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Title: Corinne ou l'Italie - Nouvelle édition revue avec soin et précédée d'observations - par Mme Necker de Saussure et M. Sainte-Beuve de l'Académie - française
Author: Staël, Madame de (Anne-Louise-Germaine)
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Corinne ou l'Italie - Nouvelle édition revue avec soin et précédée d'observations - par Mme Necker de Saussure et M. Sainte-Beuve de l'Académie - française" ***


  MADAME DE STAËL

  CORINNE
  OU
  L'ITALIE

  NOUVELLE ÉDITION
  REVUE AVEC SOIN ET PRÉCÉDÉE D'OBSERVATIONS
  PAR MME NECKER DE SAUSSURE
  ET
  M. SAINTE-BEUVE
  de l'Académie française

  PARIS
  GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  6, RUE DES SAINTS-PÈRES, ET PALAIS-ROYAL, 215



DE CORINNE

PAR MADAME NECKER DE SAUSSURE


Dans la littérature proprement dite, et hors du domaine de la politique,
_Corinne_ est le chef-d'oeuvre de madame de Staël, _Corinne_ est
l'ouvrage éclatant et immortel qui lui a le premier assigné un rang
parmi les grands écrivains. C'est une composition de génie dans laquelle
deux oeuvres différentes, un roman et un tableau de l'Italie, ont été
fondues ensemble. Les deux idées sont évidemment nées à la fois: l'on
sent que l'une sans l'autre elles n'auraient pas pu séduire l'auteur, ni
correspondre à ses pensées. Aussi parmi la plus riche variété de
couleurs et de formes, il règne un ravissant accord, et une teinte
harmonieuse est répandue sur l'ensemble. _Corinne_ est à la fois un
ouvrage de l'art, et une production de l'esprit, un poëme et un
épanchement de l'âme. Le naturel, et un naturel ardent, passionné, bien
que tendre et mélancolique, y perce de toutes parts, et il n'y a pas une
ligne qui ne soit écrite avec émotion. Madame de Staël s'est, pour ainsi
dire, divisée entre ses deux principaux personnages. Elle a donné à l'un
ses regrets éternels, à l'autre son admiration nouvelle: Corinne et
Oswald, c'est l'enthousiasme et la douleur, et tous deux c'est
elle-même.

La première partie, l'Italie démontrée par l'amour, est un enchantement
continuel. Corinne célèbre toutes les merveilles des arts en faisant
connaître à Oswald la plus grande des merveilles, Rome, empreinte du
génie de tant de siècles, Rome qui a triomphé de l'univers et du temps.
Elle chante la nature féconde et magnifique du Midi, les monuments du
passé dans leur auguste mélancolie, les héros, les poëtes, les citoyens
qui ne sont plus. Tout ce que l'histoire offre de grand, tout ce que le
moment présent peut inspirer de traits agréables, piquants, et parfois
comiques, à un esprit observateur, se trouve réuni dans ses paroles. Aux
vues originales d'une jeune imagination elle joint la connaissance de
tout ce qui a été pensé sur les objets dont elle parle. Elle sait quelle
a été la manière de juger des anciens et celle des artistes du moyen
âge, quelle est celle des diverses nations modernes; et elle explique,
elle met en contraste tous ces points de vue avec la grâce animée d'une
jeune femme qui veut avant tout plaire et se faire aimer.

C'est avec habileté que l'auteur a repoussé dans l'ombre le commencement
du voyage de lord Nelvil, afin de porter toute la lumière sur la superbe
scène qui est le vrai début de l'ouvrage. Accablé par le chagrin d'avoir
perdu son père, Oswald lord Nelvil était entré la veille dans Rome sans
rien observer, lorsqu'au matin un soleil éclatant, un bruit de fanfares,
des coups de canon le réveillent. La muse de l'Italie, Corinne,
improvisatrice, musicienne, peintre et femme charmante, va être
couronnée au Capitole. La ville entière est en mouvement, la fête du
génie est célébrée par tout un peuple. On s'associe aux diverses
impressions d'Oswald, lorsqu'il suit involontairement le char brillant
de Corinne. Comme lui, on avait conçu des préventions contre la femme
qui recherche des hommages publics, et comme lui on se réconcilie avec
Corinne, quand on croit voir cette physionomie aimable où se peint la
bonté, la simplicité du coeur unie au plus bel enthousiasme. On partage
son émotion, lorsque mêlé avec la foule au Capitole, il s'aperçoit que
sa noble taille, ses habits de deuil et peut-être son expression de
tristesse ont attiré l'attention de Corinne; qu'elle s'est attendrie en
le regardant, que déjà elle a eu besoin de changer le sujet de ses
chants et de joindre des paroles sensibles à son hymne de triomphe. Mais
à travers le trouble que ressent Oswald, son caractère se fait jour. On
voit que l'idée de la patrie est celle qui disposera de lui. Quand au
sortir du Capitole la couronne de Corinne tombe, quand Oswald la relève
et qu'elle le remercie par deux mots anglais, c'est l'inimitable accent
national qui bouleverse toute son âme. Il avait été séduit; à présent il
est frappé au coeur; on sait quelle est chez lui la corde délicate, et
c'est ainsi que le roman est annoncé, et que cet exorde magnifique
renferme le secret du reste.

Les improvisations de Corinne, qui sont censées traduites de l'italien
dans l'ouvrage, y ajoutent un ornement très-brillant; néanmoins je ne
sais si leur éclat avoué l'emporte beaucoup sur le charme des autres
discours de Corinne. Tout ce que dit Corinne est ravissant. Dans le
cercle d'amis dont elle est entourée, elle excite toujours le plus vif
enthousiasme. Ses paroles toujours attendues avec impatience sont
toujours justement applaudies. Chacun dit: «Écoutez Corinne, elle vous
enchantera;» Corinne parle, et elle nous enchante en effet. Et nous ne
pensons pas que madame de Staël se loue elle-même en vantant ce qu'elle
a écrit, tant nous trouvons qu'elle a raison de se louer. Énorme
difficulté pour un auteur que celle d'annoncer un miracle d'esprit et de
tenir toujours parole! que de nous préparer à l'étonnement et de nous
étonner néanmoins! Tour de force inouï, si l'abondance, la facilité de
la verve n'excluait pas l'idée du tour de force, pour donner celle du
prodige!

Cette multitude de morceaux d'éloquence ou de tableaux charmants ne nuit
point à l'intérêt de la fiction, parce que l'auteur a eu l'art de ne
placer les digressions que dans les moments où la marche de l'action est
suspendue, où le lecteur craint même de lui voir reprendre son cours, et
où il jouit d'autant mieux d'un moment de calme, qu'il sent que l'orage
se prépare.

La destinée de Corinne est enveloppée de mystère; elle parle toutes les
langues; elle réunit les agréments de tous les climats, et l'on ne sait
où elle est née. Oswald, qui ne conçoit de bonheur que le bonheur
domestique, voudrait s'unir à elle par un lien sacré, mais auparavant il
exige sa confiance. Cette explication que Corinne retarde d'un jour à
l'autre est redoutée du lecteur même; il se plaît à ces promenades, à
ces courses intéressantes qu'elle ne cesse de proposer à Oswald, afin de
le distraire de la curiosité du coeur par celle de l'esprit. Le bonheur,
mais un bonheur qui va finir, la passion qui doit lui survivre respirent
dans les discours de Corinne. Plus le moment de l'aveu fatal approche,
plus elle veut s'étourdir elle-même, enivrer celui qu'elle aime des plus
hautes jouissances de la poésie et des arts. Il semble que des couleurs
toujours plus vives frappent tous les objets, à mesure que le ciel
devient plus menaçant, et qu'un rayon unique perce encore le nuage que
la foudre ne tardera pas à sillonner.

C'est après avoir monté le Vésuve avec Oswald et vu de près les torrents
embrasés de la lave, que Corinne remet entre les mains de lord Nelvil le
cahier où elle a écrit son histoire.

Jamais concours de circonstances n'a été plus funeste. Corinne est
Anglaise, et elle n'a pu supporter la vie monotone d'une province
d'Angleterre; Corinne a été destinée dans son enfance à devenir l'épouse
d'Oswald lui-même, et le père de celui-ci, effrayé de la vivacité des
goûts et des idées qui déjà se développaient en elle, a tourné ses vues
du côté de Lucile, la soeur cadette de Corinne. Oswald est donc blessé
dans son sentiment d'Anglais ainsi que dans son sentiment de fils. Il
est atteint dans tout ce qui est en lui plus profond, plus enraciné que
l'amour même. Dès lors la fiction prend un autre caractère, et l'on sent
qu'il ne s'agira plus que de séparation et de mort. Désormais il n'y
aura plus dans les relations d'Oswald et de Corinne que de cruels
combats, que ces déchirements de l'âme, résultats de l'opposition entre
des sentiments également vifs, que l'inégalité de conduite qui en est la
suite, et les ménagements plus tristes que les orages mêmes. Oswald doit
songer à retourner dans sa patrie, et la description du séjour qu'il
fait à Venise avec Corinne, au moment de la séparation, est d'une beauté
lugubre extrêmement originale. Je ne suivrai pas plus loin cette
esquisse. Je ne puis me résoudre à retracer l'affreux voyage que Corinne
fait secrètement en Angleterre, la maladie de langueur qui la consume,
les noces d'Oswald avec sa soeur, dont elle est presque témoin, son
retour solitaire à Florence, l'arrivée d'Oswald et de Lucile dans ce
séjour, et enfin les adieux de Corinne à tous deux, adieux contenus dans
un hymne sublime, véritable chant du cygne.

La dernière moitié de l'ouvrage est tout en contraste avec la première;
la couleur la plus sombre y règne, et elle offre un déploiement qu'on
peut appeler effrayant du talent de peindre la douleur. C'est une
fécondité extraordinaire de nuances pour graduer les impressions
tristes, pour fixer, si on peut le dire, les misères fugitives du coeur.
On voit d'abord un léger déclin dans le bonheur, puis une peine vague et
passagère qui prend à chaque instant un caractère plus arrêté, puis le
malheur dans sa force la plus cruelle, et enfin le désespoir avec son
apparence plus calme, le désespoir d'un être trop doux et trop pieux
pour se révolter, mais trop faible pour ne pas mourir.

Malgré cette profonde tristesse, il y a toujours une belle harmonie dans
chaque tableau. Corinne malheureuse est toujours une Muse inspirée; et
la jouissance des beaux-arts dont l'objet est tragique n'est jamais
perdue pour le lecteur.

Peut-être faut-il excepter de cet éloge une intrigue épisodique dont le
théâtre est à Paris. Ce morceau me paraît sortir du ton; et le mérite
qu'il peut avoir n'est pas à sa place dans l'ouvrage.

On a dit que le personnage de Corinne avait quelque chose de trop
théâtral pour la vraisemblance. Mais ce n'est pas une nature ordinaire
que l'auteur a voulu peindre; c'est le caractère exalté d'une femme
poëte qui, lorsqu'elle aime et qu'elle souffre, est toujours une
improvisatrice. La conscience de son talent, celle de l'admiration
qu'elle excite ne la quittent point, et donnent à l'expression de ses
sentiments les plus vrais une couleur particulièrement éclatante. Madame
de Staël, bien plus simple que son héroïne, devait pourtant mieux qu'une
autre concevoir une pareille modification de l'existence. C'est même
cette inspiration, portée sur l'univers extérieur comme sur les
affections de l'âme, qui met de l'accord entre la partie descriptive et
la partie romanesque de la composition.

Ceux qui jugent cet ouvrage comme un roman trouvent que le héros n'est
pas assez passionné. Mais Corinne ne devait être surpassée en rien, pas
même dans l'amour; et il fallait un caractère absolument différent du
sien pour qu'il se soutint à côté d'elle. Celui d'Oswald est dans la
nature, et il est surtout dans celle d'un Anglais. Combien n'existe-t-il
pas, principalement dans les pays sévères, de ces êtres qui regrettent
tour à tour le plaisir et l'austérité, qui paraissent à la fois dominés
par leurs habitudes et par le désir de s'en affranchir, et qui ne sont
jamais plus près de rompre avec leurs passions ou avec leurs principes,
que quand on les croit sur le point de leur céder! Ce caractère qui
tenait la malheureuse Corinne dans un état d'alarmes perpétuelles, était
peut-être exactement ce qu'il fallait pour fixer son imagination et
captiver ses pensées.

Tout ce qui concerne les beaux-arts est plein d'intérêt et de mérite. Il
y a une fraîcheur, une vivacité extrême dans les impressions, et
pourtant une érudition ingénieuse s'y laisse entrevoir. Les idées les
plus marquantes de Winkelmann, celles qu'y ont ajoutées d'autres auteurs
allemands, celles même des érudits italiens, sont exposées par Corinne,
et semblent souvent renaître chez elle sous la forme de l'inspiration.
Corinne, avec son enthousiasme, a tout le tact de madame de Staël. Chez
elle l'admiration la plus vive est toujours circonscrite; le mot qui
l'exprime en marque la borne; elle voit ce qui manque à travers ce qui
est, et sans cesser de jouir de ce qui est.

Je ne sais si l'on a reproché à madame de Staël de s'être peinte
elle-même dans Corinne. Peut-être n'a-t-elle pas été étrangère au désir
d'affaiblir les préventions qu'on a dans le monde contre les femmes à
grands talents; peut-être a-t-elle voulu montrer, ainsi qu'elle le
savait par expérience, que l'amour de la gloire ne supposait pas
nécessairement les défauts avec lesquels l'opinion commune l'associe.
Elle a donc créé un être semblable à elle, une femme qui unit le besoin
du succès à une sensibilité profonde, la mobilité de l'imagination à la
constance du coeur, l'abandon dans la conversation à cette dignité de
l'âme qui commande celle des manières, et enfin la passion dans toute sa
force à l'examen de soi et des autres. Et cet être qu'elle a conçu, elle
l'a tellement réalisé, elle lui a donné aux yeux de tous une forme si
prononcée, que la fiction a servi de preuve à la vérité; et Corinne a
fait enfin connaître madame de Staël.

Toutefois, une pareille vue n'a pu être que secondaire. Il ne faut pas
chercher d'explication à ce qui est beau en soi. _Corinne_ est le fruit
de l'inspiration. C'est un tableau qui s'était trop fortement emparé de
l'imagination de l'auteur pour qu'il n'eût pas le besoin de le tracer;
et le propre du génie est de se peindre lui-même dans ses oeuvres.

Ce qui est remarquable dans l'invention de la fable, c'est que le hasard
n'y joue un rôle qu'en apparence; les événements n'y font que mettre la
nature des choses en relief. Aucune loi immuable n'obligeait
certainement le père d'Oswald à refuser Corinne pour sa belle-fille.
Mais on voit que ce père n'est là que pour représenter les pensées
secrètes, les pensées inévitables d'Oswald lui-même, qui craint qu'une
femme célèbre ne soit pas propre à remplir d'obscurs devoirs. Lucile et
Corinne sont aussi des idées générales; elles sont l'Angleterre et
l'Italie, le bonheur domestique et les jouissances de l'imagination, le
génie éclatant et la vertu modeste et sévère. Les plaidoyers pour et
contre ces deux genres d'existence sont également forts; les deux faces
opposées de la vie sont saisies avec une même vivacité de conception, et
une grande question est continuellement traitée dans l'ouvrage sans
qu'on s'en doute, tant l'intérêt dramatique entraîne irrésistiblement le
lecteur.

_Corinne_ eut un succès prodigieux. Un ouvrage où les artistes puisaient
un nouvel enthousiasme avec de nouveaux moyens de l'exprimer, les
érudits des rapprochements ingénieux, les voyageurs des directions
heureuses, les critiques des observations pleines de finesse, où les
âmes les plus froides s'ouvraient à l'émotion, enfin où il y avait du
plaisir jusque pour la malice même dans ces portraits de nations si
plaisamment caractéristiques, un tel ouvrage, dis-je, enleva de vive
force tous les suffrages, entraîna toutes les opinions. Il n'y eut
qu'une voix, qu'un cri d'admiration dans l'Europe lettrée; et ce
phénomène fut partout un événement.


EXTRAIT DES _Portraits de Femmes_ PAR M. SAINTE-BEUVE.

_Corinne_ parut en 1807. Le succès fut instantané, universel; mais ce
n'est pas dans la presse que nous devons en chercher les témoignages. La
liberté critique, même littéraire, allait cesser d'exister; madame de
Staël ne pouvait, vers ces années, faire insérer au _Mercure_ une
spirituelle mais simple analyse du remarquable essai de M. de Barante
sur le dix-huitième siècle. On était, quand parut _Corinne_, à la veille
et sous la menace de cette censure absolue. Le mécontentement du
souverain contre l'ouvrage, probablement parce que cet enthousiasme
idéal n'était pas quelque chose qui allât à son but, suffit à paralyser
les éloges imprimés. Le _Publiciste_, toutefois, organe modéré du monde
de M. Suard et de la liberté philosophique dans les choses de l'esprit,
donna trois bons articles signés D. D., qui doivent être de mademoiselle
de Meulan (madame Guizot). D'ailleurs M. de Feletz, dans les _Débats_,
continua sa chicane méticuleuse et chichement polie; M. Boutard loua et
réserva judicieusement les opinions relatives aux beaux-arts. Un M. G.
(dont j'ignore le nom) fit dans le _Mercure_ un article sans
malveillance, mais sans valeur. Eh! qu'importe dorénavant à madame de
Staël cette critique à la suite? Avec _Corinne_ elle est décidément
entrée dans la gloire et dans l'empire. Il y a un moment décisif pour
les génies, où ils s'établissent tellement, que désormais les éloges
qu'on en peut faire n'intéressent plus que la vanité et l'honneur de
ceux qui les font. On leur est redevable d'avoir à les louer; leur nom
devient une illustration dans le discours; c'est comme un vase d'or
qu'on emprunte et dont notre logis se pare. Ainsi pour madame de Staël,
à dater de _Corinne_. L'Europe entière la couronna sous ce nom.
_Corinne_ est bien l'image de l'indépendance souveraine du génie, même
au temps de l'oppression la plus entière, _Corinne_ qui se fait
couronner à Rome, dans ce Capitole de la Ville éternelle, où le
conquérant qui l'exile ne mettra pas le pied. Madame Necker de Saussure
(_Notice_), Benjamin Constant (_Mélanges_), M.-J. Chénier (_Tableau de
la Littérature_), ont analysé et apprécié l'ouvrage, de manière à
abréger notre tâche après eux: «Corinne, dit Chénier, c'est Delphine
encore, mais perfectionnée, mais indépendante, laissant à ses facultés
un plein essor, et toujours doublement inspirée par le talent et par
l'amour.» Oui, mais la gloire elle-même pour Corinne n'est qu'une
distraction éclatante, une plus vaste occasion de conquérir les coeurs:
«En cherchant la gloire, dit-elle à Oswald, j'ai toujours espéré qu'elle
me ferait aimer.» Le fond du livre nous montre cette lutte des
puissances noblement ambitieuses ou sentimentales et du bonheur
domestique, pensée perpétuelle de madame de Staël. Corinne a beau
resplendir par instants comme la prêtresse d'Apollon, elle a beau être,
dans les rapports habituels de la vie, la plus simple des femmes, une
femme gaie, mobile, ouverte à mille attraits, capable sans effort du
plus gracieux abandon; malgré toutes ces ressources du dehors et de
l'intérieur, elle n'échappera point à elle-même. Du moment qu'elle se
sent saisie par la passion, _par cette griffe de vautour sous laquelle
le bonheur et l'indépendance succombent_, j'aime son impuissance à se
consoler, j'aime son sentiment plus fort que son génie, son invocation
fréquente à la sainteté et à la durée des liens qui seuls empêchent les
brusques déchirements, et l'entendre, à l'heure de mourir, avouer en son
chant du cygne: «De toutes les facultés de l'âme que je tiens de la
nature, celle de souffrir est la seule que j'ai exercée tout entière.»
Ce côté prolongé de Delphine à travers Corinne me séduit principalement
et m'attache dans la lecture; l'admirable cadre qui environne de toutes
parts les situations d'une âme ardente et mobile y ajoute par sa
sévérité. Ces noms d'amants, non pas gravés, cette fois, sur les écorces
de quelque hêtre, mais inscrits aux parois des ruines éternelles,
s'associent à la grave histoire, et deviennent une partie vivante de son
immortalité. La passion divine d'un être qu'on ne peut croire imaginaire
introduit, le long des cirques antiques, une victime de plus, qu'on
n'oubliera jamais; le génie, qui l'a tiré de son sein, est un vainqueur
de plus, et non pas le moindre dans cette cité de tous les vainqueurs.

Quand Bernardin de Saint-Pierre se promenait avec Rousseau, comme il lui
demandait un jour si Saint-Preux n'était pas lui-même: «Non, répondit
Jean-Jacques; Saint-Preux n'est pas tout à fait ce que j'ai été, mais ce
que j'aurais voulu être.» Presque tous les romanciers-poëtes peuvent
dire ainsi. Corinne est, pour madame de Staël, ce qu'elle aurait voulu
être, ce qu'après tout (et sauf la différence du groupe de l'art à la
dispersion de la vie) elle a été. De Corinne, elle n'a pas eu seulement
le Capitole et le triomphe; elle en aura aussi la mort par la
souffrance.

Cette Rome, cette Naples, que madame de Staël exprimait à sa manière
dans le roman-poëme de _Corinne_, M. de Chateaubriand les peignait vers
le même moment dans l'épopée des _Martyrs_. Ici ne s'interpose aucun
nuage léger de Germanie; on rentre avec Eudore dans l'antique jeunesse,
partout la netteté virile du dessin, la splendeur première et naturelle
du pinceau.

Rome, Rome! des marbres, des horizons, des cadres plus grands, pour
prêter appui à des pensées moins éphémères!

Une personne d'esprit écrivait: «Comme j'aime certaines poésies! il en
est d'elles comme de Rome, c'est tout ou rien: on vit avec, ou on ne
comprend pas.» _Corinne_ n'est qu'une variété imposante dans ce _culte
romain_, dans cette façon de sentir à des époques et avec des âmes
diverses la Ville éternelle.

Une partie charmante de _Corinne_, et d'autant plus charmante qu'elle
est moins voulue, c'est l'esprit de conversation qui souvent s'y mêle
par le comte d'Erfeuil et par les retours vers la société française.
Madame de Staël raille cette société trop légèrement spirituelle, mais
en ces moments elle en est elle-même plus qu'elle ne croit: ce qu'elle
sait peut-être le mieux dire, comme il arrive souvent, elle le dédaigne.

Comme dans _Delphine_, il y a des portraits: madame d'Arbigny, cette
femme française qui arrange et calcule tout, en est un, comme l'était
madame de Vernon. On la nommait tout bas dans l'intimité, de même
qu'aussi l'on savait de quels éléments un peu divers se composait la
noble figure d'Oswald, de même qu'on croyait à la vérité fidèle de la
scène des adieux, et qu'on se souvenait presque des déchirements de
Corinne durant l'absence.

Quoi qu'il en soit, malgré ce qu'il y a dans _Corinne_ de conversations
et de peintures du monde, ce n'est pas à propos de ce livre qu'il y a
lieu de reprocher à madame de Staël un manque de consistance et de
fermeté dans le style, et quelque chose de trop couru dans la
distribution des pensées. Elle est tout à fait sortie, pour l'exécution
générale de cette oeuvre, de la conversation spirituelle, de
l'improvisation écrite, comme elle faisait quelquefois (_stans pede in
uno_) debout, et appuyée à l'angle d'une cheminée. S'il y a encore des
imperfections de style, ce n'est que par rares accidents; j'ai vu notés
au crayon, dans un exemplaire de _Corinne_, une quantité prodigieuse de
_mais_, qui donnent en effet de la monotonie aux premières pages.
Toutefois, un soin attentif préside au détail de ce monument; l'écrivain
est arrivé à l'art, à la majesté soutenue, au nombre.



CORINNE

OU

L'ITALIE



LIVRE PREMIER

OSWALD


CHAPITRE PREMIER

Oswald, lord Nelvil, pair d'Écosse, partit d'Édimbourg pour se rendre en
Italie, pendant l'hiver de 1794 à 1795. Il avait une figure noble et
belle, beaucoup d'esprit, un grand nom, une fortune indépendante; mais
sa santé était altérée par un profond sentiment de peine, et les
médecins, craignant que sa poitrine ne fût attaquée, lui avaient ordonné
l'air du Midi. Il suivit leur conseil, bien qu'il mît peu d'intérêt à la
conservation de ses jours. Il espérait du moins trouver quelques
distractions dans la diversité des objets qu'il allait voir. La plus
intime de toutes les douleurs, la perte d'un père, était la cause de sa
maladie; des circonstances cruelles, des remords inspirés par des
scrupules délicats, aigrissaient encore ses regrets, et l'imagination y
mêlait ses fantômes. Quand on souffre, on se persuade aisément que l'on
est coupable, et les violents chagrins portent le trouble jusque dans la
conscience.

A vingt-cinq ans, il était découragé de la vie; son esprit jugeait tout
d'avance, et sa sensibilité blessée ne goûtait plus les illusions du
coeur. Personne ne se montrait plus que lui complaisant et dévoué pour
ses amis, quand il pouvait leur rendre service; mais rien ne lui causait
un sentiment de plaisir, pas même le bien qu'il faisait: il sacrifiait
sans cesse et facilement ses goûts à ceux d'autrui; mais on ne pouvait
expliquer par la générosité seule cette abnégation absolue de tout
égoïsme, et l'on devait souvent l'attribuer au genre de tristesse qui ne
lui permettait plus de s'intéresser à son propre sort. Les indifférents
jouissaient de ce caractère, et le trouvaient plein de grâce et de
charmes; mais quand on l'aimait, on sentait qu'il s'occupait du bonheur
des autres comme un homme qui n'en espérait pas lui-même, et l'on était
presque affligé de ce bonheur, qu'il donnait sans qu'on pût le lui
rendre.

Il avait cependant un caractère mobile, sensible et passionné; il
réunissait tout ce qui peut entraîner les autres et soi-même; mais le
malheur et le repentir l'avaient rendu timide envers la destinée; il
croyait la désarmer en n'exigeant rien d'elle. Il espérait trouver dans
le triste attachement à tous ses devoirs, et dans le renoncement aux
jouissances vives, une garantie contre les peines qui déchirent l'âme:
ce qu'il avait éprouvé lui faisait peur, et rien ne lui paraissait
valoir dans ce monde la chance de ces peines; mais quand on est capable
de les ressentir, quel est le genre de vie qui peut en mettre à l'abri?

Lord Nelvil se flattait de quitter l'Écosse sans regret, puisqu'il y
restait sans plaisir; mais ce n'est pas ainsi qu'est faite la funeste
imagination des âmes sensibles: il ne se doutait pas des liens qui
l'attachaient aux lieux qui lui faisaient le plus de mal, à l'habitation
de son père. Il y avait dans cette habitation des chambres, des places
dont il ne pouvait approcher sans frémir; et cependant, quand il se
résolut à s'en éloigner, il se sentit plus seul encore. Quelque chose
d'aride s'empara de son coeur; il n'était plus le maître de verser des
larmes quand il souffrait; il ne pouvait plus faire renaître ces petites
circonstances locales qui l'attendrissaient profondément; ses souvenirs
n'avaient plus rien de vivant, ils n'étaient plus en relation avec les
objets qui l'environnaient: il ne pensait pas moins à celui qu'il
regrettait, mais il parvenait plus difficilement à se retracer sa
présence.

Quelquefois aussi il se reprochait d'abandonner les lieux où son père
avait vécu. «Qui sait, se disait-il, si les ombres des morts peuvent
suivre partout les objets de leurs affections? Peut-être ne leur est-il
permis d'errer qu'autour des lieux où leurs cendres reposent! Peut-être
que dans ce moment mon père aussi me regrette; mais la force lui manque
pour me rappeler de si loin! Hélas! quand il vivait, un concours
d'événements inouïs n'a-t-il pas dû lui persuader que j'avais trahi sa
tendresse, que j'étais rebelle à ma patrie, à la volonté paternelle, à
tout ce qu'il y a de sacré sur la terre?» Ces souvenirs causaient à lord
Nelvil une douleur si insupportable, que non-seulement il n'aurait pu
les confier à personne, mais il craignait lui-même de les approfondir.
Il est si facile de se faire avec ses propres réflexions un mal
irréparable!

Il en coûte davantage pour quitter sa patrie, quand il faut traverser la
mer pour s'en éloigner; tout est solennel dans un voyage dont l'Océan
marque les premiers pas: il semble qu'un abîme s'entr'ouvre derrière
vous, et que le retour pourrait devenir à jamais impossible. D'ailleurs,
le spectacle de la mer fait toujours une impression profonde; elle est
l'image de cet infini qui attire sans cesse la pensée, et dans lequel
sans cesse elle va se perdre. Oswald, appuyé sur le gouvernail, et les
regards fixés sur les vagues, était calme en apparence, car sa fierté et
sa timidité réunies ne lui permettaient presque jamais de montrer, même
à ses amis, ce qu'il éprouvait: mais des sentiments pénibles l'agitaient
intérieurement. Il se rappelait le temps où le spectacle de la mer
animait sa jeunesse, par le désir de fendre les flots à la nage, de
mesurer sa force contre elle. «Pourquoi, se disait-il avec un regret
amer, pourquoi me livrer sans relâche à la réflexion? Il y a tant de
plaisir dans la vie active, dans ces exercices violents qui nous font
sentir l'énergie de l'existence! La mort elle-même alors ne semble qu'un
événement peut-être glorieux, subit au moins et que le déclin n'a point
précédé. Mais cette mort qui vient sans que le courage l'ait cherchée,
cette mort des ténèbres, qui vous enlève dans la nuit ce que vous avez
de plus cher, qui méprise vos regrets, repousse votre bras, et vous
oppose sans pitié les éternelles lois du temps et de la nature, cette
mort inspire une sorte de mépris pour la destinée humaine, pour
l'impuissance de la douleur, pour tous les vains efforts qui vont se
briser contre la nécessité.

Tels étaient les sentiments qui tourmentaient Oswald; et ce qui
caractérisait le malheur de sa situation, c'était la vivacité de la
jeunesse unie aux pensées d'un autre âge. Il s'identifiait avec les
idées qui avaient dû occuper son père dans les derniers temps de sa vie,
et il portait l'ardeur de vingt-cinq ans dans les réflexions
mélancoliques de la vieillesse. Il était lassé de tout, et regrettait
cependant le bonheur, comme si les illusions lui étaient restées. Ce
contraste, entièrement opposé aux volontés de la nature, qui met de
l'ensemble et de la gradation dans le cours naturel des choses, jetait
du désordre au fond de l'âme d'Oswald; mais ses manières extérieures
avaient toujours beaucoup de douceur et d'harmonie, et sa tristesse,
loin de lui donner de l'humeur, lui inspirait encore plus de
condescendance et de bonté pour les autres.

Deux ou trois fois, dans le passage de Harwich à Embden, la mer menaça
d'être orageuse; lord Nelvil conseillait les matelots, rassurait les
passagers; et quand il servait lui-même à la manoeuvre, quand il prenait
pour un moment la place du pilote, il y avait dans tout ce qu'il faisait
une adresse et une force qui ne devaient pas être considérées comme le
simple effet de la souplesse et de l'agilité du corps, car l'âme se mêle
à tout.

Quand il fallut se séparer, tout l'équipage se pressait autour d'Oswald
pour prendre congé de lui; ils le remerciaient tous de mille petits
services qu'il leur avait rendus dans la traversée, et dont il ne se
souvenait plus. Une fois c'était un enfant dont il s'était occupé
longtemps; plus souvent un vieillard dont il avait soutenu les pas,
quand le vent agitait le vaisseau. Une telle absence de personnalité ne
s'était peut-être jamais rencontrée; sa journée se passait sans qu'il en
prît aucun moment pour lui-même; il l'abandonnait aux autres par
mélancolie et par bienveillance. En le quittant, les matelots lui dirent
tous en même temps: _Mon cher seigneur, puissiez-vous être plus
heureux!_ Oswald n'avait pas exprimé cependant une seule fois sa peine,
et les hommes d'une autre classe, qui avaient fait le trajet avec lui,
ne lui en avaient pas dit un mot. Mais les gens du peuple, à qui leurs
supérieurs se confient rarement, s'habituent à découvrir les sentiments
autrement que par la parole; ils vous plaignent quand vous souffrez,
quoiqu'ils ignorent la cause de vos chagrins, et leur pitié spontanée
est sans mélange de blâme ou de conseil.


CHAPITRE II

Voyager est, quoi qu'on en puisse dire, un des plus tristes plaisirs de
la vie. Lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville étrangère,
c'est que vous commencez à vous y faire une patrie; mais traverser des
pays inconnus, entendre parler un langage que vous comprenez à peine,
voir des visages humains sans relation avec votre passé ni avec votre
avenir, c'est de la solitude et de l'isolement sans repos et sans
dignité; car cet empressement, cette hâte pour arriver là où personne ne
vous attend, cette agitation dont la curiosité est la seule cause, vous
inspirent peu d'estime pour vous-même, jusqu'au moment où les objets
nouveaux deviennent un peu anciens, et créent autour de vous quelques
doux liens de sentiment et d'habitude.

Oswald éprouva donc un redoublement de tristesse en traversant
l'Allemagne pour se rendre en Italie. Il fallait alors, à cause de la
guerre, éviter la France et les environs de la France; il fallait aussi
s'éloigner des armées, qui rendaient les routes impraticables. Cette
nécessité de s'occuper des détails matériels du voyage, de prendre
chaque jour, et presque à chaque instant, une résolution nouvelle, était
tout à fait insupportable à lord Nelvil. Sa santé, loin de s'améliorer,
l'obligeait souvent à s'arrêter, lorsqu'il eût voulu se hâter d'arriver,
ou du moins de partir. Il crachait le sang, et se soignait le moins
qu'il était possible, car il se croyait coupable, et s'accusait lui-même
avec une trop grande sévérité. Il ne voulait vivre encore que pour
défendre son pays. «La patrie, se disait-il, n'a-t-elle pas sur nous
quelques droits paternels? mais il faut pouvoir la servir utilement; il
ne faut pas lui offrir l'existence débile que je traîne, allant demander
au soleil quelques principes de vie pour lutter contre mes maux. Il n'y
a qu'un père qui vous recevrait dans un tel état, et vous aimerait
d'autant plus que vous seriez plus délaissé par la nature ou par le
sort.»

Lord Nelvil s'était flatté que la variété continuelle des objets
extérieurs détournerait un peu son imagination de ses idées habituelles;
mais il fut bien loin d'en éprouver d'abord cet heureux effet. Il faut,
après un grand malheur, se familiariser de nouveau avec tout ce qui vous
entoure; s'accoutumer aux visages que l'on revoit, à la maison où l'on
demeure, aux habitudes journalières qu'on doit reprendre: chacun de ces
efforts est une secousse pénible, et rien ne les multiplie comme un
voyage.

Le seul plaisir de lord Nelvil était de parcourir les montagnes du Tyrol
sur un cheval écossais qu'il avait emmené avec lui, et qui, comme les
chevaux de ce pays, galopait en gravissant les hauteurs; il s'écartait
de la grande route pour passer par les sentiers les plus escarpés. Les
paysans étonnés s'écriaient d'abord avec effroi, en le voyant ainsi sur
le bord des abîmes; puis ils battaient des mains en admirant son
adresse, son agilité, son courage. Oswald aimait assez l'émotion du
danger: elle soulève le poids de la douleur; elle réconcilie un moment
avec cette vie qu'on a reconquise, et qu'il est si facile de perdre.


CHAPITRE III

Dans la ville d'Inspruck, avant d'entrer en Italie, Oswald entendit
raconter à un négociant chez lequel il s'était arrêté quelque temps,
l'histoire d'un émigré français, appelé le comte d'Erfeuil, qui
l'intéressa beaucoup en sa faveur. Cet homme avait supporté la perte
entière d'une très-grande fortune avec une sérénité parfaite; il avait
vécu et fait vivre, par son talent pour la musique, un vieil oncle qu'il
avait soigné jusqu'à sa mort; il s'était constamment refusé à recevoir
les services d'argent qu'on s'était empressé de lui offrir; il avait
montré la plus brillante valeur, la valeur française, pendant la guerre,
et la gaieté la plus inaltérable au milieu des revers: il désirait
d'aller à Rome pour y retrouver un de ses parents dont il devait
hériter, et souhaitait un compagnon, ou plutôt un ami, pour faire avec
lui le voyage plus agréablement.

Les souvenirs les plus douloureux de lord Nelvil étaient attachés à la
France; néanmoins il était exempt des préjugés qui séparent les deux
nations, parce qu'il avait eu pour ami intime un Français, et qu'il
avait trouvé dans cet ami la plus admirable réunion de toutes les
qualités de l'âme. Il offrit donc au négociant qui lui raconta
l'histoire du comte d'Erfeuil, de conduire en Italie ce noble et
malheureux jeune homme. Le négociant vint annoncer à lord Nelvil, au
bout d'une heure, que sa proposition était acceptée avec reconnaissance.
Oswald était heureux de rendre ce service; mais il lui en coûtait
beaucoup de renoncer à la solitude, et sa timidité souffrait de se
trouver tout à coup dans une relation habituelle avec un homme qu'il ne
connaissait pas.

Le comte d'Erfeuil vint faire visite à lord Nelvil pour le remercier. Il
avait des manières élégantes, une politesse facile et de bon goût, et
dès l'abord il se montrait parfaitement à son aise. On s'étonnait, en le
voyant, de tout ce qu'il avait souffert; car il supportait son sort avec
un courage qui allait jusqu'à l'oubli, et il avait dans sa conversation
une légèreté vraiment admirable quand il parlait de ses propres revers,
mais moins admirable, il faut en convenir, quand elle s'étendait à
d'autres sujets.

«Je vous ai beaucoup d'obligation, milord, dit le comte d'Erfeuil, de me
retirer de cette Allemagne où je m'ennuyais à périr.--Vous y êtes
cependant, répondit lord Nelvil, généralement aimé et considéré.--J'y ai
des amis, reprit le comte d'Erfeuil, que je regrette sincèrement; car
dans ce pays-ci l'on ne rencontre que les meilleures gens du monde; mais
je ne sais pas un mot d'allemand, et vous conviendrez que ce serait un
peu long et un peu fatigant pour moi de l'apprendre. Depuis que j'ai eu
le malheur de perdre mon oncle, je ne sais que faire de mon temps: quand
il fallait m'occuper de lui, cela remplissait ma journée; à présent les
vingt-quatre heures me pèsent beaucoup.--La délicatesse avec laquelle
vous vous êtes conduit pour monsieur votre oncle, dit lord Nelvil,
inspire pour vous, monsieur le comte, la plus profonde estime.--Je n'ai
fait que mon devoir, reprit le comte d'Erfeuil; le pauvre homme m'avait
comblé de biens pendant mon enfance; je ne l'aurais jamais quitté,
eût-il vécu cent ans! mais c'est heureux pour lui d'être mort: ce le
serait aussi pour moi, ajouta-t-il en riant, car je n'ai pas grand
espoir dans ce monde. J'ai fait de mon mieux à la guerre pour être tué;
mais puisque le sort m'a épargné, il faut vivre aussi bien qu'on le
peut.--Je me féliciterai de mon arrivée ici, répondit lord Nelvil, si
vous vous trouvez bien à Rome, et si...--O mon Dieu! interrompit le
comte d'Erfeuil, je me trouverai bien partout, quand on est jeune et
gai, tout s'arrange. Ce ne sont pas les livres ni la méditation qui
m'ont acquis la philosophie que j'ai, mais l'habitude du monde et des
malheurs; et vous voyez bien, milord, que j'ai raison de compter sur le
hasard, puisqu'il m'a procuré l'occasion de voyager avec vous.» En
achevant ces mots, le comte d'Erfeuil salua lord Nelvil de la meilleure
grâce du monde, convint de l'heure du départ pour le jour suivant, et
s'en alla.

Le comte d'Erfeuil et lord Nelvil partirent le lendemain. Oswald, après
les premières phrases de politesse, fut plusieurs heures sans dire un
mot; mais voyant que ce silence fatiguait son compagnon, il lui demanda
s'il se faisait plaisir d'aller en Italie. Mon Dieu, répondit le comte
d'Erfeuil, je sais ce qu'il faut croire de ce pays-là; je ne m'attends
pas du tout à m'y amuser. Un de mes amis, qui y a passé six mois, m'a
dit qu'il n'y avait pas de province en France où il n'y eût un meilleur
théâtre et une société plus agréable qu'à Rome; mais dans cette ancienne
capitale du monde, je trouverai sûrement quelques Français avec qui
causer, et c'est tout ce que je désire.--Vous n'avez pas été tenté
d'apprendre l'italien? interrompit Oswald.--Non, du tout, reprit le
comte d'Erfeuil, cela n'entrait pas dans le plan de mes études.» Et il
prit, en disant cela, un air si sérieux, qu'on aurait pu croire que
c'était une résolution fondée sur de graves motifs.

«Si vous voulez que je vous le dise, continua le comte d'Erfeuil, je
n'aime, en fait de nation, que les Anglais et les Français; il faut être
fiers comme eux, ou brillants comme nous; tout le reste n'est que de
l'imitation.» Oswald se tut; le comte d'Erfeuil, quelques moments après,
recommença l'entretien par des traits d'esprit et de gaieté fort
aimables. Il jouait avec les mots, avec les phrases, d'une façon
très-ingénieuse; mais ni les objets extérieurs, ni les sentiments
intimes n'étaient l'objet de ses discours. Sa conversation ne venait,
pour ainsi dire, ni du dehors ni du dedans; elle passait entre la
réflexion et l'imagination, et les seuls rapports de la société en
étaient le sujet.

Il nommait vingt noms propres à lord Nelvil, soit en France, soit en
Angleterre, pour savoir s'il les connaissait, et racontait à cette
occasion des anecdotes piquantes, avec une tournure pleine de grâce;
mais on eût dit, à l'entendre, que le seul entretien convenable pour un
homme de goût, c'était, si l'on peut s'exprimer ainsi, le commérage de
la bonne compagnie.

Lord Nelvil réfléchit quelque temps au caractère du comte d'Erfeuil, à
ce mélange singulier de courage et de frivolité, à ce mépris du malheur,
si grand, s'il avait coûté plus d'efforts, si héroïque, s'il ne venait
pas de la même source qui rend incapable des affections profondes. «Un
Anglais, se disait Oswald, serait accablé de tristesse dans de
semblables circonstances. D'où vient la force de ce Français? d'où vient
aussi sa mobilité? Le comte d'Erfeuil, en effet, entend-il vraiment
l'art de vivre? Quand je me crois supérieur, ne suis-je que malade? Son
existence légère s'accorde-t-elle mieux que la mienne avec la rapidité
de la vie? et faut-il esquiver la réflexion comme une ennemie, au lieu
d'y livrer toute son âme?» En vain Oswald aurait-il éclairci ces doutes:
nul ne peut sortir de la région intellectuelle qui lui a été assignée,
et les qualités sont plus indomptables encore que les défauts.

Le comte d'Erfeuil ne faisait aucune attention à l'Italie, et rendait
presque impossible à lord Nelvil de s'en occuper; car il le détournait
sans cesse de la disposition qui fait admirer un beau pays et sentir son
charme pittoresque. Oswald prêtait l'oreille autant qu'il le pouvait au
bruit du vent, au murmure des vagues; car toutes les voix de la nature
faisaient plus de bien à son âme que les propos de la société, tenus au
pied des Alpes, à travers les ruines, et sur les bords de la mer.

La tristesse qui consumait Oswald eût mis moins d'obstacle au plaisir
qu'il pouvait goûter par l'Italie, que la gaieté même du comte
d'Erfeuil; les regrets d'une âme sensible peuvent s'allier avec la
contemplation de la nature et de la jouissance des beaux-arts; mais la
frivolité, sous quelque forme qu'elle se présente, ôte à l'attention sa
force, à la pensée son originalité, au sentiment sa profondeur. Un des
effets singuliers de cette frivolité était d'inspirer beaucoup de
timidité à lord Nelvil dans ses relations avec le comte d'Erfeuil:
l'embarras est presque toujours pour celui dont le caractère est le plus
sérieux. La légèreté spirituelle impose à l'esprit méditatif; et celui
qui se dit heureux semble plus sage que celui qui souffre.

Le comte d'Erfeuil était doux, obligeant, facile en tout, sérieux
seulement dans l'amour-propre, et digne d'être aimé comme il aimait,
c'est-à-dire comme un bon camarade de plaisirs et de périls; mais il ne
s'entendait point au partage des peines. Il s'ennuyait de la mélancolie
d'Oswald, et, par bon coeur autant que par goût, il aurait souhaité de
la dissiper. «Que vous manque-t-il? lui disait-il souvent. N'êtes-vous
pas jeune, riche, et, si vous le voulez, bien portant? car vous n'êtes
malade que parce que vous êtes triste. Moi, j'ai perdu ma fortune, mon
existence; je ne sais ce que je deviendrai, et cependant je jouis de la
vie comme si je possédais toutes les prospérités de la terre.--Vous avez
un courage aussi rare qu'honorable, répondit lord Nelvil; mais les
revers que vous ayez éprouvés font moins de mal que les chagrins du
coeur!--Les chagrins du coeur! s'écria le comte d'Erfeuil, oh! c'est
vrai, ce sont les plus cruels de tous... Mais... mais... encore faut-il
s'en consoler; car un homme sensé doit chasser de son âme tout ce qui ne
peut servir ni aux autres ni à lui-même. Ne sommes-nous pas ici-bas pour
être utiles d'abord, et puis heureux ensuite? Mon cher Nelvil,
tenons-nous-en là.»

Ce que disait le comte d'Erfeuil était raisonnable, dans le sens
ordinaire de ce mot; car il avait, à beaucoup d'égards, ce qu'on appelle
une bonne tête: ce sont les caractères passionnés, bien plus que les
caractères légers, qui sont capables de folie; mais, loin que sa façon
de sentir excitât la confiance de lord Nelvil, il aurait voulu pouvoir
assurer au comte d'Erfeuil qu'il était le plus heureux des hommes, pour
éviter le mal que lui faisaient ses consolations.

Cependant le comte d'Erfeuil s'attachait beaucoup à lord Nelvil: sa
résignation et sa simplicité, sa modestie et sa fierté lui inspiraient
une considération dont il ne pouvait se défendre. Il s'agitait autour du
calme extérieur d'Oswald, il cherchait dans sa tête tout ce qu'il avait
entendu dire de plus grave dans son enfance à des parents âgés, afin de
l'essayer sur lord Nelvil; et, tout étonné de ne pas vaincre son
apparente froideur, il se disait en lui-même: «Mais n'ai-je pas de la
bonté, de la franchise, du courage? ne suis-je pas aimable en société?
que peut-il donc me manquer pour faire effet sur cet homme? et n'y
a-t-il pas entre nous quelque malentendu qui vient peut-être de ce qu'il
ne sait pas assez bien le français?


CHAPITRE IV

Une circonstance imprévue accrut beaucoup le sentiment de respect que le
comte d'Erfeuil éprouvait déjà, presque à son insu, pour son compagnon
de voyage. La santé de lord Nelvil l'avait contraint de s'arrêter
quelques jours à Ancône. Les montagnes et la mer rendent la situation de
cette ville très-belle, et la foule des Grecs qui travaillent sur le
devant des boutiques, assis à la manière orientale, la diversité des
costumes des habitants du Levant qu'on rencontre dans les rues, lui
donnent un aspect original et intéressant. L'art de la civilisation tend
sans cesse à rendre tous les hommes semblables en apparence et presque
en réalité; mais l'esprit et l'imagination se plaisent dans les
différences qui caractérisent les nations: les hommes ne se ressemblent
entre eux que par l'affection ou le calcul; mais tout ce qui est naturel
est varié. C'est donc un petit plaisir, au moins pour les yeux, que la
diversité des costumes; elle semble promettre une manière nouvelle de
sentir et de juger.

Le culte grec, le culte catholique et le culte juif existent
simultanément et paisiblement dans la ville d'Ancône. Les cérémonies de
ces religions diffèrent excessivement entre elles; mais un même
sentiment s'élève vers le ciel dans ces rites divers, un même cri de
douleur, un même besoin d'appui.

L'église catholique est au haut de la montagne, et domine à pic sur la
mer; le bruit des flots se mêle souvent aux chants des prêtres. L'église
est surchargée, dans l'intérieur, d'une foule d'ornements d'assez
mauvais goût; mais quand on s'arrête sous le portique du temple, on aime
à rapprocher le plus pur des sentiments de l'âme, la religion, avec le
spectacle de cette superbe mer, sur laquelle l'homme jamais ne peut
imprimer sa trace. La terre est travaillée par lui, les montagnes sont
coupées par ses routes, les rivières se resserrent en canaux pour porter
ses marchandises; mais si les vaisseaux sillonnent un moment les ondes,
la vague vient effacer aussitôt cette légère marque de servitude, et la
mer reparaît telle qu'elle fut au premier jour de la création.

Lord Nelvil avait fixé son départ pour Rome au lendemain, lorsqu'il
entendit, pendant la nuit, des cris affreux dans la ville. Il se hâta de
sortir de son auberge pour en savoir la cause, et vit un incendie qui
partait du port et remontait de maison en maison jusqu'au haut de la
ville; les flammes se répétaient au loin dans la mer; le vent, qui
augmentait leur vivacité, agitait aussi leur image dans les flots, et
les vagues soulevées réfléchissaient de mille manières les traits
sanglants d'un feu sombre.

Les habitants d'Ancône, n'ayant point chez eux de pompes en bon état, se
hâtaient de porter avec leurs bras quelques secours[1]. On entendait, à
travers les cris, le bruit des chaînes des galériens, employés à sauver
la ville qui leur servait de prison. Les diverses nations du Levant, que
leur commerce attire à Ancône, exprimaient leur effroi par la stupeur de
leurs regards. Les marchands, à l'aspect de leurs magasins en flammes,
perdaient entièrement la présence d'esprit. Les alarmes pour la fortune
troublent autant le commun des hommes que la crainte de la mort, et
n'inspirent pas cet élan de l'âme, cet enthousiasme qui fait trouver des
ressources.

  [1] Ancône est à peu près à cet égard dans le même dénûment qu'alors.

Les cris des matelots ont toujours quelque chose de lugubre et de
prolongé, que la terreur rendait encore bien plus effrayant. Les
mariniers, sur les bords de la mer Adriatique, sont revêtus d'une capote
rouge et brune très-singulière, et du milieu de ce vêtement sortait le
visage animé des Italiens, qui peignait la crainte sous mille formes.
Les habitants, couchés par terre dans les rues, couvraient leurs têtes
de leurs manteaux, comme s'il ne leur restait plus rien à faire qu'à ne
pas voir leur désastre; d'autres se jetaient dans les flammes sans la
moindre espérance d'y échapper: on voyait tour à tour une fureur et une
résignation aveugles, mais nulle part le sang-froid qui double les
moyens et les forces.

Oswald se souvint qu'il y avait deux bâtiments anglais dans le port, et
ces bâtiments ont à bord des pompes parfaitement bien faites: il courut
chez le capitaine, et monta avec lui sur le bateau pour aller chercher
ces pompes. Les habitants qui le virent entrer dans la chaloupe lui
criaient: «_Ah! vous faites bien, vous autres étrangers, de quitter
notre malheureuse ville._--Nous allons revenir,» dit Oswald. Ils ne le
crurent pas. Il revint pourtant, établit l'une de ses pompes en face de
la première maison qui brûlait sur le port, et l'autre vis-à-vis de
celle qui brûlait au milieu de la rue. Le comte d'Erfeuil exposait sa
vie avec insouciance, courage et gaieté; les matelots anglais et les
domestiques de lord Nelvil vinrent tous à son aide; car les habitants
d'Ancône restaient immobiles, comprenant à peine ce que ces étrangers
voulaient faire, et ne croyant pas du tout à leurs succès.

Les cloches sonnaient de toutes parts; les prêtres faisaient des
processions; les femmes pleuraient, en se prosternant devant quelques
images de saints au coin des rues; mais personne ne pensait aux secours
naturels que Dieu a donnés à l'homme pour se défendre. Cependant, quand
les habitants aperçurent les heureux effets de l'activité d'Oswald,
quand ils virent que les flammes s'éteignaient, et que leurs maisons
seraient conservées, ils passèrent de l'étonnement à l'enthousiasme; ils
se pressaient autour de lord Nelvil, et lui baisaient les mains avec un
empressement si vif, qu'il était obligé d'avoir recours à la colère pour
écarter de lui tout ce qui pouvait retarder la succession rapide des
ordres et des mouvements nécessaires pour sauver la ville. Tout le monde
s'était rangé sous son commandement, parce que, dans les plus petites
comme dans les plus grandes circonstances, dès qu'il y a du danger, le
courage prend sa place; dès que les hommes ont peur, ils cessent d'être
jaloux.

Oswald, à travers la rumeur générale, distingua cependant des cris plus
horribles que tous les autres, qui se faisaient entendre à l'autre
extrémité de la ville. Il demanda d'où venaient ces cris; on lui dit
qu'ils partaient du quartier des Juifs. L'officier de police avait
coutume de fermer les barrières de ce quartier le soir, et, l'incendie
gagnant de ce côté, les Juifs ne pouvaient s'échapper. Oswald frémit à
cette idée, et demanda qu'à l'instant le quartier fût ouvert; mais
quelques femmes du peuple qui l'entendirent se jetèrent à ses pieds pour
le conjurer de n'en rien faire: _Vous voyez bien_, disaient-elles, _ô
notre bon ange! que c'est sûrement à cause des Juifs qui sont ici que
nous avons souffert cet incendie; ce sont eux qui nous portent malheur,
et si vous les mettez en liberté, toute l'eau de la mer n'éteindra pas
les flammes;_ et elles suppliaient Oswald de laisser brûler les Juifs,
avec autant d'éloquence et de douceur que si elles avaient demandé un
acte de clémence. Ce n'étaient point de méchantes femmes, mais des
imaginations superstitieuses vivement frappées par un grand malheur.
Oswald contenait à peine son indignation en entendant ces étranges
prières.

Il envoya quatre matelots anglais avec des haches pour briser les
barrières qui retenaient ces malheureux; et ils se répandirent à
l'instant dans la ville, courant à leurs marchandises, au milieu des
flammes, avec cette avidité de fortune qui a quelque chose de bien
sombre quand elle fait braver la mort. On dirait que l'homme, dans
l'état actuel de la société, n'a presque rien à faire du simple don de
la vie.

Il ne restait plus qu'une maison au haut de la ville, que les flammes
entouraient tellement, qu'il était impossible de les éteindre, et plus
impossible encore d'y pénétrer. Les habitants d'Ancône avaient montré si
peu d'intérêt pour cette maison, que les matelots anglais, ne la croyant
point habitée, avaient ramené leurs pompes vers le port. Oswald
lui-même, étourdi par les cris de ceux qui l'entouraient et l'appelaient
à leur secours, n'y avait pas fait attention. L'incendie s'était
communiqué plus tard de ce côté, mais y avait fait de grands progrès.
Lord Nelvil demanda si vivement quelle était cette maison, qu'un homme
enfin lui répondit que c'était l'hôpital des fous. A cette idée, toute
son âme fut bouleversée; il se retourna, et ne vit plus aucun de ses
matelots autour de lui: le comte d'Erfeuil n'y était pas non plus; et
c'était en vain qu'il se serait adressé aux habitants d'Ancône: ils
étaient presque tous occupés à sauver ou à faire sauver leurs
marchandises, et trouvaient absurde de s'exposer pour des hommes dont il
n'y avait pas un qui ne fût fou sans remède: _C'est une bénédiction du
ciel_, disaient-ils, _pour eux et pour leurs parents, s'ils meurent
ainsi sans que ce soit la faute de personne._

Pendant que l'on tenait de semblables discours autour d'Oswald, il
marchait à grands pas vers l'hôpital; et la foule, qui le blâmait, le
suivait avec un sentiment d'enthousiasme involontaire et confus. Oswald,
arrivé près de la maison, vit, à la seule fenêtre qui n'était pas
entourée par les flammes, des insensés qui regardaient les progrès de
l'incendie, et souriaient de ce rire déchirant qui suppose ou
l'ignorance de tous les maux de la vie, ou tant de douleur au fond de
l'âme, qu'aucune forme de la mort ne peut plus épouvanter. Un
frissonnement inexprimable s'empara d'Oswald à ce spectacle; il avait
senti, dans le moment le plus affreux de son désespoir, que sa raison
était prête à se troubler; et, depuis cette époque, l'aspect de la folie
lui inspirait toujours la pitié la plus douloureuse. Il saisit une
échelle qui se trouvait près de là, il l'appuie contre le mur, monte au
milieu des flammes, et entre par la fenêtre dans une chambre où les
malheureux qui restaient à l'hôpital étaient tous réunis.

Leur folie était assez douce pour que, dans l'intérieur de la maison,
tous fussent libres, excepté un seul qui était enchaîné dans cette même
chambre où les flammes se faisaient jour à travers la porte, mais
n'avaient pas encore consumé le plancher. Oswald, apparaissant au milieu
de ces misérables créatures, toutes dégradées par la maladie et la
souffrance, produisit sur elles un si grand effet de surprise et
d'enchantement, qu'il s'en fit obéir d'abord sans résistance. Il leur
ordonna de descendre devant lui, l'un après l'autre, par l'échelle, que
les flammes pouvaient dévorer dans un moment. Le premier de ces
malheureux obéit sans proférer une parole: l'accent et la physionomie de
lord Nelvil l'avaient entièrement subjugué. Un troisième voulut
résister, sans se douter du danger que lui faisait courir chaque moment
de retard, et sans penser au péril auquel il exposait Oswald en le
retenant plus longtemps. Le peuple, qui sentait toute l'horreur de cette
situation, criait à lord Nelvil de revenir, de laisser ces insensés s'en
retirer comme ils le pourraient; mais le libérateur n'écoutait rien
avant d'avoir achevé sa généreuse entreprise.

Sur les six malheureux qui étaient dans l'hôpital, cinq étaient déjà
sauvés; il ne restait plus que le sixième qui était enchaîné. Oswald
détache ses fers, et veut lui faire prendre, pour échapper, les mêmes
moyens qu'à ses compagnons; mais c'était un pauvre jeune homme privé
tout à fait de la raison, et, se trouvant en liberté après deux ans de
chaîne, il s'élançait dans la chambre avec une joie désordonnée. Cette
joie devint de la fureur lorsque Oswald voulut le faire sortir par la
fenêtre. Lord Nelvil voyant alors que les flammes gagnaient toujours de
plus en plus la maison, et qu'il était impossible de décider cet insensé
à se sauver lui-même, le saisit dans ses bras, malgré les efforts du
malheureux qui luttait contre son bienfaiteur. Il l'emporta sans savoir
où il mettait les pieds, tant la fumée obscurcissait sa vue; il sauta
les derniers échelons au hasard, et remit l'infortuné, qui l'injuriait
encore, à quelques personnes, en leur faisant promettre d'avoir soin de
lui.

Oswald, animé par le danger qu'il venait de courir, les cheveux épars,
le regard fier et doux, frappa d'admiration et presque de fanatisme la
foule qui le considérait; les femmes surtout s'exprimaient avec cette
imagination qui est un don presque universel en Italie, et prête souvent
de la noblesse aux discours des gens du peuple. Elles se jetaient à
genoux devant lui, et s'écriaient: _Vous êtes sûrement saint Michel, le
patron de notre ville; déployez vos ailes, mais ne nous quittez pas;
allez là-haut, sur le clocher de la cathédrale, pour que de là toute la
ville vous voie et vous prie._--_Mon enfant est malade_, disait l'une;
_guérissez-le._--_Dites-moi_, disait l'autre, _où est mon mari, qui est
absent depuis plusieurs années._ Oswald cherchait une manière de
s'échapper. Le comte d'Erfeuil arriva, et lui dit en lui serrant la
main: «Cher Nelvil, il faut pourtant partager quelque chose avec ses
amis; c'est mal fait de prendre ainsi pour soi seul tous les
périls.--Tirez-moi d'ici,» lui dit Oswald à voix basse. Un moment
d'obscurité favorisa leur fuite, et tous les deux en hâte allèrent
prendre des chevaux à la poste.

Lord Nelvil éprouva d'abord quelque douceur par le sentiment de la bonne
action qu'il venait de faire; mais avec qui pouvait-il en jouir,
maintenant que son meilleur ami n'existait plus? Malheur aux orphelins!
les événements fortunés, aussi bien que les peines, leur font sentir la
solitude du coeur. Comment, en effet, remplacer jamais cette affection
née avec nous, cette intelligence, cette sympathie du sang, cette amitié
préparée par le ciel entre un enfant et son père? On peut encore aimer;
mais confier toute son âme est un bonheur qu'on ne retrouvera plus.


CHAPITRE V

Oswald parcourut la Marche d'Ancône et l'État ecclésiastique jusqu'à
Rome, sans rien observer, sans s'intéresser à rien; la disposition
mélancolique de son âme en était la cause, et puis une certaine
indolence naturelle, à laquelle il n'était arraché que par les passions
fortes. Son goût pour les arts ne s'était point encore développé; il
n'avait vécu qu'en France, où la société est tout, et à Londres, où les
intérêts politiques absorbent presque tous les autres: son imagination,
concentrée dans ses peines, ne se complaisait point encore aux
merveilles de la nature ni aux chefs-d'oeuvre des arts.

Le comte d'Erfeuil parcourait chaque ville, le guide des voyageurs à la
main; il avait à la fois le double plaisir de perdre son temps à tout
voir, et d'assurer qu'il n'avait rien vu qui pût être admiré quand on
connaissait la France. L'ennui du comte d'Erfeuil décourageait Oswald;
il avait d'ailleurs des préventions contre les Italiens et contre
l'Italie; il ne pénétrait pas encore le mystère de cette nation ni de ce
pays; mystère qu'il faut comprendre par l'imagination, plutôt que par
cet esprit de jugement qui est particulièrement développé dans
l'éducation anglaise.

Les Italiens sont bien plus remarquables par ce qu'ils ont été et par ce
qu'ils pourraient être, que par ce qu'ils sont maintenant. Le désert qui
environne la ville de Rome, cette terre fatiguée de gloire, qui semble
dédaigner de produire, n'est qu'une contrée inculte et négligée, pour
qui la considère seulement sous les rapports de l'utilité. Oswald,
accoutumé dès son enfance à l'amour de l'ordre et de la prospérité
publique, reçut d'abord des impressions défavorables en traversant les
plaines abandonnées qui annoncent l'approche de la ville autrefois reine
du monde: il blâma l'indolence des habitants et de leurs chefs. Lord
Nelvil jugeait l'Italie en admirateur éclairé; le comte d'Erfeuil, en
homme du monde: ainsi, l'un par raison, et l'autre par légèreté,
n'éprouvaient point l'effet que la campagne de Rome produit sur
l'imagination, quand on s'est pénétré des souvenirs et des regrets, des
beautés naturelles et des malheurs illustres qui répandent sur ce pays
un charme indéfinissable.

Le comte d'Erfeuil faisait de comiques lamentations sur les environs de
Rome. «Quoi! disait-il, point de maison de campagne, point de voiture,
rien qui annonce le voisinage d'une grande ville! Ah! bon Dieu! quelle
tristesse!» En approchant de Rome, les postillons s'écrièrent avec
transport: _Voyez, voyez, c'est la coupole de Saint-Pierre!_ Les
Napolitains montrent ainsi le Vésuve, et la mer fait de même l'orgueil
des habitants des côtes. «On croirait voir le dôme des Invalides!»
s'écria le comte d'Erfeuil. Cette comparaison, plus patriotique que
juste, détruisit l'effet qu'Oswald aurait pu recevoir à l'aspect de
cette magnifique merveille de la création des hommes. Ils entrèrent dans
Rome, non par un beau jour, non par une belle nuit, mais par un soir
obscur, par un temps gris, qui ternit et confond tous les objets. Ils
traversèrent le Tibre sans le remarquer; ils arrivèrent à Rome par la
porte du Peuple, qui conduit d'abord au Corso, à la plus grande rue de
la ville moderne, mais à la partie de Rome qui a le moins d'originalité,
puisqu'elle ressemble davantage aux autres villes de l'Europe.

La foule se promenait dans les rues; des marionnettes et des charlatans
formaient des groupes sur la place où s'élève la colonne Antonine. Toute
l'attention d'Oswald fut captivée par les objets les plus près de lui.
Le nom de Rome ne retentissait point encore dans son âme; il ne sentait
que le profond isolement qui serre le coeur quand vous entrez dans une
ville étrangère, quand vous voyez cette multitude de personnes à qui
votre existence est inconnue, et qui n'ont aucun intérêt en commun avec
vous. Ces réflexions, si tristes pour tous les hommes, le sont encore
plus pour les Anglais, qui sont accoutumés à vivre entre eux et se
mêlent difficilement avec les moeurs des autres peuples. Dans le vaste
caravansérail de Rome, tout est étranger, même les Romains, qui semblent
habiter là, non comme des possesseurs, _mais comme des pèlerins qui se
reposent auprès des ruines_. Oswald, oppressé par des sentiments
pénibles, alla s'enfermer chez lui, et ne sortit point pour voir la
ville. Il était bien loin de penser que ce pays, dans lequel il entrait
avec un tel sentiment d'abattement et de tristesse, serait bientôt pour
lui la source de tant d'idées et de jouissances nouvelles.



LIVRE DEUXIÈME

CORINNE AU CAPITOLE


CHAPITRE PREMIER

Oswald se réveilla dans Rome. Un soleil éclatant, un soleil d'Italie
frappa ses premiers regards, et son âme fut pénétrée d'un sentiment
d'amour et de reconnaissance pour le ciel, qui semblait se manifester
par ses beaux rayons. Il entendit résonner les cloches des nombreuses
églises de la ville; des coups de canon, de distance en distance,
annonçaient quelque grande solennité: il demanda quelle en était la
cause; on lui répondit qu'on devait couronner le matin même, au
Capitole, la femme la plus célèbre de l'Italie, Corinne, poëte,
écrivain, improvisatrice, et l'une des plus belles personnes de Rome. Il
fit quelques questions sur cette cérémonie, consacrée par les noms de
Pétrarque et du Tasse, et toutes les réponses qu'il reçut excitèrent
vivement sa curiosité.

Il n'y avait certainement rien de plus contraire aux habitudes et aux
opinions d'un Anglais que cette grande publicité donnée à la destinée
d'une femme; mais l'enthousiasme qu'inspirent aux Italiens tous les
talents de l'imagination, gagne, au moins momentanément, les étrangers,
et l'on oublie les préjugés mêmes de son pays, au milieu d'une nation si
vive dans l'expression des sentiments qu'elle éprouve. Les gens du
peuple à Rome connaissent les arts, raisonnent avec goût sur les
statues; les tableaux, les monuments, les antiquités, et le mérite
littéraire porté à un certain degré, sont pour eux un intérêt national.

Oswald sortit pour aller sur la place publique; il y entendit parler de
Corinne, de son talent, de son génie. On avait décoré les rues par
lesquelles elle devait passer. Le peuple, qui ne se rassemble
d'ordinaire que sur les pas de la fortune ou de la puissance, était là
presque en rumeur, pour voir une personne dont l'esprit était la seule
distinction. Dans l'état actuel des Italiens, la gloire des beaux-arts
est l'unique qui leur soit permise; et ils sentent le génie en ce genre
avec une vivacité qui devrait faire naître beaucoup de grands hommes
s'il suffisait de l'applaudissement pour les produire, s'il ne fallait
pas une vie forte, de grands intérêts et une existence indépendante,
pour alimenter la pensée.

Oswald se promenait dans les rues de Rome en attendant l'arrivée de
Corinne. A chaque instant on la nommait, on racontait un trait nouveau
d'elle, qui annonçait la réunion de tous les talents qui captivent
l'imagination. L'un disait que sa voix était la plus touchante d'Italie;
l'autre, que personne ne jouait la tragédie comme elle; l'autre, qu'elle
dansait comme une nymphe, et qu'elle dessinait avec autant de grâce que
d'invention: tous disaient qu'on n'avait jamais écrit ni improvisé
d'aussi beaux vers, et que, dans la conversation habituelle, elle avait
tour à tour une grâce et une éloquence qui charmaient tous les esprits.
On disputait pour savoir quelle ville d'Italie lui avait donné la
naissance; mais les Romains soutenaient vivement qu'il fallait être né à
Rome pour parler l'italien avec cette pureté. Son nom de famille était
ignoré. Son premier ouvrage avait paru cinq ans auparavant, et portait
seulement le nom de Corinne. Personne ne savait où elle avait vécu, ni
ce qu'elle avait été avant cette époque; elle avait maintenant à peu
près vingt-six ans. Ce mystère et cette publicité tout à la fois, cette
femme dont tout le monde parlait, et dont on ne connaissait pas le
véritable nom, parurent à lord Nelvil une des merveilles du singulier
pays qu'il venait voir. Il aurait jugé très-sévèrement une telle femme
en Angleterre; mais il n'appliquait à l'Italie aucune des convenances
sociales, et le couronnement de Corinne lui inspirait d'avance l'intérêt
que ferait naître une aventure de l'Arioste.

Une musique très-belle et très-éclatante précéda l'arrivée de la marche
triomphale. Un événement, quel qu'il soit, annoncé par la musique, cause
toujours de l'émotion. Un grand nombre de seigneurs romains et quelques
étrangers précédaient le char qui conduisait Corinne. _C'est le cortége
de ses admirateurs_, dit un Romain.--_Oui_, répondit l'autre; _elle
reçoit l'encens de tout le monde, mais elle n'accorde à personne une
préférence décidée; elle est riche, indépendante; l'on croit même, et
certainement elle en a bien l'air, que c'est une femme d'une illustre
naissance, qui ne veut pas être connue.--Quoi qu'il en soit_, reprit un
troisième, _c'est une divinité entourée de nuages._ Oswald regarda
l'homme qui parlait ainsi, et tout désignait en lui le rang le plus
obscur de la société; mais, dans le Midi, l'on se sert si naturellement
des expressions les plus poétiques, qu'on dirait qu'elles se puisent
dans l'air et sont inspirées par le soleil.

Enfin les quatre chevaux blancs qui traînaient le char de Corinne se
firent place au milieu de la foule. Corinne était assise sur ce char
construit à l'antique, et de jeunes filles, vêtues de blanc, marchaient
à côté d'elle. Partout où elle passait, l'on jetait en abondance des
parfums dans les airs; chacun se mettait aux fenêtres pour la voir, et
ces fenêtres étaient parées en dehors de pots de fleurs et de tapis
d'écarlate; tout le monde criait: _Vive Corinne! vive le génie! vive la
beauté!_ L'émotion était générale; mais lord Nelvil ne la partageait
point encore; et bien qu'il se fût déjà dit qu'il fallait mettre à part,
pour juger tout cela, la réserve de l'Angleterre et les plaisanteries
françaises, il ne se livrait point à cette fête, lorsque enfin il
aperçut Corinne.

Elle était vêtue comme la sibylle du Dominiquin, un châle des Indes
tourné autour de sa tête, et ses cheveux, du plus beau noir, entremêlés
avec ce châle; sa robe était blanche, une draperie bleue se rattachait
au-dessous de son sein, et son costume était très-pittoresque, sans
s'écarter cependant assez des usages reçus pour que l'on pût y trouver
de l'affectation. Son attitude sur le char était noble et modeste: on
apercevait bien qu'elle était contente d'être admirée; mais un sentiment
de timidité se mêlait à sa joie et semblait demander grâce pour son
triomphe; l'expression de sa physionomie, de ses yeux, de son sourire,
intéressait pour elle, et le premier regard fit de lord Nelvil son ami,
avant même qu'une impression plus vive le subjuguât. Ses bras étaient
d'une éclatante beauté; sa taille grande, mais un peu forte, à la
manière des statues grecques, caractérisait énergiquement la jeunesse et
le bonheur; son regard avait quelque chose d'inspiré. L'on voyait dans
sa manière de saluer et de remercier pour les applaudissements qu'elle
recevait, une sorte de naturel qui relevait l'éclat de la situation
extraordinaire dans laquelle elle se trouvait; elle donnait à la fois
l'idée d'une prêtresse d'Apollon qui s'avançait vers le temple du
Soleil, et d'une femme parfaitement simple dans les rapports habituels
de la vie; enfin, tous ses mouvements avaient un charme qui excitait
l'intérêt et la curiosité, l'étonnement et l'affection.

L'admiration du peuple pour elle allait toujours croissant, plus elle
approchait du Capitole, de ce lieu si fécond en souvenirs. Ce beau ciel,
ces Romains si enthousiastes, et par-dessus tout Corinne, électrisaient
l'imagination d'Oswald: il avait vu souvent dans son pays des hommes
d'État portés en triomphe par le peuple; mais c'était pour la première
fois qu'il était témoin des honneurs rendus à une femme, à une femme
illustrée seulement par les dons du génie: son char de victoire ne
coûtait de larmes à personne; et nul regret, comme nulle crainte,
n'empêchait d'admirer les plus beaux dons de la nature, l'imagination,
le sentiment et la pensée.

Oswald était tellement absorbé dans ses réflexions, des idées si
nouvelles l'occupaient tant, qu'il ne remarqua point les lieux antiques
et célèbres à travers lesquels passait le char de Corinne. C'est au pied
de l'escalier qui conduit au Capitole que ce char s'arrêta; et, dans ce
moment, tous les amis de Corinne se précipitèrent pour lui offrir la
main. Elle choisit celle du prince Castel-Forte, le grand seigneur
romain le plus estimé par son esprit et son caractère; chacun approuva
le choix de Corinne: elle monta cet escalier du Capitole, dont
l'imposante majesté semblait accueillir avec bienveillance les plus
légers pas d'une femme. La musique se fit entendre avec un nouvel éclat
au moment de l'arrivée de Corinne; le canon retentit, et la sibylle
triomphante entra dans le palais préparé pour la recevoir.

Au fond de la salle où elle fut reçue étaient placés le sénateur qui
devait la couronner et les conservateurs du sénat, d'un côté tous les
cardinaux et les femmes les plus distinguées du pays, de l'autre les
hommes de lettres de l'Académie de Rome; à l'extrémité opposée, la salle
était occupée par une partie de la foule immense qui avait suivi
Corinne. La chaise destinée pour elle était sur un gradin inférieur à
celui du sénateur. Corinne, avant de s'y placer, devait, selon l'usage,
en présence de cette auguste assemblée, mettre un genou en terre sur le
premier degré. Elle le fit avec tant de noblesse et de modestie, de
douceur et de dignité, que lord Nelvil sentit en ce moment ses yeux
mouillés de larmes; il s'étonna lui-même de son attendrissement; mais au
milieu de tout cet éclat, de tous ces succès, il lui semblait que
Corinne avait imploré, par ses regards, la protection d'un ami,
protection dont jamais une femme, quelque supérieure qu'elle soit, ne
peut se passer; et il pensait en lui-même qu'il serait doux d'être
l'appui de celle à qui sa sensibilité seule rendrait cet appui
nécessaire.

Dès que Corinne fut assise, les poëtes romains commencèrent à lire les
sonnets et les odes qu'ils avaient composés pour elle. Tous l'exaltaient
jusqu'aux cieux; mais ils lui donnaient des louanges qui ne la
caractérisaient pas plus qu'une autre femme d'un génie supérieur.
C'était une agréable réunion d'images et d'allusions à la mythologie,
qu'on aurait pu, depuis Sapho jusqu'à nos jours, adresser de siècle en
siècle à toutes les femmes que leurs talents littéraires ont illustrées.

Déjà lord Nelvil souffrait de cette manière de louer Corinne; il lui
semblait déjà qu'en la regardant, il aurait fait à l'instant même un
portrait d'elle plus juste, plus vrai, plus détaillé, un portrait enfin
qui ne pût convenir qu'à Corinne.


CHAPITRE II

Le Prince Castel-Forte prit la parole, et ce qu'il dit sur Corinne
attira l'attention de toute l'assemblée. C'était un homme de cinquante
ans, qui avait dans ses discours et dans son maintien beaucoup de mesure
et de dignité; son âge, et l'assurance qu'on avait donnée à lord Nelvil
qu'il n'était que l'ami de Corinne, lui inspirèrent un intérêt sans
mélange pour le portrait qu'il fit d'elle. Oswald, sans ces motifs de
sécurité, se serait déjà senti capable d'un mouvement confus de
jalousie.

Le prince Castel-Forte lut quelques pages en prose, sans prétention,
mais singulièrement propres à faire connaître Corinne. Il indiqua
d'abord le mérite particulier de ses ouvrages: il dit que ce mérite
consistait en partie dans l'étude approfondie qu'elle avait faite des
littératures étrangères; elle savait unir au plus haut degré
l'imagination, les tableaux, la vie brillante du Midi, cette
connaissance, cette observation du coeur humain qui semble le partage
des pays où les objets extérieurs excitent moins l'intérêt.

Il vanta la grâce et la gaieté de Corinne, cette gaieté qui ne tenait en
rien à la moquerie, mais seulement à la vivacité de l'esprit, à la
fraîcheur de l'imagination; il essaya de louer sa sensibilité, mais on
pouvait aisément deviner qu'un regret personnel se mêlait à ce qu'il en
disait. Il se plaignit de la difficulté qu'éprouvait une femme
supérieure à rencontrer l'objet dont elle s'est fait une image idéale,
une image revêtue de tous les dons que le coeur et le génie peuvent
souhaiter. Il se complut cependant à peindre la sensibilité passionnée
qui inspirait la poésie de Corinne, et l'art qu'elle avait de saisir des
rapports touchants entre les beautés de la nature et les impressions les
plus intimes de l'âme. Il releva l'originalité des expressions de
Corinne, de ces expressions qui naissaient toutes de son caractère et de
sa manière de sentir, sans que jamais aucune nuance d'affectation pût
altérer un genre de charme non-seulement naturel, mais involontaire.

Il parla de son éloquence comme d'une force toute-puissante qui devait
d'autant plus entraîner ceux qui l'écoutaient, qu'ils avaient en
eux-mêmes plus d'esprit et de sensibilité véritable. «Corinne, dit-il,
est sans doute la femme la plus célèbre de notre pays, et cependant ses
amis seuls peuvent la peindre; car les qualités de l'âme, quand elles
sont vraies, ont toujours besoin d'être devinées; l'éclat, aussi bien
que l'obscurité, peut empêcher de les reconnaître, si quelque sympathie
n'aide pas à les pénétrer.» Il s'étendit sur son talent d'improviser,
qui ne ressemblait en rien à ce qu'on est convenu d'appeler de ce nom en
Italie. «Ce n'est pas seulement, continua-t-il, à la fécondité de son
esprit qu'il faut l'attribuer, mais à l'émotion profonde qu'excitent en
elle toutes les pensées généreuses; elle ne peut prononcer un mot qui
les rappelle, sans que l'inépuisable source des sentiments et des idées,
l'enthousiasme, l'anime et l'inspire.» Le prince Castel-Forte fit sentir
aussi le charme d'un style toujours pur, toujours harmonieux. «La poésie
de Corinne, ajouta-t-il, est une mélodie intellectuelle qui seule peut
exprimer le charme des impressions les plus fugitives et les plus
délicates.»

Il vanta l'entretien de Corinne; on sentait qu'il en avait goûté les
délices. «L'imagination et la simplicité, la justesse et l'exaltation,
la force et la douceur se réunissent, disait-il, dans une même personne,
pour varier à chaque instant tous les plaisirs de l'esprit; on peut lui
appliquer ce charmant vers de Pétrarque:

    Il parlar che nell'anima si sente[2];

et je lui crois quelque chose de cette grâce tant vantée, de ce charme
oriental, que les anciens attribuaient à Cléopâtre.

  [2] Le langage qu'on entend au fond de l'âme.

«Les lieux que j'ai parcourus avec elle, ajouta le prince Castel-Forte,
la musique que nous avons entendue ensemble, les tableaux qu'elle m'a
fait voir, les livres qu'elle m'a fait comprendre, composent l'univers
de mon imagination. Il y a dans tous ces objets une étincelle de sa vie;
et s'il me fallait exister loin d'elle, je voudrais au moins m'en
entourer, certain que je serais de ne retrouver nulle part cette trace
de feu, cette trace d'elle enfin qu'elle y a laissée. Oui, continua-t-il
(et dans ce moment ses yeux tombèrent par hasard sur Oswald), voyez
Corinne, si vous pouvez passer votre vie avec elle, si cette double
existence qu'elle vous donnera peut vous être longtemps assurée; mais ne
la voyez pas, si vous êtes condamné à la quitter: vous chercheriez en
vain, tant que vous vivriez, cette âme créatrice qui partageait et
multipliait vos sentiments et vos pensées; vous ne la retrouveriez
jamais.»

Oswald tressaillit à ces paroles; ses yeux se fixèrent sur Corinne, qui
les écoutait avec une émotion que l'amour-propre ne faisait pas naître,
mais qui tenait à des sentiments plus aimables et plus touchants. Le
prince Castel-Forte reprit son discours, qu'un moment d'attendrissement
lui avait fait suspendre; il parla du talent de Corinne pour la
peinture, pour la musique, pour la déclamation, pour la danse: il dit
que dans tous les talents c'était toujours Corinne, ne s'astreignant
point à telle manière, à telle règle, mais exprimant dans des langages
variés la même puissance d'imagination, le même enchantement des
beaux-arts, sous leurs diverses formes.

«Je ne me flatte pas, dit en terminant le prince Castel-Forte, d'avoir
pu peindre une personne dont il est impossible d'avoir l'idée quand on
ne l'a pas entendue; mais sa présence est pour nous à Rome comme l'un
des bienfaits de notre ciel brillant, de notre nature inspirée. Corinne
est le lien de ses amis entre eux; elle est le mouvement, l'intérêt de
notre vie; nous comptons sur sa bonté; nous sommes fiers de son génie;
nous disons aux étrangers: «Regardez-la, c'est l'image de notre belle
Italie; elle est ce que nous serions sans l'ignorance, l'envie, la
discorde et l'indolence auxquelles notre sort nous a condamnés.» Nous
nous plaisons à la contempler comme une admirable production de notre
climat, de nos beaux-arts, comme un rejeton du passé, comme une
prophétie de l'avenir; et quand les étrangers insultent à ce pays, d'où
sont sorties les lumières qui ont éclairé l'Europe; quand ils sont sans
pitié pour nos torts, qui naissent de nos malheurs, nous leur disons:
«Regardez Corinne.» Oui, nous suivrions ses traces, nous serions hommes
comme elle est femme, si les hommes pouvaient, comme les femmes, se
créer un monde dans leur propre coeur, et si notre génie, nécessairement
dépendant des relations sociales et des circonstances extérieures,
pouvait s'allumer tout entier au seul flambeau de la poésie.»

Au moment où le prince Castel-Forte cessa de parler, des
applaudissements unanimes se firent entendre; et quoiqu'il y eût dans la
fin de son discours un blâme indirect de l'état actuel des Italiens,
tous les grands de l'État l'approuvèrent: tant il est vrai qu'on trouve
en Italie cette sorte de libéralité qui ne porte pas à changer les
institutions, mais fait pardonner, dans les esprits supérieurs, une
opposition tranquille aux préjugés existants.

La réputation du prince Castel-Forte était très-grande à Rome. Il
parlait avec une sagacité rare; et c'était un don remarquable dans un
pays où l'on met encore plus d'esprit dans sa conduite que dans ses
discours. Il n'avait pas dans les affaires l'habileté qui distingue
souvent les Italiens, mais il se plaisait à penser, et ne craignait pas
la fatigue de la méditation. Les heureux habitants du Midi se refusent
quelquefois à cette fatigue, et se flattent de tout deviner par
l'imagination, comme leur féconde terre donne des fruits sans culture, à
l'aide seulement de la faveur du ciel.


CHAPITRE III

Corinne se leva lorsque le prince Castel-Forte eut cessé de parler; elle
le remercia par une inclination de tête si noble et si douce, qu'on y
sentait tout à la fois et la modestie et la joie bien naturelle d'avoir
été louée selon son coeur. Il était d'usage que le poëte couronné au
Capitole improvisât ou récitât une pièce de vers avant que l'on posât
sur sa tête les lauriers qui lui étaient destinés. Corinne se fit
apporter sa lyre, instrument de son choix, qui ressemblait beaucoup à la
harpe, mais était cependant plus antique par la forme, et plus simple
dans les sons. En l'accordant, elle éprouva d'abord un grand sentiment
de timidité, et ce fut avec une voix tremblante qu'elle demanda le sujet
qui lui était imposé. «_La gloire et le bonheur de l'Italie!_
s'écria-t-on autour d'elle d'une voix unanime.--Eh bien, oui,
reprit-elle, déjà saisie, déjà soutenue par son talent, _La gloire et le
bonheur de l'Italie!_» Et se sentant animée par l'amour de son pays,
elle se fit entendre dans des vers pleins de charmes, dont la prose ne
peut donner qu'une idée bien imparfaite.


  IMPROVISATION DE CORINNE AU CAPITOLE.

  «Italie, empire du soleil; Italie, maîtresse du monde; Italie, berceau
  des lettres, je te salue! Combien de fois la race humaine te fut
  soumise, tributaire de tes armes, de tes beaux-arts et de ton ciel!

  «Un dieu quitta l'Olympe pour se réfugier en Ausonie; l'aspect de ce
  pays fit rêver les vertus de l'âge d'or, et l'homme y parut trop
  heureux pour l'y supposer coupable.

  «Rome conquit l'univers par son génie, et fut reine par la liberté. Le
  caractère romain s'imprima sur le monde, et l'invasion des barbares,
  en détruisant l'Italie, obscurcit l'univers entier.

  «L'Italie reparut, avec les divins trésors que les Grecs fugitifs
  rapportèrent dans son sein; le ciel lui révéla ses lois; l'audace de
  ses enfants découvrit un nouvel hémisphère; elle fut reine encore par
  le sceptre de la pensée, mais ce sceptre de lauriers ne fit que des
  ingrats.

  «L'imagination lui rendit l'univers qu'elle avait perdu. Les peintres,
  les poëtes, enfantèrent pour elle une terre, un Olympe, des enfers et
  des cieux; et le feu qui l'anime, mieux gardé par son génie que par le
  dieu des païens, ne trouva point dans l'Europe un Prométhée qui le
  ravît.

  «Pourquoi suis-je au Capitole? pourquoi mon humble front va-t-il
  recevoir la couronne que Pétrarque a portée, et qui reste suspendue au
  cyprès funèbre du Tasse? pourquoi... si vous n'aimiez assez la gloire,
  ô mes concitoyens! pour récompenser son culte autant que ses succès!

  «Eh bien, si vous l'aimez, cette gloire, qui choisit trop souvent ses
  victimes parmi les vainqueurs qu'elle a couronnés, pensez avec orgueil
  à ces siècles qui virent la renaissance des arts. Le Dante, l'Homère
  des temps modernes poëte sacré de nos mystères religieux, héros de la
  pensée, plongea son génie dans le Styx pour aborder à l'enfer, et son
  âme fut profonde comme les abîmes qu'il a décrits.

  «L'Italie, au temps de sa puissance, revit tout entière dans le Dante.
  Animé par l'esprit des républiques, guerrier aussi bien que poëte, il
  souffle la flamme des actions parmi les morts, et ses ombres ont une
  vie plus forte que les vivants d'aujourd'hui.

  «Les souvenirs de la terre les poursuivent encore; leurs passions sans
  but s'acharnent à leur coeur; elles s'agitent sur le passé, qui leur
  semble encore moins irrévocable que leur éternel avenir.

  «On dirait que le Dante, banni de son pays, a transporté dans les
  régions imaginaires les peines qui le dévoraient. Ses ombres demandent
  sans cesse des nouvelles de l'existence, comme le poëte lui-même
  s'informe de sa patrie, et l'enfer s'offre à lui sous les couleurs de
  l'exil.

  «Tout à ses yeux se revêt du costume de Florence. Les morts antiques
  qu'il évoque semblent renaître aussi Toscans que lui; ce ne sont point
  les bornes de son esprit, c'est la force de son âme qui fait entrer
  l'univers dans le cercle de sa pensée.

  «Un enchaînement mystique de cercles et de sphères le conduit de
  l'enfer au purgatoire, du purgatoire au paradis; historien fidèle de
  sa vision, il inonde de clarté les régions les plus obscures, et le
  monde qu'il crée dans son triple poëme est complet, animé, brillant
  comme une planète nouvelle aperçue dans le firmament.

  «A sa voix, tout sur la terre se change en poésie; les objets, les
  idées, les lois, les phénomènes, semblent un nouvel Olympe de
  nouvelles divinités; mais cette mythologie de l'imagination
  s'anéantit, comme le paganisme, à l'aspect du paradis, de cet océan de
  lumières, étincelant de rayons et d'étoiles, de vertus et d'amour.

  «Les magiques paroles de notre plus grand poëte sont le prisme de
  l'univers; toutes ses merveilles s'y réfléchissent, s'y divisent, s'y
  recomposent; les sons imitent les couleurs, les couleurs se fondent en
  harmonie; la rime, sonore ou bizarre, rapide ou prolongée, est
  inspirée par cette divination poétique, beauté suprême de l'art,
  triomphe du génie, qui découvre dans la nature tous les secrets en
  relation avec le coeur de l'homme.

  «Le Dante espérait de son poëme la fin de son exil; il comptait sur la
  renommée pour médiateur, mais il mourut trop tôt pour recueillir les
  palmes de la patrie. Souvent la vie passagère de l'homme s'use dans
  les revers; et si la gloire triomphe, si l'on aborde enfin sur une
  plage plus heureuse, la tombe s'ouvre derrière le port, et le destin à
  mille formes annonce souvent la fin de la vie par le retour du
  bonheur.

  «Ainsi le Tasse infortuné, que vos hommages, Romains, devaient
  consoler de tant d'injustices, beau, sensible, chevaleresque, rêvant
  les exploits, éprouvant l'amour qu'il chantait, s'approcha de ces
  murs, comme ces héros de Jérusalem, avec respect et reconnaissance.
  Mais, la veille du jour choisi pour le couronner, la mort l'a réclamé
  pour sa terrible fête: le ciel est jaloux de la terre, et rappelle ses
  favoris des rives trompeuses du temps.

  «Dans un siècle plus fier et plus libre que celui du Tasse, Pétrarque
  fut aussi, comme le Dante, le poëte valeureux de l'indépendance
  italienne. Ailleurs on ne connaît de lui que ses amours; ici des
  souvenirs plus sévères honorent à jamais son nom, et la patrie
  l'inspira mieux que Laure elle-même.

  «Il ranima l'antiquité par ses veilles, et, loin que son imagination
  mît obstacle aux études les plus profondes, cette puissance créatrice,
  en lui soumettant l'avenir, lui révéla les secrets des siècles passés.
  Il éprouva que connaître sert beaucoup pour inventer, et son génie fut
  d'autant plus original, que, semblable aux forces éternelles, il sut
  être présent à tous les temps.

  «Notre air serein, notre climat riant, ont inspiré l'Arioste. C'est
  l'arc-en-ciel qui parut après nos longues guerres: brillant et varié
  comme ce messager du beau temps, il semble se jouer familièrement avec
  la vie, et sa gaieté légère et douce est le sourire de la nature, et
  non pas l'ironie de l'homme.

  «Michel-Ange, Raphaël, Pergolèse, Galilée, et vous, intrépides
  voyageurs avides de nouvelles contrées, bien que la nature ne pût vous
  offrir rien de plus beau que la vôtre, joignez aussi votre gloire à
  celle des poëtes! Artistes, savants, philosophes, vous êtes comme eux
  enfants du soleil qui tour à tour développe l'imagination, anime la
  pensée, excite le courage, endort dans le bonheur, et semble tout
  promettre ou tout faire oublier.

  «Connaissez-vous cette terre où les orangers fleurissent, que les
  rayons des cieux fécondent avec amour? Avez-vous entendu les sons
  mélodieux qui célèbrent la douceur des nuits? Avez-vous respiré ces
  parfums, luxe de l'air déjà si pur et si doux? Répondez, étrangers, la
  nature est-elle chez vous belle et bienfaisante?

  «Ailleurs, quand des calamités sociales affligent un pays, les peuples
  doivent s'y croire abandonnés par la Divinité; mais ici nous sentons
  toujours la protection du ciel, nous voyons qu'il s'intéresse à
  l'homme, et qu'il a daigné le traiter comme une noble créature.

  «Ce n'est pas seulement de pampres et d'épis que notre nature est
  parée; mais elle prodigue sous les pas de l'homme, comme à la fête
  d'un souverain, une abondance de fleurs et de plantes inutiles qui,
  destinées à plaire, ne s'abaissent point à servir.

  «Les plaisirs délicats, soignés par la nature, sont goûtés par une
  nation digne de les sentir; les mets les plus simples lui suffisent;
  elle ne s'enivre point aux fontaines de vin que l'abondance lui
  prépare: elle aime son soleil, ses beaux-arts, ses monuments, sa
  contrée tout à la fois antique et printanière; les plaisirs raffinés
  d'une société brillante, les plaisirs grossiers d'un peuple avide, ne
  sont pas faits pour elle.

  «Ici les sensations se confondent avec les idées, la vie se puise tout
  entière à la même source, et l'âme, comme l'air, occupe les confins de
  la terre et du ciel. Ici le génie se sent à l'aise, parce que la
  rêverie y est douce; s'il agite, elle calme; s'il regrette un but,
  elle lui fait don de mille chimères; si les hommes l'oppriment, la
  nature est là pour l'accueillir.

  «Ainsi, toujours elle répare, et sa main secourable guérit toutes les
  blessures. Ici l'on se console des peines mêmes du coeur, en admirant
  un Dieu de bonté, en pénétrant le secret de son amour; les revers
  passagers de notre vie éphémère se perdent dans le sein fécond et
  majestueux de l'immortel univers.»

Corinne fut interrompue pendant quelques moments par les
applaudissements les plus impétueux. Le seul Oswald ne se mêla point aux
transports bruyants qui l'entouraient. Il avait penché sa tête sur sa
main, lorsque Corinne avait dit: _Ici l'on se console des peines mêmes
du coeur_; et depuis lors il ne l'avait point relevée. Corinne le
remarqua, et bientôt, à ses traits, à la couleur de ses cheveux, à son
costume, à sa taille élevée, à toutes ses manières enfin, elle le
reconnut pour un Anglais. Le deuil qu'il portait et sa physionomie
pleine de tristesse la frappèrent. Son regard, alors attaché sur elle,
semblait lui faire doucement des reproches; elle devina les pensées qui
l'occupaient, et se sentit le besoin de le satisfaire, en parlant du
bonheur avec moins d'assurance, en consacrant à la mort quelques vers au
milieu d'une fête. Elle reprit donc sa lyre dans ce dessein, fit rentrer
dans le silence toute l'assemblée par les sons touchants et prolongés
qu'elle tira de son instrument, et recommença ainsi:

  «Il est des peines cependant que notre ciel consolateur ne saurait
  effacer, mais dans quel séjour les regrets peuvent-ils porter à l'âme
  une impression plus douce et plus noble que dans ces lieux?

  «Ailleurs, les vivants trouvent à peine assez de place pour leurs
  rapides courses et leurs ardents désirs; ici, les ruines, les déserts,
  les palais inhabités laissent aux ombres un vaste espace. Rome
  maintenant n'est-elle pas la patrie des tombeaux?

  «Le Colisée, les obélisques, toutes les merveilles qui, du fond de
  l'Égypte et de la Grèce, de l'extrémité des siècles, depuis Romulus
  jusqu'à Léon X, se sont réunies ici, comme si la grandeur attirait la
  grandeur, et qu'un même lieu dût renfermer tout ce que l'homme a pu
  mettre à l'abri du temps; toutes ces merveilles sont consacrées aux
  monuments funèbres. Notre indolente vie est à peine aperçue, le
  silence des vivants est un hommage pour les morts; ils durent, et nous
  passons.

  «Eux seuls sont honorés, eux seuls sont encore célèbres; nos destinées
  obscures relèvent l'éclat de nos ancêtres, notre existence actuelle ne
  laisse debout que le passé, il ne se fait aucun bruit autour des
  souvenirs. Tous nos chefs-d'oeuvre sont l'ouvrage de ceux qui ne sont
  plus, et le génie lui-même est compté parmi les illustres morts.

  «Peut-être un des charmes secrets de Rome est-il de réconcilier
  l'imagination avec le long sommeil. On s'y résigne pour soi, l'on en
  souffre moins pour ce qu'on aime. Les peuples du Midi se représentent
  la fin de la vie sous des couleurs moins sombres que les habitants du
  Nord. Le soleil, comme la gloire, réchauffe même la tombe.

  «Le froid et l'isolement du sépulcre sous ce beau ciel, à côté de tant
  d'urnes funéraires, poursuivent moins les esprits effrayés. On se
  croit attendu par la foule des ombres; et, de notre ville solitaire à
  la ville souterraine, la transition semble assez douce.

  «Ainsi la pointe de la douleur est émoussée: non que le coeur soit
  blasé, non que l'âme soit aride; mais une harmonie plus parfaite, un
  air plus odoriférant, se mêlent à l'existence. On s'abandonne à la
  nature avec moins de crainte, à cette nature dont le Créateur a dit:
  Les lis ne travaillent ni ne filent, et cependant quels vêtements des
  rois pourraient égaler la magnificence dont j'ai revêtu ces fleurs?»

Oswald fut tellement ravi par ces dernières strophes, qu'il exprima son
admiration par les témoignages les plus vifs; et cette fois les
transports des Italiens eux-mêmes n'égalèrent pas les siens. En effet,
c'était à lui, plus qu'aux Romains, que la seconde improvisation de
Corinne était destinée.

La plupart des Italiens ont, en lisant les vers, une sorte de chant
monotone appelé _cantilène_, qui détruit toute émotion. C'est en vain
que les paroles sont diverses: l'impression reste la même, puisque
l'accent, qui est encore plus intime que les paroles, ne change presque
point. Mais Corinne récitait avec une variété de tons qui ne détruisait
pas le charme soutenu de l'harmonie; c'était comme des airs différents
joués tous par un instrument céleste.

Le son de voix touchant et sensible de Corinne, en faisant entendre
cette langue italienne, si pompeuse et si sonore, produisit sur Oswald
une impression tout à fait nouvelle. La prosodie anglaise est uniforme
et voilée; ses beautés naturelles sont toutes mélancoliques; les nuages
ont formé ses couleurs, et le bruit des vagues sa modulation; mais quand
ces paroles italiennes, brillantes comme un jour de fête, retentissantes
comme les instruments de victoire que l'on a comparés à l'écarlate parmi
les couleurs; quand ces paroles, encore tout empreintes des joies qu'un
beau climat répand dans tous les coeurs, sont prononcées par une voix
émue, leur éclat adouci, leur force concentrée, fait éprouver un
attendrissement aussi vif qu'imprévu. L'intention de la nature semble
trompée, ses bienfaits inutiles, ses offres repoussées; et l'expression
de la peine, au milieu de tant de jouissances, étonne et touche plus
profondément que la douleur chantée dans les langues du Nord, qui
semblent inspirées par elle.


CHAPITRE IV

Le sénateur prit la couronne de myrte et de laurier qu'il devait placer
sur la tête de Corinne. Elle détacha le châle qui entourait son front,
et tous ses cheveux, d'un noir d'ébène, tombèrent en boucles sur ses
épaules. Elle s'avança la tête nue, le regard animé par un sentiment de
plaisir et de reconnaissance qu'elle ne cherchait point à dissimuler.
Elle se remit une seconde fois à genoux pour recevoir la couronne; mais
elle paraissait moins troublée et moins tremblante que la première fois;
elle venait de parler, elle venait de remplir son âme des plus nobles
pensées; l'enthousiasme l'emportait sur la timidité. Ce n'était plus une
femme craintive, mais une prêtresse inspirée, qui se consacrait avec
joie au culte du génie.

Quand la couronne fut placée sur la tête de Corinne, tous les
instruments se firent entendre et jouèrent ces airs triomphants qui
exaltent l'âme d'une manière si puissante et si sublime. Le bruit des
timbales et des fanfares émut de nouveau Corinne; ses yeux se remplirent
de larmes; elle s'assit un moment, et couvrit son visage de son
mouchoir. Oswald, vivement touché, sortit de la foule et fit quelques
pas pour lui parler; mais un invincible embarras le retint. Corinne le
regarda quelque temps, en prenant garde néanmoins qu'il ne remarquât
qu'elle faisait attention à lui; mais lorsque le prince Castel-Forte
vint prendre sa main pour l'accompagner du Capitole à son char, elle se
laissa conduire avec distraction, et retourna la tête plusieurs fois,
sous divers prétextes, pour voir Oswald.

Il la suivit; et, dans le moment où elle descendait l'escalier,
accompagnée de son cortége, elle fit un mouvement en arrière pour
l'apercevoir encore: ce mouvement fit tomber sa couronne. Oswald se hâta
de la relever, et lui dit en la lui rendant quelques mots en italien qui
signifiaient que les humbles mortels mettaient aux pieds des dieux la
couronne qu'ils n'osaient placer sur leurs têtes. Corinne remercia lord
Nelvil, en anglais, avec ce pur accent national, ce pur accent insulaire
qui presque jamais ne peut être imité sur le continent. Quel fut
l'étonnement d'Oswald en l'entendant! Il resta d'abord immobile à sa
place, et, se sentant troublé, il s'appuya sur un des lions de basalte
qui sont au pied de l'escalier du Capitole. Corinne le considéra de
nouveau, vivement frappée de son émotion; mais on l'entraîna vers son
char, et toute la foule disparut longtemps avant qu'Oswald eût retrouvé
sa force et sa présence d'esprit.

Corinne jusqu'alors l'avait enchanté comme la plus charmante des
étrangères, comme l'une des merveilles du pays qu'il voulait parcourir;
mais cet accent anglais lui rappelait tous les souvenirs de sa patrie,
cet accent naturalisait pour lui tous les charmes de Corinne. Était-elle
Anglaise? avait-elle passé plusieurs années de sa vie en Angleterre? Il
ne pouvait le deviner; mais il était impossible que l'étude seule apprît
à parler ainsi; il fallait que Corinne et lord Nelvil eussent vécu dans
le même pays. Qui sait si leurs familles n'étaient pas en relation
ensemble? Peut-être même l'avait-il vue dans son enfance? On a souvent
dans le coeur je ne sais quelle image innée de ce qu'on aime, qui
pourrait persuader qu'on reconnaît l'objet que l'on voit pour la
première fois.

Oswald avait beaucoup de préventions contre les Italiennes; il les
croyait passionnées, mais mobiles, mais incapables d'éprouver des
affections profondes et durables. Déjà ce que Corinne avait dit au
Capitole lui avait inspiré tout une autre idée; que serait-ce donc s'il
pouvait à la fois retrouver les souvenirs de sa patrie et recevoir par
l'imagination une vie nouvelle, renaître pour l'avenir sans rompre avec
le passé?

