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Title: La guerre des mondes
Author: Wells, H. G. (Herbert George)
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La guerre des mondes" ***


                         LA GUERRE DES MONDES



                             H.-G. Wells.

                               La Guerre
                              des Mondes

                            [Illustration]

                         _TRADUIT DE L’ANGLAIS
                          PAR HENRY D. DAVRAY
                         ÉDITION ILLUSTRÉE PAR
                            =ALVIM-CORRÊA=_

                            [Illustration]

             ÉDITÉ PAR L. VANDAMME & Co., JETTE-BRUXELLES
                               M C M V I



                     IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

             Cinq cents exemplaires semblables à celui-ci,
                 numérotés de 1 à 500 et portant comme

                        JUSTIFICATION DE TIRAGE

                 la signature de l’Illustrateur.......


EXEMPLAIRE Nº

APPARTENANT A


   Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays,
            y compris la Suède, la Norwège et le Danemark.

                     [Illustration: Livre Premier

                        L’arrivée Des Marsiens]



[Illustration] I

A LA VEILLE DE LA GUERRE


Personne n’aurait cru, dans les dernières années du dix-neuvième siècle,
que les choses humaines fussent observées, de la façon la plus
pénétrante et la plus attentive, par des intelligences supérieures aux
intelligences humaines et cependant mortelles comme elles; que tandis
que les hommes s’absorbaient dans leurs occupations, ils étaient
examinés et étudiés d’aussi près peut-être qu’un savant peut étudier
avec un microscope les créatures transitoires qui pullulent et se
multiplient dans une goutte d’eau. Avec une suffisance infinie, les
hommes allaient de ci de là par le monde, vaquant à leurs petites
affaires, dans la sereine sécurité de leur empire sur la matière. Il est
possible que, sous le microscope, les infusoires fassent de même.
Personne ne donnait une pensée aux mondes plus anciens de l’espace comme
sources de danger pour l’existence terrestre, ni ne songeait seulement à
eux pour écarter l’idée de vie à leur surface comme impossible ou
improbable. Il est curieux de se rappeler maintenant les habitudes
mentales de ces jours lointains. Tout au plus les habitants de la Terre
s’imaginaient-ils qu’il pouvait y avoir sur la planète Mars des êtres
probablement inférieurs à eux, et disposés à faire bon accueil à une
expédition missionnaire. Cependant, par delà le gouffre de l’espace, des
esprits qui sont à nos esprits ce que les nôtres sont à ceux des bêtes
qui périssent, des intellects vastes, calmes et impitoyables,
considéraient cette terre avec des yeux envieux, dressaient lentement
et sûrement leurs plans pour la conquête de notre monde. Et dans les
premières années du vingtième siècle vint la grande désillusion.

La planète Mars, est-il besoin de le rappeler au lecteur, tourne autour
du soleil à une distance moyenne de deux cent vingt-cinq millions de
kilomètres, et la lumière et la chaleur qu’elle reçoit du soleil sont
tout juste la moitié de ce que reçoit notre sphère. Si l’hypothèse des
nébuleuses a quelque vérité, la planète Mars doit être plus vieille que
la nôtre, et longtemps avant que cette terre se soit solidifiée, la vie
à sa surface dut commencer son cours. Le fait que son volume est à peine
un septième de celui de la terre doit avoir accéléré son refroidissement
jusqu’à la température où la vie peut naître. Elle a de l’air et de
l’eau et tout ce qui est nécessaire aux existences animées.

Pourtant l’homme est si vain et si aveuglé par sa vanité que jusqu’à la
fin même du dix-neuvième siècle, aucun écrivain n’exprima l’idée que
là-bas la vie intelligente, s’il en était une, avait pu se développer
bien au delà des proportions humaines. Peu de gens même savaient que,
puisque Mars est plus vieux que notre terre, avec à peine un quart de sa
superficie et à une plus grande distance du soleil, il s’ensuit
naturellement que cette planète est non seulement plus éloignée du
commencement de la vie, mais aussi plus près de sa fin.

Le refroidissement séculaire qui doit quelque jour atteindre notre
planète est déjà fort avancé chez notre voisin. Ses conditions physiques
sont encore largement un mystère; mais dès maintenant nous savons que,
même dans sa région équatoriale, la température de midi atteint à peine
celle de nos plus froids hivers. Son atmosphère est plus atténuée que la
nôtre, ses océans se sont resserrés jusqu’à ne plus couvrir qu’un tiers
de sa surface et, suivant le cours de ses lentes saisons, de vastes amas
de glace et de neige s’amoncellent et fondent à chacun de ses pôles,
inondant périodiquement ses zones tempérées. Ce suprême état
d’épuisement, qui est encore pour nous incroyablement lointain, est
devenu pour les habitants de Mars un problème vital. La pression
immédiate de la nécessité a stimulé leurs intelligences, développé leurs
facultés et endurci leurs cœurs. Regardant à travers l’espace au moyen
d’instruments et avec des intelligences tels que nous pouvons à peine
les rêver, ils voient à sa plus proche distance, à cinquante-cinq
millions de kilomètres d’eux vers le soleil, un matinal astre d’espoir,
notre propre planète, plus chaude, aux végétations vertes et aux eaux
grises, avec une atmosphère nuageuse éloquente de fertilité, et, à
travers les déchirures de ses nuages, des aperçus de vastes contrées
populeuses et de mers étroites sillonnées de navires.

Nous, les hommes, créatures qui habitons cette terre, nous devons être,
pour eux du moins, aussi étrangers et misérables que le sont pour nous
les singes et les lémuriens. Déjà, la partie intellectuelle de
l’humanité admet que la vie est une incessante lutte pour l’existence et
il semble que ce soit aussi la croyance des esprits dans Mars. Leur
monde est très avancé vers son refroidissement, et ce monde-ci est
encore encombré de vie, mais encombré seulement de ce qu’ils
considèrent, eux, comme des animaux inférieurs. En vérité, leur seul
moyen d’échapper à la destruction qui, génération après génération, se
glisse lentement vers eux, est de s’emparer, pour pouvoir y vivre, d’un
astre plus rapproché du soleil.

Avant de les juger trop sévèrement, il faut nous remettre en mémoire
quelles entières et barbares destructions furent accomplies par notre
propre race, non seulement sur des espèces animales, comme le bison et
le dodo, mais sur les races humaines inférieures. Les Tasmaniens, en
dépit de leur conformation humaine, furent en l’espace de cinquante ans
entièrement balayés du monde dans une guerre d’extermination engagée par
des immigrants européens. Sommes-nous de tels apôtres de miséricorde que
nous puissions nous plaindre de ce que les Marsiens aient fait la guerre
dans ce même esprit?

Les Marsiens semblent avoir calculé leur descente avec une sûre et
étonnante subtilité--leur science mathématique étant évidemment bien
supérieure à la nôtre--et avoir mené leurs préparatifs à bonne fin avec
une presque parfaite unanimité. Si nos instruments l’avaient permis, on
aurait pu, longtemps avant la fin du dix-neuvième siècle, apercevoir des
signes des prochaines perturbations. Des hommes comme Schiaparelli
observèrent la planète rouge,--il est curieux, soit dit en passant, que,
pendant d’innombrables siècles, Mars ait été l’étoile de la
guerre,--mais ne surent pas interpréter les fluctuations apparentes des
phénomènes qu’ils enregistraient si exactement. Pendant tout ce temps
les Marsiens se préparaient.

A l’opposition de 1894, une grande lueur fut aperçue, sur la partie
éclairée du disque, d’abord par l’observatoire de Lick, puis par
Perrotin de Nice et d’autres observateurs. Je ne suis pas loin de penser
que ce phénomène inaccoutumé n’ait eu pour cause la fonte de l’immense
canon, trou énorme creusé dans leur planète, au moyen duquel ils nous
envoyèrent leurs projectiles. Des signes particuliers, qu’on ne sut
expliquer, furent observés lors des deux oppositions suivantes, près de
l’endroit où la lueur s’était produite.

Il y a six ans maintenant que le cataclysme s’est abattu sur nous. Comme
la planète Mars approchait de l’opposition, Lavelle, de Java, fit
palpiter tout à coup les fils transmetteurs des communications
astronomiques, avec l’extraordinaire nouvelle d’une immense explosion de
gaz incandescent dans la planète observée. Le fait s’était produit vers
minuit et le spectroscope, auquel il eut immédiatement recours, indiqua
une masse de gaz enflammés, principalement de l’hydrogène, s’avançant
avec une vélocité énorme vers la terre. Ce jet de feu devint invisible
un quart d’heure après minuit environ. Il le compara à une colossale
bouffée de flamme, soudainement et violemment jaillie de la planète
“comme les gaz enflammés se précipitent hors de la gueule d’un canon”.

La phrase se trouvait être singulièrement appropriée. Cependant, rien de
relatif à ce fait ne parut dans les journaux du lendemain, sauf une
brève note dans le “Daily Telegraph” et le monde demeura dans
l’ignorance d’un des plus graves dangers qui aient jamais menacé la race
humaine. J’aurais très bien pu ne rien savoir de cette éruption si je
n’avais, à Ottershaw, rencontré Ogilvy, l’astronome bien connu. Cette
nouvelle l’avait jeté dans une extrême agitation, et, dans l’excès de
son émotion, il m’invita à venir cette nuit-là observer avec lui la
planète rouge.

Malgré tous les événements qui se sont produits depuis lors, je me
rappelle encore très distinctement cette veille: l’observatoire obscur
et silencieux, la lanterne, jetant une faible lueur sur le plancher dans
un coin, le déclanchement régulier du mécanisme du télescope, la fente
mince du dôme, et sa profondeur oblongue que rayait la poussière des
étoiles. Ogilvy s’agitait en tous sens, invisible, mais perceptible aux
bruits qu’il faisait. En regardant dans le télescope, on voyait un
cercle de bleu profond et la petite planète ronde voguant dans le champ
visuel. Elle semblait tellement petite, si brillante, tranquille et
menue, faiblement marquée de bandes transversales et sa circonférence
légèrement aplatie. Mais qu’elle paraissait petite! une tête d’épingle
brillant d’un éclat si vif! On aurait dit qu’elle tremblotait un peu,
mais c’étaient en réalité les vibrations qu’imprimait au télescope le
mouvement d’horlogerie qui gardait la planète en vue.

Pendant que je l’observais, le petit astre semblait devenir tour à tour
plus grand et plus petit, avancer et reculer, mais c’était simplement
que mes yeux se fatiguaient. Il était à soixante millions de kilomètres
dans l’espace. Peu de gens peuvent concevoir l’immensité du vide dans
lequel nage la poussière de l’univers matériel.

Près de l’astre, dans le champ visuel du télescope, il y avait trois
petits points de lumière, trois étoiles télescopiques infiniment
lointaines et tout autour étaient les insondables ténèbres du vide. Tout
le monde connaît l’effet que produit cette obscurité par une glaciale
nuit d’étoiles. Dans un télescope elle semble encore plus profonde. Et
invisible pour moi, parce qu’elle était si petite et si éloignée,
avançant rapidement et constamment à travers l’inimaginable distance,
plus proche de minute en minute de tant de milliers de kilomètres,
venait la Chose qu’ils nous envoyaient et qui devait apporter tant de
luttes, de calamités et de morts sur la terre. Je n’y songeais certes
pas pendant que j’observais ainsi--personne au monde ne songeait à ce
projectile fatal.

Cette même nuit, il y eut encore un autre jaillissement de gaz à la
surface de la lointaine planète. Je le vis au moment même où le
chronomètre marquait minuit: un éclair rougeâtre sur les bords, une très
légère projection des contours; j’en fis part alors à Ogilvy, qui prit
ma place. La nuit était très chaude et j’avais soif. J’allai, avançant
gauchement les jambes et tâtant mon chemin dans les ténèbres, vers la
petite table sur laquelle se trouvait un siphon, tandis qu’Ogilvy
poussait des exclamations en observant la traînée de gaz enflammés qui
venait vers nous.

Vingt-quatre heures après le premier, à une ou deux secondes près, un
autre projectile invisible, lancé de la planète Mars, se mettait cette
nuit-là en route vers nous. Je me rappelle m’être assis sur la table,
avec des taches vertes et cramoisies dansant devant mes yeux. Je
souhaitais un peu de lumière, pour fumer avec plus de tranquillité,
soupçonnant peu la signification de la lueur que j’avais vue pendant une
minute et tout ce qu’elle amènerait bientôt pour moi. Ogilvy resta en
observation

     ...le spectroscope indiqua une masse de gaz enflammés,
     principalement de l’hydrogène, s’avançant avec une vélocité énorme
     vers la terre.

                                                           (CHAPITRE I)



[Illustration]

jusqu’à une heure, puis il cessa; nous prîmes la lanterne pour retourner
chez lui. Au-dessous de nous, dans les ténèbres, étaient les maisons
d’Ottershaw et de Chertsey, dans lesquelles des centaines de gens
dormaient en paix.

Toute la nuit, il spécula longuement sur les conditions de la planète
Mars, et railla l’idée vulgaire d’après laquelle elle aurait des
habitants qui nous feraient des signaux. Son explication était que des
météorolithes tombaient en pluie abondante sur la planète, ou qu’une
immense explosion volcanique se produisait. Il m’indiquait combien il
était peu vraisemblable que l’évolution organique ait pris la même
direction dans les deux planètes adjacentes.

--Les chances contre quelque chose d’approchant de l’humanité sur la
planète Mars sont un million pour une, dit-il.

Des centaines d’observateurs virent la flamme cette nuit-là, et la nuit
d’après, vers minuit, et de nouveau encore la nuit d’après et ainsi de
suite pendant dix nuits, une flamme chaque nuit. Pourquoi les explosions
cessèrent après la dixième, personne sur terre n’a jamais tenté de
l’expliquer. Peut-être les gaz dégagés causèrent-ils de graves
incommodités aux Marsiens. D’épais nuages de fumée ou de poussière,
visibles de la terre à travers de puissants télescopes, comme de petites
taches grises flottantes, se répandirent dans la limpidité de
l’atmosphère de la planète et en obscurcirent les traits les plus
familiers.

Enfin, les journaux quotidiens s’éveillèrent à ces perturbations et des
chroniques de vulgarisation parurent ici, là et partout, concernant les
volcans de la planète Mars. Le périodique sério-comique “Punch” fit, je
me rappelle, un heureux usage de la chose dans une caricature politique.
Entièrement insoupçonnés, ces projectiles que les Marsiens nous
envoyaient arrivaient vers la terre à une vitesse de nombreux kilomètres
à la seconde, à travers le gouffre vide de l’espace, heure par heure et
jour par jour, de plus en plus proches. Il me semble maintenant presque
incroyablement surprenant qu’avec ce prompt destin suspendu sur eux, les
hommes aient pu s’absorber dans leurs mesquins intérêts comme ils le
firent. Je me souviens avec quelle ardeur le triomphant Markham s’occupa
d’obtenir une nouvelle photographie de la planète pour le journal
illustré qu’il dirigeait à cette époque. La plupart des gens, en ces
derniers temps, s’imaginent difficilement l’abondance et l’esprit
entreprenant de nos journaux du dix-neuvième siècle. Pour ma part,
j’étais fort préoccupé d’apprendre à monter à bicyclette, et absorbé
aussi par une série d’articles discutant les probables développements
des idées morales à mesure que la civilisation progressera.

Un soir (le premier projectile se trouvait alors à peine à quinze
millions de kilomètres de nous), je sortis faire un tour avec ma femme.
La nuit était claire; j’expliquais à ma compagne les signes du Zodiaque
et lui indiquai Mars, point brillant montant vers le zénith et vers
lequel tant de télescopes étaient tournés. Il faisait chaud et une bande
d’excursionnistes revenant de Chertsey ou d’Isleworth passa en chantant
et en jouant des instruments. Les fenêtres hautes des maisons
s’éclairaient quand les gens allaient se coucher. De la station, venait
dans la distance le bruit des trains changeant de ligne, grondement
retentissant que la distance adoucissait presque en une mélodie. Ma
femme me fit remarquer l’éclat des feux rouges, verts et jaunes des
signaux se détachant dans le cadre immense du ciel. Le monde était dans
une sécurité et une tranquillité parfaites.

[Illustration]



[Illustration] II

LE MÉTÉORE


Puis vint la nuit où tomba le premier météore. On le vit, dans le petit
matin, passer au-dessus de Winchester, ligne de flamme allant vers
l’est, très haut dans l’atmosphère. Des centaines de gens qui
l’aperçurent durent le prendre pour une étoile filante ordinaire. Albin
le décrivit comme laissant derrière lui une traînée grisâtre qui
brillait pendant quelques secondes. Denning, notre plus grande autorité
sur les météorites, établit que la hauteur de sa première apparition
était de cent quarante à cent soixante kilomètres. Il lui sembla tomber
sur la terre à environ cent cinquante kilomètres vers l’est.

A cette heure-là, j’étais chez moi, écrivant, assis devant mon bureau,
et bien que mes fenêtres s’ouvrissent sur Ottershaw et que les jalousies
aient été levées--car j’aimais à cette époque regarder le ciel
nocturne--je ne vis rien du phénomène. Cependant, la plus étrange de
toutes les choses, qui des espaces infinis vinrent sur la terre, dut
tomber pendant que j’étais assis là, visible si j’avais seulement levé
les yeux au moment où elle passait. Quelques-uns de ceux qui la virent
dans son vol rapide rapportèrent qu’elle produisait une sorte de
sifflement. Pour moi, je n’en entendis rien. Un grand nombre de gens
dans le Berkshire, le Surrey et le Middlesex durent apercevoir son
passage et tout au plus pensèrent à quelque météore. Personne ne paraît
s’être préoccupé de rechercher, cette nuit-là, la masse tombée.

Mais le matin de très bonne heure, le pauvre Ogilvy, qui avait vu le
phénomène, persuadé qu’un météorolithe se trouvait quelque part sur la
lande entre Horsell, Ottershaw et Woking, se mit en route avec l’idée
de le trouver. Il le trouva en effet, peu après l’aurore et non loin des
carrières de sable. Un trou énorme avait été creusé par l’impulsion du
projectile et le sable et le gravier avaient été violemment rejetés dans
toutes les directions, sur les genêts et les bruyères, formant des
monticules visibles à deux kilomètres de là. Les bruyères étaient en feu
du côté de l’est et une mince fumée bleue montait dans l’aurore
indécise.

La Chose elle-même gisait, presque entièrement enterrée dans le sable
parmi les fragments épars des sapins que, dans sa chute, elle avait
réduits en miettes. La partie découverte avait l’aspect d’un cylindre
énorme, recouvert d’une croûte, et ses contours adoucis par une épaisse
incrustation écailleuse et de couleur foncée. Son diamètre était de
vingt-cinq à trente mètres. Ogilvy s’approcha de cette masse, surpris de
ses dimensions et encore plus de sa forme, car la plupart des météorites
sont plus ou moins complètement arrondis. Cependant elle était encore
assez échauffée par sa chute à travers l’air pour interdire une
inspection trop minutieuse. Il attribua au refroidissement inégal de sa
surface des bruits assez forts qui semblaient venir de l’intérieur du
cylindre, car, à ce moment, il ne lui était pas encore venu à l’idée que
cette masse pût être creuse.

Il restait debout autour du trou que le projectile s’était creusé,
considérant son étrange aspect, déconcerté surtout par sa forme et sa
couleur inaccoutumées, percevant vaguement, même alors, quelque évidence
d’intention dans cette venue. La matinée était extrêmement tranquille et
le soleil, qui surgissait au-dessus des bois de pins du côté de
Weybridge, était déjà très chaud. Il ne se souvint pas d’avoir entendu
les oiseaux ce matin-là; il n’y avait certainement aucune brise, et les
seuls bruits étaient les faibles craquements de la masse cylindrique. Il
était seul sur la lande.

Tout à coup, il eut un tressaillement en remarquant que des scories
grises, des incrustations cendrées qui couvraient le météorite se
détachaient du bord circulaire supérieur et tombaient par parcelles sur
le sable. Un grand morceau se détacha soudain avec un bruit dur qui lui
fit monter le cœur à la gorge.

Pendant un moment, il ne put comprendre ce que cela signifiait et, bien
que la chaleur fût excessive, il descendit dans le trou, tout près de la
masse, pour voir la chose plus attentivement. Il crut encore que le
refroidissement pouvait servir d’explication, mais ce qui dérangea cette
idée fut le fait que les parcelles se détachaient seulement de
l’extrémité du cylindre.

Alors il s’aperçut que très lentement le sommet circulaire tournait sur
sa masse. C’était un mouvement imperceptible et il ne le découvrit que
parce qu’il remarqua qu’une tache noire, qui cinq minutes auparavant
était tout près de lui, se trouvait maintenant de l’autre côté de la
circonférence. Même à ce moment, il se rendit à peine compte de ce que
cela indiquait jusqu’à ce qu’il eût entendu un grincement sourd et vu la
marque noire avancer brusquement d’un pouce ou deux. Alors, comme un
éclair, la vérité se fit jour dans son esprit. Le cylindre était
artificiel--creux--avec un sommet qui se dévissait! Quelque chose dans
le cylindre dévissait le sommet!

     Puis vint la nuit où tomba le premier météore. On le vit, dans le
     petit matin, passer au-dessus de Winchester, ligne de flamme allant
     vers l’est, très haut dans l’atmosphère.

                                                           (CHAPITRE II)



[Illustration]

--Ciel! s’écria Ogilvy, il y a un homme, des hommes là-dedans! à demi
rôtis, qui cherchent à s’échapper!

D’un seul coup, après un soudain bond de son esprit, il relia la chose à
l’explosion qu’il avait observée à la surface de Mars.

La pensée de ces créatures enfermées lui fut si épouvantable qu’il
oublia la chaleur et s’avança vers le cylindre pour aider au dévissage.
Mais heureusement la terne radiation l’arrêta avant qu’il ne se fût
brûlé les mains sur le métal encore incandescent. Il demeura irrésolu
pendant un instant, puis il se tourna, escalada le talus et se mit à
courir follement vers Woking. Il devait être à peu près six heures du
matin. Il rencontra un charretier et essaya de lui faire comprendre ce
qui était arrivé; mais le récit qu’il fit et son aspect étaient si
bizarres--il avait laissé tomber son chapeau dans le trou--que l’homme
tout bonnement continua sa route. Il ne fut pas plus heureux avec le
garçon qui ouvrait l’auberge du Pont de Horsell. Celui-ci pensa que
c’était quelque fou échappé et tenta sans succès de l’enfermer dans la
salle des buveurs. Cela le calma quelque peu et quand il vit Henderson,
le journaliste de Londres, dans son jardin, il l’appela par-dessus la
clôture et put enfin se faire comprendre.

--Henderson! cria-t-il, avez-vous vu le météore, cette nuit?

--Eh bien? demanda Henderson.

--Il est là-bas, sur la lande, maintenant.

--Diable! fit Henderson, un météore qui est tombé. Bonne affaire.

--Mais c’est bien plus qu’un météorite. C’est un cylindre--un cylindre
artificiel, mon cher! Et il y a quelque chose à l’intérieur.

Henderson se redressa, la bêche à la main.

--Comment? fit-il.--Il est sourd d’une oreille.

Ogilvy lui raconta tout ce qu’il avait vu. Henderson resta une minute ou
deux avant de bien comprendre. Puis il planta sa bêche, saisit vivement
sa jaquette et sortit sur la route. Les deux hommes retournèrent
immédiatement ensemble sur la lande, et trouvèrent le cylindre toujours
dans la même position. Mais maintenant les bruits intérieurs avaient
cessé, et un mince cercle de métal brillant était visible entre le
sommet et le corps du cylindre. L’air, soit en pénétrant soit en
s’échappant par le rebord, faisait un imperceptible sifflement.

Ils écoutèrent, frappèrent avec un bâton contre la paroi écaillée, et,
ne recevant aucune réponse, ils en conclurent tous deux que l’homme ou
les hommes de l’intérieur devaient être sans connaissance ou morts.

Naturellement il leur était absolument impossible de faire quoi que ce
soit. Ils crièrent des consolations et des promesses et retournèrent à
la ville quérir de l’aide. On peut se les imaginer, couverts de sable,
surexcités et désordonnés, montant en courant la petite rue sous le
soleil brillant, à l’heure où les marchands ouvraient leurs boutiques et
les habitants les fenêtres de leurs chambres. Henderson se dirigea
immédiatement vers la station afin de télégraphier la nouvelle à
Londres. Les articles des journaux avaient préparé les esprits à
admettre cette idée.

Vers huit heures, un certain nombre de gamins et d’oisifs s’étaient mis
en route déjà vers la lande pour voir “les hommes morts tombés de Mars”.
C’était la forme que l’histoire avait prise. J’en entendis parler
d’abord par le gamin qui m’apportait mes journaux, vers neuf heures
moins un quart. Je fus naturellement fort étonné et, sans perdre une
minute, je me dirigeai, par le pont d’Ottershaw, vers les carrières de
sable.

[Illustration]



[Illustration] III

SUR LA LANDE


Je trouvai une vingtaine de personnes environ rassemblées autour du trou
immense dans lequel s’était enfoncé le cylindre. J’ai déjà décrit
l’aspect de cette masse colossale enfouie dans le sol. Le gazon et le
sable alentour semblaient avoir été bouleversés par une soudaine
explosion. Nul doute que sa chute n’ait produit une grande flamme
subite. Henderson et Ogilvy n’étaient pas là. Je crois qu’ils s’étaient
rendu compte qu’il n’y avait rien à faire pour le présent et qu’ils
étaient partis déjeuner.

Quatre ou cinq gamins assis au bord du trou, les jambes pendantes,
s’amusaient--jusqu’à ce que je les eusse arrêtés--à jeter des pierres
contre la masse géante. Après que je leur eus fait des remontrances, ils
se mirent à jouer à “chat” au milieu du groupe de curieux.

Parmi ceux-ci était un couple de cyclistes, un ouvrier jardinier que
j’employais parfois, une fillette portant un bébé dans ses bras, Gregg
le boucher et son garçon, plus deux ou trois commissionnaires
occasionnels qui traînaient habituellement aux alentours de la station
du chemin de fer. On parlait très peu. Les gens du commun peuple
n’avaient alors en Angleterre que des idées fort vagues sur les
phénomènes astronomiques. La plupart d’entre eux contemplaient
tranquillement l’énorme sommet plat du cylindre qui était encore tel
qu’Ogilvy et Henderson l’avaient laissé. Le populaire, qui s’attendait à
un tas de corps carbonisés, était, je crois, fort désappointé de trouver
cette masse inanimée. Quelques-uns s’en allèrent et d’autres arrivèrent
pendant que j’étais là. Je descendis dans le trou et je crus sentir un
faible mouvement sous mes pieds. Le sommet avait certainement cessé de
tourner.

Ce fut seulement lorsque j’en approchai de près que l’étrangeté de cet
objet me devint évidente. A première vue, ce n’était réellement pas
plus émouvant qu’une voiture renversée ou un arbre abattu par le vent en
travers de la route. Pas même autant, à vrai dire. Cela ressemblait à un
gazomètre rouillé, à demi enfoncé dans le sol, plus qu’à autre chose au
monde. Il fallait une certaine éducation scientifique pour se rendre
compte que les écailles grises qui le recouvraient n’étaient pas une
oxydation ordinaire, que le métal d’un blanc jaunâtre qui brillait dans
la fissure entre le couvercle et le cylindre n’était pas d’une teinte
familière. “Extra-terrestre” n’avait aucune signification pour la
plupart des spectateurs.

Il fut à ce moment absolument clair dans mon esprit que la Chose était
venue de la planète Mars; mais je jugeais improbable qu’elle contînt une
créature vivante quelconque. Je pensais que le dévissement était
automatique. Malgré Ogilvy, je croyais à des habitants dans Mars. Mon
esprit vagabonda à sa fantaisie autour des possibilités d’un manuscrit
enfermé à l’intérieur et des difficultés que soulèverait sa traduction,
ou bien de monnaies, de modèles ou de représentations diverses qu’il
contiendrait et ainsi de suite. Cependant l’objet était un peu trop gros
pour que cette idée pût me rassurer. J’étais impatient de le voir
ouvert. Vers onze heures, comme rien ne paraissait se produire, je m’en
retournai, plein de ces préoccupations, chez moi, à Maybury. Mais
j’éprouvai de la difficulté à reprendre mes investigations abstraites.

Dans l’après-midi, l’aspect de la lande avait grandement changé. Les
premières éditions des journaux du soir avaient étonné Londres avec
d’énormes manchettes: “Un Message venu de Mars.--Surprenante
nouvelle”--et bien d’autres. De plus, le télégramme d’Ogilvy au bureau
central météorologique avait bouleversé tous les observatoires du
Royaume-Uni.

Il y avait sur la route, près des carrières de sable, une demi-douzaine
au moins de voitures de louage de la station de Woking, un cabriolet
venu de Chobham et un landau majestueux. Non loin, se trouvaient
d’innombrables bicyclettes. De plus, un grand nombre de gens, en dépit
de la chaleur, étaient venus à pied de Woking et de Chertsey, de sorte
qu’il y avait là maintenant une foule considérable, dans laquelle se
voyaient plusieurs jolies dames en robes claires.

La chaleur était suffocante; il n’y avait aucun nuage au ciel ni la
moindre brise, et la seule ombre aux alentours était celle que
projetaient quelques sapins épars. On avait éteint l’incendie des
bruyères, mais aussi loin que s’étendait la vue vers Ottershaw, la lande
unie était noire et couverte de cendres d’où s’échappaient encore des
traînées verticales de fumée. Un marchand de rafraîchissements
entreprenant avait envoyé son fils avec une charge de fruits et de
bouteilles de bière.

En m’avançant jusqu’au bord du trou, je le trouvai occupé par un groupe
d’une demi-douzaine de gens.--Henderson, Ogilvy, et un homme de haute
taille et très blond que je sus après être Stent, de l’Observatoire
Royal, dirigeant des ouvriers munis de pelles et de pioches. Stent
donnait des ordres d’une voix claire et aiguë. Il était debout sur le
cylindre qui devait être maintenant considérablement refroidi.

     Cela ressemblait à un gazomètre rouillé, à demi enfoncé dans le
     sol, plus qu’à autre chose au monde.

                                                           (CHAPITRE III)



[Illustration]

Sa figure était rouge et transpirait abondamment; quelque chose semblait
l’avoir irrité.

Une grande partie du cylindre avait été dégagée, bien que sa partie
inférieure fût encore enfoncée dans le sol. Aussitôt qu’Ogilvy m’aperçut
dans la foule, il me fit signe de descendre et me demanda si je voulais
aller trouver lord Hilton, le propriétaire.

La foule, qui augmentait sans cesse et spécialement les gamins, dit-il,
devenait un sérieux embarras pour leurs fouilles. Il voulait donc qu’on
installât un léger barrage et qu’on les aidât à maintenir les gens à une
distance convenable. Il me dit aussi que de faibles mouvements
s’entendaient de temps à autre dans l’intérieur, mais que les ouvriers
avaient dû renoncer à dévisser le sommet parce qu’il n’offrait aucune
prise. Les parois paraissaient être d’une épaisseur énorme et il était
possible que les sons affaiblis qui parvenaient au dehors fussent les
signes d’un bruyant tumulte à l’intérieur.

J’étais très content de lui rendre le service qu’il me demandait et de
devenir ainsi un des spectateurs privilégiés en deça de la clôture. Je
ne rencontrai pas lord Hilton chez lui, mais j’appris qu’on l’attendait
par le train de six heures; comme il était alors cinq heures un quart,
je rentrai chez moi prendre le thé et me rendis ensuite à la gare.

[Illustration]



[Illustration] IV

LE CYLINDRE SE DÉVISSE


Quand je revins à la lande, le soleil se couchait. Des groupes épars se
hâtaient, venant de Woking, et une ou deux personnes s’en retournaient.
La foule autour du trou avait augmenté, et se détachait noire sur le
jaune pâle du ciel--deux cents personnes environ. Des voix s’élevèrent
et il sembla se produire une sorte de lutte à l’entour du trou.
D’étranges idées me vinrent à l’esprit. Comme j’approchais, j’entendis
la voix de Stent qui criait:

--En arrière! En arrière!

Un gamin arrivait en courant vers moi:

--Ça remue, me dit-il en passant--ça se dévisse tout seul. C’est du
louche, tout ça--merci--je me sauve.

Je continuai ma route. Il y avait bien là, j’imagine, deux ou trois
cents personnes se pressant et se coudoyant, les quelques femmes n’étant
en aucune façon les moins actives.

--Il est tombé dans le trou! cria quelqu’un.

--En arrière! crièrent des voix.

La foule s’agita quelque peu, et en jouant des coudes, je me frayai un
chemin entre les rangs pressés. Tout ce monde semblait grandement
surexcité. J’entendis un bourdonnement particulier qui venait du trou.

--Dites donc, me cria Ogilvy, aidez-nous à maintenir ces idiots à
distance. On ne sait pas ce qu’il peut y avoir dans cette diable de
Chose.

Je vis un jeune homme, que je reconnus pour un garçon de boutique de
Woking, qui essayait de regrimper hors du trou dans lequel la foule
l’avait poussé.

Le sommet du cylindre continuait à se dévisser de l’intérieur. Déjà
cinquante centimètres de vis brillante paraissaient; quelqu’un vint
trébucher contre moi et je faillis bien être précipité contre le
cylindre. Je me retournai, et à ce moment le dévissage dut être au bout,
car le couvercle tomba sur les graviers avec un choc retentissant.
J’opposai solidement mon coude à la personne qui se trouvait derrière
moi et tournai mes regards vers la Chose. Pendant un moment cette cavité
circulaire sembla parfaitement noire. J’avais le soleil dans les yeux.

Je crois que tout le monde s’attendait à voir surgir un
homme--possiblement quelque être un peu différent des hommes terrestres,
mais, en ces parties essentielles, un homme. Je sais que c’était mon
cas. Mais, regardant attentivement, je vis bientôt quelque chose remuer
dans l’ombre--des mouvements incertains et houleux, l’un par-dessus
l’autre--puis deux disques lumineux comme des yeux. Enfin, une chose qui
ressemblait à un petit serpent gris, de la grosseur environ d’une canne
ordinaire, se déroula hors d’une masse repliée et se tortilla dans l’air
de mon côté--puis ce fut le tour d’une autre.

Un frisson soudain me passa par tout le corps. Une femme derrière moi
poussa un cri aigu. Je me tournai à moitié, sans quitter des yeux le
cylindre hors duquel d’autres tentacules surgissaient maintenant, et je
commençai à coups de coudes à me frayer un chemin en arrière du bord. Je
vis l’étonnement faire place à l’horreur sur les faces des gens qui
m’entouraient. J’entendis de tous côtés des exclamations confuses et il
y eut un mouvement général de recul. Le jeune boutiquier se hissait à
grands efforts sur le bord du trou, et tout à coup je me trouvai seul,
tandis que de l’autre côté les gens s’enfuyaient, et Stent parmi eux. Je
reportai les yeux vers le cylindre et une irrésistible terreur s’empara
de moi. Je demeurai ainsi pétrifié et les yeux fixes.

Une grosse masse grisâtre et ronde, de la grosseur à peu près d’un ours,
s’élevait lentement et péniblement hors du cylindre. Au moment où elle
parut en pleine lumière, elle eut des reflets de cuir mouillé. Deux
grands yeux sombres me regardaient fixement. L’ensemble de la masse
était rond et possédait pour ainsi dire une face: il y avait sous les
yeux une bouche, dont les bords sans lèvres tremblotaient, s’agitaient
et laissaient échapper une sorte de salive. Le corps palpitait et
haletait convulsivement. Un appendice tentaculaire long et mou agrippa
le bord du cylindre et un autre se balança dans l’air.

Ceux qui n’ont jamais vu un Marsien vivant peuvent difficilement
s’imaginer l’horreur étrange de leur aspect, leur bouche singulière en
forme de V et la lèvre supérieure pointue, le manque de front, l’absence
de menton au-dessous de la lèvre inférieure en coin, le remuement
incessant de cette bouche, le groupe gorgonesque des tentacules, la
respiration tumultueuse des poumons dans une atmosphère différente,
leurs mouvements lourds et pénibles, à cause de l’énergie plus grande de
la pesanteur sur la terre et par-dessus tout l’extraordinaire intensité
de leurs yeux énormes--tout cela me produisit un effet qui tenait de la
nausée. Il y avait quelque chose de fougueux dans la peau brune
huileuse, quelque chose d’inexprimablement terrible dans la maladroite
assurance de leurs lents mouvements. Même à cette première rencontre, je
fus saisi de dégoût et d’épouvante.

Soudain le monstre disparut. Il avait chancelé sur le bord du cylindre
et dégringolé dans le trou avec un bruit semblable à celui que
produirait une grosse masse de cuir. Je l’entendis pousser un singulier
cri rauque et immédiatement après une autre de ces créatures apparut
vaguement dans l’ombre épaisse de l’ouverture.

Alors mon accès de terreur cessa. Je me détournai et dans une course
folle m’élançai vers le premier groupe d’arbres, à environ cent mètres
de là. Mais je courais obliquement et en trébuchant, car je ne pouvais
détourner mes regards de ces choses.

Parmi quelques jeunes sapins et des buissons de genêts, je m’arrêtai
haletant, anxieux de ce qui allait se produire. La lande, autour du
trou, était couverte de gens épars, comme moi à demi fascinés de
terreur, épiant ces créatures, ou plutôt l’amas de gravier bordant le
trou dans lequel elles étaient. Alors, avec une horreur nouvelle, je vis
un objet rond et noir s’agiter au bord du talus. C’était la tête du
boutiquier qui était tombé dans la fosse, et cette tête semblait un
petit point noir contre les flammes du ciel occidental. Il parvint à
sortir une épaule et un genou, mais il parut retomber de nouveau et sa
tête seule resta visible. Soudain il disparut et je m’imaginai qu’un
faible cri venait jusqu’à moi. Une impulsion irraisonnée m’ordonna
d’aller à son aide, sans que je pusse surmonter mes craintes.

Tout devint alors invisible, caché dans la fosse profonde et par le tas
de sable que la chute du cylindre avait amoncelé. Quiconque serait venu
par la route de Chobham ou de Woking eût été fort étonné de voir une
centaine de gens environ, en un grand cercle irrégulier dissimulés dans
des fossés, derrière des buissons, des barrières, des haies, ne se
parlant que par cris brefs et rapides, et les yeux fixés obstinément sur
quelques tas de sable. La brouette de provisions, épave baroque, était
restée sur le talus, noire contre le ciel en feu, et dans le chemin
creux était une rangée de véhicules abandonnés, dont les chevaux
frappaient de leurs sabots le sol ou achevaient la pitance d’avoine de
leurs musettes.

[Illustration]

     Une grosse masse grisâtre et ronde, de la grosseur à peu près d’un
     ours, s’élevait lentement et péniblement hors du cylindre. Au
     moment où elle parut en pleine lumière, elle eût des reflets de
     cuir mouillé. Deux grands yeux sombres me regardaient fixement.

                                                           (CHAPITRE IV)



[Illustration]



[Illustration] V

LE RAYON ARDENT


Après le coup d’œil que j’avais pu jeter sur les Marsiens émergeant du
cylindre dans lequel ils étaient venus de leur planète sur la terre, une
sorte de fascination paralysa mes actes. Je demeurai là, enfoncé
jusqu’aux genoux dans la bruyère, les yeux fixés sur le monticule qui
les cachait. En moi la crainte et la curiosité se livraient bataille.

Je n’osais pas retourner directement vers le trou, mais j’avais l’ardent
désir de voir ce qui s’y passait. Je m’avançai donc, décrivant une
grande courbe, cherchant les points avantageux, observant
continuellement les tas de sable qui dérobaient aux regards ces
visiteurs inattendus de notre planète. Un instant un fouet de minces
lanières noires passa rapidement devant le soleil couchant et disparut
aussitôt; ensuite une légère tige éleva l’une après l’autre, ses
articulations, au sommet desquelles un disque circulaire se mit à
tourner avec un mouvement irrégulier. Que se passait-il donc dans ce
trou?

La plupart des spectateurs avaient fini par se rassembler en deux
groupes--l’un, une petite troupe du côté de Woking, l’autre, une bande
de gens dans la direction de Chobham; évidemment le même conflit mental
les agitait. Autour de moi quelques personnes se trouvaient disséminées.
Je passai près d’un de mes voisins dont je ne connais pas le nom--et il
m’arrêta. Mais ce n’était guère le moment d’engager une conversation
bien nette.

--Quelles vilaines brutes! dit-il. Bon Dieu! quelles vilaines brutes!

Il répéta cela à plusieurs reprises.

--Avez-vous vu quelqu’un tomber dans le trou? demandai-je.

Mais il ne me répondit pas; nous restâmes silencieux et attentifs
pendant un long moment, côte à côte, éprouvant, j’imagine, un certain
réconfort à notre mutuelle compagnie. Alors, je changeai de place,
réinstallant sur un renflement de terrain qui me donnait l’avantage d’un
mètre ou deux d’élévation, et quand je cherchai des yeux mon compagnon,
je l’aperçus qui retournait à Woking.

Le couchant devint crépuscule avant que rien d’autre ne se fût produit.
La foule au loin, sur la gauche vers Woking, semblait s’accroître et
j’entendais maintenant son bruit confus. La petite bande de gens vers
Chobham se dispersa, mais aucun indice de mouvement ne venait du
cylindre.

Ce fut cette circonstance, plus qu’autre chose, qui rendit aux gens du
courage; je suppose que les curieux qui arrivaient constamment de Woking
contribuèrent aussi à relever la confiance. En tous les cas, comme
l’ombre tombait, un mouvement lent et intermittent commença sur la
lande, un mouvement qui se précisa à mesure que la tranquillité du soir
restait ininterrompue autour du cylindre. De verticales formes noires,
par deux et trois, s’avançaient, s’arrêtaient, observaient, avançaient
de nouveau, s’étendant de cette façon en un mince croissant irrégulier,
qui semblait vouloir cerner le trou en rapprochant ses pointes de mon
côté, je commençai aussi à me diriger vers la fosse.

Alors j’aperçus quelques cochers et autres conducteurs d’attelages qui
menaient hardiment leurs véhicules à travers les carrières, et
j’entendis le bruit des sabots et le grincement des roues. Je vis un
gamin emmener la brouette de provisions. Puis, à moins de trente mètres
du trou, venant du côté de Horsell, je remarquai une petite troupe
d’hommes et celui qui marchait en tête agitait un drapeau blanc.

C’était la députation. On avait hâtivement tenu conseil, et puisque les
Marsiens étaient, en dépit de leurs formes répulsives, des créatures
intelligentes, on avait résolu de leur montrer, en s’approchant d’eux
avec des signaux, que nous aussi nous étions intelligents.

Le drapeau battait au vent, et la troupe s’avança à droite d’abord puis
elle tourna à gauche. J’étais trop loin pour reconnaître personne, mais
j’appris par la suite qu’Ogilvy, Stent et Henderson avaient tenté avec
d’autres cet essai de communication. Dans leur marche, ils avaient
rétréci pour ainsi dire la circonférence maintenant à peu près
ininterrompue de gens, et un certain nombre de vagues formes noires les
suivaient à un intervalle discret.

Tout à coup il y eut un soudain jet de lumière et une fumée grisâtre et
lumineuse sortit du trou en trois bouffées distinctes, qui, l’une après
l’autre, montèrent se perdre dans l’air tranquille.

[Illustration]

Cette fumée--il serait peut-être plus exact de dire cette flamme--était
si brillante que le ciel, d’un bleu profond au-dessus de nos têtes, et
que la lande, sombre et brumeuse avec ses bouquets de pins du côté de
Chertsey, parurent s’obscurcir brusquement quand ces bouffées
s’élevèrent, et rester plus sombre après leur disparition. Au même
moment, une sorte de bruit pareil à un sifflement devint perceptible.

De l’autre côté de la fosse la petite troupe de gens que précédait le
drapeau blanc s’était arrêtée à la vue du phénomène, poignée de petites
formes verticales et sombres sur le sol noirâtre. Quand la fumée verte
monta, leurs faces s’éclairèrent d’un vert pâle et s’effacèrent à
nouveau dès qu’elle se fut évanouie.

Alors, lentement, le sifflement devint un bourdonnement, un interminable
bruit retentissant et monotone. Lentement, un objet de forme bossue
s’éleva hors du trou et une sorte de rayon lumineux s’élança en
tremblotant.

Aussitôt des jets de réelle flamme, des lueurs brillantes sautant de
l’un à l’autre, jaillirent du groupe d’hommes dispersés. On eût dit que
quelque invisible jet se heurtait contre eux et que du choc naissait une
flamme blanche. Il semblait que chacun d’eux fût soudain et
momentanément changé en flamme.

A la clarté de leur propre destruction, je les vis chanceler et
s’affaisser et ceux qui les suivaient s’enfuirent en courant.

Je demeurai stupéfait, ne comprenant pas encore que c’était la mort qui
sautait d’un homme à un autre dans cette petite troupe éloignée. J’avais
seulement l’impression que c’était quelque chose d’étrange, un jet de
lumière sans bruit presque et aveuglant, qui faisait s’affaisser,
inanimés, tous ceux qu’il atteignait, et de même, quand l’invisible
trait ardent passait sur eux, les pins flambaient et tous les buissons
de genêts secs s’enflammaient avec un bruit sourd. Dans le lointain,
vers Knaphill, j’apercevais les lueurs soudaines d’arbres, de haies et
de chalets de bois qui prenaient feu.

Rapidement et régulièrement, cette mort flamboyante, cette invisible,
inévitable épée de flamme, décrivait sa courbe. Je m’aperçus qu’elle
venait vers moi aux buissons enflammés qu’elle touchait, et j’étais trop
effrayé et stupéfié pour bouger. J’entendis les crépitements du feu dans
les carrières et le soudain hennissement de douleur d’un cheval qui fut
immobilisé aussitôt. Il semblait qu’un doigt invisible et pourtant
intensément brûlant était tendu à travers la bruyère entre les Marsiens
et moi, et tout au long d’une ligne courbe, au-delà des carrières, le
sol sombre fumait et craquait. Quelque chose tomba avec fracas, au loin
sur la gauche, où la route qui va à la gare de Woking entre sur la
lande. Presque aussitôt le sifflement et le bourdonnement cessèrent et
l’objet noir en forme de dôme s’enfonça lentement dans le trou où il
disparut.

Tout ceci s’était produit avec une telle rapidité que je restais là
immobile, abasourdi et ébloui par les jets de lumière. Si cette mort
avait décrit un cercle entier, j’aurais été certainement tué par
surprise. Mais elle s’arrêta et m’épargna, laissant tomber sur moi la
nuit soudainement sombre et hostile.

La lande ondulée semblait maintenant obscurcie jusqu’aux pires ténèbres,
excepté aux endroits où les routes qui la parcouraient s’étendaient
grises et pâles sous le ciel bleu-foncé de la nuit. Tout était noir et
désert. Au-dessus de ma tête, une à une les étoiles s’assemblaient et
dans l’ouest le ciel brillait encore, pâle et presque verdâtre. Les
cimes des pins et les toits de Horsell se découpaient nets et noirs
contre l’arrière-clarté occidentale.

Les Marsiens et leur matériel étaient complètement invisibles, excepté
la tige mince sur laquelle leur miroir s’agitait incessamment en un
mouvement irrégulier. Des taillis de buissons et d’arbres isolés
fumaient et brûlaient encore, ici et là, et les maisons, du côté de la
gare de Woking, envoyaient des spirales de flamme dans la tranquillité
de l’air nocturne.

A part cela et ma terrible stupéfaction, rien d’autre n’était changé. Le
petit groupe de taches noires qui suivaient le drapeau blanc avait été
simplement supprimé de l’existence et le calme du soir, me semblait-il,
avait à peine été troublé.

Je m’aperçus que j’étais là, sur cette lande obscure, sans aide, sans
secours et seul. Soudain, comme quelque chose qui tombe sur vous à
l’improviste, la peur me prit.

Avec un effort je me retournai et m’élançai, en une course trébuchante,
à travers la bruyère.

La peur que j’avais n’était pas une crainte rationnelle--mais une
terreur panique, non seulement des Marsiens, mais de l’obscurité et du
silence qui m’entouraient. Elle produisit sur moi un si extraordinaire
effet d’abattement qu’en courant je pleurais silencieusement, comme un
enfant. Maintenant que j’avais tourné le dos, je n’osais plus regarder
en arrière.

Je me souviens d’avoir eu la singulière impression que l’on se jouait de
moi et qu’au moment où j’atteindrais la limite du danger, cette mort
mystérieuse--aussi soudaine que l’éclair--allait surgir du cylindre et
me frapper.

[Illustration]

     Aussitôt des jets de réelle flamme, des lueurs brillantes sautant
     de l’un à l’autre, jaillirent du groupe d’hommes dispersés. On eût
     dit que quelque invisible jet se heurtait contre eux et que du choc
     naissait une flamme blanche. Il semblait que chacun d’eux fût
     soudain et momentanément changé en flamme.

                                                           (CHAPITRE V)



[Illustration]



[Illustration] VI

LE RAYON ARDENT SUR LA ROUTE DE CHOBHAM


La façon dont les Marsiens peuvent si rapidement et silencieusement
donner la mort est encore un sujet d’étonnement. Certains pensent qu’ils
parviennent, d’une manière quelconque, à produire une chaleur intense
dans une chambre de non-conductivité pratiquement absolue. Cette chaleur
intense, ils la projettent en un rayon parallèle, contre tels objets
qu’ils veulent, au moyen d’un miroir parabolique d’une composition
inconnue--à peu près comme le miroir parabolique d’un phare projette un
rayon de lumière. Mais personne n’a pu prouver ces détails d’une façon
irréfutable. De quelque façon qu’il soit produit, il est certain qu’un
rayon de chaleur est l’essence de la chose--une chaleur invisible au
lieu d’une lumière visible. Tout ce qui est combustible s’enflamme à son
contact, le plomb coule comme de l’eau, le fer s’amollit, le verre
craque et fond, et l’eau se change immédiatement en vapeur.

Cette nuit-là, sous les étoiles, près de quarante personnes gisaient
autour du trou, carbonisées, défigurées, méconnaissables, et jusqu’au
matin la lande, de Horsell jusqu’à Maybury, resta déserte et en feu.

La nouvelle du massacre parvint probablement en même temps à Chobham, à
Woking et à Ottershaw. A Woking, les boutiques étaient fermées quand le
tragique événement se produisit et un grand nombre de gens, boutiquiers
et autres, attirés par les histoires qu’ils avaient entendu raconter,
avaient traversé le pont de Horsell et s’avançaient sur la route entre
les haies qui viennent aboutir à la lande. Vous pouvez vous imaginer les
jeunes gens et les jeunes filles, après les travaux de la journée,
prenant occasion de cette nouveauté comme de toute autre, pour faire une
promenade ensemble et fleureter à loisir. Vous pouvez vous figurer le
bourdonnement des voix au long de la route, dans le crépuscule.

[Illustration]

Jusqu’alors sans doute, peu de gens, dans Woking même, savaient que le
cylindre était ouvert, bien que le pauvre Henderson eût envoyé un
messager porter à bicyclette, au bureau de poste, un télégramme spécial
pour un journal du soir.

Les curieux débouchaient par deux et trois, sur la lande, et ils
trouvaient de petits groupes de gens causant avec animation, en
observant le miroir tournant, au-dessus des carrières de sable, et la
même excitation gagnait rapidement les nouveaux venus.

Vers huit heures et demie, quand la députation fut détruite, il pouvait
y avoir environ trois cents personnes à cet endroit, sans compter ceux
qui avaient quitté la route pour s’approcher plus près des Marsiens. Il
y avait aussi trois agents de police, dont l’un était à cheval, faisant
de leur mieux, d’après les instructions de Stent, pour maintenir la
foule et l’empêcher d’approcher du cylindre, non sans soulever quelques
protestations de la part de ces personnes excitables et irréfléchies,
pour lesquelles un rassemblement est toujours une occasion de tapage et
de brutalités.

Stent et Ogilvy, redoutant les possibilités d’une collision, avaient
télégraphié de Horsell aux forces militaires aussitôt que les Marsiens
avaient paru, demandant l’aide d’une compagnie de soldats pour protéger,
contre toute tentative de violence, les étranges créatures; c’est après
cela qu’ils avaient fait leurs si malheureuses avances. La description
de leur mort telle que la vit la foule s’accorde de très près avec mes
propres impressions: les trois bouffées de fumée verte, le sourd
ronflement et les jets de flamme.

