elle est celle de
tout honnête négociant qui a su gagner par son travail de quoi vivre
tranquillement. Seulement, par une de ces bizarreries si communes à
notre espèce, on observe qu’après avoir acquis sa fortune à trafiquer
de son semblable comme d’un bétail, il n’est pas rare de le voir
devenir sur ses vieux jours philanthrope et pointilleux à l’excès sur
tout ce qui regarde la dignité de l’homme. Nous connaissons un ancien
correspondant qui est un des partisans les plus zélés de l’émancipation
des nègres. O mystères du cœur humain! S’avouer négrophile, quand on a
fait la traite... des blancs!!!

  =Charles FRIÈS.=



[Illustration: LE GARÇON DE CAFÉ.]

[Tête de page]

LE GARÇON DE CAFÉ.


UN homme porte des chemises en toile de Hollande, des bas de Paris; ses
souliers vernis ont été faits sur les dessins d’un bottier de la rue
Vivienne; il n’emploie, pour sa barbe, que du savon onctueux, pour ses
mains que de la pâte d’amandes douces; ses dents sont entretenues par
Desirabode, sa chevelure par Michalon; il a appris l’art du sourire
perpétuel dans la classe d’un vieux mime de l’Opéra; il est patient,
poli, aimable.....

Vous croyez qu’il est question d’un grand écuyer de prince, d’un
diplomate, d’un chanteur de romances?

Du tout: il s’agit d’un garçon de café.

On est assez généralement garçon de café de père en fils. Tel homme
qui sert des glaces au _Café de Foi_, ou des cerises à l’eau-de-vie
chez _la mère Saguet_, à la barrière du Maine, avait un trisaïeul dans
_la carrière_ qu’il exploite, comme aujourd’hui, un Séguier, un Molé,
un Crillon, dans l’armée ou dans la magistrature. L’art de verser le
café, la liqueur, de marcher au pas de charge, à travers des allées de
tables et de tabourets, en portant dans la main droite des buissons
de sorbets, un thé complet, ou une phalange de carafes d’orgeat, cet
art-là demande une grande habitude. Pour faire un bon garçon de café,
il faut avoir été pris tout petit, il faut avoir commencé ses exercices
sous les yeux d’un père.

Cependant il est quelques exceptions à cette règle: on rencontre, dans
l’intéressante classe qui nous occupe aujourd’hui, plus d’un praticien
qui n’a pas été bercé avec les traditions de café, et qui, à l’âge de
quinze ans, n’eût pas su laver une tasse sans en faire des morceaux.
C’est une variété de l’espèce, chez laquelle le génie a lui tout d’un
coup. Les antécédents de ceux qui la composent se perdent dans les
brouillards d’un passé orageux, dans la fumée de cent estaminets, dans
la chronique de la _Chaumière_ et de la _Courtille_. Ces garçons de
café-là ont, pour la plupart, hérité jadis d’un parent de la Normandie,
ou du Perche. Alors ils ont roulé dans les cabriolets de _régie_
pendant les jours gras de telle année; ils ont joué du cor chez tous
les marchands de vin de la rue Montorgueil; ils ont fatigué le sol
historique du bois de Romainville avec leur danse passionnée, puis, un
beau jour, ils ont porté leur dernier écu au _bureau de placement_. Ils
sont devenus garçons de café.

Ceux-là ne sont pas les moins habiles. Leur vieille expérience en fait
d’excellents arbitres dans une discussion de billard, de dames ou de
dominos; ils savent, de longue date, ce qui plaît aux _viveurs_ sortant
d’un bon repas, et ils n’ont pas peur des ivrognes.

Quels que soient d’ailleurs ses précédents, le garçon de café typique
est toujours un homme probe et bien portant: la vigueur de constitution
et l’honnêteté d’âme sont deux qualités sans lesquelles il ne saurait
être. L’œil du maître, on le comprend, ne peut toujours planer sur les
flacons, les carafes, les tasses et les cafetières du laboratoire.
Rien de facile comme de détourner, au milieu de la consommation
gigantesque de certains établissements, quelques gouttes de cet océan
de rafraîchissements et de liqueurs, quelques fractions de ce total
que le patron compte tous les soirs, à la grande mortification du
mauvais sujet retardataire échangeant sa dernière pièce de dix sous, à
minuit, contre une bouteille de bière blanche. Le garçon est donc, et
de toute nécessité, un honnête homme. Depuis le lever du soleil jusqu’à
l’extinction du gaz, il manipule le numéraire de son prochain: c’est un
serviteur de confiance, c’est un garçon de recettes à domicile.

Vigueur de constitution: vous allez voir qu’elle est indispensable
au garçon de café. Le jour paraît; le garçon de café qui, la veille,
a dû se coucher tard, doit se lever de bonne heure. Il n’y a guère
d’éveillés à Paris que les fruitières, les balayeurs et les porteurs
d’eau; eh bien! lui, homme élégant, lui qui passe son temps au milieu
d’épicuriens, lui qui fait incontestablement partie de la civilisation
avancée, de la vie de luxe, il faut qu’il s’arrache aux douceurs du
repos. Tous les jours le bien-vivre l’entoure de ses séductions, de
ses parfums, de ses joies, et lui, il doit vivre de la vie rude de
l’ouvrier; son maître veut qu’il ait, à la fois, l’élégance coquette
d’une jolie perruche et la vigilance pénible du coq. Il s’éveille donc,
il étend les bras, et ses doigts allongés vont frapper les pieds des
tables entre lesquelles il a jeté son matelas la veille, ou bien ils
labourent le sable que l’on sème tous les jours dans la _grande salle_.
Car, voyez-vous bien, il est condamné à se nourrir, à se reposer dans
cet espace où il fait son état; comme le soldat en campagne, il couche
sur le champ de bataille. Mais, en vérité, mieux vaut souvent le
bivouac, sur lequel la neige et la pluie ne tombent pas toujours, quoi
qu’en disent les _Victoires et Conquêtes_ et les vaudevilles militaires.

Au bivouac, l’air pur du matin, les feux du soleil levant, le chant
des oiseaux du ciel raniment le guerrier. Le garçon de café, à son
grand lever, ne trouve qu’une atmosphère lourde et tout imprégnée des
émanations trop connues du gaz, auxquelles se mêlent les odeurs,
hermétiquement renfermées par les volets de l’établissement, du
punch, du vin chaud et du haricot de mouton, que le propriétaire du
lieu a partagé à minuit avec tout son monde, sur la table numéro 1,
c’est-à-dire celle la plus rapprochée du comptoir. La seule clarté
qui vienne égayer le garçon de café à son réveil, est celle du
quinquet inextinguible qui veille toujours dans le laboratoire avec
l’obstination du feu de Vesta. Quant à ces harmonies matinales, qui
signalent le retour de la lumière, le garçon de café est tout à fait
libre de prendre pour telles les cris du chat, ou les sifflements
aigus des serins de madame qui pressentent le passage prochain de la
marchande de mouron.

Mais le piétinement du maître qui, à l’entre-sol, cherche ses bretelles
et sa cravate, fait trembler le plafond. En un clin d’œil les matelas
de tous les garçons sont enlevés. Ce travail demande peu de force,
car ces petits meubles qui tiennent beaucoup du silex pour la dureté,
participent encore plus de la plume pour la légèreté du poids. Tout
cela est jeté, pêle-mêle, derrière une vieille cloison, avec des
queues de billard au rebut, les arrosoirs d’été, des damiers cassés
et l’antique comptoir que le patron a jadis acheté avec le fonds. Les
volets sont détachés, la laitière arrive, le chef descend de sa chambre
avec un sac de monnaie sous le bras, madame songe à sa toilette, les
pains de beurre s’éparpillent dans des soucoupes, le garçon de fourneau
allume son feu, toutes les abeilles de cette ruche sont en mouvement,
l’heure du travail a sonné. Après ce premier coup de collier, le garçon
de café jouit, dans presque tous les quartiers de Paris, de quelques
instants de repos; en attendant la pratique, il arrache la bande des
journaux et il étudie la situation des choses dans le grand format, la
littérature dans le petit. Assez généralement le garçon de café marche
avec le gouvernement et la garde nationale en politique; en littérature
il est d’une force gigantesque sur la charade et le cours de la Bourse.

De huit heures à dix, _les cafés au lait_ occupent entièrement le
garçon. Cette première vente apporte peu de monnaie dans le tronc
bronze et or du comptoir. Les _déjeuneurs_ au café se composent en
général d’employés, de vieux garçons et de provinciaux logés dans les
petits hôtels du voisinage. Ces trois espèces d’individus ont une foule
de raisons toujours prêtes pour prouver l’utilité de l’économie. Le
garçon de café tient à ces clients-là comme à un casuel certain, mais
il est avec eux d’une politesse froide; il leur dit toujours que le
_Corsaire_ et le _Charivari_ sont en main, et, lorsqu’ils prennent
place devant la table de marbre, il n’a à leur service qu’un très-léger
coup de serviette. Il en donne deux pour le café avec _un_ beurre,
trois pour un café complet. C’est le tarif.

Mais, de midi à deux heures, le café noir, l’eau-de-vie, le rhum et
le kirsch absorbent toute son attention, toute sa politesse. Les
consommateurs de cette seconde période de la journée sont doucement
échauffés par le Chablis et le Grave que le restaurateur du quartier
leur a servis. Ce sont des citoyens dont l’unique métier est de
joyeusement vivre, ou bien des militaires qui se sont liés de cœur
et d’âme au camp de Compiègne, des commis voyageurs qui ont fait
avantageusement l’article à Reims ou à Sedan, des jeunes gens de
famille qui se sont battus le matin, et à trente-cinq pas, avec des
pistolets de poche. De pareils personnages paient sans compter, parce
qu’ils sont heureux; ils appellent le garçon «mon cher», ils lui
demandent du tabac et l’analyse de l’analyse de la pièce nouvelle dont
les journaux ont dû rendre compte. Quand ils quittent le café, ils
se tiennent immobiles une seule minute et, dans ce court espace, le
garçon les habille de leur paletot, manteau ou redingote, il les coiffe
de leur chapeau, il leur met gants et canne à la main et il termine
par une de ces révérences qu’on ne saurait rencontrer autre part
qu’à Paris. Ajoutez un peu plus de générosité d’un côté, un peu plus
d’empressement de l’autre et vous aurez une idée exacte des rapports du
garçon avec les consommateurs du café à l’eau après dîner.

Les mœurs, les habitudes, la toilette du garçon de café varient selon
le quartier où il travaille. Au Palais-Royal, sur les boulevards,
depuis la Madeleine jusqu’au faubourg du Temple, dans une partie
du faubourg Saint-Germain, le garçon de café est élégant, aimable,
attentif; la chemise de toile de Hollande ne lui suffit plus; il y
fait adapter une chemisette en batiste; il change de tabliers comme
on change de ministres; de ses cheveux, toujours taillés à la mode
qui vient de naître, s’exhalent les odeurs les plus douces et, par
conséquent, du meilleur goût; sa veste se venge de n’être qu’une
veste par la finesse de son tissu, par la grâce exquise de sa coupe;
ses mains sont fines, délicates; il a du ventre le moins possible.
Ce garçon de café-là n’emploie que des expressions choisies; il lit
dans de jolis in-18 dorés sur tranches et reliés en maroquin; quand
on se plaint à lui du café qu’il a servi, il lève les yeux au ciel,
il soupire, il vous donne une autre tasse et vous apporte la même
cafetière en disant:--Cette fois, monsieur sera content!--Si un
habitué entre en bâillant ou en accusant une migraine ou des douleurs
rhumatismales, le garçon de café réplique avec consternation:--Que
voulez-vous? nous avons une si odieuse température! Monsieur prend-il
du rhum?... Doué d’une imagination vive, d’un vaste amour-propre,
de maux de nerfs, d’une grande flexibilité d’esprit, de tout ce qui
constitue, enfin, l’homme infiniment civilisé, il prend les locutions,
les manières, l’humeur des individus qu’il sert habituellement. Le
garçon de café du boulevard Saint-Martin, un peu égrillard, parce que
la Courtille n’est pas loin, affecte, cependant, des airs d’homme
confortable. Il est extrêmement littéraire, parce qu’il apporte tous
les jours des rognons à la brochette aux fournisseurs ordinaires de
l’Ambigu, de la Gaieté et de la Porte-Saint-Martin. Il sait sur le bout
du doigt le nombre des représentations de _Gaspardo_ et du _Sonneur de
Saint-Paul_; il a l’honneur d’être tutoyé par quelques dramaturges,
il vous dira tous les bons mots de M. Harel, il a parlé deux fois à
mademoiselle Georges, et il prête souvent sa tabatière à Bocage. Le
garçon de café du boulevard Saint-Martin est, surtout, policé depuis
que les marchands de chevaux de la rue de Lancry sont allés faire leurs
élèves aux Champs-Élysées.

Au café de Paris le garçon connaît tous les détails, toute la mise en
scène d’une course au clocher; il accable de son mépris un pantalon
sans sous-pieds, un chapeau de soie; il exècre le bœuf bouilli; Duprez
commence à ne plus lui plaire, il dit: aller en véhicule, au lieu de:
aller en cabriolet et, dans ses jours de sortie, il ne fume que des
cigares à quatre sous.

Jadis, le garçon du café Desmares était prodigieusement militaire. Il
connaissait tous les officiers supérieurs de la garde royale, tous
les on dit de la caserne d’Orsay et de Belle-Chasse. Il a perdu
cette couleur martiale, mais il est resté aristocrate. Il soupire, il
s’ennuie. Comme le faubourg Saint-Germain, il attend.

Les garçons de café du quartier Latin ont aussi leur physionomie à
part. Les écoles, la science, la chambre des pairs ont depuis longtemps
façonné leur intelligence et leurs goûts. Ils sont de première force
aux dominos.

Le café de Foy est l’établissement où le garçon fait le plus vite
fortune; c’est du moins, ce que l’on dit partout. Quoi qu’il en soit,
il faut convenir que nulle part l’éducation de l’homme au tablier
blanc n’est aussi parfaite. Le garçon du café de Foy, empressé comme
celui du café Lemblin, coquet comme celui des boulevards, a, de plus
qu’eux tous, un certain air de dignité, de politesse diplomatique qui
annonce un contact plus fréquent avec la vraie bonne compagnie. Le
garçon du café de Foy ne ressemble pas aux autres: il est tout à fait
lui. Vous remarquerez, en entrant dans l’enceinte où il fonctionne,
que toujours il est d’une taille élevée. On dit dans l’arrondissement
du Palais-Royal: «Grand comme un garçon du café de Foy.» Militairement
parlant, on pourrait établir que les garçons de salle de Paris forment
un bataillon dont la compagnie de grenadiers est au café de Foy. Rien
de plus modeste, d’ailleurs, que les lambris sous lesquels il sert les
amateurs de café. Les dorures, les peintures, les glaces immenses, ne
scintillent pas autour de lui; le luxe ne peut pas lui monter à la
tête. Il va et vient dans une salle mesquinement décorée, soutenue par
de tristes piliers et chauffée par un poêle qui n’a rien de remarquable
que son ampleur. Sous le rapport de la décoration, le café de Foy vit
tranquillement, depuis des années, sur la renommée d’une caille, peinte
autrefois par Carle Vernet, au plafond sur lequel elle vole encore
à l’heure qu’il est. C’est une vieille maison de la bonne roche, où
le garçon est toujours un homme choisi. Il vient là tout jeune, il
y grandit, il y blanchit. Il met toute sa vie entre ces vingt pieds
carrés dans lesquels un public d’élite s’assied tous les jours. Ne pas
confondre avec les fumeurs de cigares qui, pendant l’été, entourent les
tables du jardin: nous parlons de l’intérieur, et il est bien convenu
que, nous autres amateurs du tabac de la Havane, nous sommes des gens
mal élevés.

Il y avait une fois un baron. Pauvre gentilhomme! il était bien à
plaindre. Son vieux castel de Bretagne avait été vendu comme propriété
nationale; ses bons chevaux de bataille avaient été tués dans les
guerres de l’émigration; il avait mis ses diamants en gage chez un
juif allemand, pour prêter de l’argent à un prince français qui ne le
lui avait pas rendu, selon l’usage. Il ne restait au baron de K......
qu’une rente de 1,200 livres et la liberté de vivre, que Bonaparte,
premier consul, lui avait fait expédier par la poste, dans un moment
de bonne humeur. De retour à Paris, M. de K...... avait sagement
arrêté avec lui-même qu’il n’irait plus à l’Opéra, qu’il ne jouerait
plus au pharaon, qu’il achèterait un parapluie et qu’il mangerait chez
un gargotier. Mais quoi! le bon compatriote de Bertrand du Guesclin
n’avait pu renoncer à son cher café à l’eau après le dîner: il y tenait
comme à sa croix de Saint-Louis, comme à son opinion politique. Brossé,
ciré, propre comme un vieux soldat, il venait tous les soirs au café de
Foy prendre sa demi-tasse; c’était sa seule joie au milieu des grandes
joies de cette époque, où la France fêtait Marengo et le repos de
la guillotine. Il avait adopté une table devant laquelle il prenait
place toujours. Par suite, il était toujours servi par le même garçon,
chacun des servants d’un café ayant une ligne de tables à surveiller.
M. de K......, élevé au sein de l’opulence, avait contracté l’usage
de l’or depuis ses dents de sept ans. Il était habitué à payer, et à
payer richement. Entraîné par cette douce routine, il entra un soir
au café de Foy sans un sou dans sa poche, et il prit son café comme à
l’ordinaire; puis, quand il voulut partir, il tira sa bourse! Le garçon
vit tout de suite, dans les traits consternés de l’émigré, le funeste
état des choses, et, en desservant sa pratique, il dit à voix basse:
«C’est payé!» En effet, il paya la demi-tasse. Oh! il faudrait un litre
d’encre, un paquet de plumes et deux rames de papier pour peindre les
combats que se livra M. de K...... le lendemain quand l’heure du café
sonna au cadran de ses habitudes, car le lendemain, comme la veille, le
pauvre soldat de Condé était, comme on dit, à sec. Que vous dirai-je?
il entra, possédé par ce besoin aussi terrible que la faim peut-être,
ou du moins qui est une faim d’un autre genre. Son café fut payé encore
par le garçon. Il le fut pendant plusieurs années, et le comptoir
ignora toujours ce détail de la grande salle. Seulement, le maître du
lieu ne cessait de s’extasier sur l’exquise politesse du _ci-devant_,
qui n’entrait, ne sortait jamais sans lui faire deux révérences
d’ancienne cour. Hélas! le vieux gentilhomme croyait saluer son
créancier, et son vrai créancier c’était le garçon, dont la discrète
bonté ne se démentit jamais, qui supportait patiemment les rebuffades
du baron quand le café était moins chaud que de coutume, et qui portait
tous les soirs à la dame du comptoir l’argent de la demi-tasse comme
s’il venait de le recevoir.

On sait que les émigrés furent indemnisés, un peu chèrement même! Un
jour celui dont il est question arriva au café de Foy avec une énorme
cocarde blanche et un portefeuille garni de billets de banque. Il
demanda son compte, et on lui dit qu’il ne devait rien. Étonnement,
stupéfaction. Le garçon fut appelé.

Le brave homme avoua, en rougissant, que, depuis des années, il payait
sans rien dire le café du baron, et le baron pleura, et il embrassa
devant tout le monde le garçon de café en disant: «Et toi aussi, mon
enfant, tu étais un courtisan du malheur!»

M. le baron de K...... a dépouillé le garçon de café de la serviette et
de la veste, et il lui a donné les fonds nécessaires pour acheter un
établissement.

_N. B._ Ce garçon de café-là était bonapartiste.

Les physionomies du garçon de fourneau et du garçon de billard forment
deux types à part et qui n’ont rien de commun avec celle du garçon de
salle. Ce dernier, serviteur de tout le monde, est connu de tout le
monde; les deux autres sont cloués à une place unique: l’un devant le
feu où il prépare le café, le chocolat, etc.; l’autre à un billard,
qu’il prend comme fermier au maître de la maison, et avec lequel il
spécule sur les passions des habitués de la poule. La physiologie
de ces deux individus ne peut être traitée que par un alchimiste et
un joueur de billard consommé. Or, je ne saurais mettre de l’eau en
ébullition sans me brûler les doigts, et je n’ai jamais fait au billard
qu’un _doublé_, encore était-ce un raccroc. _Non sum dignus._

Le garçon de café--genre moderne--ne s’embarrasse pas sitôt d’une
famille. Comme il est, de toute rigueur, bien fait et bien élevé,
il vit en sultan au milieu d’un nombre imposant de demoiselles de
comptoir. Il n’a, l’heureux homme, qu’à leur jeter le mouchoir,--je
veux dire la serviette.--Ce sont elles qui font plisser ses chemises,
qui harcellent la blanchisseuse pour que celle-ci tienne toujours le
linge d’Oscar ou de Frédéric dans un état de blancheur _entière_.
Confiant dans leur zèle, dans leur économie, le garçon de café leur
abandonne souvent même le soin de payer les mémoires. Quand cet
Alcibiade en tablier a trente ans, il songe à l’avenir. Il achète un
habit noir pour les jours de sortie, il mange de la pâte de Regnault
et place ses économies. L’ambition éclôt dans son cœur, il destitue
les inspectrices de sa lingerie, et, dans son sommeil tourmenté, il
ne rêve plus qu’établissement à son nom, que grande salle toute d’or,
comme les palais des _Mille et une Nuits_, avec un comptoir de bois
en citronnier, des torrents de gaz et des peintures de Cicéri. Dès ce
moment le garçon de café se fait inscrire dans une compagnie de la
garde nationale; il cherche une femme et une maison neuve formant coin
de rue. Quand il a trouvé l’une et l’autre, il s’entoure des artistes
les plus distingués, comme les vieux Médicis quand ils faisaient
construire leurs palais; et il fait travailler peintres, doreurs et
mouleurs dans le rez-de-chaussée qu’il a loué à raison de 20,000 francs
chaque année, sans compter le pot-de-vin. Les pots-de-vin se fourrent
partout aujourd’hui. A sa voix la palette de vingt Raphaëls s’épuise;
ces murailles nues, que les lourds Limousins construisaient encore
il y a trois mois, se chargent de fresques étincelantes. A la place
des Napoléons à petit chapeau et des inscriptions érotiques tracées
naguère au charbon par les gâcheurs, vous voyez de riches et beaux
Indiens,--des Indiens d’opéra,--poursuivre le tigre royal sur leurs
chevaux de race; vous voyez un tournoi où messire Bertrand du Guesclin
emporte le prix devant toute la noblesse de Bretagne; vous voyez des
nymphes nues, une Psyché qui s’envole, un Mercure qui porte dans les
airs les ordres de son patron; vous voyez des oiseaux de toutes les
nuances, des fruits de toutes les couleurs.

Le comptoir, chef-d’œuvre de l’ébénisterie moderne, se dresse dans
une niche dorée. Il est orné déjà de coupes en vermeil que Benvenuto
Cellini n’eût pas désavouées, et une beauté de choix a été retenue
d’avance pour occuper chaque jour, à raison de 100 francs par mois,
ce trône magnifique. Le garçon de café, devenu maître à son tour, a
obtenu un crédit chez les négociants qui vendent en gros les objets
de consommation qu’il va donner en détail au public. Une douzaine de
réclames, dans lesquelles les courtiers d’annonces citent, à leur
manière, les palais d’Armide et de Cléopâtre, sont lancées dans les
journaux. Le jour de l’ouverture arrive enfin.

L’établissement nouveau fait 6,000 francs de recettes. Le propriétaire
fait mettre des jabots à toutes ses chemises, il marchande un
tilbury et il se demande déjà s’il achètera un château en Beauce ou
en Normandie. Il jure sur son fourniment de garde national qu’il ne
céderait pas son fonds à moins de 600,000 francs, et il dit à tout
propos cette phrase qu’il s’est fait faire par un homme de lettres de
ses amis: Le bouge qui s’appelle le café de Foy!

Mais un autre fou ouvre dans le voisinage un café plus riche encore.
Il y a jeté 100,000 francs de dorures, de peintures et de glaces. Le
public qui aime à rire va s’engouffrer tous les soirs dans ce nouveau
palais de fée, et l’autre palais, comme celui d’un ministre disgracié,
devient une solitude.

Le maître du lieu, alors, est entièrement libre de déposer son bilan et
de donner trois pour cent à ses créanciers. Il met à couvert le plus
de fonds possible, et quand il a satisfait aux exigences de la loi qui
régit les faillites, il va vivre de son revenu au pays natal. Mais il
n’est qu’un petit rentier, il n’a qu’une maison chétive, deux carrés
de choux, une mare pour ses canards de Barbarie. La maladie des rois
détrônés le saisit un jour, et il meurt d’ennui au milieu d’une famille
inconsolable.

Le garçon de café rococo,--celui que ses camarades intitulent
dédaigneusement perruque,--a presque toujours une femme légitime et des
enfants en chambre dans le voisinage. La femme fait ordinairement des
gilets ou des pelotes médicamenteuses pour messieurs les chirurgiens
herniaires. Chaque tête de cette famille-là possède à son nom un livret
à la caisse d’épargne. Le chef met patiemment sou sur sou pendant des
années, et il crie toujours misère, puis un beau matin il prend aussi
un établissement. Mais il ne perd ni son temps ni son argent à créer
un palais de merveilles. A l’affût des faillites, il en trouve une sur
son chemin, qui lui donne, à un rabais fabuleux, pour 80,000 francs de
glaces, de peintures, avec un fonds bien commencé et un matériel tout
neuf. Assis sur les ruines des autres, le garçon de café achalande tout
doucement la maison dont il est devenu maître. En quatre ans il arrive
au chiffre de fortune qu’il a toujours ambitionné. Joueur prudent, il
cesse alors de tenter le destin, et il vend fort cher ce qu’il a acheté
presque pour rien. Vous le voyez ensuite faire l’usure dans une petite
maison isolée, dont la porte est garnie de ferrures, et la cour ornée
d’un chien de montagne toujours de mauvaise humeur.

Parvenu a cet apogée, il est facile à reconnaître: dans les cafés, il
paie toujours sa demi-tasse sans rien donner au garçon; il loge au
Marais, ou rue de Charonne, et aux Batignolles surtout; il a un col de
chemise très-haut, l’accent de la basse Normandie et un regard à quinze
pour cent.

Tolérant, laborieux, fidèle, de bonne compagnie, le garçon de café
supporte, sans hausser les épaules, les façons départementales de
certains consommateurs qui lui demandent effrontément _le bain de
pied_ et boivent dans leur soucoupe; il est debout du matin au soir
et souvent, par sa manière de servir, il achalande la maison pendant
que le maître joue aux dominos, ou à la hausse et à la baisse; témoin,
instrument des bénéfices énormes de ce patron, il amasse sans envie
des pièces de deux sous à côté de ce tas d’argent qui grossit tous
les jours; il oublie, il ignore que le tronc touche à la caisse; il
peut, dans l’occasion, répondre convenablement à l’homme du monde
qui est venu seul au café, et qui aime mieux la conversation que la
liqueur. Concluons donc, en présence de tant de qualités et de vertus,
qu’une foule d’hommes considérables dans l’armée, la magistrature,
la littérature, l’administration... dans l’instruction publique,
surtout... ne seraient pas dignes de porter le tablier blanc.

  =Auguste RICARD.=



[Illustration]

[Tête de page]

LE MAQUIGNON.


Bien que notre époque ait donné naissance à une effrayante quantité
de _floueurs_ de toute espèce, et qu’elle ne paraisse pas s’arrêter
dans cette voie éminemment progressive, elle ne peut cependant usurper
la gloire d’avoir enfanté le maquignon. Le maquignon est né depuis
longtemps et a eu l’avantage très-mérité de servir de modèle aux plus
fins exploiteurs de la crédulité française et surtout parisienne.
Mais quoiqu’il ne sorte pas du grand moule des Roberts-Macaires du
dix-neuvième siècle, ce n’est pas à dire pour cela qu’il prétende leur
être inférieur. Il les vaut tous; il sourit de pitié en songeant aux
roueries à lui connues qu’on donne pour invention récente, et vient
merveilleusement confirmer cet adage, qu’il n’y a rien de nouveau
sous le soleil, et que la moitié de la société a été de tout temps
destinée à être dupée par l’autre. Le maquignon s’acquitte de cette
dernière tâche avec infiniment d’esprit et d’agrément. C’est lui qui a
employé le premier tous ces artifices ingénieux avec lesquels il est
d’usage, j’allais dire de bon ton, de berner, dans toutes les classes
et dans tous les états, la bonhomie du peuple le plus spirituel de
l’univers. Il est adroit, insinuant, grand parleur, d’un aplomb, d’une
assurance imperturbables: vous vous défiez de lui, vous vous tenez sur
la réserve, car vous connaissez ses ruses, et cependant il vous prend
toujours au même piége, sans cesse employé et sans cesse avec succès,
il fait de vous ce qu’il veut: involontairement, vous écoutez ses
paroles, vous subissez son influence. Ce n’est pas à vos yeux que vous
devez vous fier, mais à lui seul: il le dit hautement, et il appuie
ce raisonnement logique de tant de preuves excellentes; il parvient
à donner tant de légèreté et de grâce à ce cheval lourd et massif,
tant de finesse à ces jambes carrées, tant de vigueur et de feu à
cette tête molle et inerte, que vous finissez, bon gré, mal gré, par
être ébloui, enchanté, et que vous payez à beaux deniers comptants le
descendant presque certain d’Eclipse et de miss Annette. Inutile de
dire que l’illustre rejeton est souvent bon tout au plus à conduire des
choux au marché des Innocents.

Il y a deux classes de maquignons qui ne se ressemblent nullement,
excepté par ce point commun, à savoir l’adresse inappréciable de faire
voir à tout le monde qu’un cheval bai est gris-pommelé, et que des
chevaux flamands sont des pur-sang anglais. C’est d’abord le _maquignon
marchand de chevaux_, c’est-à-dire tenant manufacture et entrepôt
de coursiers plus ou moins de selle et de trait, puis le _maquignon
brocanteur_.