Au milieu de ses rêveries, Oswald se trouva sur le pont Saint-Ange, qui
conduit au château du même nom, ou plutôt au tombeau d'Adrien, dont on a
fait une forteresse. Le silence du lieu, les pâles ombres du Tibre, les
rayons de la lune qui éclairaient les statues placées sur le pont et
faisaient des statues comme des ombres blanches regardant fixement
couler les flots et les temps qui ne les concernent plus; tous ces
objets le ramenèrent à ses idées habituelles. Il mit la main sur sa
poitrine, et sentit le portrait de son père qu'il y portait toujours; il
l'en détacha pour le considérer; et le moment de bonheur qu'il venait
d'éprouver, et la cause de ce bonheur, ne lui rappelèrent que trop le
sentiment qui l'avait rendu jadis si coupable envers son père. Cette
réflexion renouvela ses remords.

«Éternel souvenir de ma vie! s'écria-t-il; ami trop offensé, et pourtant
si généreux! aurais-je pu croire que l'émotion du plaisir pût trouver
sitôt accès dans mon âme? Ce n'est pas toi, le meilleur et le plus
indulgent des hommes, ce n'est pas toi qui me le reproches; tu veux que
je sois heureux, tu le veux encore malgré mes fautes: mais puissé-je du
moins ne pas méconnaître ta voix, si tu me parles du haut du ciel, comme
je l'ai méconnue sur la terre!»



LIVRE TROISIÈME

CORINNE


CHAPITRE PREMIER

Le comte d'Erfeuil avait assisté à la fête du Capitole; il vint le
lendemain chez lord Nelvil, et lui dit: «Mon cher Oswald, voulez-vous
que je vous mène ce soir chez Corinne?--Comment! interrompit Oswald,
est-ce que vous la connaissez?--Non, répondit le comte d'Erfeuil; mais
une personne aussi célèbre est toujours flattée qu'on désire de la voir,
et je lui ai écrit ce matin pour lui demander la permission d'aller chez
elle ce soir avec vous.--J'aurais souhaité, répondit Oswald en
rougissant, que vous ne m'eussiez pas ainsi nommé sans mon
consentement.--Sachez-moi gré, reprit le comte d'Erfeuil, de vous avoir
épargné quelques formalités ennuyeuses: au lieu d'aller chez un
ambassadeur, qui vous aurait mené chez un cardinal, qui vous aurait
conduit chez une femme, qui vous aurait introduit chez Corinne, je vous
présente, vous me présentez, et nous serons très-bien reçus tous les
deux.

--J'ai moins de confiance que vous, et sans doute avec raison, reprit
lord Nelvil; je crains que cette demande précipitée n'ait pu déplaire à
Corinne.--Pas du tout, je vous assure, dit le comte d'Erfeuil; elle a
trop d'esprit pour cela, et sa réponse est très-polie.--Comment! elle
vous a répondu! reprit lord Nelvil; et que vous a-t-elle donc dit, mon
cher comte?--Ah! mon cher comte, dit en riant M. d'Erfeuil, vous vous
adoucissez donc depuis que vous savez que Corinne m'a répondu? mais
enfin _je vous aime et tout est pardonné_. Je vous avouerai donc
modestement que dans mon billet j'avais parlé de moi plus que de vous,
et que dans sa réponse il me semble qu'elle vous nomme le premier; mais
je ne suis jamais jaloux de mes amis.--Assurément, répondit lord Nelvil,
je ne pense pas que ni vous ni moi nous puissions nous flatter de plaire
à Corinne; et quant à moi, tout ce que je désire, c'est de jouir
quelquefois de la société d'une personne aussi étonnante: à ce soir
donc, puisque vous l'avez arrangé ainsi.--Vous viendrez avec moi? dit le
comte d'Erfeuil.--Eh bien, oui, répondit lord Nelvil avec un embarras
très-visible.--Pourquoi donc, continua le comte d'Erfeuil, pourquoi
s'être tant plaint de ce que j'ai fait? vous finissez comme j'ai
commencé; mais il fallait bien vous laisser l'honneur d'être plus
réservé que moi, pourvu toutefois que vous n'y perdissiez rien. C'est
vraiment une charmante personne que Corinne: elle a de l'esprit et de la
grâce; je n'ai pas bien compris ce qu'elle disait, parce qu'elle parlait
italien; mais, à la voir, je gagerais qu'elle sait très-bien le
français; nous en jugerons ce soir. Elle mène une vie singulière; elle
est riche, jeune, libre, sans qu'on puisse savoir avec certitude si elle
a des amants ou non. Il paraît certain néanmoins qu'à présent elle ne
préfère personne; au reste, ajouta-t-il, il se peut qu'elle n'ait pas
rencontré dans ce pays un homme digne d'elle: cela ne m'étonnerait pas.»

Le comte d'Erfeuil continua quelque temps encore à discourir ainsi, sans
que lord Nelvil l'interrompît. Il ne disait rien qui fût précisément
inconvenable; mais il froissait toujours les sentiments délicats
d'Oswald, en parlant trop fort ou trop légèrement sur ce qui
l'intéressait. Il y a des ménagements que l'esprit même et l'usage du
monde n'apprennent pas; et, sans manquer à la plus parfaite politesse,
on blesse souvent le coeur.

Lord Nelvil fut très-agité tout le jour, en pensant à la visite du soir;
mais il écarta, tant qu'il le put, les réflexions qui le troublaient, et
tâcha de se persuader qu'il pouvait y avoir du plaisir dans un
sentiment, sans que ce sentiment décidât du sort de la vie. Fausse
sécurité! car l'âme ne reçoit aucun plaisir de ce qu'elle reconnaît
elle-même pour passager.

Lord Nelvil et le comte d'Erfeuil arrivèrent chez Corinne. Sa maison
était placée dans le quartier des Transtévérins, un peu au delà du
château Saint-Ange. La vue du Tibre embellissait cette maison, ornée
dans l'intérieur avec l'élégance la plus parfaite. Le salon était décoré
des copies en plâtre des meilleures statues de l'Italie: la Niobé, le
Laocoon, la Vénus de Médicis, le Gladiateur mourant; et, dans le cabinet
où se tenait Corinne, l'on voyait des instruments de musique, des
livres, un ameublement simple mais commode, et seulement arrangé pour
rendre la conversation facile et le cercle resserré. Corinne n'était
point encore dans son cabinet lorsque Oswald arriva; en l'attendant, il
se promenait avec anxiété dans son appartement; il y remarquait dans
chaque détail un mélange heureux de tout ce qu'il y a de plus agréable
dans les trois nations, française, anglaise et italienne: le goût de la
société, l'amour des lettres, et le sentiment des beaux-arts.

Corinne enfin parut; elle était vêtue sans aucune recherche, mais
toujours pittoresquement. Elle avait dans ses cheveux des camées
antiques, et portait à son cou un collier de corail. Sa politesse était
noble et facile; en la voyant ainsi familièrement au milieu du cercle de
ses amis, on retrouvait en elle la divinité du Capitole, bien qu'elle
fût parfaitement simple et naturelle en tout. Elle salua d'abord le
comte d'Erfeuil, en regardant Oswald; et puis, comme si elle se fût
repentie de cette espèce de fausseté, elle s'avança vers Oswald; et l'on
put remarquer qu'en l'appelant lord Nelvil, ce nom semblait produire un
effet singulier sur elle, et deux fois elle le répéta d'une voix émue,
comme s'il lui eût retracé de touchants souvenirs.

Enfin elle dit en italien à lord Nelvil quelques mots pleins de grâce
sur l'obligeance qu'il lui avait témoignée la veille en relevant sa
couronne. Oswald lui répondit en cherchant à lui exprimer l'admiration
qu'elle lui avait inspirée, et se plaignit avec douceur de ce qu'elle ne
lui parlait pas en anglais. «Vous suis-je, ajouta-t-il, plus étranger
qu'hier?--Non, assurément, lui répondit Corinne; mais, quand on a comme
moi parlé plusieurs années de sa vie deux ou trois langues différentes,
l'une ou l'autre est inspirée par les sentiments que l'on doit
exprimer.--Sûrement, dit Oswald, l'anglais est votre langue habituelle,
celle que vous parlez à vos amis, celle...--Je suis Italienne,
interrompit Corinne; pardonnez-moi, milord, mais il me semble que je
retrouve en vous cet orgueil national qui caractérise souvent vos
compatriotes. Dans ce pays, nous sommes plus modestes: nous ne sommes ni
contents de nous comme des Français, ni fiers de nous comme des Anglais.
Un peu d'indulgence nous suffit de la part des étrangers; et comme il
nous est refusé depuis longtemps d'être une nation, nous avons le grand
tort de manquer souvent, comme individus, de la dignité qui ne nous est
pas permise comme peuple; mais quand vous connaîtrez les Italiens, vous
verrez qu'ils ont dans leur caractère quelques traces de la grandeur
antique, quelques traces rares, effacées, mais qui pourraient reparaître
dans des temps plus heureux. Je vous parlerai anglais quelquefois, mais
pas toujours; l'italien m'est cher: j'ai beaucoup souffert, dit-elle en
soupirant, pour vivre en Italie.»

Le comte d'Erfeuil fit des reproches aimables à Corinne de ce qu'elle
l'oubliait tout à fait en s'exprimant dans des langues qu'il n'entendait
pas. «Belle Corinne, lui dit-il, de grâce parlez français; vous en êtes
vraiment digne.» Corinne sourit à ce compliment, et se mit à parler
français très-purement, très-facilement, mais avec l'accent anglais.
Lord Nelvil et le comte d'Erfeuil s'en étonnèrent également; mais le
comte d'Erfeuil, qui croyait qu'on pouvait tout dire, pourvu que ce fût
avec grâce, et qui s'imaginait que l'impolitesse consistait dans la
forme et non dans le fond, demanda directement à Corinne raison de cette
singularité. Elle fut d'abord un peu troublée de cette interrogation
subite; puis, reprenant ses esprits, elle dit au comte d'Erfeuil:
«Apparemment, monsieur, que j'ai appris le français d'un Anglais.» Il
renouvela ses questions en riant, mais avec instance. Corinne
s'embarrassa toujours davantage, et lui dit enfin: «Depuis quatre ans,
monsieur, que je suis fixée à Rome, aucun de mes amis, aucun de ceux
qui, j'en suis sûre, s'intéressent beaucoup à moi, ne m'ont interrogée
sur ma destinée; ils ont compris d'abord qu'il m'était pénible d'en
parler.» Ces paroles mirent un terme aux questions du comte d'Erfeuil;
mais Corinne eut peur de l'avoir blessé; et, comme il avait l'air d'être
très-lié avec lord Nelvil, elle craignit encore plus, sans vouloir s'en
rendre raison, qu'il ne parlât d'elle désavantageusement à son ami, et
elle se remit à prendre assez de soin pour lui plaire.

Le prince Castel-Forte arriva dans ce moment avec plusieurs Romains de
ses amis et de ceux de Corinne. C'étaient des hommes d'un esprit aimable
et gai, très-bienveillants dans leurs formes, et si facilement animés
par la conversation des autres, qu'on trouvait un vif plaisir à leur
parler, tant ils sentaient vivement ce qui méritait d'être senti.
L'indolence des Italiens les porte à ne point montrer en société, ni
souvent d'aucune manière, tout l'esprit qu'ils ont. La plupart d'entre
eux ne cultivent pas même dans la retraite les facultés intellectuelles
que la nature leur a données; mais ils jouissent avec transport de ce
qui leur vient sans peine.

Corinne avait beaucoup de gaieté dans l'esprit. Elle apercevait le
ridicule avec la sagacité d'une Française, et le peignait avec
l'imagination d'une Italienne; mais elle mêlait à tout un sentiment de
bonté: on ne voyait jamais rien en elle de calculé ni d'hostile; car, en
toute chose c'est la froideur qui offense, et l'imagination, au
contraire, a presque toujours de la bonhomie.

Oswald trouvait Corinne pleine de grâce, et d'une grâce qui lui était
toute nouvelle. Une grande et terrible circonstance de sa vie était
attachée au souvenir d'une femme française très-aimable et
très-spirituelle; mais Corinne ne lui ressemblait en rien: sa
conversation était un mélange de tous les genres d'esprit;
l'enthousiasme des beaux-arts et la connaissance du monde, la finesse
des idées et la profondeur des sentiments, enfin tous les charmes de la
vivacité et de la rapidité s'y faisaient remarquer, sans que pour cela
ses pensées fussent jamais incomplètes, ni ses réflexions légères.
Oswald était tout à la fois surpris et charmé, inquiet et entraîné; il
ne comprenait pas comment une seule personne pouvait réunir tout ce que
possédait Corinne; il se demandait si le lien de tant de qualités
presque opposées était l'inconséquence ou la supériorité; si c'était à
force de tout sentir, ou parce qu'elle oubliait tout successivement,
qu'elle passait ainsi, presque dans un même instant, de la mélancolie à
la gaieté, de la profondeur à la grâce, de la conversation la plus
étonnante, et par les connaissances et par les idées, à la coquetterie
d'une femme qui cherche à plaire et veut captiver; mais il y avait dans
cette coquetterie une noblesse si parfaite, qu'elle imposait autant de
respect que la réserve la plus sévère.

Le prince Castel-Forte était très-occupé de Corinne, et tous les
Italiens qui composaient sa société lui montraient un sentiment qui
s'exprimait par les soins et les hommages les plus délicats et les plus
assidus: le culte habituel dont ils l'entouraient répandait comme un air
de fête sur tous les jours de sa vie. Corinne était heureuse d'être
aimée; mais heureuse comme on l'est de vivre dans un climat doux,
d'entendre des sons harmonieux, de ne recevoir enfin que des impressions
agréables. Le sentiment profond et sérieux de l'amour ne se peignait
point sur son visage, où tout était exprimé par la physionomie la plus
vive et la plus mobile. Oswald la regardait en silence; sa présence
animait Corinne, et lui inspirait le désir d'être aimable. Cependant
elle s'arrêtait quelquefois dans les moments où sa conversation était la
plus brillante, étonnée du calme extérieur d'Oswald, ne sachant pas s'il
l'approuvait ou s'il la blâmait secrètement, et si ses idées anglaises
lui permettaient d'applaudir à de tels succès dans une femme.

Oswald était trop captivé par les charmes de Corinne pour se rappeler
alors ses anciennes opinions sur l'obscurité qui convenait aux femmes;
mais il se demandait si l'on pouvait être aimé d'elle, s'il était
possible de concentrer en soi seul tant de rayons; enfin, il était à la
fois ébloui et troublé; et, bien qu'à son départ elle l'eût invité
très-poliment à revenir la voir, il laissa passer tout un jour sans
aller chez elle, éprouvant une sorte de terreur du sentiment qui
l'entraînait.

Quelquefois il comparait ce sentiment nouveau avec l'erreur fatale des
premiers moments de sa jeunesse, et repoussait vivement ensuite cette
comparaison; car c'était l'art, et un art perfide, qui l'avait subjugué,
tandis qu'on ne pouvait douter de la vérité de Corinne. Son charme
tenait-il de la magie ou de l'inspiration poétique? était-ce Armide ou
Sapho? pouvait-on espérer de captiver jamais un génie doué de si
brillantes ailes? Il était impossible de le décider; mais au moins on
sentait que ce n'était pas la société, que c'était plutôt le ciel même
qui avait formé cet être extraordinaire, et que son esprit était aussi
incapable d'imiter que son caractère de feindre. «O mon père! disait
Oswald, si vous aviez connu Corinne, qu'auriez-vous pensé d'elle?»


CHAPITRE II

Le comte d'Erfeuil vint, selon sa coutume, le matin chez lord Nelvil;
et, en lui reprochant de n'avoir pas été la veille chez Corinne, il lui
dit: «Vous auriez été bien heureux si vous y étiez venu.--Et pourquoi?
reprit Oswald.--Parce que j'ai acquis hier la certitude que vous
l'intéressez vivement.--Encore de la légèreté! interrompit lord Nelvil;
ne savez-vous donc pas que je ne puis ni ne veux en avoir?--Vous appelez
légèreté, dit le comte d'Erfeuil, la promptitude de mes observations.
Ai-je moins de raison parce que j'ai raison plus vite? Vous étiez tous
faits pour vivre dans cet heureux temps des patriarches, où l'homme
avait cinq siècles de vie: on nous en a retranché au moins quatre, je
vous en avertis.--Soit, répondit Oswald, et ces observations si rapides,
que vous ont-elles fait découvrir?--Que Corinne vous aime. Hier, je suis
arrivé chez elle: sans doute elle m'a très-bien reçu; mais ses yeux
étaient attachés sur la porte pour regarder si vous me suiviez. Elle a
essayé un moment de parler d'autre chose; mais, comme c'est une personne
très-vive et très-naturelle, elle m'a enfin demandé tout simplement
pourquoi vous n'étiez pas venu avec moi. Je vous ai blâmé, vous ne m'en
voudrez pas; j'ai dit que vous étiez une créature sombre et bizarre;
mais je vous épargne d'ailleurs tous les éloges que j'ai faits de vous.

«Il est triste, m'a dit Corinne; il a perdu sans doute une personne qui
lui était chère. De qui porte-t-il le deuil?--De son père, madame, lui
ai-je dit, quoiqu'il y ait plus d'un an qu'il l'a perdu; et comme la loi
de la nature nous oblige tous à survivre à nos parents, j'imagine que
quelque autre motif secret est la cause de sa longue et profonde
mélancolie.--Oh! reprit Corinne, je suis bien loin de penser que des
douleurs en apparence semblables soient les mêmes pour tous les hommes.
Le père de votre ami et votre ami lui-même ne sont peut-être pas dans la
règle commune, et je suis bien tentée de le croire.» Sa voix était
très-douce, mon cher Oswald, en prononçant ces derniers mots.--Est-ce
là, reprit Oswald, toutes les preuves d'intérêt que vous m'annoncez?--En
vérité, reprit le comte d'Erfeuil, c'est bien assez, selon moi, pour
être sûr d'être aimé; mais, puisque vous voulez mieux, vous aurez mieux:
j'ai réservé le plus fort pour la fin. Le prince Castel-Forte est
arrivé, et il a raconté toute votre histoire d'Ancône, sans savoir que
c'était vous dont il parlait: il l'a racontée avec beaucoup de feu et
d'imagination, autant que j'en puis juger, grâce aux deux leçons
d'italien que j'ai prises; mais il y a tant de mots français dans les
langues étrangères, que nous les comprenons presque toutes, même sans
les savoir. D'ailleurs, la physionomie de Corinne m'aurait expliqué ce
que je n'entendais pas. On y lisait si visiblement l'agitation de son
coeur; elle ne respirait pas, de peur de perdre un seul mot; quand elle
demanda si l'on savait le nom de cet Anglais, son anxiété était telle,
qu'il était bien facile de juger combien elle craignait qu'un autre nom
que le vôtre ne fût prononcé.

«Le prince Castel-Forte dit qu'il ignorait quel était cet Anglais; et
Corinne, se retournant avec vivacité vers moi, s'écria: «N'est-il pas
vrai, monsieur, que c'est lord Nelvil?--Oui, madame, lui répondis-je,
c'est lui.» Et Corinne alors fondit en larmes. Elle n'avait pas pleuré
pendant l'histoire; qu'y avait-il donc dans le nom du héros de plus
attendrissant que le récit même?--Elle a pleuré! s'écria lord Nelvil;
ah! que n'étais-je là!» Puis, s'arrêtant tout à coup, il baissa les
yeux, et son visage mâle exprima la timidité la plus délicate; il se
hâta de reprendre la parole, de peur que le comte d'Erfeuil ne troublât
sa joie secrète en la remarquant. «Si l'aventure d'Ancône mérite d'être
racontée, dit Oswald, c'est à vous aussi, mon cher comte, que l'honneur
en appartient.--On a bien parlé, répondit le comte d'Erfeuil en riant,
d'un Français très-aimable qui était là, milord, avec vous; mais
personne que moi n'a fait attention à cette parenthèse du récit. La
belle Corinne vous préfère, elle vous croit sans doute le plus fidèle de
nous deux; vous ne le serez pas davantage, peut-être même lui ferez-vous
plus de chagrin que je ne lui en aurais fait; mais les femmes aiment la
peine, pourvu qu'elle soit bien romanesque: ainsi vous lui convenez.»
Lord Nelvil souffrait à chaque mot du comte d'Erfeuil; mais que lui
dire? il ne disputait jamais, il n'écoutait jamais assez attentivement
pour changer d'avis: ses paroles une fois lancées, il ne s'y intéressait
plus; et le mieux était encore de les oublier, si on le pouvait, aussi
vite que lui-même.


CHAPITRE III

Oswald arriva le soir chez Corinne avec un sentiment tout nouveau; il
pensa qu'il était peut-être attendu. Quel enchantement que cette
première lueur d'intelligence avec ce qu'on aime! Avant que le souvenir
entre en partage avec l'espérance, avant que les paroles aient exprimé
les sentiments, avant que l'éloquence ait su peindre ce que l'on
éprouve, il y a dans ces premiers instants je ne sais quel vague, je ne
sais quel mystère d'imagination, plus passager que le bonheur même, mais
plus céleste encore que lui. Oswald, en entrant Il vit qu'elle était
seule, et il en éprouva presque de la peine: il aurait voulu l'observer
longtemps au milieu du monde; il aurait souhaité d'être assuré, de
quelque manière, de sa préférence, avant de se trouver tout à coup
engagé dans un entretien qui pouvait refroidir Corinne à son égard, si,
comme il en était certain, il se montrait embarrassé, et froid par
embarras.

Soit que Corinne s'aperçût de cette disposition d'Oswald, ou qu'une
disposition semblable produisît en elle le désir d'animer la
conversation pour faire cesser la gêne, elle se hâta de demander à lord
Nelvil s'il avait vu quelques-uns des monuments de Rome. «Non, répondit
Oswald.--Qu'avez-vous donc fait hier? reprit Corinne en souriant.--J'ai
passé la journée chez moi, dit Oswald: depuis que je suis à Rome, je
n'ai vu que vous, madame, ou je suis resté seul.» Corinne voulut lui
parler de sa conduite à Ancône; elle commença par ces mots: «Hier, j'ai
appris...» puis elle s'arrêta, et dit: «Je vous parlerai de cela quand
il viendra du monde.» Lord Nelvil avait une dignité dans les manières
qui intimidait Corinne; et d'ailleurs elle craignait, en lui rappelant
sa noble conduite, de montrer trop d'émotion; il lui semblait qu'elle en
aurait moins quand ils ne seraient plus seuls. Oswald fut profondément
touché de la réserve de Corinne, et de la franchise avec laquelle elle
trahissait, sans y penser, les motifs de cette réserve; mais plus il
était troublé, moins il pouvait exprimer ce qu'il éprouvait.

Il se leva donc tout à coup, et s'avança vers la fenêtre, puis il sentit
que Corinne ne pourrait expliquer ce mouvement; et, plus déconcerté que
jamais, il revint à sa place sans rien dire. Corinne avait en
conversation plus d'assurance qu'Oswald; néanmoins l'embarras qu'il
témoignait était partagé par elle; et dans sa distraction, cherchant une
contenance, elle posa ses doigts sur la harpe qui était placée à côté
d'elle, et fit quelques accords sans suite et sans dessein. Ces sons
harmonieux, en accroissant l'émotion d'Oswald, semblaient lui inspirer
un peu plus de hardiesse. Déjà il avait osé regarder Corinne: eh! qui
pouvait la regarder sans être frappé de l'inspiration divine qui se
peignait dans ses yeux? Et, rassuré au même instant par l'expression de
bonté qui voilait l'éclat de ses regards, peut-être Oswald allait-il
parler, lorsque le prince Castel-Forte entra.

Il ne vit pas sans peine lord Nelvil tête à tête avec Corinne; mais il
avait l'habitude de dissimuler ses impressions: cette habitude, qui se
trouve souvent réunie, chez les Italiens, avec une grande véhémence de
sentiments, était plutôt en lui le résultat de l'indolence et de la
douceur naturelle. Il était résigné à n'être pas le premier objet des
affections de Corinne; il n'était plus jeune; il avait beaucoup
d'esprit, un grand goût pour les arts, une imagination aussi animée
qu'il le fallait pour diversifier la vie sans l'agiter, et un tel besoin
de passer toutes ses soirées avec Corinne, que, si elle se fût mariée,
il aurait conjuré son époux de le laisser venir tous les jours chez
elle, comme de coutume; et, à cette condition, il n'eût pas été
très-malheureux de la voir liée à un autre. Les chagrins du coeur, en
Italie, ne sont point compliqués par les peines de la vanité; de manière
que l'on y rencontre, ou des hommes assez passionnés pour poignarder
leur rival par jalousie, ou des hommes assez modestes pour prendre
volontiers le second rang auprès d'une femme dont l'entretien leur est
agréable; mais l'on n'en trouverait guère qui, par la crainte de passer
pour dédaignés, se refusassent à conserver une relation quelconque qui
leur plairait: l'empire de la société sur l'amour-propre est presque nul
dans ce pays.

Le comte d'Erfeuil et la société qui se rassemblait tous les soirs chez
Corinne étant réunis, la conversation se dirigea sur le talent
d'improviser, que Corinne avait si glorieusement montré au Capitole, et
l'on en vint à lui demander à elle-même ce qu'elle en pensait. «C'est
une chose si rare, dit le prince Castel-Forte, de trouver une personne à
la fois susceptible d'enthousiasme et d'analyse, douée comme un artiste,
et capable de s'observer elle-même, qu'il faut la conjurer de nous
révéler, autant qu'elle le pourra, les secrets de son génie.--Ce talent
d'improviser, reprit Corinne, n'est pas plus extraordinaire dans les
langues du Midi que l'éloquence de la tribune, ou la vivacité brillante
de la conversation, dans les autres langues. Je dirai même que
malheureusement il est chez nous plus facile de faire des vers à
l'improviste que de bien parler en prose. Le langage de la poésie
diffère tellement de celui de la prose, que, dès les premiers vers,
l'attention est commandée par les expressions mêmes, qui placent pour
ainsi dire le poëte à distance des auditeurs. Ce n'est pas uniquement à
la douceur de l'italien, mais bien plutôt à la vibration forte et
prononcée de ses syllabes sonores, qu'il faut attribuer l'empire de la
poésie parmi nous. L'italien a un charme musical qui fait trouver du
plaisir dans le son des mots, presque indépendamment des idées; ces
mots, d'ailleurs, ont presque tous quelque chose de pittoresque, ils
peignent ce qu'ils expriment. Vous sentez que c'est au milieu des arts
et sous un beau ciel que s'est formé ce langage mélodieux et coloré. Il
est donc plus aisé en Italie que partout ailleurs de séduire avec des
paroles, sans profondeur dans les pensées et sans nouveauté dans les
images. La poésie, comme tous les beaux-arts, captive autant les
sensations que l'intelligence. J'ose dire cependant que je n'ai jamais
improvisé sans qu'une émotion vraie, ou une idée que je croyais
nouvelle, m'ait animée; j'espère donc que je me suis un peu moins fiée
que les autres à notre langue enchanteresse. Elle peut, pour ainsi dire,
préluder au hasard, et donner encore un vif plaisir, seulement par le
charme du rhythme et de l'harmonie.

--Vous croyez donc, interrompit un des amis de Corinne, que le talent
d'improviser fait du tort à notre littérature? Je le croyais aussi avant
de vous avoir entendue, mais vous m'avez fait entièrement revenir de
cette opinion.--J'ai dit, reprit Corinne, qu'il résultait de cette
facilité, de cette abondance littéraire, une très-grande quantité de
poésies communes; mais je suis bien aise que cette fécondité existe en
Italie, comme il me plaît de voir nos campagnes couvertes de mille
productions superflues. Cette libéralité de la nature m'enorgueillit.
J'aime surtout l'improvisation dans les gens du peuple; elle nous fait
voir leur imagination, qui est cachée partout ailleurs, et ne se
développe que parmi nous. Elle donne quelque chose de poétique aux
derniers rangs de la société, et nous épargne le dégoût qu'on ne peut
s'empêcher de sentir pour ce qui est vulgaire en tout genre. Quand nos
Siciliens, en conduisant les voyageurs dans leurs barques, leur
adressent dans leur gracieux dialecte d'aimables félicitations, et leur
disent en vers un doux et long adieu, on dirait que le souffle pur du
ciel et de la mer agit sur l'imagination des hommes, comme le vent sur
les harpes éoliennes, et que la poésie, comme les accords, est l'écho de
la nature. Une chose me fait encore attacher du prix à notre talent
d'improviser, c'est que ce talent serait presque impossible dans une
société disposée à la moquerie; il faut, passez-moi cette expression, il
faut la bonhomie du Midi, ou plutôt des pays où l'on aime à s'amuser
sans trouver du plaisir à critiquer ce qui amuse, pour que les poëtes se
risquent à cette périlleuse entreprise. Un sourire railleur suffirait
pour ôter la présence d'esprit nécessaire à une composition subite et
non interrompue; il faut que les auditeurs s'animent avec vous, et que
leurs applaudissements vous inspirent.

--Mais vous, madame, mais vous, dit enfin Oswald, qui jusqu'alors
avait gardé le silence sans avoir un moment cessé de regarder
Corinne, à laquelle de vos poésies donnez-vous la préférence? Est-ce
à celles qui sont l'ouvrage de la réflexion, ou de l'inspiration
instantanée?--Milord, répondit Corinne avec un regard qui exprimait et
beaucoup d'intérêt et le sentiment plus délicat encore d'une
considération respectueuse, ce serait vous que j'en ferais juge; mais si
vous me demandez d'examiner moi-même ce que je pense à cet égard, je
dirai que l'improvisation est pour moi comme une conversation animée. Je
ne me laisse point astreindre à tel ou tel sujet; je m'abandonne à
l'impression que produit sur moi l'intérêt de ceux qui m'écoutent, et
c'est à mes amis que je dois, surtout en ce genre, la plus grande partie
de mon talent. Quelquefois l'intérêt passionné que m'inspire un
entretien où l'on a parlé des grandes et nobles questions qui concernent
l'existence morale de l'homme, sa destinée, son but, ses devoirs, ses
affections; quelquefois cet intérêt m'élève au-dessus de mes forces, me
fait découvrir dans la nature, dans mon propre coeur, des vérités
audacieuses, des expressions pleines de vie, que la réflexion solitaire
n'aurait pas fait naître. Je crois éprouver alors un enthousiasme
surnaturel, et je sens bien que ce qui parle en moi vaut mieux que
moi-même; souvent il m'arrive de quitter le rhythme de la poésie, et
d'exprimer ma pensée en prose; quelquefois je cite les plus beaux vers
des diverses langues qui me sont connues. Ils sont à moi, ces vers
divins dont mon âme s'est pénétrée. Quelquefois aussi j'achève sur ma
lyre, par des accords, par des airs simples et nationaux, les sentiments
et les pensées qui échappent à mes paroles. Enfin je me sens poëte, non
pas seulement quand un heureux choix de rimes et de syllabes
harmonieuses, quand une heureuse réunion d'images éblouit les auditeurs,
mais quand mon âme s'élève, quand elle dédaigne de plus haut l'égoïsme
et la bassesse, enfin quand une belle action me serait plus facile:
c'est alors que mes vers sont meilleurs. Je suis poëte lorsque j'admire,
lorsque je méprise, lorsque je hais, non par des sentiments personnels,
non pour ma propre cause, mais pour la dignité de l'espèce humaine et la
gloire du monde.»

Corinne s'aperçut alors que la conversation l'avait entraînée; elle en
rougit un peu; et, se tournant vers lord Nelvil, elle lui dit: «Vous le
voyez, je ne puis approcher d'aucun des sujets qui me touchent, sans
éprouver cette sorte d'ébranlement qui est la source de la beauté idéale
dans les arts, de la religion dans les âmes solitaires, de la générosité
dans les héros, du désintéressement parmi les hommes; pardonnez-le-moi,
milord, bien qu'une telle femme ne ressemble guère à celles que l'on
approuve dans votre pays.--Qui pourrait vous ressembler? reprit lord
Nelvil; et peut-on faire des lois pour une personne unique?»

Le comte d'Erfeuil était dans un véritable enchantement, bien qu'il
n'eût pas entendu tout ce que disait Corinne; mais ses gestes, le son de
sa voix, sa manière de prononcer, le charmaient, et c'était la première
fois qu'une grâce qui n'était pas française avait agi sur lui. Mais, à
la vérité, le grand succès de Corinne à Rome le mettait un peu sur la
voie de ce qu'il devait penser d'elle, et il ne perdait pas, en
l'admirant, la bonne habitude de se laisser guider par l'opinion des
autres.

Il sortit avec lord Nelvil, et lui dit en s'en allant: «Convenez, mon
cher Oswald, que j'ai pourtant quelque mérite en ne faisant pas ma cour
à une aussi charmante personne.--Mais, répondit lord Nelvil, il me
semble qu'on dit généralement qu'il n'est pas facile de lui plaire.--On
le dit, reprit le comte d'Erfeuil, mais j'ai de la peine à le croire.
Une femme seule, indépendante, et qui mène à peu près la vie d'un
artiste, ne doit pas être difficile à captiver.» Lord Nelvil fut blessé
de cette réflexion. Le comte d'Erfeuil, soit qu'il ne s'en aperçût pas,
soit qu'il voulût suivre le cours de ses propres idées, continua ainsi:

«Ce n'est pas cependant, dit-il, que, si je voulais croire à la vertu
d'une femme, je ne crusse aussi volontiers à celle de Corinne qu'à toute
autre. Elle a certainement mille fois plus d'expression dans le regard,
de vivacité dans les démonstrations, qu'il n'en faudrait chez vous, et
même chez nous, pour faire douter de la sévérité d'une femme; mais,
c'est une personne d'un esprit si supérieur, d'une instruction si
profonde, d'un tact si fin, que les règles ordinaires pour juger les
femmes ne peuvent s'appliquer à elle. Enfin, croiriez-vous que je la
trouve imposante, malgré son naturel et le _laisser-aller_ de sa
conversation? J'ai voulu hier, tout en respectant son intérêt pour vous,
dire quelques mots au hasard pour mon compte: c'était de ces mots qui
deviennent ce qu'ils peuvent; si on les écoute, à la bonne heure; si on
ne les écoute pas, à la bonne heure encore; et Corinne m'a regardé
froidement, d'une manière qui m'a tout à fait troublé. C'est pourtant
singulier d'être timide avec une Italienne, un artiste, un poëte, enfin
tout ce qui doit mettre à l'aise.--Son nom est inconnu, reprit lord
Nelvil, mais ses manières doivent le faire croire illustre.--Ah! c'est
dans les romans, dit le comte d'Erfeuil, qu'il est d'usage de cacher le
plus beau; mais dans le monde réel on dit tout ce qui nous fait honneur,
et même un peu plus que tout.--Oui, interrompit Oswald, dans quelques
sociétés où l'on ne songe qu'à l'effet que l'on produit les uns sur les
autres; mais là où l'existence est intérieure, il peut y avoir des
mystères dans les circonstances, comme il y a des secrets dans les
sentiments; et celui-là seulement qui voudrait épouser Corinne pourrait
savoir...--Épouser Corinne! interrompit le comte d'Erfeuil en riant aux
éclats; oh! cette idée-là ne me serait jamais venue! Croyez-moi, mon
cher Nelvil, si vous voulez faire des sottises, faites-en qui soient
réparables; mais, pour le mariage, il ne faut jamais consulter que les
convenances. Je vous parais frivole; eh bien, néanmoins, je parie que
dans la conduite de la vie je serai plus raisonnable que vous.--Je le
crois aussi,» répondit lord Nelvil; et il n'ajouta pas un mot de plus.

En effet, pouvait-il dire au comte d'Erfeuil qu'il y a souvent beaucoup
d'égoïsme dans la frivolité, et que cet égoïsme ne peut jamais conduire
aux fautes de sentiment, à ces fautes dans lesquelles on se sacrifie
presque toujours aux autres? Les hommes frivoles sont très-capables de
devenir habiles dans la direction de leurs propres intérêts; car dans
tout ce qui s'appelle la science politique de la vie privée, comme de la
vie publique, on réussit encore plus souvent par les qualités qu'on n'a
pas que par celles qu'on possède. Absence d'enthousiasme, absence
d'opinion, absence de sensibilité, un peu d'esprit combiné avec ce
trésor négatif, et la vie sociale proprement dite, c'est-à-dire la
fortune et le rang, s'acquièrent ou se maintiennent assez bien. Les
plaisanteries du comte d'Erfeuil cependant avaient fait de la peine à
lord Nelvil. Il les blâmait, mais il se les rappelait d'une manière
importune.



LIVRE QUATRIÈME

ROME


CHAPITRE PREMIER

Quinze jours se passèrent, pendant lesquels lord Nelvil se consacra tout
entier à la société de Corinne. Il ne sortait de chez lui que pour se
rendre chez elle; il ne voyait rien, il ne cherchait rien qu'elle; et
sans lui parler jamais de son sentiment, il l'en faisait jouir à tous
les moments du jour. Elle était accoutumée aux hommages vifs et
flatteurs des Italiens; mais la dignité des manières d'Oswald, son
apparente froideur, et sa sensibilité, qui se trahissait malgré lui,
exerçaient sur l'imagination une bien plus grande puissance. Jamais il
ne racontait une action généreuse, jamais il ne parlait d'un malheur,
sans que ses yeux se remplissent de larmes, et toujours il cherchait à
cacher son émotion. Il inspirait à Corinne un sentiment de respect
qu'elle n'avait pas éprouvé depuis longtemps. Aucun esprit, quelque
distingué qu'il fût, ne pouvait l'étonner; mais l'élévation et la
dignité du caractère agissaient profondément sur elle. Lord Nelvil
joignait à ces qualités une noblesse dans les expressions, une élégance
dans les moindres actions de la vie, qui faisaient contraste avec la
négligence et la familiarité de la plupart des grands seigneurs romains.

Bien que les goûts d'Oswald fussent, à quelques égards, différents de
ceux de Corinne, ils se comprenaient mutuellement d'une façon
merveilleuse. Lord Nelvil devinait les impressions de Corinne avec une
sagacité parfaite, et Corinne découvrait, à la plus légère altération du
visage de lord Nelvil, ce qui se passait en lui. Habituée aux
démonstrations orageuses de la passion des Italiens, cet attachement
timide et fier, ce sentiment prouvé sans cesse et jamais avoué,
répandait sur sa vie un intérêt tout à fait nouveau. Elle se sentait
comme environnée d'une atmosphère plus douce et plus pure, et chaque
instant de la journée lui causait un sentiment de bonheur qu'elle aimait
à goûter, sans vouloir s'en rendre compte.

Un matin, le prince Castel-Forte vint chez elle, il était triste, elle
lui en demanda la cause. «Cet Écossais, lui dit-il, va nous enlever
votre affection, et qui sait même s'il ne vous emmènera pas loin de
nous!» Corinne garda quelques instants le silence, puis répondit: «Je
vous atteste qu'il ne m'a point dit qu'il m'aimât.--Vous le croyez
néanmoins, répondit le prince Castel-Forte; il vous parle par sa vie, et
son silence même est un habile moyen de vous intéresser. Que peut-on
vous dire en effet que vous n'ayez pas entendu! quelle est la louange
qu'on ne vous ait pas offerte! quel est l'hommage auquel vous ne soyez
pas accoutumée! mais il y a quelque chose de contenu, de voilé dans le
caractère de lord Nelvil, qui ne vous permettra jamais de le juger
entièrement comme vous nous jugez. Vous êtes la personne du monde la
plus facile à connaître; mais c'est précisément parce que vous vous
montrez volontiers telle que vous êtes, que la réserve et le mystère
vous plaisent et vous dominent. L'inconnu, quel qu'il soit, a plus
d'ascendant sur vous que tous les sentiments qu'on vous témoigne.»
Corinne sourit. «Vous croyez donc, cher prince, lui dit-elle, que mon
coeur est ingrat et mon imagination capricieuse? Il me semble cependant
que lord Nelvil possède et laisse voir des qualités assez remarquables
pour que je ne puisse pas me flatter de les avoir découvertes.--C'est,
j'en conviens, répondit le prince Castel-Forte, un homme fier, généreux,
spirituel, sensible même, et surtout mélancolique; mais je me trompe
fort, ou ses goûts n'ont pas le moindre rapport avec les vôtres. Vous ne
vous en apercevrez pas tant qu'il sera sous le charme de votre présence;
mais votre empire sur lui ne tiendrait pas, s'il était loin de vous. Les
obstacles le fatigueraient; son âme a contracté, par les chagrins qu'il
a éprouvés, une sorte de découragement qui doit nuire à l'énergie de ses
résolutions; et vous savez d'ailleurs combien les Anglais en général
sont asservis aux moeurs et aux habitudes de leur pays.»

A ces mots, Corinne se tut et soupira. Des réflexions pénibles sur les
premiers événements de sa vie se retracèrent à sa pensée, mais le soir
elle revit Oswald plus occupé d'elle que jamais; et tout ce qui resta
dans son esprit de la conversation du prince Castel-Forte, ce fut le
désir de fixer lord Nelvil en Italie, en lui faisant aimer les beautés
de tout genre dont ce pays est doué. C'est dans cette intention qu'elle
lui écrivit la lettre suivante. La liberté du genre de vie qu'on mène à
Rome excusait cette démarche; et Corinne en particulier, bien qu'on pût
lui reprocher tant de franchise et d'entraînement dans le caractère,
savait conserver beaucoup de dignité dans l'indépendance et de modestie
dans la vivacité.


  CORINNE A LORD NELVIL.

  «Ce 15 décembre 1794.

  «Je ne sais, milord, si vous me trouverez trop de confiance en
  moi-même, ou si vous rendrez justice aux motifs qui peuvent excuser
  cette confiance. Hier, je vous ai entendu dire que vous n'aviez point
  encore voyagé dans Rome, que vous ne connaissiez ni les chefs-d'oeuvre
  de nos beaux-arts, ni les ruines antiques qui nous apprennent
  l'histoire par l'imagination et le sentiment, et j'ai conçu l'idée
  d'oser me proposer pour guide dans ces courses à travers les siècles.

  «Sans doute Rome présenterait aisément un grand nombre de savants dont
  l'érudition profonde pourrait vous être bien plus utile; mais si je
  puis réussir à vous faire aimer ce séjour, vers lequel je me suis
  toujours sentie si impérieusement attirée, vos propres études
  achèveront ce que mon imparfaite esquisse aura commencé.

  «Beaucoup d'étrangers viennent à Rome comme ils iraient à Londres,
  comme ils iraient à Paris, pour chercher les distractions d'une grande
  ville; et si l'on osait avouer qu'on s'est ennuyé à Rome, je crois que
  la plupart l'avoueraient mais il est également vrai qu'on peut y
  découvrir un charme dont on ne se lasse jamais. Me pardonnerez-vous,
  milord, de souhaiter que ce charme vous soit connu?

  «Sans doute il faut oublier ici tous les intérêts politiques du monde;
  mais lorsque ces intérêts ne sont pas unis à des devoirs ou à des
  sentiments sacrés, ils refroidissent le coeur. Il faut aussi renoncer
  à ce qu'on appellerait ailleurs les plaisirs de la société; mais ces
  plaisirs, presque toujours, flétrissent l'imagination. L'on jouit à
  Rome d'une existence tout à la fois solitaire et animée, qui développe
  librement en nous-mêmes tout ce que le ciel y a mis. Je le répète,
  milord, pardonnez-moi cet amour pour ma patrie, qui me fait désirer de
  la faire aimer d'un homme tel que vous, et ne jugez point avec la
  sévérité anglaise les témoignages de bienveillance qu'une Italienne
  croit pouvoir donner sans rien perdre à ses yeux, ni aux vôtres.

  «CORINNE.»

En vain Oswald aurait voulu se le cacher, il fut vivement heureux en
recevant cette lettre; il entrevit un avenir confus de jouissances et de
bonheur; l'imagination, l'amour, l'enthousiasme, tout ce qu'il y a de
divin dans l'âme de l'homme, lui parut réuni dans le projet enchanteur
de voir Rome avec Corinne. Cette fois il ne réfléchit pas; cette fois il
sortit à l'instant même pour aller voir Corinne; et, dans la route, il
regarda le ciel, il sentit le beau temps, il porta la vie légèrement.
Ses regrets et ses craintes se perdirent dans les nuages de l'espérance;
son coeur, depuis longtemps opprimé par la tristesse, battait et
tressaillait de joie; il craignait bien qu'une si heureuse disposition
ne pût durer, mais l'idée même qu'elle était passagère donnait à cette
fièvre de bonheur plus de force et d'activité.

«Vous voilà? dit Corinne en voyant entrer lord Nelvil; ah! merci.» Et
elle lui tendit la main. Oswald la prit, y imprima ses lèvres avec une
vive tendresse et ne sentit pas dans ce moment cette timidité souffrante
qui se mêlait souvent à ses impressions les plus agréables, et lui
donnait quelquefois, avec les personnes qu'il aimait le mieux, des
sentiments amers et pénibles. L'intimité avait commencé entre Oswald et
Corinne depuis qu'ils s'étaient quittés; c'était la lettre de Corinne
qui l'avait établie; ils étaient contents tous les deux, et ressentaient
l'un pour l'autre une tendre reconnaissance.

«C'est donc ce matin, dit Corinne, que je vous montrerai le Panthéon et
Saint-Pierre: j'avais bien quelque espoir, ajouta-t-elle en souriant,
que vous accepteriez le voyage de Rome avec moi; aussi mes chevaux sont
prêts. Je vous ai attendu; vous êtes arrivé, tout est bien,
partons.--Étonnante personne! dit Oswald; qui donc êtes-vous? où
avez-vous pris tant de charmes divers qui sembleraient devoir s'exclure:
sensibilité, gaieté, profondeur, grâce, abandon, modestie? Êtes-vous une
illusion? êtes-vous un bonheur surnaturel pour la vie de celui qui vous
rencontre?--Ah! si j'ai le pouvoir de faire quelque bien, reprit
Corinne, vous ne devez pas croire que jamais j'y renonce.--Prenez garde,
reprit Oswald en saisissant la main de Corinne avec émotion, prenez
garde à ce bien que vous voulez me faire. Depuis près de deux ans une
main de fer serre mon coeur; si votre douce présence m'a donné quelque
relâche, si je respire près de vous, que deviendrai-je quand il faudra
rentrer dans mon sort? que deviendrai-je?...--Laissons au temps,
laissons au hasard, interrompit Corinne, à décider si cette impression
d'un jour que j'ai produite sur vous durera plus qu'un jour. Si nos âmes
s'entendent, notre affection mutuelle ne sera point passagère. Quoi
qu'il en soit, allons admirer ensemble tout ce qui peut élever notre
esprit et nos sentiments; nous goûterons toujours ainsi quelques moments
de bonheur.» En achevant ces mots, Corinne descendit, et lord Nelvil la
suivit, étonné de sa réponse. Il lui sembla qu'elle admettait la
possibilité d'un demi-sentiment, d'un attrait momentané. Enfin il crut
entrevoir de la légèreté dans la manière dont elle s'était exprimée, et
il en fut blessé.

Il se plaça sans rien dire dans la voiture de Corinne, qui, devinant sa
pensée, lui dit: «Je ne crois pas que le coeur soit ainsi fait, que l'on
éprouve toujours ou point d'amour, ou la passion la plus invincible. Il
y a des commencements de sentiment qu'un examen plus approfondi peut
dissiper. On se flatte, on se détrompe, et l'enthousiasme même dont on
est susceptible, s'il rend l'enchantement plus rapide, peut faire aussi
que le refroidissement soit plus prompt.--Vous avez beaucoup réfléchi
sur le sentiment, madame, dit Oswald avec amertume. Corinne rougit à ce
mot, et se tut quelques instants; puis, reprenant la parole avec un
mélange assez frappant de franchise et de dignité: «Je ne crois pas,
dit-elle, qu'une femme sensible soit jamais arrivée jusqu'à vingt-six
ans sans avoir connu l'illusion de l'amour; mais si n'avoir jamais été
heureuse, si n'avoir jamais rencontré l'objet qui pouvait mériter toutes
les affections de son coeur est un titre à l'intérêt, j'ai droit au
vôtre.» Ces paroles, et l'accent avec lequel Corinne les prononça,
dissipèrent un peu le nuage qui s'était élevé dans l'âme de lord Nelvil;
néanmoins il se dit en lui-même: «C'est la plus séduisante des femmes,
mais c'est une Italienne; et ce n'est pas ce coeur timide, innocent, à
lui-même inconnu, que possède sans doute la jeune Anglaise à laquelle
mon père me destinait.»

Cette jeune Anglaise se nommait Lucile Edgermond, la fille du meilleur
ami du père de lord Nelvil; mais elle était trop enfant lorsqu'Oswald
quitta l'Angleterre, pour qu'il pût l'épouser, ni même prévoir ce
qu'elle serait un jour.


CHAPITRE II

Oswald et Corinne allèrent d'abord au Panthéon, qu'on appelle
aujourd'hui _Sainte-Marie de la Rotonde_. Partout, en Italie, le
catholicisme a hérité du paganisme; mais le Panthéon est le seul temple
antique à Rome qui soit conservé tout entier, le seul où l'on puisse
remarquer dans son ensemble la beauté de l'architecture des anciens et
le caractère particulier de leur culte. Oswald et Corinne s'arrêtèrent
sur la place du Panthéon pour admirer le portique de ce temple et les
colonnes qui le soutiennent.

Corinne fit observer à lord Nelvil que le Panthéon était construit de
manière qu'il paraissait beaucoup plus grand qu'il ne l'est. «L'église
Saint-Pierre, dit-elle, produira sur vous un effet tout différent; vous
la croirez d'abord moins vaste qu'elle ne l'est en réalité. L'illusion
si favorable au Panthéon vient, à ce qu'on assure, de ce qu'il y a plus
d'espace entre les colonnes, et que l'air joue librement autour; mais
surtout de ce que l'on n'y aperçoit presque point d'ornements de détail,
tandis que Saint-Pierre en est surchargé. C'est ainsi que la poésie
antique ne dessinait que les grandes masses, et laissait à la pensée de
l'auditeur à remplir les intervalles, à suppléer les développements: en
tous genres, nous autres modernes, nous disons trop.

«Ce temple, continua Corinne, fut consacré par Agrippa, le favori
d'Auguste, à son ami, ou plutôt à son maître. Cependant ce maître eut la
modestie de refuser la dédicace du temple, et Agrippa se vit obligé de
le dédier à tous les dieux de l'Olympe, pour remplacer le dieu de la
terre, la puissance. Il y avait un char de bronze au sommet du Panthéon,
sur lequel étaient placées les statues d'Auguste et d'Agrippa. De chaque
côté du portique, ces mêmes statues se retrouvaient sous une autre
forme, et sur le frontispice du temple on lit encore: _Agrippa l'a
consacré_. Auguste donna son nom à son siècle, parce qu'il a fait de ce
siècle une époque de l'esprit humain. Les chefs-d'oeuvre en divers
genres de ses contemporains formèrent pour ainsi dire les rayons de son
auréole. Il sut honorer habilement les hommes de génie qui cultivaient
les lettres, et dans la postérité sa gloire s'en est bien trouvée.

«Entrons dans le temple, dit Corinne; vous le voyez, il reste découvert
presque comme il l'était autrefois. On dit que cette lumière qui venait
d'en haut était l'emblème de la Divinité supérieure à toutes les
divinités. Les païens ont toujours aimé les images symboliques. Il
semble en effet que ce langage convient mieux à la religion que la
parole. La pluie tombe souvent sur ces parvis de marbre; mais aussi les
rayons du soleil viennent éclairer les prières. Quelle sérénité! quel
air de fête on remarque dans cet édifice! Les païens ont divinisé la
vie, et les chrétiens ont divinisé la mort: tel est l'esprit des deux
cultes; mais notre catholicisme romain est moins sombre cependant que ne
l'était celui du Nord. Vous l'observerez quand nous serons à
Saint-Pierre. Dans l'intérieur du sanctuaire du Panthéon sont les bustes
de nos artistes les plus célèbres: ils décorent les niches où l'on avait
placé les dieux des anciens. Comme, depuis la destruction de l'empire
des Césars, nous n'avons presque jamais eu d'indépendance politique en
Italie, on ne trouve point ici des hommes d'État ni de grands
capitaines. C'est le génie de l'imagination qui fait notre seule gloire:
mais ne trouvez-vous pas, milord, qu'un peuple qui honore ainsi les
talents qu'il possède mériterait une plus noble destinée?--Je suis
sévère pour les nations, répondit Oswald; je crois toujours qu'elles
méritent leur sort, quel qu'il soit.--Cela est dur, reprit Corinne;
peut-être, en vivant en Italie, éprouverez-vous un sentiment
d'attendrissement sur ce beau pays que la nature semble avoir paré comme
une victime; mais, du moins, souvenez-vous que notre plus chère
espérance, à nous autres artistes, à nous autres amants de la gloire,
c'est d'obtenir une place ici. J'ai déjà marqué la mienne, dit-elle en
montrant une niche encore vide. Oswald, qui sait si vous ne reviendrez
pas dans cette même enceinte quand mon buste y sera placé? Alors...»
Oswald l'interrompit vivement, et lui dit: «Resplendissante de jeunesse
et de beauté, pouvez-vous parler ainsi à celui que le malheur et la
souffrance font déjà pencher vers la tombe?--Ah! reprit Corinne, l'orage
peut briser en un moment les fleurs qui tiennent encore la tête levée.
Oswald, cher Oswald, ajouta-t-elle, pourquoi ne seriez-vous pas heureux?
pourquoi...--Ne m'interrogez jamais, reprit lord Nelvil; vous avez vos
secrets, j'ai les miens; respectons mutuellement notre silence. Non,
vous ne savez pas quelle émotion j'éprouverais s'il fallait raconter mes
malheurs!» Corinne se tut, et ses pas, en sortant du temple, étaient
plus lents et ses regards plus rêveurs.

Elle s'arrêta sous le portique. «Là, dit-elle à lord Nelvil, était une
urne de porphyre de la plus grande beauté, transportée maintenant à
Saint-Jean-de-Latran; elle contenait les cendres d'Agrippa, qui furent
placées au pied de la statue qu'il s'était élevée à lui-même. Les
anciens mettaient tant de soin à adoucir l'idée de la destruction,
qu'ils savaient en écarter ce qu'elle peut avoir de lugubre et
d'effrayant. Il y avait d'ailleurs tant de magnificence dans leurs
tombeaux, que le contraste du néant, de la mort et des splendeurs de la
vie s'y faisait moins sentir. Il est vrai aussi que l'espérance d'un
autre monde était chez eux beaucoup moins vive que chez les chrétiens;
les païens s'efforçaient de disputer à la mort le souvenir que nous
déposons sans crainte dans le sein de l'Éternel.»

Oswald soupira, et garda le silence. Les idées mélancoliques ont
beaucoup de charmes tant qu'on n'a pas été soi-même profondément
malheureux; mais quand la douleur, dans toute son âpreté, s'est emparée
de l'âme, on n'entend plus, sans tressaillir, de certains mots qui jadis
n'excitaient en nous que des rêveries plus ou moins douces.


CHAPITRE III

On passe, en allant à Saint-Pierre, sur le pont Saint-Ange; Corinne et
lord Nelvil le traversèrent à pied. «C'est sur ce pont, dit Oswald,
qu'en revenant du Capitole j'ai pour la première fois pensé, longtemps
pensé à vous.--Je ne me flattais pas, reprit Corinne, que ce
couronnement du Capitole me vaudrait un ami; mais cependant, en
cherchant la gloire, j'ai toujours espéré qu'elle me ferait aimer. A
quoi servirait-elle, du moins aux femmes, sans cet espoir?--Restons
encore ici quelques instants, dit Oswald. Quel souvenir, entre tous les
siècles, peut valoir pour mon coeur ce lieu qui me rappelle le premier
jour où je vous ai vue?--Je ne sais si je me trompe, reprit Corinne,
mais il me semble qu'on se devient plus cher l'un à l'autre en admirant
ensemble les monuments qui parlent à l'âme par une véritable grandeur.
Les édifices de Rome ne sont ni froids ni muets; le génie les a créés,
des événements mémorables les consacrent; peut-être même faut-il aimer,
Oswald, aimer surtout un caractère tel que le vôtre, pour se complaire à
sentir avec lui tout ce qu'il y a de noble et de beau dans
l'univers.--Oui, reprit lord Nelvil, mais en vous regardant, mais en
vous écoutant, je n'ai pas besoin d'autres merveilles.» Corinne le
remercia par un sourire plein de charmes.

En allant à Saint-Pierre, ils s'arrêtèrent devant le château Saint-Ange.
«Voilà, dit Corinne, l'un des édifices dont l'extérieur a le plus
d'originalité; ce tombeau d'Adrien, changé en forteresse par les Goths,
porte le caractère de sa première et de sa seconde destination. Bâti
pour la mort, une impénétrable enceinte l'environne, et cependant les
vivants y ont ajouté quelque chose d'hostile, par les fortifications
extérieures, qui contrastent avec le silence et la noble inutilité d'un
monument funéraire. On voit sur le sommet un ange de bronze avec son
épée nue; et dans l'intérieur sont pratiquées des prisons très-cruelles.
Tous les événements de l'histoire de Rome, depuis Adrien jusqu'à nos
jours, sont liés à ce monument. Bélisaire s'y défendit contre les Goths,
et, presque aussi barbare que ceux qui l'attaquaient, il lança contre
ses ennemis les belles statues qui décoraient l'intérieur de l'édifice.
Crescentius, Arnault de Brescia, Nicolas Rienzi, ces amis de la liberté
romaine, qui ont pris si souvent les souvenirs pour des espérances, se
sont défendus longtemps dans le tombeau d'un empereur. J'aime ces
pierres qui s'unissent à tant de faits illustres. J'aime ce luxe du
maître du monde, un magnifique tombeau. Il y a quelque chose de grand
dans l'homme qui, possesseur de toutes les jouissances et de toutes les
pompes terrestres, ne craint pas de s'occuper longtemps d'avance de sa
mort. Des idées morales, des sentiments désintéressés remplissent l'âme,
dès qu'elle sort de quelque manière des bornes de la vie.

«C'est d'ici, continua Corinne, que l'on devrait apercevoir
Saint-Pierre, et c'est jusqu'ici que les colonnes qui le précèdent
devaient s'étendre: tel était le superbe plan de Michel-Ange; il
espérait du moins qu'on l'achèverait après lui; mais les hommes de notre
temps ne pensent plus à la postérité. Quand une fois on a tourné
l'enthousiasme en ridicule, on a tout défait, excepté l'argent et le
pouvoir.--C'est vous qui ferez renaître ce sentiment! s'écria lord
Nelvil. Qui jamais éprouva le bonheur que je goûte? Rome montrée par
vous, Rome interprétée par l'imagination et le génie, _Rome, qui est un
monde animé par le sentiment, sans lequel le monde lui-même est un
désert_. Ah! Corinne, que succédera-t-il à ces jours, plus heureux que
mon sort et mon coeur ne le permettent? Corinne lui répondit avec
douceur: «Toutes les affections sincères viennent du ciel, Oswald;
pourquoi ne protégerait-il pas ce qu'il inspire? C'est à lui qu'il
appartient de disposer de nous.»

Alors Saint-Pierre leur apparut, cet édifice le plus grand que les
hommes aient jamais élevé; car les pyramides d'Égypte elles-mêmes lui
sont inférieures en hauteur. «J'aurais peut-être dû vous faire voir, dit
Corinne, le plus beau de nos édifices le dernier; mais ce n'est pas mon
système. Il me semble que, pour se rendre sensible aux beaux-arts, il
faut commencer par voir les objets qui inspirent une admiration vive et
profonde. Ce sentiment, une fois éprouvé, révèle pour ainsi dire une
nouvelle sphère d'idées, et rend ensuite plus capable d'aimer et de
juger tout ce qui, dans un ordre même inférieur, retrace cependant la
première impression qu'on a reçue. Toutes ces gradations, ces manières
prudentes et nuancées pour préparer les grands effets, ne sont point de
mon goût. On n'arrive point au sublime par degrés; des distances
infinies le séparent même de ce qui n'est que beau.» Oswald sentit une
émotion tout à fait extraordinaire en arrivant en face de Saint-Pierre.
C'était la première fois que l'ouvrage des hommes produisait sur lui
l'effet d'une merveille de la nature. C'est le seul travail de l'art,
sur notre terre actuelle, qui ait le genre de grandeur qui caractérise
les oeuvres immédiates de la création. Corinne jouissait de l'étonnement
d'Oswald. «J'ai choisi, lui dit-elle, un jour où le soleil est dans tout
son éclat pour vous faire voir ce monument. Je vous réserve un plaisir
plus intime, plus religieux: c'est de le contempler au clair de la lune;
mais il fallait d'abord vous faire assister à la plus brillante des
fêtes, le génie de l'homme décoré par la magnificence de la nature.»

La place de Saint-Pierre est entourée de colonnes, légères de loin, et
massives de près. Le terrain, qui va toujours un peu en montant jusqu'au
portique de l'église, ajoute encore à l'effet qu'elle produit. Un
obélisque de quatre-vingts pieds de haut, qui paraît à peine élevé en
présence de la coupole de Saint-Pierre, est au milieu de la place. La
forme des obélisques elle seule a quelque chose qui plaît à
l'imagination; leur sommet se perd dans les airs, et semble porter
jusqu'au ciel une grande pensée de l'homme. Ce monument, qui vint
d'Égypte pour orner les bains de Caligula, et que Sixte-Quint a fait
transporter ensuite au pied du temple de Saint-Pierre; ce contemporain
de tant de siècles, qui n'ont pu rien contre lui, inspire un sentiment
de respect: l'homme se sent tellement passager, qu'il a toujours de
l'émotion en présence de ce qui est immuable. A quelque distance, des
deux côtés de l'obélisque, s'élèvent deux fontaines dont l'eau jaillit
perpétuellement et retombe avec abondance en cascade dans les airs. Ce
murmure des ondes, qu'on a coutume d'entendre au milieu de la campagne,
produit dans cette enceinte une sensation toute nouvelle; mais cette
sensation est en harmonie avec celle que fait naître l'aspect d'un
temple majestueux.

La peinture, la sculpture, imitant le plus souvent la figure humaine ou
quelque objet existant dans la nature, réveillent dans notre âme des
idées parfaitement claires et positives; mais un beau monument
d'architecture n'a point, pour ainsi dire, de sens déterminé, et l'on
est saisi, en le contemplant, par cette rêverie sans calcul et sans but
qui mène si loin la pensée. Le bruit des eaux convient à toutes ces
impressions vagues et profondes; il est uniforme comme l'édifice est
régulier

    L'éternel mouvement et l'éternel repos[3]

sont ainsi rapprochés l'un de l'autre. C'est dans ce lieu surtout que le
temps est sans pouvoir; car il ne tarit pas plus ces sources
jaillissantes qu'il n'ébranle ces immobiles pierres. Les eaux qui
s'élancent en gerbe de ces fontaines sont si légères et si nuageuses,
que, dans un beau jour, les rayons du soleil y produisent de petits
arcs-en-ciel formés des plus belles couleurs.

  [3] Vers de M. de Fontanes.

«Arrêtez-vous un moment ici, dit Corinne à lord Nelvil comme il était
déjà sous le portique de l'église; arrêtez-vous, avant de soulever le
rideau qui couvre la porte du temple: votre coeur ne bat-il pas à
l'approche de ce sanctuaire? et ne ressentez-vous pas, au moment
d'entrer, tout ce que ferait éprouver l'attente d'un événement
solennel?» Corinne elle-même souleva le rideau, et le retint pour
laisser passer lord Nelvil; elle avait tant de grâce dans cette
attitude, que le premier regard d'Oswald fut pour la considérer ainsi:
il se plut même pendant quelques instants à ne rien observer qu'elle.
Cependant il s'avança dans le temple, et l'impression qu'il reçut sous
ces voûtes immenses fut si profonde et si religieuse, que le sentiment
même de l'amour ne suffisait plus pour remplir en entier son âme. Il
marchait lentement à côté de Corinne; l'un et l'autre se taisaient. Là
tout commande le silence: le moindre bruit retentit si loin, qu'aucune
parole ne semble digne d'être ainsi répétée dans une demeure presque
éternelle. La prière seule, l'accent du malheur, de quelque faible voix
qu'il parte, émeut profondément dans ces vastes lieux. Et quand, sous
ces dômes immenses, on entend de loin venir un vieillard dont les pas
tremblants se traînent sur ces beaux marbres arrosés par tant de pleurs,
l'on sent que l'homme est imposant par cette infirmité même de sa
nature, qui soumet son âme divine à tant de souffrances, et que le culte
de la douleur, le christianisme, contient le vrai secret du passage de
l'homme sur la terre.

Corinne interrompit la rêverie d'Oswald, et lui dit: «Vous avez vu des
églises gothiques en Angleterre et en Allemagne, vous avez dû remarquer
qu'elles ont un caractère beaucoup plus sombre que cette église. Il y
avait quelque chose de mystique dans le catholicisme des peuples
septentrionaux. Le nôtre parle à l'imagination par les objets
extérieurs. Michel-Ange a dit, en voyant la coupole du Panthéon: «Je la
placerai dans les airs.» Et en effet, Saint-Pierre est un temple posé
sur une église. Il y a quelque alliance des religions antiques et du
christianisme dans l'effet que produit sur l'imagination l'intérieur de
cet édifice. Je viens m'y promener souvent pour rendre à mon âme la
sérénité qu'elle perd quelquefois. La vue d'un tel monument est comme
une musique continuelle et fixée, qui vous attend pour vous faire du
bien quand vous vous en approchez; et certainement il faut mettre au
nombre des titres de notre nation à la gloire, la patience, le courage
et le désintéressement des chefs de l'Église qui ont consacré cent
cinquante années, tant d'argent et tant de travaux à l'achèvement d'un
édifice dont ceux qui l'élevaient ne pouvaient se flatter de jouir.
C'est un service rendu, même à la morale publique, que de faire don à
une nation d'un monument qui est l'emblème de tant d'idées nobles et
généreuses.--Oui, répondit Oswald, ici les arts ont de la grandeur,
l'imagination et l'invention sont pleines de génie; mais la dignité de
l'homme même, comment y est-elle défendue? Quelles institutions, quelle
faiblesse dans la plupart des gouvernements d'Italie! et, quoiqu'ils
soient si faibles, combien ils asservissent les esprits!--D'autres
peuples, interrompit Corinne, ont supporté le joug comme nous, et ils
ont de moins l'imagination qui fait rêver une autre destinée:

    _Servi siam, sì, ma servi ognor frementi._

«_Nous sommes esclaves, mais des esclaves toujours frémissants_, dit
Alfieri, le plus fier de nos écrivains modernes. Il y a tant d'âme dans
nos beaux-arts, que peut-être un jour notre caractère égalera notre
génie.

«Regardez, continua Corinne, ces statues placées sur les tombeaux, ces
tableaux en mosaïque, patientes et fidèles copies des chefs-d'oeuvre de
nos grands maîtres. Je n'examine jamais Saint-Pierre en détail, parce
que je n'aime pas à y trouver ces beautés multipliées qui dérangent un
peu l'impression de l'ensemble. Mais qu'est-ce donc qu'un monument où
les chefs-d'oeuvre de l'esprit humain eux-mêmes paraissent des ornements
superflus! Ce temple est comme un monde à part. On y trouve un asile
contre le froid et la chaleur. Il a ses saisons à lui, son printemps
perpétuel, que l'atmosphère du dehors n'altère jamais. Une église
souterraine est bâtie sous le parvis de ce temple, les papes et
plusieurs souverains des pays étrangers y sont ensevelis: Christine,
après son abdication; les Stuarts, depuis que leur dynastie est
renversée. Rome depuis longtemps est l'asile des exilés du monde; Rome
elle-même n'est-elle pas détrônée! son aspect console les rois
dépouillés comme elle.

    _Cadono le città, cadono i regni,
    E l'uom, d'esser mortal par che si sdegni[4]!_

  [4] Les cités tombent, les empires disparaissent, et l'homme s'indigne
    d'être mortel.

«Placez-vous ici, dit Corinne à lord Nelvil, près de l'autel, au milieu
de la coupole; vous apercevrez à travers les grilles de fer l'église des
morts qui est sous nos pieds, et, en relevant les yeux, vos regards
atteindront à peine au sommet de la voûte. Ce dôme, en le considérant,
même d'en bas, fait éprouver un sentiment de terreur. On croit voir des
abîmes suspendus sur sa tête. Tout ce qui est au delà d'une certaine
proportion cause à l'homme, à la créature bornée, un invincible effroi.
Ce que nous connaissons est aussi inexplicable que l'inconnu; mais nous
avons pour ainsi dire pratiqué notre obscurité habituelle, tandis que de
nouveaux mystères nous épouvantent et mettent le trouble dans nos
facultés.

«Toute cette église est ornée de marbres antiques, et ses pierres en
savent plus que nous sur les siècles écoulés. Voici la statue de
Jupiter, dont on a fait un saint Pierre en lui mettant une auréole sur
la tête. L'expression générale de ce temple caractérise parfaitement le
mélange des dogmes sombres et des cérémonies brillantes; un fond de
tristesse dans les idées, mais, dans l'application, la mollesse et la
vivacité du Midi; des intentions sévères, mais des interprétations
très-douces; la théologie chrétienne et les images du paganisme; enfin
la réunion la plus admirable de l'éclat et de la majesté que l'homme
peut donner à son culte envers la Divinité.

«Les tombeaux décorés par les merveilles des beaux-arts ne présentent
point la mort sous un aspect redoutable. Ce n'est pas tout à fait comme
les anciens, qui sculptaient sur les sarcophages des danses et des jeux;
mais la pensée est détournée de la contemplation d'un cercueil par les
chefs-d'oeuvre du génie. Ils rappellent l'immortalité sur l'autel même
de la mort; et l'imagination, animée par l'admiration qu'ils inspirent,
ne sent pas, comme dans le Nord, le silence et le froid, immuables
gardiens des sépulcres.--Sans doute, dit Oswald, nous voulons que la
tristesse environne la mort; et, même avant que nous fussions éclairés
par les lumières du christianisme, notre mythologie ancienne, notre
Ossian, ne place à côté de la tombe que les regrets et les chants
funèbres. Ici, vous voulez oublier et jouir; je ne sais si je désirerais
que votre beau ciel me fît ce genre de bien.--Ne croyez pas cependant,
reprit Corinne, que notre caractère soit léger et notre esprit frivole.
Il n'y a que la vanité qui rend frivole; l'indolence peut mettre
quelques intervalles de sommeil ou d'oubli dans la vie, mais elle n'use
ni ne flétrit le coeur; et, malheureusement pour nous, on peut sortir de
cet état par des passions plus profondes et plus terribles que celles
des âmes habituellement actives.»

En achevant ces mots, Corinne et lord Nelvil s'approchaient de la porte
de l'église. «Encore un dernier coup d'oeil vers ce sanctuaire immense,
dit-elle à lord Nelvil. Voyez comme l'homme est peu de chose en présence
de la religion, alors même que nous sommes réduits à ne considérer que
son emblème matériel! voyez quelle immobilité, quelle durée les mortels
peuvent donner à leurs oeuvres, tandis qu'eux-mêmes ils passent si
rapidement et ne survivent que par le génie! Ce temple est une image de
l'infini; il n'y a point de terme aux sentiments qu'il fait naître, aux
idées qu'il retrace, à l'immense quantité d'années qu'il rappelle à la
réflexion, soit dans le passé, soit dans l'avenir; et quand on sort de
son enceinte, il semble qu'on passe des pensées célestes aux intérêts du
monde, et de l'éternité religieuse à l'air léger du temps.»

Corinne fit remarquer à lord Nelvil, lorsqu'ils furent hors de l'église,
que sur ses portes étaient représentées en bas-relief les Métamorphoses
d'Ovide. «On ne se scandalise point à Rome, lui dit-elle, des images du
paganisme, quand les beaux-arts les ont consacrées. Les merveilles du
génie portent toujours à l'âme une impression religieuse, et nous
faisons hommage au culte chrétien de tous les chefs-d'oeuvre que les
autres cultes ont inspirés.» Oswald sourit à cette explication.
«Croyez-moi, milord, continua Corinne, il y a beaucoup de bonne foi dans
les sentiments des nations dont l'imagination est très-vive. Mais à
demain; si vous le voulez, je vous mènerai au Capitole. J'ai, je
l'espère, plusieurs courses à vous proposer encore; quand elles seront
finies, est-ce que vous partirez? est-ce que... «Elle s'arrêta,
craignant d'en avoir déjà trop dit. «Non, Corinne, reprit Oswald; non,
je ne renoncerai point à cet éclair de bonheur que peut-être un ange
tutélaire fait luire sur moi du haut du ciel.»


CHAPITRE IV

Le lendemain, Oswald et Corinne partirent avec plus de confiance et de
sérénité. Ils étaient des amis qui voyageaient ensemble; ils
commençaient à dire _nous_. Ah! qu'il est touchant, ce _nous_ prononcé
par l'amour! quelle déclaration il contient, timidement et cependant
vivement exprimée! «Nous allons donc au Capitole, dit Corinne.--Oui,
nous y allons,» reprit Oswald; et sa voix disait tout avec des mots si
simples, tant son accent avait de tendresse et de douceur! «C'est du
haut du Capitole, tel qu'il est maintenant, dit Corinne, que nous
pouvons facilement apercevoir les sept collines. Nous les parcourrons
toutes ensuite l'une après l'autre; il n'en est pas une qui ne conserve
des traces de l'histoire.»

Corinne et lord Nelvil suivirent d'abord ce qu'on appelait autrefois la
voie Sacrée, ou la voie Triomphale. «Votre char a passé par là? dit
Oswald à Corinne.--Oui, répondit-elle: cette poussière antique devait
s'étonner de porter un tel char; mais depuis la république romaine, tant
de traces criminelles se sont empreintes sur cette route, que le
sentiment de respect qu'elle inspirait est bien affaibli.» Corinne se
fit conduire ensuite au pied de l'escalier du Capitole actuel. L'entrée
du Capitole ancien était par le Forum. «Je voudrais bien, dit Corinne,
que cet escalier fût le même que monta Scipion lorsque, repoussant la
calomnie par la gloire, il alla dans le temple pour rendre grâce aux
dieux des victoires qu'il avait remportées. Mais ce nouvel escalier,
mais ce nouveau Capitole a été bâti sur les ruines de l'ancien, pour
recevoir le paisible magistrat qui porte à lui tout seul ce nom immense
de sénateur romain, jadis l'objet des respects de l'univers. Ici nous
n'avons plus que des noms; mais leur harmonie, mais leur antique dignité
cause toujours une sorte d'ébranlement, une sensation assez douce, mêlée
de plaisir et de regret. Je demandai l'autre jour à une pauvre femme que
je rencontrai, où elle demeurait: _A la Roche Tarpéienne_, me
répondit-elle; et ce mot, bien que dépouillé des idées qui jadis y
étaient attachées, agit encore sur l'imagination.»

Oswald et Corinne s'arrêtèrent pour considérer les deux lions de basalte
qu'on voit au pied de l'escalier du Capitole. Ils viennent d'Égypte; les
sculpteurs égyptiens saisissaient avec bien plus de génie la figure des
animaux que celle des hommes. Ces lions du Capitole sont noblement
paisibles, et leur genre de physionomie est la véritable image de la
tranquillité dans la force.

    _A guisa di lion, quando si posa[5]._

DANTE.

  [5] A la manière du lion quand il se repose.

Non loin de ces lions, on voit une statue de Rome mutilée, que les
Romains modernes ont placée là, sans songer qu'ils donnaient ainsi le
plus parfait emblème de leur Rome actuelle. Cette statue n'a ni tête ni
pieds, mais le corps et la draperie qui restent ont encore des beautés
antiques. Au haut de l'escalier sont deux colosses qui représentent, à
ce qu'on croit, Castor et Pollux, puis les trophées de Marius, puis deux
colonnes milliaires qui servaient à mesurer l'univers romain, et la
statue équestre de Marc-Aurèle, belle et calme au milieu de ces divers
souvenirs. Ainsi tout est là: les temps héroïques, représentés par les
Dioscures; la république, par les lions; les guerres civiles, par
Marius; et les beaux temps des empereurs, par Marc-Aurèle.

En avançant vers le Capitole moderne, on voit à droite et à gauche deux
églises bâties sur les ruines du temple de Jupiter Férétrien et de
Jupiter Capitolin. En avant du vestibule est une fontaine présidée par
deux fleuves, le Nil et le Tibre, avec la louve de Romulus. On ne
prononce pas le nom du Tibre comme celui des fleuves sans gloire; c'est
un des plaisirs de Rome que de dire: _Conduisez-moi sur les bords du
Tibre; traversons le Tibre_. Il semble qu'en prononçant ces paroles on
invoque l'histoire, et qu'on ranime les morts. En allant au Capitole, du
côté du Forum, on trouve à droite les prisons Mamertines. Ces prisons
furent d'abord construites par Ancus Martius, et servaient alors aux
criminels ordinaires. Mais Servius Tullius en fit creuser sous terre de
beaucoup plus cruelles pour les criminels d'État, comme si ces criminels
n'étaient pas ceux qui méritent le plus d'égards puisqu'il peut y avoir
de la bonne foi dans leurs erreurs. Jugurtha et les complices de
Catilina périrent dans ces prisons; on dit aussi que saint Pierre et
saint Paul y ont été renfermés. De l'autre côté du Capitole est la roche
Tarpéienne; au pied de cette roche, l'on trouve aujourd'hui un hôpital
appelé l'_Hôpital de la Consolation_. Il semble que l'esprit sévère de
l'antiquité et la douceur du christianisme soient ainsi rapprochés dans
Rome à travers les siècles, et se montrent aux regards comme à la
réflexion.

Quand Oswald et Corinne furent arrivés au haut de la tour du Capitole,
Corinne lui montra les sept collines; la ville de Rome, bornée d'abord
au mont Palatin, ensuite aux murs de Servius Tullius, qui renfermaient
les sept collines, enfin aux murs d'Aurélien, qui servent encore
aujourd'hui d'enceinte à la plus grande partie de Rome. Corinne rappela
les vers de Tibulle et de Properce, qui se glorifient des faibles
commencements dont est sortie la maîtresse du monde. Le mont Palatin fut
à lui seul tout Rome pendant quelque temps; mais dans la suite le palais
des empereurs remplit l'espace qui avait suffi pour une nation. Un poëte
du temps de Néron fit à cette occasion cette épigramme[6]: _Rome ne sera
bientôt plus qu'un palais. Allez à Véies, Romains, si toutefois ce
palais n'occupe pas déjà Véies même._

  [6]

        Roma domus fiet: Veios migrate, Quirites;
        Si non et Veios occupat ista domus.

Les sept collines sont infiniment moins élevées qu'elles ne l'étaient
autrefois, lorsqu'elles méritaient le nom de _monts escarpés_. Rome
moderne est élevée de quarante pieds au-dessus de Rome ancienne. Les
vallées qui séparaient les collines se sont presque comblées par le
temps et par les ruines des édifices; mais, ce qui est plus singulier
encore, un amas de vases brisés a élevé deux collines nouvelles[7], et
c'est presque une image des temps modernes que ces progrès, ou plutôt
ces débris de la civilisation, mettant de niveau les montagnes avec les
vallées, effaçant, au moral comme au physique, toutes les belles
inégalités produites par la nature.

  [7] Le monte Citorio et Testacio.

Trois autres collines[8], non comprises dans les sept fameuses, donnent
à la ville de Rome quelque chose de si pittoresque, que c'est peut-être
la seule ville qui, par elle-même, et dans sa propre enceinte, offre les
plus magnifiques points de vue. On y trouve un mélange si remarquable de
ruines et d'édifices, de campagnes et de déserts, qu'on peut contempler
Rome de tous les côtés, et voir toujours un tableau frappant dans la
perspective opposée.

  [8] Le Janicule, le monte Vaticano et le monte Mario.

Oswald ne pouvait se lasser de considérer les traces de l'antique Rome
du point élevé du Capitole où Corinne l'avait conduit. La lecture de
l'histoire, les réflexions qu'elle excite, agissent moins sur notre âme
que ces pierres en désordre, que ces ruines mêlées aux habitations
nouvelles. Les yeux sont tout-puissants sur l'âme: après avoir vu les
ruines romaines, on croit aux antiques Romains comme si l'on avait vécu
de leur temps. Les souvenirs de l'esprit sont acquis par l'étude; les
souvenirs de l'imagination naissent d'une impression plus immédiate et
plus intime, qui donne de la vie à la pensée, et nous rend pour ainsi
dire témoins de ce que nous avons appris. Sans doute on est importuné de
tous ces bâtiments modernes qui viennent se mêler aux antiques débris;
mais un portique debout à côté d'un humble toit, mais des colonnes entre
lesquelles de petites fenêtres d'église sont pratiquées, un tombeau
servant d'asile à toute une famille rustique, produisent je ne sais quel
mélange d'idées grandes et simples, je ne sais quel plaisir de
découverte qui inspire un intérêt continuel. Tout est commun, tout est
prosaïque dans l'extérieur de la plupart de nos villes européennes; et
Rome, plus souvent qu'aucune autre, présente le triste aspect de la
misère et de la dégradation; mais tout à coup une colonne brisée, un
bas-relief à demi détruit, des pierres liées à la façon indestructible
des architectes anciens, vous rappellent qu'il y a dans l'homme une
puissance éternelle, une étincelle divine, et qu'il ne faut pas se
laisser de l'exciter en soi-même et de la ranimer dans les autres.

Ce Forum, dont l'enceinte est si resserrée, et qui a vu tant de choses
étonnantes, est une preuve frappante de la grandeur morale de l'homme.
Quand l'univers, dans les derniers temps de Rome, était soumis à des
maîtres sans gloire, on trouve des siècles entiers dont l'histoire peut
à peine conserver quelques faits; et ce Forum, petit espace, centre
d'une ville alors très-circonscrite, et dont les habitants combattaient
autour d'elle pour son territoire, ce Forum n'a-t-il pas occupé, par les
souvenirs qu'il retrace, les plus beaux génies de tous les temps?
Honneur donc, éternel honneur aux peuples courageux et libres,
puisqu'ils captivent ainsi les regards de la postérité!

Corinne fit remarquer à lord Nelvil qu'on ne trouvait à Rome que
très-peu de débris des temps républicains. Les aqueducs, les canaux
construits sous terre pour l'écoulement des eaux, étaient le seul luxe
de la république et des rois qui l'ont précédée. Il ne nous reste d'elle
que des édifices utiles: des tombeaux élevés à la mémoire de ses grands
hommes et quelques temples de brique subsistent encore. C'est seulement
après la conquête de la Sicile que les Romains firent usage, pour la
première fois, du marbre pour leurs monuments; mais il suffit de voir
les lieux où de grandes actions se sont passées, pour éprouver une
émotion indéfinissable. C'est à cette disposition de l'âme qu'on doit
attribuer la puissance religieuse des pèlerinages. Les pays célèbres en
tout genre, alors même qu'ils sont dépouillés de leurs grands hommes et
de leurs monuments, exercent beaucoup de pouvoir sur l'imagination. Ce
qui frappait les regards n'existe plus, mais le charme du souvenir y est
resté.

On ne voit plus sur le Forum aucune trace de cette fameuse tribune d'où
le peuple romain était gouverné par l'éloquence; on y trouve encore
trois colonnes d'un temple élevé par Auguste en l'honneur de Jupiter
Tonnant, lorsque la foudre tomba près de lui sans le frapper; un arc de
triomphe à Septime Sévère, que le sénat lui éleva pour récompense de ses
exploits. Les noms de ses deux fils, Caracalla et Géta étaient inscrits
sur le fronton de l'arc; mais lorsque Caracalla eut assassiné Géta, il
fit ôter son nom, et l'on voit encore la trace des lettres enlevées.
Plus loin est un temple à Faustine, monument de la faiblesse aveugle de
Marc-Aurèle; un temple de Vénus, qui, du temps de la république, était
consacre à Pallas; un peu plus loin, les ruines d'un temple dédié au
Soleil et à la Lune, bâti par l'empereur Adrien, qui était jaloux
d'Apollodore, fameux architecte grec, et le fit périr pour avoir blâmé
les proportions de son édifice.

De l'autre côté de la place, on voit les ruines de quelques monuments
consacrés à des souvenirs plus nobles et plus purs: les colonnes d'un
temple qu'on croit être celui de Jupiter Stator, de Jupiter qui
empêchait les Romains de jamais fuir devant leurs ennemis; une colonne,
débris d'un temple de Jupiter Gardien, placée, dit-on, non loin de
l'abîme où s'est précipité Curtius; des colonnes d'un temple élevé, les
uns disent à la Concorde, les autres à la Victoire: peut-être les
peuples conquérants confondent-ils ces deux idées, et pensent-ils qu'il
ne peut exister de véritable paix que quand ils ont soumis l'univers. A
l'extrémité du mont Palatin s'élève un bel arc de triomphe dédié à
Titus, pour la conquête de Jérusalem. On prétend que les juifs qui sont
à Rome ne passent jamais sous cet arc, et l'on montre un petit chemin
qu'ils prennent, dit-on, pour l'éviter. Il est à souhaiter, pour
l'honneur des juifs, que cette anecdote soit vraie: les longs
ressouvenirs conviennent aux longs malheurs.

Non loin de là est l'arc de Constantin, embelli de quelques bas-reliefs
enlevés au Forum de Trajan par les chrétiens, qui voulaient décorer le
monument consacré au _fondateur du repos_: c'est ainsi que Constantin
fut appelé. Les arts, à cette époque, étaient déjà dans la décadence, et
l'on dépouillait le passé pour honorer de nouveaux exploits. Ces portes
triomphales qu'on voit encore à Rome perpétuaient, autant que les hommes
le peuvent, les honneurs rendus à la gloire. Il y avait sur leurs
sommets une place destinée aux joueurs de flûte et de trompette, pour
que le vainqueur, en passant, fût enivré tout à la fois par la musique
et par la louange, et goûtât dans un même moment toutes les émotions les
plus exaltées.

En face de ces arcs de triomphe sont les ruines du temple de la Paix,
bâti par Vespasien; il était tellement orné de bronze et d'or dans
l'intérieur, que, lorsqu'un incendie le consuma, des laves de métaux
brûlants en découlèrent jusque dans le Forum. Enfin le Colisée, la plus
belle ruine de Rome, termine la noble enceinte où comparaît toute
l'histoire. Ce superbe édifice, dont les pierres seules, dépouillées de
l'or et des marbres, subsistent encore, servit d'arène aux gladiateurs
combattant contre les bêtes féroces. C'est ainsi qu'on amusait et
trompait le peuple romain par des émotions fortes, alors que les
sentiments naturels ne pouvaient plus avoir d'essor. L'on entrait par
deux portes dans le Colisée: l'une qui était consacrée aux vainqueurs,
l'autre par laquelle on emportait les morts[9]. Singulier mépris pour
l'espèce humaine que de destiner d'avance la mort ou la vie de l'homme
au simple passe-temps d'un spectacle! Titus, le meilleur des empereurs,
dédia ce Colisée au peuple romain; et ces admirables ruines portent avec
elles un si beau caractère de magnificence et de génie, qu'on est tenté
de se faire illusion sur la véritable grandeur, et d'accorder aux
chefs-d'oeuvre de l'art l'admiration qui n'est due qu'aux monuments
consacrés à des institutions généreuses.

  [9] _Sana vivaria, sandapilaria_.

Oswald ne se laissait point aller à l'admiration qu'éprouvait Corinne en
contemplant ces quatre galeries, ces quatre édifices s'élevant les uns
sur les autres, ce mélange de pompe et de vétusté qui tout à la fois
inspire le respect et l'attendrissement: il ne voyait dans ces lieux que
le luxe du maître et le sang des esclaves, et se sentait prévenu contre
les beaux-arts, qui ne s'inquiètent point du but, et prodiguent leurs
dons, à quelque objet qu'on les destine. Corinne essayait de combattre
cette disposition. «Ne portez point, dit-elle à lord Nelvil, la rigueur
de vos principes de morale et de justice dans la contemplation des
monuments d'Italie; ils rappellent, pour la plupart, je vous l'ai dit,
plutôt la splendeur, l'élégance et le goût des formes antiques, que
l'époque glorieuse de la vertu romaine. Mais ne trouvez-vous pas
quelques traces de la grandeur morale des premiers temps dans le luxe
gigantesque des monuments qui leur ont succédé? La dégradation même de
ce peuple romain est imposante encore; son deuil de la liberté couvre le
monde de merveilles, et le génie des beautés idéales cherche à consoler
l'homme de la dignité réelle et vraie qu'il a perdue. Voyez ces bains
immenses, ouverts à tous ceux qui voulaient en goûter les voluptés
orientales; ces cirques, destinés aux éléphants qui venaient combattre
avec les tigres; ces aqueducs, qui faisaient tout à coup un lac de ces
arènes, où les galères luttaient à leur tour, où des crocodiles
paraissaient à la place où les lions naguère s'étaient montrés: voilà
quel fut le luxe des Romains quand ils placèrent dans le luxe leur
orgueil! Ces obélisques amenés d'Égypte et dérobés aux ombres africaines
pour venir décorer les sépulcres des Romains, cette population de
statues qui existait autrefois dans Rome, ne peuvent être considérés
comme l'inutile et fastueuse pompe des despotes de l'Asie: c'est le
génie romain, vainqueur du monde, que les arts ont revêtu d'une forme
extérieure. Il y a quelque chose de surnaturel dans cette magnificence,
et sa splendeur poétique fait oublier et son origine et son but.»

L'éloquence de Corinne excitait l'admiration d'Oswald, sans le
convaincre; il cherchait partout un sentiment moral, et toute la magie
des arts ne pouvait jamais lui suffire. Alors Corinne se rappela que,
dans cette même arène, les chrétiens persécutés étaient morts victimes
de leur persévérance; et montrant à lord Nelvil les autels élevés en
l'honneur de leurs cendres, et cette route de la croix que suivent les
pénitents, au pied des plus magnifiques débris de la grandeur mondaine,
elle lui demanda si cette poussière des martyrs ne disait rien à son
coeur. «Oui, s'écria-t-il, j'admire profondément cette puissance de
l'âme et de la volonté contre les douleurs et la mort: un sacrifice,
quel qu'il soit, est plus beau, plus difficile que tous les élans de
l'âme et de la pensée. L'imagination exaltée peut produire les miracles
du génie; mais ce n'est qu'en se dévouant à son opinion ou à ses
sentiments qu'on est vraiment vertueux: c'est alors seulement qu'une
puissance céleste subjugue en nous l'homme mortel.» Ces paroles nobles
et pures troublèrent cependant Corinne; elle regarda lord Nelvil, puis
elle baissa les yeux; et bien qu'en ce moment il prît sa main et la
serrât contre son coeur, elle frémit de l'idée qu'un tel homme pouvait
immoler les autres et lui-même au culte des opinions, des principes, ou
des devoirs dont il aurait fait choix.


CHAPITRE V

Après la course du Capitole et du Forum, Corinne et lord Nelvil
employèrent deux jours à parcourir les sept collines. Les Romains
d'autrefois faisaient une fête en l'honneur des sept collines: c'est une
des beautés originales de Rome que ces monts enfermés dans son enceinte;
et l'on conçoit sans peine comment l'amour de la patrie se plaisait à
célébrer cette singularité.

Oswald et Corinne, ayant vu la veille le mont Capitolin, recommencèrent
leurs courses par le mont Palatin. Le palais des Césars, appelé le
_Palais d'or_, l'occupait tout entier. Ce mont n'offre à présent que les
débris de ce palais. Auguste, Tibère, Caligula et Néron en ont bâti les
quatre côtés, et des pierres recouvertes par des plantes fécondes sont
tout ce qu'il en reste aujourd'hui: la nature y a repris son empire, sur
les travaux des hommes, et la beauté des fleurs console de la ruine des
palais. Le luxe, du temps des rois et de la république, consistait
seulement dans les édifices publics; les maisons des particuliers
étaient très-petites et très-simples. Cicéron, Hortensius, les Gracques,
habitaient sur ce mont Palatin, qui suffit à peine, lors de la décadence
de Rome, à la demeure d'un seul homme. Dans les derniers siècles, la
nation ne fut plus qu'une foule anonyme, désignée seulement par l'ère de
son maître: on cherche en vain dans ces lieux les deux lauriers plantés
devant la porte d'Auguste, le laurier de la guerre, et celui des
beaux-arts cultivés par la paix; tous deux ont disparu.

Il reste encore sur le mont Palatin quelques chambres des bains de
Livie; on y montre la place des pierres précieuses qu'on prodiguait
alors aux plafonds, comme un ornement ordinaire; et l'on y voit des
peintures dont les couleurs sont encore parfaitement intactes; la
fragilité même des couleurs ajoute à l'étonnement de les voir
conservées, et rapproche de nous les temps passés. S'il est vrai que
Livie abrégea les jours d'Auguste, c'est dans l'une de ces chambres que
fut conçu cet attentat; et les regards du souverain du monde, trahi dans
ses affections les plus intimes, se sont peut-être arrêtés sur l'un de
ces tableaux dont les élégantes fleurs subsistent encore. Que
pensa-t-il, dans sa vieillesse, de la vie et de ses pompes? Se
rappela-t-il ses proscriptions ou sa gloire? craignit-il, espéra-t-il un
monde à venir? et la dernière pensée, qui révèle tout à l'homme, la
dernière pensée d'un maître de l'univers, erre-t-elle encore sous ces
voûtes?

Le mont Aventin offre plus qu'aucun autre les traces des premiers temps
de l'histoire romaine. Précisément en face du palais construit par
Tibère, on voit les débris du temple de la Liberté, bâti par le père des
Gracques. Au pied du mont Aventin était le temple dédié à la Fortune
virile par Servius Tullius pour remercier les dieux de ce que, étant né
esclave, il était devenu roi. Hors des murs de Rome, on trouve aussi les
débris d'un temple qui fut consacré à la Fortune des femmes, lorsque
Véturie arrêta Coriolan. Vis-à-vis du mont Aventin est le mont Janicule,
sur lequel Porsenna plaça son armée. C'est en face de ce mont
qu'Horatius Coclès fit couper derrière lui le pont qui conduisait à
Rome. Les fondements de ce pont subsistent encore; il y a sur les bords
du fleuve un arc de triomphe bâti en briques, aussi simple que l'action
qu'il rappelle était grande. Cet arc fut élevé, dit-on, en l'honneur
d'Horatius Coclès. Au milieu du Tibre, on aperçoit une île formée de
gerbes de blé recueillies dans les champs de Tarquin, et qui furent
pendant longtemps exposées sur le fleuve, parce que le peuple romain ne
voulait point les prendre, croyant qu'un mauvais sort y était attaché.
On aurait de la peine, de nos jours, à faire tomber sur des richesses
quelconques des malédictions assez efficaces pour que personne ne
consentît à s'en emparer.

C'est sur le mont Aventin que furent placés les temples de la Pudeur
patricienne et de la Pudeur plébéienne. Au pied de ce mont on voit le
temple de Vesta, qui subsiste encore presque en entier, quoique les
inondations du Tibre l'aient souvent menacé[10]. Non loin de là sont les
débris d'une prison pour dettes, où se passa, dit-on, le beau trait de
piété filiale généralement connu. C'est aussi dans ce même lieu que
Clélie et ses compagnes, prisonnières de Porsenna, traversèrent le Tibre
pour venir joindre les Romains. Ce mont Aventin repose l'âme de tous les
souvenirs pénibles que rappellent les autres collines, et son aspect est
beau comme les souvenirs qu'il retrace. On avait donné le nom de belle
rive (_pulchrum littus_) au bord du fleuve qui est au pied de cette
colline. C'est là que se promenaient les orateurs de Rome, en sortant du
Forum; c'est là que César et Pompée se rencontraient comme de simples
citoyens, et qu'ils cherchaient à captiver Cicéron, dont l'indépendante
éloquence leur importait plus alors que la puissance même de leurs
armées.

  [10] _Vidimus flavum Tiberim._

La poésie vient encore embellir ce séjour. Virgile a placé sur le mont
Aventin la caverne de Cacus; et les Romains, si grands par leur
histoire, le sont encore par les fictions héroïques dont les poëtes ont
orné leur origine fabuleuse. Enfin, en revenant du mont Aventin, on
aperçoit la maison de Nicolas Rienzi, qui essaya vainement de faire
revivre les temps anciens dans les temps modernes; et ce souvenir, tout
faible qu'il est à côté des autres, fait encore penser longtemps. Le
mont Coelius est remarquable, parce qu'on y voit les débris du camp des
prétoriens et de celui des soldats étrangers. On a trouvé cette
inscription dans les ruines de l'édifice construit pour recevoir ces
soldats: _Au génie saint des camps étrangers_: saint, en effet, pour
ceux dont il maintenait la puissance! Ce qui reste de ces antiques
casernes fait juger qu'elles étaient bâties à la manière des cloîtres,
ou plutôt que les cloîtres ont été bâtis sur leur modèle.

Le mont Esquilin était appelé le _mont des Poëtes_, parce que, Mécène
ayant son palais sur cette colline, Horace, Properce et Tibulle y
avaient aussi leur habitation. Non loin de là sont les ruines des
Thermes de Titus et de Trajan. On croit que Raphaël prit le modèle de
ses arabesques dans les peintures à fresque des Thermes de Titus. C'est
aussi là qu'on a découvert le groupe de Laocoon. La fraîcheur de l'eau
donne un tel sentiment de plaisir dans les pays chauds, qu'on se
plaisait à réunir toutes les pompes du luxe et toutes les jouissances de
l'imagination dans les lieux où l'on se baignait. Les Romains y
faisaient exposer les chefs-d'oeuvre de la peinture et de la sculpture.
C'était à la clarté des lampes qu'ils les considéraient: car il paraît,
par la construction de ces bâtiments, que le jour n'y pénétrait jamais,
et qu'on voulait ainsi se préserver de ces rayons du soleil si poignants
dans le Midi: c'est sans doute à cause de la sensation qu'ils produisent
que les anciens les ont appelés les dards d'Apollon. On pourrait croire,
en observant les précautions extrêmes prises par les anciens contre la
chaleur, que le climat était alors plus brûlant encore que de nos jours.
C'est dans les Thermes de Caracalla qu'étaient placés l'Hercule Farnèse,
la Flore et le groupe de Dircé. Près d'Ostie, l'on a trouvé dans les
bains de Néron l'Apollon du Belvédère. Peut-on concevoir qu'en regardant
cette noble figure Néron n'ait pas senti quelques mouvements généreux?

Les Thermes et les Cirques sont les seuls genres d'édifices consacrés
aux amusements publics dont il reste des traces à Rome. Il n'y a point
d'autre théâtre que celui de Marcellus, dont les ruines subsistent
encore. Pline raconte que l'on a vu trois cent soixante colonnes de
marbre, et trois mille statues dans un théâtre qui ne devait durer que
peu de jours. Tantôt les Romains élevaient des bâtiments si solides
qu'ils résistaient aux tremblements de terre; tantôt ils se plaisaient à
consacrer des travaux immenses à des édifices qu'ils détruisaient
eux-mêmes quand les fêtes étaient finies: ils se jouaient ainsi du temps
sous toutes les formes. Les Romains, d'ailleurs, n'avaient pas, comme
les Grecs, la passion des représentations dramatiques; les beaux-arts ne
fleurirent à Rome que par les ouvrages et les artistes de la Grèce, et
la grandeur romaine s'exprimait plutôt par la magnificence colossale de
l'architecture que par les chefs-d'oeuvre de l'imagination. Ce luxe
gigantesque, ces merveilles de la richesse, ont un grand caractère de
dignité: ce n'était plus de la liberté, mais c'était toujours de la
puissance. Les monuments consacrés aux bains publics s'appelaient des
provinces; on y réunissait les diverses productions et les divers
établissements qui peuvent se trouver dans un pays tout entier. Le
Cirque appelé _Circus maximus_, dont on voit encore les débris, touchait
de si près aux palais des Césars, que Néron, des fenêtres de son palais,
pouvait donner le signal des jeux. Le Cirque était assez grand pour
contenir trois cent mille personnes. La nation presque tout entière
était amusée dans le même moment: ces fêtes immenses pouvaient être
considérées comme une sorte d'institution populaire, qui réunissait tous
les hommes pour le plaisir, comme autrefois ils se réunissaient pour la
gloire.

Le mont Quirinal et le mont Viminal se tiennent de si près, qu'il est
difficile de les distinguer: c'était là qu'existaient la maison de
Salluste et celle de Pompée; c'est aussi là que le pape a maintenant
fixé son séjour. On ne peut faire un pas dans Rome sans rapprocher le
présent du passé, et les différents passés entre eux. Mais on apprend à
se calmer sur les événements de son temps, en voyant l'éternelle
mobilité de l'histoire des hommes; et l'on a comme une sorte de honte de
s'agiter en présence de tant de siècles qui tous ont renversé l'ouvrage
de leurs prédécesseurs.

A côté des sept collines, ou sur leur penchant, ou sur leur sommet, on
voit s'élever une multitude de clochers, des obélisques, la colonne
Trajane, la colonne Antonine, la tour de Conti, d'où l'on prétend que
Néron contempla l'incendie de Rome, et la coupole de Saint-Pierre, qui
domine encore sur tout ce qui domine. Il semble que l'air soit peuplé
par tous ces monuments qui se prolongent vers le ciel, et qu'une ville
aérienne plane avec majesté sur la ville de la terre.

En rentrant dans Rome, Corinne fit passer Oswald sous le portique
d'Octavie, de cette femme qui a si bien aimé et tant souffert; puis ils
traversèrent la _route Scélérate_, par laquelle l'infâme Tullie a passé,
foulant le corps de son père sous les pieds de ses chevaux: on voit de
loin le temple élevé par Agrippine en l'honneur de Claude qu'elle a fait
empoisonner; et l'on passe enfin devant le tombeau d'Auguste, dont
l'enceinte intérieure sert aujourd'hui d'arène aux combats des animaux.

«Je vous ai fait parcourir bien rapidement, dit Corinne à lord Nelvil,
quelques traces de l'histoire antique; mais vous comprendrez le plaisir
qu'on peut éprouver dans ces recherches, à la fois savantes et
poétiques, qui parlent à l'imagination comme à la pensée. Il y a dans
Rome beaucoup d'hommes distingués dont la seule occupation est de
découvrir un nouveau rapport entre l'histoire et les ruines.--Je ne sais
point d'étude qui captivât davantage mon intérêt, reprit lord Nelvil, si
je me sentais assez de calme pour m'y livrer: ce genre d'érudition est
bien plus animé que celle qui s'acquiert par les livres; on dirait que
l'on fait revivre ce qu'on découvre, et que le passé reparaît sous la
poussière qui l'a enseveli.--Sans doute, dit Corinne, et ce n'est pas un
vain préjugé que cette passion pour les temps antiques. Nous vivons dans
un siècle où l'intérêt personnel semble le seul principe de toutes les
actions des hommes; et quelle sympathie, quelle émotion, quel
enthousiasme pourrait jamais résulter de l'intérêt personnel? Il est
plus doux de rêver à ces jours de dévouement, de sacrifices et
d'héroïsme, qui pourtant ont existé, et dont la terre porte encore les
honorables traces.»