Bien plus que moi, cette foule de gens l’échappa belle. Le seul fait
qu’un monceau de sable couvert de bruyère intercepta la partie
inférieure du rayon les sauva. Si l’élévation du miroir parabolique
avait été de quelque mètres plus haute, aucun d’eux n’aurait survécu
pour raconter l’événement. Ils virent les jets de lumière, les hommes
tomber et une main, invisible pour ainsi dire, allumer les buissons en
s’avançant vers eux dans l’ombre qui gagnait. Alors, avec un sifflement
qui s’éleva par-dessus le ronflement venant du trou, le rayon oscilla
juste au-dessus de leurs têtes, enflammant les cimes des hêtres qui
bordaient la route, faisant éclater les briques, fracassant les
carreaux, enflammant les boiseries des fenêtres et faisant s’écrouler en
miettes le pignon d’une maison située au coin de la route.

Dans le crépitement, le sifflement et l’éclat aveuglant des arbres en
feu, la foule frappée de terreur sembla hésiter pendant quelques
instants. Des étincelles et des brindilles commencèrent à tomber sur la
route, avec des feuilles, comme des bouffées de flamme. Les chapeaux et
les habits prenaient feu. Puis de la lande vint un appel.

Il y eut des cris et des clameurs et tout à coup l’agent de police à
cheval arriva, galopant vers la foule confuse, la main sur sa tête et
hurlant de douleur.

--Ils viennent! cria une femme, et immédiatement chacun tourna les
talons, et, poussant ceux qui se trouvaient derrière, tâcha de regagner
au plus vite la route de Woking. Tous s’enfuirent aussi confusément
qu’un troupeau de moutons. A l’endroit où la route était plus étroite et
plus obscure entre les talus, la foule s’écrasa et une lutte désespérée
s’ensuivit. Tous n’échappèrent pas: trois personnes--deux femmes et un
petit garçon--furent renversées, piétinées, et laissées pour mortes dans
la terreur et les ténèbres.

[Illustration]



[Illustration] VII

COMMENT JE RENTRAI CHEZ MOI


Pour ma part, je ne me rappelle rien de ma fuite, sinon des heurts
violents contre des arbres et des culbutes dans la bruyère. Tout autour
de moi s’assemblait la terreur invisible des Marsiens. Cette impitoyable
épée ardente semblait tournoyer partout, brandie au-dessus de ma tête
avant de s’abattre et de me frapper à mort. J’arrivai sur la route entre
le carrefour et Horsell et je courus jusqu’au chemin de traverse.

A la fin, il me fut impossible d’avancer; épuisé par la violence de mes
émotions et l’élan de ma course, je chancelai et m’affaissai inanimé sur
le bord du chemin. C’était au coin du pont qui traverse le canal près de
l’usine à gaz.

Je dus rester ainsi quelque temps. Puis je m’assis, étrangement
perplexe. Pendant un bon moment je ne pus clairement me rappeler comment
j’étais venu là. Ma terreur s’était détachée de moi comme un manteau.
J’avais perdu mon chapeau et mon faux-col était déboutonné. Quelques
instants plus tôt, il n’y avait eu pour moi que trois choses
réelles:--l’immensité de la nuit, de l’espace et de la nature--ma propre
faiblesse et mon angoisse--l’approche certaine de la mort. Maintenant,
il me semblait que quelque chose s’était retourné, que le point de vue
s’était changé brusquement. Il n’y avait eu, d’un état d’esprit à
l’autre, aucune transition sensible. J’étais immédiatement redevenu le
moi de chaque jour, l’ordinaire et convenable citoyen. La lande
silencieuse, le motif de ma fuite, les flammes qui s’élevaient étaient
comme un rêve. Je me demandais si toutes ces choses étaient vraiment
arrivées. Je n’y pouvais croire.

Je me levai et gravis d’un pas mal assuré la pente raide du pont. Mon
esprit

...un jet de lumière sans bruit presque et aveuglant, qui faisait
     s’affaisser, inanimés, tous ceux qu’il atteignait, et de même,
     quand l’invisible trait ardent passait sur eux, les pins flambaient
     et tous les buissons de genêts secs s’enflammaient avec un bruit
     sourd.

                                                           (CHAPITRE V)



[Illustration]

était envahi par une morne stupéfaction. Mes muscles et mes nerfs
semblaient privés de toute force. Je devais tituber comme un homme ivre.
Une tête apparut au-dessus du parapet et un ouvrier portant un panier
s’avança. Auprès de lui courait un petit garçon. En passant près de moi
il me souhaita le bonsoir. J’eus l’intention de lui causer, sans le
faire. Je répondis à son salut par un vague marmottement et traversai le
pont.

Sur le viaduc de Maybury, un train, tumulte mouvant de fumée blanche aux
reflets de flammes, continuait son vaste élan vers le sud, longue
chenille de fenêtres brillantes: fracas, tapage, tintamarre, et il était
déjà loin. Un groupe indistinct de gens causait près d’une barrière de
la jolie avenue de chalets qu’on appelait “Oriental Terrace”. Tout cela
était si réel et si familier! Et ce que je laissais derrière moi était
si affolant, si fantastique! De telles choses, me disais-je, étaient
impossibles.

Peut-être suis-je un homme d’humeur exceptionnelle. Je ne sais jusqu’à
quel point mes expériences sont celles du commun des mortels. Parfois,
je souffre d’une fort étrange sensation de détachement de moi-même et du
monde qui m’entoure. Il me semble observer tout cela de l’extérieur, de
quelque endroit inconcevablement éloigné, hors du temps, hors de
l’espace, hors de la vie et de la tragédie de toutes choses. Ce
sentiment me possédait fortement cette nuit-là. C’était un autre aspect
de mon rêve.

Mais mon inquiétude provenait de l’absurdité déconcertante de cette
sécurité, et de la mort rapide qui voltigeait là-bas, à peine à trois
kilomètres. Il me vint des bruits de travaux à l’usine à gaz et les
lampes électriques étaient toutes allumées. Je m’arrêtai devant le
groupe de gens.

--Quelles nouvelles de la lande? demandai-je.

Il y avait contre la barrière deux hommes et une femme.

--Quoi? dit un des hommes en se retournant.

--Quelles nouvelles de la lande? répétai-je.

--Est-ce que vous n’en revenez pas? demandèrent les hommes.

--On dirait que tous ceux qui y vont en reviennent fous, dit la femme en
se penchant par-dessus la barrière. Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir?

--Vous ne savez donc rien des hommes de Mars? demandai-je? des créatures
tombées de la planète Mars?

--Oh! si, bien assez! Merci! dit la femme, et ils éclatèrent de rire
tous les trois.

J’étais ridicule et vexé. Sans y réussir, j’essayai de leur raconter ce
que j’avais vu. Ils rirent de plus belle à mes phrases sans suite.

--Vous en saurez bientôt davantage! leur dis-je en me remettant en
route.

J’avais l’air si hagard qu’en m’apercevant du seuil ma femme
tressaillit. J’entrai dans la salle à manger; je m’assis, bus un verre
de vin, et aussitôt que j’eus pu suffisamment rassembler mes esprits, je
lui racontai les événements dont j’avais été témoin. Le dîner, un dîner
froid, était déjà servi et resta sur la table sans que nous y touchions
pendant que je narrai mon histoire.

--Il y a une chose rassurante, dis-je pour pallier les craintes que
j’avais fait naître, ce sont les créatures les plus maladroites que
j’aie jamais vues grouiller. Elles peuvent s’agiter dans le trou et tuer
les gens qui s’approcheront, pourtant elles ne pourront jamais sortir de
là... Mais quelles horribles choses!

--Calme-toi, mon ami, dit ma femme en fronçant les sourcils et en posant
sa main sur la mienne.

--Ce pauvre Ogilvy! dis-je. Penser qu’il est resté mort, là-bas!

Ma femme, du moins, ne trouva pas mon récit incroyable. Quand je vis
combien sa figure était mortellement pâle, je me tus brusquement.

--Ils peuvent venir ici, répétait-elle sans cesse.

J’insistai pour qu’elle bût un peu de vin et j’essayai de la rassurer.

--Mais ils peuvent à peine remuer, dis-je.

Je lui redonnai, ainsi qu’à moi-même, un peu de courage en lui répétant
tout ce qu’Ogilvy m’avait dit de l’impossibilité pour les Marsiens de
s’établir sur la terre. En particulier, j’insistai sur la difficulté
gravitationnelle. A la surface de la terre, la pesanteur est trois fois
ce qu’elle est à la surface de Mars. Donc, un Marsien, quand même sa
force musculaire resterait la même, pèserait ici trois fois plus que sur
Mars, et par conséquent son corps lui serait comme une enveloppe de
plomb. Ce fut là réellement l’opinion générale. Le lendemain matin, le
“Times” et le “Daily Telegraph” entre autres, attachèrent une grande
importance à ce point, sans plus que moi prendre garde à deux influences
modificatrices pourtant évidentes.

L’atmosphère de la terre, nous le savons maintenant, contient beaucoup
plus d’oxygène ou beaucoup moins d’argone--peu importe la façon dont on
l’explique--que celle de Mars. L’influence fortifiante de l’oxygène sur
les Marsiens fit indiscutablement beaucoup pour contrebalancer
l’accroissement de poids de leur corps. En second lieu, nous ignorions
tous ce fait que la puissance mécanique que possédaient les Marsiens
était parfaitement capable, au besoin, de compenser la diminution
d’activité musculaire.

Mais je ne réfléchis pas à ces choses alors; aussi mon raisonnement
concluait-il entièrement contre les chances des envahisseurs; le vin et
la nourriture, la confiance de l’appétit satisfait et la nécessité de
rassurer ma femme me rendirent, par degrés insensibles, mon courage et
me firent croire à ma sécurité.

--Ils ont fait là une chose stupide, assurai-je, le verre à la main. Ils
sont dangereux, parce que sans aucun doute la peur les affole. Peut-être
ne s’attendaient-ils pas à trouver des êtres vivants--et certainement
pas des êtres intelligents. Si les choses en viennent au pire, un obus
dans le trou, et nous en serons débarrassés.

L’intense surexcitation des événements avait sans aucun doute laissé mes
facultés perceptives en état d’éréthisme. Maintenant encore, je me
rappelle avec une extraordinaire vivacité ce dîner. La figure douce et
anxieuse de ma femme tournée vers moi, sous l’abat-jour rose, la nappe
blanche avec l’argenterie et la verrerie--car, en ces jours-là, même
les écrivains philosophiques se permettaient maints petits luxes--le vin
pourpre dans mon verre, tous ces détails sont photographiquement
distincts. Au dessert, je m’attardai, combinant le goût des noix à une
cigarette, regrettant l’imprudence d’Ogilvy et déplorant la peu
clairvoyante pusillanimité des Marsiens.

Ainsi quelque respectable dodo de l’île Maurice aurait pu, de son nid,
envisager de cette façon les circonstances et, discutant l’arrivée d’un
navire en quête de nourriture animale, aurait dit: Nous les mettrons à
mort à coups de bec, demain, ma chère!

Sans le savoir, c’était le dernier dîner civilisé que je devais faire
pendant d’étranges et terribles jours.

[Illustration]



[Illustration] VIII

VENDREDI SOIR


De toutes les choses surprenantes et merveilleuses qui arrivèrent ce
vendredi-là, la plus étrange à mon esprit fut la combinaison des
habitudes ordinaires et banales de notre ordre social avec les premiers
débuts de la série d’événements qui devaient jeter à bas ce même ordre
social. Si, le vendredi soir, prenant un compas, vous eussiez décrit un
cercle d’un rayon de cinq milles autour des carrières de Woking, il est
douteux que vous ayez pu trouver, en dehors de cet espace, un seul être
humain--à moins que ce ne fût quelque parent de Stent, ou des trois ou
quatre cyclistes et des gens venus de Londres dont les cadavres étaient
demeurés sur la lande--qui eût été en rien affecté dans ses émotions et
ses habitudes par les nouveaux venus. Beaucoup de gens, certes, avaient
entendu parler du cylindre, en avaient même causé à leurs moments de
loisir, mais cela n’avait certainement pas produit la sensation
qu’aurait soulevée un ultimatum à l’Allemagne.

     Alors, avec un sifflement le rayon oscilla, enflammant les cimes
     des hêtres qui bordaient la route, faisant éclater les briques,
     fracassant les carreaux, enflammant les boiseries des fenêtres et
     faisant s’écrouler en miettes le pignon d’une maison...

                                                           (CHAPITRE VI)



[Illustration]

A Londres, ce soir-là, le télégramme du malheureux Henderson, décrivant
le dévissage graduel du projectile, fut reçu comme un canard et le
journal du soir auquel il avait été adressé--ayant, sans obtenir de
réponse, télégraphié pour une confirmation de la nouvelle--décida de ne
pas lancer d’édition spéciale.

Même dans ce cercle fictif de cinq milles, la majorité des gens
restaient indifférents. J’ai déjà décrit la conduite de ceux, hommes et
femmes, auxquels je m’étais adressé. Dans tout le district, les gens
dînaient et soupaient; les ouvriers jardinaient après les travaux du
jour; on couchait les enfants; les jeunes gens erraient amoureusement
par les chemins et les savants compulsaient leurs livres.

Peut-être y avait-il dans les rues du village un murmure inaccoutumé; un
sujet de causerie nouveau et absorbant, dans les tavernes; ici et là un
messager, ou même un témoin des derniers incidents, occasionnait quelque
agitation, des cris et des allées et venues. Mais presque partout sans
exception, la routine quotidienne: travailler, manger, boire et dormir,
continuait ainsi que depuis d’innombrables années--comme si nulle
planète Mars n’eût existé dans les deux. Même à Woking, à Horsell et à
Chobham, tel était le cas.

A la gare de Woking, jusqu’à une heure tardive, les trains s’arrêtaient
et repartaient, d’autres se garaient sur les voies d’évitement, les
voyageurs descendaient ou attendaient et toutes choses suivaient leur
cours ordinaire. Un gamin de la ville, empiétant sur le monopole des
bibliothèques de chemin de fer, vendait sur les quais des journaux
renfermant les nouvelles de l’après-midi. Le vacarme des trucks, le
sifflet aigu des locomotives, se mêlaient à ses cris de: “l’arrivée des
habitants de Mars”. Des groupes agités envahirent la station vers neuf
heures, racontant d’incroyables nouvelles et ne causèrent pas plus de
trouble que des ivrognes n’auraient pu faire. Les gens en route vers
Londres cherchaient, à travers les fenêtres des wagons, à apercevoir
quelque chose dans les ténèbres du dehors et voyaient seulement de rares
étincelles scintiller et s’élever en dansant dans la direction de
Horsell, puis disparaître, une lueur rougeâtre et une mince traînée de
fumée se promener contre l’écran du ciel, et ils en concluaient que rien
n’arrivait de plus sérieux que quelque incendie dans les bruyères. Ce
n’était que sur les confins de la lande qu’on pouvait voir réellement
quelque désordre. Là, sur la lisière du côté de Woking, une douzaine de
villas étaient en flammes. Des lumières restèrent allumées dans toutes
les maisons des trois villages proches de la lande et les gens y
veillèrent jusqu’à l’aurore.

Une foule curieuse s’attardait, incessamment renouvelée, à la fois sur
le pont de Chobham et sur celui de Horsell. Une ou deux âmes
aventureuses--ainsi qu’on s’en aperçut après--s’avancèrent à la faveur
des ténèbres et se faufilèrent jusqu’auprès des Marsiens. Mais elles ne
revinrent pas, car de temps en temps un rayon de lumière, semblable aux
feux électriques d’un vaisseau de guerre, balayait la lande et le rayon
brûlant le suivait immédiatement. A part cela, l’immense étendue demeura
silencieuse et désolée, et les corps carbonisés y restèrent épars toute
la nuit sous les étoiles et tout le jour suivant. Un bruit de métal
qu’on martèle venait du cylindre et fut entendu par beaucoup de gens.

Tel était l’état des choses ce vendredi soir. Au centre, enfoncé dans la
peau de notre vieille planète comme une écharde empoisonnée, était ce
cylindre. Mais le poison avait à peine commencé son œuvre. Autour de lui
s’étendait la lande silencieuse, mal éteinte par places, avec quelques
objets sombres, à peine visibles, gisant en attitudes contorsionnées ici
et là. De distance en distance un arbre ou un buisson brûlait encore.
Plus loin, c’était comme une frontière d’activité au delà de laquelle
les flammes n’étaient pas encore parvenues. Dans le reste du monde, le
cours de la vie allait son train comme depuis d’immémoriales années. La
fièvre de la lutte, qui allait bientôt venir obstruer les veines et les
artères, user les nerfs et détruire les cerveaux, était latente encore.

Tout au long de la nuit, les Marsiens s’agitèrent et martelèrent,
infatigables et sans sommeil, à l’œuvre après les machines qu’ils
apprêtaient, et de temps en temps une bouffée de fumée grisâtre
tourbillonnait vers le ciel étoile.

Vers onze heures une compagnie d’infanterie traversa Horsell et se
déploya en cordon à la lisière de la lande. Plus tard une seconde
compagnie vint par Chobham occuper le côté nord. Plusieurs officiers des
baraquements voisins étaient venus dans la journée examiner les lieux et
l’un d’entre eux, disait-on, le major Eden, manquait. Le colonel du
régiment s’avança jusqu’au pont de Chobham vers minuit et questionna
minutieusement la foule. Les autorités militaires se rendaient
certainement compte du sérieux de l’affaire. A la même heure, ainsi que
l’indiquèrent les journaux du lendemain, un escadron de hussards, deux
Maxims et environ quatre cents hommes du régiment de Cardigan quittaient
le camp d’Aldershot.

Quelques secondes après minuit, la foule qui encombrait la route de
Chertsey à Woking vit une étoile tomber du ciel dans un bois de sapins
vers le nord-ouest. Une lumière verdâtre et des lueurs soudaines comme
les éclairs des nuits d’été accompagnaient le météore. C’était un second
cylindre.

[Illustration]



[Illustration] IX

LA LUTTE COMMENCE


La journée du samedi est restée dans ma mémoire comme un jour de répit.
Ce fut aussi un jour de lassitude, lourd et étouffant, avec, m’a-t-on
dit, de rapides fluctuations du baromètre. J’avais peu dormi, encore que
ma femme eût réussi à le faire, et je me levai de bonne heure. Avant le
déjeuner, je descendis dans le jardin et j’écoutai: mais rien autre que
le chant d’une alouette ne venait de la lande.

Le laitier passa comme d’habitude. J’entendis le bruit de son chariot et
j’allai jusqu’à la barrière pour avoir de lui les dernières nouvelles.
Il me dit que pendant la nuit les Marsiens avaient été cernés par des
troupes et qu’on attendait des canons. Alors, comme une note familière
et rassurante, j’entendis un train qui traversait Woking.

--On tâchera de ne pas les tuer, dit le laitier, si on peut l’éviter
sans trop de difficultés.

J’aperçus mon voisin qui jardinait et je devisai un instant avec lui,
avant de rentrer pour déjeuner. C’était une matinée des plus ordinaires.
Mon voisin émit l’opinion que les troupes pourraient, ce jour-là,
détruire ou capturer les Marsiens.

--Quel malheur qu’ils se rendent si peu approchables, dit-il. Il serait
curieux de savoir comment on vit sur une autre planète; on pourrait en
apprendre quelque chose.

Il vint jusqu’à la haie et m’offrit une poignée de fraises, car il était
aussi généreux que fier des produits de son jardin. En même temps, il me
parla de l’incendie des bois de pins, au delà des prairies de Byfleet.

--On prétend, dit-il, qu’il est tombé par là une autre de ces satanées
choses--le numéro deux. Mais il y en a assez d’une, à coup sûr. Cette
affaire-là va coûter une jolie somme aux compagnies d’assurances, avant
que tout soit remis en place.

En disant cela, il riait avec un air de parfaite bonne humeur. Les bois
brûlaient encore, me dit-il en indiquant un nuage de fumée.

--Ça couvera longtemps sous les pieds à cause de l’épaisseur des herbes
et des aiguilles de pins.

Puis avec gravité, il ajouta diverses réflexions au sujet du “pauvre
Ogilvy”.

Après déjeuner, au lieu de me mettre au travail, je décidai de descendre
jusqu’à la lande. Sous le pont du chemin de fer, je trouvai un groupe de
soldats--du génie, je crois,--avec de petites toques rondes, des
jaquettes rouges, sales et déboutonnées, laissant voir leurs chemises
bleues, des pantalons de couleur foncée et des bottes montant jusqu’au
mollet. Ils me dirent que personne ne devait franchir le canal, et, sur
la route au delà du pont, j’aperçus un des hommes du régiment de
Cardigan placé là en sentinelle. Pendant un instant, je causai avec ces
soldats. Je leur racontai ce que j’avais vu des Marsiens le soir
précédent. Aucun d’eux ne les avait vus jusqu’à présent et ils n’avaient
à ce sujet que des idées très vagues, en sorte qu’ils m’accablèrent de
questions. Ils ne savaient pas, me dirent-ils, le but de ces mouvements
de troupes; ils avaient cru d’abord qu’une mutinerie avait éclaté au
campement des Horse Guards. Le simple sapeur du génie est en général
mieux informé que le troupier ordinaire et ils se mirent à discuter,
avec une certaine intelligence, les conditions particulières de la lutte
possible. Je leur fis une description du Rayon Ardent et ils
commencèrent à argumenter entre eux à ce sujet.

--Se glisser aussi près que possible en restant à l’abri, et se jeter
sur eux, voilà ce qu’il faut faire, dit l’un.

--Tais-toi donc, répondit un autre. Qu’est-ce que tu feras avec ton abri
contre leur diable de Rayon Ardent? Tu iras te faire cuire! Ce qu’il y a
à faire, c’est de s’approcher autant que le terrain le permettra et là
creuser une tranchée.

--Un beau moyen, les tranchées! Il ne parle tout le temps que de creuser
des tranchées, celui-là. C’est pas un homme, c’est un lapin.

--Alors, ils n’ont pas de cou? me demanda brusquement un troisième,
petit homme brun et silencieux, qui fumait sa pipe.

Je répétai ma description.

--Des pieuvres, tout simplement, dit-il. On dit que ça pêche les
hommes--maintenant on va se battre avec des poissons.

--Il n’y a pas de crime à massacrer des bêtes comme ça, remarqua le
premier qui avait parlé.

--Pourquoi ne pas bombarder tout de suite ces sales animaux et en finir
d’un seul coup? dit le petit brun. On ne peut pas savoir ce qu’ils sont
capables de faire.

--Où sont tes obus? demanda le premier. Il n’y a pas de temps à perdre.
Il faut charger dessus et tout de suite, c’est mon avis.

Ils continuèrent à discuter la chose sur ce ton. Après un certain temps,
je les quittai et me dirigeai vers la gare pour y chercher autant de
journaux du matin que j’en pourrais trouver.

     Tout au long; de la nuit, les Marsiens s’agitèrent et martelèrent,
     infatigables et sans sommeil, à l’œuvre après les machines qu’ils
     apprêtaient, et de temps en temps une bouffée grisâtre
     tourbillonnait vers le ciel étoilé.

                                                           (CHAPITRE VIII)



[Illustration]

Mais je ne fatiguerai pas le lecteur par une description plus détaillée
de cette longue matinée et de l’après-midi plus longue encore. Je ne pus
parvenir à jeter le moindre coup d’œil sur la lande, car même les
clochers des églises de Horsell et de Chobham étaient aux mains des
autorités militaires. Les soldats auxquels je m’adressai ne savaient
rien; les officiers étaient aussi mystérieux que préoccupés. Je trouvai
les gens de la ville en pleine sécurité à cause de la présence des
forces militaires et j’appris alors, de la bouche même de Marshall, le
marchand de tabac, que son fils était parmi les morts, autour du
cylindre. Les soldats avaient obligé les habitants, sur la lisière de
Horsell, à fermer et à quitter leurs maisons.

Je revins chez moi, pour déjeuner, vers deux heures, très fatigué, car,
ainsi que je l’ai dit, la journée était extrêmement chaude et lourde, et
afin de me rafraîchir, je pris un bain froid. Vers quatre heures et
demie, je retournai à la gare chercher les journaux du soir, car ceux du
matin ne donnaient qu’un récit très inexact de la mort de Stent,
d’Henderson, d’Ogilvy et des autres. Mais ils ne renfermaient rien que
je ne connusse déjà. Les Marsiens ne laissaient rien voir d’eux-mêmes.
Ils semblaient très affairés dans leur trou, d’où sortaient
continuellement un bruit de marteaux et une longue traînée de fumée.
Apparemment ils activaient leurs préparatifs pour la lutte.

“De nouvelles tentatives pour communiquer avec eux ont été faites sans
succès”--tel était le cliché que reproduisaient tous les journaux. Un
sapeur me dit que ces tentatives étaient faites par un homme qui d’un
fossé agitait un drapeau au bout d’une perche. Les Marsiens accordaient
autant d’attention à ces avances que nous en prêterions aux mugissements
d’un bœuf.

Je dois avouer que la vue de tout cet armement, de tous ces préparatifs,
m’excitait grandement. Mon imagination devint belligérante et infligea
aux envahisseurs des défaites remarquables; les rêves de batailles et
d’héroïsme de mon enfance me revinrent. A ce moment même, il me semblait
que la lutte allait être inégale, tant les Marsiens me paraissaient
impuissants dans leur trou.

Vers trois heures, on entendit des coups de canon, à intervalles
réguliers, dans la direction de Chertsey ou d’Addlestone. J’appris que
le bois de pins incendié, dans lequel était tombé le second cylindre,
était canonné dans l’espoir de détruire l’objet avant qu’il ne s’ouvrît.
Ce ne fut pas avant cinq heures, cependant, qu’une pièce de campagne
arriva à Chobham pour être braquée sur les premiers Marsiens.

Vers six heures du soir, je prenais le thé avec ma femme dans la
vérandah, causant avec chaleur de la bataille qui nous menaçait, lorsque
j’entendis, venant de la lande, le bruit assourdi d’une détonation, et
immédiatement une rafale d’explosions. Aussitôt suivit, tout près de
nous, un violent et retentissant fracas qui fit trembler le sol, et, me
précipitant au dehors sur la pelouse, je vis les cimes des arbres,
autour du Collège Oriental, enveloppées de flammes rougeâtres et de
fumée, et le clocher de la chapelle s’écrouler. La tourelle de la
mosquée avait disparu et le toit du collège lui-même semblait avoir subi
les effets de la chute d’un obus de cent tonnes. Une de nos cheminées
craqua comme si elle avait été frappée par un boulet; elle vola en
éclats et les fragments dégringolèrent le long des tuiles pour venir
s’entasser sur le massif de fleurs, près de la fenêtre de mon cabinet de
travail.

Ma femme et moi restâmes stupéfaits. Je me rendis compte alors que la
crête de la colline de Maybury était à portée du Rayon Ardent des
Marsiens, maintenant que le collège avait été débarrassé du chemin comme
un obstacle gênant.

Je saisis ma femme par le bras et, sans cérémonie, l’entraînai jusque
sur la route. Puis j’allai chercher la servante, en lui disant que
j’irais prendre moi-même la malle qu’elle réclamait avec insistance.

--Nous ne pouvons pas rester ici, dis-je.

Au moment même, la canonnade reprit un instant sur la lande.

--Mais où allons-nous aller? demanda ma femme terrifiée.

Je réfléchissais, perplexe. Puis je me souvins de ses cousins à
Leatherhead.

--A Leatherhead, criai-je, dans le fracas qui recommençait.

Elle regarda vers le bas de la colline. Les gens surpris sortaient de
leurs maisons.

--Mais comment irons-nous jusque-là? s’enquit-elle.

Au bas de la route, j’aperçus un peloton de hussards qui passaient au
galop sous le pont du chemin de fer; quelques-uns entrèrent dans la cour
du Collège Oriental, les autres mirent pied à terre et commencèrent à
courir de maison en maison. Le soleil, brillant à travers la fumée qui
montait des cimes des arbres, semblait rouge-sang et jetait sur les
choses une clarté lugubre et sinistre.

--Reste ici, tu es en sûreté, dis-je à ma femme, et je me mis à courir
vers l’hôtel du Chien-Tigré, car je savais que l’hôtelier avait un
cheval et un dogcart. Je courais de toutes mes forces, car je me rendais
compte que, dans un moment, tout le monde, sur ce penchant de la
colline, serait en mouvement. Je trouvai l’hôtelier derrière son
comptoir, absolument ignorant de ce qui se passait derrière sa maison.
Un homme qui me tournait le dos lui parlait.

--Ce sera une livre, disait l’hôtelier, et je n’ai personne pour vous le
mener.

--J’en donne deux livres, dis-je par dessus l’épaule de l’homme.

--Quoi?...

--... Et je vous le ramène avant minuit, achevai-je.

--Mais, diable, dit l’hôtelier, qu’est-ce qui presse? Je suis en train
de vendre un quartier de porc. Deux livres et vous me le rapportez?
Qu’est-ce qui se passe donc?

Je lui expliquai rapidement que je devais partir immédiatement de chez
moi et je m’assurai ainsi la location du dogcart. A ce moment, il ne me
sembla pas le moins du monde urgent pour l’hôtelier qu’il quittât son
hôtel. Je m’arrangeai pour avoir la voiture sur-le-champ, la conduisis à
la main le long de la route, puis, la laissant à la garde de ma femme et
de la servante, me précipitai dans la maison et empaquetai divers objets
de valeur, argenterie et autres. Les hêtres du jardin brûlaient pendant
ce temps, et, des palissades du bord de la route, s’élevaient des
flammes rouges. Tandis que j’étais ainsi occupé, l’un des hussards à
pied arriva. Il courait de maison en maison, avertissant les gens du
danger et les invitant à sortir. Il passait justement comme je sortais,
traînant mes trésors enveloppés dans une nappe. Je lui criai:

--Quelles nouvelles?

Il se retourna, les yeux effarés, brailla quelque chose comme “sortis du
trou dans une chose pareille à un couvercle de plat” et se dirigea en
courant vers la porte de la maison située au sommet de la montée. Un
soudain tourbillon de fumée parcourant la route le cacha pendant un
moment. Je courus jusqu’à la porte de mon voisin, frappai par acquit de
conscience, car je savais que sa femme et lui étaient partis pour
Londres et qu’ils avaient fermé leur maison. J’entrai de nouveau chez
moi, car j’avais promis à la servante d’aller chercher sa malle et je la
ramenai dehors, la casai auprès d’elle sur l’arrière du dogcart; puis je
pris les rênes et sautai sur le siège à côté de ma femme. En un instant
nous étions hors de la fumée et du bruit et descendions vivement la
pente opposée de la colline de Maybury, vers Old Woking.

Devant nous s’étendait un tranquille paysage ensoleillé, des champs de
blé de chaque côté de la route et l’auberge de Maybury avec son enseigne
oscillante. J’aperçus la voiture du docteur devant nous. Au pied de la
colline, je tournai la tête pour jeter un coup d’œil sur ce que je
quittais. D’épais nuages de fumée noire, coupés de longues flammes
rouges, s’élevaient dans l’air tranquille et projetaient des ombres
obscures sur les cimes vertes des arbres, vers l’est. La fumée
s’étendait déjà fort loin, jusqu’aux bois de sapins de Byfleet vers
l’est et jusqu’à Woking à l’ouest. La route était pleine de gens
accourant vers nous. Très affaibli maintenant, mais très distinct à
travers l’air tranquille et lourd, on entendait le bourdonnement d’un
canon qui cessa tout d’un coup et les détonations intermittentes des
fusils. Apparemment les Marsiens mettaient le feu à tout ce qui se
trouvait à portée de leur Rayon Ardent.

[Illustration]

Je ne suis pas un cocher expert, et il me fallut bien vite donner toute
mon attention au cheval. Quand je me tournai une fois encore, la seconde
colline cachait complètement la fumée noire. D’un coup de fouet,
j’enlevai le cheval, lui lâchant les rênes jusqu’à ce que Woking et Send
fussent entre nous et tout ce tumulte. Entre ces deux localités, j’avais
rattrapé et dépassé la voiture du docteur.



[Illustration] X

EN PLEINE MÊLÉE


Leatherhead est à environ douze milles de Maybury Hill. L’odeur des
foins emplissait l’air; au long des grasses prairies au delà de Pyrford
et de chaque côté, les haies étaient revêtues de la douceur et de la
gaîté de multitudes d’aubépines. La sourde canonnade qui avait éclaté
tandis que nous descendions la route de Maybury avait cessé aussi
brusquement qu’elle avait commencé, laissant le crépuscule paisible et
calme. Nous arrivâmes sans mésaventure à Leatherhead vers neuf heures,
et le cheval eut une heure de repos, tandis que je soupais avec mes
cousins et recommandais ma femme à leurs soins.

Pendant tout le voyage, ma femme était restée silencieuse et elle
semblait encore tourmentée de mauvais pressentiments. Je m’efforçai de
la rassurer, insistant sur ce fait que les Marsiens étaient retenus dans
leur trou par leur excessive pesanteur, qu’ils ne pourraient, à tout
prendre, que se glisser à quelques pas à l’entour de leur cylindre; mais
elle ne répondit que par monosyllabes. Si ce n’avait été de ma promesse
à l’hôtelier, elle m’aurait, je crois, supplié de demeurer à Leatherhead
cette nuit-là. Que ne l’ai-je donc fait! Son visage, je me souviens,
était affreusement pâle quand nous nous séparâmes.

Pour ma part, j’avais été, toute la journée, fébrilement surexcité.
Quelque chose d’assez semblable à la fièvre guerrière, qui, à
l’occasion, s’empare de toute une communauté civilisée, me courait dans
le sang et au fond je n’étais pas autrement fâché d’avoir à retourner à
Maybury ce soir-là. Je craignais même que cette fusillade que j’avais
entendue n’ait été le dernier signe de l’extermination des Marsiens. Je
ne peux mieux exprimer mon état d’esprit qu’en disant que j’éprouvais
l’irrésistible envie d’assister à la curée.

Il était presque onze heures quand je me mis en route. La nuit était
exceptionnellement obscure; sortant de l’antichambre éclairée, elle me
parut même absolument noire et il faisait aussi chaud et aussi lourd que
dans la journée. Au-dessus de ma tête, les nuages passaient rapides,
encore qu’aucune brise n’agitât les arbustes d’alentour. Le domestique
alluma les deux lanternes. Heureusement la route m’était très familière.
Ma femme resta debout dans la clarté du seuil et me suivit du regard
jusqu’à ce que je fusse installé dans le dogcart. Tout à coup elle
rentra, laissant là mes cousins qui me souhaitaient bon retour.

Je me sentis d’abord quelque peu déprimé à la contagion des craintes de
ma femme, mais très vite mes pensées revinrent aux Marsiens. A ce
moment, j’étais absolument ignorant du résultat de la lutte de la
soirée. Je ne savais même rien des circonstances qui avaient précipité
le conflit. Comme je traversais Ockham--car au lieu de revenir par Send
et Old Woking, j’avais pris cette autre route--je vis au bord de
l’horizon, à l’ouest, des reflets d’un rouge-sang, qui, à mesure que
j’approchais, montèrent lentement dans le ciel. Les nuages d’un orage
menaçant s’amoncelaient et se mêlaient aux masses de fumée noire et
rougeâtre.

La grand’rue de Ripley était déserte et à part une ou deux fenêtres
éclairées, le village n’indiquait aucun autre signe de vie; mais je
faillis causer un accident au coin de la route de Pyrford où un groupe
de gens se trouvait, me tournant le dos. Ils ne m’adressèrent pas la
parole quand je passai et je ne pus par conséquent savoir s’ils
connaissaient les événements qui se produisaient au delà de la colline,
si les maisons devant lesquelles je passais étaient désertées et vides,
si des gens y dormaient tranquillement ou si, harassés, ils épiaient les
terreurs de la nuit.

De Ripley jusqu’à Pyrford, il me fallait traverser un vallon du fond
duquel je ne pouvais apercevoir les reflets de l’incendie. Comme
j’arrivais au haut de la côte, après l’église de Pyrford, les lueurs
reparurent et les arbres furent agités des premiers frémissements de
l’orage. J’entendis alors minuit sonner derrière moi au clocher de
Pyrford; puis la silhouette des coteaux de Maybury, avec leurs cimes de
toits et d’arbres, se détacha noire et nette contre le ciel rouge.

Au même moment, une sinistre lueur verdâtre éclaira la route devant moi,
laissant voir dans la distance les bois d’Addlestone. Le cheval donna
une secousse aux rênes. Je vis les nuages rapides percés, pour ainsi
dire, par un ruban de flamme verte qui illumina soudain leur confusion
et vint tomber au milieu des champs, à ma gauche. C’était le troisième
projectile.

Immédiatement après sa chute et d’un violet aveuglant, par contraste, le
premier éclair de l’orage menaçant dansa dans le ciel et le tonnerre
retentit longuement au-dessus de ma tête. Le cheval prit le mors aux
dents et s’emballa.

Une pente modérée descend jusqu’au pied de la colline de Maybury et nous
la descendîmes à une vitesse vertigineuse. Une fois que les éclairs
eurent commencé, ils se succédèrent avec une rapidité inimaginable; les
coups de tonnerre, se suivant sans interruption avec d’effrayants
craquements, semblaient bien plutôt produits par une gigantesque machine
électrique que par un orage ordinaire. Les rapides scintillements
étaient aveuglants et des rafales de fine grêle me fouettaient le
visage.

D’abord, je ne regardai guère que la route devant moi; puis, tout à
coup, mon attention fut arrêtée par quelque chose qui descendait
impétueusement à ma rencontre la pente de Maybury Hill; je crus voir le
toit humide d’une maison, mais un éclair me permit de constater que la
chose était douée d’un vif mouvement de rotation. Ce devait être une
illusion d’optique--tour à tour d’effarantes ténèbres et d’éblouissantes
clartés troublaient la vue. Puis la masse rougeâtre de l’Orphelinat,
presque au sommet de la colline, les cimes vertes des pins et ce
problématique objet apparurent clairs, nets et brillants.

Quel spectacle! Comment le décrire? Un monstrueux tripode, plus haut que
plusieurs maisons, enjambait les jeunes sapins et les écrasait dans sa
course; un engin mobile, de métal étincelant, s’avançait à travers les
bruyères; des câbles d’acier, articulés, pendaient aux côtés et
l’assourdissant tumulte de sa marche se mêlait au vacarme du tonnerre.
Un éclair le dessina vivement, en équilibre sur un de ses appendices,
les deux autres en l’air, disparaissant et réapparaissant presque
instantanément, semblait-il, avec l’éclair suivant, cent mètres plus
près. Figurez-vous un tabouret à trois pieds tournant sur lui-même et
d’un pied sur l’autre pour avancer par bonds violents! Ce fut
l’impression que j’en eus à la lueur des éclairs incessants. Mais au
lieu d’un simple tabouret, imaginez un grand corps mécanique supporté
par trois pieds.

Soudain, les sapins du petit bois qui se trouvait juste devant moi
s’écartèrent, comme de fragiles roseaux sont séparés par un homme se
frayant un chemin. Ils furent arrachés net et jetés à terre et un
deuxième tripode immense parut, se précipitant, semblait-il, à toute
vitesse vers moi--et le cheval galopait droit à sa rencontre. A la vue
de ce second monstre, je perdis complètement la tête. Sans prendre le
temps de mieux regarder, je tirai violemment sur la bouche du cheval
pour le faire tourner à droite et au même instant le dogcart versa
par-dessus la bête, les brancards se brisèrent avec fracas, je fus lancé
de côté et tombai lourdement dans un large fossé plein d’eau.

Je m’en tirai bien vite et me blottis, les pieds trempant encore dans
l’eau, sous un bouquet d’ajoncs. Le cheval était immobile--le cou rompu,
la pauvre bête,--et à chaque nouvel éclair je voyais la masse noire du
dogcart renversé et la silhouette des roues tournant encore lentement.
Presque aussitôt, le colossal mécanisme passa à grandes enjambées près
de moi, montant la colline vers Pyrford.

Vue de près, la chose était incomparablement étrange, car ce n’était pas
simplement une machine insensée passant droit son chemin. C’était une
machine cependant, avec une allure mécanique et un fracas métallique,
avec de longs tentacules flexibles et luisants--l’un d’entre eux tenait
un jeune sapin--se balançant bruyamment autour de ce corps étrange. Elle
choisissait ses pas en avançant et l’espèce de chapeau d’airain qui la
surmontait se mouvait en tous sens avec l’inévitable suggestion d’une
tête regardant tout autour d’elle. Derrière la masse principale se
trouvait une énorme chose de métal blanchâtre, semblable à un
gigantesque panier de pêcheur, et je vis des bouffées de fumée
s’échapper des interstices de ses membres quand le monstre passa près de
moi. En quelques pas, il était déjà loin.

C’est tout ce que j’en vis alors, très vaguement, dans l’éblouissement
des éclairs, pendant les intervalles consécutifs de lumière intense et
d’épaisses ténèbres.

Quand il passa près de moi, le monstre poussa une sorte de hurlement
violent et assourdissant qui s’entendit par-dessus le tonnerre: Alouh!
Alouh!--au même instant, il rejoignait déjà son compagnon, à un
demi-mille de là, et ils se penchaient maintenant au-dessus de quelque
chose dans un champ. Je ne doute pas que l’objet de leur attention n’ait
été le troisième des dix cylindres qu’ils nous avaient envoyés de leur
planète.

Pendant quelques minutes, je restai là dans les ténèbres et sous la
pluie, épiant, aux lueurs intermittentes des éclairs, ces monstrueux
êtres de métal, se mouvant dans la distance, par-dessus les haies. Une
fine grêle commença de tomber, et, suivant qu’elle était plus ou moins
épaisse, leurs formes s’embrumaient ou redevenaient claires. De temps en
temps les éclairs cessaient et l’obscurité les engloutissait.

Je fus bientôt trempé par la grêle qui fondait et par l’eau bourbeuse.
Il se passa quelque temps avant que ma stupéfaction me permît de me
relever contre le talus dans une position plus sèche et de songer au
péril imminent.

Non loin de moi, dans un petit champ de pommes de terre, se trouvait une
cabane en bois; je parvins à me relever, puis, courbé et profitant du
moindre abri, je l’atteignis en hâte. Je frappai à la porte mais
personne--s’il était quelqu’un à l’intérieur--ne m’entendit et au bout
d’un instant j’y renonçai; en suivant un fossé je parvins, à demi
rampant et sans être aperçu des monstrueuses machines, jusqu’au bois de
sapins.

A l’abri, maintenant, je continuai ma route, trempé et grelottant,
jusqu’à ma maison. J’avançais entre les troncs, tâchant de retrouver le
sentier. Il faisait très sombre dans le bois, car les éclairs devenaient
de moins en moins fréquents et la grêle, par rafales, tombait en
colonnes épaisses à travers les interstices des branchages.

Si je m’étais pleinement rendu compte de la signification de toutes les
choses que j’avais vues, j’aurais dû immédiatement essayer de retrouver
mon chemin par Byfleet vers Street Cobham et aller par ce détour
rejoindre ma femme à Leatherhead. Mais, cette nuit-là, l’étrangeté des
choses qui survenaient et mon misérable état physique m’ahurissaient,
car j’étais meurtri, accablé, trempé jusqu’aux os, assourdi et aveuglé
par l’orage.

[Illustration]

J’avais la vague idée de rentrer chez moi et ce fut un mobile suffisant
pour me déterminer. Je trébuchai au milieu des arbres, tombai dans un
fossé, me cognai le genou contre un pieu et finalement barbotai dans le
chemin qui descend de Collège Arms. Je dis: barbotai, car des flots
d’eau coulaient, entraînant le sable en un torrent boueux. Là, dans les
ténèbres, un homme vint se heurter contre moi et m’envoya chanceler en
arrière.

Il poussa un cri de terreur, fit un bond de côté, et prit sa course à
toutes jambes avant que j’eusse pu me reconnaître et lui adresser la
parole. Si grande était la violence de l’orage à cet endroit que j’avais
une peine infinie à remonter la colline. Je m’abritai enfin contre la
palissade à gauche et, m’y cramponnant, je pus avancer plus rapidement.

Vers le haut, je trébuchai sur quelque chose de mou et à la lueur d’un
éclair j’aperçus à mes pieds un tas de gros drap noir et une paire de
bottes. Avant que j’eusse pu distinguer plus clairement dans quelle
position l’homme se trouvait, l’obscurité était revenue. Je demeurai
immobile, attendant le prochain éclair. Quand il vint, je vis que
c’était un homme assez corpulent, simplement mais proprement mis. La
tête était ramenée sous le corps et il gisait là, tout contre la
palissade, comme s’il avait été violemment projeté contre elle.

Surmontant la répugnance naturelle à quelqu’un qui jamais auparavant
n’avait touché un cadavre, je me penchai et le tournai afin d’écouter si
son cœur battait. Il était bien mort. Apparemment, les vertèbres du cou
étaient rompues. Un troisième éclair survint et je pus distinguer ses
traits. Je sursautai. C’était l’hôtelier du Chien-Tigré auquel j’avais
enlevé son moyen de fuir.

Je l’enjambai doucement et continuai mon chemin. Je pris par le poste de
police et College Arms, pour gagner ma maison. Rien ne brûlait au flanc
de la colline, quoiqu’il montât encore de la lande, avec des reflets
rouges, de tumultueuses volutes de fumée, incessamment rabattues par la
grêle abondante.

Aussi loin que la lueur des éclairs me permettait de voir, les maisons
autour de moi étaient intactes. Près de College Arms, quelque chose de
noir s’entassait au milieu du chemin.

Au bas de la route, vers le pont de Maybury, il y avait des voix et des
bruits de pas, mais je n’eus pas le courage d’appeler ni d’aller les
rejoindre. J’entrai avec mon passe-partout, fermai la porte à double
tour et au verrou derrière moi, chancelai au pied de l’escalier et
m’assis sur les marches. Mon imagination était hantée par ces monstres
de métal à l’allure si terriblement rapide et par le souvenir du cadavre
écrasé contre la palissade.

--Je me blottis au pied de l’escalier, le dos contre le mur et
frissonnant violemment.

    Mon imagination était hantée par ces monstres de métal à l’allure
    si terriblement rapide et par le souvenir du cadavre écrasé contre
    la palissade.

                                                           (CHAPITRE X)

[Illustration]



[Illustration] XI

A LA FENÊTRE


J’ai déjà dit que mes plus violentes émotions ont le don de s’épuiser
d’elles-mêmes. Au bout d’un moment, je m’aperçus que j’étais glacé et
trempé, et que de petites flaques d’eau se formaient autour de moi, sur
le tapis de l’escalier. Je me levai presque machinalement, entrai dans
la salle à manger et bus un peu de whisky; puis j’eus l’idée de changer
de vêtements.

Quand ce fut fait, je montai jusqu’à mon cabinet de travail, mais je ne
saurais dire pour quelle raison. La fenêtre donne, par-dessus les arbres
et le chemin de fer, vers la lande d’Horsell. Dans la hâte de notre
départ, elle avait été laissée ouverte. Le palier était sombre, et,
contrastant avec le tableau qu’encadrait la fenêtre, le reste de la
pièce était impénétrablement obscur. Je m’arrêtai court sur le pas de la
porte.

L’orage avait passé. Les tours du Collège Oriental, et les sapins
d’alentour n’existaient plus et tout au loin, éclairée par de vifs
reflets rouges, la lande, du côté des carrières de sable, était visible.
Contre ces reflets, d’énormes formes noires, étranges et grotesques,
s’agitaient activement de ci de là.

Il semblait vraiment que, dans cette direction, la contrée entière fût
en flammes: j’avais sous les yeux un vaste flanc de colline, parsemé de
langues de feu agitées et tordues par les rafales de la tempête qui
s’apaisait et projetait de rouges réflexions sur la course fantastique
des nuages. De temps à autre, une masse de fumée, venant de quelque
incendie plus proche, passait devant la fenêtre et cachait les
silhouettes des Marsiens. Je ne pouvais voir ce qu’ils faisaient, ni
leur forme distincte, non plus que reconnaître les objets noirs qui les
occupaient si activement. Je ne pouvais voir non plus où se trouvait
l’incendie dont les réflexions dansaient sur le mur et le plafond de mon
cabinet. Une âcre odeur résineuse emplissait l’air.

Je fermai la porte sans bruit et me glissai jusqu’à la fenêtre. A mesure
que j’avançais, la vue s’élargissait jusqu’à atteindre, d’un côté, les
maisons situées près de la gare de Woking, et, de l’autre, les bois de
sapins consumés et carbonisés près de Byfleet. Il y avait des flammes au
bas de la colline, sur la voie du chemin de fer, près du pont, et
plusieurs des maisons qui bordaient la route de Maybury et les chemins
menant à la gare, n’étaient plus que des ruines ardentes. Les flammes de
la voie m’intriguèrent d’abord. Il y avait un amoncellement noir et de
vives lueurs, avec, sur la droite, une rangée de formes oblongues. Je
m’aperçus alors que c’étaient les débris d’un train, l’avant brisé et en
flammes, les wagons d’arrière encore sur les rails.

Entre ces trois principaux centres de lumière, les maisons, le train, et
la contrée incendiée vers Chobham, s’étendaient des espaces irréguliers
de campagne sombre interrompus ici et là par des intervalles de champs
fumant et brûlant faiblement; c’était un fort étrange spectacle, cette
étendue noire, coupée de flammes, qui rappelait plus qu’autre chose les
fourneaux des verreries dans la nuit. D’abord, je ne pus distinguer la
moindre personne vivante, bien que je fusse très attentionné à en
découvrir. Plus tard j’aperçus contre la clarté de la gare de Woking un
certain nombre de formes noires qui traversaient en hâte la ligne les
unes derrière les autres.

Ce chaos ardent, c’était le petit monde dans lequel j’avais vécu en
sécurité pendant des années! Je ne savais pas encore ce qui s’était
produit pendant ces sept dernières heures, et j’ignorais, bien qu’un peu
de réflexion m’eût permis de le deviner, quelle relation existait entre
ces colosses mécaniques et les êtres indolents et massifs que j’avais vu
vomir par le cylindre. Poussé par une bizarre et impersonnelle
curiosité, je tournai mon fauteuil vers la fenêtre et contemplai la
contrée obscure, observant particulièrement dans les carrières les trois
gigantesques silhouettes qui s’agitaient en tous sens à la clarté des
flammes.

Elles semblaient extraordinairement affairées. Je commençai à me
demander ce que ce pouvait bien être. Etaient-ce des mécanismes
intelligents? Une pareille chose, je le savais, était impossible. Ou
bien un Marsien était-il installé à l’intérieur de chacun, le
gouvernant, le dirigeant, s’en servant à la façon dont un cerveau
d’homme gouverne et dirige son corps? Je cherchai à comparer ces choses
à des machines humaines; je me demandai, pour la première fois de ma
vie, quelle idée pouvait se faire d’une machine à vapeur ou d’un
cuirassé, un animal inférieur intelligent.

L’orage avait débarrassé le ciel et, par-dessus la fumée de la campagne
incendiée, Mars, comme un petit point, brillait d’une lueur affaiblie en
descendant vers l’ouest. Tout à coup un soldat entra dans le jardin.
J’entendis un léger bruit contre la palissade et, sortant de l’espèce de
léthargie dans laquelle j’étais plongé, je regardai et je l’aperçus
vaguement, escaladant la clôture. A la vue d’un être humain, ma torpeur
disparut et je me penchai vivement à la fenêtre.

--Psstt, fis-je aussi doucement que je pus.

Il s’arrêta, surpris, à cheval sur la palissade. Puis il descendit et
traversa la pelouse jusqu’au coin de la maison; il courbait l’échine et
marchait avec précaution.

--Qui est là? demanda-t-il, à voix basse aussi, debout sous la fenêtre
et regardant en l’air.

--Où allez-vous? questionnai-je.

--Du diable si je le sais!

--Vous cherchez à vous cacher?

--Justement!

--Entrez dans la maison, dis-je.

Je descendis, débouclai la porte, le fis entrer, la bouclai de nouveau.
Je ne pouvais voir sa figure. Il était nu-tête et sa tunique était
déboutonnée.

--Mon Dieu! mon Dieu! s’exclamait-il, comme je lui montrais le chemin.

--Qu’est-il arrivé? lui demandai-je.

--Tout et le reste!

Dans l’obscurité, je le vis qui faisait un geste de désespoir.

--Ils nous ont balayés d’un seul coup--tout simplement balayés.--Et il
répéta ces mots à plusieurs reprises.

Il me suivit, presque machinalement, dans la salle à manger.

--Prenez ceci, dis-je en lui versant une forte dose de whisky.