Le marchand de chevaux est facile à reconnaître. C’est un type tout à
fait tranché et sortant des types vulgaires. Le plus souvent il possède
un riche embonpoint, une large figure rubiconde légèrement rembrunie à
l’extrémité du nez, ce qui laisserait supposer qu’il ne se sert guère
d’eau que pour se faire la barbe, une figure ouverte et bonhomme,
des manières brusques et cavalières, mais des yeux d’une obliquité
perfide et d’une finesse interrogatrice dont il faut profondément se
défier. Il porte invariablement une redingote de couleur claire qui
produit sur ses quadrupèdes le même effet magnétique que la redingote
grise du grand homme sur les vieux grognards: sa tête est surmontée
d’un chapeau très-râpé et d’une forme antédiluvienne qui lui sert à
la fois de préservatif contre les injures de l’air, et de tambour
pour exciter ses chevaux. Il est en outre orné en toute occasion d’un
fouet formidable, sceptre respecté avec lequel il gouverne son empire
piaffant et hennissant. Ce meuble indispensable ne le quitte jamais:
il mange, il boit, il se promène, il s’assied, il dort, son fouet à la
main: il y a entre son fouet et lui une adhérence que rien ne saurait
briser. Otez-lui son fouet, et il perdra tous ses avantages. Son
langage manquera de l’accompagnement le plus nécessaire; ses chevaux
ne marcheront plus, ne caracoleront plus, ne feront plus toutes ces
petites gentillesses qui vous séduisent; c’est un homme démoralisé,
ruiné, son état est perdu; il n’a plus qu’à mener ses bêtes au marché.
Quand il entre dans l’écurie, un petit sifflement annonce sa présence,
et alors il se fait un mouvement général et précis comme sur la ligne
d’un bataillon. Toutes les croupes se rangent, s’alignent, les têtes se
lèvent, les oreilles se dressent, les chevaux sont magnifiques. Vous
admirez, et vous ne savez que choisir. Le marchand de chevaux le sait
mieux que vous; il fait sortir un cheval dont il vous a montré la belle
tenue, et pendant qu’il vous entretient de l’utilité que vous pouvez
en tirer, de sa docilité, de sa force, de son ardeur, de ses qualités
universelles, on le brosse, on le peigne, on le lisse, on lui introduit
sous la queue une certaine quantité de gingembre, ce qui le jette
dans une inquiétude continuelle, et lui donne une apparence de feu et
d’impatience. C’est alors qu’on va le faire trotter: ceci est un des
grands arts du maquignon, car à cette allure se révèlent ordinairement
les défauts d’un cheval. Un gaillard élancé, et taillé hardiment, prend
la bête par la bride et la tient serrée sous la mâchoire, le maître
fait claquer son fouet et lui pince fortement les flancs. Le cheval
comprimé par une main ferme qui lui lève la tête, et pressé par la
lanière qui lui caresse désagréablement les jambes, sautille, gambade,
se cabre: sa peur, son étonnement, changent son allure, le cambrent,
lui donnent de la souplesse et du jarret. Vous êtes ravi, émerveillé,
vous achetez l’animal, et vous vous frottez les mains de joie d’avoir
fait un aussi magnifique marché; de son côté, le marchand n’est pas
fâché de s’être débarrassé d’une bête dont il ne pouvait se défaire,
et tout le monde est content. Le marchand de chevaux a un talent
particulier pour rendre un cheval beau à voir, pour lui arrondir comme
par enchantement le ventre et la croupe, il le nourrit de pommes de
terre, de son, de carottes, que sais-je? N’étant pas maquignon, je ne
puis vous le dire, et je le serais, que je vous le dirais encore moins.
Mais au bout de huit jours cet embonpoint factice tombe, le cheval vous
apparaît tel qu’il sera toujours entre vos mains, côtes saillantes,
ventre flasque, croupe anguleuse. Il est ce qu’on appelle _débourré_.
Le maquignon trouve toujours moyen de vous vendre son cheval le prix
qu’il en veut. Si cet honnête industriel est de bonne humeur, et il
l’est toujours avec ceux que son coup d’œil exercé lui révèle comme
des acheteurs généreux, il fermera la bouche à toutes vos observations
par sa plaisanterie insinuante. Habile à caresser vos faiblesses, il
piquera votre amour-propre par sa brusque flatterie, ou fera sourire
votre ennui par ses calembours d’écurie et son rire aussi bruyant que
le claquement de son fouet. Il réfutera d’autant plus victorieusement
toutes vos allégations, qu’il n’ignore rien de vos intentions cachées.
Il sait si vous avez envie de son cheval, si vous en avez vu d’autres,
où vous êtes allé, si vous avez un vétérinaire, et quel il est; il a
des affidés, des espions, une haute police partout: il met en œuvre un
machiavélisme inouï de combinaisons. Si vous venez visiter ses chevaux
comme simple flâneur ou comme mandataire d’un ami, il ne sera plus le
même; il vous toisera de la tête aux pieds comme pour vous dire que
vous n’avez pas l’étoffe et l’allure d’un acheteur de chevaux; il ne
se donnera pas la peine de vous montrer lui-même sa marchandise, et
vous laissera errer seul dans ses écuries. Heureux si votre curiosité
ne vous vaut pas quelque morsure ou quelque ruade! Dans la vie privée,
le marchand de chevaux n’a plus cette douceur, ce mielleux de langage
et de manières qu’il prodigue aux amateurs. Alors il est bourru, haut
de verbe, grand jureur, mari brutal: il se croit toujours à l’écurie
derrière ses chevaux, gourmandant, criant, fouettant. S’il a des
enfants, il les traite absolument comme des poulains, les tient serrés,
les fait manœuvrer avec la chambrière, et ne les laisse pas faire une
gambade sans sa permission. Il se refuse en général toute espèce de
plaisir extraordinaire; il est bien dans son écurie; il y reste: c’est
là son atmosphère de prédilection, le milieu dans lequel il est le plus
à l’aise; il a garde de s’en séparer. Il est certain que dès qu’il en
sort, ce n’est plus le même homme; il est emprunté, lourd, épais. Il
n’a plus la _désinvolture_ qu’on remarque en lui quand il se tient
fièrement devant un cheval, le fouet à la main. Il ne sait pas donner
le bras à son épouse: dans sa distraction, il irait presque jusqu’à
la saisir par le cou ou les épaules: il ne comprend rien à ce qui
l’entoure; il est dépaysé, désorienté: tout pour lui n’a qu’une odeur,
celle du fumier; tout se résume en un seul objet, un cheval. On conçoit
qu’avec cette idée fixe et tenace, les choses extérieures doivent
avoir pour lui fort peu de charme et d’intérêt. Aussi ne quitte-t-il
guère ses pénates, c’est-à-dire ses coursiers, que pour aller à la
recherche de nouveaux élèves. Alors il parcourt les provinces, assiste
aux foires, et s’approvisionne de chevaux qu’il baptise des noms qui
lui paraissent se rapporter le mieux à leurs formes. Le Limousin lui
fournira le cheval anglais, ou même arabe (pourquoi pas?); l’Alsace, la
Flandre, la Normandie le mettront à même de satisfaire aux nombreuses
demandes qu’on lui fait de chevaux hanovriens et mecklembourgeois;
enfin, il trouvera aisément toutes les races de chevaux européens, sans
sortir de France. Et, au fait, nous autres Parisiens, nous sommes si
bons enfants, quand il s’agit de chevaux, qu’il y a plaisir et profit
à nous duper; c’est une bénédiction. Pour peu qu’un cheval ait l’œil
vif, la tête gracieusement pliée, et de l’entrain dans le jarret, nous
le proclamons tout de suite de sang arabe; pour peu qu’un autre ait les
jambes fines, la tête mince, le corps svelte et allongé, nous crions
au cheval anglais. Le marchand de chevaux nous en donne comme nous en
voulons; nous n’avons pas le droit de nous plaindre.

Quelquefois le marchand de chevaux, quand il est riche et en
réputation, se permet des promenades aux Champs-Élysées, dans une
voiture plus ou moins bizarre, attelée de deux ou même de quatre
chevaux. Mais il a beau étaler des harnais splendides, et se faire
accompagner de laquais en livrée, on le reconnaît sur son siége élevé
comme un second étage, à sa figure enluminée, à sa forte membrure,
à ses façons d’homme du métier. C’est bien pis encore, quand sa
femme et une ou deux amies forment la délicieuse partie de se faire
voiturer ensemble. Leur morgue vulgaire et boursouflée, qui ne doit
durer qu’un jour, leurs manières triviales, leur costume grotesque
et mesquin, tout cela présente un contraste bouffon avec le luxe de
bon goût et la riche simplicité des équipages qui les entourent, et
égaie prodigieusement le beau monde heureux de trouver l’occasion de
persifler quelqu’un et de railler quelque chose. Le cœur du marchand de
chevaux est le moins sensible de tous les cœurs: en fait d’émotions,
il est inexpugnable. La douleur physique, pour lui aussi bien que pour
les autres, n’est rien; il ne conçoit pas qu’on puisse avoir l’épiderme
plus délicat que celui des chevaux; et, pour son propre compte, il en
est convaincu; car il n’en juge que d’après la rudesse coriace de sa
peau. Aussi rit-il d’un rire superbe, en voyant notre douillette et
dolente humanité donner le nom de maux horribles à ce qu’il ne regarde
pas même comme des contrariétés. Jamais on n’a surpris une larme dans
son œil; et, en effet, les chevaux ne pleurent pas: s’il a de la
douleur, il la concentre si bien, que personne ne s’en aperçoit, ou
plutôt je crois qu’elle n’a pas prise sur lui. De là vient aussi son
besoin de domination. Le marchand de chevaux est plus autocrate dans
l’empire de son écurie que Nicolas dans toutes les Russies, sa mine
haute impose à tous. Il veut une soumission passive. Palefreniers,
grooms, enfants, femme, cochers, chevaux, tout est mis sur la même
ligne, et doit obéir sans plus d’observations et de raisonnements. Il
ne fait que deux distinctions, ne voit chez lui comme partout que deux
classes bien tranchées, ceux qui commandent et ceux qui obéissent.
Parlez-lui d’indépendance, de nationalité, de réforme électorale, il
vous rira au nez, et vous répliquera victorieusement qu’on aura beau
faire, retourner le monde en cent façons comme un gant usé, changer
tous les dix ans de gouvernement, on ne sortira jamais de ces deux
classes, la classe dominante et la classe obéissante. Et il n’a pas
si grand tort, ma foi! Au reste, en politique, il est excessivement
arriéré: il ne lit ni le _National_ ni le _Charivari_; il est abonné
aux _Petites-Affiches_, feuille peu incendiaire. Sa politique est la
politique du _statu quo_; que ce statu quo soit bon ou mauvais; peu
lui importe, il n’y regarde pas de si près. S’il tient des rênes, ce
ne sont pas celles du gouvernement, et il n’est nullement chargé de
faire marcher le char de l’état. Et d’ailleurs, si par un hasard fort
rare, il vient à parler politique, c’est pour se mettre en colère, et
déclamer contre la trop grande douceur des formes représentatives.
C’est un homme d’intimidation. Règle générale: un gouvernement qui aime
bien, châtie bien: à ce compte-là, on peut dire sans flatterie que
presque tous les gouvernements adorent leurs gouvernés. Il voudrait
qu’on menât les peuples la bride haute et avec un _mors Secundo_.
Selon lui, c’est le vrai moyen de les rendre doux et d’humeur point
révolutionnaire. Avec un système aussi excentrique, il risquerait fort
de se prendre aux cheveux avec les hommes les moins passionnés en
politique, pour peu qu’il mît souvent ses opinions sur le tapis; mais
c’est là le plus mince sujet de ses préoccupations: il n’a garde de
lancer son esprit dans des régions aussi éloignées. En général, il ne
se soucie que fort peu de ce qui s’adresse à l’intelligence humaine. En
littérature, il ne sait pas à coup sûr ce que c’est que Victor Hugo,
et il mettra le _Contrat social_ sur le compte de Chateaubriand. Sa
bibliothèque se compose du livre de poste, de quelques bouquins sur
l’art d’élever et de dresser les chevaux, et d’une riche collection de
Mathieu Laensberg. Ne lui demandez rien de plus. De religion, il s’en
occupe encore moins que de tout le reste. Il a tout matérialisé, tout
réduit à un positif désespérant.

Mais le maquignon que nous avons peint jusqu’à présent, c’est l’homme
domicilié, patenté, payant contribution, et tenant sa place dans la
société autrement que par le volume de son ventre. Il y a une autre
espèce de maquignon, le maquignon véritable et primitif, le _maquignon
brocanteur_; celui qui n’a pas de domicile connu, mais que l’on trouve
partout où il y a un cheval à acheter. Celui-là n’est plus comme le
marchand de chevaux une espèce de _poussah_ aux jambes courtes, aux
joues tombantes, à la face écarlate, marchant carrément et plein d’une
haute opinion de sa personne; c’est au contraire un homme fluet, sec,
maigre, toujours courant, toujours trottant, ce qui nuit à l’embonpoint
qu’il pourrait retirer d’une digestion plus tranquille, et le rend
efflanqué comme un lévrier de petite-maîtresse. Et en effet, il n’est
pas de cheval d’Omnibus qui fasse plus de chemin, parcoure plus de
rues, de quartiers que le _maquignon brocanteur_. Toute sa vie n’est
qu’une course sans fin. Chaque matin, son occupation première est de
consulter les _Petites-Affiches_: une fois ses renseignements pris
sur les chevaux à vendre et à acquérir, il se met en route et va
faire ses visites quotidiennes aux écuries indiquées: il examine le
cheval avec confiance, lui ouvre la bouche pour savoir son âge, lui
palpe les jambes pour vérifier s’il n’est pas affligé d’engorgements
ou de crevasses, le fait tousser pour s’assurer qu’il n’est pas
poussif ou fourbu; et il répète la même opération à chaque nouvel
examen. Il s’introduit chez les personnes qui vendent leurs chevaux,
leur offre ses services, son expérience (et il s’y connaît beaucoup
trop quelquefois); pour elles, il n’hésitera pas à faire toutes les
recherches nécessaires par pure complaisance. Il ne leur conseillera
pas d’acheter des chevaux neufs, car alors on n’a plus qu’à s’adresser
à Crémieux ou à Aron, et son ministère devient inutile: il vous en
détaillera les inconvénients: «Il est bien plus sage, dit-il, moins
cher en même temps, de chercher des chevaux tout faits, tout dressés,
qui sont pliés, assouplis, habitués à la main de l’homme, pleins d’une
grâce acquise et d’une vigueur éprouvée.» Vous, bonhomme, qui souvent
n’aimez que votre repos, et ne vous occupez guère de vos chevaux que
pour vous dorloter dans votre chaude et commode berline, vous vous
laissez facilement séduire par ces arguments sophistiques. Mais comme
toujours celui qui se défait de ses chevaux a pour cela une raison
capitale, il s’ensuit que vous êtes trop heureux de les revendre à
moitié prix au bout de trois semaines, grâce aux bons offices du
maquignon.

Le maquignon est l’homme de Paris qui connaît le plus de monde: il
donne des poignées de mains à un nombre incommensurable de cochers,
de palefreniers, de valets d’écurie, de valets de pied; il a des
ramifications, des accointances partout: il ne s’est jamais connu
d’ennemis. A la différence du marchand de chevaux, il est poli
et souriant avec tout le monde; car il voit dans chacun la cause
cachée de quelque affaire brillante. Il ne brusque et ne méprise
personne: il n’est groom si imberbe auquel il ne fasse des cajoleries
intéressées; il sème des amitiés partout, à tout hasard, bien certain
d’en recueillir tôt ou tard les fruits. Maîtres et valets ont une
part presque égale dans ses prévenances; car si les maîtres achètent,
les valets font vendre. Il se ménage des entrées en tout lieu: les
antichambres, les écuries lui sont toujours ouvertes et n’ont pas de
secret pour lui. Il connaît non-seulement les personnes qui ont mis
leurs chevaux en vente, ou qui ont été en visiter, mais encore ceux
qui ont l’intention, le caprice fugitif de faire quelque trafic de ce
genre. Il n’attend pas l’occasion, il la provoque et lui force la main:
c’est l’intrigant le plus hardi qu’on puisse voir. Vous ne pouvez pas
vous surprendre une pensée qui ait rapport plus ou moins directement à
un cheval, sans que le maquignon ne devine cette pensée. Il a un tact
d’observation raffiné, un talent de seconde vue qui vous déroute et que
vous ne pouvez concevoir.

Je suppose que, par hasard, après une promenade pédestre au bois de
Boulogne, vous revenez à votre domicile un peu fatigué, et que le soir,
seul dans votre chambre à coucher, tout en nouant autour de votre tête
parfaitement frisée un véritable foulard des Indes, vous voyez défiler
fantastiquement sous vos yeux cette suite brillante d’équipages,
et surtout ce délicieux alezan qui dévorait l’espace avec tant de
vitesse et de feu. Alors vous vous dites follement en vous-même:....
«Tiens, une idée lumineuse!... Si je prenais un cheval... alezan, et
un tilbury?... au fait, pourquoi pas?...» sans songer que vous n’avez
juste que ce qu’il vous faut pour subvenir à votre existence d’homme,
sans aller encore vous charger de la nourriture d’un quadrupède aussi
incommode et dispendieux à entretenir qu’agréable à voir. Et vous
vous couchez avec cette idée qui, au premier abord, n’est pas tout
à fait dépourvue de charmes; votre cheval vous galope sans cesse
dans la cervelle, vous entassez les unes sur les autres des visions
absurdes, et le lendemain, à votre réveil, vous haussez les épaules
en songeant à toutes les billevesées que cette idée saugrenue a fait
éclore dans votre imagination. Cependant, au point du jour, vous
êtes prodigieusement étonné de recevoir la visite d’un individu de
mise équivoque et d’aspect hétéroclite, qui s’avance vers vous après
avoir décrit un certain nombre de courbes, et après s’être acquitté
consciencieusement de plusieurs salutations d’une politesse inconnue
de nos jours. Vous faites asseoir l’aimable étranger qui, après
un préambule captieux sur les inappréciables qualités de la race
chevaline, finit par vous offrir un très-beau cheval de sang anglais
qui a paru aux dernières courses, et a été acheté 5,000 francs; il
vous le laissera, mais pour vous seul, au prix de 600 francs. Vous
commencez par tomber des nues, et vous vous demandez comment cet homme,
ange ou démon, a pu avoir connaissance d’une idée vague que vous-même
maintenant n’êtes pas bien sûr d’avoir eue. Êtes-vous somnambule, et
avez-vous été crier sur les toits que vous vouliez un cheval pur sang
anglais? Ou bien, ce farfadet, invisible à l’œil nu, s’est-il glissé à
travers les fissures de votre porte, pour écouter quoi...? vos pensées:
vous l’ignorez, et vous l’ignorerez probablement toute votre vie. Quoi
qu’il en soit, vous éconduisez aussi adroitement que possible votre
visiteur inattendu, et vous l’accompagnez jusqu’au seuil de la porte
de votre appartement, autant par politesse que pour bien vous assurer
qu’il ne vous emporte par distraction ni une montre, ni un couvert
d’argent. Et c’est par des soupçons aussi injurieux que vous savez
reconnaître sa prévenance désintéressée!

Si le maquignon brocanteur connaît certains marchands de chevaux, et se
trouve lié d’intérêts avec eux, alors sa clientèle s’étend et devient
de plus en plus profitable pour lui. Le marchand de chevaux qui ne peut
venir à bout de se défaire d’un cheval s’entend avec le maquignon,
et alors quel atroce guet-apens pour les malheureux acheteurs ne
résulte-t-il pas de cette conspiration à huis-clos, entre ces deux
Machiavels d’écurie? Le cheval invendable est mis en maison bourgeoise
(terme usité en pareil cas), dans une écurie louée à cet effet. Il
est annoncé sur les affiches comme appartenant soit à un gentilhomme
étranger sur le point de partir pour l’Orient, soit à un agent de
change obligé de s’enfuir en Belgique, etc. Le thème varie suivant
l’imagination du maquignon, et il en a toujours infiniment. Pendant
ce temps, celui-ci fait mousser l’animal qui ne tarde pas à trouver
un maître. C’est ordinairement quelque commerçant en détail, retiré
des affaires, qui s’abandonne aux voluptés d’une demi-fortune, et veut
avoir le noble coursier au rabais, tout comme un mouchoir de poche et
un bonnet de coton.

Tous ceux qui ont ou font semblant d’avoir la passion des chevaux,
passion aussi innocente que ruineuse, subissent directement ou
indirectement l’importante entremise du maquignon. Le dandy improvisé
sur lequel vient de tomber un gros héritage, et qui, dans le premier
vertige de la fortune, veut avoir le plus beau cheval de Paris, jette
l’or au maquignon, qui se baisse très-lestement pour le ramasser,
et lui procure bientôt ce qu’il demande; un animal d’une apparence
superbe, au poil brillant, à la robe bizarre, à la tête raide et toute
d’une pièce, dressé parfaitement à se tenir cambré comme ces chevaux de
carton qui servent de montre chez les selliers. Peu importe le reste,
c’est à-dire justement le plus essentiel. L’agent de change qui use un
cheval en six mois s’adresse, lui aussi, au maquignon: celui-ci, dans
le louable but de ne pas sacrifier une nouvelle bête, la lui donne
tout usée. La vieille comtesse ou baronne qui renouvelle ses équipages
est trop heureuse de trouver le maquignon qui, sous prétexte de lui
donner des chevaux normands, et de ne pas l’exposer à des dangers,
lui fabrique tout exprès un attelage de ces gros chevaux à queue rase
et à lourde tête qui ne vont jamais plus vite que le pas, et ne se
souviennent d’avoir pris le trot que le jour où on les essaya pour
la première fois. Que d’infortunés en outre qui n’ont pas assez de
temps, assez de patience, assez d’habitude pour chercher eux-mêmes des
chevaux, et remettent leur destinée entre les mains du maquignon, et
combien celui-ci se fait peu scrupule de leur faire casser le cou avec
un cheval vieux ou rétif, ou de les laisser en route avec des rosses
poussives et boiteuses!

Le maquignon a toujours en ville une ou deux écuries, où il place
incognito les objets de son trafic. C’est dans ces lieux qu’il
transforme un cheval usé, étique, amaigri, en une bête superbe,
pleine de bonne mine et de vigueur. C’est là qu’il restaure et remet
à neuf les rosses éreintées qu’il obtient à vil prix dans les ventes
après décès ou même au marché; là, qu’il les façonne à son gré, les
gonfle comme une bulle de savon, leur donne un poil lisse et uni;
là, qu’il leur coupe et leur rajuste les oreilles, si elles sont
longues et disgracieuses, qu’il leur met une fausse queue, si la
queue primitive est dénudée; là, qu’il fait disparaître pour quelques
jours les engorgements qu’ils ont aux jambes, qu’il leur peint les
sourcils pour dissimuler leur âge, etc. Malheur à vous si, attiré par
l’odeur du fumier, vous entrez dans ce laboratoire du maquignon, où il
escamote les défauts d’un cheval, et lui fait subir des métamorphoses
fabuleuses, vous n’en sortirez qu’avec une rosse de plus, et quelques
cinq cents francs de moins!

D’après ce tableau effrayant, on pourrait croire qu’il n’y a
possibilité d’avoir de bons chevaux qu’en les allant chercher soi-même
dans la Grande-Bretagne ou en Afrique. Ceci serait vrai, si ces pays
étaient encore primitifs et vierges; mais la civilisation y a fait
pousser le maquignon d’une façon toute _champignonne_, il y a des
maquignons anglais, et des maquignons bédouins; et ces derniers, soit
dit en passant, sont pour le moins aussi arabes que leurs chevaux. Or
donc, quoi que vous fassiez, vous qui avez le malheur d’être assez
riche pour nourrir des chevaux, il faut vous résigner à être dupé. Si
vous êtes assez novice pour vous adresser à un maquignon brocanteur,
vous méritez votre déconfiture, et je ne vous plains pas. Si vous
mettez aveuglément votre confiance en un marchand de chevaux, vous
êtes une excellente nature, digne sans doute d’un autre âge et d’un
meilleur sort; mais enfin à qui la faute? D’un autre côté, si vous
avez des prétentions à être connaisseur en fait de chevaux, il n’y a
pas d’artifice et de ruse qu’on ne mette en œuvre pour avoir raison
de votre prétendue habileté; et vous risquez fort de retomber dans la
catégorie générale. Que faire alors, dira-t-on, à moins de se résigner
à végéter toute sa vie en Omnibus de peur d’acheter des chevaux
poussifs et gras-fondus? Ma foi, je n’en sais rien, mais toujours
est-il que j’aimerais mieux acheter trois maisons qu’un seul cheval.

  =Albert DUBUISSON.=



[Illustration]

[Tête de page]

L’AGENT DE LA RUE DE JÉRUSALEM.


LE monde est un théâtre, a dit certain philosophe dans je ne sais quel
livre; la vie une comédie, souvent un drame; les hommes, des comédiens
plus ou moins habiles, sifflés ou applaudis. Rien n’est plus vrai. Tout
ici-bas joue son petit rôlet avec plus ou moins de talent, plus ou
moins d’aplomb et d’assurance.

La véritable comédie, c’est celle qui se passe dans la vie réelle;
dans ces situations périlleuses où chacun dispute avec adresse le
terrain à son adversaire, où l’on sent qu’il s’agit, non point d’une
fiction comme à la scène, mais d’un intérêt positif: dans ces crises
de la vie intime où chaque spectateur devient acteur, acteur d’autant
plus énergique et passionné qu’il y va quelquefois de la liberté, de
l’existence, de l’honneur. Aussi y a-t-il dans le monde beaucoup de
comédie, mais bien peu de comédiens. Entre la femme qui joue avec tant
de finesse son rôle près de l’époux trompé, et le génie si flexible de
l’habitué des cours, se place naturellement une classe d’hommes dont
le nom est bien connu du public, mais dont les mœurs, les habitudes,
l’adresse diplomatique, se dérobent à l’observation. C’est un type dans
notre société, mais un type qui varie à l’infini: c’est l’agent de
police.

Assurément il n’est personne qui ne connaisse de nom les agents de la
rue de Jérusalem; mais peu d’hommes ont étudié leur position. Je ne
veux parler ni de la garde municipale, c’est un corps de troupes; ni
des sergents de ville, protecteurs zélés de la morale publique, et qui
ne craindraient pas d’arrêter Fanny Elssler elle-même, si elle venait,
par une belle soirée d’été, hasarder la voluptueuse cachucha sous les
ombrages de la Chaumière, ou dans le cercle galant de Tivoli. Mais il
est une sorte d’agents qui échappent à tous les regards, à toutes les
études, à tous les calculs. Ce sont les agents secrets, soit de la
politique, soit de la sûreté publique.

En vérité, ce sont de singulières idées que celles du public sur
l’organisation de la police. A entendre un bon bourgeois, il ne serait
point de rues, de passages, de promenades publiques, de musées, qui ne
fussent encombrés d’une foule d’agents secrets et de voleurs non moins
nombreux. Pour les voleurs, je ne dis pas non; mais pour les agents,
ils sont en assez petit nombre; seulement ils savent se multiplier avec
tant d’adresse, qu’un seul suffirait à la rigueur pour garder Paris.

La direction de la police est divisée en deux branches principales:
_la police administrative_ et _la police judiciaire_. Chargée du
maintien habituel de l’ordre public, la première doit surtout prévenir
les crimes et délits; c’est peut-être à cause de cela que nous avons
des émeutes, et que les citoyens courent chaque soir le danger d’être
assassinés en rentrant dans leur domicile plus ou moins conjugal. La
seconde a pour objet spécial de réprimer les délits quand ils sont
commis, et de frapper les criminels lorsqu’il n’est plus temps. La
police administrative se subdivise en _police générale_ et _police
municipale_. Les bureaux de celle-ci ont dans leurs attributions la
sûreté et la liberté publiques, les incendies, la bourse, les patentes,
la surveillance des lieux publics, des théâtres. Quant à la police
générale, elle reçoit et délivre les passe-ports pour l’étranger,
s’occupe du vagabondage, de la mendicité, des musiciens ambulants,
sauteurs de corde et autres baladins, hors ceux de la cour; elle est
en outre chargée de l’examen des prisons, et ce qui n’est pas moins
répugnant, des maisons de tolérance; enfin la haute police rentre dans
ses attributions.

Le préfet de police a sous ses ordres les commissaires de police, les
officiers de paix, qui, en l’an IV de la république, portaient un petit
bâton blanc à la main avec ces mots gravés, _force à la loi_. Sur le
pommeau de cette baguette de _constable_ était peint un œil, symbole de
la surveillance. Plus tard, le 19 nivôse an X, leur costume changea.
L’habit bleu, avec collet et parements écarlates, gilet rouge, culotte
également rouge, remplaça l’habit à la Robespierre. Sur le collet et
les parements seulement était attaché un galon d’argent de neuf lignes
de large; puis un chapeau à la française, avec ganse d’argent, bouton
uni portant en exergue, _la paix_, et un sabre suspendu en bandoulière,
complétaient cet uniforme qui de nos jours ferait courir les petits
enfants, comme au joyeux temps du carnaval. Hélas! combien ne sont-ils
pas déchus! L’ignoble redingote, couleur quelconque, a remplacé
l’élégant uniforme, une seule ceinture bleue leur est encore permise.

Sous les ordres du préfet se trouvent immédiatement les commissaires
de police de la Bourse, le commissaire de la petite voirie, les
commissaires et inspecteurs des halles et marchés, et les inspecteurs
des ports. De plus toute force armée, la garde municipale, les trois
brigades de sergents de ville, sont à sa disposition. A l’intérieur, la
police se trouve partagée en trois divisions, trois bureaux principaux,
la sûreté et la liberté publiques, les mœurs et la police secrète
politique.

C’est une croyance profondément enracinée chez nous que, pour être
agent de police, il faut avoir été voleur. Quelle erreur, grand Dieu!
Il y a six années environ cela se passait encore ainsi; mais depuis,
la police a bien changé, le noir est devenu blanc, on a badigeonné
toutes ses faces. Aujourd’hui l’on est plus difficile pour admettre
un employé que pour choisir un préfet de police; du moins, faut-il
être plus habile et plus honnête homme. Le candidat à cette déplorable
position est scrupuleusement examiné dans sa vie passée et présente,
dans son intérieur, dans les actes les plus minutieux de sa pénible
existence; s’il a commis quelque délit, il est refusé; s’il en commet
durant l’exercice de ses fonctions, il est expulsé, chassé, honni.
Dites donc encore après cela que le service de sûreté est fait
seulement par des coquins!