CHAPITRE VI

Corinne se flattait en secret d'avoir captivé le coeur d'Oswald; mais,
comme elle connaissait sa réserve et sa sévérité, elle n'avait point osé
lui montrer tout l'intérêt qu'il lui inspirait, quoiqu'elle fût
disposée, par caractère, à ne point cacher ce qu'elle éprouvait.
Peut-être aussi croyait-elle que, même en se parlant sur des sujets
étrangers à leur sentiment, leur voix avait un accent qui trahissait
leur affection mutuelle, et qu'un aveu secret d'amour était peint dans
leurs regards et dans ce langage mélancolique et voilé qui pénètre si
profondément dans l'âme.

Un matin, lorsque Corinne se préparait à continuer ses courses avec
Oswald, elle reçut un billet de lui, presque cérémonieux, qui lui
annonçait que le mauvais état de sa santé le retenait chez lui pour
quelques jours. Une inquiétude douloureuse serra le coeur de Corinne:
d'abord elle craignit qu'il ne fût dangereusement malade; mais le comte
d'Erfeuil qu'elle vit le soir, lui dit que c'était un de ces accès de
mélancolie auxquels il était très-sujet, et pendant lesquels il ne
voulait parler à personne. «Moi-même, dit alors le comte d'Erfeuil,
quand il est comme cela, je ne le vois pas.» Ce moi-même déplaisait
assez à Corinne; mais elle se garda bien de le témoigner au seul homme
qui pût lui donner des nouvelles de lord Nelvil. Elle l'interrogea, se
flattant qu'un homme aussi léger, du moins en apparence, lui dirait tout
ce qu'il savait. Mais tout à coup, soit qu'il voulût cacher par un air
de mystère qu'Oswald ne lui avait rien confié, soit qu'il crût plus
honorable de refuser ce qu'on lui demandait que de l'accorder, il opposa
un silence imperturbable à l'ardente curiosité de Corinne. Elle, qui
avait toujours eu de l'ascendant sur tous ceux à qui elle avait parlé,
ne pouvait comprendre pourquoi ses moyens de persuasion étaient sans
effet sur le comte d'Erfeuil: ne savait-elle pas que l'amour-propre est
ce qu'il y a au monde de plus inflexible?

Quelle ressource restait-il donc à Corinne pour savoir ce qui se passait
dans le coeur d'Oswald? Lui écrire? Tant de mesure est nécessaire en
écrivant! et Corinne était surtout aimable par l'abandon et le naturel.
Trois jours s'écoulèrent pendant lesquels elle ne vit point lord Nelvil,
et fut tourmentée par une agitation mortelle. «Qu'ai-je donc fait, se
disait-elle, pour le détacher de moi? Je ne lui ai point dit que je
l'aimais, je n'ai point eu ce tort si terrible en Angleterre et si
pardonnable en Italie. L'a-t-il deviné? Mais pourquoi m'en estimerait-il
moins?» Oswald ne s'était éloigné de Corinne que parce qu'il se sentait
trop vivement entraîné par son charme. Bien qu'il n'eût pas donné sa
parole d'épouser Lucile Edgermond, il savait que l'intention de son père
avait été de la lui donner pour femme, et il désirait s'y conformer.
Enfin Corinne n'était point connue sous son véritable nom, et menait,
depuis plusieurs années, une vie beaucoup trop indépendante; un tel
mariage n'eût point obtenu (lord Nelvil le croyait) l'approbation de son
père, et il sentait bien que ce n'était pas ainsi qu'il pouvait expier
ses torts envers lui. Voilà quels étaient ses motifs pour s'éloigner de
Corinne. Il avait formé le projet de lui écrire, en quittant Rome, ce
qui le condamnait à cette résolution; mais comme il ne s'en sentait pas
la force, il se bornait à ne pas aller chez elle, et ce sacrifice
toutefois lui parut dès le second jour trop pénible.

Corinne était frappée de l'idée qu'elle ne reverrait plus Oswald, qu'il
s'en irait sans lui dire adieu. Elle s'attendait à chaque instant à
recevoir la nouvelle de son départ, et cette crainte exaltait tellement
son sentiment, qu'elle se sentit saisie tout à coup par la passion, par
cette griffe de vautour sous laquelle le bonheur et l'indépendance
succombent. Ne pouvant rester dans sa maison, où lord Nelvil ne venait
pas, elle errait quelquefois dans les jardins de Rome, espérant le
rencontrer. Elle supportait mieux les heures pendant lesquelles, se
promenant au hasard, elle avait une chance quelconque de l'apercevoir.
L'imagination ardente de Corinne était la source de son talent; mais,
pour son malheur, cette imagination se mêlait à sa sensibilité
naturelle, et la lui rendait souvent très-douloureuse.

Le soir du quatrième jour de cette cruelle absence, il faisait un beau
clair de lune; et Rome est bien belle pendant le silence de la nuit: il
semble alors qu'elle n'est habitée que par ses illustres ombres.
Corinne, en revenant de chez une femme de ses amies, oppressée par la
douleur, descendit de sa voiture et se reposa quelques instants près de
la fontaine de Trevi, devant cette source abondante qui tombe en cascade
au milieu de Rome et semble comme la vie de ce tranquille séjour.
Lorsque pendant quelques jours cette cascade s'arrête, on dirait que
Rome est frappée de stupeur. C'est le bruit des voitures que l'on a
besoin d'entendre dans les autres villes; à Rome, c'est le murmure de
cette fontaine immense, qui semble comme l'accompagnement nécessaire à
l'existence rêveuse qu'on y mène: l'image de Corinne se peignit dans
cette onde, si pure qu'elle porte depuis plusieurs siècles le nom de
l'_eau virginale_. Oswald, qui s'était arrêté dans le même lieu peu de
moments après, aperçut le charmant visage de son amie qui se répétait
dans l'eau. Il fut saisi d'une émotion tellement vive, qu'il ne savait
pas d'abord si c'était son imagination qui lui faisait apparaître
l'ombre de Corinne, comme tant de fois elle lui avait montré celle de
son père; il se pencha vers la fontaine pour mieux voir, et ses propres
traits vinrent alors se réfléchir à côté de ceux de Corinne. Elle le
reconnut, fit un cri, s'élança vers lui rapidement, et lui saisit le
bras, comme si elle eût craint qu'il ne s'échappât de nouveau; mais à
peine se fut-elle livrée à ce mouvement trop impétueux, qu'elle rougit,
en se ressouvenant du caractère de lord Nelvil, d'avoir montré si
vivement ce qu'elle éprouvait; et laissant tomber la main qui retenait
Oswald, elle se couvrit le visage avec l'autre pour cacher ses pleurs.

«Corinne, dit Oswald, chère Corinne, mon absence vous a donc rendue
malheureuse?--Oh! oui, répondit-elle, et vous en étiez sûr! Pourquoi
donc me faire du mal? ai-je mérité de souffrir par vous?--Non, s'écria
lord Nelvil, non, sans doute. Mais si je ne me crois pas libre, si je
sens que je n'ai dans le coeur que des inquiétudes et des regrets,
pourquoi vous associerais-je à cette tourmente de sentiments et de
craintes? Pourquoi...--Il n'est plus temps, interrompit Corinne, il
n'est plus temps; la douleur est déjà dans mon sein: ménagez-moi.--Vous,
de la douleur? reprit Oswald; est-ce au milieu d'une carrière si
brillante de tant de succès, avec une imagination si vive?--Arrêtez, dit
Corinne, vous ne me connaissez pas; de toutes mes facultés, la plus
puissante, c'est la faculté de souffrir. Je suis née pour le bonheur;
mon caractère est confiant, mon imagination est animée; mais la peine
excite en moi je ne sais quelle impétuosité qui peut troubler ma raison
ou me donner la mort. Je vous le répète encore, ménagez-moi; la gaieté,
la mobilité, ne me servent qu'en apparence; mais il y a dans mon âme des
abîmes de tristesse dont je ne pouvais me défendre qu'en me préservant
de l'amour.»

Corinne prononça ces mots avec une expression qui émut vivement Oswald.
«Je reviendrai vous voir demain matin, reprit-il; n'en doutez pas,
Corinne.--Me le jurez-vous? dit-elle avec une inquiétude qu'elle
s'efforçait en vain de cacher.--Oui, je le jure,» s'écria lord Nelvil;
et il disparut.



LIVRE CINQUIÈME

TOMBEAUX, ÉGLISES ET PALAIS


CHAPITRE PREMIER

Le lendemain, Oswald et Corinne furent embarrassés l'un et l'autre en se
revoyant. Corinne n'avait plus de confiance dans l'amour qu'elle
inspirait. Oswald était mécontent de lui-même; il se connaissait dans le
caractère un genre de faiblesse qui l'irritait quelquefois contre ses
propres sentiments comme contre une tyrannie, et tous les deux
cherchèrent à ne point se parler de leur affection mutuelle. «Je vous
propose aujourd'hui, dit Corinne, une course assez solennelle, mais qui
sûrement vous intéressera: allons voir les tombeaux, allons voir le
dernier asile de ceux qui vécurent parmi les monuments dont nous avons
contemplé les ruines.--Oui, répondit Oswald, vous avez deviné ce qui
convient à la disposition actuelle de mon âme;» et il prononça ces mots
avec un accent si douloureux, que Corinne se tut quelques moments,
n'osant pas essayer de lui parler. Mais, reprenant courage par le désir
de soulager Oswald de ses peines en l'intéressant vivement à tout ce
qu'ils voyaient ensemble, elle lui dit: «Vous le savez, milord, loin que
chez les anciens l'aspect des tombeaux décourageât les vivants, on
croyait inspirer une émulation nouvelle en plaçant ces tombeaux sur les
routes publiques, afin que, retraçant aux jeunes gens le souvenir des
hommes illustres, ils invitassent silencieusement à les imiter.--Ah! que
j'envie, dit Oswald en soupirant, tous ceux dont les regrets ne sont pas
mêlés à des remords!--Vous, des remords! s'écria Corinne, vous! Ah! je
suis certaine qu'ils ne sont en vous qu'une vertu de plus, un scrupule
du coeur, une délicatesse exaltée.--Corinne, Corinne, n'approchez pas de
ce sujet, interrompit Oswald: dans votre heureuse contrée, les sombres
pensées disparaissent à la clarté des cieux; mais la douleur qui a
creusé jusqu'au fond de notre âme ébranle à jamais toute notre
existence.--Vous me jugez mal, répondit Corinne; je vous l'ai déjà dit,
bien que mon caractère soit fait pour jouir vivement du bonheur, je
souffrirais plus que vous si...» Elle n'acheva pas, et changea de
discours. «Mon seul désir, milord, continua-t-elle, c'est de vous
distraire un moment; je n'espère rien de plus.» La douceur de cette
réponse toucha lord Nelvil; et, voyant une expression de mélancolie dans
les regards de Corinne, naturellement si pleins d'intérêt et de flamme,
il se reprocha d'attrister une personne née pour les impressions vives
et douces, et s'efforça de l'y ramener. Mais l'inquiétude qu'éprouvait
Corinne sur les projets d'Oswald, sur la possibilité de son départ,
troublait entièrement sa sérénité accoutumée.

Elle conduisit lord Nelvil hors des portes de la ville, sur les
anciennes traces de la voie Appienne. Ces traces sont marquées, au
milieu de la campagne de Rome, par des tombeaux à droite et à gauche,
dont les ruines se voient à perte de vue, à plusieurs milles au delà des
murs. Les Romains ne souffraient pas qu'on ensevelît les morts dans
l'intérieur de la ville; les tombeaux seuls des empereurs y étaient
admis. Cependant un simple citoyen, nommé Publius Biblius, obtint cette
faveur, en récompense de ses vertus obscures. Les contemporains, en
effet, honorent plus volontiers celles-là que toutes les autres.

On passe, pour aller à la voie Appienne, par la porte Saint-Sébastien,
autrefois appelée _Capène_. Cicéron dit qu'en sortant par cette porte,
les tombeaux qu'on aperçoit les premiers sont ceux des Métellus, des
Scipion et des Servilius. Le tombeau de la famille des Scipion a été
trouvé dans ces lieux mêmes, et transporté depuis au Vatican. C'est
presque un sacrilége de déplacer les cendres, d'altérer les ruines;
l'imagination tient de plus près qu'on ne croit à la morale; il ne faut
pas l'offenser. Parmi tant de tombeaux qui frappent les regards, on
place les noms au hasard, sans pouvoir être assuré de ce qu'on suppose;
mais cette incertitude même inspire une émotion qui ne permet pas de
voir avec indifférence aucun de ces monuments. Il en est dans lesquels
des maisons de paysans sont pratiquées; car les Romains consacraient un
grand espace et des édifices assez vastes à l'urne funéraire de leurs
amis ou de leurs concitoyens illustres. Ils n'avaient pas cet aride
principe d'utilité qui fertilise quelques coins de terre de plus, en
frappant de stérilité le vaste domaine du sentiment et de la pensée.

On voit, à quelque distance de la voie Appienne, un temple élevé par la
république à l'Honneur et à la Vertu; un autre, au dieu qui a fait
retourner Annibal sur ses pas; la fontaine d'Égérie, où Numa allait
consulter la divinité des hommes de bien, la conscience interrogée dans
la solitude. Il semble qu'autour de ces tombeaux les traces seules des
vertus subsistent encore. Aucun monument des siècles du crime ne se
trouve à côté des lieux où reposent ces illustres morts; ils se sont
entourés d'un honorable espace, où les plus nobles souvenirs peuvent
régner sans être troublés.

L'aspect de la campagne, autour de Rome, a quelque chose de
singulièrement remarquable: sans doute c'est un désert, car il n'y a
point d'arbres ni d'habitations; mais la terre est couverte de plantes
naturelles que l'énergie de la végétation renouvelle sans cesse. Ces
plantes parasites se glissent dans les tombeaux, décorent les ruines, et
semblent là seulement pour honorer les morts. On dirait que
l'orgueilleuse nature a repoussé tous les travaux de l'homme, depuis que
les Cincinnatus ne conduisent plus la charrue qui sillonnait son sein;
elle produit des plantes au hasard, sans permettre que les vivants se
servent de sa richesse. Ces plaines incultes doivent déplaire aux
agriculteurs, aux administrateurs, à tous ceux qui spéculent sur la
terre et veulent l'exploiter pour les besoins de l'homme; mais les âmes
rêveuses, que la mort occupe autant que la vie, se plaisent à contempler
cette campagne de Rome, où le temps présent n'a imprimé aucune trace;
cette terre qui chérit ses morts et les couvre avec amour des inutiles
fleurs, des inutiles plantes qui se traînent sur le sol, et ne s'élèvent
jamais assez pour se séparer des cendres qu'elles ont l'air de caresser.

Oswald convint que dans ce lieu l'on devait goûter plus de calme que
partout ailleurs. L'âme n'y souffre pas autant par les images que la
douleur lui présente; il semble que l'on partage encore avec ceux qui ne
sont plus les charmes de cet air, de ce soleil et de cette verdure.
Corinne observa l'impression que recevait lord Nelvil, et elle en conçut
quelque espérance. Elle ne se flattait point de consoler Oswald; elle
n'eût pas même souhaité d'effacer de son coeur les justes regrets qu'il
devait à la perte de son père; mais il y a dans le sentiment même des
regrets quelque chose de doux et d'harmonieux qu'il faut tâcher de faire
connaître à ceux qui n'en ont encore éprouvé que les amertumes: c'est le
seul bien qu'on puisse leur faire.

«Arrêtons-nous ici, dit Corinne, en face de ce tombeau, le seul qui
reste encore presque en entier: ce n'est point le tombeau d'un Romain
célèbre; c'est celui de Cécilia Métella, jeune fille à qui son père a
fait élever ce monument.--Heureux, dit Oswald, heureux les enfants qui
meurent dans les bras de leur père, et qui reçoivent la mort dans le
sein qui leur donna la vie! la mort elle-même alors perd son aiguillon
pour eux.

--Oui, dit Corinne avec émotion, heureux ceux qui ne sont pas orphelins!
Voyez, on a sculpté des armes sur ce tombeau, bien que ce soit celui
d'une femme; mais les filles des héros peuvent avoir sur leurs tombes
les trophées de leur père: c'est une belle union que celle de
l'innocence et de la valeur. Il y a une élégie de Properce, qui peint
mieux qu'aucun autre écrit de l'antiquité cette dignité des femmes chez
les Romains, plus imposante et plus pure que l'éclat même dont elles
jouissaient pendant le temps de la chevalerie. Cornélie, morte dans sa
jeunesse, adresse à son époux les adieux et les consolations les plus
touchantes, et l'on y sent presque à chaque mot tout ce qu'il y a de
respectable et de sacré dans les liens de famille. Le noble orgueil
d'une vie sans tache se peint dans cette poésie majestueuse des Latins,
dans cette poésie noble et sévère comme les maîtres du monde. _Oui_, dit
Cornélie, _aucune tache n'a souillé ma vie: depuis l'hymen jusqu'au
bûcher, j'ai vécu pure entre les deux flambeaux._ Quelle admirable
expression! s'écria Corinne; quelle image sublime! et qu'il est digne
d'envie, le sort de la femme qui peut ainsi conserver la plus parfaite
unité dans sa destinée, et n'emporte au tombeau qu'un souvenir! c'est
assez pour une vie.»

En achevant ces mots, les yeux de Corinne se remplirent de larmes; un
sentiment cruel, un soupçon pénible s'empara du coeur d'Oswald.
«Corinne, s'écria-t-il, Corinne! votre âme délicate n'a-t-elle rien à se
reprocher? Si je pouvais disposer de moi, si je pouvais m'offrir à vous,
n'aurais-je point de rivaux dans le passé? pourrais-je être fier de mon
choix? une jalousie cruelle ne troublerait-elle pas mon bonheur?--Je
suis libre, et je vous aime comme je n'ai jamais aimé, répondit Corinne;
que voulez-vous de plus? Faut-il me condamner à vous avouer qu'avant de
vous avoir connu, mon imagination a pu me tromper sur l'intérêt qu'on
m'inspirait! et n'y a-t-il pas dans le coeur de l'homme une pitié divine
pour les erreurs que le sentiment, ou du moins l'illusion du sentiment,
aurait fait commettre!» En achevant ces mots, une rougeur modeste
couvrit son visage. Oswald tressaillit, mais il se tut. Il y avait dans
le regard de Corinne une expression de repentir et de timidité qui ne
lui permit pas de la juger avec rigueur, et il lui sembla qu'un rayon du
ciel descendait sur elle pour l'absoudre. Il prit sa main, la serra
contre son coeur, et se mit à genoux devant elle, sans rien prononcer,
sans rien promettre, mais en la contemplant avec un regard d'amour qui
laissait tout espérer.

«Croyez-moi, dit Corinne à lord Nelvil, ne formons point de plan pour
les années qui suivront: les plus heureux moments de la vie sont encore
ceux qu'un hasard bienfaisant nous accorde. Est-ce donc ici, est-ce donc
au milieu des tombeaux, qu'il faut tant croire à l'avenir?--Non, s'écria
lord Nelvil, non, je ne crois point à l'avenir qui nous séparerait! Ces
quatre jours d'absence m'ont trop bien appris que je n'existais plus
maintenant que par vous.» Corinne ne répondit rien à ces douces paroles,
mais elle les recueillit religieusement dans son coeur; elle craignait
toujours, en prolongeant l'entretien sur le sentiment qui seul
l'occupait, d'exciter Oswald à déclarer ses projets avant qu'une plus
longue habitude lui rendît la séparation impossible. Souvent même elle
dirigeait à dessein son attention vers les objets extérieurs; comme
cette sultane des contes arabes, qui cherchait à captiver par mille
récits divers l'intérêt de celui qu'elle aimait, afin d'éloigner la
décision de son sort jusqu'au moment où les charmes de son esprit
remportèrent la victoire.


CHAPITRE II

Non loin de la voie Appienne, Oswald et Corinne se firent montrer les
_Columbarium_, où les esclaves sont réunis à leurs maîtres, où l'on voit
dans un même tombeau tout ce qui vécut par la protection d'un seul homme
ou d'une seule femme. Les femmes de Livie, par exemple, celles qui,
consacrées jadis aux soins de sa beauté, luttaient pour elle contre le
temps, et disputaient aux années quelques-uns de ses charmes, sont
placées à côté d'elle dans de petites urnes. On croit voir une
collection de morts obscurs autour d'un mort illustre, non moins
silencieux que son cortége. A peu de distance de là, l'on aperçoit un
champ où les vestales infidèles à leurs voeux étaient enterrées
vivantes: singulier exemple de fanatisme dans une religion naturellement
tolérante.

«Je ne vous mènerai point aux catacombes, dit Corinne à lord Nelvil,
quoique, par un hasard singulier, elles soient au-dessous de cette voie
Appienne, et qu'ainsi les tombeaux reposent sur les tombeaux. Mais cet
asile des chrétiens persécutés a quelque chose de si sombre et de si
terrible, que je ne puis me résoudre à y retourner: ce n'est pas cette
mélancolie touchante que l'on respire dans les lieux ouverts, c'est le
cachot près du sépulcre, c'est le supplice de la vie à côté des horreurs
de la mort. Sans doute on se sent pénétré d'admiration pour les hommes
qui, par la seule puissance de l'enthousiasme, ont pu supporter cette
vie souterraine, et se sont ainsi séparés entièrement du soleil et de la
nature; mais l'âme est si mal à l'aise dans ce lieu, qu'il n'en peut
résulter aucun bien pour elle. L'homme est une partie de la création; il
faut qu'il trouve son harmonie morale dans l'ensemble de l'univers, dans
l'ordre habituel de la destinée; et de certaines exceptions violentes et
redoutables peuvent étonner la pensée, mais effrayent tellement
l'imagination, que la disposition habituelle de l'âme ne saurait y
gagner. Allons plutôt, continua Corinne, voir la pyramide de Cestius:
les protestants qui meurent ici sont tous ensevelis autour de cette
pyramide, et c'est un doux asile, tolérant et libéral.--Oui, répondit
Oswald, c'est là que plusieurs de mes compatriotes ont trouvé leur
dernier séjour. Allons-y; peut-être est-ce ainsi du moins que je ne vous
quitterai jamais.» Corinne frémit à ces mots, et sa main tremblait en
s'appuyant sur le bras de lord Nelvil. «Je suis mieux, reprit-il, bien
mieux depuis que je vous connais.» Et le visage de Corinne fut éclairé
de nouveau par cette joie douce et tendre, son expression habituelle.

Cestius présidait aux jeux des Romains; son nom ne se trouve point dans
l'histoire, mais il est illustré par son tombeau. La pyramide massive
qui le renferme défend sa mort de l'oubli qui a tout à fait effacé sa
vie. Aurélien, craignant qu'on ne se servît de cette pyramide comme
d'une forteresse pour attaquer Rome, l'a fait enclaver dans les murs,
qui subsistent encore, non pas comme d'inutiles ruines, mais comme
l'enceinte actuelle de Rome moderne. On dit que les pyramides imitent,
par leur forme, la flamme qui s'élève sur un bûcher. Ce qu'il y a de
certain, c'est que cette forme mystérieuse attire les regards et donne
un caractère pittoresque à tous les points de vue dont elle fait partie.
En face de cette pyramide est le mont Testacée, sous lequel il y a des
grottes extrêmement fraîches, où l'on donne des festins pendant l'été.
Les festins, à Rome, ne sont point troublés par la vue des tombeaux. Les
pins et les cyprès qu'on aperçoit de distance en distance dans la riante
campagne d'Italie retracent aussi ces souvenirs solennels; et ce
contraste produit le même effet que les vers d'Horace,

    _. . . . . . . . . . Moriture Delli,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Linquenda tellus, et domus, et placens
    Uxor[11],_

au milieu des poésies consacrées à toutes les jouissances de la terre.
Les anciens ont toujours senti que l'idée de la mort a sa volupté;
l'amour et les fêtes la rappellent, et l'émotion d'une joie vive semble
s'accroître par l'idée même de la brièveté de la vie.

  [11] Dellius, il faut mourir... il faut quitter la terre, et ta
    demeure, et ton épouse chérie.

Corinne et lord Nelvil revinrent de la course des tombeaux en côtoyant
les bords du Tibre. Jadis il était couvert de vaisseaux et bordé de
palais; jadis ses inondations mêmes étaient regardées comme des
présages: c'était le fleuve-prophète, la divinité tutélaire de Rome.
Maintenant on dirait qu'il coule parmi les ombres, tant il est
solitaire, tant la couleur de ses eaux parait livide! Les plus beaux
monuments des arts, les plus admirables statues ont été jetées dans le
Tibre, et sont cachées sous ses flots. Qui sait si, pour les chercher,
on ne le détournera pas un jour de son lit? Mais quand on songe que les
chefs-d'oeuvre du génie humain sont peut-être là, devant nous, et qu'un
oeil plus perçant les verrait à travers les ondes, l'on éprouve je ne
sais quelle émotion, qui sans cesse renaît à Rome sous diverses formes,
et fait trouver une société pour la pensée dans les objets physiques,
muets partout ailleurs.


CHAPITRE III

Raphaël a dit que Rome moderne était presque en entier bâtie avec les
débris de Rome ancienne; et il est certain qu'on n'y peut faire un pas
sans être frappé de quelques restes de l'antiquité. L'on aperçoit les
_murs éternels_, selon l'expression de Pline, à travers l'ouvrage des
derniers siècles: les édifices de Rome portent presque tous une
empreinte historique; on y peut remarquer, pour ainsi dire, la
physionomie des âges. Depuis les Étrusques jusqu'à nos jours, depuis ces
peuples plus anciens que les Romains mêmes, et qui ressemblent aux
Égyptiens par la solidité de leurs travaux et la bizarrerie de leurs
dessins; depuis ces peuples jusqu'au cavalier Bernin, cet artiste
maniéré comme les poëtes italiens au dix-septième siècle, on peut
observer l'esprit humain à Rome dans les différents caractères des arts,
des édifices et des ruines. Le moyen âge et le siècle brillant des
Médicis reparaissent à nos yeux par leurs oeuvres; et cette étude du
passé, dans les objets présents à nos regards, nous fait pénétrer le
génie des temps. On croit que Rome avait autrefois un nom mystérieux,
qui n'était connu que de quelques adeptes; il semble qu'il est encore
nécessaire d'être initié dans le secret de cette ville. Ce n'est pas
simplement un assemblage d'habitations, c'est l'histoire du monde,
figurée par divers emblèmes et représentée sous diverses formes.

Corinne convint avec lord Nelvil qu'ils iraient voir ensemble d'abord
les édifices de Rome moderne, et qu'ils réserveraient pour un autre
temps les admirables collections de tableaux et de statues qu'elle
renferme. Peut-être, sans s'en rendre raison, Corinne désirait-elle de
renvoyer le plus qu'il était possible ce qu'on ne peut se dispenser de
connaître à Rome: car qui l'a jamais quittée sans avoir contemplé
l'Apollon du Belvédère et les tableaux de Raphaël! Cette garantie, toute
faible qu'elle était, qu'Oswald ne partirait pas encore, plaisait à son
imagination. Y a-t-il de la fierté, dira-t-on, à vouloir retenir ce
qu'on aime par un autre motif que celui du sentiment? Je ne sais; mais
plus on aime, moins on se fie au sentiment que l'on inspire; et quelle
que soit la cause qui nous assure la présence de l'objet qui nous est
cher, on l'accepte toujours avec joie. Il y a souvent bien de la vanité
dans un certain genre de fierté; et si des charmes généralement admirés,
tels que ceux de Corinne, ont un véritable avantage, c'est qu'ils
permettent de placer son orgueil dans le sentiment qu'on éprouve, plus
encore que dans celui qu'on inspire.

Corinne et lord Nelvil recommencèrent leurs courses par les églises les
plus remarquables entre les nombreuses églises de Rome: elles sont
toutes décorées par les magnificences antiques; mais quelque chose de
sombre et de bizarre se mêle à ces beaux marbres, à ces ornements de
fête enlevés aux temples païens. Les colonnes de porphyre et de granit
étaient en si grand nombre à Rome, qu'on les a prodiguées presque sans y
attacher aucun prix. A Saint-Jean-de-Latran, dans cette église fameuse
par les conciles qui y ont été tenus, on trouve une telle quantité de
colonnes de marbre, qu'il en est plusieurs qu'on a recouvertes d'un
mastic de plâtre pour en faire des pilastres, tant la multitude de ces
richesses y avait rendu indifférent!

Quelques-unes de ces colonnes étaient dans le tombeau d'Adrien, d'autres
au Capitole; celles-ci portent encore sur leur chapiteau la figure des
oies qui ont sauvé le peuple romain: ces colonnes soutiennent des
ornements gothiques, et quelques-unes des ornements à la manière des
Arabes. L'urne d'Agrippa recèle les cendres d'un pape; car les morts
eux-mêmes ont cédé la place à d'autres morts, et les tombeaux ont
presque aussi souvent changé de maîtres que la demeure des vivants.

Près de Saint-Jean-de-Latran est l'escalier saint, transporté, dit-on,
de Jérusalem à Rome. On ne peut le monter qu'à genoux. César lui-même et
Claude montèrent aussi à genoux l'escalier qui conduisait au temple de
Jupiter Capitolin. A côté de Saint-Jean-de-Latran est le baptistère où
l'on dit que Constantin fut baptisé. Au milieu de la place l'on voit un
obélisque qui est peut-être le plus ancien monument qui soit dans le
monde; un obélisque contemporain de la guerre de Troie! un obélisque que
le barbare Cambyse respecta cependant assez pour faire arrêter en son
honneur l'incendie d'une ville! un obélisque pour lequel un roi mit en
gage la vie de son fils unique! Les Romains l'ont fait arriver
miraculeusement du fond de l'Égypte jusqu'en Italie; ils détournèrent le
Nil de son cours pour qu'il allât le chercher et le transportât jusqu'à
la mer. Cet obélisque est encore couvert des hiéroglyphes qui gardent
leur secret depuis tant de siècles, et défient jusqu'à ce jour les plus
savantes recherches. Les Indiens, les Égyptiens, l'antiquité de
l'antiquité, nous seraient peut-être révélés par ces signes. Le charme
merveilleux de Rome, ce n'est pas seulement la beauté réelle de ses
monuments, mais l'intérêt qu'ils inspirent en excitant à penser; et ce
genre d'intérêt s'accroît chaque jour par chaque étude nouvelle.

Une des églises les plus singulières de Rome, c'est Saint-Paul: son
extérieur est celui d'une grange mal bâtie, et l'intérieur est orné par
quatre-vingts colonnes d'un marbre si beau, d'une forme si parfaite,
qu'on croit qu'elles appartiennent à un temple d'Athènes décrit par
Pausanias. Cicéron dit: _Nous sommes entourés des vestiges de
l'histoire._ S'il le disait alors, que dirons-nous maintenant?

Les colonnes, les statues, les bas-reliefs de l'ancienne Rome sont
tellement prodigués dans les églises de la ville moderne, qu'il en est
une (Sainte-Agnès) où des bas-reliefs retournés servent de marches à un
escalier, sans qu'on se soit donné la peine de savoir ce qu'ils
représentent. Quel étonnant aspect offrirait maintenant Rome antique, si
l'on avait laissé les colonnes, les marbres, les statues, à la place
même où ils ont été trouvés! la ville ancienne presque en entier serait
encore debout; mais les hommes de nos jours oseraient-ils s'y promener?

Les palais des grands seigneurs sont extrêmement vastes, d'une
architecture souvent très-belle, et toujours imposante; mais les
ornements de l'intérieur sont rarement de bon goût, et l'on n'y a point
l'idée de ces appartements élégants que les jouissances perfectionnées
de la vie sociale ont fait inventer ailleurs. Ces vastes demeures des
princes romains sont désertes et silencieuses; les paresseux habitants
de ces palais se retirent chez eux dans quelques petites chambres
inaperçues, et laissent les étrangers parcourir leurs magnifiques
galeries, où les plus beaux tableaux du siècle de Léon X sont réunis.
Ces grands seigneurs romains sont aussi étrangers maintenant au luxe
pompeux de leurs ancêtres, que ces ancêtres l'étaient eux-mêmes aux
vertus austères des Romains de la république. Les maisons de campagne
donnent encore davantage l'idée de cette solitude, de cette indifférence
des possesseurs au milieu des plus admirables séjours du monde. On se
promène dans ces immenses jardins sans se douter qu'ils aient un maître.
L'herbe croît au milieu des allées; et, dans ces mêmes allées
abandonnées, les arbres sont taillés artistement selon l'ancien goût qui
régnait en France: singulière bizarrerie, que cette négligence du
nécessaire et cette affectation de l'inutile! Mais on est souvent
surpris à Rome, et dans la plupart des autres villes d'Italie, du goût
qu'ont les Italiens pour les ornements maniérés, eux qui ont sans cesse
sous les yeux la noble simplicité de l'antique. Ils aiment ce qui est
brillant, plutôt que ce qui est élégant et commode. Ils ont en tout
genre les avantages et les inconvénients de ne point vivre
habituellement en société. Leur luxe est pour l'imagination plutôt que
pour la jouissance: isolés qu'ils sont entre eux, ils ne peuvent
redouter l'esprit de moquerie, qui pénètre rarement à Rome dans les
secrets de la maison; et l'on dirait souvent, à voir le contraste du
dedans et du dehors du palais, que la plupart des grands seigneurs
d'Italie arrangent leurs demeures pour éblouir les passants, mais non
pour y recevoir des amis.

Après avoir parcouru les églises et les palais, Corinne conduisit Oswald
dans la villa Mellini, jardin solitaire, et sans autre ornement que des
arbres magnifiques. On voit de là, dans l'éloignement, la chaîne des
Apennins; la transparence de l'air colore ces montagnes, les rapproche
et les dessine d'une manière singulièrement pittoresque. Oswald et
Corinne restèrent dans ce lieu quelque temps pour goûter le charme du
ciel et la tranquillité de la nature. On ne peut avoir l'idée de cette
tranquillité singulière, quand on n'a pas vécu dans les contrées
méridionales. L'on ne sent pas, dans un jour chaud, le plus léger
souffle de vent. Les plus faibles brins de gazon sont d'une immobilité
parfaite; les animaux eux-mêmes partagent l'indolence inspirée par le
beau temps; à midi, vous n'entendez point le bourdonnement des mouches,
ni le bruit des cigales, ni le chant des oiseaux; nul ne se fatigue en
agitations inutiles et passagères; tout dort, jusqu'au moment où les
orages, où les passions réveillent la nature véhémente qui sort avec
impétuosité de son propre repos.

Il y a dans les jardins de Rome un grand nombre d'arbres toujours verts,
qui ajoutent encore à l'illusion qui fait déjà la douceur du climat
pendant l'hiver. Des pins d'une élégance particulière, larges et touffus
vers le sommet, et rapprochés l'un de l'autre, forment comme une espèce
de plaine dans les airs, dont l'effet est charmant, quand on monte assez
haut pour l'apercevoir. Les arbres inférieurs sont placés à l'abri de
cette voûte de verdure. Deux palmiers seulement se trouvent dans Rome,
et sont tous les deux dans des jardins de moines: l'un d'eux, placé sur
une hauteur, sert de point de vue à distance, et l'on a toujours un
sentiment de plaisir en apercevant, en retrouvant, dans les diverses
perspectives de Rome, ce député de l'Afrique, cette image d'un midi plus
brûlant encore que celui de l'Italie, et qui réveille tant d'idées et de
sensations nouvelles.

«Ne trouvez-vous pas, dit Corinne en contemplant avec Oswald la campagne
dont ils étaient environnés, que la nature en Italie fait plus rêver que
partout ailleurs? On dirait qu'elle est ici plus en relation avec
l'homme, et que le Créateur s'en sert comme d'un langage entre la
créature et lui.--Sans doute, reprit Oswald, je le crois ainsi; mais qui
sait si ce n'est pas l'attendrissement profond que vous excitez dans mon
coeur, qui me rend sensible à tout ce que je vois? Vous me révélez les
pensées et les émotions que les objets extérieurs peuvent faire naître.
Je ne vivais que dans mon coeur, vous avez réveillé mon imagination.
Mais cette magie de l'univers que vous m'apprenez à connaître ne
m'offrira jamais rien de plus beau que votre regard, de plus touchant
que votre voix.--Puisse ce sentiment que je vous inspire aujourd'hui
durer autant que ma vie, dit Corinne, ou, du moins, puisse ma vie ne pas
durer plus que lui!»

Oswald et Corinne terminèrent leur voyage de Rome par la Villa Borghèse,
celui de tous les jardins et de tous les palais romains où les
splendeurs de la nature et des arts sont rassemblées avec le plus de
goût et d'éclat. On y voit des arbres de toutes les espèces, et des eaux
magnifiques. Une réunion incroyable de statues, de vases, de sarcophages
antiques, se mêlent avec la fraîcheur de la jeune nature du Sud. La
mythologie des anciens y semble ranimée. Les naïades sont placées sur le
bord des ondes, les nymphes dans des bois dignes d'elles, les tombeaux
sous des ombrages élyséens; la statue d'Esculape est au milieu d'une
île; celle de Vénus semble sortir des ondes; Ovide et Virgile pourraient
se promener dans ce beau lieu, et se croire encore au siècle d'Auguste.
Les chefs-d'oeuvre de sculpture que renferme le palais lui donnent une
magnificence à jamais nouvelle. On aperçoit de loin, à travers les
arbres, la ville de Rome, et Saint-Pierre, et la campagne, et les
longues arcades, débris des aqueducs qui transportaient les sources des
montagnes dans l'ancienne Rome. Tout est là pour la pensée, pour
l'imagination, pour la rêverie. Les sensations les plus pures se
confondent avec les plaisirs de l'âme, et donnent l'idée d'un bonheur
parfait; mais quand on demande: Pourquoi ce séjour ravissant n'est-il
pas habité? l'on vous répond que le mauvais air (_la cattiva aria_) ne
permet pas d'y vivre pendant l'été.

Ce mauvais air fait, pour ainsi dire, le siége de Rome; il avance chaque
année quelques pas de plus, et l'on est forcé d'abandonner les plus
charmantes habitations à son empire. Sans doute l'absence d'arbres dans
la campagne, autour de la ville, est une des causes de l'insalubrité de
l'air; et c'est peut-être pour cela que les anciens Romains avaient
consacré les bois aux déesses, afin de les faire respecter par le
peuple. Maintenant des forêts sans nombre ont été abattues: pourrait-il
en effet exister de nos jours des lieux assez sanctifiés pour que
l'avidité s'abstînt de les dévaster? Le mauvais air est le fléau des
habitants de Rome, et menace la ville d'une entière dépopulation; mais
il ajoute peut-être encore à l'effet que produisent les superbes jardins
qu'on voit dans l'enceinte de Rome. L'influence maligne ne se fait
sentir par aucun signe extérieur: vous respirez un air qui semble pur et
qui est très-agréable; la terre est riante et fertile; une fraîcheur
délicieuse vous repose le soir des chaleurs brûlantes du jour: et tout
cela, c'est la mort!

«J'aime, disait Oswald à Corinne, ce danger mystérieux, invisible, ce
danger sous la forme des impressions les plus douces. Si la mort n'est,
comme je le crois, qu'un appel à une existence plus heureuse, pourquoi
le parfum des fleurs, l'ombrage des beaux arbres, le souffle
rafraîchissant du soir, ne seraient-ils pas chargés de nous en apporter
la nouvelle? Sans doute le gouvernement doit veiller de toutes les
manières à la conservation de la vie humaine; mais la nature a des
secrets que l'imagination seule peut pénétrer; et je conçois facilement
que les habitants et les étrangers ne se dégoûtent point de Rome par le
genre de péril que l'on y court pendant les plus belles saisons de
l'année.»



LIVRE SIXIÈME

MOEURS ET CARACTÈRE DES ITALIENS


CHAPITRE PREMIER

L'irrésolution du caractère d'Oswald, augmentée par ses malheurs, le
portait à craindre tous les partis irrévocables. Il n'avait pas même
osé, dans son incertitude, demander à Corinne le secret de son nom et de
sa destinée, et cependant son amour pour elle acquérait chaque jour de
nouvelles forces; il ne la regardait jamais sans émotion; il pouvait à
peine, au milieu de la société, s'éloigner, même pour un instant, de la
place où elle était assise; elle ne disait pas un mot qu'il ne sentît;
elle n'avait pas un instant de tristesse ou de gaieté dont le reflet ne
se peignît sur sa propre physionomie. Mais, tout en admirant, tout en
aimant Corinne, il se rappelait combien une telle femme s'accordait peu
avec la manière de vivre des Anglais, combien elle différait de l'idée
que son père s'était formée de celle qu'il lui convenait d'épouser; et
ce qu'il disait à Corinne se ressentait du trouble et de la contrainte
que ces réflexions faisaient naître en lui.

Corinne ne s'en apercevait que trop bien; mais il lui en aurait tant
coûté de rompre avec lord Nelvil, qu'elle se prêtait elle-même à ce
qu'il n'y eût point entre eux d'explication décisive; et comme elle
avait dans le caractère assez d'imprévoyance, elle était heureuse du
présent tel qu'il était, quoiqu'il lui fût impossible de savoir ce qui
devait en arriver.

Elle s'était entièrement séparée du monde pour se consacrer à son
sentiment pour Oswald. Mais à la fin, blessée de son silence sur leur
avenir, elle résolut d'accepter une invitation pour un bal où elle était
vivement désirée. Rien n'est plus indifférent à Rome que de quitter la
société et d'y reparaître tour à tour, selon que cela convient: c'est le
pays où l'on s'occupe le moins de ce qu'on appelle ailleurs le
_commérage_; chacun fait ce qu'il veut sans que personne s'en informe, à
moins qu'on ne rencontre dans les autres un obstacle à son amour ou à
son ambition. Les Romains ne s'inquiètent pas plus de la conduite de
leurs compatriotes que de celle des étrangers qui passent et repassent
dans leur ville, rendez-vous des Européens. Quand lord Nelvil sut que
Corinne allait au bal, il en éprouva de l'humeur. Il avait cru voir en
elle depuis quelque temps une disposition mélancolique qui sympathisait
avec la sienne; tout à coup elle lui parut vivement occupée de la danse,
de ce talent dans lequel elle excellait, et son imagination semblait
animée par la perspective d'une fête. Corinne n'était pas une personne
frivole, mais elle se sentait chaque jour plus subjuguée par son amour
pour Oswald, et elle voulait essayer d'en affaiblir la force. Elle
savait par expérience que la réflexion et les sacrifices ont moins de
pouvoir sur les caractères passionnés que la distraction, et elle
pensait que la raison ne consiste pas à triompher de soi selon les
règles, mais comme on le peut.

«Il faut, disait-elle à lord Nelvil, qui lui reprochait cette intention,
il faut pourtant que je sache s'il n'y a plus que vous au monde qui
puissiez remplir ma vie, si ce qui me plaisait autrefois ne peut pas
encore m'amuser, et si le sentiment que vous m'inspirez doit absorber
tout autre intérêt et toute autre idée.--Vous voulez donc cesser de
m'aimer? reprit Oswald.--Non, répondit Corinne; mais ce n'est que dans
la vie domestique qu'il peut être doux de se sentir ainsi dominée par
une seule affection. Moi qui ai besoin de mes talents, de mon esprit, de
mon imagination, pour soutenir l'éclat de la vie que j'ai adoptée, cela
me fait mal, et beaucoup de mal, d'aimer comme je vous aime.--Vous ne me
sacrifieriez donc pas, lui dit Oswald, ces hommages, cette
gloire?...--Que vous importe, dit Corinne, de savoir si je vous les
sacrifierais! Il ne faut pas, puisque nous ne sommes point destinés l'un
à l'autre, flétrir à jamais pour moi le genre de bonheur dont je dois me
contenter.» Lord Nelvil ne répondit point, parce qu'il fallait, en
exprimant son sentiment, dire aussi quel dessein ce sentiment lui
inspirait; et son coeur l'ignorait encore. Il se tut donc en soupirant,
et suivit Corinne au bal, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup d'y aller.

C'était la première fois, depuis son malheur, qu'il revoyait une grande
assemblée; et le tumulte d'une fête lui causa une telle impression de
tristesse, qu'il resta longtemps dans une salle à côté de celle du bal,
la tête appuyée sur sa main, et ne cherchant pas même à voir danser
Corinne. Il écoutait cette musique de danse, qui, comme toutes les
musiques, fait rêver, bien qu'elle ne semble destinée qu'à la joie. Le
comte d'Erfeuil arriva, tout enchanté d'un bal, d'une assemblée, d'une
société nombreuse enfin qui lui rappelait un peu la France. «J'ai fait
ce que j'ai pu, dit-il à lord Nelvil, pour trouver quelque intérêt à ces
ruines dont on parle tant à Rome; je ne vois rien de beau dans cela:
c'est un préjugé que l'admiration de ces débris couverts de ronces. J'en
dirai mon avis quand je reviendrai à Paris, car il est temps que ce
prestige de l'Italie finisse. Il n'y a pas un monument en Europe,
subsistant aujourd'hui dans son entier, qui ne vaille mieux que ces
tronçons de colonnes, que ces bas-reliefs noircis par le temps, qu'on ne
peut admirer qu'à force d'érudition. Un plaisir qu'il faut acheter par
tant d'études ne me paraît pas bien vif en lui-même; car, pour être ravi
par les spectacles de Paris, personne n'a besoin de pâlir sur les
livres.» Lord Nelvil ne répondit rien. Le comte d'Erfeuil l'interrogea
de nouveau sur l'impression que Rome avait produite sur lui. «Au milieu
d'un bal, dit Oswald, ce n'est pas trop le moment d'en parler d'une
manière sérieuse, et vous savez que je ne sais pas parler autrement.--A
la bonne heure, reprit le comte d'Erfeuil: je suis plus gai que vous,
j'en conviens; mais qui sait si je ne suis pas plus sage? Il y a
beaucoup de philosophie, croyez-moi, dans mon apparente légèreté; la vie
doit être prise comme cela.--Vous avez peut-être raison, reprit Oswald;
mais c'est par nature et non par réflexion, que vous êtes ainsi, et
voilà pourquoi votre manière d'être ne convient qu'à vous.»

Le comte d'Erfeuil entendit nommer Corinne dans la salle du bal, et il y
entra pour savoir ce dont il s'agissait. Lord Nelvil s'avança jusqu'à la
porte, et vit le prince d'Amalfi, Napolitain de la plus belle figure,
qui priait Corinne de danser avec lui la _Tarentelle_, une danse de
Naples, pleine de grâce et d'originalité. Les amis de Corinne le lui
demandaient aussi. Elle accepta sans se faire prier, ce qui étonna assez
le comte d'Erfeuil, accoutumé qu'il était aux refus par lesquels il est
d'usage de faire précéder le consentement. Mais, en Italie, on ne
connaît pas ce genre de grâces, et chacun croit tout simplement plaire
davantage à la société en s'empressant de faire ce qu'elle désire.
Corinne aurait inventé cette manière naturelle, si déjà elle n'avait pas
été en usage. L'habit qu'elle avait mis pour le bal était élégant et
léger; ses cheveux étaient rassemblés dans un filet de soie à
l'italienne, et ses yeux exprimaient un plaisir vif qui la rendait plus
séduisante que jamais. Oswald en fut troublé; il combattait contre
lui-même; il s'indignait d'être captivé par des charmes dont il devait
se plaindre, puisque, loin de songer à lui plaire, c'était presque pour
échapper à son empire que Corinne se montrait si ravissante. Mais qui
peut résister aux séductions de la grâce? Fût-elle même dédaigneuse,
elle serait encore toute-puissante; et ce n'était assurément pas la
disposition de Corinne. Elle aperçut lord Nelvil, rougit, et ses yeux
avaient, en le regardant, une douceur enchanteresse.

Le prince d'Amalfi s'accompagnait, en dansant, avec des castagnettes.
Corinne, avant de commencer, fit avec les deux mains un salut plein de
grâce à l'assemblée; et, tournant légèrement sur elle-même, elle prit le
tambour de basque que le prince d'Amalfi lui présentait. Elle se mit à
danser en frappant l'air de ce tambour de basque; et tous ses mouvements
avaient une souplesse, une grâce, un mélange de pudeur et de volupté,
qui pouvaient donner l'idée de la puissance que les bayadères exercent
sur l'imagination des Indiens, quand elles sont, pour ainsi dire, poëtes
avec leur danse, quand elles expriment tant de sentiments divers par les
pas caractérisés et les tableaux enchanteurs qu'elles offrent aux
regards. Corinne connaissait si bien toutes les attitudes que
représentent les peintres et les sculpteurs antiques, que, par un léger
mouvement de ses bras, en plaçant son tambour de basque tantôt au-dessus
de sa tête, tantôt en avant avec une de ses mains, tandis que l'autre
parcourait les grelots avec une incroyable dextérité, elle rappelait les
danseuses d'Herculanum, et faisait naître successivement une foule
d'idées nouvelles pour le dessin et la peinture.

Ce n'était point la danse française, si remarquable par l'élégance et la
difficulté des pas; c'était un talent qui tenait de beaucoup plus près à
l'imagination et au sentiment. Le caractère de la musique était exprimé
tour à tour par la précision et la mollesse des mouvements. Corinne, en
dansant, faisait passer dans l'âme des spectateurs ce qu'elle éprouvait,
comme si elle avait improvisé, comme si elle avait joué de la lyre, ou
dessiné quelques figures; tout était langage pour elle: les musiciens,
en la regardant, s'animaient à mieux faire sentir le génie de leur art;
et je ne sais quelle joie passionnée et quelle sensibilité d'imagination
électrisait à la fois tous les témoins de cette danse magique, et les
transportait dans une existence idéale, où l'on rêve un bonheur qui
n'est pas de ce monde.

Il y a un moment dans cette danse napolitaine où la femme se met à
genoux, tandis que l'homme tourne autour d'elle, non en maître, mais en
vainqueur. Quel était dans ce moment le charme de la dignité de Corinne!
comme à genoux elle était souveraine! Et quand elle se releva, en
faisant retentir le son de son instrument, de sa cymbale aérienne, elle
semblait animée par un enthousiasme de vie, de jeunesse et de beauté,
qui devait persuader qu'elle n'avait besoin de personne pour être
heureuse. Hélas! il n'en était pas ainsi; mais Oswald le craignait, et
soupirait en admirant Corinne, comme si chacun de ses succès l'eût
séparée de lui. A la fin de la danse, l'homme se jette à genoux à son
tour, et c'est la femme qui danse autour de lui. Corinne en cet instant
se surpassa encore, s'il était possible; sa course était si légère en
parcourant deux ou trois fois le même cercle, que ses pieds, chaussés en
brodequins, volaient sur le plancher avec la rapidité de l'éclair; et
quand elle éleva une de ses mains en agitant son tambour de basque, et
que de l'autre elle fit signe au prince d'Amalfi de se relever, tous les
hommes étaient tentés de se mettre à genoux comme lui: tous, excepté
lord Nelvil, qui se retira de quelques pas en arrière; et le comte
d'Erfeuil, qui fit quelques pas en avant pour complimenter Corinne.
Quant aux Italiens qui étaient là, ils ne pensaient point à se faire
remarquer par leur enthousiasme; ils s'y livraient, parce qu'ils
l'éprouvaient. Ce ne sont pas des hommes assez habitués à la société et
à l'amour-propre qu'elle excite, pour s'occuper de l'effet qu'ils
produisent; ils ne se laissent jamais détourner de leur plaisir par la
vanité, ni de leur but par les applaudissements.

Corinne était charmée de son succès, et remerciait tout le monde avec
une grâce pleine de simplicité. Elle était contente d'avoir réussi, et
le laissait voir en bonne enfant, si l'on peut s'exprimer ainsi; mais ce
qui l'occupait surtout, c'était le désir de traverser la foule pour
arriver jusqu'à la porte contre laquelle Oswald était appuyé. Elle y
arriva enfin, et s'arrêta un moment pour attendre un mot de lui.
«Corinne, lui dit-il en s'efforçant de cacher son trouble, son
enchantement et sa peine; Corinne, voilà bien des hommages, voilà bien
des succès! Mais, au milieu de ces adorateurs si enthousiastes, y a-t-il
un ami courageux et sûr? y a-t-il un protecteur pour la vie? et le vain
tumulte des applaudissements devrait-il suffire à une âme telle que la
vôtre?»


CHAPITRE II

La foule empêcha Corinne de répondre à lord Nelvil. On allait souper, et
chaque _cavaliere servente_ se hâtait de s'asseoir à côté de sa dame.
Une étrangère arriva; et, ne trouvant plus de place, aucun homme,
excepté lord Nelvil et le comte d'Erfeuil, ne lui offrit la sienne: ce
n'était ni par impolitesse ni par égoïsme qu'aucun Romain ne s'était
levé; mais l'idée que les grands seigneurs de Rome ont de l'honneur et
du devoir, c'est de ne pas quitter d'un pas ni d'un instant leur dame.
Quelques-uns, n'ayant pas pu s'asseoir, se tenaient derrière la chaise
de leurs belles, prêts à les servir au moindre signe. Les dames ne
parlaient qu'à leurs cavaliers; les étrangers erraient en vain autour de
ce cercle, où personne n'avait rien à leur dire; car les femmes ne
savent pas en Italie ce que c'est que la coquetterie, ce que c'est en
amour qu'un succès d'amour-propre; elles n'ont envie de plaire qu'à
celui qu'elles aiment; il n'y a point de séduction d'esprit avant celle
du coeur ou des yeux; les commencements les plus rapides sont suivis
quelquefois par un sincère dévouement, et même une très-longue
constance. L'infidélité est en Italie blâmée plus sévèrement dans un
homme que dans une femme. Trois ou quatre hommes, sous des titres
différents, suivent la même femme, qui les mène avec elle, sans se
donner quelquefois même la peine de dire leur nom au maître de la maison
qui les reçoit: l'un est le préféré, l'autre celui qui aspire à l'être,
un troisième s'appelle le souffrant (_il patito_); celui-là est tout à
fait dédaigné, mais on lui permet cependant de faire le service
d'adorateur; et tous ces rivaux vivent paisiblement ensemble. Les gens
du peuple seuls ont encore conservé la coutume des coups de poignard. Il
y a dans ce pays un bizarre mélange de simplicité et de corruption, de
dissimulation et de vérité, de bonhomie et de vengeance, de faiblesse et
de force, qui s'explique par une observation constante: c'est que les
bonnes qualités viennent de ce qu'on n'y fait rien pour la vanité, et
les mauvaises de ce qu'on y fait beaucoup pour l'intérêt, soit que cet
intérêt tienne à l'amour, à l'ambition ou à la fortune.

Les distinctions de rang font en général peu d'effet en Italie; ce n'est
point par philosophie, mais par facilité de caractère et familiarité de
moeurs, qu'on y est peu susceptible des préjugés aristocratiques; et
comme la société ne s'y constitue juge de rien, elle admet tout.

Après le souper, chacun se mit au jeu, quelques femmes aux jeux de
hasard, d'autres au whist le plus silencieux; et pas un mot n'était
prononcé dans cette chambre naguère si bruyante. Les peuples du Midi
passent souvent de la plus grande agitation au plus profond repos; c'est
encore un des contrastes de leur caractère, que la paresse unie à
l'activité la plus infatigable: ce sont en tout des hommes qu'il faut se
garder de juger au premier coup d'oeil, car les qualités comme les
défauts les plus opposés se trouvent en eux: si vous les voyez prudents
dans tel instant, il se peut que dans un autre ils se montrent les plus
audacieux des hommes; s'ils sont indolents, c'est peut-être qu'ils se
reposent d'avoir agi, ou se préparent pour agir encore; enfin ils ne
perdent aucune force de l'âme dans la société, et toutes s'amassent en
eux pour les circonstances décisives.

Dans cette assemblée de Rome où se trouvaient Oswald et Corinne, il y
avait des hommes qui perdaient des sommes énormes au jeu, sans qu'on pût
l'apercevoir le moins du monde sur leur physionomie: ces mêmes hommes
auraient eu l'expression la plus vive et les gestes les plus animés,
s'ils avaient raconté quelques faits de peu d'importance. Mais quand les
passions arrivent à un certain degré de violence, elles craignent les
témoins, et se voilent presque toujours par le silence et l'immobilité.

Lord Nelvil avait conservé un ressentiment amer de la scène du bal; il
croyait que les Italiens, et leur manière animée d'exprimer
l'enthousiasme, avaient détourné de lui, du moins pour un moment,
l'intérêt de Corinne. Il en était très-malheureux; mais sa fierté lui
conseillait de le cacher, ou de le témoigner seulement en montrant du
dédain pour les suffrages qui flattaient sa brillante amie. On lui
proposa de jouer, il le refusa, Corinne aussi, et elle lui fit signe de
venir s'asseoir à côté d'elle. Oswald était inquiet de compromettre
Corinne, en passant ainsi la soirée seul avec elle en présence de tout
le monde. «Soyez tranquille, lui dit-elle, personne ne s'occupera de
nous; c'est l'usage ici de ne faire en société que ce qui plaît; il n'y
a pas une convenance établie, pas un égard exigé: une politesse
bienveillante suffit; personne ne veut que l'on se gêne les uns pour les
autres. Ce n'est sûrement pas un pays où la liberté subsiste telle que
vous l'entendez en Angleterre, mais on y jouit d'une parfaite
indépendance sociale.--C'est-à-dire, reprit Oswald, qu'on n'y montre
aucun respect pour les moeurs.--Au moins, interrompit Corinne, aucune
hypocrisie. M. de la Rochefoucauld a dit: _Le moindre des défauts d'une
femme galante est de l'être._ En effet, quels que soient les torts des
femmes en Italie, elles n'ont pas recours au mensonge; et si le mariage
n'y est pas assez respecté, c'est du consentement des deux époux.

--Ce n'est point la sincérité qui est la cause de ce genre de franchise,
répondit Oswald, mais l'indifférence pour l'opinion publique. En
arrivant ici j'avais une lettre de recommandation pour une princesse; je
la donnai à mon domestique de place pour la porter; il me dit:
_Monsieur, dans ce moment cette lettre ne vous servirait à rien; car la
princesse ne voit personne, elle est_ INNAMORATA; et cet état d'être
INNAMORATA se proclamait comme toute autre situation de la vie, et cette
publicité n'est point excusée par une passion extraordinaire; plusieurs
attachements se succèdent ainsi, et sont également connus. Les femmes
mettent si peu de mystère à cet égard, qu'elles avouent leurs liaisons
avec moins d'embarras que nos femmes n'en auraient en parlant de leurs
époux. Aucun sentiment profond ni délicat ne se mêle, on le croit
aisément, à cette mobilité sans pudeur. Aussi, dans cette nation où l'on
ne pense qu'à l'amour, il n'y a pas un seul roman, parce que l'amour y
est si rapide, si public, qu'il ne prête à aucun genre de développement,
et que, pour peindre véritablement les moeurs générales à cet égard, il
faudrait commencer et finir dans la première page. Pardon, Corinne,
s'écria lord Nelvil en remarquant la peine qu'il lui faisait; vous êtes
Italienne, cette idée devrait me désarmer. Mais l'une des causes de
votre grâce incomparable, c'est la réunion de tous les charmes qui
caractérisent les différentes nations. Je ne sais dans quel pays vous
avez été élevée; mais certainement vous n'avez point passé toute votre
vie en Italie: peut-être est-ce en Angleterre même... Ah! Corinne, si
cela était vrai, comment auriez-vous pu quitter ce sanctuaire de la
pudeur et de la délicatesse, pour venir ici, où non-seulement la vertu,
mais l'amour même est si mal connu? On le respire dans l'air, mais
pénètre-t-il dans le coeur? Les poésies dans lesquelles l'amour joue un
si grand rôle ont beaucoup de grâce, beaucoup d'imagination; elles sont
ornées par des tableaux brillants dont les couleurs sont vives et
voluptueuses. Mais où trouverez-vous ce sentiment mélancolique et tendre
qui anime notre poésie? Que pourriez-vous comparer à la scène de
Belvidera et de son époux dans Otway; à Roméo, dans Shakspeare; enfin
surtout aux admirables vers de Thompson, dans son chant du Printemps,
lorsqu'il peint avec des traits si nobles et si touchants le bonheur de
l'amour dans le mariage? Y a-t-il un tel mariage en Italie? et là où il
n'y a pas de bonheur domestique, peut-il exister de l'amour? N'est-ce
pas ce bonheur qui est le but de la passion du coeur, comme la
possession est celui de la passion des sens? Toutes les femmes jeunes et
belles ne se ressemblent-elles pas, si les qualités de l'âme et de
l'esprit ne fixent pas la préférence? et ces qualités, que font-elles
désirer? le mariage, c'est-à-dire l'association de tous les sentiments
et de toutes les pensées. L'amour illégitime, quand malheureusement il
existe chez nous, est encore, si j'ose m'exprimer ainsi, un reflet du
mariage. On y cherche ce bonheur intime qu'on n'a pu goûter chez soi, et
l'infidélité même est plus morale en Angleterre que le mariage en
Italie.»

Ces paroles étaient dures, elles blessèrent profondément Corinne; et se
levant aussitôt, les yeux remplis de larmes, elle sortit de la chambre,
et retourna subitement chez elle. Oswald fut au désespoir d'avoir
offensé Corinne; mais il avait une sorte d'irritation de ses succès du
bal, qui s'était trahie par les paroles qui venaient de lui échapper. Il
la suivit chez elle, mais elle refusa de lui parler; il y retourna le
lendemain matin encore inutilement, sa porte était fermée. Ce refus
prolongé de recevoir lord Nelvil n'était pas dans le caractère de
Corinne; mais elle était douloureusement affligée de l'opinion qu'il
avait témoignée sur les Italiennes, et cette opinion même lui faisait
une loi de cacher à l'avenir, si elle le pouvait, le sentiment qui
l'entraînait.

Oswald, de son côté, trouvait que Corinne ne se conduisait pas dans
cette circonstance avec la simplicité qui lui était naturelle, et il se
confirmait toujours davantage dans le mécontentement que le bal lui
avait causé; il excitait en lui cette disposition qui pouvait lutter
contre le sentiment dont il redoutait l'empire. Ses principes étaient
sévères, et le mystère qui enveloppait la vie passée de celle qu'il
aimait lui causait une grande douleur. Les manières de Corinne lui
paraissaient pleines de charmes, mais quelquefois un peu trop animées
par le désir universel de plaire. Il lui trouvait beaucoup de noblesse
et de réserve dans les discours et dans le maintien, mais trop
d'indulgence dans les opinions. Enfin Oswald était un homme séduit,
entraîné, mais conservant au dehors de lui-même un opposant qui
combattait ce qu'il éprouvait. Cette situation porte souvent à
l'amertume. On est mécontent de soi-même et des autres. L'on souffre, et
l'on a comme une sorte de besoin de souffrir encore davantage, ou du
moins d'amener une explication violente qui fasse triompher complètement
l'un des deux sentiments qui déchirent le coeur.

C'est dans cette disposition que lord Nelvil écrivit à Corinne. Sa
lettre était amère et inconvenable; il le sentait, mais des mouvements
confus le portaient à l'envoyer: il était si malheureux par ses combats,
qu'il voulait à tout prix une circonstance quelconque qui pût les
terminer.

Un bruit auquel il ne croyait pas, mais que le comte d'Erfeuil était
venu lui raconter, contribua peut-être encore à rendre ses expressions
plus âpres. On répandait dans Rome que Corinne épouserait le prince
d'Amalfi. Oswald savait bien qu'elle ne l'aimait pas, et devait penser
que le bal était la seule cause de cette nouvelle; mais il se persuada
qu'elle l'avait reçu chez elle le matin du jour où il n'avait pu
lui-même être admis; et, trop fier pour exprimer un sentiment de
jalousie, il satisfit son mécontentement secret en dénigrant la nation
pour laquelle il voyait avec tant de peine la prédilection de Corinne.


CHAPITRE III

  LETTRE D'OSWALD A CORINNE.

  «Ce 24 janvier 1795.

  «Vous refusez de me voir; vous êtes offensée de notre conversation
  d'avant-hier; vous vous proposez sans doute de ne plus admettre à
  l'avenir chez vous que vos compatriotes: vous voulez expier
  apparemment le tort que vous avez eu de recevoir un homme d'une autre
  nation. Cependant, loin de me repentir d'avoir parlé avec sincérité
  sur les Italiennes, à vous que, dans mes chimères, je voulais
  considérer comme une Anglaise, j'oserai dire avec bien plus de force
  encore, que vous ne trouverez ni bonheur ni dignité, si vous voulez
  faire choix d'un époux au milieu de la société qui vous environne. Je
  ne connais pas un homme parmi les Italiens qui puisse vous mériter; il
  n'en est pas un qui vous honorât par son alliance, de quelque titre
  qu'il vous revêtit. Les hommes, en Italie, valent beaucoup moins que
  les femmes; car ils ont les défauts des femmes, et les leurs propres
  en sus. Me persuaderez-vous qu'ils soient capables d'amour, ces
  habitants du Midi, qui fuient avec tant de soin la peine, et sont si
  décidés au bonheur? N'avez-vous pas vu, je le tiens de vous, le mois
  dernier, au spectacle, un homme qui avait perdu huit jours auparavant
  sa femme, et une femme qu'il disait aimer? On veut ici se débarrasser
  le plus tôt possible, et des morts, et de l'idée de la mort. Les
  cérémonies des funérailles sont accomplies par les prêtres, comme les
  soins de l'amour sont observés par les _cavaliers servants_. Les rites
  et l'habitude ont tout prescrit d'avance, les regrets et
  l'enthousiasme n'y sont pour rien. Enfin, et c'est là surtout ce qui
  détruit l'amour, les hommes n'inspirent aucun genre de respect aux
  femmes; elles ne leur savent aucun gré de leur soumission, parce
  qu'ils n'ont aucune fermeté de caractère, aucune occupation sérieuse
  dans la vie. Il faut, pour que la nature et l'ordre social se montrent
  dans toute leur beauté, que l'homme soit protecteur et la femme
  protégée, mais que ce protecteur adore la faiblesse qu'il défend, et
  respecte la divinité sans pouvoir qui, comme ses dieux pénates, porte
  bonheur à sa maison. Ici on dirait presque que les femmes sont le
  sultan, et les hommes le sérail.

  «Les hommes ont la douceur et la souplesse du caractère des femmes. Un
  proverbe italien dit: _Qui ne sait pas feindre ne sait vas vivre._
  N'est-ce pas là un proverbe de femme? et en effet, dans un pays où il
  n'y a ni carrière militaire, ni institution libre, comment un homme
  pourrait-il se former à la dignité et à la force? Aussi tournent-ils
  tout leur esprit vers l'habileté; ils jouent la vie comme une partie
  d'échecs, dans laquelle le succès est tout. Ce qui leur reste des
  souvenirs de l'antiquité, c'est quelque chose de gigantesque dans les
  expressions et dans la magnificence extérieure; mais, à côté de cette
  grandeur sans base, vous voyez souvent tout ce qu'il y a de plus
  vulgaire dans les goûts et de plus misérablement négligé dans la vie
  domestique. Est-ce là, Corinne, la nation que vous devez préférer à
  toute autre? Est-ce elle dont les bruyants applaudissements vous sont
  si nécessaires, que toute autre destinée vous paraîtrait silencieuse à
  côté de ces _bravos_ retentissants? Qui pourrait se flatter de vous
  rendre heureuse en vous arrachant à ce tumulte? Vous êtes une personne
  inconcevable: profonde dans vos sentiments, et légère dans vos goûts;
  indépendante par la fierté de votre âme, et cependant asservie par le
  besoin de distractions; capable d'aimer un seul, mais ayant besoin de
  tous. Vous êtes une magicienne, qui inquiétez et rassurez
  alternativement; qui vous montrez sublime, et disparaissez tout à coup
  de cette région où vous êtes seule, pour vous confondre dans la foule.
  Corinne, Corinne, on ne peut s'empêcher de vous redouter en vous
  aimant!

  «OSWALD.»

Corinne, en lisant cette lettre, fut offensée des préjugés haineux
qu'Oswald exprimait contre sa nation. Mais elle eut cependant le bonheur
de deviner qu'il était irrité de la fête, et de ce qu'elle s'était
refusée à le recevoir depuis la conversation du souper: cette réflexion
adoucit un peu l'impression pénible que lui faisait sa lettre. Elle
hésita quelque temps, ou du moins crut hésiter sur la conduite qu'elle
devait tenir envers lui. Son sentiment l'entraînait à le revoir; mais il
lui était extrêmement pénible qu'il pût s'imaginer qu'elle désirait de
l'épouser, bien que la fortune fût au moins égale, et qu'elle pût, en
révélant son nom, montrer qu'il n'était en rien inférieur à celui de
lord Nelvil. Néanmoins, ce qu'il y avait de singulier et d'indépendant
dans le genre de vie qu'elle avait adopté devait lui inspirer de
l'éloignement pour le mariage; et sûrement elle en aurait repoussé
l'idée, si son sentiment ne l'eût pas aveuglée sur toutes les peines
qu'elle aurait à souffrir en épousant un Anglais, et en renonçant à
l'Italie.

On peut abdiquer la fierté dans tout ce qui tient au coeur; mais dès que
les convenances ou les intérêts du monde se présentent de quelque
manière pour obstacle, dès qu'on peut supposer que la personne qu'on
aime ferait un sacrifice quelconque en s'unissant à vous, il n'est plus
possible de lui montrer à cet égard aucun abandon de sentiment. Corinne,
néanmoins, ne pouvant se résoudre à rompre avec Oswald, voulut se
persuader qu'elle pourrait le voir désormais, et lui cacher l'amour
qu'elle ressentait pour lui: c'est donc dans cette intention qu'elle se
fit une loi, dans sa lettre, de répondre seulement à ses accusations
injustes contre la nation italienne, et de raisonner avec lui sur ce
sujet comme si c'était le seul qui l'intéressât. Peut-être la meilleure
manière dont une femme d'un esprit supérieur peut reprendre sa froideur
et sa dignité, c'est lorsqu'elle se retranche dans la pensée comme dans
un asile.


  CORINNE A LORD NELVIL.

  «Ce 25 janvier 1795.

  «Si votre lettre ne concernait que moi, milord, je n'essayerais point
  de me justifier: mon caractère est tellement facile à connaître, que
  celui qui ne me comprendrait pas de lui-même ne me comprendrait pas
  davantage par l'explication que je lui en donnerais. La réserve pleine
  de vertu des femmes anglaises, et l'art plein de grâce des femmes
  françaises, servent souvent à cacher, croyez-moi, la moitié de ce qui
  se passe dans l'âme des unes et des autres: et ce qu'il vous plaît
  d'appeler en moi de la magie, c'est un naturel sans contrainte, qui
  laisse voir quelquefois des sentiments divers et des pensées opposées
  sans travailler à les mettre d'accord; car cet accord, quand il
  existe, est presque toujours factice, et la plupart des caractères
  vrais sont inconséquents. Mais ce n'est pas de moi que je veux vous
  parler, c'est de la nation infortunée que vous attaquez si
  cruellement. Serait-ce mon affection pour mes amis qui vous
  inspirerait cette malveillance amère? vous me connaissez trop pour en
  être jaloux, et je n'ai point l'orgueil de croire qu'un tel sentiment
  vous rendît injuste au point où vous l'êtes. Vous dites sur les
  Italiens ce que disent tous les étrangers, ce qui doit frapper au
  premier abord: mais il faut pénétrer plus avant pour juger ce pays,
  qui a été si grand à diverses époques. D'où vient donc que cette
  nation a été, sous les Romains, la plus militaire de toutes, la plus
  jalouse de sa liberté dans les républiques du moyen âge, et, dans le
  seizième siècle, la plus illustre par les lettres, les sciences et les
  arts? N'a-t-elle pas poursuivi la gloire sous toutes les formes? Et si
  maintenant elle n'en a plus, pourquoi n'en accuseriez-vous pas sa
  situation politique puisque dans d'autres circonstances elle s'est
  montrée si différente de ce qu'elle est maintenant?

  «Je ne sais si je m'abuse, mais les torts des Italiens ne font que
  m'inspirer un sentiment de pitié pour leur sort. Les étrangers, de
  tout temps, ont conquis, déchiré ce beau pays, l'objet de leur
  ambition perpétuelle; et les étrangers reprochent avec amertume à
  cette nation les torts des nations vaincues et déchirées! L'Europe a
  reçu des Italiens les arts et les sciences: et maintenant qu'elle a
  tourné contre eux leurs propres présents, elle leur conteste souvent
  encore la dernière gloire qui soit permise aux nations sans force
  militaire et sans liberté politique, la gloire des sciences et des
  arts.

  «Il est si vrai que les gouvernements font le caractère des nations,
  que, dans cette même Italie, vous voyez des différences de moeurs
  remarquables entre les divers États qui la composent. Les Piémontais,
  qui formaient un petit corps de nation, ont l'esprit plus militaire
  que le reste de l'Italie; les Florentins, qui ont possédé ou la
  liberté ou des princes d'un caractère libéral, sont éclairés et doux;
  les Vénitiens et les Génois se montrent capables d'idées politiques,
  parce qu'il y a chez eux une aristocratie républicaine; les Milanais
  sont plus sincères, parce que les nations du Nord y ont apporté depuis
  longtemps ce caractère; les Napolitains pourraient aisément devenir
  belliqueux, parce qu'ils ont été réunis depuis plusieurs siècles sous
  un gouvernement très-imparfait, mais enfin sous un gouvernement à eux.
  La noblesse romaine, n'ayant rien à faire, ni militairement, ni
  politiquement, doit être ignorante et paresseuse; mais l'esprit des
  ecclésiastiques, qui ont une carrière et une occupation, est beaucoup
  plus développé que celui des nobles; et comme le gouvernement papal
  n'admet aucune distinction de naissance, et qu'il est au contraire
  purement électif dans l'ordre du clergé, il en résulte une sorte de
  libéralité, non dans les idées, mais dans les habitudes, qui fait de
  Rome le séjour le plus agréable pour tous ceux qui n'ont plus ni
  l'ambition ni la possibilité de jouer un rôle dans le monde.

  «Les peuples du Midi sont plus aisément modifiés par les institutions
  que les peuples du Nord; ils ont une indolence qui devient bientôt de
  la résignation; et la nature leur offre tant de jouissances, qu'ils se
  consolent facilement des avantages que la société leur refuse. Il y a
  sûrement beaucoup de corruption en Italie, et cependant la
  civilisation y est beaucoup moins raffinée que dans d'autres pays. On
  pourrait presque trouver quelque chose de sauvage à ce peuple, malgré
  la finesse de son esprit: cette finesse ressemble à celle du chasseur
  dans l'art de surprendre sa proie. Les peuples indolents sont
  facilement rusés: ils ont une habitude de douceur qui leur sert à
  dissimuler, quand il le faut, même leur colère; c'est toujours avec
  ces manières accoutumées qu'on parvient à cacher une situation
  accidentelle.

  «Les Italiens ont de la sincérité, de la fidélité dans les relations
  privées. L'intérêt et l'ambition exercent un grand empire sur eux,
  mais non l'orgueil ou la vanité; les distinctions de rang y font
  très-peu d'impression; il n'y a point de société, point de salon,
  point de mode, point de petits moyens journaliers de faire effet en
  détail. Ces sources habituelles de dissimulation et d'envie n'existent
  point chez eux: quand ils trompent leurs ennemis et leurs concurrents,
  c'est parce qu'ils se considèrent avec eux comme en état de guerre;
  mais, en paix, ils ont du naturel et de la vérité. C'est même cette
  vérité qui est cause du scandale dont vous vous plaignez; les femmes,
  entendant parler d'amour sans cesse, vivant au milieu des séductions
  et des exemples de l'amour, ne cachent pas leurs sentiments, et
  portent pour ainsi dire une sorte d'innocence dans la galanterie même;
  elles ne se doutent pas non plus du ridicule, surtout de celui que la
  société peut donner. Les unes sont d'une ignorance telle, qu'elles ne
  savent pas écrire, et l'avouent publiquement; elles font répondre à un
  billet du matin par leur procureur (_il paglietto_) sur du papier à
  grand format, et en style de requête. Mais, en revanche, parmi celles
  qui sont instruites, vous en verrez qui sont professeurs dans les
  académies, et donnent des leçons publiquement, en écharpe noire; et si
  vous vous avisiez de rire de cela, l'on vous répondrait: _Y a-t-il du
  mal à savoir le grec? y a-t-il du mal à gagner sa vie par son travail?
  pourquoi riez-vous donc d'une chose aussi simple?_

  «Enfin, milord, aborderai-je un sujet plus délicat? chercherai-je à
  démêler pourquoi les hommes montrent souvent peu d'esprit militaire?
  Ils exposent leur vie pour l'amour et pour la haine avec une grande
  facilité; et les coups de poignard donnés et reçus pour cette cause
  n'étonnent ni n'intimident personne; ils ne craignent point la mort,
  quand les passions naturelles commandent de la braver; mais souvent,
  il faut l'avouer, ils aiment mieux la vie que des intérêts politiques,
  qui ne les touchent guère, parce qu'ils n'ont point de patrie. Souvent
  aussi l'honneur chevaleresque a peu d'empire au milieu d'une nation où
  l'opinion et la société qui la forme n'existent pas. Il est assez
  simple que, dans une telle désorganisation de tous les pouvoirs
  publics, les femmes prennent beaucoup d'ascendant sur les hommes, et
  peut-être en ont-elles trop pour les respecter et les admirer.
  Néanmoins leur conduite envers elles est pleine de délicatesse et de
  dévouement. Les vertus domestiques font en Angleterre la gloire et le
  bonheur des femmes; mais s'il y a des pays où l'amour subsiste hors
  des liens sacrés du mariage, parmi ces pays, celui de tous où le
  bonheur des femmes est le plus ménagé, c'est l'Italie. Les hommes s'y
  sont fait une morale pour des rapports hors de la morale; mais du
  moins ont-ils été justes et généreux dans le partage des devoirs; ils
  se sont considérés eux-mêmes comme plus coupables que les femmes,
  quand ils brisaient les liens de l'amour, parce que les femmes avaient
  fait plus de sacrifices, et perdaient davantage; ils ont pensé que,
  devant le tribunal du coeur, les plus criminels sont ceux qui font le
  plus de mal. Quand les hommes ont tort, c'est par dureté; quand les
  femmes ont tort, c'est par faiblesse. La société, qui est à la fois
  rigoureuse et corrompue, c'est-à-dire impitoyable pour les fautes,
  quand elles entraînent des malheurs, doit être plus sévère pour les
  femmes; mais, dans un pays où il n'y a pas de société, la bonté
  naturelle a plus d'influence.

  «Les idées de considération et de dignité sont beaucoup moins
  puissantes, et même beaucoup moins connues, j'en conviens, en Italie
  que partout ailleurs. L'absence de société et d'opinion publique en
  est la cause. Mais, malgré tout ce qu'on a dit de la perfidie des
  Italiens, je soutiens que c'est un des pays du monde où il y a le plus
  de bonhomie. Cette bonhomie est telle, dans tout ce qui tient à la
  vanité, que bien que ce pays soit celui dont les étrangers aient dit
  le plus de mal, il n'en est point où ils rencontrent un accueil aussi
  bienveillant. On reproche aux Italiens trop de penchant à la
  flatterie; mais il faut aussi convenir que la plupart du temps ce
  n'est point par calcul, mais seulement par désir de plaire, qu'ils
  prodiguent leurs douces expressions, inspirées par une obligeance
  véritable; ces expressions ne sont point démenties par la conduite
  habituelle de la vie. Toutefois, seraient-ils fidèles à l'amitié dans
  des circonstances extraordinaires, s'il fallait braver pour elle les
  périls et l'adversité? Le petit nombre, j'en conviens, le très-petit
  nombre en serait capable; mais ce n'est pas à l'Italie seulement que
  cette observation peut s'appliquer.

  «Les Italiens ont une paresse orientale dans l'habitude de la vie;
  mais il n'y a point d'hommes plus persévérants ni plus actifs quand
  une fois leurs passions sont excitées. Ces mêmes femmes aussi, que
  vous voyez indolentes comme les odalisques du sérail, sont capables
  tout à coup des actions les plus dévouées. Il y a des mystères dans le
  caractère et l'imagination des Italiens, et vous y rencontrez tour à
  tour des traits inattendus de générosité et d'amitié, ou des preuves
  sombres et redoutables de haine et de vengeance. Il n'y a ici
  d'émulation pour rien: la vie n'y est plus qu'un sommeil rêveur, sous
  un beau ciel; mais donnez à ces hommes un but, et vous les verrez en
  six mois tout apprendre et tout concevoir. Il en est de même des
  femmes; pourquoi s'instruiraient-elles, puisque la plupart des hommes
  ne les entendraient pas? Elles isoleraient leur coeur en cultivant
  leur esprit; mais ces mêmes femmes deviendraient bien vite dignes d'un
  homme supérieur, si cet homme supérieur était l'objet de leur
  tendresse. Tout dort ici; mais, dans un pays où les grands intérêts
  sont assoupis, le repos et l'insouciance sont plus nobles qu'une vaine
  agitation pour les petites choses.

  «Les lettres elles-mêmes languissent là où les pensées ne se
  renouvellent point par l'action forte et variée de la vie. Mais dans
  quel pays cependant a-t-on jamais témoigné plus qu'en Italie de
  l'admiration pour la littérature et les beaux-arts? L'histoire nous
  apprend que les papes, les princes et les peuples ont rendu dans tous
  les temps, aux peintres, aux poëtes, aux écrivains distingués, les
  hommages les plus éclatants. Cet enthousiasme pour le talent est, je
  l'avouerai, milord, un des premiers motifs qui m'attachent à ce pays.
  On n'y trouve point l'imagination blasée, l'esprit décourageant, ni la
  médiocrité despotique, qui savent si bien ailleurs tourmenter ou
  étouffer le génie naturel. Une idée, un sentiment, une expression
  heureuse, prennent feu, pour ainsi dire, parmi les auditeurs. Le
  talent, par cela même qu'il tient ici le premier rang, excite beaucoup
  d'envie. Pergolèse a été assassiné pour son _Stabat_; Giorgione
  s'armait d'une cuirasse quand il était obligé de peindre dans un lieu
  public; mais la jalousie violente qu'inspire le talent parmi nous est
  celle que fait naître ailleurs la puissance; cette jalousie ne dégrade
  point son objet; cette jalousie peut haïr, proscrire, tuer; et
  néanmoins, toujours mêlée au fanatisme de l'admiration, elle excite
  encore le génie tout en le persécutant. Enfin, quand on voit tant de
  vie dans un cercle si resserré, au milieu de tant d'obstacles et
  d'avertissements de tout genre, on ne peut s'empêcher, ce me semble,
  de prendre un vif intérêt à ce peuple, qui respire avec avidité le peu
  d'air que l'imagination fait pénétrer à travers les bornes qui le
  renferment.

  «Ces bornes sont telles, je ne le nierai point, que les hommes
  maintenant acquièrent rarement en Italie cette dignité, cette fierté
  qui distinguent les nations libres et militaires. J'avouerai même, si
  vous le voulez, milord, que le caractère de ces nations pourrait
  inspirer aux femmes plus d'enthousiasme et d'amour. Mais ne serait-il
  pas possible aussi qu'un homme intrépide, noble et sévère, réunît
  toutes les qualités qui font aimer, sans posséder celles qui
  promettent le bonheur?

  «CORINNE.»


CHAPITRE IV

La lettre de Corinne fit repentir une seconde fois Oswald d'avoir pu
songer à se détacher d'elle. La dignité spirituelle et la douceur
imposante avec laquelle elle repoussait les paroles dures qu'il s'était
permises, le touchèrent et le pénétrèrent d'admiration. Une supériorité
si grande, si simple, si vraie, lui parut au-dessus de toutes les règles
ordinaires. Il sentait bien toujours que Corinne n'était pas la femme
faible, timide, doutant de tout, hors de ses devoirs et de ses
sentiments, qu'il avait choisie dans son imagination pour la compagne de
sa vie; et le souvenir de Lucile, telle qu'il l'avait vue à l'âge de
douze ans, s'accordait mieux avec cette idée: mais pouvait-on rien
comparer à Corinne? Les lois, les règles communes, pouvaient-elles
s'appliquer à une personne qui réunissait en elle tant de qualités
diverses, dont le génie et la sensibilité étaient le lien? Corinne était
un miracle de la nature; et ce miracle ne se faisait-il pas en faveur
d'Oswald, quand il pouvait se flatter d'intéresser une telle femme? Mais
quel était son nom, quelle était sa destinée, quels seraient ses
projets, s'il lui déclarait l'intention de s'unir à elle? Tout était
encore dans l'obscurité; et, quoique l'enthousiasme qu'Oswald ressentait
pour Corinne lui persuadât qu'il était décidé à l'épouser, souvent aussi
l'idée que la vie de Corinne n'avait pas été tout à fait irréprochable,
et qu'un tel mariage aurait été sûrement condamné par son père,
bouleversait de nouveau toute son âme, et le jetait dans l'anxiété la
plus pénible.

Il n'était pas aussi abattu par la douleur que dans le temps où il ne
connaissait pas Corinne, mais il ne sentait plus cette sorte de calme
qui peut exister même au milieu du repentir lorsque la vie entière est
consacrée à l'expiation d'une grande faute. Il ne craignait pas
autrefois de s'abandonner à ses souvenirs, quelle que fût leur amertume;
maintenant il redoutait les rêveries longues et profondes, qui lui
auraient révélé ce qui se passait au fond de son âme. Il se préparait
cependant à se rendre chez Corinne pour la remercier de sa lettre, et
pour obtenir le pardon de celle qu'il avait écrite, lorsqu'il vit entrer
dans sa chambre M. Edgermond, un parent de la jeune Lucile.

C'était un brave gentilhomme anglais, qui avait presque toujours vécu
dans la principauté de Galles, où il possédait une terre; il avait les
principes et les préjugés qui servent à maintenir en tout pays les
choses comme elles sont; et c'est un bien quand ces choses sont aussi
bonnes que la raison humaine le permet: alors les hommes tels que M.
Edgermond, c'est-à-dire les partisans de l'ordre établi, quoique
fortement et même opiniâtrement attachés à leurs habitudes et à leur
manière de voir, doivent être considérés comme des esprits éclairés et
raisonnables.

Lord Nelvil tressaillit en entendant annoncer chez lui M. Edgermond; il
lui sembla que tous ses souvenirs se représentaient à la fois; mais
bientôt il lui vint dans l'esprit que lady Edgermond, la mère de Lucile,
avait envoyé son parent pour lui faire des reproches, et qu'elle voulait
ainsi gêner son indépendance. Cette pensée lui rendit toute sa fermeté,
et il reçut M. Edgermond avec une froideur extrême. Il avait d'autant
plus tort en l'accueillant ainsi, que M. Edgermond n'avait pas le
moindre projet qui pût concerner lord Nelvil. Il traversait l'Italie
pour sa santé, en faisant beaucoup d'exercice, en chassant, en buvant à
la santé du roi George et de la vieille Angleterre: c'était le plus
honnête homme du monde, et même il avait beaucoup plus d'esprit et
d'instruction que ses habitudes ne devaient le faire croire. Il était
Anglais avant tout, non-seulement comme il devait l'être, mais aussi
comme on aurait pu souhaiter qu'il ne le fût pas; suivant dans tous les
pays les coutumes du sien, ne vivant qu'avec les Anglais, et ne
s'entretenant jamais avec les étrangers, non par dédain, mais par une
sorte de répugnance à parler les langues étrangères, et de timidité,
même à l'âge de cinquante ans, qui lui rendait très-difficile de faire
de nouvelles connaissances.

«Je suis charmé de vous voir, dit-il à lord Nelvil; je vais à Naples
dans quinze jours, vous y trouverai-je? Je le voudrais; car j'ai peu de
temps à rester en Italie, parce que mon régiment doit bientôt
s'embarquer.--Votre régiment?» répéta lord Nelvil; et il rougit, comme
s'il avait oublié qu'il avait un congé d'une année, son régiment ne
devant pas être employé avant cette époque; mais il rougit en pensant
que Corinne pourrait peut-être lui faire oublier même son devoir. «Votre
régiment à vous, continua M. Edgermond, ne sera pas mis en activité de
sitôt; ainsi rétablissez votre santé ici sans inquiétude. J'ai vu, avant
de partir, ma jeune cousine, à laquelle vous vous intéressez; elle est
plus charmante que jamais; et dans un an, quand vous reviendrez, je ne
doute pas qu'elle ne soit la plus belle femme de l'Angleterre.» Lord
Nelvil se tut, et M. Edgermond garda le silence aussi de son côté. Ils
se dirent encore quelques mots d'une manière assez laconique, quoique
bienveillante; et M. Edgermond allait sortir, lorsqu'il revint sur ses
pas et dit: «A propos, milord, vous pouvez me faire un plaisir: on m'a
dit que vous connaissiez la célèbre Corinne; et bien que je n'aime pas
en général les nouvelles connaissances, je suis tout à fait curieux de
celle-là.--Je demanderai à Corinne la permission de vous mener chez
elle, puisque vous le désirez, répondit Oswald.--Faites, je vous prie,
reprit M. Edgermond, que je la voie un jour où elle improvisera,
chantera ou dansera en notre présence.--Corinne, dit lord Nelvil, ne
montre point ainsi ses talents aux étrangers; c'est une femme votre
égale et la mienne sous tous les rapports.--Pardon de ma méprise, reprit
M. Edgermond; comme on ne lui connaît pas d'autre nom que Corinne, et
qu'à vingt-six ans elle vit toute seule, sans aucune personne de sa
famille, je croyais qu'elle existait par ses talents, et saisissait
volontiers l'occasion de les faire connaître.--Sa fortune, répondit
vivement lord Nelvil, est tout à fait indépendante, et son âme encore
plus.» M. Edgermond finit à l'instant de parler sur Corinne, et se
repentit de l'avoir nommée quand il vit que ce sujet intéressait Oswald.
Les Anglais sont les hommes du monde qui ont le plus de discrétion et de
ménagement dans tout ce qui tient aux affections véritables.

M. Edgermond s'en alla. Lord Nelvil, resté seul, ne put s'empêcher de
s'écrier dans son émotion: «Il faut que j'épouse Corinne; il faut que je
sois son protecteur, afin que personne désormais ne puisse la
méconnaître. Je lui donnerai le peu que je puis donner, un rang, un nom,
tandis qu'elle me comblera de toutes les félicités qu'elle seule peut
accorder sur la terre.» Ce fut dans cette disposition qu'il se hâta
d'aller chez Corinne, et jamais il n'y entra avec un plus doux sentiment
d'espérance et d'amour; mais, par un mouvement naturel de timidité, il
commença la conversation en se rassurant lui-même par des paroles
insignifiantes, et de ce nombre fut la demande d'amener M. Edgermond
chez elle. A ce nom, Corinne se troubla visiblement, et refusa d'une
voix émue ce que désirait Oswald. Il en fut singulièrement étonné, et
lui dit: «Je pensais que dans une maison où vous recevez tant de monde,
le titre de mon ami ne serait pas un motif d'exclusion.--Ne vous
offensez pas, milord, reprit Corinne; croyez-moi, il faut que j'aie des
raisons bien puissantes pour ne pas consentir à ce que vous désirez.--Et
ces raisons, me les direz-vous? reprit Oswald.--Impossible! s'écria
Corinne, impossible!--Ainsi donc...» dit Oswald; et la violence de son
émotion lui coupant la parole, il voulut sortir. Corinne alors, tout en
pleurs, lui dit en anglais: «Au nom de Dieu, si vous ne voulez pas
briser mon coeur, ne partez pas.»

Ces paroles, cet accent, remuèrent profondément l'âme d'Oswald, et il se
rassit à quelque distance de Corinne, la tête appuyée contre un vase
d'albâtre qui éclairait sa chambre; puis tout à coup il lui dit:
«Cruelle femme! vous voyez que je vous aime, vous voyez que vingt fois
par jour je suis prêt à vous offrir et ma main et ma vie, et vous ne
voulez pas m'apprendre qui vous êtes! Dites-le-moi, Corinne,
dites-le-moi, répétait-il en lui tendant la main avec la plus touchante
expression de sensibilité.--Oswald, s'écria Corinne, Oswald, vous ne
savez pas le mal que vous me faites. Si j'étais assez insensée pour vous
tout dire, si je l'étais, vous ne m'aimeriez plus.--Grand Dieu!
reprit-il, qu'avez-vous donc à révéler?--Rien qui me rende indigne de
vous; mais des hasards, mais des différences entre nos goûts, nos
opinions, qui jadis ont existé, qui n'existeraient plus. N'exigez pas de
moi que je me fasse connaître à vous; un jour peut-être, un jour, si
vous m'aimez assez, si... Ah! je ne sais ce que je dis, continua
Corinne; vous saurez tout, mais ne m'abandonnez pas avant de m'entendre.
Promettez-le-moi, au nom de votre père qui réside dans le ciel.--Ne
prononcez pas ce nom! s'écria lord Nelvil; savez-vous s'il nous réunit
ou s'il nous sépare? Croyez-vous qu'il consentît à notre union? Si vous
le croyez, attestez-le-moi, je ne serai plus troublé, déchiré. Une fois,
je vous dirai quelle a été ma triste vie; mais à présent voyez dans quel
état je suis, dans quel état vous me mettez.--Et en effet, son front
était couvert d'une froide sueur, son visage était pâle, et ses lèvres
tremblaient en articulant à peine ces dernières paroles. Corinne s'assit
à côté de lui; et tenant ses mains dans les siennes, le rappela
doucement à lui-même. «Mon cher Oswald, lui dit-elle, demandez à M.
Edgermond s'il n'a jamais été dans le Northumberland, ou du moins si ce
n'est que depuis cinq ans qu'il y a été; dans ce cas seulement vous
pouvez l'amener ici.» Oswald regarda fixement Corinne à ces mots; elle
baissa les yeux et se tut. Lord Nelvil lui répondit: «Je ferai ce que
vous m'ordonnez.» Et il partit.

Rentré chez lui, il s'épuisait en conjectures sur les secrets de
Corinne; il lui paraissait évident qu'elle avait passé beaucoup de temps
en Angleterre, et que son nom et sa famille devaient y être connus; mais
quel motif les lui faisait cacher, et pourquoi avait-elle quitté
l'Angleterre, si elle y avait été établie? Ces diverses questions
agitaient extrêmement le coeur d'Oswald; il était convaincu que rien de
mal ne pouvait être découvert dans la vie de Corinne, mais il craignait
une combinaison de circonstances qui pût la rendre coupable aux yeux des
autres; et ce qu'il redoutait le plus pour elle, c'était la
désapprobation de l'Angleterre. Il se sentait fort contre celle de tout
autre pays; mais le souvenir de son père était si intimement uni dans sa
pensée avec sa patrie, que ces deux sentiments s'accroissaient l'un par
l'autre. Oswald sut de M. Edgermond qu'il avait été pour la première
fois dans le Northumberland l'année précédente, et lui promit de le
conduire le soir même chez Corinne. Il arriva le premier pour la
prévenir des idées que M. Edgermond avait conçues sur elle, et la pria
de lui faire sentir par des manières froides et réservées, combien il
s'était trompé.

«Si vous le permettez, reprit Corinne, je serai avec lui comme avec tout
le monde; s'il désire de m'entendre, j'improviserai pour lui; enfin je
me montrerai telle que je suis, et je crois cependant qu'il apercevra
tout aussi bien la dignité de l'âme à travers une conduite simple, que
si je me donnais un air contraint qui serait affecté.--Oui, Corinne,
répondit Oswald, oui, vous avez raison. Ah! qu'il aurait tort celui qui
voudrait altérer en rien votre admirable naturel!» M. Edgermond arriva
dans ce moment avec le reste de la société. Au commencement de la
soirée, lord Nelvil se plaçait à côté de Corinne; et, avec un intérêt
qui tenait à la fois de l'amant et du protecteur, il disait tout ce qui
pouvait la faire valoir; il lui témoignait un respect qui avait encore
plus pour but de commander les égards des autres que de se satisfaire
lui-même; mais il sentit bientôt avec joie l'inutilité de toutes ses
inquiétudes. Corinne captiva tout à fait M. Edgermond; elle le captiva
non-seulement par son esprit et ses charmes, mais en lui inspirant le
sentiment d'estime que les caractères vrais obtiennent toujours des
caractères honnêtes; et lorsqu'il osa lui demander de se faire entendre
sur un sujet de son choix, il aspirait à cette grâce avec autant de
respect que d'empressement. Elle y consentit sans se faire prier un
instant, et sut prouver ainsi que cette faveur avait un prix indépendant
de la difficulté de l'obtenir. Mais elle avait un si vif désir de plaire
à un compatriote d'Oswald, à un homme qui, par la considération qu'il
méritait, pouvait influer sur son opinion en lui parlant d'elle, que ce
sentiment la remplit tout à coup d'une timidité qui lui était nouvelle;
elle voulut commencer, et elle sentit que l'émotion lui coupait la
parole. Oswald souffrait de ce qu'elle ne se montrait pas dans toute sa
supériorité à un Anglais. Il baissait les yeux; et son embarras était si
visible, que Corinne, uniquement occupée de l'effet qu'elle produisait
sur lui, perdait toujours de plus en plus la présence d'esprit
nécessaire pour le talent d'improviser. Enfin, sentant qu'elle hésitait,
que les paroles lui venaient par la mémoire et non par le sentiment, et
qu'elle ne peignait ainsi ni ce qu'elle pensait ni ce qu'elle éprouvait
réellement, elle s'arrêta tout à coup, et dit à M. Edgermond:
«Pardonnez-moi, si la timidité m'ôte aujourd'hui mon talent; c'est la
première fois, mes amis le savent, que je me suis trouvée ainsi tout à
fait au-dessous de moi-même; mais ce ne sera peut-être pas la dernière,»
ajouta-t-elle en soupirant.

Oswald fut profondément ému par la touchante faiblesse de Corinne.
Jusqu'alors il avait toujours vu l'imagination et le génie triompher de
ses affections, et relever son âme dans les moments où elle était le
plus abattue; cette fois le sentiment avait subjugué tout à fait son
esprit; et néanmoins Oswald s'était tellement identifié dans cette
occasion avec la gloire de Corinne qu'il avait souffert de son trouble,
au lieu d'en jouir. Mais comme il était certain qu'elle brillerait un
autre jour avec l'éclat qui lui était naturel, il se livra sans regret à
la douceur des observations qu'il venait de faire, et l'image de son
amie régna plus que jamais dans son coeur.



LIVRE SEPTIÈME

LA LITTÉRATURE ITALIENNE


CHAPITRE PREMIER

Lord Nelvil désirait vivement que M. Edgermond jouît de l'entretien de
Corinne, qui valait bien ses vers improvisés. Le jour suivant, la même
société se rassembla chez elle; et, pour l'engager à parler, il amena la
conversation sur la littérature italienne, et provoqua sa vivacité
naturelle, en affirmant que l'Angleterre possédait un plus grand nombre
de vrais poëtes, et de poëtes supérieurs, par l'énergie et la
sensibilité, à tous ceux dont l'Italie pouvait se vanter.

«D'abord, répondit Corinne, les étrangers ne connaissent, pour la
plupart, que nos poëtes du premier rang, le Dante, Pétrarque, l'Arioste,
Guarini, le Tasse et Métastase; tandis que nous en avons plusieurs
autres, tels que Chiabrera, Guidi, Filicaja, Parini, etc., sans compter
Sannazar, Politien, etc., qui ont écrit en latin avec génie: et tous
réunissent dans leurs vers le coloris à l'harmonie; tous savent, avec
plus ou moins de talent, faire entrer les merveilles des beaux-arts et
de la nature dans les tableaux représentés par la parole. Sans doute il
n'y a pas dans nos poëtes cette mélancolie profonde, cette connaissance
du coeur humain qui caractérise les vôtres; mais ce genre de supériorité
n'appartient-il pas plutôt aux écrivains philosophes qu'aux poëtes? La
mélodie brillante de l'italien convient mieux à l'éclat des objets
extérieurs qu'à la méditation. Notre langue serait plus propre à peindre
la fureur que la tristesse, parce que les sentiments réfléchis exigent
des expressions plus métaphysiques, tandis que le désir de la vengeance
anime l'imagination, et tourne la douleur en dehors. Cesarotti a fait la
meilleure et la plus élégante traduction d'Ossian qu'il y ait; mais il
semble, en la lisant, que les mots ont eux-mêmes un air de fête qui
contraste avec les idées sombres qu'ils rappellent. On se laisse charmer
par nos douces paroles, de _ruisseau limpide_, de _campagne riante_,
d'_ombrage frais_, comme par le murmure des eaux et la variété des
couleurs; qu'exigez-vous de plus de la poésie? pourquoi demander au
rossignol ce que signifie son chant? il ne peut expliquer qu'en
recommençant à chanter, on ne peut le comprendre qu'en se laissant aller
à l'impression qu'il produit. La mesure des vers, les rimes
harmonieuses, ces terminaisons rapides, composées de deux syllabes
brèves, dont les sons glissent en effet, comme l'indique leur nom
(_Sdruccioli_), imitent quelquefois les pas légers de la danse;
quelquefois des tons plus graves rappellent le bruit de l'orage ou
l'éclat des armes; enfin notre poésie est une merveille de
l'imagination, il ne faut y chercher que ses plaisirs sous toutes les
formes.

--Sans doute, reprit lord Nelvil, vous expliquez, aussi bien qu'il est
possible, et les beautés et les défauts de votre poésie; mais quand ces
défauts, sans les beautés, se trouvent dans la prose, comment les
défendrez-vous? Ce qui n'est que du vague dans la poésie, devient du
vide dans la prose; et cette foule d'idées communes que vos poètes
savent embellir par leur mélodie et leurs images reparaît à froid dans
la prose, avec une vivacité fatigante. La plupart de vos écrivains en
prose, aujourd'hui, ont un langage si déclamatoire, si diffus, si
abondant en superlatifs, qu'on dirait qu'ils écrivent tous de commande,
avec des phrases reçues, et pour une nature de convention; ils semblent
ne pas se douter qu'écrire c'est exprimer son caractère et sa pensée. Le
style littéraire est pour eux un tissu artificiel, une mosaïque
rapportée, je ne sais quoi d'étranger enfin à leur âme, qui se fait avec
la plume, comme un ouvrage mécanique avec les doigts; ils possèdent au
plus haut degré le secret de développer, de commander, d'enfler une
idée, de faire mousser un sentiment, si l'on peut parler ainsi;
tellement qu'on serait tenté de dire à ces écrivains, comme cette femme
africaine à une dame française qui portait un grand panier sous une
longue robe: _Madame, tout cela est-il vous même?_ En effet, où est
l'être réel, dans toute cette pompe de mots qu'une expression vraie
ferait disparaître comme un vain prestige?