Il la but. Puis brusquement il s’assit devant la table, pris sa tête
dans ses mains et se mit à pleurer et à sangloter comme un enfant,
secoué d’une véritable crise de désolation, tandis que je restais devant
lui, intéressé, dans un singulier oubli de mon récent accès de
désespoir.

Il fut longtemps à retrouver un calme suffisant pour pouvoir répondre à
mes questions et il ne le fit alors que d’une façon confuse et
fragmentaire. Il conduisait une pièce d’artillerie qui n’avait pris part
au combat qu’à sept heures. A ce moment, la canonnade battait son plein
sur la lande et l’on disait qu’une première troupe de Marsiens se
dirigeait lentement, à l’abri d’un bouclier de métal, vers le second
cylindre.

Un peu plus tard, ce bouclier se dressa sur trois pieds et devint la
première des machines que j’avais vues. La pièce que l’homme conduisait
avait été mise en batterie près de Horsell, afin de commander les
carrières et son arrivée avait précipité l’engagement. Comme les
canonniers d’avant-train gagnaient l’arrière, son cheval mit le pied
dans un terrier et s’abattit, lançant son cavalier dans une dépression
de terrain. Au même moment, le canon faisait explosion, le caisson
sautait, tout était en flammes autour de lui et il se trouva renversé
sous un tas de cadavres carbonisés et de chevaux morts.

--Je ne bougeai pas, dit-il, ne comprenant rien à ce qui se passait,
avec un poitrail de cheval qui m’écrasait. Nous avions été balayés d’un
seul coup. Et l’odeur--bon Dieu! comme de la viande brûlée. En tombant
de cheval, je m’étais tordu les reins et il me fallut rester là jusqu’à
ce que le mal fût passé. Une minute auparavant, on aurait cru être à la
revue,--puis patatras, bing, pan!--Balayés d’un seul coup! répéta-t-il.

[Illustration]

Il était demeuré fort longtemps sous le cheval mort, essayant de jeter
des regards furtifs sur la lande. Les hussards avaient tenté, en
s’éparpillant, une charge contre le cylindre, mais ils avaient été
simplement supprimés en un instant. C’est alors que le monstre s’était
dressé sur ses pieds et s’était mis à aller et venir tranquillement à
travers la lande, parmi les rares fugitifs, avec son espèce de tête se
tournant de côté et d’autre exactement comme une tête d’homme
capuchonnée. Une sorte de bras portait une boîte métallique compliquée,
autour de laquelle des flammes vertes scintillaient, et, hors d’une
espèce d’entonnoir qui s’y trouvait adapté, jaillissait le Rayon Ardent.

En quelques minutes il n’y eut plus, autant que le soldat put s’en
rendre compte, un seul être vivant sur la lande et tout buisson et tout
arbre qui n’était pas encore consumé brûlait. Les hussards étaient sur
la route au delà de la courbure du terrain et il ne put voir ce qui leur
arrivait. Il entendit les Maxims craquer pendant un moment, puis ils se
turent. Le géant épargna jusqu’à la fin la gare de Woking et son groupe
de maisons, puis le Rayon Ardent y fut braqué et tout fut en un instant
changé en un monceau de ruines enflammées. Enfin, le monstre éteignit le
Rayon et, tournant le dos à l’artilleur, de son allure déhanchée, il se
dirigea vers le bois de sapins consumés qui abritait le second cylindre.
Comme il s’éloignait, un second Titan étincelant surgit tout agencé hors
du trou.

Le second monstre suivit le premier; alors l’artilleur parvint à se
dégager et se traîna avec précaution à travers les cendres brûlantes des
bruyères vers Horsell. Il réussit à parvenir vivant jusqu’au fossé qui
bordait la route, et put s’échapper ainsi jusqu’à Woking.--Ici son récit
devint à chaque instant coupé d’exclamations.--L’endroit était
inabordable. Fort peu de gens, semble-t-il, y étaient demeurés vivants,
affolés pour la plupart et couverts de brûlures. L’incendie l’obligea à
faire un détour et il se cacha parmi les décombres d’un mur calciné au
moment où l’un des géants Marsiens revenait sur ses pas. Il le vit
poursuivre un homme, l’enlever dans un de ses tentacules d’acier et lui
briser la tête contre le tronc d’un sapin. Enfin, à la tombée de la
nuit, l’artilleur risqua une course folle et arriva jusque sur les quais
de la gare. Depuis ce moment, il avait avancé furtivement le long de la
voie dans la direction de Maubury, dans l’espoir d’échapper au danger en
se rapprochant de Londres. Beaucoup de gens étaient blottis dans des
fossés et dans des caves, et le plus grand nombre des survivants
s’étaient enfuis vers le village de Woking et vers Send. La soif le
dévorait: enfin, près du pont du chemin de fer, il trouva une des
grosses conduites crevée d’où l’eau jaillissait en bouillonnant sur la
route, comme une source.

Tel est le récit que j’obtins de lui, fragment par fragment. Peu à peu,
il s’était calmé en me racontant ces choses et en essayant de me
dépeindre exactement les spectacles auxquels il avait assisté. Il
n’avait rien mangé depuis midi, m’avait-il dit au début de son récit, et
je trouvai à l’office un peu de pain et de mouton que j’apportai dans la
salle à manger. Nous n’allumâmes pas de lampe, de crainte d’attirer les
Marsiens et à chaque instant nos mains s’égaraient à la recherche du
pain et de la viande. A mesure qu’il parlait, les objets autour de nous
se dessinèrent obscurément dans les ténèbres et les arbustes écrasés et
les rosiers brisés de l’autre côté de la fenêtre devinrent distincts. Il
semblait qu’une troupe d’hommes ou d’animaux eût passé dans le jardin en
saccageant tout. Je commençai à apercevoir sa figure, noircie et
hagarde, comme aussi devait l’être la mienne.

Quand nous eûmes fini de manger, nous montâmes doucement jusqu’à mon
cabinet et de nouveau j’observai ce qui se passait, par la fenêtre
ouverte. En une seule soirée, la vallée avait été transformée en vallée
de ruines. Les incendies avaient maintenant diminué; des traînées de
fumée remplaçaient les flammes, mais les ruines innombrables des maisons
démolies et délabrées, des arbres abattus et consumés, que la nuit avait
cachées, se détachaient maintenant dénudées et terribles dans
l’impitoyable lumière de l’aurore. Pourtant, de place en place, quelque
objet avait eu la chance d’échapper--ici, un signal blanc sur la voie du
chemin de fer, là, le bout d’une serre claire et fraîche au milieu des
décombres. Jamais encore, dans l’histoire des guerres, la destruction
n’avait été aussi insensée ni aussi indistinctement générale.
Scintillants aux lueurs croissantes de l’Orient, trois des géants
métalliques se tenaient autour du trou, leur tête tournant incessamment,
comme s’ils surveillaient la désolation qu’ils avaient causée.

Il me sembla que le trou avait été agrandi et de temps en temps des
bouffées de vapeur d’un vert vif en sortaient, montaient vers les
clartés de l’aube--montaient tourbillonnaient, s’étalaient et
disparaissaient.

Au delà, vers Chobham, se dressaient des colonnes de flamme. Aux
premières lueurs du four, elles se changèrent en colonnes de fumée
rougeâtre.

[Illustration]



[Illustration] XII

CE QUE JE VIS DE LA DESTRUCTION DE WEYBRIDGE ET DE SHEPPERTON


Quand l’aube fut trop claire, nous nous retirâmes de la fenêtre d’où
nous avions observé les Marsiens, et nous descendîmes doucement au
rez-de-chaussée.

L’artilleur convint avec moi que la maison n’était pas un endroit où
demeurer. Il se proposait, dit-il, de se mettre en route vers Londres et
de rejoindre sa batterie. Mon plan était de retourner sans délai à
Leatherhead, et la puissance des Marsiens m’avait si grandement
impressionné que j’étais décidé à emmener ma femme à Newhaven et de là
j’espérais quitter immédiatement le pays avec elle. Car je me rendais
déjà clairement compte que les environs de Londres allaient être
inévitablement le théâtre d’une lutte désastreuse, avant que de
pareilles créatures pussent être détruites.

Entre nous et Leatherhead, cependant, il y avait le troisième cylindre
avec ses gardiens gigantesques. Si j’avais été seul, je crois que
j’aurais tenté la chance de passer quand même. Mais l’artilleur m’en
dissuada.

--Quand on a une femme supportable, il n’y a pas de raison pour la
rendre veuve, dit-il.

Enfin je consentis à aller avec lui, en nous abritant dans les bois, et
de remonter vers le nord jusqu’à Street Cobham avant de nous séparer. De
là, je devais faire un grand détour par Epsom pour rejoindre
Leatherhead.

Je me serais mis en route sur-le-champ, mais mon compagnon avait plus
d’expérience. Il me fit chercher dans toute la maison pour trouver un
flacon qu’il emplit de whisky et nous garnîmes toutes nos poches de
paquets de biscuits et de tranches de viande. Ensuite, nous nous
glissâmes hors de la maison et courûmes de toutes nos forces jusqu’au
bas du chemin raboteux par où j’étais venu la nuit précédente. Les
maisons paraissaient désertes. En route, nous rencontrâmes un groupe de
trois cadavres carbonisés, tombés ensemble quand le Rayon Ardent les
atteignit; ici et là, des objets que les gens avaient laissé tomber--une
pendule, une pantoufle, une cuiller d’argent et de pauvres choses
précieuses de ce genre. Au coin de la rue, qui monte vers la poste, une
petite voiture non attelée, chargée de malles et de meubles, était
renversée sur ses roues brisées. Une cassette, dont on avait fait sauter
le couvercle, avait été jetée sous les débris.

A part la loge de l’orphelinat qui brûlait encore, aucune des maisons
n’avait souffert beaucoup de ce côté-ci. Le Rayon Ardent n’avait fait
que raser les cheminées en passant. Cependant, hormis nous deux, il ne
semblait pas y avoir une seule personne vivante dans Maybury. Les
habitants s’étaient enfuis en grande partie, par la route d’Old Woking,
je suppose,--la même route que j’avais suivie pour aller à
Leatherhead--ou bien ils s’étaient cachés.

Nous descendîmes le chemin, passant de nouveau près du cadavre de
l’homme en noir, trempé par la grêle de la nuit précédente, et nous
entrâmes dans les bois, au pied de la colline. Nous arrivâmes ainsi
jusqu’au chemin de fer sans rencontrer âme qui vive. De l’autre côté de
la ligne, les bois n’étaient plus que des débris consumés et noircis.
Pour la plupart, les arbres étaient tombés, mais un certain nombre
étaient encore debout, troncs gris et désolés, avec un feuillage roussi
au lieu de leur verdure de la veille.

Du côté que nous suivions, le feu n’avait rien fait de plus qu’écorcher
les arbres les plus proches, sans réussir à prendre de pires
proportions. A un endroit, les bûcherons avaient laissé leur travail
interrompu. Des arbres, abattus et fraîchement émondés, étaient entassés
dans une clairière, avec, auprès d’une scie à vapeur, des tas de sciure.
Tout près de là était une hutte de terre et de branchages, désertée. Il
n’y avait, à cette heure, le moindre souffle de vent et toutes choses
étaient étrangement tranquilles. Même les oiseaux se taisaient et dans
notre marche précipitée, l’artilleur et moi parlions à voix basse en
jetant de temps en temps un regard furtif par-dessus notre épaule. Une
fois ou deux nous nous arrêtâmes pour écouter.

Au bout d’un certain temps, nous eûmes rejoint la route; à ce moment
nous entendîmes un bruit de sabots de chevaux et nous aperçûmes, à
travers les troncs d’arbres, trois cavaliers avançant lentement vers
Woking. Nous les hélâmes et ils firent halte, tandis que nous accourions
en toute hâte vers eux. C’était un lieutenant et deux cavaliers du 8ᵉ
hussards, avec un instrument semblable à un théodolite, que l’artilleur
me dit être un héliographe.

--Vous êtes les premiers que j’ai rencontrés ce matin venant de cette
direction, me dit le lieutenant. Que se prépare-t-il par là?

Sa voix et son regard disaient toute son inquiétude. Les hommes,
derrière

    Un peu plus tard, ce bouclier se dressa sur trois pieds et devint
    la première des machines que j’avais vues.

    (CHAPITRE XI)

[Illustration]

lui, nous dévisageaient curieusement. L’artilleur sauta du talus sur la
route, rectifia la position et salua.

--Ma pièce a été détruite hier soir, mon lieutenant. Je me suis caché.
Je tâche maintenant de rejoindre ma batterie. Vous apercevrez les
Marsiens, je pense, à un demi-mille d’ici en suivant cette route.

--Comment diable sont-ils? demanda le lieutenant.

--Des géants en armure, mon lieutenant. Trente mètres de haut, trois
jambes et un corps comme de l’aluminium, avec une grosse tête effrayante
dans une espèce de capuchon.

--Allons donc! dit le lieutenant, quelles sottises!

--Vous verrez vous-même, mon lieutenant. Ils portent une sorte de boîte
qui envoie du feu et qui vous tue d’un seul coup.

--Que voulez-vous dire?... Un canon?

--Non, mon lieutenant--et l’artilleur entama une copieuse description du
Rayon Ardent. Au milieu de son récit, le lieutenant l’interrompit et se
tourna vers moi. J’étais resté sur le talus qui bordait la route.

--Vous avez vu cela? demanda le lieutenant.

--C’est parfaitement exact, répondis-je.

--C’est bien, fit le lieutenant. Mon devoir est d’aller m’en assurer.
Écoutez, dit-il à l’artilleur, nous sommes détachés ici pour avertir les
gens de quitter leurs maisons. Vous ferez bien d’aller raconter la chose
vous-même au général de brigade et lui dire tout ce que vous savez. Il
est à Weybridge. Vous savez le chemin?

--Je le connais, répondis-je.

Et il tourna son cheval du côté d’où nous venions.

--Vous dites à un demi-mille? demanda-t-il.

[Illustration]

--Au plus, répondis-je, et j’indiquai les cimes des arbres vers le sud.
Il me remercia et se mit en route. Nous ne le revîmes plus.

Plus loin, un groupe de trois femmes et de deux enfants étaient en train
de déménager une maison de laboureur. Ils surchargeaient une charrette à
bras de ballots malpropres et d’un mobilier misérable. Ils étaient bien
trop affairés pour nous adresser la parole, et nous passâmes.

Près de la gare de Byfleet, en sortant du bois, nous trouvâmes la
contrée calme et paisible sous le soleil matinal. Nous étions bien au
delà de la portée du Rayon Ardent et, n’eût été le silence désert de
quelques-unes des maisons, le mouvement et l’agitation de départs
précipités dans d’autres, la troupe de soldats campée sur le pont du
chemin de fer et regardant au long de la ligne vers Woking, ce dimanche
eût semblé pareil à tous les autres dimanches.

Plusieurs chariots et voitures de fermes s’avançaient, avec d’incessants
craquements, sur la route d’Addlestone et tout à coup par la barrière
d’un champ, nous aperçûmes, au milieu d’une prairie plate, six canons
énormes, strictement disposés à intervalles égaux et pointés sur Woking.
Les caissons étaient à la distance réglementaire et les canonniers à
leur poste auprès des pièces. On eût dit qu’ils étaient prêts pour une
inspection.

--Voilà qui est parfait, dis-je. Ils seront bien reçus par ici, en tous
cas.

L’artilleur s’arrêta, hésitant, devant la barrière.

--Non, je continue, fit-il.

Plus loin, vers Weybridge, juste à l’entrée du pont, il y avait un
certain nombre de soldats en petite tenue élevant une longue barricade
devant d’autres canons.

--Ce sont des arcs et des flèches contre le tonnerre, dit l’artilleur.
Ils n’ont pas encore vu ce diable de rayon de feu.

Les officiers que leur service ne retenait pas s’étaient groupés et
examinaient l’horizon par-dessus les sommets des arbres vers le
sud-ouest, et les hommes s’arrêtaient de temps à autre pour regarder
dans la même direction.

Byfleet était rempli de tumulte. Des gens faisaient des paquets et une
vingtaine de hussards, quelques-uns à pied, les autres à cheval, les
obligeaient à se hâter. Trois ou quatre camions administratifs, un vieil
omnibus et beaucoup d’autres véhicules étaient alignés dans la rue du
village et on les chargeait de tout ce qui semblait utile ou précieux.
Il y avait aussi des gens en grand nombre qui avaient été assez
respectueux des coutumes pour revêtir leurs habits du dimanche et les
soldats avaient toutes les peines du monde à leur faire comprendre la
gravité de la situation. Nous vîmes un vieux bonhomme ridé, avec une
immense malle et plus d’une vingtaine de pots contenant des orchidées,
faire de violents reproches au caporal qui ne voulait pas s’en charger.
Je m’arrêtai et le saisis par le bras.

--Savez-vous ce qui vient là-bas? lui dis-je en montrant les bois de
sapin qui cachaient la vue des Marsiens.

[Illustration]

--Eh! fit-il en se retournant. Croyez-vous, il ne veut pas comprendre
que mes plantes ont une grande valeur.

--La Mort! criai-je. La Mort qui vient! La Mort!

Le laissant digérer cela, s’il le pouvait, je m’élançai à la suite de
l’artilleur. Au coin, je me retournai. Le caporal avait planté là le
pauvre homme qui, debout auprès de sa malle, sur le couvercle de
laquelle il avait posé ses pots, regardait d’un air hébété du côté des
arbres.

Personne à Weybridge ne put nous dire où se trouvait le quartier
général; je n’avais encore jamais vu de pareille confusion: des
chariots, des voitures partout, formant le plus étonnant, mélange de
moyens de transport et de chevaux. Les gens honorables de l’endroit, en
costume de sports, leurs épouses élégamment mises, se hâtaient de faire
leurs paquets, énergiquement aidés par tous les fainéants des environs,
tandis que les enfants s’agitaient, absolument ravis, pour la plupart,
de cette diversion inattendue à leurs ordinaires distractions
dominicales. Au milieu de tout cela, le digne prêtre de la paroisse
célébrait fort courageusement un service matinal et le vacarme de sa
cloche s’efforçait de surmonter le tapage et le tumulte qui
remplissaient le village.

[Illustration]

L’artilleur et moi, assis sur les marches de la fontaine, nous fîmes un
repas suffisamment réconfortant avec les provisions que nous avions
emportées dans nos poches. Des patrouilles de soldats, non plus de
hussards ici, mais de grenadiers blancs, invitaient les gens à partir au
plus vite ou à se réfugier dans leurs caves sitôt que la canonnade
commencerait. En passant sur le pont du chemin de fer, nous vîmes qu’une
foule, augmentant à chaque instant, s’était rassemblée dans la gare et
les environs et que les quais fourmillants étaient encombrés de malles
et de ballots innombrables. On avait, je crois, arrêté le mouvement des
trains afin de procéder au transport des troupes et des canons, et j’ai
su depuis qu’une lutte sauvage avait eu lieu quand il s’était agi de
trouver place dans les trains spéciaux organisés plus tard.

Nous restâmes à Weybridge jusqu’à midi, et à cette heure nous nous
trouvâmes à l’endroit où, près de l’écluse de Shepperton, la Wey se
jette dans la Tamise. Nous employâmes une partie de notre temps en
aidant deux vieilles femmes à charger une petite voiture. La Wey a trois
bras à son embouchure: il y a là un grand nombre-de loueurs de bateaux
et de plus un bac qui traverse la rivière. Du côté de Shepperton se
trouvait une auberge avec, sur le devant, une pelouse; et, au delà, la
tour de l’église--on l’a depuis remplacée par un clocher s’élevait
par-dessus les arbres.

Là se pressait, surexcitée et tumultueuse, une foule de fugitifs.
Jusqu’ici ce n’était pas encore devenu une panique, mais il y avait déjà
beaucoup plus de monde que les bateaux ne parviendraient à en traverser.
Des gens arrivaient chancelant sous de lourds fardeaux. Deux personnes
même, le mari et la femme, s’avançaient avec une petite porte de cabane
sur laquelle ils avaient entassé tout ce qu’ils avaient pu trouver
d’objets domestiques. Un homme nous confia qu’il allait essayer de se
sauver en prenant le train à la station de Shepperton.

On n’entendait partout que des cris et quelques farceurs même
plaisantaient. L’idée que semblaient avoir les habitants de l’endroit,
c’était que les Marsiens ne pouvaient être que de formidables êtres
humains qui attaqueraient et saccageraient le bourg, pour être
immanquablement détruits à la fin. De temps à autre, des gens
regardaient avec une certaine impatience par delà la Wey, vers les
prairies de Chertsey, mais tout, de ce côté, était tranquille.

Sur l’autre rive de la Tamise, excepté à l’endroit où les bateaux
abordaient, il n’y avait de même aucun trouble, ce qui faisait un
contraste violent avec la rive du Surrey. En débarquant, les gens
partaient immédiatement par le petit chemin. L’énorme bac n’avait encore
fait qu’un seul voyage. Trois ou quatre soldats, de la pelouse de
l’auberge, regardaient ces fugitifs et les raillaient, sans songer à
offrir leur aide. L’auberge était close, car on était maintenant aux
heures prohibées.

--Qu’est-ce que c’est que tout cela? s’exclamait un batelier.

Puis, plus près de moi:

--Tais-toi donc, sale bête! criait un homme à un chien qui hurlait.

A ce moment, on entendit de nouveau, mais cette fois dans la direction
de Chertsey, un son assourdi--la détonation d’un canon.

La lutte commençait. Presque immédiatement, d’invisibles batteries,
cachées par des bouquets d’arbres sur l’autre rive du fleuve, à notre
droite, firent chorus, crachant leurs obus régulièrement l’une après
l’autre. Une femme s’évanouit. Tout le monde sursauta, avec, en suspens,
le soudain émoi de la bataille si proche et que nous ne pouvions voir
encore. Le regard ne parcourait que des prairies unies, où des bœufs
paissaient avec indifférence entre des saules argentés au feuillage
immobile sous le chaud soleil.

--Les soldats les arrêteront bien, dit une femme, d’un ton peu rassuré.

Une brume monta au-dessus des arbres. Puis soudain nous vîmes un énorme
flot de fumée qui envahit rapidement le ciel; au même moment, le sol
trembla sous nos pieds et une explosion immense secoua l’atmosphère,
brisant les vitres des maisons proches et nous plongeant dans la
stupéfaction.

--Les voilà! cria un homme vêtu d’un jersey bleu. Là-bas! Les
voyez-vous? Là-bas!

Rapidement, l’un après l’autre, parurent deux, trois, puis quatre
Marsiens, bien loin par delà les arbres bas, à travers les prés
s’étendant jusqu’à Chertsey et ils se dirigeaient avec d’énormes
enjambées vers la rivière. Ils parurent être, d’abord, de petites formes
encapuchonnées, s’avançant à une allure aussi rapide que le vol des
oiseaux.

Puis, arrivant obliquement dans notre direction, un cinquième monstre
parut. Leur masse cuirassée scintillait au soleil, tandis qu’ils
accouraient vers les pièces d’artillerie et ils paraissaient de plus en
plus grands à mesure qu’ils approchaient. L’un d’eux, le plus éloigné
vers la gauche, brandissait aussi haut qu’il pouvait une sorte d’immense
étui, et ce terrible et sinistre Rayon Ardent, que j’avais vu à l’œuvre
le vendredi soir, jaillit soudain dans la direction de Chertsey et
attaqua la ville.

A la vue de ces étranges, rapides et terribles créatures, la foule qui
se pressait sur les rives sembla un instant frappée d’horreur. Il n’y
eut pas un mot, pas un cri--mais le silence. Puis un rauque murmure,
une poussée--et l’éclaboussement de l’eau. Un homme, trop effrayé pour
poser la malle qu’il portait sur l’épaule, se retourna et me fit
chanceler en me heurtant avec le coin de son fardeau. Une femme me
repoussa violemment et se mit à courir. Je me retournai aussi, dans
l’élan de la foule, mais la terreur ne m’empêcha pas de réfléchir. Je
pensais au terrible Rayon Ardent. Se jeter dans l’eau, voilà ce qu’il
fallait faire.

--Tout le monde à l’eau! criai-je sans être entendu.

Je fis de nouveau face à la rivière et, me précitant, dans la direction
du Marsien qui approchait, jusqu’à la rive de sable, j’entrai dans
l’eau. D’autres firent de même. Une barque pleine de gens, revenant vers
le bord, chavira presque, au moment où je passais. Les pierres sous mes
pieds étaient boueuses et glissantes et le niveau des eaux était si bas
que j’avançai pendant plus de cinq mètres avant d’avoir de l’eau jusqu’à
la ceinture. L’éclaboussement des gens des bateaux sautant dans l’eau
résonnait à mes oreilles comme un tonnerre. On abordait en toute hâte
sur les deux rives.

Mais pour le moment, les Marsiens ne faisaient pas plus attention aux
gens courant de tous côtés qu’un homme, qui aurait heurté du pied une
fourmilière, ne ferait attention à la débandade des fourmis. Quand, à
demi suffoqué, je me soulevai hors de l’eau, la tête du Marsien semblait
considérer attentivement les batteries qui tiraient encore par-dessus la
rivière, et, tout en avançant, il abaissa et éteignit ce qui devait être
le générateur du Rayon Ardent.

Un instant après, il avait atteint la rive et, d’une enjambée, à demi
traversé le courant; les articulations de ses pieds d’avant se plièrent
en atteignant le bord opposé, mais presque aussitôt, à l’entrée du
village de Shepperton, il reprit toute sa hauteur. Immédiatement, les
six canons de la rive droite qui, ignorés de tous, avaient été
dissimulés à l’extrémité du village tirèrent à la fois. Les détonations
si proches et soudaines, presque simultanées, me firent tressaillir. Le
monstre élevait déjà l’étui générateur du Rayon Ardent, quand le premier
obus éclata à six mètres au-dessus de sa tête.

Je poussai un cri d’étonnement. Je ne pensais plus aux quatre autres
monstres: mon attention était rivée sur cet incident si rapproché.
Simultanément deux obus éclatèrent en l’air, mais près du corps du
Marsien, au moment où la tête se tortillait juste à temps pour recevoir,
et trop tard pour esquiver, un quatrième obus. Celui-ci éclata en plein
contre la tête du monstre. L’espèce de capuchon de métal fut crevé,
éclata et alla tournoyer dans l’air en une douzaine de fragments de
métal brillant et de lambeaux de chair rougeâtre.

--Touché!

Ce fut mon seul cri, quelque chose entre une acclamation et un
hurlement.

J’entendis des cris répondant au mien, poussés par les gens qui étaient
dans l’eau autour de moi. Je fus, dans cet instant de passagère
exultation, sur le point d’abandonner mon refuge.

Le colosse décapité chancela comme un géant ivre; mais il ne tomba pas.
Par un véritable miracle, il recouvra son équilibre et sans plus prendre
garde où il allait, l’étui générateur du Rayon Ardent maintenu rigide en
l’air, il s’élança rapidement dans la direction de Shepperton.
L’intelligence vivante, le Marsien qui habitait la tête, avait été tué
et lancé aux quatre vents du ciel, et l’appareil n’était plus maintenant
qu’un simple assemblage de mécanismes compliqués tournoyant vers la
destruction. Il s’avançait, suivant une ligne droite, incapable de se
guider. Il heurta la tour de l’église de Shepperton et la démolit, comme
le choc d’un bélier aurait pu le faire; il fut jeté de côté, trébucha et
s’écroula dans la rivière avec un fracas formidable.

Une violente explosion ébranla l’atmosphère, et une trombe d’eau, de
vapeur, de vase et d’éclats de métal bondit dans l’air à une hauteur
considérable. Au moment où l’étui du Rayon Ardent avait touché l’eau,
celle-ci avait incontinent jailli en vapeur. Un instant après, une vague
immense, comme un mascaret vaseux mais presque bouillant, contourna le
coude de la rive et remonta le courant. Je vis des gens s’efforcer de
regagner les bords et j’entendis vaguement, par-dessus le grondement et
le bouillonnement que causait la chute du Marsien, leurs cris et leurs
clameurs.

Pour le moment, je ne pris point garde à la chaleur et oubliai même tout
instinct de conservation. Je barbotai au milieu des eaux tumultueuses,
poussant les gens de côté pour aller plus vite, jusqu’à ce que je pusse
voir ce qui se passait dans l’autre bras de la rivière. Une
demi-douzaine de bateaux chavirés dansaient au hasard sur la confusion
des vagues. J’aperçus enfin, plus bas, en plein courant, le Marsien
tombé en travers du fleuve et en grande partie submergé.

D’énormes jets de vapeur s’échappaient de l’épave et, à travers leur
tourbillons tumultueux, je pouvais voir, d’une façon intermittente et
vague, les membres gigantesques battre le flot et lancer dans l’air
d’immenses gerbes d’eau et d’écume vaseuses. Les tentacules s’agitaient
et frappaient comme des bras humains et, à part l’impuissante inutilité
de ces mouvements, on eût dit quelque énorme bête blessée, se débattant
au milieu des vagues. Des torrents de fluide d’un brun roussâtre
s’élançaient de la machine en jets bruyants.

Mon attention fut détournée de cette vue par un hurlement furieux,
ressemblant au bruit de ce qu’on appelle une sirène dans les villes
manufacturières. Un homme à genoux dans l’eau près du chemin de halage,
m’appela à voix basse et m’indiqua quelque chose du doigt. Me
retournant, je vis les autres Marsiens s’avancer avec de gigantesques
enjambées au long de la rive, venant de Chertsey. Cette fois, les canons
parlèrent sans résultat.

A cette vue, je m’enfonçai immédiatement sous l’eau, et, retenant mon
souffle jusqu’à ce que le moindre mouvement me fût devenu une agonie, je
tâchai de fuir entre deux eaux, aussi loin que je le pus. Autour de moi
la rivière était un véritable tumulte et devenait rapidement plus
chaude.

Quand, pendant un moment, je soulevais ma tête hors de l’eau pour
respirer et écarter les cheveux qui me tombaient sur les yeux, la vapeur
s’élevait en un tourbillonnant brouillard blanchâtre qui cacha d’abord
entièrement les Marsiens. Le vacarme était assourdissant. Enfin, je
distinguai faiblement de colossales figures grises, amplifiées par la
brume vaporeuse. Ils avaient passé tout près de moi et deux d’entre eux
étaient penchés sur les ruines écumeuses et tumultueuses de leur
camarade.

Les deux autres étaient debout dans l’eau auprès de lui, l’un à deux
cents mètres de moi, l’autre vers Laleham. Ils agitaient violemment les
générateurs du Rayon Ardent et le jet sifflant frappait en tous sens et
de toutes parts.

L’air n’était que vacarme: un conflit confus et assourdissant de bruits;
le fracas cliquetant des Marsiens, les craquements des maisons qui
s’écroulaient, le crépitement des arbres, des haies, des hangars qui
s’enflammaient, le pétillement et le grondement du feu. Une fumée dense
et noire montait se mêler à la vapeur de la rivière, et tandis que le
Rayon Ardent allait et venait sur Weybridge, ses traces étaient marquées
par de soudaines lueurs d’un blanc incandescent qui faisaient aussitôt
place à une danse fumeuse de flammes livides. Les maisons les plus
proches étaient encore intactes, attendant leur sort, ténébreuses,
indistinctes et blafardes à travers la vapeur, avec les flammes allant
et venant derrière elles.

Pendant un certain temps, je demeurai ainsi enfoncé jusqu’au cou dans
l’eau presque bouillante, ébahi de ma position et désespérant de
m’échapper. A travers la vapeur et la fumée, j’apercevais les gens qui
s’étaient jetés avec moi dans la rivière, jouant des pieds et des mains
pour s’enfuir à travers les roseaux et les herbes, comme de petites
grenouilles dans le gazon, fuyant en toute hâte le passage de quelque
faucheur, ou remplis d’épouvante, courant en tous sens sur le chemin de
halage.

Tout à coup, le jet blême du Rayon Ardent arriva en bondissant vers moi.
Les maisons semblaient s’enfoncer dans le sol, s’écroulant à son contact
et lançant de hautes flammes. Les arbres prenaient feu avec un soudain
craquement. Il tremblota de ci de là sur le chemin de halage, caressant
au passage les gens affolés; il descendit sur la rive à moins de
cinquante mètres de l’endroit où j’étais, traversa la rivière, pour
attaquer Shepperton, et l’eau sous sa trace se souleva en un épais
bouillonnement empanaché d’écume. Je me précipitai du côté du bord.

Presque au même instant, l’énorme vague, presque en ébullition, fondait
sur moi. Je poussai un cri de douleur, et échaudé, à demi aveuglé,
agonisant, je m’avançai jusqu’à la rive en chancelant, à travers l’eau
bondissante et sifflante. Si j’avais fait un faux pas, c’eût été la fin.
J’allai choir, épuisé, en pleine vue des Marsiens, sur une langue de
sable, large et nue, qui se trouvait au confluent de la Wey et de la
Tamise. Je n’espérais rien que la mort.

J’ai le vague souvenir du pied d’un Marsien qui vint se poser à vingt
mètres de ma tête, s’enfonça dans le sable fin en le lançant de tous
côtés, et se souleva de nouveau; d’un long répit, puis des quatre
monstres, emportant les débris de leur camarade, tour à tour vagues et
distincts à travers les nuages de fumée et reculant interminablement, me
semblait-il, à travers une étendue immense d’eau et de prairies.

Puis, très lentement, je me rendis compte que par miracle j’avais
échappé.

[Illustration]


     Simultanément deux obus éclatèrent en l’air, mais près du corps du
     Marsien, au moment où la tête se tortillait juste à temps pour
     recevoir, et trop tard pour esquiver, un quatrième obus. Celui-ci
     éclata en plein contre la tête du monstre. L’espèce de capuchon de
     métal fut crevé, éclata et alla tournoyer dans l’air en une
     douzaine de fragments de métal brillant et de lambeaux de chair
     rougeâtre.

    --Touché!

                                                         (CHAPITRE XII)

[Illustration]



[Illustration] XIII

PAR QUEL HASARD JE RENCONTRAI LE VICAIRE.


Après avoir donné aux humains cette brutale leçon sur la puissance de
leurs armes, les Marsiens regagnèrent leur première position sur la
lande de Horsell, et dans leur hâte--encombrés des débris de leur
compagnon--ils négligèrent sans doute plus d’une fortuite et inutile
victime telle que moi. S’ils avaient abandonné leur camarade et, sur
l’heure, poussé en avant, il n’y avait alors, entre eux et Londres, que
quelques batteries de campagne et ils seraient certainement tombés sur
la capitale avant l’annonce de leur approche; leur arrivée eût été aussi
soudaine aussi terrible et funeste que le tremblement de terre qui
détruisit Lisbonne.

Mais ils n’éprouvaient sans doute aucune hâte. Un par un, les cylindres
se suivaient dans leur course interplanétaire; chaque vingt-quatre
heures leur amenait des renforts. Pendant ce temps les autorités
militaires et navales, se rendant pleinement compte de la formidable
puissance de leurs antagonistes, se préparaient à la défense avec une
fiévreuse énergie. On disposait incessamment de nouveaux canons, si bien
qu’avant le soir chaque taillis, chaque groupe de villas suburbaines,
étagés aux flancs des collines des environs de Richmond et de Kingston,
masquait de noires et menaçantes bouches à feu. Dans l’espace incendié
et désolé--en tout peut-être une trentaine de kilomètres carrés--qui
entourait le campement des Marsiens, sur la lande de Horsell, à travers
les ruines et les décombres des villages, les arcades calcinées et
fumantes, qui, un jour seulement auparavant, avaient été des bosquets de
sapins, se glissaient d’intrépides éclaireurs munis d’héliographes pour
avertir les canonniers de l’approche des Marsiens. Mais les Marsiens
connaissaient maintenant la portée de notre artillerie et le danger de
toute proximité humaine, et nul ne s’aventura qu’au prix de sa vie dans
un rayon d’un mille autour des cylindres.

Il paraît que ces géants passèrent une partie de l’après-midi à aller et
venir, transportant le matériel des deux autres cylindres--le second
tombé dans les pâturages d’Addlestone, et le troisième à Pyrford--à leur
place primitive sur la lande d’Horsell. Au-dessus des bruyères
incendiées et des édifices écroulés, commandant une vaste étendue, l’un
d’eux se tint en sentinelle, tandis que les autres, abandonnant leurs
énormes machines de combat, descendirent dans leur trou. Ils y
travaillèrent ferme bien avant dans la nuit et la colonne de fumée dense
et verte qui s’élevait et planait au-dessus d’eux se voyait des collines
de Merrow et même, dit-on, de Banstead et d’Epsom Downs.

[Illustration]

Alors, tandis que derrière moi les Marsiens se préparaient ainsi à leur
prochaine sortie, et que devant moi l’Humanité se ralliait pour la
bataille, avec une peine et une fatigue infinies, à travers les flammes
et la fumée de Weybridge incendié, je me mis en route vers Londres.

J’aperçus, lointaine et minuscule, une barque abandonnée qui suivait le
fil de l’eau; je quittai la plupart de mes vêtements bouillis et quand
elle passa devant moi, je l’atteignis et pus ainsi m’échapper de cette
destruction. Il n’y avait dans la barque aucun aviron, mais, autant que
mes mains aux trois quarts cuites me le permirent, je réussis à pagayer
en quelque sorte en descendant le courant vers Halliford et Walton,
d’une allure fort pénible, et, comme on peut bien le comprendre en
regardant continuellement derrière moi. Je suivis la rivière parce que
je considérais qu’un plongeon serait ma meilleure chance de salut, si
les géants revenaient.

L’eau, que la chute du Marsien avait portée à une température très
élevée, descendait en même temps que moi, avec un nuage de vapeur, de
sorte que pendant plus d’un kilomètre il me fut presque impossible de
rien distinguer sur les rives. Une fois cependant, je pus entrevoir une
file de formes noires s’enfuyant de Weybridge à travers les prés.
Halliford me sembla absolument désert, et plusieurs maisons riveraines
flambaient. Il était étrange de voir la contrée si parfaitement
tranquille et entièrement désolée sous le chaud ciel bleu, avec des
nuées de fumée et des langues de flamme montant droit dans l’atmosphère
ardente de l’après-midi. Jamais encore je n’avais vu des maisons brûler
sans l’ordinaire accompagnement d’une foule gênante. Un peu plus loin,
les roseaux desséchés de la rive se consumaient et fumaient, et une
ligne de feu s’avançait rapidement à travers les chaumes d’un champ de
luzerne.

Je dérivai longtemps, endolori et épuisé par tout ce que j’avais enduré,
au milieu d’une chaleur intense réverbérée par l’eau. Puis mes craintes
reprirent le dessus et je me remis à pagayer. Le soleil écorchait mon
dos nu. Enfin, comme j’arrivais en vue du pont de Walton, au coude du
fleuve, ma fièvre et ma faiblesse l’emportèrent sur mes craintes et
j’abordai sur la rive gauche où je m’étendis, inanimé, parmi les grandes
herbes. Je suppose qu’il devait être à ce moment entre quatre et cinq
heures. Au bout d’un certain temps je me relevai, fis, sans rencontrer
âme qui vive, un bon demi-kilomètre et finis par m’étendre de nouveau à
l’ombre d’une haie. Je crois me souvenir d’avoir prononcé à haute voix
des phrases incohérentes, pendant ce dernier effort. J’avais aussi très
soif et regrettais amèrement n’avoir pas bu plus d’eau. Alors, chose
curieuse, je me sentis irrité contre ma femme, sans parvenir à
m’expliquer pourquoi, mais mon désir impuissant d’atteindre Leatherhead
me tourmentait à l’excès.

Je ne me rappelle pas clairement l’arrivée du vicaire, parce qu’alors
probablement je devais être assoupi. Je l’aperçus soudain, assis, les
manches de sa chemise souillées de suie et de fumée et sa figure glabre
tournée vers le ciel où ses yeux semblaient suivre une petite lueur
vacillante qui dansait dans les nuages pommelés, un léger duvet de
nuages, à peine teinté du couchant d’été.

Je me soulevai et au bruit que je fis il ramena vivement ses regards sur
moi.

--Avez-vous de l’eau? demandai-je brusquement.

Il secoua la tête.

--Vous n’avez fait qu’en demander depuis une heure, dit-il.

Un instant nous nous regardâmes en silence, procédant l’un et l’autre à
un réciproque inventaire de nos personnes. Je crois bien qu’il me prit
pour un être assez étrange, ainsi vêtu seulement d’un pantalon trempé et
de chaussettes, la peau rouge et brûlée, la figure et les épaules
noircies par la fumée. Quant à lui, son visage dénotait une honorable
simplicité cérébrale: sa chevelure tombait en boucles blondes crépues
sur son front bas et ses yeux étaient plutôt grands, d’un bleu pâle, et
sans regard. Il se mit à parler par phrases saccadées, sans plus faire
attention à moi, les yeux égarés et vides.

--Que signifie tout cela? Que signifient ces choses? demandait-il.

Je le regardai avec étonnement sans lui répondre.

Il étendit en avant une main maigre et blanche et continua sur un ton
lamentable:

--Pourquoi ces choses sont-elles permises? Quels péchés avons-nous
commis? Le service divin était terminé et je faisais une promenade pour
m’éclaircir les idées, quand tout à coup éclatèrent l’incendie, la
destruction et la mort! Comme à Sodome et à Gomorrhe! Toute notre œuvre
détruite, toute notre œuvre..... Qui sont ces Marsiens?

--Qui sommes-nous? lui répondis-je, toussant pour dégager ma gorge
embarrassée et sèche.

Il empoigna ses genoux et tourna de nouveau ses yeux vers moi. Pendant
une demi-minute, il me contempla sans rien dire.

--Je me promenais par les routes pour éclaircir mes idées, reprit-il, et
tout à coup éclatèrent l’incendie, la destruction et la mort!

Il retomba dans le silence, son menton maintenant presque enfoncé entre
ses genoux. Bientôt il continua, en agitant sa main:

--Toute notre œuvre, toutes nos réunions pieuses! Qu’avons-nous fait?
Quelles fautes a commises Weybridge? Tout est perdu! tout est détruit!
L’Église!--il y a trois ans seulement que nous l’avions
rebâtie!--Détruite! Emportée comme un fétu! Pourquoi?

Il fit une autre pause, puis il éclata de nouveau comme un dément.

--La fumée de son embrasement s’élèvera sans cesse! cria-t-il.

Ses yeux flamboyaient et il étendit son doigt maigre dans la direction
de Weybridge.

Je commençais maintenant à connaître ses mesures. L’épouvantable
tragédie dont il avait été le spectateur--il était évidemment un fugitif
de Weybridge--l’avait amené jusqu’aux dernières limites de sa raison.

--Sommes-nous loin de Sunbury? lui demandai-je d’un ton naturel et
positif.

--Qu’allons-nous devenir? continua-t-il. Y a-t-il partout de ces
créatures? Le Seigneur leur a-t-il livré la terre?

--Sommes-nous loin de Sunbury?

--Ce matin encore j’officiais à...

--Les temps sont changés, lui dis-je paisiblement. Il ne faut pas perdre
la tête. Il y a encore de l’espoir.

--De l’espoir?

--Oui. Beaucoup d’espoir--malgré tous ces ravages!

Je commençai alors à lui expliquer mes vues sur la situation. Il
m’écouta d’abord en silence, mais à mesure que je parlais, l’intérêt
qu’indiquait son regard fit de nouveau place à l’égarement et ses yeux
se détournèrent de moi.

--Ce doit être le commencement de la fin, reprit-il en m’interrompant.
La fin! Le grand et terrible jour du Seigneur! Lorsque les hommes
imploreront les rochers et les montagnes de tomber sur eux et de les
cacher--les cacher à la face de Celui qui est assis sur le Trône!

Je me rendis compte de la position. Renonçant à tout raisonnement
sérieux, je me remis péniblement debout et, m’inclinant vers lui, je lui
posai la main sur l’épaule.

--Soyez un homme, dis-je. La peur vous a fait perdre la boussole. A quoi
sert la religion si elle n’est d’aucun secours quand viennent les
calamités? Pensez un peu à ce que les tremblements de terre, les
inondations, les guerres et les volcans ont fait aux hommes jusqu’à
présent. Pourquoi voudriez-vous que Dieu eût épargné Weybridge? Il n’est
pas agent d’assurances.

Un instant il garda un silence effaré.

--Mais comment échapperons-nous? demanda-t-il brusquement. Ils sont
invulnérables. Ils sont impitoyables...

--Ni l’un ni l’autre, peut-être, répondis-je. Plus puissants ils sont,
plus réfléchis et plus prudents nous faut-il être. L’un d’entre eux a
été tué, là-bas, il n’y a pas trois heures.

--Tué! dit-il, en promenant ses regards autour de lui. Comment les
envoyés du Seigneur peuvent-ils être tués?

--Je l’ai vu de mes yeux, continuai-je à lui conter. Nous avons eu la
malechance de nous trouver au plus fort de la mêlée, voilà tout.

--Qu’est-ce que cette petite lueur dansante dans le ciel? demanda-t-il
soudain.

Je lui dis que c’était le signal de l’héliographe--le signe du secours
et de l’effort humain.

--Nous sommes encore au beau milieu de la lutte, si paisibles que soient
les choses. Cette lueur dans le ciel prévient de la tempête qui se
prépare. Là-bas, selon moi, sont les Marsiens, et du côté de Londres, là
où les collines s’élèvent vers Richmond et Kingston et où les bouquets
d’arbres peuvent les dissimuler, des terrassements sont faits et des
batteries disposées. Bientôt les Marsiens vont revenir de ce côté...

Au moment où je disais cela, il se dressa d’un bond et m’arrêta d’un
geste.

--Écoutez! dit-il.

De par delà les collines basses de la rive opposée du fleuve, nous
arriva le son étouffé d’une canonnade éloignée et de cris sinistres et
lointains. Puis tout redevint tranquille. Un hanneton passa en
bourdonnant par-dessus la haie auprès de nous. A l’ouest, le croissant
de la lune, timide et pâle, était suspendu, très haut dans le ciel,
au-dessus des fumées de Weybridge et de Shepperton, par-dessus la
splendeur calme et ardente du couchant.

--Nous ferons mieux de suivre ce sentier, vers le nord, dis-je.

[Illustration]



[Illustration] XIV

A LONDRES


Mon frère cadet se trouvait à Londres quand les Marsiens tombèrent à
Woking. Il était étudiant en médecine et, absorbé par la préparation
d’un examen imminent, il n’apprit cette arrivée que dans la matinée du
samedi. Ce jour-là, les journaux du matin contenaient, en plus de longs
articles spéciaux sur la planète Mars, sur la vie possible dans les
planètes et autres sujets de ce genre, un bref télégramme rédigé de
façon très vague, mais, à cause de cela même, d’autant plus frappant.

Les Marsiens, contait le récit, alarmés par l’approche d’une foule de
gens, en avaient tués un certain nombre avec une sorte de canon à tir
rapide. Le télégramme se terminait par ces mots: “Formidables comme ils
semblent l’être, les Marsiens n’ont pas encore bougé du trou dans lequel
ils sont tombés et ils semblent même, à vrai dire, incapables de le
faire: ce qui serait dû probablement à la pesanteur relativement plus
grande à la surface de la terre.” Et les chroniqueurs s’étendaient à
loisir sur ces derniers mots rassurants.

Naturellement, tous les étudiants qui assistaient au cours de biologie
auquel mon frère se rendit ce jour-là étaient extrêmement intéressés,
mais il n’y avait dans les rues aucun signe de surexcitation anormale.
Les journaux du soir étalèrent des bribes de nouvelles sous d’énormes
titres. Ils n’apprenaient rien d’autre que des mouvements de troupe aux
environs de la lande et l’incendie du bois de sapins entre Woking et
Weybridge. Mais vers huit heures, la “St James’s Gazette,” dans une
édition spéciale, annonçait simplement l’interruption des communications
télégraphiques, en attribuant ce fait à la chute de sapins enflammés en
travers des lignes. On n’apprit rien d’autre de la lutte ce soir-là, qui
était le soir de ma fuite à Leatherhead et de mon retour.

Mon frère n’éprouva aucune inquiétude à notre égard; il savait, d’après
la description des journaux, que le cylindre était à deux bons milles de
chez moi, mais il décida cependant qu’il viendrait en hâte coucher à la
maison cette nuit-là, afin, comme il le dit, d’apercevoir au moins ces
êtres avant qu’ils ne fussent tués. Vers quatre heures, il m’envoya un
télégramme qui ne me parvint jamais et alla passer la soirée au concert.

Il y eut aussi à Londres, dans la soirée du samedi, un violent orage et
mon frère se rendit à la gare en voiture. Sur le quai d’où le train de
minuit part habituellement, il apprit, après quelque attente, qu’un
accident empêchait les trains d’arriver cette nuit-là jusqu’à Woking. On
ne put lui indiquer la nature de l’accident; à dire vrai, les autorités
compétentes ne savaient encore à ce moment rien de précis. Il y avait
très peu d’animation dans la gare, car les chefs de service, ne pouvant
imaginer qu’il se soit produit autre chose qu’un déraillement entre
Byfleet et l’embranchement de Woking, dirigeaient sur Virginia Water ou
Guildford les trains qui passaient ordinairement par Woking. Ils
étaient, de plus, fort préoccupés par les arrangements que nécessitaient
les changements de parcours des trains d’excursions pour Southampton et
Portsmouth, organisés par la Ligue pour le Repos du Dimanche. Un
reporter nocturne, prenant mon frère pour un ingénieur de la traction
auquel il ressemble quelque peu, l’arrêta au passage et chercha à
l’interviewer. Fort peu de gens, sauf quelques chefs, ne pensaient à
rapprocher de l’irruption des Marsiens l’accident supposé.

J’ai lu dans un autre récit de ces événements que, le dimanche matin,
“tout Londres fut électrisé par les nouvelles venues de Woking.” En
fait, il n’y eut rien qui pût justifier cette phrase très extravagante.
Beaucoup d’habitants de Londres ne surent rien des Marsiens jusqu’à la
panique du lundi matin. Ceux qui en avaient entendu parler mirent
quelque temps à se rendre clairement compte de tout ce que signifiait
les télégrammes hâtivement rédigés, paraissant dans les gazettes
spéciales du dimanche que la majorité des gens à Londres ne lisent pas.

L’idée de sécurité personnelle est, d’ailleurs, si profondément ancrée
dans l’esprit du Londonien, et les nouvelles à sensation sont de telles
banalités dans les journaux, qu’on put lire sans nullement frissonner
des nouvelles ainsi conçues: “Hier soir vers sept heures, les Marsiens
sont sortis du cylindre, et s’étant mis en marche protégés par une
cuirasse de plaques métalliques, ont complètement saccagé la gare de
Woking et les maisons adjacentes et ils ont entièrement massacré un
bataillon du régiment de Cardigan. Les détails manquent. Les Maxims ont
été absolument impuissants contre leurs armures. Les pièces de campagne
ont été mises hors de combat par eux. Des détachements de hussards ont
traversé Chertsey au

    Ils avaient passé tout près de moi et deux d’entre eux étaient
    penchés sur les ruines écumeuses et tumultueuses de leur camarade.

    Les deux autres étaient debout dans l’eau auprès de lui, l’un à
    deux cents mètres de moi, l’autre vers Laleham. Ils agitaient
    violemment les générateurs du Rayon Ardent et le jet sifflant
    frappait en tous sens et de toutes parts.

                                                         (CHAPITRE XII)

[Illustration]

galop. Les Marsiens semblent s’avancer lentement vers Chertsey ou
Windsor. Une grande anxiété règne dans tout l’ouest du Surrey et des
travaux de terrassement sont rapidement entrepris pour faire obstacle à
leur marche sur Londres.» Ce fut ainsi que le «Sunday Sun» annonça la
chose. Dans le «Referee» un article en style de manuel, habilement et
rapidement écrit, compara l’affaire à une ménagerie soudainement lâchée
dans un village.

[Illustration]

Personne à Londres ne savait positivement de quelle nature étaient les
Marsiens cuirassés et une idée fixe persistait que ces montres devaient
être lents: «se traînant, rampant péniblement»--étaient les expressions
qui se répétaient dans presque tous les premiers rapports. Aucun de ces
télégrammes ne pouvait avoir été écrit par un témoin oculaire. Les
journaux du dimanche imprimèrent des éditions diverses à mesure que de
nouveaux détails leur parvenaient, quelques-uns même sans en avoir. Mais
il n’y eut en réalité rien de sérieux d’annoncé jusqu’à ce que, tard
dans l’après-midi, les autorités eussent communiqué aux agences les
nouvelles qu’elles avaient reçues. On disait seulement que les habitants
de Walton, de Weybridge et de tout le district accouraient vers Londres,
en foule, et c’était tout.