Au temps de Vidocq, il est vrai, d’anciens voleurs étaient chargés de
se glisser parmi leurs compagnons, de les surveiller, les exciter même
et les dénoncer ensuite. Maintenant rien de semblable. Trente-deux
agents seulement sont préposés à la surveillance, à la sûreté
publique. Ces hommes sont en général choisis parmi ces malheureux
qui, n’ayant aucunes ressources, aucuns moyens d’existence, se voient
dans la nécessité d’accepter une position plus qu’équivoque et dont
ils rougissent presque tous. C’est une amélioration sans doute dans
l’état moral de la police, mais c’est peut-être un mal; car ces hommes
qui n’ont point les habitudes du métier, qui ne connaissent pas les
roueries du voleur, qui ne peuvent le fréquenter, laissent plus
facilement échapper les crimes que si, comme autrefois, ils savaient
par leurs relations se mettre en rapport avec ces misérables, les
suivre dans leurs exploits nocturnes, s’introduire dans le sein de
leurs sociétés, les espionner et les faire saisir avant la consommation
du forfait. Du reste, la police a bien compris l’impuissance de ces
agents; aussi emploie-t-elle une autre sorte d’hommes qui ne lui sont
point attachés à proprement parler, mais qui remplissent les fonctions
des anciens compagnons de Vidocq. Cette classe de mouches, composée
de repris de justice, de voleurs connus, se met en rapport avec les
agents de la police, et, bien qu’exerçant aussi pour son compte,
donne en sous-main des avis qui mènent souvent à la découverte des
coupables. Ces hommes, on les appelle les _coqueurs_; leur nombre est
illimité; c’est en général chez des marchands de vins connus, dans les
_Romamichels_ (maisons de voleurs, terme d’argot), que se donnent leurs
rendez-vous, et ils placent toujours en avant une sentinelle qu’ils
appellent _l’indicateur_ ou _le gaffe_.

Les agents se répandent dès le matin dans Paris. Les uns sont chargés,
comme le célèbre Gody, d’inspecter les _tire-bogues_ (les voleurs
de montres dans les goussets), et les _écumeurs de boucards_ (les
enfonceurs de boutique); pour cette surveillance difficile l’agent _se
camoufle_ (se déguise), tantôt en blouse d’ouvrier, tantôt sous le
frac du dandy. Les traits de cette classe de voleurs lui sont connus,
et il n’est point de jour où il n’y en ait quelqu’un de _pommé marron_
(de pris en flagrant délit), malgré leurs travestissements. D’autres
sont chargés, sous la conduite du chef de sûreté, M. Allard, de la
surveillance des crimes et de l’arrestation, toujours si dangereuse,
de ceux qui ont fait _la grande soulasse_ (tué pour voler). Lorsqu’un
homme est désigné par les coqueurs pour avoir _fait suer le chêne sur
le grand trimard_ (assassiné un homme sur le grand chemin), le chef
de la brigade de sûreté donne des ordres aux seize agents chargés
de surveiller les garnis, et ceux-ci s’informent de la conduite des
suspects. On suit leurs pas, on cherche à savoir où ils ont passé la
nuit du crime, et si les présomptions prennent de la consistance, on
les arrête aussitôt et on les conduit, comme ils le disent en argot,
auprès du _comte de garuche_ (le geôlier).

Les agents reçoivent huit francs par arrestation; mais sur ces huit
francs, ils sont forcés de payer les _coqueurs_, et les _moutons_
(les mouchards de prisons), qui leur ont _mangé le morceau_ (dénoncé
le crime). Puis les employés de haut grade perçoivent à leur tour une
rétribution, un impôt sur cette somme, si bien qu’à chaque arrestation,
c’est tout au plus s’il reste trois ou quatre sous au pauvre diable.
Cependant, comme on le sait, la police se fait activement; elle ne peut
prévenir tous les crimes, mais ils restent rarement impunis. Malgré
cela le nombre des agents est trop restreint. On en emploie un grand
nombre à la politique, et ceux-là restent ensevelis dans le secret avec
les fonds destinés à leur usage; mais la police de sûreté est trop
faible. Lorsqu’on vient à penser que, de quatre à six heures du soir,
il n’y a pas un seul agent de sûreté pour surveiller Paris, cela fait
pitié. Il est sans doute nécessaire qu’ils aient des rendez-vous, des
heures de réunions, qu’ils boivent et mangent, mais il faudrait aussi
que la moitié au moins continuât sa surveillance.

Chaque nuit la brigade de sûreté fournit à la Préfecture son contingent
pour surveiller les rues. Vous les voyez, après minuit, se glisser
dans les ténèbres, marchant à pas de loup, sans bruit, comme des
démons, enveloppés dans une redingote grise, jamais plus de six, sous
les ordres d’un chef, et se précipitant au moindre cri pour protéger
les citoyens. A ceux-là je vote des remercîments, ils ont empêché
que, par une vilaine nuit de cet hiver, _des orphelins_ (une bande de
voleurs) ne me fissent _suer le colas_ (ne m’égorgeassent) en dépit
_d’un crucifix à ressort_ (d’un pistolet) que j’avais tiré sur eux; par
bonheur, _la rousse_ (la police) arriva, et mes gars se _poussèrent
de l’air_. Il y a quelques années ces rondes de nuit, la bande grise,
étaient armées de couteaux poignards; on les a supprimés depuis, et
leur principale besogne est de sauver la vie à plus de trente ivrognes
par nuit en les retirant du ruisseau, que les voitures, le froid et
l’alcool changeraient bientôt en tombeau.

Viennent ensuite les agents chargés des maisons de tolérance, sous la
direction du bureau des mœurs. Ceux-là sont principalement occupés
à conduire les filles insoumises au dispensaire, et il y aurait
encore d’utiles réformes à introduire dans cette administration, si
les abus n’étaient plus forts que la voix des écrivains qui, comme
Parent-Duchâtelet, ont apporté toutes leurs lumières et tout leur
courage à l’amélioration des maisons de tolérance.

Il est inutile de dire que le despotisme est à peu près la seule
loi qui gouverne cette classe, proclamée nécessaire par de grands
publicistes. Cependant l’arbitraire doit avoir des limites. Si ces
femmes numérotées, que la police nomme _filles soumises_, trouvaient de
l’écho près des chefs, elles diraient au préfet entre leurs sourires
du jour et leurs larmes du lendemain:--«Oui, nous sommes des parias,
nos fenêtres sont cadenassées et nous ne pouvons respirer l’air, ni
sentir les rayons du soleil qu’à travers une persienne condamnée par
vos règlements; mais que direz-vous cependant à l’employé supérieur
qui, établissant sa femme marchande de bonnets, nous imposerait pour
prix de concession, d’achalander la boutique conjugale, et prêterait
une main complaisante aux abus en fermant les yeux sur un trafic qui
change les boutiques en magasins, et les loyers d’un simple employé
en maison de campagne?... Mais que sert de nous plaindre; avant de
parvenir aux oreilles du chef, notre voix n’est-elle pas étouffée par
ses subordonnés?»

Dans son intérieur, la vie de l’agent de police est pénible, sa
position au milieu de la société aussi humiliante et aussi méprisée
que le crime même. Rentré dans une étroite cellule, nommée à bon droit
_tabatière_, l’agent, séparé du monde par une barrière insurmontable,
repoussé de tous avec dégoût comme un espion, isolé par sa position
tout exceptionnelle, se trouve seul, sans famille souvent, sans amis,
sans lien social, sans estime pour lui-même, et toujours écrasé par
le souvenir de la place qu’il occupe vis-à-vis du public. La honte et
l’infamie l’enserrent de toutes parts, la société le chasse de son
sein, l’isole comme un paria, lui crache son mépris avec sa paye, sans
remords, sans regrets, sans pitié: c’est un agent de police, c’est un
mouchard, tout est dit avec ce seul mot, et la carte de police qu’il
porte dans sa poche est encore un brevet d’ignominie. Chacun se croit
en droit de lui jeter de la boue au visage. Le monde est pour lui un
pilori vivant où le public le crucifie à toute heure. Il n’est pas même
jusqu’aux voleurs qui n’aient honte de cet homme et ne se trouvent
aussi le droit d’avoir pour lui des paroles de malédiction et de haine;
n’est-ce pas le comble de l’abjection?

Aussi, que de douleurs, que de honte, que d’angoisses dans la vie
de cet homme, lorsque, libre de son service, il redevient à son
tour citoyen de sa ville, de sa ville qu’il protége, qu’il veille,
qu’il garantit des brigandages, et qui cependant le hait de toutes
ses haines, le méprise de tous ses mépris! Que de larmes amères et
brûlantes il doit verser sur son grabat, s’il songe à l’opprobre où
la misère l’a poussé, à l’infamie dont il a revêtu la livrée, et qui,
semblable à la tunique de Nessus, souillera sa dernière pensée et son
dernier soupir! Heureusement de semblables retours sur lui-même sont
fort peu dans ses mœurs.

L’agent de police n’a pas toujours grand usage du monde. En voici
un exemple assez piquant. Un chef de division recevait à sa
table plusieurs personnages marquants: un agent, utile pour des
renseignements, se trouva invité. Notre homme, placé en si bonne
compagnie, se trouvant fort mal à l’aise, dissimulait tant bien que
mal son embarras, lorsqu’il eut besoin de prendre du sel. Il remarqua
avec inquiétude que sur chaque salière se trouvait une petite cuiller
en argent. Ne pouvant deviner à quel usage était destiné un instrument
qui lui semblait de toute inutilité, notre pauvre convive se décida
enfin à se servir, et, pour cela, enlevant d’une main la cuiller,
plonge philosophiquement ses deux doigts dans le sel, où il laisse une
déplorable trace de son passage. Puis il remet soigneusement à sa place
le petit instrument mystérieux. Cependant le maître de la maison s’est
aperçu que plusieurs convives ont souri, et, se tournant vers l’agent,
lui rappelle son adresse pour la capture des voleurs. Celui-ci, flatté,
raconte ses prouesses et ajoute qu’aucun voleur ne peut lui échapper.

«Mais, dit le chef, sauriez-vous les suivre à la trace?

--Certes, répond l’agent, comme un braconnier suit le gibier.

--Eh bien! reprit le chef, en lui montrant la salière où se trouvaient
imprimés les deux doigts, pourriez-vous me dire quel est le nom de
l’animal qui a passé par là?»

L’agent de police est instruit cependant: ne connaît-il pas toutes
les langues, ce damné polyglotte qui, selon les circonstances, peut
vous arrêter en français, en anglais, en italien, en allemand; il
saurait demain le chinois, s’il devait capturer un mandarin. C’est un
caméléon qui sait à propos changer de couleur, de ton, de manières.
L’univers est le lieu de sa naissance; il ne connaît ni parents ni
amis, il s’arrêterait lui-même au besoin. Sept villes attestaient
qu’Homère était né dans leurs murs, il y en aurait au moins autant qui
se soulèveraient pour réclamer si l’agent de police leur donnait la
préférence en les choisissant pour berceau. Aussi est-il cosmopolite en
diable. Il a tous les âges et n’en a point, tous les noms et ne porte
jamais le même, de la richesse aujourd’hui, des honneurs, un titre,
un ruban à la boutonnière, demain une blouse et une pipe chargée de
_caporal_. Il sait tout, voit tout, entend tout, est partout, dans
le même temps, à la même heure. D’une oreille il écoute les ordres
de son chef à la rue de Jérusalem, et de l’autre entend un complot
qui bruit dans quelque faubourg abject. Sous la république, il se
pavanait dans les clubs avec une large écharpe rouge en collier; sous
le directoire, jouait gros jeu dans les salons du noble faubourg; vint
l’empire, et, la carte de sûreté en poche, il espionna royalistes et
républicains: les affaires changèrent, l’agent resta; il reçut ses
ordres des suspects de la veille. Chargé de décorations, dont il usait
à volonté, de titres fastueux, il se mit à espionner les bonapartistes
qui ne payaient plus son zèle. Plus tard il se glissa parmi les plus
acharnés clubistes après les trois journées des pavés, et donna le
premier signal dans les émeutes. J’en ai vu un devant la cour d’assises
répondre avec impudence au président, qui ignorait sa position, et
chercher avec audace le scandale, sachant qu’il serait soutenu: il
était plus bonnet rouge que les malheureux qui l’entouraient et qu’il
avait dénoncés.

Il y a les dandys du métier chargés des hautes opérations, des
arrestations qui demandent plus d’intelligence, d’adresse, que de
force et d’énergie. Il n’est point de jours où vous n’en coudoyiez
quelques-uns sur le trottoir; et souvent, au théâtre, ce voisin si
aimable, si obligeant, causant avec tant de finesse des nouveautés du
jour, n’est qu’un agent de la rue de Jérusalem qui vient explorer les
consciences politiques, ou surveiller un _grinche de la haute pègre_
(un voleur distingué).

Cette facilité de métamorphose qu’ont les agents de police, cette
aisance de manières que prennent des gens qui tout à l’heure encore
nous paraissaient rustres et grossiers, me rappellent une scène fort
bizarre qui se passa sous mes yeux dans un hôtel aux eaux de Cauterêts,
et dans laquelle je fus dupe le mieux du monde d’un de ces messieurs de
la rue de Jérusalem.

«Ce jour-là, je dînais à table d’hôte et j’avais à mes côtés une
charmante voyageuse parisienne. Par manière de passe-temps j’examinai
les convives: un gros papa s’empressait de serrer une serviette autour
du cou de son poupard, tandis que sa femme se perdait dans les replis
osseux d’une carcasse de canard que lui avait passée le jeune homme
qui s’était chargé de découper. Naturellement mes regards se portèrent
sur cet individu. Dans une table d’hôte, le découpeur est un homme
trop important pour qu’il soit négligé; aussi fixai-je sur lui une
minutieuse attention.

«C’était un assez joli garçon, de vingt-cinq ans environ; d’épais
cheveux noirs se frisaient en demi-couronne derrière sa tête; une
petite moustache, une barbe jeune-France, donnaient du charme à sa
physionomie, on se sentait prévenu en sa faveur.

«Je sus le lendemain que notre voyageuse avait visité les eaux, et que,
n’osant s’aventurer seule au milieu de la campagne, elle avait accepté
le bras du jeune dandy.

«Quelque temps ils marchèrent en silence, au milieu des longues avenues
bordées avec coquetterie d’une double rangée d’ormes, et se dirigeaient
vers un village voisin, lorsqu’une calèche, attelée de chevaux de
poste, s’avançant rapidement vers eux, s’arrêta sur un signe du jeune
homme.

--Qu’est-ce donc? fit la charmante voyageuse.

--Une surprise que je vous ménage, répondit en riant celui-ci. Veuillez
monter, la route est fatigante, et ce sera pour moi le plus délicieux
voyage.

--C’est trop de galanterie.

--Pas assez pour une femme aussi aimable, reprit aussitôt son compagnon
en portant à ses lèvres une petite main qui ne s’éloigna pas.

--Allons! s’écria-t-elle en riant aux éclats, je m’abandonne à vous,
à la grâce de Dieu! Monsieur, ajouta-t-elle d’un air affectueux, que
serais-je devenue aux eaux si je ne vous avais rencontré? je serais
morte d’ennui. Vous êtes vraiment mon bon génie.

«Le jeune homme sourit, mais cette fois ne répondit rien.

«La chaise de poste continuait rapidement sa course, et une
conversation fort animée s’établit entre les voyageurs.

--Où allons-nous donc? dit-elle; c’est la grande route que nous
suivons... Postillon!... postillon!...

«Le jeune homme ne répondit point; déjà il ne souriait plus.

--Mais c’est infâme! monsieur, s’écria-t-elle d’une voix pleine de
terreur et d’angoisses; où allons-nous? où me menez-vous?

--A Paris, chère amie.

--Que dites-vous?

--Que, loin d’être votre bon génie, je suis au contraire chargé de vous
conduire, d’abord rue de Jérusalem, à la Préfecture de police, puis à
la Conciergerie.

--Mais c’est une erreur.

--Oh! non, non, je ne me trompe jamais; vous êtes bien Emma Popply, et
du reste, ajouta-t-il, nous sommes d’anciennes connaissances. Voyez, je
suis Rigody.

«Et en achevant ces paroles, le beau jeune homme retira lentement sa
perruque d’un noir de jais qui cachait des cheveux couleur chrysocale,
puis il décrocha sa petite barbe noire, et, mettant d’un air de
satisfaction ses moustaches fausses dans la poche de son gilet, tira
son briquet à pierre et une ignoble pipe de terre, un vrai Waterloo.
Sans sourciller, et tout en fredonnant stoïquement une petite valse à
la Faust, le _scélérat_ battit le fer contre la pierre, en fit jaillir
une étincelle sur l’amadou, et quelques minutes s’étaient à peine
écoulées que, sans respect pour les nerfs olfactifs de sa compagne, il
lâchait de grosses bouffées, comme un musulman près du tuyau de son
tchibouk.

«Cependant la calèche roulait avec rapidité, et la voyageuse se
désespérait. Après avoir tenté les larmes, les menaces, elle en était
venue aux cajoleries, puis elle avait eu recours aux attaques de
nerfs; mais rien ne troublait l’implacable insouciance de l’agent,
qui aspirait tranquillement la fumée du tabac, et la chassait loin de
lui par petites bouffées voluptueuses dans lesquelles il semblait se
complaire.

--Mais, monsieur, dit Emma Popply en éclatant encore avec rage, c’est
infâme de se faire ainsi le mouchard et le geôlier d’une pauvre femme!

--Vous êtes charmante! dit celui-ci en lui baisant ironiquement la main.

--Insolent! Et un soufflet lancé avec dépit fit rougir la figure
jusqu’alors impassible de l’agent de police.

--Ah! vous étiez plus aimable tout à l’heure, dit celui-ci.

--Laissez-moi fuir, reprit-elle après un moment d’hésitation, je vous
promets...

--Achevez.

--Tout ce que vous voudrez.

--Parlez.

--Une partie de mes bijoux, de mon or, de mes billets de banque.

--Non pas; impossible.

--Je consens même à être à vous!...

--Ah! fit celui-ci en l’examinant froidement, vous venez de me proposer
mieux.

--Misérable! s’écria-t-elle.

«Et la route se continua silencieuse comme un tombeau.

«On descendit enfin devant l’hôtel de la rue de Jérusalem; une escouade
de sergents entraîna l’infortunée voyageuse, et de lourdes grilles de
fer se refermèrent derrière elle avec le triste accompagnement des
verrous.

«Quelques mois après j’étais de retour à Paris, j’avais oublié mes deux
voyageurs de Cauterêts, lorsque dernièrement je rencontrai dans un de
nos salons les plus brillants le jeune homme aux moustaches noires.

--Pardieu! dis-je en le saluant, vous allez me donner des nouvelles de
votre bonne fortune?

--Laquelle? demanda-t-il, attendez... oui, je me souviens... une jeune
fille...

--Précisément! vous l’avez enlevée, heureux séducteur?

--Enlevée! répéta-t-il froidement, non, je l’ai conduite à la
Préfecture; et si vous allez consulter les registres de ce jour-là,
vous trouverez, mon cher, écrit en belle et bonne encre: «Emma Popply,
âgée de vingt-deux ans, accusée de vol de diamants et cachemires,
écrouée le 5 juin 1832, à cinq heures du soir.

--Bah! m’écriai-je stupéfait. Mais qui êtes-vous donc?...

Au moment où je posais cette question, un vieillard s’arrêta devant
nous et fixa notre dandy. Celui-ci pâlit, recula, et, au lieu de
répondre, disparut à mes regards étonnés.

--Quel est donc cet homme? m’écriai-je en me retournant vers le nouveau
venu.

--Un agent de police. Je fus jadis sa dupe dans une affaire politique
où il jouait le rôle d’agent provocateur, et, chaque fois que
j’apparais devant lui, le misérable se dérobe à mon mépris. Si vous
rencontrez jamais cet homme, ajouta-t-il d’une voix animée, ne craignez
pas de le démasquer aux yeux de tous, comme je viens de le faire avec
vous.»

  =Armand DURANTIN.=



[Illustration: L’AUTEUR DRAMATIQUE]

[Tête de page]

L’AUTEUR DRAMATIQUE.


JE serais moins embarrassé de vous apprendre quel fut le premier des
auteurs dramatiques connus, le premier en date s’entend, que de vous
dire le nom du dernier éclos dans la couvée que Paris, cette grande
pondeuse de célébrités, tient toujours en réserve sous son aile. Hier,
c’était M. Alfred, qui ne connaît pas l’illustre M. Alfred! ce soir ce
sera probablement M. Félix, ce jeune homme plein d’espérances, vous
savez bien; et demain nous entendrons proclamer le nom de M. Charles,
la gloire future de la scène française. Au train dont nous marchons,
il est bon d’être en avance d’un jour, et comme il faut voir ce qu’on
peint et savoir ce qu’on voit, nous prendrons M. Charles, si ça vous
est égal, pour souder le cercle dans lequel il faut toujours prudemment
se renfermer.

M. Charles doit donc être auteur dramatique, demain, à sept heures du
soir; son vaudeville sera représenté devant un parterre composé en
grande partie de ses créanciers, gens intéressés à l’art, comme on le
pense bien: grand succès! lisez les journaux, trois couplets ont eu
les honneurs du _bis_. Tout a été réglé à la répétition générale. Le
directeur compte sur la pièce, l’auteur compte sur les acteurs, les
créanciers comptent sur la recette, et le public... le public compte
bien n’y plus revenir... Mais le public voit cent fois de suite les
pièces qu’il siffle, le public n’a pas plus de caractère!... je vous en
fais juge: le vaudeville de M. Charles est exactement le vaudeville de
M. Félix, qu’on applaudit en ce moment; lequel vaudeville n’était autre
que le vaudeville de M. Alfred, qu’on avait sifflé; et le vaudeville
sifflé de M. Alfred, était la reproduction exacte du vaudeville
applaudi de M..... Est-ce qu’il y a deux vaudevilles?... Et c’est
heureux vraiment pour M. Charles! aussi quittera-t-il l’étude de son
avoué, où il occupe la troisième place, pour prendre le n° 5978 dans
l’association des auteurs dramatiques, avec le droit de recevoir les
circulaires de convocation à l’assemblée générale et d’invitation au
banquet fraternel où, moyennant dix francs, il aura l’honneur de dire à
M. Scribe, de l’académie française et de l’académie royale de musique,
ou à M. Victor Hugo, à son choix: _mon cher confrère!_--Comment veut-on
que la tête ne tourne pas à tous les jeunes gens qui savent lire,
écrire et compter! des honneurs et des richesses! être affiché dans
tous les carrefours, crier la clôture dans une assemblée! boire du
vin de Champagne à côté de M. Alexandre Dumas, en face de M. Viennet,
sous les regards de M. Casimir Delavigne, non loin de M. Dupaty! il
faudrait n’être pas... comment dirai-je?... il faudrait ne pas être
Français, ne pas vivre dans l’étude d’un avoué, pour résister à la
douce pensée de se savoir auteur dramatique, pour ne pas rêver sur son
grabat un succès semblable à celui du SONNEUR DE SAINT-PAUL: deux cents
représentations, six cent mille francs de recette!--Le banquet annuel
et le souvenir du _Sonneur de Saint-Paul_, voilà de quoi fertiliser le
génie des clercs de la nouvelle basoche et des modernes enfants sans
souci; de quoi répondre à toutes les vanités, de quoi fournir à tous
les rêves, de quoi justifier toutes les intrépidités, de quoi expliquer
toutes ces existences inexplicables: car pour être auteur dramatique,
il suffit de vouloir l’être, et la volonté, c’est la seule foi de notre
époque. D’ailleurs, quand on ne se croit pas à la rigueur la force de
se faire auteur tout à fait, ce qui est un cas excessivement rare, ou
quand, par modestie, on ne veut pas l’être en entier, on le devient
pour une moitié, pour un tiers, pour un quart; mais comme quatre quarts
de pièce font toujours un auteur complet, la postérité n’y perd rien et
la gloire du nombre s’en augmente. On est auteur dramatique pour tant
de choses différentes! pour le titre, pour l’idée, pour le scénario,
pour le dialogue, pour les couplets, pour le choix des airs, pour faire
recevoir la pièce, pour discuter avec la censure, pour surveiller
les répétitions, pour prêter son nom à l’auteur endetté, enfin, pour
quelques écus et quelquefois pour rien du tout.

On devient plus facilement auteur dramatique qu’épicier:--n’est
pas épicier qui veut! Et n’était la crainte d’offenser l’utile
corporation si admirablement réhabilitée par M. de Balzac, auteur
non dramatique,--le peintre en miniature badigeonne mal les
décorations,--je dirais que l’auteur dramatique est l’épicier
littéraire de notre époque. Mais repoussons une comparaison peu
favorable à l’épicier, quelque droguiste qu’il soit. S’il le veut, lui,
il peut être modeste: ses balances lui rappellent sans cesse l’égalité
native des hommes; il n’a pas deux poids et deux mesures; et s’il le
veut, il peut être probe. Demandez donc de la modestie à l’auteur d’un
mélodrame, et de la probité au vaudevilliste! il n’y a pas de plagiat
dans l’épicerie: _gloire et patrie_ à l’épicier!

Cependant nous ne saurions le taire, l’auteur dramatique est boutiquier
manipulateur: il broie son cacao sur un dictionnaire, il distille
son huile de roses dans un encrier, il mesure ses vers à l’aune, il
pèse ses ingrédients d’après la recette classique ou romantique, puis
il coule ses actes dans le moule à chandelles, où tous les auteurs
dramatiques, ses confrères, coulent les leurs, cinq à la livre, plus
ou moins. C’est ainsi qu’on éclaire la France, c’est ainsi que le
suif littéraire lutte avec le gaz de l’industrie, et que notre lustre
national projette ses rayons jusqu’à St-Pétersbourg! L’adepte qui
dans l’étude de son avoué rêvait la gloire littéraire, devient donc,
sans y songer, un misérable canut, un filateur de scènes, un tisseur
de péripéties, un tailleur dramatique, flairant la mode, guettant les
circonstances, interrogeant le caprice d’un public blasé, retournant
les vieux habits pour les vendre comme des neufs, s’ingéniant à mettre
le commencement à la fin, à changer les époques et les noms, à profiter
de l’esprit des autres;... mais cent mauvaises pièces rapportent plus
qu’une bonne: à ce compte on se fait un nom, une fortune, sans se
faire d’ennemis. La baguette de Tarquin ne frappait que les pavots
de qualité: le poëte habile ne doit jamais dépasser le niveau de ses
confrères.

Je sais bien que le public est parfois singulier, qu’il prend mal
certaines choses, qu’il a ses mauvais jours, qu’il rudoie _Caligula_...
mais il caresse _Mademoiselle de Belle-Isle_, et tout se compense.
C’est surtout dans la vie de l’auteur dramatique, que le système de
M. Azaïs reçoit son application la plus étendue: des sifflets, mais
aussi des bravos; les critiques du feuilleton, mais le bulletin du
caissier; l’exigence des acteurs, mais la vie qu’ils donnent à de pâles
et frêles traits de plume. On tombe, soit, mais on trône. D’ailleurs,
n’est-ce rien que d’être l’âme de cet univers de carton dont on fait
mouvoir toutes les machines, que d’être l’ordonnateur de ce pêle-mêle
de palais et de chaumières, que de commander aux orages? L’auteur
dramatique sur les planches d’un théâtre est le _fiat lux_ au sein
du chaos, c’est le ciel et l’enfer, l’objet des bénédictions et des
imprécations d’un monde de coquettes et de pères-nobles, de rois et
de niais, de figurantes et de figurants. Aussi, voyez-le, providence,
espoir ou terreur, arriver les mains dans ses poches, et le manuscrit
sous le bras, le jour d’une distribution de rôles. Il lit, on écoute;
les vanités sont en ébullition, personne n’est content de son lot,
tous envient celui des autres: l’ingénue veut un peu plus de candeur;
l’amoureux demande une autre déclaration; Araminthe exige une grande
tirade. Mais tout s’apaise aux promesses d’un nouvel ouvrage. Avant la
lecture d’une pièce, l’auteur est une puissance, on le courtise, il
fait ses conditions, il obtient ce qu’il veut; les rigueurs expirent,
les intimités commencent, les haines s’oublient; l’actrice, l’acteur
et l’auteur se confondent dans une même espérance, jusqu’au jour du
désenchantement, jusqu’à cette première représentation où la vérité se
fait entendre de part et d’autre, après le jugement du public.--«Mon
rôle est mauvais.--Dites que vous le jouez en dépit du bon sens.» Les
récriminations durent vingt-quatre heures; et la prochaine nouveauté
change tout sans rien changer.

Je voudrais bien vous peindre l’auteur dramatique dans un entr’acte
de la première représentation de l’un de ses ouvrages: l’anxiété ou
la satisfaction avec laquelle il regarde le public par le trou du
rideau, prouvent moins pour la pièce qu’elles n’indiquent le trait
caractéristique du patient.--Il y a l’auteur dramatique qui doute de
tout, et celui qui ne doute de rien.--Le premier haletant, suant à
grosses gouttes, le col tendu, n’entend que des murmures d’improbation;
la moindre toux l’effraie: son cœur suspend ses battements, il sourit,
il pleure... Tantôt c’est le public qu’il accuse de ne pas écouter;
tantôt c’est l’acteur qui va trop vite ou trop lentement; tantôt ce
sont les machinistes qui se font attendre: ses jambes fléchissent
sous lui, et il ne peut rester en place. Il marche, il s’arrête; les
exclamations qui sortent involontairement de sa poitrine trahissent
ses tourments.--«Eh! ce n’est pas cela, malheureuse!--Arrête-toi
donc, bourreau!--Ris donc, butor!--Baisse donc les yeux, coquine!»
Siffle-t-on:--«J’étais sûr qu’on les travaillerait à ce passage, ils
ne l’ont jamais compris.» Applaudit-on:--«Ah! on se décide, c’est bien
heureux, vraiment!» Mais à côté de lui, une actrice jalouse donne à
ces applaudissements un motif étranger à la pièce: «Il paraît que nous
avons nos amis dans la salle.» Puis il lui faut subir les reproches
ou les félicitations du directeur et _tutti quanti_; puis enfin il se
retire seul, harassé de son succès ou de sa chute, interprétant pour ou
contre lui tous les mots que le hasard lui apporte sur son passage; et,
en attendant les feuilletons qu’il se promet de ne pas lire, et qu’il
lira tous, il va expier sa gloire ou préparer sa vengeance sur son lit
de Procuste. C’est là qu’il trouvera, trop tard, les situations fortes,
les scènes intéressantes, les mots piquants qui auraient pu faire une
bonne pièce de l’œuvre représentée.