--Vous oubliez, interrompit vivement Corinne, d'abord Machiavel et
Boccace; puis Gravina, Filangieri, et, de nos jours encore, Cesarotti,
Verri, Bettinelli, et tant d'autres enfin qui savent écrire et penser
(16). Mais je conviens avec vous que depuis les derniers siècles, des
circonstances malheureuses ayant privé l'Italie de son indépendance, on
y a perdu tout intérêt pour la vérité, et souvent même la possibilité de
le dire. Il en est résulté l'habitude de se complaire dans les mots,
sans oser approcher des idées. Comme l'on était certain de ne pouvoir
obtenir par ses écrits aucune influence sur les choses, on n'écrivait
que pour montrer de l'esprit, ce qui est le plus sûr moyen de finir
bientôt par n'avoir pas même de l'esprit: car c'est en dirigeant ses
efforts vers un objet noblement utile qu'on rencontre le plus d'idées.
Quand les écrivains en prose ne peuvent influer en aucun genre sur le
bonheur d'une nation, quand on n'écrit que pour briller, enfin quand
c'est la route qui est le but, on se replie en mille détours, mais l'on
n'avance pas. Les Italiens, il est vrai, craignent les pensées
nouvelles; mais c'est par paresse qu'ils les redoutent, et non par
servilité littéraire. Leur caractère, leur gaieté, leur imagination, ont
beaucoup d'originalité; et cependant, comme ils ne se donnent plus la
peine de réfléchir, leurs idées générales sont communes; leur éloquence
même, si vive quand ils parlent, n'a point de naturel quand ils
écrivent; on dirait qu'ils se refroidissent en travaillant; d'ailleurs
les peuples du Midi sont gênés par la prose, et ne peignent leurs
véritables sentiments qu'en vers. Il n'en est pas de même dans la
littérature française, dit Corinne en s'adressant au comte d'Erfeuil;
vos prosateurs sont souvent plus éloquents, et même plus poétiques que
vos poëtes.--Il est vrai, répondit le comte d'Erfeuil, que nous avons en
ce genre les véritables autorités classiques: Bossuet, la Bruyère,
Montesquieu, Buffon, ne peuvent être surpassés; surtout les deux
premiers, qui appartiennent à ce siècle de Louis XIV qu'on ne saurait
trop louer, et dont il faut imiter, autant qu'on le peut, les parfaits
modèles. C'est un conseil que les étrangers doivent s'empresser de
suivre, aussi bien que nous.--J'ai de la peine à croire, répondit
Corinne, qu'il fût désirable pour le monde entier de perdre toute
couleur nationale, toute originalité de sentiments et d'esprit; et
j'oserai vous dire, monsieur le comte, que, dans votre pays même, cette
orthodoxie littéraire, si je puis m'exprimer ainsi, qui s'oppose à toute
innovation heureuse, doit rendre à la longue votre littérature
très-stérile. Le génie est essentiellement créateur; il porte le
caractère de l'individu qui le possède. La nature, qui n'a pas voulu que
deux feuilles se ressemblassent, a mis encore plus de diversité dans les
âmes; et l'imitation est une espèce de mort, puisqu'elle dépouille
chacun de son existence naturelle.

--Ne voudriez-vous pas, belle étrangère, reprit le comte d'Erfeuil, que
nous admissions chez nous la barbarie tudesque, les Nuits d'Young des
Anglais, les _concetti_ des Italiens et des Espagnols? Que deviendraient
le goût, l'élégance du style français, après un tel mélange?» Le prince
Castel-Forte, qui n'avait point encore parlé, dit: «Il me semble que
nous avons tous besoin les uns des autres; la littérature de chaque pays
découvre à qui sait la connaître une nouvelle sphère d'idées. C'est
Charles-Quint lui-même qui a dit qu'_un homme qui sait quatre langues
vaut quatre hommes_. Si ce grand génie politique jugeait ainsi les
affaires, combien cela n'est-il pas plus vrai pour les lettres! Les
étrangers savent tous le français; ainsi leur point de vue est plus
étendu que celui des Français, qui ne savent pas les langues étrangères.
Pourquoi ne se donnent-ils pas plus souvent la peine de les apprendre?
ils conserveraient ce qui les distingue, et découvriraient ainsi
quelquefois ce qui peut leur manquer.»


CHAPITRE II

«Vous m'avouerez au moins, reprit le comte d'Erfeuil, qu'il est un
rapport sous lequel nous n'avons rien à apprendre de personne. Notre
théâtre est décidément le premier de l'Europe, car je ne pense pas que
les Anglais eux-mêmes imaginassent de nous opposer Shakspeare.--Je vous
demande pardon, interrompit M. Edgermond, ils l'imaginent.» Et, ce mot
dit, il rentra dans le silence. «Alors je n'ai rien à dire, continua le
comte d'Erfeuil avec un sourire qui exprimait un dédain gracieux; chacun
peut penser ce qu'il veut, mais enfin je persiste à croire qu'on peut
affirmer sans présomption que nous sommes les premiers dans l'art
dramatique: et quant aux Italiens, s'il m'est permis de parler
franchement, il ne se doutent seulement pas qu'il y ait un art
dramatique dans le monde. La musique est tout chez eux, et la pièce
n'est rien. Si le second acte d'une pièce a une meilleure musique que le
premier, ils commencent par le second acte; si ce sont les deux premiers
actes de deux pièces différentes, ils jouent ces deux actes le même
jour, et mettent entre deux un acte d'une comédie en prose, qui,
contient ordinairement la meilleure morale du monde, mais une morale
toute composée de sentences que nos ancêtres mêmes ont déjà renvoyées à
l'étranger comme trop vieilles pour eux. Vos musiciens fameux disposent
en entier, de vos poëtes; l'un lui déclare qu'il ne peut pas chanter
s'il n'a dans son ariette le mot _felicità_; le ténor demande la
_tomba_; et le troisième chanteur ne peut faire des roulades que sur le
mot _catene_. Il faut que le pauvre poëte arrange ces goûts divers comme
il peut avec la situation dramatique. Ce n'est pas tout encore, il y a
des virtuoses qui ne veulent pas arriver de plain-pied sur le théâtre;
il faut qu'ils se montrent d'abord dans un nuage, ou qu'ils descendent
du haut de l'escalier d'un palais, pour produire plus d'effet à leur
entrée. Quand l'ariette est chantée, dans quelque situation touchante ou
violente que ce soit, l'acteur doit saluer pour remercier des
applaudissements qu'il obtient. L'autre jour, à _Sémiramis_, après que
le spectre de Ninus eut chanté son ariette, l'acteur qui le représentait
fit, en son costume d'ombre, une grande révérence au parterre; ce qui
diminua beaucoup l'effroi de l'apparition.

«On est accoutumé en Italie à regarder le théâtre comme une grande salle
de réunion où l'on n'écoute que les airs et le ballet. C'est avec raison
que je dis _où l'on n'écoute que le ballet_, car c'est seulement
lorsqu'il va commencer que le parterre fait faire silence; et ce ballet
est encore un chef-d'oeuvre de mauvais goût. Excepté les grotesques, qui
sont de véritables caricatures de la danse, je ne sais pas ce qui peut
amuser dans ces ballets, si ce n'est leur ridicule. J'ai vu Gengis-kan,
mis en ballet, tout couvert d'hermine, tout revêtu de beaux sentiments;
car il cédait sa couronne à l'enfant du roi qu'il avait vaincu, et
l'élevait en l'air sur un pied: nouvelle façon d'établir un monarque sur
le trône. J'ai aussi vu le dévouement de Curtius, ballet en trois actes,
avec tous les divertissements. Curtius, habillé en berger d'Arcadie,
dansait longtemps avec sa maîtresse avant de monter sur un véritable
cheval, au milieu du théâtre, et de s'élancer ainsi dans un gouffre de
feu fait avec du satin jaune et du papier doré; ce qui lui donnait
beaucoup plus l'apparence d'un surtout de dessert que d'un abîme. Enfin
j'ai vu tout l'abrégé de l'histoire romaine en ballet, depuis Romulus
jusqu'à César.

--Tout ce que vous dites est vrai, répondit le prince Castel-Forte avec
douceur; mais vous n'avez parlé que de la musique et de la danse, et ce
n'est pas là ce que dans aucun pays l'on considère comme l'art
dramatique.--C'est bien pis, interrompit le comte d'Erfeuil, quand on
représente les tragédies, ou des drames qui ne sont pas nommés _drames
d'une fin joyeuse_; on réunit plus d'horreurs en cinq actes que
l'imagination ne pourrait se le figurer. Dans une des pièces de ce
genre, l'amant tue le frère de sa maîtresse dès le second acte; au
troisième, il brûle la cervelle à sa maîtresse elle-même sur le théâtre;
le quatrième est rempli par l'enterrement; dans l'intervalle du
quatrième au cinquième acte l'acteur qui joue l'amant vient annoncer le
plus tranquillement du monde, au parterre, les arlequinades que l'on
donne le jour suivant, et reparaît en scène au cinquième acte pour se
tuer d'un coup de pistolet. Les acteurs tragiques sont en parfaite
harmonie avec le froid et le gigantesque des pièces. Ils commettent
toutes ces terribles actions avec le plus grand calme. Quand un acteur
s'agite, on dit qu'il se démène comme un prédicateur; car, en effet, il
y a beaucoup plus de mouvement dans la chaire que sur le théâtre, et
c'est bien heureux que ces acteurs soient si paisibles dans le
pathétique; car, comme il n'y a rien d'intéressant dans la pièce ni dans
la situation, plus ils feraient de bruit, plus ils seraient ridicules;
encore si ce ridicule était gai! mais il n'est que monotone. Il n'y a
pas plus en Italie de comédie que de tragédie; et, dans cette carrière
encore, c'est nous qui sommes les premiers. Le seul genre qui
appartienne vraiment à l'Italie, ce sont les arlequinades: un valet
fripon, gourmand et poltron; un vieux tuteur dupe, avare ou amoureux,
voilà tout le sujet de ces pièces. Vous conviendrez qu'il ne faut pas
beaucoup d'efforts pour une telle invention, et que le Tartufe et le
Misanthrope supposent un peu plus de génie.»

Cette attaque du comte d'Erfeuil déplaisait assez aux Italiens qui
l'écoutaient, mais cependant ils en riaient; et le comte d'Erfeuil, en
conversation, aimait beaucoup mieux montrer de l'esprit que de la bonté.
Sa bienveillance naturelle influait sur ses actions, mais son
amour-propre sur ses paroles. Le prince Castel-Forte et tous les
Italiens qui se trouvaient là étaient impatients de réfuter le comte
d'Erfeuil; mais comme ils croyaient leur cause mieux défendue par
Corinne que par tout autre, et que le plaisir de briller en conversation
ne les occupait guère, ils suppliaient Corinne de répondre, et se
contentaient seulement de citer les noms si connus de Maffei, de
Métastase, de Goldoni, d'Alfieri, de Monti. Corinne convint d'abord que
les Italiens n'avaient point de théâtre; mais elle voulut prouver que
les circonstances, et non l'absence du talent, en étaient la cause. La
comédie, qui tient à l'observation des moeurs, ne peut exister que dans
un pays où l'on vit habituellement au centre d'une société nombreuse et
brillante: il n'y a en Italie que des passions violentes ou des
jouissances paresseuses; et les passions violentes produisent des crimes
ou des vices d'une couleur si forte, qu'elles font disparaître toutes
les nuances des caractères. Mais la comédie idéale, pour ainsi dire,
celle qui tient à l'imagination, et peut convenir à tous les temps comme
à tous les pays, c'est en Italie qu'elle a été inventée. Les personnages
d'Arlequin, de Brighella, de Pantalon, etc., se trouvent dans toutes les
pièces avec le même caractère. Ils ont, sous tous les rapports, des
masques et non pas des visages; c'est-à-dire que leur physionomie est
celle de tel genre de personnes, et non pas de tel individu. Sans doute
les auteurs modernes des arlequinades, trouvant tous les rôles donnés
d'avance, comme les pièces d'un jeu d'échecs, n'ont pas le mérite de les
avoir inventés; mais cette première invention est due à l'Italie; et ces
personnages fantasques, qui, d'un bout de l'Europe à l'autre, amusent
tous les enfants et les hommes que l'imagination rend enfants, doivent
être considérés comme une création des Italiens qui leur donne des
droits à l'art de la comédie.

L'observation du coeur humain est une source inépuisable pour la
littérature; mais les nations qui sont plus propres à la poésie qu'à la
réflexion se livrent plutôt à l'enivrement de la joie qu'à l'ironie
philosophique. Il y a quelque chose de triste au fond de la plaisanterie
fondée sur la connaissance des hommes: la gaieté vraiment inoffensive
est celle qui appartient seulement à l'imagination. Ce n'est pas que les
Italiens n'étudient habilement les hommes avec lesquels ils ont affaire,
et ne découvrent plus finement que personne les pensées les plus
secrètes; mais c'est comme esprit de conduite qu'ils ont ce talent, et
ils n'ont point l'habitude d'en faire un usage littéraire. Peut-être
même n'aimeraient-ils pas à généraliser leurs découvertes, à publier
leurs aperçus. Ils ont dans le caractère quelque chose de prudent et de
dissimulé qui leur conseille peut-être de ne pas mettre en dehors, par
les comédies, ce qui leur sert à se guider dans les relations
particulières, et de ne pas révéler, par les fictions de l'esprit, ce
qui peut être utile dans les circonstances de la vie réelle.

Machiavel cependant, bien loin de rien cacher, a fait connaître tous les
secrets d'une politique criminelle, et l'on peut voir par lui de quelle
terrible connaissance du coeur humain les Italiens sont capables: mais
une telle profondeur n'est pas du ressort de la comédie, et les loisirs
de la société proprement dite peuvent seuls apprendre à peindre les
hommes sur la scène comique. Goldoni, qui vivait à Venise, la ville
d'Italie où il y a le plus de société, met déjà dans ses pièces beaucoup
plus de finesse d'observation qu'il ne s'en trouve communément dans les
autres auteurs. Néanmoins, ses comédies sont monotones: on y voit
revenir les mêmes situations, parce qu'il y a peu de variété dans les
caractères. Ses nombreuses pièces semblent faites sur le modèle des
pièces de théâtre en général, et non d'après la vie. Le vrai caractère
de la gaieté italienne, ce n'est pas la moquerie, c'est l'imagination;
ce n'est pas la peinture des moeurs, mais les exagérations poétiques.
C'est l'Arioste, et non pas Molière, qui peut amuser l'Italie.

Gozzi, le rival de Goldoni, a bien plus d'originalité dans ses
compositions; elles ressemblent bien moins à des comédies régulières. Il
a pris son parti de se livrer franchement au génie italien, de
représenter des contes de fées; de mêler les bouffonneries, les
arlequinades au merveilleux des poëmes; de n'imiter en rien la nature,
mais de se laisser aller aux fantaisies de la gaieté, comme aux chimères
de la féerie, et d'entraîner de toutes les manières l'esprit au delà des
bornes de ce qui se passe dans le monde. Il eut un succès prodigieux
dans son temps, et peut-être est-il l'auteur comique dont le genre
convient le mieux à l'imagination italienne; mais, pour savoir avec
certitude quelles pourraient être la comédie et la tragédie en Italie,
il faudrait qu'il y eût quelque part un théâtre et des acteurs. La
multitude des petites villes, qui toutes veulent avoir un théâtre, perd,
en les dispersant, le peu de ressources qu'on pourrait rassembler. La
division des États, si favorable en général à la liberté et au bonheur,
est nuisible à l'Italie. Il lui faudrait un centre de lumières et de
puissance pour résister aux préjugés qui la dévorent. L'autorité des
gouvernements réprime souvent ailleurs l'élan individuel. En Italie
cette autorité serait un bien, si elle luttait contre l'ignorance des
États séparés et des hommes isolés entre eux, si elle combattait par
l'émulation l'indolence naturelle au climat, enfin si elle donnait une
vie à toute cette nation qui se contente d'un rêve.

Ces diverses idées et plusieurs autres encore furent spirituellement
développées par Corinne. Elle entendait aussi très-bien l'art rapide des
entretiens légers, qui n'insistent sur rien, et l'occupation de plaire,
qui fait valoir chacun à son tour, quoiqu'elle s'abandonnât souvent dans
la conversation au genre de talent qui la rendait une improvisatrice
célèbre. Plusieurs fois elle pria le prince Castel-Forte de venir à son
secours, en faisant connaître ses propres opinions sur le même sujet;
mais elle parlait si bien, que tous les auditeurs se plaisaient à
l'écouter, et ne supportaient pas qu'on l'interrompît. M. Edgermond
surtout ne pouvait se rassasier de voir et d'entendre Corinne; il osait
à peine lui exprimer le sentiment d'admiration qu'elle lui inspirait, et
prononçait tout bas quelques mots à sa louange, espérant qu'elle les
comprendrait sans qu'il fût obligé de les lui dire. Il avait cependant
un désir si vif de savoir ce qu'elle pensait de la tragédie, qu'il se
hasarda, malgré sa timidité, à lui adresser la parole sur ce sujet.

«Madame, lui dit-il, ce qui me paraît surtout manquer à la littérature
italienne, ce sont des tragédies; il me semble qu'il y a moins loin des
enfants aux hommes que de vos tragédies aux nôtres; car les enfants,
dans leur mobilité, ont des sentiments légers, mais vrais, tandis que le
sérieux de vos tragédies a quelque chose d'affecté et de gigantesque qui
détruit pour moi toute émotion. N'est-il pas vrai, lord Nelvil?»
continua M. Edgermond en se retournant vers lui, et l'appelant par ses
regards à le soutenir, étonné qu'il était d'avoir osé parler devant tant
de monde.

«Je pense entièrement comme vous, répondit Oswald. Métastase, que l'on
vante comme le poëte de l'amour, donne à cette passion, dans tous les
pays, dans toutes les situations, la même couleur. On doit applaudir à
des ariettes, admirables tantôt par la grâce et l'harmonie, tantôt par
les beautés lyriques du premier ordre qu'elles renferment, surtout quand
on les détache du drame où elles sont placées; mais il nous est
impossible, à nous qui possédons Shakspeare, le poëte qui a le mieux
approfondi l'histoire et les passions de l'homme, de supporter ces deux
couples d'amoureux qui se partagent presque toutes les pièces de
Métastase, et qui s'appellent tantôt Achille, tantôt Tircis, tantôt
Brutus, tantôt Corilas, et chantent tous de la même manière des chagrins
et des martyres d'amour qui remuent à peine l'âme à la superficie, et
peignent comme une fadeur le sentiment le plus orageux qui puisse agiter
le coeur humain. C'est avec un respect profond pour le caractère
d'Alfieri que je me permettrai quelques réflexions sur ses pièces. Leur
but est si noble, les sentiments que l'auteur exprime sont si bien
d'accord avec sa conduite personnelle, que ses tragédies doivent
toujours être louées comme des actions, quand même elles seraient
critiquées à quelques égards comme des ouvrages littéraires. Mais il me
semble que quelques-unes de ses tragédies ont autant de monotonie dans
la force, que Métastase en a dans la douceur. Il y a dans les pièces
d'Alfieri une telle profusion d'énergie et de magnanimité, ou bien une
telle exagération de violence et de crime, qu'il est impossible d'y
reconnaître le véritable caractère des hommes. Ils ne sont jamais ni si
méchants ni si généreux qu'il les peint. La plupart des scènes sont
composées pour mettre en contraste le vice et la vertu; mais ces
oppositions ne sont pas présentées avec les gradations de la vérité. Si
les tyrans supportaient dans la vie ce que les opprimés leur disent en
face dans les tragédies d'Alfieri, on serait presque tenté de les
plaindre. La pièce d'_Octavie_ est une de celles où ce défaut de
vraisemblance est le plus frappant. Sénèque y moralise sans cesse Néron,
comme s'il était le plus patient des hommes, et lui, Sénèque, le plus
courageux de tous. Le maître du monde, dans la tragédie, consent à se
laisser insulter et à se mettre en colère à chaque scène, pour le
plaisir des spectateurs, comme s'il ne dépendait pas de lui de tout
finir avec un mot. Certainement ces dialogues continuels donnent lieu à
de très-belles réponses de Sénèque, et l'on voudrait trouver dans une
harangue ou un ouvrage les nobles pensées qu'il exprime, mais est-ce
ainsi qu'on peut donner l'idée de la tyrannie? Ce n'est pas la peindre
sous ses redoutables couleurs, c'est en faire seulement un but pour
l'escrime de la parole. Mais si Shakspeare avait représenté Néron
entouré d'hommes tremblants, qui osent à peine répondre à la question la
plus indifférente, lui-même cachant son trouble, s'efforçant de paraître
calme, et Sénèque près de lui travaillant à l'apologie du meurtre
d'Agrippine, la terreur n'eût-elle pas été mille fois plus grande? et
pour une réflexion énoncée par l'auteur, mille ne seraient-elles pas
nées dans l'âme des spectateurs, par le silence même de la rhétorique et
la vérité des tableaux?»

Oswald aurait pu parler longtemps encore sans que Corinne l'eût
interrompu; elle se plaisait tellement et dans le son de sa voix, et
dans la noble élégance de son langage, qu'elle eût voulu prolonger cette
impression des heures entières. Ses regards fixés sur lui avaient peine
à s'en détacher, lors même qu'il eut cessé de parler. Elle se tourna
lentement vers le reste de la société, qui lui demandait avec impatience
ce qu'elle pensait de la tragédie italienne; et, revenant à lord Nelvil:
«Milord, dit-elle, je suis de votre avis presque sur tout; ce n'est donc
pas pour vous combattre que je réponds; mais pour présenter quelques
exceptions à vos observations, peut-être trop générales. Il est vrai que
Métastase est plutôt un poëte lyrique que dramatique, et qu'il peint
l'amour comme l'un des beaux arts qui embellissent la vie, et non comme
le secret le plus intime de nos peines ou de notre bonheur. En général,
quoique notre poésie ait été consacrée à chanter l'amour, je hasarderai
de dire que nous avons plus de profondeur et de sensibilité dans la
peinture de toutes les autres passions. A force de faire des vers
amoureux, on s'est créé à cet égard parmi nous un langage convenu: et ce
n'est pas ce qu'on a éprouvé, mais ce qu'on a lu qui sert d'inspiration
aux poëtes. L'amour, tel qu'il existe en Italie, ne ressemble nullement
à l'amour tel que nos écrivains le peignent. Je ne connais qu'un roman,
_Fiammetta_, de Boccace, dans lequel on puisse se faire une idée de
cette passion, décrite avec des couleurs vraiment nationales. Nos poëtes
subtilisent et exagèrent le sentiment, tandis que le véritable caractère
de la nature italienne, c'est une impression rapide et profonde, qui
s'exprimerait bien plutôt par des actions silencieuses et passionnées
que par un ingénieux langage. En général, notre littérature exprime peu
notre caractère et nos moeurs. Nous sommes une nation beaucoup trop
modeste, je dirai presque trop humble, pour oser avoir des tragédies à
nous, composées avec notre histoire, ou du moins caractérisées d'après
nos propres sentiments.

«Alfieri, par un hasard singulier, était, pour ainsi dire, transplanté
de l'antiquité dans les temps modernes; il était né pour agir, et il n'a
pu qu'écrire: son style et ses tragédies se ressentent de cette
contrainte. Il a voulu marcher par la littérature à un but politique: ce
but était le plus noble de tous sans doute; mais n'importe, rien ne
dénature les ouvrages d'imagination comme d'en avoir un. Alfieri,
impatienté de vivre au milieu d'une nation où l'on rencontrait des
savants très-érudits et quelques hommes très-éclairés, mais dont les
littérateurs et les lecteurs ne s'intéressaient pour la plupart à rien
de sérieux, et se plaisaient uniquement dans les contes, dans les
nouvelles, dans les madrigaux; Alfieri, dis-je, a voulu donner à ses
tragédies le caractère le plus austère. Il en a retranché les
confidents, les coups de théâtre, tout, hors l'intérêt du dialogue. Il
semblait qu'il voulût ainsi faire faire pénitence aux Italiens de leur
vivacité et de leur imagination naturelle; il a pourtant été fort
admiré, parce qu'il est vraiment grand par son caractère et par son âme,
et parce que les habitants de Rome surtout applaudissent aux louanges
données aux actions et aux sentiments des anciens Romains, comme si cela
les regardait encore. Ils sont amateurs de l'énergie et de
l'indépendance, comme des beaux tableaux qu'ils possèdent dans leurs
galeries. Mais il n'en est pas moins vrai qu'Alfieri n'a pas créé ce
qu'on pourrait appeler un théâtre italien, c'est-à-dire des tragédies
dans lesquelles on trouvât un mérite particulier à l'Italie. Et même il
n'a pas caractérisé les moeurs des pays et des siècles qu'il a peints.
Sa _Conjuration des Pazzi_, _Virginie_, _Philippe second_, sont
admirables par l'élévation et la force des idées; mais on y voit
toujours l'empreinte d'Alfieri, et non celle des nations et des temps
qu'il met en scène. Bien que l'esprit français et celui d'Alfieri
n'aient pas la moindre analogie, ils se ressemblent en ceci, que tous
les deux font porter leurs propres couleurs à tous les sujets qu'ils
traitent.»

Le comte d'Erfeuil, entendant parler de l'esprit français, prit la
parole: «Il nous serait impossible, dit-il, de supporter sur la scène
les inconséquences des Grecs, ni les monstruosités de Shakspeare; les
Français ont un goût trop pur pour cela. Notre théâtre est le modèle de
la délicatesse et de l'élégance; c'est là ce qui le distingue, et ce
serait nous plonger dans la barbarie que de vouloir introduire rien
d'étranger parmi nous.--Autant vaudrait, dit Corinne en souriant, élever
autour de vous la grande muraille de la Chine. Il y a sûrement de rares
beautés dans vos auteurs tragiques; il s'en développerait peut-être
encore de nouvelles si vous permettiez quelquefois que l'on vous montrât
sur la scène autre chose que des Français. Mais nous qui sommes
Italiens, notre génie dramatique perdrait beaucoup à s'astreindre à des
règles dont nous n'aurions pas l'honneur, et dont nous souffririons la
contrainte. L'imagination, le caractère, les habitudes d'une nation
doivent former son théâtre. Les Italiens aiment passionnément les
beaux-arts, la musique, la peinture, et même la pantomime, enfin tout ce
qui frappe les sens. Comment se pourrait-il donc que l'austérité d'un
dialogue éloquent fût le seul plaisir théâtral dont ils se
contentassent? C'est en vain qu'Alfieri, avec tout son génie, a voulu
les y réduire; il a senti lui-même que son système était trop rigoureux.

«La _Mérope_ de Maffei, le _Saül_ d'Alfieri, l'_Aristodème_ de Monti, et
surtout le poëme du Dante, bien que cet auteur n'ait point composé de
tragédie, me semblent faits pour donner l'idée de ce que pourrait être
l'art dramatique en Italie. Il y a dans la _Mérope_ de Maffei une grande
simplicité d'action, mais une poésie brillante, revêtue des images les
plus heureuses; et pourquoi s'interdirait-on cette poésie dans les
ouvrages dramatiques? La langue des vers est si magnifique en Italie,
que l'on y aurait plus tort que partout ailleurs en renonçant à ses
beautés. Alfieri, qui excellait, quand il le voulait, dans tous les
genres, a fait dans son _Saül_ un superbe usage de la poésie lyrique; et
l'on pourrait y introduire heureusement la musique elle-même, non pas
pour mêler le chant aux paroles, mais pour calmer les transports furieux
de Saül par la harpe de David. Nous possédons une musique si délicieuse,
que ce plaisir peut rendre indolent sur les jouissances de l'esprit.
Loin donc de vouloir les séparer, il faudrait chercher à les réunir, non
en faisant chanter les héros, ce qui détruit toute dignité dramatique,
mais en introduisant ou des choeurs, comme les anciens, ou des effets de
musique qui se lient à la situation par des combinaisons naturelles,
comme cela arrive si souvent dans la vie. Loin de diminuer sur le
théâtre italien les plaisirs de l'imagination, il me semble qu'il
faudrait, au contraire, les augmenter et les multiplier de toutes les
manières. Le goût vif des Italiens pour la musique et pour les ballets à
grand spectacle est un indice de la puissance de leur imagination et de
la nécessité de l'intéresser toujours, même en traitant les objets
sérieux, au lieu de les rendre encore plus sévères qu'ils ne le sont,
comme l'a fait Alfieri.

«La nation croit de son devoir d'applaudir à ce qui est austère et
grave; mais elle retourne bientôt à ses goûts naturels, et ils
pourraient être satisfaits dans la tragédie si on l'embellissait par le
charme et la variété des différents genres de poésie, et par toutes les
diversités théâtrales dont les Anglais et les Espagnols savent jouir.

«L'_Aristodème_ de Monti a quelque chose du terrible pathétique du
Dante, et sûrement cette tragédie est, à juste titre, une des plus
admirées. Le Dante, ce grand maître en tant de genres, possédait le
génie tragique qui aurait produit le plus d'effet en Italie, si de
quelque manière on pouvait l'adapter à la scène; car ce poëte sait
peindre aux yeux ce qui se passe au fond de l'âme, et son imagination
fait sentir et voir la douleur. Si le Dante avait écrit des tragédies,
elles auraient frappé les enfants comme les hommes, la foule comme les
esprits distingués. La littérature dramatique doit être populaire; elle
est comme un événement public, toute la nation en doit juger.

--Lorsque le Dante vivait, dit Oswald, les Italiens jouaient en Europe
et chez eux un grand rôle politique. Peut-être vous est-il impossible
maintenant d'avoir un théâtre tragique national. Pour que ce théâtre
existe, il faut que de grandes circonstances développent dans la vie les
sentiments qu'on exprime sur la scène. De tous les chefs-d'oeuvre de la
littérature, il n'en est point qui tienne autant qu'une tragédie à tout
l'ensemble d'un peuple; les spectateurs y contribuent presque autant que
les auteurs. Le génie dramatique se compose de l'esprit public, de
l'histoire, du gouvernement, des moeurs, enfin de tout ce qui
s'introduit chaque jour dans la pensée et forme l'être moral, comme
l'air que l'on respire alimente la vie physique. Les Espagnols, avec
lesquels votre climat et votre religion doivent vous donner des
rapports, ont bien plus que vous cependant le génie dramatique; leurs
pièces sont remplies de leur histoire, de leur chevalerie, de leur foi
religieuse, et ces pièces sont originales et vivantes; mais aussi leurs
succès en ce genre remontent-ils à l'époque de leur gloire historique.
Comment donc pourrait-on maintenant fonder en Italie ce qui n'y a jamais
existé, un théâtre tragique?--Il est malheureusement possible que vous
ayez raison, milord, reprit Corinne; néanmoins j'espère toujours
beaucoup pour nous de l'essor naturel des esprits en Italie, de leur
émulation individuelle, alors même qu'aucune circonstance extérieure ne
les favorise; mais ce qui nous manque surtout pour la tragédie, ce sont
des acteurs. Des paroles affectées amènent nécessairement une
déclamation fausse; mais il n'est pas de langue dans laquelle un grand
acteur pût montrer autant de talent que dans la nôtre; car la mélodie
des sons ajoute un nouveau charme à la vérité de l'accent; c'est une
musique continuelle, qui se mêle à l'expression des sentiments sans lui
rien ôter de sa force.--Si vous voulez, interrompit le prince
Castel-Forte, convaincre de ce que vous dites, il faut que vous nous le
prouviez: oui, donnez-nous l'inexprimable plaisir de vous voir jouer la
tragédie; il faut que vous accordiez aux étrangers que vous en croyez
dignes la rare jouissance de connaître un talent que vous seule possédez
en Italie, ou plutôt que vous seule dans le monde possédez, puisque
toute votre âme y est empreinte.»

Corinne avait un désir secret de jouer la tragédie devant lord Nelvil,
et de se montrer ainsi fort à son avantage; mais elle n'osait accepter
sans son approbation, et ses regards la lui demandaient. Il les
entendit; et comme il était tout à la fois touché de la timidité qui
l'avait empêchée la veille d'improviser, et ambitieux pour elle du
suffrage de M. Edgermond, il se joignit aux sollicitations de ses amis.
Corinne alors n'hésita plus. «Eh bien, dit-elle en se retournant vers le
prince Castel-Forte, nous accomplirons donc, si vous le voulez, le
projet que j'avais formé depuis longtemps de jouer la traduction que
j'ai faite de _Roméo et Juliette_.--_Roméo et Juliette_ de Shakspeare!
s'écria M. Edgermond: vous savez donc l'anglais?--Oui, répondit
Corinne.--Et vous aimez Shakspeare? dit encore M. Edgermond.--Comme un
ami, reprit-elle, puisqu'il connaît tous les secrets de la douleur.--Et
vous le jouerez en italien! s'écria M. Edgermond, et je l'entendrai! et
vous l'entendrez aussi, mon cher Nelvil! ah! que vous êtes heureux!»
Puis, se repentant à l'instant de cette parole indiscrète, il rougit; et
la rougeur inspirée par la délicatesse et la bonté peut intéresser à
tous les âges. «Que nous serons heureux, reprit-il avec embarras, si
nous assistons à un tel spectacle!»


CHAPITRE III

Tout fut arrangé en peu de jours, les rôles distribués, et la soirée
choisie pour la représentation, dans un palais que possédait une parente
du prince Castel-Forte, amie de Corinne. Oswald avait un mélange
d'inquiétude et de plaisir à l'approche de ce nouveau succès; il en
jouissait par avance, mais par avance aussi il était jaloux, non de tel
homme en particulier, mais du public, témoin des talents de celle qu'il
aimait; il eût voulu connaître seul ce qu'elle avait d'esprit et de
charmes; il eût voulu que Corinne, timide et réservée comme une
Anglaise, possédât cependant pour lui seul son éloquence et son génie.
Quelque distingué que soit un homme, peut-être ne jouit-il jamais sans
mélange de la supériorité d'une femme: s'il l'aime, son coeur s'en
inquiète; s'il ne l'aime pas, son amour-propre s'en offense. Oswald,
près de Corinne, était plus enivré qu'heureux, et l'admiration qu'elle
lui inspirait augmentait son amour, sans donner à ses projets plus de
stabilité. Il la voyait comme un phénomène admirable qui lui
apparaissait de nouveau chaque jour; mais le ravissement et l'étonnement
même qu'elle lui faisait éprouver semblaient éloigner l'espoir d'une vie
tranquille et paisible. Corinne cependant était la femme la plus douce
et la plus facile à vivre; on l'eût aimée pour ses qualités communes,
indépendamment de ses qualités brillantes: mais, encore une fois, elle
réunissait trop de talents, elle était trop remarquable en tout genre.
Lord Nelvil, de quelque avantage qu'il fût doué, ne croyait pas
l'égaler, et cette idée lui inspirait des craintes sur la durée de leur
affection mutuelle. En vain Corinne, à force d'amour, se faisait son
esclave; le maître, souvent inquiet de cette reine dans les fers, ne
jouissait point en paix de son empire.

Quelques heures avant la représentation, lord Nelvil conduisit Corinne
dans le palais de la princesse Castel-Forte, où le théâtre était
préparé. Il faisait un soleil admirable, et d'une des fenêtres de
l'escalier on découvrait Rome et la campagne. Oswald arrêta Corinne un
moment, et lui dit: «Voyez ce beau temps, c'est pour vous, c'est pour
éclairer vos succès.--Ah! si cela était, reprit-elle, c'est vous qui me
porteriez bonheur, c'est à vous que je devrais la protection du
ciel.--Les sentiments doux et purs que cette belle nature inspire
suffiraient-ils à votre bonheur? reprit Oswald; il y a loin de cet air
que nous respirons, de cette rêverie que fait naître la campagne, à la
salle bruyante qui va retentir de votre nom.--Oswald, lui dit Corinne,
ces applaudissements, si je les obtiens, n'est-ce pas parce que vous les
entendrez qu'ils auront le pouvoir de me toucher? et si je montre
quelque talent, ne sera-ce pas mon sentiment pour vous qui me
l'inspirera? La poésie, l'amour, la religion, tout ce qui tient à
l'enthousiasme enfin est en harmonie avec la nature; et en regardant le
ciel azuré, en me livrant à l'impression qu'il me cause, je comprends
mieux les sentiments de Juliette, je suis plus digne de Roméo.--Oui, tu
en es digne, céleste créature! s'écria lord Nelvil; oui, c'est une
faiblesse de l'âme que cette jalousie de tes talents, que ce besoin de
vivre seul avec toi dans l'univers. Va recueillir les hommages du monde,
va; mais que ce regard d'amour, qui est plus divin encore que ton génie,
ne soit dirigé que sur moi.» Ils se quittèrent alors, et lord Nelvil
alla se placer dans la salle, en attendant le plaisir de voir paraître
Corinne.

C'est un sujet italien que Roméo et Juliette; la scène se passe à
Vérone; on y montre encore le tombeau de ces deux amants; Shakspeare a
écrit cette pièce avec cette imagination du Midi, tout à la fois si
passionnée et si riante, cette imagination qui triomphe dans le bonheur,
et passe si facilement, néanmoins, de ce bonheur au désespoir, et du
désespoir à la mort. Tout y est rapide dans les impressions, et l'on
sent cependant que ces impressions rapides seront ineffaçables. C'est la
force de la nature, et non la frivolité du coeur, qui, sous un climat
énergique, hâte le développement des passions. Le sol n'est point léger,
quoique la végétation soit prompte; et Shakspeare, mieux qu'aucun
écrivain étranger, a saisi le caractère national de l'Italie, et cette
fécondité d'esprit qui invente mille manières pour varier l'expression
des mêmes sentiments, cette éloquence orientale qui se sert des images
de toute la nature pour peindre ce qui se passe dans le coeur. Ce n'est
pas, comme dans l'Ossian, une même teinte, un même son, qui répond
constamment à la corde la plus sensible du coeur; mais les couleurs
multipliées que Shakspeare emploie dans Roméo et Juliette ne donnent
point à son style une froide affectation; c'est le rayon divisé,
réfléchi, varié, qui produit ses couleurs, et l'on y sent toujours la
lumière et le feu dont elles viennent. Il y a dans cette composition une
sève de vie, un éclat d'expression qui caractérise et le pays et les
habitants. La pièce de Roméo et Juliette, traduite en italien, semblait
rentrer dans sa langue maternelle.

La première fois que Juliette paraît, c'est à un bal où Roméo Montague
s'est introduit, dans la maison des Capulets les ennemis mortels de sa
famille. Corinne était revêtue d'un habit de fête charmant, et cependant
conforme au costume du temps; ses cheveux étaient artistement mêlés avec
des pierreries et des fleurs. Elle frappait d'abord comme une personne
nouvelle; puis on reconnaissait sa voix et sa figure, mais sa figure
divinisée, qui ne conservait plus qu'une expression poétique. Des
applaudissements unanimes firent retentir la salle à son arrivée. Ses
premiers regards découvrirent à l'instant Oswald, et s'arrêtèrent sur
lui; une étincelle de joie, une espérance douce et vive se peignit dans
sa physionomie. En la voyant, le coeur battait de plaisir et de crainte;
on sentait que tant de félicité ne pouvait pas durer sur la terre:
était-ce pour Juliette, était-ce pour Corinne que ce pressentiment
devait s'accomplir?

Quand Roméo approcha d'elle pour lui adresser à demi-voix des vers si
brillants dans l'anglais, si magnifiques dans la traduction italienne,
sur sa grâce et sa beauté, les spectateurs, ravis d'être interprétés
ainsi, s'unirent tous avec transport à Roméo; et la passion subite qui
le saisit, cette passion allumée par le premier regard, parut à tous les
yeux bien vraisemblable. Oswald commença dès ce moment à se troubler; il
lui semblait que tout était prêt à se révéler, qu'on allait proclamer
Corinne un ange parmi les femmes, l'interroger lui-même sur ce qu'il
ressentait pour elle, la lui disputer, la lui ravir; je ne sais quel
nuage éblouissant passa devant ses yeux; il craignit de ne plus voir, il
craignit de s'évanouir, et se retira derrière une colonne pendant
quelques instants. Corinne inquiète le cherchait avec anxiété, et
prononça ce vers:

    _Too early seen unknown, and known too late!_

_Ah! je l'ai vu trop tôt sans le connaître, et je l'ai connu trop tard!_
avec un accent si profond, qu'Oswald tressaillit en l'entendant, parce
qu'il lui sembla que Corinne l'appliquait à leur situation personnelle.

Il ne pouvait se lasser d'admirer la grâce de ses gestes, la dignité de
ses mouvements, une physionomie qui peignait ce que la parole ne pouvait
dire, et découvrait ces mystères du coeur qu'on n'a jamais exprimés, et
qui pourtant disposent de la vie. L'accent, le regard, les moindres
signes d'un acteur vraiment ému, vraiment inspiré, sont une révélation
continuelle du coeur humain; et l'idéal des beaux-arts se mêle toujours
à ces révélations de la nature. L'harmonie des vers, le charme des
attitudes, prêtent à la passion ce qui lui manque souvent dans la
réalité, la dignité et la grâce. Ainsi tous les sentiments du coeur et
tous les mouvements de l'âme passent à travers l'imagination, sans rien
perdre de leur vérité.

Au second acte, Juliette paraît sur le balcon de son jardin pour
s'entretenir avec Roméo. De toute la parure de Corinne, il ne lui
restait plus que les fleurs, et, bientôt après, les fleurs aussi
devaient disparaître; le théâtre, à demi éclairé, pour représenter la
nuit, répandait sur le visage de Corinne une lumière plus douce et plus
touchante. Le son de sa voix était encore plus harmonieux que dans
l'éclat d'une fête. Sa main levée vers les étoiles semblait invoquer les
seuls témoins dignes de l'entendre; et quand elle répétait _Roméo!
Roméo!_ bien qu'Oswald fût certain que c'était à lui qu'elle pensait, il
se sentait jaloux des accents délicieux qui faisaient retentir un autre
nom dans les airs. Oswald se trouvait placé en face du balcon; et celui
qui jouait Roméo étant un peu caché par l'obscurité, tous les regards de
Corinne purent tomber sur Oswald lorsqu'elle dit ces vers ravissants

    _In truth, fair Montague, I am too fond,
    And therefore thou may'st think my haviour light:
    But trust me, gentleman, I'll prove more true,
    Than those that have more cunning to be strange.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . therefore pardon me._

«Il est vrai, beau Montague, je me suis montrée trop passionnée, et tu
pourrais penser que ma conduite a été légère: mais crois-moi, noble
Roméo, tu me trouveras plus fidèle que celles qui ont plus d'art pour
cacher ce qu'elles éprouvent; ainsi donc pardonne-moi.»

A ce mot: pardonne-moi! pardonne-moi d'aimer! pardonne-moi de te l'avoir
laissé connaître! il y avait dans le regard de Corinne une prière si
tendre! tant de respect pour son amant, tant d'orgueil de son choix,
lorsqu'elle disait: Noble Roméo! beau Montague! qu'Oswald se sentit
aussi fier qu'il était heureux. Il releva sa tête que l'attendrissement
avait fait pencher, et se crut le roi du monde, puisqu'il régnait sur un
coeur qui renfermait tous les trésors de la vie.

Corinne, en apercevant l'effet qu'elle produisait sur Oswald, s'anima de
plus en plus par cette émotion du coeur qui seule produit des miracles;
et quand, à l'approche du jour, Juliette croit entendre le chant de
l'alouette, signal du départ de Roméo, les accents de Corinne avaient un
charme surnaturel: ils peignaient l'amour, et cependant on y sentait un
mystère religieux, quelques souvenirs du ciel, un présage de retour vers
lui, une douleur toute céleste, telle que celle d'une âme exilée sur la
terre, et que sa divine patrie va bientôt rappeler. Ah! qu'elle était
heureuse, Corinne, le jour où elle représentait ainsi devant l'ami de
son choix un noble rôle dans une belle tragédie! que d'années, combien
de vies seraient ternes auprès d'un tel jour!

Si lord Nelvil avait pu jouer avec Corinne le rôle de Roméo, le plaisir
qu'elle goûtait n'eût pas été si complet. Elle aurait désiré d'écarter
les vers des plus grands poëtes, pour parler elle-même selon son coeur:
peut-être même qu'un sentiment invincible de timidité eût entraîné son
talent; elle n'eût pas osé regarder Oswald, de peur de se trahir; enfin,
la vérité portée jusqu'à ce point aurait détruit le prestige de l'art:
mais qu'il était doux de savoir là celui qu'elle aimait, quand elle
éprouvait ce mouvement d'exaltation que la poésie seule peut donner!
quand elle ressentait tout le charme des émotions sans en avoir le
trouble ni le déchirement réel! quand les affections qu'elle exprimait
n'avaient à la fois rien de personnel ni d'abstrait, et qu'elle semblait
dire à lord Nelvil: «Voyez-vous comme je suis capable d'aimer!»

Il est impossible que, dans sa propre situation, on puisse être contente
de soi, la passion et la timidité tour à tour entraînent ou retiennent,
inspirent trop d'amertume ou trop de soumission: mais se montrer
parfaite, sans qu'il y ait de l'affectation; unir le calme à la
sensibilité quand trop souvent elle l'ôte; enfin, exister pour un moment
dans les plus doux rêves du coeur, telle était la jouissance pure de
Corinne en jouant la tragédie. Elle joignait à ce plaisir celui de tous
les succès, de tous les applaudissements qu'elle obtenait, et son regard
les mettait aux pieds d'Oswald, aux pieds de l'objet dont le suffrage
valait à lui seul plus que la gloire. Ah! du moins un moment, Corinne
sentit le bonheur; un moment elle connut, au prix de son repos, ces
délices de l'âme, que jusqu'alors elle avait souhaitées vainement, et
qu'elle devait regretter toujours.

Juliette, au troisième acte, devient secrètement l'épouse de Roméo. Dans
le quatrième, ses parents voulant la forcer à en épouser un autre, elle
se décide à prendre le breuvage assoupissant qu'elle tient de la main
d'un moine, et qui doit lui donner l'apparence de la mort. Tous les
mouvements de Corinne, sa démarche agitée, ses accents altérés, ses
regards, tantôt vifs, tantôt abattus, peignaient le cruel combat de la
crainte et de l'amour, les images terribles qui la poursuivaient, à
l'idée de se voir transporter vivante dans les tombeaux de ses ancêtres,
et cependant l'enthousiasme de passion qui faisait triompher une âme si
jeune d'un effroi si naturel. Oswald sentait comme un besoin
irrésistible de voler à son secours. Une fois elle leva les yeux vers le
ciel, avec une ardeur qui exprimait profondément ce besoin de la
protection divine dont jamais un être humain n'a pu s'affranchir. Une
autre fois lord Nelvil crut voir qu'elle étendait les bras vers lui,
comme pour l'appeler à son aide, et il se leva dans un transport
insensé, puis se rassit, ramené à lui-même par les regards surpris de
ceux qui l'environnaient; mais son émotion devenait si forte, qu'elle ne
pouvait plus se cacher.

Au cinquième acte, Roméo, qui croit Juliette sans vie, la soulève du
tombeau avant son réveil, et la presse contre son coeur ainsi évanouie.
Corinne était vêtue de blanc, ses cheveux noirs tout épars, sa tête
penchée sur Roméo avec une grâce et cependant avec une vérité de mort si
touchante et si sombre, qu'Oswald se sentit ébranlé tout à la fois par
les impressions les plus opposées. Il ne pouvait supporter de voir
Corinne dans les bras d'un autre; il frémissait en contemplant l'image
de celle qu'il aimait ainsi privée de vie; enfin il éprouvait, comme
Roméo, ce mélange cruel de désespoir et d'amour, de mort et de volupté,
qui fait de cette scène la plus déchirante du théâtre. Enfin, quand
Juliette se réveille de ce tombeau, au pied duquel son amant vient de
s'immoler, et que ses premiers mots, dans son cercueil, sous ces voûtes
funèbres, ne sont point inspirés par l'effroi qu'elles devaient causer,
lorsqu'elle s'écrie:

    _Where is my lord? where is my Romeo?_

«_Où est mon époux? où est mon Roméo?_» lord Nelvil répondit à ces cris
par des gémissements, et ne revint à lui que lorsqu'il fut entraîné par
M. Edgermond hors de la salle.

La pièce finie, Corinne s'était trouvée mal d'émotion et de fatigue.
Oswald entra le premier dans sa chambre, et la vit seule avec ses
femmes, encore revêtue du costume de Juliette, et, comme elle, presque
évanouie entre leurs bras. Dans l'excès de son trouble, il ne savait pas
distinguer si c'était la vérité ou la fiction; et se jetant aux pieds de
Corinne, il lui dit en anglais ces paroles de Roméo:

«O mes yeux, regardez-la pour la dernière fois! ô mes bras, serrez-la
pour la dernière fois contre mon coeur!»

    _Eyes, look your last! arms, take your last embrace!_

Corinne, encore égarée, s'écria: «Grand Dieu! que dites-vous?
Voudriez-vous me quitter? le voudriez-vous?--Non, non, interrompit
Oswald; non, je le jure...» A l'instant, la foule des amis et des
admirateurs de Corinne força sa porte pour la voir; elle regardait
Oswald, attendant avec anxiété ce qu'il allait dire; mais ils ne purent
se parler de toute la soirée, on ne les laissa pas seuls un instant.

Jamais tragédie n'avait produit un tel effet en Italie. Les Romains
exaltaient avec transport et la traduction, et la pièce, et l'actrice.
Ils disaient que c'était là véritablement la tragédie qui convenait aux
Italiens, peignait leurs moeurs, ranimait leur âme en captivant leur
imagination, et faisait valoir leur belle langue, par un style tour à
tour éloquent et lyrique, inspiré et naturel. Corinne recevait tous ces
éloges avec un air de douceur et de bienveillance; mais son âme était
restée suspendue à ce mot _Je jure..._ qu'Oswald avait prononcé, et dont
l'arrivée du monde avait interrompu la suite; ce mot pouvait en effet
contenir le secret de sa destinée.



LIVRE HUITIÈME

LES STATUES ET LES TOMBEAUX


CHAPITRE PREMIER

Après la journée qui venait de se passer, Oswald ne put fermer l'oeil de
la nuit. Il n'avait jamais été plus près de tout sacrifier à Corinne. Il
ne voulait pas même lui demander son secret, ou du moins il voulait
prendre, avant de le savoir, l'engagement solennel de lui consacrer sa
vie. L'incertitude semblait, pendant quelques heures, entièrement
écartée de son esprit; et il se plaisait à composer dans sa tête la
lettre qu'il écrirait le lendemain, et qui déciderait de son sort. Mais
cette confiance dans le bonheur, ce repos dans la résolution, ne fut pas
de longue durée. Bientôt ses pensées le ramenèrent vers le passé: il se
souvint qu'il avait aimé, bien moins, il est vrai, qu'il n'aimait
Corinne, et l'objet de son premier choix ne pouvait lui être comparé;
mais enfin c'était ce sentiment qui l'avait entraîné à des actions
irréfléchies, à des actions qui avaient déchiré le coeur de son père.
«Ah! qui sait, s'écria-t-il, qui sait s'il ne craindrait pas également
aujourd'hui que son fils n'oubliât sa patrie et ses devoirs envers elle?

«O toi! dit-il en s'adressant au portrait de son père; toi, le meilleur
ami que j'aurai jamais sur la terre, je ne peux plus entendre ta voix;
mais apprends-moi par ce regard muet, si puissant encore sur mon âme,
apprends-moi ce que je dois faire pour te donner dans le ciel quelque
contentement de ton fils. Et cependant n'oublie pas ce besoin de bonheur
qui consume les mortels; sois indulgent dans ta demeure céleste, comme
tu l'étais sur la terre. J'en deviendrai meilleur, si je suis heureux
quelque temps, si je vis avec cette créature angélique, si j'ai
l'honneur de protéger, de sauver une telle femme.--La sauver? reprit-il
tout à coup; et de quoi? d'une vie qui lui plaît, d'une vie d'hommages,
de succès, d'indépendance!» Cette réflexion, qui venait de lui,
l'effraya lui-même comme une inspiration de son père.

Dans les combats de sentiment, qui n'a pas souvent éprouvé je ne sais
quelle superstition secrète qui nous fait prendre ce que nous pensons
pour un présage, et ce que nous souffrons pour un avertissement du ciel?
Ah! quelle lutte se passe dans les âmes susceptibles et de passion et de
conscience!

Oswald se promenait dans sa chambre avec une agitation cruelle,
s'arrêtant quelquefois pour regarder la lune d'Italie, si douce et si
belle. L'aspect de la nature enseigne la résignation, mais ne peut rien
sur l'incertitude. Le jour vint pendant qu'il était dans cet état; et
quand le comte d'Erfeuil et M. Edgermond entrèrent chez lui, ils
s'inquiétèrent de sa santé, tant les anxiétés de la nuit l'avaient
changé! Le comte d'Erfeuil rompit le premier le silence qui s'était
établi entre eux trois: «Il faut convenir, dit-il, que le spectacle
d'hier était charmant. Corinne est admirable. Je perdais la moitié de
ses paroles, mais je devinais tout par ses accents et par sa
physionomie. Quel dommage que ce soit une personne riche qui ait un tel
talent! car, si elle était pauvre, libre comme elle l'est, elle pourrait
monter sur le théâtre, et ce serait la gloire de l'Italie qu'une actrice
comme elle.»

Oswald ressentit une impression pénible par ce discours, et ne savait
néanmoins de quelle manière la témoigner; car le comte d'Erfeuil avait
cela de particulier, que l'on ne pouvait pas légitimement se fâcher de
ce qu'il disait, lors même qu'on en recevait une impression désagréable.
Il n'y a que les âmes sensibles qui sachent se ménager réciproquement:
l'amour-propre, si susceptible pour lui-même, ne devine presque jamais
la susceptibilité des autres.

M. Edgermond loua Corinne dans les termes les plus convenables et les
plus flatteurs. Oswald lui répondit en anglais, afin de soustraire la
conversation sur Corinne aux éloges déplaisants du comte d'Erfeuil. «Je
suis de trop, ce me semble, dit alors le comte d'Erfeuil; je m'en vais
chez Corinne; elle sera bien aise d'entendre mes observations sur son
jeu d'hier au soir. J'ai quelques conseils à lui donner, qui portent sur
des détails; mais les détails font beaucoup à l'ensemble; et c'est
vraiment une femme si étonnante, qu'il ne faut rien négliger pour lui
faire atteindre la perfection. Et puis, dit-il en se penchant vers
l'oreille de lord Nelvil, je veux l'encourager à jouer plus souvent la
tragédie: c'est un moyen sûr pour se faire épouser par quelque étranger
de distinction qui passera par ici. Vous et moi, mon cher Oswald, nous
ne donnerons pas dans cette idée, nous sommes trop accoutumés aux femmes
charmantes pour qu'elles nous fassent faire une sottise; mais un prince
allemand, un grand d'Espagne, qui sait?» A ces mots, Oswald se leva hors
de lui-même, et l'on ne peut savoir ce qu'il en serait arrivé, si le
comte d'Erfeuil avait aperçu son mouvement; mais il avait été si
satisfait de sa dernière réflexion, qu'il s'en était allé là-dessus,
légèrement et sur la pointe du pied, ne se doutant pas qu'il avait
offensé lord Nelvil: s'il l'avait su, bien qu'il l'aimât autant qu'il
pouvait aimer, il serait sûrement resté. La valeur brillante du comte
d'Erfeuil contribuait, plus encore que son amour-propre, à lui faire
illusion sur ses défauts. Comme il avait beaucoup de délicatesse dans
tout ce qui tenait à l'honneur, il n'imaginait pas qu'il pût en manquer
dans ce qui avait rapport à la sensibilité; et se croyant, avec raison,
aimable et brave, il s'applaudissait de son lot, et ne soupçonnait rien
de plus profond dans la vie.

Aucun des sentiments qui agitaient Oswald n'avait échappé à M.
Edgermond; et quand le comte d'Erfeuil fut sorti, il lui dit: «Mon cher
Oswald, je pars, je vais à Naples.--Et pourquoi sitôt? répondit lord
Nelvil.--Parce qu'il ne fait pas bon ici pour moi, continua M.
Edgermond. J'ai cinquante ans, et cependant je ne suis pas sûr que je ne
devinsse fou de Corinne.--Et si vous le deveniez, interrompit Oswald,
que vous en arriverait-il?--Une telle femme n'est pas faite pour vivre
dans le pays de Galles, reprit M. Edgermond: croyez-moi, mon cher
Oswald, il n'y a que les Anglaises pour l'Angleterre. Il ne m'appartient
pas de vous donner des conseils, et je n'ai pas besoin de vous assurer
que je ne dirai pas un mot de ce que j'ai vu; mais, tout aimable qu'est
Corinne, je pense comme Thomas Walpole: _que fait-on de cela à la
maison_? Et _la maison_ est tout chez nous, vous le savez, tout pour les
femmes du moins. Vous représentez-vous votre belle Italienne restant
seule pendant que vous chasserez, ou que vous irez au parlement, et vous
quittant au dessert pour aller préparer le thé quand vous sortirez de
table? Cher Oswald, nos femmes ont des vertus domestiques que vous ne
trouverez nulle part. Les hommes en Italie n'ont rien à faire qu'à
plaire aux femmes; ainsi, plus elles sont aimables, et mieux c'est. Mais
chez nous, où les hommes ont une carrière active, il faut que les femmes
soient dans l'ombre, et ce serait bien dommage d'y mettre Corinne; je la
voudrais sur le trône de l'Angleterre, mais non pas sous mon humble
toit. Milord, j'ai connu votre mère, que votre respectable père a tant
regrettée: c'était une personne tout à fait semblable à ma jeune
cousine; et c'est comme cela que je voudrais une femme, si j'étais
encore dans l'âge de choisir et d'être aimé. Adieu, mon cher ami; ne me
sachez pas mauvais gré de ce que je viens de vous dire, car personne
n'est plus que moi l'admirateur de Corinne, et peut-être qu'à votre âge
je ne serais pas capable de renoncer à l'espérance de lui plaire.» En
achevant ces mots, il prit la main de lord Nelvil, la serra
cordialement, et s'en alla, sans qu'Oswald lui répondît un seul mot.
Mais M. Edgermond comprit la cause de son silence; et, satisfait du
serrement de main d'Oswald qui avait répondu au sien, il partit,
impatient lui-même de finir une conversation qui lui coûtait.

De tout ce qu'il avait dit, un seul mot avait frappé au coeur Oswald:
c'était le souvenir de sa mère et de l'attachement profond que son père
avait eu pour elle. Il l'avait perdue lorsqu'il n'avait encore que
quatorze ans, mais il se rappelait avec un profond respect et ses vertus
et le caractère timide et réservé de ses vertus. «Insensé que je suis!
s'écria-t-il quand il fut seul, je veux savoir quelle est l'épouse que
mon père me destinait: et ne le sais-je pas, puisque je puis me retracer
l'image de ma mère, qu'il a tant aimée? Que veux-je donc de plus? et
pourquoi me tromper moi-même en faisant semblant d'ignorer ce qu'il
penserait à présent si je pouvais le consulter encore?» Il était
cependant affreux pour Oswald de retourner chez Corinne, après ce qui
s'était passé la veille, sans lui rien dire qui confirmât les sentiments
qu'il lui avait témoignés. Son agitation, sa peine devint si forte,
qu'elle lui rendit un accident dont il se croyait guéri: le vaisseau
cicatrisé dans sa poitrine se rouvrit. Pendant que ses gens effrayés
appelaient du secours de toutes parts, il souhaitait en secret que la
fin de sa vie terminât ses chagrins. «Si je pouvais mourir, se
disait-il, après avoir revu Corinne, après qu'elle m'aurait appelé son
Roméo!» Et des larmes s'échappèrent de ses yeux: c'étaient les
premières, depuis la mort de son père, qu'une autre douleur lui
arrachât.

Il écrivit à Corinne l'accident qui le retenait chez lui, et quelques
mots mélancoliques terminaient sa lettre. Corinne avait commencé ce jour
même avec des pressentiments bien trompeurs: elle jouissait de
l'impression qu'elle avait produite sur Oswald; et, se croyant aimée,
elle était heureuse, car elle ne savait pas bien clairement d'ailleurs
ce qu'elle désirait. Mille circonstances faisaient que l'idée d'épouser
lord Nelvil était pour elle mêlée de beaucoup de crainte; et comme
c'était une personne plus passionnée que prévoyante, dominée par le
présent, mais s'occupant peu de l'avenir, ce jour qui devait lui coûter
tant de peines s'était levé pour elle comme le jour le plus pur et le
plus serein de sa vie.

Eu recevant le billet d'Oswald, un trouble cruel s'empara de son âme:
elle le crut dans un grand danger, et partit à l'instant à pied,
traversant le _Corso_ à l'heure où toute la ville s'y promène, et
entrant dans la maison d'Oswald à la vue de presque toute la société de
Rome. Elle ne s'était pas donné le temps de réfléchir; et sa course
avait été si rapide, qu'en arrivant dans la chambre d'Oswald, elle ne
pouvait plus respirer ni prononcer un seul mot. Lord Nelvil comprit tout
ce qu'elle venait de hasarder pour le voir; et, s'exagérant les
conséquences de cette action, qui, en Angleterre, aurait entièrement
perdu de réputation une femme, et à plus forte raison une femme non
mariée, il se sentit saisi par la générosité, l'amour et la
reconnaissance; et, se levant, tout faible qu'il était, il serra Corinne
contre son coeur, et s'écria: «Chère amie, non, je ne t'abandonnerai
pas, quand ton sentiment pour moi te compromet! quand je dois
réparer...» Corinne comprit sa pensée; et, l'interrompant aussitôt, en
se dégageant doucement de ses bras, elle lui dit, après s'être informée
de son état, qui s'était amélioré: «Vous vous trompez, milord; je ne
fais rien, en venant vous voir, que la plupart des femmes de Rome
n'eussent fait à ma place. Je vous ai su malade, vous êtes étranger ici,
vous n'y connaissez que moi, c'est à moi de vous soigner. Les
convenances établies sont très-respectables quand il ne faut leur
sacrifier que soi; mais ne doivent-elles pas céder aux sentiments vrais
et profonds que fait naître le danger ou la douleur d'un ami? Quel
serait donc le sort d'une femme si ces mêmes convenances sociales, en
permettant d'aimer, défendaient seulement le mouvement irrésistible qui
fait voler au secours de ce qu'on aime? Mais, je vous le répète, milord,
ne craignez point qu'en venant ici je me sois compromise. J'ai, par mon
âge et mes talents, à Rome, la liberté d'une femme mariée. Je ne cache
point à mes amis que je suis venue chez vous, je ne sais s'ils me
blâment de vous aimer, mais sûrement ils ne me blâmeront pas d'être
dévouée à vous, quand je vous aime.»

En entendant ces paroles si naturelles et si sincères, Oswald éprouva un
mélange confus d'impressions diverses; il était touché par la
délicatesse de la réponse de Corinne, mais il était presque fâché que ce
qu'il avait pensé d'abord ne fût pas vrai; il aurait souhaité qu'elle
eût commis pour lui une grande faute selon le monde, afin que cette
faute même, lui faisant un devoir de l'épouser, terminât ses
incertitudes. Il pensait avec humeur à cette liberté des moeurs
d'Italie, qui prolongeait son anxiété, en lui laissant beaucoup de
bonheur, sans lui imposer aucun lien. Il eût voulu que l'honneur lui
commandât ce qu'il désirait. Ces pensées pénibles lui causèrent de
nouveau des accidents dangereux. Corinne, dans la plus affreuse
inquiétude, sut lui prodiguer des soins pleins de douceur et de charme.

Vers le soir, Oswald paraissait plus oppressé; et Corinne, à genoux
auprès de son lit, soutenait sa tête entre ses bras, quoiqu'elle fût
elle-même bien plus émue que lui. Il la regardait souvent avec une
impression de bonheur à travers ses souffrances. «Corinne, lui dit-il à
voix basse, lisez-moi dans ce recueil, où sont écrites les pensées de
mon père, ses réflexions sur la mort. Ne pensez pas, dit-il en voyant
l'effroi de Corinne, que je m'en croie menacé; mais jamais je ne suis
malade sans relire ses consolations, qu'il me semble encore entendre de
sa bouche; et puis je veux, chère amie, vous faire ainsi connaître quel
homme était mon père; vous comprendrez mieux et ma douleur et son empire
sur moi, et tout ce que je veux vous confier un jour.» Corinne prit ce
recueil, dont Oswald ne se séparait jamais, et d'une voix tremblante
elle en lut quelques pages:

  «Justes, aimés du Seigneur, vous parlerez de la mort sans crainte, car
  elle ne sera pour vous qu'un changement d'habitation; et celle que
  vous quitterez est peut-être la moindre de toutes. O mondes
  innombrables, qui remplissez à nos yeux l'infini de l'espace!
  communautés inconnues des créatures de Dieu, communautés de ses
  enfants, éparses dans le firmament et rangées sous ses voûtes! que nos
  louanges se joignent aux vôtres: nous ignorons votre condition; nous
  ignorons votre première, votre seconde, votre dernière part aux
  générosités de l'Être suprême; mais en parlant de la mort et de la
  vie, du temps passé, du temps à venir, nous atteignons, nous touchons
  aux intérêts de tous les êtres intelligents et sensibles, n'importent
  les lieux et les distances qui les séparent. Familles des peuples,
  familles des nations, assemblages des mondes, vous dites avec nous:
  Gloire au maître des cieux, au roi de la nature, au Dieu de l'univers!
  gloire, hommage à celui qui peut, à sa volonté, transformer la
  stérilité en abondance, l'ombre en réalité, et la mort elle-même en
  éternelle vie!

  «Ah! sans doute, la fin du juste est la mort désirable; mais peu
  d'entre nous, peu d'entre nos anciens en ont été les témoins. Où
  est-il cet homme qui se présenterait sans crainte aux regards de
  l'Éternel? Où est-il cet homme qui a aimé Dieu sans distraction, qui
  l'a servi dès sa jeunesse, et qui, atteignant un âge avancé, ne trouve
  dans ses souvenirs aucun sujet d'inquiétude? Où est-il cet homme moral
  en toutes ses actions, sans jamais songer à la louange et aux
  récompenses de l'opinion? Où est-il cet homme si rare parmi les
  hommes, cet être si digne de nous servir à tous de modèle? Où est-il?
  où est-il? Ah! s'il existe au milieu de nous, que nos respects
  l'environnent; et demandez, vous ferez bien, demandez d'assister à sa
  mort, comme au plus beau des spectacles: armez-vous seulement de
  courage, afin de le suivre attentivement sur le lit d'épouvante dont
  il ne se relèvera point. Il le prévoit, il en est certain, et la
  sérénité règne dans ses regards, et son front semble environné d'une
  auréole céleste: il dit avec l'Apôtre: _Je sais à qui j'ai cru_; et
  cette confiance, lorsque ses forces s'éteignent, anime encore ses
  traits. Il contemple déjà sa nouvelle patrie; mais, sans oublier celle
  qu'il va quitter, il est à son Créateur et à son Dieu, sans rejeter
  loin de lui les sentiments qui ont charmé sa vie.

  «C'est une épouse fidèle qui, selon les lois de la nature, doit, entre
  les siens, le suivre la première: il la console, il essuie ses larmes,
  il lui donne rendez-vous dans ce séjour de félicité qu'il ne peut se
  peindre sans elle. Il lui retrace les jours heureux qu'ils ont
  parcourus ensemble, non pour déchirer le coeur d'une sensible amie,
  mais pour accroître leur confiance mutuelle en la bonté céleste. Il
  rappelle encore à la compagne de sa fortune l'amour si tendre qu'il
  eut toujours pour elle, non pour animer des regrets qu'il voudrait
  adoucir, mais pour jouir de la douce idée que deux vies ont tenu à la
  même tige, et que, par leur union, elles deviendront peut-être une
  défense, une garantie de plus, dans cet obscur avenir, où la pitié
  d'un Dieu suprême est le dernier refuge de nos pensées. Hélas! peut-on
  se former une juste image de toutes les émotions qui pénètrent une âme
  aimante, au moment où une vaste solitude se présente à nos regards, au
  moment où les sentiments, les intérêts dont on a subsisté pendant le
  cours de ses belles années, vont s'évanouir pour jamais? Ah! vous qui
  devez survivre à cet être semblable à vous, que le ciel vous avait
  donné pour soutien, à cet être qui était tout pour vous, et dont les
  regards vous disent un effrayant adieu, vous ne refuserez pas de
  placer votre main sur un coeur défaillant, afin qu'une dernière
  palpitation vous parle encore, lorsque tout autre langage n'existera
  plus. Eh! vous blâmerions-nous, amis fidèles, si vous aviez désiré que
  vos cendres se confondissent, que vos dépouilles mortelles fussent
  réunies dans le même asile? Dieu de bonté, réveillez-les ensemble; ou
  si l'un des deux seulement a mérité cette faveur, si l'un des deux
  seulement doit être du nombre des élus, que l'autre en apprenne la
  nouvelle; que l'autre aperçoive la lumière des anges, au moment où le
  sort des heureux sera proclamé, afin qu'il ait encore un moment de
  joie avant de retomber dans la nuit éternelle.

  «Ah! nous nous égarons peut-être lorsque nous essayons de décrire les
  derniers jours de l'homme sensible, de l'homme qui voit la mort
  s'avancer à grands pas, qui la voit prête à le séparer de tous les
  objets de son affection.

  «Il se ranime, et reprend un moment de force, afin que ses dernières
  paroles servent d'instruction à ses enfants. Il leur dit: «Ne vous
  effrayez point d'assister à la fin prochaine de votre père, de votre
  ancien ami. C'est par une loi de la nature qu'il quitte avant vous
  cette terre où il est venu le premier. Il vous montrera du courage; et
  pourtant il s'éloigne de vous avec douleur. Il eût souhaité, sans
  doute, de vous aider plus longtemps de son expérience, et de faire
  encore quelques pas avec vous à travers les périls dont votre jeunesse
  est environnée; _mais la vie n'a point de défense, quand il faut
  descendre au tombeau_. Vous irez seuls maintenant, seuls au milieu
  d'un monde d'où je vais disparaître. Puissiez-vous recueillir avec
  abondance les biens que la Providence y a semés! mais n'oubliez jamais
  que ce monde lui-même est une patrie passagère, et qu'une autre plus
  durable vous appelle. Nous nous reverrons peut-être; et quelque part,
  sous les regards de mon Dieu, j'offrirai pour vous en sacrifice et mes
  voeux et mes larmes. Aimez la religion, qui a tant de promesses; aimez
  la religion, ce dernier trait d'alliance entre les pères et les
  enfants, entre la mort et la vie... Approchez-vous de moi!... que je
  vous aperçoive encore. Que la bénédiction d'un serviteur de Dieu soit
  sur vous...» Il meurt... O anges du ciel! recevez son âme, et
  laissez-nous sur la terre le souvenir de ses actions, le souvenir de
  ses pensées, le souvenir de ses espérances.»

L'émotion d'Oswald et de Corinne avait souvent interrompu cette lecture.
Enfin ils furent forcés d'y renoncer. Corinne craignait pour Oswald
l'abondance de ses pleurs. Elle était bouleversée de l'état où elle le
voyait, et elle ne s'apercevait pas qu'elle-même était aussi troublée
que lui. «Oui, lui dit Oswald en lui tendant la main, oui, chère amie de
mon coeur, tes larmes se sont confondues avec les miennes. Tu le pleures
avec moi, cet ange tutélaire dont je sens encore le dernier
embrassement, dont je vois encore le noble regard; peut-être est-ce toi
qu'il a choisie pour me consoler; peut-être...--Non, non, s'écria
Corinne, non, il ne m'en a pas crue digne.--Que dites-vous?» interrompit
Oswald. Corinne eut peur d'avoir révélé ce qu'elle voulait cacher, et
répéta ce qui venait de lui échapper, en disant seulement: «Il ne m'en
croirait pas digne!» Ce mot changé dissipa l'inquiétude que le premier
avait fait naître dans le coeur d'Oswald, et il continua sans crainte à
s'entretenir de son père avec Corinne.

Les médecins arrivèrent et la rassurèrent un peu; mais ils défendirent
absolument à lord Nelvil de parler, jusqu'à ce que le vaisseau qui
s'était ouvert dans sa poitrine fût fermé. Six jours entiers se
passèrent, pendant lesquels Corinne ne quitta point Oswald, et l'empêcha
de prononcer un seul mot, lui imposant doucement silence dès qu'il
voulait parler. Elle trouvait l'art de varier les heures par la lecture,
par la musique, et quelquefois par une conversation dont elle faisait
tous les frais, en cherchant à s'animer elle-même, dans le sérieux comme
dans la plaisanterie, avec un intérêt soutenu. Toute cette grâce, tout
ce charme voilait l'inquiétude qu'elle éprouvait intérieurement, et
qu'il fallait dérober à lord Nelvil; mais elle n'en était pas distraite
un seul instant. Elle s'apercevait presque avant Oswald lui-même de ce
qu'il souffrait, et le courage qu'il mettait à le cacher ne trompait
jamais Corinne; elle découvrait toujours ce qui pouvait lui faire du
bien, et se hâtait de le soulager, en tâchant seulement de fixer son
attention le moins qu'il était possible sur les soins qu'elle lui
rendait. Cependant, quand Oswald pâlissait, la couleur abandonnait aussi
les lèvres de Corinne, et ses mains tremblaient en lui portant du
secours; mais elle s'efforçait bientôt de se remettre, et souriait,
quoique ses yeux fussent remplis de larmes. Quelquefois elle pressait la
main d'Oswald sur son coeur, et semblait vouloir ainsi lui donner sa
propre vie. Enfin ses soins réussirent, Oswald se guérit.

«Corinne, lui dit-il lorsqu'elle lui permit de parler, pourquoi M.
Edgermond, mon ami, n'a-t-il pas été témoin des jours que vous venez de
passer auprès de moi! il aurait vu que vous n'êtes pas moins bonne
qu'admirable; il aurait vu que la vie domestique se compose avec vous
d'enchantements continuels, et que vous ne différez des autres femmes
que pour ajouter à toutes les vertus le prestige de tous les charmes.
Non, c'en est trop, il faut faire cesser le combat qui me déchire, ce
combat qui vient de me mettre au bord du tombeau. Corinne, tu
m'entendras, tu sauras tous mes secrets, toi qui me caches les tiens, et
tu prononceras sur notre sort.--Notre sort, répondit Corinne, si vous
sentez comme moi, c'est de ne pas nous quitter. Mais m'en croirez-vous,
quand je vous dirai que, jusqu'à présent du moins, je n'ai pas osé
souhaiter d'être votre épouse? Ce que j'éprouve est bien nouveau pour
moi: mes idées sur la vie, mes projets pour l'avenir, sont tout à fait
bouleversés par ce sentiment, qui me trouble et m'asservit chaque jour
davantage. Mais je ne sais pas si nous pouvons, si nous devons nous
unir.--Corinne, reprit Oswald, me mépriseriez-vous d'avoir hésité?
l'attribueriez-vous à des considérations misérables? N'avez-vous pas
deviné que le remords profond et douloureux qui, depuis près de deux
ans, me poursuit et me déchire, a pu seul causer mes incertitudes?

--Je l'ai compris, reprit Corinne. Si je vous avais soupçonné d'un motif
étranger aux affections du coeur, vous ne seriez pas celui que j'aime.
Mais la vie, je le sais, n'appartient pas tout entière à l'amour. Les
habitudes, les souvenirs, les circonstances, créent autour de nous je ne
sais quel enlacement que la passion même ne peut détruire. Brisé pour un
moment, il se reformerait, et le lierre viendrait à bout du chêne. Mon
cher Oswald, ne donnons pas à chaque époque de notre existence plus que
cette époque ne demande. Ce qui m'est nécessaire dans ce moment, c'est
que vous ne me quittiez pas. Cette terreur d'un départ qui pourrait être
subit me poursuit sans cesse. Vous êtes étranger dans ce pays; aucun
lien ne vous y retient. Si vous partiez, tout serait dit, il ne me
resterait de vous que ma douleur. Cette nature, ces beaux-arts, cette
poésie que je sens avec vous, et maintenant, hélas! seulement avec vous,
tout deviendrait muet pour mon âme. Je ne me réveille qu'en tremblant;
je ne sais pas, quand je vois ce beau jour, s'il ne me trompe point par
ses rayons resplendissants, si vous êtes encore là, vous, l'astre de ma
vie. Oswald, ôtez-moi cette terreur, et je ne verrai rien au delà de
cette sécurité délicieuse.--Vous savez, répondit Oswald, que jamais un
Anglais n'a renoncé à sa patrie, que la guerre peut me rappeler,
que...--Ah! Dieu! s'écria Corinne, voudriez-vous me préparer...» Et tous
ses membres tremblaient, comme à l'approche du plus effroyable danger.
«Eh bien! s'il est ainsi, emmenez-moi comme épouse, comme esclave...»
Mais tout à coup, reprenant ses esprits, elle dit: «Oswald, vous ne
partirez jamais sans m'en prévenir; jamais, n'est-ce pas? Écoutez: dans
aucun pays un criminel n'est conduit au supplice sans que quelques
heures lui soient données pour recueillir ses pensées. Ce ne sera pas
par une lettre, ce sera vous-même qui viendrez me le dire; vous
m'avertirez, vous m'entendrez avant de vous éloigner de moi.--Et le
pourrais-je alors?...--Quoi! vous hésitez à m'accorder ce que je
demande! s'écria Corinne.--Non, répondit Oswald, je n'hésite pas: tu le
veux, eh bien! je le jure; si ce départ est nécessaire, je vous en
préviendrai, et ce moment décidera de votre vie.» Et elle sortit.


CHAPITRE II

Pendant les jours qui suivirent la maladie d'Oswald, Corinne évita
soigneusement ce qui pouvait amener une explication entre eux. Elle
voulait rendre la vie de son ami aussi douce qu'il était possible, mais
elle ne voulait point lui confier encore son histoire. Tout ce qu'elle
avait remarqué dans leurs entretiens ne l'avait que trop convaincue de
l'impression qu'il recevrait en apprenant et ce qu'elle était, et ce
qu'elle avait sacrifié; et rien ne lui faisait plus de peur que cette
impression qui pouvait le détacher d'elle.

Revenant donc à l'aimable adresse dont elle avait coutume de se servir
pour empêcher Oswald de se livrer à ses inquiétudes passionnées, elle
voulut intéresser de nouveau son esprit et son imagination par les
merveilles des beaux-arts qu'il n'avait point encore vues, et retarder
ainsi l'instant où le sort devait s'éclaircir et se décider. Une telle
situation serait insupportable dans tout autre sentiment que l'amour;
mais il donne des heures si douces, il répand un tel charme sur chaque
minute, que, bien qu'il ait besoin d'un avenir indéfini, il s'enivre du
présent, et reçoit un jour comme un siècle de bonheur ou de peine, tant
ce jour est rempli par une multitude d'émotions et d'idées! Ah! sans
doute, c'est par l'amour que l'éternité peut être comprise; il confond
toutes les notions du temps, il efface les idées de commencement et de
fin; on croit avoir toujours aimé l'objet qu'on aime, tant il est
difficile de concevoir qu'on ait pu vivre sans lui. Plus la séparation
est affreuse, moins elle paraît vraisemblable; elle devient, comme la
mort, une crainte dont on parle plus qu'on n'y croit, un avenir qui
semble impossible, alors même qu'on le sait inévitable.

Corinne, parmi ses innocentes ruses pour varier les amusements d'Oswald,
avait encore réservé les statues et les tableaux. Un jour donc, lorsque
lord Nelvil fut rétabli, elle lui proposa d'aller voir ensemble ce que
la sculpture et la peinture offraient à Rome de plus beau. «Il est
honteux, lui dit-elle en souriant, que vous ne connaissiez ni nos
statues ni nos tableaux, et demain il faut commencer le tour des musées
et des galeries.--Vous le voulez, répondit lord Nelvil, j'y consens.
Mais en vérité, Corinne, vous n'avez pas besoin de ces ressources
étrangères pour me fixer auprès de vous; c'est, au contraire, un
sacrifice que je vous fais quand je détourne mes regards de vous pour
quelque objet que ce puisse être.»

Ils allèrent d'abord au musée du Vatican, ce palais des statues, où l'on
voit la figure humaine divinisée par le paganisme, comme les sentiments
de l'âme le sont maintenant par le christianisme. Corinne fit remarquer
à lord Nelvil ces salles silencieuses, où sont rassemblées les images
des dieux et des héros; où la plus parfaite beauté, dans un repos
éternel, semble jouir d'elle-même. En contemplant ces traits et ces
formes admirables, il se révèle je ne sais quel dessein de la Divinité
sur l'homme, exprimé par la noble figure dont elle a daigné lui faire
don. L'âme s'élève, par cette contemplation, à des espérances pleines
d'enthousiasme et de vertu; car la beauté est une dans l'univers, et,
sous quelque forme qu'elle se présente, elle excite toujours une émotion
religieuse dans le coeur de l'homme. Quelle poésie que ces visages, où
la sublime expression est pour jamais fixée, où les plus grandes pensées
sont revêtues d'une image si digne d'elle!

Quelquefois un sculpteur ancien ne faisait qu'une statue dans sa vie;
elle était toute son histoire. Il la perfectionnait chaque jour; s'il
aimait, s'il était aimé, s'il recevait par la nature ou par les
beaux-arts une impression nouvelle, il embellissait les traits de son
héros par ses souvenirs et par ses affections. Il savait ainsi traduire
aux regards tous les sentiments de son âme. La douleur de nos temps
modernes, au milieu de notre état social si froid et si oppressif, est
ce qu'il y a de plus noble dans l'homme; et, de nos jours, qui n'aurait
pas souffert, n'aurait jamais senti ni pensé. Mais il y avait dans
l'antiquité quelque chose de plus noble que la douleur: c'était le calme
héroïque, c'était le sentiment de sa force, qui pouvait se développer au
milieu d'institutions franches et libres. Les plus belles statues des
Grecs n'ont presque jamais indiqué que le repos. Le Laocoon et la Niobé
sont les seules qui peignent des douleurs violentes; mais c'est la
vengeance du ciel qu'elles rappellent toutes les deux, et non les
passions nées dans le coeur humain. L'être moral avait une organisation
si saine chez les anciens, l'air circulait si librement dans leur large
poitrine, et l'ordre politique était si bien en harmonie avec les
facultés, qu'il n'existait presque jamais, comme de notre temps, des
âmes mal à l'aise: cet état fait découvrir beaucoup d'idées fines, mais
ne fournit point aux arts, et particulièrement à la sculpture, les
simples affections, les éléments primitifs des sentiments, qui peuvent
seuls s'exprimer par le marbre éternel.

A peine trouve-t-on dans leurs statues quelques traces de mélancolie.
Une tête d'Apollon, au palais Justiniani, une autre d'Alexandre mourant,
sont les seules où les dispositions de l'âme rêveuse et souffrante
soient indiquées; mais elles appartiennent l'une et l'autre, selon toute
apparence, au temps où la Grèce était asservie. Dès lors il n'y avait
plus cette fierté ni cette tranquillité d'âme qui ont produit chez les
anciens les chefs-d'oeuvre de la sculpture et de la poésie composée dans
le même esprit.

La pensée qui n'a plus d'aliments au dehors se replie sur elle-même,
analyse, travaille, creuse les sentiments intérieurs; mais elle n'a plus
cette force de création qui suppose et le bonheur et la plénitude de
forces que le bonheur seul peut donner. Les sarcophages, même chez les
anciens, ne rappellent que des idées guerrières ou riantes: dans la
multitude de ceux qui se trouvent au musée du Vatican, on voit des
batailles, des jeux représentés en bas-reliefs sur les tombeaux. Le
souvenir de l'activité de la vie était le plus bel hommage que l'on crût
devoir rendre aux morts. Rien n'affaiblissait, rien ne diminuait les
forces. L'encouragement, l'émulation, étaient le principe des beaux-arts
comme de la politique; il y avait place pour toutes les vertus, comme
pour tous les talents. Le vulgaire se glorifiait de savoir admirer; et
le culte du génie était desservi par ceux même qui ne pouvaient point
aspirer à ses couronnes.

La religion grecque n'était point, comme le christianisme, la
consolation du malheur, la richesse de la misère, l'avenir des mourants;
elle voulait la gloire, le triomphe; elle faisait, pour ainsi dire,
l'apothéose de l'homme. Dans ce culte périssable, la beauté même était
un dogme religieux. Si les artistes étaient appelés à peindre les
passions basses ou féroces, ils en sauvaient la honte à la figure
humaine, en y joignant, comme dans les faunes et les centaures, quelques
traits des animaux; et, pour donner à la beauté son plus sublime
caractère, ils unissaient tour à tour dans les statues des hommes et des
femmes, dans la Minerve guerrière et dans l'Apollon Musagète, les
charmes des deux sexes, la force à la douceur, la douceur à la force;
mélange heureux de deux qualités opposées, sans lequel aucune des deux
ne serait parfaite.

Corinne, en continuant ses observations, retint Oswald quelque temps
devant des statues endormies qui sont placées sur les tombeaux, et
montrent l'art de la sculpture sous le point de vue le plus agréable.
Elle lui fit remarquer que toutes les fois que les statues sont censées
représenter une action, le mouvement qui s'arrête produit une sorte
d'étonnement quelquefois pénible. Mais les statues dans le sommeil, ou
seulement dans l'attitude d'un repos complet, offrent une image de
l'éternelle tranquillité, qui s'accorde merveilleusement avec l'effet
général du Midi sur l'homme. Il semble que là les beaux-arts soient les
paisibles spectateurs de la nature, et que le génie lui-même, qui agite
l'âme dans le Nord, ne soit, sous un beau ciel, qu'une harmonie de plus.

Oswald et Corinne passèrent dans la salle où sont rassemblées les images
sculptées des animaux et des reptiles; et la statue de Tibère se trouve
par hasard au milieu de cette cour. C'est sans projet qu'une telle
réunion s'est faite. Ces marbres se sont d'eux-mêmes rangés autour de
leur maître. Une autre salle renferme les monuments tristes et sévères
des Égyptiens, de ce peuple chez lequel les statues ressemblent plus aux
momies qu'aux hommes, et qui, par ses institutions silencieuses, roides
et serviles, semble avoir, autant qu'il le pouvait, assimilé la vie à la
mort. Les Égyptiens excellaient bien plus dans l'art d'imiter les
animaux que les hommes; c'est l'empire de l'âme qui semble leur être
inaccessible.

Viennent ensuite les portiques du musée, où l'on voit à chaque pas un
nouveau chef-d'oeuvre. Des vases, des autels, des ornements de toute
espèce entourent l'Apollon, le Laocoon, les Muses. C'est là qu'on
apprend à sentir Homère et Sophocle; c'est là que se révèle à l'âme une
connaissance de l'antiquité qui ne peut jamais s'acquérir ailleurs.
C'est en vain que l'on se fie à la lecture de l'histoire pour comprendre
l'esprit des peuples; ce que l'on voit excite en nous bien plus d'idées
que ce qu'on lit, et les objets extérieurs causent une émotion forte qui
donne à l'étude du passé l'intérêt et la vie qu'on trouve dans
l'observation des hommes et des faits contemporains.

Au milieu des superbes portiques, asile de tant de merveilles, il y a
des fontaines qui coulent sans cesse, et vous avertissent doucement des
heures qui passaient de même, il y a deux mille ans, quand les artistes
de ces chefs-d'oeuvre existaient encore. Mais l'impression la plus
mélancolique que l'on éprouve au musée du Vatican, c'est en contemplant
les débris des statues que l'on y voit rassemblés: le torse d'Hercule,
des têtes séparés du tronc; un pied de Jupiter, qui suppose une statue
plus grande et plus parfaite que toutes celles que nous connaissons. On
croit voir le champ de bataille où le temps a lutté contre le génie, et
ces membres mutilés attestent sa victoire et nos pertes.

Après être sortis du Vatican, Corinne conduisit Oswald devant les
colosses de Monte-Cavallo; ces deux statues représentent, dit-on, Castor
et Pollux. Chacun des deux héros dompte d'une seule main un cheval
fougueux qui se cabre. Ces formes colossales, cette lutte de l'homme
avec les animaux, donne, comme tous les ouvrages des anciens, une
admirable idée de la puissance physique de la nature humaine. Mais cette
puissance a quelque chose de noble qui ne se retrouve plus dans notre
ordre social, où la plupart des exercices du corps sont abandonnés aux
gens du peuple. Ce n'est point la force animale de la nature humaine, si
l'on peut s'exprimer ainsi, qui se fait remarquer dans ces
chefs-d'oeuvre. Il semble qu'il y avait une union plus intime entre les
qualités physiques et morales chez les anciens, qui vivaient sans cesse
au milieu de la guerre, et d'une guerre presque d'homme à homme. La
force du corps et la générosité de l'âme, la dignité des traits et la
fierté du caractère, la hauteur de la stature et l'autorité du
commandement, étaient des idées inséparables, avant qu'une religion
intellectuelle eût placé la puissance de l'homme dans son âme. La figure
humaine, qui était aussi la figure des dieux, paraissait symbolique; et
le colosse nerveux de l'Hercule, et toutes les figures de l'antiquité
dans ce genre, ne retracent point les vulgaires idées de la vie commune,
mais la volonté toute-puissante, la volonté divine, qui se montre sous
l'emblème d'une force physique surnaturelle.

Corinne et lord Nelvil terminèrent leur journée en allant voir l'atelier
de Canova, du plus grand sculpteur moderne. Comme il était tard, ce fut
aux flambeaux qu'ils se le firent montrer, et les statues gagnent
beaucoup à cette manière d'être vues. Les anciens en jugeaient ainsi,
puisqu'ils les plaçaient souvent dans leurs Thermes, où le jour ne
pouvait pas pénétrer. A la lueur des flambeaux, l'ombre plus prononcée
amortit la brillante uniformité du marbre, et les statues paraissent des
figures pâles, qui ont un caractère plus touchant et de grâce et de vie.
Il y avait chez Canova une admirable statue destinée pour un tombeau:
elle représentait le génie de la douleur appuyé sur un lion, emblème de
la force. Corinne, en contemplant ce génie, crut y trouver quelque
ressemblance avec Oswald, et l'artiste lui-même en fut aussi frappé.
Lord Nelvil se détourna pour ne point attirer ce genre d'attention; mais
il dit à voix basse à son amie: «Corinne, j'étais condamné à cette
éternelle douleur quand je vous ai rencontrée; mais vous avez changé ma
vie; et quelquefois l'espoir, et toujours un trouble mêlé de charmes,
remplit ce coeur qui ne devait plus éprouver que des regrets.»


CHAPITRE III

Les chefs-d'oeuvre de la peinture étaient alors réunis à Rome; et sa
richesse, sous ce rapport, surpassait toutes celles du reste du monde.
Un seul point de discussion pouvait exister sur l'effet que produisaient
ces chefs-d'oeuvre. La nature des sujets que les grands artistes
d'Italie ont choisis se prête-t-elle à toute la variété, à toute
l'originalité de passions et de caractères que la peinture peut
exprimer? Oswald et Corinne différaient d'opinion à cet égard; mais
cette différence, comme toutes celles qui existaient entre eux, tenait à
la diversité des nations, des climats et des religions. Corinne
affirmait que les sujets les plus favorables à la peinture, c'étaient
les sujets religieux. Elle disait que la sculpture était l'art du
paganisme, comme la peinture était celui du christianisme; et que l'on
retrouvait dans ces arts, comme dans la poésie, les qualités qui
distinguent la littérature ancienne et moderne. Les tableaux de
Michel-Ange, ce peintre de la Bible, de Raphaël, ce peintre de
l'Évangile, supposent autant de profondeur et de sensibilité qu'on en
peut trouver dans Shakspeare et Racine. La sculpture ne saurait
présenter aux regards qu'une existence énergique et simple, tandis que
la peinture indique les mystères du recueillement et de la résignation,
et fait parler l'âme immortelle à travers de passagères couleurs.
Corinne soutenait aussi que les faits historiques, ou tirés des poëmes,
étaient rarement pittoresques. Il faudrait souvent, pour comprendre de
tels tableaux, que l'on eût conservé l'usage des peintres du vieux
temps, d'écrire les paroles que doivent dire les personnages sur un
ruban qui sort de leur bouche. Mais les sujets religieux sont à
l'instant entendus par tout le monde, et l'attention n'est point
détournée de l'art pour deviner ce qu'il représente.

Corinne pensait que l'expression des peintres modernes, en général,
était souvent théâtrale; qu'elle avait l'empreinte de leur siècle, où
l'on ne connaissait plus, comme André Mantègne, Pérugin et Léonard de
Vinci, cette unité d'existence, ce naturel dans la manière d'être, qui
tient encore du repos antique. Mais à ce repos est unie la profondeur de
sentiments qui caractérise le christianisme. Elle admirait la
composition sans artifice des tableaux de Raphaël, surtout dans sa
première manière. Toutes les figures sont dirigées vers un objet
principal, sans que l'artiste ait songé à les grouper en attitude, à
travailler l'effet qu'elles peuvent produire. Corinne disait que cette
bonne foi dans les arts d'imagination, comme dans tout le reste, est le
caractère du génie, et que le calcul du succès est presque toujours
destructeur de l'enthousiasme. Elle prétendait qu'il y avait de la
rhétorique en peinture comme dans la poésie, et que tous ceux qui ne
savaient pas caractériser cherchaient les ornements accessoires,
réunissaient tout le prestige d'un sujet brillant aux costumes riches,
aux attitudes remarquables; tandis qu'une simple vierge tenant son
enfant dans ses bras, un vieillard attentif dans la messe de Bolsène, un
homme appuyé sur son bâton dans l'école d'Athènes, sainte Cécile levant
les yeux au ciel, produisaient, par l'expression seule du regard et de
la physionomie, des impressions bien plus profondes. Ces beautés
naturelles se découvrent chaque jour davantage; mais, au contraire, dans
les tableaux d'effet, le premier coup d'oeil est toujours le plus
frappant.

Corinne ajoutait à ces réflexions une observation qui les fortifiait
encore: c'est que les sentiments religieux des Grecs et des Romains, la
disposition de leur âme en tout genre ne pouvant être la nôtre, il nous
est impossible de créer dans leur sens, d'inventer, pour ainsi dire, sur
leur terrain. L'on peut les imiter à force d'étude; mais comment le
génie trouverait-il tout son essor dans un travail où la mémoire et
l'érudition sont si nécessaires? Il n'en est pas de même des sujets qui
appartiennent à notre propre histoire ou à notre propre religion. Les
peintres peuvent en avoir eux-mêmes l'inspiration personnelle; ils
sentent ce qu'ils peignent, ils peignent ce qu'ils ont vu. La vie leur
sert pour imaginer la vie; mais, en se transportant dans l'antiquité, il
faut qu'ils inventent d'après les livres et les statues. Enfin, Corinne
trouvait que les tableaux pieux faisaient à l'âme un bien que rien ne
pouvait remplacer, et qu'ils supposaient dans l'artiste un saint
enthousiasme qui se confond avec le génie, le renouvelle, le ranime, et
peut seul le soutenir contre les dégoûts de la vie et les injustices des
hommes.

Oswald recevait, sous quelques rapports, une impression différente.
D'abord il était presque scandalisé de voir représenter en peinture,
comme l'a fait Michel-Ange, la figure de la Divinité même revêtue de
traits mortels. Il croyait que la pensée n'osait lui donner des formes,
et qu'on trouvait à peine au fond de son âme une idée assez
intellectuelle, assez éthérée, pour l'élever jusqu'à l'Être suprême; et
quant aux sujets tirés de l'Écriture sainte, il lui semblait que
l'expression et les images dans ce genre de tableaux laissaient beaucoup
à désirer. Il croyait, avec Corinne, que la méditation religieuse est le
sentiment le plus intime que l'homme puisse éprouver; et, sous ce
rapport, il est celui qui fournit aux peintres les plus grands mystères
de la physionomie et du regard; mais la religion réprimant tous les
mouvements du coeur qui ne naissent pas immédiatement d'elle, les
figures des saints et des martyrs ne peuvent être très-variées. Le
sentiment de l'humilité, si noble devant le ciel, affaiblit l'énergie
des passions terrestres, et donne nécessairement de la monotonie à la
plupart des sujets religieux. Quand Michel-Ange, avec son terrible
talent, a voulu peindre ces sujets, il en a presque altéré l'esprit, en
donnant à ses prophètes une expression redoutable et puissante qui en a
fait des Jupiters plutôt que des saints. Souvent aussi il se sert, comme
le Dante, des images du paganisme, et mêle la mythologie à la religion
chrétienne. Une des circonstances les plus admirables de l'établissement
du christianisme, c'est l'état vulgaire des apôtres qui l'ont prêché,
l'asservissement et la misère du peuple juif, dépositaire pendant
longtemps des promesses qui annonçaient le Christ. Ce contraste entre la
petitesse des moyens et la grandeur du résultat est très-beau
moralement; mais en peinture, où les moyens seuls peuvent paraître, les
sujets chrétiens doivent être moins éclatants que ceux qui sont tirés
des temps héroïques et fabuleux. Parmi les arts, la musique seule peut
être purement religieuse. La peinture ne saurait se contenter d'une
expression aussi rêveuse et aussi vague que celle des sons. Il est vrai
que l'heureuse combinaison des couleurs et du clair-obscur produit, si
l'on peut s'exprimer ainsi, un effet musical dans la peinture; mais,
comme elle représente la vie, on lui demande l'expression des passions
dans toute leur énergie et leur diversité. Sans doute il faut choisir
parmi les faits historiques ceux qui sont assez connus pour qu'il ne
faille point d'étude pour les comprendre; car l'effet produit par les
tableaux doit être immédiat et rapide, comme tous les plaisirs causés
par les beaux-arts; mais quand les faits historiques sont aussi
populaires que les sujets religieux, ils ont sur eux l'avantage de la
variété des situations et des sentiments qu'ils retracent.

Lord Nelvil pensait aussi qu'on devait de préférence représenter en
tableaux les scènes de tragédie, ou les fictions poétiques les plus
touchantes, afin que tous les plaisirs de l'imagination et de l'âme
fussent réunis. Corinne combattit encore cette opinion, quelque
séduisante qu'elle fût. Elle était convaincue que l'empiétement d'un art
sur l'autre leur nuisait mutuellement. La sculpture perd les avantages
qui lui sont particuliers, quand elle aspire aux groupes de la peinture;
la peinture, quand elle veut atteindre à l'expression dramatique. Les
arts sont bornés dans leurs moyens, quoique sans bornes dans leurs
effets. Le génie ne cherche point à combattre ce qui est dans l'essence
des choses; sa supériorité consiste, au contraire, à la deviner. «Vous,
mon cher Oswald, dit Corinne, vous n'aimez pas les arts en eux-mêmes,
mais seulement à cause de leurs rapports avec le sentiment ou l'esprit.
Vous n'êtes ému que par ce qui vous retrace les peines du coeur. La
musique et la poésie conviennent à cette disposition; tandis que les
arts qui parlent aux yeux, bien que leur signification soit idéale, ne
plaisent et n'intéressent que lorsque notre âme est tranquille et notre
imagination tout à fait libre. Il ne faut pas non plus, pour les goûter,
la gaieté qu'inspire la société, mais la sérénité que fait naître un
beau jour, un beau climat. Il faut sentir, dans ces arts qui
représentent les objets extérieurs, l'harmonie universelle de la nature;
et quand notre âme est troublée, nous n'avons plus en nous-mêmes cette
harmonie: le malheur l'a détruite.--Je ne sais, répondit Oswald, si je
ne cherche dans les beaux-arts que ce qui peut rappeler les souffrances
de l'âme; mais je sais bien au moins que je ne puis supporter d'y
trouver la représentation des douleurs physiques. Ma plus forte
objection, continua-t-il, contre les sujets chrétiens en peinture, c'est
le sentiment pénible que fait éprouver l'image du sang, des blessures,
des supplices bien que le plus noble enthousiasme ait animé les
victimes. Philoctète est peut-être le seul sujet tragique dans lequel
les maux physiques puissent être admis. Mais de combien de circonstances
poétiques ces maux cruels ne sont-ils pas entourés! Ce sont les flèches
d'Hercule qui les ont causés; le fils d'Esculape doit les guérir; enfin,
cette blessure se confond presque avec le ressentiment moral qu'elle
fait naître dans celui qui en est atteint, et ne peut exciter aucune
impression de dégoût. Mais la figure du possédé, dans le superbe tableau
de la Transfiguration, par Raphaël, est une image désagréable, et qui
n'a nullement la dignité des beaux-arts. Il faut qu'ils nous découvrent
le charme de la douleur, comme la mélancolie de la prospérité; c'est
l'idéal de la destinée humaine qu'ils doivent représenter dans chaque
circonstance particulière. Rien ne tourmente plus l'imagination que des
plaies sanglantes ou des convulsions nerveuses. Il est impossible que
dans de semblables tableaux l'on ne cherche et l'on ne craigne pas en
même temps de trouver l'exactitude de l'imitation. L'art qui ne
consisterait que dans cette imitation, quel plaisir nous donnerait-il?
Il est plus horrible ou moins beau que la nature même, dès l'instant
qu'il aspire seulement à lui ressembler.

--Vous avez raison, milord, dit Corinne, de désirer qu'on écarte des
sujets chrétiens les images pénibles; elles n'y sont pas nécessaires.
Mais avouez cependant que le génie, et le génie de l'âme, sait triompher
de tout. Voyez cette Communion de saint Jérôme, par le Dominiquin. Le
corps du vénérable mourant est livide et décharné; c'est la mort qui se
soulève: mais dans ce regard est la vie éternelle, et toutes les misères
du monde ne sont là que pour disparaître devant le pur éclat d'un
sentiment religieux. Cependant, cher Oswald, continua Corinne, bien que
je ne sois pas de votre avis en tout, je veux vous montrer que, même en
différant, nous avons toujours quelque analogie. J'ai essayé ce que vous
désirez dans la galerie de tableaux que des artistes de mes amis m'ont
composée, et dont j'ai moi-même esquissé quelques dessins. Vous y verrez
les défauts et les avantages des sujets de peinture que vous aimez.
Cette galerie est dans ma maison de campagne, à Tivoli. Le temps est
assez beau pour la voir; voulez-vous que nous y allions demain?» Et
comme elle attendait qu'Oswald y consentît, il lui dit: «Mon amie,
pouvez-vous douter de ma réponse? Ai-je un autre bonheur dans ce monde,
une autre idée que vous? Et ma vie, que j'ai trop affranchie peut-être
de toute occupation, comme de tout intérêt, n'est-elle pas uniquement
remplie par le bonheur de vous entendre et de vous voir?»