Mon frère assista au service du matin dans la chapelle de Foundling
Hospital, ignorant encore ce qui était arrivé le soir précédent. Il
entendit là quelques allusions faites à l’envahissement, une prière
spéciale pour la paix. En sortant, il acheta le «Referee». Les nouvelles
qu’il y trouva l’alarmèrent et il retourna à la gare de Waterloo savoir
si les communications étaient rétablies. Les omnibus, les voitures, les
cyclistes et les innombrables promeneurs, vêtus de leurs plus beaux
habits, semblaient à peine affectés par les étranges nouvelles que les
vendeurs de journaux distribuaient. Des gens s’y intéressaient, ou s’ils
étaient alarmés, c’était seulement pour ceux qui se trouvaient sur les
lieux de la catastrophe. A la gare, il apprit que le service des lignes
de Windsor et de Chertsey était maintenant interrompu. Les employés lui
dirent que, le matin même, les chefs de gare de Byfleet et de Chertsey
avaient télégraphié des nouvelles surprenantes qui avaient été
brusquement interrompues.

Mon frère ne put obtenir d’eux que des détails fort imprécis.

--On doit se battre, là-bas, du côté de Weybridge, fut à peu près tout
ce qu’ils purent dire.

Le service des trains était à cette heure grandement désorganisé; un
grand nombre de gens qui attendaient des amis venant des comtés du
sud-ouest encombraient les quais. Un vieux monsieur à cheveux gris
s’approcha de mon frère et se répandit en plaintes amères contre
l’insouciance de la compagnie.

--On devrait réclamer, il faut que tout le monde fasse des réclamations,
affirmait-il.

Un ou deux trains arrivèrent, venant de Richmond, de Putney et de
Kingston, contenant des gens qui, étant partis pour canoter, avaient
trouvé les écluses fermées, et un souffle de panique dans l’air. Un
voyageur vêtu d’un costume de flanelle bleue et blanche donna à mon
frère d’étranges nouvelles.

--Il y a des masses de gens qui traversent Kingston dans des voitures et
des chariots de toute espèce, chargés de malles et de ballots contenant
leurs affaires les plus précieuses. Ils viennent de Molesey, de
Weybridge et de Walton et ils disent qu’on tire le canon à Chertsey--une
terrible canonnade--et que des cavaliers sont venus les avertir de se
sauver immédiatement parce que les Marsiens arrivaient. A la gare de
Hampton Court, «nous», nous avons entendu le canon, mais nous avons cru
d’abord que c’était le tonnerre. Que diable cela peut-il bien vouloir
dire? Les Marsiens ne peuvent pas sortir de leur trou, n’est-ce pas?

Mon frère ne pouvait le renseigner là-dessus.

Peu après, il s’aperçut qu’un vague sentiment de péril avait gagné les
voyageurs du réseau souterrain et que les excursionnistes dominicaux
commençaient à revenir de tous «lungs» du Sud-Ouest,--Barnes, Wimbledon,
Richmond Park, Kew, et ainsi de suite--à des heures inaccoutumées; mais
ils n’avaient à raconter que de vagues ouï-dire. Tout le personnel de la
gare terminus semblait de fort mauvaise humeur.

Vers cinq heures, la foule, qui augmentait incessamment aux alentours de
la gare, fut extraordinairement surexcitée, quand elle vit ouvrir la
ligne de communication, presque invariablement close, qui relie entre
eux les réseaux du Sud-Est et du Sud-Ouest, et passer des trucs portant
d’immenses canons et des wagons bourrés de soldats. C’était l’artillerie
qu’on envoyait de Woolwich et de Chatham pour protéger Kingston. On
échangeait des plaisanteries.

--Vous allez être mangés!

--Nous allons dompter les bêtes féroces!

Et ainsi de suite.

Peu après cela, une escouade d’agents de police arriva, qui se mit en
devoir de dégager les quais de la gare et mon frère se retrouva dans la
rue.

[Illustration]

Les cloches des églises sonnaient les vêpres et une bande de Salutistes
descendit Waterloo Road en chantant. Sur le pont, des groupes de
flâneurs regardaient une curieuse écume brunâtre qui, par paquets
nombreux, descendait le courant. Le soleil se couchait: la Tour de
l’Horloge et le Palais du Parlement se dressaient contre le ciel le plus
paisible qu’on pût imaginer, un ciel d’or, coupé de longues bandes de
nuages pourpres et rougeâtres. Des gens parlaient d’un cadavre qu’on
aurait vu flotter. Un homme, qui prétendait être un soldat de la
réserve, dit à mon frère qu’il avait vu les taches lumineuses de
l’héliographe trembloter vers l’ouest.

Dans Wellington Street, mon frère rencontra un couple de vigoureux
gaillards qui venaient juste de quitter Fleet Street avec des journaux
encore humides et des placards où s’étalaient des titres sensationnels.

--Terrible catastrophe! criaient-ils l’un après l’autre en descendant la
rue. Une bataille à Weybridge! Détails complets! Les Marsiens repoussés!
Londres en danger!...

Il dut donner six sous pour en avoir un numéro.

Ce fut à ce moment, et alors seulement, qu’il se fit une idée de
l’énorme puissance de ces monstres et de l’épouvante qu’ils causaient.
Il apprit qu’ils n’étaient pas seulement une poignée de petites
créatures indolentes, mais qu’ils étaient aussi des intelligences
gouvernant de vastes corps métalliques, qu’ils pouvaient se mouvoir avec
rapidité et frapper avec une force telle que même les plus puissants
canons ne pouvaient leur résister.

On les décrivait comme de «vastes machines semblables à des araignées
énormes, ayant près de cent pieds de haut, pouvant atteindre la vitesse
d’un train express et capables de lancer un rayon de chaleur intense».

Des batteries, principalement d’artillerie de campagne, avaient été
dissimulées dans la contrée aux environs de la lande de Horsell et
spécialement entre le district de Woking et Londres. Cinq de leurs
machines s’étaient avancées jusqu’à la Tamise et l’une d’elles, par un
caprice du hasard, avait été détruite. Pour les autres, les obus
n’avaient pas porté et les batteries avaient été immédiatement
annihilées par les Rayons Ardents. On mentionnait de grosses pertes de
soldats, mais le ton de la dépêche était optimiste.

[Illustration]

Les Marsiens avaient été repoussés et ils n’étaient pas invulnérables.
Ils s’étaient retirés de nouveau vers leur triangle de cylindres, aux
environs de Woking. Des éclaireurs, munis d’héliographes, s’avançaient
vers eux, les cernant dans tous les sens. On amenait des canons,
en grande vitesse, de Windsor, de Portsmouth, d’Aldershot, de
Woolwich--et du Nord même; entre autres, de Woolwich, des canons de
quatre-vingt-quinze tonnes à longue portée. Il y en avait actuellement,
en position ou disposés en hâte, cent seize en tout, qui défendaient
Londres. Jamais encore, en Angleterre, il n’y avait eu une aussi
importante et soudaine concentration de matériel militaire.

Tout nouveau cylindre, espérait-on, pourrait, aussitôt tombé, être
détruit par de violents explosifs, qu’on manufacturait et qu’on
distribuait rapidement. Nul doute, continuait le compte rendu, que la
situation ne fût des plus insolites et des plus graves, mais le public
était exhorté à s’abstenir de toute panique et à se rassurer. Certes,
les Marsiens étaient déconcertants et terribles à l’extrême, mais ils ne
pouvaient être guère plus d’une vingtaine contre des millions d’humains.

Les autorités avaient raison de supposer, d’après la dimension des
cylindres, qu’il ne pouvait y en avoir plus de cinq dans chacun--soit
quinze en tout, et l’on s’était déjà débarrassé d’un au moins--peut-être
plus. Le public devait être à temps, prévenu de l’approche du danger et
des mesures sérieuses seraient prises pour la protection des habitants
des banlieues sud-ouest menacées. De cette manière, avec l’assurance
réitérée de la sécurité de Londres et la promesse que les autorités
sauraient tenir tête au péril cette quasi-proclamation se terminait.

Tout ceci était imprimé en caractères énormes, si fraîchement que le
papier était encore humide et on n’avait pas pris le temps d’ajouter le
moindre commentaire. Il était curieux, dit mon frère, de voir comment on
avait bouleversé toute la composition du journal pour faire place à
cette nouvelle.

Tout au long de Wellington Street, on pouvait voir les gens lisant les
feuilles roses déployées et le Strand fut soudain empli de la confusion
des voix d’une armée de crieurs qui suivirent les deux premiers. Des
gens descendaient précipitamment des omnibus pour s’emparer d’un numéro.
Enfin, cette nouvelle surexcitait au plus haut point les gens, quelle
qu’ait pu être leur apathie préalable. La boutique d’un marchand de
cartes et de globes, dans le Strand, fut ouverte, raconte mon frère, et
un homme encore endimanché, ayant même des gants jaune paille, parut
derrière la vitrine, fixant en toute hâte des cartes du Surrey après les
glaces. En suivant le Strand jusqu’à Trafalgar Square, son journal à la
main, mon frère vit quelques fugitifs arrivant du Surrey. Un homme
conduisait une voiture telle qu’en ont les maraîchers, dans laquelle se
trouvaient sa femme, ses deux fils et divers meubles. Ils venaient du
pont de Westminster et, suivant de près, une grande charrette à foin
arriva, contenant cinq ou six personnes à l’air respectable, avec
quelques malles et divers paquets. Les figures de ces gens étaient
hagardes et leur apparence contrastait singulièrement avec l’aspect très
dominical des gens grimpés sur les omnibus. D’élégantes personnes se
penchaient hors des cabs pour leur jeter un regard. Ils s’arrêtèrent au
Square, indécis du chemin à suivre et finalement tournèrent à droite
vers le Strand. Un instant après, parut un homme en habit de travail,
monté sur un de ces vieux tricycles démodés qui ont une petite roue
devant; il était sale et son visage pâle et poussiéreux.

Mon frère se dirigea du côté de la gare de Victoria et rencontra encore
un certain nombre de fuyards qu’il examina avec l’idée vague qu’il
m’apercevrait peut-être. Il remarqua un nombre inusité d’agents assurant
la circulation des voitures. Quelques uns des fuyards échangeaient des
nouvelles avec les voyageurs des omnibus. L’un déclarait avoir vu les
Marsiens.

--Des chaudières, sur de grandes échasses, comme je vous le dis, qui
courent plus vite que des hommes.

La plupart d’entre eux étaient animés et surexcités par leur étrange
aventure.

Au delà de Victoria, les tavernes faisaient un commerce actif avec les
nouveaux arrivants. A tous les coins de rue, des groupes de gens
lisaient les journaux, discutant avec animation, en contemplant ces
visiteurs exceptionnels et inattendus. Ils semblaient augmenter à mesure
que la nuit venait, jusqu’à ce qu’enfin les rues fussent, comme le dit
mon frère, semblables à la Grand’Rue d’Epsom le jour du Derby. Il posa
quelques questions à plusieurs des fugitifs et n’obtint d’eux que des
réponses incohérentes.

Il ne put se procurer aucune nouvelle de Woking; un homme pourtant, lui
assura que Woking avait été entièrement détruit la nuit précédente.

[Illustration]

--Je viens de Byfleet, dit-il; un bicycliste arriva ce matin de bonne
heure dans le village et courut de porte en porte nous dire de partir.
Puis ce fut le tour des soldats.

On voulait savoir ce qui se passait et l’on ne voyait rien que des
nuages de fumée sans que personne vint de ce côté. Ensuite nous
entendîmes la canonnade à Chertsey et des gens arrivèrent de Weybridge.
Alors j’ai fermé ma maison et je suis parti.

Il y avait à ce moment dans la foule un profond sentiment d’irritation
contre les autorités, parce qu’elles n’avaient pas été capables de se
débarrasser des envahisseurs sans tout cet encombrement.

Vers huit heures, on put distinctement percevoir dans tout le sud de
Londres le bruit d’une sourde canonnade. Mon frère ne put l’entendre
dans les voies principales, à cause de la circulation et du trafic,
mais, en coupant vers le fleuve par des rues écartées et tranquilles, il
pouvait le distinguer très clairement.

Il revint à pied à Westminster jusque chez lui, près de Regent’s Park,
vers deux heures. Il était maintenant plein d’anxiété à mon propos et
bouleversé par l’importance évidente de la catastrophe. Son esprit,
comme le mien l’avait été la veille, était porté à s’occuper des détails
militaires. Il pensa à tous ces canons silencieux et prêts à faire feu,
à la contrée devenue soudain nomade et il essaya de s’imaginer des
«chaudières» sur des échasses de cent pieds de haut.

Deux ou trois voiturées de fugitifs passèrent dans Oxford Street et
plusieurs dans Marylebone Road; mais la nouvelle se propageait si
lentement que les trottoirs de Regent’s Street et de Portland Road
étaient encombrés des habituels promeneurs du dimanche après-midi, et
l’on ne parlait de l’affaire que dans de rares groupes; aux environs de
Regent’s Park les couples silencieux flânaient aussi nombreux que de
coutume. La soirée était chaude et tranquille, bien qu’un peu lourde; le
canon s’entendait encore par intervalles, et, après minuit, le ciel fut
éclairé vers le sud comme par des éclairs de chaleur.

Il lut et relut le journal, craignant que les pires choses ne me fussent
arrivées. Il ne pouvait tenir en place et après souper il erra de
nouveau par les rues, au hasard. Rentré chez lui, il essaya en vain de
détourner le cours de ses idées en revoyant ses résumés d’examen. Il se
coucha un peu après minuit et fut éveillé de quelque lugubre rêve, aux
premières heures du lundi matin, par un tintamarre de marteaux de porte,
de pas précipités dans la rue, de tambour éloigné et de volées de
cloches. Des reflets rouges dansaient au plafond. Un instant, il resta
immobile, surpris, se demandant si le jour était venu ou si le monde
était fou. Puis il sauta à bas du lit et courut à la fenêtre.

Sa chambre était mansardée et comme il se penchait, il y eut une
douzaine d’échos au bruit de sa fenêtre ouverte, et des têtes parurent
en toute sorte de désarroi nocturne. On criait des questions.

--Ils viennent! hurlait un policeman, en secouant le marteau d’une
porte. Les Marsiens vont venir! et il se précipitait à la porte voisine.

Un bruit de tambours et de trompettes arriva des casernes d’Albany
Street et toutes les cloches d’église à portée d’oreille travaillaient
ferme à tuer le sommeil avec leur tocsin véhément et désordonné. Il y
eut des bruits de portes qu’on ouvre et l’une après l’autre les
fenêtres des maisons d’en face passèrent de l’obscurité à une lumière
jaunâtre.

[Illustration]

Du bout de la rue arriva au galop une voiture fermée, dont le bruit, qui
éclata soudain au coin, s’éleva jusqu’au fracas sous la fenêtre et
mourut lentement dans la distance. Presque immédiatement, suivirent
quelques cabs, avant-coureurs d’une longue procession de rapides
véhicules, allant pour la plupart à la gare de Chalk Farm, d’où les
trains spéciaux de la Compagnie du Nord-Ouest devaient partir, pour
éviter de descendre la pente jusqu’à Euston.

Pendant longtemps mon frère resta à la fenêtre à considérer avec
ébahissement les policemen heurtant successivement à toutes les portes,
et annonçant leur incompréhensible nouvelle. Puis derrière lui, la porte
s’ouvrit et le voisin qui habitait sur le même palier entra, vêtu
seulement de sa chemise et de son pantalon, en pantoufles et les
bretelles pendantes, les cheveux ébouriffés par l’oreiller.

--Que diable arrive-t-il? Un incendie? demanda-t-il. Quel satané
vacarme!

Ils avancèrent tous deux la tête hors de la fenêtre, s’efforçant
d’entendre ce que les policemen criaient. Des gens arrivaient des rues
transversales et causaient par groupes animés, à chaque coin.

--Mais pourquoi diable tout cela? demandait le voisin.

Mon frère lui répondit vaguement et se mit à s’habiller, courant à la
fenêtre, avec chaque pièce de son costume, afin de ne rien manquer du
remue-ménage croissant des rues. Et bientôt des gens vendant des
journaux extraordinairement matineux descendirent la rue en braillant.

--Londres en danger de suffocation! Les lignes de Kingston et de
Richmond forcées! Terribles massacres dans la vallée de la Tamise.

Tout autour de lui--aux étages inférieurs de maisons voisines, derrière
dans les terrasses du parc, dans les cent autres rues de cette partie de
Marylebone, dans le district de Westbourne Park et dans St-Pancras, à
l’ouest et au nord, dans Kilburn, St John’s Wood et Hampstead, à l’est
dans Shoreditch, Highbury, Haggerston et Hoxton, en un mot dans toute
l’étendue de Londres, depuis Ealing jusqu’à East Ham--des gens se
frottaient les yeux, ouvraient leurs fenêtres pour savoir ce qui
arrivait, s’interrogeaient au hasard et s’habillaient en hâte, quand eut
passé, à travers les rues, le premier souffle de la tempête de peur qui
venait.

Ce fut l’aube de la grande panique. Londres, qui s’était couché le
dimanche soir, stupide et inerte, se réveillait, aux petites heures du
lundi matin, avec le frisson du danger proche.

Incapable d’apprendre de sa fenêtre ce qui était arrivé, mon frère
descendit dans la rue, au moment où le ciel, entre les parapets des
maisons, recevait les premières touches roses de l’aurore. Les gens qui
fuyaient à pied ou en voiture, devenaient à chaque instant de plus en
plus nombreux.

[Illustration]

--La Fumée Noire! criaient incessamment ces gens; la Fumée Noire!

La contagion d’une terreur aussi unanime était inévitable. Comme mon
frère demeurait hésitant sur le seuil de la porte, il aperçut un autre
crieur de journaux qui venait de son côté et il acheta un numéro
immédiatement. L’homme continua sa route avec le reste, vendant, en
courant, ses journaux un shilling pièce--grotesque mélange de profit et
de panique.

Dans ce journal, mon frère lut la dépêche du général commandant en chef,
annonçant la catastrophe: «Les Marsiens se sont mis à décharger, au
moyen de fusées, d’énormes nuages de vapeur noire et empoisonnée. Ils
ont asphyxié nos batteries, détruit Richmond, Kingston et Wimbledon, et
s’avancent lentement vers Londres, dévastant tout sur leur passage. Il
est impossible de les arrêter. Il n’y a d’autre salut devant la Fumée
Noire qu’une fuite immédiate.»

C’était tout, mais c’était assez. L’entière population d’une grande cité
de six millions d’habitants se mettait en mouvement, s’échappait,
s’enfuyait: bientôt elle s’écoulerait en masse vers le Nord.

--La Fumée Noire! criaient d’innombrables voix. Le Feu!

Les cloches de l’église voisine faisaient un discordant vacarme; un
chariot mal conduit alla verser, au milieu des cris et des jurons,
contre l’auge de pierre du bout de la rue. Des lumières, d’un jaune
livide, allaient et venaient dans les maisons, et quelques cabs
passaient avec leurs lanternes non éteintes. Au-dessus de tout cela,
l’aube devenait plus brillante, claire, tranquille et calme.

Il entendit des pas courant de ci de là, dans les chambres, en haut et
en bas, derrière lui. La propriétaire vint à la porte négligemment
enveloppée d’une robe de chambre et d’un châle. Son mari suivait, en
grommelant.

Quand mon frère commença à comprendre l’importance de toutes ces choses,
il remonta précipitamment à sa chambre, prit tout son argent
disponible--environ dix livres en tout--et redescendit dans la rue.

[Illustration]



[Illustration] XV

LES EVENEMENTS DANS LE SURREY


Pendant que le vicaire, l’air égaré, tenait ses discours incohérents, à
l’ombre de la haie dans les prairies basses de Halliford, pendant que
mon frère regardait les fugitifs arriver sans cesse par Westminster
Bridge, les Marsiens avaient repris l’offensive. Autant qu’on peut en
être certain, d’après les récits contradictoires qu’on a avancés, la
plupart, affairés par de nouveaux préparatifs, restèrent auprès des
carrières de Horsell, ce soir-là, jusqu’à neuf heures, pressant quelque
travail et produisant d’immenses nuages de fumée noire.

Mais assurément trois d’entre eux sortirent vers huit heures; ils
s’avancèrent avec lenteur et précaution, traversant Byfleet et Pyrford,
jusqu’à Ripley et Weybridge, et se trouvèrent ainsi contre le couchant
en vue des batteries en alerte. Ils n’avançaient pas ensemble, mais
séparés l’un de l’autre par une distance d’environ un mille et demi. Ils
communiquaient entre eux aux moyen de hurlements semblables à la sirène
des navires, montant et descendant une sorte de gamme.

C’étaient ces hurlements, et la canonnade de Ripley et de St George’s
Hill, que nous avions entendus à Upper Halliford. Les canonniers de
Ripley, artilleurs volontaires et fort novices, qu’on n’aurait jamais dû
placer dans une pareille position, tirèrent une volée désordonnée,
prématurée et inefficace, et se débandèrent, à pied et à cheval, à
travers le village désert; le Marsien enjamba tranquillement leurs
canons, sans se servir de son Rayon Ardent, choisit délicatement ses pas
parmi eux, les dépassa et arriva inopinément sur les batteries de
Painshill Park, qu’il détruisit.

Cependant, les troupes de St George’s Hill étaient mieux conduites ou
avaient plus de courage. Dissimulées derrière un bois de sapins, il
semble que le Marsien ne se soit pas attendu à les trouver là. Ils
pointèrent leurs canons aussi délibérément que s’ils avaient été à la
manœuvre et firent feu à une portée d’environ mille mètres.

[Illustration]

Les obus éclatèrent tout autour du Marsien, et on le vit faire quelques
pas encore, chanceler et s’écrouler; tous poussèrent un cri, et avec une
hâte frénétique rechargèrent les pièces. Le Marsien renversé fit
entendre un ululement prolongé; immédiatement, un second géant
étincelant lui répondit et apparut au-dessus des arbres vers le sud. Il
est possible qu’une des jambes du tripode ait été brisée par les obus.
La seconde volée passa au-dessus du Marsien renversé et, simultanément,
ses deux compagnons braquèrent leur Rayon Ardent sur la batterie. Les
caissons sautèrent, les sapins tout autour des pièces prirent feu et un
ou deux artilleurs seulement, protégés dans leur fuite par la crête de
la colline, s’échappèrent.

Après cela, les trois géants durent s’arrêter et tenir conseil; les
éclaireurs qui les épiaient rapportent qu’ils restèrent absolument
stationnaires pendant la demi-heure suivante. Le Marsien qui était à
terre se glissa péniblement hors de son espèce de capuchon, petit être
brun rappelant étrangement, dans la distance, quelque tache de rouille
et se mit apparemment à réparer sa machine. Vers neuf heures, il eut
terminé, car son capuchon reparut par-dessus les arbres.

Quelques minutes après neuf heures, ces trois premiers éclaireurs furent
rejoints par quatre autres Marsiens, qui portaient un gros tube noir.
Chacun des trois autres fut muni d’un tube similaire, et les sept
géants se disposèrent à égales distances en une ligne courbe entre St
George’s Hill, Weybridge, et le village de Send, au sud-ouest de Ripley.

Aussitôt qu’ils se furent mis en mouvement, une douzaine de fusées
montèrent des collines pour avertir les batteries de Ditton et de Esher.
En même temps, quatre des engins de combat, armés de leurs tubes,
traversèrent la rivière, et deux d’entre eux, se détachant en noir
contre le ciel occidental, nous apparurent, tandis que le vicaire et
moi, las et endoloris, nous nous hâtions sur la route qui monte vers le
Nord, au sortir d’Halliford. Ils avançaient nous sembla-t-il, sur un
nuage, car une brume laiteuse couvrait les champs et s’élevait jusqu’au
tiers de leur hauteur.

A cette vue, le vicaire poussa un faible cri rauque et se mit à courir;
mais je savais qu’il était inutile de se sauver devant un Marsien, et,
me jetant de côté, je me glissai entre des buissons de ronces et
d’orties, au fond du grand fossé qui bordait la route. S’étant retourné,
le vicaire m’aperçut et vint me rejoindre.

Les deux Marsiens s’arrêtèrent, le plus proche de nous debout, en face
de Sunbury; le plus éloigné n’étant qu’une tache grise indistincte du
côté de l’étoile du soir, vers Staines.

Les hurlements que poussaient de temps à autre les Marsiens avaient
cessé. Dans le plus grand silence, ils prirent position en une vaste
courbe sur une ligne de douze milles d’étendue. Jamais, depuis
l’invention de la poudre, un commencement de bataille n’avait été aussi
paisible. Pour nous, aussi bien que pour quelqu’un qui, de Ripley,
aurait pu examiner les choses, les Marsiens faisaient l’effet d’être les
maîtres uniques de la nuit ténébreuse, à peine éclairée qu’elle était
par un mince croissant de lune, par les étoiles, les lueurs attardées du
couchant, et les reflets rougeâtres des incendies de St George’s Hill et
des bois en flammes de Painshill.

Mais, faisant partout face à cette ligne d’attaque, à Staines, à
Hounslow, à Ditton, à Esher, à Ockham, derrière les collines et les bois
au sud du fleuve, au nord dans les grasses prairies basses, partout où
un village ou un bouquet d’arbres offrait un suffisant abri, des canons
attendaient. Les fusées-signaux éclatèrent, laissèrent pleuvoir leurs
étincelles à travers la nuit et s’évanouirent, surexcitant d’une
impatience inquiète tous ceux qui servaient ces batteries. Dès que les
Marsiens se seraient avancés jusqu’à portée des bouches à feu,
immédiatement, ces formes noires d’hommes immobiles seraient secouées
par l’ardeur du combat, ces canons, aux reflets sombres dans la nuit
tombante, cracheraient un furieux tonnerre.

Sans doute, la pensée qui préoccupait la plupart de ces cerveaux
vigilants, de même qu’elle était ma seule perplexité, était cette
énigmatique question de savoir ce que les Marsiens comprenaient de nous.
Se rendaient-ils compte que nos millions d’individus étaient organisés,
disciplinés, unis pour la même œuvre? Ou bien, interprétaient-ils ces
jaillissements de flamme, les vols soudains de nos obus,
l’investissement régulier de leur campement, comme nous pourrions
interpréter, dans une ruche d’abeilles dérangée, un furieux et unanime
assaut? (A ce moment personne ne savait quel genre de nourriture il leur
fallait.) Cent questions de ce genre se pressaient en mon esprit, tandis
que je contemplais ce plan de bataille. Au fond de moi-même, j’avais la
sensation rassurante de tout ce qu’il y avait de forces inconnues et
cachées derrière nous, vers Londres. Avait-on préparé des fosses et des
trappes? Les poudrières de Hounslow allaient-elles servir de piège? Les
Londoniens auraient-ils le courage de faire de leur immense province
d’édifices un vaste Moscou en flammes?

Puis, après une interminable attente, nous sembla-t-il, pendant laquelle
nous restâmes blottis dans la haie, un son nous parvint, comme la
détonation éloignée d’un canon. Un autre se fit entendre plus proche,
puis un autre encore. Alors, le Marsien qui se trouvait le plus près de
nous éleva son tube et le déchargea, à la manière d’un canon, avec un
bruit sourd qui fit trembler le sol. Le Marsien qui était près de
Staines lui répondit. Il n’y eut ni flammes ni fumée, rien que cette
lourde détonation.

Ces décharges successives me firent une telle impression qu’oubliant
presque ma sécurité personnelle et mes mains bouillies, je me hissai
par-dessus la haie pour voir ce qui se passait du côté de Sunbury. Au
même moment, une seconde détonation suivit et un énorme projectile passa
en tourbillonnant au-dessus de ma tête, allant vers Hounslow. Je
m’attendais à voir au moins des flammes, de la fumée, quelque évidence
de l’effet de sa chute. Mais je ne vis autre chose que le ciel bleu et
profond, avec une étoile solitaire, et le brouillard blanc s’étendant
large et bas à mes pieds. Il n’y avait eu aucun fracas, aucune explosion
en réponse. Le silence était revenu. Les minutes se prolongèrent.

--Qu’arrive-t-il? demanda le vicaire qui se dressa debout à côté de moi.

--Dieu le sait! répondis-je.

Une chauve-souris passa en voltigeant et disparut. Un lointain tumulte
de cris monta et cessa. Je me tournai à nouveau du côté du Marsien et je
le vis qui se dirigeait à droite, au long de la rivière, de son allure
rotative si rapide.

A chaque instant, je m’attendais à entendre s’ouvrir contre lui le feu
de quelque batterie cachée; mais rien ne troubla le calme du soir. La
silhouette du Marsien diminuait dans l’éloignement, et bientôt la brume
et la nuit l’eurent englouti. D’une même impulsion, nous grimpâmes un
peu plus haut. Vers Sunbury se trouvait une forme sombre, comme si une
colline conique s’était soudain dressée, cachant à nos regards la
contrée d’au delà; puis, plus loin, sur l’autre rive au-dessus de
Walton, nous aperçûmes un autre de ces sommets. Pendant que nous les
examinions, ces formes coniques s’abaissèrent et s’élargirent.

Mû par une pensée soudaine, je portai mes regards vers le nord, où je
vis que trois de ces nuages noirs s’élevaient.

Une tranquillité soudaine se fit. Loin vers le sud-est, faisant mieux
ressortir le calme silence, nous entendions les Marsiens s’entr’
appeler avec de longs ululements; puis l’air fut ébranlé de nouveau par
les explosions éloignées de leurs tubes. Mais l’artillerie terrestre ne
leur répliquait pas.

Il nous était impossible, alors, de comprendre ces choses, mais je
devais, plus tard, apprendre la signification de ces sinistres kopjes
qui s’amoncelaient dans le crépuscule. Chacun des Marsiens, placé ainsi
que je l’ai indiqué et obéissant à quelque signal inconnu, avait
déchargé, au moyen du tube en forme de canon qu’il portait, une sorte
d’immense obus sur tout taillis, coteau ou groupe de maisons, sur tout
autre possible abri à canons, qui se trouvait en face de lui.
Quelques-uns ne tirèrent qu’un seul de ces projectiles, d’autres, deux,
comme dans le cas de celui que nous avions vu; celui de Ripley n’en
déchargea, prétendit-on, pas moins de cinq, coup sur coup. Ces
projectiles se brisaient en touchant le sol--sans faire explosion--et
immédiatement dégageaient un énorme volume d’une vapeur lourde et noire,
se déroulant et se répandant vers le ciel, en un immense nuage sombre,
une colline gazeuse qui s’écroulait et s’étendait d’elle-même sur la
contrée environnante. Le contact de cette vapeur et l’inspiration de ses
âcres nuages étaient la mort pour tout ce qui respire.

Cette vapeur était très lourde, plus lourde que la fumée la plus dense,
si bien qu’après le premier dégagement tumultueux, elle se répandait
dans les couches d’air inférieures et retombait sur le sol d’une façon
plutôt liquide que gazeuse, abandonnant les collines, pénétrant dans les
vallées, les fossés, au long des cours d’eau, ainsi que fait, dit-on, le
gaz acide carbonique s’échappant des fissures des roches volcaniques.
Partout où elle venait en contact avec l’eau, quelque action chimique se
produisait; la surface se couvrait instantanément d’une sorte de lie
poudreuse qui s’enfonçait lentement, laissant se former d’autres
couches. Cette espèce d’écume était absolument insoluble, et il est
étrange que, le gaz produisant un effet aussi immédiat, on ait pu boire
sans danger l’eau dont on l’avait extraite. La vapeur ne se diffusait
pas comme le font ordinairement les gaz. Elle flottait par nuages
compacts, descendant paresseusement les pentes et récalcitrante au vent;
elle se combinait très lentement avec la brume et l’humidité de l’air,
et tombait sur le sol en forme de poussière. Sauf en ce qui concerne un
élément inconnu, donnant un groupe de quatre lignes dans le bleu du
spectre, on ignore encore entièrement la nature de cette substance.

[Illustration]

Lorsque le tumultueux soulèvement de sa dispersion était terminé, la
fumée noire se tassait tout contre le sol, avant même sa précipitation
en poussière, si bien qu’à cinquante pieds en l’air, sur les toits, aux
étages supérieurs des hautes maisons et sur les grands arbres, il y
avait quelque chance d’échapper à l’empoisonnement, comme les faits le
prouvèrent ce soir-là à Street Cobham et à Ditton.

L’homme qui échappa à la suffocation dans le premier de ces villages fit
un étonnant récit de l’étrangeté de ces volutes et de ces replis; il
raconta comment, du haut du clocher de l’église, il vit les maisons du
village ressurgir peu à peu, hors de ce néant noirâtre, ainsi que des
fantômes. Il resta là pendant un jour et demi, épuisé, mourant de faim
et de soif, écorché par le soleil, voyant à ses pieds la terre sous le
ciel bleu, et contre le fond des collines lointaines, une étendue
recouverte comme d’un velours noir, avec des toits rouges, des arbres
verts, puis, plus tard, des haies, des buissons, des granges, des
remises, des murs voilés de noir, se dressant ici et là dans le soleil.

[Illustration]

Ceci se passait à Street Cobham, où la fumée noire resta jusqu’à ce
qu’elle se fût absorbée d’elle-même dans le sol. Ordinairement, dès
qu’elle avait rempli son objet, les Marsiens en débarrassaient
l’atmosphère au moyen de jets de vapeur.

C’est ce qu’ils firent avec les couches qui s’étaient déroulées auprès
de nous, comme nous pûmes le voir à la lueur des étoiles, derrière les
fenêtres d’une maison déserte d’Upper Halliford, où nous étions
retournés. De là, aussi, nous apercevions les feux électriques des
collines de Richmond et de Kingston, fouillant la nuit en tout sens;
puis vers onze heures les vitres résonnèrent et nous entendîmes les
détonations des grosses pièces de siège qu’on avait mises en batterie
sur ces hauteurs. La canonnade continua par intervalles réguliers,
pendant l’espace d’un quart d’heure, envoyant au hasard des projectiles
contre les Marsiens invincibles, à Hampton et à Ditton; puis les rayons
pâles des feux électriques s’évanouirent et furent remplacés par de vifs
reflets rouges.

Alors le quatrième cylindre--météore d’un vert brillant--tomba dans
Bushey Park, ainsi que je l’appris plus tard. Avant que l’artillerie des
collines de Richmond et de Kingston n’ait ouvert le feu, une violente
canonnade se fit entendre au lointain, vers le sud-ouest, due, je pense,
à des batteries qui tiraient à l’aventure, avant que la fumée noire ne
submergeât les canonniers.

Ainsi, de la même façon méthodique que les hommes emploient pour enfumer
un nid de guêpes, les Marsiens recouvraient toute la contrée, vers
Londres, de cette étrange vapeur suffocante. La courbe de leur ligne
s’étendait lentement et elle atteignit bientôt, d’un côté, Hanwell et de
l’autre Coombe et Malden. Toute la nuit, leurs tubes destructeurs furent
à l’œuvre. Pas une seule fois, après que le Marsien de St George’s Hill
eut été abattu, ils ne s’approchèrent à portée de l’artillerie. Partout
où ils supposaient que pouvaient être dissimulés des canons, ils
envoyaient un projectile contenant leur vapeur noire, et quand les
batteries étaient en vue, ils pointaient simplement le Rayon Ardent.

Vers minuit, les arbres en flammes sur les pentes de Richmond Park, et
les incendies de Kingston Hill éclairèrent un réseau de fumée noire qui
cachait toute la vallée de la Tamise et s’étendait aussi loin que l’œil
pouvait voir. A travers cette confusion, s’avançaient deux Marsiens qui
dirigeaient en tous sens leurs bruyants jets de vapeur.

Les Marsiens, cette nuit-là, semblaient ménager le Rayon Ardent, soit
qu’ils n’eussent qu’une provision limitée de matière nécessaire à sa
production, soit qu’ils aient voulu ne pas détruire entièrement le pays,
mais seulement terrifier et anéantir l’opposition qu’ils avaient
soulevée. Ils obtinrent assurément ce dernier résultat. La nuit du
dimanche fut la fin de toute résistance organisée contre leurs
mouvements. Après cela, aucune troupe d’hommes n’osa les affronter, si
désespérée eût été l’entreprise. Même les équipages des torpilleurs et
des cuirassés, qui avaient remonté la Tamise avec leurs canons à tir
rapide, refusèrent de s’arrêter, se mutinèrent et regagnèrent la mer. La
seule opération offensive que les hommes aient tentée cette nuit-là fut
la préparation de mines et de fosses, avec une énergie frénétique et
spasmodique.

Peut-on s’imaginer le sort de ces batteries d’Esher épiant anxieusement
le crépuscule? Aucun des hommes qui les servaient ne survécut. On se
représente les dispositions réglementaires, les officiers alertes et
attentifs, les pièces prêtes, les munitions empilées à portée, les
avant-trains attelés, les groupes de spectateurs civils observant la
manœuvre d’aussi près qu’il leur était permis, tout cela, dans la grande
tranquillité du soir; plus loin, les ambulances, avec les blessés et les
brûlés de Weybridge; enfin la sourde détonation du tube des Marsiens, et
le bizarre projectile tourbillonnant par-dessus les arbres et les
maisons, et s’écrasant au milieu des champs environnants.

On peut se représenter aussi, le soudain redoublement d’attention, les
volutes et les replis épais de ces ténèbres qui s’avançaient contre le
sol, s’élevaient vers le ciel et faisaient du crépuscule une obscurité
palpable; cet étrange et horrible antagoniste enveloppant ses victimes;
les hommes et les chevaux à peine distincts, courant et fuyant, criant
et hennissant, tombant à terre; les hurlements de terreur;

     Alors, le Marsien qui se trouvait le plus près de nous éleva son
     tube et le déchargea, à la manière d’un canon, avec un bruit sourd
     qui fit trembler le sol. Le Marsien qui était près de Staines lui
     répondit. Il n’y eut ni flammes ni fumée, rien que cette lourde
     détonation.

                                                           (CHAPITRE XV)



[Illustration]

les canons soudain abandonnés; les hommes suffoquant et se tordant sur
le sol, et la rapide dégringolade du cône opaque de fumée. Puis,
l’obscurité sombre et impénétrable--rien qu’une masse silencieuse de
vapeur compacte cachant ses morts.

Un peu avant l’aube, la vapeur noire se répandit dans les rues de
Richmond, et, en un dernier effort, le gouvernement, affolé et
désorganisé, prévenait la population de Londres de la nécessité de fuir.

[Illustration]



[Illustration] XVI

LA PANIQUE


Ainsi s’explique l’affolement qui, comme une vague mugissante, passa sur
la plus grande cité du monde, à l’aube du lundi matin--les flots de gens
fuyant, grossissant peu à peu comme un torrent et venant se heurter, en
un tumulte bouillonnant, autour des grandes gares, s’encaissant sur les
bords de la Tamise, en une lutte épouvantable pour trouver place sur les
bateaux, et s’échappant par toutes les voies, vers le Nord et vers
l’Est. A dix heures, la police était en désarroi, et aux environs de
midi, les administrations des chemins de fer, complètement bouleversées,
perdirent tout pouvoir et toute efficacité, leur organisation compliquée
sombrant dans le soudain écroulement du corps social.

Les lignes au nord de la Tamise, et le réseau du Sud-Est, à
Cannon-Street, avaient été prévenus dès minuit et les trains
s’emplissaient, où la foule, à deux heures, luttait sauvagement, pour
trouver place debout dans les wagons. Vers trois heures, à la gare de
Bishopsgate, des gens furent renversés, piétinés et écrasés; à plus de
deux cents mètres des stations de Liverpool Street, des coups de
revolvers furent tirés, des gens furent poignardés et les policemen qui
avaient été envoyés pour maintenir l’ordre, épuisés et exaspérés,
cassèrent la tête de ceux qu’ils devaient protéger.

A mesure que la journée s’avançait, que les mécaniciens et les
chauffeurs refusaient de revenir à Londres, la poussée de la foule
entraîna les gens, en une multitude sans cesse croissante, loin des
gares, au long des grandes routes qui mènent au nord. Vers midi, on
avait aperçu un Marsien à Barnes, et un nuage de vapeur noire qui
s’affaissait lentement, suivait le cours de la Tamise et envahissait les
prairies de Lambeth, coupant toute retraite par les ponts, dans sa
marche lente. Un autre nuage passa sur Ealing et un petit groupe de
fuyards se trouva cerné sur Castle-Hill, hors d’atteinte de la vapeur
suffocante, mais incapable de s’échapper.

Après une lutte inutile pour trouver place, à Chalk Farm, dans un train
du Nord-Ouest--les locomotives, ayant leurs provisions de charbon à la
gare des marchandises, labouraient la foule hurlante et une douzaine
d’hommes robustes avaient toutes les peines du monde à empêcher la foule
d’écraser le mécanicien contre son fourneau--mon frère déboucha dans
Chalk Farm Road, s’avança à travers une multitude précipitée de
véhicules, et eut le bonheur de se trouver au premier rang lors du
pillage d’un magasin de cycles. Le pneu de devant de la machine dont il
s’empara fut percé en passant à travers la glace brisée; néanmoins il
put s’enfuir, sans autre dommage qu’une coupure au poignet. La montée de
Haverstock Hill était impraticable à cause de plusieurs chevaux et
véhicules renversés, et mon frère s’engagea dans Belsize Road.

Il échappa ainsi à la débandade, et, contournant la route d’Edgware, il
atteignit cette localité vers sept heures, fatigué et mourant de faim,
mais avec une bonne avance sur la foule. Au long de la route, des gens
curieux et étonnés sortaient sur le pas de leur porte. Il fut dépassé
par un certain nombre de cyclistes, quelques cavaliers et deux
automobiles.

A environ un mille d’Edgware, la jante de sa roue cassa et la machine
fut hors d’usage. Il l’abandonna au bord de la route et gagna le village
à pied. Dans la grand’rue, il y avait des boutiques à demi ouvertes et
des gens s’assemblaient sur les trottoirs, au seuil des maisons et aux
fenêtres, considérant, avec ébahissement, les premières bandes de cette
extraordinaire procession de fugitifs. Il réussit à se procurer quelque
nourriture à une auberge.

Pendant quelque temps, il demeura dans le village, ne sachant plus quoi
faire; le nombre des fuyards augmentait et la plupart d’entre eux
semblaient, comme lui, disposés à s’arrêter là. Nul n’apportait de plus
récentes nouvelles des Marsiens envahisseurs.

La route se trouvait déjà encombrée, mais pas encore complètement
obstruée. Le plus grand nombre des fugitifs étaient à cette heure des
cyclistes, mais bientôt passèrent à toute vitesse des automobiles, des
cabs et voitures de toute sorte, et la poussière flottait en nuages
lourds sur la route qui mène à St Albans.

Ce fut, peut-être, une vague idée d’aller à Chelmsford, où il avait des
amis, qui poussa mon frère à s’engager dans une tranquille petite rue se
dirigeant vers l’est. Il arriva bientôt à une barrière et, la
franchissant, il suivit un sentier qui inclinait au nord-est. Il passa
auprès de plusieurs fermes et de quelques petits hameaux dont il
ignorait les noms. De ce côté, les fugitifs étaient très peu nombreux et
c’est dans un chemin de traverse, aux environs de High Barnet, qu’il
fit, par hasard, la rencontre des deux dames dont il fut, dès ce
moment, le compagnon de voyage. Il se trouva juste à temps pour les
sauver.

Des cris de frayeur, qu’il entendit tout à coup, le firent se hâter. Au
détour de la route, deux hommes cherchaient à les arracher de la petite
voiture dans laquelle elles se trouvaient, tandis qu’un troisième
maintenait avec difficulté le poney effrayé. L’une des dames, de petite
taille et habillée de blanc, se contentait de pousser des cris; l’autre,
brune et svelte, cinglait, avec un fouet qu’elle serrait dans sa main
libre, l’homme qui la tenait par le bras.

Mon frère comprit immédiatement la situation, et, répondant à leurs
cris, s’élança sur le lieu de la lutte. L’un des hommes lui fit face;
mon frère comprit à l’expression de son antagoniste qu’une bataille
était inévitable, et, boxeur expert, il fondit immédiatement sur lui et
l’envoya rouler contre la roue de la voiture.

Ce n’était pas l’heure de penser à un pugilat chevaleresque, et, pour le
faire tenir tranquille, il lui asséna un solide coup de pied. Au même
moment, il saisit à la gorge l’individu qui tenait le bras de la jeune
dame. Un bruit de sabot retentit, le fouet le cingla en pleine figure,
un troisième antagoniste le frappa entre les yeux, et l’homme qu’il
tenait s’arracha de son étreinte et s’enfuit rapidement dans la
direction d’où il était venu.

[Illustration]

A demi étourdi, il se retrouva en face de l’homme qui avait tenu la tête
du cheval, et il aperçut la voiture s’éloignant dans le chemin, secouée
de côté et d’autre, tandis que les deux femmes se retournaient. Son
adversaire, un solide gaillard, fit mine de le frapper, mais il l’arrêta
d’un coup de poing en pleine figure. Alors, comprenant qu’il était
abandonné, il prit sa course et descendit le chemin à la poursuite de la
voiture, tandis que son adversaire le serrait de près et le fugitif
enhardi maintenant, accourait aussi.

Soudain, il trébucha et tomba; l’autre s’étala de tout son long
par-dessus lui, et, quand mon frère se fut remis debout, il se retrouva
en face des deux assaillants. Il aurait eu peu de chances contre eux si
la dame svelte ne fût courageusement revenue à son aide. Elle avait été,
pendant tout ce temps, en possession d’un revolver, mais il se trouvait
sous le siège quand elle et sa compagne avaient été attaquées. Elle fit
feu à six mètres de distance, manquant de peu mon frère. Le moins
courageux des assaillants prit la fuite, et son compagnon dut le suivre
en l’injuriant pour sa lâcheté. Tous deux s’arrêtèrent au bas du chemin,
à l’endroit où leur acolyte gisait inanimé.

--Prenez ceci, dit la jeune dame en tendant son revolver à mon frère.

--Retournez à la voiture, répondit-il en essuyant le sang de sa lèvre
fendue.

Sans un mot--ils étaient tous deux haletants--ils revinrent à l’endroit
où la dame en blanc tâchait de maintenir le poney.

Les voleurs, évidemment, en avaient eu assez, car jetant un dernier
regard vers eux, ils les virent s’éloigner.

--Je vais me mettre là, si vous le permettez, dit mon frère, et il
s’installa à la place libre, sur le siège de devant.

La dame l’examina à la dérobée.

--Donnez-moi les guides, dit-elle, et elle caressa du fouet les flancs
du poney. Au même moment, un coude de la route cachait à leur vue les
trois compères.

Ainsi, d’une façon tout à fait inespérée, mon frère se trouva, haletant,
la bouche ensanglantée, une joue meurtrie, les jointures des mains
écorchées, parcourant en voiture une route inconnue, en compagnie de ces
deux dames. Il apprit que l’une était la femme, et l’autre la jeune sœur
d’un médecin de Stanmore qui, revenant au petit matin de voir un client
gravement malade, avait appris, à quelque gare sur son chemin,
l’invasion des Marsiens. Il était revenu chez lui en toute hâte, avait
fait lever les deux femmes--leur servante les avait quittées deux jours
auparavant--empaqueté quelques provisions, placé son revolver sous le
siège de la voiture (heureusement pour mon frère) et leur avait dit
d’aller jusqu’à Edgware, avec l’idée qu’elles y pourraient prendre un
train. Il était resté pour prévenir les voisins. Il les rattraperait,
avait-il dit, vers quatre heures et demie du matin. Il était maintenant
neuf heures, et elles ne l’avaient pas encore vu. N’ayant pu séjourner à
Edgware, à cause de l’encombrement sans cesse croissant de l’endroit,
elles s’étaient engagées dans ce chemin de traverse. Tel fut le récit
qu’elles firent par fragments à mon frère, et bientôt ils s’arrêtèrent
de nouveau aux environs de New Barnet. Il leur promit de demeurer avec
elles au moins jusqu’à ce qu’elles aient pu décider de ce qu’elles
devaient faire ou jusqu’à ce que le docteur arrivât, et afin de leur
inspirer confiance il leur affirma qu’il était excellent tireur au
revolver--arme qui lui était tout à fait étrangère.

Ils firent une sorte de campement au bord de la route, et le poney fut
tout heureux de brouter la haie à son aise. Mon frère raconta aux deux
dames de quelle façon il s’était enfui de Londres, et il leur dit tout
ce qu’il savait de ces Marsiens et de leurs agissements. Le soleil
montait peu à peu dans le ciel; au bout d’un instant leur conversation
cessa; une sorte de malaise les envahit et ils furent tourmentés de
pressentiments funestes. Plusieurs voyageurs passèrent, desquels mon
frère obtint toutes les nouvelles qu’ils purent donner. Les phrases
entrecoupées qu’on lui répondait augmentaient son impression d’un grand
désastre survenant à l’humanité, et enracinèrent sa conviction de
l’immédiate nécessité de poursuivre leur fuite. Il insista vivement
auprès de ses compagnes sur cette nécessité.

[Illustration]

--Nous avons de l’argent, commença la jeune femme;--elle s’arrêta court.

Ses yeux rencontrèrent ceux de mon frère et son hésitation cessa.

--J’en ai aussi, ajouta-t-il.

Elles expliquèrent qu’elles possédaient trente souverains d’or, sans
compter une banknote de cinq livres, et elles émirent l’idée qu’avec
cela on pouvait prendre un train à St Albans ou à New Barnet.

Mon frère leur expliqua que la chose était fort vraisemblablement
impossible, parce que les Londoniens avaient déjà envahi tous les
trains, et il leur fit part de son idée de s’avancer, à travers le comté
d’Essex, du côté d’Harwich, pour, de là, quitter tout à fait le pays.

Mme Elphinstone--tel était le nom de la dame en blanc--ne voulut pas
entendre parler de cela et s’obstina à réclamer son George; mais sa
belle-sœur, étonnamment calme et réfléchie, se rangea finalement à
l’avis de mon frère. Ils se dirigèrent ainsi vers Barnet, dans
l’intention de traverser la grande route du Nord, mon frère conduisant
le poney à la main pour le ménager autant que possible.

A mesure que les heures passaient, la chaleur devenait excessive; sous
les pieds, un sable épais et blanchâtre brûlait et aveuglait, de sorte
qu’ils n’avançaient que très lentement. Les haies étaient grises de
poussière et, comme ils approchaient de Barnet, un murmure tumultueux
s’entendit de plus en plus distinctement.

Ils commencèrent à rencontrer plus fréquemment des gens qui, pour la
plupart, marchaient les yeux fixes, en murmurant de vagues questions,
excédés de fatigue et les vêtements sales et en désordre. Un homme en
habit de soirée passa près d’eux, à pied, les yeux vers le sol. Ils
l’entendirent venir, parlant seul, et, s’étant retournés, ils
l’aperçurent, une main crispée dans ses cheveux et l’autre menaçant
d’invisibles ennemis. Son accès de fureur passé, il continua sa route
sans lever la tête.

Comme la petite troupe que menait mon frère approchait du carrefour
avant d’entrer à Barnet, ils virent s’avancer sur la gauche, à travers
champs, une femme ayant un enfant sur les bras et deux autres pendus à
ses jupes; puis un homme passa, vêtu d’habits noirs et sales, un gros
bâton dans une main, une petite malle dans l’autre. Au coin du chemin, à
l’endroit où, entre des villas, il rejoignait la grande route, parut une
petite voiture traînée par un poney noir écumant, que conduisait un
jeune homme blême, coiffé d’un chapeau rond, gris de poussière. Il y
avait avec lui, entassés dans la voiture, trois jeunes filles,
probablement de petites ouvrières de l’East-End, et une couple
d’enfants.

--Est-ce que ça mène à Edgware par là? demanda le jeune homme aux yeux
hagards et à la face pâle.

Quand mon frère lui eut répondu qu’il lui fallait tourner à gauche, il
enleva son poney d’un coup de fouet, sans même prendre la peine de
remercier.

Mon frère remarqua une sorte de fumée ou de brouillard gris pâle, qui
montait entre les maisons devant eux et voilait la façade blanche d’une
terrasse apparaissant de l’autre côté de la route entre les villas. Mme
Elphinstone se mit tout à coup à pousser des cris en apercevant des
flammèches rougeâtres qui bondissaient par-dessus les maisons dans le
ciel d’un bleu profond. Le bruit tumultueux se fondait maintenant en un
mélange désordonné de voix innombrables, de grincements de roues, de
craquements de chariots et de piaffements de chevaux. Le chemin tournait
brusquement à cinquante mètres à peine du carrefour.