Quant à l’autre, au second auteur, à l’imperturbable, on le rencontre
partout, dans la salle, au fond d’une loge, à l’entrée d’une galerie;
il se promène dans les couloirs, il traverse furtivement le foyer, il
est content du public, il exalte les acteurs, il encourage tout le
monde; à son oreille tous les murmures sont flatteurs; il n’aperçoit
que des marques de joie. On rit à l’endroit le plus pathétique:--«Bon!
on le prend en gaieté, ça m’est égal.» On s’indigne:--«Bien! la
situation fait son effet.» On siffle à outrance:--«C’est un pari!
C’est un tour de Fanny! C’est l’administration pour ne pas me payer ma
prime!» On redouble, on fait baisser le rideau:--«La pièce ira cent
fois, je leur prouverai que j’ai plus de talent qu’eux.» Et après avoir
été promener son intrépidité sur le théâtre où il rassure chacun, où
on lui demande des changements, des coupures:--«Non, rien, dit-il, je
n’ôterai pas un mot. C’est un coup monté, je le savais... La pièce a
très-bien marché.» Puis il va rejoindre ses amis les feuilletonnistes
qui l’attendent à table où l’on sable les droits d’auteur. Léontine
l’agaçante et la mélancolique Adèle, viennent réconforter un
amour-propre qui ne s’est pas un instant démenti; _les belles petites
qui ont joué comme des anges_ sollicitent _leur amour d’auteur_ pour
de nouveaux rôles: le pacte est conclu, signé, scellé. C’est une
jubilation diabolique, un concert d’éloges étourdissant et réciproque.
On le voit donc, il ne s’agit que de savoir bien prendre les choses.

L’honneur d’être l’idole des actrices, l’objet de la contemplation
extatique des claqueurs et l’espoir des marchands de billets est
immense sans doute; mais d’autres immunités plus réelles attendent
l’auteur dramatique dans la vie sociale: il ne paie pas plus de patente
qu’un pair de France, car il offre à l’état toutes les garanties
morales d’un homme bien pensant. Aussi reçoit-il la croix d’honneur,
à titre d’encouragement. Tous les auteurs dramatiques méritent la
croix d’honneur. C’est le prix de sagesse, c’est le prix de bonne
conduite, comme le fauteuil académique est le prix d’orthographe ou le
prix d’amplification. Un auteur dramatique, marqué d’un ruban rouge,
membre de l’Académie, doit prétendre à tout, doit aller à la chambre
haute,--lisez la loi,--et à la chambre des députés, aussi facilement
qu’il a le droit d’entrée gratuite dans les vingt-six théâtres de
Paris. Je dis _aller_ pour _devenir membre_. Corbleu! croit-on qu’il se
borne à rester spectateur de la moindre comédie quelconque? il mange au
râtelier du budget le foin des subventions théâtrales, quelquefois même
l’avoine des fonds secrets. Le vaisseau de l’état a des rameurs de tous
les rangs; la chiourme est composée de gens habiles; ne craignez rien
pour eux: _la Méduse_ chavire, mais l’auteur dramatique, s’il n’est pas
placé sur le radeau, surnage comme ces bouteilles vides et bouchées que
les marins jettent à la mer pour laisser une trace de leur passage.
Le vaudeville bouton de rose qui fit les délices du consulat n’est-il
pas toujours à flot dans le calme plat de l’académie? il donne des
prix de vertu, lui qui fut si digne de les recevoir! Le titre d’auteur
dramatique est d’ailleurs un brevet de longévité; on se survit toujours
quand on le porte; il préserve de tous les miasmes méphitiques qui
causent tant de ravages dans la population des grandes cités; il a les
propriétés du vétiver et du chlore: pas un auteur dramatique n’est mort
du choléra! car Moreau, feu Moreau, cet auteur de tant de vaudevilles
oubliés, il n’est tombé victime du fléau que comme conseiller d’état;
oui, feu Moreau, que la révolution de 1830 avait arraché aux flonflons,
mort, à la fleur de son âge, conseiller d’état, vivrait encore s’il
eût résisté aux embûches du pouvoir. Eût-il été dévoré des hannetons,
jusqu’à sa croix d’honneur, dans sa tournée administrative, le grand,
l’aimable, l’enjoué Romieu, s’il fût resté auteur de son unique
vaudeville? mais les insectes des départements sont très-friands de
la chair des préfets, et je tremble pour M. Mazères! A propos de
départements, l’auteur dramatique veut-il aller promener sa gloire,
lui faire changer d’air, ça ne peut pas nuire; voyez le commissaire de
police sourire bénévolement à cette réponse: auteur dramatique.--Il
s’agit d’un passe-port.--La profession d’homme de lettres lui eût
valu quelques rebutades, quelques signes invisibles de suspicion pour
le faire arrêter au prochain village. L’homme de lettres est sujet
à caution; mais la censure est la protectrice naturelle de l’auteur
dramatique; grâce à elle n’est-il pas l’écrivain le plus politiquement
orthodoxe de tous les écrivains, l’amuseur le plus croustilleux de
tous les amuseurs publics? Mais le pauvre homme ne s’appartient plus,
il fait partie du domaine public: on vend son portrait, son buste, sa
charge, il est à la foule, aux journalistes; il n’a plus de refuge, et
quand il passe, il se trouve quelque badaud tout vain de le connaître,
qui le signale à l’admiration publique. Mon Dieu! que j’étais heureux
et fier le jour où M. Paul Foucher, me prenant pour un autre, daigna
me dire: _Avez-vous vu mon beau-frère?_ et ce beau-frère, savez-vous
quel il est? ce beau-frère, c’est Victor Hugo, l’_ex-enfant sublime_,
l’auteur de _Ruy-Blas_! rien que cela! Moi qui vous parle et qui n’ai
pas l’honneur d’être membre de l’association des auteurs dramatiques,
j’ai parlé à M. Paul Foucher, le bel-oncle de tant de chefs-d’œuvre! Je
pourrais même vous le montrer au besoin. Je pourrais vous nommer les
auteurs-acteurs, les auteurs-directeurs, qui se lisent leurs pièces à
eux-mêmes, _qui se les reçoivent, qui se les jouent_. Je pourrais aussi
vous dire de quelle jambe boitent nos académiciens. Je pourrais encore
vous peindre emblématiquement MM. Théaulon, Mélesville, Guilbert de
Pixérécourt, Ancelot, de Planard, d’Epagny et Bayard, chevalier sans
peur. Mais il ne faut pas dire tout en un jour.

L’auteur dramatique du boulevard du Temple est toujours un grand
gaillard, bien nourri, bien rubicond, qui porte son chapeau sur
l’oreille, qui boit de la bière à la porte d’un café, près du théâtre,
en fumant son cigare. On dit même qu’il fume deux cigares à la fois
le soir de ses premières représentations. C’est le plus intrépide
admirateur de lui-même qui soit sous le dôme d’un théâtre; il ne voit
jouer que ses pièces, il ne comprend qu’elles, il en parle ingénument:
_elles ne sont pas mal venues_. Quant à son collaborateur, il n’y a
jamais rien fait. Cet auteur-là est ce qu’on appelle au théâtre le
charpentier. Il dédaigne d’écrire, mais il corrige; il a son français
particulier, son style à part; il fait toujours relier la collection
de ses drames pour l’ornement de sa bibliothèque et pour l’instruction
de ses enfants. C’est le type sauvage de l’auteur dramatique, c’est le
dramaturge à l’état d’anthropophage, il digère la viande crue, il avale
des cailloux, enfin il croit à lui-même avec l’aplomb d’un maître en
fait d’armes et la simplicité d’un enfant.

Auprès de lui, c’est un être bien débile que l’auteur dramatique de
la rue de Richelieu, _le fils des dieux, le successeur d’Alcide_,
continuateur de Corneille et de Molière, bonhomme à la voix flûtée,
frêle colosse qui parle bas pour qu’on l’écoute. A l’entendre, il ne
prétend à rien, il veut tout ce que l’on veut, il ne gêne personne,
pourvu que son nom soit sur l’affiche. Ses sollicitations sont des
ordres, et ses amis sont si puissants, qu’on tremble à ses moindres
soupirs. Ses ouvrages sont d’ordinaire appris, répétés, mis en scène
avant que l’administration ne se doute du titre; quel que soit leur
mérite, ils doivent, quand même, faire des recettes forcées, sous peine
de perdre de hautes faveurs, qui sait? peut-être la subvention. C’est
le type civilisé de l’auteur dramatique: celui-là, il loue tout le
monde pour qu’on loue les loges, et le _primo mihi_ rime dans ses vers
avec dévouement, avec bien général, avec charité, avec sens commun et
même avec popularité.

J’ai dit qu’on était auteur dramatique pour peu qu’on voulût le
devenir; il y a cependant des gens qui ne peuvent jamais parvenir à
l’être. L’exception, on le sait, prouve la règle, et comme l’intention
est réputée pour le fait, accordons-leur le titre honoraire, s’il ne
dépend pas de nous de leur donner les profits. D’ailleurs ces gens-là
tiennent peu à l’argent: ce sont des imbéciles qui gâteraient bien
vite le métier si on les laissait faire! Et d’abord ne veulent-ils pas
que leurs drames aient un but; ne tendent-ils pas à impressionner les
masses dans une direction sociale; n’ont-ils pas égard à la vérité
historique, à la vérité des caractères, à la vérité d’observation!
avec eux pas d’invraisemblance, pas de ces coups de théâtre imprévus
qui vous tiennent constamment les yeux ouverts, pas de ces péripéties
laborieusement amenées; leur art est un art froid, raisonnable,
fatigant, qui blesse les spectateurs dans les replis les plus cachés
du cœur. Et que deviendrait le théâtre, bon Dieu! si l’on y faisait la
guerre aux vices! Aussi l’auteur dramatique _non représenté_ est-il
éconduit partout où le pousse sa mauvaise étoile; son signalement est
donné, il n’y a pas pour lui de pseudonymes possibles; tout le trahit,
il n’écrit pas _la scène se passe à tel endroit_ comme les autres; sa
conscience se manifeste si minutieusement par l’orthographe, par la
ponctuation, par la simplicité et le naturel des moyens d’exposition du
sujet, et de développement, et de dénoûment, qu’il est toujours facile
à reconnaître et à renvoyer.

«Monsieur, lui répondent tous les directeurs, l’ouvrage que vous avez
bien voulu nous communiquer révèle une profonde connaissance des
hommes, le sujet est neuf et intéressant, le dialogue facile et vrai,
les caractères sont bien tracés et naturels; on y distingue un esprit
d’observation devenu bien rare: malheureusement il ne convient pas
à notre théâtre de représenter une œuvre si remarquable, etc.» Cet
homme-là ne peut jamais arriver jusqu’au public, il meurt inconnu, avec
le chagrin d’emporter ses idées, son originalité, sa forme, son génie
en un mot. C’est le type artistique du dramaturge; il sert à justifier
cette vérité devenue banale, que pour être auteur dramatique il faut
surtout, et avant toute chose, ne pas avoir de génie.

Il y a encore une autre exception à la règle générale, une autre
espèce d’homme qui veut à toute force se faire auteur dramatique sans
pouvoir l’être jamais, même au théâtre Castellane; c’est l’auteur qui
a eu le génie de naître tout grand et tout riche, l’auteur titré,
l’auteur qui donne à dîner, le véritable amphitryon: sa pièce a cinq
actes, les vers ont le nombre de syllabes voulu, il consent à payer
tous les frais, à faire exécuter les décorations et les costumes, à
louer la salle entière; il comble de cadeaux la principale actrice, il
offre sa bourse au grand comédien, il prodigue l’or et les caresses
aux figurants, même au pompier: les journaux ont eu leur part dans
ses largesses, cent mille francs jetés ainsi garantissent le mérite
littéraire de l’auteur dramatique. Eh bien, la magnifique tragédie est
sifflée impitoyablement, les acteurs ne veulent plus y reparaître,
les feuilletons s’en amusent, les amis s’en moquent, et le public à
son tour, le public payant ne peut être admis à rire aussi, lui, du
passe-temps aristocratique du grand seigneur. Il faut en convenir, le
public payant n’est pas heureux.

Il y a encore l’auteur dramatique en jupons, la femme-homme de
lettres, type diaphane derrière lequel on aperçoit la figure étonnée
du bourgeois de Molière. Mais l’auteur dramatique modèle, le grand
auteur dramatique, celui qui résume en lui tous les auteurs dramatiques
passés, présents et futurs, l’auteur multiple, c’est la table de
Pythagore incarnée. Il pourrait dire à la rigueur ce que chaque trait
de plume lui rapporte bon an, mal an. Il vend en gros et en détail;
il fait généralement tout ce qui concerne son métier: des couplets,
des drames, des comédies et des vaudevilles dans tous les genres,
pour tous les goûts, à tous les prix. C’est le fournisseur breveté de
toutes les entreprises; il a le monopole des théâtres royaux; ce qui
sort de sa boutique porte son cachet; la province et l’étranger vivent
de ses produits; enfin il est plus riche que ne le furent Voltaire et
Beaumarchais à eux deux, tout millionnaires qu’ils fussent: maisons
de ville, maisons de plaisance, châteaux crénelés, prairies, vignes,
labourages, hautes futaies, il a trouvé tout cela sur du papier blanc
avec de l’encre de la petite vertu, bien et dûment, sans prendre
dans la poche ni dans le secrétaire de personne, au contraire, mais
en pillant tout le monde, en chassant tous ses concurrents ou pour
mieux dire en les faisant tous concourir à sa fortune princière. Qui
voudrait ne pas lui ressembler! entendons-nous cependant, il a le
front bas et fuyant, les oreilles longues et écartées, les sourcils
épais, le teint rouge, un habit cannelle et la démarche pataude...
mais l’esprit est léger, fin, délicat et gracieux comme les chiffres
arabes: avec lui deux et deux font vingt-deux, parce qu’il sait placer
convenablement les choses. C’est l’agent de change le plus ingénieux!
c’est l’alchimiste le plus sûr de son fait! _dans ses heureuses mains
le cuivre devient or_, et comme l’_or est une chimère_, il le transmute
en propriétés foncières, pour confirmer cette grande vérité génésiaque
de notre origine, si trivialement exprimée par le proverbe: _ce qui
vient de la flûte retourne au tambour_. Voilà la science hermétique de
notre époque, et c’est ainsi qu’on n’invente pas la poudre.

Cependant ne croyez pas qu’il soit heureux sous le soleil de son
illustration, sur la litière de ses lauriers, l’auteur dramatique
universel. Sa vie est un bagne, il est condamné aux travaux forcés
à perpétuité; le fer rouge de la renommée l’a marqué au cœur. Quand
nous sommes mollement bercés dans nos travers aux sons de son
galoubet, il veille lui pour nos plaisirs; les vers que nous chantons
si gaiement, il les a comptés sur ses doigts; et le trait final du
couplet, cette fleur de l’inspiration, elle lui a demandé sept branches
parasites, sans lesquelles il n’y aurait pas eu de bouquet. Il n’a ni
jours ni nuits. Il va du travail de l’enfantement au travail de la
représentation: il faut lire aux acteurs, il faut faire répéter, et
comment être à la même heure en vingt théâtres différents? ces vingt
jeunes femmes que la foule idolâtre, envie, elles sont toutes à lui,
mais a-t-il le temps d’être à aucune d’elles? Quand une affaire se
termine là, une autre ici commence. C’est Tantale au milieu des eaux,
Prométhée sur son rocher, Ixion sur sa roue. A l’Académie il se doit à
lui-même de ne pas dormir, d’avoir l’air d’écouter, d’avoir l’air de
penser. Sa réputation le suit partout, le tient sur le qui vive. Il
ne cause pas, il ne saurait dépenser inutilement un trait d’esprit,
mais il écoute et il retient. D’ailleurs, c’est à qui lui donnera
une idée, un avis, un bon mot; on est pour lui d’une indulgence qui
tient de l’abus; la présomption favorable va jusqu’à lui supposer des
intentions qu’il n’a jamais eues, jusqu’à transformer ses pléonasmes
en beautés; a-t-il écrit par hasard: _certains indices m’indiquaient_,
tout le monde se récrie: _comme c’est bien!_ il n’y a que lui en effet
pour trouver de ces finesses-là. Son cerveau est un ana méthodique,
un casier alphabétique, et sa plume puise à différents encriers le
sentiment, la joie, la douleur, en phrases toutes faites; il a son
magasin de péripéties et de dénoûments, son tiroir aux moyens: toute
chose lui sert pourvu qu’elle ne soit ni neuve, ni morale, ni hardie:
il faut plaire et ne rien hasarder. De tout temps les idées nouvelles
ont compromis les réputations: notre grand auteur dramatique ne veut
pas boire la ciguë. Boire! hélas, il n’a plus d’estomac! Mais c’est
son hospitalité qui surtout décèle une noble existence de dévouement
et d’abnégation: chez lui, en ville, à la campagne, chacun travaille
comme lui. Il a ses éplucheuses et ses dégrossisseurs. Au son de la
cloche tout le monde s’éveille et se met à l’œuvre: au déjeuner on rend
compte de la besogne, puis on y retourne. Il n’y a pas de ruche plus
industriellement combinée, toutes les abeilles distillent; les romans
nouveaux y sont pressurés, on en extrait le suc, et c’est ainsi que se
prépare ce régal de miel et de lait qui, chaque soir, comme une manne
abondante tombe en légers flocons sur un peuple affamé, pour la grande
gloire de la France et pour maintenir son poids dans la balance des
nations.

  =Hippolyte AUGER.=



[Illustration: LA VIEILLE FILLE.]

[Tête de page]

LA VIEILLE FILLE.

  La continence et la pureté ont leur usage, même pour la
  population; il est toujours beau de se commander à soi-même, et
  l’état de virginité est par ces raisons très-digne d’estime;
  mais il ne s’ensuit pas qu’il soit beau, ni bon, ni louable, de
  persévérer toute sa vie dans cet état, en offensant la nature et
  en trompant sa destination. L’on a plus de respect pour une jeune
  vierge nubile que pour une jeune femme; mais on en a plus pour
  une mère de famille que pour une vieille fille, et cela me paraît
  très-sensé.

    J.-J. ROUSSEAU.


SI nous avions mission de faire une histoire complète de la vieille
fille, dans tous les temps et chez tous les peuples; si nous devions la
prendre à son premier berceau, la suivre dans tous ses développements,
sous toutes ses formes, il nous faudrait, le flambeau de l’analyse
philosophique à la main, remonter la route obscure du passé jusqu’à
l’origine des antiques civilisations, secouer la poussière amoncelée
sur leurs débris, évoquer leur esprit, ranimer l’Inde, l’Égypte, la
Grèce et Rome, et redescendre par le christianisme à travers toutes
les misères du moyen âge. Un tel travail nous entraînerait sur un
terrain immense, il toucherait à toutes les hautes questions sociales,
politiques et religieuses. Il nécessiterait une analyse rationnelle de
la nature humaine; il ajouterait à la longue litanie des douleurs de
l’humanité.

Mais notre tâche se borne à la peinture de la vieille fille actuelle,
française et parisienne surtout, car Paris, cet assemblage de tous les
contraires, ce temple du goût et de la grâce, cet enfer et ce paradis
des femmes, ce minotaure qui chaque jour dévore des milliers de jeunes
et généreuses existences, voit naître rapidement un grand nombre de
vieilles filles. Autrefois les murs des cloîtres les cachaient presque
entièrement; aujourd’hui elles se montrent partout. Autrefois l’orgueil
du blason et la cupidité titrée se développaient prodigieusement
dans la première classe de la société; aujourd’hui un autre orgueil,
une autre cupidité, donnent aux classes moyennes l’honneur de les
multiplier le plus. Autrefois c’était le défaut absolu de culture
intellectuelle, aujourd’hui c’est une instruction, des talents en
désaccord avec certaines nécessités sociales qui condamnent les femmes
au célibat. La vieille fille encombre les institutions, emplit de son
nom les Petites-Affiches aux articles gouvernantes, demoiselles de
compagnie, leçons de langues, de musique, de peinture, etc., etc. On la
voit dans nos athénées, nos cours publics et particuliers, cherchant
sans doute à se tresser, avec quelques fleurs cueillies dans le champ
de la science ou de l’art, une guirlande qui la console de celle que
l’hymen n’a pu poser sur son front virginal.

La plus féconde des diverses causes auxquelles on doit attribuer sa
multiplication actuelle, est incontestablement l’adoration croissante
du veau d’or, unique dispensateur des délices d’un luxe arrivé à
l’état de nécessité presque universelle. Tout pour l’argent et par
l’argent; sans lui, rien. Base de l’échafaudage de notre système
politique et sa première loi morale, il est naturellement aussi la
première, la plus puissante passion d’une époque où la soif du pouvoir
est devenue une sorte d’épidémie générale. Vouloir que les hommes,
enfoncés dans le gouffre d’une sordide industrie, ne se transforment
plus en marchandise, qu’ils cessent de se tarifer en sens inverse de
leur réelle valeur et renoncent à ne faire du lien conjugal qu’un
vil trafic, c’est leur demander l’impossible. D’ailleurs, il faut le
reconnaître, le grand nombre a besoin du pavois de la fortune pour être
remarqué, d’une forte dot pour venir en aide à sa boiteuse ambition!
le plus maltraité par la nature se croit sans prix, s’il a publié
quelque mauvais livre, ou s’il a un diplôme d’avocat. Citez une jeune
personne charmante, dites: «Elle unit les qualités de l’âme à celles
de l’esprit,» et l’on vous interrompra en s’écriant: «Au fait, combien
vaut-elle? sont-ce des écus comptants?»

Donc peu ou point de mariage possible pour la Parisienne pauvre.
Quelque honorable que puisse être ou le nom qu’elle porte, ou le sang
dont elle est sortie, elle n’en devra pas moins, paria de la fortune,
vivre le plus souvent triste et solitaire en ce bas monde, si elle ne
veut voir ses ailes d’ange exposées aux souillures de la corruption.
Non, presque jamais pour elle de couronne nuptiale, de chastes et
légitimes amours! Paris ne lui jettera que les fleurs de la séduction,
il ne lui prodiguera que de trompeurs hommages et de mortelles
caresses, véritables étreintes de vautour.

Le développement de la vieille fille peut se scinder en trois époques
distinctes: la dernière commence à quarante-cinq ans, la seconde à
trente-cinq, et la première à vingt-cinq; car, hâtif dans toutes ses
créations, Paris n’attend pas le déclin des roses de la beauté, la
chute de leurs dernières pétales, préludes et signes d’une cruelle
transformation, pour appliquer à une femme l’épithète de _vieille
fille_. Est-il une qualification plus désespérante par le ridicule
qu’elle imprime, les froissantes préventions qu’elle inspire et
l’étendue du sens que le monde y attache? Dans son langage, vieille
fille signifie toujours tout ce qu’il y a de plus ennuyeux, de plus
aigre, de plus triste, des ruines... Aussi n’est-il guère d’hommes en
quête de l’ambroisie matrimoniale, à moins que l’or irrésistible ne se
trouve là pour les attirer, qui ne fuient à ce mot de vieille fille,
comme si un plomb meurtrier menaçait de les atteindre; et n’est-il
pas non plus beaucoup de mères qui ne souffrent toutes les douleurs
à l’approche des vingt-cinq ans de leur fille, et n’imaginent mille
innocents stratagèmes pour en cacher le plus longtemps possible la
fatale connaissance au monde.

C’est à sa seconde époque que la vieille fille doit être observée. Plus
tôt, le temps a manqué à la double action du célibat et du monde pour
mûrir ce fruit social, lui donner toute l’âcre saveur que sa nature lui
permet d’acquérir. Plus tard, beaucoup d’oppositions de couleurs se
sont affaiblies et fondues sous un glacis général, ordinairement terne,
froid, gris; beaucoup de différences se sont effacées: la vieille
fille, en quelque sorte, est arrivée à l’état d’une médaille dont
le frottement des siècles aurait usé les principaux traits. Souvent
alors la pétrification du cœur s’est tellement complétée, qu’il est
difficile de reconnaître la malheureuse créature qui ne s’usa que par
le sentiment, d’avec celle qui n’aima jamais rien, ou ne but qu’à la
coupe du plaisir.

A la troisième époque, la vieille fille considérée dans sa généralité,
se ressemble partout. Deux ou trois coups de crayon et quelques teintes
suffisent pour la reproduire à peu près complète.

A Vienne comme à Londres, à Paris comme en province, ce sont les mêmes
ridicules et les mêmes défauts. Chez la majorité des vieilles filles
de cinquante ans, mêmes prétentions plus grotesques les unes que les
autres, mêmes minauderies sentimentales, mêmes poses de beauté de
seize ans, même maintien de précieuse au regard louche, mêmes façons
d’intolérante bigote, cachant sous un air hébété, ou de chat qui fait
patte de velours, l’humeur la plus méchante, une passion aussi forte
pour le sensualisme de la médisance que pour celui de la bonne chère.
Ses bichons et ses perroquets ont ordinairement seuls la puissance de
raviver une sensibilité qui paraît complétement éteinte. Acceptée comme
un fléau, reçue comme une caricature, supportée comme une pénitence,
elle provoque l’effroi, excite le rire, détermine l’ennui, et, dans sa
forme de bigote surtout, se montre en toute circonstance une des plus
favorites incarnations de l’égoïsme.

Variant selon son tempérament, son caractère, son éducation et les
diverses causes de son célibat, la vieille fille offre à ses deux
premières époques les plus grandes oppositions. Vue d’une certaine
façon, on la proclamera un des symboles du progrès; prise d’un autre
côté, elle apparaîtra comme un des fantômes du passé. Sur tel terrain,
elle formera une corporation stupide; sur tel autre, une phalange
intelligente. Dans le coloris de certains portraits on retrouvera
quelques nuances rappelant cette célèbre _hétaïre_ dont Aspasie en
Grèce et Ninon chez nous furent les plus parfaits modèles. Au bas
d’une esquisse représentant la vieille fille vouée au célibat, au
travail et aux privations de toutes sortes pour soutenir une famille
ruinée, une mère infirme, on écrira le cœur plein d’admiration
«Nouvelle Antigone». Sur d’autres tableaux, reproduisant les
tourments de son âme, retraçant ses traits prématurément flétris,
disant le découragement de toute sa personne, se lira le poëme entier
des douleurs de l’amour. Un teint bruni, une lèvre surmontée d’un
duvet aussi noir que l’œil, des mouvements heurtés, l’humeur la
plus orageuse, révéleront souvent la martyre d’une organisation que
l’hygiène du célibat conduira à la catalepsie ou à la démence. Ici sa
devise sera le plaisir, là l’étude. On la trouvera tantôt pyrrhonienne,
tantôt crédule, matérialiste, spiritualiste, coquette, sentimentale;
souvent à la fois l’une et l’autre, et, par exception, sans feu au
cœur, sans électricité dans la tête, être anormal, nature fossile,
elle échappera à toute classification. Dévote, elle se différenciera
sur chacune des rives de la Seine, et sera beaucoup plus craintive au
Marais qu’au faubourg Saint-Germain. Dans le quartier aristocratique,
elle s’appuie sur ses titres héraldiques, titres quasi divins; c’est
une alliée naturelle de l’Église, qui lui doit à perpétuité ses
indulgences plénières et les honneurs célestes. La vieille fille,
à sa dernière heure, peut répéter avec le même ton d’autorité, la
recommandation que faisait en mourant une des filles de Louis XIV, la
princesse Louise, religieuse au Temple:

«Vite, vite, qu’on me mène en paradis au grand galop.»

Sous d’autres aspects, elle n’apparaît pas non plus la même à la
Chaussée-d’Antin qu’au faubourg Saint-Germain. Pauvre fille de la
noblesse, elle est bien moins froissée dans son amour-propre de
femme, bien moins triste à voir que pauvre fille de la finance, de
ce monde de patentés millionnaires, à l’âme de granit, au cœur de
métal, qui n’ont de regards que pour la fortune, et donnent à son
célibat tous les caractères d’un ostracisme aussi humiliant que cruel.
Grande demoiselle, elle est moins sombre, ou moins abattue: au-dessus
du dédain par son beau nom, elle le défie, ou le rend avec usure.
L’Allemagne est toujours prête à lui envoyer un brevet de pureté, à
la décorer d’une croix de chanoinesse: hochet dont tout le monde peut
rire, mais qui parmi les siens lui donne avec l’indépendance d’allures
d’une femme veuve le titre flatteur de _madame_. Loin de la faire
repousser, sa pauvreté ajoute souvent au contraire à la considération
dont l’entoure sa caste. Pour être proclamée admirable, elle n’a
qu’à se poser en martyre de ses parchemins. Toujours alors, ce qui
parfois est vrai, quelque riche parvenu aura osé prétendre à sa main!
aura osé espérer greffer la plus roturière postérité sur un arbre
généalogique dont les racines s’enlacent et se perdent dans le berceau
de la monarchie légitime. En redisant avec quelle indignation elle le
repoussa, non-seulement elle se console et caresse même son orgueil
féminin, mais elle s’assure, au besoin, toutes les immunités de son
noble faubourg, trop au-dessus du vulgaire, trop rempli encore de ses
traditions de Versailles, pour avoir jamais, dans aucun cas, le mauvais
goût de lui demander plus qu’une vertu de surface.

Laissons aux amateurs du _jadis_, qui, comme certains damnés de
l’enfer du Dante, ont le visage éternellement tourné à contre-sens, le
privilége exclusif d’admirer la vieille fille de l’espèce séculaire.
Paris ne la produit plus qu’en vertu de l’universelle loi, qui demande
toujours au temps présent un peu de celui qui le précéda, au fils un
peu du père, pour empêcher qu’il y ait jamais nulle part solution
de continuité. Œuvre d’une éducation complétement fausse, absurde,
atrophiante, cette nature de vieille fille, espèce de végétation
blafarde, ressemble à ces mousses poussées loin des rayons du soleil,
entre les fentes d’un sépulcre, au milieu d’un amas de ruines, et
sentant le moisi d’une lieue; elle s’épanouit encore dans la plus
grande partie des départements, mais elle ne se voit plus guère
dans notre capitale, qu’aux environs de la place Royale, parmi les
rares familles de bonne bourgeoisie, ou de petite noblesse, restées
religieusement attachées à leurs traditionnelles façons d’être et de
penser d’avant mil sept cent quatre-vingt-dix.