CHAPITRE IV

Ils partirent donc le lendemain pour Tivoli. Oswald conduisait lui-même
les quatre chevaux qui les traînaient, et se plaisait dans la rapidité
de leur course, rapidité qui semble accroître la vivacité du sentiment
de l'existence; et cette impression est douce à côté de ce qu'on aime.
Il dirigeait la voiture avec une attention extrême, dans la crainte que
le moindre accident ne pût arriver à Corinne. Il avait ces soins
protecteurs qui sont le plus doux lien de l'homme avec la femme. Corinne
n'était point, comme la plupart des femmes, facilement effrayée par les
dangers possibles d'une route; mais il lui était si doux de remarquer la
sollicitude d'Oswald, qu'elle souhaitait presque d'avoir peur, afin
d'être rassurée par lui.

Ce qui donnait, comme on le verra dans la suite, un si grand ascendant à
lord Nelvil sur le coeur de son amie, c'étaient les contrastes
inattendus qui prêtaient à toute sa manière d'être un charme
particulier. Tout le monde admirait son esprit et la grâce de sa figure;
mais il devait intéresser surtout une personne qui, réunissant en elle,
par un accord singulier, la constance à la mobilité, se plaisait dans
les impressions tout à la fois variées et fidèles. Jamais il n'était
occupé que de Corinne; et cette occupation même prenait sans cesse des
caractères différents: tantôt la réserve y dominait, tantôt l'abandon,
tantôt une douceur parfaite, tantôt une amertume sombre, qui prouvait la
profondeur des sentiments, mais mêlait le trouble à la confiance, et
faisait naître sans cesse une émotion nouvelle. Oswald, intérieurement
agité, cherchait à se contenir au dehors; et celle qui l'aimait, occupée
à le deviner, trouvait dans ce mystère un intérêt continuel. On eût dit
que les défauts mêmes d'Oswald étaient faits pour relever ses agréments.
Un homme, quelque distingué qu'il eût été, mais dont le caractère n'eût
point offert de contradiction ni de combats, n'aurait pas ainsi captivé
l'imagination de Corinne. Elle avait une sorte de peur d'Oswald qui
l'asservissait à lui; il régnait sur son âme par une bonne et par une
mauvaise puissance, par ses qualités, et par l'inquiétude que ces
qualités mal combinées pouvaient inspirer; enfin, il n'y avait pas de
sécurité dans le bonheur que donnait lord Nelvil: et peut-être faut-il
expliquer par ce tort même l'exaltation de la passion de Corinne;
peut-être ne pouvait-elle aimer à ce point que celui qu'elle craignait
de perdre. Un esprit supérieur, une sensibilité aussi ardente que
délicate, pouvait se lasser de tout, excepté de l'homme vraiment
extraordinaire dont l'âme constamment ébranlée ressemblait au ciel même,
qui se montre tantôt serein, tantôt couvert de nuages. Oswald, toujours
vrai, toujours profond et passionné, était néanmoins souvent prêt à
renoncer à l'objet de sa tendresse, parce qu'une longue habitude de la
peine lui faisait croire qu'il ne pouvait y avoir que du remords et de
la souffrance dans les affections trop vives du coeur.

Lord Nelvil et Corinne, dans leur course à Tivoli, passèrent devant les
ruines du palais d'Adrien et du jardin immense qui l'entourait. Ce
prince avait réuni dans son jardin les productions les plus rares, les
chefs-d'oeuvre les plus admirables des pays conquis par les Romains. On
y voit encore aujourd'hui quelques pierres éparses qui s'appellent
_l'Égypte, l'Inde et l'Asie_. Plus loin était la retraite où Zénobie,
reine de Palmyre, a terminé ses jours. Elle n'a pas soutenu dans
l'adversité la grandeur de sa destinée; elle n'a su, ni, comme un homme,
mourir pour la gloire; ni, comme une femme, mourir plutôt que de trahir
son ami.

Enfin ils découvrirent Tivoli, qui fut la demeure de tant d'hommes
célèbres, de Brutus, d'Auguste, de Mécène, de Catulle; mais surtout la
demeure d'Horace; car ce sont ses vers qui ont illustré ce séjour. La
maison de Corinne était bâtie au-dessus de la cascade bruyante du
Téverone; au haut de la montagne, en face de son jardin, était le temple
de la Sibylle. C'est une belle idée qu'avaient les anciens de placer les
temples au sommet des lieux élevés. Ils dominaient sur la campagne,
comme les idées religieuses sur toute autre pensée. Ils inspiraient plus
d'enthousiasme pour la nature, en annonçant la Divinité dont elle émane,
et l'éternelle reconnaissance des générations successives envers elle.
Le paysage, de quelque point de vue qu'on le considérât, faisait tableau
avec le temple, qui était là comme le centre ou l'ornement de tout. Les
ruines répandent un singulier charme sur la campagne d'Italie. Elles ne
rappellent pas, comme les édifices modernes, le travail et la présence
de l'homme; elles se confondent avec les arbres, avec la nature; elles
semblent en harmonie avec le torrent solitaire, image du temps qui les a
faites ce qu'elles sont. Les plus belles contrées du monde, quand elles
ne retracent aucun souvenir, quand elles ne portent l'empreinte d'aucun
événement remarquable, sont dépourvues d'intérêt, en comparaison des
pays historiques. Quel lieu pouvait mieux convenir à l'habitation de
Corinne en Italie, que le séjour consacré à la Sibylle, à la mémoire
d'une femme animée par une inspiration divine? La maison de Corinne
était ravissante; elle était ornée avec l'élégance du goût moderne, et
cependant le charme d'une imagination qui se plaît dans les beautés
antiques s'y faisait sentir. L'on y remarquait une rare intelligence du
bonheur, dans le sens le plus élevé de ce mot, c'est-à-dire, en le
faisant consister dans tout ce qui ennoblit l'âme, excite la pensée et
vivifie le talent.

En se promenant avec Corinne, Oswald s'aperçut que le souffle du vent
avait un son harmonieux, et répandait dans l'air des accords qui
semblaient venir du balancement des fleurs, de l'agitation des arbres,
et prêter une voix à la nature. Corinne lui dit que c'étaient des harpes
éoliennes que le vent faisait résonner, et qu'elle avait placées dans
quelques grottes du jardin, pour remplir l'atmosphère de sons aussi bien
que de parfums. Dans cette demeure délicieuse, Oswald était inspiré par
le sentiment le plus pur. «Écoutez, dit-il à Corinne, jusqu'à ce jour
j'éprouvais du remords en étant heureux près de vous; mais, à présent,
je me dis que c'est mon père qui vous a envoyée vers moi, pour que je ne
souffre plus sur cette terre. C'est lui que j'avais offensé, et c'est
lui cependant dont les prières dans le ciel ont obtenu ma grâce.
Corinne, s'écria-t-il en se jetant à ses genoux, je suis pardonné; je le
sens à ce calme innocent et doux qui règne dans mon âme. Tu peux, sans
crainte, t'unir à mon sort; il n'aura plus rien de fatal.--Eh bien, dit
Corinne, jouissons encore quelque temps de cette paix du coeur qui nous
est accordée. Ne touchons pas à la destinée; elle fait tant de peur
quand on veut s'en mêler, quand on tâche d'obtenir plus qu'elle ne
donne! Ah! mon ami, ne changeons rien, puisque nous sommes heureux.»

Lord Nelvil fut blessé de cette réponse de Corinne. Il pensait qu'elle
devait comprendre qu'il était prêt à lui tout dire, à lui tout
promettre, si, dans ce moment, elle lui confiait son histoire; et cette
manière de l'éviter encore l'offensa en l'affligeant; il n'aperçut pas
qu'un sentiment de délicatesse empêchait Corinne de profiter de
l'émotion d'Oswald pour le lier par un serment. Peut-être, d'ailleurs,
est-il dans la nature d'un amour profond et vrai de redouter un moment
solennel, quelque désiré qu'il soit, et de ne changer qu'en tremblant
l'espérance contre le bonheur même. Oswald, loin d'en juger ainsi, se
persuada que Corinne, tout en l'aimant, désirait de conserver son
indépendance, et qu'elle éloignait attentivement tout ce qui pouvait
amener une union indissoluble. Cette pensée lui fit éprouver une
irritation douloureuse; et, prenant aussitôt un air froid et contenu, il
suivit Corinne dans sa galerie de tableaux, sans prononcer un seul mot.
Elle devina bien vite l'impression qu'elle avait produite sur lui. Mais,
connaissant sa fierté, elle n'osa pas lui dire ce qu'elle avait
remarqué; toutefois, en lui montrant ses tableaux, en lui parlant sur
des idées générales, elle avait une espérance vague de l'adoucir, qui
donnait à sa voix un charme plus touchant, alors même qu'elle ne
prononçait que des paroles indifférentes.

Sa galerie était composée de tableaux d'histoire, de tableaux sur des
sujets poétiques et religieux, et de paysages. Il n'y en avait point qui
fussent composés d'un très-grand nombre de figures. Ce genre présente
sans doute de grandes difficultés, mais il donne moins de plaisir. Les
beautés qu'on y trouve sont trop confuses ou trop détaillées. L'unité
d'intérêt, ce principe de vie dans les arts, comme dans tout, y est
nécessairement morcelé. Le premier des tableaux historiques représentait
Brutus dans une méditation profonde, assis au pied de la statue de Rome.
Dans le fond, des esclaves portent ses deux fils sans vie, qu'il a
lui-même condamnés à mort, et de l'autre côté du tableau la mère et les
soeurs s'abandonnent au désespoir: les femmes sont heureusement
dispensées du courage qui fait sacrifier les affections du coeur. La
statue de Rome, placée près de Brutus, est une belle idée: c'est elle
qui dit tout. Cependant comment pourrait-on savoir, sans une
explication, que c'est Brutus l'ancien, qui vient d'envoyer ses fils au
supplice? et néanmoins il est impossible de caractériser cet événement
plus qu'il ne l'est dans ce tableau. L'on aperçoit dans l'éloignement
Rome simple encore, sans édifices, sans ornements, mais bien grande
comme patrie, puisqu'elle inspire un tel sacrifice. «Sans doute, dit
Corinne à lord Nelvil, quand je vous ai nommé Brutus, toute votre âme
s'est attachée à ce tableau; mais vous auriez pu le voir sans en deviner
le sujet. Et cette incertitude, qui existe presque toujours dans les
tableaux historiques, ne mêle-t-elle pas le tourment d'une énigme aux
jouissances des beaux-arts, qui doivent être si faciles et si claires?

«J'ai choisi ce sujet, parce qu'il rappelle la plus terrible action que
l'amour de la patrie ait inspirée. Le pendant de ce tableau, c'est
Marius épargné par le Cimbre, qui ne peut se résoudre à tuer ce grand
homme: la figure de Marius est imposante; le costume du Cimbre,
l'expression de sa physionomie, sont très-pittoresques. C'est la
deuxième époque de Rome, lorsque les lois n'existaient plus, mais quand
le génie exerçait encore un grand empire sur les circonstances. Vient
ensuite celle où les talents et la gloire n'attiraient que le malheur et
l'insulte. Le troisième tableau que voici représente Bélisaire portant
sur ses épaules son jeune guide, mort en demandant l'aumône pour lui.
Bélisaire aveugle et mendiant, est ainsi récompensé par son maître; et
dans l'univers qu'il a conquis, il n'a plus d'autre emploi que de porter
dans la tombe les tristes restes du pauvre enfant qui seul ne l'avait
point abandonné. Cette figure de Bélisaire est admirable; et, depuis les
peintres anciens, on n'en a guère fait d'aussi belles. L'imagination du
peintre, comme celle d'un poëte, a réuni tous les genres de malheur, et
peut-être même y en a-t-il trop pour la pitié; mais qui nous dit que
c'est Bélisaire? Ne faut-il pas être fidèle à l'histoire pour la
rappeler? et quand on y est fidèle, est-elle assez pittoresque? Après
ces tableaux, qui représentent dans Brutus les vertus qui ressemblent au
crime; dans Marius, la gloire, cause des malheurs; dans Bélisaire, les
services payés par les persécutions les plus noires; enfin toutes les
misères de la destinée humaine, que les événements de l'histoire
racontent chacun à sa manière, j'ai placé deux tableaux de l'ancienne
école, qui soulagent un peu l'âme oppressée, en rappelant la religion
qui a consolé l'univers asservi et déchiré, la religion qui donnait une
vie au fond du coeur, quand tout au dehors n'était qu'oppression et
silence. Le premier est de l'Albane; il a peint le Christ enfant endormi
sur la croix. Voyez quelle douceur, quel calme dans ce visage! quelles
idées pures il rappelle! comme il fait sentir que l'amour divin n'a rien
à craindre de la douleur ni de la mort! Le Titien est l'auteur du second
tableau: c'est Jésus-Christ succombant sous le fardeau de la croix. Sa
mère vient au-devant de lui; elle se jette à genoux en l'apercevant:
admirable respect d'une mère pour les malheurs et les vertus célestes de
son fils! Quel regard que celui du Christ! quelle divine résignation, et
cependant quelle souffrance! et quelle sympathie, par cette souffrance,
avec le coeur de l'homme! Voilà sans doute le plus beau de mes tableaux.
C'est celui vers lequel je reporte sans cesse mes regards, sans pouvoir
jamais épuiser l'émotion qu'il me cause. Viennent ensuite, continua
Corinne, les tableaux dramatiques tirés des quatre grands poètes. Jugez
avec moi, milord, de l'effet qu'ils produisent. Le premier représente
Énée dans les champs Élysées, lorsqu'il veut s'approcher de Didon.
L'ombre indignée s'éloigne, et s'applaudit de ne plus porter dans son
sein le coeur qui battrait encore d'amour à l'aspect du coupable. La
couleur vaporeuse des ombres, et la pâle nature qui les environne, font
contraste avec l'air de vie d'Énée et de la sibylle qui le conduit. Mais
c'est un jeu de l'artiste que ce genre d'effet, et la description du
poëte est nécessairement bien supérieure à ce que l'on peut en peindre.
J'en dirai autant du tableau que voici: Clorinde mourante et Tancrède.
Le plus grand-attendrissement qu'il puisse causer, c'est de rappeler les
beaux vers du Tasse, lorsque Clorinde pardonne à son ennemi qui l'adore
et vient de lui percer le sein. C'est nécessairement subordonner la
peinture à la poésie que de la consacrer à des sujets traités par les
grands poëtes; car il reste de leurs paroles une impression qui efface
tout; et presque toujours les situations qu'ils ont choisies tirent leur
plus grande force du développement des passions et de leur éloquence,
tandis que la plupart des effets pittoresques naissent d'une beauté
calme, d'une expression simple, d'une attitude noble, d'un moment de
repos, enfin, digne d'être infiniment prolongé, sans que le regard s'en
lasse jamais.

«Votre terrible Shakspeare, milord, continua Corinne, fourni le sujet du
troisième tableau dramatique. C'est Macbeth, l'invincible Macbeth, qui,
prêt à combattre Macduff, dont il a fait périr la femme et les enfants,
apprend que l'oracle des sorcières s'est accompli, que la forêt de
Birman paraît s'avancer vers Dunsinane, et qu'il se bat avec un homme né
depuis la mort de sa mère. Macbeth est vaincu par le sort, mais non par
son adversaire. Il tient le glaive d'une main désespérée; il sait qu'il
va mourir, mais il veut essayer si la force humaine ne pourrait pas
triompher du destin. Certainement il y a dans cette tête une belle
expression de désordre et de fureur, de trouble et d'énergie; mais à
combien de beautés du poëte cependant ne faut-il pas renoncer! Peut-on
peindre Macbeth précipité dans le crime par les prestiges de l'ambition,
qui s'offrent à lui sous la forme de la sorcellerie? Comment exprimer la
terreur qu'il éprouve, cette terreur qui se concilie cependant avec une
bravoure intrépide? Peut-on caractériser le genre de superstition qui
l'opprime? cette croyance sans dignité, cette fatalité de l'enfer qui
pèse sur lui, son mépris de la vie, son horreur de la mort? Sans doute
la physionomie de l'homme est le plus grand des mystères; mais cette
physionomie, fixée dans un tableau, ne peut guère exprimer que les
profondeurs d'un sentiment unique. Les contrastes, les luttes, les
événements enfin appartiennent à l'art dramatique. La peinture peut
difficilement rendre ce qui est successif: le temps ni le mouvement
n'existent pas pour elle.

«La Phèdre de Racine a fourni le sujet du quatrième tableau, dit Corinne
en le montrant à lord Nelvil. Hippolyte, dans toute la beauté de la
jeunesse et de l'innocence, repousse les accusations perfides de sa
belle-mère; le héros Thésée protége encore son épouse coupable, qu'il
entoure de son bras vainqueur. Phèdre porte sur son visage un trouble
qui glace d'effroi; et sa nourrice, sans remords, l'encourage dans son
crime. Hippolyte, dans ce tableau, est peut-être plus beau que dans
Racine même; il y ressemble davantage au Méléagre antique, parce que nul
amour pour Aricie ne dérange l'impression de sa noble et sauvage vertu;
mais est-il possible de supposer que Phèdre, en présence d'Hippolyte,
pût soutenir son mensonge, qu'elle le vît innocent et persécuté, et ne
tombât point à ses pieds? Une femme offensée peut outrager ce qu'elle
aime en son absence; mais quand elle le voit, il n'y a plus dans son
coeur que de l'amour. Le poëte n'a jamais mis en scène Hippolyte avec
Phèdre depuis que Phèdre l'a calomnié; le peintre devait les réunir pour
rassembler, comme il l'a fait, toutes les beautés des contrastes: mais
n'est-ce pas une preuve qu'il y a toujours une telle différence entre
les sujets poétiques et les sujets pittoresques, qu'il vaut mieux que
les poëtes fassent des vers d'après les tableaux, que les peintres des
tableaux d'après les poëtes? L'imagination doit toujours précéder la
pensée: l'histoire de l'esprit humain nous le prouve.»

Pendant que Corinne expliquait ainsi ses tableaux à lord Nelvil, elle
s'était arrêtée plusieurs fois, espérant qu'il lui parlerait; mais son
âme blessée ne se trahissait par aucun mot: seulement, chaque fois
qu'elle exprimait une idée sensible, il soupirait et détournait la tête,
afin qu'elle ne vît pas combien dans sa disposition actuelle il était
facilement ému. Corinne, oppressée par ce silence, s'assit en couvrant
son visage de ses mains. Lord Nelvil se promena quelque temps avec
vivacité dans la chambre, puis il s'approcha de Corinne, et fut au
moment de se plaindre et de se livrer à ce qu'il éprouvait; mais un
mouvement de fierté tout à fait invincible dans son caractère réprima
son attendrissement, et il retourna vers les tableaux comme s'il
attendait que Corinne achevât de les lui montrer. Elle espérait beaucoup
de l'effet du dernier de tous; et, faisant effort à son tour pour
paraître calme, elle se leva et dit: «Milord, il me reste encore trois
paysages à vous faire voir; deux font allusion à quelques idées
intéressantes: je n'aime pas beaucoup les scènes champêtres, qui sont
fades en peinture, comme des idylles, quand elles ne font aucune
allusion à la Fable ou à l'histoire. Ce qui vaut le mieux, ce me semble,
en ce genre, c'est la manière de Salvator Rosa, qui représente, comme
vous le voyez dans ce tableau, un rocher, des torrents et des arbres,
sans un seul être vivant, sans que seulement le vol d'un oiseau rappelle
l'idée de la vie. L'absence de l'homme au milieu de la nature excite des
réflexions profondes. Que serait cette terre ainsi délaissée? OEuvre
sans but, et cependant oeuvre encore si belle, dont la mystérieuse
impression ne s'adresserait qu'à la Divinité!

«Enfin voici les deux tableaux où, selon moi, l'histoire et la poésie
sont heureusement unies au paysage. L'un représente le moment où
Cincinnatus est invité par les consuls à quitter sa charrue pour
commander les armées romaines. C'est tout le luxe du Midi que vous
verrez dans ce paysage, son abondante végétation, son ciel brûlant, cet
air riant de toute la nature, qui se retrouve dans la physionomie même
des plantes. Et cet autre tableau qui fait contraste avec celui-ci,
c'est le fils de Caïrbar endormi sur la tombe de son père. Il attend
depuis trois jours et trois nuits le barde qui doit rendre les honneurs
à la mémoire des morts. Ce barde est aperçu dans le lointain, descendant
de la montagne; l'ombre du père plane sur les nuages; la campagne est
couverte de frimas; les arbres, quoique dépouillés, sont agités par les
vents, et leurs branches mortes et leurs feuilles desséchées suivent
encore la direction de l'orage.»

Oswald jusqu'alors avait conservé du ressentiment contre ce qui s'était
passé dans le jardin, mais, à l'aspect de ce tableau, le tombeau de son
père et les montagnes d'Écosse se retracèrent à sa pensée, et ses yeux
se remplirent de larmes, Corinne prit sa harpe et, devant ce tableau,
elle se mit à chanter les romances écossaises dont les simples notes
semblent accompagner le bruit du vent qui gémit dans les vallées. Elle
chanta les adieux d'un guerrier en quittant sa patrie et sa maîtresse,
et ce mot jamais (_no more_), un des plus harmonieux et des plus
sensibles de la langue anglaise, Corinne le prononçait avec l'expression
la plus touchante. Oswald ne résista point à l'émotion qui l'oppressait,
et l'un et l'autre s'abandonnèrent sans contrainte à leurs larmes. «Ah!
s'écria lord Nelvil, cette patrie, qui est la mienne, ne dit-elle rien à
ton coeur? Me suivrais-tu dans ces retraites peuplées par mes souvenirs?
Serais-tu la digne compagne de ma vie, comme tu en es le charme et
l'enchantement?--Je le crois, répondit Corinne, je le crois, puisque je
vous aime.--Au nom de l'amour et de la pitié, ne me cachez plus rien,
dit Oswald.--Vous le voulez, interrompit Corinne; j'y souscris. Ma
promesse est donnée; je n'y mets qu'une condition, c'est que vous ne me
demanderez pas de l'accomplir avant l'époque prochaine de nos solennités
religieuses. Au moment où je vais décider de mon sort, l'appui du ciel
ne m'est-il pas plus que jamais nécessaire?--Va, s'écria lord Nelvil, si
ce sort dépend de moi, Corinne, il n'est plus douteux.--Vous le croyez,
reprit-elle; je n'ai pas la même confiance; mais enfin, je vous en
conjure, ayez pour ma faiblesse la condescendance que je désire.» Oswald
soupira, sans accorder ni refuser le délai demandé. «Partons maintenant,
dit Corinne, et retournons à la ville. Comment vous rien taire dans
cette solitude! et si ce que j'ai à vous dire devait vous détacher de
moi, faudrait-il que sitôt... Partons. Oswald, vous reviendrez ici, quoi
qu'il arrive, mes cendres y reposeront.» Oswald, attendri, troublé,
obéit à Corinne. Il revint avec elle, et pendant la route ils ne se
parlèrent presque pas. De temps en temps ils se regardaient avec une
affection qui disait tout; mais néanmoins un sentiment de mélancolie
régnait au fond de leur âme quand ils arrivèrent au milieu de Rome.



LIVRE NEUVIÈME

LA FÊTE POPULAIRE ET LA MUSIQUE


CHAPITRE PREMIER

C'était le jour de la fête la plus bruyante de l'année, à la fin du
carnaval, lorsqu'il prend au peuple romain comme une fièvre de joie,
comme une fureur d'amusement dont on ne trouve point d'exemple ailleurs.
Toute la ville se déguise; à peine reste-t-il aux fenêtres des
spectateurs sans masque, pour regarder ceux qui en ont; et cette gaieté
commence tel jour à point nommé, sans que les événements publics ou
particuliers de l'année empêchent presque jamais personne de se divertir
à cette époque.

C'est là qu'on peut juger de toute l'imagination des gens du peuple.
L'italien est plein de charmes, même dans leur bouche. Alfieri disait
qu'il allait, à Florence, sur le marché public, pour apprendre le bon
italien. Rome a le même avantage; et ces deux villes sont peut-être les
seules du monde où le peuple parle si bien, que l'amusement de l'esprit
peut se rencontrer à tous les coins des rues.

Le genre de gaieté qui brille dans les auteurs des arlequinades et de
l'opéra-bouffe se trouve très-communément même parmi les hommes sans
éducation. Dans ces jours de carnaval, où l'exagération et la caricature
sont admises, il se passe entre les masques les scènes les plus
comiques.

Souvent une gravité grotesque contraste avec la vivacité des Italiens,
et l'on dirait que leurs vêtements bizarres leur inspirent une dignité
qui ne leur est pas naturelle. D'autres fois ils font voir une
connaissance si singulière de la mythologie dans les déguisements qu'ils
arrangent, qu'on croirait les anciennes fables encore populaires à Rome.
Plus souvent ils se moquent des divers états de la société avec une
plaisanterie pleine de force et d'originalité. La nation paraît mille
fois plus distinguée dans ses jeux que dans son histoire. La langue
italienne se prête à toutes les nuances de la gaieté avec une facilité
qui ne demande qu'une légère inflexion de voix, une terminaison un peu
différente, pour accroître ou diminuer, ennoblir ou travestir le sens
des paroles. Elle a surtout de la grâce dans la bouche des enfants.
L'innocence de cet âge et la malice naturelle de la langue font un
contraste très-piquant. Enfin, on pourrait dire que c'est une langue qui
va d'elle-même, exprime sans qu'on s'en mêle, et paraît presque toujours
avoir plus d'esprit que celui qui la parle.

Il n'y a ni luxe ni bon goût dans la fête du carnaval; une sorte de
pétulance universelle la fait ressembler aux bacchanales de
l'imagination, mais de l'imagination seulement; car les Romains sont en
général très-sobres, et même assez sérieux, les derniers jours du
carnaval exceptés. On fait en tout genre des découvertes subites dans le
caractère des Italiens, et c'est ce qui contribue à leur donner la
réputation d'hommes rusés. Il y a sans doute une grande habitude de
feindre dans ce pays, qui a supporté tant de jougs différents; mais ce
n'est pas à la dissimulation qu'il faut toujours attribuer le passage
rapide d'une manière d'être à l'autre. Une imagination inflammable en
est souvent la cause. Les peuples qui ne sont que raisonnables ou
spirituels peuvent aisément s'expliquer et se prévoir; mais tout ce qui
tient à l'imagination est inattendu. Elle saute les intermédiaires; un
rien peut la blesser, et quelquefois elle est indifférente à ce qui
devrait le plus l'émouvoir. Enfin, c'est en elle-même que tout se passe,
et l'on ne peut calculer ses impressions d'après ce qui les cause.

On ne comprend pas du tout, par exemple, d'où vient l'amusement que les
grands seigneurs romains trouvent à se promener en voiture d'un bout du
_Corso_ à l'autre, des heures entières, soit pendant les jours du
carnaval, soit les autres jours de l'année. Rien ne les dérange de cette
habitude. Il y a aussi, parmi les masques, des hommes qui se promènent
le plus ennuyeusement du monde, dans le costume le plus ridicule, et
qui, tristes arlequins et taciturnes polichinelles, ne disent pas une
parole pendant toute la soirée, mais ont, pour ainsi dire, leur
conscience de carnaval satisfaite quand ils n'ont rien négligé pour se
divertir.

On trouve à Rome un genre de masques qui n'existe point ailleurs. Ce
sont les masques pris d'après les figures des statues antiques, et qui
de loin imitent une parfaite beauté: souvent les femmes perdent beaucoup
en les quittant. Mais cependant cette immobile imitation de la vie, ces
visages de cire ambulants, quelque jolis qu'ils soient, font une sorte
de peur. Les grands seigneurs montrent un assez grand luxe de voitures
les derniers jours du carnaval; mais le plaisir de cette fête, c'est la
foule et la confusion: c'est comme un souvenir des saturnales; toutes
les classes de Rome sont mêlées ensemble; les plus graves magistrats se
promènent assidûment, et presque officiellement, dans leurs carrosses,
au milieu des masques; toutes les fenêtres sont décorées; toute la ville
est dans les rues: c'est véritablement une fête populaire. Le plaisir du
peuple ne consiste ni dans les spectacles, ni dans les festins qu'on lui
donne, ni dans la magnificence dont il est témoin. Il ne fait aucun
excès de vin ni de nourriture; il s'amuse seulement d'être mis en
liberté, et de se trouver au milieu des grands seigneurs, qui se
divertissent à leur tour de se trouver au milieu du peuple. C'est
surtout le raffinement et la délicatesse des plaisirs qui mettent une
barrière entre les différentes classes; c'est aussi la recherche et la
perfection de l'éducation. Mais, en Italie, les rangs en ce genre ne
sont pas marqués d'une manière très-sensible, et le pays est plus
distingué par le talent naturel et l'imagination de tous, que par la
culture d'esprit des premières classes. Il y a donc pendant le carnaval
un mélange complet de rangs, de manières et d'esprits; et la foule, et
les cris, et les bons mots, et les dragées dont on inonde
indistinctement les voitures qui passent, confondent tous les êtres
mortels ensemble, remettent la nation pêle-mêle, comme s'il n'y avait
plus d'ordre social.

Corinne et lord Nelvil, tous les deux rêveurs et pensifs, arrivèrent au
milieu de ce tumulte. Ils en furent d'abord étourdis; car rien ne paraît
plus singulier que cette activité des plaisirs bruyants, quand l'âme est
tout entière recueillie en elle-même. Ils s'arrêtèrent à la place du
Peuple pour monter sur l'amphithéâtre près de l'obélisque, d'où l'on
voit la course des chevaux. Au moment où ils descendirent de leur
calèche, le comte d'Erfeuil les aperçut, et prit à part Oswald pour lui
parler.

«Ce n'est pas bien, lui dit-il, de vous montrer ainsi publiquement,
arrivant seul de la campagne avec Corinne: vous la compromettrez; et
qu'en ferez-vous après?--Je ne crois pas, répondit lord Nelvil, que je
compromette Corinne en montrant l'attachement qu'elle m'inspire; mais si
cela était vrai, je serais trop heureux que le dévouement de ma
vie...--Ah! pour heureux, interrompit le comte d'Erfeuil, je n'en crois
rien; on n'est heureux que par ce qui est convenable. La société a, quoi
qu'on fasse, beaucoup d'empire sur le bonheur; et ce qu'elle n'approuve
pas, il ne faut jamais le faire.--On vivrait donc toujours pour ce que
la société dira de nous, reprit Oswald; et ce qu'on pense et ce qu'on
sent ne servirait jamais de guide! S'il en était ainsi, si l'on devait
s'imiter constamment les uns les autres, à quoi bon une âme et un esprit
pour chacun? La Providence aurait pu s'épargner ce luxe.--C'est
très-bien dit, reprit le comte d'Erfeuil, très-philosophiquement pensé;
mais avec ces maximes-là l'on se perd; et quand l'amour est passé, le
blâme de l'opinion reste. Moi qui vous parais léger, je ne ferai jamais
rien qui puisse m'attirer la désapprobation du monde. On peut se
permettre de petites libertés, d'aimables plaisanteries qui annoncent de
l'indépendance dans la manière de voir, pourvu qu'il n'y en ait pas dans
la manière d'agir; car, quand cela touche au sérieux...--Mais le
sérieux, répondit lord Nelvil, c'est l'amour et le bonheur.--Non, non,
interrompit le comte d'Erfeuil, ce n'est pas cela que je veux dire; ce
sont de certaines convenances établies qu'il ne faut pas braver, sous
peine de passer pour un homme bizarre, pour un homme... enfin, vous
m'entendez, pour un homme qui n'est pas comme les autres.» Lord Nelvil
sourit; et, sans humeur comme sans peine, il plaisanta le comte
d'Erfeuil sur sa frivole sévérité; il sentit avec joie que, pour la
première fois, sur un sujet qui lui causait tant d'émotion, le comte
d'Erfeuil n'avait pas eu la moindre influence sur lui. Corinne, de loin,
avait deviné tout ce qui se passait; mais le sourire de lord Nelvil
remit le calme dans son coeur; et cette conversation du comte d'Erfeuil,
loin de troubler Oswald ni son amie, leur inspira des dispositions plus
analogues à la fête.

La course des chevaux se préparait. Lord Nelvil s'attendait à voir une
course semblable à celles d'Angleterre; mais il fut étonné d'apprendre
que de petits chevaux barbes devaient courir tout seuls, sans cavaliers,
les uns contre les autres. Ce spectacle attire singulièrement
l'attention des Romains. Au moment où il va commencer, toute la foule se
range des deux côtés de la rue. La place du Peuple, qui était couverte
de monde, est vide en un moment. Chacun monte sur les amphithéâtres qui
entourent les obélisques, et des multitudes innombrables de têtes et
d'yeux noirs sont tournés vers la barrière d'où les chevaux doivent
s'élancer.

Ils arrivent sans bride et sans selle, seulement le dos couvert d'une
étoffe brillante, et conduits par des palefreniers très-bien vêtus, qui
mettent à leurs succès un intérêt passionné. On place les chevaux
derrière la barrière, et leur ardeur pour la franchir est excessive. A
chaque instant on les retient; ils se cabrent, ils hennissent, ils
trépignent comme s'ils étaient impatients d'une gloire qu'ils vont
obtenir à eux seuls, sans que l'homme les dirige. Cette impatience des
chevaux, ces cris des palefreniers, font, du moment où la barrière
tombe, un vrai coup de théâtre. Les chevaux partent, les palefreniers
crient: _place, place!_ avec un transport inexprimable. Ils accompagnent
leurs chevaux du geste et de la voix aussi longtemps qu'ils peuvent les
apercevoir. Les chevaux sont jaloux l'un de l'autre comme des hommes. Le
pavé étincelle sous leurs pas, leur crinière vole; et leur désir de
gagner le prix, ainsi abandonnés à eux-mêmes, est tel, qu'il en est qui,
en arrivant, sont morts de la rapidité de leur course. On s'étonne de
voir ces chevaux libres ainsi animés par des passions personnelles; cela
fait peur, comme si c'était de la pensée sous cette forme d'animal. La
foule rompt les rangs quand ses chevaux sont passés, et les suit en
tumulte. Ils arrivent au palais de Venise, où est le but; et il faut
entendre les exclamations des palefreniers dont les chevaux sont
vainqueurs! Celui qui avait gagné le premier prix se jeta à genoux
devant son cheval, et le remercia, et le recommanda à saint Antoine,
patron des animaux, avec un enthousiasme aussi sérieux en lui que
comique pour les spectateurs.

C'est à la fin du jour ordinairement que les courses finissent. Alors
commence un autre genre d'amusement beaucoup moins pittoresque, mais
aussi très-bruyant. Les fenêtres sont illuminées. Les gardes abandonnent
leur poste, pour se mêler eux-mêmes à la joie générale. Chacun prend
alors un petit flambeau appelé _moccolo_, et l'on cherche mutuellement à
se l'éteindre, en répétant le mot _ammazzare_ (tuer) avec une vivacité
redoutable. (CHE LA BELLA PRINCIPESSA SIA AMMAZZATA! CHE IL SIGNOR
ABBATE SIA AMMARATO!) _Que la belle princesse soit tuée! que le seigneur
abbé soit tué!_ crie-t-on d'un bout de la rue à l'autre. La foule
rassurée, parce qu'à cette heure on interdit les chevaux et les
voitures, se précipite de tous les côtés; enfin il n'y a plus d'autre
plaisir que le tumulte et l'étourdissement. Cependant la nuit s'avance:
le bruit cesse par degrés, le plus profond silence lui succède, et il ne
reste plus de cette soirée que l'idée d'un songe confus, qui, changeant
l'existence de chacun en un rêve, a fait oublier pour un moment, au
peuple ses travaux, aux savants leurs études, aux grands seigneurs leur
oisiveté.


CHAPITRE II

Oswald, depuis son malheur, ne s'était pas encore senti le courage
d'écouter la musique. Il redoutait ces accords ravissants qui plaisent à
la mélancolie, mais font un véritable mal quand les chagrins réels nous
oppressent. La musique réveille les souvenirs que l'on s'efforçait
d'apaiser. Lorsque Corinne chantait, Oswald écoutait les paroles qu'elle
prononçait, il contemplait l'expression de son visage; c'était d'elle
uniquement qu'il était occupé: mais si, dans les rues, le soir,
plusieurs voix se réunissaient, comme cela arrive souvent en Italie,
pour chanter les beaux airs des grands maîtres, il essayait d'abord de
rester pour les entendre, puis il s'éloignait, parce qu'une émotion si
vive et si vague en même temps renouvelait toutes ses peines. Cependant
on devait donner à Rome, dans la salle du spectacle, un superbe concert,
où les premiers chanteurs étaient réunis: Corinne engagea lord Nelvil à
y venir avec elle, et il y consentit, espérant que la présence de celle
qu'il aimait répandrait de la douceur sur tout ce qu'il pourrait
éprouver.

En entrant dans sa loge, Corinne fut d'abord reconnue, et le souvenir du
Capitole ajoutant à l'intérêt qu'elle inspirait ordinairement, la salle
retentit d'applaudissements. De toutes parts on cria: _Vive Corinne!_ et
les musiciens eux-mêmes, électrisés par ce mouvement général, se mirent
à jouer des fanfares de victoire; car le triomphe, quel qu'il soit,
rappelle toujours aux hommes la guerre et les combats. Corinne fut
vivement émue de ces témoignages universels d'admiration et de
bienveillance. La musique, les applaudissements, les bravos, et cette
impression indéfinissable que produit toujours une grande multitude
d'hommes, quand ils expriment un même sentiment, lui causèrent un
attendrissement profond qu'elle cherchait à contenir; mais ses yeux se
remplirent de larmes, et les battements de son coeur soulevaient sa robe
sur son sein. Oswald en ressentit de la jalousie; et, s'approchant
d'elle, il lui dit à demi-voix: «Il ne faut pas, madame, vous arracher à
de tels succès; ils valent l'amour, puisqu'ils font ainsi palpiter votre
coeur.» Et, en achevant ces mots, il alla se placer à l'extrémité de la
loge de Corinne, sans attendre sa réponse. Elle fut cruellement troublée
de ce qu'il venait de lui dire, et dans l'instant il lui ravit tout le
plaisir qu'elle avait trouvé dans ces succès dont elle aimait qu'il fût
témoin.

Le concert commença. Qui n'a pas entendu le chant italien ne peut avoir
l'idée de la musique. Les voix, en Italie, ont cette mollesse et cette
douceur qui rappelle et le parfum des fleurs et la pureté du ciel. La
nature a destiné cette musique pour ce climat: l'une est comme un reflet
de l'autre. Le monde est l'oeuvre d'une seule pensée, qui s'exprime sous
mille formes différentes. Les Italiens, depuis des siècles, aiment la
musique avec transport. Le Dante, dans le poëme du Purgatoire, rencontre
un des meilleurs chanteurs de son temps; il lui demande un de ses airs
délicieux, et les âmes ravies s'oublient en l'écoutant, jusqu'à ce que
leur gardien les rappelle. Les chrétiens, comme les païens, ont étendu
l'empire de la musique après la mort. De tous les beaux-arts, c'est
celui qui agit le plus immédiatement sur l'âme. Les autres la dirigent
vers telle ou telle idée; celui-là seul s'adresse à la source intime de
l'existence et change en entier la disposition antérieure. Ce qu'on a
dit de la grâce divine, qui tout à coup transforme les coeurs, peut,
humainement parlant, s'appliquer à la puissance de la mélodie; et parmi
les pressentiments de la vie à venir, ceux qui naissent de la musique ne
sont point à dédaigner.

La gaieté même que la musique _bouffe_ sait si bien exciter n'est point
une gaieté vulgaire qui ne dise rien à l'imagination. Au fond de la joie
qu'elle donne il y a des sensations poétiques, une rêverie agréable que
les plaisanteries parlées ne sauraient jamais inspirer. La musique est
un plaisir si passager, on le sent tellement s'échapper à mesure qu'on
l'éprouve, qu'une impression mélancolique se mêle à la gaieté qu'elle
cause; mais aussi, quand elle exprime la douleur, elle fait encore
naître un sentiment doux. Le coeur bat plus vite en l'écoutant: la
satisfaction que cause la régularité de la mesure, en rappelant la
brièveté du temps, donne le besoin d'en jouir. Il n'y a plus de vide, il
n'y a plus de silence autour de vous; la vie est remplie, le sang coule
rapidement, vous sentez en vous-même le mouvement que donne une
existence active, et vous n'avez point à craindre au dehors de vous les
obstacles qu'elle rencontre.

La musique double l'idée que nous avons des facultés de notre âme; quand
on l'entend, on se sent capable des plus nobles efforts. C'est par elle
qu'on marche à la mort avec enthousiasme; elle a l'heureuse impuissance
d'exprimer aucun sentiment bas, aucun artifice, aucun mensonge. Le
malheur même, dans le langage de la musique, est sans amertume, sans
déchirement, sans irritation. La musique soulève doucement le poids
qu'on a presque toujours sur le coeur, quand on est capable d'affections
sérieuses et profondes; ce poids qui se confond quelquefois avec le
sentiment même de l'existence, tant que la douleur qu'il cause est
habituelle: il semble qu'en écoutant des sons purs et délicieux on est
prêt à saisir le secret du Créateur, à pénétrer le mystère de la vie.
Aucune parole ne peut exprimer cette impression; car les paroles se
traînent après les impressions primitives, comme les traducteurs en
prose sur les pas des poëtes. Il n'y a que le regard qui puisse en
donner quelque idée; le regard de ce qu'on aime, longtemps attaché sur
nous, et pénétrant par degrés tellement dans votre coeur, qu'il faut à
la fin baisser les yeux pour se dérober à un bonheur si grand: ainsi le
rayon d'une autre vie consumerait l'être mortel qui voudrait le
considérer fixement.

La justesse admirable de deux voix parfaitement d'accord produit, dans
le duo des grands maîtres d'Italie, un attendrissement délicieux, mais
qui ne pourrait se prolonger sans une sorte de douleur: c'est un
bien-être trop grand pour la nature humaine; et l'âme vibre alors comme
un instrument à l'unisson, que briserait une harmonie trop parfaite.
Oswald était resté obstinément loin de Corinne pendant la première
partie du concert; mais lorsque le duo commença, presque à demi-voix,
accompagné par les instruments à vent qui faisaient entendre doucement
des sons plus purs encore que la voix même, Corinne couvrit son visage
de son mouchoir, et son émotion l'absorbait tout entière; elle pleurait
sans souffrir, elle aimait sans rien craindre. Sans doute l'image
d'Oswald était présente à son coeur; mais l'enthousiasme le plus noble
se mêlait à cette image, et des pensées confuses erraient en foule dans
son âme; il eût fallu borner ces pensées pour les rendre distinctes. On
dit qu'un prophète, en une minute, parcourut sept régions différentes
des cieux. Celui qui conçut ainsi tout ce qu'un instant peut renfermer
avait sûrement entendu les accords d'une belle musique à côté de l'objet
qu'il aimait. Oswald en sentit la puissance, son ressentiment s'apaisa
par degrés. L'attendrissement de Corinne expliqua tout, justifia tout;
il se rapprocha doucement, et Corinne l'entendit respirer auprès d'elle,
dans le moment le plus enchanteur de cette musique céleste. C'en était
trop; la tragédie la plus pathétique n'aurait pas excité dans son coeur
autant de trouble que ce sentiment intime de l'émotion profonde qui les
pénétrait tous deux en même temps, et que chaque instant, chaque son
nouveau exaltait toujours davantage. Les paroles que l'on chante ne sont
pour rien dans cette émotion; à peine quelques mots et d'amour et de
mort dirigent-ils de temps en temps la réflexion; mais plus souvent le
vague de la musique se prête à tous les mouvements de l'âme, et chacun
croit retrouver dans cette mélodie, comme dans l'astre pur et tranquille
de la nuit, l'image de ce qu'il souhaite sur la terre.

«Sortons, dit Corinne à lord Nelvil; je me sens près de
m'évanouir.--Qu'avez-vous? lui dit Oswald avec inquiétude, vous
pâlissez; venez à l'air avec moi, venez.» Et ils sortirent ensemble.
Corinne était soutenue par le bras d'Oswald, et sentait ses forces
revenir en s'appuyant sur lui. Ils s'approchèrent tous les deux d'un
balcon; et Corinne vivement émue, dit à son ami: «Cher Oswald, je vais
vous quitter pour huit jours.--Que dites-vous? interrompit-il.--Tous les
ans, reprit-elle, à l'approche de la semaine sainte, je vais passer
quelque temps dans un couvent de religieuses, pour me préparer à la
solennité de Pâques.» Oswald n'opposa rien à ce dessein; il savait qu'à
cette époque la plupart des dames romaines se livrent aux pratiques les
plus sévères, sans pour cela s'occuper très-sérieusement de religion le
reste de l'année; mais il se rappela que Corinne professait un culte
différent du sien, et qu'ils ne pouvaient prier ensemble. «Que
n'êtes-vous, s'écria-t-il, de la même religion, du même pays que moi!»
Et puis il s'arrêta après avoir prononcé ce voeu. «Notre âme et notre
esprit n'ont-ils pas la même patrie? répondit Corinne.--C'est vrai,
répondit Oswald; mais je n'en sens pas moins avec douleur tout ce qui
nous sépare.» Et cette absence de huit jours lui serrait tellement le
coeur, que, les amis de Corinne étant venus la rejoindre, il ne prononça
pas un mot de toute la soirée.


CHAPITRE III

Oswald alla le lendemain de bonne heure chez Corinne, inquiet de ce
qu'elle lui avait dit. Sa femme de chambre vint au-devant de lui, et lui
remit un billet de sa maîtresse, qui lui annonçait qu'elle s'était
retirée dans le couvent le matin même, comme elle l'en avait prévenu, et
qu'elle ne le reverrait qu'après le vendredi saint. Elle lui avouait
qu'elle n'avait pas eu le courage de lui dire la veille qu'elle
s'éloignait le lendemain. Oswald fut surpris comme par un coup
inattendu. Cette maison, où il avait toujours vu Corinne, et qui était
devenue si solitaire, lui causa l'impression la plus pénible. Il voyait
là sa harpe, ses livres, ses dessins, tout ce qui l'entourait
habituellement; mais elle n'y était plus. Un frisson douloureux s'empara
d'Oswald: il se rappela la chambre de son père, et il fut forcé de
s'asseoir, car il ne pouvait plus se soutenir.

«Il se pourrait donc, s'écria-t-il, que j'apprisse ainsi sa perte! Cet
esprit si animé, ce coeur si vivant, cette figure si brillante de
fraîcheur et de vie, pourraient être frappés par la foudre, et la tombe
de la jeunesse serait aussi muette que celle des vieillards! Ah! quelle
illusion que le bonheur! Quel moment dérobé à ce temps inflexible qui
veille toujours sur sa proie! Corinne! Corinne! il ne fallait pas me
quitter; c'était votre charme qui m'empêchait de réfléchir; tout se
confondait dans ma pensée, ébloui que j'étais par les moments heureux
que je passais avec vous; à présent me voilà seul, à présent je me
retrouve, et toutes mes blessures vont se rouvrir.» Et il appelait
Corinne avec une sorte de désespoir qu'on ne pouvait attribuer à une si
courte absence, mais à l'angoisse habituelle de son coeur, que Corinne
elle seule avait le pouvoir de soulager. La femme de chambre de Corinne
rentra: elle avait entendu les gémissements d'Oswald; et touchée de ce
qu'il regrettait ainsi sa maîtresse, elle lui dit: «Milord, je veux vous
consoler en trahissant un secret de ma maîtresse; j'espère qu'elle me
pardonnera. Venez dans sa chambre à coucher, vous y verrez votre
portrait.--Mon portrait! s'écria-t-il.--Elle y a travaillé de mémoire,
reprit Thérésine (c'était le nom de la femme de chambre de Corinne);
elle s'est levée, depuis huit jours, à cinq heures du matin, pour
l'avoir fini avant d'aller à son couvent.»

Oswald vit ce portrait, qui était très-ressemblant, et peint avec une
grâce parfaite: ce témoignage de l'impression qu'il avait produite sur
Corinne le pénétra de la plus douce émotion. En face de ce portrait il y
avait un tableau charmant qui représentait la Vierge, et l'oratoire de
Corinne était devant ce tableau. Ce mélange singulier d'amour et de
religion se trouve chez la plupart des femmes italiennes, avec des
circonstances beaucoup plus extraordinaires encore que dans
l'appartement de Corinne; car, libre comme elle l'était, le souvenir
d'Oswald ne s'unissait dans son âme qu'aux espérances et aux sentiments
les plus purs: mais cependant placer ainsi l'image de celui qu'on aime
vis-à-vis d'un emblème de la Divinité, et se préparer à la retraite dans
un couvent par huit jours consacrés à tracer cette image, c'était un
trait qui caractérisait les femmes italiennes en général plutôt que
Corinne en particulier. Leur genre de dévotion suppose plus
d'imagination et de sensibilité que de sérieux dans l'âme ou de sévérité
dans les principes, et rien n'était plus contraire aux idées d'Oswald
sur la manière de concevoir et de sentir la religion; néanmoins, comment
aurait-il pu blâmer Corinne, dans le moment même où il recevait une si
touchante preuve de son amour?

Ses regards parcouraient avec émotion cette chambre où il entrait pour
la première fois. Au chevet du lit de Corinne, il vit le portrait d'un
homme âgé, mais dont la figure n'avait point le caractère d'une
physionomie italienne. Deux bracelets étaient attachés près de ce
portrait: l'un fait avec des cheveux noirs et blancs, et l'autre avec
des cheveux d'un blond admirable; et ce qui parut à lord Nelvil un
hasard singulier, ces cheveux étaient parfaitement semblables à ceux de
Lucile Edgermond, qu'il avait remarqués très-attentivement, il y avait
trois ans, à cause de leur rare beauté. Oswald considérait ces bracelets
et ne disait pas un mot; car interroger Thérésine sur sa maîtresse était
indigne de lui. Mais Thérésine, croyant deviner ce qui occupait Oswald,
et voulant écarter de lui tout soupçon de jalousie, se hâta de lui dire
que, depuis onze ans qu'elle était attachée à Corinne, elle lui avait
toujours vu porter ces bracelets, et qu'elle savait que c'étaient des
cheveux de son père, de sa mère et de sa soeur. «Il y a onze ans que
vous êtes avec Corinne, dit lord Nelvil; vous savez donc...» et puis il
s'interrompit tout à coup en rougissant, honteux de la question qu'il
allait commencer, et sortit précipitamment de la maison, pour ne pas
dire un mot de plus.

En s'en allant il se retourna plusieurs fois pour apercevoir encore les
fenêtres de Corinne; mais quand il eut perdu de vue son habitation, il
éprouva une tristesse nouvelle pour lui, celle que cause la solitude. Il
essaya d'aller le soir dans une grande société de Rome; il cherchait la
distraction; car, pour trouver du charme dans la rêverie, il faut, dans
le bonheur comme dans le malheur, être en paix avec soi-même.

Le monde fut bientôt insupportable à lord Nelvil; il comprit encore
mieux tout le charme, tout l'intérêt que Corinne savait répandre sur la
société, en remarquant quel vide y laissait son absence: il essaya de
parler à quelques femmes, qui lui répondirent ces insipides phrases dont
on est convenu pour n'exprimer avec vérité ni ses sentiments, ni ses
opinions, si toutefois celles qui s'en servent ont en ce genre quelque
chose à cacher. Il s'approcha de plusieurs groupes d'hommes qui, à leurs
gestes et à leur voix, semblaient s'entretenir avec chaleur sur quelque
objet important; il entendit discuter les plus misérables intérêts, de
la manière la plus commune. Il s'assit alors, pour considérer à son aise
cette vivacité sans but et sans cause, qui se retrouve dans la plupart
des assemblées nombreuses; et néanmoins en Italie la médiocrité est
assez bonne personne: elle a peu de vanité, peu de jalousie, beaucoup de
bienveillance pour les esprits supérieurs; et si elle fatigue de son
poids, elle ne blesse du moins presque jamais par ses prétentions.

C'était dans ces mêmes assemblées cependant qu'Oswald avait trouvé tant
d'intérêt peu de jours auparavant; le léger obstacle qu'opposait le
grand monde à son entretien avec Corinne, le soin qu'elle mettait à
revenir vers lui dès qu'elle avait été suffisamment polie envers les
autres, l'intelligence qui existait entre eux sur les observations que
la société leur suggérait, le plaisir qu'avait Corinne à causer devant
Oswald, à lui adresser indirectement des réflexions dont lui seul
comprenait le véritable sens, variaient tellement la conversation, qu'à
toutes les places de ce même salon, Oswald se retraçait les moments
doux, piquants, agréables, qui lui avaient fait croire que ces
assemblées mêmes étaient amusantes. «Ah! dit-il en s'en allant, ici,
comme dans tous les lieux du monde, c'est elle seule qui donne la vie;
allons plutôt dans les endroits les plus déserts jusqu'à ce qu'elle
revienne. Je sentirai moins douloureusement son absence, lorsqu'il n'y
aura rien autour de moi qui ressemble à du plaisir.»



LIVRE DIXIÈME

LA SEMAINE SAINTE


CHAPITRE PREMIER

Oswald passa le jour suivant dans les jardins de quelques couvents
d'hommes. Il alla d'abord au couvent des Chartreux, et s'arrêta quelque
temps avant d'y entrer, pour considérer deux lions égyptiens qui sont à
peu de distance de la porte. Ces lions ont une expression remarquable de
force et de repos; il y a quelque chose dans leur physionomie qui
n'appartient ni à l'animal ni à l'homme: ils semblent une puissance de
la nature; et l'on conçoit, en les voyant, comment les dieux du
paganisme pouvaient être représentés sous cet emblème.

Le couvent des Chartreux est bâti sur les débris des Thermes de
Dioclétien, et l'église qui est à côté du couvent est décorée avec les
colonnes de granit qu'on y a trouvées debout. Les moines qui habitent ce
couvent les montrent avec empressement; ils ne tiennent plus au monde
que par l'intérêt qu'ils prennent aux ruines. La manière de vivre des
Chartreux suppose, dans les hommes qui sont capables de la mener, ou un
esprit extrêmement borné, ou la plus noble et la plus continuelle
exaltation des sentiments religieux. Cette succession de jours sans
variété d'événements rappelle ce vers fameux:

    Sur les mondes détruits, le Temps dort immobile.

Il semble que la vie ne serve là qu'à contempler la mort. La mobilité
des idées, avec une telle uniformité d'existence, serait le plus cruel
des supplices. Au milieu du cloître s'élèvent quatre cyprès. Cet arbre
noir et silencieux, que le vent même agite difficilement, n'introduit
pas le mouvement dans ce séjour. Entre les cyprès, il y a une fontaine
d'où sort un peu d'eau que l'on entend à peine, tant le jet en est
faible et lent; on dirait que c'est la clepsydre qui convient à cette
solitude, où le temps fait si peu de bruit. Quelquefois la lune y
pénètre avec sa pâle lumière, et son absence et son retour sont un
événement dans cette vie monotone.

Ces hommes qui existent ainsi sont pourtant les mêmes à qui la guerre et
toute son activité suffiraient à peine s'ils y étaient accoutumés. C'est
un sujet inépuisable de réflexion, que les différentes combinaisons de
la destinée humaine sur la terre. Il se passe dans l'intérieur de l'âme
mille accidents, il se forme mille habitudes qui font de chaque individu
un monde et son histoire. Connaître un autre parfaitement serait l'étude
d'une vie entière; qu'est-ce donc qu'on entend par connaître les hommes?
Les gouverner, cela se peut; mais les comprendre, Dieu seul le fait.

Oswald, du couvent des Chartreux, se rendit au couvent de Bonaventure,
bâti sur les ruines du palais de Néron; là où tant de crimes se sont
commis sans remords, de pauvres moines, tourmentés par des scrupules de
conscience, s'imposent des supplices cruels pour les plus légères
fautes. «_Nous espérons seulement_, disait un de ces religieux, _qu'à
l'instant de la mort nos péchés n'auront pas excédé nos pénitences_.»
Lord Nelvil, en entrant dans ce couvent, heurta contre une trappe, et il
en demanda l'usage: «_C'est par là qu'on nous enterre_,» dit l'un des
plus jeunes religieux, que la maladie du mauvais air avait déjà frappé.
Les habitants du Midi craignant beaucoup la mort, l'on s'étonne d'y
trouver des institutions qui la rappellent à ce point; mais il est dans
la nature d'aimer à se livrer à l'idée même de ce que l'on redoute. Il y
a comme un enivrement de tristesse qui fait à l'âme le bien de la
remplir tout entière.

Un antique sarcophage d'un jeune enfant sert de fontaine à ce couvent.
Le beau palmier dont Rome se vante est le seul arbre du jardin de ces
moines; mais ils ne font point d'attention aux objets extérieurs. Leur
discipline est trop rigoureuse pour laisser à leur esprit aucun genre de
liberté. Leurs regards sont abattus, leur démarche est lente; ils ne
font plus en rien usage de leur volonté. Ils ont abdiqué le gouvernement
d'eux-mêmes, tant cet empire _fatigue son triste possesseur_! Ce séjour
néanmoins n'agit pas fortement sur l'âme d'Oswald; l'imagination se
révolte contre une intention si manifeste de lui présenter le souvenir
de la mort sous toutes les formes. Quand ce souvenir se rencontre d'une
manière inattendue, quand c'est la nature qui nous en parle, et non pas
l'homme, l'impression que nous en recevons est bien plus profonde.

Des sentiments doux et calmes s'emparèrent de l'âme d'Oswald, lorsqu'au
coucher du soleil il entra dans le jardin de _San Giovanni e Paolo_. Les
moines de ce couvent sont soumis à des pratiques moins sévères, et leur
jardin domine toutes les ruines de l'ancienne Rome. On voit de là le
Colisée, le Forum, tous les arcs de triomphe encore debout, les
obélisques, les colonnes. Quel beau site pour un tel asile! Les
solitaires se consolent de n'être rien, en considérant les monuments
élevés par tous ceux qui ne sont plus. Oswald se promena longtemps sous
les ombrages du jardin de ce couvent, si rares en Italie. Ces beaux
arbres interrompent un moment la vue de Rome, comme pour redoubler
l'émotion qu'on éprouve en la revoyant. C'était à l'heure de la soirée
où l'on entend toutes les cloches de Rome sonner l'_Ave, Maria_:

    . . . . . . squilla di lontano,
    Che paja il giorno pianger che, si muore.

DANTE.

_Et le son de l'airain, dans l'éloignement, paraît plaindre le jour qui
se meurt._ La prière du soir sert à compter les heures. En Italie l'on
dit: _Je vous verrai une heure avant, une heure après l'Ave, Maria_; et
les époques du jour ou de la nuit sont ainsi religieusement désignées.
Oswald jouit alors de l'admirable spectacle du soleil qui, vers le soir,
descend lentement au milieu des ruines, et semble pour un moment se
soumettre au déclin comme les ouvrages des hommes. Oswald sentit
renaître en lui toutes ses pensées habituelles. Corinne elle-même avait
trop de charmes, promettait trop de bonheur pour l'occuper en ce moment.
Il cherchait l'ombre de son père au milieu des ombres célestes qui
l'avaient accueillie. Il lui semblait qu'à force d'amour il animerait de
ses regards les nuages qu'il considérait, et parviendrait à leur faire
prendre la forme sublime et touchante de son immortel ami; il espérait
enfin que ses voeux obtiendraient du ciel je ne sais quel souffle pur et
bienfaisant qui ressemblerait à la bénédiction d'un père.


CHAPITRE II

Le désir de connaître et d'étudier la religion de l'Italie décida lord
Nelvil à chercher l'occasion d'entendre quelques-uns des prédicateurs
qui font retentir les églises de Rome pendant le carême. Il comptait les
jours qui devaient le réunir à Corinne; et tant que durait son absence,
il ne voulait rien voir qui pût appartenir aux beaux-arts, rien qui
reçût son charme de l'imagination. Il ne pouvait supporter l'émotion de
plaisir que donnent les chefs-d'oeuvre, quand il n'était pas avec
Corinne; il ne se pardonnait le bonheur que lorsqu'il venait d'elle; la
poésie, la peinture, la musique, tout ce qui embellit la vie par de
vagues espérances lui faisait mal partout ailleurs qu'à ses côtés.

C'est le soir, et avec les lumières presque éteintes, que les
prédicateurs, à Rome, se font entendre pendant la semaine sainte dans
les églises. Toutes les femmes alors sont vêtues de noir, en souvenir de
la mort de Jésus-Christ; et il y a quelque chose de bien touchant dans
ce deuil anniversaire, renouvelé tant de fois depuis tant de siècles.
C'est donc avec une émotion véritable que l'on arrive au milieu de ces
belles églises, où les tombeaux préparent si bien à la prière; mais le
prédicateur dissipe presque toujours cette émotion en peu d'instants.

Sa chaire est une assez longue tribune, qu'il parcourt d'un bout à
l'autre avec autant d'agitation que de régularité. Il ne manque jamais
de partir au commencement d'une phrase, et de revenir à la fin, comme le
balancier d'une pendule; et cependant il fait tant de gestes, il a l'air
si passionné, qu'on le croirait capable de tout oublier. Mais c'est, si
l'on peut s'exprimer ainsi, une fureur systématique, telle qu'on en voit
beaucoup en Italie, où la vivacité des mouvements extérieurs n'indique
souvent qu'une émotion superficielle. Un crucifix est suspendu à
l'extrémité de la chaire; le prédicateur le détache, le baise, le presse
sur son coeur, et puis le remet à sa place avec un très-grand
sang-froid, quand la période pathétique est achevée. Il y a aussi un
moyen de faire effet, dont les prédicateurs ordinaires se servent assez
souvent, c'est le bonnet carré qu'ils portent sur la tête; ils l'ôtent
et le remettent avec une rapidité inconcevable. L'un d'eux s'en prenait
à Voltaire, et surtout à Rousseau, de l'irréligion du siècle. Il jetait
son bonnet au milieu de la chaire, le chargeait de représenter
Jean-Jacques; et en cette qualité il le haranguait, et lui disait: _Eh
bien, philosophe genevois, qu'avez-vous à objecter à mes arguments?_ Il
se taisait alors quelques moments, comme pour attendre la réponse; et le
bonnet ne répondant rien, il le remettait sur sa tête, et terminait
l'entretien par ces mots: _A présent que vous êtes convaincu, n'en
parlons plus._

Ces scènes bizarres se renouvellent souvent parmi les prédicateurs à
Rome; car le véritable talent en ce genre y est très-rare. La religion
est respectée en Italie comme une loi toute-puissante; elle captive
l'imagination par les pratiques et les cérémonies; mais on s'y occupe
beaucoup moins en chaire de la morale que du dogme, et l'on n'y pénètre
point, par les idées religieuses, dans le fond du coeur humain.
L'éloquence de la chaire, ainsi que beaucoup d'autres branches de la
littérature, est donc absolument livrée aux idées communes qui ne
peignent rien, qui n'expriment rien. Une pensée nouvelle causerait
presque une sorte de rumeur dans ces esprits tellement ardents et
paresseux tout à la fois, qu'ils ont besoin de l'uniformité pour se
calmer, et qu'ils l'aiment parce qu'elle les repose. Il y a dans les
sermons une sorte d'étiquette pour les idées et les phrases. Les unes
viennent presque toujours à la suite des autres; et cet ordre serait
dérangé si l'orateur, parlant d'après lui-même, cherchait dans son âme
ce qu'il faut dire. La philosophie chrétienne, celle qui cherche
l'analogie de la religion avec la nature humaine, est aussi peu connue
des prédicateurs italiens que toute autre philosophie. Penser sur la
religion les scandaliserait presque autant que de penser contre, tant
ils sont accoutumés à la routine dans ce genre.

Le culte de la Vierge est particulièrement cher aux Italiens et à toutes
les nations du Midi; il semble s'allier de quelque manière à ce qu'il y
a de plus pur et de plus sensible dans l'affection pour les femmes. Mais
les mêmes formes de rhétorique exagérées se retrouvent encore dans tout
ce que les prédicateurs disent à ce sujet, et l'on ne conçoit pas
comment leurs gestes et leurs discours ne changent pas en plaisanteries
ce qu'il y a de plus sérieux. On ne rencontre presque jamais en Italie,
dans l'auguste fonction de la chaire, un accent vrai ni une parole
naturelle.

Oswald, lassé de la monotonie la plus fatigante de toutes, celle d'une
véhémence affectée, voulut aller au Colisée, pour entendre le capucin
qui devait y prêcher en plein air, au pied de l'un des autels qui
désignent, dans l'intérieur de l'enceinte, ce qu'on appelle _la Route de
la croix_. Quel plus beau sujet pour l'éloquence que l'aspect de ce
monument, que cette arène où les martyrs ont succédé aux gladiateurs!
Mais il ne faut rien espérer, à cet égard, du pauvre capucin; il ne
connaît de l'histoire des hommes que sa propre vie. Néanmoins, si l'on
parvient à ne pas écouter son mauvais sermon, on se sent ému par les
divers objets dont il est entouré. La plupart de ses auditeurs sont de
la confrérie des Camaldules; ils se revêtent, pendant les exercices
religieux, d'une espèce de robe grise qui couvre entièrement la tête et
tout le corps, et ne laisse que deux petites ouvertures pour les yeux:
c'est ainsi que les ombres pourraient être représentées. Ces hommes,
ainsi cachés sous leurs vêtements, se prosternent la face contre terre
et se frappent la poitrine. Quand le prédicateur se jette à genoux en
criant _miséricorde et pitié!_ le peuple qui l'environne se jette aussi
à genoux, et répète ce même cri, qui va se perdre sous les vieux
portiques du Colisée. Il est impossible de ne pas éprouver alors une
émotion profondément religieuse; cet appel de la douleur à la bonté, de
la terre au ciel, remue l'âme jusque dans son sanctuaire le plus intime.
Oswald tressaillit au moment où tous les assistants se mirent à genoux;
il resta debout, pour ne pas professer un culte qui n'était pas le sien;
mais il lui en coûtait de ne pas s'associer publiquement aux mortels,
quels qu'ils fussent, qui se prosternaient devant Dieu. Hélas! en effet,
est-il une invocation à la pitié céleste qui ne convienne pas également
à tous les hommes?

Le peuple avait été frappé de la belle figure de lord Nelvil et de ses
manières étrangères, mais ne fut pas scandalisé de ce qu'il ne se
mettait pas à genoux. Il n'y a point de peuple plus tolérant que les
Romains: ils sont accoutumés à ce qu'on ne vienne chez eux que pour voir
et pour observer; et, soit fierté, soit indolence, ils ne cherchent à
faire partager leurs opinions à personne. Ce qui est plus extraordinaire
encore, c'est que, pendant la semaine sainte surtout, il en est beaucoup
parmi eux qui s'infligent des pénitences corporelles; et, pendant qu'ils
se donnent des coups de discipline, la porte de l'église est ouverte, on
peut y entrer, cela leur est égal. C'est un peuple qui ne s'occupe pas
des autres; il ne fait rien pour être regardé, il ne s'abstient de rien
parce qu'on le regarde; il marche toujours à son but ou à son plaisir,
sans se douter qu'il y ait un sentiment qui s'appelle la vanité, pour
lequel il n'y a ni plaisir ni but, excepté le besoin d'être applaudi.


CHAPITRE III

On a souvent parlé des cérémonies de la semaine sainte à Rome. Tous les
étrangers viennent exprès pendant le carême pour jouir de ce spectacle;
et comme la musique de la chapelle Sixtine et l'illumination de
Saint-Pierre sont des beautés uniques dans leur genre, il est naturel
qu'elles attirent vivement la curiosité; mais l'attente n'est pas
également satisfaite par les cérémonies proprement dites. Le dîner des
douze apôtres, servi par le pape, leurs pieds lavés par lui, enfin les
diverses coutumes de ces temps solennels, rappellent toutes des idées
touchantes; mais mille circonstances inévitables nuisent souvent à
l'intérêt et à la dignité de ce spectacle. Tous ceux qui y contribuent
ne sont pas également recueillis, également occupés d'idées pieuses; ces
cérémonies, tant de fois répétées, sont devenues une sorte d'exercice
machinal pour la plupart de ceux qui s'en mêlent, et les jeunes prêtres
dépêchent le service des grandes fêtes avec une activité et une
dextérité peu imposantes. Ce vague, cet inconnu, ce mystérieux qui
convient tant à la religion, est tout à fait dissipé par l'espèce
d'attention qu'on ne peut s'empêcher de donner à la manière dont chacun
s'acquitte de ses fonctions. L'avidité des uns pour les mets qui leur
sont présentés, et l'indifférence des autres pour les génuflexions
qu'ils multiplient ou les prières qu'ils récitent, rendent souvent la
fête peu solennelle.

Les anciens costumes qui servent encore aujourd'hui d'habillement aux
ecclésiastiques s'accordent mal avec la coiffure moderne; l'évêque grec
avec sa longue barbe est celui dont le vêtement paraît le plus
respectable. Les vieux usages aussi, tels que celui de faire la
révérence comme les femmes, au lieu de saluer à la manière actuelle des
hommes, produisent une impression peu sérieuse. L'ensemble, enfin, n'est
pas en harmonie, et l'antique et le nouveau s'y mêlent sans qu'on prenne
aucun soin pour frapper l'imagination, et surtout pour éviter tout ce
qui peut la distraire. Un culte éclatant et majestueux dans les formes
extérieures est certainement très-propre à remplir l'âme des sentiments
les plus élevés; mais il faut prendre garde que les cérémonies ne
dégénèrent en un spectacle, où l'on joue son rôle l'un vis-à-vis de
l'autre, où l'on apprend ce qu'il faut faire, à quel moment il faut le
faire, quand on doit prier, finir de prier, se mettre à genoux, se
relever; la régularité des cérémonies d'une cour, introduite dans un
temple, gêne le libre élan du coeur, qui donne seul à l'homme
l'espérance de se rapprocher de la Divinité.

Ces observations sont assez généralement senties par les étrangers; mais
les Romains, pour la plupart, ne se lassent point de ces cérémonies, et
tous les ans ils y trouvent un nouveau plaisir. Un trait singulier du
caractère des Italiens, c'est que leur mobilité ne les porte point à
l'inconstance, et que leur vivacité ne leur rend point la variété
nécessaire. Ils sont, en toute chose, patients et persévérants; leur
imagination embellit ce qu'ils possèdent; elle occupe leur vie, au lieu
de la rendre inquiète; ils trouvent tout plus magnifique, plus imposant,
plus beau que cela ne l'est réellement; et tandis qu'ailleurs la vanité
consiste à se montrer blasé, celle des Italiens, ou plutôt la chaleur et
la vivacité qu'ils ont en eux-mêmes, leur fait trouver du plaisir dans
le sentiment de l'admiration.

Lord Nelvil s'attendait, d'après tout ce que les Romains lui avaient
dit, à recevoir beaucoup plus d'effet par les cérémonies de la semaine
sainte. Il regretta les nobles et simples fêtes du culte anglican. Il
revint chez lui avec une impression pénible; car rien n'est plus triste
que de n'être pas ému par ce qui devait nous émouvoir: on se croit l'âme
desséchée; on craint d'avoir perdu cette puissance d'enthousiasme, sans
laquelle la faculté de penser ne servirait plus qu'à dégoûter de la vie.


CHAPITRE IV

Mais le vendredi saint rendit bientôt à lord Nelvil toutes les émotions
religieuses qu'il regrettait de n'avoir pas éprouvées les jours
précédents. La retraite de Corinne allait finir; il attendait le bonheur
de la revoir: les douces espérances du sentiment s'accordent avec la
piété; il n'y a que la vie factice du monde qui puisse en détourner tout
à fait. Oswald se rendit à la chapelle Sixtine, pour entendre le fameux
_Miserere_ vanté dans toute l'Europe. Il arriva de jour encore, et vit
ces peintures célèbres de Michel-Ange, qui représentent le jugement
dernier avec toute la force effrayante de ce sujet et du talent qui l'a
traité. Michel-Ange s'était pénétré de la lecture du Dante; et le
peintre, comme le poëte, représente des êtres mythologiques en présence
de Jésus-Christ; mais il fait presque toujours du paganisme le mauvais
principe, et c'est sous la forme des démons qu'il caractérise les fables
païennes. On aperçoit sous la voûte de la chapelle les prophètes et les
sibylles, appelés en témoignage par les chrétiens[12]; une foule d'anges
les entourent, et toute cette voûte ainsi peinte semble rapprocher le
ciel de nous; mais ce ciel est sombre et redoutable; le jour perce à
peine à travers les vitraux, qui jettent sur les tableaux plutôt des
ombres que des lumières; l'obscurité agrandit encore les figures déjà si
imposantes que Michel-Ange a tracées; l'encens, dont le parfum a quelque
chose de funéraire, remplit l'air dans cette enceinte, et toutes les
sensations préparent à la plus profonde de toutes, celle que la musique
doit produire.

  [12] _Teste David cum Sibylla._

Pendant qu'Oswald était absorbé par les réflexions que faisaient naître
tous les objets qui l'environnaient, il vit entrer dans la tribune des
femmes, derrière la grille qui les sépare des hommes, Corinne, qu'il
n'espérait pas encore, Corinne, vêtue de noir, toute pâle de l'absence,
et si tremblante dès qu'elle aperçut Oswald, qu'elle fut obligée de
s'appuyer sur la balustrade pour avancer. En ce moment le _Miserere_
commença.

Les voix, parfaitement exercées à ce chant antique et pur, partent d'une
tribune à l'origine de la voûte; on ne voit point ceux qui chantent; la
musique semble planer dans les airs; à chaque instant, la chute du jour
rend la chapelle plus sombre: ce n'était plus cette musique voluptueuse
et passionnée qu'Oswald et Corinne avaient entendue huit jours
auparavant; c'était une musique toute religieuse, qui conseillait le
renoncement à la terre. Corinne se jeta à genoux devant la grille, et
resta plongée dans la plus profonde méditation; Oswald lui-même disparut
à ses yeux. Il lui semblait que c'était dans un tel moment d'exaltation
qu'on aimerait à mourir, si la séparation de l'âme d'avec le corps ne
s'accomplissait point par la douleur; si tout à coup un ange venait
enlever sur ses ailes le sentiment et la pensée, étincelles divines qui
retourneraient vers leur source: la mort ne serait, pour ainsi dire,
alors qu'un acte spontané du coeur, qu'une prière plus ardente et mieux
exaucée.

Le _Miserere_, c'est-à-dire _ayez pitié de nous_, est un psaume composé
de versets qui se chantent alternativement d'une manière
très-différente. Tour à tour une musique céleste se fait entendre, et le
verset suivant, dit en récitatif, est murmuré d'un ton sourd et presque
rauque: on dirait que c'est la réponse des caractères durs aux coeurs
sensibles, que c'est le réel de la vie qui vient flétrir et repousser
les voeux des âmes généreuses; et quand ce choeur si doux reprend, on
renaît à l'espérance; mais lorsque le verset récité recommence, une
sensation de froid saisit de nouveau; ce n'est pas la terreur qui la
cause, mais le découragement de l'enthousiasme. Enfin le dernier
morceau, plus noble et plus touchant encore que tous les autres, laisse
au fond de l'âme une impression douce et pure: Dieu nous accorde cette
même impression avant de mourir.

On éteint les flambeaux; la nuit s'avance; les figures des prophètes et
des sibylles apparaissent comme des fantômes enveloppés du crépuscule.
Le silence est profond, la parole ferait un mal insupportable dans cet
état de l'âme, où tout est intime et intérieur; et quand le dernier son
s'éteint, chacun s'en va lentement et sans bruit; chacun semble craindre
de rentrer dans les intérêts vulgaires de ce monde.

Corinne suivit la procession qui se rendait dans le temple de
Saint-Pierre, qui n'est alors éclairé que par une croix illuminée; ce
signe de douleur seul, resplendissant dans l'auguste obscurité de cet
immense édifice, est la plus belle image du christianisme au milieu des
ténèbres de la vie. Une lumière pâle et lointaine se projette sur les
statues qui décorent les tombeaux. Les vivants qu'on aperçoit en foule
sous ces voûtes semblent des pygmées en comparaison des images des
morts. Il y a autour de la croix un espace éclairé par elle, où se
prosterne le pape vêtu de blanc, et tous les cardinaux rangés derrière
lui. Ils restent là près d'une demi-heure dans le plus profond silence,
et il est impossible de n'être pas ému de ce spectacle. On ne sait pas
ce qu'ils demandent, on n'entend pas leurs secrets gémissements; mais
ils sont vieux, ils nous devancent dans la route de la tombe: quand nous
passerons à notre tour dans cette terrible avant-garde, Dieu nous
fera-t-il la grâce d'ennoblir assez la vieillesse pour que le déclin de
la vie soit les premiers jours de l'immortalité?

Corinne aussi, la jeune et belle Corinne, était à genoux derrière le
cortége des prêtres, et la douce lumière qui éclairait son visage
pâlissait son teint sans affaiblir l'éclat de ses yeux. Oswald la
contemplait ainsi comme un tableau ravissant et comme un être adoré.
Quand sa prière fut finie, elle se leva; lord Nelvil n'osait l'approcher
encore, respectant la méditation religieuse dans laquelle il la croyait
plongée; mais elle vint à lui la première avec un transport de bonheur;
et ce sentiment se répandant sur tout ce qu'elle faisait, elle
accueillit avec une gaieté vive ceux qui l'abordèrent dans Saint-Pierre,
devenu tout à coup comme une grande promenade publique, où chacun se
donne rendez-vous pour parler de ses affaires ou de ses plaisirs.

Oswald était étonné de cette mobilité qui faisait succéder l'une à
l'autre des impressions si différentes; et, bien qu'il fût heureux de la
joie de Corinne, il était surpris de ne trouver en elle aucune trace des
émotions de la journée: il ne concevait pas comment on permettait que
cette belle église fût, dans un jour si solennel, le café de Rome, où
l'on se rassemblait pour s'amuser; et regardant Corinne au milieu de son
cercle, parlant avec vivacité et ne pensant point aux objets dont elle
était entourée, il conçut un sentiment de défiance sur la légèreté dont
elle pouvait être capable: elle s'en aperçut à l'instant; et, se
séparant brusquement de la société, elle prit le bras d'Oswald pour se
promener avec lui dans l'Église, et lui dit: «Je ne vous ai jamais
entretenu de mes sentiments religieux; permettez qu'aujourd'hui je vous
en parle, peut-être dissiperai-je ainsi les nuages que j'ai vus s'élever
dans votre esprit.


CHAPITRE V

«La différence de nos religions, mon cher Oswald, continua Corinne, est
cause du blâme secret que vous ne pouvez vous empêcher de me laisser
voir. La vôtre est sévère et sérieuse, la nôtre est vive et tendre. On
croit généralement que le catholicisme est plus rigoureux que le
protestantisme, et cela peut être vrai dans les pays où la lutte a
existé entre les deux religions; mais en Italie nous n'avons point eu de
dissensions religieuses, et en Angleterre vous en avez beaucoup éprouvé;
il est résulté de cette différence que le catholicisme a pris, en
Italie, un caractère de douceur et d'indulgence, et que, pour détruire
le catholicisme en Angleterre, la réformation s'est armée de la plus
grande sévérité dans les principes et dans la morale. Notre religion,
comme celle des anciens, anime les arts, inspire les poëtes, fait
partie, pour ainsi dire, de toutes les jouissances de notre vie; tandis
que la vôtre, s'établissant dans un pays où la raison dominait plus
encore que l'imagination, a pris un caractère d'austérité morale dont
elle ne s'écartera jamais. La nôtre parle au nom de l'amour, la vôtre au
nom du devoir. Nos principes sont libéraux, nos dogmes sont absolus; et
néanmoins, dans l'application, notre despotisme orthodoxe transige avec
les circonstances particulières; et votre liberté religieuse fait
respecter ses lois, sans aucune exception. Il est vrai que notre
catholicisme impose à ceux qui sont entrés dans l'état monastique des
pénitences très-dures: cet état, choisi librement, est un rapport
mystérieux entre l'homme et la Divinité; mais la religion des séculiers,
en Italie, est une source habituelle d'émotions touchantes. L'amour,
l'espérance et la foi sont les vertus principales de cette religion, et
toutes ces vertus annoncent et donnent le bonheur. Loin donc que nos
prêtres nous interdisent en aucun temps le pur sentiment de la joie, ils
nous disent que ce sentiment exprime notre reconnaissance envers les
dons du Créateur. Ce qu'ils exigent de nous, c'est l'observation des
pratiques qui prouvent notre respect pour notre culte et notre désir de
plaire à Dieu; c'est la charité pour les malheureux et la repentance
dans nos faiblesses. Mais ils ne se refusent point à nous absoudre quand
nous le leur demandons avec zèle; et les attachements du coeur inspirent
ici plus qu'ailleurs une indulgente pitié. Jésus-Christ n'a-t-il pas dit
de la Madeleine: _Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu'elle a
beaucoup aimé?_ Ces mots ont été prononcés sous un ciel aussi beau que
le nôtre; ce même ciel implore pour nous la miséricorde de la Divinité.

--Corinne, répondit lord Nelvil, comment combattre des paroles si
douces, et dont mon coeur a tant de besoin! Mais je le ferai cependant,
parce que ce n'est pas pour un jour que j'aime Corinne, et que j'espère
avec elle un long avenir de bonheur et de vertu. La religion la plus
pure est celle qui fait du sacrifice de nos passions, et de
l'accomplissement de nos devoirs, un hommage continuel à l'Être suprême.
La moralité de l'homme est son culte envers Dieu: c'est dégrader l'idée
que nous avons du Créateur que de lui supposer, dans ses rapports avec
la créature, une volonté qui ne soit pas relative à son perfectionnement
intellectuel. La paternité, cette noble image d'un maître souverainement
bon, ne demande rien aux enfants que pour les rendre meilleurs ou plus
heureux; comment donc s'imaginer que Dieu exigerait de l'homme ce qui
n'aurait pas l'homme même pour objet! Aussi voyez quelle confusion il
résulte, dans la tête de votre peuple, de l'habitude où il est
d'attacher plus d'importance aux pratiques religieuses qu'aux devoirs de
la morale: c'est après la semaine sainte, vous le savez, que se commet à
Rome le plus grand nombre de meurtres. Le peuple se croit, pour ainsi
dire, en fonds par le carême, et dépense en assassinats les trésors de
sa pénitence. On a vu des criminels qui, tout dégouttants encore de
meurtre, se faisaient scrupule de manger de la viande le vendredi; et
les esprits grossiers, à qui l'on a persuadé que le plus grand des
crimes consiste à désobéir aux pratiques ordonnées par l'Église,
épuisent leur conscience sur ce sujet, et considèrent la Divinité comme
les gouvernements du monde, qui font plus de cas de la soumission à leur
pouvoir que de toute autre vertu: ce sont des rapports de courtisan mis
à la place du respect qu'inspire le Créateur, comme la source et la
récompense d'une vie scrupuleuse et délicate. Le catholicisme italien,
tout en démonstrations extérieures, dispense l'âme de la méditation et
du recueillement. Quand le spectacle est fini, l'émotion cesse, le
devoir est rempli; et l'on n'est pas, comme chez nous, longtemps absorbé
dans les pensées et les sentiments que fait naître l'examen rigoureux de
sa conduite et de son coeur.

--Vous êtes sévère, mon cher Oswald, reprit Corinne, ce n'est pas la
première fois que je l'ai remarqué. Si la religion consistait seulement
dans la stricte observation de la morale, qu'aurait-elle de plus que la
philosophie et la raison? et quel sentiment de piété se développerait en
nous, si notre principal but était d'étouffer les sentiments du coeur?
Les stoïciens en savaient presque autant que nous sur les devoirs et
l'austérité de la conduite; mais ce qui n'est dû qu'au christianisme,
c'est l'enthousiasme religieux qui s'unit à toutes les affections de
l'âme; c'est la puissance d'aimer et de plaindre; c'est le culte de
sentiment et d'indulgence qui favorise si bien l'essor de l'âme vers le
ciel! Que signifie la parabole de l'Enfant prodigue, si ce n'est
l'amour, l'amour sincère, préféré même à l'accomplissement le plus exact
de tous les devoirs? Il avait quitté, cet enfant, la maison paternelle,
et son frère y était resté; il s'était plongé dans tous les plaisirs du
monde, et son frère ne s'était pas écarté un seul instant de la
régularité de la vie domestique; mais il revint, mais il pleura, mais il
aima, et son père fit une fête pour son retour. Ah! sans doute que, dans
les mystères de notre nature, aimer, encore aimer, est ce qui nous est
resté de notre héritage céleste. Nos vertus mêmes sont souvent trop
compliquées avec la vie pour que nous puissions toujours comprendre ce
qui est bien, ce qui est mieux, et quel est le sentiment secret qui nous
dirige et nous égare. Je demande à mon Dieu de m'apprendre à l'adorer,
et je sens l'effet de mes prières par les larmes que je répands. Mais,
pour se soutenir dans cette disposition, les pratiques religieuses sont
plus nécessaires que vous ne pensez; c'est une relation constante avec
la Divinité; ce sont des actions journalières sans rapport avec aucun
des intérêts de la vie, et seulement dirigées vers le monde invisible.
Les objets extérieurs aussi sont d'un grand secours pour la piété; l'âme
retombe sur elle-même, si les beaux-arts, les grands monuments, les
chants harmonieux, ne viennent pas ranimer ce génie poétique, qui est
aussi le génie religieux.

«L'homme le plus vulgaire, lorsqu'il prie, lorsqu'il souffre, et qu'il
espère dans le ciel, cet homme, dans ce moment, a quelque chose en lui
qui s'exprimerait comme Milton, comme Homère, ou comme le Tasse, si
l'éducation lui avait appris à revêtir de paroles ses pensées. Il n'y a
que deux classes d'hommes distinctes sur la terre: celle qui sent
l'enthousiasme, et celle qui le méprise; toutes les autres différences
sont le travail de la société. Celui-là n'a pas de mots pour ses
sentiments; celui-ci sait ce qu'il faut dire pour cacher le vide de son
coeur. Mais la source qui jaillit du rocher même à la voix du ciel,
cette source est le vrai talent, la vraie religion, le véritable amour.

«La pompe de notre culte, ces tableaux, où les saints à genoux expriment
dans leurs regards une prière continuelle; ces statues, placées sur les
tombeaux comme pour se réveiller un jour avec les morts; ces églises et
leurs voûtes immenses, ont un rapport intime avec les idées religieuses.
J'aime cet hommage éclatant rendu par les hommes à ce qui ne leur promet
ni la fortune ni la puissance, à ce qui ne les punit ou ne les
récompense que par un sentiment du coeur; je me sens alors plus fière de
mon être; je reconnais dans l'homme quelque chose de désintéressé; et,
dût-on multiplier trop les magnificences religieuses, j'aime cette
prodigalité des richesses terrestres pour une autre vie, du temps pour
l'éternité: assez de choses se font pour demain, assez de soins se
prennent pour l'économie des affaires humaines. Oh! que j'aime
l'inutile! l'inutile, si l'existence n'est qu'un travail pénible pour un
misérable gain! Mais si nous sommes sur cette terre en marche vers le
ciel, qu'y a-t-il de mieux à faire que d'élever assez notre âme pour
qu'elle sente l'infini, l'invisible et l'éternel, au milieu de toutes
les bornes qui l'entourent?

«Jésus-Christ laissait une femme faible, et peut-être repentante,
arroser ses pieds des parfums les plus précieux; il repoussa ceux qui
conseillaient de réserver ces parfums pour un usage plus profitable:
_Laissez-la faire_, disait-il, _car je suis pour peu de temps avec
vous._ Hélas! tout ce qu'il y a de bon, de sublime sur cette terre, est
pour peu de temps avec nous; l'âge, les infirmités, la mort tariront
bientôt cette goutte de rosée qui tombe du ciel et ne se repose que sur
des fleurs. Cher Oswald, laissez-nous donc tout confondre, amour,
religion, génie et le soleil, et les parfums, et la musique, et la
poésie; il n'y a d'athéisme que dans la froideur, l'égoïsme, la
bassesse. Jésus-Christ a dit: _Quand deux ou trois seront rassemblés en
mon nom, je serai au milieu d'eux._ Et qu'est-ce, ô mon Dieu! que d'être
rassemblé en votre nom, si ce n'est jouir des dons sublimes de notre
belle nature, et vous en faire hommage, et vous remercier de la vie, et
vous en remercier surtout quand un coeur aussi créé par vous répond tout
entier au nôtre!»

Une inspiration céleste animait dans cet instant la physionomie de
Corinne. Oswald put à peine s'empêcher de se jeter à genoux devant elle
au milieu du temple, et se tut pendant longtemps, pour se livrer au
plaisir de se rappeler ses paroles, et de les retrouver encore dans ses
regards. Enfin, cependant, il voulut répondre, il ne voulut point
abandonner la cause qui lui était chère. «Corinne, dit-il alors,
permettez encore quelques mots à votre ami. Son âme n'a point de
sécheresse; non, Corinne, elle n'en a point, croyez-le; et si j'aime
l'austérité dans les principes et dans les actions, c'est parce qu'elle
donne aux sentiments plus de profondeur et plus de durée. Si j'aime la
raison dans la religion, c'est-à-dire si je repousse les dogmes
contradictoires et les moyens humains de faire effet sur les hommes,
c'est parce que je vois la Divinité dans la raison comme dans
l'enthousiasme; et si je ne puis souffrir qu'on prive l'homme d'aucune
de ses facultés, c'est qu'il n'a pas trop de toutes pour reconnaître une
vérité que la réflexion lui révèle, aussi bien que l'instinct du coeur,
l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Que peut-on ajouter à ces
idées sublimes, à leur union avec la vertu? que peut-on y ajouter qui ne
soit au-dessous d'elles? L'enthousiasme poétique, qui vous donne tant de
charmes, n'est pas, j'ose le dire, la dévotion la plus salutaire.
Corinne, comment pourrait-on se préparer par cette disposition aux
sacrifices sans nombre qu'exige de nous le devoir? Il n'y avait de
révélation que par les élans de l'âme, quand la destinée humaine, future
et présente, ne s'offrait à l'esprit qu'à travers les nuages; mais pour
nous, à qui le christianisme l'a rendue claire et positive, le sentiment
peut être notre récompense, mais il ne doit pas être notre seul guide:
vous décrivez l'existence des bienheureux, et non pas celle des mortels.
La vie religieuse est un combat, et non pas un hymne. Si nous n'étions
pas condamnés à réprimer dans ce monde les mauvais penchants des autres
et de nous-mêmes, il n'y aurait, en effet, d'autre distinction à faire
qu'entre les âmes froides et les âmes exaltées. Mais l'homme est une
créature plus âpre et plus redoutable que votre coeur ne vous le peint;
et la raison dans la piété, et l'autorité dans le devoir, sont un frein
nécessaire à ses orgueilleux égarements.

«De quelque manière que vous considériez les pompes extérieures et les
pratiques multipliées de votre religion, croyez-moi, chère amie, la
contemplation de l'univers et de son auteur sera toujours le premier des
cultes, celui qui remplira l'imagination sans que l'examen y puisse
trouver rien de futile ni d'absurde. Les dogmes qui blessent ma raison
refroidissent aussi mon enthousiasme. Sans doute le monde, tel qu'il
est, est un mystère que nous ne pouvons ni nier ni comprendre; il serait
donc bien fou, celui qui se refuserait à croire tout ce qu'il ne peut
expliquer; mais ce qui est contradictoire est toujours de la création
des hommes. Le mystère, tel que Dieu nous l'a donné, est au-dessus des
lumières de l'esprit, mais non en opposition avec elles. Un philosophe
allemand a dit: _Je ne connais que deux belles choses dans l'univers: le
ciel étoilé sur nos têtes, et le sentiment du devoir dans nos coeurs._
En effet, toutes les merveilles de la création sont réunies dans ces
paroles.

«Loin qu'une religion simple et sévère dessèche le coeur, j'aurais pensé
avant de vous connaître, Corinne, qu'elle seule pouvait concentrer et
perpétuer les affections. J'ai vu la conduite la plus austère et la plus
pure développer dans un homme une inépuisable tendresse; j'ai l'ai vu
conserver jusque dans la vieillesse une virginité d'âme que les orages
des passions et les fautes qu'elles font commettre auraient
nécessairement flétrie. Sans doute le repentir est une belle chose, et
j'ai besoin plus que personne de croire à son efficacité; mais le
repentir qui se répète fatigue l'âme, ce sentiment ne régénère qu'une
fois. C'est la rédemption qui s'accomplit au fond de notre âme; et ce
grand sacrifice ne peut se renouveler. Quand la faiblesse humaine s'y
accoutume, elle perd la force d'aimer: car il faut de la force pour
aimer, du moins avec constance.

«Je ferai des objections du même genre à ce culte plein de splendeur
qui, selon vous, agit si vivement sur l'imagination; je crois
l'imagination modeste et retirée comme le coeur; les émotions qu'on lui
commande sont moins puissantes que celles qui naissent d'elle-même. J'ai
vu dans les Cévennes un ministre protestant qui prêchait, vers le soir,
dans le fond des montagnes. Il invoquait les tombeaux des Français
bannis et proscrits par leurs frères, et dont les cendres avaient été
rapportées dans ces lieux; il promettait à leurs amis qu'ils les
retrouveraient dans un meilleur monde; il disait qu'une vie vertueuse
nous assurait ce bonheur; il disait: _Faites du bien aux hommes, pour
que Dieu cicatrise dans votre coeur la blessure de la douleur._ Il
s'étonnait de l'inflexibilité, de la dureté que l'homme d'un jour montre
à l'homme d'un jour comme lui, et s'emparait de cette terrible pensée de
la mort, que les vivants ont conçue, mais qu'ils n'épuiseront jamais.
Enfin il n'annonçait rien qui ne fût touchant et vrai: c'étaient des
paroles parfaitement en harmonie avec la nature. Le torrent qu'on
entendait dans l'éloignement, la lumière scintillante des étoiles
semblaient exprimer la même pensée sous une autre forme. La magnificence
de la nature était là, cette magnificence, la seule qui donne des fêtes
sans offenser l'infortune; et toute cette imposante simplicité remuait
l'âme bien plus profondément que des cérémonies éclatantes.»

Le surlendemain de cet entretien, le jour de Pâques, Corinne et lord
Nelvil étaient ensemble sur la place de Saint-Pierre, au moment où le
pape s'avance sur le balcon le plus élevé de l'église, et demande au
ciel la bénédiction qu'il va répandre sur la terre; lorsqu'il prononce
ces mots: _urbi et orbi_ (à la ville et au monde), tout le peuple
rassemblé se jette à genoux; et Corinne et lord Nelvil sentirent, par
l'émotion qu'ils éprouvèrent en ce moment, que tous les cultes se
ressemblent. Le sentiment religieux unit intimement les hommes entre
eux, quand l'amour-propre et le fanatisme n'en font pas un objet de
jalousie et de haine. Prier ensemble, dans quelque langue, dans quelque
rite que ce soit, c'est la plus touchante fraternité d'espérance et de
sympathie que les hommes puissent contracter sur cette terre.


CHAPITRE VI

Le jour de Pâques s'était passé, et Corinne ne parlait point d'accomplir
sa promesse, en confiant son histoire à lord Nelvil. Blessé de ce
silence, il dit un jour devant elle qu'on vantait beaucoup les beautés
de Naples, et qu'il avait envie d'y aller. Corinne, pénétrant à
l'instant ce qui se passait dans son âme, lui proposa de faire le voyage
avec lui. Elle se flattait de reculer les aveux qu'il exigeait d'elle,
en lui donnant cette preuve d'amour qui devait le satisfaire. Et
d'ailleurs elle pensait que s'il l'emmenait, c'était sans doute parce
qu'il avait dessein de lui consacrer sa vie. Elle attendait donc avec
anxiété ce qu'il dirait, et ses regards, presque suppliants, lui
demandaient une réponse favorable. Oswald ne put y résister; il avait
d'abord été surpris de cette offre, et de la simplicité avec laquelle
Corinne la faisait; il hésita quelque temps à l'accepter; mais en voyant
le trouble de son amie, l'agitation de son sein, ses yeux remplis de
larmes, il consentit à partir avec elle, sans se rendre compte à
lui-même de l'importance d'une telle résolution. Corinne fut au comble
de la joie, car son coeur se fia tout à fait, dans ce moment, au
sentiment d'Oswald.

Le jour fut pris, et la douce perspective de voyager ensemble fit
disparaître toute autre idée. Ils s'amusèrent à ordonner les détails de
ce voyage, et il n'y avait pas un de ces détails qui ne fût une source
de plaisir. Heureuse disposition de l'âme, où tous les arrangements de
la vie ont un charme particulier en se rattachant à quelque espérance du
coeur! Il ne vient que trop tôt, le moment où l'existence fatigue dans
chacune de ses heures comme dans son ensemble, où chaque matin exige un
travail pour supporter le réveil et conduire le jour jusqu'au soir.

Au moment où lord Nelvil sortait de chez Corinne, afin de tout préparer
pour leur départ, le comte d'Erfeuil y arriva, et apprit d'elle le
projet qu'ils venaient d'arrêter ensemble. «Y pensez-vous? lui dit-il;
quoi! vous mettre en route avec lord Nelvil sans qu'il soit votre époux,
sans qu'il vous ait promis de l'être! et que deviendrez-vous s'il vous
abandonne?--Ce que je deviendrais, répondit Corinne, dans toutes les
situations de la vie, s'il cessait de m'aimer: la plus malheureuse
personne du monde.--Oui; mais si vous n'avez rien fait qui vous
compromette, vous resterez, vous, tout entière.--Moi tout entière,
s'écria Corinne, quand le plus profond sentiment de ma vie serait
flétri! quand mon coeur serait brisé!--Le public ne le saurait pas, et
vous pourriez, en dissimulant, ne rien perdre dans l'opinion.--Et
pourquoi ménager cette opinion, répondit Corinne, si ce n'est pour avoir
un charme de plus aux yeux de ce qu'on aime?--On cesse d'aimer, reprit
le comte d'Erfeuil, mais l'on ne cesse pas de vivre au milieu de la
société, et d'avoir besoin d'elle.--Ah! si je pouvais penser, répondit
Corinne, qu'il arrivera, le jour où l'affection d'Oswald ne serait pas
tout pour moi dans ce monde; si je pouvais le penser, j'aurais déjà
cessé de l'aimer. Qu'est-ce donc que l'amour quand il prévoit, quand il
calcule le moment où il n'existera plus? S'il y a quelque chose de
religieux dans ce sentiment, c'est parce qu'il fait disparaître tous les
autres intérêts, et se complaît, comme la dévotion, dans le sacrifice
entier de soi-même.

--Que me dites-vous là? reprit le comte d'Erfeuil; une personne d'esprit
comme vous peut-elle se remplir la tête de pareilles folies! C'est notre
avantage, à nous autres hommes, que les femmes pensent comme vous: nous
avons alors bien plus d'ascendant sur elles; mais il ne faut pas que
votre supériorité soit perdue, il faut qu'elle vous serve à quelque
chose.--Me servir! dit Corinne; ah! je lui dois beaucoup, si elle me
fait mieux sentir tout ce qu'il y a de touchant et de généreux dans le
caractère de lord Nelvil.

--Lord Nelvil est un homme tout comme un autre, reprit le comte
d'Erfeuil; il retournera dans son pays, suivra sa carrière, il sera
raisonnable enfin; et vous exposez imprudemment votre réputation en
allant à Naples avec lui.--J'ignore les intentions de lord Nelvil, dit
Corinne, et peut-être aurais-je mieux fait d'y réfléchir avant de
l'aimer; mais, à présent, qu'importe un sacrifice de plus! ma vie ne
dépend-elle pas toujours de son sentiment pour moi? Je trouve, au
contraire, quelque douceur à ne me laisser aucune ressource: il n'en est
jamais quand le coeur est blessé; néanmoins le monde peut quelquefois
croire qu'il vous en reste, et j'aime à penser que, même sous ce
rapport, mon malheur serait complet si lord Nelvil se séparait de
moi.--Et sait-il à quel point vous vous compromettez pour lui? continua
le comte d'Erfeuil.--J'ai pris grand soin de le lui dissimuler, répondit
Corinne; et, comme il ne connaît pas bien les usages de ce pays, j'ai pu
lui exagérer un peu la facilité qu'ils donnent. Je vous demande votre
parole de ne pas lui dire un mot à cet égard; je veux qu'il soit libre,
et toujours libre dans ses relations avec moi: il ne peut faire mon
bonheur par aucun genre de sacrifice. Le sentiment qui me rend heureuse
est la fleur de la vie, et ni la bonté ni la délicatesse ne pourraient
la ranimer si elle venait à se flétrir. Je vous en conjure donc, mon
cher comte, ne vous mêlez pas de ma destinée; rien de ce que vous savez
sur les affections du coeur ne peut me convenir. Ce que vous dites est
sage, bien raisonné, fort applicable aux situations comme aux personnes
ordinaires; mais vous me feriez très-innocemment un mal affreux, en
voulant juger mon caractère d'après ces grandes divisions communes, pour
lesquelles il y a des maximes toutes faites. Je souffre, je jouis, je
sens à ma manière; et ce serait moi seule qu'il faudrait observer, si
l'on voulait influer sur mon bonheur.»

L'amour-propre du comte d'Erfeuil était un peu blessé de l'inutilité de
ses conseils, et de la grande marque d'amour que Corinne donnait à lord
Nelvil; il savait bien qu'il n'était pas aimé d'elle; il savait
également qu'Oswald l'était; mais il lui était désagréable que tout cela
fût constaté si publiquement. Il y a toujours dans le succès d'un homme
auprès d'une femme quelque chose qui déplaît, même aux meilleurs amis de
cet homme. «Je vois que je n'y peux rien, dit le comte d'Erfeuil; mais
quand vous serez bien malheureuse, vous vous souviendrez de moi: en
attendant, je vais quitter Rome; puisque ni vous ni lord Nelvil n'y
serez plus, je m'y ennuierais trop en votre absence; je vous reverrai
sûrement l'un et l'autre en Écosse ou en Italie, car j'ai pris goût aux
voyages, en attendant mieux. Pardonnez-moi mes conseils, charmante
Corinne, et croyez toujours à mon dévouement.» Corinne le remercia, et
se sépara de lui avec un sentiment de regret. Elle l'avait connu en même
temps qu'Oswald, et ce souvenir formait entre elle et lui des liens
qu'elle n'aimait pas à voir brisés. Elle se conduisit comme elle l'avait
annoncé au comte d'Erfeuil. Quelques inquiétudes troublèrent un moment
la joie avec laquelle lord Nelvil avait accepté le projet du voyage: il
craignait que le départ pour Naples ne pût faire tort à Corinne, et
voulait obtenir d'elle son secret avant ce départ, pour savoir avec
certitude s'ils n'étaient point séparés par quelque obstacle invincible:
mais elle lui déclara qu'elle ne s'expliquerait qu'à Naples, et lui fit
doucement illusion sur ce qu'on pourrait dire du parti qu'elle prenait.
Oswald se prêtait à cette illusion: l'amour, dans un caractère incertain
et faible, trompe à demi, la raison éclaire à demi, et c'est l'émotion
présente qui décide laquelle des deux moitiés sera le tout. L'esprit de
lord Nelvil était singulièrement étendu et pénétrant, mais il ne se
jugeait bien lui-même que dans le passé. Sa situation actuelle ne
s'offrait jamais à lui que confusément. Susceptible tout à la fois
d'entraînement et de remords, de passions et de timidité, ces contrastes
ne lui permettaient de se connaître que quand l'événement avait décidé
du combat qui se passait en lui.