--Dieu du ciel! s’écria Mme Elphinstone, mais où nous menez-vous donc?

Mon frère s’arrêta.

La grand’route était un flot bouillonnant de gens, un torrent d’êtres
humains s’élançant vers le nord, pressés les uns contre les autres. Un
grand nuage de poussière, blanc et lumineux sous l’éclat ardent du
soleil, enveloppait toutes choses d’un voile gris et indistinct, que
renouvelait incessamment le piétinement d’une foule dense de chevaux,
d’hommes et de femmes à pied et le roulement des véhicules de toute
sorte.

D’innombrables voix criaient:

--Avancez! avancez! faites de la place!

Pour gagner le point de rencontre du chemin et de la grand’route, ils
crurent avancer dans l’acre fumée d’un incendie; la foule mugissait
comme les flammes, et la poussière était chaude et suffocante. A vrai
dire, et pour ajouter à la confusion, une villa brûlait à quelque
distance de là, envoyant des tourbillons de fumée noire à travers la
route.

Deux hommes passèrent auprès d’eux, puis une pauvre femme portant un
lourd paquet et pleurant; un épagneul perdu, la langue pendante, tourna,
défiant, et s’enfuit, craintif et pitoyable, au geste de menace de mon
frère.

Autant qu’il était possible de jeter un regard dans la direction de
Londres, entre les maisons de droite, un flot tumultueux de gens était
serré contre les murs des villas qui bordaient la route. Les têtes
noires, les formes pressées devenaient distinctes en surgissant de
derrière le pan de mur, passaient en hâte, et confondaient de nouveau
leurs individualités dans la multitude qui s’éloignait, et
qu’engloutissait enfin un nuage de poussière.

--Avancez! avancez! criaient les voix. De la place! de la place!

Les mains des uns pressaient le dos des autres; mon frère tenait la tête
du poney, et, irrésistiblement attiré, il descendait le chemin
lentement et pas à pas.

Edgware n’avait été que confusion et désordre, Chalk Farm un chaos
tumultueux, mais ici, c’était toute une population en débandade. Il est
difficile de s’imaginer cette multitude. Elle n’avait aucun caractère
distinct: les personnages passaient incessamment et s’éloignaient,
tournant le dos au groupe arrêté dans le chemin. Sur les bords,
s’avançaient ceux qui étaient à pied, menacés par les véhicules, se
bousculant et culbutant dans les fossés.

Les chariots et les voitures de tout genre s’entassaient et s’emmêlaient
les uns dans les autres, laissant peu de place pour les attelages plus
légers et plus impatients qui, de temps en temps, quand la moindre
occasion s’offrait, se précipitaient en avant, obligeant les piétons à
se serrer contre les clôtures et les barrières des villas.

--En avant! en avant! était l’unique clameur. En avant! ils viennent!

Dans un char-à-bancs se trouvait un aveugle vêtu de l’uniforme de
l’armée du Salut, gesticulant avec des mains crochues et braillant à
tue-tête ce seul mot: Eternité! Eternité! Sa voix était rauque et
puissante, si bien que mon frère put l’entendre longtemps après qu’il
l’eut perdu de vue dans le nuage de poussière. Certains de ceux qui
étaient dans les voitures fouettaient stupidement leurs chevaux, et se
querellaient avec les cochers voisins, d’autres restaient affaissés sur
eux-mêmes, les yeux fixes et misérables; quelques-uns, torturés de soif,
se rongeaient les poings, ou gisaient prostrés au fond de leurs
véhicules; les chevaux avaient les yeux injectés de sang et leur mors
était couvert d’écume.

Il y avait, en nombre incalculable, des cabs, des fiacres, des voitures
de livraisons, des camions, une voiture des postes, un tombereau de
boueux avec la marque de son district, un énorme fardier surchargé de
populaire. Un haquet de brasseur passa bruyamment, avec ses deux roues
basses éclaboussées de sang tout frais.

--Avancez! faites de la place! hurlaient les voix.

--Eter-nité! Eter-nité! apportait l’écho.

[Illustration]

Des femmes, au visage triste et hagard, piétinaient dans la foule avec
des enfants qui criaient et qui trébuchaient; certaines étaient bien
mises, leurs robes délicates et jolies toutes couvertes de poussière, et
leurs figures lassées étaient sillonnées de larmes. Avec elles, parfois,
se trouvaient des hommes, quelques-uns leur venant en aide, d’autres
menaçants ou farouches. Luttant côte à côte avec eux, avançaient
quelques vagabonds las, vêtus de loques et de haillons, les yeux
insolents, le verbe haut, hurlant des injures et des grossièretés. De
vigoureux ouvriers, se frayaient un chemin à la force des poings; de
pitoyables êtres, aux vêtements en désordre, paraissant être des
employés de bureau ou de magasin, se débattaient fébrilement. Puis mon
frère remarqua, au passage, un soldat blessé, des hommes vêtus du
costume des employés de chemin de fer, et une malheureuse créature qui
avait simplement jeté un manteau par-dessus sa chemise de nuit.

Mais malgré sa composition variée, cette multitude avait divers traits
en commun: la douleur et la consternation se peignaient sur les faces,
et l’épouvante semblait être à leurs trousses. Un soudain tumulte, une
querelle entre gens voulant grimper dans quelque véhicule leur fit hâter
le pas à tous, et même un homme si effaré, si brisé que ses genoux
ployaient sous lui, sentit pendant un instant une nouvelle activité
l’animer. La chaleur et la poussière avaient déjà travaillé cette
multitude; ils avaient la peau sèche, les lèvres noires et gercées; la
soif et la fatigue les accablaient et leurs pieds étaient meurtris.
Parmi les cris variés, on entendait des disputes, des reproches, des
gémissements de gens harassés et à bout de forces, et la plupart des
voix étaient rauques et faibles. Par-dessus tout dominait le refrain:

--Avancez! de la place! Les Marsiens viennent!

Aucun des fuyards ne s’arrêtait et ne quittait le flot torrentueux. Le
chemin débouchait obliquement sur la grande route par une ouverture
étroite, et avait l’apparence illusoire de venir de la direction de
Londres. A son entrée, cependant, se pressait le flot de ceux qui, plus
faibles, étaient repoussés hors du courant et s’arrêtaient un instant
avant de s’y replonger. A peu de distance un homme était étendu à terre
avec une jambe nue enveloppée de linges sanglants, et deux compagnons
dévoués se penchaient sur lui. Celui-là était heureux d’avoir encore des
amis.

Un petit vieillard, la moustache grise et de coupe militaire, vêtu d’une
redingote noire crasseuse, arriva en boitant, s’assit, ôta sa botte et
sa chaussette ensanglantée, retira un caillou et se remit en marche
clopin-clopant; puis une petite fille de huit ou neuf ans, seule, se
laissa tomber contre la haie, auprès de mon frère, en pleurant.

--Je ne peux plus marcher! Je ne peux plus marcher!

Mon frère s’éveilla de sa torpeur, la prit dans ses bras et, lui parlant
doucement, la porta à Miss Elphinstone. Elle s’était tue, comme
effrayée, aussitôt que mon frère l’avait touchée.

--Ellen! cria, dans la foule, une voix de femme éplorée, Ellen! Et
l’enfant se sauva précipitamment en répondant: Mère!

--Ils viennent! disait un homme à cheval en passant devant l’entrée du
chemin.

--Attention, là! vociférait un cocher haut perché sur son siège, et une
voiture fermée s’engagea dans l’étroit chemin. Les gens s’écartèrent, en
s’écrasant les uns contre les autres, pour éviter le cheval. Mon frère
fit reculer contre la haie le poney et la chaise; la voiture passa et
alla s’arrêter plus loin auprès du tournant. C’était une voiture de
maître, avec un timon pour deux chevaux, mais il n’y en avait qu’un
d’attelé.

Mon frère aperçut vaguement, à travers la poussière, deux hommes qui
soulevaient quelque chose sur une civière blanche et déposaient
doucement leur fardeau à l’ombre de la haie des troènes.

L’un des hommes revint en courant.

--Est-ce qu’il y a de l’eau par ici? demanda-t-il. Il a très soif, il
est presque moribond. C’est Lord Garrick.

--Lord Garrick! répondit mon frère, le Premier Président à la Cour?

[Illustration]

--De l’eau? répéta l’autre.

--Il y en a peut-être dans une de ces maisons, dit mon frère, mais nous
n’en avons pas et je n’ose pas laisser mes gens.

L’homme essaya de se faire un chemin, à travers la foule, jusqu’à la
porte de la maison du coin.

--Avancez! disaient les fuyards en le repoussant. Ils viennent! Avancez!

A ce moment, l’attention de mon frère fut attirée par un homme barbu à
face d’oiseau de proie, portant avec grand soin un petit sac à main, qui
se déchira, au moment même où mon frère l’apercevait et dégorgea une
masse de souverains qui s’éparpilla en mille morceaux d’or. Les monnaies
roulèrent en tous sens sous les pieds confondus des hommes et des
chevaux. Le vieillard s’arrêta, considérant d’un œil stupide son tas
d’or et le brancard d’un cab, le frappant à l’épaule, l’envoya rouler à
terre. Il poussa un cri, et une roue de camion effleura sa tête.

--En avant! criaient les gens tout autour de lui. Faites de la place!

Aussitôt que le cab fut passé, il se jeta les mains ouvertes sur le tas
de pièces d’or et se mit à les ramasser à pleins poings et à en bourrer
ses poches. Au moment où il se relevait à demi, un cheval se cabra
par-dessus lui et l’abattit sous ses sabots.

--Arrêtez! s’écria mon frère, et, écartant une femme, il essaya
d’empoigner la bride du cheval.

Avant qu’il n’ait pu y parvenir, il entendit un cri sous la voiture et
vit dans la poussière la roue passer sur le dos du pauvre diable. Le
cocher lança un coup de fouet à mon frère qui passa en courant derrière
le véhicule. La multitude des cris l’assourdissait. L’homme se tordait
dans la poussière sur son or épars, incapable de se relever, car la roue
lui avait brisé les reins et ses membres inférieurs étaient insensibles
et inanimés. Mon frère se redressa et hurla un ordre au cocher qui
suivait; un homme monté sur un cheval noir vint à son secours.

--Enlevez-le de là, dit-il.

L’empoignant de sa main libre par le collet, mon frère voulut traîner
l’homme jusqu’au bord. Mais le vieil obstiné ne lâchait pas son or et
jetait à son sauveur des regards courroucés, lui martelant le bras de
son poing plein de monnaies.

--Avancez! avancez! criaient des voix furieuses derrière eux. En avant!
en avant!

Il y eut un soudain craquement, et le brancard d’une voiture heurta le
fiacre que le cavalier maintenait arrêté. Mon frère tourna la tête et
l’homme aux pièces d’or, se tordant le cou, vint mordre le poignet qui
le tenait. Il y eut un choc: le cheval du cavalier fut envoyé de côté,
et celui de la voiture fut repoussé avec lui. Un de ses sabots manqua de
très près le pied de mon frère. Il lâcha prise et bondit en arrière. La
colère se changea en terreur sur la figure du pauvre diable étendu à
terre, et mon frère, qui le perdit de vue, fut entraîné dans le courant,
au delà de l’entrée du chemin et dut se débattre de toutes ses forces
pour revenir. Il vit Miss Elphinstone se couvrant les yeux de sa main,
et un enfant, avec tout le manque de sympathie ordinaire à cet âge,
contemplant avec des yeux dilatés un objet poussiéreux, noirâtre et
immobile, écrasé et broyé sous les roues.

--Allons-nous-en! s’écria-t-il. Nous ne pouvons traverser cet enfer! et
il se mit en devoir de faire tourner la voiture. Ils s’éloignèrent d’une
centaine de mètres dans la direction d’où ils étaient venus. Au tournant
du chemin, dans le fossé, sous les troènes, le moribond gisait
affreusement pâle, la figure couverte de sueur, les traits tirés. Les
deux femmes restaient silencieuses, blotties sur le siège et
frissonnantes. Peu après, mon frère s’arrêta de nouveau. Miss
Elphinstone était blême et sa belle-sœur, effondrée, pleurait, dans un
état trop pitoyable pour réclamer son George. Mon frère était épouvanté
et fort perplexe. A peine avaient-ils commencé leur retraite qu’il se
rendit compte combien il était urgent et indispensable de traverser le
torrent des fuyards. Soudainement résolu, il se tourna vers Miss
Elphinstone.

--Il faut absolument passer par là, dit-il. Et il fit de nouveau
retourner le poney.

Pour la seconde fois, ce jour-là, la jeune fille fit preuve d’un grand
courage. Pour s’ouvrir un passage, mon frère se jeta en plein dans le
torrent, maintint en arrière le cheval d’un cab, tandis qu’elle menait
le poney par la bride. Un chariot les accrocha un moment, et arracha un
long éclat de bois à leur chaise. Au même instant, ils furent pris et
entraînés en avant par le courant. Mon frère, la figure et les mains
rouges des coups de fouet du cocher, sauta dans la chaise et prit les
rênes.

--Braquez le revolver sur celui qui nous suit, s’il nous presse de trop
près--non--sur son cheval plutôt, dit-il, en passant l’arme à la jeune
fille.

Alors il attendit l’occasion de gagner le côté droit de la route. Mais
une fois dans le courant, il sembla perdre toute volonté et faire partie
de cette cohue poussiéreuse. Pris dans le torrent, ils traversèrent
Chipping Barnet et ils firent un mille de l’autre côté de la ville,
avant d’avoir pu se frayer un passage jusqu’au bord opposé de la route.
C’était un tracas et une contusion indescriptibles. Mais dans la ville
et au dehors, la route se bifurquait fréquemment, ce qui, en une
certaine mesure, diminua la poussée.

[Illustration]

Ils prirent un chemin vers l’est à travers Hadley et de chaque côté de
la route, en plusieurs endroits, ils trouvèrent une multitude de gens
buvant dans les ruisseaux, et quelques-uns se battaient pour approcher
plus vite. Plus loin, du haut d’une colline, près de East Barnet, ils
aperçurent deux trains avançant lentement, l’un suivant l’autre, sans
signaux, montant vers le nord, fourmillant de gens juchés jusque sur
les tenders. Mon frère supposa qu’ils avaient dû s’emplir hors de
Londres, car à ce moment la terreur affolée des gens avait rendu les
gares terminus impraticables.

Ils firent halte près de là, pendant tout le reste de l’après-midi, car
les émotions violentes de la journée les avaient, tous trois,
complètement épuisés. Ils commençaient à souffrir de la faim: le soir
fraîchit, aucun d’eux n’osait dormir. Dans la soirée, un grand nombre de
gens passèrent à une allure précipitée sur la route, près de l’endroit
où ils faisaient halte, des gens fuyant des dangers inconnus et
retournant dans la direction d’où mon frère venait.

[Illustration]

     Alors, avec une violente détonation et une flamme aveuglante, ses
     tourelles, ses cheminées sautèrent. La violence de l’explosion fit
     chanceler le Marsien, et au même instant, l’épave enflammée, lancée
     par l’impulsion de sa propre vitesse, le frappait et le démolissait
     comme un objet de carton.

                                                           (CHAPITRE XVII)



[Illustration]



[Illustration] XVII

LE “FULGURANT”


Si les Marsiens n’avaient eu pour but que de détruire, ils auraient pu,
dès le lundi, anéantir toute la population de Londres pendant qu’elle se
répandait lentement à travers les comtés environnants. Des cohues
frénétiques débordaient non seulement sur la route de Barnet, mais sur
celles d’Edgware et de Waltham Abbey et au long des routes qui, vers
l’Est, vont à Southend et à Shoeburyness, et, au sud de la Tamise, à
Deal et à Broadstairs. Si, par ce matin de juin, quelqu’un se fût trouvé
dans un ballon au-dessus de Londres, au milieu du ciel flamboyant,
toutes les routes qui vont vers le nord et vers l’est, et où aboutissent
les enchevêtrements infinis des rues, eussent semblé pointillées de noir
par les innombrables fugitifs, chaque point étant une agonie humaine de
terreur et de détresse physique. Je me suis étendu longuement dans le
chapitre précédent, sur la description que me fit mon frère de la route
qui traverse Chipping Barnet, afin que les lecteurs pussent se rendre
compte de l’effet que produisait, sur ceux qui en faisaient partie, ce
fourmillement de taches noires. Jamais encore, dans l’histoire du monde,
une pareille masse d’êtres humains ne s’étaient mis en mouvement et
n’avaient souffert ensemble. Les hordes légendaires des Goths et des
Huns, les plus vastes armées qu’ait jamais vues l’Asie, se fussent
perdues dans ce débordement. Ce n’était pas une marche disciplinée,
mais une fuite affolée, une terreur panique gigantesque et terrible,
sans ordre et sans but, six millions de gens sans armes et sans
provisions, allant de l’avant à corps perdu. C’était le commencement de
la déroute de la civilisation, du massacre de l’humanité.

[Illustration]

Immédiatement au-dessous de lui, l’aéronaute aurait vu, immense et
interminable, le réseau des rues, les maisons, les églises, les squares,
les places, les jardins déjà vides, s’étaler comme une immense carte,
avec toute la contrée du sud barbouillée de noir. A la place d’Ealing,
de Richmond, de Wimbledon, quelque plume monstrueuse avait laisser
tomber une énorme tache d’encre. Incessamment et avec persistance chaque
éclaboussure noire croissait et s’étendait, envoyant des ramifications
de tous côtés, tantôt se resserrant entre des élévations de terrain,
tantôt dégringolant rapidement la pente de quelque vallée nouvelle, de
la même façon qu’une tache s’étendrait sur du papier buvard.

Au delà, derrière les collines bleues qui s’élèvent au sud de la
rivière, les Marsiens étincelants allaient de ci et de là;
tranquillement et méthodiquement, ils étalaient leurs nuages empoisonnés
sur cette partie de la contrée, les balayant ensuite avec leurs jets de
vapeur, quand ils avaient accompli leur œuvre et prenant possession du
pays conquis. Il semble qu’ils eurent moins pour but d’exterminer que de
démoraliser complètement, et de rendre impossible toute résistance. Ils
firent sauter toutes les poudrières qu’ils rencontrèrent, coupèrent les
lignes télégraphiques et détruisirent en maints endroits les voies
ferrées. On eût dit qu’ils coupaient les jarrets du genre humain. Ils ne
paraissaient nullement pressés d’étendre le champ de leurs opérations et
ne parurent pas dans la partie centrale de Londres de toute cette
journée. Il est possible qu’un nombre très considérable de gens soient
restés chez eux, à Londres, pendant toute la matinée du lundi. En tous
cas, il est certain que beaucoup moururent dans leurs maisons, suffoqués
par la Fumée Noire.

Jusque vers midi, le “pool” de Londres fut un spectacle indescriptible.
Les steamboats et les bateaux de toute sorte restèrent sous pression,
tandis que les fugitifs offraient d’énormes sommes d’argent, et l’on dit
que beaucoup de ceux qui gagnèrent les bateaux à la nage furent
repoussés à coups de crocs et se noyèrent. Vers une heure de
l’après-midi, le reste aminci d’un nuage de vapeur noire parut entre les
arches du pont de Blackfriars. Le “pool”, à ce moment, fut le théâtre
d’une confusion folle, de collisions et de batailles acharnées: pendant
un instant une multitude de bateaux et de barques s’embarrassèrent et
s’écrasèrent contre une arche du pont de la Tour; les matelots et les
mariniers durent se défendre sauvagement contre les gens qui les
assaillirent, car beaucoup se risquèrent à descendre au long des piles
du pont.

[Illustration]

Quand une heure plus tard, un Marsien apparut par delà la Tour de
l’Horloge et disparut en aval, il ne flottait plus que des épaves depuis
Limehouse.

J’aurai à parler plus tard de la chute du cinquième cylindre. Le sixième
tomba à Wimbledon. Mon frère, qui veillait auprès des femmes endormies
dans la chaise au milieu d’une prairie, vit sa traînée verte dans le
lointain, au delà des collines. Le mardi, la petite troupe, toujours
décidée à aller s’embarquer quelque part, se dirigea, à travers la
contrée fourmillante, vers Colchester. Le nouvelle fut confirmée que les
Marsiens étaient maintenant en possession de tout Londres: on les avait
vus à Highgate et même, disait-on, à Neasdon. Mais mon frère ne les
aperçut pour la première fois que le lendemain.

Ce jour-là, les multitudes dispersées commencèrent à sentir le besoin
urgent de provisions. A mesure que la faim augmentait, les droits de la
propriété étaient de moins en moins respectés. Les fermiers défendaient,
les armes à la main, leurs étables, leurs greniers et leurs moissons.
Beaucoup de gens maintenant, comme mon frère, se tournaient vers l’est,
et même quelques âmes désespérées s’en retournaient vers Londres, avec
l’idée d’y trouver de la nourriture. Ces derniers étaient surtout des
gens des banlieues du nord qui ne connaissaient que par ouï-dire les
effets de la Fumée Noire. Mon frère apprit que la moitié des membres du
gouvernement s’étaient réunis à Birmingham et que d’énormes quantités de
violents explosifs étaient rassemblées, pour établir des mines
automatiques dans les comtés du Midland.

On lui dit aussi que la compagnie du Midland-Railway avait suppléé au
personnel qui l’avait quittée le premier jour de la panique, qu’elle
avait repris le service et que des trains partaient de St Albans vers le
nord, pour dégager l’encombrement des environs de Londres. On afficha
aussi, dans Chipping-Ongar, un avis annonçant que d’immenses magasins de
farine se trouvaient en réserve dans les villes du nord et qu’avant
vingt-quatre heures on distribuerait du pain aux gens affamés des
environs. Mais cette nouvelle ne le détourna pas du plan de salut qu’il
avait formé et tous trois continuèrent pendant toute cette journée leur
route vers l’est. Ils ne virent de la distribution de pain que cette
promesse; d’ailleurs, à vrai dire, personne n’en vit plus qu’eux. Cette
nuit-là, le septième météore tomba sur Primrose Hill. Miss Elphinstone
veillait--ce qu’elle faisait alternativement avec mon frère--et c’est
elle qui vit sa chute.

Le mercredi, les trois fugitifs, qui avaient passé la nuit dans un champ
de blé encore vert, arrivèrent à Chelmsford et là un groupe d’habitants,
s’intitulant: le Comité d’approvisionnement public, s’empara du poney
comme provision et ne voulut rien donner en échange, sinon la promesse
d’en avoir un morceau le lendemain. Le bruit courait que les Marsiens
étaient à Epping, et l’on parlait aussi de la destruction des
poudrières de Waltham Abbey, après une tentative vaine de faire sauter
l’un des envahisseurs.

On avait posté des hommes dans les tours de l’église pour épier la venue
des Marsiens; mon frère, très heureusement, comme la suite le prouva,
préféra pousser immédiatement vers la côte plutôt que d’attendre une
problématique nourriture, bien que tous trois fussent fort affamés. Vers
midi, ils traversèrent Tillingham qui, assez étrangement, parut être
désert et silencieux, à part quelques pillards furtifs en quête de
nourriture. Passé Tillingham, ils se trouvèrent soudain en vue de la
mer, et de la plus surprenante multitude de bateaux de toute sorte qu’il
soit possible d’imaginer.

Car, dès qu’ils ne purent plus remonter la Tamise, les navires
s’approchèrent des côtes d’Essex, à Harwich, à Walton, à Clacton, et
ensuite à Foulness et à Shoebury, pour faire embarquer les gens. Tous
ces vaisseaux étaient disposés en une courbe aux pointes rapprochées qui
se perdaient dans le brouillard, vers le Naze. Tout près du rivage
pullulait une multitude de barques de pêche de toutes nationalités,
anglaises, écossaises, françaises, hollandaises, suédoises, des
chaloupes à vapeur de la Tamise, des yachts, des bateaux électriques;
plus loin des vaisseaux de plus fort tonnage, d’innombrables bateaux à
charbon, de coquets navires marchands, des transports à bestiaux, des
paquebots, des transports à pétrole, des coureurs d’océan et même un
vieux bâtiment tout blanc, des transatlantiques nets et grisâtres de
Southampton et de Hambourg, et tout au long de la côte bleue, de l’autre
côté du canal de Blackwater, mon frère put apercevoir vaguement une
multitude dense d’embarcations trafiquant avec les gens du rivage et
s’étendant jusqu’à Maldon.

A une couple de milles en mer se trouvait un cuirassé très bas sur
l’eau, semblable presque, suivant l’expression de mon frère, à une épave
à demi submergée. C’était le cuirassé “le Fulgurant”, le seul bâtiment
de guerre en vue; mais tout au loin, vers la droite, sur la surface
plane de la mer, car c’était jour de calme plat, s’étendait une sorte de
serpent de fumée noire, indiquant les cuirassés de l’escadre de la
Manche, qui se tenaient sous vapeur en une longue ligne, prêts à
l’action, barrant l’estuaire de la Tamise, pendant toute la durée de la
conquête marsienne, vigilants, et cependant impuissants à rien empêcher.

[Illustration]

A la vue de la mer, Mme Elphinstone, malgré les assurances de sa
belle-sœur, s’abandonna au désespoir. Elle n’avait encore jamais quitté
l’Angleterre; elle disait qu’elle aimerait mieux mourir plutôt que de se
voir seule et sans amis dans un pays étranger, et autres sornettes de ce
genre. La pauvre femme semblait s’imaginer que les Français et les
Marsiens étaient de la même espèce. Pendant le voyage des deux derniers
jours, elle était devenue de plus en plus nerveuse, apeurée et déprimée.
Sa seule idée était de retourner à Stanmore. Il ne s’était jamais
produit de tout cela à Stanmore. On retrouverait George à Stanmore....

     Hors de l’horizon grisâtre quelque chose monta dans le ciel, monta
     obliquement et très rapidement dans la lumineuse clarté, au-dessus
     des nuages du ciel occidental, un objet plat, large et vaste qui
     décrivit une courbe immense, diminua peu à peu, s’enfonça lentement
     et s’évanouit dans le mystère gris de la nuit. Quand il eut
     disparu, on eût dit qu’il pleuvait des ténèbres.

                                                           (CHAPITRE XVII)



[Illustration]

Ils eurent les plus grandes difficultés à la faire descendre jusqu’à la
plage, d’où bientôt mon frère réussit à attirer l’attention d’un steamer
à aubes qui sortait de la Tamise. Une barque fut envoyée, qui les amena
à bord à raison de trente-six livres (neuf cents francs) pour eux trois.
Le steamer allait à Ostende, leur dit-on.

Il était près de deux heures lorsque mon frère, ayant payé le prix de
leur passage, au passavant, se trouva sain et sauf, avec les deux femmes
dont il avait pris la charge, sur le pont du steamboat. Ils trouvèrent
de la nourriture à bord, bien qu’à des prix exorbitants et ils
réussirent à prendre un repas sur l’un des sièges de l’avant.

Il y avait déjà à bord une quarantaine de passagers, dont la plupart
avaient employé leur dernier argent à s’assurer le passage; mais le
capitaine resta dans le canal de Blackwater jusqu’à cinq heures du soir,
acceptant un si grand nombre de passagers que le pont fut presque
dangereusement encombré. Il serait probablement resté plus longtemps,
s’il n’était venu du sud, vers ce moment, le bruit d’une canonnade.
Comme pour y répondre, le cuirassé tira un coup de canon et hissa une
série de pavillons et de signaux: des volutes de fumée jaillirent de ses
cheminées.

Certains passagers émirent l’opinion que cette canonnade venait de
Shoeburyness, et l’on s’aperçut que le bruit devenait de plus en plus
fort. Au même moment, très loin dans le Sud-Est, les mâts et les œuvres
mortes de trois cuirassés montèrent tour à tour hors de la mer sous des
nuées de fumée noire. Mais l’attention de mon frère revint bien vite à
la canonnade lointaine qui s’entendait dans le sud. Il crut voir une
colonne de fumée monter dans la brume grise. Le petit steamer fouettait
déjà l’eau se dirigeant à l’est de la grande courbe des embarcations, et
les côtes basses d’Essex s’abaissaient dans la brume bleuâtre, lorsqu’un
Marsien parut, petit et faible dans la distance, s’avançant au long de
la côte et semblant venir de Foulness. A cette vue, le capitaine, plein
de colère et de peur, se mit à sacrer et à hurler à tue-tête, se
maudissant de s’être attardé, et les aubes semblèrent atteintes de sa
terreur. Tout le monde à bord se tenait contre le bastingage ou sur les
bancs du pont, contemplant cette forme lointaine, plus haute que les
arbres et que les clochers, qui s’avançait à loisir en semblant parodier
la marche humaine.

C’était le premier Marsien que mon frère voyait et, plus étonné que
terrifié, il suivit des yeux ce Titan qui se lançait délibérément à la
poursuite des embarcations et, à mesure que la côte s’éloignait,
s’enfonçait de plus en plus dans l’eau. Alors, au loin, par delà le
canal de Crouch, un autre parut, enjambant des arbres rabougris, puis un
troisième, plus loin encore, enfoncé profondément dans des couches de
vase brillante qui semblaient suspendues entre le ciel et l’eau. Ils
s’avançaient tous vers la mer, comme s’ils eussent voulu couper la
retraite des innombrables vaisseaux qui se pressaient entre Foulness et
le Naze. Malgré les efforts haletants des machines du petit bateau à
aubes et l’abondante écume que lançaient ses roues, il ne fuyait qu’avec
une terrifiante lenteur devant cette sinistre poursuite.

Portant ses regards vers le nord-ouest, mon frère vit la large courbe
des embarcations et des navires déjà secouée par l’épouvante qui
planait; un navire passait derrière une barque, un autre se tournait,
l’avant vers la pleine mer. Des paquebots sifflaient et vomissaient des
nuages de vapeur; des voiliers larguaient leurs voiles; des chaloupes à
vapeur se faufilaient entre les gros navires. Il était si fasciné par
cette vue et par le danger qui s’avançait à gauche qu’il ne vit rien de
ce qui se passait vers la pleine mer. Un brusque virage que fit le
vapeur pour éviter d’être coulé bas le fit tomber, de tout son long, du
banc sur lequel il était monté. Il y eut un grand cri tout autour de
lui, un piétinement et une acclamation à laquelle il lui sembla qu’on
répondait faiblement. Le bateau tira une embardée et il fut de nouveau
renversé sur les mains.

Il se remit debout et vit à tribord, à cent mètres à peine de leur
bateau tanguant et roulant, une vaste lame d’acier qui, comme un soc de
charrue, séparait les flots, les lançant de chaque côté, en énormes
vagues écumeuses qui bondissaient contre le petit steamer, le soulevant,
tandis que ses aubes tournaient à vide dans l’air, puis le laissant
retomber au point de le submerger.

Une douche d’embrun aveugla mon frère pendant un instant. Quand il put
rouvrir les yeux, le monstre était passé et courait à toute vitesse vers
la terre. D’énormes tourelles d’acier se dressaient sur sa haute
structure, d’où deux cheminées se projetaient, crachant un souffle de
fumée et de feu dans l’air. Le cuirassé “le Fulgurant” venait à toute
vapeur au secours des navires menacés.

[Illustration]

Se cramponnant contre le bastingage, pour se maintenir debout sur le
pont malgré le tangage, mon frère porta de nouveau ses regards sur les
Marsiens: il les vit tous trois rassemblés maintenant, et tellement
avancés dans la mer que leur triple support était entièrement submergé.
Ainsi amoindris et vus dans cette lointaine perspective, Ils
paraissaient beaucoup moins formidables que l’immense masse d’acier dans
le sillage de laquelle le petit steamer tanguait si péniblement. Les
Marsiens semblaient considérer avec étonnement ce nouvel antagoniste.
Peut-être que, dans leur esprit, le cuirassé leur semblait un géant
pareil à eux. “Le Fulgurant” ne tira pas un coup de canon, mais s’avança
seulement à toute vapeur contre eux: ce fut sans doute parce qu’il ne
tira pas qu’il put s’approcher aussi près qu’il le fit de l’ennemi. Les
Marsiens ne savaient que faire. Un coup de canon,--et le Rayon Ardent
eût envoyé immédiatement le cuirassé au fond de la mer.

Il allait à une vitesse telle qu’en une minute il parut avoir franchi la
moitié du chemin qui séparait le steamboat des Marsiens--masse noire qui
diminuait contre la bande horizontale de la côte d’Essex.

[Illustration]

Soudain le plus avancé des Marsiens abaissa son tube et déchargea contre
le cuirassé un de ses projectiles suffocants. Il l’atteignit à babord:
l’obus glissa avec un jet noirâtre et ricocha au loin sur la mer en
dégageant un torrent de Fumée Noire, auquel le cuirassé échappa. Il
semblait aux gens qui du steamer voyaient la scène, ayant le soleil dans
les yeux et près de la surface des flots, il leur semblait que le
cuirassé avait déjà rejoint les Marsiens. Ils virent les formes géantes
se séparer et sortir de l’eau à mesure qu’elles regagnaient le rivage;
l’un des Marsiens leva le générateur du Rayon Ardent qu’il pointa
obliquement vers la mer, et à son contact des jets de vapeur jaillirent
des vagues. Le Rayon dut passer sur le flanc du navire comme un morceau
de fer chauffé à blanc sur du papier.

Une soudaine lueur bondit à travers la vapeur qui s’élevait et le
Marsien chancela et trébucha. Au même instant, il était renversé et une
volumineuse quantité d’eau et de vapeur fut lancée à une hauteur énorme
dans l’air. L’artillerie du “Fulgurant” résonna à travers le tumulte,
les pièces tirant l’une après l’autre; un projectile fit éclabousser
l’eau non loin du steamer, ricocha vers les navires qui fuyaient vers le
nord et une barque fut fracassée en mille morceaux.

Mais nul n’y prit garde. En voyant s’écrouler le Marsien, le capitaine
vociféra des hurlements inarticulés et la foule des passagers, sur
l’arrière du steamer, poussa un même cri. Un instant après, une autre
acclamation leur échappait, car, surgissant par delà le tumulte
blanchâtre, le cuirassé long et noir s’avançait, des flammes
s’élançaient de ses parties moyennes, ses ventilateurs et ses cheminées
crachaient du feu.

“Le Fulgurant” n’avait pas été détruit: le gouvernail, semblait-il,
était intact et ses machines fonctionnaient. Il allait droit sur un
second Marsien et se trouvait à moins de cent mètres de lui quand le
Rayon Ardent l’atteignit. Alors, avec une violente détonation et une
flamme aveuglante, ses tourelles, ses cheminées sautèrent. La violence
de l’explosion fit chanceler le Marsien, et au même instant, l’épave
enflammée, lancée par l’impulsion de sa propre vitesse, le frappait et
le démolissait comme un objet de carton. Mon frère poussa un cri
involontaire. De nouveau, ce ne fut plus qu’un tumulte bouillonnant de
vapeur.

--Deux! hurla le capitaine.

Tout le monde poussait des acclamations. Le steamer entier d’un bout à
l’autre trépidait de cette joie frénétique qui gagna, un à un, les
innombrables navires et embarcations qui s’en allaient vers la pleine
mer.

Pendant plusieurs minutes, la vapeur qui s’élevait au-dessus de l’eau
cacha à la fois le troisième Marsien et la côte.

Les aubes du bateau n’avaient cessé de frapper régulièrement les vagues,
s’éloignant du lieu du combat; quand enfin cette confusion se dissipa,
un nuage traînant de Fumée Noire s’interposa, et on ne distingua plus
rien du “Fulgurant” ni du troisième Marsien. Mais les autres cuirassés
étaient tout près maintenant, se dirigeant vers le rivage.

Le petit vaisseau continua sa route vers la pleine mer, et lentement les
cuirassés disparurent vers la côte, que cachait encore un nuage marbré
de brouillard opaque fait en partie de vapeur et en partie de Fumée
Noire, tourbillonnant et se combinant de la plus étrange manière. La
flotte des fuyards s’éparpillait vers le Nord-Est; plusieurs barques,
toutes voiles dehors, cinglaient entre les cuirassés et le steamboat. Au
bout d’un instant et avant qu’ils n’eussent atteint l’épais nuage noir,
les bâtiments de guerre prirent la direction du nord, puis brusquement
virèrent de bord et disparurent vers le Sud dans la brume du soir qui
tombait. Les côtes devinrent indécises, puis indistinctes, parmi les
bandes basses de nuages qui se rassemblaient autour du soleil couchant.

Soudain, hors de la brume dorée du crépuscule, parvint l’écho des
détonations d’artillerie, et des formes se dessinèrent, d’ombres noires
qui bougeaient. Tout le monde voulut s’approcher des lisses d’appui,
afin d’apercevoir ce qui se passait dans la fournaise aveuglante de
l’Occident. Mais on ne pouvait rien distinguer clairement. Une masse
énorme de fumée s’éleva obliquement et barra le disque du soleil. Le
steamboat continuait sa route, haletant, dans une inquiétude
interminable.

[Illustration]

Le soleil s’enfonça dans les nuages gris, le ciel rougeoya, puis
s’obscurcit, l’étoile du soir tremblota dans la pénombre. C’était la
nuit. Tout à coup, le capitaine poussa un cri et tendit le bras vers le
lointain. Mon frère écarquilla les yeux. Hors de l’horizon grisâtre
quelque chose monta dans le ciel, monta obliquement et très rapidement
dans la lumineuse clarté, au-dessus des nuages du ciel occidental, un
objet plat, large et vaste qui décrivit une courbe immense, diminua peu
à peu, s’enfonça lentement et s’évanouit dans le mystère gris de la
nuit. Quand il eut disparu, on eût dit qu’il pleuvait des ténèbres.

[Illustration]



[Illustration] LIVRE DEUXIÈME

LA TERRE AU POUVOIR DES MARSIENS



[Illustration] XVIII

SOUS LE TALON


Après avoir raconté ce qui était arrivé à mon frère, je vais reprendre
le récit de mes propres aventures où je l’ai laissé, au moment où le
vicaire et moi étions entrés nous cacher dans une maison d’Halliford,
dans l’espoir d’échapper à la Fumée Noire. Nous y demeurâmes toute la
nuit du dimanche et le jour suivant--le jour de la panique--comme dans
une petite île d’air pur, séparés du reste du monde par un cercle de
vapeur suffocante. Nous n’avions qu’à attendre dans une oisiveté
angoissante, et c’est ce que nous fîmes pendant ces deux interminables
jours.

Mon esprit était plein d’anxiété en pensant à ma femme. Je me la
représentais à Leatherhead, terrifiée, en danger et me pleurant déjà
comme un homme mort. J’allais et venais dans cette maison, pleurant de
rage à l’idée d’être ainsi séparé d’elle, songeant à tout ce qui pouvait
lui arriver en mon absence. Je savais que mon cousin était assez brave
pour affronter toute circonstance, mais il n’était pas homme à mesurer
les choses d’un coup d’œil et à se décider promptement. Ce qu’il fallait
maintenant, ce n’était pas de la bravoure, mais de la réflexion et de la
prudence. Ma seule consolation était de savoir que les Marsiens
s’avançaient vers Londres et tournaient ainsi le dos à Leatherhead.
Toutes ces vagues craintes me surexcitaient l’esprit. Bientôt, je me
sentis fatigué et irrité des perpétuelles jérémiades du vicaire. Son
égoïste désespoir m’impatientait. Après quelques remontrances sans
effet, je me tins éloigné de lui dans une pièce qui contenait des
globes, des bancs et des tables, des cahiers et des livres et qui était
évidemment une salle de classe. Quand il vint m’y rejoindre, je montai
au sommet de la maison et m’enfermai dans un débarras, afin de rester
seul avec mes pensées douloureuses et mes misères.

Pendant toute cette journée et le matin suivant, nous fûmes absolument
cernés par la Fumée Noire. Le dimanche soir, nous eûmes des indices que
la maison voisine était habitée: une figure derrière une fenêtre, des
lumières allant et venant, le claquement d’une porte qu’on fermait. Mais
je ne sus qui étaient ces gens ni ce qu’il advint d’eux. Nous ne les
aperçûmes plus le lendemain. La Fumée Noire descendit, en flottant
lentement, vers la rivière, pendant toute la matinée du lundi, passant
de plus en plus près de nous et disparaissant enfin sans s’être avancée
plus loin que le bord de la route, devant la maison où nous étions
réfugiés.

Vers midi, un Marsien parut au milieu des champs, déblayant l’atmosphère
avec un jet de vapeur surchauffée, qui sifflait contre les murs, brisait
toutes les vitres qu’il touchait et brûla les mains du vicaire au moment
où il quittait précipitamment la pièce de devant. Quand enfin nous nous
glissâmes hors des pièces trempées et que nous jetâmes un regard au
dehors, on eût dit qu’une tourmente de neige noire avait passé sur la
contrée vers le nord. Tournant nos yeux vers le fleuve, nous fûmes
surpris de voir d’inexplicables rougeurs se mêler aux taches noires des
prairies desséchées.

Pendant un moment, nous ne sûmes nous rendre compte du changement
apporté à notre position, sinon que nous étions délivrés de notre
crainte de la Fumée Noire. Bientôt je m’aperçus que nous n’étions plus
cernés, que maintenant nous pourrions nous en aller. Dès que je fus sûr
qu’il y avait moyen de s’échapper, mon désir d’activité revint. Mais le
vicaire restait léthargique et déraisonnable.

--Ici, nous sommes en sûreté, répétait-il; en sûreté, en sûreté!

Je résolus de l’abandonner--que ne l’ai-je fait! Plus sage maintenant et
profitant de la leçon de l’artilleur, je cherchai à me munir de
nourriture et de boisson. J’avais trouvé de l’huile et des chiffons pour
mes brûlures; je pris aussi un chapeau et une chemise de flanelle que je
découvris dans l’une des chambres à coucher. Quand le vicaire comprit
que j’allais partir seul, étant décidé à m’en aller sans lui, il se leva
soudain pour me suivre. Et tout étant calme dans l’après-midi, nous nous
mîmes en route vers cinq heures autant que je peux le présumer, nous
dirigeant vers Sunbury, au long du chemin tout noirci.

Dans Sunbury, et par intervalles sur la route, nous rencontrâmes des
cadavres de chevaux et d’hommes, gisant en attitudes contorsionnées, des
charrettes et des bagages renversés et couverts d’une épaisse couche de
poussière noire. Ce linceul de cendre poudreuse me faisait penser à ce
que j’avais lu de la destruction de Pompéi. L’esprit hanté de ces
spectacles étranges, nous arrivâmes sans mésaventure

     Le cinquième cylindre avait dû tomber au plein milieu de la maison
     que nous avions d’abord visitée. Le bâtiment avait disparu,
     complètement écrasé, pulvérisé et dispersé par le choc.

                                                           (CHAPITRE XIX)



[Illustration]

à Hampton Court, et là, nos yeux eurent un réel soulagement à trouver un
espace vert qui avait échappé au nuage suffocant. Nous traversâmes le
parc de Bushey, où les daims et les cerfs allaient et venaient sous les
marronniers; à une certaine distance, des hommes et des femmes--les
premiers êtres que nous ayons rencontrés encore--se hâtaient vers
Hampton Court; nous passâmes ainsi à Twickenham.

Au loin, les bois, par delà Ham et Petersham, brûlaient encore.
Twickenham n’avait souffert ni du Rayon Ardent, ni de la Fumée Noire, et
il y avait encore dans ces localités des gens en grand nombre, mais
personne ne put nous donner de nouvelles. Pour la plupart, les habitants
profitaient, comme nous, d’une accalmie pour changer de quartiers. J’eus
l’impression qu’une certaine quantité de maisons étaient encore occupées
par leurs habitants épouvantés, trop effrayés sans doute pour essayer de
fuir. Les signes d’une débandade hâtive abondaient le long du chemin. Je
me rappelle très vivement trois bicyclettes brisées et enfoncées dans le
sol par les roues des voitures qui suivirent. Nous traversâmes le pont
de Richmond vers huit heures et demie, fort précipitamment, car on s’y
trouvait trop exposé, et je remarquai, descendant le courant, un certain
nombre de masses rouges. Je ne savais pas ce que c’était, n’ayant pas le
temps d’examiner longuement, mais je me fis à leur propos des idées
beaucoup plus horribles qu’il ne fallait. Là, encore, sur la rive du
Surrey, la poussière noire qui avait été de la fumée s’étalait,
recouvrant des cadavres--en tas aux abords de la station,--mais nous
n’aperçûmes rien des Marsiens avant d’arriver près de Barnes.

Dans la distance, parmi le paysage noirci, nous vîmes un groupe de trois
personnes descendant à toutes jambes un chemin de traverse qui menait
vers le fleuve,--autrement tout semblait désert. Au haut de la colline,
les maisons de Richmond brûlaient activement, mais hors de la ville il
n’y avait nulle part trace de Fumée Noire.

Tout à coup, comme nous approchions de Kew, des gens passèrent en
courant et les parties hautes d’une machine marsienne parurent au-dessus
des maisons, à moins de cent mètres de nous. L’imminence du danger nous
frappa de stupeur, car si le Marsien avait regardé autour de lui nous
eussions immédiatement péri. Nous étions si terrifiés que nous n’osâmes
pas continuer, et que nous nous jetâmes de côté, cherchant un abri sous
un hangar dans un coin, pleurant en silence et refusant de bouger.

Mon idée fixe de parvenir à Leatherhead ne me laissait pas de repos, et
de nouveau je m’aventurai au dehors, dans la nuit tombante. Je traversai
un endroit tout planté d’arbustes, suivis un passage au long d’une
grande maison qui avait tenu bon sur ses bases et je débouchai ainsi sur
la route de Kew. Le vicaire, que j’avais laissé sous le hangar, me
rattrapa bientôt en courant.

Ce second départ fut la chose la plus témérairement folle que je fis
jamais, car il était évident que les Marsiens nous environnaient. A
peine le vicaire m’eut-il rejoint que nous aperçûmes la première machine
marsienne, ou peut-être même une autre, au loin par delà les prairies
qui s’étendent jusqu’à Kew Lodge. Quatre ou cinq petites formes noires
se sauvaient devant elle, parmi le vert grisâtre des champs, car, selon
toute apparence, le Marsien les poursuivait. En trois enjambées, il eut
rattrapé ces pauvres êtres, qui se mirent à fuir dans toutes les
directions. Il ne se servit pas du Rayon Ardent pour les détruire, mais
les ramassa un par un; il dut les mettre dans l’espèce de grand
récipient métallique qui faisait saillie derrière lui, à la façon dont
une hotte pend aux épaules du chiffonnier. L’idée me vint alors que les
Marsiens pouvaient avoir d’autres intentions que de détruire l’humanité
bouleversée. Nous restâmes un instant comme pétrifiés, puis tournant les
talons et escaladant une barrière qui fermait un jardin clos de murs,
nous tombâmes heureusement dans une sorte de fosse où nous nous
terrâmes, jusqu’à ce que la nuit fût noire, osant à peine échanger
quelques mots à voix basse. Il devait bien être onze heures quand nous
prîmes le courage de nous remettre en chemin, ne nous risquant plus sur
la route, mais nous glissant furtivement au long de haies et de
plantations, le vicaire épiant à droite et moi à gauche, essayant de
pénétrer les ténèbres, de crainte des Marsiens qui, nous semblait-il,
allaient surgir à chaque instant autour de nous. Un moment, nous
piétinâmes dans un endroit brûlé et noirci, presque refroidi alors et
plein de cendres, où gisaient des corps d’hommes, la tête et le buste
horriblement brûlés, mais les jambes et les bottes presque intactes; et
aussi des cadavres de chevaux, derrière une rangée de canons éventrés et
de caissons brisés.

[Illustration]

Sheen paraissait avoir échappé à la destruction, mais tout y était
silencieux et désert. Nous ne rencontrâmes là aucun cadavre, et la nuit
était trop sombre pour nous permettre de voir dans les rues
transversales. Soudain, mon compagnon se plaignit de la fatigue et de la
soif et nous décidâmes d’explorer quelqu’une des maisons de l’endroit.

La première où nous entrâmes, après avoir eu quelque difficulté à ouvrir
la fenêtre, était une petite villa écartée, et je n’y trouvai rien de
mangeable qu’un peu de fromage moisi. Il y avait pourtant de l’eau, dont
nous bûmes, et je me munis d’une hachette qui promettait d’être utile
dans notre prochaine effraction.

Nous traversâmes la route à un endroit où elle fait coude pour aller
vers Mortlake. Là, s’élevait une maison blanche au milieu d’un jardin
entouré de murs; dans l’office nous découvrîmes une réserve de
nourriture--deux pains entiers, une tranche de viande crue et la moitié
d’un jambon. Si j’en dresse un catalogue aussi précis, c’est que nous
allions être obligés de subsister sur ces provisions pendant la
quinzaine qui suivit. Au fond d’un placard, il y avait aussi des
bouteilles de bière, deux sacs de haricots blancs et quelques laitues;
cette office donnait dans une sorte de laverie, d’arrière-cuisine, où se
trouvaient un tas de bois et un buffet qui renfermait une douzaine de
bouteilles de vin rouge, des soupes et des poissons conservés et deux
boîtes de biscuits.

[Illustration]

Nous nous assîmes dans la cuisine adjacente, demeurant dans
l’obscurité--car nous n’osions pas même faire craquer une allumette--et
nous mangeâmes du pain et du jambon et nous vidâmes une bouteille de
bière. Le vicaire, encore timoré et inquiet, était d’avis, assez
étrangement, de se remettre en route sur-le-champ; j’insistai pour qu’il
réparât ses forces en mangeant, quand arriva la chose qui devait nous
emprisonner.

--Il n’est sans doute pas encore minuit, disais-je, et au même moment
nous fûmes aveuglés par un éclat de vive lumière verte. Tous les objets
que contenait la cuisine se dessinèrent vivement, clairement visibles
avec leurs parties vertes et leurs ombres noires, puis tout s’évanouit.
Instantanément, il y eut un choc tel que je n’en entendis jamais
auparavant ni depuis d’aussi formidable. Suivant ce choc de si près
qu’elle parut être simultanée, une secousse se produisit, avec, tout
autour de nous, des bruits de verrerie brisée, des craquements et un
fracas de maçonnerie qui s’écroule; au même moment le plafond s’abattit
sur nous, se brisant en une multitude de fragments sur nos têtes. Je fus
projeté contre la poignée du four, renversé sur le plancher et je restai
étourdi. Mon évanouissement dura longtemps, me dit le vicaire; quand je
repris mes sens nous étions encore dans les ténèbres et il me tamponnait
avec une compresse, tandis que sa figure, comme je m’en aperçus après,
était couverte du sang d’une blessure qu’il avait reçue au front.

Pendant un certain temps, il me fut impossible de me rappeler ce qui
était arrivé. Puis les choses me revinrent lentement et je sentis à ma
tempe la douleur d’une contusion.

--Vous sentez-vous mieux? demanda le vicaire à voix très basse.

A la fin, je pus lui répondre et cherchai à me redresser.

--Ne bougez pas, dit-il; le plancher est couvert de débris de vaisselle.
Vous ne pouvez guère remuer sans faire de bruit, et je crois bien qu’
«ils» sont là, dehors.

Nous demeurâmes un instant assis, dans un grand silence et retenant
notre souffle. Tout semblait mortellement tranquille, bien que de temps
en temps autour de nous quelque chose, plâtras ou morceau de brique,
tombât avec un bruit qui retentissait partout. Au dehors et très près,
s’entendait un grincement métallique intermittent.

--Entendez-vous? demanda le vicaire, quand le bruit se produisit de
nouveau.

--Oui, répondis-je, mais qu’est-ce?

--Un Marsien! dit le vicaire.

J’écoutai de nouveau.

--Ça ne ressemble pas au bruit du Rayon Ardent, dis-je, et pendant un
moment j’inclinai à croire que l’une des grandes machines avait trébuché
contre la maison, comme j’en avais vu se heurter à la tour de l’église
de Shepperton.

Notre situation était si étrange et si incompréhensible que, pendant
trois ou quatre heures, jusqu’à ce que vînt l’aurore, nous bougeâmes à
peine. Alors, la lumière s’infiltra, non pas par la fenêtre qui demeura
obscure, mais par une ouverture triangulaire entre une poutre et un tas
de briques rompues, dans le mur derrière nous. Pour la première fois
nous pûmes vaguement apercevoir l’intérieur de la cuisine.