Entraînée dans la chute d’un édifice social vermoulu, hors de mesure
avec le présent, l’Église croule de toutes parts sous les coups
redoublés du tonnerre des révolutions prédestinées à accélérer sa
chute: qui la soutient encore, qui en est à juste titre l’espoir et la
consolation? C’est la vieille fille, façonnée plutôt pour la vie du
cloître que pour celle du monde, à peu près unique et dernier jet des
antiques croyances de ses pères.

Les mille manies dont cette vieille fille fut toujours riche,
suppléèrent, dès son plus bas âge, avec tant d’avantage aux ravages du
temps, aux stigmates de la goutte, de la paralysie, qu’elle parut aussi
respectable à vingt ans qu’elle le sera à soixante.

Esclave née de certaines lois gothiques, ressuscitées pour elle
seule, elle ne pourrait songer à les enfreindre sans compromettre à
l’instant sa réputation. Ses sentiments, ses pensées, ses paroles, ses
actions, ses gestes, sa pose, son costume sont, depuis sa naissance
jusqu’à sa mort, invariablement réglés et stéréotypés à l’avance.
Elle doit interdire à sa scrupuleuse virginité, telle coupe de robe,
telle étoffe, tel pompon. Comme un enfant à la lisière, elle n’entrera
dans un salon que suspendue aux côtés de ses parents. Mise en modeste
première communiante, elle semble oser à peine lever les yeux, ne parle
qu’en Agnès et n’agit qu’en automate. Plus délicate que la sensitive,
elle se replie sur elle-même, au moindre mot, avant qu’on l’approche.
Mélange de superstitions de toute nature, elle a peur du vendredi et du
diable, craint les revenants, consulte les cartes, et regarde Voltaire
et Rousseau, dont elle ne lut jamais une ligne, comme la _désolation
de l’abomination_. En rapport avec son esprit resté en friche, ses
talents brillent des délicatesses qui la caractérisent. Nul profane ne
la verra se mettre au piano, et ne l’entendra jouer sans redire avec
plus d’effroi que jamais le mot de Fontenelle: «Sonate, que veux-tu de
moi!!» Ses intonations dans la romance, son triomphe! où elle distille
le mieux tout l’opium de sa voix, suffiraient, si l’on ne connaissait
les incohérences, les bizarreries et les infinies contradictions
de notre double nature, pour faire juger qu’elle fut, est, et sera
toujours la plus blanche des colombes, comme l’appelle son vénérable
directeur.

L’histoire de son péché, quand péché il y eut, et que le secret en
échappe on ne sait comment, se raconte en deux mots: ce fut une
surprise du démon, surprise dans laquelle l’âme loin de faillir,
demeura toujours complétement pure du sentiment qui, vingt ans après
son malheur, derrière les murs du Paraclet et sous le cilice, régnait
encore en maître sur le cœur d’Héloïse prosternée aux pieds des autels.

Sujet plaisant ou triste selon que l’observation est frivole ou
sérieuse, cette espèce de vieille fille est étrangère à tout ce que
l’univers matériel et immatériel, le monde de la pensée et celui du
sentiment offrent de véritablement noble et sublime; elle prouve la
déplorable puissance de certains principes, et montre à quel point ils
peuvent enrayer l’intelligence et dessécher l’âme.

Il n’y a pas deux mois, qu’une de ces saintes créatures, l’orgueil
du Marais, la plus infatigable fondatrice de chapelles, la meilleure
pratique de la loueuse de chaises et la plus vigilante conservatrice
des fines aubes de monsieur le curé, la plus assidue néophyte des
retraites et des stations, en fournissait un nouvel exemple. Saisie
tout à coup de la crainte de manquer son salut, elle s’enfuyait
mystérieusement de la maison paternelle, ne laissant pour adieu que ce
billet au vieux père dont elle était l’unique enfant, la seule joie, et
qui l’avait mille fois conjurée de ne jamais l’abandonner, si elle ne
voulait le tuer à l’instant:

    «Mon père,

  «Sous peine de perdre mon âme, je ne devais plus tarder davantage
  à obéir à notre Seigneur Jésus qui, vous le savez, m’appelait
  depuis longtemps au glorieux titre de son épouse. Pardonnez donc
  à votre respectueuse fille, bénissez-la toujours, et croyez
  qu’elle ne cessera de prier pour vous dans ce monde et dans
  l’autre.»

Depuis six semaines ce père infortuné ne souffre plus, il est mort!...
mort dans les convulsions d’une cruelle agonie! mort en redemandant
vainement à la revoir, à l’embrasser encore une fois; mort en faisant
entendre avec son dernier soupir le dernier cri de sa tendresse, une
dernière bénédiction pour l’enfant que son regard cherchait toujours.

Le type de vieille fille que le progrès burine le mieux, dont il
est devenu la religion, qui le suit jusque dans ses voies les plus
avancées, n’appartient pas communément aux natures qui se résignent,
mais à celles qui se décident, à ces organisations fortes, pour
lesquelles une détermination prise est un arrêt dont elles ont calculé
et savent subir toutes les conséquences, qui de bonne heure virent,
jugèrent le monde, se connurent, apprécièrent leur position et
sentirent qu’afin de ne pas toujours marcher de douloureuses déceptions
en douloureuses déceptions, elles ne devaient demander qu’à l’étude
et aux arts, l’emploi de leur belles facultés, et ne donner qu’aux
affections de famille, à la sainte amitié, tous les trésors de leur
âme. Trop éclairées, trop justes pour ne pas faire une part convenable
aux faiblesses et aux nécessités de positions, elles sont indulgentes
et bonnes avec les femmes; sans fiel et sans haine avec les hommes.
Vivant de préférence dans l’atmosphère élevée de l’art et de la
liberté, enthousiastes du grand, du beau, du bon, comprenant tous les
dévouements, elles fournissent des modèles d’amitiés parfaites.

Entrées courageusement à visage découvert dans leur vie de vieille
fille, elles se consolent des vides du pâle et froid célibat par le
sentiment de leur fière personnalité qu’auraient souvent blessée, dans
une alliance de pure convenance, les vices de la constitution actuelle
du mariage. Dès leur première époque, elles vont, viennent partout,
appuyées sur leur seule force. Toujours naturelles, franches, au-dessus
des sots préjugés, elles savent, dans l’occasion, se prêter aux plus
folles allures d’une causerie de salon, sans cesser jamais de faire
respecter avec un tact exquis les diverses délicatesses de leur nature,
aussi éloignée de la pruderie qui caractérise la fausse vertu, que de
l’effronterie qui signale le vice éhonté.

Production essentiellement parisienne, cette espèce de vieille fille,
qui enrichit par ses plus hautes individualités nos musées de peinture
et de sculpture, place son nom à côté de ceux des meilleurs rédacteurs
de nos revues scientifiques et littéraires, fournit à l’enseignement
les plus précieuses institutrices et aux enfants des riches de tous
les pays les plus parfaites gouvernantes. En quelque lieu qu’elle
soit appelée pour enseigner notre langue, notre littérature et nos
arts, sur les rives de la Néva, aux bords de l’Adriatique, à Berlin, à
Philadelphie, toujours digne fille de cette terre de France, que marque
un sceau providentiel, partout elle sait accomplir sa tâche dans la
mission nationale, élargir avec autant de zèle que d’intelligence les
plus nobles voies du progrès.

Observée dans sa vie la plus intime, de vingt-cinq à trente-cinq ans,
la vieille fille fournira sous sa forme sentimentale le sujet des plus
touchantes élégies, et de nombreux drames dans lesquels les hommes
auront toujours joué les rôles honteux. Sous cette forme, aimante
comme la Julie de Saint-Preux, aussi dévouée, aussi faible, elle paya
quelquefois une ombre de bonheur rapidement évanoui, avec les larmes
et le désespoir de la fille déshonorée, de l’amante trahie, de la mère
d’un enfant sans nom. Sous cette forme, elle est toujours la plus
malheureuse des créatures, et le vide du cœur lui est aussi mortel que
les perfidies de l’amour. Le dégoût, la consomption dévorent sa vie
et parfois dénaturent si rapidement son caractère, que de sa première
à sa seconde époque, il devient entièrement méconnaissable. A la foi
vive a succédé le plus glacial scepticisme; le monde n’est plus à ses
yeux que la plus monstrueuse réunion de tous les vices. Désolante à
entendre, elle fait mal à voir. Sa mise négligée, son regard morne, ses
traits altérés, son teint pâle, sa démarche dédaigneuse, le timbre sec
de sa voix, indiquent le bouleversement de ses sentiments, l’agonie
d’une tendre nature qui cependant résiste quelquefois aux coups du
sort. Souvent alors, modèle de courage et de saint dévouement, âme
incomprise, ou cœur blessé, elle vient sous l’habit d’une sœur de
l’ordre de Saint-Vincent-de-Paule, vouée au service des pauvres et des
infirmes d’une société qui la méconnut ou la martyrisa, lui rendre
autant de bien qu’elle en reçut de mal.

La sentimentale de vingt ans, qu’une affreuse trahison devait
prématurément désillusionner, fut quelquefois la douce chrysalide de
la coquette de vingt-cinq. Celle-ci, insensible et rusée tacticienne,
créée pour appliquer la loi du talion, rendre tromperie pour tromperie,
tendre piége contre piége, vulnérable seulement dans sa vanité, ne
souffre bien cruellement qu’aux approches de sa seconde époque. Elle
est forte, fait la difficile, tant que les manœuvres de sa stratégie
lui valent une apparence de succès, tant qu’elle croit fermement
parvenir à prendre enfin un mari dans ses lacs, et arriver par lui à
la haute position qui fut quelquefois le rêve de sa jeunesse et la
cause de son célibat. Mais quand le marteau du temps sonne le glas
funèbre de ses dernières espérances, ainsi qu’un chasseur acharné à la
poursuite d’une proie qu’il voit sur le point de lui échapper, elle
rappelle sa première vigueur, se donne mille fatigues, fait entendre
tous les langages pour saisir celle qu’elle convoite. Poussant les plus
gros soupirs, elle imite la colombe, feint l’innocente, ne parle plus
de fortune, de rang, ne demande plus qu’un cœur et une chaumière, et
promet tous les bonheurs, tous les dévouements au mortel quel qu’il
soit, employé à 1,500 fr. ou Quasimodo, qui viendra poser sur son front
jauni la symbolique fleur d’oranger.

Toujours parée, et souvent au prix de mille secrètes privations,
surchargée de gaze, de fleurs, de panaches, de rubans aux couleurs
les plus éclatantes, avide de soirées, de fêtes, elle reste sur la
brèche tant qu’elle imagine faire encore illusion sur l’âge de ses
attraits délabrés; mais un jour arrive, hélas! où le mari ne peut plus
se prendre à la glu de grâces décrépites, songeant à s’envelopper de
flanelle, à se mettre du coton dans les oreilles et des lunettes sur
le nez. Dès lors la vieille fille offre le phénomène d’une soudaine
et complète révolution. Du jour au lendemain, transformée en dévote,
elle devient un dragon de vertu, se serrant la gorge à s’étrangler dans
le fichu que la veille voyait encore entr’ouvert, et ne prêchant plus
que le renoncement aux sataniques pompes du monde. Métamorphose qui
devrait étonner, si l’on ne savait ce que la femme de quarante-cinq ans
peut retrouver sur le terrain du confessionnal, au milieu d’un nuage
d’encens et dans un favorable clair obscur.

La vieille fille de la plus abondante variété, celle que la conquête du
jour consola toujours de la perte de la veille, parut souvent pendant
sa première époque une énigme sans mot. Nature mixte en oscillation
perpétuelle, elle dut en bien des circonstances dérouter l’observateur
et mettre le jugement en défaut. Moitié coquette et moitié
sentimentale, moitié calcul et moitié dévouement, moitié mensonge
et moitié vérité, moitié trompeuse et moitié trompée, elle commença
quelquefois par le scepticisme et finit toujours par la crédulité.

Plus elle s’éloigne de l’âge de plaire, plus son cœur et sa vanité
semblent s’entendre pour s’aveugler mutuellement. La regarder fixement
sans rire, l’écouter longtemps sans bâiller, sont deux choses à
peu près également impossibles. Passionnée pour la littérature
_sentimentale_, un volume de roman à dévorer le soir avant de
s’endormir, lui est aussi indispensable que sa tasse de café au lait le
matin en s’éveillant. Dix fois, au besoin, elle relira le même ouvrage,
sauf cependant Lélia, qui, selon elle, n’est que l’œuvre indigeste et
mortelle d’une imagination en délire.

Les tristes passions que les outrages du célibat ont fait germer en
elle, grandissent surtout d’une manière effrayante à l’arrivée de ses
trente-cinq ans, vieillesse de sa vie; car, stérile branche de l’arbre
humain, la vieille fille se trouve fatalement privée de cette sorte de
seconde jeunesse, dont la nature ne gratifie que la femme ayant rempli
sa destinée.

Rongée d’envie comme la coquette, Caligula féminin, tourmentée du
regret de ne pouvoir d’un seul coup remplir de défauts, enlaidir,
vieillir toutes celles qu’elle sait jeunes, belles, spirituelles,
aimées, elle éprouve presque des convulsions d’épileptique à la vue de
nouveaux et heureux époux. Jeunes filles, redoutez-la, car ses paroles
sont horriblement corrosives, craignez surtout de lui faire connaître
l’objet aimé, non qu’elle puisse réussir à vous enlever son cœur, mais
parce que son langage au moins perfide, s’il n’est calomnieux, mettra
cruellement en relief vos petits défauts.

Elle est de toutes les femmes celle qui, généralement, s’identifie le
mieux avec son âge de convention. Surprenez-la dans le plus disgracieux
négligé: le matin, au moment où, venant d’achever la toilette de son
chat, elle prépare la sienne, et vous en aurez une idée. Oubliant
qu’elle pose devant vous presque _in naturalibus_, que sa cornette ou
son foulard cachent mal des tempes creusées et rayées par les années,
fille de quarante-cinq ans, elle vous dira encore du ton le plus
convaincu, en vous lançant un regard bien sentimental: «Figurez-vous
que j’en ai déjà vingt-huit.» Presque sexagénaire, elle s’écriera: «Je
ne suis pas précisément vieille, cependant à trente-neuf ans on n’a
plus de prétentions.»

Aussi ardente à la poursuite d’un mari, aussi alerte à tendre ses
piéges matrimoniaux, mais, par suite de sa double cécité, bien moins
adroite que la pure coquette, elle est exposée à de beaucoup plus
lourdes chutes. Une banalité jetée encore par pitié à son oreille et
qui vantera sa fraîcheur de feuille morte, peut lui donner le vertige.
Un dérisoire serrement de main peut la convaincre que l’amour, en style
d’épithalame, lui amène enfin l’hymen. Une épître bien remplie de
points d’exclamation, qu’un dernier venu sans consistance aura mise à
son adresse dans un moment de désœuvrement, suffira pour paralyser tous
ses principes de prudence et de sagesse, tous ses scrupules de dévote
et toutes ses craintes de l’enfer... Dans ce dernier cas, le jour du
rapide abandon arrivé, si elle n’imagine devoir faire honneur de son
célibat à une fidélité promise, à la froide cendre d’un cœur dont elle
affirmerait avoir été l’unique passion, elle se pose en intéressante
victime de l’inconstance. Clarisse de trente-cinq ans, elle arrange
l’histoire de la séduction d’un Lovelace de vingt-quatre, de façon à y
trouver un petit triomphe pour son amour-propre de coquette. Aux amies
qui malheureusement en connurent toutes les péripéties, et sourient en
l’écoutant, elle dit et redit d’une voix vibrante de vanité, aux jeunes
et jolies surtout:

«Que mon exemple vous apprenne à vous défier des serments d’amour, car
jamais femme n’en reçut de plus brûlants, jamais peut-être autant de
témoignages d’idolâtrie ne furent prodigués à la plus belle, jamais
séduction plus savante, plus irrésistible!...»

Après ce dernier et cruel épisode de sa vie d’espérance, la nouvelle
Clarisse se voit presque toujours obligée d’aller passer quelques
mois à la campagne pour y retrouver une santé momentanément perdue
par le chagrin. Au retour, on ne la croirait plus la même personne.
Devenue humble et doucereuse, elle se met dans l’ombre, et n’attaque
plus qu’avec le ton de l’indulgence les réputations qu’elle veut
ternir. Mais peu à peu les tristes souvenirs s’effacent et le naturel
de la vieille fille reparaît modifié cependant par l’exercice de la
charité. Alors on la voit supporter avec une angélique patience tous
les méchants caprices d’un pauvre orphelin qu’elle dit avoir juré sur
le lit d’une mourante de ne jamais abandonner, et qui lui ressemble
tellement qu’on l’en croirait la grand’mère.

Égarée par une imagination de feu, entraînée par son cœur, enveloppée
dans les réseaux d’une irrésistible séduction, poussée par les rigueurs
du sort, stimulée par des instincts de coquetterie, des besoins de
locomotion, la vieille fille du dernier type dont l’esquisse puisse
entrer dans notre cadre, et que nous appellerons _demi-hétaïre_, sortie
en grande partie de la province, est venue jeune à Paris. Rarement
elle y apporta la première fleur de sa couronne de vierge; souvent
elle n’y fut amenée que pour cacher sa première souillure, pleurer son
premier abandon, trouver sa première consolation, saisir les moyens de
rentrer dans sa ville natale, heureuse, triomphante et purifiée par le
mariage. Le premier acte du drame de sa vie d’amour finit fréquemment
à dix-huit ans par un enlèvement, et son dénoûment à quarante-cinq par
une déclaration de principes, aussi peu charitables que rigides. Nature
généralement malléable, elle prit vite les principales empreintes du
monde parisien, appartenant à tous les rangs, réunissant tous les
caractères, superstitieuse comme la vieille fille du passé, intrépide
comme celle du progrès, dévouée comme la sentimentale, flottante comme
la demi-coquette, savante comme la coquette.

Quelquefois, dès son sixième lustre, elle s’est jetée avec sincérité
dans le mysticisme; souvent, à son neuvième, elle se montre encore
véritable épicurienne. Toujours convive exacte au banquet offert à
la jeunesse, à la beauté, par la nature et le monde, jamais elle ne
le quitte avant d’avoir bien savouré tous les plaisirs, toutes les
extases de la passion. Néanmoins elle tient autant que possible à
sauver les apparences, ses manières réservées sont, même dans certains
cas, entachées de pruderie. Au besoin, elle se dit veuve; le mari dut
être alors quelque brave capitaine tué à Constantine; d’autres fois
il n’a pas cessé de vivre, joueur incorrigible, après avoir perdu la
plus belle fortune, il s’est enfui on ne sait où: en Égypte, à Lahore.
Le séducteur ou l’amant demeurent toujours cachés sous un nom d’oncle
ou de cousin. Parfois l’éclat forcé et le nombre de ses amours, loin
de l’empêcher de sortir jamais de sa corporation, semblent lui avoir
procuré les moyens de finir par un meilleur mariage, qui seul peut lui
obtenir cette estime d’un monde dont la morale ne se calque guère sur
les principes de l’éternelle justice.

Maintenant un dernier regard sur la vieille fille accablée d’années,
mourant, comme elle a dû vivre, dans le plus cruel isolement,
descendant tout entière dans la tombe, ou ne laissant qu’un souvenir
de honte. Quel spectacle! Ici plus de côté plaisant, plus d’ironie
possible, plus de reproche permis, mais de tristes réflexions, qui font
saigner le cœur et nous ramènent à dire en terminant cet article, que
quelle qu’ait été sa jeunesse, à quelque catégorie qu’elle appartienne,
indulgence et pitié sont dues à celle qui, avec tant et de si justes
raisons, pourrait récriminer contre la société qui la créa et n’a pas
su faire une loi pour la protéger.

  =Marie D’ESPILLY.=



[Illustration]

[Tête de page]

LE DÉFENSEUR OFFICIEUX EN JUSTICE DE PAIX.


PARIS est une vaste ruche dans laquelle d’infatigables abeilles
travaillent jour et nuit à entasser des richesses, dont une grande
partie nourrit un essaim nombreux de guêpes voraces et paresseuses. Si
les rapines de ces dernières s’exécutent facilement, c’est qu’entre les
abeilles et les guêpes parisiennes il n’existe pas la même différence
qu’entre celles des champs.

Combien y a-t-il en effet à Paris de ces individus, dont l’existence
est un problème pour tous, qui aux yeux de la foule sachant se
revêtir d’un caractère honorable, allant et venant sans cesse d’un
air affairé, semblent travailler, mais ne travaillent réellement qu’à
tirer bon parti de la gaucherie ou de la crédulité de leurs concitoyens
laborieux. Du reste leurs menées plus ou moins adroites ne sauraient
échapper à l’œil de l’observateur: à ce dernier donc appartient le soin
de les signaler.

Tous ces hardis parasites n’exploitent pas le même côté de la confiance
publique. Il en est une classe remarquable par ses mœurs, sa vie
nomade et son adresse, qui ne doit son existence qu’à l’ignorance des
débiteurs et des créanciers, ou à la mauvaise foi des chicaneurs: nous
voulons parler de ces avocats de justice de paix, connus sous le nom de
défenseurs officieux.

Le nombre de ces hommes d’affaires, extrêmement minime il y a dix ans,
s’est augmenté graduellement avec la langueur du commerce. Le soleil de
juillet, dont les rayons régénérateurs devaient produire de si heureux
effets, n’a servi qu’à faire éclore une nouvelle couvée de ces obscurs
oiseaux de proie.

Désespérant d’être officier ministériel, enhardi par les succès de
quelques-uns de ses confrères, un jour un clerc d’huissier adresse
à son patron et à son étude un adieu forcé ou volontaire. Il loue à
Paris, ou dans un des villages circonvoisins, un logement au plus bas
prix possible, garnit une pièce d’une table noire et de trois chaises,
fait barbouiller sur sa porte ce mot: _Étude_, se donne dans ses
lettres et sur ses cartes de visite le titre pompeux de jurisconsulte,
et le voilà défenseur officieux en espérance.

Dès lors il passe dans les justices de paix le temps entier des
audiences, s’immisce dans toutes les discussions particulières des
plaideurs qui attendent l’appel de leur affaire, donne son avis,
propose ses services; enfin remue ciel et terre pour trouver une cause
à défendre.

Le défenseur officieux est facile à reconnaître à sa voix mielleuse
et insinuante, à son chef toujours couvert d’un chapeau qu’il a payé
5 francs. Il porte un habit dont la couleur échappe à l’œil, mais qui
le plus souvent a dû être noir, et sa main, garnie d’un gant gris ou
de filoselle brune, caresse amoureusement un jabot fané et parsemé
d’étoiles jaunâtres qui attestent de la part de son propriétaire un
fréquent usage de tabac en poudre.

Son bras est en tous temps et en tous lieux chargé d’une énorme liasse
de pièces de procédure, flanquée d’un gros _Neuf Codes_ in-octavo. Ce
sont ordinairement les seuls papiers qui garnissent ses cartons et le
seul livre dont se compose sa bibliothèque. Il marche toujours vite
et d’un air fort occupé. A le voir aussi sérieux au milieu du fracas
perpétuel de Paris, vous le prendriez pour un homme accablé d’affaires.
Point du tout. Il est chargé de faire condamner un débiteur qui ne
conteste pas la demande que lui intente son créancier. Il prépare à cet
effet un superbe plaidoyer dont il ne se souviendra plus à l’audience,
fait la recherche des articles de la loi sur lesquels il doit se
fonder, et pose ses conclusions d’un air victorieux. Puis, quand il
est arrivé à l’éternel: _en conséquence requérons que le sieur... soit
condamné..._ etc., il passe sur son front un foulard à 24 sous, promène
fièrement sa vue sur les passants, et se récompense de ses efforts
d’imagination en logeant dans ses parois nasales une large pincée de
tabac.

Si les caprices atmosphériques, la chaleur et la longueur de la
marche ne vous rebutent pas, suivez-le, je vous prie, jusqu’au
prétoire qui doit retentir des foudres de son éloquence, et là, vous
pourrez bâiller à loisir, si, toutefois, vous ne haussez les épaules
devant les petitesses et le dégoûtant égoïsme dont le tableau se
déroule à vos yeux; car vous serez initié aux mystères d’une foule de
misérables affaires dont il est déplorable de voir s’occuper des gens
raisonnables. Puis vous entendrez le défenseur officieux donner les
preuves de la plus brillante faconde pendant au moins cinq minutes sans
reprendre haleine et sans avaler la moindre cuillerée d’eau sucrée.

Il exerce habituellement son talent oratoire dans les salles
d’audience des douze arrondissements de la capitale, ou dans celles
des chefs-lieux de canton de la banlieue; il préfère cependant ces
dernières, où la simplicité des plaideurs offre à ses spéculations un
appât plus facile et plus certain.

Dans le voisinage des tribunaux de paix se trouvent plusieurs cabarets;
c’est là que les jours d’audience, une grande partie des plaideurs
vient attendre l’arrivée du juge. Suivons-y le défenseur officieux; car
c’est dans une de ces buvettes qu’il entre d’abord. Prenez un tabouret,
accoudez-vous avec indifférence sur une table et examinez.

[Illustration]

Déjà plusieurs défenseurs sont arrivés. En voici deux entre lesquels
s’agite une question de droit. Ils gesticulent, feuillettent leur code,
crient, se rient réciproquement au nez, et finissent par se tourner le
dos. Un autre parcourt gravement des pièces que vient de lui confier
un plaideur. Un troisième est entouré d’un groupe de personnes qui
l’écoutent respectueusement pérorer. Si quelqu’un arrive et demande
son nom; un des auditeurs se penche à l’oreille du nouveau venu, qui
écarquille les yeux, et fait un léger hochement de tête admiratif. Ce
défenseur est ordinairement le plus bavard et le moins instruit, et
pourtant c’est celui qui jouit de la plus grande réputation. Celui
que nous avons suivi entre en saluant humblement, car le défenseur
officieux est d’une grande politesse avec tout le monde (politesse
qu’il porte au plus haut point avec les gendarmes et le commissaire de
police du quartier) et d’une excessive aménité avec ses confrères qu’il
n’interpelle jamais sans précéder leur nom du terme: _maître_, consacré
au barreau. Voyez avec quelle affabilité il presse la main de chacun
d’eux, avec quelle touchante sollicitude il s’informe de leur santé;
puis tout à coup sa physionomie riante devient sérieuse, il parle d’une
affaire importante dont on lui a confié la gestion, d’un rendez-vous
qu’il a eu avec un avocat distingué (que, par parenthèse, il n’a jamais
vu), de la certitude de son succès, des honoraires immenses dont il
sera gratifié, et de l’honneur qui rejaillira sur son nom. Cependant
un homme se lève, s’approche de lui, et demande bas, bien bas, s’il
serait possible de lui dire _deux mots_. Le défenseur officieux, voyant
que l’interlocuteur a besoin de lui, se rengorge, tousse, caresse son
menton, et entraîne sa pratique dans un angle de la pièce. Le nouveau
client expose le motif de sa demande d’un air piteux et en tournant
entre ses doigts ce qui lui sert de coiffure. C’est un débiteur
malheureux cité pour l’audience du jour et qui voudrait obtenir un
délai quelconque. Le défenseur l’écoute d’un air capable, lui promet,
avec l’assurance d’un oracle, de lui faire accorder ce qu’il désire,
et se fait préalablement consigner ses honoraires. Le malheureux,
rassuré sur son avenir, les donne sans hésiter, et offre à son avocat
un verre de vin. Celui-ci rejette la proposition sous prétexte qu’il
n’a pas déjeuné. On comprend fort bien où veut en venir notre homme.
Son client se laisse prendre au piége; il ajoute à l’offre du liquide
celle d’une côtelette que le défenseur refuse d’abord avec dignité,
mais se détermine enfin à accepter. On dresse la table. Il faut boire
en mangeant: on sert une bouteille de vin, puis une autre. Un seul plat
ne suffit pas; le défenseur en demande un second et du dessert, car il
est comme les amoureux de quinze ans: il mange vite et longtemps. Le
client, que son affamé défenseur ne cesse de louer sur la validité des
raisons qui le mettent dans la nécessité de demander terme et délai,
parle avec chaleur et oublie de prendre la moitié du repas; distraction
dont profite admirablement son commensal.

Puis quand l’heure annonce que l’audience va commencer, chacun se lève,
et, semblable à Gil Blas, le pauvre plaideur paie largement un déjeuner
qui certes ne lui donnera pas d’indigestion. Mais il ne murmure pas;
car il n’est point de sacrifice qu’il ne fasse pour obtenir le délai
qu’il désire. Il s’avance donc à la barre l’estomac léger, mais le cœur
plein d’espoir, et, malgré les supplications du défenseur qui l’assiste
et qui expose, avec une somme de chaleur égale à celle du vin qu’il a
bu, la position malheureuse de son client, il entend, avec douleur,
rejeter sa demande que ne motive rien de juste aux yeux du juge.

S’agit-il d’une affaire plus importante, le défenseur officieux, au
milieu du silence de l’auditoire, fait sortir de sa bouche un torrent
de phrases incohérentes parsemées de grands mots et festonnées d’arrêts
de la cour de cassation. Il invoque Pothier, Sirey, Delvincourt, qu’il
n’a jamais lus, combine au hasard tel article de la loi avec tel autre;
puis il gesticule, frappe sur la barre, et quand il a formulé ses
conclusions, il toise avec assurance son confrère adversaire qui l’a
écouté avec un air de supériorité dédaigneuse et s’est posé devant lui
comme un Spartiate aux Thermopyles.

L’audience terminée, l’agent d’affaires retourne à sa buvette qui lui
sert de cabinet de consultation. Il dit hautement beaucoup de bien
de lui-même et beaucoup de mal de ses confrères absents. Il passe en
revue les principales questions qui ont été agitées à l’audience, les
commente et les discute avec emphase. S’il a triomphé dans une affaire,
il loue la justice de l’arrêt; s’il a succombé, ses poumons n’ont pas
assez de force pour proclamer l’ignorance et l’iniquité du juge. Il
met facilement un de ses clients à contribution d’un dîner, pendant
lequel sa conversation n’est qu’une longue protestation d’amitié au
milieu de laquelle il brode son histoire le plus habilement possible.
A l’entendre, il a été avoué ou huissier en province; mais sa femme
infidèle l’a abandonné, nantie de l’avoir commun; ou un clerc, abusant
de sa confiance, a disparu en lui emportant des sommes immenses;
ou bien encore il était avocat, et la jalousie de ses confrères ou
l’injustice du conseil de discipline de l’ordre l’a fait rayer du
tableau. Puis, versant des larmes sur ses prétendus malheurs passés,
d’une main il essuie ses yeux, et de l’autre tend son verre au client.
A chaque minute il consulte l’horloge et prétexte un rendez-vous qu’il
ne peut manquer; ce qui ne l’empêche pas de rester quelques heures de
plus.