Lorsque les amis de Corinne, et particulièrement le prince Castel-Forte,
furent instruits de son projet, ils en éprouvèrent un grand chagrin. Le
prince Castel-Forte surtout en ressentit une telle peine, qu'il résolut
d'aller la rejoindre dans peu de temps. Il n'y avait pas, assurément, de
vanité à se mettre ainsi à la suite d'un amant préféré; mais ce qu'il ne
pouvait supporter, c'était le vide affreux de l'absence de son amie; il
n'avait pas un ami qu'il ne rencontrât chez Corinne, et jamais il
n'allait dans une autre maison que la sienne.

La société qui se rassemblait autour d'elle devait se disperser quand
elle n'y serait plus; il deviendrait impossible d'en réunir les débris.
Le prince Castel-Forte avait peu l'habitude de vivre dans sa famille;
bien que fort spirituel, l'étude le fatiguait: le jour entier eût donc
été pour lui d'un poids insupportable, s'il n'était pas venu le soir et
le matin chez Corinne; elle partait, il ne savait plus que devenir, il
se promit en secret de se rapprocher d'elle comme un ami sans exigence,
mais qui est toujours là pour nous consoler dans le malheur; et cet ami
doit être bien sûr que son moment arrivera.

Corinne éprouvait un sentiment de mélancolie en rompant ainsi toutes ses
habitudes; elle s'était fait depuis quelques années dans Rome une
manière d'être qui lui plaisait; elle était le centre de tout ce qu'il y
avait d'artistes célèbres et d'hommes éclairés; une indépendance
parfaite d'idées et d'habitudes donnait beaucoup de charmes à son
existence; qu'allait-elle maintenant devenir? Si elle était destinée au
bonheur d'avoir Oswald pour époux, c'était en Angleterre qu'il devait la
conduire; et de quelle manière y serait-elle jugée? comment elle-même
saurait-elle s'astreindre à ce genre de vie si différent de celui
qu'elle venait de mener depuis six ans? Mais ces réflexions ne faisaient
que traverser son esprit, et toujours son sentiment pour Oswald en
effaçait les légères traces. Elle le voyait, elle l'entendait, et ne
comptait les heures que par son absence ou sa présence. Qui sait
disputer avec le bonheur? qui ne le reçoit pas quand il vient? Corinne
surtout avait peu de prévoyance; la crainte ni l'espérance n'étaient pas
faites pour elle; sa foi dans l'avenir était confuse, et son imagination
lui faisait en ce genre peu de bien et peu de mal.

Le matin de son départ, le prince Castel-Forte entra chez elle, et, les
larmes aux yeux, il lui dit: «Ne reviendrez-vous plus à Rome?--O mon
Dieu, oui, répondit-elle, dans un mois nous y serons.--Mais si vous
épousez lord Nelvil, il faudra quitter l'Italie.--Quitter l'Italie!» dit
Corinne; et elle soupira. «Ce pays, continua le prince Castel-Forte, où
l'on parle votre langue, où l'on vous entend si bien, où vous êtes si
vivement admirée! Et vos amis, Corinne, et vos amis! Où serez-vous aimée
comme ici? où trouverez-vous l'imagination et les beaux-arts qui vous
plaisent? Est-ce donc un seul sentiment qui fait la vie? N'est-ce pas la
langue, les coutumes, les moeurs, dont se compose l'amour de la patrie,
cet amour qui donne le mal du pays, terrible douleur des exilés!--Ah!
que me dites-vous! s'écria Corinne; ne l'ai-je pas éprouvée! N'est-ce
pas cette douleur qui a décidé de mon sort!» Elle regarda tristement sa
chambre et les statues qui la décoraient, puis le Tibre qui coulait sous
ses fenêtres, et le ciel dont la beauté semblait l'inviter à rester.
Mais, dans ce moment, Oswald passait à cheval sur le pont Saint-Ange, il
venait avec la rapidité de l'éclair. «Le voilà!» s'écria Corinne. A
peine avait-elle dit ces mots, que déjà il était arrivé; elle courut
au-devant de lui; tous les deux, impatients de partir, se hâtèrent de
monter en voiture. Corinne dit cependant un aimable adieu au prince
Castel-Forte; mais ses paroles obligeantes se perdirent dans les airs,
au milieu des cris des postillons, des hennissements des chevaux, et de
tout ce bruit de départ, quelquefois triste, quelquefois enivrant, selon
la crainte ou l'espoir qu'inspirent les nouvelles chances de la
destinée.



LIVRE ONZIÈME

NAPLES ET L'ERMITAGE DE SAINT-SALVADOR


CHAPITRE PREMIER

Oswald était fier d'emmener sa conquête; lui, qui se sentait presque
toujours troublé dans ses jouissances par les réflexions et les regrets,
n'éprouvait plus cette fois la peine de l'incertitude. Ce n'était pas
qu'il fût décidé, mais il ne s'occupait pas de l'être, et il se laissait
aller aux événements, espérant bien être entraîné par eux à ce qu'il
souhaitait. Ils traversèrent la campagne d'Albano, lieu où l'on montre
encore ce qu'on croit être le tombeau des Horaces et des Curiaces. Ils
passèrent près du lac de Nemi et des bois sacrés qui l'entourent. On dit
qu'Hippolyte fut ressuscité par Diane dans ces lieux; elle ne permettait
pas aux chevaux d'en approcher, et perpétuait, par cette défense, le
souvenir du malheur de son jeune favori. C'est ainsi qu'en Italie,
presque à chaque pas, la poésie et l'histoire viennent se retracer à
l'esprit, et les sites charmants qui les rappellent adoucissent tout ce
qu'il y a de mélancolique dans le passé, et semblent lui conserver une
jeunesse éternelle.

Oswald et Corinne traversèrent ensuite les marais Pontins, campagne
fertile et pestilentielle tout à la fois, où l'on ne voit pas une seule
habitation, quoique la nature y semble féconde. Quelques hommes malades
attellent vos chevaux, et vous recommandent de ne pas vous endormir en
passant les marais, car le sommeil est là le véritable avant-coureur de
la mort. Des buffles, d'une physionomie tout à la fois basse et féroce,
traînent la charrue que d'imprudents cultivateurs conduisent encore
quelquefois sur cette terre fatale, et le plus brillant soleil éclaire
ce triste spectacle. Les lieux marécageux et malsains, dans le Nord,
sont annoncés par leur effrayant aspect; mais, dans les contrées les
plus funestes du Midi, la nature conserve une sérénité dont la douceur
trompeuse fait illusion aux voyageurs. S'il est vrai qu'il soit
très-dangereux de s'endormir en traversant les marais Pontins,
l'invincible penchant au sommeil qu'ils inspirent dans la chaleur est
encore une des impressions perfides que ce lieu fait éprouver. Lord
Nelvil veillait constamment sur Corinne: quelquefois elle penchait sa
tête sur Thérésine, qui les accompagnait; quelquefois elle fermait les
yeux, vaincue par la langueur de l'air. Oswald se hâtait de la réveiller
avec une inexprimable terreur; et, bien qu'il fût silencieux
naturellement, il était inépuisable en sujets de conversation, toujours
soutenus, toujours nouveaux, pour l'empêcher de succomber un moment à ce
fatal sommeil. Ah! ne faut-il pas pardonner au coeur des femmes les
regrets déchirants qui s'attachent à ces jours où elles étaient aimées,
où leur existence était si nécessaire à l'existence d'un autre, lorsqu'à
tous les instants elles se sentaient soutenues et protégées? Quel
isolement doit succéder à ces temps de délices! et qu'elles sont
heureuses celles que le lien sacré du mariage a conduites doucement de
l'amour à l'amitié, sans qu'un moment cruel ait déchiré leur vie!

Oswald et Corinne, après le passage inquiétant des marais Pontins,
arrivèrent enfin à Terracine, sur le bord de la mer, aux confins du
royaume de Naples. C'est là que commence véritablement le Midi; c'est là
qu'il accueille les voyageurs avec toute sa magnificence. Cette terre de
Naples, cette _campagne heureuse_, est comme séparée du reste de
l'Europe, et par la mer qui l'entoure, et par cette contrée dangereuse
qu'il faut traverser pour y arriver. On dirait que la nature s'est
réservé le secret de ce séjour de délices, et qu'elle a voulu que les
abords en fussent périlleux. Rome n'est point encore le Midi: on en
pressent les douceurs, mais son enchantement ne commence véritablement
que sur le territoire de Naples. Non loin de Terracine est le
promontoire choisi par les poëtes comme la demeure de Circé; et derrière
Terracine s'élève le mont Anxur, où Théodoric, roi des Goths, avait
placé l'un des châteaux forts dont les guerriers du Nord couvrirent la
terre. Il y a très-peu de traces de l'invasion des barbares en Italie;
ou du moins là où ces traces consistent en destructions, elles se
confondent avec l'effet du temps. Les nations septentrionales n'ont
point donné à l'Italie cet aspect guerrier que l'Allemagne a conservé.
Il semble que la molle terre de l'Ausonie n'ait pu garder les
fortifications et les citadelles dont les pays du Nord sont hérissés.
Rarement un édifice gothique, un château féodal s'y rencontre encore; et
les souvenirs des antiques Romains règnent seuls à travers les siècles,
malgré les peuples qui les ont vaincus.

Toute la montagne qui domine Terracine est couverte d'orangers et de
citronniers qui embaument l'air d'une manière délicieuse. Rien ne
ressemble, dans nos climats, au parfum méridional des citronniers en
pleine terre; il produit sur l'imagination presque le même effet qu'une
musique mélodieuse; il donne une disposition poétique, excite le talent,
et l'enivre de la nature. Les aloès, les cactus à larges feuilles, que
vous rencontrez à chaque pas, ont une physionomie particulière qui
rappelle ce que l'on sait des redoutables productions de l'Afrique. Ces
plantes causent une sorte d'effroi: elles ont l'air d'appartenir à une
nature violente et dominatrice. Tout l'aspect du pays est étranger: on
se sent dans un autre monde, dans un monde qu'on n'a connu que par les
descriptions des poëtes de l'antiquité, qui ont tout à la fois dans
leurs peintures tant d'imagination et d'exactitude. En entrant à
Terracine, les enfants jetèrent dans la voiture de Corinne une immense
quantité de fleurs qu'ils cueillaient au bord du chemin, qu'ils allaient
chercher sur la montagne, et qu'ils répandaient au hasard, tant ils se
confiaient dans la prodigalité de la nature! Les chariots qui
rapportaient la moisson des champs étaient ornés tous les jours avec des
guirlandes de roses, et quelquefois les enfants entouraient leurs coupes
de fleurs: car l'imagination du peuple même devient poétique sous un
beau ciel. On voyait, on entendait, à côté de ces riants tableaux, la
mer dont les vagues se brisaient avec fureur. Ce n'était point l'orage
qui l'agitait, mais les rochers, obstacle habituel qui s'opposait à ses
flots, et dont sa grandeur était irritée.

    _E non udite ancor come risuona
    Il roco ed alto fremito marino?_

_Et n'entendez-vous pas encore comme retentit le frémissement rauque et
profond de la mer?_ Ce mouvement sans but, cette force sans objet, qui
se renouvelle pendant l'éternité, sans que nous puissions connaître ni
sa cause ni sa fin, nous attire sur le rivage, où ce grand spectacle
s'offre à nos regards; et l'on éprouve comme un besoin mêlé de terreur
de s'approcher des vagues, et d'étourdir sa pensée par leur tumulte.

Vers le soir tout se calma. Corinne et lord Nelvil se promenèrent
lentement et avec délices dans la campagne. Chaque pas, en pressant les
fleurs, faisait sortir des parfums de leur sein. Les rossignols venaient
se reposer plus volontiers sur les arbustes qui portaient les roses.
Ainsi les chants les plus purs se réunissaient aux odeurs les plus
suaves; tous les charmes de la nature s'attiraient mutuellement: mais ce
qui est surtout ravissant et inexprimable, c'est la douceur de l'air
qu'on respire. Quand on contemple un beau site dans le Nord, le climat,
qui se fait sentir, trouble toujours un peu le plaisir qu'on pourrait
goûter. C'est comme un son faux dans un concert, que ces petites
sensations de froid et d'humidité qui détournent plus ou moins votre
attention de ce que vous voyez; mais, en approchant de Naples, vous
éprouvez un bien-être si parfait, une si grande amitié de la nature pour
vous, que rien n'altère les sensations agréables qu'elle vous cause.
Tous les rapports de l'homme, dans nos climats, sont avec la société. La
nature, dans les pays chauds, met en relation avec les objets
extérieurs, et les sentiments s'y répandent doucement au dehors. Ce
n'est pas que le Midi n'ait aussi sa mélancolie; dans quels lieux la
destinée de l'homme ne produit-elle pas cette impression! Mais il n'y a
dans cette mélancolie ni mécontentement, ni anxiété, ni regret.
Ailleurs, c'est la vie qui, telle qu'elle est, ne suffit pas aux
facultés de l'âme; ici, ce sont les facultés de l'âme qui ne suffisent
pas à la vie, et la surabondance des sensations inspire une rêveuse
indolence, dont on se rend à peine compte en l'éprouvant.

Pendant la nuit, des mouches luisantes se montraient dans les airs; on
eût dit que la montagne étincelait, et que la terre brûlante laissait
échapper quelques-unes de ses flammes. Ces mouches volaient à travers
les arbres, se reposaient quelquefois sur les feuilles, et le vent
balançait ces petites étoiles, et variait de mille manières leurs
lumières incertaines. Le sable aussi contenait un grand nombre de
petites pierres ferrugineuses qui brillaient de toutes parts; c'était la
terre de feu, conservant encore dans son sein les traces du soleil dont
les rayons venaient de l'échauffer. Il y a tout à la fois dans cette
nature une vie et un repos qui satisfont en entier les voeux divers de
l'existence. Corinne se livrait au charme de cette soirée, s'en
pénétrait avec joie; Oswald ne pouvait cacher son émotion. Plusieurs
fois il serra Corinne contre son coeur, plusieurs fois il s'éloigna,
puis revint, puis s'éloigna de nouveau, pour respecter celle qui devait
être la compagne de sa vie. Corinne ne pensait point aux dangers qui
auraient pu l'alarmer; car telle était son estime pour Oswald, que, s'il
lui avait demandé le don entier de son être, elle n'eût pas douté que
cette prière ne fût le serment solennel de l'épouser; mais elle était
bien aise qu'il triomphât de lui-même, et l'honorât par ce sacrifice; et
il y avait dans son âme cette plénitude de bonheur et d'amour qui ne
permet pas de former un désir de plus. Oswald était bien loin de ce
calme: il se sentait embrasé par les charmes de Corinne. Une fois il
embrassa ses genoux avec violence, et semblait avoir perdu tout empire
sur sa passion; mais Corinne le regarda avec tant de douceur et de
crainte, elle semblait tellement reconnaître son pouvoir, en lui
demandant de n'en pas abuser, que cette humble défense lui inspira plus
de respect que toute autre.

Ils aperçurent alors dans la mer le reflet d'un flambeau qu'une main
inconnue portait sur le rivage, en se rendant secrètement dans la maison
voisine. «Il va voir celle qu'il aime, dit Oswald.--Oui, répondit
Corinne.--Et pour moi, reprit Oswald, le bonheur de ce jour va finir.»
Les regards de Corinne, élevés vers le ciel en cet instant, se
remplirent de larmes. Oswald craignit de l'avoir offensée, et se
prosterna devant elle pour obtenir le pardon de l'amour qui
l'entraînait. «Non, lui dit Corinne, en lui tendant la main et
l'invitant à s'en retourner ensemble; non, Oswald, j'en suis assurée,
vous respecterez celle qui vous aime. Vous le savez, une simple prière
de vous serait toute-puissante; c'est donc vous qui répondez de moi;
c'est vous qui me refuseriez à jamais pour votre épouse si vous me
rendiez indigne de l'être.--Eh bien, répondit Oswald, puisque vous
croyez à ce cruel empire de votre volonté sur mon coeur, d'où vient,
Corinne, d'où vient donc votre tristesse?--Hélas! reprit-elle, je me
disais que ces moments que je passe avec vous à présent étaient les plus
heureux de ma vie: et comme je tournais mes regards vers le ciel pour
l'en remercier, je ne sais par quel hasard une superstition de mon
enfance s'est ranimée dans mon coeur. La lune, que je contemplais, s'est
couverte d'un nuage, et l'aspect de ce nuage était funeste. J'ai
toujours trouvé que le ciel avait une expression, tantôt paternelle,
tantôt irritée; et je vous le dis, Oswald, ce soir il condamnait notre
amour.--Chère amie, répondit lord Nelvil, les seuls augures de la vie de
l'homme, ce sont ses actions, bonnes ou mauvaises; et n'ai-je pas, ce
soir même, immolé mes plus ardents désirs à un sentiment de vertu?--Eh
bien, tant mieux si vous n'êtes pas compris dans ce présage, reprit
Corinne; en effet, il se peut que ce ciel orageux n'ait menacé que moi.»


CHAPITRE II

Ils arrivèrent à Naples, de jour, au milieu de cette immense population
qui est si animée et si oisive tout à la fois; ils traversèrent d'abord
la rue de Tolède, et virent les lazzaroni couchés sur les pavés, ou
retirés dans un panier d'osier qui leur sert d'habitation jour et nuit.
Cet état sauvage qui se voit là, mêlé avec la civilisation, a quelque
chose de très-original. Il en est, parmi ces hommes, qui ne savent pas
même leur propre nom, et vont à confesse avouer des péchés anonymes, ne
pouvant dire comment s'appelle celui qui les a commis. Il existe à
Naples une grotte sous terre, où des milliers de lazzaroni passent leur
vie, en sortant seulement à midi pour voir le soleil, et dormant le
reste du jour, pendant que leurs femmes filent. Dans les climats où le
vêtement et la nourriture sont si faciles, il faudrait un gouvernement
très-indépendant et très-actif pour donner à la nation une émulation
suffisante; car il est si aisé pour le peuple de subsister
matériellement à Naples, qu'il peut se passer du genre d'industrie
nécessaire ailleurs pour gagner sa vie. La paresse et l'ignorance,
combinées avec l'air volcanique qu'on respire dans ce séjour, doivent
produire la férocité quand les passions sont excitées; mais ce peuple
n'est pas plus méchant qu'un autre. Il a de l'imagination, ce qui
pourrait être le principe d'actions désintéressées; et avec cette
imagination on le conduirait au bien, si ses institutions politiques et
religieuses étaient bonnes.

On voit des Calabrois qui se mettent en marche pour aller cultiver les
terres, avec un joueur de violon à leur tête, et dansant de temps en
temps pour se reposer de marcher. Il y a tous les ans, près de Naples,
une fête consacrée à la _Madone_ de la grotte, dans laquelle les jeunes
filles dansent au son du tambourin et des castagnettes; et il n'est pas
rare qu'elles fassent mettre pour condition, dans leur contrat de
mariage, que leurs époux les conduiront tous les ans à cette fête. On
voit à Naples, sur le théâtre, un acteur de quatre-vingts ans, qui,
depuis soixante ans, fait rire les Napolitains, dans leur rôle comique
national, le polichinelle. Se représente-t-on ce que sera l'immortalité
de l'âme pour un homme qui remplit ainsi sa longue vie? Le peuple de
Naples n'a d'autre idée du bonheur que le plaisir; mais l'amour du
plaisir vaut encore mieux qu'un égoïsme aride.

Il est vrai que c'est le peuple du monde qui aime le plus l'argent: si
vous demandez à un homme du peuple votre chemin dans la rue, il tend la
main après avoir fait un signe, car ils sont plus paresseux pour les
paroles que pour les gestes. Mais leur goût pour l'argent n'est point
méthodique ni réfléchi; ils le dépensent aussitôt qu'ils le reçoivent.
Si l'argent s'introduisait chez les sauvages, les sauvages le
demanderaient comme cela. Ce qui manque le plus à cette nation en
général, c'est le sentiment de la dignité. Ils font des actions
généreuses et bienveillantes par bon coeur plutôt que par principe; car
leur théorie, en tout genre, ne vaut rien, et l'opinion, en ce pays, n'a
point de force. Mais lorsque des hommes ou des femmes échappent à cette
anarchie morale, leur conduite est plus remarquable en elle-même, et
plus digne d'admiration que partout ailleurs, puisque rien, dans les
circonstances extérieures, ne favorise la vertu; on la prend tout
entière dans son âme. Les lois ni les moeurs ne récompensent ni ne
punissent. Celui qui est vertueux est d'autant plus héroïque qu'il n'en
est pour cela ni plus considéré ni plus recherché.

A quelques honorables exceptions près, les hautes classes ont assez de
ressemblance avec les dernières: l'esprit des unes n'est guère plus
cultivé que celui des autres, et l'usage du monde fait la seule
différence à l'extérieur. Mais, au milieu de cette ignorance, il y a un
fonds d'esprit naturel et d'aptitude à tout, tel qu'on ne peut prévoir
ce que deviendrait une semblable nation, si toute la force du
gouvernement était dirigée dans le sens des lumières et de la morale.
Comme il y a peu d'instruction à Naples, on y trouve, jusqu'à présent,
plus d'originalité dans le caractère que dans l'esprit. Mais les hommes
remarquables de ce pays, tels que l'abbé Galiani, Caraccioli, etc.,
possédaient, dit-on, au plus haut degré la plaisanterie et la réflexion,
rares puissances de la pensée, réunion sans laquelle la pédanterie ou la
frivolité vous empêche de connaître la véritable valeur des choses!

Le peuple napolitain, à quelques égards, n'est point du tout civilisé;
mais il n'est point vulgaire à la manière des autres peuples. Sa
grossièreté même frappe l'imagination. La rive africaine, qui borde la
mer de l'autre côté, se fait presque déjà sentir, et il y a je ne sais
quoi de numide dans les cris sauvages qu'on entend de toutes parts. Ces
visages brunis, ces vêtements formés de quelques morceaux d'étoffe rouge
ou violette dont la couleur foncée attire les regards; ces lambeaux
d'habillements que ce peuple artiste drape encore avec art, donnent
quelque chose de pittoresque à la populace, tandis qu'ailleurs l'on ne
peut voir en elle que les misères de la civilisation. Un certain goût
pour la parure et les décorations se trouvent souvent, à Naples, à côté
du manque absolu des choses nécessaires ou commodes. Les boutiques sont
ornées agréablement avec des fleurs et des fruits: quelques-unes ont un
air de fête qui ne tient ni à l'abondance ni à la félicité publique,
mais seulement à la vivacité de l'imagination; on veut réjouir les yeux
avant tout. La douceur du climat permet aux ouvriers en tout genre de
travailler dans la rue. Les tailleurs y font des habits, les traiteurs
leurs repas; et les occupations de la maison, se passant ainsi au
dehors, multiplient les mouvements de mille manières. Les chants, les
danses, les jeux bruyants accompagnent assez bien tout ce spectacle, et
il n'y a point de pays où l'on sente plus clairement la différence de
l'amusement au bonheur; enfin, l'on sort de l'intérieur de la ville pour
arriver sur les quais, d'où l'on voit et la mer et le Vésuve, et l'on
oublie alors tout ce que l'on sait des hommes.

Oswald et Corinne arrivèrent à Naples pendant que l'éruption du Vésuve
durait encore. Ce n'était de jour qu'une fumée noire, qui pouvait se
confondre avec les nuages; mais le soir, en s'avançant sur le balcon de
leur demeure, ils éprouvèrent une émotion tout à fait inattendue. Le
fleuve de feu descend vers la mer; et ses vagues de flamme, semblables
aux vagues de l'onde, expriment, comme elles, la succession rapide et
continuelle d'un infatigable mouvement. On dirait que la nature,
lorsqu'elle se transforme en des éléments divers, conserve néanmoins
toujours quelques traces d'une pensée unique et première. Ce phénomène
du Vésuve cause un véritable battement de coeur. On est si familiarisé
d'ordinaire avec les objets extérieurs, qu'on aperçoit à peine leur
existence, et l'on ne reçoit guère d'émotion nouvelle, en ce genre, au
milieu de nos prosaïques contrées; mais tout à coup l'étonnement que
doit causer l'univers se renouvelle à l'aspect d'une merveille inconnue
de la création: tout notre être est agité par cette puissance de la
nature, dont les combinaisons sociales nous avaient distraits longtemps;
nous sentons que les plus grands mystères de ce monde ne consistent pas
tous dans l'homme, et qu'une force indépendante de lui le menace ou le
protége, selon des lois qu'il ne peut pénétrer. Oswald et Corinne se
promirent de monter sur le Vésuve, et ce qu'il pouvait y avoir de
périlleux dans cette entreprise répandait un charme de plus sur un
projet qu'ils devaient exécuter ensemble.


CHAPITRE III

Il y avait alors dans le port de Naples un vaisseau de guerre anglais,
où le service religieux se faisait tous les dimanches. Le capitaine et
la société anglaise qui étaient à Naples proposèrent à lord Nelvil d'y
venir le lendemain. Il l'accepta sans songer d'abord s'il y conduirait
Corinne, et comment il la présenterait à ses compatriotes. Il fut
tourmenté par cette inquiétude toute la nuit. Comme il se promenait avec
Corinne, le matin suivant, près du port, et qu'il était prêt à lui
conseiller de ne pas venir sur le vaisseau, ils virent arriver une
chaloupe anglaise conduite par dix matelots vêtus de blanc, portant sur
leur tête un bonnet de velours noir, et le léopard en argent brodé sur
ce bonnet: un jeune officier descendit; et, saluant Corinne du nom de
lady Nelvil, il lui proposa de monter dans la barque pour se rendre au
grand vaisseau. A ce nom de lady Nelvil, Corinne se troubla, rougit et
baissa les yeux. Oswald parut hésiter un moment; puis tout à coup lui
prenant la main, il lui dit en anglais: «Venez, ma chère.» Et elle le
suivit.

Le bruit des vagues et le silence des matelots, qui, dans une discipline
admirable, ne faisaient pas un mouvement, ne disaient pas une parole
inutile, et conduisaient rapidement la barque sur cette mer qu'ils
avaient tant de fois parcourue, inspiraient la rêverie. D'ailleurs
Corinne n'osait pas faire une question à lord Nelvil sur ce qui venait
de se passer. Elle cherchait à deviner son projet, ne croyant pas (ce
qui est toujours cependant le plus probable) qu'il n'en eût point, et
qu'il se laissât aller à chaque circonstance nouvelle. Un moment elle
imagina qu'il la conduisait au service divin pour la prendre là pour
épouse, et cette idée lui causa, dans ce moment, plus d'effroi que de
bonheur: il lui semblait qu'elle quittait l'Italie, et retournait en
Angleterre, où elle avait beaucoup souffert. La sévérité des moeurs et
des habitudes de ce pays revenait à sa pensée, et l'amour même ne
pouvait triompher entièrement du trouble de ses souvenirs. Combien,
cependant, dans d'autres circonstances, elle s'étonnera de ces pensées,
quelque passagères qu'elles fussent! combien elle les abjurera!

Corinne monta sur le vaisseau, dont l'intérieur était entretenu avec les
soins et la propreté la plus recherchée. On n'entendait que la voix du
capitaine, qui se prolongeait et se répétait d'un bord à l'autre par le
commandement et l'obéissance. La subordination, le sérieux, la
régularité, le silence qu'on remarquait dans ce vaisseau, étaient
l'image d'un ordre social libre et sévère, en contraste avec cette ville
de Naples, si vive, si passionnée, si tumultueuse. Oswald était occupé
de Corinne et de l'impression qu'elle recevait; mais il était aussi
quelquefois distrait d'elle par le plaisir de se trouver dans sa patrie.
Et n'est-ce pas, en effet, une seconde patrie, pour un Anglais, que les
vaisseaux et la mer? Oswald se promenait avec les Anglais qui étaient à
bord, pour savoir des nouvelles de l'Angleterre, pour causer de son pays
et de la politique. Pendant ce temps, Corinne était auprès des femmes
anglaises qui étaient venues de Naples pour assister au culte divin.
Elles étaient entourées de leurs enfants, beaux comme le jour, mais
timides comme leurs mères, et pas un mot ne se disait devant une
nouvelle connaissance. Cette contrainte, ce silence, rendaient Corinne
assez triste; elle levait les yeux vers la belle Naples, vers ses bords
fleuris, vers sa vie animée, et elle soupirait. Heureusement pour elle,
Oswald ne s'en aperçut pas; au contraire, en la voyant assise au milieu
des femmes anglaises, ses paupières noires baissées comme leurs
paupières blondes, et se conformant en tout à leurs manières, il éprouva
un grand sentiment de joie. C'est en vain qu'un Anglais se plaît un
moment aux moeurs étrangères; son coeur revient toujours aux premières
impressions de sa vie. Si vous interrogez des Anglais voguant sur un
vaisseau à l'extrémité du monde, et que vous leur demandiez où ils vont,
ils vous répondront: _home_ (chez nous), si c'est en Angleterre qu'ils
retournent. Leurs voeux, leurs sentiments, à quelque distance qu'ils
soient de leur patrie, sont toujours tournés vers elle.

L'on descendit entre les deux premiers ponts pour écouter le service
divin, et Corinne s'aperçut bientôt que son idée était sans nul
fondement, et que lord Nelvil n'avait point le projet solennel qu'elle
lui avait d'abord supposé. Alors elle se reprocha de l'avoir craint, et
sentit renaître en elle l'embarras de sa situation; car tout ce qui
était là ne doutait pas qu'elle ne fût la femme de lord Nelvil, et elle
n'avait pas eu la force de dire un mot qui pût détruire ou confirmer
cette idée. Oswald souffrait aussi cruellement; mais il avait, à travers
mille rares qualités, beaucoup de faiblesse et d'irrésolution dans le
caractère. Ces défauts sont inaperçus de celui qui les a, et prennent à
ses yeux une nouvelle forme dans chaque circonstance: tantôt c'est la
prudence, la sensibilité ou la délicatesse qui éloignent le moment de
prendre un parti et prolongent une situation indécise; presque jamais
l'on ne sent que c'est le même caractère qui donne à toutes les
circonstances le même genre d'inconvénient.

Corinne, cependant, malgré les pensées pénibles qui l'occupaient, reçut
une impression profonde par le spectacle dont elle fut témoin. Rien ne
parle plus à l'âme, en effet, que le service divin sur un vaisseau; et
la noble simplicité du culte des réformés semble particulièrement
adaptée aux sentiments que l'on éprouve alors. Un jeune homme
remplissait les fonctions de chapelain; il prêchait avec une voix ferme
et douce, et sa figure avait la sévérité d'une âme pure dans la
jeunesse. Cette sévérité porte avec elle une idée de force qui convient
à la religion prêchée au milieu des périls de la guerre. A des moments
marqués, le ministre anglican prononçait des prières dont toute
l'assemblée répétait avec lui les dernières paroles. Ces voix confuses,
et néanmoins assez douces, venaient de distance en distance ranimer
l'intérêt et l'émotion. Les matelots, les officiers, le capitaine, se
mettaient plusieurs fois à genoux, surtout à ces mots: «_Lord, have
mercy upon us_ (Seigneur, faites-nous miséricorde).» Le sabre du
capitaine, qu'on voyait traîner à côté de lui pendant qu'il était à
genoux, rappelait cette noble réunion de l'humilité devant Dieu et de
l'intrépidité contre les hommes, qui rend la dévotion des guerriers si
touchante; et pendant que tous ces braves gens priaient le Dieu des
armées, on apercevait la mer à travers les sabords, et quelquefois le
bruit léger de ses vagues, alors tranquilles, semblait seulement dire:
«Vos prières sont entendues.» Le chapelain finit le service par la
prière qui est particulière aux marins anglais: _Que Dieu_, disent-ils,
_nous fasse la grâce de défendre au dehors notre heureuse constitution,
et de retrouver dans nos foyers, au retour, le bonheur domestique!_ Que
de beaux sentiments sont réunis dans ces simples paroles! Les études
préalables et continuelles qu'exige la marine, la vie austère d'un
vaisseau, en font comme un cloître militaire au milieu des flots, et la
régularité des opérations les plus sérieuses n'y est interrompue que par
les périls et la mort. Souvent les matelots, malgré leurs habitudes
guerrières, s'expriment avec beaucoup de douceur, et montrent une pitié
singulière pour les femmes et les enfants, quand il s'en trouve à bord
avec eux. On est d'autant plus touché de ces sentiments, qu'on sait avec
quel sang-froid ils s'exposent à ces effroyables dangers de la guerre et
de la mer, au milieu desquels la présence de l'homme a quelque chose de
surnaturel.

Corinne et lord Nelvil remontèrent sur la barque qui devait les
conduire; ils revirent cette ville de Naples, bâtie en amphithéâtre,
comme pour assister plus commodément à la fête de la nature; et Corinne,
en mettant le pied sur le rivage, ne put se défendre d'un sentiment de
joie. Si lord Nelvil s'était douté de ce sentiment, il en eût été
vivement blessé, peut-être avec raison; et cependant il eût été injuste
envers Corinne, car elle l'aimait passionnément, malgré l'impression
pénible que lui faisaient les souvenirs d'un pays où des circonstances
cruelles l'avaient rendue malheureuse. Son imagination était mobile: il
y avait dans son coeur une grande puissance d'aimer; mais le talent, et
le talent surtout dans une femme, cause une disposition à l'ennui, un
besoin de distraction que la passion la plus profonde ne fait pas
disparaître entièrement. L'image d'une vie monotone, même au sein du
bonheur, fait éprouver de l'effroi à un esprit qui a besoin de variété.
C'est quand on a peu de vent dans les voiles qu'on peut côtoyer toujours
la rive; mais l'imagination divague, bien que la sensibilité soit
fidèle; il en est ainsi du moins jusqu'au moment où le malheur fait
disparaître toutes ces inconséquences, et ne laisse plus qu'une seule
pensée, et ne fait plus sentir qu'une douleur.

Oswald attribua la rêverie de Corinne uniquement au trouble que lui
causait encore l'embarras dans lequel elle avait dû se trouver en
s'entendant nommer lady Nelvil; et se reprochant vivement de ne l'en
avoir pas tirée, il craignit qu'elle ne le soupçonnât de légèreté. Il
commença donc, pour arriver enfin à l'explication tant désirée, par lui
offrir de lui confier sa propre histoire. «Je parlerai le premier,
dit-il, et votre confiance suivra la mienne.--Oui, sans doute, il le
faut, répondit Corinne en tremblant. Eh bien, vous le voulez? quel jour?
à quelle heure? Quand vous aurez parlé... je dirai tout.--Dans quelle
douloureuse agitation vous êtes! reprit Oswald. Quoi donc!
éprouverez-vous toujours cette crainte de votre ami, cette défiance de
son coeur?--Non, il le faut, continua Corinne; j'ai tout écrit; si vous
le voulez, demain...--Demain, dit lord Nelvil, nous devons aller
ensemble au Vésuve; je veux contempler avec vous cette étonnante
merveille, apprendre de vous à l'admirer, et, dans ce voyage même, si
j'en ai la force, vous apprendre tout ce qui concerne mon propre sort.
Il faut que ma confiance précède la vôtre; mon coeur y est résolu.--Eh
bien, oui, reprit Corinne; vous me donnez donc encore demain; je vous
remercie de ce jour. Ah! qui sait si vous serez toujours le même pour
moi, quand je vous aurai ouvert mon coeur? qui le sait? et comment ne
pas frémir de ce doute?»


CHAPITRE IV

Les ruines de Pompéia sont proches du Vésuve, et c'est par ces ruines
que Corinne et lord Nelvil commencèrent leur voyage. Ils étaient
silencieux l'un et l'autre: car le moment de la décision de leur sort
approchait, et cette vague espérance dont ils avaient joui si longtemps,
et qui s'accorde si bien avec l'indolence et la rêverie qu'inspire le
climat d'Italie, devait enfin être remplacée par une destinée positive.
Ils virent ensemble Pompéia, la ruine la plus curieuse de l'antiquité. A
Rome, l'on ne trouve guère que les débris des monuments publics, et ces
monuments ne retracent que l'histoire politique des siècles écoulés;
mais à Pompéia, c'est la vie privée des anciens qui s'offre à vous telle
qu'elle était. Le volcan qui a couvert cette ville de cendres l'a
préservée des outrages du temps. Jamais les édifices exposés à l'air ne
se seraient ainsi maintenus, et ce souvenir enfoui s'est retrouvé tout
entier. Les peintures, les bronzes, étaient encore dans leur beauté
première, et tout ce qui peut servir aux usages domestiques est conservé
d'une manière effrayante. Les amphores sont encore préparées pour le
festin du jour suivant; la farine qui allait être pétrie est encore là;
les restes d'une femme sont encore ornés des parures qu'elle portait
dans le jour de fête que le volcan a troublé, et ses bras desséchés ne
remplissent plus le bracelet de pierreries qui les entoure encore. On ne
peut voir nulle part une image aussi frappante de l'interruption subite
de la vie. Le sillon des roues est visiblement marqué sur les pavés dans
les rues, et les pierres qui bordent les puits portent la trace des
cordes qui les ont creusées peu à peu. On voit encore sur les murs d'un
corps de garde les caractères mal formés, les figures grossièrement
esquissées que les soldats traçaient pour passer le temps, tandis que ce
temps avançait pour les engloutir.

Quand on se place au milieu du carrefour des rues, d'où l'on voit de
tous les côtés la ville, qui subsiste encore presque en entier, il
semble qu'on attend quelqu'un, que le maître soit prêt à venir, et
l'apparence même de vie qu'offre ce séjour fait sentir plus tristement
son éternel silence. C'est avec des morceaux de lave pétrifiée que sont
bâties la plupart de ces maisons qui ont été ensevelies par d'autres
laves. Ainsi, ruines sur ruines, et tombeaux sur tombeaux! Cette
histoire du monde, où les époques se comptent de débris en débris; cette
vie humaine, dont la trace se suit à la lueur des volcans qui l'ont
consumée, remplissent le coeur d'une profonde mélancolie. Qu'il y a
longtemps que l'homme existe! qu'il y a longtemps qu'il vit, qu'il
souffre et qu'il périt! Où peut-on retrouver ses sentiments et ses
pensées? L'air qu'on respire dans ces ruines en est-il encore empreint,
ou sont-elles pour jamais déposées dans le ciel, où règne l'immortalité?
Quelques feuilles brûlées des manuscrits qui ont été retrouvés à
Herculanum et à Pompéia, et que l'on essaye de dérouler à Portici, sont
tout ce qui nous reste pour interpréter les malheureuses victimes que le
volcan, la foudre de la terre, a dévorées. Mais en passant près de ces
cendres, que l'art parvient à ranimer, on tremble de respirer, de peur
qu'un souffle n'enlève cette poussière, où de nobles idées sont
peut-être encore empreintes.

Les édifices publics, dans cette ville même de Pompéia qui était une des
moins grandes de l'Italie, sont encore assez beaux. Le luxe des anciens
avait presque toujours pour but un objet d'intérêt public. Leurs maisons
particulières sont très-petites, et l'on n'y voit point la recherche de
la magnificence; mais un goût vif pour les beaux-arts s'y fait
remarquer. Presque tout l'intérieur était orné de peintures les plus
agréables, et de pavés de mosaïque artistement travaillés. Il y a
beaucoup de ces pavés sur lesquels on trouve écrit: «_Salve_ (salut).»
Ce mot est placé sur le seuil de la porte. Ce n'était pas sûrement une
simple politesse que ce salut, mais une invocation à l'hospitalité. Les
chambres sont singulièrement étroites, peu éclairées, n'ayant jamais de
fenêtres sur la rue, et donnant presque toutes sur un portique qui est
dans l'intérieur de la maison, ainsi que la cour de marbre qu'il
entoure. Au milieu de cette cour est une citerne simplement décorée. Il
est évident, par ce genre d'habitation, que les anciens vivaient presque
toujours en plein air, et que c'était ainsi qu'ils recevaient leurs
amis. Rien ne donne une idée plus douce et plus voluptueuse de
l'existence que ce climat, qui unit intimement l'homme avec la nature.
Il semble que le caractère des entretiens et de la société doit être
tout autre, avec de telles habitudes, que dans les pays où la rigueur du
froid force à se renfermer dans les maisons. On comprend mieux les
dialogues de Platon en voyant ces portiques sous lesquels les anciens se
promenaient la moitié du jour. Ils étaient sans cesse animés par le
spectacle d'un beau ciel: l'ordre social, tels qu'ils le concevaient,
n'était point l'aride combinaison du calcul et de la force, mais un
heureux ensemble d'institutions qui excitaient les facultés,
développaient l'âme, et donnaient à l'homme pour but le perfectionnement
de lui-même et de ses semblables.

L'antiquité inspire une curiosité insatiable. Les érudits qui s'occupent
seulement à recueillir une collection de noms qu'ils appellent
l'histoire sont sûrement dépourvus de toute imagination. Mais pénétrer
dans le passé, interroger le coeur humain à travers les siècles, saisir
un fait par un mot, et le caractère d'une nation par un fait; enfin,
remonter jusqu'aux temps les plus reculés pour tâcher de se figurer
comment la terre, dans sa première jeunesse, apparaissait aux regards
des hommes, et de quelle manière ils supportaient alors ce don de la
vie, que la civilisation a tant compliqué maintenant, c'est un effort
continuel de l'imagination, qui devine et découvre les plus beaux
secrets que la réflexion et l'étude puissent nous révéler. Ce genre
d'intérêt et d'occupation attirait singulièrement Oswald, et il répétait
souvent à Corinne, que s'il n'avait pas eu dans son pays de nobles
intérêts à servir, il n'aurait trouvé la vie supportable que dans les
contrées où les monuments de l'histoire tiennent lieu de l'existence
présente. Il faut au moins regretter la gloire, quand il n'est plus
possible de l'obtenir. C'est l'oubli seul qui dégrade l'âme; mais elle
peut trouver un asile dans le passé quand d'arides circonstances privent
les actions de leur but.

En sortant de Pompéia et repassant à Portici, Corinne et lord Nelvil
furent bientôt entourés par les habitants, qui les engageaient à grands
cris à venir voir _la montagne_; c'est ainsi qu'ils appellent le Vésuve.
A-t-il besoin d'être nommé? Il est pour les Napolitains la gloire et la
patrie: leur pays est signalé par cette merveille. Oswald voulut que
Corinne fût portée sur une espèce de palanquin jusqu'à l'ermitage de
Saint-Salvador, qui est à moitié chemin de la montagne, et où les
voyageurs se reposent avant d'entreprendre de gravir sur le sommet; il
allait à cheval à côté d'elle, pour surveiller ceux qui la portaient; et
plus son coeur était rempli par les généreuses pensées qu'inspirent la
nature et l'histoire, plus il adorait Corinne.

Au pied du Vésuve, la campagne est la plus fertile et la mieux cultivée
que l'on puisse trouver dans le royaume de Naples, c'est-à-dire dans la
contrée de l'Europe la plus favorisée du ciel. La vigne célèbre dont le
vin est appelé _lacryma Christi_ se trouve dans cet endroit, et tout à
côté des terres dévastées par la lave. On dirait que la nature a fait un
dernier effort en ce lieu voisin du volcan, et s'est parée de ses plus
beaux dons avant de périr. A mesure que l'on s'élève, on découvre, en se
retournant, Naples et l'admirable pays qui l'environne. Les rayons du
soleil font scintiller la mer comme des pierres précieuses; mais toute
la splendeur de la création s'éteint par degrés jusqu'à la terre de
cendre et de fumée qui annonce l'approche du volcan. Les laves
ferrugineuses des années précédentes tracent sur le sol leur large et
noir sillon, et tout est aride autour d'elles. A une certaine hauteur,
les oiseaux ne volent plus; à telle autre, les plantes deviennent
très-rares, puis les insectes mêmes ne trouvent plus rien pour subsister
dans cette nature consumée. Enfin, tout ce qui a vie disparaît: vous
entrez dans l'empire de la mort, et la cendre de cette terre pulvérisée
roule seule sous vos pieds mal affermis.

    _Nè greggi nè armenti
    Guida bifolco mai, guida pastore._

_Jamais le berger ni le pasteur ne conduisent en ce lieu ni leurs brebis
ni leurs troupeaux._

Un ermite habite là, sur les confins de la vie et de la mort. Un arbre,
le dernier adieu de la végétation, est devant sa porte; et, c'est à
l'ombre de son pâle feuillage que les voyageurs ont coutume d'attendre
que la nuit vienne pour continuer leur route; car, pendant le jour, les
feux du Vésuve ne s'aperçoivent que comme un nuage de fumée, et la lave,
si ardente de nuit, paraît sombre à la clarté du soleil. Cette
métamorphose elle-même est un beau spectacle, qui renouvelle chaque soir
l'étonnement que la continuité du même aspect pourrait affaiblir.
L'impression de ce lieu, sa solitude profonde, donnèrent à lord Nelvil
plus de force pour révéler ses secrets sentiments; et, désirant
encourager la confiance de Corinne, il consentit à lui parler, et lui
dit avec une vive émotion: «Vous voulez lire jusqu'au fond de l'âme de
votre malheureux ami; eh bien! je vous avouerai tout: mes blessures vont
se rouvrir, je le sens; mais en présence de cette nature immuable,
faut-il donc avoir tant de peur des souffrances que le temps entraîne
avec lui?



LIVRE DOUZIÈME

HISTOIRE DE LORD NELVIL


CHAPITRE PREMIER

«J'ai été élevé dans la maison paternelle avec une tendresse, avec une
bonté que j'admire bien davantage depuis que je connais les hommes. Je
n'ai jamais rien aimé plus profondément que mon père; et cependant il me
semble que si j'avais su, comme je le sais à présent, combien son
caractère était unique dans le monde, mon affection eût été plus vive
encore et plus dévouée. Je me rappelle mille traits de sa vie qui me
paraissaient tout simples, parce que mon père les trouvait tels, et qui
m'attendrissent douloureusement aujourd'hui que j'en connais la valeur.
Les reproches qu'on se fait envers une personne qui nous fut chère et
qui n'est plus, donnent l'idée de ce que pourraient être les peines
éternelles, si la miséricorde divine ne venait point au secours d'une
telle douleur.

«J'étais heureux et calme auprès de mon père; mais je souhaitais de
voyager avant de m'engager dans l'armée. Il y a dans mon pays la plus
belle carrière civile pour les hommes éloquents; mais j'avais, j'ai même
encore une si grande timidité, qu'il m'eût été très-pénible de parler en
public, et je préférais l'état militaire. J'aimais mieux avoir affaire
aux périls certains qu'aux dégoûts possibles. Mon amour-propre est, à
tous les égards, plus susceptible qu'ambitieux; et j'ai toujours trouvé
que les hommes s'offrent à l'imagination comme des fantômes quand ils
vous blâment, et comme des pygmées quand ils vous louent. J'avais envie
d'aller en France, où venait d'éclater cette révolution qui, malgré la
vieillesse du genre humain, prétendait à recommencer l'histoire du
monde. Mon père avait conservé quelques préventions contre Paris, qu'il
avait vu vers la fin du règne de Louis XV, et ne concevait guère comment
des coteries pouvaient se changer en nation, des prétentions en vertus,
et des vanités en enthousiasme. Néanmoins il consentit au voyage que je
désirais, parce qu'il craignait de rien exiger; il avait une sorte
d'embarras de son autorité paternelle quand le devoir ne lui commandait
pas d'en faire usage; il redoutait toujours que cette autorité n'altérât
la vérité, la pureté d'affection qui tient à ce qu'il y a de plus libre
et de plus involontaire dans notre nature, et il avait, avant tout,
besoin d'être aimé. Il m'accorda donc, au commencement de 1791, lorsque
j'avais vingt et un ans accomplis, six mois de séjour en France; et je
partis pour connaître cette nation, si voisine de nous, et toutefois si
différente par ses institutions et les habitudes qui en sont résultées.

«Je croyais ne jamais aimer ce pays; j'avais contre lui les préjugés que
nous inspirent la fierté et la gravité anglaises. Je craignais les
moqueries contre tous les cultes du coeur et de la pensée; je détestais
cet art de rabattre tous les élans et de désenchanter tous les amours.
Le fond de cette gaieté tant vantée me paraissait bien triste, puisqu'il
frappait de mort mes sentiments les plus chers. Je ne connaissais pas
alors les Français vraiment distingués; et ceux-là réunissent aux
qualités les plus nobles des manières pleines de charmes. Je fus étonné
de la simplicité, de la liberté qui régnaient dans les sociétés de
Paris. Les plus grands intérêts y étaient traités sans frivolité comme
sans pédanterie; il semblait que les idées les plus profondes fussent
devenues le patrimoine de la conversation, et que la révolution du monde
entier ne se fît que pour rendre la société de Paris plus aimable. Je
rencontrais des hommes d'une instruction sérieuse, d'un talent
supérieur, animés par le désir de plaire, plus encore que par le besoin
d'être utiles; recherchant les suffrages d'un salon, même après ceux
d'une tribune, et vivant dans la société des femmes pour être applaudis
plutôt que pour être aimés.

«Tout, à Paris, était parfaitement bien combiné, par rapport au bonheur
extérieur. Il n'y avait aucune gêne dans les détails de la vie; de
l'égoïsme au fond, mais jamais dans les formes; un mouvement, un intérêt
qui prenait chacun de vos jours, sans vous en laisser beaucoup de fruit,
mais aussi sans que jamais vous en sentissiez le poids; une promptitude
de conception qui permettait d'indiquer et de comprendre par un mot ce
qui aurait exigé ailleurs un long développement; un esprit d'imitation
qui pourrait bien s'opposer à toute indépendance véritable, mais qui
introduit dans la conversation cette sorte de bon accord et de
complaisance qu'on ne trouve nulle autre part; enfin, une manière facile
de conduire la vie, de la diversifier, de la soustraire à la réflexion,
sans en écarter le charme de l'esprit. A tous ces moyens de s'étourdir,
il faut ajouter les spectacles, les étrangers, les nouvelles, et vous
aurez l'idée de la ville la plus sociale qui soit au monde. Je m'étonne
presque de prononcer son nom dans cet ermitage, au milieu d'un désert, à
l'autre extrême des impressions que fait naître la plus active
population du monde; mais je devais vous peindre ce séjour et son effet
sur moi.

«Le croiriez-vous, Corinne? maintenant que vous m'avez connu si sombre
et si découragé, je me laissai séduire par ce tourbillon spirituel! Je
fus bien aise de n'avoir pas un moment d'ennui, eussé-je dû n'en avoir
pas un de méditation, et d'émousser en moi la faculté de souffrir, bien
que celle d'aimer s'en ressentît. Si j'en puis juger par moi-même, il me
semble qu'un homme d'un caractère sérieux et sensible peut être fatigué
par l'intensité même et la profondeur de ses impressions: il revient
toujours à sa nature; mais ce qui l'en fait sortir, au moins pour
quelque temps, lui fait du bien.

«C'est en m'élevant au-dessus de moi-même, Corinne, que vous dissipez ma
mélancolie naturelle; c'est en me faisant valoir moins que je ne vaux
réellement, qu'une femme, dont je vous parlerai bientôt, étourdissait ma
tristesse intérieure. Cependant, quoique j'eusse pris le goût et
l'habitude de Paris, elle ne m'aurait pas suffi longtemps, si je n'avais
pas obtenu l'amitié d'un homme, parfait modèle du caractère français
dans son antique loyauté, et de l'esprit français dans sa culture
nouvelle.

«Je ne vous dirai pas, mon amie, le véritable nom des personnes dont
j'ai à vous parler, et vous comprendrez ce qui m'oblige à vous le
cacher, en apprenant le reste de cette histoire. Le comte Raimond était
de la plus illustre famille de France; il avait dans l'âme toute la
fierté chevaleresque de ses ancêtres, et sa raison adoptait les idées
philosophiques quand elles lui commandaient des sacrifices personnels;
il ne s'était point activement mêlé de la révolution, mais il aimait ce
qu'il y avait de vertueux dans chaque parti; le courage de la
reconnaissance dans les uns, l'amour de la liberté dans les autres; tout
ce qui était désintéressé lui plaisait. La cause de tous les opprimés
lui paraissait juste, et cette générosité de caractère était encore
relevée par la plus grande négligence pour sa propre vie. Ce n'était pas
qu'il fût précisément malheureux; mais il y avait un tel contraste entre
son âme et la société, telle qu'elle est en général, que la peine
journalière qu'il en ressentait le détachait de lui-même. Je fus assez
heureux pour intéresser le comte Raimond; il souhaita de vaincre ma
réserve naturelle, et, pour en triompher, il mit dans notre liaison une
coquetterie d'amitié vraiment romanesque; il ne connaissait aucun
obstacle, ni pour rendre un grand service, ni pour faire un grand
plaisir. Il voulait aller s'établir la moitié de l'année en Angleterre,
pour ne pas me quitter; j'avais beaucoup de peine à l'empêcher de
partager avec moi tout ce qu'il possédait.

«Je n'ai qu'une soeur, me disait-il, mariée à un vieillard très-riche,
et je suis libre de faire ce que je veux de ma fortune. D'ailleurs cette
révolution tournera mal, et je pourrais bien être tué: faites-moi donc
jouir de ce que j'ai, en le regardant comme étant à vous.» Hélas! ce
généreux Raimond prévoyait trop bien sa destinée. Quand on est capable
de se connaître, on se trompe rarement sur son sort; et les
pressentiments ne sont le plus souvent qu'un jugement sur soi-même qu'on
ne s'est pas encore tout à fait avoué. Noble, sincère, imprudent même,
le comte Raimond mettait dehors toute son âme; c'était un plaisir
nouveau pour moi qu'un tel caractère: chez nous, les trésors de l'âme ne
sont pas facilement exposés aux regards, et nous avons pris l'habitude
de douter de tout ce qui se montre; mais cette bonté expansive que je
trouvais dans mon ami me donnait des jouissances tout à la fois faciles
et sûres, et je n'avais pas un doute sur ses qualités, bien qu'elles se
fissent toutes voir dès le premier instant. Je n'éprouvais aucune
timidité dans mes rapports avec lui, et, ce qui valait mieux encore, il
me mettait à l'aise avec moi-même. Tel était l'aimable Français pour qui
j'ai senti cette amitié parfaite, cette fraternité de compagnons
d'armes, dont on n'est capable que dans la jeunesse, avant qu'on ait
connu le sentiment de la rivalité, avant que les carrières
irrévocablement tracées sillonnent et partagent le champ de l'avenir.

«Un jour le comte Raimond me dit: «Ma soeur est veuve, et j'avoue que je
n'en suis point affligé; je n'aimais pas son mariage: elle avait accepté
la main du vieillard qui vient de mourir, dans un moment où nous
n'avions pas de fortune ni l'un ni l'autre, car la mienne vient d'un
héritage qui m'est arrivé nouvellement; mais, néanmoins, je m'étais
opposé, dans le temps, à cette union autant que j'avais pu: je n'aime
pas qu'on fasse rien par calcul, et encore moins la plus solennelle
action de la vie. Mais enfin elle s'est conduite à merveille avec
l'époux qu'elle n'aimait pas; il n'y a rien à dire à tout cela, selon le
monde; maintenant qu'elle est libre, elle revient demeurer chez moi.
Vous la verrez; c'est une personne très-aimable à la longue: et vous
autres Anglais, vous aimez à faire des découvertes. Pour moi, je trouve
plus agréable de lire d'abord tout dans la physionomie; vos manières
contenues cependant, mon cher Oswald, ne m'ont jamais fait de peine;
mais celles de ma soeur me gênent un peu.»

«Madame d'Arbigny, la soeur du comte Raimond, arriva le lendemain matin,
et le même soir je lui fus présenté: elle avait des traits semblables à
ceux de son frère, un son de voix analogue, mais une manière d'accentuer
toute différente, et beaucoup plus de réserve et de finesse dans
l'expression de ses regards; sa figure d'ailleurs était très-agréable,
sa taille pleine de grâce, et il y avait dans tous ses mouvements une
élégance parfaite; elle ne disait pas un mot qui ne fût convenable; elle
ne manquait à aucun genre d'égards, sans que sa politesse fût en rien
exagérée; elle flattait l'amour-propre avec beaucoup d'adresse, et
montrait qu'on lui plaisait sans jamais se compromettre: car, dans tout
ce qui tenait à la sensibilité, elle s'exprimait toujours comme si, dans
ce genre, elle eût voulu dérober aux autres ce qui se passait dans son
coeur. Cette manière avait, avec celle des femmes de mon pays, une
ressemblance apparente qui me séduisit. Il me semblait bien que madame
d'Arbigny trahissait trop souvent ce qu'elle prétendait vouloir cacher,
et que le hasard n'amenait pas tant d'occasions d'attendrissement
involontaire qu'il en naissait autour d'elle; mais cette réflexion
traversait légèrement mon esprit, et ce que j'éprouvais habituellement
auprès de madame d'Arbigny m'était doux et nouveau.

«Je n'avais jamais été flatté par personne. Chez nous l'on ressent avec
profondeur et l'amour et l'enthousiasme qu'il inspire, mais l'art de
s'insinuer dans le coeur par l'amour-propre est peu connu. D'ailleurs je
sortais des universités, et jusqu'alors personne en Angleterre n'avait
fait attention à moi. Madame d'Arbigny relevait chaque mot que je
disais; elle s'occupait de moi avec une attention constante: je ne crois
pas qu'elle connût bien l'ensemble de ce que je puis être; mais elle me
révélait à moi-même, par mille observations, des détails dont la
sagacité me confondait. Il me semblait quelquefois qu'il y avait un peu
d'art dans son langage, qu'elle parlait trop bien et d'une voix trop
douce, que ses phrases étaient trop soigneusement rédigées; mais sa
ressemblance avec son frère, le plus sincère de tous les hommes,
éloignait de mon esprit ces doutes, et contribuait à m'inspirer de
l'attrait pour elle.

«Un jour je disais au comte Raimond l'effet que produisait sur moi cette
ressemblance: il m'en remercia; mais, après un instant de réflexion, il
me dit: «Ma soeur et moi, cependant, nous n'avons pas de rapports dans
le caractère.» Il se tut après ces mots; mais en me les rappelant, ainsi
que beaucoup d'autres circonstances, j'ai été convaincu dans la suite
qu'il ne désirait pas que j'épousasse sa soeur. Je ne puis douter
qu'elle n'en eût l'intention dès lors, quoique cette intention ne fût
pas aussi prononcée que dans la suite; nous passions notre vie ensemble,
et les jours s'écoulèrent avec elle, souvent agréablement, toujours sans
peine. J'ai réfléchi, depuis, qu'elle était habituellement de mon avis;
quand je commençais une phrase, elle la finissait, ou, prévoyant
d'avance celle que j'allais dire, elle se hâtait de s'y conformer; et
cependant, malgré cette douceur parfaite dans les formes, elle exerçait
un empire très-despotique sur mes actions; elle avait une manière de me
dire: _Sûrement vous vous conduirez ainsi, sûrement vous ne ferez pas
telle démarche_, qui me dominait tout à fait; il me semblait que je
perdrais toute son estime pour moi si je trompais son attente, et
j'attachais du prix à cette estime, témoignée souvent avec des
expressions très-flatteuses.

«Cependant, Corinne, croyez-moi, car je le pensais même avant de vous
connaître, ce n'était point de l'amour que le sentiment que m'inspirait
madame d'Arbigny, je ne lui avais point dit que je l'aimasse; je ne
savais point si une telle belle-fille conviendrait à mon père; il
n'était point dans ses idées que j'épousasse une Française, et je ne
voulais rien faire sans son aveu. Mon silence, je le crois, déplaisait à
madame d'Arbigny: car elle avait quelquefois de l'humeur, dont elle
faisait toujours de la tristesse, et qu'elle exprimait après par des
motifs touchants, bien que sa physionomie, dans les moments où elle ne
s'observait pas, eût quelquefois beaucoup de sécheresse; mais
j'attribuais ces instants d'inégalité à nos rapports ensemble, dont je
n'étais pas content moi-même; car cela fait mal d'aimer un peu et de ne
pas aimer tout à fait.

«Ni le comte Raimond ni moi nous ne parlions de sa soeur: c'était la
première gêne qui eût existé entre nous; mais plusieurs fois madame
d'Arbigny m'avait conjuré de ne pas m'entretenir d'elle avec son frère;
et lorsque je m'étonnais de cette prière, elle me disait: «Je ne sais si
vous êtes comme moi, mais je ne puis souffrir qu'un tiers, même mon ami
intime, se mêle de mes sentiments pour un autre. J'aime le secret dans
toutes les affections.» Cette explication me plaisait assez, et
j'obéissais à ses désirs. Je reçus alors une lettre de mon père, qui me
rappelait en Écosse. Les six mois fixés pour mon séjour en France
étaient écoulés, et les troubles de ce pays allaient toujours en
croissant; il ne pensait pas qu'il convînt à un étranger d'y rester
davantage. Cette lettre me causa d'abord une vive peine. Je sentais
néanmoins combien mon père avait raison; j'avais un grand désir de le
revoir; mais la vie que je menais à Paris dans la société du comte
Raimond et de sa soeur m'était tellement agréable, que je ne pouvais
m'en arracher sans un amer chagrin. J'allai tout de suite chez madame
d'Arbigny, je lui montrai ma lettre, et, pendant qu'elle la lisait,
j'étais si absorbé par ma peine, que je ne vis pas même quelle
impression elle en recevait; je l'entendis seulement qui me disait
quelques mots pour m'engager à retarder mon départ, à écrire à mon père
que j'étais malade, enfin à _louvoyer_ avec sa volonté. Je me souviens
que ce fut le terme dont elle se servit; j'allais répondre, et j'aurais
dit ce qui était vrai, c'est que mon départ était résolu pour le
lendemain, lorsque le comte Raimond entra, et, sachant ce dont il
s'agissait, déclara le plus nettement du monde que je devais obéir à mon
père, et qu'il n'y avait pas à hésiter. Je fus étonné de cette décision
si rapide; je m'attendais à être sollicité, retenu; je voulais résister
à mes propres regrets; mais je ne croyais pas que l'on me rendît le
triomphe si facile, et, pour un moment, je méconnus le sentiment de mon
ami; il s'en aperçut, me prit la main et me dit: «Dans trois mois je
serai en Angleterre; pourquoi donc vous retiendrais-je en France? J'ai
mes raisons pour n'en rien faire,» ajouta-t-il à demi voix. Mais sa
soeur l'entendit, et se hâta de dire qu'il était sage, en effet,
d'éviter les dangers que pouvait courir un Anglais en France, au milieu
de la révolution. Je suis bien sûr à présent que ce n'était pas à cela
que le comte Raimond faisait allusion; mais il ne contredit ni ne
confirma l'explication de sa soeur. Je partais; il ne crut pas
nécessaire de m'en dire davantage.

«Si je pouvais être utile à mon pays, je resterais, continua-t-il; mais,
vous le voyez, il n'y a plus de France. Les idées et les sentiments qui
la faisaient aimer n'existent plus. Je regretterai encore le sol, mais
je retrouverai ma patrie quand je respirerai le même air que vous.»
Combien je fus ému des touchantes expressions d'une amitié si vraie!
combien en ce moment Raimond l'emportait sur sa soeur dans mes
affections! Elle le devina bien vite; et ce soir-là même, je la vis sous
un point de vue nouveau. Il arriva du monde; elle fit les honneurs de
chez elle à merveille, parla de mon départ avec la plus grande
simplicité, et donna généralement l'idée que c'était pour elle
l'événement le plus ordinaire. J'avais déjà remarqué dans plusieurs
occasions qu'elle mettait un tel prix à la considération, que jamais
elle ne laissait voir à personne les sentiments qu'elle me témoignait;
mais, cette fois, c'en était trop, et j'étais tellement blessé de son
indifférence, que je résolus de partir avant la société, et de ne pas
rester seul un moment avec elle. Elle vit que je m'approchais de son
frère pour lui demander de me dire adieu le lendemain matin, avant mon
départ: alors elle vint à moi, et me dit assez haut pour que l'on pût
l'entendre, qu'elle avait une lettre à me remettre pour une de ses amies
en Angleterre, et elle ajouta très-vite et très-bas: «Vous ne regrettez
que mon frère, vous ne parlez qu'à lui, et vous voulez me percer le
coeur en vous en allant ainsi!» Puis elle retourna sur-le-champ
s'asseoir au milieu de son cercle. Je fus troublé de ces paroles, et
j'allais rester comme elle le désirait, lorsque le comte Raimond me prit
par le bras, et m'emmena dans sa chambre.

«Quand tout le monde fut parti, nous entendîmes sonner à coups redoublés
dans l'appartement de madame d'Arbigny; le comte Raimond n'y faisait pas
attention; je le forçai cependant à s'en inquiéter, et nous envoyâmes
demander ce que c'était: on nous répondit que madame d'Arbigny venait de
se trouver mal. Je fus vivement ému; je voulais la revoir, retourner
chez elle encore une fois; le comte Raimond m'en empêcha obstinément.
«Évitons ces émotions, dit-il; les femmes se consolent toujours mieux
quand elles sont seules.» Je ne pouvais comprendre cette dureté pour sa
soeur, si fort en contraste avec la constante bonté de mon ami, et je me
séparai de lui, le lendemain, avec une sorte d'embarras qui rendit nos
adieux moins tendres. Ah! si j'avais deviné le sentiment plein de
délicatesse qui l'empêchait de consentir à ce que sa soeur me captivât,
quand il ne la croyait pas faite pour me rendre heureux! si j'avais
prévu surtout quels événements allaient nous séparer pour toujours, mes
adieux auraient satisfait et son âme et la mienne.


CHAPITRE II

Oswald cessa de parler pendant quelques instants; Corinne écoutait son
récit avec une telle avidité, qu'elle se tut aussi, dans la crainte de
retarder le moment où il reprendrait la parole. «Je serais heureux,
continua-t-il, si mes rapports avec madame d'Arbigny avaient fini alors,
si j'étais resté près de mon père, et si je n'avais pas remis le pied
sur la terre de France! Mais la fatalité, c'est-à-dire peut-être la
faiblesse de mon caractère, a pour jamais empoisonné ma vie: oui, pour
jamais, chère amie, même auprès de vous.

«Je passai près d'une année en Écosse avec mon père, et notre tendresse
l'un pour l'autre devint chaque jour plus intime; je pénétrai dans le
sanctuaire de cette âme céleste, et je trouvais dans l'amitié qui
m'unissait à lui ces sympathies du sang dont les liens mystérieux
tiennent à tout notre être. Je recevais des lettres de Raimond pleines
d'affection: il me racontait les difficultés qu'il trouvait à dénaturer
sa fortune pour venir me joindre; mais sa persévérance dans ce projet
était la même. Je l'aimais toujours; mais quel ami pouvais-je comparer à
mon père! Le respect qu'il m'inspirait ne gênait pas ma confiance.
J'avais foi aux paroles de mon père comme à un oracle, et les
incertitudes qui sont malheureusement dans mon caractère cessaient
toujours dès qu'il avait parlé. _Le ciel nous a formés_, dit un écrivain
anglais, _pour l'amour de ce qui est vénérable._ Mon père n'a pas su, il
n'a pu savoir à quel point je l'aimais, et ma fatale conduite a dû l'en
faire douter. Cependant il a eu pitié de moi; il m'a plaint, en mourant,
de la douleur que me causerait sa perte. Ah! Corinne, j'avance dans ce
triste récit; soutenez mon courage, j'en ai besoin.--Cher ami, lui dit
Corinne, trouvez quelque douceur à montrer votre âme si noble et si
sensible devant la personne du monde qui vous admire et vous chérit le
plus.

--Il m'envoya pour ses affaires à Londres, reprit lord Nelvil, et je le
quittai lorsque je ne devais plus le revoir, sans qu'aucun frémissement
m'avertît de mon malheur. Il fut plus aimable que jamais dans nos
derniers entretiens: on dirait que l'âme des justes donne, comme les
fleurs, plus de parfums vers le soir. Il m'embrassa les larmes aux yeux:
il me disait souvent qu'à son âge tout était solennel; mais moi je
croyais à sa vie comme à la mienne: nos âmes s'entendaient si bien, il
était si jeune pour aimer, que je ne songeais pas à sa vieillesse. La
confiance comme la crainte sont inexplicables dans les affections vives.
Mon père m'accompagna cette fois jusqu'au seuil de la porte de son
château que j'ai revu depuis désert et dévasté comme mon triste coeur.

«Il n'y avait pas huit jours que j'étais à Londres, quand je reçus de
madame d'Arbigny la fatale lettre dont j'ai retenu chaque mot: «Hier 10
août, me disait-elle, mon frère a été massacré aux Tuileries en
défendant son roi. Je suis proscrite comme sa soeur, et obligée de me
cacher pour échapper à mes persécuteurs. Le comte Raimond avait pris
toute ma fortune avec la sienne, pour la faire passer en Angleterre:
l'avez-vous déjà reçue? ou savez-vous à qui il l'a confiée pour vous la
remettre? Je n'ai qu'un mot de lui, écrit du château même, au moment où
il a su qu'on se disposait à l'attaquer, et ce mot me dit seulement de
m'adresser à vous pour tout savoir. Si vous pouviez venir ici pour
m'emmener, vous me sauveriez peut-être la vie; car les Anglais voyagent
librement encore en France, et moi je ne puis obtenir de passe-port: le
nom de mon frère me rend suspecte. Si la malheureuse soeur de Raimond
vous intéresse assez pour venir la chercher, vous saurez à Paris, chez
M. de Maltigues, mon parent, le lieu de ma retraite. Mais si vous avez
la généreuse intention de me secourir, ne perdez pas un instant pour
l'accomplir; car on dit que la guerre peut éclater d'un jour à l'autre
entre nos deux pays.»

«Représentez-vous l'effet que cette lettre produisit sur moi. Mon ami
massacré, sa soeur au désespoir, et leur fortune, disait-elle, entre mes
mains, bien que je n'en eusse pas reçu la moindre nouvelle. Ajoutez à
ces circonstances le danger de madame d'Arbigny, et l'idée qu'elle avait
que je pouvais la servir en allant la chercher. Il ne me parut pas
possible d'hésiter; et je partis à l'instant, en envoyant un courrier à
mon père, qui lui portait la lettre que je venais de recevoir, et la
promesse qu'avant quinze jours je serais revenu. Par un hasard vraiment
cruel, l'homme que j'envoyai tomba malade en route, et la seconde lettre
que j'écrivis à mon père, de Douvres, lui parvint avant la première. Il
sut ainsi mon départ sans en connaître les motifs; et, quand
l'explication lui arriva, il avait pris sur ce voyage une inquiétude qui
ne se dissipa point.

«J'arrivai à Paris en trois jours; j'y appris que madame d'Arbigny
s'était retirée dans une ville de province, à soixante lieues, et je
continuai ma route pour aller l'y rejoindre. Nous éprouvâmes l'un et
l'autre une profonde émotion en nous revoyant: elle était, dans son
malheur, beaucoup plus aimable qu'auparavant, parce qu'il y avait dans
ses manières moins d'art et de contrainte. Nous pleurâmes ensemble son
noble frère et les désastres publics. Je m'informai avec anxiété de sa
fortune: elle me dit qu'elle n'en avait aucune nouvelle; mais, peu de
jours après, j'appris que le banquier auquel le comte Raimond l'avait
confiée la lui avait rendue; et, ce qui est singulier, je l'appris par
un négociant de la ville où nous étions, qui me le dit par hasard, et
m'assura que madame d'Arbigny n'avait jamais dû en être véritablement
inquiète. Je n'y compris rien, et j'allai chez madame d'Arbigny pour lui
demander ce que cela signifiait. Je trouvai chez elle un de ses parents,
M. de Maltigues, qui me dit, avec une promptitude et un sang-froid
remarquables, qu'il arrivait à l'instant même de Paris pour apporter à
madame d'Arbigny la nouvelle du retour du banquier qu'elle croyait parti
pour l'Angleterre, et dont elle n'avait pas entendu parler depuis un
mois. Madame d'Arbigny confirma ce qu'il disait, et je la crus; mais, en
me rappelant qu'elle a constamment trouvé des prétextes pour ne pas me
montrer le prétendu billet de son frère, dont elle me parlait dans sa
lettre, j'ai compris, depuis, qu'elle s'était servie d'une ruse pour
m'inquiéter sur sa fortune.

«Au moins est-il vrai qu'elle était riche, et que dans son désir de
m'épouser il ne se mêlait aucun motif intéressé; mais le grand tort de
madame d'Arbigny était de faire une entreprise du sentiment, de mettre
de l'adresse là où il suffisait d'aimer, et de dissimuler sans cesse,
quand il eût mieux valu montrer tout simplement ce qu'elle éprouvait;
car elle m'aimait alors autant qu'on peut aimer quand on combine ce
qu'on fait, presque même ce que l'on pense, et que l'on conduit les
relations du coeur comme des intrigues politiques.

«La tristesse de madame d'Arbigny ajoutait encore à ses charmes
extérieurs, et lui donnait une expression touchante qui me plaisait
extrêmement. Je lui avais formellement déclaré que je ne me marierais
point sans le consentement de mon père; mais je ne pouvais m'empêcher de
lui exprimer les transports que sa figure séduisante excitait en moi; et
comme il entrait dans ses projets de me captiver à tout prix, je crus
entrevoir qu'elle n'était pas invariablement résolue à repousser mes
désirs; et maintenant que je me retrace ce qui s'est passé entre nous,
il me semble qu'elle hésitait par des motifs étrangers à l'amour, et que
ses combats apparents étaient des délibérations secrètes. Je me trouvais
seul avec elle tout le jour; et, malgré les résolutions que la
délicatesse m'inspirait, je ne pus résister à mon entraînement, et
madame d'Arbigny m'imposa tous les devoirs en m'accordant tous les
droits; elle me montra plus de douleur et de remords que peut-être elle
n'en avait réellement et me lia fortement à son sort par son repentir
même. Je voulais le mener en Angleterre avec moi, la faire connaître à
mon père, et le conjurer de consentir à mon union avec elle; mais elle
se refusait à quitter la France sans que je fusse son époux. Peut-être
avait-elle raison en cela; mais, sachant bien de tout temps que je ne
pouvais me résoudre à l'épouser sans l'aveu de mon père, elle avait tort
dans les moyens qu'elle prenait, et pour ne pas partir, et pour me
retenir, malgré les devoirs qui me rappelaient en Angleterre.

«Quand la guerre fut déclarée entre les deux pays, mon désir de quitter
la France devint plus vif, et les obstacles qu'y opposait madame
d'Arbigny se multiplièrent. Tantôt elle ne pouvait obtenir un
passe-port; tantôt, si je voulais partir seul, elle m'assurait qu'elle
serait compromise en restant en France après mon départ, parce qu'on la
soupçonnerait d'être en correspondance avec moi. Cette femme, si douce,
si mesurée, se livrait par moments à des accès de désespoir qui
bouleversaient entièrement mon âme; elle employait les attraits de sa
figure et les grâces de son esprit pour me plaire, et sa douleur pour
m'intimider.

«Peut-être les femmes ont-elles tort de commander au nom des larmes, et
d'asservir ainsi la force à leur faiblesse; mais quand elles ne
craignent pas d'employer ce moyen, il réussit presque toujours, au moins
pour un temps. Sans doute le sentiment s'affaiblit par l'empire même que
l'on usurpe sur lui, et la puissance des pleurs, trop souvent exercée,
refroidit l'imagination. Mais il y avait en France, dans ce temps, mille
occasions de ranimer l'intérêt et la pitié. La santé de madame d'Arbigny
paraissait aussi tous les jours plus faible; et c'est encore un terrible
moyen de domination pour les femmes que la maladie. Celles qui n'ont
pas, comme vous, Corinne, une juste confiance dans leur esprit et dans
leur âme, ou celles qui ne sont pas, comme nos Anglaises, si fières et
si timides que la feinte leur est impossible, ont recours à l'art pour
inspirer l'attendrissement; et le mieux que l'on puisse attendre d'elles
alors, c'est que la dissimulation ait pour cause un sentiment vrai.

«Un tiers se mêlait, à mon insu, de mes relations avec madame d'Arbigny;
c'était M. de Maltigues: elle lui plaisait, il ne demandait pas mieux
que de l'épouser, mais une immoralité réfléchie le rendait indifférent à
tout; il aimait l'intrigue comme un jeu, même quand le but ne
l'intéressait pas, et secondait madame d'Arbigny dans le désir qu'elle
avait de s'unir à moi, quitte à déjouer ce projet si l'occasion de
servir le sien se présentait. C'était un homme pour qui j'avais un
singulier éloignement: à peine âgé de trente ans, ses manières et son
extérieur étaient d'une sécheresse remarquable. En Angleterre, où l'on
nous accuse d'être froids, je n'ai rien vu de comparable au sérieux de
son maintien, quand il entrait dans une chambre. Je ne l'aurais jamais
pris pour un Français, s'il n'avait pas eu le goût de la plaisanterie,
et un besoin de parler, très-bizarre dans un homme qui paraissait blasé
sur tout, et qui mettait cette disposition en système. Il prétendait
qu'il était né très-sensible, très-enthousiaste; mais que la
connaissance des hommes, dans la révolution de France, l'avait détrompé
de tout cela. Il avait aperçu, disait-il, qu'il n'y avait de bon dans le
monde que la fortune ou le pouvoir, ou tous les deux, et que les
amitiés, en général, devaient être considérées comme des moyens qu'il
faut prendre ou quitter selon les circonstances. Il était assez habile
dans la pratique de cette opinion; il n'y faisait qu'une faute, c'était
de la dire; mais bien qu'il n'eût pas, comme les Français d'autrefois,
le désir de plaire, il lui restait le besoin de faire effet par la
conversation, et cela le rendait très-imprudent: bien différent en cela
de madame d'Arbigny, qui voulait atteindre son but, mais qui ne se
trahissait point, comme M. de Maltigues, en cherchant à briller par
l'immoralité même. Entre ces deux personnes, ce qui était bizarre, c'est
que la plus vive cachait bien son secret, et que l'homme froid ne savait
pas se taire.

«Tel qu'il était, ce M. de Maltigues, il avait un ascendant singulier
sur madame d'Arbigny; il la devinait, ou bien elle lui confiait tout;
cette femme, habituellement dissimulée, avait peut-être besoin de faire
de temps en temps une imprudence, comme pour respirer; au moins est-il
certain que, quand M. de Maltigues la regardait durement, elle se
troublait toujours; s'il avait l'air mécontent, elle se levait pour le
prendre à part; s'il sortait avec humeur, elle s'enfermait presque à
l'instant pour lui écrire. Je m'expliquais cette puissance de M. de
Maltigues sur madame d'Arbigny, parce qu'il la connaissait dès son
enfance, et dirigeait ses affaires depuis qu'elle n'avait pas de plus
proche parent que lui; mais le principal motif de ces ménagements
singuliers, c'était le projet qu'elle avait formé, et j'appris trop
tard, de l'épouser si je la quittais; car elle ne voulait à aucun prix
passer pour une femme abandonnée. Une telle résolution devrait faire
croire qu'elle ne m'aimait pas; et cependant elle n'avait, pour me
préférer, aucune raison que le sentiment; mais elle avait mêlé toute sa
vie le calcul à l'entraînement, et les prétentions factices de la
société aux affections naturelles. Elle pleurait parce qu'elle était
émue, mais elle pleurait aussi parce que c'est ainsi qu'on attendrit.
Elle était heureuse d'être aimée parce qu'elle aimait, mais aussi parce
que cela fait honneur dans le monde; elle avait de bons sentiments quand
elle était toute seule, mais elle n'en jouissait pas si elle ne pouvait
les faire tourner au profit de son amour-propre ou de ses désirs.
C'était une personne formée par et pour la bonne compagnie, et qui avait
cet art de travailler le vrai, qui se rencontre si souvent dans les pays
où le désir de produire de l'effet par ses sentiments, est plus vif que
ces sentiments mêmes.

«Je n'avais pas, depuis longtemps, de nouvelles de mon père, parce que
la guerre avait interrompu sa correspondance avec moi. Une lettre enfin
m'arriva par une occasion; il m'adjurait de partir, au nom de mon devoir
et de sa tendresse; il me déclarait en même temps, de la manière la plus
formelle, que si j'épousais madame d'Arbigny, je lui causerais une
douleur mortelle, et me demandait au moins de revenir libre en
Angleterre, et de ne me décider qu'après l'avoir entendu. Je lui
répondis à l'instant, en lui donnant ma parole d'honneur que je ne me
marierais pas sans son consentement, et l'assurant que dans peu je le
rejoindrais. Madame d'Arbigny employa d'abord la prière, puis le
désespoir, pour me retenir; et, voyant enfin qu'elle ne réussissait pas,
je crois qu'elle eut recours à la ruse; mais comment alors aurais-je pu
la soupçonner?

«Un matin elle arriva chez moi, pâle, échevelée, et se jeta dans mes
bras, en me suppliant de la protéger: elle paraissait mourir de frayeur.
A peine pus-je comprendre, à travers son émotion, que l'ordre était venu
de l'arrêter, comme soeur du comte Raimond, et qu'il fallait que je lui
trouvasse un asile pour la dérober à ceux qui la poursuivaient. A cette
époque même, des femmes avaient péri, et toutes les terreurs
paraissaient naturelles. Je la menai chez un négociant qui m'était
dévoué; je l'y cachai, je crus la sauver, et M. de Maltigues et moi nous
avions seuls le secret de sa retraite. Comment, dans cette situation, ne
pas s'intéresser vivement au sort d'une femme? comment se séparer d'une
personne proscrite? Quel est le jour, quel est le moment où il se peut
qu'on lui dise: «Vous avez compté sur mon appui, et je vous le retire!»
Cependant le souvenir de mon père me poursuivait continuellement, et,
dans plusieurs occasions, j'essayai d'obtenir de madame d'Arbigny la
permission de partir seul; mais elle me menaça de se livrer à ses
assassins si je la quittais, et sortit deux fois en plein jour, dans un
trouble affreux qui me pénétra de douleur et de crainte. Je la suivis
dans la rue, en la conjurant en vain de revenir. Heureusement, par
hasard ou par combinaison, nous rencontrâmes chaque fois M. de
Maltigues, et il la ramena en lui faisant sentir l'imprudence de sa
conduite. Alors je me résignai à rester, et j'écrivis à mon père en
motivant, autant que je le pus, ma conduite; mais je rougissais d'être
en France, au milieu des événements affreux qui s'y passaient, et
lorsque mon pays était en guerre avec les Français.

«M. de Maltigues se moquait souvent de mes scrupules; mais, tout
spirituel qu'il était, il ne prévoyait pas ou ne se donnait pas la peine
d'observer l'effet de ses plaisanteries, car elles réveillaient en moi
tous les sentiments qu'il voulait éteindre. Madame d'Arbigny remarquait
bien l'impression que je recevais; mais elle n'avait point d'empire sur
M. de Maltigues, qui se décidait souvent par le caprice, au défaut de
l'intérêt. Elle recourait, pour m'attendrir, à sa douleur véritable, à
sa douleur exagérée; elle se servait de la faiblesse de sa santé autant
pour plaire que pour toucher, car elle n'était jamais plus attrayante
que quand elle s'évanouissait à mes pieds. Elle savait embellir sa
beauté comme tout le reste de ses agréments, et ses charmes extérieurs
eux-mêmes étaient habilement combinés avec ses émotions pour me
captiver.

«Je vivais ainsi toujours troublé, toujours incertain, tremblant quand
je recevais une lettre de mon père, plus malheureux encore quand je n'en
recevais pas, retenu par l'attrait que je ressentais pour madame
d'Arbigny, et surtout par la peur de son désespoir; car, par un mélange
singulier, c'était la personne la plus douce dans l'habitude de la vie,
la plus égale, souvent même la plus enjouée, et néanmoins la plus
violente dans une scène. Elle voulait enchaîner par le bonheur et par la
crainte, et transformait ainsi toujours son naturel en moyens. Un jour,
c'était au mois de septembre 1793, il y avait plus d'un an déjà que
j'étais en France, je reçus une lettre de mon père, conçue en peu de
mots; mais ces mots étaient si sombres et si douloureux, qu'il faut,
Corinne, m'épargner de vous les dire: ils me feraient trop de mal. Mon
père était déjà malade, mais il ne me le dit pas: sa délicatesse et sa
fierté l'en empêchèrent. Cependant toute sa lettre exprimait tant de
douleur, et sur mon absence et sur la possibilité de mon mariage avec
madame d'Arbigny, que je ne conçois pas encore comment, en la lisant, je
n'ai pas prévu le malheur dont j'étais menacé. Je fus assez ému
néanmoins pour ne plus hésiter, et j'allai chez madame d'Arbigny,
parfaitement décidé à prendre congé d'elle. Elle aperçut bien vite que
mon parti était pris; et, se recueillant en elle-même, tout à coup elle
se leva et me dit: «Avant de partir, il faut que vous sachiez un secret
que je rougissais de vous avouer. Si vous m'abandonnez, ce ne sera pas
moi seule que vous ferez mourir, et le fruit de ma honte et de mon
coupable amour périra dans mon sein avec moi.» Rien ne peut exprimer
l'émotion que j'éprouvai; ce devoir sacré, ce devoir nouveau s'empara de
toute mon âme, et je fus soumis à madame d'Arbigny comme l'esclave le
plus dévoué.

«Je l'aurais épousée, comme elle le voulait, s'il ne se fût pas
rencontré dans ce moment les plus grands obstacles à ce qu'un Anglais
pût se marier en France, en déclarant, comme il le fallait, son nom à
l'officier civil. J'ajournai donc notre union jusqu'au moment où nous
pourrions aller ensemble en Angleterre, et je résolus de ne pas quitter
madame d'Arbigny jusqu'alors: elle se calma d'abord, quand elle fut
tranquillisée sur le danger prochain de mon départ; mais elle recommença
bientôt à se plaindre et à se montrer tour à tour blessée et malheureuse
de ce que je ne surmontais pas toutes les difficultés pour l'épouser.
J'aurais fini par céder à sa volonté; j'étais tombé dans la mélancolie
la plus profonde, je passais des jours entiers chez moi, sans pouvoir en
sortir; j'étais en proie à une idée que je ne m'avouais jamais et qui me
persécutait toujours. J'avais un pressentiment de la maladie de mon
père, et je ne voulais pas croire à mon pressentiment, que je prenais
pour une faiblesse. Par une bizarrerie, résultat de l'effroi que me
causait la douleur de madame d'Arbigny, je combattais mon devoir comme
une passion; et ce qu'on aurait pu croire une passion me tourmentait
comme un devoir. Madame d'Arbigny m'écrivait sans cesse pour m'engager à
venir chez elle; j'y venais, et quand je la voyais, je ne lui parlais
pas de son état, parce que je n'aimais pas à rappeler ce qui lui donnait
des droits sur moi; il me semble à présent qu'elle aussi m'en parlait
moins qu'elle n'aurait dû le faire; mais je souffrais trop alors pour
rien remarquer.

«Enfin, une fois que j'étais resté trois jours chez moi, dévoré de
remords, écrivant vingt lettres à mon père et les déchirant toutes, M.
de Maltigues, qui ne venait guère me voir, parce que nous ne nous
convenions pas, arriva, député par madame d'Arbigny, pour m'arracher à
ma solitude, mais s'intéressant assez peu, comme vous allez en juger, au
succès de son ambassade. Il aperçut en entrant, avant que j'eusse le
temps de le cacher, que j'avais le visage couvert de larmes. «A quoi bon
cette douleur, mon cher? me dit-il; quittez ma cousine, ou bien
épousez-la: ces deux partis sont également bons, puisqu'ils en
finissent.--Il y a des situations dans la vie, lui répondis-je, où, même
en se sacrifiant, on ne sait pas encore comment remplir tous ses
devoirs.--C'est qu'il ne faut pas se sacrifier, reprit M. de Maltigues;
je ne connais, quant à moi, aucune circonstance où cela soit nécessaire:
avec de l'adresse on se tire de tout; l'habileté est la reine du
monde.--Ce n'est pas l'habileté que j'envie, lui dis-je; mais je
voudrais au moins, je vous le répète, en me résignant à n'être pas
heureux, ne pas affliger ce que j'aime.--Croyez-moi, dit M. de
Maltigues, ne mêlez pas à cette oeuvre difficile qu'on appelle vivre, le
sentiment qui la complique encore plus: c'est une maladie de l'âme: j'en
suis atteint quelquefois tout comme un autre; mais quand elle m'arrive,
je me dis que cela passera, et je me tiens toujours parole.--Mais, lui
répondis-je, en cherchant à rester comme lui dans les idées générales,
car je ne pouvais ni ne voulais lui témoigner aucune confiance, quand on
pourrait écarter le sentiment, il resterait toujours l'honneur et la
vertu, qui s'opposent souvent à nos désirs en tout genre.--L'honneur!
reprit M. de Maltigues: entendez-vous par l'honneur, se battre quand on
est insulté? à cet égard il n'y a pas de doute; mais sous tous les
autres rapports, quel intérêt aurait-on à se laisser entraver par mille
délicatesses vaines?--Quel intérêt! interrompis-je; il me semble que ce
n'est pas là le mot dont il s'agit.--A parler sérieusement, continua M.
de Maltigues, il en est peu qui aient un sens aussi clair. Je sais bien
qu'autrefois l'on disait: _Un honorable malheur, un glorieux revers._
Mais aujourd'hui que tout le monde est persécuté, les coquins comme ce
qu'on est convenu d'appeler les honnêtes gens, il n'y a de différence
dans ce monde qu'entre les oiseaux pris au filet et ceux qui ont
échappé.--Je crois à une autre différence, lui répondis-je, la
prospérité méprisée, et les revers honorés par l'estime des hommes de
bien.--Trouvez-les-moi donc, reprit M. de Maltigues, ces hommes de bien
qui vous consolent de vos peines par leur courageuse estime; il me
semble, au contraire, que la plupart des personnes soi-disant
vertueuses, si vous êtes heureux, vous excusent; si vous êtes puissant,
vous aiment. C'est très-beau sans doute à vous de ne pas savoir
contrarier un père, qui devrait à présent ne plus se mêler de vos
affaires; mais il ne faudrait pas pour cela perdre votre vie ici de
toutes les façons: quant à moi, quoi qu'il m'arrive, je veux à tout prix
épargner à mes amis le chagrin de me voir souffrir, et à moi le
spectacle du visage allongé de la consolation.--Je croyais,
interrompis-je vivement, que le but de la vie d'un honnête homme n'était
pas le bonheur qui ne sert qu'à lui, mais la vertu qui sert aux
autres.--La vertu, la vertu!... dit M. de Maltigues en hésitant un peu;
puis se décidant à la fin: «c'est un langage pour le vulgaire, que les
augures ne peuvent se parler entre eux sans rire. Il y a de bonnes âmes
que de certains mots, de certains sons harmonieux remuent encore, c'est
pour elles que l'on fait jouer l'instrument; mais toute cette poésie que
l'on appelle la conscience, le dévouement, l'enthousiasme, a été
inventée pour consoler ceux qui n'ont pas su réussir dans le monde;
c'est comme un _De profundis_ que l'on chante pour les morts. Les
vivants, quand ils sont dans la prospérité, ne sont pas du tout curieux
d'obtenir ce genre d'hommage.»

«Je fus tellement irrité de ce discours, que je ne pus m'empêcher de
dire avec hauteur: «Je serais fâché, monsieur, si j'avais des droits sur
la maison de madame d'Arbigny, qu'elle reçût chez elle un homme qui se
permet une telle manière de penser et de s'exprimer.--Vous pouvez à cet
égard, répondit M. de Maltigues, quand il en sera temps, décider ce qui
vous plaira; mais si ma cousine m'en croit, elle n'épousera point un
homme qui se montre si malheureux de la possibilité de cette union;
depuis longtemps, elle peut vous le dire, je lui reproche sa faiblesse
et tous les moyens qu'elle emploie pour un but qui n'en vaut pas la
peine.» A ce mot, que l'accent rendait encore plus insultant, je fis
signe à M. de Maltigues de sortir avec moi, et pendant le chemin je dois
dire qu'il continuait à développer son système avec le plus grand
sang-froid du monde; et, pouvant mourir dans peu d'instants, il ne
disait pas un mot qui fût religieux ni sensible. «Si j'avais donné dans
toutes vos fadaises, à vous autres jeunes gens, me disait-il,
pensez-vous que ce qui se passe dans mon pays ne m'en aurait pas guéri?
Quand avez-vous vu que d'être scrupuleux à votre manière servît à
rien?--Je conviens avec vous, lui dis-je, que dans votre pays, à
présent, cela sert un peu moins qu'ailleurs, mais avec le temps, ou par
delà le temps, tout a sa récompense.--Oui, reprit M. de Maltigues, en
faisant entrer le ciel dans ses calculs.--Et pourquoi pas? lui dis-je;
l'un de nous va peut-être savoir ce qui en est.--Si c'est moi qui dois
mourir, continua-t-il en riant, je suis bien sûr que je n'en saurai
rien; si c'est vous, vous ne reviendrez pas éclairer mon âme.» En chemin
je pensais que, si j'étais tué par M. de Maltigues, je n'avais pris
aucune précaution pour faire savoir mon sort à mon père, ni pour donner
à madame d'Arbigny une partie de ma fortune, à laquelle je lui croyais
des droits. Pendant que je faisais ces réflexions, nous passâmes devant
la maison de M. de Maltigues, et je lui demandai la permission d'y
monter pour écrire deux lettres; il y consentit: et lorsque nous
continuâmes notre route pour sortir de la ville, je les lui remis, et je
lui parlai de madame d'Arbigny avec beaucoup d'intérêt, en la lui
recommandant comme à un ami que je croyais sûr. Cette preuve de
confiance le toucha; car il faut observer, à la gloire de l'honnêteté,
que les hommes qui professent le plus ouvertement l'immoralité sont
très-flattés si par hasard on leur donne une marque d'estime: la
circonstance aussi dans laquelle nous nous trouvions était assez grave
pour que M. de Maltigues en fût peut-être ému; mais comme pour rien au
monde il n'aurait voulu qu'on le remarquât, il dit en plaisantant ce qui
lui était inspiré, je le crois, par un sentiment plus sérieux.

«Vous êtes une honnête créature, mon cher Nelvil; je veux faire pour
vous quelque chose de généreux: on dit que cela porte bonheur, et la
générosité est en effet une qualité si enfantine, qu'elle doit être
plutôt récompensée dans le ciel que sur la terre. Mais, avant de vous
servir, il faut que nos conditions soient bien faites; quoi que je vous
dise, nous ne nous en battrons pas moins.» Je répondis à ces mots par un
consentement très-dédaigneux, à ce que je crois, car je trouvais la
précaution oratoire au moins inutile. M. de Maltigues continua d'un ton
sec et dégagé: «Madame d'Arbigny ne vous convient pas, vos caractères
n'ont aucun rapport ensemble; votre père, d'ailleurs, serait désespéré,
si vous faisiez ce mariage; et vous seriez désespéré d'affliger votre
père. Il vaut donc mieux que, si je vis, ce soit moi qui épouse madame
d'Arbigny; et, si vous me tuez, il vaut mieux encore qu'elle en épouse
un troisième; car c'est une personne d'une haute sagesse que ma cousine,
et qui, lors même qu'elle aime, prend toujours de sages précautions pour
le cas où on ne l'aimerait plus. Vous apprendrez tout cela par ses
lettres; je vous les laisse après moi: vous les trouverez dans mon
secrétaire, dont voici la clef. Je suis lié avec ma cousine depuis
qu'elle est au monde, et vous savez que, bien qu'elle soit
très-mystérieuse, elle ne me cache aucun de ses secrets; elle croit que
je ne dis que ce que je veux; il est vrai que je ne suis entraîné par
rien; mais aussi je ne mets pas d'importance à grand'chose, et je pense
que nous autres hommes, nous nous devons de ne nous rien taire à l'égard
des femmes. Aussi bien, si je meurs, c'est pour les beaux yeux de madame
d'Arbigny que cet accident m'arrivera, et quoique je sois prêt à périr
pour elle de bonne grâce, je ne lui suis pas trop obligé de la situation
où elle m'a mis par sa double intrigue. Au reste, ajouta-t-il, il n'est
pas dit que vous me tuerez;» et en achevant ces mots, comme nous étions
hors de la ville, il tira son épée et se mit en garde.

«Il avait parlé avec une vivacité singulière, et j'étais resté confondu
de ce qu'il m'avait dit. L'approche du danger, sans le troubler,
l'animait pourtant davantage, et je ne pouvais deviner si c'était la
vérité qui lui échappait, ou un mensonge qu'il forgeait pour se venger.
Néanmoins, dans cette incertitude, je ménageai beaucoup sa vie; il était
moins adroit que moi dans les exercices du corps, et dix fois j'aurais
pu lui plonger mon épée dans le coeur, mais je me contentai de le
blesser au bras et de le désarmer. Il parut sensible à mon procédé; et
je lui rappelai, en le conduisant chez lui, la conversation qui avait
précédé l'instant où nous nous étions battus. Il me dit alors: «Je suis
fâché d'avoir trahi la confiance de ma cousine; le péril est comme le
vin, il monte la tête; mais enfin je m'en console, car vous n'auriez pas
été heureux avec madame d'Arbigny; elle est trop rusée pour vous. Moi,
cela m'est égal; car, bien que je la trouve charmante et que son esprit
me plaise extrêmement, elle ne me fera jamais rien faire à mon
détriment, et nous nous servirons très-bien en tout, parce que le
mariage rendra nos intérêts communs. Mais vous, qui êtes romanesque,
vous auriez été sa dupe. Il ne tenait qu'à vous de me tuer, et je vous
dois la vie, je ne puis donc vous refuser les lettres que je vous avais
promises après ma mort. Lisez-les, partez pour l'Angleterre, et ne soyez
pas trop tourmenté des chagrins de madame d'Arbigny. Elle pleurera,
parce qu'elle vous aime; mais elle se consolera, parce que c'est une
femme assez raisonnable pour ne pas vouloir être malheureuse, et surtout
passer pour l'être. Dans trois mois elle sera madame de Maltigues.» Tout
ce qu'il me disait était vrai: les lettres qu'il me montra le
prouvèrent. Je restai convaincu que madame d'Arbigny n'était point dans
l'état qu'elle avait feint de m'avouer en rougissant, pour me
contraindre à l'épouser, et qu'elle m'avait, à cet égard, indignement
trompé. Sans doute elle m'aimait, puisqu'elle le disait dans ses lettres
à M. de Maltigues lui-même; mais elle le flattait avec tant d'art, elle
lui laissait tant d'espérance, et montrait, pour lui plaire, un
caractère si différent de celui qu'elle m'avait toujours fait voir,
qu'il me fut impossible de douter qu'elle ne le ménageât, dans
l'intention de l'épouser si notre mariage n'avait pas lieu. Telle était
la femme, Corinne, qui m'a coûté pour toujours le repos du coeur et de
la conscience!

«Je lui écrivis en partant, et je ne la revis plus; et, comme M. de
Maltigues l'avait prédit, j'ai su depuis qu'elle l'avait épousé. Mais
j'étais loin d'envisager alors le malheur qui m'attendait: je croyais
obtenir le pardon de mon père; j'étais sûr qu'en lui disant combien
j'avais été trompé, il m'aimerait davantage, puisqu'il me saurait plus à
plaindre. Après un voyage de près d'un mois, jour et nuit, à travers
l'Allemagne, j'arrivai en Angleterre plein de confiance dans
l'inépuisable bonté paternelle. Corinne, en débarquant, un papier public
m'annonça que mon père n'était plus! Vingt mois se sont passés depuis ce
moment, et il est toujours devant moi comme un fantôme qui me poursuit.
Les lettres qui formaient ces mots: _Lord Nelvil vient de mourir_, ces
lettres étaient flamboyantes; le feu du volcan qui est là devant nous
est moins effrayant qu'elles. Ce n'est pas tout encore; j'appris qu'il
était mort profondément affligé de mon séjour en France, craignant que
je ne renonçasse à la carrière militaire, que je n'épousasse une femme
dont il pensait peu de bien, et que, me fixant dans un pays en guerre
avec le mien, je ne me perdisse entièrement de réputation en Angleterre!
Qui sait si ces douloureuses pensées n'ont pas abrégé ses jours!
Corinne, Corinne, ne suis-je pas un assassin, ne le suis-je pas?
dites-le-moi.--Non, s'écria-t-elle, non, vous n'êtes que malheureux;
c'est la bonté, c'est la générosité qui vous ont entraîné. Je vous
respecte autant que je vous aime: jugez-vous dans mon coeur; prenez-le
pour votre conscience. La douleur vous égare: croyez celle qui vous
chérit. Ah! l'amour, tel que je le sens, n'est point une illusion: c'est
parce que vous êtes le meilleur, le plus sensible des hommes, que je
vous admire et vous adore.--Corinne, lui dit Oswald, cet hommage ne
m'est pas dû; mais il se peut cependant que je ne sois pas si coupable.
Mon père m'a pardonné avant de mourir; j'ai trouvé dans un dernier écrit
de lui, qui m'était adressé, de douces paroles. Une lettre de moi lui
était parvenue, qui m'avait un peu justifié; mais le mal était fait, et
la douleur qui venait de moi avait déchiré son coeur.

«Quand je rentrai dans son château, quand ses vieux serviteurs
m'entourèrent, je repoussai leurs consolations, je m'accusai devant eux;
j'allai me prosterner sur sa tombe; j'y jurai, comme si le temps de
réparer existait encore pour moi, que jamais je ne me marierais sans le
consentement de mon père. Hélas! que promettais-je à celui qui n'était
plus! que signifiaient alors ces paroles de mon délire! Je ne dois les
considérer au moins comme un engagement de ne rien faire qu'il eût
désapprouvé pendant sa vie. Corinne, chère amie, pourquoi ces mots vous
troublent-ils? Mon père a pu me demander le sacrifice d'une femme
dissimulée, qui ne devait qu'à son adresse le goût qu'elle m'inspirait;
mais la personne la plus vraie, la plus naturelle et la plus généreuse,
celle pour qui j'ai senti le premier amour, celui qui purifie l'âme au
lieu de l'égarer, pourquoi les êtres célestes voudraient-ils me séparer
d'elle?