La fenêtre avait cédé sous une masse de terre végétale qui, recouvrant
la table où nous avions pris notre repas, arrivait jusqu’à nos pieds. Au
dehors le sol était entassé très haut contre la maison; dans l’embrasure
de la fenêtre, nous pouvions voir un fragment de conduite d’eau
arrachée. Le plancher était jonché de quincaillerie brisée; l’extrémité
de la cuisine, accotée contre la maison, avait été écrasée et comme le
jour entrait par là, il était évident que la plus grande partie de la
maison s’était écroulée. Contrastant vivement avec ces ruines, le
dressoir net et propre, teinté de vert pâle--le vernis à la mode--était
resté debout avec un certain nombre d’ustensiles de cuivre et d’étain;
le papier peint imitait des carreaux de faïence bleus et blancs et une
couple de gravures-primes coloriées flottait au mur de la cuisine,
au-dessus du fourneau.

Quand l’aube devint plus claire, nous pûmes mieux distinguer, à travers
la brèche du mur, le corps d’un Marsien, en sentinelle, sans doute,
auprès d’un cylindre encore étincelant. A cette vue, nous nous retirâmes
à quatre pattes avec toutes les précautions possibles, hors de la
demi-clarté de la cuisine, dans l’obscurité de la laverie.

Brusquement, me vint à l’esprit l’exacte interprétation de ces choses.

--Le cinquième cylindre, murmurai-je, le cinquième projectile de Mars
est tombé sur la maison et l’a enterrée sous ses ruines.

Un instant le vicaire garda le silence, puis il murmura:

--Dieu aie pitié de nous!

Je l’entendis bientôt pleurnicher tout seul.

A part le bruit qu’il faisait, nous étions absolument tranquilles dans
la laverie. Pour ma part, j’osais à peine respirer et je restais assis,
les yeux fixés sur la faible clarté qu’encadrait la porte de la cuisine.
J’apercevais juste la figure du vicaire, un ovale indistinct, son
faux-col et ses manchettes. Au dehors commença un martellement
métallique, puis il y eut une sorte de cri violent et ensuite, après un
intervalle de silence, un sifflement pareil à celui d’une machine à
vapeur. Ces bruits, pour la plupart problématiques, se continuèrent par
intermittences, et semblèrent devenir plus fréquents à mesure que le
temps passait. Bientôt, des secousses cadencées et des vibrations, qui
faisaient tout trembler autour de nous, firent sans interruption sauter
et résonner la vaisselle de l’office. Une fois, la lueur fut éclipsée et
le fantastique cadre de la porte de la cuisine devint absolument sombre;
nous dûmes rester blottis pendant maintes heures, silencieux et
tremblants, jusqu’à ce que notre attention lasse défaillit...

Enfin, je m’éveillai, très affamé. Je suis enclin à croire que la plus
grande partie de la journée dut s’écouler avant que nous ne nous
réveillions. Ma faim était si impérieuse qu’elle m’obligea à bouger. Je
dis au vicaire que j’allais chercher de la nourriture et me dirigeai à
tâtons vers l’office.

Il ne me répondit pas, mais dès que j’eus commencé à manger, le léger
bruit que je faisais le décida à se remuer, et je l’entendis venir en
rampant.

[Illustration]



[Illustration] XIX

DANS LA MAISON EN RUINES


Après avoir mangé, nous regagnâmes la laverie, et je dus alors
m’assoupir de nouveau, car, m’éveillant tout à coup, je me trouvai seul.
Les secousses régulières continuaient avec une persistance pénible.
J’appelai plusieurs fois le vicaire à voix basse et me dirigeai à la fin
du côté de la cuisine. Il faisait encore jour et je l’aperçus à l’autre
bout de la pièce contre la brèche triangulaire qui donnait vue sur les
Marsiens. Ses épaules étaient courbées, de sorte que je ne pouvais voir
sa tête.

J’entendais des bruits assez semblables à ceux de machines d’usines, et
tout était ébranlé par les vibrations cadencées. A travers l’ouverture
du mur, je pouvais voir la cime d’un arbre teintée d’or, et le bleu
profond du ciel crépusculaire et tranquille. Pendant une minute ou deux,
je restai là, regardant le vicaire, puis j’avançai pas à pas et avec
d’extrêmes précautions au milieu des débris de vaisselle qui
encombraient le plancher.

Je touchai la jambe du vicaire et il tressaillit si violemment qu’un
fragment de la muraille se détacha et tomba au dehors avec fracas. Je
lui saisis le bras, craignant qu’il ne se mît à crier, et pendant un
long moment nous demeurâmes terrés là, immobiles. Puis je me retournai
pour voir ce qui restait de notre rempart. Le plâtre, en se détachant,
avait ouvert une fente verticale dans les décombres et, me soulevant
avec précaution contre une poutre, je pouvais voir par cette brèche ce
qu’était devenue la tranquille route suburbaine de la veille. Combien
vaste était le changement que nous pouvions ainsi contempler!

Le cinquième cylindre avait dû tomber au plein milieu de la maison que
nous avions d’abord visitée. Le bâtiment avait disparu, complètement
écrasé, pulvérisé et dispersé par le choc. Le cylindre s’était enfoncé
plus profondément que les fondations dans un trou beaucoup plus grand
que celui que j’avais vu à Woking. Le sol avait éclaboussé, de tous les
côtés, sous cette terrible chute--«éclaboussé» est le seul mot--des tas
énormes de terre qui cachaient les maisons voisines. Il s’était comporté
exactement comme de la boue sous un violent coup de marteau. Notre
maison s’était écroulée en arrière; la façade, même celle du
rez-de-chaussée, avait été complètement détruite; par hasard, la cuisine
et la laverie avaient échappé et étaient enterrées sous la terre et les
décombres; nous étions enfermés de toutes parts sous des tonnes de
terre, sauf du côté du cylindre; nous nous trouvions donc exactement sur
le bord du grand trou circulaire que les Marsiens étaient occupés à
faire; les sons sourds et réguliers que nous entendions venaient
évidemment de derrière nous et, de temps en temps, une brillante vapeur
grise montait comme un voile devant l’ouverture de notre cachette.

Au centre du trou, le cylindre était déjà ouvert; sur le bord opposé,
parmi la terre, le gravier et les arbustes brisés, l’une des grandes
machines des Marsiens, abandonnée par son occupant, se tenait debout,
raide et géante, contre le ciel du soir. Bien que, pour plus de
commodité, je les aie décrits en premier lieu, je n’aperçus d’abord
presque rien du trou ni du cylindre; mon attention fut absorbée par un
extraordinaire et scintillant mécanisme que je voyais à l’œuvre au fond
de l’excavation, et parmi les étranges créatures, qui rampaient
péniblement et lentement sur les tas de terre.

Le mécanisme, certainement, frappa d’abord ma curiosité. C’était un de
ces systèmes compliqués, qu’on a appelés depuis Mains-Machines, et dont
l’étude a donné déjà une si puissante impulsion au développement de la
mécanique terrestre. Telle qu’elle m’apparut, elle présentait l’aspect
d’une sorte d’araignée métallique avec cinq jambes articulées et agiles,
ayant autour de son corps un nombre extraordinaire de barres, de leviers
articulés, et de tentacules qui touchaient et prenaient. La plupart de
ses bras étaient repliés, mais avec trois longs tentacules elle
attrapait des tringles, des plaques, des barres qui garnissaient le
couvercle et apparemment renforçaient les parois du cylindre. A mesure
que les tentacules les prenaient, tous ces objets étaient déposés sur un
tertre aplani.

Le mouvement de la machine était si rapide, si complexe et si parfait
que, malgré les reflets métalliques, je ne pus croire au premier abord
que ce fût un mécanisme. Les engins de combat étaient coordonnés et
animés à un degré extraordinaire, mais rien en comparaison de ceci. Ceux
qui n’ont pas vu ces constructions, et n’ont pour se renseigner que les
imaginations des dessinateurs, ou les descriptions forcément imparfaites
de témoins oculaires, peuvent difficilement se faire une idée de
l’impression d’organismes vivants qu’elles donnaient.

[Illustration]

Je me rappelle les illustrations de l’une des premières brochures qui
prétendaient donner un récit complet de la guerre. Evidemment, l’artiste
n’avait fait qu’une étude hâtive des machines de combat et à cela se
bornait sa connaissance de la mécanique marsienne. Il avait représenté
des tripodes raides, sans aucune flexibilité ni souplesse, avec une
monotonie d’effet absolument trompeuse. La brochure qui contenait ces
renseignements eut une vogue considérable et je ne la mentionne ici que
pour mettre le lecteur en garde contre l’impression qu’il en peut
garder. Tout cela ne ressemblait pas plus aux Marsiens que je vis à
l’œuvre qu’un poupard de carton ne ressemble à un être humain. A mon
avis, la brochure, eût été bien meilleure sans ces illustrations.

D’abord, ai-je dit, la Machine à Mains ne me donna pas l’impression d’un
mécanisme, mais plutôt d’une créature assez semblable à un crabe, avec
un tégument étincelant, qui était le Marsien, actionnant et contrôlant
les mouvements de ses membres multiples au moyen de ses délicats
tentacules, et semblant être, simplement, l’équivalent de la partie
cérébrale du crabe. Je perçus alors la ressemblance de son tégument
gris-brun, brillant, ayant l’aspect du cuir, avec celui des autres corps
rampants environnants et la véritable nature de cet adroit ouvrier
m’apparut sous son vrai jour. Après cette découverte, mon intérêt se
porta vers les autres créatures,--les Marsiens réels. J’avais eu d’eux,
déjà, une impression passagère, et la nausée que j’avais ressentie alors
ne revint pas troubler mon observation. D’ailleurs, j’étais bien caché
et immobile, sans aucune nécessité de bouger.

Je voyais maintenant que c’étaient les créatures les moins terrestres
qu’il soit possible de concevoir. Ils étaient formés d’un grand corps
rond, ou plutôt d’une grande tête ronde d’environ quatre pieds de
diamètre et pourvue d’une figure. Cette face n’avait pas de narines--à
vrai dire les Marsiens ne semblent pas avoir été doués de l’odorat--mais
possédait deux grands yeux sombres, immédiatement au-dessous desquels se
trouvait une sorte de bec cartilagineux. Derrière cette tête ou ce
corps--car je ne sais vraiment lequel de ces deux termes employer--était
une seule surface tympanique tendue, qu’on a su depuis être
anatomiquement une oreille, encore qu’elle dût leur être presque
entièrement inutile dans notre atmosphère trop dense. En groupe autour
de la bouche, seize tentacules minces, presque des lanières, étaient
disposés en deux faisceaux de huit chacun. Depuis lors, avec assez de
justesse, le professeur Stowes, le distingué anatomiste, a nommé ces
deux faisceaux des «mains». La première fois, même, que j’aperçus les
Marsiens, ils paraissaient s’efforcer de se soulever sur ces mains, mais
cela leur était naturellement impossible à cause de l’accroissement de
poids dû aux conditions terrestres. On peut avec raison supposer que,
dans la planète Mars, ils se meuvent sur ces mains avec facilité.

     Au centre du trou, le cylindre était déjà ouvert; sur le bord
     opposé, parmi la terre, le gravier et les arbustes brisés, l’une
     des grandes machines de combat des Marsiens, abandonnée par son
     occupant, se tenait debout, raide et géante, contre le ciel du
     soir.

                                                           (CHAPITRE XIX)



[Illustration]

Leur anatomie interne, comme la dissection l’a démontré depuis, était
également simple. La partie la plus importante de leur structure était
le cerveau qui envoyait aux yeux, à l’oreille et aux tentacules tactiles
des nerfs énormes. Ils avaient, de plus, des poumons complexes, dans
lesquels la bouche s’ouvrait immédiatement, ainsi que le cœur et ses
vaisseaux. La gêne pulmonaire que leur causaient la pesanteur et la
densité plus grande de l’atmosphère n’était que trop évidente aux
mouvements convulsifs de leur enveloppe extérieure.

A cela se bornait l’ensemble des organes d’un Marsien. Aussi étrange que
cela puisse paraître à un être humain, tout le complexe appareil
digestif, qui constitue la plus grande partie de notre corps, n’existait
pas chez les Marsiens. Ils étaient des têtes, rien que des têtes.
Dépourvus d’entrailles, ils ne mangeaient pas et digéraient encore
moins. Au lieu de cela, ils prenaient le sang frais d’autres créatures
vivantes et se l’ “injectaient” dans leurs propres veines. Je les ai vus
moi-même se livrer à cette opération et je le mentionnerai quand le
moment sera venu. Mais si excessif que puisse paraître mon dégoût, je ne
puis me résoudre à décrire une chose dont je ne pus endurer la vue
jusqu’au bout. Qu’il suffise de savoir qu’ayant recueilli le sang d’un
être encore vivant--dans la plupart des cas, d’un être humain--ce sang
était transvasé au moyen d’une sorte de minuscule pipette dans un canal
récepteur.

Sans aucun doute, nous éprouvons à la simple idée de cette opération une
répulsion horrifiée, mais, en même temps, réfléchissons combien nos
habitudes carnivores sembleraient répugnantes à un lapin doué
d’intelligence.

Les avantages physiologiques de ce procédé d’injection sont indéniables,
si l’on pense à l’énorme perte de temps et d’énergie humaine
qu’occasionne la nécessité de manger et de digérer. Nos corps sont en
grande partie composés de glandes, de tubes et d’organes occupés sans
cesse à convertir en sang une nourriture hétérogène. Les opérations
digestives et leur réaction sur le système nerveux sapent notre force et
tourmentent notre esprit. Les hommes sont heureux ou misérables selon
qu’ils ont le foie plus ou moins bien portant ou des glandes gastriques
plus ou moins saines. Mais les Marsiens échappaient à ces fluctuations
organiques des sentiments et des émotions.

[Illustration]

Leur indéniable préférence pour les hommes, comme source de nourriture,
s’explique en partie par la nature des restes des victimes qu’ils
avaient amenées avec eux comme provisions de voyage. Ces êtres, à en
juger par les fragments ratatinés qui restèrent au pouvoir des humains,
étaient bipèdes, pourvus d’un squelette siliceux sans
consistance--presque semblable à celui des éponges siliceuses--et d’une
faible musculature; ils avaient une taille d’environ six pieds de haut,
la tête ronde et droite, de larges yeux dans des orbitres très dures.
Les Marsiens devaient en avoir apporté deux ou trois dans chacun de
leurs cylindres, et tous avaient été tués avant d’atteindre la terre.
Cela valut aussi bien pour eux, car le simple effort de vouloir se
mettre debout sur le sol de notre planète aurait sans doute brisé tous
les os de leurs corps.

[Illustration]

Puisque j’ai entamé cette description, je puis donner ici certains
autres détails qui, encore que nous les ayons remarqués par la suite
seulement, permettront au lecteur qui les connaîtrait mal de se faire
une idée plus claire de ces désagréables envahisseurs.

En trois autres points, leur physiologie différait étrangement de la
nôtre. Leurs organismes ne dormaient jamais, pas plus que ne dort le
cœur de l’homme. Puisqu’ils n’avaient aucun vaste mécanisme musculaire à
récupérer, ils ignoraient le périodique retour du sommeil. Ils ne
devaient ressentir, semble-t-il, que peu ou pas de fatigue. Sur la
terre, ils ne purent jamais se mouvoir sans de grands efforts et
cependant ils conservèrent jusqu’au bout leur activité. En vingt-quatre
heures, ils fournissaient vingt-quatre heures de travail, comme c’est
peut-être le cas ici-bas avec les fourmis.

D’autre part, si étonnant que cela paraisse dans un monde sexué, les
Marsiens étaient absolument dénués de sexe et devaient ignorer, par
conséquent, les émotions tumultueuses que fait naître cette différence
entre les humains. Un jeune Marsien, le fait est indiscutable, naquit
réellement ici-bas pendant la durée de la guerre; on le trouva attaché à
son parent, à son progéniteur, partiellement retenu à lui, à la façon
dont poussent les bulbes de lis ou les jeunes animalcules des polypiers
d’eau douce.

Chez l’homme, chez tous les animaux d’un ordre élevé, une telle méthode
de génération a disparu; mais ce fut certainement, même ici-bas, la
méthode primitive. Parmi les animaux d’ordre inférieur, à partir même
des Tuniciers, ces premiers cousins des vertébrés, les deux procédés
coexistent, mais généralement la méthode sexuelle l’emporte sur l’autre.
Pourtant sur la planète Mars, le contraire apparemment se produit.

Il est intéressant de faire remarquer qu’un certain auteur, d’une
réputation quasi-scientifique, écrivant longtemps avant l’invasion
marsienne, prévit pour l’homme une structure finale qui ne différait pas
grandement de la condition véritable des Marsiens. Je me souviens que sa
prophétie parut, en novembre ou en décembre 1892, dans une publication
depuis longtemps défunte, la “Pall Mall Budget,” et je me rappelle à ce
propos une caricature, publiée dans un périodique comique de l’époque
anté-marsienne: “Punch”. L’auteur expliquait, sur un ton presque
facétieux, que le perfectionnement incessant des appareils mécaniques
devait finalement amener la disparition des membres, comment la
perfection des inventions chimiques devait supprimer la digestion,
comment des organes tels que la chevelure, la partie externe du nez, les
dents, les oreilles, le menton, ne seraient bientôt plus des parties
essentielles du corps humain et comment la sélection naturelle
amènerait leur diminution progressive dans les temps à venir. Le cerveau
restait une nécessité cardinale. Une seule autre partie du corps avait
des chances de survivre, et c’était la main, “moyen d’information et
d’action du cerveau.”

[Illustration]

Beaucoup de vérités ont été dites en plaisantant, et nous possédons
indiscutablement dans les Marsiens l’accomplissement réel de cette
suppression du côté animal de l’organisme par l’intelligence. Il est à
mon avis absolument admissible que les Marsiens peuvent descendre
d’êtres assez semblables à nous, par suite d’un développement graduel du
cerveau et des mains--ces dernières se transformant en deux faisceaux de
tentacules--aux dépens du reste du corps. Sans le corps, le cerveau
deviendrait naturellement une intelligence plus égoïste, ne possédant
plus rien du substratum émotionnel de l’être humain.

Le dernier point saillant par lequel le système vital de ces créatures
différait du nôtre pouvait être regardé comme un détail trivial et sans
importance. Les micro-organismes, qui causent, sur terre, tant de
maladies et de souffrances, étaient inconnus sur la planète Mars, soit
qu’ils n’y aient jamais paru, soit que la science et l’hygiène
marsiennes les aient éliminés depuis des âges. Des centaines de
maladies, toutes les fièvres et toutes les contagions de la vie humaine,
la tuberculose, les cancers, les tumeurs et autres états morbides
n’intervinrent jamais dans leur existence et puisqu’il s’agit ici des
différences entre la vie à la surface de la planète Mars et la vie
terrestre, je puis dire un mot des curieuses conjectures faites au sujet
de l’Herbe Rouge.

Apparemment, le règne végétal dans Mars, au lieu d’avoir le vert pour
couleur dominante, est d’une vive teinte rouge-sang. En tous les
cas, les semences que les Marsiens--intentionnellement ou
accidentellement--apportèrent avec eux donnèrent toujours naissance à
des pousses rougeâtres. Seule pourtant, la plante connue sous le nom
populaire d’Herbe Rouge réussit à entrer en compétition avec les
végétations terrestres. La variété rampante n’eut qu’une existence
transitoire et peu de gens l’ont vu croître. Néanmoins, pendant un
certain temps, l’Herbe Rouge crût avec une vigueur et une luxuriance
surprenantes. Le troisième ou le quatrième jour de notre emprisonnement,
elle avait envahi tout le talus du trou et ses tiges, qui ressemblaient
à celles du cactus, formaient une frange carminée autour de notre
lucarne triangulaire. Plus tard, je la trouvai dans toute la contrée et
particulièrement aux endroits où coulait quelque cours d’eau.

Les Marsiens étaient pourvus, selon toute apparence, d’une sorte
d’organe de l’ouïe, un unique tympan rond placé derrière leur tête et
d’yeux ayant une portée visuelle peu sensiblement différente de la
nôtre, excepté que, selon Philips, le bleu et le violet devaient leur
paraître noir. On suppose généralement qu’ils communiquaient entre eux
par des sons et des gesticulations tentaculaires; c’est ce qui est
affirmé, du moins, dans la brochure remarquable, mais hâtivement
rédigée--écrite évidemment par quelqu’un qui ne fut pas témoin oculaire
des mouvements des Marsiens--à laquelle j’ai déjà fait allusion et qui a
été, jusqu’ici, la principale source d’information concernant ces êtres.
Or, aucun de ceux qui survécurent ne vit mieux que moi les Marsiens à
l’œuvre, sans que je veuille pour cela me glorifier d’une circonstance
purement accidentelle, mais le fait est exact. Aussi je puis affirmer
que je les ai maintes fois observés de très près, que j’ai vu quatre,
cinq et une fois six d’entre eux, exécutant indolemment ensemble les
opérations les plus compliquées et les plus élaborées, sans le moindre
son ni le moindre geste. Leur cri particulier précédait invariablement
leur espèce de repas; il n’avait aucune modulation et n’était, je crois,
en aucun sens un signal, mais simplement une expiration d’air,
nécessaire avant la succion. Je peux prétendre à une connaissance au
moins élémentaire de la psychologie et à ce sujet je suis
convaincu--aussi fermement qu’il est possible de l’être--que les
Marsiens échangeaient leurs pensées sans aucun intermédiaire physique et
j’ai acquis cette conviction malgré mes doutes antérieurs et de fortes
préventions. Avant l’invasion marsienne, comme quelque lecteur se le
rappellera peut-être, j’avais, avec quelque véhémence, essayé de réfuter
la transmission de la pensée et les théories télépathiques.

Les Marsiens ne portaient aucun vêtement. Leurs idées sur le décorum et
les ornements extérieurs étaient nécessairement différentes des nôtres
et ils n’étaient nécessairement pas seulement beaucoup moins sensibles
aux changements de température que nous ne le sommes, mais les
changements de pression atmosphérique ne semblent pas avoir sérieusement
affecté leur santé. Pourtant, s’ils ne portaient aucun vêtement,
d’autres additions artificielles à leurs ressources leur donnaient une
grande supériorité sur l’homme. Nous autres, humains, avec nos cycles et
nos patins de route, avec les machines volantes Lilienthal, avec nos
bâtons et nos canons, ne sommes encore qu’au début de l’évolution au
terme de laquelle les Marsiens sont parvenus. En réalité, ils se sont
transformés en simples cerveaux, revêtant des corps divers suivant leurs
besoins différents, de la même façon que nous revêtons nos divers
costumes et prenons une bicyclette pour une course pressée ou un
parapluie s’il pleut. Rien peut-être, dans tous leurs appareils, n’est
plus surprenant pour l’homme que l’absence de la “roue,” ce trait
dominant de presque tous les mécanismes humains. Parmi toutes les choses
qu’ils apportèrent sur la terre, rien n’indique qu’ils emploient le
cercle. On se serait attendu du moins à le trouver dans leurs appareils
de locomotion. A ce propos, il est curieux de remarquer que, même
ici-bas, la nature paraît avoir dédaigné la roue ou qu’elle lui ait
préféré d’autres moyens. Non seulement les Marsiens ne connaissent pas
la roue--ce qui est incroyable--ou s’abstenaient de l’employer, mais
même ils se servaient singulièrement peu, dans leurs appareils, du pivot
mobile avec des mouvements circulaires dans un seul plan. Presque tous
les joints de leurs mécanismes présentent un système compliqué de
coulisses se mouvant sur de petits appuis et des coussinets de friction

     C’était l’un de ces systèmes compliqués, qu’on a appelés depuis
     Mains-Machines. Telle qu’elle m’apparut, elle présentait l’aspect
     d’une sorte d’araignée métallique avec cinq jambes articulées et
     agiles, ayant autour de son corps un nombre extraordinaire de
     barres, de leviers articulés, et de tentacules qui touchaient et
     prenaient. La plupart de ses bras étaient repliés, mais avec trois
     longs tentacules elle attrapait des tringles, des plaques, des
     barres qui garnissaient le couvercle et apparemment renforçaient
     les parois du cylindre.

                                                           (CHAPITRE XIX)



[Illustration]

superbement courbés. Pendant que nous en sommes à ces détails,
remarquons que leurs leviers très longs étaient, dans la plupart des
cas, actionnés par une sorte de musculature composée de disques enfermés
dans une gaine élastique. Si l’on faisait passer à travers ces disques
un courant électrique, ils étaient polarisés étroitement et puissamment.
De cette façon était atteint ce curieux parallélisme avec les mouvements
animaux qui était chez eux si surprenant et si troublant pour
l’observateur humain. Des muscles du même genre abondaient dans les
membres de la machine que je vis en train de décharger le cylindre,
lorsque je regardai la première fois par la fente. Elle semblait
infiniment plus animée que les réels Marsiens, gisant plus loin en plein
soleil, haletant, agitant vainement leurs tentacules et se remuant avec
de pénibles efforts, après leur immense voyage à travers l’espace.

[Illustration]

Tandis que j’observais encore leurs mouvements affaiblis et que je
notais chaque étrange détail de leur forme, le vicaire me rappela
soudain sa présence en me tirant violemment par le bras. Je tournai la
tête pour voir une figure renfrognée et des lèvres silencieuses mais
éloquentes. Il voulait aussi regarder par la fente devant laquelle on ne
pouvait se mettre qu’un à la fois et je dus, tandis que le vicaire
jouissait de ce privilège, interrompre pendant un moment mes
observations.

Quand je revins à mon poste, l’active machine avait déjà assemblé
plusieurs des pièces qu’elle avait retirées du cylindre et le nouvel
appareil qu’elle construisait prenait une forme d’une ressemblance
évidente avec la sienne; vers le bas à gauche se voyait maintenant un
petit mécanisme qui lançait des jets de vapeur verte en tournant autour
du trou, fort occupé à régulariser l’ouverture, creusant, extrayant et
entassant la terre avec méthode et discernement. C’était là la cause des
battements réguliers et des chocs rythmiques qui avaient fait pendant
longtemps trembler notre refuge. Tout en travaillant, il faisait
entendre une sorte de sifflement incessant. Autant que je pus m’en
rendre compte, la machine allait seule, sans être nullement dirigée par
un Marsien.

[Illustration]



[Illustration] XX

LES JOURS D’EMPRISONNEMENT


L’arrivée d’une seconde machine de combat nous fit abandonner notre
lucarne pour nous retirer dans la laverie, car nous avions peur que, de
sa hauteur, le Marsien pût nous apercevoir derrière notre barrière. Plus
tard, nous nous sentîmes moins en danger d’être découverts, car, pour
des yeux éblouis par l’éclat du soleil, notre refuge devait sembler un
impénétrable trou de ténèbres; mais tout d’abord, au moindre mouvement
d’approche, nous regagnions en hâte la laverie, le cœur battant à tout
rompre. Cependant, malgré le danger effrayant que nous courions, notre
curiosité était irrésistible. Je me rappelle maintenant, avec une sorte
d’étonnement, qu’en dépit du danger infini où nous étions de mourir de
faim ou d’une mort plus terrible encore, nous nous disputions durement
l’horrible privilège de voir ce qui se passait à l’extérieur. Nous
traversions la cuisine à une allure grotesque, entre la précipitation
et la crainte de faire du bruit, nous poussant, nous bousculant et nous
frappant, à deux doigts de la mort.

Le fait est que nous avions des dispositions et des habitudes de penser
et d’agir absolument incompatibles; le danger et l’isolement dans lequel
nous étions accentuaient encore cette incompatibilité. A Halliford,
j’avais pris en haine les simagrées et les exclamations inutiles, la
stupide rigidité d’esprit du vicaire. Ses murmures et ses monologues
interminables gênaient les efforts que je faisais pour réfléchir et
combiner quelque projet de fuite, et j’en arrivais parfois, de ne
pouvoir y échapper, à un véritable état d’exaspération. Il n’était pas
plus qu’une femme, capable de se contenir. Pendant des heures entières,
il se mettait à pleurer et je crois vraiment que, jusqu’à la fin, cet
enfant gâté de la vie pensa que ses larmes étaient en quelque manière
efficaces. Il me fallait rester assis, dans les ténèbres, sans pouvoir,
à cause de ses importunités, détacher de lui mon esprit. Il mangeait
plus que moi et je lui disais en vain que notre seule chance de salut
était de demeurer dans cette maison jusqu’à ce que les Marsiens en aient
fini avec leur cylindre et que, dans cette attente probablement longue,
le moment viendrait où nous manquerions de nourriture. Il mangeait et il
buvait par accès, faisant ainsi de gros repas à de longs intervalles, et
il dormait fort peu.

[Illustration]

A mesure que les jours passaient, sa parfaite insouciance de toute
précaution augmenta tellement notre détresse et notre danger que je dus,
si dur que cela fût pour moi, recourir à des menaces et finalement à des
voies de fait. Cela le mit à la raison pendant un certain temps. Mais
c’était une de ces faibles créatures, toutes de souplesse rusée, qui
n’osent regarder en face ni Dieu ni homme, pas même s’affronter
soi-même, âmes dépourvues de fierté, timorées, anémiques, haïssables.

Il m’est infiniment désagréable de me rappeler et de relater ces choses,
mais je le fais quand même pour qu’il ne manque rien à mon récit. Ceux
qui n’ont pas connu ces sombres et terribles aspects de la vie blâmeront
assez facilement ma brutalité, mon accès de fureur dans la tragédie
finale; car ils savent mieux que personne ce qui est mal, et non ce qui
devient possible pour un homme torturé. Mais ceux qui ont traversé les
mêmes ténèbres, qui sont descendus au fond des choses, ceux-là auront
une charité plus large.

Tandis que dans notre refuge nous nous disputions à voix basse, en une
obscure et vague contestation de murmures, nous arrachant la nourriture
et la boisson, nous tordant les mains et nous frappant, au dehors, sous
l’impitoyable soleil de ce terrible juin, était l’étrange merveille, la
surprenante activité des Marsiens dans leur fosse. Je reviens maintenant
à mes premières expériences. Après un long délai, je m’aventurai à la
lucarne et je m’aperçus que les nouveaux venus étaient renforcés
maintenant par les occupants de trois des machines de combat. Ces
derniers avaient apporté avec eux certains appareils inconnus qui
étaient disposés méthodiquement autour du cylindre. La seconde Machine à
Mains était maintenant achevée et elle était fort occupée à manier un
des nouveaux appareils que l’une des grandes machines avait apportés.
C’était un objet ayant la forme d’un de ces grands bidons dans lesquels
on transporte le lait, au-dessus duquel oscillait un récipient en forme
de poire, d’où s’échappait un filet de poudre blanche qui tombait
au-dessous dans un bassin circulaire.

Le mouvement oscillatoire était imprimé à cet objet par l’un des
tentacules de la Machine à Mains. Avec deux appendices spatulés, la
machine extrayait de l’argile qu’elle versait dans le récipient
supérieur, tandis qu’avec un autre bras elle ouvrait régulièrement une
porte et ôtait, de la partie moyenne de la machine, des scories roussies
et noires. Un autre tentacule métallique dirigeait la poudre du bassin
au long d’un canal à côtes, vers un récepteur qui était caché à ma vue
par le monticule de poussière bleuâtre. De cet invisible récepteur
montait verticalement, dans l’air tranquille, un mince filet de fumée
verte. Pendant que je regardais, la machine, avec un faible tintement
musical, étendit, à la façon d’un télescope, un tentacule, qui, simple
saillie le moment précédent, s’allongea jusqu’à ce que son extrémité eût
disparu derrière le tas d’argile. Une seconde après, il soulevait une
barre d’aluminium blanc pas encore terni et d’une clarté éblouissante,
et la déposait sur une pile de barres identiques disposées au bord de la
fosse. Entre le moment où le soleil se coucha et celui où parurent les
étoiles, cette habile machine dut fabriquer plus d’une centaine de ces
barres et le tas de poussière bleuâtre s’éleva peu à peu, jusqu’à ce
qu’il eût atteint le rebord du talus.

Le contraste entre les mouvements rapides et compliqués de ces appareils
et

     Je me mis à observer de près cette machine de combat, m’assurant
     pour la première fois que l’espèce de capuchon contenait réellement
     un Marsien.

                                                           (CHAPITRE XX)



[Illustration]

l’inertie gauche et haletante de ceux qui les dirigeaient était des plus
vifs, et pendant plusieurs jours je dus me répéter, sans parvenir à le
croire, que ces derniers étaient réellement des êtres vivants.

C’est le vicaire qui était à notre poste d’observation quand les
premiers humains furent amenés au cylindre. J’étais assis plus bas,
ramassé sur moi-même et écoutant de toutes mes oreilles. Il eut un
soudain mouvement de recul, et, croyant que nous avions été aperçus,
j’eus un spasme de terreur. Il se laissa glisser parmi les décombres et
vint se blottir près de moi dans les ténèbres, gesticulant en silence;
pendant un instant je partageai sa terreur. Comprenant à ses gestes
qu’il me laissait la possession de la lucarne et ma curiosité me rendant
bientôt tout mon courage, je me levai, l’enjambai et me hissai jusqu’à
l’ouverture. D’abord, je ne pus voir aucune cause à son effroi. La nuit
maintenant était tombée, les étoiles brillaient faiblement, mais le trou
était éclairé par les flammes vertes et vacillantes de la machine qui
fabriquait les barres d’aluminium. La scène entière était un tableau
tremblotant de lueurs vertes et d’ombres noires, vagues et mouvantes,
étrangement fatigant à la vue. Au-dessus et en tous sens, se souciant
peu de tout cela, voletaient les chauves-souris. On n’apercevait plus de
Marsiens rampants, le monticule de poudre vert-bleu s’était tellement
accru qu’il les dissimulait à ma vue, et une machine de combat, les
jambes repliées, accroupie et diminuée, se voyait de l’autre côté du
trou. Alors, par-dessus le tapage de ces machines en action, me parvint
un soupçon de voix humaines, que je n’accueillis d’abord que pour le
repousser.

Je me mis à observer de près cette machine de combat, m’assurant pour la
première fois que l’espèce de capuchon contenait réellement un Marsien.
Quand les flammes vertes s’élevaient, je pouvais voir le reflet huileux
de son tégument et l’éclat de ses yeux. Tout à coup, j’entendis un cri
et je vis un long tentacule atteindre, par-dessus l’épaule de la
machine, jusqu’à une petite cage qui faisait saillie sur le dos. Alors
quelque chose qui se débattait violemment fut soulevé contre le ciel,
énigme vague et sombre contre la voûte étoilée, et au moment où cet
objet noir était ramené plus bas, je vis à la clarté verte de la flamme
que c’était un homme. Pendant un moment il fut clairement visible.
C’était, en effet, un homme d’âge moyen, vigoureux, plein de santé et
bien mis; trois jours auparavant il devait, personnage d’importance, se
promener à travers le monde. Je pus voir ses yeux terrifiés et les
reflets de la flamme sur ses boutons et sa chaîne de montre. Il disparut
derrière le monticule et pendant un certain temps il n’y eut pas un
bruit. Alors commença une série de cris humains, et, de la part des
Marsiens, un bruit continu et joyeux...

Je descendis du tas de décombres, me remis sur pieds, me bouchai les
oreilles et me réfugiai dans la laverie. Le vicaire, qui était resté
accroupi, silencieux, les bras sur la tête, leva les yeux comme je
passais, se mit à crier très fort à cet abandon et me rejoignit en
courant...

Cette nuit-là, cachés dans la laverie, suspendus entre notre horreur et
l’horrible fascination de la lucarne, j’essayai en vain, bien que
j’eusse conscience de la nécessité urgente d’agir, d’échafauder un plan
d’évasion; mais le second jour, il me fut possible d’envisager avec
lucidité notre position. Le vicaire, je m’en aperçus bien, était
complètement incapable de donner un avis utile; ces étranges terreurs
lui avaient enlevé toute raison et toute réflexion et il n’était plus
capable que de suivre son premier mouvement. Il était en réalité
descendu au niveau de l’animal. Mais néanmoins, je me résolus à en
finir, et à mesure que j’examinai les faits, je m’aperçus que, si
terrible que pût être notre situation, il n’y avait encore aucune raison
de désespérer absolument. Notre principale chance était que les Marsiens
ne fissent de leur fosse qu’un campement temporaire; au cas même où ils
le conserveraient d’une façon permanente, ils ne croiraient probablement
pas nécessaire de le garder et nous avions quand même là une chance
d’échapper. Je pesai soigneusement aussi la possibilité de creuser une
voie souterraine dans la direction opposée au cylindre; mais les chances
d’aller sortir à portée de vue de quelque machine de combat en
sentinelle semblèrent d’abord trop nombreuses. Il m’aurait, d’ailleurs,
fallu faire tout le travail moi-même, car le vicaire ne pouvait m’être
d’aucun secours.

[Illustration]

Si ma mémoire est exacte, c’est le troisième jour que je vis tuer l’être
humain. Ce fut la seule occasion où j’aie vu réellement un Marsien
prendre de la nourriture. Après cette expérience, j’évitai l’ouverture
du mur pendant une journée presque entière. J’allai dans la laverie,
enlevai la porte et me mis à creuser plusieurs heures de suite avec ma
hachette, faisant le moins de bruit possible; mais quand j’eus réussi à
faire un trou profond d’une couple de pieds, la terre fraîchement
entassée contre la maison s’écroula bruyamment et je n’osai pas
continuer. Je perdis courage et demeurai étendu sur le sol pendant
longtemps, n’ayant même plus l’idée de bouger. Après cela, j’abandonnai
définitivement l’idée d’échapper par une tranchée.

Ce n’est pas un mince témoignage en faveur de la puissance des Marsiens
que de dire qu’ils m’avaient fait, dès le premier abord, une impression
telle que je n’entretins guère l’espoir de nous voir délivrés par un
effort humain qui les détruirait. Mais la quatrième ou la cinquième
nuit, j’entendis un bruit sourd comme celui que produiraient de grosses
pièces d’artillerie.

C’était très tard dans la nuit et la lune brillait d’un vif éclat. Les
Marsiens avaient emporté ailleurs la machine à creuser et ils avaient
déserté l’endroit, ne laissant qu’une machine de combat au haut du talus
opposé et une Machine à Mains qui, sans que je pusse la voir, était à
l’œuvre dans un coin de la fosse immédiatement au-dessous de ma lucarne.
A part le pâle scintillement de la Machine à Mains, des bandes et des
taches de clair de lune blanc, la fosse était dans l’obscurité et de
même absolument tranquille, hormis le cliquetis de la machine. La nuit
était belle et sereine; une planète tentait de scintiller, mais la lune
semblait avoir pour elle seule le ciel. Un chien hurla et c’est ce bruit
familier qui me fit écouter. Alors, j’entendis distinctement de sourdes
détonations, comme si de gros canons avaient fait feu. J’en comptai six
très nettes, et après un long intervalle, six autres. Et ce fut tout.

[Illustration]



[Illustration] XXI

LA MORT DU VICAIRE


Le sixième jour, j’occupai pour la dernière fois notre poste
d’observation où bientôt je me trouvai seul. Au lieu de rester comme
d’habitude auprès de moi et de me disputer la lucarne, le vicaire était
retourné dans la laverie. Une pensée soudaine me frappa. Vivement et
sans bruit je traversai la cuisine: dans l’obscurité je l’entendis qui
buvait. J’étendis le bras et mes doigts saisirent une bouteille de vin.

Il y eut, dans ces ténèbres, une lutte qui dura quelques instants. La
bouteille tomba et se brisa. Je lâchai prise et me relevai. Nous
restâmes immobiles, palpitants, nous menaçant à voix basse. A la fin, je
me plantai entre lui et la nourriture, lui faisant part de ma résolution
d’établir une discipline. Je divisai les provisions de l’office en
rations qui devaient durer dix jours. Je ne voulus pas le laisser manger
plus ce jour-là. Dans l’après-midi, il tenta de s’emparer de quelque
ration; je m’étais assoupi, mais à ce moment je m’éveillai. Pendant tout
un jour nous demeurâmes face à face, moi las, mais résolu, lui
pleurnichant et se plaignant de la faim. Cela ne dura, j’en suis sûr,
qu’un jour et qu’une nuit, mais il sembla alors, et il me semble encore
maintenant, que ce fut d’une longueur interminable.

Ainsi notre incompatibilité s’était accrue au point de se terminer en un
conflit déclaré. Pendant deux longs jours nous nous disputâmes à voix
basse, argumentant et discutant âprement. Parfois, j’étais obligé de le
frapper follement du pied et des poings; d’autres fois je le cajolais et
tâchais de le convaincre; j’essayai même de le persuader en lui
abandonnant la dernière bouteille de vin, car il y avait une pompe où je
pouvais avoir de l’eau. Mais rien n’y fit, ni bonté ni violence: il
n’était accessible à aucune raison. Il ne voulut cesser ni ses attaques
pour essayer de prendre plus que sa ration, ni ses bruyants radotages;
il n’observait en rien les précautions les plus élémentaires pour rendre
notre emprisonnement supportable. Lentement, je commençai à me rendre
compte de la complète ruine de son intelligence, et m’aperçus enfin que
mon seul compagnon, dans ces ténèbres secrètes et malsaines, était un
être dément.

D’après certains vagues souvenirs, je suis enclin à croire que mon
propre esprit battit aussi la campagne. Chaque fois que je m’endormais,
j’avais des rêves étranges et hideux. Bien que cela pût paraître
bizarre, je serais assez disposé à penser que la faiblesse et la démence
du vicaire me furent un salutaire avertissement, m’obligèrent à me
maintenir sain d’esprit.

Le huitième jour, il commença à parler très haut et rien de ce que je
pus faire ne parvint à modérer son ton.

--C’est juste, ô Dieu! répétait-il sans cesse. C’est juste. Que le
châtiment retombe sur moi et sur les miens. Nous avons péché! Nous ne
t’avons pas écouté! Il y avait partout des pauvres et des souffrants! On
les foulait aux pieds et je gardais le silence! Je prêchais une folie
acceptable par tous.--Mon Dieu! Quelle folie!--alors que j’aurais dû me
lever, quand même la mort m’eût été réservée, et appeler le monde à la
repentance... à la repentance!... Les oppresseurs des pauvres et des
malheureux!..... Le pressoir du Seigneur!

Puis soudain, il en revenait à la nourriture que je maintenais hors de
sa portée, et il me priait, me suppliait, pleurait et finalement
menaçait. Bientôt, il prit un ton fort élevé--je l’invitai à crier moins
fort; alors, il vit que par ce moyen il aurait prise sur moi. Il me
menaça de crier plus fort encore et d’attirer sur nous l’attention des
Marsiens. J’avoue que cela m’effraya un moment; mais la moindre
concession eût diminué, dans une trop grande proportion, nos chances de
salut. Je le mis au défi, bien que je ne fusse nullement certain qu’il
ne mît sa menace à exécution. Mais ce jour-là du moins il ne le fit pas.
Il continua à parler, haussant insensiblement son ton, pendant les
huitième et neuvième journées presque entières, débitant des menaces,
des supplications, au milieu d’un torrent de phrases où il exprimait une
repentance à moitié stupide et toujours futile d’avoir négligé le
service du Seigneur, et je me sentis une grande pitié pour lui. Il finit
par s’endormir quelque temps, mais il reprit bientôt avec une nouvelle
ardeur, criant si fort qu’il devint absolument nécessaire pour moi de le
faire taire par tous les moyens.

--Restez tranquille, implorai-je.

Il se mit sur ses genoux, car jusqu’alors il avait été accroupi dans les
ténèbres, près de la batterie de cuisine.

--Il y a trop longtemps que je reste tranquille! hurla-t-il, sur un ton
qui dut parvenir jusqu’au cylindre. Maintenant je dois aller porter mon
témoignage! Malheur à cette cité infidèle! Malédiction! Malheur!
Anathème! Malheur! Malheur aux habitants de la terre: à cause des autres
voix de la trompette...!

--Taisez-vous! Pour l’amour de Dieu! dis-je en me mettant debout et
terrifié à l’idée que les Marsiens pouvaient nous entendre.

--Non! cria le vicaire de toutes ses forces, se levant aussi et étendant
les bras. Parle! Il faut que je parle! La parole du Seigneur est sur
moi.

En trois enjambées, il fut à la porte de la cuisine.

--Il faut que j’aille apporter mon témoignage. Je n’ai déjà que trop
tardé.

J’étendis le bras et j’atteignis dans l’ombre un couperet suspendu au
mur. En un instant, j’étais derrière lui, affolé de peur. Avant qu’il
n’arrivât au milieu de la cuisine, je l’avais rejoint. Par un dernier
sentiment humain, je retournai le tranchant et le frappai avec le dos.
Il tomba en avant de tout son long et resta étendu par terre. Je
trébuchai sur lui et demeurai un moment haletant. Il gisait inanimé.

Tout à coup je perçus un bruit au dehors, des plâtras se détachèrent,
dégringolèrent et l’ouverture triangulaire du mur se trouva obstruée. Je
levai la tête et aperçus, à travers le trou, la partie inférieure d’une
Machine à Mains s’avançant lentement. L’un de ses membres agrippeurs se
déroula parmi les décombres, puis un autre parut, tâtonnant au milieu
des poutres écroulées. Je restai là, pétrifié, les yeux fixes. Alors je
vis, à travers une sorte de plaque vitrée située près du bord supérieur
de l’objet, la face--si l’on peut l’appeler ainsi--et les grands yeux
sombres d’un Marsien cherchant à pénétrer les ténèbres, puis un long
tentacule métallique qui serpenta par le trou en tâtant lentement les
objets.

Avec un grand effort, je me retournai, me heurtai contre le corps du
vicaire et m’arrêtai à la porte de la laverie. Le tentacule maintenant
s’était avancé d’un mètre ou deux dans la pièce, se tortillant et se
tournant en tous les sens, avec des mouvements étranges et brusques.
Pendant un instant, cette marche lente et irrégulière me fascina. Avec
un cri faible et rauque, je me réfugiai tout au fond de la laverie,
tremblant violemment et à peine capable de me tenir debout. J’ouvris la
porte de la soute à charbon et je restai là dans les ténèbres, examinant
le seuil à peine éclairé de la cuisine, écoutant attentivement. Le
Marsien m’avait-il vu? Que pouvait-il faire maintenant?

Derrière cette porte, quelque chose très doucement se mouvait en tout
sens; de temps en temps cela heurtait les cloisons ou reprenait ses
mouvements avec un faible tintement métallique, comme le bruit d’un
trousseau de clefs. Puis un corps lourd--je savais trop bien
lequel--fut traîné sur le carrelage de la cuisine jusqu’à l’ouverture.
Irrésistiblement attiré, je me glissai jusqu’à la porte et jetai un coup
d’œil dans la cuisine. Par le triangle de clarté extérieure, j’aperçus
le Marsien dans sa machine aux cent bras examinant la tête du vicaire.
Immédiatement, je pensai qu’il allait inférer ma présence par la marque
du coup que j’avais asséné.

Je regagnai la soute à charbon, en refermai la porte et me mis à
entasser sur moi dans l’obscurité autant que je pus de charbon et de
bûches, en tâchant de faire le moins de bruit possible. A tout instant
je demeurais rigide, écoutant si le Marsien avait de nouveau passé ses
tentacules par l’ouverture.

Alors, reprit le faible cliquetis métallique. Bientôt, je l’entendis
plus proche--dans la laverie, d’après ce que je pus en juger. J’eus
l’espoir que le tentacule ne serait pas assez long pour m’atteindre; il
passa, raclant légèrement la porte de la soute. Ce fut un siècle
d’attente presque intolérable, puis j’entendis remuer le loquet. Il
avait trouvé la porte! Le Marsien comprenait les serrures!

Il ferrailla un instant et la porte s’ouvrit.

Des ténèbres où j’étais, je pouvais juste apercevoir l’objet,
ressemblant à une trompe d’éléphant plus qu’à autre chose, s’agitant de
mon côté, touchant et examinant le mur, le charbon, le bois, le
plancher. Cela semblait être un gros ver noir, agitant de côté et
d’autre sa tête aveugle.

Une fois même, il toucha le talon de ma bottine. Je fus sur le point de
crier, mais je mordis mon poing. Pendant un moment, il ne bougea plus:
j’aurais pu croire qu’il s’était retiré. Tout à coup, avec un brusque
déclic, il agrippa quelque chose--je me figurai que c’était moi!--et
parut sortir de la soute. Pendant un instant, je n’en fus pas sûr.
Apparemment, il avait pris un morceau de charbon pour l’examiner.

Je profitai de ce moment de répit pour changer de position, car je me
sentais engourdi, et j’écoutai. Je murmurais des prières passionnées
pour échapper à ce danger.

Soudain, j’entendis revenir vers moi le même bruit lent et net.
Lentement, lentement, il se rapprocha, raclant les murs et heurtant le
mobilier.

Pendant que je restais attentif, doutant encore, la porte de la soute
fut vigoureusement heurtée et elle se ferma. J’entendis le tentacule
pénétrer dans l’office; il renversa des boîtes à biscuits, brisa une
bouteille et il y eut encore un choc violent contre la porte de la
soute. Puis le silence revint, qui se continua en une attente infinie.

Etait-il parti?

A la fin, je dus conclure qu’il s’était retiré.

Il ne revint plus dans la laverie, mais pendant toute la dixième
journée, dans les ténèbres épaisses, je restai enseveli sous les bûches
et sous le charbon, n’osant même pas me glisser au dehors pour avoir le
peu d’eau qui m’était si nécessaire. Ce fut le lendemain seulement, le
onzième jour, que j’osai me risquer à chercher quelque chose à boire.



[Illustration] XXII

LE SILENCE


Mon premier mouvement, avant d’aller dans l’office, fut de clore la
porte de communication entre la cuisine et la laverie. Mais l’office
était vide--les provisions avaient disparu jusqu’aux dernières bribes.
Le Marsien les avait sans doute enlevées le jour précédent. A cette
découverte, le désespoir m’accabla pour la première fois. Je ne pris
donc pas la moindre nourriture, ni le onzième, ni le douzième jour.

D’abord ma bouche et ma gorge se desséchèrent et mes forces baissèrent
sensiblement. Je restais assis, au milieu de l’obscurité de la laverie,
dans un état d’abattement pitoyable. Je ne pouvais penser qu’à manger.
Je me figurais que j’étais devenu sourd, car les bruits que j’étais
accoutumé à entendre avaient complètement cessé aux alentours du
cylindre. Je ne me sentais pas assez de forces pour me glisser sans
bruit jusqu’à la lucarne, sans quoi j’y serais allé.

Le douzième jour, ma gorge était tellement endolorie, qu’au risque
d’attirer les Marsiens j’essayai de faire aller la pompe grinçante
placée sur l’évier et je réussis à me procurer deux verres d’eau de
pluie noirâtre et boueuse. Ils me rafraîchirent néanmoins beaucoup et je
me sentis rassuré et enhardi par ce fait qu’aucun tentacule inquisiteur
ne suivit le bruit de la pompe.

     Puis un corps lourd--je savais trop bien lequel--fut traîné sur le
     carrelage de la cuisine jusqu’à l’ouverture.

                                                           (CHAPITRE XXI)



[Illustration]

Pendant tous ces jours, divaguant et indécis, je pensai beaucoup au
vicaire et à la façon dont il était mort.

Le treizième jour je bus encore un peu d’eau; je m’assoupis et rêvai
d’une façon incohérente de victuailles et de plans d’évasion vagues et
impossibles. Chaque fois, je rêvais de fantômes horribles, de la mort du
vicaire ou de somptueux dîners; mais endormi ou éveillé, je ressentais
de vives douleurs qui me poussaient à boire sans cesse. La clarté qui
pénétrait dans l’arrière-cuisine n’était plus grise, mais rouge. A mon
imagination bouleversée, cela semblait couleur de sang.

Le quatorzième jour, je pénétrai dans la cuisine et je fus fort surpris
de trouver que les pousses de l’Herbe Rouge avaient envahi l’ouverture
du mur, transformant la demi-clarté de mon refuge en une obscurité
écarlate.

De grand matin, le quinzième jour, j’entendis de la cuisine une suite de
bruits curieux et familiers, et, prêtant l’oreille, je crus reconnaître
le reniflement et les grattements d’un chien. Je fis quelques pas et
j’aperçus un museau qui passait entre les tiges rouges. Cela m’étonna
grandement. Quand il m’eut flairé, le chien aboya.

Immédiatement, je pensai que si je réussissais à l’attirer sans bruit
dans la cuisine, je pourrais peut-être le tuer et le manger et, dans
tous les cas, il vaudrait mieux le tuer de peur que ses aboiements ou
ses allées et venues ne finissent par attirer l’attention des Marsiens.

Je m’avançai à quatre pattes, l’appelant doucement; mais soudain il
retira sa tête et disparut.