Il est quelquefois accompagné d’un homme qu’il nomme son maître
clerc; véritable Bertrand au fond et dans la forme, qui le suit pas
à pas, porte ses dossiers, vit des débris de ses repas et hérite de
ses vieilles hardes. Espèce d’être inorganique sans cesse attaché au
défenseur officieux et qui n’existe que par juxta-position.

Le défenseur officieux est rarement marié, mais il possède presque
toujours une femme. C’est assez ordinairement une cliente malheureuse,
qui ne peut payer les services que lui a rendus le défenseur officieux,
qu’en se constituant son esclave la plus humble et la plus soumise.
Elle est chargée de cirer les chaussures de son seigneur et maître, de
consigner sur un calepin, en son absence, les noms des rares visiteurs,
et de procéder à l’achat et à la préparation des denrées journalières.
C’est toujours en son nom que, par mesure de sûreté, le défenseur
officieux loue son logement, en paie le loyer et fait ses marchés les
plus importants. Pour prix de son dévouement, il l’expulse au bout de
plusieurs mois, et la remplace par une autre qui plus tard, à son tour,
éprouvera le même sort.

Le défenseur officieux ne s’occupe pas seulement de représenter ses
clients devant messieurs les juges de paix; il débat les intérêts des
créanciers dans les faillites, ceux du failli lui-même; il rédige des
baux, des actes de société, de vente ou d’achat de fonds de commerce,
et formule des exploits de procédure qu’il donne à signer à un
huissier qui lui fait une forte remise. Il se charge aussi d’amener à
réconciliation des époux en désaccord ou un père et un fils brouillés.
Enfin il est tout à la fois avocat, notaire, huissier et juge de paix.

Si, à l’aide d’économies, il parvient à garnir sa caisse de quelques
centaines de francs, il connaît fort bien les moyens d’utiliser son
argent de la manière la plus productive: il achète de bonnes créances
à bas prix, escompte des valeurs à un taux fort élevé, prête à usure,
spécule sur la détresse d’un héritier présomptif. Il décuple ainsi en
fort peu de temps son avoir.

Il descend un étage à mesure qu’il s’élève dans le sentier de la
fortune. C’est alors que notre homme commence à occuper une position
dans le monde; il étend le cercle de ses connaissances, fréquente
les spectacles à l’aide de billets que lui donnent ses clients, se
fait incorporer dans une compagnie de la garde nationale, et s’abonne
au _Gratis_, à l’_Estafette_ ou à la _Presse_. Puis son intérieur
change d’aspect. Les lambris de son cabinet, jadis nus, se couvrent
de gravures encadrées; il a une bibliothèque, un tableau horloge, des
bronzes, des lampes Carcel, un encrier-pompe Boquet; que sais-je?
enfin, tout ce qui peut faire supposer au public la présence de
l’aveugle déité. Il devient alors agent d’affaires.

Il ne fréquente plus, que pour les procès importants, les tribunaux de
paix, théâtres de ses premiers succès, où il envoie pour les affaires
ordinaires un de ses clercs faire son stage de défenseur officieux.

Le défenseur officieux, surtout quand il est arrivé à cet état
prospère, qu’il ne doit le plus souvent qu’à l’emploi de moyens
peu délicats, est l’objet de l’aversion d’une foule de malheureux
débiteurs confiants, sur lesquels il s’est attaché comme une sangsue et
dont il n’a fait qu’augmenter l’embarras. Il est en général mal vu des
officiers ministériels, et particulièrement haï des huissiers auxquels
il fait une guerre incessante et qui, pour cela même, se croient dans
la nécessité de le ménager.

Deux ou trois sur cent parviennent ainsi parfois à amasser quelques
mille livres de rentes; ils vendent alors leur clientèle, louent
un appartement à Paris et un pied à terre à la campagne, et n’en
continuent pas moins à faire des affaires. La chicane est leur vie,
leur bonheur; ils mourraient le lendemain du jour où ils cesseraient
de barbouiller du papier timbré et de déchiffrer les hiéroglyphes des
pièces de procédure.

Tous les autres végètent pendant un temps plus ou moins long, alimentés
par le gain que leur procure leur intervention dans une foule de petits
procès qu’ils ont intérêt à prolonger. Ils changent tous les six mois
de domicile, ne paient point de contributions et n’endossent jamais
l’uniforme civique. Souvent ils disparaissent du monde pendant quelque
temps, soit qu’ils aient eu des démêlés avec la justice, soit que la
main vengeresse d’une de leurs victimes les ait envoyés à l’hôpital;
puis ils reparaissent et disparaissent encore. Enfin, leur nom, leur
personne et leur domicile tombent tout à fait dans le domaine de
l’inconnu.

Riche ou pauvre, le défenseur officieux, dont la vie n’a été qu’un long
procès avec ses débiteurs et ses créanciers, avec les débiteurs et les
créanciers de ses clients, avec son propriétaire, avec les huissiers et
les gendarmes, est enfin cité, un beau matin, à comparaître devant le
tribunal de la justice divine, où ses malheureux clients n’auront plus
besoin, Dieu merci, de son ministère!

  =Émile DUFOUR.=

[Cul-de-lampe]



[Illustration: L’USURIER.]

[Tête de page]

L’USURIER.


L’ARGENT est-il une marchandise ordinaire, ou doit-il être soumis à un
tarif comme les choses les plus indispensables de la vie? C’est là une
question trop grave pour que je ne laisse pas à d’autres le soin de la
résoudre; mon but est seulement de peindre le caractère, les habitudes,
les ruses de cette classe d’hommes qu’on nomme usuriers; espèce de
vampires sans cesse en arrêt sur nos fredaines, et toujours prêts à
sucer notre bourse, en nous étourdissant par le bruit des plaisirs,
comme la terrible chauve-souris d’Amérique suce le sang du voyageur
assoupi en l’endormant avec le frémissement de ses ailes. A vingt ans,
nous assistons à la vie comme à un somptueux banquet dont le roi est
le plaisir; et nous ne voyons pas les laquais qui nous servent, rire
tout bas de nos folies et compter d’avance le profit qu’ils retireront
de notre ruine..... L’usurier est notre intendant à cet âge; c’est lui
que nous chargeons de nos affaires: à lui le soin de nous fournir des
fonds; à lui la corvée de répondre à nos créanciers, et nous allons de
la sorte sans regarder en arrière, jusqu’au moment où il demande à nous
rendre ses comptes. Alors, malheur à nous! s’il nous abandonne, c’est
qu’il ne nous reste plus rien qui puisse tenter sa cupidité.

Il y a une grande différence entre l’usurier de Paris et l’usurier
de province, quoiqu’ils emploient à peu près les mêmes moyens pour
arriver au même but. L’usurier de province est presque toujours un
vieux bonhomme retiré des affaires, qui, après avoir passé trente ou
quarante années de sa vie à ramasser une cinquantaine de mille francs,
vit tranquillement avec son petit pécule qu’il sait faire fructifier,
et qui lui rapporte 5 ou 6,000 livres de rente, quelquefois plus. Ce
bon rentier est surtout un des habitués du café le plus suivi de la
ville, car c’est au café qu’il établit presque toujours le siége de ses
exploits. Dans les villes de province, où l’existence est si monotone,
le café est en effet le seul refuge contre l’ennui; c’est un lieu de
rendez-vous, c’est là qu’on vient chercher les nouvelles du jour.--Les
fils de famille, qui pour la plupart n’ont rien à faire, y passent la
plus grande partie de leur journée à fumer, à boire; on y joue des
objets de consommation, puis de l’argent, et, lorsque les pièces de
cent sous tarissent, on a recours d’abord au maître de l’établissement,
ensuite aux amis, et enfin à des gens d’un âge respectable, à ces
vieux habitués qui ne jouent pas, mais qui regardent jouer, et donnent
souvent leur avis... Lorsqu’un jeune homme se trouve pressé par le
besoin d’argent, qu’il crie misère, le vieillard RESPECTABLE, autrement
dit, l’usurier, s’empresse de le consoler.

«Vous devez, lui dit-il, cent écus au limonadier, et 200 francs à vos
amis; que cela ne vous tourmente pas; je sais ce que c’est, j’ai été
jeune aussi; venez demain matin chez moi...»

Le lendemain vous courez au rendez-vous; au lieu de 500 francs dont
vous avez besoin, on vous en donne 600, pour que vous ayez 100 francs
d’avance, vous faites un simple billet, avec intérêt à cinq pour cent
par an; et vous rentrez chez vous tout émerveillé d’une probité si
grande, et prêt à chercher querelle à quiconque vous dirait qu’il
existe des fripons... C’est qu’en effet, sauf le billet et l’intérêt
qui est on ne peut plus légal, un père ne ferait pas mieux les
choses... Insensé! vous ne voyez que l’amorce, et vous ne prenez pas
garde à la pointe d’acier qu’elle recouvre.

Content, joyeux, comme au jour où vous êtes sorti du collége pour n’y
rentrer jamais, vous marchez sans crainte, sans regret; les dépenses
succèdent aux dépenses, les folies aux folies; les finances deviennent
rares, les amis sont aussi gênés que vous; mais qu’importe, pourquoi
s’alarmer, l’honnête homme n’est-il pas là? sa bourse vous est ouverte.
Depuis six mois vos dépenses ont augmenté à cause de la facilité
que vous avez à vous procurer de l’argent, vous allez trouver votre
PROVIDENCE.

«Mon brave monsieur, lui dites-vous, je suis dans une position
très-embarrassante, et j’ai recours à votre bonté pour me tirer
d’affaire.

--Et de quoi s’agit-il? vous répond-il bonnement.

--J’ai besoin d’un billet de 1,000 francs.

--Diable, diable, mon jeune ami, prenez garde, vous allez bien vite,
vous dit-il avec un air d’intérêt.

--Ah bah! mon père est riche... répondez-vous... voyons... rendez-moi
ce service.

--Vous faites de moi tout ce que vous voulez.»

Votre providence vous fait alors signer l’arrangement que voici: vous
devez déjà 630 francs; car on ne revient pas sur le premier billet,
quoiqu’il ne date que de six mois, et que les intérêts aient été
stipulés pour un an; les 1,000 francs que vous recevez, auxquels on
ajoute le montant du billet, plus 100 francs qu’on vous donne pour que
vous soyez un peu en avance, tout cela fait bien 1,730 francs. Mais
comme les fractions sont ennuyeuses dans le calcul, et que d’ailleurs
il y a des intérêts, on vous propose d’arrondir la somme, et vous
signez bravement un billet à ordre de 2,000 francs. Jusqu’ici vous
pouviez encore vous sauver en avouant à votre famille des fautes
qu’elle pardonne toujours, et c’est ce que l’usurier craignait, c’est
pour cela qu’il a gardé des mesures avec vous; mais quand vous aurez
de nouveau recours à lui, ce ne sera plus pour une petite dette de
500 francs, qu’un ami, un parent pourrait vous prêter; mais pour des
sommes de 4, 5, 6,000 francs, et jamais vous n’oserez en faire l’aveu
à votre père. Alors l’usurier vous tient dans ses griffes: à chaque
nouveau prêt, ce sont des renouvellements, et à chaque renouvellement
faute de paiement, ce sont des intérêts énormes; et puis les lettres
de change ont succédé aux simples billets, et aux billets à ordre, la
dette grandit d’une manière effrayante, et si vous vous permettez des
observations, on vous dit d’un grand sang-froid:

«Payez, si vous n’êtes pas content?»

Que répondre à un tel argument? L’usurier sait trop bien que, lorsqu’un
jeune homme en est arrivé là, il ne peut pas rembourser, et qu’à
l’avenir il sera toujours forcé de se soumettre à ses exigences. Aussi
au bout de huit ou dix ans, le malheureux doit 40 ou 50,000 francs à
un homme qui ne lui en a réellement prêté que 10 ou 12,000; et lorsque
ses parents viennent à mourir, il est forcé de vendre leurs biens,
ou l’usurier les fait vendre par autorité de justice.--Et voilà de
ces plaies que rien ne peut guérir; nos lois sont impuissantes contre
l’adresse de ces misérables.

L’usurier qui spécule sur le plaisir, qui ruine des jeunes gens
riches, est certainement bien coupable; mais ces loups dévorants qui
profitent de la misère pour s’enrichir, oh! ceux-là sont hideux; car
ils sont plus cruels que les sauvages qui vivent au désert, eux qui
sont sans pitié, et qui vivent dans un monde civilisé... Combien ne
voit-on pas dans nos provinces, de ces gros paysans, un bâton noueux
à la main, la taille serrée dans une ceinture de cuir remplie d’or,
courir les foires, les marchés, pour faire leur offre de services; et
quels services, grand Dieu! Un pauvre cultivateur regarde-t-il d’un œil
d’envie deux belles têtes de bétail:

«Voilà de la belle marchandise, mon brave homme, lui dit l’officieux.

--Oh! oui, monsieur, répond le confiant cultivateur, et ça me
conviendrait assez, à moi qui ai perdu tous les miens par la maladie.

--Pourquoi ne les achetez-vous pas?

--C’est l’argent qui manque, dit le pauvre laboureur en baissant les
yeux.

--Mais vous ne pourrez pas labourer, reprend l’autre. Tenez, moi, j’ai
pitié de votre peine, et si vous voulez...»

Et l’usurier profite de la nécessité où se trouve ce malheureux pour
lui prêter 20 ou 25 louis, à la condition qu’il lui en rendra 25 ou 30
après la moisson... Lorsqu’à l’échéance on ne paie pas, l’infâme arrive
la lettre de change à la main, et menace de faire tout saisir; si le
malheureux a un champ ou une vigne, le champ ou la vigne devient la
proie de l’usurier; et s’il n’a que ses instruments de labour, ils sont
vendus sans pitié, et le fermier est réduit à la misère.

L’usure est encore chez nous un mal qu’il sera bien difficile de
guérir, en province surtout, où tout se passe dans l’ombre, le
mystère, où l’usurier est sinon l’ami, du moins presque toujours
la connaissance intime de celui qu’il dépouille; et il ne fait pas
d’étalage, il se plaint sans cesse, accuse la misère du temps, et
paraît de plus en plus pauvre, à mesure qu’il s’enrichit... En un mot,
l’usurier de province est honteux... Mais à Paris, quelle différence!

Ici ce n’est pas l’aspect d’une fortune médiocre, ni une basse
hypocrisie, qui sont la règle de conduite de l’usurier, c’est par le
luxe, l’audace, l’aplomb, l’insolence, qu’il mène sa barque. Chaque
jour on peut voir au bois de Boulogne un délicieux tilbury traîné par
un grand cheval cendré, que conduit un homme encore jeune, quoique
déjà sur le retour, perché sur trois coussins, à côté d’un groom
imperceptible; eh bien! cet homme qui manie avec tant d’élégance un
fouet en corne de rhinocéros, qui jette au vent la fumée de son cigare
avec tant de poésie, qui est toujours monté sur vernis, ne porte que
des gants jaunes et des chapeaux Gibus; eh bien! la fortune de cet
homme, qu’on croirait millionnaire, ne va pas au delà de 400,000
francs; et pourtant il a les bonnes grâces d’une dame de l’Opéra qui
lui en coûte 20,000; il ne dîne qu’au café Anglais, ou au café de
Paris; il a un appartement somptueux dans la rue Saint-Lazare, et.....

«Mais, dira-t-on, cet homme est sorcier.

--Non, mais il fait l’usure.»

Oh! qu’est devenu le bon temps où l’on faisait traiter ces sortes
d’affaires par des laquais, où l’on faisait bâtonner un usurier
insolent? Aujourd’hui, c’est la tête découverte et le sourire sur les
lèvres qu’il faut aborder ces messieurs, et bien heureux nous sommes
quand ils daignent nous rendre notre salut. Voilà les bénéfices de
l’égalité... Mais revenons à notre _lion_... je dis lion, car l’usurier
de Paris est presque toujours un lion des plus féroces, un merveilleux
plus orgueilleux qu’un marquis ruiné, et plus fat qu’un parvenu. Les
lions de nos jours sont pour la plupart des braves garçons qui ont
le tort de vouloir faire constamment de l’effet; ils s’admirent, ils
se trouvent beaux, eh bien! c’est un travers qu’on peut facilement
leur pardonner; qui de nous n’a pas son travers? Et puis, ce sont
ordinairement des jeunes gens riches qui savent la vie, la mènent
voluptueuse et brillante, et finissent par devenir d’excellents maris.
Mais l’usurier grand seigneur est l’être le plus insolent que je
connaisse, surtout envers les gens qui sont forcés de recourir à son
industrie. Une chose digne de remarque, c’est que, lorsqu’un jeune
homme s’adresse pour un emprunt à un de ces hommes d’une probité plus
ou moins suspecte, il n’arrive jamais à lui avec l’assurance que donne
la conscience d’une bonne action; c’est presque en tremblant qu’il lui
parle, il a l’air d’implorer sa pitié; et c’est là sans doute ce qui a
donné à l’usurier de haut étage un air d’impertinence et de protection
qui ne le quitte jamais. Tant il est vrai que, lorsque le besoin nous
presse, nous nous faisons les très-humbles serviteurs de celui, de
qui nous attendons du secours, quelque mépris que nous ayons pour sa
personne ou son caractère. Du reste, l’usurier dont je parle ici a
toujours soin de chercher à faire oublier la profession qu’il exerce,
et pour cela il n’agit jamais par lui-même; il est toujours le prétendu
agent d’un tiers, et jamais son nom ne paraît dans les billets. Quand
on va lui proposer un emprunt, voici presque toujours comme il se
conduit: d’abord il n’a pas d’argent; il ne peut pas en avoir. Le train
qu’il mène, le luxe qu’il déploie, ne lui permettent pas de faire assez
d’économies pour obliger des amis; il a même des dettes. Cependant il
tâchera de tirer d’embarras la personne qui s’adresse à lui; parmi ses
nombreuses connaissances, il espère trouver quelqu’un qui pourra prêter
la somme dont on a besoin; quant à lui, c’est une chose certaine, il
n’a pas d’argent; et, malgré sa fortune, il ne pourrait pas vivre, s’il
n’était dans les affaires; mais il les fait en grand, et ne se mêle pas
de semblables bagatelles.

Tel est le raisonnement par lequel l’usurier cherche à prouver que
c’est un service qu’il veut rendre, et non une affaire d’intérêt qu’il
veut conclure; puis il congédie son monde en disant:

«Revenez dans quelques jours, j’espère vous donner de bonnes nouvelles.»

Deux ou trois jours après, le client retourne chez l’usurier, et dès
que celui-ci l’aperçoit:

«J’ai votre affaire, lui dit-il, mais ça n’a pas été sans peine...

--Oh! monsieur, que de remercîments.

--Vous ne m’en devez pas, car ce n’est pas moi qui vous oblige; voici
la chose. Je connais un _monsieur_, un mien ami, qui doit toucher ces
jours-ci un millier d’écus; je les lui ai demandés pour vous, et il me
les a promis.

--A quelles conditions?

--Ah! il ne m’en a pas parlé.»

Et alors il demande au client quelles sont les siennes; celui-ci
offre dix ou douze pour cent avec une année de date; et se retire en
annonçant une visite prochaine pour savoir si ce _monsieur_ aura touché
ses mille écus. C’est ici que va commencer pour l’emprunteur une suite
continuelle de promenades à la demeure de l’usurier: vingt fois il se
présentera chez ce dernier, et toujours il lui répondra...

«Il n’y a pas de ma faute; que voulez-vous? ce _monsieur_, mon ami,
n’a pas touché son argent; le billet est échu, on n’a pas payé, et
l’affaire est au tribunal de commerce.»

On insiste alors, on le supplie de s’adresser à un autre, lui qui
connaît tant de monde; on a grand besoin d’argent; à tout prix, il
en faut. C’est là ce que voulait savoir cet estimable industriel; il
ne vous a fait aller si souvent chez lui que pour vous fatiguer; il
sait que l’attente excite les désirs, et il compte bien que plus vous
attendrez, plus il lui sera facile de vous faire consentir à tout ce
qu’il voudra. C’est ce qui arrive... Quand vous retournez chez lui,
il vous offre, toujours de la part du tiers, 1,000 écus, avec quinze
pour cent d’intérêt pour six mois... Vous vous récriez; jamais vous
n’accepterez des conditions aussi pénibles, et vous le quittez sans
rien conclure... Mais la réflexion arrive, vous avez besoin d’argent; à
qui vous adresser? Vous allez le voir le lendemain, et vous lui dites:

«J’accepte...

--Il est trop tard, vous répond-il, ce _monsieur_ a placé ses fonds...»

Alors, vous le priez de nouveau, il vous fait attendre encore quinze
jours pour vous prouver combien il est difficile de se procurer de
l’argent, et vous finissez par signer une acceptation de 5,000 francs
à six mois de date, contre laquelle vous recevez 2,550 francs.

Si je ne parle ici que de l’usurier grand seigneur, c’est que l’usurier
bourgeois est à Paris ce qu’est à peu près l’usurier des villes de
province; seulement, il est moins dangereux, en ce sens qu’on n’a pas
avec lui des rapports journaliers... Presque toujours, en province,
le prêteur d’argent va au devant de l’emprunteur, tandis qu’à Paris
c’est le contraire; car il est difficile, dans cette grande Babylone
qui change de face à toute heure du jour, de suivre en tous points la
conduite d’un homme, et d’être là sans cesse pour le pousser dans une
voie plutôt que dans une autre. Aussi, celui qui spécule sur les petits
bourgeois ou sur leurs enfants, c’est en général un bon homme qui vit
tranquille, fait chaque jour la sieste, paie bien son terme, et monte
régulièrement sa garde.

Mais il y a dans la conduite du grand usurier, surtout à Paris, des
variantes très-curieuses, et l’on doit s’estimer bien heureux lorsqu’on
reçoit de l’argent monnayé, même avec l’intérêt le plus fort. Vous
lui confiez, par exemple, une acceptation de 6,000 francs, pour qu’il
la fasse escompter; il y met du temps, beaucoup de temps. Vous allez
chaque jour chez lui, et, comme vous êtes très-gêné, il vous avance de
petites sommes; ces petites sommes finissent par en faire une assez
ronde, et lorsque sur 6,000 francs vous en avez reçu à peu près 5,000,
qui sont déjà dépensés, il s’arrête.

«J’ai trouvé, vous dit-il, à placer votre lettre de change; mais la
personne qui veut bien l’escompter exige des arrangements particuliers;
elle vous donnera 5,000 francs d’argent, que je garderai pour rentrer
dans les fonds que je vous ai avancés, et pour les trois autres mille
francs, vous recevrez des marchandises, dont il vous sera, au surplus,
facile de vous défaire...»

Vous avez beau crier que c’est un tour infâme, un guet-apens, l’usurier
vous ferme la bouche en vous disant de lui rendre l’argent qu’il vous
a avancé, et, comme vous ne le pouvez pas, il faut bien en passer par
où il veut. Ces marchandises sont ordinairement des foulards, des
tabatières, des pipes, quelquefois même des objets plus difficiles à
placer.--J’ai connu un jeune homme à qui l’on avait donné en paiement
des pierres à paver, des moellons; ces pierres étaient déposées dans
un chantier... et, le lendemain, le propriétaire du chantier fit dire
à ce jeune homme que, son terrain étant loué, il eût à le débarrasser
le plus tôt possible; force lui fut bien de vendre ses moellons à vil
prix, et de perdre au moins soixante pour cent.--Un autre fut contraint
d’accepter un fonds de café, un troisième un fonds de marchande de
modes.--Enfin un dandy qui a joué, il y a quelques années, un grand
rôle dans le monde fashionable, vit arriver un matin dans la cour de
son hôtel une ménagerie complète: c’étaient des ours, des chameaux, des
singes, plus, deux voitures de souricières; et tout cela en paiement
d’une lettre de change... Jugez de l’effet... Le malheureux ne savait
à quel saint se vouer, dans l’impossibilité où il était de trouver
un acquéreur qui voulût le débarrasser de ces valeurs d’une nouvelle
espèce; il se vit contraint de faire construire sur le boulevard du
Temple une baraque pour y loger ses animaux, et de louer des gens
chargés de les montrer au public, moyennant la modique rétribution de
5 sous par personne... Le dandy était devenu saltimbanque... quelle
chute!...--Je ne m’arrêterais pas si je voulais citer tous les moyens
qu’emploie l’usurier pour écorcher sa victime; sans compter la prison
de Clichy, qui est toujours prête à vous ouvrir ses portes, en cas de
non-paiement à l’échéance.

A propos de Clichy, il est arrivé il y a quelques jours une aventure
plaisante qui trouve naturellement sa place dans ces pages, puisque
c’est un usurier qui y joue le principal rôle.

Donc, mon usurier, auquel je donnerai le premier nom de vaudeville
venu, M. Blainval, par exemple, est un dandy de premier genre, un
lion pur sang, qui, avec 20,000 livres de rente, trouve le moyen
d’en dépenser 50,000 par an sans se ruiner. M. Blainval, malgré ses
quarante-cinq ans, est un abonné de l’Opéra, et comme il jette de temps
en temps son dévolu sur une des nymphes de ce paradis, à l’époque dont
je parle il possédait les bonnes grâces d’une mignonne jeune fille que
j’appellerai Juliette, et il avait la faiblesse de s’en croire aimé,
avec tout l’aplomb que donnent une jolie fortune et les débris d’une
jeunesse orageuse... Hélas! la pauvre petite était loin de partager
les idées de son maître; longtemps elle avait résisté, refusé des
offres brillantes, car elle n’avait que dix-sept ans; mais Blainval,
impatienté, finit par passer des prières aux menaces, il la mit dans
la cruelle alternative de céder ou de se voir chaque jour chutée et
sifflée, et pourtant la pauvre enfant avait du talent. C’est ainsi que
les choses se passent à l’Opéra... Messieurs les abonnés y ont une
puissance illimitée, je ne sais trop à quel titre; ce sont de petits
sultans qui ont transformé ce théâtre en un sérail, où ils jettent
à leur gré le mouchoir; et Juliette fut bien obligée de le ramasser
comme tant d’autres. Mais un jour vint, où elle rencontra sur ses pas
un jeune homme que je nommerai Charles; c’était un beau garçon, à
l’œil vif, à la voix sonore, et lorsqu’elle le compara à l’autre...
Malheureux Blainval, tu avais quarante-cinq ans et un faux toupet...
Cette intrigue durait depuis trois mois, et rien n’était venu troubler
la sécurité des deux amants, lorsqu’un jour la femme de chambre de
Juliette, pour se venger d’avoir été grondée par sa maîtresse, alla
tout dévoiler à Blainval... Il entra dans une colère furieuse, il
voulait aller tout briser chez sa belle, puis peu à peu le calme
succéda à la tempête, et il se mit à réfléchir.

«Si je fais du scandale, se dit-il, le ridicule en retombera sur moi;
je ne puis pas rompre avec Juliette sans motif, et encore moins dire
qu’elle m’a trompé, je serais perdu de réputation... Attendons, avant
de la quitter je veux au moins me venger de l’un et de l’autre.»

Et sans lui faire le moindre reproche, il continua de la voir comme par
le passé; car pour ces messieurs, les relations de ce genre sont bien
plus une question d’amour-propre qu’une affaire de cœur.

A cette époque, Charles avait besoin d’argent, il en cherchait partout,
et commençait à se désespérer, lorsque quelqu’un l’adressa à Blainval.
Malheureusement, il ne connaissait pas ce dernier, ou du moins il
ignorait les relations qui existaient entre lui et Juliette, aussi
alla-t-il donner tête baissée dans les griffes de l’usurier.

Ce fut le lendemain de la trahison de la soubrette que Charles se
présenta chez Blainval... Jugez de la joie de ce dernier. Charles
voulait emprunter mille écus, et Blainval se conduisit d’un façon
héroïque, il prêta la somme entière pour un mois, à cinq pour cent
d’intérêt; et pour toute garantie, il demande d’abord une acceptation,
et ensuite, comme les lettres de change entraînent toujours la
contrainte par corps, il exigea que, pour éviter des frais et des
pertes de temps, Charles lui signât d’avance un acquiescement au
jugement qui le condamnerait par corps, en cas de non-paiement. Rien
n’était plus raisonnable, et le malheureux consentit à tout. Un mois
après, lorsque l’échéance arriva, Charles n’avait pas d’argent; il
avait compté sur des rentrées de fonds, et les rentrées ne s’étaient
pas faites, la lettre de change fut protestée... Pourtant, il était
tranquille.

«Je serai assigné au tribunal de commerce, pensait-il; là, je
demanderai des délais pour payer, et comme Blainval est connu pour un
usurier, on me donnera gain de cause.»

Certes, ce raisonnement ne manquait pas de sens, mais Charles luttait
avec un homme adroit qui voulait une vengeance. Un usurier a toujours
pour suivre ses affaires un huissier qui lui est d’autant plus dévoué
qu’il lui donne une part dans ses bénéfices; aussi Blainval mit le
sien au courant, et lui recommanda de SOUFFLER l’assignation. Pour les
personnes qui ne sont pas au courant des termes du palais, ce mot exige
une explication; SOUFFLER une assignation, c’est ne pas la remettre, ou
faire en sorte qu’elle ne parvienne pas à la personne; or, l’huissier,
pour se tenir à couvert, va rôder autour de la maison du débiteur, et
prend note d’une heure à laquelle le portier est seul dans sa loge, de
sorte que si plus tard il y a réclamation, l’huissier peut jurer sans
crainte qu’il a remis l’assignation au portier, qui, sans doute l’aura
perdue, car il n’y a pas de témoins pour prouver le contraire... Cette
machination fut ourdie avec le plus grand succès contre Charles: le
pauvre garçon, qui n’avait pas été prévenu, fut condamné par défaut, et
comme il avait signé d’avance un acquiescement à ce jugement, il fut un
beau matin pris au saut du lit, et conduit à Clichy.

Depuis une heure il était là, dans sa cellule, la tête baissée,
réfléchissant aux moyens de se tirer d’un aussi mauvais pas, lorsque le
gardien vint lui annoncer qu’il était libre...

Par quel miracle!... Blainval était-il radouci?.... Non, mais Juliette
avait mis ses diamants en gage.

Plus tard, Charles fut à même de lui prouver sa reconnaissance pour
le service qu’elle lui avait rendu; à quelque temps de là il eut le
malheur de perdre une de ses tantes qui lui laissa en mourant 50,000
livres de rente. Mais il n’a pas oublié Blainval.