«Lorsque j'entrai dans la chambre de mon père, je vis son manteau, son
fauteuil, son épée, qui étaient encore là, comme autrefois; encore là:
mais sa place était vide, et mes cris l'appelaient en vain! Ce
manuscrit, ce recueil de ses pensées, est tout ce qui me répond: vous en
connaissez déjà quelques morceaux, dit Oswald en le donnant à Corinne;
je le porte toujours avec moi. Lisez ce qu'il écrivait sur le devoir des
enfants envers leurs parents; lisez, Corinne: votre douce voix me
familiarisera peut-être avec ces paroles. Corinne obéit à la voix
d'Oswald, et lut ce qui suit:

  «Ah! qu'il faut peu de chose pour rendre défiants d'eux-mêmes, un
  père, une mère avancés dans la vie! Ils croient aisément qu'ils sont
  de trop sur la terre. A quoi se croiraient-ils bons pour vous, qui ne
  leur demandez plus de conseils? Vous vivez tout entiers dans le moment
  présent; vous y êtes consignés par une passion dominante, et tout ce
  qui ne se rapporte pas à ce moment vous paraît antique et suranné.
  Enfin, vous êtes tellement en votre personne et de coeur et d'esprit,
  que, croyant former à vous seuls un point historique, les
  ressemblances éternelles entre le temps et les hommes échappent à
  votre attention; et l'autorité de l'expérience vous semble une
  fiction, ou une vaine garantie destinée uniquement au crédit des
  vieillards et aux dernières jouissances de leur amour-propre. Quelle
  erreur est la vôtre! Le monde, ce vaste théâtre, ne change pas
  d'acteurs; c'est toujours l'homme qui s'y montre en scène; mais
  l'homme ne se renouvelle point, il se diversifie; et comme toutes ses
  formes sont dépendantes de quelques passions principales dont le
  cercle est depuis longtemps parcouru, il est rare que, dans les
  petites combinaisons de la vie privée, l'expérience, cette science du
  passé, ne soit la source féconde des enseignements les plus utiles.

  «Honneur donc aux pères et aux mères, honneur et respect, ne fût-ce
  que pour leur règne passé, pour ce temps dont ils ont été seuls
  maîtres, et qui ne reviendra plus; ne fût-ce que pour ces années à
  jamais perdues, et dont ils portent sur le front l'auguste empreinte!

  «Voilà votre devoir, enfants présomptueux, et qui paraissez impatients
  de courir seuls dans la route de la vie. Ils s'en iront, vous n'en
  pouvez douter, ces parents qui tardent à vous faire place; ce père,
  dont les discours ont encore une teinte de sévérité qui vous blesse;
  cette mère, dont le vieil âge vous impose des soins qui vous
  importunent: ils s'en iront, ces surveillants attentifs de votre
  enfance, et ces protecteurs animés de votre jeunesse; ils s'en iront,
  et vous chercherez en vain de meilleurs amis; ils s'en iront, et dès
  qu'ils ne seront plus, ils se présenteront à vous sous un nouvel
  aspect; car le temps, qui vieillit les gens présents à notre vue, les
  rajeunit pour nous quand la mort les a fait disparaître; le temps leur
  prête alors un éclat qui nous était inconnu: nous les voyons dans le
  tableau de l'éternité, où il n'y a plus d'âge, comme il n'y a plus de
  graduation; et, s'ils avaient laissé sur la terre un souvenir de leur
  vertu, nous les ornerions en imagination d'un rayon céleste, nous les
  suivrions de nos regards dans le séjour des élus, nous les
  contemplerions dans ces demeures de gloire et de félicité; et, près
  des vives couleurs dont nous composerions leur sainte auréole nous
  nous trouverions effacés, au milieu même de nos beaux jours, au milieu
  des triomphes dont nous sommes le plus éblouis.»

«Corinne, s'écria lord Nelvil avec une douleur déchirante, pensez-vous
que ce soit contre moi qu'il écrivit ces éloquentes plaintes?--Non, non,
répondit Corinne; vous savez qu'il vous chérissait, qu'il croyait à
votre tendresse; et je tiens de vous que ces réflexions furent écrites
longtemps avant que vous eussiez eu le tort que vous vous reprochez.
Écoutez plutôt, continua Corinne en parcourant le recueil qu'elle avait
encore entre les mains, écoutez ces réflexions sur l'indulgence, qui
sont écrites quelques pages plus loin:

  «Nous marchons dans la vie, environnés de piéges, et d'un pas
  chancelant; nos sens se laissent séduire par des amorces trompeuses;
  notre imagination nous égare par de fausses lueurs; et notre raison
  elle-même reçoit chaque jour de l'expérience le degré de lumière qui
  lui manquait et la confiance dont elle a besoin. Tant de dangers, unis
  à une si grande faiblesse; tant d'intérêts divers, avec une prévoyance
  si limitée, une capacité si restreinte; enfin tant de choses inconnues
  et une si courte vie, toutes ces circonstances, toutes ces conditions
  de notre nature, ne sont-elles pas pour nous un avertissement du haut
  rang que nous devons accorder à l'indulgence dans l'ordre des vertus
  sociales?... Hélas! où est-il, l'homme qui soit exempt de faiblesse?
  où est-il, l'homme qui n'ait aucun reproche à se faire? où est-il,
  l'homme qui puisse regarder en arrière de sa vie sans éprouver un seul
  remords, ou sans connaître aucun regret? Celui-là seul est étranger
  aux agitations d'une âme timorée, qui ne s'est jamais examiné
  lui-même, qui n'a jamais séjourné dans la solitude de sa conscience.»

«Voilà, reprit Corinne, les paroles que votre père vous adresse du haut
du ciel; voilà celles qui sont pour vous.--Cela est vrai, dit Oswald;
oui, Corinne, vous êtes l'ange des consolations, vous me faites du bien;
mais, si j'avais pu le voir un moment avant sa mort, s'il avait su de
moi que je n'étais pas indigne de lui, s'il m'avait dit qu'il le
croyait, je ne serais pas agité par les remords, comme le plus criminel
des hommes; je n'aurais pas cette conduite vacillante, cette âme
troublée qui ne promet de bonheur à personne. Ne m'accusez pas de
faiblesse; mais le courage ne peut rien contre la conscience: c'est
d'elle qu'il vient: comment pourrait-il triompher d'elle? A présent même
que l'obscurité s'avance, il me semble que je vois dans ces nuages les
sillons de la foudre qui me menace. Corinne! Corinne! rassurez votre
malheureux ami, ou laissez-moi couché sur cette terre, qui
s'entr'ouvrira peut-être à mes cris, et me laissera pénétrer jusqu'au
séjour des morts.»



LIVRE TREIZIÈME

LE VÉSUVE ET LA CAMPAGNE DE NAPLES


CHAPITRE PREMIER

Lord Nelvil resta longtemps anéanti, après le récit cruel qui avait
ébranlé toute son âme. Corinne essaya doucement de le rappeler à
lui-même: la rivière de feu qui tombait du Vésuve, rendue visible enfin
par la nuit, frappa vivement l'imagination troublée d'Oswald. Corinne
profita de cette impression pour l'arracher aux souvenirs qui
l'agitaient, et se hâta de l'entraîner avec elle sur le rivage de
cendres de la lave enflammée.

Le terrain qu'ils traversèrent, avant d'y arriver, fuyait sous leurs
pas, et semblait les repousser loin d'un séjour ennemi de tout ce qui a
vie: la nature n'est plus dans ces lieux en relation avec l'homme, il ne
peut plus s'en croire le dominateur; elle échappe à son tyran par la
mort. Le feu du torrent est d'une couleur funèbre; néanmoins, quand il
brûle les vignes ou les arbres, on en voit sortir une flamme claire et
brillante; mais la lave même est sombre, tel qu'on se représente un
fleuve de l'enfer; elle roule lentement comme un sable noir de jour, et
rouge la nuit. On entend, quand elle approche, un petit bruit
d'étincelles qui fait d'autant plus de peur qu'il est léger, et que la
ruse semble se joindre à la force: le tigre royal arrive ainsi
secrètement, à pas comptés. Cette lave avance sans jamais se hâter, et
sans perdre un instant; si elle rencontre un mur élevé, un édifice
quelconque qui s'oppose à son passage, elle s'arrête, elle amoncelle
devant l'obstacle ses torrents noirs et bitumineux, et l'ensevelit enfin
sous ses vagues brûlantes. Sa marche n'est point assez rapide pour que
les hommes ne puissent pas fuir devant elle; mais elle atteint, comme le
temps, les imprudents et les vieillards qui, la voyant venir lourdement
et silencieusement, s'imaginent qu'il est aisé de lui échapper. Son
éclat est si ardent, que la terre se réfléchit dans le ciel et lui donne
l'apparence d'un éclair continuel: ce ciel, à son tour, se répète dans
la mer, et la nature est embrasée par cette triple image du feu.

Le vent se fait entendre et se fait voir par des tourbillons de flamme
dans le gouffre d'où sort la lave. On a peur de ce qui se passe au sein
de la terre, et l'on sent que d'étranges fureurs la font trembler sous
nos pas. Les rochers qui entourent la source de la lave sont couverts de
soufre, de bitume, dont les couleurs ont quelque chose d'infernal. Un
vert livide, un jaune brun, un rouge sombre, forment comme une
dissonance pour les yeux, et tourmentent la vue, comme l'ouïe serait
déchirée par ces sons aigus que faisaient entendre les sorcières quand
elles appelaient, de nuit, la lune sur la terre.

Tout ce qui entoure le volcan rappelle l'enfer, et les descriptions des
poëtes sont sans doute empruntées de ces lieux. C'est là que l'on
conçoit comment les hommes ont cru à l'existence d'un génie malfaisant
qui contrariait les desseins de la Providence. On a dû se demander, en
contemplant un tel séjour, si la bonté seule présidait aux phénomènes de
la création, ou bien si quelque principe caché forçait la nature, comme
l'homme, à la férocité. «Corinne, s'écria lord Nelvil, est-ce de ces
bords infernaux que part la douleur? L'ange de la mort prend-il son vol
de ce sommet? Si je ne voyais pas ton céleste regard, je perdrais ici
jusqu'au souvenir des oeuvres de la Divinité qui décorent le monde; et
cependant cet aspect de l'enfer, tout affreux qu'il est, me cause moins
d'effroi que les remords du coeur. Tous les périls peuvent être bravés;
mais comment l'objet qui n'est plus pourrait-il nous délivrer des torts
que nous nous reprochons envers lui? Jamais! jamais! Ah! Corinne, quelle
parole de fer et de feu! Les supplices inventés par les rêves de la
souffrance, la roue qui tourne sans cesse, l'eau qui fuit dès qu'on veut
s'en approcher, les pierres qui retombent à mesure qu'on les soulève ne
sont qu'une faible image pour exprimer cette terrible pensée,
l'impossible et l'irréparable.»

Un silence profond régnait autour d'Oswald et de Corinne; les guides
eux-mêmes s'étaient retirés dans l'éloignement; et comme il n'y a près
du cratère ni animal, ni insecte, ni plante, on n'y entendait que le
sifflement de la flamme agitée. Néanmoins, un bruit de la ville arriva
jusque dans ce lieu; c'était le son des cloches qui se faisaient
entendre à travers les airs: peut-être célébraient-elles la mort;
peut-être annonçaient-elles la naissance; n'importe, elles causèrent une
douce émotion aux voyageurs. «Cher Oswald, dit Corinne, quittons ce
désert, redescendons vers les vivants; mon âme est ici mal à l'aise.
Toutes les autres montagnes, en nous rapprochant du ciel, semblent nous
élever au-dessus de la vie terrestre; mais ici je ne sens que du trouble
et de l'effroi: il me semble voir la nature traitée comme un criminel,
et condamnée, comme un être dépravé, à ne plus sentir le souffle
bienfaisant de son Créateur. Ce n'est sûrement pas ici le séjour des
bons; allons-nous-en.»

Une pluie abondante tombait pendant que Corinne et lord Nelvil
redescendaient vers la plaine. Leurs flambeaux étaient à chaque instant
près de s'éteindre. Les lazzaroni les accompagnaient en poussant des
cris continuels, qui pourraient inspirer de la terreur à qui ne saurait
pas que c'est leur façon d'être habituelle. Mais ces hommes sont
quelquefois agités par un superflu de vie dont ils ne savent que faire,
parce qu'ils réunissent au même degré la paresse et la violence. Leur
physionomie, plus marquée que leur caractère, semble indiquer un genre
de vivacité dans lequel l'esprit et le coeur n'entrent pour rien.
Oswald, inquiet que la pluie ne fît du mal à Corinne, que la lumière ne
leur manquât, enfin qu'elle ne fût exposée à quelque danger, ne
s'occupait plus que d'elle; et cet intérêt si tendre remit son âme, par
degrés, de l'état où l'avait jetée la confidence qu'il lui avait faite.
Ils retrouvèrent leur voiture au pied de la montagne; ils ne
s'arrêtèrent point aux ruines d'Herculanum, qu'on a comme ensevelies de
nouveau, pour ne pas renverser la ville de Portici, qui est bâtie sur
cette ville ancienne. Ils arrivèrent à Naples vers minuit, et Corinne
promit à lord Nelvil, en le quittant, de lui remettre le lendemain matin
l'histoire de sa vie.


CHAPITRE II

En effet, le lendemain matin Corinne voulut s'imposer l'effort qu'elle
avait promis; et bien que la connaissance plus intime qu'elle avait
acquise du caractère d'Oswald redoublât son inquiétude, elle sortit de
sa chambre, portant ce qu'elle avait écrit, tremblante, et résolue
néanmoins à le donner. Elle entra dans le salon de l'auberge où ils
demeuraient tous les deux. Oswald y était, et venait de recevoir des
lettres de l'Angleterre. Une de ces lettres était sur la cheminée, et
l'écriture frappa tellement Corinne, qu'avec un trouble inexprimable
elle lui demanda de qui elle était. «C'est de lady Edgermond, répondit
Oswald.--Vous êtes en correspondance avec elle? interrompit
Corinne.--Lord Edgermond était l'ami de mon père, reprit Oswald; et
puisque le hasard m'a fait vous parler d'elle, je ne vous dissimulerai
point que mon père avait pensé qu'il pouvait me convenir un jour
d'épouser Lucile Edgermond, sa fille.--Grand Dieu!» s'écria Corinne, et
elle tomba sur une chaise, presque évanouie.

«D'où vient cette émotion cruelle? dit lord Nelvil; que pouvez-vous
craindre de moi, Corinne, quand je vous aime avec idolâtrie? Si mon père
m'avait, en mourant, demandé d'épouser Lucile, sans doute je ne me
croirais pas libre, et je me serais éloigné de votre charme
irrésistible; mais il n'a fait que me conseiller ce mariage, en
m'écrivant lui-même qu'il ne pouvait pas juger Lucile, puisqu'elle
n'était encore qu'une enfant. Je ne l'ai vue moi-même qu'une fois; à
peine alors avait-elle douze ans. Je n'ai pris avec sa mère aucun
engagement avant de partir; cependant les incertitudes, le trouble que
vous avez pu remarquer dans ma conduite, venaient uniquement de ce désir
de mon père: avant de vous connaître, je souhaitais de pouvoir
l'accomplir, tout fugitif qu'il était, comme une espèce d'expiation
envers lui, comme une manière de prolonger après sa mort l'empire de sa
volonté sur mes résolutions; mais vous avez triomphé de ce sentiment,
vous avez triomphé de tout moi-même, et j'ai seulement besoin de me
faire pardonner ce qui, dans ma conduite, a dû vous paraître de la
faiblesse ou de l'irrésolution. Corinne, on ne se relève jamais
entièrement de la douleur que j'ai éprouvée: elle flétrit l'espérance,
elle donne un sentiment de timidité pénible et douloureux; la destinée
m'a tant fait de mal, qu'alors même qu'elle semble m'offrir le plus
grand bien, je me défie encore d'elle. Mais, chère amie, ces inquiétudes
sont dissipées; je suis à toi pour toujours, à toi! Je me dis que si mon
père vous avait connue, c'est vous qu'il aurait choisie pour la compagne
de ma vie; c'est vous...--Arrêtez, s'écria Corinne en fondant en pleurs,
je vous en conjure, ne me parlez pas ainsi.

--Pourquoi vous opposeriez-vous, dit lord Nelvil, au plaisir que je
trouve à vous unir dans ma pensée avec le souvenir de mon père, à
confondre ainsi dans mon coeur tout ce qui m'est cher et sacré?--Vous ne
le pouvez pas, interrompit Corinne; Oswald, je sais trop que vous ne le
pouvez pas.--Juste ciel! reprit lord Nelvil, qu'avez-vous à m'apprendre?
Donnez-moi cet écrit qui doit contenir l'histoire de votre vie,
donnez-le-moi.--Vous l'aurez, reprit Corinne; mais je vous en conjure,
encore huit jours de grâce, seulement huit jours. Ce que j'ai appris ce
matin m'oblige à quelques détails de plus.--Comment! dit Oswald, quel
rapport avez-vous?...--N'exigez pas que je vous réponde à présent,
interrompit Corinne; bientôt vous saurez tout, et ce sera peut-être la
fin, la terrible fin de mon bonheur; mais, avant cet instant, je veux
que nous voyions ensemble la campagne heureuse de Naples, avec un
sentiment encore doux, avec une âme encore accessible à cette ravissante
nature: je veux consacrer de quelque manière, dans ces beaux lieux,
l'époque la plus solennelle de la vie; il faut que vous conserviez un
dernier souvenir de moi, telle que j'étais, telle que j'aurais toujours
été, si mon coeur s'était défendu de vous aimer.

--Ah! Corinne, dit Oswald, que voulez-vous m'annoncer par ces paroles
sinistres? Il ne se peut pas que vous ayez rien à m'apprendre qui
refroidisse et ma tendresse et mon admiration. Pourquoi donc prolonger
encore de huit jours cette anxiété, ce mystère, qui semble élever une
barrière entre nous?--Cher Oswald, je le veux, répondit Corinne,
pardonnez-moi ce dernier acte de pouvoir; bientôt vous seul déciderez de
nous deux; j'attendrai mon sort de votre bouche, sans murmurer, s'il est
cruel; car je n'ai sur cette terre ni sentiments ni liens qui me
condamnent à survivre à votre amour.» En achevant ces mots, elle sortit,
en repoussant doucement avec sa main Oswald qui voulait la suivre.


CHAPITRE III

Corinne avait résolu de donner une fête à lord Nelvil, pendant les huit
jours de délai qu'elle avait demandés, et cette idée d'une fête
s'unissait pour elle aux sentiments les plus mélancoliques. En examinant
le caractère d'Oswald, il était impossible qu'elle ne fût pas inquiète
de l'impression qu'il recevrait par ce qu'elle avait à lui dire. Il
fallait juger Corinne en poëte, en artiste, pour lui pardonner le
sacrifice de son rang, de sa famille, de son nom, à l'enthousiasme du
talent et des beaux-arts. Lord Nelvil avait sans doute tout l'esprit
nécessaire pour admirer l'imagination et le génie; mais il croyait que
les relations de la vie sociale devaient l'emporter sur tout, et que la
première destination des femmes, et même des hommes, n'était pas
l'exercice des facultés intellectuelles, mais l'accomplissement des
devoirs particuliers à chacun. Les remords cruels qu'il avait éprouvés,
en s'écartant de la ligne qu'il s'était tracée, avaient encore fortifié
les principes sévères de morale innés en lui. Les moeurs d'Angleterre,
les habitudes et les opinions d'un pays où l'on se trouve si bien du
respect le plus scrupuleux pour les devoirs comme pour les lois, le
retenaient dans des liens assez étroits à beaucoup d'égards; enfin le
découragement qui naît d'une profonde tristesse fait aimer ce qui est,
dans l'ordre naturel, ce qui va de soi-même, et n'exige point de
résolution nouvelle, ni de décision contraire aux circonstances qui nous
sont marquées par le sort.

L'amour d'Oswald pour Corinne avait modifié toute sa manière de sentir:
mais l'amour n'efface jamais entièrement le caractère, et Corinne
apercevait ce caractère à travers la passion qui en triomphait; et
peut-être même le charme de lord Nelvil tenait-il beaucoup à cette
opposition entre sa nature et son sentiment, opposition qui donnait un
nouveau prix à tous les témoignages de sa tendresse. Mais l'instant
approchait où les inquiétudes fugitives que Corinne avait constamment
écartées, et qui n'avaient mêlé qu'un trouble léger et rêveur à la
félicité dont elle jouissait, devaient décider de sa vie. Cette âme née
pour le bonheur, accoutumée aux sensations mobiles du talent et de la
poésie, s'étonnait de l'âpreté, de la fixité de la douleur: un
frémissement que n'éprouvent point les femmes résignées depuis longtemps
à souffrir agitait alors tout son être.

Cependant, au milieu de la plus cruelle anxiété, elle préparait
secrètement une journée brillante qu'elle voulait encore passer avec
Oswald. Son imagination et sa sensibilité s'unissaient ainsi d'une
manière romanesque. Elle invita les Anglais qui étaient à Naples,
quelques Napolitains et Napolitaines dont la société lui plaisait; et le
matin du jour qu'elle avait choisi pour être tout à la fois et celui
d'une fête et la veille d'un aveu qui pouvait détruire à jamais son
bonheur, un trouble singulier animait ses traits, et leur donnait une
expression toute nouvelle. Des yeux distraits pouvaient prendre cette
expressions si vive pour de la joie; mais ses mouvements agités et
rapides, ses regards qui ne s'arrêtaient sur rien, ne prouvaient que
trop à lord Nelvil ce qui se passait dans son âme. C'est en vain qu'il
essayait de la calmer par les protestations les plus tendres. «Vous me
direz cela dans deux jours, lui disait-elle, si vous pensez toujours de
même; à présent, ces douces paroles ne me font que du mal.» Et elle
s'éloignait de lui.

Les voitures qui devaient conduire la société que Corinne avait invitée
arrivèrent à la fin du jour, au moment où le vent de mer se lève, et,
rafraîchissant l'air, permet à l'homme de contempler la nature. La
première station de la promenade fut au tombeau de Virgile. Corinne et
sa société s'y arrêtèrent avant de traverser la grotte de Pausilippe. Ce
tombeau est placé dans le plus beau site du monde; le golfe de Naples
lui sert de perspective. Il y a tant de repos et de magnificence dans
cet aspect, qu'on est tenté de croire que c'est Virgile lui-même qui l'a
choisi; ce simple vers des Géorgiques aurait pu servir d'épitaphe:

    _Illo Virgilium me tempore dulcis alebat
    Parthenope[13]..._

Ses cendres y reposent encore, et la mémoire de son nom attire dans ce
lieu les hommages de l'univers. C'est tout ce que l'homme, sur cette
terre, peut arracher à la mort.

  [13] Dans ce temps-là la douce Parthénope m'accueillait.

Pétrarque a planté un laurier sur ce tombeau, et Pétrarque n'est plus,
et le laurier se meurt. Les étrangers qui sont venus en foule honorer la
mémoire de Virgile ont écrit leurs noms sur les murs qui environnent
l'urne. On est importuné par ces noms obscurs, qui semblent là seulement
pour troubler la paisible idée de solitude que ce séjour fait naître. Il
n'y a que Pétrarque qui fût digne de laisser une trace durable de son
voyage au tombeau de Virgile. On redescend en silence de cet asile
funéraire de la gloire: on se rappelle et les pensées et les images que
le talent du poëte a consacrées pour toujours. Admirable entretien avec
les races futures, entretien que l'art d'écrire perpétue et renouvelle!
Ténèbres de la mort, qu'êtes-vous donc? Les idées, les sentiments, les
expressions d'un homme subsistent, et ce qui était lui ne subsisterait
plus! Non, une telle contradiction dans la nature est impossible.

«Oswald, dit Corinne à lord Nelvil, les impressions que vous venez
d'éprouver préparent mal pour une fête; mais combien, ajouta-t-elle avec
une sorte d'exaltation dans le regard, combien de fêtes se sont passées
non loin des tombeaux!--Chère amie, répondit Oswald, d'où vient cette
peine secrète qui vous agite? confiez-vous à moi; je vous ai dû six mois
les plus fortunés de ma vie, peut-être aussi pendant ce temps ai-je
répandu quelque douceur sur vos jours. Ah! qui pourrait être impie
envers le bonheur? qui pourrait se ravir la jouissance suprême de faire
du bien à une âme telle que la vôtre? Hélas! c'est déjà beaucoup que de
se sentir nécessaire au plus humble des mortels; mais être nécessaire à
Corinne, croyez-moi, c'est trop de gloire, c'est trop de délices pour y
renoncer.--Je crois à vos promesses, répondit Corinne, mais n'y a-t-il
pas des moments où quelque chose de violent et de bizarre s'empare du
coeur, et accélère ses battements avec une agitation douloureuse?»

Ils traversèrent la grotte de Pausilippe aux flambeaux: on la passe
ainsi, même à l'heure de midi, car c'est une route creusée sous la
montagne pendant près d'un quart de lieue; et lorsqu'on est au milieu,
l'on aperçoit à peine le jour aux deux extrémités. Un retentissement
extraordinaire se fait entendre sous cette longue voûte; les pas des
chevaux, les cris de leurs conducteurs, font un bruit étourdissant qui
ne laisse dans la tête aucune pensée suivie. Les chevaux de Corinne
entraînaient sa voiture avec une étonnante rapidité, et cependant elle
n'était pas encore contente de leur vitesse, et disait à lord Nelvil:
«Mon cher Oswald, comme ils avancent lentement! faites donc qu'ils se
pressent.--D'où vous vient cette impatience, Corinne? répondit Oswald;
autrefois, quand nous étions ensemble, vous ne cherchiez pas à
précipiter les heures, vous en jouissiez.--A présent, dit Corinne, il
faut que tout se décide, il faut que tout arrive à son terme, et je me
sens le besoin de tout hâter, fût-ce ma mort!»

Au sortir de la grotte on éprouve une vive sensation de plaisir en
retrouvant le jour et la nature; et quelle nature que celle qui s'offre
alors aux regards! Ce qui manque souvent à la campagne d'Italie, ce sont
les arbres: l'on en voit dans ce lieu en abondance. La terre,
d'ailleurs, y est couverte de tant de fleurs, que c'est le pays où l'on
peut le mieux se passer de ces forêts qui sont la plus grande beauté de
la nature dans toute autre contrée. La chaleur est si grande à Naples,
qu'il est impossible de se promener, même à l'ombre, pendant le jour;
mais, le soir, ce pays couvert, entouré par la mer et le ciel, s'offre
en entier à la vue, et l'on respire la fraîcheur de toutes parts. La
transparence de l'air, la variété des sites, les formes pittoresques des
montagnes caractérisent si bien l'aspect du royaume de Naples, que les
peintres en dessinent les paysages de préférence. La nature a dans ce
pays une puissance et une originalité que l'on ne peut expliquer par
aucun des charmes que l'on recherche ailleurs.

«Je vous fais passer, dit Corinne à ceux qui l'accompagnaient, sur les
bords du lac d'Averne, près du Phlégéthon, et voilà devant vous le
temple de la sibylle de Cumes. Nous traversons les lieux célébrés sous
le nom des Délices de Bayes, mais je vous propose de ne pas vous y
arrêter dans ce moment. Nous recueillerons les souvenirs de l'histoire
et de la poésie qui nous entourent ici quand nous serons arrivés dans un
lieu d'où nous pourrons les apercevoir tous à la fois.»

C'était sur le cap Misène que Corinne avait fait préparer les danses et
la musique. Rien n'était plus pittoresque que l'arrangement de cette
fête. Tous les matelots de Bayes étaient vêtus avec des couleurs vives
et bien contrastées; quelques Orientaux, qui venaient d'un bâtiment
levantin alors dans le port, dansaient avec des paysannes des îles
voisines d'Ischia et de Procida, dont l'habillement a conservé de la
ressemblance avec le costume grec; des voix parfaitement justes se
faisaient entendre dans l'éloignement, et les instruments se répondaient
derrière les rochers, d'échos en échos, comme si les sons allaient se
perdre dans la mer. L'air qu'on respirait était ravissant; il pénétrait
l'âme d'un sentiment de joie qui animait tous ceux qui étaient là, et
s'empara même de Corinne. On lui proposa de se mêler à la danse des
paysannes, et d'abord elle y consentit avec plaisir; mais à peine
eut-elle commencé, que les sentiments les plus sombres lui rendirent
odieux les amusements auxquels elle prenait part; et, s'éloignant
rapidement de la danse et de la musique, elle alla s'asseoir à
l'extrémité du cap, sur le bord de la mer. Oswald se hâta de l'y suivre;
mais, comme il arrivait près d'elle, la société qui les accompagnait les
rejoignit aussitôt pour supplier Corinne d'improviser dans ce beau lieu.
Son trouble était tel en ce moment, qu'elle se laissa ramener vers le
tertre élevé où l'on avait placé sa lyre, sans pouvoir réfléchir à ce
qu'on attendait d'elle.


CHAPITRE IV

Cependant Corinne souhaitait qu'Oswald l'entendît encore une fois, comme
au jour du Capitole, avec tout le talent qu'elle avait reçu du ciel; si
ce talent devait être perdu pour jamais, elle voulait que ses derniers
rayons, avant de s'éteindre, brillassent pour celui qu'elle aimait. Ce
désir lui fit trouver, dans l'agitation même de son âme, l'inspiration
dont elle avait besoin. Tous ses amis étaient impatients de l'entendre;
le peuple même, qui la connaissait de réputation, ce peuple qui, dans le
Midi, est, par l'imagination, bon juge de la poésie, entourait en
silence l'enceinte où les amis de Corinne étaient placés, et tous ces
visages napolitains exprimaient par leur vive physionomie l'attention la
plus animée. La lune se levait à l'horizon; mais les derniers rayons du
jour rendaient encore sa lumière très-pâle. Du haut de la petite colline
qui s'avance dans la mer et forme le cap Misène, on découvrait
parfaitement le Vésuve, le golfe de Naples, les îles dont il est
parsemé, et la campagne qui s'étend depuis Naples jusqu'à Gaëte; enfin,
la contrée de l'univers où les volcans, l'histoire et la poésie ont
laissé le plus de traces. Aussi, d'un commun accord, tous les amis de
Corinne lui demandèrent-ils de prendre pour sujet des vers qu'elle
allait chanter, _les souvenirs que ces lieux retraçaient_. Elle accorda
sa lyre, et commença d'une voix altérée. Son regard était beau; mais qui
la connaissait comme Oswald pouvait y démêler l'anxiété de son âme. Elle
essaya cependant de contenir sa peine, et de s'élever, du moins pour un
moment, au-dessus de sa situation personnelle.


  IMPROVISATION DE CORINNE, DANS LA CAMPAGNE DE NAPLES.

  «La nature, la poésie et l'histoire rivalisent ici de grandeur; ici
  l'on peut embrasser d'un coup d'oeil tous les temps et tous les
  prodiges.

  «J'aperçois le lac d'Averne, volcan éteint dont les ondes inspiraient
  jadis la terreur: l'Achéron, le Phlégéthon, qu'une flamme souterraine
  fait bouillonner, sont les fleuves de cet enfer visité par Énée.

  «Le feu, cette vie dévorante qui crée le monde et le consume,
  épouvantait d'autant plus que ses lois étaient moins connues. La
  nature jadis ne révélait ses secrets qu'à la poésie.

  «La ville de Cumes, l'antre de la sibylle, le temple d'Apollon,
  étaient sur cette hauteur. Voici le bois où fut cueilli le rameau
  d'or. La terre de l'Énéide vous entoure; et les fictions consacrées
  par le génie sont devenues des souvenirs dont on cherche encore les
  traces.

  «Un Triton a plongé dans ces flots le Troyen téméraire qui osa défier
  les divinités de la mer par ses chants: ces rochers creux et sonores
  sont tels que Virgile les a décrits. L'imagination est fidèle quand
  elle est toute-puissante. Le génie de l'homme est créateur quand il
  sent la nature, imitateur quand il croit l'inventer.

  «Au milieu de ces masses terribles, vieux témoins de la création, l'on
  voit une montagne nouvelle que le volcan a fait naître. Ici la terre
  est orageuse comme la mer, et ne rentre pas comme elle paisiblement
  dans ses bornes. Le lourd élément, soulevé par les tremblements de
  l'abîme, creuse les vallées, élève des monts, et ses vagues pétrifiées
  attestent les tempêtes qui déchirent son sein.

  «Si vous frappez sur ce sol, la voûte souterraine retentit. On dirait
  que le monde habité n'est plus qu'une surface prête à s'entr'ouvrir.
  La campagne de Naples est l'image des passions humaines: sulfureuse et
  féconde, ses dangers et ses plaisirs semblent naître de ces volcans
  enflammés qui donnent à l'air tant de charmes, et font gronder la
  foudre sous nos pas.

  «Pline étudiait la nature pour mieux admirer l'Italie; il vantait son
  pays comme la plus belle des contrées, quand il ne pouvait plus
  l'honorer à d'autres titres. Cherchant la science, comme un guerrier
  les conquêtes, il partit de ce promontoire même pour observer le
  Vésuve à travers les flammes, et ces flammes l'ont consumé.

  «O souvenir, noble puissance, ton empire est dans ces lieux! De siècle
  en siècle, bizarre destinée! l'homme se plaint de ce qu'il a perdu.
  L'on dirait que les temps écoulés sont tous dépositaires, à leur tour,
  d'un bonheur qui n'est plus; et tandis que la pensée s'enorgueillit de
  ses progrès, s'élance dans l'avenir, notre âme semble regretter une
  ancienne patrie dont le passé la rapproche.

  «Les Romains, dont nous envions la splendeur, n'enviaient-ils pas la
  simplicité mâle de leurs ancêtres? Jadis ils méprisaient cette contrée
  voluptueuse, et ses délices ne domptèrent que leurs ennemis. Voyez
  dans le lointain Capoue, elle a vaincu le guerrier dont l'âme
  inflexible résista plus longtemps à Rome que l'univers.

  «Les Romains, à leur tour, habitèrent ces lieux: quand la force de
  l'âme servait seulement à mieux sentir la honte et la douleur, ils
  s'amollirent sans remords. A Bayes, on les a vus conquérir sur la mer
  un rivage pour leurs palais. Les monts furent creusés pour en arracher
  des colonnes; et les maîtres du monde, esclaves à leur tour,
  asservirent la nature pour se consoler d'être asservis.

  «Cicéron a perdu la vie près du promontoire de Gaëte, qui s'offre à
  nos regards. Les triumvirs, sans respect pour la postérité, la
  dépouillèrent des pensées que ce grand homme aurait conçues. Le crime
  des triumvirs dure encore; c'est contre nous encore que leur forfait
  est commis.

  «Cicéron succomba sous le poignard des tyrans. Scipion, plus
  malheureux, fut banni par son pays encore libre. Il termina ses jours
  non loin de cette rive, et les ruines de son tombeau sont appelées _la
  Tour de la patrie_. Touchante allusion au souvenir dont sa grande âme
  fut occupée!

  «Marius s'est réfugié dans ces marais de Minturnes, près de la demeure
  de Scipion. Ainsi, dans tous les temps les nations ont persécuté leurs
  grands hommes; mais ils sont consolés par l'apothéose; et le ciel, où
  les Romains croyaient commander encore, reçoit parmi ses étoiles
  Romulus, Numa, César: astres nouveaux, qui confondent à nos regards
  les rayons de la gloire et la lumière céleste.

  «Ce n'est pas assez des malheurs, la trace de tous les crimes est ici.
  Voyez, à l'extrémité du golfe, l'île de Caprée, où la vieillesse a
  désarmé Tibère; où cette âme à la fois cruelle et voluptueuse,
  violente et fatiguée, s'ennuya même du crime, et voulut se plonger
  dans les plaisirs les plus bas, comme si la tyrannie ne l'avait pas
  encore assez dégradée.

  «Le tombeau d'Agrippine est sur ces bords, en face de l'île de Caprée;
  il ne fut élevé qu'après la mort de Néron: l'assassin de sa mère
  proscrivit aussi ses cendres. Il habita longtemps à Bayes, au milieu
  des souvenirs de son forfait. Quels monstres le hasard rassemble sous
  nos yeux! Tibère et Néron se regardent.

  «Les îles que les volcans ont fait sortir de la mer servirent, presque
  en naissant, aux crimes du vieux monde; les malheureux relégués sur
  ces rochers solitaires, au milieu des flots, contemplaient de loin
  leur patrie, tâchaient de respirer ses parfums dans les airs, et
  quelquefois, après un long exil, un arrêt de mort leur apprenait que
  leurs ennemis du moins ne les avaient pas oubliés.

  «O terre! toute baignée de sang et de larmes, tu n'as jamais cessé de
  produire et des fruits et des fleurs! es-tu donc sans pitié pour
  l'homme, et sa poussière retourne-t-elle dans ton sein maternel sans
  le faire tressaillir?»

Ici Corinne se reposa quelques instants. Tous ceux que la fête avait
rassemblés jetaient à ses pieds des branches de myrte et de laurier. La
lueur douce et pure de la lune embellissait son visage; le vent frais de
la mer agitait ses cheveux pittoresquement: et la nature semblait se
plaire à la parer. Corinne, cependant, fut tout à coup saisie par un
attendrissement irrésistible: elle considéra ces lieux enchanteurs,
cette soirée enivrante, Oswald qui était là, qui n'y serait peut-être
pas toujours, et des larmes coulèrent de ses yeux. Le peuple même, qui
venait de l'applaudir avec tant de bruit, respectait son émotion, et
tous attendaient en silence que ses paroles fissent partager ce qu'elle
éprouvait. Elle préluda quelque temps sur sa lyre, et ne divisant plus
son chant en octaves, elle s'abandonna dans ses vers à un mouvement non
interrompu.

  «Quelques souvenirs du coeur, quelques noms de femmes, réclament aussi
  vos pleurs. C'est à Misène, dans le lieu même où nous sommes, que la
  veuve de Pompée, Cornélie, conserva jusqu'à la mort son noble deuil;
  Agrippine pleura longtemps Germanicus sur ces bords. Un jour, le même
  assassin qui lui ravit son époux la trouva digne de le suivre. L'Ile
  de Nisida fut témoin des adieux de Brutus et de Porcie.

  «Ainsi les femmes amies des héros ont vu périr l'objet qu'elles
  avaient adoré. C'est en vain que pendant longtemps elles suivirent ses
  traces; un jour vint qu'il fallut le quitter. Porcie se donne la mort;
  Cornélie presse contre son sein l'urne sacrée qui ne répond plus à ses
  cris; Agrippine, pendant plusieurs années, irrite en vain le meurtrier
  de son époux: et ces créatures infortunées, errant comme des ombres
  sur les plages dévastées du fleuve éternel, soupirent pour aborder à
  l'autre rive; dans leur longue solitude, elles interrogent le silence,
  et demandent à la nature entière, à ce ciel étoilé comme à cette mer
  profonde, un son d'une voix chérie, un accent qu'elles n'entendront
  plus.

  «Amour, suprême puissance du coeur, mystérieux enthousiasme qui
  renferme en lui-même la poésie, l'héroïsme et la religion!
  qu'arrive-t-il quand la destinée nous sépare de celui qui avait le
  secret de notre âme, et nous avait donné la vie du coeur, la vie
  céleste? qu'arrive-t-il quand l'absence ou la mort isole une femme sur
  la terre? Elle languit, elle tombe. Combien de fois ces rochers qui
  nous entourent n'ont-ils pas offert leur froid soutien à ces veuves
  délaissées, qui s'appuyaient jadis sur le sein d'un ami, sur le bras
  d'un héros!

  «Devant vous est Sorrente: là demeurait la soeur du Tasse, quand il
  vint en pèlerin demander à cette obscure amie un asile contre
  l'injustice des princes; ses longues douleurs avaient presque égaré sa
  raison; il ne lui restait plus que du génie; il ne lui restait que la
  connaissance des choses divines; toutes les images de la terre étaient
  troublées. Ainsi le talent, épouvanté du désert qui l'environne,
  parcourt l'univers sans trouver rien qui lui ressemble. La nature pour
  lui n'a plus d'écho, et le vulgaire prend pour de la folie ce malaise
  d'une âme qui ne respire pas dans ce monde assez d'air, assez
  d'enthousiasme, assez d'espoir.

  «La fatalité, continua Corinne avec une émotion toujours croissante,
  la fatalité ne poursuit-elle pas les âmes exaltées, les poëtes dont
  l'imagination tient à la puissance d'aimer et de souffrir? Ils sont
  les bannis d'une autre région, et l'universelle bonté ne devait pas
  ordonner toute chose pour le petit nombre des élus ou des proscrits.
  Que voulaient dire les anciens quand ils parlaient de la destinée avec
  tant de terreur? Que peut-elle, cette destinée sur les êtres vulgaires
  et paisibles? Ils suivent les saisons, ils parcourent docilement le
  cours habituel de la vie. Mais la prêtresse qui rendait les oracles se
  sentait agitée par une puissance cruelle. Je ne sais quelle force
  involontaire précipite le génie dans le malheur, il entend le bruit
  des sphères que les organes mortels ne sont pas faits pour saisir; il
  pénètre des mystères du sentiment inconnus aux autres hommes, et son
  âme recèle un Dieu qu'elle ne peut contenir!

  «Sublime Créateur de cette belle nature, protége-nous! Nos élans sont
  sans force, nos espérances mensongères. Les passions exercent en nous
  une tyrannie tumultueuse qui ne nous laisse ni liberté ni repos.
  Peut-être ce que nous ferons demain décidera-t-il de notre sort;
  peut-être hier avons-nous dit un mot que rien ne peut racheter. Quand
  notre esprit s'élève aux plus hautes pensées, nous sentons, comme au
  sommet des édifices élevés, un vertige qui confond tous les objets à
  nos regards; mais alors même la douleur, la terrible douleur, ne se
  perd point dans les nuages; elle les sillonne, elle les entr'ouvre. O
  mon Dieu! que veut-elle nous annoncer?...»

A ces mots, une pâleur mortelle couvrit le visage de Corinne; ses yeux
se fermèrent, et elle serait tombée à terre, si lord Nelvil ne s'était
pas à l'instant trouvé près d'elle pour la soutenir.


CHAPITRE V

Corinne revint à elle, et la vue d'Oswald, qui avait dans son regard la
plus touchante expression d'intérêt et d'inquiétude, lui rendit un peu
de calme. Les Napolitains remarquaient avec étonnement la teinte sombre
de la poésie de Corinne; ils admiraient l'harmonieuse beauté de son
langage; néanmoins ils auraient souhaité que ses vers fussent inspirés
par une disposition moins triste: car ils ne considéraient les
beaux-arts, et parmi les beaux-arts la poésie, que comme une manière de
se distraire des peines de la vie, et non de creuser plus avant dans ses
terribles secrets. Mais les Anglais qui avaient entendu Corinne étaient
pénétrés d'admiration pour elle.

Ils étaient ravis de voir ainsi les sentiments mélancoliques exprimés
avec l'imagination italienne. Cette belle Corinne, dont les traits
animés et le regard plein de vie étaient destinés à peindre le bonheur;
cette fille du soleil, atteinte par des peines secrètes, ressemblait à
ces fleurs encore fraîches et brillantes, mais qu'un point noir, causé
par une piqûre mortelle, menace d'une fin prochaine.

Toute la société s'embarqua pour retourner à Naples; et la chaleur et le
calme qui régnaient alors faisaient goûter vivement le plaisir d'être
sur la mer. Goethe a peint dans une délicieuse romance ce penchant que
l'on éprouve pour les eaux au milieu de la chaleur. La nymphe du fleuve
vante au pêcheur le charme de ses flots; elle l'invite à s'y rafraîchir,
et, séduit par degrés, enfin il s'y précipite. Cette puissance magique
de l'onde ressemble en quelque manière au regard du serpent qui attire
en effrayant. La vague qui s'élève de loin et se grossit par degrés, et
se hâte en approchant du rivage, semble correspondre avec un désir
secret du coeur, qui commence doucement et devient irrésistible.

Corinne était plus calme, les délices du beau temps rassuraient son âme;
elle avait relevé les tresses de ses cheveux pour mieux sentir ce qu'il
pouvait y avoir d'air autour d'elle; sa figure était ainsi plus
charmante que jamais. Les instruments à vent, qui suivaient dans une
autre barque, produisaient un effet enchanteur: ils étaient en harmonie
avec la mer, les étoiles et la douceur enivrante d'un soir d'Italie;
mais ils causaient une plus touchante émotion encore: ils étaient la
voix du ciel au milieu de la nature. «Chère amie, dit Oswald à voix
basse, chère amie de mon coeur, je n'oublierai jamais ce jour; en
pourra-t-il jamais exister un plus heureux?» Et en prononçant ces
paroles, ses yeux étaient remplis de larmes. L'un des agrément
séducteurs d'Oswald, c'était cette émotion facile, et cependant
contenue, qui mouillait souvent, malgré lui, ses yeux de pleurs: son
regard avait alors une expression irrésistible. Quelquefois même, au
milieu d'une douce plaisanterie, on s'apercevait qu'il était ébranlé par
un attendrissement secret qui se mêlait à sa gaieté, et lui donnait un
noble charme. «Hélas! répondit Corinne, non, je n'espère plus un jour
tel que celui-ci; qu'il soit béni du moins comme le dernier de ma vie,
s'il n'est pas, s'il ne peut pas être l'aurore d'un bonheur durable.


CHAPITRE VI

Le temps commençait à changer lorsqu'ils arrivèrent à Naples; le ciel
s'obscurcissait, et l'orage qui s'annonçait dans l'air agitait déjà
fortement les vagues, comme si la tempête de la mer répondait du sein
des flots à la tempête du ciel. Oswald avait devancé Corinne de quelques
pas, parce qu'il voulait faire apporter des flambeaux pour la conduire
plus sûrement jusqu'à sa demeure. En passant sur le quai, il vit des
lazzaroni rassemblés qui criaient assez haut: «_Ah! le pauvre homme, il
ne peut pas s'en tirer; il faut avoir patience: il périra._--Que
dites-vous? s'écria lord Nelvil avec impétuosité; de qui
parlez-vous?--_D'un pauvre vieillard_, répondirent-ils, _qui se baignait
là-bas, non loin du môle, mais qui a été pris par l'orage, et n'a pas
assez de force pour lutter contre les vagues et regagner le bord._» Le
premier mouvement d'Oswald était de se jeter à l'eau; mais,
réfléchissant à la frayeur qu'il causerait à Corinne lorsqu'elle
approcherait, il offrit tout l'argent qu'il portait avec lui, et en
promit le double à celui qui se jetterait dans l'eau pour retirer le
vieillard. Les lazzaroni refusèrent en disant: _Nous avons trop peur, il
y a trop de danger; cela ne se peut pas._ En ce moment le vieillard
disparut sous les flots. Oswald n'hésita plus, et s'élança dans la mer,
malgré les vagues qui recouvraient sa tête. Il lutta cependant
heureusement contre elles, atteignit le vieillard, qui périssait un
instant plus tard, le saisit et le ramena sur le bord. Mais le froid de
l'eau, les efforts violents d'Oswald contre la mer agitée, lui firent
tant de mal, qu'au moment où il apportait le vieillard sur la rive, il
tomba sans connaissance, et sa pâleur était telle en cet état, qu'on
devait croire qu'il n'existait plus.

Corinne passait alors, ne pouvant pas se douter de ce qui venait
d'arriver. Elle aperçut une grande foule rassemblée, et entendant crier:
_Il est mort!_ elle allait s'éloigner, cédant à la terreur que lui
inspiraient ces paroles, lorsqu'elle vit un des Anglais qui
l'accompagnaient fendre précipitamment la foule. Elle fit quelques pas
pour le suivre; et le premier objet qui frappa ses regards, ce fut
l'habit d'Oswald, qu'il avait laissé sur le rivage en se jetant dans
l'eau. Elle saisit cet habit avec un désespoir convulsif, croyant qu'il
ne restait plus que cela d'Oswald; et quand elle le reconnut enfin
lui-même, bien qu'il parût sans vie, elle se jeta sur son corps inanimé
avec une sorte de transport; et, le pressant dans ses bras avec ardeur,
elle eut l'inexprimable bonheur de sentir encore les battements du coeur
d'Oswald, qui se ranimait peut-être à l'approche de Corinne, «Il vit!
s'écria-t-elle, il vit!» Et dans ce moment elle reprit une force, un
courage qu'avaient à peine les simples amis d'Oswald. Elle appela tous
les secours, elle-même sut les donner; elle soutenait la tête d'Oswald
évanoui, elle le couvrait de ses larmes; et, malgré la plus cruelle
agitation, elle n'oubliait rien, elle ne perdait pas un instant, et ses
soins n'étaient pas interrompus par sa douleur. Oswald paraissait un peu
mieux; cependant il n'avait point encore repris l'usage de ses sens.
Corinne le fit transporter chez elle, et se mit à genoux à côté de lui,
l'entoura de parfums qui devaient le ranimer, et l'appelait avec un
accent si tendre, si passionné, que la vie devait revenir à cette voix.
Oswald l'entendit, rouvrit les yeux, et lui serra la main.

Se peut-il que, pour jouir d'un tel moment, il ait fallu sentir les
angoisses de l'enfer! Pauvre nature humaine! Nous ne connaissons
l'infini que par la douleur; et dans toutes les jouissances de la vie,
il n'est rien qui puisse compenser le désespoir de voir mourir ce qu'on
aime.

«Cruel! s'écria Corinne, cruel! qu'avez-vous fait?--Pardonnez, répondit
Oswald d'une voix tremblante, pardonnez. Dans l'instant où je me suis
cru près de périr, croyez-moi, chère amie, j'avais peur pour vous.»
Admirable expression de l'amour partagé, de l'amour au plus heureux
moment de la confiance mutuelle! Corinne, vivement émue par ces
délicieuses paroles, ne put se les rappeler jusqu'à son dernier jour,
sans un attendrissement qui, pour quelques instants, du moins, fait tout
pardonner.


CHAPITRE VII

Le second mouvement d'Oswald fut de porter sa main sur sa poitrine, pour
y retrouver le portrait de son père: il y était encore; mais l'eau
l'avait tellement effacé qu'il était à peine reconnaissable. Oswald,
amèrement affligé de cette perte, s'écria: «Mon Dieu! vous m'enlevez
donc jusqu'à son image!» Corinne pria lord Nelvil de lui permettre de
rétablir ce portrait. Il y consentit, mais sans beaucoup d'espoir. Quel
fut son étonnement lorsqu'au bout de trois jours elle le rapporta
non-seulement réparé, mais plus frappant de ressemblance encore
qu'auparavant! «Oui, dit Oswald avec ravissement; oui, vous avez deviné
ses traits et sa physionomie. C'est un miracle du ciel qui vous désigne
à moi comme la compagne de mon sort, puisqu'il vous révèle le souvenir
de celui qui doit à jamais disposer de moi. Corinne, continua-t-il en se
jetant à ses pieds, règne à jamais sur ma vie. Voilà l'anneau que mon
père avait donné à sa femme, l'anneau le plus saint, le plus sacré, qui
fut offert par la bonne foi la plus noble, accepté par le coeur le plus
fidèle; je l'ôte de mon doigt pour le mettre au tien. Et dès cet instant
je ne suis plus libre; tant que vous le conserverez, chère amie, je ne
le suis plus. J'en prends l'engagement solennel, avant de savoir qui
vous êtes; c'est votre âme que j'en crois, c'est elle qui m'a tout
appris. Les événements de votre vie, s'ils viennent de vous, doivent
être nobles comme votre caractère; s'ils viennent du sort, et que vous
en ayez été la victime, je remercie le ciel d'être chargé de les
réparer. Ainsi donc, ô ma Corinne! apprenez-moi vos secrets, vous le
devez à celui dont les promesses ont précédé votre confiance.

--Oswald, répondit Corinne, cette émotion si touchante naît en vous
d'une erreur, et je ne puis accepter cet anneau sans la dissiper; vous
croyez que j'ai deviné, par une inspiration du coeur, les traits de
votre père; mais je dois vous apprendre que je l'ai vu lui-même
plusieurs fois.--Vous avez vu mon père! s'écria lord Nelvil, et comment?
dans quel lieu? se peut-il, ô mon Dieu! Qui donc êtes-vous?--Voilà votre
anneau, dit Corinne avec une émotion étouffée, je dois déjà vous le
rendre.--Non, reprit Oswald après un moment de silence, je jure de ne
jamais être l'époux d'une autre, tant que vous ne me renverrez pas cet
anneau. Mais pardonnez au trouble que vous venez d'exciter en mon âme;
des idées confuses se retracent à moi, mon inquiétude est
douloureuse.--Je le vois, reprit Corinne, et je vais l'abréger. Mais
déjà votre voix n'est plus la même, et vos paroles sont changées.
Peut-être, après avoir lu mon histoire, peut-être que l'horrible mot
adieu...--Adieu! s'écria lord Nelvil, non, chère amie, ce n'est que sur
mon lit de mort que je pourrais te le dire. Ne le crains pas avant cet
instant.» Corinne sortit, et, peu de minutes après, Thérésine entra dans
la chambre d'Oswald pour lui remettre, de la part de sa maîtresse,
l'écrit qu'on va lire.



LIVRE QUATORZIÈME

HISTOIRE DE CORINNE


CHAPITRE PREMIER

«Oswald, je vais commencer par l'aveu qui doit décider de ma vie. Si,
après avoir lu, vous ne croyez pas possible de me pardonner, n'achevez
point cette lettre, et rejetez-moi loin de vous; mais si, lorsque vous
connaîtrez et le nom et le sort auxquels j'ai renoncé, tout n'est pas
brisé entre nous, ce que vous apprendrez ensuite servira peut-être à
m'excuser.

«Lord Edgermond était mon père; je suis née en Italie de sa première
femme, qui était Romaine, et Lucile Edgermond, qu'on vous destinait pour
épouse, est ma soeur du côté paternel; elle est le fruit du second
mariage de mon père avec une Anglaise.

«Maintenant, écoutez-moi. Élevée en Italie, je perdis ma mère lorsque je
n'avais encore que dix ans; mais, comme en mourant elle avait témoigné
un extrême désir que mon éducation fût terminée avant que j'allasse en
Angleterre, mon père me laissa chez une tante de ma mère, à Florence,
jusqu'à l'âge de quinze ans. Mes talents, mes goûts, mon caractère même
étaient formés, quand la mort de ma tante décida mon père à me rappeler
près de lui. Il vivait dans une petite ville du Northumberland, qui ne
peut, je crois, donner aucune idée de l'Angleterre; mais c'est tout ce
que j'en ai connu pendant les six années que j'y ai passées. Ma mère,
dès mon enfance, ne m'avait entretenue que du malheur de ne plus vivre
en Italie; et ma tante m'avait souvent répété que c'était la crainte de
quitter son pays qui avait fait mourir ma mère de chagrin. Ma bonne
tante se persuadait aussi qu'une catholique était damnée quand elle
vivait dans un pays protestant; et bien que je ne partageasse pas cette
crainte, cependant l'idée d'aller en Angleterre me causait beaucoup
d'effroi.

«Je partis avec un sentiment de tristesse inexprimable.

«La femme qui était venue me chercher ne savait pas l'italien: j'en
disais bien encore quelques mots à la dérobée avec ma pauvre Thérésine,
qui avait consenti à me suivre, quoiqu'elle ne cessât de pleurer en
s'éloignant de sa patrie; mais il fallut me déshabituer de ces sons
harmonieux qui plaisent tant, même aux étrangers, et dont le charme
était uni pour moi à tous les souvenirs de l'enfance; je m'avançai vers
le Nord: sensation triste et sombre que j'éprouvais sans en concevoir
bien clairement la cause. Il y avait cinq ans que je n'avais vu mon père
quand j'arrivai chez lui. Je pus à peine le reconnaître: il me sembla
que sa figure avait pris un caractère plus grave; cependant il me reçut
avec un tendre intérêt, et me dit que je ressemblais beaucoup à ma mère.
Ma petite soeur, qui avait alors trois ans, me fut amenée; c'était la
figure la plus blanche, les cheveux de soie les plus blonds que j'eusse
jamais vus. Je la regardai avec étonnement, car nous n'avons presque pas
de ces figures en Italie; mais dès ce moment elle m'intéressa beaucoup;
je pris ce jour-là même de ses cheveux pour en faire un bracelet que
j'ai toujours conservé depuis. Enfin, ma belle-mère parut; et
l'impression qu'elle me fit, la première fois que je la vis, s'est
constamment accrue et renouvelée pendant les six années que j'ai passées
avec elle.

«Lady Edgermond aimait exclusivement la province où elle était née, et
mon père, qu'elle dominait, lui avait fait le sacrifice du séjour de
Londres ou d'Édimbourg. C'était une personne froide, digne, silencieuse,
dont les yeux étaient humides quand elle regardait sa fille, mais qui
avait d'ailleurs quelque chose de si positif dans l'expression de sa
physionomie et dans ses discours, qu'il paraissait impossible de lui
faire entendre ni une idée nouvelle, ni seulement une parole à laquelle
son esprit ne fût pas accoutumé. Elle me reçut bien; mais j'aperçus
facilement que toute ma manière la surprenait, et qu'elle se proposait
de la changer, si elle le pouvait. L'on ne dit mot pendant le dîner,
bien qu'on eût invité quelques personnes du voisinage: je m'ennuyais
tellement de ce silence, qu'au milieu du repas j'essayai de parler un
peu à un homme âgé qui était assis à côté de moi; et je citai dans la
conversation des vers italiens, très-purs, très-délicats, mais dans
lesquels il était question d'amour: ma belle-mère, qui savait un peu
l'italien, me regarda, rougit, et donna le signal aux femmes, plus tôt
qu'à l'ordinaire encore, de se retirer pour aller préparer le thé, et
laisser les hommes seuls à table pendant le dessert. Je n'entendais rien
à cet usage, qui surprend beaucoup en Italie, où l'on ne peut concevoir
aucun agrément dans la société sans les femmes; et je crus un moment que
ma belle-mère était si indignée contre moi, qu'elle ne voulait pas
rester dans la chambre où j'étais. Cependant je me rassurai parce
qu'elle me fit signe de la suivre, et ne m'adressa aucun reproche
pendant les trois heures que nous passâmes dans le salon, attendant que
les hommes vinssent nous rejoindre.

«Ma belle-mère, à souper, me dit assez doucement qu'il n'était pas
d'usage que les jeunes personnes parlassent, et que, surtout, elles ne
devaient jamais se permettre de citer des vers où le mot d'amour était
prononcé. «Miss Edgermond, ajouta-t-elle, vous devez tâcher d'oublier
tout ce qui tient à l'Italie; c'est un pays qu'il serait à désirer que
vous n'eussiez jamais connu.» Je passai la nuit à pleurer, mon coeur
était oppressé de tristesse: le matin j'allai me promener; il faisait un
brouillard affreux; je n'aperçus pas le soleil, qui du moins m'aurait
rappelé ma patrie. Je rencontrai mon père, il vint à moi, et me dit: «Ma
chère enfant, ce n'est pas ici comme en Italie, les femmes n'ont d'autre
vocation parmi nous que les devoirs domestiques; les talents que vous
avez vous désennuieront dans la solitude; peut-être aurez-vous un mari
qui s'en fera plaisir: mais, dans une petite ville comme celle-ci, tout
ce qui attire l'attention excite l'envie, et vous ne trouveriez pas du
tout à vous marier si l'on croyait que vous avez des goûts étrangers à
nos moeurs; ici la manière d'exister doit être soumise aux anciennes
habitudes d'une province éloignée. J'ai passé avec votre mère douze ans
en Italie, et le souvenir m'en est très-doux; j'étais jeune alors, et la
nouveauté me plaisait; à présent je suis rentré dans ma case, et je m'en
trouve bien: une vie régulière, même un peu monotone, fait passer le
temps sans qu'en s'en aperçoive. Mais il ne faut pas lutter contre les
usages du pays où l'on est établi, l'on en souffre toujours; car, dans
une ville aussi petite que celle où nous sommes, tout se sait, tout se
répète: il n'y a pas lieu à l'émulation, mais bien à la jalousie, et il
vaut mieux supporter un peu d'ennui que de rencontrer toujours des
visages surpris et malveillants, qui vous demanderaient à chaque instant
raison de ce que vous faites.»

«Non, mon cher Oswald, vous ne pouvez vous faire une idée de la peine
que j'éprouvai pendant que mon père parlait ainsi. Je me le rappelais
plein de grâce et de vivacité, tel que je l'avais vu dans mon enfance,
et je le voyais courbé maintenant sous ce manteau de plomb que le Dante
décrit dans l'enfer, et que la médiocrité jette sur les épaules de ceux
qui passent sous son joug; tout s'éloignait à mes regards,
l'enthousiasme de la nature, des beaux-arts, des sentiments; et mon âme
me tourmentait comme une flamme inutile, qui me dévorait moi-même,
n'ayant plus d'aliment au dehors. Comme je suis naturellement douce, ma
belle-mère n'avait point à se plaindre de moi dans mes rapports avec
elle; mon père encore moins, car je l'aimais tendrement, et c'était dans
mes entretiens avec lui que je trouvais encore quelque plaisir. Il était
résigné, mais il savait qu'il l'était; tandis que la plupart de nos
gentilshommes campagnards, buvant, chassant, et dormant, croyaient mener
la plus sage et la plus belle vie du monde.

«Leur contentement me troublait à un tel point, que je me demandais si
ce n'était pas moi dont la manière de penser était une folie, et si
cette existence toute solide, qui échappe à la douleur comme à la
pensée, au sentiment comme à la rêverie, ne valait pas beaucoup mieux
que ma manière d'être; mais à quoi m'aurait servi cette triste
conviction? à m'affliger de mes facultés comme d'un malheur, tandis
qu'elles passaient en Italie pour un bienfait du ciel.

«Parmi les personnes que nous voyions, il y en avait qui ne manquaient
pas d'esprit, mais elles l'étouffaient comme une lueur importune; et
pour l'ordinaire, vers quarante ans, ce petit mouvement de leur tête
s'était engourdi avec tout le reste. Mon père, vers la fin de l'automne,
allait beaucoup à la chasse, et nous l'attendions quelquefois jusqu'à
minuit. Pendant son absence, je restais dans ma chambre la plus grande
partie de la journée pour cultiver mes talents, et ma belle-mère en
avait de l'humeur. «A quoi bon tout cela? me disait-elle, en serez-vous
plus heureuse?» Et ce mot me mettait au désespoir. Qu'est-ce donc que le
bonheur, me disais-je, si ce n'est pas le développement de nos facultés?
ne vaut-il pas autant se tuer physiquement que moralement? Et s'il faut
étouffer mon esprit et mon âme, que sert de conserver le misérable reste
de vie qui m'agite en vain? Mais je me gardais bien de parler ainsi à ma
belle-mère. Je l'avais essayé une ou deux fois: elle m'avait répondu
qu'une femme était faite pour soigner le ménage de son mari et la santé
de ses enfants, que toutes les autres prétentions ne faisaient que du
mal, et que le meilleur conseil qu'elle avait à me donner, c'était de
les cacher si je les avais; et ce discours, tout commun qu'il était, me
laissait absolument sans réponse: car l'émulation, l'enthousiasme, tous
ces moteurs de l'âme et du génie, ont singulièrement besoin d'être
encouragés, et se flétrissent comme les fleurs sous un ciel triste et
glacé.

«Il n'y a rien de si facile que de se donner l'air très-moral, en
condamnant tout ce qui tient à une âme élevée. Le devoir, la plus noble
destination de l'homme, peut être dénaturé comme toute autre idée, et
devenir une arme offensive dont les esprits étroits, les gens médiocres,
et contents de l'être, se servent pour imposer silence au talent, et se
débarrasser de l'enthousiasme, du génie, enfin de tous leurs ennemis. On
dirait, à les entendre, que le devoir consiste dans le sacrifice des
facultés distinguées que l'on possède, et que l'esprit est un tort qu'il
faut expier, en menant précisément la même vie que ceux qui en manquent.
Mais est-il vrai que le devoir prescrive à tous les caractères des
règles semblables? Les grandes pensées, les sentiments généreux ne
sont-ils pas dans ce monde la dette des êtres capables de l'acquitter?
Chaque femme, comme chaque homme, ne doit-elle pas se frayer une route
d'après son caractère et ses talents? et faut-il imiter l'instinct des
abeilles, dont les essaims se succèdent sans progrès et sans diversité?

«Non, Oswald; pardonnez à l'orgueil de Corinne, mais je me croyais faite
pour une autre destinée: je me sens aussi soumise à ce que j'aime que
ces femmes dont j'étais entourée, et qui ne permettaient ni un jugement
à leur esprit ni un désir à leur coeur: s'il vous plaisait de passer vos
jours au fond de l'Écosse, je serais heureuse d'y vivre et d'y mourir
auprès de vous; mais, loin d'abdiquer mon imagination, elle me servirait
à mieux jouir de la nature; et plus l'empire de mon esprit serait
étendu, plus je trouverais de gloire et de bonheur à vous en déclarer le
maître.

«Ma belle-mère était presque aussi importunée de mes idées que de mes
actions; il ne lui suffisait pas que je menasse la même vie qu'elle, il
fallait encore que ce fût par les mêmes motifs, car elle voulait que les
facultés qu'elle n'avait pas fussent considérées seulement comme une
maladie. Nous vivions assez près du bord de la mer, et le vent du nord
se faisait sentir souvent dans notre château; je l'entendais siffler la
nuit à travers les longs corridors de notre demeure, et le jour il
favorisait merveilleusement notre silence quand nous étions réunies. Le
temps était humide et froid; je ne pouvais presque jamais sortir sans
éprouver une sensation douloureuse: il y avait dans la nature quelque
chose d'hostile, qui me faisait regretter amèrement sa bienfaisance et
sa douceur en Italie.

«Nous rentrions l'hiver dans la ville, si c'est une ville, toutefois,
qu'un lieu où il n'y a ni spectacle, ni édifice, ni musique, ni
tableaux; c'était un rassemblement de commérages, une collection
d'ennuis tout à la fois divers et monotones.

«La naissance, le mariage et la mort composaient toute l'histoire de
notre société, et ces trois événements différaient là moins qu'ailleurs.
Représentez-vous ce que c'était pour une Italienne comme moi, que d'être
assise autour d'une table à thé plusieurs heures par jour après dîner,
avec la société de ma belle-mère. Elle était composée de sept femmes,
les plus graves de la province; deux d'entre elles étaient des
demoiselles de cinquante ans, timides comme à quinze, mais beaucoup
moins gaies qu'à cet âge. Une femme disait à l'autre: _Ma chère,
croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le
thé?_--_Ma chère_, répondait l'autre, _je crois que ce serait trop tôt,
car ces messieurs ne sont pas encore prêts à venir._--_Resteront-ils
longtemps à table aujourd'hui?_ disait la troisième; _qu'en croyez-vous,
ma chère?_--_Je ne sais pas_, répondait la quatrième; _il me semble que
l'élection du parlement doit avoir lieu la semaine prochaine, et il se
pourrait qu'ils restassent pour s'en entretenir._--_Non_, reprenait la
cinquième; _je crois plutôt qu'ils parlent de cette chasse au renard qui
les a tant occupés la semaine passée, et qui doit recommencer lundi
prochain; je crois cependant que le dîner sera bientôt fini._--_Ah! je
ne l'espère guère_, disait la sixième en soupirant, et le silence
recommençait. J'avais été dans les couvents d'Italie, ils me
paraissaient pleins de vie à côté de ce cercle, et je ne savais qu'y
devenir.

«Tous les quarts d'heure il s'élevait une voix qui faisait la question
la plus insipide pour obtenir la réponse la plus froide, et l'ennui
soulevé retombait avec un nouveau poids sur ces femmes, que l'on aurait
pu croire malheureuses, si l'habitude prise dès l'enfance n'apprenait
pas à tout supporter. Enfin, les _messieurs_ revenaient, et ce moment si
attendu n'apportait pas un grand changement dans la manière d'être des
femmes: les hommes continuaient leur conversation auprès de la cheminée,
les femmes restaient dans le fond de la chambre, distribuant les tasses
de thé; et quand l'heure du départ arrivait, elles s'en allaient avec
leurs époux, prêts à recommencer le lendemain une vie qui ne différait
de celle de la veille que par la date de l'almanach, et par la trace des
années qui venait enfin s'imprimer sur le visage de ces femmes, comme si
elles eussent vécu pendant ce temps.

«Je ne puis concevoir encore comment mon talent a pu échapper au froid
mortel dont j'étais entourée; car il ne faut pas se le cacher, il y a
deux côtés à toutes les manières de voir: on peut vanter l'enthousiasme,
on peut le blâmer; le mouvement et le repos, la variété et la monotonie,
sont susceptibles d'être attaqués et défendus par divers arguments; on
peut plaider pour la vie, et il y a cependant assez de bien à dire de la
mort, ou de ce qui lui ressemble. Il n'est donc pas vrai qu'on puisse
tout simplement mépriser ce que disent les gens médiocres; ils pénètrent
malgré vous dans le fond de votre pensée, ils vous attendent dans les
moments où la supériorité vous a causé des chagrins, pour vous dire un
_eh bien_ tout tranquille, tout modéré en apparence, et qui est
cependant le mot le plus dur qu'il soit possible d'entendre; car on ne
peut supporter l'envie que dans le pays où cette envie même est excitée
par l'admiration qu'inspirent les talents; mais quel plus grand malheur
que de vivre là où la supériorité ferait naître la jalousie, et point
l'enthousiasme; là où l'on serait haï comme une puissance, en étant
moins fort qu'un être obscur! Telle était ma situation dans cet étroit
séjour; je n'y faisais qu'un bruit importun à presque tout le monde, et
je ne pouvais, comme à Londres ou à Édimbourg, rencontrer ces hommes
supérieurs qui savent tout juger et tout connaître, et qui, sentant le
besoin des plaisirs inépuisables de l'esprit et de la conversation,
auraient trouvé quelque charme dans l'entretien d'une étrangère, quand
même elle ne se serait pas en tout conformée aux sévères usages du pays.

«Je passais quelquefois des jours entiers dans les sociétés de ma
belle-mère, sans entendre dire un mot qui répondît ni à une idée ni à un
sentiment; l'on ne se permettait pas même des gestes en parlant; on
voyait sur le visage des jeunes filles la plus belle fraîcheur, les
couleurs les plus vives, et la plus parfaite immobilité: singulier
contraste entre la nature et la société! Tous les âges avaient des
plaisirs semblables: l'on prenait le thé, l'on jouait au whist, et les
femmes vieillissaient en faisant toujours la même chose, en restant
toujours à la même place: le temps était bien sûr de ne pas les manquer,
il savait où les prendre.

«Il y a dans les plus petites villes d'Italie un théâtre, de la musique,
des improvisateurs, beaucoup d'enthousiasme pour la poésie et les arts,
un beau soleil; enfin on y sent qu'on vit; mais je l'oubliais tout à
fait dans la province que j'habitais, et j'aurais pu, ce me semble,
envoyer à ma place une poupée légèrement perfectionnée par la mécanique,
elle aurait très-bien rempli mon emploi dans la société. Comme il y a
partout, en Angleterre, des intérêts de divers genres qui honorent
l'humanité, les hommes, dans quelque retraite qu'ils vivent, ont
toujours les moyens d'occuper dignement leur loisir; mais l'existence
des femmes, dans le coin isolé de la terre que j'habitais, était bien
insipide. Il y en avait quelques-unes qui, par la nature et la
réflexion, avaient développé leur esprit, et j'avais découvert quelques
accents, quelques regards, quelques mots dits à voix basse, qui
sortaient de la ligne commune; mais la petite opinion du petit pays,
toute-puissante dans son petit cercle, étouffait entièrement ces germes:
on aurait eu l'air d'une mauvaise tête, d'une femme de vertu douteuse,
si l'on s'était livré à parler, à se montrer de quelque manière; et ce
qui était pis que tous les inconvénients, il n'y avait aucun avantage.

«D'abord j'essayai de ranimer cette société endormie: je leur proposai
de lire des vers, de faire de la musique. Une fois, le jour était pris
pour cela; mais tout à coup une femme se rappela qu'il y avait trois
semaines qu'elle était invitée à souper chez sa tante; une autre,
qu'elle était en deuil d'une vieille cousine qu'elle n'avait jamais vue,
et qui était morte depuis plus de trois mois; une autre, enfin, que dans
son ménage il y avait des arrangements domestiques à prendre: tout cela
était très-raisonnable; mais ce qui était toujours sacrifié, c'étaient
les plaisirs de l'imagination et de l'esprit, et j'entendais si souvent
dire: _Cela ne se peut pas_, que, parmi tant de négations, ne pas vivre
m'eût encore semblé la meilleure de toutes.

«Moi-même, après m'être débattue quelque temps, j'avais renoncé à mes
vaines tentatives, non que mon père me les interdît, il avait même
engagé ma belle-mère à ne pas me tourmenter à cet égard; mais les
insinuations, mais les regards à la dérobée, pendant que je parlais,
mille petites peines, semblables aux liens dont les pygmées entouraient
Gulliver, me rendaient tous les mouvements impossibles, et je finissais
par faire comme les autres en apparence, mais avec cette différence que
je mourais d'ennui, d'impatience et de dégoût au fond du coeur. J'avais
déjà passé ainsi quatre années les plus fastidieuses du monde; et ce qui
m'affligeait davantage encore, je sentais mon talent se refroidir; mon
esprit se remplissait, malgré moi, de petitesses: car, dans une société
où l'on manque tout à la fois d'intérêt pour les sciences, la
littérature, les tableaux et la musique, où l'imagination enfin n'occupe
personne, ce sont les petits faits, les critiques minutieuses, qui font
nécessairement le sujet des entretiens; et les esprits étrangers à
l'activité comme à la méditation ont quelque chose d'étroit, de
susceptible et de contraint, qui rend les rapports de la société tout à
la fois pénibles et fades.

«Il n'y a là de jouissance que dans une certaine régularité méthodique,
qui convient à ceux dont le désir est d'effacer toutes les supériorités,
pour mettre le monde à leur niveau; mais cette uniformité est une
douleur habituelle pour les caractères appelés à une destinée qui leur
soit propre. Le sentiment amer de la malveillance, que j'excitais malgré
moi, se joignait à l'oppression causée par le vide, qui m'empêchait de
respirer. C'est en vain qu'on se dit: Tel homme n'est pas digne de me
juger, telle femme n'est pas capable de me comprendre; le visage humain
exerce un grand pouvoir sur le coeur humain; et quand vous lisez sur ce
visage une désapprobation secrète, elle vous inquiète toujours, en dépit
de vous-même. Enfin, le cercle qui vous environne finit toujours par
vous cacher le reste du monde: le plus petit objet placé devant votre
oeil vous intercepte le soleil; il en est de même aussi de la société
dans laquelle on vit: ni l'Europe, ni la postérité ne pourraient rendre
insensible aux tracasseries de la maison voisine; et qui veut être
heureux et développer son génie doit, avant tout, bien choisir
l'atmosphère dont il s'entoure immédiatement.


CHAPITRE II

«Je n'avais d'autre amusement que l'éducation de ma petite soeur; ma
belle-mère ne voulait pas qu'elle sût la musique, mais elle m'avait
permis de lui apprendre l'italien et le dessin; et je suis persuadée
qu'elle se souvient encore de l'un et de l'autre, car je lui dois la
justice qu'elle montrait alors beaucoup d'intelligence. Oswald! Oswald!
si c'est pour votre bonheur que je me suis donné tant de soins, je m'en
applaudis encore, je m'en applaudirais dans le tombeau.

«J'avais près de vingt ans; mon père voulait me marier, et c'est ici que
toute la fatalité de mon sort va se déployer. Mon père était l'intime
ami du vôtre; et c'est à vous, Oswald, à vous qu'il pensa pour mon
époux. Si nous nous étions connus alors, et si vous m'aviez aimée, notre
sort à tous les deux eût été sans nuage. J'avais entendu parler de vous
avec un tel éloge, que, soit pressentiment, soit orgueil, je fus
extrêmement flattée par l'espoir de vous épouser. Vous étiez trop jeune
pour moi, puisque j'ai dix-huit mois de plus que vous; mais votre
esprit, votre goût pour l'étude devançaient, dit-on, votre âge; et je me
faisais une idée si douce de la vie passée avec un caractère tel qu'on
peignait le vôtre, que cet espoir effaçait entièrement mes préventions
contre la manière d'exister des femmes en Angleterre. Je savais
d'ailleurs que vous vouliez vous établir à Édimbourg ou à Londres, et
j'étais sûre de trouver dans chacune de ces deux villes la société la
plus distinguée. Je me disais alors ce que je crois encore à présent,
c'est que tout le malheur de ma situation venait de vivre dans une
petite ville, reléguée au fond d'une province du Nord. Les grandes
villes seules conviennent aux personnes qui sortent de la règle commune,
quand c'est en société qu'elles veulent vivre; comme la vie y est
variée, la nouveauté y plaît; mais, dans les lieux où l'on a pris une
assez douce habitude de la monotonie, l'on n'aime pas à s'amuser une
fois, pour découvrir que l'on s'ennuie tous les jours.

«Je me plais à le répéter, Oswald, quoique je ne vous eusse jamais vu,
j'attendais avec une véritable anxiété votre père, qui devait venir
passer huit jours chez le mien; et ce sentiment était alors trop peu
motivé pour qu'il ne fût pas un avant-coureur de ma destinée. Quand lord
Nelvil arriva, je désirai de lui plaire; je le désirai peut-être trop,
et je fis, pour y réussir, infiniment plus de frais qu'il n'en fallait:
je lui montrai tous mes talents; je chantai, je dansai, j'improvisai
pour lui; et mon esprit, longtemps contenu, fut peut-être trop vif en
brisant ses chaînes. Depuis sept ans, l'expérience m'a calmée; j'ai
moins d'empressement à me montrer; je suis plus accoutumée à moi; je
sais mieux attendre; j'ai peut-être moins de confiance dans la bonne
disposition des autres, mais aussi moins d'ardeur pour leurs
applaudissements; enfin, il est possible qu'alors il y eût en moi
quelque chose d'étrange. On a tant de feu, tant d'imprudence dans la
première jeunesse! on se jette en avant de la vie avec tant de vivacité!
L'esprit, quelque distingué qu'il soit, ne supplée jamais au temps; et,
bien qu'avec cet esprit on sache parler sur les hommes comme si on les
connaissait, on n'agit point en conséquence de ses propres aperçus; on a
je ne sais quelle fièvre dans les idées, qui ne nous permet pas de
conformer notre conduite à nos propres raisonnements.

«Je crois, sans le savoir avec certitude, que je parus à lord Nelvil une
personne trop vive; car, après avoir passé huit jours chez mon père, et
s'être montré cependant très-aimable pour moi, il nous quitta et écrivit
à mon père que, toute réflexion faite, il trouvait son fils trop jeune
pour conclure le mariage dont il avait été question. Oswald, quelle
importance attacherez-vous à cet aveu? Je pouvais vous dissimuler cette
circonstance de ma vie, je ne l'ai pas fait. Serait-il possible
cependant qu'elle vous parût ma condamnation? Je suis, je le sais,
améliorée depuis sept années; et votre père aurait-il vu sans émotion ma
tendresse et mon enthousiasme pour vous? Oswald, il vous aimait; nous
nous serions entendus.

«Ma belle-mère forma le projet de me marier au fils de son frère aîné,
qui possédait une terre dans notre voisinage: c'était un homme de trente
ans, riche, d'une belle figure, d'une naissance illustre et d'un
caractère fort honnête, mais si parfaitement convaincu de l'autorité
d'un mari sur sa femme, et de la destination soumise et domestique de
cette femme, qu'un doute à cet égard l'aurait autant révolté que si l'on
avait mis en question l'honneur ou la probité. M. Maclinson (c'était son
nom) avait assez de goût pour moi, et ce qu'on disait dans la ville de
mon esprit et de mon caractère singulier ne l'inquiétait pas le moins du
monde; il y avait tant d'ordre dans sa maison, tout s'y faisait si
régulièrement à la même heure et de la même manière, qu'il était
impossible à personne d'y rien changer. Les deux vieilles tantes qui
dirigeaient le ménage, les domestiques, les chevaux même, n'auraient pas
su faire une seule chose différente de la veille; et les meubles, qui
assistaient à ce genre de vie depuis trois générations, se seraient, je
crois, déplacés d'eux-mêmes, si quelque chose de nouveau leur était
apparu. M. Maclinson avait donc raison de ne pas craindre mon arrivée
dans ce lieu; le poids des habitudes y était si fort, que la petite
liberté que je me serais donnée aurait pu le désennuyer un quart d'heure
par semaine, mais n'aurait sûrement jamais eu d'autre conséquence.

«C'était un homme bon, incapable de faire de la peine; mais si cependant
je lui avais parlé des chagrins sans nombre qui peuvent tourmenter une
âme active et sensible, il m'aurait considérée comme une personne
vaporeuse, et m'aurait simplement conseillé de monter à cheval et de
prendre l'air: il désirait de m'épouser, précisément parce qu'il ne se
doutait pas des besoins de l'esprit et de l'imagination, et que je lui
plaisais sans qu'il me comprît. S'il avait eu seulement l'idée de ce que
c'était qu'une femme distinguée, et des avantages et des inconvénients
qu'elle peut avoir, il eût craint de ne pas être assez aimable à mes
yeux; mais ce genre d'inquiétude n'entrait pas même dans sa tête. Jugez
de ma répugnance pour un tel mariage! Je le refusai décidément. Mon père
me soutint; ma belle-mère en conçut un vif ressentiment contre moi: pour
moi, c'était une personne despotique au fond de l'âme, bien que sa
timidité l'empêchât souvent d'exprimer sa volonté: quand on ne la
devinait pas, elle en avait de l'humeur; et quand on lui résistait après
qu'elle avait fait l'effort de s'exprimer, elle le pardonnait d'autant
moins qu'il lui en avait plus coûté pour sortir de sa réserve
accoutumée.

«Toute la ville me blâma de la manière la plus prononcée. Une union
aussi convenable, une fortune si bien en ordre, un homme si estimable,
un nom si considéré! tel était le cri général. J'essayai d'expliquer
pourquoi cette union si convenable ne me convenait pas, j'y perdis ma
peine. Quelquefois je me faisais comprendre quand je parlais; mais dès
que j'étais partie, ce que j'avais dit ne laissait aucune trace; car les
idées habituelles rentraient aussitôt dans les têtes de mes auditeurs,
et ils recevaient avec un nouveau plaisir ces anciennes connaissances
que j'avais un moment écartées.

«Une femme beaucoup plus spirituelle que les autres, bien qu'elle se fût
conformée en tout extérieurement à la vie commune, me prit à part un
jour que j'avais parlé avec encore plus de vivacité qu'à l'ordinaire, et
me dit ces paroles, qui me firent une impression profonde: «Vous vous
donnez beaucoup de peine, ma chère, pour un résultat impossible; vous ne
changerez pas la nature des choses: une petite ville du Nord, sans
rapport avec le reste du monde, sans goût pour les arts ni pour les
lettres, ne peut être autrement qu'elle n'est; si vous devez vivre ici,
soumettez-vous; allez-vous-en, si vous le pouvez: il n'y a que ces deux
partis à prendre.» Ce raisonnement n'était que trop évident; je me
sentis pour cette femme une considération que je n'avais pas pour
moi-même; car, avec des goûts assez analogues aux miens, elle avait su
se résigner à la destinée que je ne pouvais supporter, et, tout en
aimant la poésie et les jouissances idéales, elle jugeait mieux la force
des choses et l'obstination des hommes. Je cherchai beaucoup à la voir;
mais ce fut en vain: son esprit sortait du cercle, mais sa vie y était
enfermée, et je crois même qu'elle craignait un peu de réveiller par nos
entretiens sa supériorité naturelle: qu'en aurait-elle fait?


CHAPITRE III

«J'aurais cependant passé toute ma vie dans la déplorable situation où
je me trouvais, si j'avais conservé mon père; mais un accident subit me
l'enleva: je perdis avec lui mon protecteur, mon ami, le seul qui
m'entendît encore dans ce désert peuplé; et mon désespoir fut tel, que
je n'eus plus la force de résister à mes impressions. J'avais vingt ans
quand il mourut, et je me trouvai sans autre appui, sans autre relation
que ma belle-mère, une personne avec laquelle, depuis cinq ans que nous
vivions ensemble, je n'étais pas plus liée que le premier jour. Elle se
mit à me reparler de M. Maclinson; et, quoiqu'elle n'eût pas le droit de
me commander de l'épouser, elle ne recevait que lui chez elle, et me
déclarait assez nettement qu'elle ne favoriserait aucun autre mariage.
Ce n'était pas qu'elle aimât beaucoup M. Maclinson, quoiqu'il fût son
propre parent; mais elle me trouvait dédaigneuse de le refuser, et elle
faisait cause commune avec lui plutôt pour la défense de la médiocrité
que par amour-propre de famille.

«Chaque jour ma situation devenait plus odieuse; je me sentais saisie
par la maladie du pays, la plus inquiète douleur qui puisse s'emparer de
l'âme. L'exil est quelquefois, pour les caractères vifs et sensibles, un
supplice beaucoup plus cruel que la mort: l'imagination prend en
déplaisance tous les objets qui vous entourent, le climat, le pays, la
langue, les usages, la vie en masse, la vie en détail; il y a une peine
pour chaque moment, comme pour chaque situation; car la patrie nous
donne mille plaisirs habituels que nous ne connaissons pas nous-mêmes,
avant de les avoir perdus:

    _. . . . . . La favella, i costumi,
    L'aria, i tronchi, il terren, le mura, i sassi[14]!_

C'est déjà un vif chagrin que de ne plus voir les lieux où l'on a passé
son enfance: les souvenirs de cet âge, par un charme particulier,
rajeunissent le coeur, et cependant adoucissent l'idée de la mort. La
tombe rapprochée du berceau semble placer sous le même ombrage toute une
vie; tandis que les années passées sur un sol étranger sont comme des
branches sans racine. La génération qui vous précède ne vous a pas vu
naître; elle n'est pas pour vous la génération des pères, la génération
protectrice; mille intérêts qui vous sont communs avec vos compatriotes
ne sont plus entendus par les étrangers; il faut tout expliquer, tout
commenter, tout dire, au lieu de cette communication facile, de cette
effusion de pensées, qui commence à l'instant où l'on retrouve ses
concitoyens. Je ne pouvais me rappeler sans émotion les expressions
bienveillantes de mon pays. _Cara, carissima_, disais-je quelquefois en
me promenant toute seule, pour m'imiter à moi-même l'accueil si amical
des Italiens et des Italiennes; je comparais cet accueil à celui que je
recevais.

  [14] La langue, les moeurs, l'air, les arbres, la terre, les murs, les
    pierres!

    MÉTASTASE.

«Chaque jour j'errais dans la compagne, où j'avais coutume d'entendre le
soir, en Italie, des airs harmonieux chantés avec des voix si justes; et
les cris des corbeaux retentissaient seuls dans les nuages. Le soleil si
beau, l'air si suave de mon pays, était remplacé par des brouillards;
les fruits mûrissaient à peine, je ne voyais point de vignes; les fleurs
croissaient languissamment, à long intervalle l'une de l'autre; les
sapins couvraient les montagnes toute l'année, comme un noir vêtement:
un édifice antique, un tableau seulement, un beau tableau, aurait relevé
mon âme; mais je l'aurais vainement cherché à trente milles à la ronde.
Tout était terne, tout était morne autour de moi, et ce qu'il y avait
d'habitations et d'habitants servait seulement à priver la solitude de
cette horreur poétique qui cause à l'âme un frissonnement assez doux. Il
y avait de l'aisance, un peu de commerce et de la culture autour de
nous, enfin ce qu'il faut pour qu'on vous dise: _Vous devez être
contente, il ne vous manque rien._ Stupide jugement porté sur
l'extérieur de la vie, quand tout le foyer du bonheur et de la
souffrance est dans le sanctuaire le plus intime et le plus secret de
nous-mêmes!

«A vingt et un ans, je devais naturellement entrer en possession de la
fortune de ma mère et de celle que mon père m'avait laissée. Une fois
alors, dans mes rêveries solitaires, il me vint dans l'idée, puisque
j'étais orpheline et majeure, de retourner en Italie pour y mener une
vie indépendante, tout entière consacrée aux arts. Ce projet, quand il
entra dans ma pensée, m'enivra de bonheur, et d'abord je ne conçus pas
la possibilité d'une objection. Cependant, quand ma fièvre d'espérance
fut un peu calmée, j'eus peur de cette résolution irréparable; et, me
représentant ce qu'en penseraient tous ceux que je connaissais, le
projet que j'avais d'abord trouvé si facile me sembla tout à fait
impraticable; mais néanmoins l'image de cette vie, au milieu de tous les
souvenirs de l'antiquité, de la peinture, de la musique, s'était offerte
à moi avec tant de détails et de charmes, que j'avais pris un nouveau
dégoût pour mon ennuyeuse existence.

«Mon talent, que j'avais craint de perdre, s'était accru par l'étude
suivie que j'avais faite de la littérature anglaise; la manière profonde
de penser et de sentir qui caractérise vos poëtes avait fortifié mon
esprit et mon âme, sans que j'eusse rien perdu de l'imagination vive qui
semble n'appartenir qu'aux habitants de nos contrées. Je pouvais donc me
croire destinée à des avantages particuliers par la réunion des
circonstances rares qui m'avaient donné une double éducation, et, si je
puis m'exprimer ainsi, deux nationalités différentes. Je me souvenais de
l'approbation qu'un petit nombre de bons juges avaient accordée, dans
Florence, à mes premiers essais en poésie. Je m'exaltais sur les
nouveaux succès que je pouvais obtenir; enfin j'espérais beaucoup de
moi: n'est-ce pas la première et la plus noble illusion de la jeunesse?

«Il me semblait que j'entrerais en possession de l'univers le jour où je
ne sentirais plus le souffle desséchant de la médiocrité malveillante;
mais quand il fallait prendre la résolution de partir, de m'échapper
secrètement, je me sentais arrêtée par l'opinion, qui m'imposait
beaucoup plus en Angleterre qu'en Italie; car, bien que je n'aimasse pas
la petite ville que j'habitais, je respectais l'ensemble du pays dont
elle faisait partie. Si ma belle-mère avait daigné me conduire à Londres
ou à Édimbourg, si elle avait songé à me marier avec un homme qui eût
assez d'esprit pour faire cas du mien, je n'aurais jamais renoncé ni à
mon nom ni à mon existence, même pour retourner dans mon ancienne
patrie. Enfin, quelque dure que fût pour moi la domination de ma
belle-mère, je n'aurais peut-être jamais eu la force de changer de
situation, sans une multitude de circonstances qui se réunirent comme
pour décider mon esprit incertain.

«J'avais près de moi la femme de chambre italienne que vous connaissez,
Thérésine; elle est Toscane; et, bien que son esprit n'ait point été
cultivé, elle se sert de ces expressions nobles et harmonieuses qui
donnent tant de grâce aux moindres discours de notre peuple. C'était
avec elle seulement que je parlais ma langue, et ce lien m'attachait à
elle. Je la voyais souvent triste, et je n'osais lui en demander la
cause, me doutant qu'elle regrettait, comme moi, notre pays, et
craignant de ne pouvoir plus contraindre mes propres sentiments s'ils
étaient excités par les sentiments d'une autre. Il y a des peines qui
s'adoucissent en les communiquant; mais les maladies de l'imagination
s'augmentent quand on les confie; elles s'augmentent surtout quand on
aperçoit dans un autre une douleur semblable à la sienne. Le mal qu'on
souffre paraît alors invincible, et l'on n'essaye plus de le combattre.
Ma pauvre Thérésine tomba tout à coup sérieusement malade, et,
l'entendant gémir nuit et jour, je me déterminai à lui demander enfin le
sujet de ses chagrins. Quel fut mon étonnement de l'entendre me dire
presque tout ce que j'avais senti! Elle n'avait pas si bien réfléchi que
moi sur la cause de ses peines; elle s'en prenait davantage à des
circonstances locales, à des personnes en particulier; mais la tristesse
de la nature, l'insipidité de la ville où nous demeurions, la froideur
de ses habitants, la contrainte de leurs usages, elle sentait tout, sans
pouvoir s'en rendre raison, et s'écriait sans cesse: «O mon pays! ne
vous reverrai-je donc jamais?» Et puis elle ajoutait cependant qu'elle
ne voulait pas me quitter, et, avec une amertume qui me déchirait le
coeur, elle pleurait de ne pouvoir concilier avec son attachement pour
moi son beau ciel d'Italie et le plaisir d'entendre sa langue
maternelle.

«Rien ne fit plus d'effet sur mon esprit que ce reflet de mes propres
impressions dans une personne toute commune, mais qui avait conservé le
caractère et les goûts italiens dans leur vivacité naturelle, et je lui
promis qu'elle reverrait l'Italie. «Avec vous?» répondit-elle. Je gardai
le silence. Alors elle s'arracha les cheveux, et jura qu'elle ne
s'éloignerait jamais de moi; mais elle paraissait prête à mourir à mes
yeux en prononçant ces paroles. Enfin il m'échappa de lui dire que j'y
retournerais aussi; et ce mot, qui n'avait eu pour but que de la calmer,
devint plus solennel par la joie inexprimable qu'il lui causa et la
confiance qu'elle y prit. Depuis ce jour, sans en rien dire, elle se lia
avec quelques négociants de la ville, et m'annonçait exactement quand un
vaisseau partait du port voisin pour Gênes ou Livourne: je l'écoutais,
et je ne répondais rien; elle imitait aussi mon silence, mais ses yeux
se remplissaient de larmes. Ma santé souffrait tous les jours davantage
du climat et de mes peines intérieures; mon esprit a besoin de mouvement
et de gaieté; je vous l'ai dit souvent, la douleur me tuerait; il y a
trop de lutte en moi contre elle; il faut lui céder pour n'en pas
mourir.

«Je revenais donc fréquemment à l'idée qui m'occupait depuis la mort de
mon père; mais j'aimais beaucoup Lucile, qui avait alors neuf ans, et
que je soignais depuis six comme sa seconde mère: un jour, je pensai
que, si je partais ainsi secrètement, je ferais un tel tort à ma
réputation, que le nom de ma soeur en souffrirait; et cette crainte me
fit renoncer pour un temps à mes projets. Cependant, un soir que j'étais
plus affectée que jamais des chagrins que j'éprouvais, et dans mes
rapports avec ma belle-mère, et dans mes rapports avec la société, je me
trouvai seule à souper avec lady Edgermond; et, après une heure de
silence, il me prit tout à coup un tel ennui de son imperturbable
froideur, que je commençai la conversation en me plaignant de la vie que
je menais: plus, d'abord, pour la forcer à parler que pour l'amener à
aucun résultat qui pût me concerner; mais, en m'animant, je supposai
tout à coup la possibilité, dans une situation semblable à la mienne, de
quitter pour toujours l'Angleterre. Ma belle-mère n'en fut pas troublée;
et, avec un sang-froid et une sécheresse que je n'oublierai de ma vie,
elle me dit: «Vous avez vingt et un an, miss Edgermond; ainsi la fortune
de votre mère et celle que votre père vous a laissée sont à vous. Vous
êtes donc la maîtresse de vous conduire comme vous le voudrez; mais, si
vous prenez un parti qui vous déshonore dans l'opinion, vous devez à
votre famille de changer de nom et de vous faire passer pour morte.» Je
me levai, à ces paroles, avec impétuosité, et je sortis sans répondre.

«Cette dureté dédaigneuse m'inspira la plus vive indignation, et, pour
un moment, un désir de vengeance tout à fait étranger à mon caractère
s'empara de moi. Ces mouvements se calmèrent; mais la conviction que
personne ne s'intéressait à mon bonheur rompit les liens qui
m'attachaient encore à la maison où j'avais vu mon père. Certainement
lady Edgermond ne me plaisait pas, mais je n'avais pas pour elle
l'indifférence qu'elle me témoignait; j'étais touchée de sa tendresse
pour sa fille; je croyais l'avoir intéressée par les soins que je
donnais à cette enfant, et peut-être, au contraire, ces soins mêmes
avaient-ils excité sa jalousie; car plus elle s'était imposé de
sacrifices sur tous les points, plus elle était passionnée dans la seule
affection qu'elle se fût permise. Tout ce qu'il y a dans le coeur humain
de vif et d'ardent, maîtrisé par sa raison sous tous les autres
rapports, se retrouvait dans son caractère quand il s'agissait de sa
fille.

«Au milieu du ressentiment qu'avait excité dans mon coeur mon entretien
avec lady Edgermond, Thérésine vint me dire, avec une émotion extrême,
qu'un bâtiment, arrivé de Livourne même, était entré dans le port, dont
nous n'étions éloignées que de quelques lieues, et qu'il y avait sur ce
bâtiment des négociants qu'elle connaissait, et qui étaient les plus
honnêtes gens du monde. «Ils sont tous Italiens, me dit-elle en
pleurant, ils ne parlent qu'italien. Dans huit jours ils se rembarquent,
et vont directement en Italie; et si madame était décidée...--Retournez
avec eux, ma bonne Thérésine, lui répondis-je.--Non, madame,
s'écria-t-elle; j'aime mieux mourir ici!» Et elle sortit de ma chambre,
où je restai, réfléchissant à mes devoirs envers ma belle-mère. Il me
paraissait clair qu'elle désirait ne plus m'avoir auprès d'elle: mon
influence sur Lucile lui déplaisait; elle craignait que la réputation
que j'avais autour de moi d'être une personne extraordinaire ne nuisît
un jour à l'établissement de sa fille; enfin elle m'avait dit le secret
de son coeur en m'indiquant le désir que je me fisse passer pour morte;
et ce conseil amer, qui m'avait d'abord tant révoltée, me parut, à la
réflexion, assez raisonnable.

«Oui, sans doute, m'écriai-je, passons pour morte dans ces lieux, où mon
existence n'est qu'un sommeil agité. Je revivrai avec la nature, avec le
soleil, avec les beaux-arts; et les froides lettres qui composent mon
nom, inscrites sur un vain tombeau, tiendront aussi bien que moi ma
place dans ce séjour sans vie.» Ces élans de mon âme vers la liberté ne
me donnèrent point encore cependant la force d'une résolution décisive.
Il y a des moments où l'on se croit la puissance de ce qu'on désire, et
d'autres où l'ordre habituel des choses paraît devoir l'emporter sur
tous les sentiments de l'âme. J'étais dans cette indécision, qui pouvait
durer toujours, puisque rien au dehors de moi ne m'obligeait à prendre
un parti, lorsque, le dimanche qui suivit ma conversation avec ma
belle-mère, j'entendis, vers le soir, sous mes fenêtres, des chanteurs
italiens qui étaient venus sur le bâtiment de Livourne, et que Thérésine
avait attirés pour me causer une agréable surprise. Je ne puis exprimer
l'émotion que je ressentis; un déluge de pleurs couvrit mon visage, tous
mes souvenirs se ranimèrent: rien ne retrace le passé comme la musique;
elle fait plus que le retracer; il apparaît, quand elle l'évoque,
semblable aux ombres de ceux qui nous sont chers, revêtu d'un voile
mystérieux et mélancolique. Les musiciens chantèrent ces délicieuses
paroles de Monti, qu'il a composées dans son exil:

    _Bella Italia, amate sponde,
    Pur vi torno à riveder.
    Trema in petto e si confonde
    L'alma oppressa dal piacer[15]._
    . . . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . . . .

  [15] Belle Italie! bords chéris! je vais donc vous revoir encore; mon
    âme tremble et succombe à l'excès de ce plaisir.

«J'étais dans une sorte d'ivresse, je sentais pour l'Italie tout ce que
l'amour fait éprouver, désir, enthousiasme, regrets; je n'étais plus
maîtresse de moi-même, toute mon âme était entraînée vers ma patrie:
j'avais besoin de la voir, de la respirer, de l'entendre; chaque
battement de mon coeur était un appel à mon beau séjour, à ma riante
contrée! Si la vie était offerte aux morts dans les tombeaux, ils ne
soulèveraient pas la pierre qui les couvre avec plus d'impatience que je
n'en éprouvais pour écarter de moi tous mes linceuls et reprendre
possession de mon imagination, de mon génie, de la nature! Au moment de
cette exaltation causée par la musique, j'étais loin encore de prendre
aucun parti, car mes sentiments étaient trop confus pour en tirer aucune
idée fixe, lorsque ma belle-mère entra, et me pria de faire cesser ces
chants, parce qu'il était scandaleux d'entendre de la musique le
dimanche. Je voulus insister: les Italiens partaient le lendemain; il y
avait six ans que je n'avais joui d'un semblable plaisir. Ma belle-mère
ne m'écouta pas; et, me disant qu'il fallait avant tout respecter les
convenances du pays où l'on vivait, elle s'approcha de la fenêtre, et
commanda à ses gens d'éloigner mes pauvres compatriotes. Ils partirent,
et me répétaient de loin en loin, en chantant, un adieu qui me perçait
le coeur.

«La mesure de mes impressions était comblée. Le vaisseau devait
s'éloigner le lendemain; Thérésine, à tout hasard, et sans m'en avertir,
avait tout préparé pour mon départ. Lucile était depuis huit jours chez
une parente de sa mère. Les cendres de mon père ne reposaient pas dans
la maison de campagne que nous habitions; il avait ordonné que son
tombeau fût élevé dans la terre qu'il avait en Écosse. Enfin je partis
sans en prévenir ma belle-mère, et lui laissant une lettre qui lui
apprenait ma résolution. Je partis dans un de ces moments où l'on se
livre à la destinée, où tout paraît meilleur que la servitude, le dégoût
et l'insipidité; où la jeunesse inconsidérée se fie à l'avenir, et le
voit dans les cieux comme une étoile brillante qui lui promet un heureux
sort.


CHAPITRE IV

«Des pensées plus inquiètes s'emparèrent de moi quand je perdis de vue
les côtes d'Angleterre; mais comme je n'y avais pas laissé d'attachement
vif, je fus bientôt consolée, en arrivant à Livourne, par tout le charme
de l'Italie. Je ne dis à personne mon véritable nom, comme je l'avais
promis à ma belle-mère; je pris seulement celui de Corinne, que
l'histoire d'une femme grecque, amie de Pindare et poëte, m'avait fait
aimer. Ma figure, en se développant, avait tellement changé, que j'étais
sûre de n'être pas reconnue; j'avais vécu assez solitaire à Florence, et
je devais compter sur ce qui m'est arrivé, c'est que personne à Rome n'a
su qui j'étais. Ma belle-mère me manda qu'elle avait répandu le bruit
que les médecins m'avaient ordonné le voyage du Midi pour rétablir ma
santé, et que j'étais morte dans la traversée. Sa lettre ne contenait
d'ailleurs aucune réflexion. Elle me fit passer avec une très-grande
exactitude toute ma fortune, qui est assez considérable; mais elle ne
m'a plus écrit. Cinq ans se sont écoulés depuis ce moment jusqu'à celui
où je vous ai vu; cinq ans pendant lesquels j'ai goûté assez de bonheur.
Je suis venue m'établir à Rome; ma réputation s'est accrue; les
beaux-arts et la littérature m'ont encore donné plus de jouissances
solitaires qu'ils ne m'ont valu de succès, et je n'ai pas connu, jusqu'à
vous, tout l'empire que le sentiment peut exercer; mon imagination
colorait et décolorait quelquefois mes illusions sans me causer de vives
peines; je n'avais point encore été saisie par une affection qui pût me
dominer. L'admiration, le respect, l'amour, n'enchaînaient point toutes
les facultés de mon âme; je concevais, même en aimant, plus de qualités
et plus de charmes que je n'en ai rencontré; enfin, je restais
supérieure à mes propres impressions, au lieu d'être entièrement
subjuguée par elles.