J’écoutai--puisque je n’étais pas sourd--et je me convainquis qu’il ne
devait plus y avoir personne à la fosse. J’entendis un bruit de
battement d’ailes et un rauque croassement, mais ce fut tout.

Pendant très longtemps, je demeurai à l’ouverture de la brèche, sans
oser écarter les tiges rouges qui l’encombraient. Une fois ou deux,
j’entendis un faible grincement, comme des pattes de chien allant et
venant dans le sable au-dessous de moi; il y eut encore des
croassements, puis plus rien. A la fin, encouragé par ce silence, je
regardai.

Excepté dans un coin, où une multitude de corbeaux sautillaient et se
battaient sur les squelettes des gens dont les Marsiens avaient absorbé
le sang, il n’y avait pas un être vivant dans la fosse.

Je regardai de tous côtés, n’osant pas en croire mes yeux. Toutes les
machines étaient parties. A part l’énorme monticule de poudre gris-bleu
dans un coin, quelques barres d’aluminium dans un autre, les corbeaux et
les squelettes des morts, cet endroit n’était plus qu’un grand trou
circulaire creusé dans le sable.

Peu à peu, je me glissai hors de la lucarne entre les herbes rouges et
je me mis debout sur un monceau de plâtras. Je pouvais voir dans toutes
les directions, sauf derrière moi, au nord, et nulle part il n’y avait
la moindre trace des Marsiens. Le sable dégringola sous mes pieds, mais
un peu plus loin les décombres offraient une pente praticable pour
gagner le sommet des ruines. J’avais une chance d’évasion et je me mis à
trembler.

J’hésitai un instant, puis dans un accès de résolution désespérée, le
cœur me battant violemment, j’escaladai le tas de ruines sous lequel
j’avais été enterré si longtemps.

Je jetai de nouveau les regards autour de moi. Vers le nord, pas plus
qu’ailleurs, aucun Marsien n’était visible.

Lorsque, la dernière fois, j’avais traversé en plein jour cette partie
du village de Sheen, j’avais vu une route bordée de confortables maisons
blanches et rouges séparées par des jardins aux arbres abondants.
Maintenant j’étais debout sur un tas énorme de gravier, de terre et de
morceaux de briques où croissait une multitude de plantes rouges en
forme de cactus, montant jusqu’au genou, sans la moindre végétation
terrestre pour leur disputer le terrain. Les arbres autour de moi
étaient morts et dénudés, mais plus loin un enchevêtrement de filaments
rouges escaladait les troncs encore debout.

Les maisons avaient toutes été saccagées, mais aucune n’avait été
brûlée; parfois leurs murs s’élevaient encore jusqu’au second étage,
avec des fenêtres arrachées et des portes brisées. L’Herbe Rouge
croissait en tumulte dans leurs chambres sans toits.

Au-dessous de moi, était la grande fosse où les corbeaux se disputaient
les déchets des Marsiens; quelques oiseaux voletaient çà et là parmi les
ruines. Au loin, j’aperçus un chat maigre qui s’esquivait en rampant le
long d’un mur, mais nulle trace d’homme.

Le jour, par contraste avec mon récent emprisonnement, me semblait d’une
clarté aveuglante. Une douce brise agitait mollement les Herbes Rouges
qui recouvraient le moindre fragment de sol. Oh! la douceur de l’air
frais qu’on respire!

[Illustration]



[Illustration] XXIII

L’OUVRAGE DE QUINZE JOURS


Pendant un long moment, je restai debout, les jambes vacillantes sur le
monticule, me souciant peu de savoir si j’étais en sûreté. Dans l’infect
repaire d’où je sortais, toutes mes pensées avaient convergé sur notre
sécurité immédiate. Je n’avais pu me rendre compte de ce qui se passait
au dehors, dans le monde, et je ne m’attendais guère à cet effrayant et
peu ordinaire spectacle. Je croyais retrouver Sheen en ruines et je
contemplais une contrée sinistre et lugubre qui semblait appartenir à
une autre planète.

Je ressentis alors une émotion des plus rares, une émotion cependant que
connaissent trop bien les pauvres animaux sur lesquels s’étend notre
domination. J’eus l’impression qu’aurait un lapin qui, à la place de son
terrier, trouverait tout à coup une douzaine de terrassiers creusant les
fondations d’une maison. Un premier indice qui se précisa bientôt
m’oppressa pendant de nombreux jours, et j’eus la révélation de mon
détrônement, la conviction que je n’étais plus un maître, mais un animal
parmi les animaux sous le talon des Marsiens. Il en serait de nous
comme il en est d’eux; il nous faudrait sans cesse être aux aguets, fuir
et nous cacher; la crainte et le règne de l’homme n’étaient plus.

Mais dès que je l’eus clairement envisagée, cette idée étrange disparut,
chassée par l’impérieuse faim qui me tenaillait après mon long et
horrible jeûne. De l’autre côté de la fosse, derrière un mur recouvert
de végétations rouges, j’aperçus un coin de jardin non envahi encore.
Cette vue me suggéra ce que je devais faire et je m’avançai à travers
l’Herbe Rouge, enfoncé jusqu’au genou et parfois jusqu’au cou.
L’épaisseur de ces herbes m’offrait, en cas de besoin, une cachette
sûre. Le mur avait six pieds de haut, et, lorsque j’essayai de
l’escalader, je sentis qu’il m’était impossible de me soulever. Je dus
donc le contourner et j’arrivai ainsi à une sorte d’encoignure
rocailleuse où je pus plus facilement me hisser au faîte du mur et me
laisser dégringoler dans le jardin que je convoitais. J’y trouvai
quelques oignons, des bulbes de glaïeuls et une certaine quantité de
carottes à peine mûres; je récoltai le tout et, franchissant un pan de
muraille écroulé, je continuai mon chemin vers Kew entre des arbres
écarlates et cramoisis--on eût dit une promenade dans une avenue de
gigantesques gouttes de sang. J’avais deux idées bien nettes: trouver
une nourriture plus substantielle, et, autant que mes forces le
permettraient, fuir bien loin de cette région maudite et qui n’avait
plus rien de terrestre.

Un peu plus loin, dans un endroit où persistait du gazon, je découvris
quelques champignons que je dévorai aussitôt, mais ces bribes de
nourriture ne réussirent guère qu’à exciter un peu plus ma faim. Tout à
coup, alors que je croyais toujours être dans les prairies, je
rencontrai une nappe d’eau peu profonde et boueuse qu’un faible courant
entraînait. Je fus d’abord très surpris de trouver, au plus fort d’un
été très chaud et très sec, des prés inondés, mais je me rendis compte
bientôt que cela était dû à l’exubérance tropicale de l’Herbe Rouge. Dès
que ces extraordinaires végétaux rencontraient un cours d’eau, ils
prenaient immédiatement des proportions gigantesques et devenaient d’une
fécondité incomparable. Les graines tombaient en quantité dans les eaux
de la Wey et de la Tamise, où elles germaient, et leurs pousses
titaniques, croissant avec une incroyable rapidité, avaient bientôt
engorgé le cours de ces rivières qui avaient débordé.

A Putney, comme je le vis peu après, le pont disparaissait presque
entièrement sous un colossal enchevêtrement de ces plantes, et, à
Richmond, les eaux de la Tamise s’étaient aussi répandues en une nappe
immense et peu profonde à travers les prairies de Hampton et de
Twickenham. A mesure que les eaux débordaient, l’Herbe les suivait, de
sorte que les villas en ruines de la vallée de la Tamise furent un
certain temps submergées dans le rouge marécage dont j’explorais les
bords et qui dissimulait ainsi beaucoup de la désolation qu’avaient
causée les Marsiens.

Finalement, l’Herbe Rouge succomba presque aussi rapidement qu’elle
avait crû. Bientôt une sorte de maladie infectieuse, due, croit-on, à
l’action de certaines bactéries, s’empara de ces végétations. Par suite
des principes de la sélection naturelle,

     Les maisons avaient toutes été saccagées, mais aucune n’avait été
     brûlée; parfois leurs murs s’élevaient encore jusqu’au second
     étage, avec des fenêtres arrachées et des portes brisées. L’Herbe
     Rouge croissait en tumulte dans leurs chambres sans toits.

                                                           (CHAPITRE XXII)



[Illustration]

toutes les plantes terrestres ont maintenant acquis une force de
résistance contre les maladies causées par les microbes;--elles ne
succombent jamais sans une longue lutte. Mais l’Herbe Rouge tomba en
putréfaction comme une chose déjà morte. Les tiges blanchirent, se
flétrirent et devinrent très cassantes. Au moindre contact, elles se
rompaient et les eaux, qui avaient favorisé et stimulé leur
développement, emportèrent jusqu’à la mer leurs derniers vestiges.

Mon premier soin fut naturellement d’étancher ma soif. J’absorbai ainsi
une grande quantité d’eau, et, mû par une impulsion soudaine, je
mâchonnai quelques fragments d’Herbe Rouge. Mais les tiges étaient
pleines d’eau

[Illustration]

et elles avaient un goût métallique nauséeux. L’eau était assez peu
profonde pour me permettre d’avancer sans danger bien que l’Herbe Rouge
retardât quelque peu ma marche; mais la profondeur du flot s’accrut
évidemment à mesure que j’approchais du fleuve, et, retournant sur mes
pas, je repris le chemin de Mortlake. Je parvins à suivre la route en
m’aidant des villas en ruines, des clôtures et des réverbères que je
rencontrais; bientôt je fus hors de cette inondation et ayant monté la
colline de Roehampton, je débouchai dans les communaux de Putney.

Ici le paysage changeait; ce n’était plus l’étrange et l’extraordinaire,
mais le simple bouleversement du familier. Certains coins semblaient
avoir été dévastés par un cyclone et, une centaine de mètres plus loin,
je traversais un espace absolument paisible et sans la moindre trace de
trouble; je rencontrais des maisons dont les jalousies étaient baissées
et les portes fermées, comme si leurs habitants dormaient à l’intérieur
ou étaient absents pour un jour ou deux. L’Herbe Rouge était moins
abondante. Les troncs des grands arbres qui poussaient au long de la
route n’étaient pas envahis par la variété grimpante. Je cherchai dans
les branches quelque fruit à manger, sans en trouver; j’explorai aussi
une ou deux maisons silencieuses, mais elles avaient déjà été
cambriolées et pillées. J’achevai le reste de la journée en me reposant
dans un bouquet d’arbustes, me sentant, dans l’état de faiblesse où
j’étais, trop fatigué pour continuer ma route.

Pendant tout ce temps, je n’avais vu aucun être humain, non plus que le
moindre signe de la présence des Marsiens. Je rencontrai deux chiens
affamés, mais malgré les avances que je leur fis, ils s’enfuirent en
faisant un grand détour. Près de Roehampton, j’avais aperçu deux
squelettes humains--non pas des cadavres, mais des squelettes
entièrement décharnés; dans le petit bois, auprès de l’endroit où
j’étais, je trouvai les os brisés et épars de plusieurs chats et de
plusieurs lapins et ceux d’une tête de mouton. Bien qu’il ne restât rien
après, j’essayai d’en ronger quelques-uns.

Après le coucher du soleil, je continuai péniblement à avancer au long
de la route qui mène à Putney, où le Rayon Ardent avait dû, pour une
raison quelconque, faire son œuvre. Au delà de Roehampton, je
recueillis, dans un jardin, des pommes de terre à peine mûres, en
quantité suffisante pour apaiser ma faim. De ce jardin, la vue
s’étendait sur Putney et sur le fleuve. Sous le crépuscule, l’aspect du
paysage était singulièrement désolé: des arbres carbonisés, des ruines
lamentables et noircies par les flammes, et, au bas de la colline, le
fleuve débordé et les grandes nappes d’eau teintées de rouge par l’herbe
extraordinaire. Sur tout cela, le silence s’étendait et, pensant combien
rapidement s’était produite cette désolante transformation, je me sentis
envahi par une indescriptible terreur.

Pendant un instant, je crus que l’humanité avait été entièrement
détruite et que j’étais maintenant, debout dans ce jardin, le seul être
humain qui ait survécu. Au sommet de la colline de Putney, je passai non
loin d’un autre squelette dont les bras étaient disloqués et se
trouvaient à quelques mètres du corps. A mesure que j’avançais, j’étais
de plus en plus convaincu que, dans ce coin du monde et à part quelques
traînards comme moi, l’extermination de l’humanité était un fait
accompli. Les Marsiens, pensais-je, avaient continué leur route,
abandonnant la contrée désolée et cherchant ailleurs leur nourriture.
Peut-être même étaient-ils maintenant en train de détruire Berlin ou
Paris, ou bien, il pouvait se faire aussi qu’ils aient avancé vers le
Nord...

[Illustration]



[Illustration] XXIV

L’HOMME DE PUTNEY HILL


Je passai la nuit dans l’auberge située au sommet de la côte de Putney,
où, pour la première fois depuis que j’avais quitté Leatherhead, je
dormis dans des draps. Je ne m’attarderai pas à raconter quelle peine
j’eus à pénétrer par une fenêtre dans cette maison, peine inutile
puisque je m’aperçus ensuite que la porte d’entrée n’était fermée qu’au
loquet, ni comment je fouillai dans toutes les chambres, espérant y
trouver de la nourriture, jusqu’à ce que, au moment même où je perdais
tout espoir, je découvris, dans une pièce qui me parut être une chambre
de domestiques, une croûte de pain rongée par les rats et deux boîtes
d’ananas conservés. La maison avait été déjà explorée et vidée. Dans le
bar, je finis par mettre la main sur des biscuits et des sandwiches qui
avaient été oubliés. Les sandwiches n’étaient plus mangeables, mais avec
les biscuits j’apaisai ma faim et je garnis mes poches. Je n’allumai
aucune lumière, de peur d’attirer l’attention de quelque Marsien en
quête de nourriture et explorant, pendant la nuit, cette partie de
Londres. Avant de me mettre au lit, j’eus un moment de grande agitation
et d’inquiétude, rôdant de fenêtre en fenêtre et cherchant à apercevoir
dans l’obscurité quelque indice des monstres. Je dormis peu. Une fois au
lit, je pus réfléchir et mettre quelque suite dans mes idées--chose que
je ne me rappelais pas avoir faite depuis ma dernière discussion avec le
vicaire. Depuis lors, mon activité mentale n’avait été qu’une succession
précipitée de vagues états émotionnels ou bien une sorte de stupide
réceptivité. Mais pendant la nuit, mon cerveau, fortifié sans doute par
la nourriture que j’avais prise, redevint clair et je pus réfléchir.

Trois pensées surtout s’imposèrent tour à tour à mon esprit: le meurtre
du vicaire, les faits et gestes des Marsiens et le sort possible de ma
femme. La première de ces préoccupations ne me laissait aucun sentiment
d’horreur ni de remords; je me voyais alors, comme je me vois encore
maintenant, amené fatalement et pas à pas à lui asséner ce coup
irréfléchi, victime, en somme, d’une succession d’incidents et de
circonstances qui entraînèrent inévitablement ce résultat. Je ne me
condamnais aucunement et cependant ce souvenir, sans s’exagérer, me
hanta. Dans le silence de la nuit, avec cette sensation d’une présence
divine qui s’empare de nous parfois dans le calme et les ténèbres, je
supportai victorieusement cet examen de conscience, la seule expiation
qu’il me fallût subir pour un moment de rage et d’affolement. Je me
retraçai d’un bout à l’autre la suite de nos relations depuis l’instant
où je l’avais trouvé accroupi auprès de moi, ne faisant aucune attention
à ma soif et m’indiquant du doigt les flammes et la fumée qui
s’élevaient des ruines de Weybridge. Nous avions été incapables de nous
entendre et de nous aider mutuellement--le hasard sinistre ne se soucie
guère de cela. Si j’avais pu le prévoir, je l’aurais abandonné à
Halliford. Mais je n’avais rien deviné--et le crime consiste à prévoir
et à agir. Je raconte ces choses, comme tout le reste de cette histoire,
telles qu’elles se passèrent. Elles n’eurent pas de témoin j’aurais pu
les garder secrètes, mais je les ai narrées afin que le lecteur pût se
former un jugement à son gré.

Puis lorsque j’eus à grand’peine chassé l’image de ce cadavre gisant la
face contre terre, j’en vins au problème des Marsiens et du sort de ma
femme. En ce qui concernait les Marsiens, je n’avais aucune donnée et ne
pouvais que m’imaginer mille choses; je ne pouvais guère mieux faire non
plus quant à ma femme. Cette veillée bientôt devint épouvantable; je me
dressai sur mon lit, mes yeux scrutant les ténèbres et je me mis à
prier, demandant que, si elle avait dû mourir, le Rayon Ardent ait pu la
frapper brusquement et la tuer sans souffrance. Depuis la nuit de mon
retour de Leatherhead je n’avais pas prié. En certaines extrémités
désespérées, j’avais murmuré des supplications, des invocations
fétichistes, formulant

     ...les eaux de la Tamise s’étaient aussi répandues en une nappe
     immense et peu profonde.

                                                       (CHAPITRE XXIII)



[Illustration]

mes prières comme les païens murmurent des charmes conjurateurs. Mais
cette fois je priais réellement, implorant avec ferveur la Divinité,
face à face avec les ténèbres. Nuit étrange, et plus étrange encore en
ceci, que aussitôt que parut l’aurore, moi, qui m’étais entretenu avec
la Divinité, je me glissai hors de la maison comme un rat quitte son
trou--créature à peine plus grande, animal inférieur qui, selon le
caprice passager de nos maîtres, pouvais être traqué et tué. Les
Marsiens, eux aussi, invoquaient peut-être Dieu avec confiance. A coup
sûr, si nous ne retenons rien autre de cette guerre, elle nous aura
cependant appris la pitié--la pitié pour ces âmes dépourvues de raison
qui subissent notre domination.

L’aube était resplendissante et claire; à l’orient, le ciel, que
sillonnaient de petits nuages dorés, s’animait de reflets roses. Sur la
route qui va du haut de la colline de Putney jusqu’à Wimbledon,
traînaient un certain nombre de vestiges pitoyables, restes de la
déroute qui, dans la soirée du dimanche où commença la dévastation, dut
pousser vers Londres tous les habitants de la contrée. Il y avait là une
petite voiture à deux roues sur laquelle était peint le nom de Thomas
Lobbe, fruitier à New Malden; une des roues était brisée et une caisse
de métal gisait auprès, abandonnée; il y avait aussi un chapeau de
paille piétiné dans la boue, maintenant séchée, et au sommet de la côte
de West Hill je trouvai un tas de verre écrasé et taché de sang, auprès
de l’abreuvoir en pierre qu’on avait renversé et brisé. Mes plans
étaient de plus en plus vagues et mes mouvements de plus en plus
incertains; j’avais toujours l’idée d’aller à Leatherhead, et pourtant
j’étais convaincu que, selon toutes probabilités, ma femme ne pouvait
s’y trouver. Car, à moins que la mort ne les ait surpris à l’improviste,
mes cousins et elle avaient dû fuir dès les premières menaces de danger.
Mais je m’imaginais que je pourrais, tout au moins, apprendre là de quel
côté s’étaient enfuis les habitants du Surrey. Je savais que je voulais
retrouver ma femme, que mon cœur souffrait de son absence et du manque
de toute société, mais je n’avais aucune idée bien claire quant aux
moyens de la retrouver, et je sentais avec une intensité croissante mon
entier isolement. Je parvins alors, après avoir traversé un taillis
d’arbres et de buissons, à la lisière des communaux de Wimbledon, dont
les haies, les arbres et les prés s’étendaient au loin sous mes yeux.

Cet espace encore sombre s’éclairait, par endroits, d’ajoncs et de
genêts jaunes. Je ne vis nulle part d’Herbe Rouge, et tandis que je
rôdais entre les arbustes, hésitant à m’aventurer à découvert, le soleil
se leva, inondant tout de lumière et de vie. Dans un pli de terrain
marécageux, entre les arbres, je tombai au milieu d’une multitude de
petites grenouilles. Je m’arrêtai à les observer, tirant de leur
obstination à vivre une leçon pour moi-même. Soudain, j’eus la sensation
bizarre que quelqu’un m’épiait et, me retournant brusquement, j’aperçus
dans un fourré quelque chose qui s’y blottissait. Pour mieux voir, je
fis un pas en avant. La chose se dressa: c’était un homme armé d’un
coutelas. Je m’approchai lentement de lui et il me regarda venir,
silencieux et immobile.

Quand je fus près de lui, je remarquai que ses vêtements étaient aussi
déguenillés et aussi sales que les miens. On eût dit, vraiment, qu’il
avait été traîné dans des égouts. De plus près, je distinguai la vase
verdâtre des fossés, des plaques pâles de terre glaise séchée et des
reflets de poussière de charbon. Ses cheveux, très bruns et longs,
retombaient en avant sur ses yeux; sa figure était noire et sale, et il
avait les traits tirés, de sorte qu’au premier abord je ne le reconnus
pas. De plus, une balafre récente lui coupait le bas du visage.

--Halte! cria-t-il, quand je fus à dix mètres de lui.

Je m’arrêtai. Sa voix était rauque.

--D’où venez-vous? demanda-t-il.

Je réfléchis un instant, l’examinant avec attention.

--Je viens de Mortlake, répondis-je. Je me suis trouvé enterré auprès de
la fosse que les Marsiens ont creusée autour de leur cylindre, et j’ai
fini par m’échapper.

--Il n’y a rien à manger par ici, dit-il. Ce coin m’appartient, toute la
colline jusqu’à la rivière, et là-bas jusqu’à Clapham, et ici jusqu’à
l’entrée des communaux. Il n’y a de nourriture que pour un seul. De quel
côté allez-vous?

Je répondis lentement.

--Je ne sais pas... Je suis resté sous les ruines d’une maison pendant
treize ou quatorze jours, et je ne sais rien de ce qui est arrivé
pendant ce temps-là.

Il m’écoutait avec un air de doute; tout à coup, il eut un sursaut et
son expression changea.

--Je n’ai pas envie de m’attarder ici, dis-je. Je pense aller à
Leatherhead pour tâcher d’y retrouver ma femme.

--C’est bien vous, dit-il alors en étendant le bras vers moi. C’est vous
qui habitiez à Woking. Vous n’avez pas été tué à Weybridge?

--Je le reconnus au même moment.

--Vous êtes l’artilleur qui se cachait dans mon jardin...

--En voilà une chance! dit-il. C’est tout de même drôle que ce soit
vous.

Il me tendit sa main et je la pris.

--Moi, continua-t-il, je m’étais glissé dans un fossé d’écoulement. Mais
ils ne tuaient pas tout le monde. Quand ils furent partis, je m’en allai
à travers champs jusqu’à Walton. Mais... il y a quinze jours à peine...
et vous avez les cheveux tout gris.

Il jeta soudain un brusque regard en arrière.

--Ce n’est qu’une corneille, dit-il. Par le temps qui court, on apprend
à connaître que les oiseaux ont une ombre. Nous sommes un peu à
découvert. Installons-nous sous ces arbustes et causons.

--Avez-vous vu les Marsiens? demandai-je. Depuis que j’ai quitté mon
trou, je...

--Ils sont partis à l’autre bout de Londres, dit-il. Je pense qu’ils ont
établi leur quartier général par là. La nuit, du côté d’Hampstead, tout
le ciel est plein des reflets de leurs lumières. On dirait la lueur
d’une grande cité, et on les voit aller et venir dans cette clarté. De
jour, on ne peut pas. Mais je ne les ai pas vus de plus près
depuis...--Il compta sur ses doigts--... cinq jours. Oui. J’en ai vu
deux qui traversaient Hammersmith en portant quelque chose d’énorme. Et
l’avant-dernière nuit, ajouta-t-il d’un ton étrangement sérieux, dans le
pêle-mêle des reflets, j’ai vu quelque chose qui montait très haut dans
l’air. Je crois qu’ils ont construit une machine volante et qu’ils sont
en train d’apprendre à voler.

Je m’arrêtai, surpris, sans achever de m’asseoir sous les buissons.

--A voler!

--Oui, dit-il, à voler!

Je trouvai une position confortable et je m’installai.

--C’en est fait de l’humanité, dis-je. S’ils réussissent à voler, ils
feront tout simplement le tour du monde, en tous sens...

--Mais oui, approuva-t-il en hochant la tête. Mais... ça nous soulagera
d’autant par ici, et d’ailleurs, fit-il en se tournant vers moi, quel
mal voyez-vous à ce que ça en soit fini de l’humanité? Moi, j’en suis
bien content. Nous sommes écrasés, nous sommes battus.

Je le regardai, ahuri. Si étrange que cela fût, je ne m’étais pas encore
rendu compte de toute l’étendue de la catastrophe--et cela m’apparut
comme parfaitement évident dès qu’il eut parlé. J’avais conservé
jusque-là un vague espoir, ou, plutôt, c’était une vieille habitude
d’esprit qui persistait. Il répéta ces mots qui exprimaient une
conviction absolue:

--Nous sommes battus.

--C’est bien fini, continua-t-il. Ils n’en ont perdu qu’ «un» rien qu’
«un». Ils se sont installés dans de bonnes conditions, et ils ne
s’inquiètent nullement des armes les plus puissantes du monde. Ils nous
ont piétinés. La mort de celui qu’ils ont perdu à Weybridge n’a été
qu’un accident, et il n’y a que l’avant-garde d’arrivée. Ils continuent
à venir; ces étoiles vertes--je n’en ai pas vu depuis cinq ou six
jours--je suis sûr qu’il en tombe une quelque part toutes les nuits. Il
n’y a rien à faire. Nous avons le dessous, nous sommes battus.

Je ne lui répondis rien. Je restais assis le regard fixe et vague,
cherchant en vain à lui opposer quelque argument fallacieux et
contradictoire.

--Ça n’est pas une guerre, dit l’artilleur. Ça n’a jamais été une
guerre, pas plus qu’il n’y a de guerre entre les hommes et les fourmis.

Tout à coup, me revinrent à l’esprit les détails de la nuit que j’avais
passée dans l’observatoire.

--Après le dixième coup, ils n’ont plus tiré--du moins jusqu’à l’arrivée
du premier cylindre.

Je lui donnai des explications et il se mit à réfléchir.

--Quelque chose de dérangé dans leur canon, dit-il. Mais qu’est-ce que
ça peut faire? Ils sauront bien le réparer, et quand bien même il y
aurait un retard quelconque, est-ce que ça pourrait changer la fin?
C’est comme les hommes avec les fourmis. A un endroit, les fourmis
installent leurs cités et leurs galeries; elles y vivent, elles font des
guerres et des révolutions, jusqu’au moment où les hommes les trouvent
sur leur chemin, et ils en débarrassent le passage. C’est ce qui se
produit maintenant--nous ne sommes que des fourmis. Seulement...

--Eh bien?

--Eh bien! nous sommes des fourmis comestibles.

Nous restâmes un instant là, assis, sans rien nous dire.

--Et que vont-ils faire de nous? questionnai-je.

--C’est ce que je me demande, dit-il; c’est bien ce que je me demande.
Après l’affaire de Weybridge, je m’en allai vers le sud, tout perplexe.
Je vis ce qui se passait. Tout le monde s’agitait et braillait ferme.
Moi, je n’ai guère de goût pour le remue-ménage. J’ai vu la mort de près
une fois ou deux; ma foi, je ne suis pas un soldat de parade, et, au
pire et au mieux--la mort, c’est la mort. Il n’y a que celui qui garde
son sang-froid qui s’en tire. Je vis que tout le monde s’en allait vers
le sud, et je me dis: De ce côté-là, on ne mangera plus avant qu’il soit
longtemps, et je fis carrément volte-face. Je suivis les Marsiens comme
le moineau suit l’homme. Par là-bas, dit-il en agitant sa main vers
l’horizon, ils crèvent de faim par tas en se battant et en se
trépignant...

Il vit l’expression d’angoisse de ma figure, et il s’arrêta, embarrassé.

--Sans doute, poursuivit-il, ceux qui avaient de l’argent ont pu passer
en France. Il parut hésiter et vouloir s’excuser, mais rencontrant mes
yeux, il continua:

--Ici, il y a des provisions partout. Des tas de choses dans les
boutiques, des vins, des alcools, des eaux minérales. Les tuyaux et les
conduites d’eau sont vides. Mais je vous racontais mes réflexions: nous
avons affaire à des êtres intelligents, me dis-je, et ils semblent
compter sur nous pour se nourrir. D’abord, ils vont fracasser tout--les
navires, les machines, les canons, les villes, tout ce qui est régulier
et organisé. Tout cela aura une fin. Si nous avions la taille des
fourmis, nous pourrions nous tirer d’affaire; ça n’est pas le cas et on
ne peut arrêter des masses pareilles. C’est là un fait bien certain,
n’est-ce pas?

Je donnai mon assentiment.

--Bien! c’est une affaire entendue--passons à autre chose, alors.
Maintenant, ils nous attrapent comme ils veulent. Un Marsien n’a que
quelques milles à faire pour trouver une multitude en fuite. Un jour,
j’en ai vu un près de Wandsworth qui saccageait les maisons et
massacrait le monde. Mais ils ne continueront pas de cette façon-là.
Aussitôt qu’ils auront fait taire nos canons, détruit nos chemins de fer
et nos navires, terminé tout ce qu’ils sont en train de manigancer par
là-bas, ils se mettront à nous attraper systématiquement, choisissant
les meilleurs et les mettant en réserve dans des cages et des enclos
aménagés dans ce but. C’est là ce qu’ils vont entreprendre avant
longtemps. Car, comprenez-vous? ils n’ont encore rien commencé, en
somme.

     Il nous faudra mener une vie souterraine, comprenez-vous? J’ai
     pensé aux égouts. Naturellement ceux qui ne les connaissent pas se
     figurent des endroits horribles; mais sous le sol de Londres, il y
     en a pendant des milles et des milles de longueur, des centaines de
     milles; quelques jours de pluie sur Londres abandonné en feront des
     logis agréables et propres.

                                                           (CHAPITRE XXIV)



[Illustration]

--Rien commencé? m’écriai-je.

--Non, rien! Tout ce qui est arrivé jusqu’ici, c’est parce que nous
n’avons pas eu l’esprit de nous tenir tranquilles, au lieu de les
tracasser avec nos canons et autres sottises; c’est parce qu’on a perdu
la tête et qu’on a fui en masse, alors qu’il n’était pas plus dangereux
de rester où l’on était. Ils ne veulent pas encore s’occuper de nous.
Ils fabriquent leurs choses, toutes les choses qu’ils n’ont pu apporter
avec eux, et ils préparent tout pour ceux qui vont bientôt venir. C’est
probablement à cause de cela qu’il ne tombe plus de cylindres pour le
moment, et de peur d’atteindre ceux qui sont déjà ici. Au lieu de courir
partout à l’aveuglette, en hurlant, et d’essayer vainement de les faire
sauter à la dynamite, nous devons tâcher de nous accommoder du nouvel
état de choses. C’est là l’idée que j’en ai. Ça n’est pas absolument
conforme à ce que l’homme peut ambitionner pour son espèce, mais ça peut
s’accorder avec les faits, et c’est le principe d’après lequel j’agis.
Les villes, les nations, la civilisation, le progrès--tout ça, c’est
fini. La farce est jouée. Nous sommes battus.

--Mais s’il en est ainsi, à quoi sert-il de vivre?

L’artilleur me considéra un moment.

--C’est évident, dit-il. Pendant un million d’années ou deux, il n’y
aura plus ni concerts, ni salons de peinture, ni parties fines au
restaurant. Si c’est de l’amusement qu’il vous faut, je crains bien que
vous n’en manquiez. Si vous avez des manières distinguées, s’il vous
répugne de manger des petits pois avec un couteau ou de ne pas prononcer
correctement les mots, vous ferez aussi bien de laisser tout cela de
côté, ça ne vous sera plus guère utile.

--Alors vous voulez dire que...

--Je veux dire que les hommes comme moi réussiront à vivre, pour la
conservation de l’espèce. Je vous assure que je suis absolument décidé à
vivre, et si je ne me trompe, vous serez bien forcé, vous aussi, de
montrer ce que vous avez dans le ventre, avant qu’il soit longtemps.
Nous ne serons pas tous exterminés, et je n’ai pas l’intention, non
plus, de me laisser prendre pour être apprivoisé, nourri et engraissé
comme un bœuf gras. Hein! voyez-vous la joie d’être mangé par ces sales
reptiles.

--Mais vous ne prétendez pas que...

--Mais si, mais si! Je continue: mes plans sont faits, j’ai résolu la
difficulté. L’humanité est battue. Nous ne savions rien, et nous avons
tout à apprendre maintenant. Pendant ce temps, il faut vivre et rester
indépendants, vous comprenez? Voilà ce qu’il y aura à faire.

Je le regardais, étonné et profondément remué par ses paroles
énergiques.

--Sapristi! vous êtes un homme, vous! m’écriai-je, en lui serrant
vigoureusement la main.

--Eh bien! dit-il, les yeux brillants de fierté, est-ce pensé, cela,
hein?

--Continuez, lui dis-je.

--Donc, ceux qui ont envie d’échapper à un tel sort doivent se préparer.
Moi, je me prépare. Comprenez bien ceci: nous ne sommes pas tous faits
pour être des bêtes sauvages, et c’est ce qui va arriver. C’est pour
cela que je vous ai guetté. J’avais des doutes: vous êtes maigre et
élancé. Je ne savais pas que c’était vous et j’ignorais que vous aviez
été enterré. Tous les gens qui habitaient ces maisons et tous ces
maudits petits employés qui vivaient dans ces banlieues--tous ceux-là ne
sont bons à rien. Ils n’ont ni vigueur, ni courage,--ni belles idées, ni
grands désirs; et Seigneur! un homme qui n’a pas tout cela peut-il
faire autre chose que trembler et se cacher? Tous les matins,
ils se trimballaient vers leur ouvrage,--je les ai vus, par
centaines,--emportant leur déjeuner, s’essoufflant à courir, pour
prendre les trains d’abonnés, avec la peur d’être renvoyés s’ils
arrivaient en retard; ils peinaient sur des ouvrages qu’ils ne prenaient
pas même la peine de comprendre; le soir, du même train-train, ils
retournaient chez eux avec la crainte d’être en retard pour dîner;
n’osant pas sortir, après leur repas, par peur des rues désertes;
dormant avec des femmes qu’ils épousaient, non pas parce qu’ils avaient
besoin d’elles, mais parce qu’elles avaient un peu d’argent qui leur
garantissait une misérable petite existence à travers le monde; ils
assuraient leurs vies, et mettaient quelques sous de côté par peur de la
maladie ou des accidents; et le dimanche--c’était la peur de l’au-delà,
comme si l’enfer était pour les lapins! Pour ces gens-là, les Marsiens
seront une bénédiction: de jolies cages spacieuses, de la nourriture à
discrétion; un élevage soigné et pas de soucis. Après une semaine ou
deux de vagabondage à travers champs, le ventre vide, ils reviendront et
se laisseront prendre volontiers. Au bout de peu de temps, ils seront
entièrement satisfaits. Ils se demanderont ce que les gens pouvaient
bien faire avant qu’il y ait eu des Marsiens pour prendre soin d’eux. Et
les traîneurs de bars, les tripoteurs, les chanteurs--je les vois d’ici,
ah! oui, je les vois d’ici! s’exclama-t-il avec une sorte de sombre
contentement. C’est là qu’il y aura du sentiment et de la religion; mais
il y a mille choses que j’avais toujours vues de mes yeux et que je ne
commence à comprendre clairement que depuis ces derniers jours. Il y a
des tas de gens, gras et stupides, qui prendront les choses comme elles
sont, et des tas d’autres aussi se tourmenteront à l’idée que le monde
ne va plus et qu’il faudrait y faire quelque chose. Or, chaque fois que
les choses sont telles qu’un tas de gens éprouvent le besoin de s’en
mêler, les faibles, et ceux qui le deviennent à force de trop réfléchir,
aboutissent toujours à une religion du Rien-Faire, très pieuse et très
élevée, et finissent par se soumettre à la persécution et à la volonté
du Seigneur. Vous avez déjà dû remarquer cela aussi. C’est de l’énergie
à l’envers dans une rafale de terreur. Les cages de ceux-là seront
pleines de psaumes, de cantiques et de piété, et ceux qui sont d’une
espèce moins simple se tourneront sans doute vers--comment appelez-vous
cela?--l’érotisme.

Il s’arrêta un moment, puis il reprit.

--Très probablement, les Marsiens auront des favoris parmi tous ces
gens; ils leur enseigneront à faire des tours et, qui sait? feront du
sentiment sur le sort d’un pauvre enfant gâté qu’il faudra tuer. Ils en
dresseront, peut-être aussi, à nous chasser.

--Non, m’écriai-je, c’est impossible. Aucun être humain...

--A quoi bon répéter toujours de pareilles balivernes? dit l’artilleur.
Il y en a beaucoup qui le feraient volontiers. Quelle blague de
prétendre le contraire!

Et je cédai à sa conviction.

--S’ils s’en prennent à moi, dit-il, bon Dieu! s’ils s’en prennent à
moi!... et il s’enfonça dans une sombre méditation.

Je réfléchissais aussi à toutes ces choses, sans rien trouver pour
réfuter les raisonnements de cet homme. Avant l’invasion, personne n’eût
mis en doute ma supériorité intellectuelle, et cependant cet homme
venait de résumer une situation que je commençais à peine à comprendre.

--Qu’allez-vous faire? lui demandai-je brusquement. Quels sont vos
plans?

Il hésita.

--Eh bien! voici! dit-il. Qu’avons-nous à faire? Il nous faut trouver un
genre de vie qui permette à l’homme d’exister et de se reproduire, et
d’être suffisamment en sécurité pour élever sa progéniture.
Oui--attendez, et je vais vous dire clairement ce qu’il faut faire à mon
avis. Ceux que les Marsiens domestiqueront deviendront bientôt comme
tous les animaux domestiques. D’ici à quelques générations, ils seront
beaux et gros, ils auront le sang riche et le cerveau stupide--bref,
rien de bon. Le danger que courent ceux qui resteront en liberté est de
redevenir sauvages, de dégénérer en une sorte de gros rat sauvage... Il
nous faudra mener une vie souterraine, comprenez-vous? J’ai pensé aux
égouts. Naturellement ceux qui ne les connaissent pas se figurent des
endroits horribles; mais sous le sol de Londres, il y en a pendant des
milles et des milles de longueur, des centaines de milles; quelques
jours de pluie sur Londres abandonné en feront des logis agréables et
propres. Les canaux principaux sont assez grands et assez aérés pour les
plus difficiles. Puis, il y a les caves, les voûtes et les magasins
souterrains qu’on pourrait joindre aux égouts par des passages faciles à
intercepter; il y a aussi les tunnels et les voies souterraines de
chemin de fer. Hein? Vous commencez à y voir clair? Et nous formons une
troupe d’hommes vigoureux et intelligents, sans nous embarrasser de tous
les incapables qui nous viendront. Au large, les faibles!

--C’est pour cela que vous me chassiez tout à l’heure.

--Mais... non... c’était pour entamer la conversation.

--Ce n’est pas la peine de nous quereller là-dessus. Continuez.

--Ceux qu’on admettra devront obéir. Il nous faut aussi des femmes
vigoureuses et intelligentes,--des mères et des éducatrices. Pas de
belles dames minaudières et sentimentales--pas d’yeux langoureux. Il ne
nous faut ni incapables, ni imbéciles. La vie est redevenue réelle, et
les inutiles, les encombrants, les malfaisants succomberont. Ils
devraient mourir, oui, ils devraient mourir de bonne volonté. Après
tout, il y a une sorte de déloyauté à s’obstiner à vivre pour gâter la
race, d’autant plus qu’ils ne pourraient pas être heureux. D’ailleurs,
mourir n’est pas si terrible, c’est la peur qui rend la chose
redoutable. Et puis nous nous rassemblerons dans tous ces endroits.
Londres sera notre district. Même, on pourrait organiser une
surveillance afin de pouvoir s’ébattre en plein air, quand les Marsiens
n’y seraient pas--jouer au cricket, par exemple. C’est comme cela qu’on
sauvera la race.

[Illustration]

N’est-ce pas? Tout cela est possible? Mais sauver la race n’est rien;
comme je l’ai dit, ça consiste à devenir des rats. Le principal, c’est
de conserver notre savoir et de l’augmenter encore. Alors, c’est là que
des gens comme vous deviennent utiles. Il y a des livres, il y a des
modèles. On aménagerait des locaux spéciaux, en lieu sûr, très profonds,
et on y réunirait tous les livres qu’on trouverait; pas de sottises, ni
romans, ni poésie, rien que des livres d’idées et de science. On
pourrait s’introduire dans le British Muséum et y prendre tous les
livres de ce genre. Ils nous faudrait spécialement maintenir nos
connaissances scientifiques--les étendre encore. On observerait ces
Marsiens. Quelques-uns d’entre nous pourraient aller les espionner,
quand ils auraient tout organisé; j’irai peut-être moi-même. Il

     ... où se pressa bientôt une multitude d’ivrognes en haillons,
     hommes et femmes, qui dansèrent et hurlèrent jusqu’à l’aurore.
     Quand le jour parut, ils aperçurent une machine de combat marsienne
     qui, toute droite dans l’ombre, les observait avec curiosité.

                                                           (CHAPITRE XXIV)



[Illustration]

faudrait se laisser attraper, pour mieux les approcher je veux dire.
Mais le grand point, c’est de laisser les Marsiens tranquilles; ne
jamais rien leur voler même. Si on se trouve sur leur passage, on leur
fait place. Il faut montrer que nous n’avons pas de mauvaises
intentions. Oui, je sais bien; mais ce sont des êtres intelligents, et
s’ils ont tout ce qu’il leur faut, ils ne nous réduiront pas aux abois
et se contenteront de nous considérer comme une vermine inoffensive.

L’artilleur s’arrêta et posa sa main bronzée sur mon bras.

--Après tout, continua-t-il, il ne nous reste peut-être pas tellement à
apprendre avant de... Imaginez-vous ceci: quatre ou cinq de leurs
machines de combat qui se mettent en mouvement tout à coup--les Rayons
Ardents dardés en tous sens--et sans que les Marsiens soient dedans. Pas
de Marsiens dedans, mais des hommes--des hommes qui auraient appris à
les conduire. Ça pourrait être de mon temps, même--ces hommes!
Figurez-vous pouvoir manœuvrer l’un de ces charmants objets avec son
Rayon Ardent, libre et bien manié, et se promener avec! Qu’importerait
de se briser en mille morceaux, au bout du compte, après un exploit
comme celui-là? Je réponds bien que les Marsiens en ouvriraient de
grands yeux. Les voyez-vous, hein? Les voyez-vous courir, se précipiter,
haleter, s’essouffler et hurler, en s’installant dans leurs autres
mécaniques? On aurait tout désengrené à l’avance et pif, paf, pan, uitt,
uitt, au moment où ils veulent s’installer dedans, le Rayon Ardent passe
et l’homme a repris sa place.

L’imagination hardie de l’artilleur et le ton d’assurance et de courage
avec lequel il s’exprimait dominèrent complètement mon esprit pendant un
certain temps. J’admettais sans hésitation, à la fois ses prévisions
quant à la destinée de la race humaine et la possibilité de réaliser ses
plans surprenants. Le lecteur qui suit l’exposé de ces faits, l’esprit
tranquille et attentif, voudra bien, avant de m’accuser de sottise et de
naïveté, considérer que j’étais craintivement blotti dans les buissons,
l’esprit plein d’anxiété et d’appréhension. Nous conversâmes de cette
façon pendant une bonne partie de la matinée, puis, après nous être
glissés hors de notre cachette et avoir scruté l’horizon pour voir si
les Marsiens ne revenaient pas dans les environs, nous nous rendîmes, en
toute hâte, à la maison de Putney Hill dont il avait fait sa retraite.
Il s’était installé dans une des caves à charbon et quand je vis
l’ouvrage qu’il avait fait en une semaine--un trou à peine long de dix
mètres par lequel il voulait aller rejoindre une importante galerie
d’égout--j’eus mon premier indice du gouffre qu’il y avait entre ses
rêves et son courage. J’aurais pu en faire autant en une journée, mais
j’avais en lui une foi suffisante pour l’aider, toute la matinée et
assez tard dans l’après-midi, à creuser son passage souterrain. Nous
avions une brouette et nous entassions la terre contre le fourneau de la
cuisine. Nous réparâmes nos forces en absorbant le contenu d’une boîte
de tête de veau à la tortue et une bouteille de vin. Après la
démoralisante étrangeté des événements, j’éprouvais à travailler ainsi
un grand soulagement. J’examinais son projet et bientôt des objections
et des doutes m’assaillirent, mais je n’en continuais pas moins mon
labeur, heureux d’avoir un but vers lequel exercer mon activité. Peu à
peu, je commençai à spéculer sur la distance qui nous séparait encore de
l’égout et sur les chances que nous avions de ne pas l’atteindre. Ma
perplexité actuelle était de savoir pourquoi nous creusions ce long
tunnel, alors qu’on pouvait s’introduire facilement dans les égouts par
un regard quelconque, et de là, creuser une galerie pour revenir jusqu’à
cette maison. Il me semblait aussi que cette retraite était assez mal
choisie et qu’il faudrait, pour y revenir, une inutile longueur de
tunnel. Au moment même où tout cela m’apparaissait clairement,
l’artilleur s’appuya sur sa bêche et me dit:

--Nous faisons là du bon ouvrage. Si nous nous reposions un moment?
D’ailleurs, je crois qu’il serait temps d’aller faire une reconnaissance
sur le toit de la maison.

J’étais d’avis de continuer notre travail et, après quelque hésitation,
il reprit son outil. Alors, une idée soudaine me frappa. Je m’arrêtai,
et il s’arrêta aussi immédiatement.

--Pourquoi vous promeniez-vous dans les communaux, ce matin, au lieu
d’être ici? demandai-je.

--Je prenais l’air, répondit-il, et je rentrais. On est plus en
sécurité, la nuit.

--Mais, votre ouvrage?...

--Oh! on ne peut pas toujours travailler, dit-il.

A cette réponse j’avais jugé mon homme. Il hésita, toujours appuyé sur
sa bêche.

--Nous devrions maintenant aller faire une reconnaissance, dit-il, parce
que si quelqu’un s’approchait, on entendrait le bruit de nos bêches et
on nous surprendrait.

Je n’avais plus envie de discuter. Nous montâmes ensemble et, de
l’échelle qui donnait accès sur le toit, nous explorâmes les environs.
Nulle part on n’apercevait de Marsiens, et nous nous aventurâmes sur les
tuiles, nous laissant glisser jusqu’au parapet qui nous abritait.

De là, un bouquet d’arbres nous cachait la plus grande partie de Putney,
mais nous pouvions voir, plus bas, le fleuve, le bouillonnement confus
de l’Herbe Rouge et les parties basses de Lambeth inondées. La variété
grimpante de l’Herbe Rouge avait envahi les arbres qui entourent le
vieux palais, et leurs branches s’étendaient mortes et décharnées,
garnies parfois encore de feuilles sèches, parmi tout cet
enchevêtrement. Il était étrange de constater combien ces deux espèces
de végétaux avaient besoin d’eau courante pour se propager. Autour de
nous, on n’en voyait pas trace. Des cytises, des épines roses, des
boules de neige montaient verts et brillants au milieu de massifs de
lauriers et d’hortensias ensoleillés. Au delà de Kensington, une fumée
épaisse s’élevait, qui, avec une brune bleuâtre, empêchait d’apercevoir
les collines septentrionales.

L’artilleur se mit à parler de l’espèce de monde qui était restée dans
Londres.

--Une nuit de la semaine dernière, dit-il, quelques imbéciles réussirent
à rétablir la lumière électrique dans Regent Street et Piccadilly, où se
pressa bientôt une multitude d’ivrognes en haillons, hommes et femmes,
qui dansèrent et hurlèrent jusqu’à l’aurore. Quelqu’un qui s’y trouvait
m’a conté la chose. Quand le jour parut, ils aperçurent une machine de
combat marsienne qui, toute droite dans l’ombre, les observait avec
curiosité. Sans doute elle était là depuis fort longtemps. Elle s’avança
alors au milieu d’eux et en captura une centaine trop ivres ou trop
effrayés pour s’enfuir.

Incidents burlesques et tragiques d’une époque troublée qu’aucun
historien ne pourra relater fidèlement!

[Illustration]

Par une suite de questions, je le ramenai à ses plans grandioses. Son
enthousiasme le reprit. Il exposa, avec tant d’éloquence, la possibilité
de capturer une machine de combat que cette fois encore je le crus à
moitié. Mais je commençais à connaître la qualité de son courage, et je
comprenais maintenant pourquoi il attachait tant d’importance à ne rien
faire précipitamment. D’ailleurs, il n’était plus du tout question qu’il
dût s’emparer personnellement de la grande machine et s’en servir
lui-même pour combattre les Marsiens.

Bientôt, nous redescendîmes dans la cave. Nous ne paraissions disposés
ni l’un ni l’autre à reprendre notre travail et, quand il proposa de
faire la collation, j’acceptai sans hésiter. Il devint soudain très
généreux; puis, le repas terminé, il sortit et revint quelques moments
après avec d’excellents cigares. Nous en allumâmes chacun un et son
optimisme devint éblouissant. Il inclinait à considérer ma venue comme
une merveilleuse bonne fortune.

[Illustration]

--Il y a du champagne dans la cave voisine, dit-il.

--Nous travaillerons mieux avec ce bourgogne, répondis-je.

--Non, non, vous êtes mon hôte, aujourd’hui. Bon Dieu! nous avons assez
de besogne devant nous. Prenons un peu de repos, pour rassembler nos
forces, pendant que c’est possible. Regardez-moi toutes ces ampoules!

Poursuivant son idée de s’accorder un peu de répit, il insista pour que
nous fissions une partie de cartes. Il m’enseigna divers jeux et, après
nous être partagé Londres, lui s’attribuant la rive droite, et moi
gardant la rive gauche, nous prîmes chaque paroisse comme enjeu. Si
bêtement ridicule que cela paraisse au lecteur de sens rassis, le fait
est absolument exact, et, chose plus surprenante encore, c’est que je
trouvai ce jeu, et plusieurs autres que nous jouâmes aussi, extrêmement
intéressants.

Quel étrange esprit que celui de l’homme! L’espèce entière était menacée
d’extermination ou d’une épouvantable dégradation, nous n’avions devant
nous d’autre claire perspective que celle d’une mort horrible, et nous
pouvions, tranquillement assis à fumer et à boire, nous intéresser aux
chances que représentaient ces bouts de carton peint, et plaisanter avec
un réel plaisir. Ensuite il m’enseigna le poker et je lui gagnai
tenacement trois longues parties d’échecs. Quand la nuit vint, nous
étions si acharnés que nous nous risquâmes d’un commun accord à allumer
une lampe.

Après une interminable série de parties, nous soupâmes et l’artilleur
acheva le champagne. Nous ne cessions de fumer des cigares, mais rien ne
restait de l’énergique régénérateur de la race humaine que j’avais
écouté le matin de ce même jour. Il était encore optimiste, mais son
optimisme était plus calme et plus réfléchi. Je me souviens qu’il
proposa, dans un discours incohérent et peu varié, de boire à ma santé.
Je pris un cigare et montai aux étages supérieurs, pour tâcher
d’apercevoir les lueurs verdâtres dont il avait parlé.

Tout d’abord, mes regards errèrent à travers la vallée de Londres. Les
collines du nord étaient enveloppées de ténèbres; les flammes qui
montaient de Kensington rougeoyaient et, de temps à autre, une langue de
flamme jaunâtre s’élançait et s’évanouissait dans la profonde nuit
bleue. Tout le reste de l’immense ville était obscur. Alors, plus près
de moi, j’aperçus une étrange clarté, une sorte de fluorescence, d’un
pâle violet pourpre, que la brise nocturne faisait frissonner. Pendant
un

     Londres mort.

                                                           (CHAPITRE XXV)



[Illustration]

moment, je ne pus comprendre quelle était la cause de cette faible
irradiation, depuis je pensai qu’elle était produite par l’Herbe Rouge.
Avec cette idée, une curiosité qui n’était qu’assoupie s’éveilla en moi
avec le sens de la proportion des choses. Mes yeux, alors, cherchèrent
dans le ciel la planète Mars, qui resplendissait rouge et claire à
l’ouest, puis, longuement et fixement mes regards s’attachèrent aux
ténèbres qui s’étendaient sur Hampstead et Highgate.