«Depuis cette affaire, répète-t-il sans cesse, j’ai eu souvent besoin
d’argent, mais je n’ai jamais voulu signer de lettres de change.»

Et pourtant, si on abolissait la lettre de change, que deviendrait
l’usurier!

  =L. JOUSSERANDOT=.



[Illustration: CHICARD.]

[Tête de page]

LE CHICARD.


TOUTES les époques ont dansé: l’ère hébraïque, l’ère romaine, l’ère
française; David, Néron, Louis XIV. Après les rois, les peuples;
quel peuple, quel pôle civilisé n’a pas sa danse individuelle et
caractéristique, sa bourrée, sa tarantelle, sa gigue ou son fandango?
Paris seul, jusqu’à présent était sans type de danse, sans chorégraphie
inter-nationale, et prime-sautière. Paris ne dansait pas, il bâillait;
témoin les raouts de l’hiver dernier, et probablement ceux de l’hiver
futur.--C’est au point que les invitations pour une contredanse se
formulaient ainsi: «Madame me fera-t-elle l’honneur de marcher avec
moi?» Heureusement «un homme s’est rencontré, d’une profondeur de
génie incroyable,» comme aurait pu dire Bossuet. Ce génie profond, ce
pseudonyme incomparable, est aujourd’hui essentiellement populaire et
trop haut monté dans l’opinion publique et les bals masqués, pour que
nous ne lui ouvrions pas à deux battants la case la plus exceptionnelle
de notre musée. _Chicard_ est Français de cœur, sinon de grammaire, et
bien qu’il ne soit pas encore du dictionnaire de l’Académie; mais il en
sera, pour peu que la prochaine édition ait lieu dans le carnaval. En
attendant, célébrons-le, comme le plus divertissant, le plus comique et
le plus populaire barbarisme de l’époque.

Après tout, que faut-il à l’homme de génie? un moule. Bonaparte a
eu pour moule la colonne, l’Anglais Brummel les cravates les plus
empesées du siècle, M. Van Amburgh la gueule de son lion. _Chicard_,
lui, s’est coulé et infusé tout entier dans le moule-carnaval. Là où
tant d’autres, des profanes, des plagiaires, n’avaient vu que matière à
entrechats et à police correctionnelle, il voit, lui, foudre de danse,
regard d’aigle, matière à ovation, royauté vivante à improviser et à
conquérir. Honneur à lui! il a créé une dynastie, il a sa phalange,
ses affidés, ses chicards présomptifs, bande joyeuse, carnaval effréné
qui ne fait qu’un pas depuis le premier entrechat masqué, jusqu’à la
dernière saint-simonienne de la mi-carême.

Le chicard est donc bien plus qu’un masque, c’est un type, un
caractère, une personnalité. Ce n’est que pendant le carnaval qu’on
peut observer le chicard; le reste de l’année, il rentre plus ou moins
dans la catégorie du viveur. Selon son rang, son état ou sa fortune,
il fréquente la Chaumière, le Ranelagh ou le Chalet; il est étudiant,
dandy ou clerc de notaire; commis, ou négociant de peaux de lapins.
C’est un homme qui ressemble à tous les autres hommes: n’allez pas
cependant le confondre avec le commis voyageur. Le vrai chicard ne
vit que trois jours chaque année; c’est une chrysalide qui brise son
écorce. C’est un papillon qui meurt pour s’être trop approché des
lustres du bal masqué.

Mais certaines personnes, qui ne connaissent le carnaval que par le
stationnaire domino, seraient peut-être en droit de nous dire:--Après
tout, qu’est-ce que le roi de tout ce peuple, qu’est-ce que la racine
de tous ces adjectifs, expliquez-nous chicard, où est chicard? Quel est
ce mythe, ce symbole, cette allégorie, ce miracle? Chicard, est-ce un
être fictif comme Bouginier, ou comme Credeville? est-ce un évangile
comme l’abbé Châtel? est-ce un obélisque comme M. Lebas? est-ce un
tilbury comme M. Duponchel? Arrêtez, allez au bal, j’entends le bal
où l’on ne danse pas, mais où l’on roule et tourbillonne; là vous
le verrez, ou plutôt vous ne le verrez pas; mais vous le devinerez;
on vous en montrera dix, et ce ne sera pas lui; enfin, au milieu
d’un cercle de curieux, d’une avalanche de pierrots, de débardeurs,
de corsaires, vous découvrirez une pantomime sublime, des poses
merveilleuses, irréprochables au point de vue de la grâce, des mœurs
et du garde municipal. Callot et Hoffmann, Hogarth et Breughel, tous
les fous célèbres réunis ensemble, des prunelles dévorantes, une force
comique incalculable, Sathaniel en habit de masque, un costume ou
une furie qui résume les physionomies dansantes de tous les peuples,
le _punch_ des Anglais, le _pulcinella_ napolitain, le _gracioso_
espagnol, l’_almée_ des Orientaux; et nous Français, nous seuls
manquions jusqu’à ce jour d’un mérite de ce genre: mais aujourd’hui
cette lacune est comblée; Chicard existe, c’est un _primitif_, c’est
une _racine_, c’est un règne. Chicard a créé _chicandard_, _chicarder_,
_chicander_; l’étymologie est complète.

Il est donc certain que sous cette reliure bouffonne, et ce diadème de
grelots, la nature a caché un des génies les plus complets et les plus
profonds de l’époque. Assurément on ne mérite pas d’être modelé toutes
les minutes, d’avoir à chaque pose, à chaque évolution vertébrale et
chorégraphique, le sort de l’Apollon du Belvédère, sans avoir en soi
une puissance qui, pour se révéler par des allégories d’attitude, n’en
suppose pas moins une organisation phrénologique supérieure. On ne
révolutionne pas les cinq unités de la danse, on ne suspend pas tout
un bal masqué à son geste, avec des facultés roturières et normales.
On vante beaucoup Napoléon pour avoir détruit le vieux système de
circonvallation de l’archiduc Charles; l’homme de génie qui s’est fait
appeler Chicard, a modifié complétement la chorégraphie française; il
a dénaturé les pastourelles, métamorphosé les poules, septembrisé les
trénis, ou, pour mieux dire, il a repétri ces antiques figures à son
image, il a créé sa contredanse-chicard, cette danse modèle tour à tour
anacréontique, macaronique ou macabre; ce n’est ni Marcel, ni Vestris,
ni Mazurier, tout chez lui est renouvelé et entièrement renaissance;
balancés, en avant deux, queues du chat, tours de main, c’est chicard!
les entrechats de Paul lui-même, ce zéphire qui montait si haut dans
les frises de l’Opéra, s’agenouilleraient devant lui.

Cependant ce serait une grave hérésie de chercher Chicard et ses
compagnons dans les bals vulgaires, sans physionomie, sans hardiesse,
ou mieux dans ces raouts purement cyniques et grossiers où l’on devine
l’Arétin vulgaire du Saumon ou du Prado. Tel n’est pas Chicard. Il est
trop dieu pour se commettre dans de pareils enfers. Il y a d’ailleurs
des cadres où sa physionomie ne serait pas appréciée: tout ce qu’il y
a de magique et de sublime dans sa danse ne peut s’adresser à la fibre
prosaïque. Therpsichore Faubourienne ne saurait le revendiquer; et s’il
est vrai qu’il ait dénaturé les menuets et les gavotes du grand monde,
il a également renversé dans l’ornière du rétrospectif les fricassées
de la barrière. Le bal masqué que Chicard privilégie de sa présence est
donc véritablement consacré, c’est une vogue assurée, la foule sera là,
foule artistique et costumée qui cache souvent un blason et plusieurs
quartiers de noblesse sous la veste du malin ou le paletot du pêcheur.
Partout Chicard est en chef, son panache surnage, sa tête est une
oriflamme, comme celle de Henri IV. Il varie d’ailleurs dans le choix
des bals, tantôt Musard, tantôt Valentino: l’année dernière c’était la
Renaissance; il y faisait littéralement fureur, c’est là qu’il a été
lithographié; il méritait des statues, mais nous plaçons si mal notre
marbre dans ce siècle d’ingratitude! Vous verrez que ce seront nos
petits-neveux costumés, nos arlequins de petits-fils qui décréteront
une colonne à Chicard.

Mais, comme tous les grands hommes qui jettent au vent leur verve et
leur génie, Chicard a compris la nécessité de se concentrer lui-même
dans une institution digne de lui, il a voulu créer un modèle, un
spécimen qui pût lui servir de piédestal, et réfuter ainsi à l’avance
les jaloux ou les ingrats qui seraient tentés de vous dire:--Qu’a
fait Chicard?--Ce qu’il a fait? C’est son bal, l’un des plus beaux
monuments épiques qu’on ait mis en action, ce bal dont un seul
quadrille suffirait pour faire la réputation d’un homme, ce temple
destiné à protéger éternellement le carnaval français, comme le
Panthéon ne protége pas la mémoire des grands hommes.

Beaucoup de personnes parlent donc du bal Chicard, mais seulement
par ouï dire, sans impression oculaire. C’est tout simple, n’est pas
admis qui veut dans ce bal qui a son genre d’aristocratie, ou de
franc-maçonnerie, si l’on aime mieux. Le bal Chicard a ses rites, ses
règlements, ses préceptes qu’il faut connaître d’avance, sous peine de
se voir excommunié et voué à Musard. C’est une cérémonie religieuse,
un culte, une adoration. D’ailleurs une invitation est de toute
nécessité, et c’est Chicard qui se charge lui-même d’en rédiger les
termes. Feuilletonnistes, vaudevillistes, caricaturistes littéraires,
vous parlez de style, de verve, d’entrechat la plume à la main, lisez
les lettres Chicard, et dites si tout l’esprit qui s’imprime n’est pas
vaincu par ce style, par cette verve, par cet entrechat?--Dites, si
de pareils paragraphes ne méritent pas toutes les reliures, dorures,
ciselures et illustrations de notre éditeur. Chicard n’écrit pas,
il danse; vous le voyez s’élancer, bondir à travers ses phrases.
Heureux les gens qu’il honore de ses invitations, et surtout de ses
épîtres, c’est à les boire comme de l’aï frappé, tant elles moussent
et pétillent. Quand vous avez une pareille lettre qui vous valse dans
la poche, restez chez vous si vous pouvez, le jour anniversaire du bal
_Chicard_.

C’est dans le plus vaste salon des _Vendanges de Bourgogne_ qu’a
lieu ce bal véritablement cyclopéen. Le choix le plus sévère préside
aux oripeaux et à l’extérieur des invités. Toute personne qui se
présenterait sous un costume déclaré banal ou épicier, tel que Jean
de Paris, turc, arbalétrier du temps de Henri III, jardinier rococo,
ou Zampa, serait sévèrement éconduite comme funambule. C’est tout au
plus si le Robert-Macaire pur et simple est admis. Les gants jaunes
sont tolérés, mais sont généralement mal vus. Du reste, les lettres que
Chicard vous adresse vous mettent en quelques calembours, que la saison
nous permettrait à peine de rapporter, parfaitement au courant de vos
devoirs.

On rencontre à ce bal le plus curieux pêle-mêle de nuances sociales,
de contrastes déguisés, les têtes les plus graves de publicistes,
enchevêtrées avec ce que la littérature et les ateliers produisent
de plus échevelé. Là, plus de numéro d’ordre, plus de catégories,
de conditions; tout est nivelé, fondu dans l’immense tourbillon des
costumes et des quadrilles. Sans nommer aucun masque, qu’il nous
suffise de dire que les gens les mieux posés assistent régulièrement
aux bals Chicard; c’est chez eux une tradition, un article de foi, un
pèlerinage irrésistible, tant on y trouve chaque année de nouvelles
créations, d’imbroglios imprévus, de physionomies inédites.

Mais comment décrire l’ensemble de cette réunion vraiment unique qui
ferait pâlir les nuits les plus vénitiennes, les orgies les plus
seizième siècle. Imaginez des myriades de voix, de cris, de chants;
des épithètes qui volent comme des traits d’un bout de la salle à
l’autre, des ovations, des trépignements, un pandémonium continu de
figures tour à tour rouges, violettes, blanches, jaunes, tatouées; et
les quadrilles où l’on ne distingue qu’un seul costume, une flamme
qui s’élance, tournoie et voltige; une folie, un éclat de rire qui
dure une nuit, une réunion que Milton aurait assurément annexée à son
enfer, quelque chose de surhumain, de démoniaque, dont aucune phrase ne
saurait donner une idée, un tableau qu’il faut renoncer à peindre, car
la parole ne reproduit ni le reflet volcanique du vin de Champagne, ni
les rayons d’or et d’azur du punch enflammé: une ronde du sabbat, voilà
le bal Chicard.

Mais les grands personnages, les publicistes, les rapins échevelés, les
littérateurs, les commis, les clercs de notaire, tout cela ne forme
que la moitié d’un bal, l’autre moitié, et la plus belle, où Chicard
va-t-il la prendre, quelles sont les femmes assez grecques, assez
Pompadour, assez humanitaires, pour être constamment à la hauteur de
cette chorégraphie, de cette passion, de cette littérature? Ces femmes
ne sont ni des bacchantes de la Thrace, ni des marquises des petits
soupers, ni des sectatrices métaphysiques de l’attraction passionnée;
elles n’ont jamais entendu parler des bacchanales, et ne lisent jamais
ni Crébillon fils, ni madame Gatti de Gamond. Vous demandez dans quel
lieu Chicard prend ses danseuses: partout et nulle part. Il les choisit
tantôt dans les magasins de la lingère, tantôt au comptoir des cafés,
tantôt dans les boudoirs d’une foule de rues que nous pourrions citer,
tantôt dans la rue elle-même, tantôt dans ces salons où, au lieu de
faire de l’esprit, on fait de l’amour; partout enfin où l’on choisit
ses passions d’un mois, ses maîtresses d’un jour, ses plaisirs d’un
moment. Ces éléments si divergents en apparence, cette foule bariolée,
s’organise, se groupe, se pare, et lorsque la nuit solennelle est
arrivée, il sort de toute cette confusion la plus irrésistible de
toutes les aristocraties, celle de la beauté.

Quelques jours avant la fête, Jupiter-Chicard fait sa tournée avec
Mercure. Il ne se déguise ni en cygne, ni en taureau, ni en pluie d’or;
il porte un paletot comme tous les mortels, et il pénètre dans les
mansardes, dans les magasins, dans les boudoirs, dans les ateliers,
partout où il croit trouver une jolie femme. Là il se livre à un examen
approfondi, nous croyons même qu’il prend des notes, et si le résultat
de ses observations est favorable, il inscrit un nom de plus sur son
carnet d’invitations. C’est Mercure qui sert de secrétaire. Il ne
suffit pas d’avoir été admise une fois à ce bal pour en faire toujours
partie: malheur à celles dont l’œil aura perdu son éclat depuis l’année
dernière, dont la taille sera moins svelte, le pied moins léger, les
lèvres moins souriantes; elles disparaîtront immédiatement de la liste
des élues. Jupiter n’entend pas raillerie là-dessus; soyez toujours
belles, et il vous invitera toujours. Dans un certain monde, une
invitation au bal Chicard est considérée comme un brevet, on s’en sert
comme d’un diplôme de jolie femme. Au carnaval dernier, quatre femmes
s’asphyxièrent de douleur de n’avoir pas été jugées dignes de pénétrer
dans le sanctuaire.

Assez de généralités! maintenant pénétrons dans les détails, et voyons
ce qu’il y a au fond de toutes ces joies. La gloire de Chicard est
incontestable. Étudions les bases sur lesquelles repose sa puissance.
Il est temps de nous rapprocher du monarque. Avançons sans crainte,
et tâchons de ne pas être éblouis par les rayons de l’auréole divine.
_Incessu patuit Deus._ Chicard marche comme un dieu.

Il s’avance la tête recouverte d’un casque de carton vert-bronze
surmonté d’un plumet rouge,--l’antiquité, et la garde
nationale.--Comment laisserions-nous passer ce casque sans nous arrêter
un moment devant lui: est-il dans tous les musées d’artillerie,
dans toutes les collections Dusommerard, chez tous les marchands de
bric-à-brac, un monument plus saint, une relique plus auguste? Lors
même qu’on nous montrerait ce casque qu’Énée tient si délicatement sur
ses genoux lorsqu’il raconte ses infortunes à Didon, nous ne serions
pas saisis d’une vénération plus grande. Savez-vous ce que c’est que
le casque en carton de Chicard? C’est un des plus grands succès de
l’époque, une des plus grandes popularités de la littérature, c’est
l’aurore du romantisme, le casque enfin avec lequel M. Marty jouait
_le Solitaire_! Cette plume qui flotte au milieu du bal s’est courbée
sous les tempêtes du Mont-Sauvage, elle s’est inclinée tremblante
devant la vierge du monastère, elle a frissonné quand les échos de la
chapelle répétèrent: Anathème! Anathème! Ce casque a eu trois cents
représentations; et maintenant, tout bosselé qu’il a été dans vingt
Pavies carnavalesques, il ombrage encore glorieusement le front d’un
héros. Quand Chicard sera mort, son casque sera acheté par un Anglais,
plus cher que le petit chapeau du grand homme. Maintenant passons au
reste du costume de Chicard. Pour justaucorps, il a le vaste gilet des
financiers de Molière, cette partie de son costume représente la haute
comédie; ses pantalons sont de larges brayes à la Louis XIII, hommage
indirect rendu à la mémoire de Marion Delorme; un tricot révèle ses
formes, et témoigne de la nudité indispensable à un dieu, ses pieds
se cachent dans des bottes à revers, tristes débris du directoire et
de l’empire. Pour honorer la mémoire de l’ancien Opéra-Comique, il
porte une cravate à la Colin et des gants de chevalier comme Jean
de Paris. Ce costume, c’est un résumé historique, une épopée, une
Iliade; vous sentez que vous êtes en présence du dieu le plus fêté de
notre époque. Ce casque, cette corde à puits en guise de ceinturon,
ces épaulettes de garde national, cette écaille d’huître, décoration
emblématique dont le ruban rouge est une patte d’écrevisse, tous ces
oripeaux sont une dérision, un coup de pied donné au passé; il y en a
pour toutes les époques, pour tous les goûts, pour toutes les gloires.
La tête de Chicard est une satire de l’ancienne tragédie, peut-être
une personnalité contre mademoiselle Rachel, et contre les classiques;
ses jambes insultent au moyen âge, ses pieds foulent les gloires
républicaines et impériales ressemelées. Saluez donc cet amalgame
philosophique, ces guenilles qui écrivent l’histoire, cette défroque
qui renferme toute la morale de nos jours; inclinez-vous devant notre
maître à tous, devant le dieu de la parodie!

[Illustration]

Voilà Jupiter. Cherchons à présent son épouse, la blonde Junon;
peut-être est-elle occupée à gémir derrière quelque nuage des
innombrables infidélités de son époux! La voici: au lieu de pleurer,
elle danse; quels pas! quels gestes, quelle tournure! Junon a l’air
d’une revendeuse à la toilette; nous parlons de revendeuse pour être
polis, car vraiment c’est à toute autre chose qu’elle ressemble. Voyez
cette robe fanée qui n’a pas été faite pour elle, ces faux cheveux qui
pendent sur ses épaules, ces airs de jeune fille à la fois pudibonde
et subjuguée, ce sourire qui provoque un accord satanique. N’avez-vous
pas entendu quelquefois une femme pareille, vieille et parée d’un luxe
douteux, chuchoter à votre oreille des paroles incompréhensibles, le
soir? D’où vient que le dieu habituellement si difficile sur la beauté
a choisi une épouse aussi laide? Rassurez-vous, ceci est encore un
symbole, un mythe, une allégorie; c’est un homme déguisé qui remplit le
rôle de la femme de Jupiter. Ceci est du haut Aristophane.

[Illustration]

Nous avons vu Jupiter dansant, face à face; maintenant passons l’Olympe
en revue. De nos jours, les dieux sont devenus plus accessibles, et
les déesses aussi. Le premier qui s’offre à nous, c’est Mercure;
l’infortuné! comme il a vieilli depuis la guerre de Troie. Les ailes
de ses pieds et de ses mains sont tombées, son teint s’est aviné,
son ventre a grossi; il porte un petit chapeau à la Napoléon, des
manchettes en dentelles, comme les maltotiers de la régence, une
chemise en batiste, dérobée à quelqu’une des plus illustres spécialités
du genre; son habit à la Robespierre est rapiécé d’un côté par des
assignats, de l’autre par d’innombrables promesses d’actions. Mercure
attire les chalands d’une voix chevrotante: Qui veut des mines
de houille, des mines d’or, des mines d’argent, à l’épreuve des
inondations et de la police correctionnelle? Pauvre Mercure, quel
changement! tu as bien fait de quitter ton nom et de t’appeler le
_banquier Floumann_. Toi aussi, comme Jupiter, tu es une parodie!

Dans cette singulière mythologie, Mercure cumule ses fonctions avec
celles d’Apollon; quand tous les dieux sont réunis, c’est lui qui
charme leurs loisirs en chantant gaiement la Barcarolle; pendant
qu’ils sablent l’ambroisie d’Épernay, ou le nectar de Cognac, Floumann
improvise; il apprend aux hommes à célébrer le vin qu’il nomme _picton_
et les belles qu’il appelle tout simplement _femmes_. Il exalte en
hexamètres plus ou moins harmonieux, les charmes de la Vénus chicarde,
sortie un jour de l’écume du vin de Champagne; il dit les douleurs d’un
débardeur poursuivant une bergère; il enseigne comment on triomphe d’un
domino rebelle, sans le changer en laurier. Mercure, Apollon, Floumann
connaît tous les beaux-arts, s’il n’apprend plus des pas nouveaux aux
nymphes de la Thessalie, c’est lui qui rédige les danses de Chicard, il
est chorégraphe comme Coraly ou Mazillier, et ses pas, au lieu de faire
bâiller l’Opéra, courent le monde sur les ailes du carnaval. Avant un
an tous les premiers sujets de M. Duponchel en viendront de cachuchas
en cachuchas, à demander des pas nouveaux au seul maître de ballets
de notre époque de sauteurs. Quelquefois Apollon consent à livrer ses
inspirations aux simples mortels: Achard, Chaudes-Aigues, Levassor,
ont souvent chanté ses vers populaires au milieu des éclats de rire de
toute une salle. Le cœur du titi n’a pour lui aucun secret, Floumann
pourrait aborder le Vaudeville; il serait au moins un frère Cogniard
s’il n’était Dieu.

[Illustration]

O Muse, qui me guide dans ce labyrinthe olympien, l’ai-je bien entendu?
cet homme revêtu d’un justaucorps et d’une culotte courte de paillasse,
avec une pudique ceinture de duvet d’oie, c’est le vainqueur du monstre
de Némée et de plusieurs hydres célèbres; Hercule en gants jaunes,
coiffé du chapeau d’Arlequin, et portant sur un diadème en carton,
hérissé de viles plumes d’oie, cette inscription: _Çovage sivilizé_,
c’est vraiment à ne pas y croire, malgré ses sandales romaines, malgré
sa peau de tigre en guise de dépouille de lion. Hercule, qu’as-tu fait
de ta massue? Passons, me dit la Muse, c’est encore une parodie.

[Illustration: LA LOGE.]

Il y a peut-être dans le _Çovage_ une attaque indirecte contre la
colonisation d’Alger; c’est une épigramme contre la fusion de l’Orient
et de l’Occident, un coup de boutoir donné au saint-simonisme.

[Illustration]

Hercule traîne après lui un gros homme vêtu d’un simple maillot
couleur de chair, la face rubiconde, les yeux éteints, la démarche
vacillante. Cet homme ou plutôt ce ventre, c’est Silène. Bacchus en
effet ne pouvait pas faire partie de cette mythologie; Bacchus est un
dieu trop prude, trop gentilhomme, trop feuille de vigne pour présider
les modernes bacchanales. Bacchus, c’est l’ivresse généreuse qui fait
naître les ardents désirs, les vives reparties, les sentimentales
ardeurs; Silène, c’est l’étourdissement qui rend le corps paresseux,
les lèvres bégayantes, l’esprit pantagruélique; l’un est le nectar
qui transporte aux cieux; l’autre est le vin qui attache à la terre.
Bacchus, accablé de lassitude, s’endort sous quelque bosquet fleuri où
les nymphes émues viennent le contempler; Silène trébuche au coin d’une
borne, ou s’endort entre deux brocs qu’il a vidés. Don Juan, Richelieu,
Casanova, tous ceux qui ont vécu pour jouir, invoquaient Bacchus;
aujourd’hui le Pégase de la gaieté française est l’âne de Silène.

[Illustration]

Voici enfin _Balochard_ et _Pétrin_, le Comus et le Momus de cette
mythologie. Balochard a été déjà déifié au Palais-Royal, il a reçu
l’apothéose du vaudeville, il porte un bourgeron et des pantalons
de grosse cavalerie, ses reins sont entourés d’une ceinture rouge,
et sa tête est surmontée d’un feutre gris qui trahit les nombreuses
mésaventures bachiques de son propriétaire. Il participe à la fois
du Lepeintre aîné et du corsaire romantique, il fait le calembour de
l’empire et chante les vers échevelés de la restauration. Il réunit
en lui la gaieté de deux époques; il se moque de toutes les deux à la
fois: c’est une double parodie!

Balochard représente surtout la gaieté du peuple; c’est l’ouvrier
spirituel, insouciant, tapageur, qui trône à la barrière. C’est la
racine cubique du gamin, et l’idéal du Titi. Il fait de l’esprit
comme on tire la savate. Il se moque de tout, et principalement de
ce qui est au-dessus de lui; c’est un des plus illustres trognons de
pomme de l’Ambigu, une des plus célèbres reparties des bals masqués.
Balochard aime la dive bouteille; mais à la manière de Rabelais, plutôt
pour se mettre en joie que pour se _soûler_. Balochard est aussi une
racine; on dit _balocher_, comme on dit _chicarder_; _balocher_ a une
signification très-étendue; c’est un verbe qui s’applique à la vie
en général, c’est quelque chose de plus que flâner, c’est l’activité
de la paresse, l’insouciance avec un petit verre dans la tête. Henri
IV touche par certains côtés au Balochard, et le roi Réné le résume
dans son acception la plus élevée. Sous la restauration, le Balochard
n’existait pas, on ne connaissait que des troubadours; il a fallu une
révolution pour le produire. Balochard est né le 30 juillet 1830, en
même temps que le saint-simonisme et la _chahut_.

Quant à _Pétrin_, nous avons eu tort de dire qu’il était dieu, c’est
un symbole, il résume tout, absorbe tout, matérialise tout: c’est la
confusion qui a pris une forme, c’est le présent fait masque!

[Illustration]

Ainsi donc, vous le voyez, tout s’enchaîne et se lie, le sentiment
moral d’un siècle se reflète partout. Chaque chose qui émane de la
masse a sa signification. Presque toujours ses divertissements cachent
une satire, ses chants, une leçon, ses sympathies, un enseignement.
Dans toutes ces personnifications burlesques que nous venons de
décrire, ne voyez-vous pas tracée tout au long l’histoire de notre
scepticisme. Le carnaval de nos jours n’est plus un délassement
ordinaire, c’est une espèce de comédie aristophanique que le peuple,
ce grand comique, se joue à lui-même, et à laquelle tout le monde se
mêle sans en comprendre la portée.

Mais nous voici arrivés au moment le plus intéressant de cette
solennité carnavalesque. L’orchestre a donné le signal, et quel
orchestre! dix pistolets solo, quatre grosses caisses, trois cymbales,
douze cornets à piston, six violons et une cloche. Au premier coup de
ce carillon, de ce branle-bas, de ce tocsin, la foule s’est élancée;
que fait-elle au milieu du tourbillon de poussière que soulèvent ses
pas? quelle danse exécute-t-elle? Est-ce la sarabande, la pavane,
la gavotte, la farandole, la porcheronne de nos pères? Est-ce le
poëme épique auquel les bayadères ont donné le nom de pas? Est-ce la
cachucha, cette espèce d’ode à Priape, que l’on danse en Espagne, au
lieu de la chanter?

Ce n’est point une danse, c’est encore une parodie; parodie de l’amour,
de la grâce, de l’ancienne politesse française, et, admirez jusqu’où
peut aller chez nous l’ardeur de la dérision! parodie de la volupté;
tout est réuni dans cette comédie licencieuse qu’on nomme la _chahut_.
Ici les figures sont remplacées par des scènes; on ne danse pas, on
agit; le drame de l’amour est représenté dans toutes ses péripéties;
tout ce qui peut contribuer à en faire deviner le dénoûment est mis
en œuvre; pour aider à la vérité de sa pantomime, le danseur, ou
plutôt l’acteur, appelle ses muscles à son secours; il s’agite, il se
disloque, il trépigne, tous ses mouvements ont un sens, toutes ses
contorsions sont des emblèmes; ce que les bras ont indiqué, les yeux
achèvent de le dire; les hanches et les reins ont aussi leurs figures
de rhétorique, leur éloquence. Effrayant assemblage de cris stridents,
de rires convulsifs, de dissonances gutturales, d’inimaginables
contorsions. Danse bruyante, effrénée, satanique, avec ses battements
de mains, ses évolutions de bras, ses frémissements de hanches, ses
tressaillements de reins, ses trépignements de pieds, ses attaques du
geste et de la voix; elle saute, glisse, se plie, se courbe, se cabre;
dévergondée, furieuse, la sueur au front, l’œil en feu, le délire
au visage. Telle est cette danse que nous venons d’indiquer, mais
dont nulle plume ne peut retracer l’insolence lascive, la brutalité
poétique, le dévergondage spirituel; le vers de Pétrone ne serait pas
assez large pour la contenir; elle effraierait même la verve de Piron.

Autour des danseurs circule la foule de ceux qui n’ont pu prendre
place aux quadrilles, foule animée qui parle de tout et surtout
d’amour; les protestations et les railleries s’entre-choquent, un
calembour coupe court à une déclaration, un serment se déguise sous un
coq-à-l’âne.--Donnez-moi votre adresse.--Je suis retenue jusqu’à la
douzième.--Je vous prendrai à la sortie du bal.--Va pour le petit verre.

Et toutes ces femmes dont nous parlions tout à l’heure, comme elles
sont vives, folles, charmantes, pleines de laisser-aller; comme elles
sont heureuses, les unes de pouvoir être canailles à leur aise,
les autres de cesser de l’être un moment. Qu’importe d’ailleurs le
caractère de leur gaieté, pourvu qu’elles soient belles et gracieuses.
La grâce et la beauté, voilà tout l’esprit des femmes.