Je restai longtemps sur le toit, l’esprit déconcerté par les
tribulations de la journée. Je me souvenais de mes divers états
d’esprit, depuis le besoin de prier que j’avais éprouvé la nuit
précédente jusqu’à cette soirée stupidement passée à jouer aux cartes.
Tous mes sentiments se révoltèrent, et je me rappelle avoir jeté au loin
mon cigare avec un geste de destruction symbolique. Ma folie m’apparut
sous un aspect monstrueusement exagéré. Il me semblait que j’avais trahi
ma femme et l’humanité, et je me sentais plein de remords. Je décidai
d’abandonner à ses breuvages et à sa gloutonnerie cet étrange et
fantaisiste rêveur de grandes choses, et de pénétrer dans Londres. Là,
me semblait-il, j’aurais de meilleures chances d’apprendre ce que
faisaient les Marsiens et quel était le sort de mes semblables. Quand la
lune tardive se leva, j’étais encore sur le toit.

[Illustration]



[Illustration] XXV

LONDRES MORT


Lorsque j’eus quitté l’artilleur, je descendis la colline, et, suivant
la grand’rue, je traversai le pont qui mène à Lambeth. Les végétations
tumultueuses de l’Herbe Rouge le rendaient alors presque impraticable,
mais les tiges blanchissaient déjà par endroits, symptômes de la maladie
qui se propageait et devait si rapidement détruire cette plante
envahissante.

Au coin de la rue qui va vers la gare de Putney Bridge, je trouvai un
homme étendu à terre. Il était encore vivant, mais tout couvert de
poussière noire, sale comme un ramoneur, et de plus ivre à ne pouvoir
ni se tenir ni parler. Je ne pus tirer de lui que des injures et des
menaces, et s’il n’avait pas eu une physionomie aussi brutale, je serais
resté avec lui.

[Illustration]

Au long de la route, à partir du pont, il y avait partout une couche de
poussière noire qui, dans Fulham, devenait fort épaisse. Une effrayante
tranquillité régnait dans les rues. Dans une boulangerie, je trouvai du
pain, suri, dur et moisi, mais encore mangeable. Du côté de Walham
Green, la poussière noire avait disparu et je passai devant un groupe de
maisons blanches qui brûlaient; le crépitement des flammes me fut un
réel soulagement, mais dans Brompton les rues redevinrent silencieuses.

Bientôt, la poussière noire tapissa de nouveau les rues, recouvrant les
cadavres épars. J’en vis une douzaine en tout, au long de la grand’rue
de Fulham. Ils devaient être là depuis plusieurs jours, de sorte que je
ne m’attardai pas auprès d’eux. La poussière noire qui les enveloppait
adoucissait leurs contours, mais quelques-uns avaient été dérangés par
les chiens.

Dans tous les endroits que n’avait pas envahis la poussière noire, les
boutiques closes, les maisons fermées, les jalousies baissées, l’abandon
et le silence faisaient penser à un dimanche dans la Cité. En certains
lieux, les pillards avaient laissé des traces, mais rarement ailleurs
qu’aux boutiques de victuailles et aux tavernes. Une vitrine de
bijoutier avait été brisée, mais le voleur avait dû être dérangé, car
quelques chaînes d’or et une montre étaient tombées sur le trottoir. Je
ne pris pas la peine d’y toucher. Plus loin, une femme déguenillée était
affalée sur un seuil; une de ses mains, qui pendait, était toute
tailladée, le sang tachait ses haillons fangeux et une bouteille de
champagne brisée avait fait une mare sur le trottoir. Elle paraissait
dormir, mais elle était morte.

Plus j’avançais vers l’intérieur de Londres, plus profond devenait le
silence. Ce n’était pas tellement le silence de la mort que l’attente de
choses prochaines et tenues en suspens. A tout instant, les destructeurs
qui avaient déjà dévasté les banlieues nord-ouest de la métropole et
anéanti Ealing et Kilburn pouvaient fondre sur ces maisons et les
transformer en un monceau de ruines fumantes. C’était une cité condamnée
et désertée...

Dans les rues de South Kensington, je ne rencontrai ni cadavres, ni
poussière noire. Non loin de là, j’entendis pour la première fois une
sorte de hurlement qui, d’abord, parvint d’une façon presque
imperceptible à mes oreilles. On eût dit un sanglot alterné sur deux
notes: Oul-la, oul-la, oul-la, oul-la, sans la moindre interruption.
Quand je passais devant les rues montant au nord, les deux lamentables
notes croissaient de volume, puis les maisons et les édifices semblaient
de nouveau les amortir et les intercepter. Au bas d’Exhibition Road, je
les entendis dans toute leur ampleur. Je m’arrêtai, les yeux tournés
vers Kensington Gardens, me demandant quelle pouvait bien être cette
étrange et lointaine lamentation. On eût pu croire que ce désert immense
d’édifices avait trouvé une voix pour exprimer sa désolation et sa
solitude.

--Oulla, oulla, oulla, oulla, gémissait la voix surhumaine, en
puissantes vagues sonores qui parcouraient la large rue ensoleillée,
entre les hauts édifices. Surpris, je tournai à gauche, me dirigeant
vers les grilles de fer de Hyde Park. Il me vint l’idée de m’introduire
dans le Muséum d’Histoire Naturelle, et de monter jusqu’au sommet des
tours, d’où je pourrais voir ce qui se passait dans le parc. Mais je me
décidai à ne pas quitter le sol, où il était possible de se cacher
promptement et je m’engageai dans Exhibition Road. Toutes les spacieuses
maisons qui bordent cette large voie étaient vides et silencieuses, et
l’écho de mes pas se heurtait de façade en façade. Au bout de la rue,
près de la grille d’entrée du Parc, un spectacle inattendu frappa mes
regards,--un omnibus renversé et un squelette de cheval absolument
décharné. Je m’arrêtai un instant, surpris, puis je continuai jusqu’au
pont de la Serpentine. La voix devenait de plus en plus forte, bien que
je ne pusse voir, par-dessus les maisons, du côté nord du parc, autre
chose qu’une brume enfumée.

--Oulla, oulla, oulla, oulla, pleurait la voix qui venait, me
semblait-il, des environs de Regent’s Park. Ce cri navrant agit bientôt
sur mon esprit et la

[Illustration]

surexcitation qui m’avait soutenu passa; cette lamentation s’empara de
tout mon être et je me sentis absolument épuisé, les pieds endoloris, et
de nouveau, maintenant, torturé par la faim et la soif.

[Illustration]

Il devait être plus de midi. Pourquoi errais-je seul dans cette cité
morte? Pourquoi vivais-je seul quand tout Londres, enveloppé d’un noir
suaire, était prêt à être inhumé? Ma solitude me parut intolérable. Des
souvenirs me revinrent d’amis que j’avais oubliés depuis des années. Je
pensai aux poisons que contenaient les boutiques des pharmaciens et aux
liqueurs accumulées dans les caves des marchands. Je me rappelai les
deux êtres de désespoir, qui, autant que je le supposais, partageaient
la ville avec moi.

J’arrivai dans Oxford Street par Marble Arch; là de nouveau, je trouvai
la poussière noire et des cadavres épars; de plus, une odeur mauvaise et
de sinistre augure montait des soupiraux des caves de certaines maisons.
Pendant cette longue course, la chaleur m’avait grandement altéré et,
après beaucoup de peine, je réussis à m’introduire dans une taverne, où
je trouvai à boire et à manger. Lorsque j’eus mangé, je me sentis très
las et, pénétrant dans un petit salon, derrière la salle commune, je
m’étendis sur un sofa de moleskine et m’endormis.

Lorsque je m’éveillai, la lugubre lamentation retentissait encore à mes
oreilles. La nuit tombait et, muni de quelques biscuits et de
fromage,--il y avait un garde-viande, mais il ne contenait plus que des
vers,--je traversai les places silencieuses, bordées de beaux hôtels,
jusqu’à Baker Street et je débouchai enfin dans Regent’s Park. De
l’extrémité de Baker Street, je vis, par-dessus les arbres dans la
sérénité du couchant, le capuchon d’un géant marsien, et de là semblait
sortir cette lamentation. Je ne ressentis aucune terreur. Le voir là, me
paraissait la chose la plus simple du monde, et pendant un moment je
l’observai sans qu’il fît le moindre mouvement. Rigide et droit, il
hurlait sans que je pusse voir pour quelle cause.

J’essayai de combiner un plan d’action. Ce bruit perpétuel: Oulla,
oulla, oulla, emplissait mon esprit de confusion. Peut-être étais-je
trop las pour être vraiment effrayé. A coup sûr, j’éprouvais, plutôt
qu’une réelle peur, une grande curiosité-de connaître la raison de ce
cri monotone. Voulant contourner le parc, j’avançai au long de Park
Road, sous l’abri des terrasses, et j’arrivai bientôt en vue du Marsien
stationnaire et hurlant. Tout à coup, j’entendis un chœur d’aboiements
furieux, et je vis bientôt accourir vers moi un chien qui avait à la
gueule un morceau de viande en putréfaction et que poursuivaient une
bande de roquets affamés. Il fit un brusque écart pour m’éviter, comme
s’il eût craint que je fusse aussi un nouveau compétiteur. A mesure que
les aboiements se perdaient dans la distance, j’entendis derechef le
long gémissement.

A mi-chemin de la gare de Saint-John’s Wood, je trouvai soudain les
restes d’une Machine à Mains. D’abord, je crus qu’une maison s’était
écroulée en travers de la route, et ce ne fut qu’en escaladant les
ruines que j’aperçus, avec un sursaut, le monstre mécanique, avec ses
tentacules rompus, tordus, faussés, gisant au milieu des dégâts qu’il
avait faits. L’avant-corps était fracassé, comme si la machine s’était
heurtée en aveugle contre la maison et qu’elle eût été écrasée par sa
chute. Il me vint alors à l’idée que le mécanisme avait dû échapper au
contrôle du Marsien qui l’habitait. Il y aurait eu quelque danger à
grimper sur ces ruines pour l’examiner de près, et le crépuscule était
déjà si avancé qu’il me fut difficile même de voir le siège de la
machine tout barbouillé de sang et les restes cartilagineux du Marsien
que les chiens avaient abandonnés.

Plus surpris que jamais de tous ces spectacles, je continuai mon chemin
vers Primrose Hill. Au loin, par une trouée entre les arbres, j’aperçus
un second Marsien debout et silencieux, dans le parc, près des Jardins
Zoologiques. Un peu au delà des ruines de la Machine à Mains, je tombai
de nouveau au milieu de l’Herbe Rouge, et le canal n’était qu’une masse
spongieuse de végétaux rouge-sombre.

Soudain, comme je traversais le pont, les lamentables oulla, oulla,
cessèrent, coupés, supprimés d’un seul geste pour ainsi dire, et le
silence tomba comme un coup de tonnerre.

Les hautes maisons, autour de moi, étaient imprécises et vagues; les
arbres du côté du parc s’obscurcissaient. Partout, l’Herbe Rouge
envahissait les ruines, se tordant et s’enchevêtrant pour me submerger.
La Nuit, mère de la peur et du mystère, m’enveloppait. Tant que j’avais
entendu la voix lamentable, la solitude et la désolation avaient été
tolérables; à cause d’elle, Londres avait paru vivre encore, et cette
illusion de vie m’avait soutenu. Puis, tout à coup, un changement, le
passage de je ne sais quoi, et un silence, une mort qu’on pouvait
toucher, et rien autre que cette paix mortelle.

Toute la ville semblait me regarder avec des yeux de spectre. Les
fenêtres des maisons blanches étaient des orbites vides dans des crânes,
et mon imagination m’entourait de mille ennemis silencieux. La terreur,
l’horreur de ma témérité s’emparèrent de moi. La rue qu’il me fallait
suivre devint affreusement noire, comme un flot de goudron, et
j’aperçus, au milieu du passage, une forme contorsionnée. Je ne pus me
résoudre à m’avancer plus loin. Je tournai par la rue de Saint John’s
Wood et, à toutes jambes, je m’enfuis vers Kilburn, loin de cette
intolérable tranquillité. Je me cachai, pour échapper à l’obscurité et
au silence, jusque bien longtemps après minuit, dans le kiosque d’une
station de voitures de Harrow Road. Mais avant l’aube, mon courage me
revint, et, les étoiles scintillant encore au ciel, je repris le chemin
de Regent’s Park. Je me perdis dans la confusion des rues, mais
j’aperçus bientôt, au bout d’une longue avenue, la pente de Primrose
Hill. Au sommet de la colline, se dressant jusqu’aux étoiles qui
pâlissaient, était un troisième Marsien, debout et immobile comme les
autres.

[Illustration]

Une volonté insensée me poussait. Je voulais en finir, dussé-je y
rester, et je voulais même m’épargner la peine de me tuer de ma propre
main. Je m’avançai insouciant vers le titan; comme j’approchais et que
l’aube devenait plus claire, je vis une multitude de corbeaux qui
s’attroupaient et volaient en cercles autour du capuchon de la machine.
A cette vue, mon cœur bondit et je me mis à courir.

Je traversai précipitamment un fourré d’Herbe Rouge qui obstruait Saint
Edmund’s Terrace, barbotai, jusqu’à mi-corps, dans un torrent qui
s’échappait des réservoirs de distribution des eaux, et avant que le
soleil ne se fût levé, je débouchai sur les pelouses. Au sommet de la
colline, d’énormes tas de terre avaient été remués, formant une sorte de
formidable redoute: c’était le dernier et le plus grand des camps
qu’établirent les Marsiens. De derrière ces retranchements, une mince
colonne de fumée montait vers le ciel. Contre l’horizon, un chien avide
passa et disparut. La pensée qui m’avait frappé devenait réelle,
devenait croyable. Je ne ressentais aucune crainte, mais seulement une
folle exultation qui me faisait frissonner, tandis que je gravissais, en
courant, la colline vers le monstre immobile. Hors du capuchon,
pendaient des lambeaux bruns et flasques que les oiseaux carnassiers
déchiraient à coups de bec.

En un instant, j’eus escaladé le rempart de terre, et, debout sur la
crête, je pus voir l’intérieur de la redoute; c’était un vaste espace où
gisaient, en désordre, des mécanismes gigantesques, des monceaux énormes
de matériaux et des abris d’une étrange sorte. Puis, épars çà et là,
quelques-uns dans leurs Machines de Guerre renversées ou dans les
Machines à Mains, rigides maintenant, et une douzaine d’autres
silencieux, roides et alignés, étaient les Marsiens--«morts»--tués par
les bacilles des contagions et des putréfactions, contre lesquels leurs
systèmes n’étaient pas préparés; tués comme l’était l’Herbe Rouge, tués,
après l’échec de tous les moyens humains de défense, par les infimes
créatures que la divinité, dans sa sagesse, a placées sur la terre.

Car tel était le résultat, comme j’aurais pu d’ailleurs, ainsi que bien
d’autres, le prévoir, si l’épouvante n’avait pas affolé nos esprits. Les
germes des maladies ont, depuis le commencement des choses, prélevé leur
tribut sur l’humanité--sur nos ancêtres préhistoriques, dès l’apparition
de toute vie. Mais, en vertu de la sélection naturelle, notre espèce a
depuis lors développé sa force de résistance; nous ne succombons à aucun
de ces germes, sans une longue lutte, et contre certains autres--ceux,
par exemple, qui amènent la putréfaction des matières mortes--notre
carcasse vivante jouit de l’immunité. Mais il n’y a pas, dans la planète
Mars, la moindre bactérie, et dès que nos envahisseurs marsiens
arrivèrent, aussitôt qu’ils absorbèrent de la nourriture, nos alliés
microscopiques se mirent à l’œuvre pour leur ruine. Quand je les avais
vus et examinés, ils étaient déjà irrévocablement condamnés, mourant et
se corrompant, à mesure qu’ils s’agitaient. C’était inévitable. L’homme
a payé, au prix de millions et de millions de morts, sa possession
héréditaire du globe terrestre: il lui appartient contre tous les
intrus, et il serait

     ... je trouvai soudain les restes d’une Machine à Mains.

                                                           (CHAPITRE XXV)



[Illustration]

encore à lui, même si les Marsiens étaient dix fois plus puissants. Car
l’homme ne vit ni ne meurt en vain.

Les Marsiens, une cinquantaine en tout, étaient là, épars, dans
l’immense fosse qu’ils avaient creusée, surpris par une mort qui dut
leur sembler absolument incompréhensible. Moi-même, alors, je n’en
devinais pas la cause. Tout ce que je savais, c’est que ces êtres, qui
avaient été vivants et si terribles pour les hommes, étaient morts. Un
instant, je m’imaginai que la destruction de Sennachérib s’était
reproduite: Dieu s’était repenti, et l’ange de la mort les avait frappés
pendant la nuit.

Je restais là debout, contemplant le gouffre. Soudain le soleil levant
enflamma le monde de ses rayons étincelants, et mon cœur bondit de joie.
La fosse était encore obscure; les formidables engins, d’une puissance
et d’une complexité si grandes et si surprenantes, si peu terrestres par
leurs formes tortueuses et bizarres, montaient, sinistres, étranges et
vagues, hors des ténèbres, vers la lumière. J’entendais une multitude de
chiens qui se battaient autour des cadavres, gisant dans l’ombre, au
fond de la cavité. Sur l’autre bord, plate, vaste et insolite, était la
grande machine volante qu’ils expérimentaient dans notre atmosphère plus
dense, quand la maladie et la mort les avaient arrêtés. Et cette mort ne
venait pas trop tôt. Un croassement me fit lever la tête, et mes regards
rencontrèrent l’immense machine de guerre, qui ne combattrait plus
jamais, et les lambeaux de chair rougeâtre qui pendaient des sièges des
machines renversées, sur le sommet de Primrose Hill.

Me tournant vers le bas de la pente, j’aperçus, auréolés de vols de
corbeaux, les deux autres géants que j’avais vus la veille, et tels
encore que la mort les avait surpris. Celui dont j’avais entendu les
cris et les appels était mort. Peut-être fut-il le dernier à mourir, et
son gémissement s’était continué sans interruption jusqu’à l’épuisement
de la force qui activait sa machine. Maintenant, tripodes inoffensifs de
métal brillant, ils étincelaient dans la gloire du soleil levant.

Tout autour de cette fosse, sauvée comme par miracle d’une éternelle
destruction, s’étendait la grande métropole. Ceux qui n’ont vu Londres
que voilé de ses sombres brouillards fumeux peuvent difficilement
s’imaginer la clarté et la beauté qu’avait son désert silencieux de
maisons.

Vers l’est, au-dessus des ruines noircies d’Albert Terrace et de la
flèche rompue de l’église, le soleil scintillait, éblouissant, dans un
ciel clair, et ici et là, quelque vitrage, dans l’immensité des toits
reflétait ses rayons avec une aveuglante intensité. Il inondait de
clarté les quais et les immenses magasins circulaires de la gare de
Chalk Farm, les vastes espaces, veinés auparavant de rails noirs et
brillants, mais rouges maintenant de la rouille rapide de quinze jours
de repos, et il y avait sur tout cela quelque chose du mystère de la
beauté.

Au nord, vers l’horizon bleu, Kilburn et Hampstead s’étendaient, avec
leurs multitudes de maisons; à l’ouest la grande cité était encore dans
l’ombre, et vers le sud, au delà des Marsiens, les prés verts de
Regent’s Park, le Langham Hôtel, le dôme de l’Albert Hall, l’Institut
Impérial, les maisons géantes de Brompton Road se détachaient avec
précision dans le soleil levant tandis que les ruines de Westminster
surgissaient d’une légère brume. Plus loin encore, s’élevaient les
collines bleues du Surrey et les tours du Palais de Cristal étincelantes
comme deux baguettes d’argent. La masse de Saint Paul’s faisait une
tache sombre sur le ciel, et sur le côté ouest du dôme, je vis alors un
immense trou béant.

En contemplant cette vaste étendue de maisons, de magasins, d’églises,
silencieuse et abandonnée, en songeant aux espoirs et aux efforts
infinis, aux multitudes innombrables de vies qu’il avait fallu pour
édifier ce récif humain, à la soudaine et impitoyable destruction qui
avait menacé tout cela, quand je compris nettement que la menace n’avait
pas été accomplie, que de nouveau les hommes allaient parcourir ces rues
et que cette vaste cité morte, qui m’était si chère, retrouverait sa vie
et sa richesse, je ressentis une émotion telle que je me mis à pleurer.

Le supplice avait pris fin. Dès ce jour même, la guérison allait
commencer. Tout ce qu’il survivait de gens dans les provinces, sans
direction, sans loi, sans vivres, comme des troupeaux sans bergers, et
ceux qui avaient fui par mer, allaient revenir; la vie, de plus en plus
puissante et active, animerait encore les rues vides, et se répandrait
dans les squares déserts. Quoi qu’ait pu faire la destruction, la main
du destructeur s’était arrêtée. Tous les décombres géants, les
squelettes noircis des maisons, qui paraissaient si lugubres par delà
les flancs gazonnés et ensoleillés de la colline, retentiraient bientôt
du bruit des marteaux et des truelles. A cette idée, j’étendis les mains
vers le ciel, en un élan de gratitude pour la Divinité. Dans un an,
pensai-je, dans un an...

Puis, avec une force irrésistible, mes pensées revinrent vers moi, vers
ma femme, vers l’ancienne existence d’espoir et de tendresse qui avait
cessé pour toujours...

[Illustration]



[Illustration] XXVI

LE DÉSASTRE


Voici maintenant la chose la plus étrange de mon récit, bien qu’elle ne
soit pas sans doute absolument surprenante. Je me rappelle clairement,
froidement, vivement, tout ce que je fis ce jour-là, jusqu’au moment où
j’étais debout au sommet de Primrose Hill pleurant et remerciant Dieu.
Après cela, je ne sais plus rien...

Des trois jours qui suivirent, il ne me reste le moindre souvenir.
Depuis lors, j’ai appris que, bien loin d’avoir été le premier à
découvrir la destruction des Marsiens, plusieurs autres vagabonds,
errant comme moi, avaient déjà fait cette découverte la nuit précédente.
Un homme--le premier--avait été à Saint-Martin-le-Grand, et, tandis que
j’étais caché dans le kiosque de la station de cabs, il avait trouvé le
moyen de télégraphier à Paris. De là, la joyeuse nouvelle avait parcouru
le monde entier; mille cités, effarées par d’horribles appréhensions,
s’étaient livrées, au milieu d’illuminations folles, à des
manifestations frénétiques; on savait la chose à Dublin, à Edimbourg, à
Manchester, à Birmingham, pendant que j’étais au bord du talus à
examiner la fosse. Déjà, des hommes pleurant de joie, chantant
interrompant leur travail pour se serrer les mains et pousser des
vivats, formaient des trains qui redescendaient vers Londres. Les
cloches, qui s’étaient tues depuis une quinzaine, proclamèrent tout à
coup la nouvelle, et ce ne fut, dans toute l’Angleterre, qu’un seul
carillon. Des hommes à bicyclette, maigres et débraillés,
s’essoufflaient sur toutes les routes, criant partout la délivrance
inattendue aux gens désemparés, rôdant à l’aventure, la face décharnée
et les yeux effarés. Et les vivres! par la Manche, par la mer d’Islande,
par l’Atlantique, le blé, le pain, la viande accouraient à notre aide.
Tous les vaisseaux du monde semblaient alors se diriger vers Londres.
Mais de tout cela je n’ai gardé le moindre souvenir. J’errais par la
ville--en proie à un accès de démence et, revenant à la raison, je me
trouvai chez des braves gens qui m’avaient recueilli, alors que, depuis
trois jours, je vagabondais, pleurant de rage, à travers les rues de
Saint John’s Wood. Ils me racontèrent par la suite que je chantais une
sorte de complainte, des phrases incohérentes, telles que: «Le dernier
homme vivant! Hurrah! Le dernier homme en vie.» Préoccupés comme ils
devaient l’être de leurs propres affaires, ces gens, dont je ne saurais
même donner ici le nom, malgré mon vif désir de leur exprimer ma
reconnaissance, ces gens s’encombrèrent néanmoins de moi, me donnèrent
asile et me protégèrent contre ma propre fureur. Apparemment, j’avais
dû, pendant ce laps de temps, leur conter des bribes de mon histoire.

[Illustration]

Quand mon égarement eut cessé, ils m’annoncèrent, avec beaucoup de
ménagements, ce qu’ils avaient appris du sort de Leatherhead. Deux jours
après mon emprisonnement, la ville, avec tous ses habitants, avait été
détruite par un Marsien, qui l’avait saccagée de fond en comble,
semblait-il, sans aucune provocation, comme un gamin bouleverserait une
fourmilière, pour le simple caprice de faire étalage de sa force.

     Toute la ville semblait me regarder avec des yeux de spectre. Les
     fenêtres des maisons blanches étaient des orbites vides dans des
     crânes, et mon imagination m’entourait de mille ennemis silencieux.

                                                           (CHAPITRE XXV)



[Illustration]

Je me trouvais sans famille et sans foyer, et ils furent très bons pour
moi. J’étais seul et triste et ils me supportèrent avec indulgence. Je
passai avec eux les quatre jours qui suivirent ma guérison. Pendant tout
ce temps, je sentis un désir inexplicable et de plus en plus vif de
revoir, une fois encore, ce qui restait de ma petite existence passée,
qui avait paru si brillante et si heureuse. C’était un désir sans
espoir, un besoin de me repaître de ma misère. Ils firent tout ce qu’ils
purent pour me dissuader et me distraire de cette pensée morbide. Mais
bientôt je ne pus résister plus longtemps à cette impulsion; leur
promettant de revenir fidèlement, et, je l’avoue, me séparant de ces
amis de quatre jours avec des larmes dans les yeux, je m’aventurai
derechef par les rues qui récemment avaient été si sombres, si
insolites, si vides.

Déjà, elles étaient emplies de gens qui revenaient; à certains endroits
même, des boutiques étaient ouvertes et j’aperçus une fontaine wallace
où coulait un filet d’eau.

Je me souviens combien ironiquement brillant le jour semblait, au moment
où j’entreprenais ce mélancolique pèlerinage à la petite maison de
Woking, combien étaient affairées les rues, et vivante l’animation qui
m’entourait.

Partout les gens, innombrables, étaient dehors, empressés à mille
occupations, et l’on ne pouvait croire qu’une grande partie de la
population avait été massacrée. Mais je remarquai alors combien les
faces des gens que je rencontrais étaient jaunes, combien longs et
hérissés les cheveux des hommes, combien grands et brillants leurs yeux,
tandis que la plupart étaient encore revêtus de leurs habits en
haillons. Sur les figures, on ne voyait que deux expressions: une joie
et une énergie exultante, ou une farouche résolution. A part
l’expression des visages, Londres semblait une ville de mendiants et de
chemineaux. En grande confusion, on distribuait partout le pain qu’on
nous avait envoyé de France. Les rares chevaux qu’on rencontrait avaient
les côtes horriblement apparentes. Des agents, spécialement engagés,
l’air hagard, un insigne blanc au bras, se tenaient au coin des rues. Je
ne vis pas grand’chose des méfaits des Marsiens avant d’arriver à
Wellington Street, où l’Herbe Rouge grimpait par-dessus les piles et les
arches du pont de Waterloo.

Au coin du pont, je rencontrai un des contrastes baroques, habituels en
ces occasions. Un grand papier, fixé à une tige, s’étalait contre un
fourré d’Herbe Rouge. C’était une affiche du premier journal qui ait
repris sa publication; j’en payai un exemplaire avec un shilling tout
noirci, que je retrouvai dans une poche. La plus grande partie du
journal était en blanc, mais le compositeur s’était amusé à remplir la
dernière page avec une collection d’annonces fantaisistes. Le reste
était une suite d’impressions et d’émotions personnelles rédigées à la
hâte; le service des nouvelles n’était pas encore réorganisé. Je
n’appris rien de nouveau, sinon qu’en une seule semaine l’examen des
mécanismes marsiens avait donné des résultats surprenants. Parmi
d’autres choses, on affirmait--ce que je ne pus croire encore qu’on
avait découvert le «secret de voler». A la gare de Waterloo, je trouvai
des trains qui ramenaient gratis les gens chez eux. Le premier flot
s’étant déjà écoulé, il n’y avait heureusement que peu de voyageurs dans
le train et je ne me sentais guère disposé à soutenir une conversation
occasionnelle. Je m’installai seul dans un compartiment, et, les bras
croisés, je contemplai, par la portière ouverte le lamentable spectacle
de toute cette dévastation ensoleillée. Au sortir de la gare, le train
cahota sur une voie temporaire. De chaque côté les maisons n’étaient que
des ruines noircies. A l’embranchement de Clapham, Londres apparut tout
barbouillé par la poussière de la Fumée Noire, malgré les deux derniers
jours d’orages et de pluies. Là aussi, une partie de la voie avait été
détruite, et des centaines d’ouvriers--commis sans emploi et gens de
magasins--travaillaient à côté des terrassiers ordinaires, et nous fûmes
encore cahotés sur une voie provisoire, hâtivement établie.

[Illustration]

Tout au long de la ligne, l’aspect de la contrée était désolé et
bouleversé. Wimbledon avait particulièrement souffert; Walton, grâce à
ses bois de sapins qui n’avaient pas été incendiés, parut être la
localité la moins endommagée. La Wandle, la Mole, tous les cours d’eaux
n’étaient que des masses enchevêtrées d’Herbe Rouge. Les forêts de pins
du Surrey étaient des endroits trop secs pour que ces végétations les
envahissent. Après la gare de Wimbledon, on voyait des fenêtres du
train, dans des pépinières, les masses de terres remuées par la chute du
sixième cylindre. Un certain nombre de gens se promenaient là, et des
troupes du génie travaillaient alentour. Un pavillon anglais flottait
joyeusement à la brise du matin. Les pépinières étaient partout envahies
par les végétations écarlates, une immense étendue aux teintes livides,
coupée d’ombres pourpres et très pénibles à l’œil. Le regard, avec un
infini soulagement, se portait des grès roussâtres et des rouges
lugubres du premier plan, vers la douceur verte et bleue des collines de
l’est.

[Illustration]

A Woking, la ligne était encore en réparation. Je dus descendre à
Byfleet et prendre la route de Maybury, en passant par l’endroit où
l’artilleur et moi avions causé aux hussards, et par la lande où un
Marsien m’était apparu pendant l’orage. Là, poussé par la curiosité, je
fis un détour pour chercher, dans un fouillis d’Herbe Rouge le dogcart
renversé et brisé, et les os blanchis du cheval, épars et rongés. Je
demeurai là, un instant, à examiner ces vestiges.

Puis, je repris mon chemin à travers le bois de sapins, en certains
endroits enfoncé jusqu’au cou dans l’Herbe Rouge; le cadavre de
l’hôtelier du Chien-Tigré n’était plus à la place où je l’avais vu, et
je pensai qu’il avait déjà dû être enterré; je revins ainsi chez moi en
passant par College Arms. Un homme, debout contre la porte ouverte d’un
cottage, me salua par mon nom, quand je passai devant lui.

Avec un éclair d’espoir, qui se dissipa immédiatement, je regardai ma
maison. La porte avait été forcée; elle ne tenait plus fermée, et, au
moment où j’approchai, elle s’ouvrit lentement.

Elle se referma soudain en claquant. Les rideaux de mon cabinet
flottaient au courant d’air de la fenêtre ouverte, la fenêtre de
laquelle l’artilleur et moi nous avions guetté l’aurore. Depuis lors,
personne ne l’avait fermée. Les bouquets d’arbustes écrasés étaient
encore tels que je les avais laissés quatre semaines auparavant. Je
trébuchai dans le vestibule et la maison sonna le vide. L’escalier était
taché et sale à l’endroit où, trempé jusqu’aux os par l’orage, je
m’étais laissé tomber, la nuit de la catastrophe. En montant, je trouvai
les traces boueuses de nos pas.

Je les suivis jusqu’à mon cabinet; là, sous la sélénite qui me servait
de presse-papier, étaient encore les feuilles du manuscrit que j’avais
laissé interrompu, l’après-midi où le cylindre s’ouvrit. Je parcourus ma
dissertation inachevée. C’était un article sur “le Développement des
Idées Morales et les Progrès de la Civilisation”. La dernière phrase
commençait prophétiquement ainsi: Nous pouvons espérer que dans deux
cents ans... Brusquement, mon travail en restait là; je me rappelai
l’incapacité où je m’étais trouvé de fixer mon esprit, ce matin d’il y
avait à peine un mois, et avec quel plaisir je m’étais interrompu pour
aller recevoir la «Daily Chronicle» des mains du petit porteur de
journaux. Je me souvins que j’étais allé au-devant de lui jusqu’à la
grille du jardin, et que j’avais écouté avec une surprise incrédule son
étrange histoire des «hommes tombés de Mars».

Je redescendis dans la salle à manger, j’y retrouvai, tels que
l’artilleur et moi les avions laissés, le gigot et le pain, en fort
mauvais état, et une bouteille de bière renversée. Mon foyer était
désolé. Je compris combien était fou le faible espoir que j’avais si
longtemps caressé. Alors, quelque chose d’étrange se produisit.

--C’est inutile, disait une voix; la maison est vide--depuis plus de dix
jours sans doute. Ne restez pas là à vous torturer. Vous seule avez
échappé.

J’étais frappé de stupeur. Avais-je pensé tout haut? Je me retournai.
Derrière moi, la porte-fenêtre était restée ouverte et, m’approchant, je
regardai au dehors.

Là, stupéfaits et effrayés, autant que je l’étais moi-même, je vis mon
cousin et ma femme--ma femme livide et les yeux sans larmes. Elle poussa
un cri étouffé.

--Je suis venue, dit-elle... Je savais... Je savais bien...

Elle porta la main à sa gorge et chancela. Je fis un pas en avant et la
reçus dans mes bras.

[Illustration]

     ... je pus voir l’intérieur de la redoute; c’était un vaste espace
     où gisaient, en désordre, des mécanismes gigantesques, des monceaux
     énormes de matériaux et des abris d’une étrange sorte. Puis, épars
     çà et là, quelques-uns dans leurs Machines de Guerre renversées ou
     dans les Machines à Mains, rigides maintenant, et une douzaine
     d’autres silencieux, roides et alignés, étaient les
     Marsiens--«morts»...

                                                           (CHAPITRE XXV)



[Illustration]



[Illustration] XXVII

ÉPILOGUE


En terminant mon récit, je regrette de n’avoir pu contribuer qu’en une
si faible mesure à jeter quelque clarté sur maintes questions
controversées et qu’on discute encore. Sous un certain rapport,
j’encourrai certainement des critiques, mais mon domaine particulier est
la philosophie spéculative, et mes connaissances en physiologie comparée
se bornent à un ou deux manuels. Cependant, il me semble que les
hypothèses de Carter, pour expliquer la mort rapide des Marsiens, sont
si probables qu’on peut les considérer comme une conclusion démontrée,
et je me suis rangé à cette opinion, dans le cours de mon récit.

Quoi qu’il en soit, on ne retrouva, dans les cadavres marsiens qui
furent examinés après la guerre, aucun bacille autre que ceux connus
déjà comme appartenant à des espèces terrestres. Le fait qu’ils
n’enterraient pas leurs morts, et les massacres qu’ils perpétrèrent avec
tant d’indifférence, prouvent qu’ils ignoraient entièrement les dangers
de la putréfaction. Mais, si concluant que cela soit, ce n’est en aucune
façon un argument irréfutable et catégorique.

La composition de la Fumée Noire, que les Marsiens employèrent avec des
effets si meurtriers, est encore inconnue, et le générateur du Rayon
Ardent demeure un mystère. Les terribles catastrophes, qui se
produisirent pendant des recherches aux laboratoires d’Ealing et de
South Kensington, ont découragé les chimistes, qui n’osent se livrer à
de plus amples investigations. L’analyse spectrale de la Poussière Noire
indique, sans possibilité d’erreur, la présence d’un élément inconnu,
qui forme, dans le vert du spectre, un groupe brillant de trois lignes;
il se peut que cet élément se combine avec l’argon, pour former un
composé qui aurait un effet immédiat et mortel sur quelque partie
constitutive du sang. Mais des spéculations aussi peu prouvées
n’intéressent guère l’ordinaire lecteur, auquel s’adresse ce récit. On
n’avait naturellement pas pu examiner l’écume brunâtre qui descendit la
Tamise après la destruction de Shepperton, et on n’aura plus l’occasion
de le faire.

[Illustration]

J’ai déjà donné les résultats de l’examen anatomique des Marsiens,
autant qu’un tel examen était possible sur les restes laissés par les
chiens errants. Tout le monde a pu voir le magnifique spécimen, presque
complet, qui est conservé dans l’alcool au Muséum d’Histoire Naturelle,
ou les innombrables dessins et reproductions qui en furent faits; mais,
en dehors de cela, l’intérêt qu’offrent leur physiologie et leur
structure demeure purement scientifique.

Une question, d’un intérêt plus grave et plus universel, est la
possibilité d’une nouvelle attaque des Marsiens. Je suis d’avis que l’on
n’a pas accordé suffisamment d’attention à cet aspect du problème. A
présent, la planète Mars est en conjonction, mais pour moi, à chaque
retour de son opposition, je m’attends à une nouvelle

     ... les formidables engins, d’une puissance et d’une complexité si
     grandes et si surprenantes, si peu terrestres par leurs formes
     tortueuses et bizarres, montaient, sinistres, étranges et vagues,
     hors des ténèbres, vers la lumière.

                                                           (CHAPITRE XXV)



[Illustration]

tentative. En tous les cas, nous devrons être prêts. Il me semble qu’il
serait possible de déterminer exactement la position du canon avec
lequel ils nous envoient leurs projectiles, d’établir une surveillance
continuelle de cette partie de la planète et d’être avertis de leur
prochaine invasion.

On pourrait alors détruire le cylindre, avec de la dynamite ou d’autres
explosifs, avant qu’il ne soit suffisamment refroidi pour permettre aux
Marsiens d’en sortir; ou bien, on pourrait les massacrer à coups de
canon, dès que le couvercle serait dévissé. Il me paraît que, par
l’échec de leur première surprise, ils ont perdu un avantage énorme, et
peut-être aussi voient-ils la chose sous ce même jour.

Lessing a donné d’excellentes raisons de supposer que les Marsiens ont
effectivement réussi à faire une descente sur la planète Vénus. Il y a
sept mois, Vénus et Mars étaient sur une même ligne avec le soleil,
c’est-à-dire que, pour un observateur placé sur la planète Vénus, Mars
se trouvait en opposition. Peu après, une trace particulièrement
sinueuse et lumineuse apparut sur l’hémisphère obscur de Vénus, et,
presque simultanément, une trace faible et sombre, d’une similaire
sinuosité, fut découverte sur une photographie du disque marsien. Il
faut voir les dessins qu’on a faits de ces signes, pour apprécier
pleinement leurs caractères remarquablement identiques.

En tous les cas, que nous attendions ou non une nouvelle invasion, ces
événements nous obligent à modifier grandement nos vues sur l’avenir des
destinées humaines. Nous avons appris, maintenant, à ne plus considérer
notre planète comme une demeure sûre et inviolable pour l’Homme: jamais
nous ne serons en mesure de prévoir quels biens ou quels maux invisibles
peuvent nous venir tout à coup de l’espace. Il est possible que, dans le
plan général de l’univers, cette invasion ne soit pas pour l’homme sans
utilité finale; elle nous a enlevé cette sereine confiance en l’avenir,
qui est la plus féconde source de décadence; elle a fait à la science
humaine des dons inestimables, et contribué dans une large mesure à
avancer la conception du bien-être pour tous, dans l’humanité. Il se
peut qu’à travers l’immensité de l’espace les Marsiens aient suivi le
destin de leurs pionniers, et que, profitant de la leçon, ils aient
trouvé dans la planète Vénus une colonie plus sûre. Quoi qu’il en soit,
pendant bien des années encore, on continuera de surveiller sans relâche
le disque de Mars, et ces traits enflammés du ciel, les étoiles
filantes, en tombant, apporteront à tous les hommes une inéluctable
appréhension.

Il serait difficile d’exagérer le merveilleux développement de la pensée
humaine, qui fut le résultat de ces événements. Avant la chute du
premier cylindre, il régnait une conviction générale qu’à travers les
abîmes de l’espace aucune vie n’existait, sauf à la chétive surface de
notre minuscule sphère. Maintenant, nous voyons plus loin. Si les
Marsiens ont pu atteindre Vénus, rien n’empêche de supposer que la chose
soit possible aussi pour les hommes. Quand le lent refroidissement du
soleil aura rendu cette terre inhabitable, comme cela arrivera, il se
peut que la vie, qui a commencé ici-bas, aille se continuer sur la
planète sœur. Aurons-nous à la conquérir?

Obscure et prodigieuse est la vision que j’évoque de la vie, s’étendant
lentement, de cette petite serre chaude du système solaire, à travers
l’immensité vide de l’espace sidéral. Mais c’est un rêve lointain. Il se
peut aussi, d’ailleurs, que la destruction des Marsiens ne soit qu’un
court répit. Peut-être est-ce à eux et nullement à nous que l’avenir est
destiné.

[Illustration]

Il me faut avouer que la détresse et les dangers de ces moments ont
laissé, dans mon esprit, une constante impression de doute et
d’insécurité. J’écris, dans mon bureau, à la clarté de la lampe, et
soudain, je revois la vallée, qui s’étend sous mes fenêtres, incendiée
et dévastée; je sens la maison autour de moi vide et désolée. Je me
promène sur la route de Byfleet, et je croise toutes sortes de
véhicules, une voiture de boucher, un landau de gens en visite, un
ouvrier à bicyclette, des enfants s’en allant à l’école, et soudain,
tout cela devient vague et irréel, et je crois encore fuir avec
l’artilleur, à travers le silence menaçant et l’air brûlant. La nuit, je
revois la Poussière Noire obscurcissant les rues silencieuses, et, sous
ce linceul, des cadavres grimaçants; ils se dressent devant moi, en
haillons et à demi dévorés par les chiens; ils m’invectivent et
deviennent peu à peu furieux, plus pâles et plus affreux, et se
transforment enfin en affolantes contorsions d’humanité. Puis je
m’éveille, glacé et bouleversé, dans les ténèbres de la nuit.

Je vais à Londres; je me mêle aux foules affairées de Fleet Street et du
Strand, et ces gens semblent être les fantômes du passé, hantant les
rues que j’ai vues silencieuses et désolées, allant et venant, ombres
dans une ville morte, caricatures de vie dans un corps pétrifié. Il me
semble étrange, aussi, de grimper, ce que je fis la veille du jour où
j’écrivis ce dernier chapitre, au sommet de Primrose Hill, pour voir
l’immense province de maisons, vagues et bleuâtres, à travers un voile
de fumée et de brume, disparaissant au loin dans le ciel bas et sombre,
de voir

     ... en une seule semaine l’examen des mécanismes marsiens avait
     donné des résultats surprenants.

                                                           (CHAPITRE XXVI)



[Illustration]

les gens se promener dans les allées bordées de fleurs, au flanc de la
colline, d’observer les curieux venant voir la machine marsienne, qu’on
a laissée là encore, d’entendre le tapage des enfants qui jouent, et de
me rappeler que je vis tout cela ensoleillé et clair, triste et
silencieux, à l’aube de ce dernier grand jour...

Et le plus étrange de tout, encore, est de penser, tandis que j’ai dans
la mienne sa main mignonne, que ma femme m’a compté, et que je l’ai
comptée, elle aussi, parmi les morts.

[Illustration: FIN]



TABLE DES MATIÈRES


LIVRE PREMIER

L’ARRIVÉE DES MARSIENS

                                                                   Pages

CHAPITRE I.--A la veille de la guerre                                  7

Id. II.--Le Météore                                                   15

Id. III.--Sur la lande                                                21

Id. IV.--Le cylindre se dévisse                                       26

Id. V.--Le Rayon Ardent                                               31

Id. VI.--Le Rayon Ardent sur la route de Chobham                      37

Id. VII.--Comment je rentrai chez moi                                 40

Id. VIII.--Vendredi soir                                              46

Id. IX.--La lutte commence                                            51

Id. X.--En pleine mêlée                                               58

Id. XI.--A la fenêtre                                                 65

Id. XII.--Ce que je vis de la destruction de Weybridge et de
Shepperton                                                            71

Id. XIII.--Par quel hasard je rencontrai le vicaire                   85

Id. XIV.--A Londres                                                   91

Id. XV.--Les événements dans le Surrey                               104

Id. XVI.--La Panique                                                 114

Id. XVII.--Le “Fulgurant”                                            127

LIVRE DEUXIÈME

LA TERRE AU POUVOIR DES MARSIENS

                                                                   Pages

CHAPITRE XVIII.--Sous le talon                                       141

Id. XIX.--Dans la maison en ruines                                   150

Id. XX.--Les jours d’emprisonnement                                  162

Id. XXI.--La mort du vicaire                                         170

Id. XXII.--Le silence                                                174

Id. XXIII.--L’ouvrage de quinze jours                                179

Id. XXIV.--L’homme de Putney Hill                                    185

Id. XXV.--Londres mort                                               208

Id. XXVI.--Le désastre                                               219

Id. XXVII.--Épilogue                                                 229



ILLUSTRATIONS HORS TEXTE


                                                                   Pages

LIVRE PREMIER.--L’arrivée des Marsiens                                 5

CHAPITRE I.

Le spectroscope indiqua une masse de gaz enflammés...                 11

CHAPITRE II.

Le Météore                                                            17

CHAPITRE III.

La Chose                                                              23

CHAPITRE IV.

Le cylindre ouvert                                                    29

CHAPITRE V.

Le Rayon Ardent                                                       35

Le Rayon Ardent sur la lande                                          41

CHAPITRE VI.

Le Rayon Ardent sur la route de Chobham                               47

CHAPITRE VIII.

Tout au long de la nuit, les Marsiens...                              53

CHAPITRE X.

Visions terrifiantes                                                  63

CHAPITRE XI.

Ce bouclier se dressa sur trois pieds...                              73

CHAPITRE XII.

Touché!                                                               83

Le combat dans la rivière                                             93

CHAPITRE XV.

La Fumée Noire                                                       111

CHAPITRE XVII.

Le “Fulgurant”                                                       125

La Machine Volante                                                   131

LIVRE DEUXIÈME.--La terre au pouvoir des Marsiens                    139

CHAPITRE XVIII

Le cinquième cylindre                                                143

CHAPITRE XIX

Le camp des Marsiens                                                 153

La Machine à Mains                                                   159

CHAPITRE XX

En observation                                                       165

CHAPITRE XXI

La mort du vicaire                                                   175

CHAPITRE XXII

L’Herbe Rouge                                                        181

CHAPITRE XXIII

L’Inondation                                                         187

CHAPITRE XXIV

Les égouts                                                           193

Scènes dans Regent Street et Piccadilly                              199

CHAPITRE XXV

Londres mort                                                         205

Les restes d’une Machine à Mains                                     215

Hallucination                                                        221

La redoute des Marsiens                                              227

Les Géants morts                                                     231

CHAPITRE XXVI

Après le désastre                                                    235



ILLUSTRATIONS DANS LE TEXTE


                                                                   Pages

CHAPITRE I.

Dans l’observatoire. (Entête)                                          7

Le projectile. (Finale)                                               14

CHAPITRE II.

A mon bureau. (Entête)                                                15

Le vendeur de journaux. (Finale)                                      20

CHAPITRE III.

Sur la lande. (Entête)                                                21

Des gamins s’amusaient à jeter des pierres... (Finale)                25

CHAPITRE IV.

Première panique. (Entête)                                            26

Le garçon boutiquier. (Finale)                                        28

CHAPITRE V.

Le Rayon Ardent. (Entête)                                             31

La députation                                                         32

Premières victimes. (Finale)                                          34

CHAPITRE VI.

Le Miroir tournant. (Entête)                                          37

Inconscience                                                          38

La Fuite. (Finale)                                                    39

CHAPITRE VII.

Visions. (Entête)                                                     40

Dernier dîner. (Finale)                                               45

CHAPITRE VIII.

Le travail des Marsiens. (Entête)                                     46

La chute du second cylindre. (Finale)                                 50

CHAPITRE IX.

La lutte commence. (Entête)                                           51

Le dogcart                                                            57

CHAPITRE X.

En pleine mêlée. (Entête)                                             58

Mon retour                                                            62

CHAPITRE XI.

Le train en flammes. (Entête)                                         65

Le récit de l’artilleur                                               68

Exploit de Marsien. (Finale)                                          70

CHAPITRE XII.

Touché! (Entête)                                                      71

Trente mètres de haut, trois jambes, mon lieutenant                   75

Un vieux bonhomme ridé, avec une immense malle                        76

... s’avançaient avec une porte de cabane...                          77

... emportant les débris de leur camarade. (Finale)                   82

CHAPITRE XIII.

Le vicaire. (Entête)                                                  85

Je me remis à pagayer...                                              86

Nous ferons mieux de suivre ce sentier. (Finale)                      90

CHAPITRE XIV.

A Londres. (Entête)                                                   91

... détruit la gare de Woking                                         95

Des trucs portant d’immenses canons...                                97

Les dernières nouvelles                                               98

Un homme en habit de travail...                                       99

Toutes les cloches d’église...                                       101

Que diable arrive-t-il?                                              102

La propriétaire, négligemment enveloppée... (Finale)                 103

CHAPITRE XV.

La Fumée Noire. (Entête)                                             104

Ils firent feu à cent mètres...                                      105

Ces projectiles se brisaient en touchant le sol                      108

L’homme qui échappa à la suffocation                                 109

Suffocant et se tordant sur le sol. (Finale)                         113

CHAPITRE XVI.

La panique. (Entête)                                                 114

Elle fit feu à six mètres...                                         116

Un homme en habit de soirée...                                       118

Eternité! Eternité!                                                  120

Un homme barbu à face d’oiseau de proie...                           122

Les deux femmes blotties sur le siège...                             123

L’avare écrasé. (Finale)                                             124

CHAPITRE XVII.

Le “Fulgurant”. (Entête)                                             127

Quelque plume monstrueuse avait laissé tomber...                     128

... détruisirent les voies du chemin de fer                          129

Une multitude de barques de pêche...                                 130

Des paquebots vomissaient des nuages...                              134

Le “Fulgurant” venait à toute vapeur                                 135

Le capitaine tendit le bras... (Finale)                              137

CHAPITRE XVIII.

Là s’élevait une maison blanche... (Entête)                          141

Le Marsien les ramassa un par un...                                  146

Le plafond s’abattit sur nous....                                    147

Je l’entendis venir en rampant. (Finale)                             149

CHAPITRE XIX.

La Machine à Mains. (Entête)                                         150

Le Marsien                                                           152

Ils prenaient le sang frais d’autres créatures...                    155

Ces êtres étaient bipèdes                                            156

... devaient ignorer les émotions tumultueuses...                    157

Composée de disques dans une gaîne...                                159

Quand je revins à mon poste... (Finale)                              159

CHAPITRE XX.

C’était un objet ayant la forme... (Entête)                          162

Mais c’était une de ces faibles créatures...                         163

C’était un homme d’âge moyen...                                      168

Les hommes comestibles. (Finale)                                     169

CHAPITRE XXI.

La mort du vicaire. (Entête)                                         170

CHAPITRE XXII.

Le silence. (Entête)                                                 174

L’Herbe Rouge. (Finale)                                              178

CHAPITRE XXIII.

L’ouvrage de quinze jours. (Entête)                                  179

... en m’aidant des villas en ruines...                              183

L’Herbe Rouge. (Finale)                                              184

CHAPITRE XXIV.

Ce souvenir... me hanta. (Entête)                                    185

L’homme rat                                                          198

Il revint avec d’excellents cigares...                               203

Je trouvai ces jeux extrêmement intéressants                         204

J’étais encore sur le toit. (Finale)                                 207

CHAPITRE XXV.

Londres mort. (Entête)                                               208

... le rendaient presque impraticable                                209

L’abandon et le silence...                                           211

Une odeur de sinistre augure...                                      212

Un second Marsien, debout et silencieux...                           213

La mort des Marsiens. (Finale)                                       218

CHAPITRE XXVI.

Le désastre. (Entête)                                                219

... me protégèrent contre ma propre fureur...                        220

L’examen des mécanismes marsiens...                                  224

Je regardai ma maison                                                225

Je suis venue... dit-elle... (Finale)                                226

CHAPITRE XXVII.

Après le désastre. (Entête)                                          229

L’examen anatomique des Marsiens...                                  230

... la machine marsienne qu’on avait laissée là                      234

Fin                                                                  237

            Cet ouvrage, gravé et imprimé dans les
            Établissements L. VANDAMME & Co,
            à Jette lez-Bruxelles, fut achevé le
            10 Mai mil neuf cent six





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