Mais voici que toute cette passion gesticulée, toute cette ardeur
aphrodisiaque, ont besoin de repos. Il faut qu’un plaisir soulage d’un
autre plaisir. Le moment de se mettre à table est arrivé: hommes et
femmes viennent prendre place autour du festin. Ce n’est point le
souper de la régence, ce n’est pas non plus tout à fait l’orgie du
Bas-Empire; le geste se modère, l’allure des convives devient plus
décente; les fleurs, les lustres, les mets, les vins, les femmes,
tout cela c’est de la poésie, et tout cela est répandu à foison dans
la galerie du festin. La galanterie française, l’antique verve qui
commence à Rabelais et qui finit à Béranger, reprennent le dessus. Tout
le monde sent le besoin de devenir spirituel; on oublie le dévergondage
du bal; le champagne arrive, ce vin national par excellence, ce nectar
de la saillie, cette ambroisie du calembour, cet hypocrène du propos
grivois. L’effervescence passée fait place à une effervescence plus
douce, et le Français se retrouve tout entier devant une chanson!

Il y a des gens qui disent que la France est une citadelle, nous
soutenons que la France est un vaste caveau moderne. Dans cet heureux
pays, tout le monde naît chansonnier, le chicard plus que tout autre;
de même que la danse, il a révolutionné le couplet; son lyrisme ne
ressemble ni à celui d’Anacréon, ni à celui de Parny, ni à celui de
Piron, encore moins à celui de Désaugiers; son couplet est vif sans
cependant tomber dans la barcarolle, il est mélancolique sans empiéter
sur la ballade, il peut se chanter à deux ou à trois voix, avec ou sans
accompagnement de guitare, et cependant ce n’est point un nocturne.
La chanson du Chicard est tour à tour triste, gaie, sentimentale,
graveleuse, c’est une espèce de _chahut_ chantée, une parodie de toutes
les poésies et de tous les états de l’âme, un cantique dérisoire en
l’honneur de l’amour. Nous connaissons de ces chansons qui commencent
comme un _lied_ de Schubert, et qui finissent par la rifla, fla, fla.
Le Chicard improvise toujours et n’écrit jamais ce qu’il improvise;
voilà pourquoi tout le monde ne connaît sa verve que par fragments;
on retient les vers, et on oublie la chanson. Les imprimeries les
plus clandestines d’Avignon n’ont point encore pu imprimer le recueil
des _Vendanges de Bourgogne_: voilà cependant comment se perdent les
monuments les plus importants de la littérature nationale.

Le Chicard vient de livrer son dernier couplet aux convives. Ce refrain
a électrisé toutes les têtes; le champagne a déposé son volcan dans
chaque cerveau; tous ces vésuves demandent une issue. Ici nous rentrons
complétement dans le Bas-Empire. On se cherche, on se fuit; comme
dans Virgile chaque homme est un berger qui court après une Galatée;
Aglaé, Amanda, mesdames de Saint-Victor, de Laurencey, de Walmont,
mademoiselle Lise, madame Vautrin, filles, femmes galantes, grisettes,
dames de comptoir, tout cela est mêlé, confondu, démocratisé par le
délire. C’est le moment où les bacchantes de Thrace coupaient des
hommes en morceaux. Malheur à l’Orphée de l’orchestre; si on le porte
en triomphe, il est perdu. Mais l’Orphée a conservé son sang-froid,
les sons deviennent plus lents; on supprime la cloche, on renonce à la
poudre fulminante. Le bal tout entier reprend haleine. Alors surgit un
autre danger; le chef d’orchestre est en sûreté, mais la morale est en
péril: d’illicites ardeurs sont nées au contact de tous ces épidermes,
quelques bergères faciles ont toléré des familiarités indiscrètes,
quelques couples hardis prennent des poses excessivement mythologiques,
d’autres sont sur le point de faire tableau. Une voix a crié
d’éteindre les lustres; il ne nous resterait plus qu’à nous esquiver
si à un coup d’œil de Chicard la musique n’éclatait de nouveau. Le
_fa_ des pistolets se mêle à l’_ut_ des capsules, la cloche sonne,
les violons crient, les cornets éclatent comme un feu d’artifice. Le
démon de la danse reprend tout à coup le dessus, les mains cherchent
les mains, soudain la danse recommence, mais ce n’est plus une danse,
c’est une éruption; on se mêle, on se heurte, on tourbillonne; les uns
valsent, les autres galopent, les autres font tout cela à la fois. Les
chapeaux volent en l’air, les cheveux flottent, les ceintures tombent,
c’est une mer en démence, un océan d’oripeaux, c’est une saturnale
antique, une mystérieuse orgie de Templiers. L’orchestre roule comme le
tonnerre sur ces flots soulevés, et à chaque éclat de foudre musicale,
la tempête recommence plus ardente, plus furieuse, plus échevelée,
jusqu’à ce que la voix de Dieu se fasse entendre par l’intermédiaire du
cadran, et dise à ces vagues indomptées: Vous n’irez pas plus loin.

Quelquefois au milieu de cette frénésie, les fichus s’en vont,
les corsages craquent, les jupons se déchirent, malheur à celle
qui voudrait s’arrêter en chemin pour réparer le désastre de sa
toilette, l’impitoyable galop passerait sur elle comme une trombe,
et la foulerait aux pieds. Qui songe d’ailleurs à sa toilette dans
un pareil moment. Qu’importe ce que les périls de la danse pourront
livrer aux regards, d’appas inattendus, de trésors cachés; un peu
plus ou un peu moins de nudité ne fait rien à l’affaire; d’ailleurs
tous ces danseurs sont trop artistes pour s’en apercevoir, il n’y a
guère que les gardes municipaux sur qui ces sortes de choses fassent
encore quelqu’impression, et tout garde municipal qui se présenterait
aux _Vendanges de Bourgogne_ serait immédiatement conduit au violon.
Laissez donc passer ces tailles que le lacet ne retient plus, ces
bras dont nulle gaze ne cache les contours, on ne songe plus à toutes
ces bagatelles; demain seulement, toutes ces femmes si belles, si
fraîches la veille, se demanderont d’où vient la pâleur de leur teint,
la maigreur de leurs bras; elle chercheront à savoir ce qui a pu les
vieillir ainsi en un instant, sans songer qu’elles se sont livrées
pendant toute une nuit à ce minotaure moderne qui s’appelle le galop
chicard.

Il faut un but à tous ces enthousiasmes, il faut une direction à toutes
ces ardeurs. Ce but, cette direction? c’est l’apothéose de Chicard.
Mille voix répètent à l’envi cette proposition de la reconnaissance. Le
moment est venu de sacrifier véritablement à la religion du plaisir,
_nobis deus hæc otia fecit_. C’est un dieu qui leur a procuré ces doux
loisirs, et ils savent que ce dieu s’appelle Chicard. On se querelle,
on se bat, on se renverse, c’est à qui aura l’honneur de contribuer
au triomphe de la divinité. Les femmes baisent le bout de sa tunique,
d’autres cherchent à arracher une mèche de sa perruque, en voici
qui jettent des fleurs devant ses pas comme aux panathénées de la
Grèce. Le cortége est formé, bientôt il se déroule comme un serpent.
Postillons de Lonjumeau, Alsaciennes, débardeurs, marquises plus ou
moins Pompadour, bergères, gardes françaises, croque-morts, Andalouses,
défilent devant le dieu au bruit d’un orchestre qui ne compte plus
que des cuivres et des tambours. Toutes les poitrines hurlent le
même refrain. Jupiter seul est impassible. L’orgie a passé sur lui
sans l’atteindre, car il est le carnaval personnifié, drapé dans ses
guenilles divines, il reçoit l’encens sans en être enivré; quelquefois
même il daigne se manifester aux simples mortels; il fait une gambade,
et c’est pour enrichir sa danse favorite d’une nouvelle figure; il
parle, et le vocabulaire rabelaisien compte un bon mot de plus.

[Illustration]

Mais avant que Jupiter ait disparu, laisserons-nous passer sans le
saluer encore une fois ce casque si attendrissant, si élégiaque, de
Marty? L’homme qui portait cette coiffure existe encore. Parfois on
le voit errer comme l’ombre du malheur dans les corridors les plus
élevés du théâtre de la Gaîté ou de l’Ambigu. Des hautes régions
du poulailler, il jette un coup d’œil dédaigneux sur les folles
contorsions du drame moderne, qui arrachent à peine çà et là quelques
larmes furtives à l’auditoire; il se rappelle ces temps glorieux du
_Solitaire_, pendant lesquels les queues n’étaient pas inventées,
mais où l’on refusait beaucoup de billets au bureau. Alors brune
était encore sa chevelure, et lançaient des éclairs ses yeux; comme
un tonnerre retentissait sa voix, comme une avalanche résonnaient ses
pas sous les voûtes du monastère. Hélas! comment ont fini ces beaux
jours, Élodie la vierge du couvent, Élodie la colombe des ruines,
Élodie l’ange d’Unterwald est devenue portière, et le casque de son
amant ombrage le front de Chicard? Cependant Marty est fier, et il a
raison de l’être, car jamais gloire ne fut plus pure que la sienne.
Aujourd’hui l’on dit Talma, Frédéric, Bocage, mais on dit toujours
monsieur Marty, tant est grande la vénération que ce nom inspire.
Ce que c’est que d’avoir été toute sa vie innocent, malheureux,
chevaleresque et persécuté! Marty sera le seul _Monsieur_ admis par la
postérité.

Ces morceaux de carton qui furent une visière, M. Guilbert de
Pixérécourt s’inclina devant eux après la première représentation du
_Solitaire_, et leur dit «Soldats, je suis content de vous.» Ces débris
augustes, Chicard les porte sans orgueil, comme il porterait le chapeau
à plumes qu’avait Louis XIV le jour où, sur les bords du Rhin, il se
plaignait tant de sa grandeur qui l’attachait au rivage. Du reste, ce
casque est nécessaire au costume du Dieu, il est le digne pendant de
son habit gorge de pigeon. Cet habit n’est point celui avec lequel
Chicard a fait sa première communion, comme on pourrait le croire à
voir ses revers devenus trop courts comme ses manches; c’est le frac
avec lequel Jupiter, jeune encore, jouait _le Ci-devant jeune Homme_
chez Doyen. Comme tous les grands hommes, Chicard a commencé par jouer
la comédie bourgeoise. Il y avait chez lui l’étoffe d’un grand acteur.
Si l’on n’eût pas contrarié sa vocation, peut-être fût-il devenu un
Rachel!

Saluons, nous aussi, le Dieu qui passe; c’est peut-être pour la
dernière fois que nous l’apercevons dans toute sa gloire. Chicard
est arrivé à ce haut sommet où les plus fortes natures ne peuvent
se défendre du vertige. Il se croit assez puissant pour méconnaître
son origine populaire; il tourne depuis quelque temps d’une façon
déplorable à l’aristocratie; il fait l’homme célèbre, l’artiste,
le lion. On le voit en gants jaunes à toutes les premières
représentations, et l’on nous a assuré qu’il s’était montré en simple
habit noir au bal de la Renaissance. Ceci ressemble furieusement à
Napoléon répudiant Joséphine. Chicard sans son costume n’est pas de
taille à résister aux ambitions qui fermentent autour de lui; ses
maréchaux conspirent, ils sont las de la gloire de leur chef; si
l’empereur du carnaval n’y prend garde, l’année prochaine il sera
détrôné; la restauration des Turcs de la branche aînée est imminente.
Talleyrand-Balochard aspire à la régence; en ce moment encore Chicard
règne dans ses Tuileries; dans un an il aura peut-être la chaumière
pour Sainte-Hélène! Chicard s’en va!

Mais n’attristons pas la fête des pasteurs, comme dit Duprez dans
_Guillaume Tell_. Le cortége continue sa marche; on dirait une de
ces processions fantastiques inventées par le roi Réné, le premier
chorégraphe de son siècle; ce sont bien là les groupes chimériques, les
costumes fallacieux, les silhouettes bizarres dessinés par ce pitoyable
souverain, qui eût fait de nos jours un si grand directeur de l’Opéra.
Floumann vocifère quelques-uns des refrains qu’il vient d’improviser,
et que nous serons vraisemblablement obligés de subir plus tard,
chantés par Levassor dans les entr’actes de quelque représentation à
bénéfice; Balochard appelle la pantomime la plus incongrue au secours
de ses lazzi; Silène bat joyeusement la mesure sur son ventre; autour
du pavois le Çovage et Pétrin remplissent l’emploi de corybantes. Une
partie de l’immortalité de Chicard semble être descendue sur leur
front; ils marchent eux aussi ceints d’une auréole, jusqu’à ce que le
jour qui commence à paraître vienne les arracher à leurs rêves, et leur
faire expier leur déité d’un moment. Ainsi que Prométhée, ils ont
voulu ravir la flamme céleste, et ils expient leur tentative insensée,
comme celui qu’ils ont imité. Leur Caucase, c’est un comptoir, une
étude de notaire, ou un bureau des contributions indirectes. Quant aux
femmes qui font l’ornement de ces orgies, comment vous dire ce qu’elles
deviennent? il faudrait pour cela vous conduire dans trop d’endroits où
vous n’allez pas sans doute, ni nous non plus.

Une chose très-importante, selon nous, dont il faut en finissant
féliciter Chicard c’est d’avoir tué pour jamais _la descente de la
Courtille_. Si quelque chose sentait le vulgaire, l’épicier, le
rétrospectif, c’est sans contredit cette solennité, qui n’était en
définitive qu’une débauche de Debureau, une orgie de farine. C’est
en vain que l’aristocratie moderne a voulu ressusciter cette triste
cérémonie: Chicard a refusé de la prendre sous sa protection. La
descente de la Courtille était ainsi nommée parce qu’il fallait, pour
en faire partie, gravir une des plus rudes montées qui soient au monde.
Les provinciaux et les étrangers tenaient cette solennité dans la plus
grande vénération. C’était un article de foi dans les départements,
de croire qu’il s’y passait des choses monstrueuses, excentriques,
impossibles, babyloniennes. Dans l’imagination des oncles, la descente
de la Courtille faisait le digne pendant des mystères d’Isis. Beaucoup
de Parisiens, les Russes surtout qui venaient visiter la capitale,
partageaient cette erreur déplorable. Le Russe de distinction qui vient
à Paris pour s’amuser croit que les choses se passent toujours comme
du temps de Cotillon III; il lui semble que tous les savants français
correspondent encore avec l’ombre de la reine Catherine, et que les
grands seigneurs vont danser à la barrière le mardi gras. Les boyards
n’ont rien de plus pressé que de se rendre à la Courtille le mercredi
des cendres; ils prennent la file comme s’ils allaient à l’Opéra;
ils voient de tous côtés une foule d’ouvriers qui se rendent à leur
travail; ils veulent leur jeter de la farine, on leur riposte par des
pierres, et la Russie rentre grièvement blessée à son hôtel. Quand les
choses ne se passent pas ainsi, on voit trente fiacres à la suite les
uns des autres qui montent péniblement une côte escarpée. Peut-être
sous Louis XV cela n’était-il pas ainsi; mais de nos jours il faut
convenir que c’est l’exacte et fort consolante vérité. Depuis deux ans
on ne descend plus la Courtille, il faut espérer que bientôt on n’ira
plus à Longchamp. En sortant du bal Chicard on ne peut aller nulle
part, pas même dans son lit.

Vous venez d’assister à la solennité la plus importante du carnaval
actuel, le bal Chicard; vous savez maintenant à quoi vous en tenir sur
cette célébrité récente, et vous savez aussi ce que la gaieté française
est devenue. La décadence est dans tout, même dans le plaisir. Ces
délassements bruyants n’engendrent que la mélancolie. Pour nous, il ne
nous est jamais arrivé de sortir au crépuscule d’une de ces réunions,
sans regarder avec attendrissement, au haut de quelque quatrième étage,
la lampe de la jeune fille prudente qui se lève avant l’aube, pour que
sa mère trouve tout prêt autour d’elle à son réveil; ou la lumière
vacillante que le jeune homme va éteindre, après avoir travaillé
toute la nuit. On a beau faire et beau dire, ce n’est point la gaieté
véritable qui laisse après elle un regret!

  =Taxile DELORD.=



[Illustration: TABLEAU DES ILLUSTRATIONS]


                                 Dessinateurs.   Graveurs.      Pages.
                                   MM.             MM.

  =LA JEUNESSE DEPUIS CINQUANTE
  ANS=, par M. TISSOT.                                             II

  Type.                          GAVARNI.        STYPULKOWSKI.     ib.
  Tête de page.                  ÉMY.            id.               ib.
  Lettre.                        GAVARNI.        LAVIEILLE.        ib.
  1780.                          GAGNIET.        MONTIGNEUL.       ib.
  1789.                          id.             id.             VIII
  1794.                          id.             id.                X
  Jeunesse dorée.                id.             BRÉVAL.           XI
  Juillet 1830.                  id.             BELHATTE.       XVII

  =LE MODÈLE=, par M. E.
  DE LA BÉDOLLIERRE.                                                1

  Type.                          GAVARNI.        PORRET.           ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        VERDEIL.          ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.
  Cul-de-lampe.                  MEISSONIER.     SOYER.             8

  =LA LIONNE=, par
  M. E. GUINOT.                                                     9

  Type.                          GAVARNI.        J. BARAT.         ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        PIBARAUD.         ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =L’HUMANITAIRE,= par M. RAYMOND
  BRUCKER.                                                         17

  Type.                          GAVARNI.        FAGNON.           ib.
  Tête de page.                  ÉMY.            ODIARDI.          ib.
  Lettre.                        id.             BRÉVAL.           ib.

  =LA LOUEUSE DE CHAISES=,
  par M. F. COQUILLE.                                              25

  Type.                          GAVARNI.        BRÉVAL.           ib.
  Tête de page.                  ÉMY.            LOUIS.            ib.
  Lettre.                        GAGNIET.        GUILBAUT.         ib.

  =L’AGENT DE CHANGE=,
  par M. FRÉD. SOULIÉ.                                             33

  Type.                          GAVARNI.        GUILBAUT.         ib.
  Tête de page.                  MEISSONIER.     VERDEIL.          ib.
  Lettre.                        id.             LOUIS.            ib.

  =LA DEMOISELLE DE COMPAGNIE=,
  par M. CORDELLIER DELANOUE.                                      41

  Type.                          GÉNIOLE.        LOISEAU jeune     ib.
  Tête de page.                  id.             LAVIEILLE.        ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =LE GENDARME=,
  par M. OURLIAC.                                                  49

  Type.                          H. MONNIER.     A. CZECHOHICZ.    ib.
  Tête de page.                  ÉMY.            id.               ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =LE FACTEUR DE LA POSTE AUX
  LETTRES=, par M. HILPERT.                                        57

  Type.                          H. MONNIER.     J. BARAT.         ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        PORRET.           ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.
  Cul-de-lampe.                  id.             MARCHION.         64

  =L’AVOCAT=, par
  M. OLD NICK.                                                     65

  Type.                          GAVARNI.        STYPULKOWSKI.     ib.
  Tête de page.                  GAGNIET.        BRÉVAL.           ib.
  Lettre.                        GAVARNI.        id.               ib.

  =L’INSTITUTRICE=,
  par madame LOUISE COLET.                                         73

  Type.                          GAGNIET.        J. BARAT.         ib.
  Tête de page.                  TRIMOLET.       ODIARDI.          ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =LE POËTE=, par
  M. E. DE LA BÉDOLLIERRE.                                         81

  Type.                          GAVARNI.        LAVIEILLE.        ib.
  Tête de page.                  id.             LOUIS.            ib.
  Lettre.                        MEISSONIER.     GÉRARD.           ib.
  Le romantique.                 LORENTZ.        GUILBAUT.         83
  L’élégiaque.                   GAVARNI.        STYPULKOWSKI.     84
  Le biblique.                   id.             id.               85
  Le classique.                  id.             GÉRARD.           86
  Le faiseur de petits vers.     id.             id.               87
  Le nébuleux.                   id.             GUILLAUMOT.       88
  Type.                          id.             GÉRARD.           89
  L’endormi.                     LORENTZ.        GUILBAUT.         90
  L’intime.                      GAVARNI.        GÉRARD.           92
  Le faiseur de romances.        id.             LOUIS.            93
  Le chansonnier.                id.             id.               ib.
  Cul-de-lampe.                  TRAVIÈS.        GÉRARD.           96

  =LE CONDUCTEUR DE DILIGENCE=,
  par M. HILPERT.                                                  97

  Type.                          H. MONNIER.     LAVIEILLE.        ib.
  Tête de page.                  id.             GÉRARD.           ib.
  Lettre.                        id.             PERVILLÉ.         ib.

  =LE NOTAIRE=,
  par M. DE BALZAC.                                               103

  Type.                          GAVARNI.        STYPULKOWSKI.     ib.
  Tête de page.                  GAGNIET.        BIROUSTE.         ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =LE PÊCHEUR A LA LIGNE=,
  par M. BRISSET.                                                 113

  Type.                          H. MONNIER.     LAVIEILLE.        ib.
  Tête de page.                  MEISSONIER.     id.               ib.
  Lettre.                        GAGNIET.        id.               ib.

  =LE CROQUE-MORT=,
  par M. PÉTRUS BOREL.                                            121

  Type.                          H. MONNIER.     LOUIS.            ib.
  Tête de page.                  id.             GÉRARD.           ib.
  Lettre.                        PAUQUET.        STYPULKOWSKI.     ib.
  Le cocher.                     H. MONNIER.     BIROUSTE.        127
  Le maître de cérémonies.       id.             id.              128
  L’ordonnateur.                 id              id.              129

  =L’ÉCOLIER=,
  par M. HENRI ROLLAND.                                           134

  Type.                          CHARLET.        GUILBAUT.         ib.
  Tête de page.                  GAGNIET.        LAVIEILLE.        ib.
  Lettre.                        id.             GUILBAUT.         ib.
  Écolier.                       COUSIN.         PORRET.          136
  Type.                          GAVARNI.        PERVILLÉ.        138
  Souris.                        id.             LOUIS.           139

  =LE COCHER DE COUCOU=,
  par M. L. COUAILHAC.                                            145

  Type.                          H. MONNIER.     J. BARAT.         ib.
  Tête de page.                  ÉMY.            GÉRARD.           ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =LE MAITRE DE PENSION=,
  par M. ÉLIAS REGNAULT.                                          153

  Type.                          GAVARNI.        GUILLAUMOT.       ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        LAVIEILLE.        ib.
  Lettre.                        id.             LAVIEILLE.        ib.

  =LE GAMIN DE PARIS=,
  par M. JULES JANIN.                                             161

  Type.                          GAVARNI.        SOYER.            ib.

  Tête de page.                  TRIMOLET.       LAVIEILLE.        ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.
  Deuxième type.                 CHARLET.        PORRET.           ib.
  Cul-de-lampe.                  GAVARNI.        BRÉVAL.          170

  =LA DEMOISELLE A MARIER=,
  par madame ANNA MARIE.                                          171

  Type.                          GAVARNI.        GÉRARD.           ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        STYPULKOWSKI.     ib.
  Lettre.                        GAVARNI.        GÉRARD.           ib.

  =LE PRÉCEPTEUR=, par M.
  STANISLAS DAVID.                                                183

  Type.                          GAVARNI.        STYPULKOWSKI.     ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        PORRET.           ib.
  Lettre.                        GAGNIET.        GUILBAUT.         ib.

  =LE SOCIÉTAIRE DE LA COMÉDIE
  FRANÇAISE=, par M. L. COUAILHAC.                                193

  Type.                          H. MONNIER.     J. BARAT.         ib.
  Tête de page.                  id.             GÉRARD.           ib.
  Lettre.                        ÉMY.            id.               ib.

  =LA CANTATRICE DE SALON=, par
  M. MAURICE DE FLASSAN.                                          201

  Type.                          GÉNIOLE.        STYPULKOWSKI.     ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        VIEN.             ib.
  Lettre.                        GÉNIOLE.        STYPULKOWSKI.     ib.

  =LE GARÇON DE BUREAU=, par M.
  BILLIOUX.                                                       209

  Type.                          CHARLET.        GUILBAUT.         ib.
  Tête de page.                  id.             id.               ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =L’INVALIDE=, par MM. LORENTZ
  ET DE LA BÉDOLLIERRE.                                           217

  Type.                          LORENTZ.        GUILBAUT.         ib.
  Tête de page.                  GAGNIET.        ODIARDI.          ib.
  Lettre.                        LORENTZ.        PERVILLÉ.         ib.
  Le tambour.                    id.             GUILBAUT.        221
  Douze petits dessins.          id.             id.        222 à 224
  Deuxième type.                 H. MONNIER.     GÉRARD.           ib.
  La garde montante.             CHARLET.        BIROUSTE.        227
  L’officier des guerres         id.             PORRET.          229
    de Hanovre.
  Troisième type.                id.             id.              233
  Tambour-major.                 id.             id.              234
  Le danseur.                    id.             LOUIS.            ib.
  La bataille.                   id.             BIROUSTE.        235
  Les buveurs.                   id.             GUILBAUT.        236
  L’égrillard.                   id.             id.               ib.
  Le jardinier.                  id.             PORRET.          237
  Le pêcheur.                    id.             GUILBAUT.        238

  =LE RHÉTORICIEN=, par M.
  EUGÈNE DE VALBEZEN.                                             241

  Type.                          GAVARNI.        LAVIEILLE.        ib.
  Tête de page.                  TRIMOLET.       LAISNÉ.           ib.
  Lettre.                        id.             BRÉVAL.           ib.
  M. le procureur du roi.        id.             GUILLAUMOT.      247
  Le colonel.                    TRIMOLET.       VERDEIL.         248
  La mort de Lambert.            id.             GUILLAUMOT.      249
  La jeune mère.                 id.             VERDEIL.         250

  L’HERBORISTE, par M. L. ROUX.                                   251

  Type.                          GAVARNI.        BIROUSTE.         ib.
  Tête de page.                  ÉMY.            BRÉVAL.           ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =L’HOMME A TOUT FAIRE=,
  par M. P. BERNARD.                                              257

  Type.                          GAVARNI.        PORRET.           ib.

  Tête de page.                  PAUQUET.        BRÉVAL.           ib.
  Lettre.                        id.             POTTIN.           ib.
  Le marchand de hannetons.      DAUMIER.        LOISEAU.         260
  Cul-de-lampe.                  GAVARNI.        STYPULKOWSKI.    264

  =LE COMPOSITEUR TYPOGRAPHE=,
  par M. JULES LADIMIR.                                           265

  Type.                          H. MONNIER.     FONTAINE.         ib.
  Tête de page.                  ÉMY.            CHERRIER.         ib.
  Lettre.                        GAGNIET.        LOISEAU.          ib.

  =LE SPORTSMAN PARISIEN=,
  par M. le comte RODOLPHE
  D’ORNANO.                                                       277

  Type.                          GAVARNI.        LOUIS.            ib.
  Tête de page.                  MEISSONIER.     GUILLAUMOT.       ib.
  Lettre.                        id.             LOISEAU.          ib.
  Deuxième type.                 GAVARNI.        MONTIGNEUL.      281
  Cul-de-lampe.                  PAUQUET.        PORRET.          288

  =LE JOUEUR DE BOULES=,
  par M. B. DURAND.                                               289

  Type.                          CHARLET.        LOUIS.            ib.
  Tête de page.                  id.             id.               ib.
  Lettre.                        id.             PERVILLÉ.         ib.
  Cul-de-lampe.                  id.             GUILBAUT.        296

  =LE CORRESPONDANT DRAMATIQUE=,
  par M. CHARLES FRIÈS.                                           297

  Type.                          H. MONNIER.     LOISEAU.          ib.
  Tête de page.                  VALÉRIO.        LAVIEILLE.        ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =LE GARÇON DE CAFÉ=,
  par M. RICARD.                                                  305

  Type.                          H. MONNIER.     J. BARAT.         ib.
  Tête de page.                  GAGNIET.        LAISNÉ.           ib.
  Lettre                         id.             id.               ib.

  =LE MAQUIGNON=,
  par M. A. DUBUISSON.                                            313

  Type.                          H. MONNIER.     LOUIS.            ib.
  Tête de page.                  ÉMY.            BIROUSTE.         ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =L’AGENT DE LA RUE DE JÉRUSALEM=,
  par M. A. DURANTIN.                                             321

  Type.                          GAVARNI.        GÉRARD.           ib.
  Tête de page.                  TRIMOLET.       VERDEIL.          ib.
  Lettre.                        id.             STYPULKOWSKI.     ib.

  =L’AUTEUR DRAMATIQUE=, par
  M. HIPPOLYTE AUGER.                                             329

  Type.                          GAVARNI.        GAGNON.           ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        STYPULKOWSKI.     ib.
  Lettre.                        id.             H. POTTIN.        ib.

  =LA VIEILLE FILLE=, par
  madame MARIE D’ESPILLY.                                         337

  Type.                          GÉNIOLE.        VERDEIL.          ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        LAVIEILLE.        ib.
  Lettre.                        GÉNIOLE.        PORRET.           ib.

  =LE DÉFENSEUR OFFICIEUX=, par
  M. ÉMILE DUFOUR.                                                347

  Type.                          DAUMIER.        BIROUSTE.         ib.
  Tête de page.                  id.             DEGHOUY.          ib.
  Lettre.                        id.             LOISEAU jeune.    ib.
  Consultation.                  id.             id.              349
  Cul-de-lampe.                  id.             id.              352

  =L’USURIER=,
  par M. L. JOUSSERANDOT.                                         353

  Type.                          GAVARNI.        LAVIEILLE.        ib.
  Tête de page.                  PAUQUET.        BRÉVAL.           ib.
  Lettre.                        id.             id.               ib.

  =LE CHICARD=, par M.
  TAXILE DELORD.                                                  361

  Type.                          GAVARNI.        LAVIEILLE.        ib.
  Tête de page.                  id.             LOUIS.            ib.
  Lettre.                        id.             GÉRARD.           ib.
  Madame Chicard.                id.             LAVIEILLE.       367
  Floumann.                      id.             id.               ib.
  Sauvage civilisé.              id.             id.              368
  La loge.                       id.             id.              369
  Silène.                        id.             id.               ib.
  Balochard.                     id.             id.               ib.
  Pétrin.                        id              id.              370
  Le galop.                      id.             LOUIS.           374

[Cul-de-lampe]





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