«N'exigez point que je vous raconte comment deux hommes, dont la passion
pour moi n'a que trop éclaté, ont occupé successivement ma vie avant de
vous connaître: il faudrait faire violence à ma conviction intime pour
me persuader maintenant qu'un autre que vous a pu m'intéresser, et j'en
éprouve autant de repentir que de douleur. Je vous dirai seulement ce
que vous avez appris déjà par mes amis: c'est que mon existence
indépendante me plaisait tellement, qu'après de longues irrésolutions et
de pénibles scènes, j'ai rompu deux fois des liens que le besoin d'aimer
m'avait fait contracter, et que je n'ai pu me résoudre à rendre
irrévocables. Un grand seigneur allemand voulait, en m'épousant,
m'emmener dans son pays, où son rang et sa fortune le fixaient. Un
prince italien m'offrait à Rome même l'existence la plus brillante. Le
premier sut me plaire en m'inspirant la plus haute estime; mais je
m'aperçus, avec le temps, qu'il avait peu de ressources dans l'esprit.
Quand nous étions seuls, il fallait que je me donnasse beaucoup de peine
pour soutenir la conversation, et pour lui cacher avec soin ce qui lui
manquait. Je n'osais, en causant avec lui, lui montrer ce que je puis
être, de peur de le mettre mal à l'aise; je prévis que son sentiment
pour moi diminuerait nécessairement le jour où je cesserais de le
ménager, et néanmoins il est difficile de conserver de l'enthousiasme
pour ceux que l'on ménage. Les égards d'une femme pour une infériorité
quelconque dans un homme supposent toujours qu'elle ressent pour lui
plus de pitié que d'amour; et le genre de calcul et de réflexion que ces
égards demandent flétrit la nature céleste d'un sentiment involontaire.
Le prince italien était plein de grâce et de fécondité dans l'esprit. Il
voulait s'établir à Rome, partageait tous mes goûts, aimait mon genre de
vie; mais je remarquai, dans une occasion importante, qu'il manquait
d'énergie dans l'âme, et que dans les circonstances difficiles de la vie
ce serait moi qui me verrais obligée de le soutenir et de le fortifier;
alors tout fut dit pour l'amour; car les femmes ont besoin d'appui, et
rien ne les refroidit comme la nécessité d'en donner. Je fus donc deux
fois détrompée de mes sentiments, non par des malheurs ni par des
fautes, mais par l'esprit observateur qui me découvrit ce que
l'imagination m'avait caché.

«Je me crus destinée à ne jamais aimer de toute la puissance de mon âme;
quelquefois cette idée m'était pénible, plus souvent je m'applaudissais
d'être libre; mais je craignais en moi cette faculté de souffrir; cette
nature passionnée qui menace mon bonheur et ma vie; je me rassurais
toujours, en songeant qu'il était difficile de captiver mon jugement, et
je ne croyais pas que personne pût jamais répondre à l'idée que j'avais
du caractère et de l'esprit d'un homme; j'espérais toujours échapper au
pouvoir absolu d'un attachement, en apercevant quelques défauts dans
l'objet qui pourrait me plaire; je ne savais pas qu'il existe des
défauts qui peuvent accroître l'amour même par l'inquiétude qu'ils lui
causent. Oswald, la mélancolie, l'incertitude, qui vous découragent de
tout, la sévérité de vos opinions, troublent mon repos, sans refroidir
mon sentiment; je pense souvent que ce sentiment ne me rendra pas
heureuse; mais alors c'est moi que je juge, et jamais vous.

«Vous connaissez maintenant l'histoire de ma vie; l'Angleterre
abandonnée, mon changement de nom, l'inconstance de mon coeur, je n'ai
rien dissimulé. Sans doute, vous penserez que l'imagination m'a souvent
égarée; mais si la société n'enchaînait pas les femmes par des liens de
tout genre dont les hommes sont dégagés, qu'y aurait-il dans ma vie qui
pût empêcher de m'aimer? Ai-je jamais trompé? ai-je jamais fait de mal?
mon âme a-t-elle jamais été flétrie par de vulgaires intérêts?
Sincérité, bonté, fierté, Dieu demandera-t-il davantage à l'orpheline
qui se trouvait seule dans l'univers? Heureuses les femmes qui
rencontrent, à leurs premiers pas dans la vie, celui qu'elles doivent
aimer toujours! Mais le mérité-je moins, pour l'avoir connu trop tard?

«Cependant, je vous le dirai, milord, et vous en croirez ma franchise:
si je pouvais passer ma vie près de vous sans vous épouser, il me semble
que, malgré la perte d'un grand bonheur et d'une gloire à mes yeux la
première de toutes, je ne voudrais pas m'unir à vous. Peut-être ce
mariage est-il pour vous un sacrifice; peut-être un jour
regretterez-vous cette belle Lucile, ma soeur, que votre père vous a
destinée. Elle est plus jeune que moi de douze années; son nom est sans
tache, comme la première fleur du printemps; il faudrait, en Angleterre,
faire revivre le mien, qui a déjà passé sous l'empire de la mort. Lucile
a, je le sais, une âme douce et pure; si j'en juge par son enfance, il
se peut qu'elle soit capable de vous entendre en vous aimant. Oswald,
vous êtes libre; quand vous le désirerez, votre anneau vous sera rendu.

«Peut-être voulez-vous savoir, avant que de vous décider, ce que je
souffrirai si vous me quittez. Je l'ignore: il s'élève quelquefois des
mouvements tumultueux dans mon âme, qui sont plus forts que ma raison,
et je ne serais pas coupable si de tels mouvements me rendaient
l'existence tout à fait insupportable. Il est également vrai que j'ai
beaucoup de facultés de bonheur; je sens quelquefois en moi comme une
fièvre de pensées qui fait circuler mon sang plus vite. Je m'intéresse à
tout; je parle avec plaisir; je jouis avec délices de l'esprit des
autres, de l'intérêt qu'ils me témoignent, des merveilles de la nature,
des ouvrages de l'art que l'affectation n'a point frappés de mort. Mais
serait-il en ma puissance de vivre quand je ne vous verrai plus? C'est à
vous d'en juger, Oswald, car vous me connaissez mieux que moi-même; je
ne suis pas responsable de ce que je puis éprouver; c'est à celui qui
enfonce le poignard à savoir si la blessure qu'il fait est mortelle.
Mais quand elle le serait, Oswald, je devrais vous le pardonner.

«Mon bonheur dépend en entier du sentiment que vous m'avez montré depuis
six mois. Je défierais toute la puissance de votre volonté et de votre
délicatesse de me tromper sur la plus légère altération dans ce
sentiment. Éloignez de vous, à cet égard, toute idée de devoir; je ne
connais pour l'amour ni promesse ni garantie. La Divinité seule peut
faire renaître une fleur quand le vent l'a flétrie. Un accent, un regard
de vous suffiraient pour m'apprendre que votre coeur n'est plus le même,
et je détesterais tout ce que vous pourriez m'offrir à la place de votre
amour, de ce rayon divin, ma céleste auréole. Soyez donc libre
maintenant, Oswald, libre chaque jour, libre encore, quand vous seriez
mon époux; car, si vous ne m'aimiez plus, je vous affranchirais par ma
mort des liens indissolubles qui vous attacheraient à moi.

«Dès que vous aurez lu cette lettre, je veux vous revoir; mon impatience
me conduira vers vous, et je saurai mon sort en vous apercevant; car le
malheur est rapide, et le coeur, tout faible qu'il est, ne doit pas se
méprendre aux signes funestes d'une destinée irréprochable. Adieu.»



LIVRE QUINZIÈME

ADIEUX A ROME ET VOYAGE A VENISE


CHAPITRE PREMIER

C'était avec une émotion profonde qu'Oswald avait lu la lettre de
Corinne. Un mélange confus de diverses peines l'agitait: tantôt il était
blessé du tableau qu'elle faisait d'une province d'Angleterre, et se
disait avec désespoir que jamais une telle femme ne pourrait être
heureuse dans la vie domestique; tantôt il la plaignait de ce qu'elle
avait souffert, et ne pouvait s'empêcher d'aimer et d'admirer la
franchise et la simplicité de son récit. Il se sentait jaloux aussi des
affections qu'elle avait éprouvées avant de le connaître; et plus il
voulait se cacher à lui-même cette jalousie, plus il en était tourmenté:
enfin, surtout, la part qu'avait son père dans son histoire l'affligeait
amèrement, et l'angoisse de son âme était telle, qu'il ne savait plus ce
qu'il pensait ni ce qu'il faisait. Il sortit précipitamment à midi, par
un soleil brûlant: à cette heure il n'y a personne dans les rues de
Naples; l'effroi de la chaleur retient tous les êtres vivants à l'ombre.
Il s'en alla du côté de Portici, marchant au hasard et sans dessein, et
les rayons ardents qui tombaient sur sa tête excitaient tout à la fois
et troublaient ses pensées.

Corinne cependant, après quelques heures d'attente, ne put résister au
besoin de voir Oswald; elle entra dans sa chambre, et ne l'y trouvant
point, cette absence dans ce moment lui causa une terreur mortelle. Elle
vit sur la table de lord Nelvil ce qu'elle lui avait écrit; et, ne
doutant pas que ce fût après l'avoir lu qu'il s'en était allé, elle
s'imagina qu'il était parti tout à fait et qu'elle ne le reverrait plus.
Alors une douleur insupportable s'empara d'elle; elle essaya d'attendre,
et chaque moment la consumait; elle parcourait sa chambre à grands pas,
et puis s'arrêtait soudain, de peur de perdre le moindre bruit qui
pourrait annoncer le retour. Enfin, ne résistant plus à son anxiété,
elle descendit pour demander si l'on n'avait pas vu passer lord Nelvil,
et de quel côté il avait porté ses pas. Le maître de l'auberge répondit
que lord Nelvil était allé du côté de Portici, mais que sûrement, ajouta
l'hôte, il n'avait pas été loin, car dans ce moment un coup de soleil
serait très-dangereux. Cette crainte se mêlant à toutes les autres, bien
que Corinne n'eût rien sur la tête qui pût la garantir de l'ardeur du
jour, elle se mit à marcher au hasard dans la rue. Les larges pavés
blancs de Naples, ces pavés de lave, placés là comme pour multiplier
l'effet de la chaleur et de la lumière, brûlaient ses pieds, et
l'éblouissaient par le reflet des rayons du soleil.

Elle n'avait pas le projet d'aller jusqu'à Portici, mais elle avançait
toujours, et toujours plus vite; la souffrance et le trouble
précipitaient ses pas. On ne voyait personne sur le grand chemin: à
cette heure, les animaux eux-mêmes se tiennent cachés, ils redoutent la
nature.

Une poussière horrible remplit l'air dès que le moindre souffle de vent
ou le char le plus léger traverse la route: les prairies, couvertes de
cette poussière, ne rappellent plus, par leur couleur, la végétation ni
la vie. De moment en moment, Corinne se sentait près de tomber, elle ne
rencontrait pas un arbre pour s'appuyer, et sa raison s'égarait dans ce
désert enflammé; elle n'avait plus que quelques pas à faire pour arriver
au palais du roi, sous les portiques duquel elle aurait trouvé de
l'ombre et de l'eau pour se rafraîchir. Mais les forces lui manquaient;
elle essayait en vain de marcher, elle ne voyait plus sa route; un
vertige la lui cachait et lui faisait apparaître mille lumières, plus
vives encore que celles même du jour; et tout à coup succédait à ces
lumières un nuage qui l'environnait d'une obscurité sans fraîcheur. Une
soif ardente la dévorait; elle rencontra un lazzarone, l'unique créature
humaine qui pût braver en ce moment la puissance du climat, et elle le
pria d'aller lui chercher un peu d'eau; mais cet homme, en voyant seule
sur le chemin, à cette heure, une femme si remarquable et par sa beauté
et par l'élégance de ses vêtements, ne douta pas qu'elle ne fût folle,
et s'éloigna d'elle avec terreur.

Heureusement Oswald revenait sur ses pas à cet instant, et quelques
accents de Corinne frappèrent de loin son oreille; hors de lui-même, il
courut vers elle, et la reçut dans ses bras comme elle tombait sans
connaissance; il la porta ainsi sous le portique du palais de Portici,
et la rappela à la vie par ses soins et sa tendresse.

Dès qu'elle le reconnut, elle lui dit, encore égarée: «Vous m'aviez
promis de ne pas me quitter sans mon consentement: je puis vous paraître
à présent indigne de votre affection; mais votre promesse, pourquoi la
méprisez-vous?--Corinne, répondit Oswald, jamais l'idée de vous quitter
ne s'est approchée de mon coeur; je voulais seulement réfléchir sur
notre sort, et recueillir mes esprits avant de vous revoir.--Eh bien,
dit alors Corinne en essayant de paraître calme, vous en avez eu le
temps pendant ces mortelles heures qui ont failli me coûter la vie: vous
en avez eu le temps; parlez donc, et dites-moi ce que vous avez résolu.»
Oswald, effrayé du son de voix de Corinne, qui trahissait son émotion
intérieure, se mit à genoux devant elle, et lui dit: «Corinne, le coeur
de ton ami n'est point changé; qu'ai-je donc appris qui pût me
désenchanter de toi? Mais, écoute.» Et comme elle tremblait toujours
plus fortement, il reprit avec instance: «Écoute sans terreur celui qui
ne peut vivre et te savoir malheureuse.--Ah! s'écria Corinne, c'est de
mon bonheur que vous parlez; il ne s'agit déjà plus du vôtre. Je ne
repousse pas votre pitié: dans ce moment j'en ai besoin; mais
pensez-vous cependant que ce soit d'elle seule que je veuille
vivre?--Non, c'est de mon amour que nous vivrons tous les deux, dit
Oswald; je reviendrai...--Vous reviendrez! interrompit Corinne; ah! vous
voulez donc partir? Qu'est-il arrivé, qu'y a-t-il de changé depuis hier?
Malheureuse que je suis!--Chère amie, que ton coeur ne se trouble pas
ainsi, reprit Oswald, et laisse-moi, si je puis, te révéler ce que
j'éprouve, c'est moins que tu ne crains, bien moins. Mais il faut,
dit-il en faisant effort sur lui-même pour s'expliquer, il faut pourtant
que je connaisse les raisons que mon père peut avoir eues pour
s'opposer, il y a sept ans, à notre union: il ne m'en a jamais parlé,
j'ignore tout à cet égard; mais son ami le plus intime, qui vit encore
en Angleterre, saura quels étaient ses motifs. Si, comme je le crois,
ils ne tiennent qu'à des circonstances peu importantes, je les compterai
pour rien; je te pardonnerai d'avoir quitté le pays de ton père et le
mien, une si noble patrie; j'espérerai que l'amour t'y rattachera, et
que tu préféreras le bonheur domestique, les vertus sensibles et
naturelles, à l'éclat même de ton génie; j'espérerai tout, je ferai
tout. Mais si mon père s'était prononcé contre toi, Corinne, je ne
serais l'époux d'une autre, mais jamais aussi je ne pourrais être le
tien.»

Quand ces paroles furent dites, une sueur froide coula sur le front
d'Oswald, et l'effort qu'il avait fait pour parler ainsi était tel, que
Corinne, ne pensant qu'à l'état où elle le voyait, fut quelque temps
sans lui répondre; et, prenant sa main, elle lui dit: «Quoi! vous
partez! quoi! vous allez en Angleterre sans moi!» Oswald se tut. «Cruel!
s'écria Corinne avec désespoir, vous ne répondez rien, vous ne combattez
pas ce que je vous dis! Ah! c'est donc vrai! Hélas! tout en le disant,
je ne le croyais pas encore.--J'ai retrouvé, grâce à vos soins, répondit
Oswald, la vie que j'étais près de perdre; cette vie appartient à mon
pays pendant la guerre. Si je puis m'unir à vous, nous ne nous
quitterons plus, et je vous rendrai votre nom et votre existence en
Angleterre. Si cette destinée trop heureuse m'était interdite, je
reviendrais, à la paix, en Italie; je resterais longtemps auprès de
vous, et je ne changerais rien à votre sort qu'en vous donnant un fidèle
ami de plus.--Ah! vous ne changeriez rien à mon sort, dit Corinne, quand
vous êtes devenu mon seul intérêt au monde, quand j'ai goûté de cette
coupe enivrante qui donne le bonheur ou la mort! Mais, au moins,
dites-moi, ce départ, quand aura-t-il lieu? combien de jours me
reste-t-il?--Chère amie, dit Oswald en la serrant contre son coeur, je
jure qu'avant trois mois je ne te quitterai pas, et peut-être même
alors...--Trois mois! s'écria Corinne; je vivrai donc encore tout ce
temps: c'est beaucoup, je n'en espérais pas tant. Allons, je me sens
mieux; c'est un avenir que trois mois,--dit-elle avec un mélange de
tristesse et de joie qui toucha profondément Oswald. Tous deux alors
montèrent en silence dans la voiture qui les conduisit à Naples.


CHAPITRE II

En arrivant, ils trouvèrent le prince Castel-Forte, qui les attendait à
l'auberge. Le bruit s'était répandu que lord Nelvil avait épousé
Corinne; et quoique cette nouvelle fît une grande peine à ce prince, il
était venu pour s'assurer par lui-même si cela était vrai, et pour se
rattacher de quelque manière encore à la société de son amie, lors même
qu'elle serait pour jamais liée à un autre. La mélancolie de Corinne,
l'état d'abattement dans lequel, pour la première fois, il la voyait,
lui causèrent une vive inquiétude; mais il n'osa point l'interroger,
parce qu'elle semblait fuir toute conversation à ce sujet. Il est des
situations de l'âme où l'on redoute de se confier à personne; il
suffirait d'une parole qu'on dirait ou qu'en entendrait pour dissiper à
nos propres yeux l'illusion qui nous fait supporter l'existence; et
l'illusion dans les sentiments passionnés, de quelque genre qu'ils
soient, a cela de particulier qu'on se ménage soi-même comme on
ménagerait un ami que l'on craindrait d'affliger en l'éclairant, et que,
sans s'en apercevoir, l'on met sa propre douleur sous la protection de
sa propre pitié.

Le lendemain, Corinne, qui était la personne du monde la plus naturelle,
et ne cherchait point à faire effet par sa douleur, essaya de paraître
gaie, de se ranimer encore, et pensa même que le meilleur moyen pour
retenir Oswald était de se montrer aimable comme autrefois; elle
commençait donc avec vivacité un sujet d'entretien intéressant, puis
tout à coup la distraction s'emparait d'elle, et ses regards erraient
sans objet. Elle, qui possédait au plus haut degré la facilité de la
parole, hésitait dans le choix des mots, et quelquefois elle se servait
d'une expression qui n'avait pas le moindre rapport avec ce qu'elle
voulait dire. Alors elle riait d'elle-même; mais, à travers ce rire, ses
yeux se remplissaient de larmes. Oswald était au désespoir de la peine
qu'il lui causait; il voulait s'entretenir seul avec elle, mais elle en
évitait avec soin les occasions.

«Que voulez-vous avoir de moi? lui dit-elle un jour qu'il insistait pour
lui parler. Je me regrette, voilà tout. J'avais quelque orgueil de mon
talent; j'aimais le succès, la gloire; les suffrages même des
indifférents étaient l'objet de mon ambition: mais à présent je ne me
soucie de rien, et ce n'est pas le bonheur qui m'a détachée de ces vains
plaisirs, c'est un profond découragement. Je ne vous en accuse pas; il
vient de moi, peut-être en triompherai-je: il se passe tant de choses au
fond de l'âme que nous ne pouvons ni prévoir ni diriger! Mais je vous
rends justice, Oswald, vous souffrez de ma peine, je le vois. J'ai aussi
pitié de vous; pourquoi ce sentiment ne nous conviendrait-il pas à tous
les deux? Hélas! il peut s'adresser à tout ce qui respire, sans
commettre beaucoup d'erreurs.»

Oswald n'était pas alors moins malheureux que Corinne; il l'aimait
vivement, mais son histoire l'avait blessé dans sa manière de penser et
dans ses affections. Il lui semblait voir clairement que son père avait
tout prévu, tout jugé d'avance pour lui, et que c'était mépriser ses
avertissements que de prendre Corinne pour épouse: cependant il ne
pouvait y renoncer, et se trouvait replongé dans les incertitudes dont
il espérait sortir en connaissant le sort de son amie. Elle, de son
côté, n'avait pas souhaité le lien du mariage avec Oswald; et si elle
s'était crue certaine qu'il ne la quitterait jamais, elle n'aurait eu
besoin de rien de plus pour être heureuse; mais elle le connaissait
assez pour savoir qu'il ne concevait le bonheur que dans la vie
domestique, et que s'il abjurait le dessein de l'épouser, ce ne pouvait
jamais être qu'en l'aimant moins. Le départ d'Oswald pour l'Angleterre
lui paraissait un signal de mort; elle savait combien les moeurs et les
opinions de ce pays avaient d'influence sur lui: c'est en vain qu'il
formait le projet de passer sa vie avec elle en Italie; elle ne doutait
point qu'en se retrouvant dans sa patrie, l'idée de la quitter une
seconde fois ne lui devînt odieuse. Enfin elle sentait que tout son
pouvoir venait de son charme; et qu'est-ce que ce pouvoir en absence?
qu'est-ce que les souvenirs de l'imagination, lorsque de toutes parts
l'on est cerné par la force et la réalité d'un ordre social d'autant
plus dominateur qu'il est fondé sur des idées nobles et pures?

Corinne, tourmentée par ces réflexions, aurait souhaité d'exercer
quelque empire sur son sentiment pour Oswald. Elle tâchait de
s'entretenir avec le prince Castel-Forte sur les objets qui l'avaient
toujours intéressée, la littérature et les beaux-arts; mais lorsque
Oswald entrait dans la chambre, la dignité de son maintien, un regard
mélancolique qu'il jetait sur Corinne, et qui semblait lui dire:
_Pourquoi voulez-vous renoncer à moi?_ détruisait tous ses projets.
Vingt fois Corinne voulut dire à lord Nelvil que son irrésolution
l'offensait, et qu'elle était décidée à s'éloigner de lui; mais elle le
voyait tantôt appuyer sa tête sur sa main comme un homme accablé par des
sentiments douloureux, tantôt respirer avec effort, ou rêver sur les
bords de la mer, ou lever les yeux vers le ciel quand des sons
harmonieux se faisaient entendre; et ces mouvements si simples, dont la
magie n'était connue que d'elle, renversaient soudain tous ses efforts.
L'accent, la physionomie, une certaine grâce dans chaque geste, révèle à
l'amour les secrets les plus intimes de l'âme; et peut-être est-il vrai
qu'un caractère froid en apparence, tel que celui de lord Nelvil, ne
pouvait être pénétré que par celle qui l'aimait: l'indifférence, ne
devinant rien, ne peut juger que ce qui se montre. Corinne, dans le
silence de la réflexion, essayait ce qui lui avait réussi autrefois
quand elle croyait aimer: elle appelait à son secours son esprit
d'observation, qui découvrait avec sagacité les moindres faiblesses;
elle tâchait d'exciter son imagination à lui représenter Oswald sous des
traits moins séduisants; mais il n'y avait rien en lui qui ne fût noble,
touchant et simple; et comment défaire à ses propres yeux le charme d'un
caractère et d'un esprit parfaitement naturels? Il n'y a que
l'affectation qui puisse donner lieu à ces réveils subits du coeur
étonné d'avoir aimé.

Il existait d'ailleurs entre Oswald et Corinne une sympathie singulière
et toute-puissante: leurs goûts n'étaient point les mêmes, leurs
opinions s'accordaient rarement, et dans le fond de leur âme, néanmoins,
il y avait des mystères semblables, des émotions puisées à la même
source, enfin je ne sais quelle ressemblance secrète qui supposait une
même nature, bien que toutes les circonstances extérieures l'eussent
modifiée différemment. Corinne s'aperçut donc, et ce fut avec effroi,
qu'elle avait encore augmenté son sentiment pour Oswald en l'observant
de nouveau, en le jugeant en détail, en luttant vivement contre
l'impression qu'il lui faisait.

Elle offrit au prince Castel-Forte de revenir à Rome ensemble; et lord
Nelvil sentit qu'elle voulait éviter ainsi d'être seule avec lui; il en
eut de la tristesse, mais il ne s'y opposa pas: il ne savait plus si ce
qu'il pouvait faire pour Corinne suffirait à son bonheur, et cette
pensée le rendait timide. Corinne cependant aurait voulu qu'il refusât
le prince Castel-Forte pour compagnon de voyage; mais elle ne le dit
pas. Leur situation n'était plus simple comme autrefois; il n'y avait
pas encore entre eux de la dissimulation, et néanmoins Corinne proposait
ce qu'elle eût souhaité qu'Oswald refusât, et le trouble s'était mis
dans une affection qui, pendant six mois, leur avait donné chaque jour
un bonheur presque sans mélange.

En retournant par Capoue et par Gaëte, en revoyant ces mêmes lieux
qu'elle avait traversés peu de temps auparavant avec tant de délices,
Corinne ressentait un amer souvenir. Cette nature si belle, qui
maintenant l'appelait en vain au bonheur, redoublait encore sa
tristesse. Quand ce beau ciel ne dissipe pas la douleur, son expression
riante fait souffrir encore plus par le contraste. Ils arrivèrent à
Terracine le soir, par une fraîcheur délicieuse, et la même mer brisait
ses flots contre le même rocher. Corinne disparut après le souper;
Oswald, ne la voyant pas revenir, sortit inquiet, et son coeur, comme
celui de Corinne, le guida vers l'endroit où ils s'étaient reposés en
allant à Naples. Il aperçut de loin Corinne, à genoux devant le rocher
sur lequel ils s'étaient assis, et il vit, en regardant la lune, qu'elle
était couverte d'un nuage, comme il y a deux mois, à la même heure.
Corinne, à l'approche d'Oswald, se leva, et lui dit en lui montrant ce
nuage: «Avais-je raison de croire aux présages? Mais n'est-il pas vrai
qu'il y a quelque compassion dans le ciel? il m'avertissait de l'avenir,
et aujourd'hui, vous le voyez, il porte mon deuil.

«N'oubliez pas, Oswald, de remarquer si ce même nuage ne passera pas sur
la lune quand je mourrai.--Corinne! Corinne! s'écria lord Nelvil, ai-je
mérité que vous me fassiez expirer de douleur? Vous le pouvez
facilement, je vous l'assure; parlez encore une fois ainsi, et vous me
verrez tomber sans vie à vos pieds. Mais quel est donc mon crime? Vous
êtes une personne indépendante de l'opinion par votre manière de penser;
vous vivez dans un pays où cette opinion n'est jamais sévère, et, quand
elle le serait, votre génie vous fait régner sur elle. Je veux, quoi
qu'il arrive, passer mes jours près de vous; je le veux: d'où vient donc
votre douleur? Si je ne pouvais être votre époux sans offenser un
souvenir qui règne à l'égal de vous sur mon âme, ne m'aimeriez-vous donc
pas assez pour trouver du bonheur dans ma tendresse, dans le dévouement
de tous mes instants?--Oswald, dit Corinne, si je croyais que nous ne
nous quittassions jamais, je ne souhaiterais rien de plus,
mais...--N'avez-vous pas l'anneau, gage sacré?...--Je vous le rendrai,
reprit-elle.--Non, jamais, dit-il.--Ah! je vous le rendrai,
continua-t-elle, quand vous désirerez de le reprendre; et si vous
cessiez de m'aimer, cet anneau même m'en instruira. Une ancienne
croyance n'apprend-elle pas que le diamant est plus fidèle que l'homme,
et qu'il se ternit quand celui qui l'a donné nous trahit?--Corinne, dit
Oswald, vous osez parler de trahison! votre esprit s'égare, vous ne me
connaissez plus.--Pardon, Oswald, pardon! s'écria Corinne; mais dans les
passions profondes, le coeur est tout à coup doué d'un instinct
miraculeux, et les souffrances sont des oracles. Que signifie donc cette
palpitation douloureuse qui soulève mon sein? Ah! mon ami, je ne la
redouterais pas si elle ne m'annonçait que la mort.»

En achevant ces mots, Corinne s'éloigna précipitamment; elle craignait
de s'entretenir longtemps avec Oswald; elle ne se complaisait point dans
la douleur, et cherchait à briser les impressions de tristesse; mais
elles n'en revenaient que plus violemment lorsqu'elle les avait
repoussées. Le lendemain, quand ils traversèrent les marais Pontins, les
soins d'Oswald pour Corinne furent encore plus tendres que la première
fois; elle les reçut avec douceur et reconnaissance; mais il y avait
dans son regard quelque chose qui disait: _Pourquoi ne me laissez-vous
pas mourir?_


CHAPITRE III

Combien Rome semble déserte en revenant de Naples! On entre par la porte
Saint-Jean-de-Latran, on traverse de longues rues solitaires; le bruit
de Naples, sa population, la vivacité de ses habitants, accoutument à un
certain degré de mouvement, qui d'abord fait paraître Rome
singulièrement triste; l'on s'y plaît de nouveau après quelque temps de
séjour: mais, quand on s'est habitué à une vie de distraction, on
éprouve toujours une sensation mélancolique en rentrant en soi-même,
dût-on s'y trouver bien. D'ailleurs le séjour de Rome, dans la saison de
l'année où l'on était alors, à la fin de juillet, est très-dangereux. Le
mauvais air rend plusieurs quartiers inhabitables, et la contagion
s'étend souvent sur la ville entière. Cette année, particulièrement, les
inquiétudes étaient encore plus grandes qu'à l'ordinaire, et tous les
visages portaient l'empreinte d'une terreur secrète.

En arrivant, Corinne trouva sur le seuil de sa porte un moine qui lui
demanda la permission de bénir sa maison pour la préserver de la
contagion; Corinne y consentit, et le prêtre parcourut toutes les
chambres en y jetant de l'eau bénite, et en prononçant des prières
latines. Lord Nelvil souriait un peu de cette cérémonie; Corinne en
était attendrie. «Je trouve un charme indéfinissable, lui dit-elle, dans
tout ce qui est religieux, je dirais même superstitieux, quand il n'y a
rien d'hostile ni d'intolérant dans cette superstition: le secours divin
est si nécessaire lorsque les pensées et les sentiments sortent du
cercle commun de la vie! C'est pour les esprits distingués surtout que
je conçois le besoin d'une protection surnaturelle.--Sans doute ce
besoin existe, reprit lord Nelvil, mais est-ce ainsi qu'il peut être
satisfait?--Je ne refuse jamais, reprit Corinne, une prière en
association avec les miennes, de quelque part qu'elle me soit
offerte.--Vous avez raison,» dit lord Nelvil; et il donna sa bourse pour
les pauvres au prêtre vieux et timide, qui s'en alla en les bénissant
tous les deux.

Dès que les amis de Corinne la surent arrivée, ils se hâtèrent d'aller
chez elle. Aucun ne s'étonna qu'elle revînt sans être la femme de lord
Nelvil; aucun, du moins, ne lui demanda les motifs qui pouvaient avoir
empêché cette union: le plaisir de la revoir était si grand, qu'il
effaçait toute autre idée. Corinne s'efforçait de se montrer la même,
mais elle ne pouvait y réussir; elle allait contempler les
chefs-d'oeuvre de l'art, qui lui causaient jadis un plaisir si vif; et
il y avait de la douleur au fond de tout ce qu'elle éprouvait. Elle se
promenait tantôt à la villa Borghèse, tantôt près du tombeau de Cécilia
Métella, et l'aspect de ces lieux, qu'elle aimait tant autrefois, lui
faisait mal; elle ne goûtait plus cette douce rêverie qui, en faisant
sentir l'instabilité de toutes les jouissances, leur donne un caractère
encore plus touchant. Une pensée fixe et douloureuse l'occupait; la
nature, qui ne dit rien que de vague, ne fait aucun bien quand une
inquiétude positive nous domine.

Enfin, dans les rapports de Corinne et d'Oswald il y avait une
contrainte tout à fait pénible: ce n'était pas encore le malheur, car,
dans les profondes émotions qu'il cause, il soulage quelquefois le coeur
oppressé, et fait sortir de l'orage un éclair qui peut tout révéler;
c'était une gêne réciproque, c'étaient de vaines tentatives pour
échapper aux circonstances qui les accablaient tous les deux, et leur
inspiraient un peu de mécontentement l'un de l'autre. Peut-on souffrir,
en effet, sans en accuser ce qu'on aime? Ne suffirait-il pas d'un
regard, d'un accent, pour tout effacer? mais ce regard, cet accent, ne
vient pas quand il est attendu, ne vient pas quand il est nécessaire.
Rien n'est motivé dans l'amour; il semble que ce soit une puissance
divine qui pense et sent en nous, sans que nous puissions influer sur
elle.

Une maladie contagieuse, comme on n'en avait pas vu depuis longtemps, se
développa tout à coup dans Rome; une jeune femme en fut atteinte, et ses
amis et sa famille, qui n'avaient pas voulu la quitter, périrent avec
elle; la maison voisine de la sienne éprouva le même sort. L'on voyait
passer à chaque heure, dans les rues de Rome, cette confrérie vêtue de
blanc, et le visage voilé, qui accompagne les morts à l'église: on
dirait que ce sont des ombres qui portent les morts. Ceux-ci sont
placés, à visage découvert, sur une espèce de brancard; on jette
seulement sur leurs pieds un satin jaune ou rose, et les enfants
s'amusent souvent à jouer avec les mains glacées de celui qui n'est
plus. Ce spectacle, terrible et familier tout à la fois, est accompagné
du murmure sombre et monotone de quelques psaumes; c'est une musique
sans modulation, où l'accent de l'âme humaine ne se fait déjà plus
sentir.

Un soir que lord Nelvil et Corinne étaient seuls ensemble, et que lord
Nelvil souffrait beaucoup du sentiment douloureux et contraint qu'il
apercevait dans Corinne, il entendit sous ses fenêtres ces sons lents et
prolongés qui annonçaient une cérémonie funèbre; il écouta quelque temps
en silence, puis il dit à Corinne: «Peut-être demain serai-je atteint
aussi par cette maladie, contre laquelle il n'y a point de défense; et
vous regretterez de n'avoir pas dit quelques paroles sensibles à votre
ami un jour qui pouvait être le dernier de sa vie. Corinne, la mort nous
menace de près tous les deux; n'est-ce donc pas assez des maux de la
nature? faut-il encore nous déchirer le coeur mutuellement?» A
l'instant, Corinne fut frappée par l'idée du danger que courait Oswald
au milieu de la contagion; elle le supplia de quitter Rome. Il s'y
refusa de la manière la plus absolue. Alors elle lui proposa d'aller
ensemble à Venise; il y consentit avec bonheur; car c'était pour Corinne
qu'il tremblait, en voyant la contagion prendre chaque jour de nouvelles
forces.

Leur départ fut fixé au surlendemain; mais, le matin de ce jour, lord
Nelvil n'ayant pas vu Corinne la veille, parce qu'un Anglais de ses
amis, qui quittait Rome, l'avait retenu, elle lui écrivit qu'une affaire
indispensable et subite l'obligeait de partir pour Florence, et qu'elle
irait le rejoindre dans quinze jours à Venise; elle le priait de passer
par Ancône, ville pour laquelle elle lui donnait une commission qui
semblait importante; le style de la lettre était d'ailleurs sensible et
calme; et, depuis Naples, Oswald n'avait pas trouvé le langage de
Corinne aussi tendre et aussi serein. Il crut donc à ce que cette lettre
contenait, et se disposait à partir, lorsqu'il lui vint le désir de voir
encore la maison de Corinne avant de quitter Rome. Il y va, la trouve
fermée, frappe à la porte; la vieille femme qui la gardait lui dit que
tous les gens de sa maîtresse sont partis avec elle, et ne répond pas un
mot de plus à toutes ses questions. Il passe chez le prince
Castel-Forte, qui ne savait rien de Corinne, et s'étonnait extrêmement
qu'elle fût partie sans lui rien faire dire; enfin, l'inquiétude
s'empara de lord Nelvil, et il imagina d'aller à Tivoli, pour voir
l'homme d'affaires de Corinne, qui était établi là, et devait avoir reçu
quelque ordre de sa part.

Il monte à cheval, et, avec une promptitude extraordinaire qui venait de
son agitation, il arrive à la maison de Corinne; toutes les portes en
étaient ouvertes, il entre, parcourt quelques chambres sans trouver
personne, pénètre enfin jusqu'à celle de Corinne; à travers l'obscurité
qui y régnait, il la voit étendue sur son lit, et Thérésine seulement à
côté d'elle. Il jette un cri en la reconnaissant; ce cri rappelle
Corinne à elle-même; elle l'aperçoit, et, se soulevant, elle lui dit:
«N'approchez pas, je vous le défends; je meurs si vous approchez de
moi!» Une terreur sombre saisit Oswald; il pensa que son amie l'accusait
de quelque crime caché qu'elle croyait avoir tout à coup découvert; il
s'imagina qu'il en était haï, méprisé; et, tombant à genoux, il exprima
cette crainte avec un désespoir et un abattement qui suggérèrent tout à
coup à Corinne l'idée de profiter de son erreur, et elle lui commanda de
s'éloigner d'elle pour jamais, comme s'il eût été coupable.

Interdit, offensé, il allait sortir, il allait la quitter, lorsque
Thérésine s'écria: «Ah! milord, abandonnerez-vous donc ma bonne
maîtresse? Elle a écarté tout le monde, et ne voulait pas même de mes
soins, parce qu'elle a la maladie contagieuse!» A ces mots, qui
éclairèrent à l'instant Oswald sur la touchante ruse de Corinne, il se
jeta dans ses bras avec un transport, avec un attendrissement qu'aucun
moment de sa vie ne lui avait encore fait éprouver. En vain Corinne le
repoussait, en vain elle se livrait à toute son indignation contre
Thérésine. Oswald fit signe impérieusement à Thérésine de s'éloigner;
et, pressant alors Corinne contre son coeur, la couvrant de ses larmes
et de ses caresses: «A présent, s'écria-t-il, à présent tu ne mourras
pas sans moi; et si le fatal poison coule dans tes veines, du moins,
grâce au ciel, je l'ai respiré sur ton sein.--Cruel et cher Oswald, dit
Corinne, à quel supplice tu me condamnes! mon Dieu! puisqu'il ne veut
pas vivre sans moi, vous ne permettrez pas que cet ange de lumière
périsse! non, vous ne le permettrez pas!» En achevant ces mots, les
forces de Corinne l'abandonnèrent. Pendant huit jours elle fut dans le
plus grand danger. Au milieu de son délire, elle répétait sans cesse:
_Qu'on éloigne Oswald de moi! qu'il ne m'approche pas! qu'on lui cache
où je suis!_ Et quand elle revenait à elle, et qu'elle le reconnaissait,
elle lui disait: «Oswald! Oswald! vous êtes là: dans la mort comme dans
la vie, nous serons donc réunis!» Et lorsqu'elle le voyait pâle, un
effroi mortel la saisissait, et elle appelait, dans son trouble, au
secours de lord Nelvil, les médecins, qui lui avaient donné la preuve de
dévouement très-rare de ne point la quitter.

Oswald tenait sans cesse dans ses mains les mains brûlantes de Corinne;
il finissait toujours la coupe dont elle avait bu la moitié; enfin,
c'était avec une telle avidité qu'il cherchait à partager le péril de
son amie, qu'elle-même avait renoncé à combattre ce dévouement
passionné; et, laissant tomber sa tête sur le bras de lord Nelvil, elle
se résignait à sa volonté. Deux êtres qui s'aiment assez pour sentir
qu'ils n'existeraient pas l'un sans l'autre ne peuvent-ils pas arriver à
cette noble et touchante intimité qui met tout en commun, même la mort?
Heureusement lord Nelvil ne prit point la maladie qu'il avait si bien
soignée. Corinne en guérit; mais un autre mal pénétra plus avant que
jamais dans son coeur. La générosité, l'amour, que son ami lui avait
témoignés, redoublèrent encore l'attachement qu'elle ressentait pour
lui.


CHAPITRE IV

Il fut donc convenu que, pour s'éloigner de l'air funeste de Rome,
Corinne et lord Nelvil iraient à Venise ensemble. Ils étaient retombés
dans leur silence habituel sur leurs projets futurs; mais ils se
parlaient de leur sentiment avec plus de tendresse que jamais, et
Corinne évitait aussi soigneusement que lord Nelvil le sujet de
conversation qui troublait la délicieuse paix de leurs rapports mutuels.
Un jour passé avec lui était une telle jouissance, il avait l'air de
goûter avec tant de plaisir l'entretien de son amie, il suivait tous ses
mouvements, il étudiait ses moindres désirs avec un intérêt si constant
et si soutenu, qu'il semblait impossible qu'il pût exister autrement, et
qu'il donnât tant de bonheur sans être lui-même heureux. Corinne puisait
sa sécurité dans la félicité même qu'elle goûtait. On finit par croire,
après quelques mois d'un tel état, qu'il est inséparable de l'existence,
et que c'est ainsi que l'on vit. L'agitation de Corinne s'était donc
calmée de nouveau, et de nouveau son imprévoyance était venue à son
secours.

Cependant, à la veille de quitter Rome, elle éprouvait un grand
sentiment de mélancolie. Cette fois elle craignait et désirait que ce
fût pour toujours. La nuit qui précédait le jour fixé pour son départ,
comme elle ne pouvait dormir, elle entendit passer sous ses fenêtres une
troupe de Romains et de Romaines qui se promenaient au clair de la lune
en chantant. Elle ne put résister au désir de les suivre, et de
parcourir ainsi encore une fois sa ville chérie; elle s'habilla, se fit
suivre de loin par sa voiture et ses gens; et, se couvrant d'un voile
pour n'être pas reconnue, rejoignit, à quelques pas de distance, cette
troupe, qui s'était arrêtée sur le pont Saint-Ange, en face du mausolée
d'Adrien. On eût dit qu'en cet endroit la musique exprimait la vanité
des splendeurs de ce monde. On croyait voir dans les airs la grande
ombre d'Adrien, étonnée de ne plus trouver sur la terre d'autres traces
de sa puissance qu'un tombeau. La troupe continua sa marche toujours en
chantant pendant le silence de la nuit, à cette heure où les heureux
dorment. Cette musique si douce et si pure semblait se faire entendre
pour consoler ceux qui souffraient Corinne la suivait, toujours
entraînée par cet irrésistible charme de la mélodie, qui ne permet de
sentir aucune fatigue, et fait marcher sur la terre avec des ailes.

Les musiciens s'arrêtèrent devant la colonne Antonine et devant la
colonne Trajane; ils saluèrent ensuite l'obélisque de
Saint-Jean-de-Latran, et chantèrent en présence de chacun de ces
édifices: le langage idéal de la musique s'accordait dignement avec
l'expression idéale des monuments; l'enthousiasme régnait seul dans la
ville pendant le sommeil de tous les intérêts vulgaires. Enfin la troupe
des chanteurs s'éloigna, et laissa Corinne seule auprès du Colisée. Elle
voulut entrer dans son enceinte pour y dire adieu à Rome antique. Ce
n'est pas connaître l'impression du Colisée que de ne l'avoir vu que de
jour; il y a dans le soleil d'Italie un éclat qui donne à tout un air de
fête; mais la lune est l'astre des ruines. Quelquefois, à travers les
ouvertures de l'amphithéâtre, qui semble s'élever jusqu'aux nues, une
partie de la voûte du ciel paraît comme un rideau d'un bleu sombre placé
derrière l'édifice. Les plantes qui s'attachent aux murs dégradés, et
croissent dans les lieux solitaires, se revêtent des couleurs de la
nuit; l'âme frissonne et s'attendrit tout à la fois en se trouvant seule
avec la nature.

L'un des côtés de l'édifice est beaucoup plus dégradé que l'autre; ainsi
deux contemporains luttent inégalement contre le temps: il abat le plus
faible, l'autre résiste encore, et tombe bientôt après. «Lieux
solennels, s'écria Corinne, où dans ce moment nul être vivant n'existe
avec moi, où ma voix seule répond à ma voix! comment les orages des
passions ne sont-ils pas apaisés par ce calme de la nature, qui laisse
si tranquillement passer les générations devant elle? L'univers n'a-t-il
pas un autre but que l'homme, et toutes ces merveilles sont-elles là
seulement pour se réfléchir dans notre âme? Oswald! Oswald! pourquoi
donc vous aimer avec tant d'idolâtrie? pourquoi s'abandonner à ces
sentiments d'un jour, en comparaison des espérances infinies qui nous
unissent à la Divinité? mon Dieu! s'il est vrai, comme je le crois,
qu'on vous admire d'autant plus qu'on est plus capable de réfléchir,
faites-moi donc trouver dans la pensée un asile contre les tourments du
coeur. Ce noble ami, dont les regards si touchants ne peuvent s'effacer
de mon souvenir, n'est-il pas un être passager comme moi! Mais il y a
là, parmi ces étoiles, un amour éternel qui peut seul suffire à
l'immensité de nos voeux.» Corinne resta longtemps plongée dans ses
rêveries; enfin elle s'achemina à sa demeure, à pas lents.

Mais, avant de rentrer, elle voulut aller à Saint-Pierre pour y attendre
le jour, monter sur la coupole, et dire adieu de cette hauteur à la
ville de Rome. En s'approchant de Saint-Pierre, sa première pensée fut
de se représenter cet édifice comme il serait quand, à son tour, il
deviendrait une ruine, l'objet de l'admiration des siècles à venir. Elle
s'imagina ces colonnes, à présent debout, à demi couchées sur la terre,
ce portique brisé, cette voûte découverte; mais alors même l'obélisque
des Égyptiens devait encore régner sur les ruines nouvelles: ce peuple a
travaillé pour l'éternité terrestre. Enfin l'aurore parut, et, du sommet
de Saint-Pierre, Corinne contempla Rome, jetée dans la campagne inculte
comme une oasis dans les déserts de la Libye. La dévastation
l'environne; mais cette multitude de clochers, de coupoles,
d'obélisques, de colonnes qui la dominent, et sur lesquels cependant
Saint-Pierre s'élève encore, donnent à son aspect une beauté toute
merveilleuse. Cette ville possède un charme pour ainsi dire individuel.
On l'aime comme un être animé; ses édifices, ses ruines sont des amis
auxquels on dit adieu.

Corinne adressa ses regrets au Colisée, au Panthéon, sa château
Saint-Ange, à tous les lieux dont la vue avait tant de fois renouvelé
les plaisirs de son imagination. «Adieu, terre des souvenirs,
s'écria-t-elle; adieu, séjour où la vie ne dépend ni de la société ni
des événements, où l'enthousiasme se ranime par les regards et par
l'union intime de l'âme avec les objets extérieurs. Je pars, je vais
suivre Oswald sans savoir seulement quel sort il me destine, lui que je
préfère à l'indépendante destinée qui m'a fait passer des jours si
heureux! Je reviendrai peut-être ici, mais le coeur blessé, l'âme
flétrie; et vous-mêmes, beaux-arts, antiques monuments, soleil que j'ai
tant de fois invoqué dans les contrées nébuleuses où je me trouvais
exilée, vous ne pourrez plus rien pour moi.»

Corinne versa des larmes en prononçant ces adieux; mais elle ne pensa
pas un instant à laisser Oswald partir seul. Les résolutions qui
viennent du coeur ont cela de particulier, qu'en les prenant on les
juge, on les blâme souvent soi-même avec sévérité, sans cependant
hésiter réellement à les prendre. Quand la passion se rend maîtresse
d'un esprit supérieur, elle sépare entièrement le raisonnement de
l'action, et, pour égarer l'une, elle n'a pas besoin de troubler
l'autre.

Les cheveux de Corinne et son voile, pittoresquement arrangés par le
vent, donnaient à sa figure une expression tellement remarquable, qu'au
sortir de l'église les gens du peuple qui la virent la suivirent jusqu'à
sa voiture, et lui donnèrent les témoignages les plus vifs de leur
enthousiasme. Corinne soupira de nouveau en quittant un peuple dont les
impressions sont toujours si passionnées, et quelquefois si aimables.

Mais ce n'était pas tout encore; il fallait que Corinne fût mise à
l'épreuve des adieux et des regrets de ses amis. Ils inventèrent des
fêtes pour la retenir encore quelques jours; ils composèrent des vers,
pour lui répéter de mille manières qu'elle ne devait pas les quitter; et
quand enfin elle partit, ils l'accompagnèrent tous à cheval jusqu'à
vingt milles de Rome. Elle était profondément attendrie; Oswald baissait
les yeux avec confusion; il se reprochait de la ravir à tant de
jouissances, et cependant il savait que lui proposer de rester eût été
plus cruel encore. Il se montrait personnel en éloignant ainsi Corinne
de Rome, et néanmoins il ne l'était pas; car la crainte de l'affliger en
partant seul agissait encore plus sur lui que le bonheur même qu'il
goûtait avec elle. Il ne savait pas ce qu'il ferait, il ne voyait rien
au delà de Venise. Il avait écrit en Écosse à l'un des amis de son père
pour savoir si son régiment serait bientôt employé activement dans la
guerre, et il attendait sa réponse. Quelquefois il formait le projet
d'emmener Corinne avec lui en Angleterre, et il sentait aussitôt qu'il
la perdait à jamais de réputation s'il la conduisait avec lui dans ce
pays sans qu'elle fût sa femme; une autre fois, il voulait, pour adoucir
l'amertume de la séparation, l'épouser secrètement avant de partir, et
l'instant d'après il repoussait cette idée. «Y a-t-il des secrets pour
les morts? se disait-il; et que gagnerais-je à faire un mystère d'une
union qui n'est empêchée que par le culte d'un tombeau?» Enfin, il était
bien malheureux. Son âme, qui manquait de force dans tout ce qui tenait
au sentiment, était cruellement agitée par des affections contraires.
Corinne s'en remettait à lui comme une victime résignée, elle s'exaltait
à travers ses peines par les sacrifices mêmes qu'elle lui faisait, et
par la généreuse imprudence de son coeur; tandis qu'Oswald, responsable
du sort d'un autre, prenait à chaque instant de nouveaux liens sans
acquérir la possibilité de s'y abandonner, et ne pouvait jouir ni de son
amour ni de sa conscience, puisqu'il ne sentait l'un et l'autre que par
leurs combats.

Au moment où tous les amis de Corinne prirent congé d'elle, ils
recommandèrent avec instance son bonheur à lord Nelvil. Ils le
félicitèrent d'être aimé par la femme la plus distinguée, et ce fut
encore une peine pour Oswald que le reproche secret que semblaient
contenir ces félicitations. Corinne le sentit, et abrégea ces
témoignages d'amitié, tout aimables qu'ils étaient. Cependant, quand ses
amis, qui se retournaient de distance en distance pour le saluer encore,
furent disparus à ses yeux, elle dit à lord Nelvil seulement ces mots:
«Oswald, je n'ai plus d'autre ami que vous.» Oh! comme dans ce moment il
se sentit le besoin de lui jurer qu'il serait son époux! Il fut près de
le faire; mais quand on a souffert longtemps, une invincible défiance
empêche de se livrer à ses premiers mouvements, et tous les partis
irrévocables font trembler, alors même que le coeur les appelle. Corinne
crut entrevoir ce qui se passait dans l'âme d'Oswald; et, par un
sentiment de délicatesse, elle se hâta de diriger l'entretien sur la
contrée qu'ils parcouraient ensemble.


CHAPITRE V

Ils voyageaient au commencement du mois de septembre; le temps était
superbe dans la plaine; mais quand ils entrèrent dans les Apennins, ils
éprouvèrent la sensation de l'hiver. Les hautes montagnes troublent
souvent la température du climat, et l'on réunit rarement la douceur de
l'air au plaisir causé par l'aspect pittoresque des monts élevés. Un
soir que Corinne et lord Nelvil étaient tous deux dans leur voiture, il
s'éleva soudain un ouragan terrible; une obscurité profonde les
entourait, et les chevaux, qui sont si vifs dans ces contrées qu'il faut
les atteler par surprise, les menaient avec une inconcevable rapidité;
ils sentaient l'un et l'autre une douce émotion en étant ainsi entraînés
ensemble. «Ah! s'écria lord Nelvil, si l'on nous conduisait loin de tout
ce que je connais sur la terre, si l'on pouvait gravir les monts,
s'élancer dans une autre vie, où nous retrouverions mon père, qui nous
recevrait, qui nous bénirait! Le veux-tu, chère amie?» Et il la serrait
contre son coeur avec violence. Corinne n'était pas moins attendrie, et
lui dit: «Fais ce que tu voudras de moi, enchaîne-moi comme une esclave
à ta destinée; les esclaves autrefois n'avaient-elles pas des talents
qui charmaient la vie de leurs maîtres? Eh bien, je serai de même pour
toi; tu respecteras, Oswald, celle qui se dévoue ainsi à ton sort, et tu
ne voudras pas que, condamnée par le monde, elle rougisse jamais à tes
yeux.--Je le dois, s'écria lord Nelvil, je le veux, il faut tout obtenir
ou tout sacrifier: il faut que je sois ton époux, ou que je meure
d'amour à tes pieds, en étouffant les transports que tu m'inspires.
Mais, je l'espère, oui, je pourrai m'unir à toi publiquement, me
glorifier de ta tendresse. Ah! je t'en conjure, dis-le-moi, n'ai-je pas
perdu dans ton affection par les combats qui me déchirent? Te crois-tu
moins aimée?» Et en disant cela, son accent était si passionné, qu'il
rendit un moment à Corinne toute sa confiance. Le sentiment le plus pur
et le plus doux les animait tous les deux.

Cependant les chevaux s'arrêtèrent; lord Nelvil descendit le premier; il
sentit le vent froid qui soufflait avec âpreté, et dont il ne
s'apercevait pas dans la voiture. Il pouvait se croire arrivé sur les
côtes de l'Angleterre; l'air glacé qu'il respirait ne s'accordait plus
avec la belle Italie; cet air ne conseillait pas, comme celui du Midi,
l'oubli de tout, hors l'amour. Oswald rentra bientôt dans ses réflexions
douloureuses; et Corinne, qui connaissait l'inquiète mobilité de son
imagination, ne le devina que trop facilement.

Le lendemain, ils arrivèrent à Notre-Dame-de-Lorette, qui est placée sur
le haut de la montagne, et d'où l'on découvre la mer Adriatique. Pendant
que lord Nelvil allait donner quelques ordres pour le voyage, Corinne se
rendit à l'église, où l'image de la Vierge est renfermée, au milieu du
choeur, dans une petite chapelle carrée revêtue de bas-reliefs assez
remarquables. Le pavé de marbre qui environne ce sanctuaire est creusé
par les pèlerins qui en ont fait le tour à genoux. Corinne fut attendrie
en contemplant ces traces de la prière, et, se jetant à genoux aussi sur
ce même pavé qui avait été pressé par un si grand nombre de malheureux,
elle implora l'image de la bonté, le symbole de la sensibilité céleste.
Oswald trouva Corinne prosternée devant ce temple, et baignée de pleurs.
Il ne pouvait comprendre comment une personne d'un esprit si supérieur
suivait ainsi les pratiques populaires. Elle aperçut ce qu'il pensait
par ses regards, et lui dit: «Cher Oswald, n'arrive-t-il pas souvent que
l'on n'ose élever ses voeux jusqu'à l'Être suprême? Comment lui confier
toutes les peines du coeur? N'est-il donc pas doux alors de pouvoir
considérer une femme comme l'intercesseur des faibles humains? Elle a
souffert sur cette terre, puisqu'elle y a vécu; je l'implorais pour vous
avec moins de rougeur; la prière directe m'eût semblé trop
imposante.--Je ne la fais pas non plus toujours, cette prière directe,
répondit Oswald; j'ai aussi mon intercesseur: l'ange gardien des
enfants, c'est leur père; et depuis que le mien est dans le ciel, j'ai
souvent éprouvé dans ma vie des secours extraordinaires, des moments de
calme sans cause, des consolations inattendues; c'est aussi dans cette
protection miraculeuse que j'espère pour sortir de ma perplexité.--Je
vous comprends, dit Corinne; il n'y a personne, je crois, qui n'ait au
fond de son âme une idée singulière et mystérieuse sur sa propre
destinée. Un événement qu'on a toujours redouté, sans qu'il fût
vraisemblable, et qui pourtant arrive; la punition d'une faute,
quoiqu'il soit impossible de saisir les rapports qui lient nos malheurs
avec elle, frappent souvent l'imagination. Depuis mon enfance, j'ai
toujours craint de demeurer en Angleterre; eh bien, le regret de ne
pouvoir y vivre sera peut-être la cause de mon désespoir; et je sens
qu'à cet égard il y a quelque chose d'invincible dans mon sort, un
obstacle contre lequel je lutte et me brise en vain. Chacun conçoit sa
vie intérieurement tout autre qu'elle ne paraît. On croit confusément à
une puissance surnaturelle qui agit à notre insu, et se cache sous la
forme de circonstances extérieures, tandis qu'elle seule est l'unique
cause de tout. Cher ami, les âmes capables de réflexion se plongent sans
cesse dans l'abîme d'elles-mêmes, et n'en trouvent jamais la fin!»
Oswald, lorsqu'il entendait parler ainsi Corinne, s'étonnait toujours de
ce qu'elle pouvait tout à la fois éprouver des sentiments si passionnés,
et planer, en les jugeant, sur ses propres impressions. «Non, se
disait-il souvent, non, aucune autre société sur la terre ne peut
suffire à celui qui goûta l'entretien d'une telle femme.»

Ils arrivèrent de nuit à Ancône, parce que lord Nelvil craignait d'y
être reconnu. Malgré ses précautions, il le fut, et le lendemain matin
tous les habitants entourèrent la maison où il était. Corinne fut
éveillée par les cris de _vive lord Nelvil! vive notre bienfaiteur!_ qui
retentissaient sous ses fenêtres; elle tressaillit à ces mots, se leva
précipitamment, et alla se mêler à la foule, pour entendre louer celui
qu'elle aimait. Lord Nelvil, averti que le peuple le demandait avec
véhémence, fut enfin obligé de paraître; il croyait que Corinne dormait
encore, et qu'elle devait ignorer ce qui se passait. Quel fut son
étonnement de la trouver au milieu de la place, déjà connue, déjà chérie
par toute cette multitude reconnaissante, qui la suppliait de lui servir
d'interprète! L'imagination de Corinne se plaisait un peu dans toutes
les circonstances extraordinaires; et cette imagination était son
charme, et quelquefois son défaut. Elle remercia lord Nelvil au nom du
peuple, et le fit avec tant de grâce et de noblesse, que tous les
habitants d'Ancône en étaient ravis; elle disait: _Nous_, en parlant
d'eux: _Vous nous avez sauvés, nous vous devons la vie._ Et quand elle
s'avança pour offrir, en leur nom, à lord Nelvil, la couronne de chêne
et de laurier qu'ils avaient tressée pour lui, une émotion
indéfinissable la saisit; elle se sentit intimidée en s'approchant
d'Oswald. A ce moment, tout le peuple, qui en Italie est si mobile et si
enthousiaste, se prosterna devant lui, et Corinne, involontairement,
plia le genou en lui présentant la couronne. Lord Nelvil, à cette vue,
fut tellement troublé, que, ne pouvant supporter plus longtemps cette
scène publique et l'hommage que lui rendait celle qu'il adorait, il
l'entraîna loin de la foule avec lui.

En partant, Corinne, baignée de larmes, remercia tous les bons habitants
d'Ancône, qui les accompagnaient de leurs bénédictions, tandis qu'Oswald
se cachait dans le fond de la voiture, et répétait sans cesse: «Corinne
à mes genoux! Corinne, sur les traces de laquelle je voudrais me
prosterner! Ai-je mérité cet outrage? Me croyez-vous l'indigne
orgueil...--Non sans doute, interrompit Corinne; mais j'ai été saisie
tout à coup par ce sentiment de respect qu'une femme éprouve toujours
pour l'homme qu'elle aime. Les hommages extérieurs sont dirigés vers
nous; mais, dans la vérité, dans la nature, c'est la femme qui révère
profondément celui qu'elle a choisi pour son défenseur.--Oui, je le
serai, ton défenseur, jusqu'au dernier jour de ma vie, s'écria lord
Nelvil, le ciel m'en est témoin! tant d'âme et tant de génie ne se
seront pas en vain réfugiés à l'abri de mon amour.--Hélas! répondit
Corinne, je n'ai besoin de rien que de cet amour; et quelle promesse
pourrait m'en répondre? N'importe, je sens que tu m'aimes à présent plus
que jamais; ne troublons pas ce retour.--Ce retour! interrompit
Oswald.--Oui, je ne rétracte point cette expression, dit Corinne; mais
ne l'expliquons pas,» continua-t-elle en faisant signe doucement à lord
Nelvil de se taire.


CHAPITRE VI

Ils suivirent pendant deux jours les rivages de la mer Adriatique; mais
cette mer ne produit point, du côté de la Romagne, l'effet de l'Océan,
ni même de la Méditerranée; le chemin borde ses flots, et il y a du
gazon sur ses rives: ce n'est pas ainsi qu'on se représente le
redoutable empire des tempêtes. A Rimini et à Césène, on quitte la terre
classique des événements de l'histoire romaine; et le dernier souvenir
qui s'offre à la pensée, c'est le Rubicon traversé par César, lorsqu'il
résolut de se rendre maître de Rome. Par un rapprochement singulier, non
loin de ce Rubicon, on voit aujourd'hui la république de Saint-Marin,
comme si ce dernier faible vestige de la liberté devait subsister à côté
des lieux où la république du monde a été détruite. Depuis Ancône, on
s'avance par degrés vers une contrée qui présente un aspect tout
différent de celui de l'État ecclésiastique. Le Bolonais, la Lombardie,
les environs de Ferrare et de Rovigo, sont remarquables par la beauté et
la culture; ce n'est plus cette dévastation poétique qui annonçait
l'approche de Rome et les événements terribles qui s'y sont passés. On
quitte alors

    Les pins, deuil de l'été, parure des hivers[16],

les cyprès conifères[17], images des obélisques, les montagnes et la
mer. La nature, comme le voyageur, dit adieu par degrés aux rayons du
Midi; d'abord les orangers ne croissent plus en plein air, ils sont
remplacés par les oliviers, dont la verdure pâle et légère semble
convenir aux bosquets qu'habitent les ombres dans l'Élysée; et, quelques
lieues plus loin, les oliviers eux-mêmes disparaissent.

  [16] Vers de M. de Sabran.

  [17]

        _. . . . . . . et coniferi cupressi._

    VIRGILE.

En entrant dans le Bolonais, on voit une plaine riante où les vignes, en
forme de guirlandes, unissent les ormeaux entre eux; toute la campagne a
l'air paré comme un jour de fête. Corinne se sentit émue par le
contraste de sa disposition intérieure et de l'éclat resplendissant de
la contrée qui frappait ses regards. «Ah! dit-elle à lord Nelvil en
soupirant, la nature devrait-elle offrir ainsi tant d'images de bonheur
aux amis qui peut-être vont se séparer!--Non, ils ne se sépareront pas,
dit Oswald; chaque jour j'en ai moins la force. Votre inaltérable
douceur joint encore le charme de l'habitude à la passion que vous
inspirez. On est heureux avec vous, comme si vous n'étiez pas le génie
le plus admirable, ou plutôt parce que vous l'êtes; car la supériorité
véritable donne une parfaite bonté: on est content de soi, de la nature,
des autres; quel sentiment amer pourrait-on éprouver?»

Ils arrivèrent ensemble à Ferrare, l'une des villes d'Italie les plus
tristes; car elle est à la fois vaste et déserte; le peu d'habitants
qu'on y trouve de loin en loin, dans les rues, marchent lentement, comme
s'ils étaient assurés d'avoir du temps pour tout. On ne peut concevoir
comment c'est dans ces mêmes lieux que la cour la plus brillante a
existé, celle qui fut chantée par l'Arioste et le Tasse: on y montre
encore des manuscrits de leurs propres mains et de celle de l'auteur du
_Pastor fido_.

L'Arioste sut exister paisiblement au milieu d'une cour; mais l'on voit
encore à Ferrare la maison où l'on osa renfermer le Tasse comme fou; et
l'on ne peut lire sans attendrissement la foule de lettres où cet
infortuné demande la mort qu'il a depuis si longtemps obtenue. Le Tasse
avait cette organisation particulière du talent qui le rend si
redoutable à ceux qui le possèdent: son imagination se retournait contre
lui-même; il ne connaissait si bien tous les secrets de l'âme, il
n'avait tant de pensées, que parce qu'il éprouvait beaucoup de peines.
_Celui qui n'a pas souffert_, dit un prophète, _que sait-il?_

Corinne, à quelques égards, avait une manière d'être semblable: son
esprit était plus gai, ses impressions plus variées, mais son
imagination avait de même besoin d'être extrêmement ménagée; car, loin
de la distraire de ses chagrins, elle en accroissait la puissance. Lord
Nelvil se trompait en croyant, comme il le faisait souvent, que les
facultés brillantes de Corinne pouvaient lui donner des moyens de
bonheur indépendants de ses affections. Quand une personne de génie est
douée d'une sensibilité véritable, ses chagrins se multiplient par ses
facultés mêmes: elle fait des découvertes dans sa propre peine comme
dans le reste de la nature; et, le malheur du coeur étant inépuisable,
plus on a d'idées, mieux on le sent.


CHAPITRE VII

On s'embarque sur la Brenta pour arriver à Venise, et des deux côtés du
canal on voit les palais des Vénitiens, grands et un peu délabrés, comme
la magnificence italienne. Ils sont ornés d'une manière bizarre, et qui
ne rappelle en rien le goût antique. L'architecture vénitienne se
ressent du commerce avec l'Orient; c'est un mélange de moresque et de
gothique qui attire la curiosité sans plaire à l'imagination. Le
peuplier, cet arbre régulier comme l'architecture, borde le canal
presque partout. Le ciel est d'un bleu vif qui contraste avec le vert
éclatant de la campagne; ce vert est entretenu par l'abondance excessive
des eaux: le ciel et la terre sont ainsi de deux couleurs si fortement
tranchées, que cette nature elle-même a l'air d'être arrangée avec une
sorte d'apprêt, et l'on n'y trouve point le vague mystérieux qui fait
aimer le midi de l'Italie. L'aspect de Venise est plus étonnant
qu'agréable; on croit d'abord voir une ville submergée, et la réflexion
est nécessaire pour admirer le génie des mortels qui ont conquis cette
demeure sur les eaux. Naples est bâtie en amphithéâtre au bord de la
mer, mais Venise étant sur un terrain tout à fait plat, les clochers
ressemblent au mât d'un vaisseau qui resterait immobile au milieu des
ondes. Un sentiment de tristesse s'empare de l'imagination en entrant
dans Venise. On prend congé de la végétation; on ne voit pas même une
mouche dans ce séjour; tous les animaux en sont bannis; et l'homme seul
est là pour lutter contre la mer.

Le silence est profond dans cette ville, dont les rues sont des canaux,
et le bruit des rames est l'unique interruption à ce silence. Ce n'est
pas la campagne, puisqu'on n'y voit pas un arbre; ce n'est pas la ville,
puisqu'on n'y entend pas le moindre mouvement; ce n'est pas même un
vaisseau, puisqu'on n'avance pas: c'est une demeure dont l'orage fait
une prison; car il y a des moments où l'on ne peut sortir ni de la
ville, ni de chez soi. On trouve des hommes du peuple à Venise qui n'ont
jamais été d'un quartier à l'autre, qui n'ont pas vu la place
Saint-Marc, et pour qui la vue d'un cheval ou d'un arbre serait une
véritable merveille. Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux
ressemblent à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la
première demeure de l'homme. Le soir on ne voit passer que le reflet des
lanternes qui éclairent les gondoles; car, alors, leur couleur noire
empêche de les distinguer. On dirait que ce sont des ombres qui glissent
sur l'eau, guidées par une petite étoile. Dans ce séjour tout est
mystère, le gouvernement, les coutumes et l'amour. Sans doute il y a
beaucoup de jouissances pour le coeur et la raison quand on parvient à
pénétrer dans tous ces secrets; mais les étrangers doivent trouver
l'impression du premier moment singulièrement triste.

Corinne, qui croyait aux pressentiments, et dont l'imagination ébranlée
faisait de tout des présages, dit à lord Nelvil: «D'où vient la
mélancolie profonde dont je me sens saisie en entrant dans cette ville?
n'est-ce pas une preuve qu'il m'y arrivera quelque grand malheur?» Comme
elle prononçait ces mots, elle entendit partir trois coups de canon
d'une des îles de la lagune. Corinne tressaillit à ce bruit, et demanda
à ses gondoliers quelle en était la cause. _C'est une religieuse qui
prend le voile_, répondirent-ils, _dans un de ces couvents au milieu de
la mer. L'usage est chez nous qu'à l'instant où les femmes prononcent
les voeux religieux, elles jettent derrière elles un bouquet de fleurs
qu'elles portaient pendant la cérémonie. C'est le signe du renoncement
au monde; et les coups de canon que vous venez d'entendre annonçaient ce
moment comme nous sommes entrés dans Venise._ Ces paroles firent
frissonner Corinne. Oswald sentit ses mains froides dans les siennes, et
une pâleur mortelle couvrait son visage. «Chère amie, lui dit-il,
comment recevez-vous une si vive impression du hasard le plus
simple?--Non, dit Corinne, cela n'est pas simple; croyez-moi, les fleurs
de la vie sont pour toujours jetées derrière moi.--Quand je t'aime plus
que jamais, interrompit Oswald, quand toute mon âme est à toi...--Ces
foudres de la guerre, continua Corinne, dont le bruit annonce ailleurs
ou la victoire ou la mort, sont ici consacrées à célébrer l'obscur
sacrifice d'une jeune fille. C'est un innocent emploi de ces armes
terribles qui bouleversent le monde. C'est un avis solennel qu'une femme
résignée donne aux femmes qui luttent encore contre le destin.»


CHAPITRE VIII

La puissance du gouvernement de Venise, pendant les dernières années de
son existence, consistait presque en entier dans l'empire de l'habitude
et de l'imagination. Il avait été terrible, il était devenu très-doux;
il avait été courageux, il était devenu timide. La haine contre lui
s'est facilement réveillée parce qu'il avait été redoutable; on l'a
facilement renversé, parce qu'il ne l'était plus. C'était une
aristocratie qui cherchait beaucoup la faveur populaire, mais qui la
cherchait à la manière du despotisme, en amusant le peuple, mais non en
l'éclairant. Cependant c'est un état assez agréable pour un peuple que
d'être amusé, surtout dans les pays où les goûts de l'imagination sont
développés par le climat et les beaux-arts jusque dans la dernière
classe de la société. On ne donnait point au peuple les grossiers
plaisirs qui l'abrutissent, mais de la musique, des tableaux, des
improvisateurs, des fêtes; et le gouvernement soignait là ses sujets,
comme un sultan son sérail. Il leur demandait seulement, comme à des
femmes, de ne point se mêler de politique, de ne point juger l'autorité;
mais, à ce prix, il leur promettait beaucoup d'amusement, et même assez
d'éclat; car les dépouilles de Constantinople qui enrichissent les
églises, les étendards de Chypre et de Candie qui flottent sur la place
publique, les chevaux de Corinthe, réjouissent les regards du peuple, et
le lion ailé de Saint-Marc lui paraît l'emblème de sa gloire.

Le système du gouvernement interdisant à ses sujets l'occupation des
affaires politiques, et la situation de la ville rendant impossibles
l'agriculture, la promenade et la chasse, il ne restait aux Vénitiens
d'autre intérêt que l'amusement: aussi cette ville était-elle une ville
de plaisirs. Le dialecte vénitien est doux et léger comme un souffle
agréable: on ne conçoit pas comment ceux qui ont résisté à la ligue de
Cambrai parlaient une langue si flexible. Ce dialecte est charmant,
quand on le consacre à la grâce ou à la plaisanterie; mais quand on s'en
sert pour des objets plus graves, quand on entend des vers sur la mort,
avec ces sons si délicats et presque enfantins, on croirait que cet
événement, ainsi chanté, n'est qu'une fiction poétique.

Les hommes, en général, ont plus d'esprit encore à Venise que dans le
reste de l'Italie, parce que le gouvernement, tel qu'il était, leur a
plus souvent offert des occasions de penser; mais leur imagination n'est
pas naturellement aussi ardente que dans le midi de l'Italie; et la
plupart des femmes, quoique très-aimables, ont pris, par l'habitude de
vivre dans le monde, un langage de _sentimentalité_ qui, ne gênant en
rien la liberté des moeurs, ne fait que mettre de l'affectation dans la
galanterie. Le grand mérite des Italiennes, à travers tous leurs torts,
c'est de n'avoir aucune vanité: ce mérite est un peu perdu à Venise, où
il y a plus de société que dans aucune autre ville d'Italie; car la
vanité se développe surtout par la société. On y est applaudi si vite et
si souvent, que tous les calculs y sont instantanés, et que, pour le
succès, _l'on n'y fait pas de crédit au temps_ d'une minute. Néanmoins
on trouvait encore à Venise beaucoup de traces de l'originalité et de la
facilité des manières italiennes. Les plus grandes dames recevaient
toutes leurs visites dans les cafés de la place Saint-Marc, et cette
confusion bizarre empêchait que les salons ne devinssent trop
sérieusement une arène pour les prétentions de l'amour-propre.

Il restait aussi quelques traces des moeurs populaires et des usages
antiques. Or ces usages supposent toujours du respect pour les ancêtres,
et une certaine jeunesse de coeur qui ne se lasse point du passé ni de
l'attendrissement qu'il cause; l'aspect de la ville est d'ailleurs à lui
seul singulièrement propre à réveiller une foule de souvenirs et
d'idées. La place de Saint-Marc, tout environnée de tentes bleues, sous
lesquelles se reposent une foule de Turcs, de Grecs et d'Arméniens, est
terminée à l'extrémité par l'église, dont l'extérieur ressemble plutôt à
une mosquée qu'à un temple chrétien: ce lieu donne une idée de la vie
indolente des Orientaux, qui passent leurs jours dans les cafés à boire
du sorbet et à fumer des parfums; on voit quelquefois à Venise des Turcs
et des Arméniens passer nonchalamment couchés dans des barques
découvertes, et des pots de fleurs à leurs pieds.

Les hommes et les femmes de la première qualité ne sortaient jamais que
revêtus d'un domino noir; souvent aussi des gondoles toujours noires,
car le système de l'égalité porte à Venise principalement sur les objets
extérieurs, sont conduites par des bateliers vêtus de blanc, avec des
ceintures roses: ce contraste a quelque chose de frappant: on dirait que
l'habit de fête est abandonné au peuple, tandis que les grands de l'État
sont toujours voués au deuil. Dans la plupart des villes européennes, il
faut que l'imagination des écrivains écarte soigneusement ce qui se
passe tous les jours, parce que nos usages, et même notre luxe, ne sont
pas poétiques. Mais à Venise rien n'est vulgaire en ce genre; les canaux
et les barques font un tableau pittoresque des plus simples événements
de la vie.

Sur le quai des Esclavons, l'on rencontre habituellement des
marionnettes, des charlatans et des conteurs, qui s'adressent de toutes
les manières à l'imagination du peuple; les conteurs surtout sont dignes
d'attention; ce sont ordinairement des épisodes du Tasse et de l'Arioste
qu'ils récitent en prose, à la grande admiration de ceux qui les
écoutent. Les auditeurs, assis en rond autour de celui qui parle, sont
pour la plupart, à demi vêtus, immobiles par excès d'attention; on leur
apporte de temps en temps des verres d'eau, qu'ils paient comme du vin
ailleurs; et ce simple rafraîchissement est tout ce qu'il faut à ce
peuple pendant des heures entières, tant son esprit est occupé. Le
conteur fait des gestes les plus animés du monde; sa voix est haute, il
se fâche, il se passionne; et cependant on voit qu'il est, au fond,
parfaitement tranquille, et l'on pourrait lui dire, comme Sapho à la
bacchante qui s'agitait de sang-froid: _Bacchante, qui n'es pas ivre,
que me veux-tu?_ Néanmoins la pantomime animée des habitants du Midi ne
donne pas l'idée de l'affectation: c'est une habitude singulière qui
leur a été transmise par les Romains, aussi grands gesticulateurs; elle
tient à leur disposition vive, brillante et poétique.

L'imagination d'un peuple captivé par les plaisirs était facilement
effrayée par le prestige de puissance dont le gouvernement vénitien
était environné. L'on ne voyait jamais un soldat à Venise; on courait au
spectacle quand par hasard, dans les comédies, on en faisait paraître un
avec un tambour; mais il suffisait que le sbire de l'inquisition d'État,
portant un ducat sur son bonnet, se montrât, pour faire rentrer dans
l'ordre trente mille hommes rassemblés un jour de fête publique. Ce
serait une belle chose si ce simple pouvoir venait du respect pour la
loi; mais il était fortifié par la terreur des mesures secrètes
qu'employait le gouvernement pour maintenir le repos dans l'État. Les
prisons (chose unique) étaient dans le palais même du doge; il y en
avait au-dessous de son appartement; _la Bouche du Lion_, où toutes les
dénonciations étaient jetées, se trouve aussi dans le palais dont le
chef du gouvernement faisait sa demeure: la salle où se tenaient les
inquisiteurs d'État était tendue de noir, et le jour n'y venait que d'en
haut; le jugement ressemblait d'avance à la condamnation; _le Pont des
Soupirs_, c'est ainsi qu'on l'appelait, conduisait du palais du doge à
la prison des criminels d'État. En passant sur le canal qui bordait ces
prisons, on entendait crier: _Justice! secours!_ et ces voix gémissantes
et confuses ne pouvaient pas être reconnues. Enfin, quand un criminel
d'État était condamné, une barque venait le prendre pendant la nuit; il
sortait par une petite porte qui s'ouvrait sur le canal; on le
conduisait à quelque distance de la ville, et on le noyait dans un
endroit des lagunes où il était défendu de pêcher: horrible idée, qui
perpétue le secret jusqu'après la mort, et ne laisse pas au malheureux
l'espoir que ses restes du moins apprendront à ses amis qu'il a souffert
et qu'il n'est plus!

A l'époque où Corinne et lord Nelvil vinrent à Venise, il y avait près
d'un siècle que de telles exécutions n'avaient plus lieu, mais le
mystère qui frappe l'imagination existait encore; et bien que lord
Nelvil fût plus loin que personne de se mêler en aucune manière des
intérêts politiques d'un pays étranger, cependant il se sentait oppressé
par cet arbitraire sans appel qui planait à Venise sur toutes les têtes.


CHAPITRE IX

«Il ne faut pas, dit Corinne à lord Nelvil, que vous vous en teniez
seulement aux impressions pénibles que ces moyens silencieux du pouvoir
ont produites sur vous; il faut que vous observiez aussi les grandes
qualités de ce sénat qui faisait de Venise une république pour les
nobles, et leur inspirait autrefois cette énergie, cette grandeur
aristocratique, fruit de la liberté, alors même qu'elle est concentrée
dans le petit nombre. Vous les verrez, sévères les uns pour les autres,
établir du moins dans leur sein les vertus et les droits qui devaient
appartenir à tous; vous les verrez paternels pour leurs sujets, autant
qu'on peut l'être quand on considère cette classe d'hommes uniquement
sous le rapport de son bien-être physique. Enfin vous leur trouverez un
grand orgueil pour leur patrie, pour cette patrie qui est leur
propriété, mais qu'ils savent néanmoins faire aimer du peuple même, qui,
à tant d'égards, en est exclu.»

Corinne et Oswald allèrent voir ensemble la salle où le grand conseil se
rassemblait alors: elle est entourée des portraits de tous les doges;
mais, à la place du portrait de celui qui fut décapité comme traître à
sa patrie, on a peint un rideau noir sur lequel on a écrit le jour de sa
mort et le genre de son supplice. Les habits royaux et magnifiques dont
les images des autres doges sont revêtues ajoutent à l'impression de ce
terrible rideau noir. Il y a dans cette salle un tableau qui représente
le jugement dernier, et un autre le moment où le plus puissant des
empereurs, Frédéric Barberousse, s'humilia devant le sénat de Venise.
C'est une belle idée que de réunir ainsi tout ce qui doit exalter la
fierté d'un gouvernement sur la terre, et courber cette même fierté
devant le ciel. Corinne et lord Nelvil allèrent voir l'arsenal. Il y a
devant la porte de l'arsenal deux lions sculptés en Grèce, puis
transportés du port d'Athènes, pour être les gardiens de la puissance
vénitienne; immobiles gardiens qui ne défendent que ce qu'on respecte.
L'arsenal est rempli des trophées de la marine; la fameuse cérémonie des
noces du doge avec la mer Adriatique, toutes les institutions de Venise,
enfin, attestaient leur reconnaissance pour la mer. Ils ont, à cet
égard, quelques rapports avec les Anglais, et lord Nelvil sentit
vivement l'intérêt que ces rapports devaient exciter en lui.

Corinne le conduisit au sommet de la tour appelée le clocher Saint-Marc,
qui est à quelques pas de l'église. C'est de là que l'on découvre toute
la ville au milieu des flots, et la digue immense qui la défend de la
mer. On aperçoit dans le lointain les côtes de l'Istrie et de la
Dalmatie. «Du côté de ces nuages, dit Corinne, il y a la Grèce; cette
idée ne suffit-elle pas pour émouvoir? Là sont encore des hommes d'une
imagination vive, d'un caractère enthousiaste, avilis par leur sort,
mais destinés peut-être ainsi que nous à ranimer une fois les cendres de
leurs ancêtres. C'est toujours quelque chose qu'un pays qui a existé,
les habitants y rougissent au moins de leur état actuel, mais, dans les
contrées que l'histoire n'a jamais consacrées, l'homme ne soupçonne pas
même qu'il y ait une autre destinée que la servile obscurité qui lui a
été transmise par ses aïeux.

«Cette Dalmatie que vous apercevez d'ici, continua Corinne, et qui fut
autrefois habitée par un peuple si guerrier, conserve encore quelque
chose de sauvage. Les Dalmates savent si peu ce qui s'est passé depuis
quinze siècles, qu'ils appellent encore les Romains les
_tout-puissants_. Il est vrai qu'ils montrent des connaissances plus
modernes en vous nommant, vous autres Anglais, les _guerriers de la
mer_, parce que vous avez souvent abordé dans leurs ports; mais ils ne
savent rien du reste de la terre. Je me plairais à voir, continua
Corinne, tous les pays où il y a dans les moeurs, dans les costumes,
dans le langage, quelque chose d'original. Le monde civilisé est bien
monotone, et l'on en connaît tout en peu de temps; j'ai déjà vécu assez
pour cela.--Quand on vit près de vous, interrompit lord Nelvil, voit-on
jamais le terme de ce qui fait penser et sentir?--Dieu veuille, répondit
Corinne, que ce charme ne s'épuise pas!

«Mais donnons encore, poursuivit-elle, un moment à cette Dalmatie; quand
nous serons descendus de la hauteur où nous sommes, nous n'apercevrons
même plus les lignes incertaines qui nous indiquent ce pays de loin
aussi confusément qu'un souvenir dans la mémoire des hommes. Il y a des
improvisateurs parmi les Dalmates, les sauvages en ont aussi; on en
trouvait chez les anciens Grecs; il y en a presque toujours parmi les
peuples qui ont de l'imagination et point de vanité sociale; mais
l'esprit naturel se tourne en épigrammes plutôt qu'en poésie dans les
pays où la crainte d'être l'objet de la moquerie fait que chacun se hâte
de saisir cette arme le premier. Les peuples aussi qui sont restés plus
près de la nature ont conservé pour elle un respect qui sert très-bien
l'imagination. _Les cavernes sont sacrées_, disent les Dalmates; sans
doute qu'ils expriment ainsi une terreur vague des secrets de la terre.
Leur poésie ressemble un peu à celle d'Ossian, bien qu'ils soient
habitants du Midi; mais il n'y a que deux manières très-distinctes de
sentir la nature: l'aimer comme les anciens, la perfectionner sous mille
formes brillantes, ou se laisser aller, comme les bardes écossais, à
l'effroi du mystère, à la mélancolie qu'inspirent l'incertain et
l'inconnu. Depuis que je vous connais, Oswald, ce dernier genre me
plaît. Autrefois j'avais assez d'espérance et de vivacité pour aimer les
images riantes, et jouir de la nature sans craindre la destinée.--Ce
serait donc moi, dit Oswald, moi qui aurais flétri cette belle
imagination à laquelle j'ai dû les jouissances les plus enivrantes de ma
vie.--Ce n'est pas vous qu'il faut en accuser, répondit Corinne, mais
une passion profonde. Le talent a besoin d'une indépendance intérieure
que l'amour véritable ne permet jamais.--Ah! s'il est ainsi, s'écria
lord Nelvil, que ton génie se taise, et que ton coeur soit tout à moi!»
Il ne put prononcer ces paroles sans émotion, car elles promettaient
dans sa pensée plus encore qu'il ne disait. Corinne le comprit, et n'osa
répondre, de peur de rien déranger à la douce impression qu'elle
éprouvait.

Elle se sentait aimée; et comme elle était habituée à vivre dans un pays
où les hommes sacrifient tout au sentiment, elle se rassurait
facilement, et se persuadait que lord Nelvil ne pourrait pas se séparer
d'elle; tout à la fois indolente et passionnée, elle s'imaginait qu'il
suffisait de gagner des jours, et que le danger dont on ne parlait plus
était passé. Corinne vivait enfin comme vivent la plupart des hommes
lorsqu'ils sont menacés longtemps du même malheur; ils finissent par
croire qu'il n'arrivera pas, seulement parce qu'il n'est pas encore
arrivé.

L'air de Venise, la vie qu'on y mène est singulièrement propre à bercer
l'âme d'espérances: le tranquille balancement des barques porte à la
rêverie et à la paresse. On entend quelquefois un gondolier qui, placé
sur un pont de Rialto, se met à chanter une stance du Tasse, tandis
qu'un autre gondolier lui répond par la stance suivante à l'autre
extrémité du canal. La musique très-ancienne de ces stances ressemble au
chant d'église, et de près on s'aperçoit de sa monotonie; mais en plein
air, le soir, lorsque les sons se prolongent sur le canal comme les
reflets du soleil couchant, et que les vers du Tasse prêtent aussi leurs
beautés de sentiment à tout cet ensemble d'images et d'harmonie, il est
impossible que ces chants n'inspirent pas une douce mélancolie. Oswald
et Corinne se promenaient sur l'eau de longues heures, à côté l'un de
l'autre; quelquefois ils disaient un mot; plus souvent, se tenant la
main, ils se livraient en silence aux pensées vagues que font naître la
nature et l'amour.



LIVRE SEIZIÈME

LE DÉPART ET L'ABSENCE


CHAPITRE PREMIER

Dès que l'on sut l'arrivée de Corinne à Venise, chacun eut la plus
grande curiosité de la voir. Quand elle se rendait dans un café de la
place Saint-Marc, l'on se pressait en foule sous les galeries de cette
place pour l'apercevoir un moment, et la société tout entière la
recherchait avec l'empressement le plus vif. Elle aimait assez autrefois
à produire cet effet brillant partout où elle se montrait, et elle
avouait naturellement que l'admiration avait un grand charme pour elle.
Le génie inspire le besoin de la gloire, et il n'est d'ailleurs aucun
bien qui ne soit désiré par ceux à qui la nature a donné les moyens de
l'obtenir. Néanmoins, dans sa situation actuelle, Corinne redoutait tout
ce qui semblait en contraste avec les habitudes de la vie domestique, si
chères à lord Nelvil.

Corinne avait tort, pour son bonheur, de s'attacher à un homme qui
devait contrarier son existence naturelle, et réprimer plutôt qu'exciter
ses talents; mais il est aisé de comprendre comment une femme qui s'est
beaucoup occupée des lettres et des beaux-arts peut aimer dans un homme
des qualités et même des goûts qui diffèrent des siens. L'on est si
souvent lassé de soi-même, qu'on ne peut être séduit par ce qui nous
ressemble: il faut de l'harmonie dans les sentiments et de l'opposition
dans les caractères, pour que l'amour naisse tout à la fois de la
sympathie et de la diversité. Lord Nelvil possédait au suprême degré ce
double charme. On était un avec lui dans l'habitude de la vie, par la
douceur et la facilité de son entretien, et néanmoins ce qu'il avait
d'irritable et d'ombrageux dans l'âme ne permettait jamais de se blaser
sur la grâce et la complaisance de ses manières. Quoique la profondeur
et l'étendue de ses idées le rendissent propre à tout, ses opinions
politiques et ses goûts militaires lui inspiraient plus de penchant pour
la carrière des actions que pour celle des lettres; il pensait que les
actions sont toujours plus poétiques que la poésie elle-même. Il se
montrait supérieur aux succès de son esprit, et parlait de lui, sous ce
rapport, avec une grande indifférence. Corinne, pour lui plaire,
cherchait à cet égard à l'imiter, et commençait à dédaigner ses propres
succès littéraires, afin de ressembler davantage aux femmes modestes et
retirées dont la patrie d'Oswald offrait le modèle.

Cependant les hommages que Corinne reçut à Venise ne firent à lord
Nelvil qu'une impression agréable. Il y avait tant de bienveillance dans
l'accueil des Vénitiens, ils exprimaient avec tant de grâce et de
vivacité le plaisir qu'ils trouvaient dans l'entretien de Corinne,
qu'Oswald jouissait vivement d'être aimé par une femme d'un charme si
séducteur et si généralement admiré. Il n'était plus jaloux de la gloire
de Corinne, certain qu'il était qu'elle le préférait à tout, et son
amour semblait encore augmenté par ce qu'il entendait dire d'elle. Il
oubliait même l'Angleterre; il prenait quelque chose de l'insouciance
des Italiens sur l'avenir. Corinne s'apercevait de ce changement, et son
coeur imprudent en jouissait comme s'il avait pu durer toujours.

L'italien est la seule langue de l'Europe dont les dialectes différents
aient un génie à part. On peut faire des vers et écrire des livres dans
chacun de ces dialectes, qui s'écartent plus ou moins de l'italien
classique; mais, parmi les différents langages des divers États de
l'Italie, il n'y a pourtant que le napolitain, le sicilien et vénitien
qui aient l'honneur d'être comptés, et c'est le vénitien qui passe pour
le plus original et le plus gracieux de tous. Corinne le prononçait avec
une douceur charmante; et la manière dont elle chantait quelques
_barcarolles_, dans le genre gai, prouvait qu'elle devait jouer la
comédie aussi bien que la tragédie. On la tourmenta beaucoup pour
prendre un rôle dans un opéra comique qu'on devait représenter en
société la semaine suivante. Corinne, depuis qu'elle aimait Oswald,
n'avait jamais voulu lui faire connaître son talent en ce genre; elle ne
s'était pas senti assez de liberté d'esprit pour cet amusement, et
quelquefois même elle s'était dit qu'un tel abandon de gaieté pouvait
porter malheur; mais cette fois par une singularité de confiance, elle y
consentit. Oswald l'en pressa vivement, et il fut convenu qu'elle
jouerait _la Fille de l'air_; c'est ainsi que s'appelait la pièce que
l'on choisit.

Cette pièce, comme la plupart de celles de Gozzi, était composée de
féeries extravagantes, très-originales et très-gaies. Truffaldin et
Pantalon paraissent souvent, dans ces drames burlesques, à côté des plus
grands rois de la terre. Le merveilleux y sert à la plaisanterie, mais
le comique y est relevé par ce merveilleux même, qui ne peut jamais
avoir rien de vulgaire ni de bas. _La Fille de l'air_ ou _Sémiramis dans
sa jeunesse_ est la coquette douée par l'enfer et le ciel pour subjuguer
le monde. Élevée dans un antre comme une sauvage, habile comme une
enchanteresse, impérieuse comme une reine, elle réunit la vivacité
naturelle à la grâce préméditée, le courage guerrier à la frivolité
d'une femme, et l'ambition à l'étourderie. Ce rôle demande une verve
d'imagination et de gaieté que l'inspiration seule du moment peut
donner. Toute la société se réunit pour prier Corinne de s'en charger.


CHAPITRE II

Il y a quelquefois dans la destinée un jeu bizarre et cruel; on dirait
que c'est une puissance qui veut inspirer la crainte, et repousse la
familiarité confiante; souvent, quand on se livre le plus à l'espérance,
et surtout lorsqu'on a l'air de plaisanter avec le sort et de compter
sur le bonheur, il se passe quelque chose de redoutable dans le tissu de
notre histoire, et les fatales soeurs viennent y mêler leur fil noir, et
brouiller l'oeuvre de nos mains.

C'était le dix-sept de novembre que Corinne s'éveilla tout enchantée de
jouer le soir la comédie. Elle choisit, pour paraître dans le premier
acte en sauvage un vêtement très-pittoresque. Ses cheveux, qui devaient
être épars, étaient pourtant arrangés avec un soin qui montrait un vif
désir de plaire; et son habit élégant, léger et fantasque, donnait à sa
noble figure un caractère de coquetterie et de malice singulièrement
gracieux. Elle arriva dans le palais où la comédie devait être jouée.
Tout le monde y était rassemblé; Oswald seul n'était pas encore arrivé.
Corinne retarda tant qu'elle le put le spectacle, et commençait à
s'inquiéter de son absence. Enfin, comme elle entrait sur le théâtre,
elle l'aperçut dans un coin très-obscur du salon, mais enfin elle
l'aperçut, et la peine même que lui avait causée l'attente redoublant sa
joie, elle fut inspirée par la gaieté, comme elle l'était au Capitole
par l'enthousiasme.

Le chant et les paroles étaient entremêlés, et la pièce était faite de
manière qu'il était permis d'improviser le dialogue; ce qui donnait à
Corinne un grand avantage, et rendait la scène plus animée. Lorsqu'elle
chantait, elle faisait sentir l'esprit des airs _bouffes_ italiens avec
une élégance particulière. Ses gestes, accompagnés par la musique,
étaient comiques et nobles tout à la fois; elle faisait rire sans cesser
d'être imposante, et son rôle et son talent dominaient les acteurs et
les spectateurs, en se moquant avec grâce des uns et des autres.

Ah! qui n'aurait pas eu pitié de ce spectacle, si l'on avait su que ce
bonheur si confiant allait attirer la foudre, et que cette gaieté si
triomphante ferait bientôt place aux plus amères douleurs!

Les applaudissements des spectateurs étaient si multipliés et si vrais,
que leur plaisir se communiquait à Corinne; elle éprouvait cette sorte
d'émotion que cause l'amusement quand il donne un sentiment vif de
l'existence, quand il inspire l'oubli de la destinée, et dégage pour un
moment l'esprit de tout lien comme de tout nuage. Oswald avait vu
Corinne représenter la plus profonde douleur, dans un temps où il se
flattait de la rendre heureuse; il la voyait maintenant exprimer une
joie sans mélange, quand il venait de recevoir une nouvelle bien fatale
pour tous deux. Plusieurs fois il eut la pensée d'arracher Corinne à
cette gaieté téméraire; mais il goûtait un triste plaisir à voir encore
quelques instants sur cet aimable visage la brillante expression du
bonheur.

A la fin de la pièce, Corinne parut élégamment habillée en reine
amazone; elle commandait aux hommes, et déjà presque aux éléments, par
cette confiance dans ses charmes qu'une belle personne peut avoir quand
elle n'est pas sensible; car il suffit d'aimer pour qu'aucun don de la
nature ou du sort ne puisse rassurer entièrement. Mais cette coquette
couronnée, cette fée souveraine que représentait Corinne, mêlant, d'une
façon toute merveilleuse, la colère à la plaisanterie, l'insouciance au
désir de plaire, et la grâce au despotisme, semblait régner sur la
destinée autant que sur les coeurs; et quand elle monta sur le trône,
elle sourit à ses sujets en leur ordonnant la soumission avec une douce
arrogance. Tous les spectateurs se levèrent pour applaudir Corinne comme
la véritable reine. Ce moment était peut-être celui de sa vie où la
crainte de la douleur avait été le plus loin d'elle; mais tout à coup
elle vit Oswald, qui, ne pouvant plus se contenir, cachait sa tête dans
ses mains pour dérober ses larmes. A l'instant elle se troubla; et la
toile n'était pas encore baissée que, descendant de ce trône déjà
funeste, elle se précipita dans la chambre voisine.

Oswald l'y suivit, et quand elle remarqua de près sa pâleur, elle fut
saisie d'un tel effroi, qu'elle fut obligée de s'appuyer contre la
muraille pour se soutenir; et, tremblante, elle lui dit: «Oswald! ô mon
Dieu! qu'avez-vous?--Il faut que je parte cette nuit pour l'Angleterre,»
lui répondit-il, sans savoir ce qu'il faisait; car il ne devait pas
exposer sa malheureuse amie en lui apprenant ainsi cette nouvelle. Elle
s'avança vers lui tout à fait hors d'elle-même, et s'écria: «Non, il ne
se peut pas que vous me causiez cette douleur! Qu'ai-je fait pour la
mériter? Vous m'emmenez donc avec vous?--Quittons en ce moment cette
foule cruelle, répondit Oswald; viens avec moi, Corinne.» Elle le
suivit, ne comprenant plus ce qu'on lui disait, répondant au hasard,
chancelante, et le visage déjà si altéré, que chacun la crut saisie par
quelque mal subit.


CHAPITRE III

Dès qu'ils furent ensemble dans la gondole, Corinne, dans son égarement,
dit à lord Nelvil: «Eh bien, ce que vous venez de m'apprendre est mille
fois plus cruel que la mort. Soyez généreux; jetez-moi dans ces flots,
pour que j'y perde le sentiment qui me déchire. Oswald, faites-le avec
courage; il en faut moins pour cela que vous ne venez d'en montrer.--Si
vous dites un mot de plus, répondit Oswald, je vais me précipiter dans
le canal à vos yeux. Écoutez-moi; attendez que nous soyons arrivés chez
vous, alors vous prononcerez sur mon sort et sur le vôtre. Au nom du
ciel, calmez-vous.» Il y avait tant de malheur dans l'accent d'Oswald,
que Corinne se tut; et seulement elle tremblait avec une telle violence,
qu'elle put à peine monter les escaliers qui conduisaient à son
appartement. Quand elle y fut arrivée, elle arracha sa parure avec
effroi. Lord Nelvil, en la voyant dans cet état, elle qui était si
brillante il y avait quelques instants, se jeta sur une chaise en
fondant en pleurs, et s'écria: «Suis-je un barbare, Corinne, juste ciel!
Corinne, le crois-tu?--Non, lui dit-elle, non, je ne puis le croire.
N'avez-vous pas encore ce regard qui chaque jour me donnait le bonheur?
Oswald, vous dont la présence était pour moi comme un rayon du ciel, se
peut-il que je vous craigne, que je n'ose lever les yeux sur vous, que
je sois là devant vous comme devant un assassin, Oswald, Oswald!» Et en
achevant ces mots, elle tomba suppliante à ses genoux.

«Que vois-je? s'écria-t-il en la relevant avec fureur; tu veux que je me
déshonore, eh bien! je le ferai. Mon régiment s'embarque dans un mois;
je viens d'en recevoir la nouvelle. Je resterai, prends-y garde, je
resterai si tu me montres cette douleur toute-puissante sur moi; mais je
ne survivrai point à ma honte.--Je ne vous demande point de rester,
reprit Corinne; mais quel mal vous fais-je en vous suivant?--Mon
régiment part pour les îles, et il n'est permis à aucun officier
d'emmener sa femme avec lui.--Au moins laissez-moi vous accompagner
jusqu'en Angleterre.--Les mêmes lettres que je viens de recevoir, reprit
Oswald, m'apprennent que le bruit de notre liaison s'est répandu en
Angleterre, que les papiers publics en ont parlé, qu'on a commencé à
soupçonner qui vous êtes, et que votre famille, excitée par lady
Edgermond, a déclaré qu'elle ne vous reconnaîtrait jamais. Laissez-moi
le temps de la ramener, de forcer votre belle-mère à ce qu'elle vous
doit; mais si j'arrive avec vous, et que je sois contraint à vous
quitter avant de vous avoir fait rendre votre nom, je vous livre à toute
la sévérité de l'opinion sans être là pour vous défendre.--Ainsi vous me
refusez tout?» dit Corinne; et, en achevant ces mots, elle tomba sans
connaissance, et sa tête heurtant avec violence contre terre, le sang en
rejaillit. Oswald, à ce spectacle, poussa des cris déchirants. Thérésine
arriva dans un trouble extrême; elle rappela sa maîtresse à la vie. Mais
quand Corinne revint à elle, elle aperçut dans une glace son visage pâle
et défait, ses cheveux épars et teints de sang. «Oswald, dit-elle,
Oswald, ce n'est pas ainsi que j'étais lorsque vous m'avez rencontrée au
Capitole; je portais sur mon front la couronne de l'espérance et de la
gloire, maintenant il est souillé de sang et de poussière; mais il ne
vous est pas permis de me mépriser pour cet état dans lequel vous m'avez
mise. Les autres le peuvent, mais vous, vous ne le pouvez pas: il faut
avoir pitié de l'amour que vous m'avez inspiré, il le faut.

--Arrête, s'écria lord Nelvil, c'en est trop!» Et, faisant signe à
Thérésine de s'éloigner, il prit Corinne dans ses bras, et lui dit: «Je
suis décidé à rester: tu feras de moi ce que tu voudras. Je subirai ce
que le ciel me destine, mais je ne t'abandonnerai point dans ce malheur,
et je ne te conduirai point en Angleterre avant d'y avoir assuré ton
sort. Je ne t'y laisserai point exposée aux insultes d'une femme
hautaine. Je reste; oui, je reste, car je ne puis te quitter.» Ces
paroles rappelèrent Corinne à elle-même, mais la jetèrent dans un
abattement plus cruel encore que le désespoir qu'elle venait d'éprouver.
Elle sentit la nécessité qui pesait sur elle, et, la tête baissée, elle
resta longtemps dans un profond silence. «Parle, chère amie, lui dit
Oswald, fais-moi donc entendre le son de ta voix; je n'ai plus qu'elle
pour me soutenir; je veux me laisser guider par elle.--Non, répondit
Corinne, non; vous partirez, il le faut.» Et des torrents de pleurs
annoncèrent sa résignation. «Mon amie! s'écria lord Nelvil, je prends à
témoin ce portrait de ton père, qui est là devant nos yeux; et tu sais
si le nom d'un père est sacré pour moi! je le prends à témoin que ma vie
est en ta puissance tant qu'elle sera nécessaire à ton bonheur. A mon
retour des îles, je verrai si je puis te rendre ta patrie, et t'y faire
retrouver le rang et l'existence qui te sont dus, mais si je n'y
réussissais pas, je reviendrais en Italie vivre et mourir à tes
pieds.--Hélas! reprit Corinne, et ces dangers de la guerre que vous
allez braver...--Ne les crains pas, reprit Oswald, j'y échapperai; mais
si je périssais cependant, moi le plus inconnu des hommes, mon souvenir
resterait dans ton coeur; tu n'entendrais peut-être jamais prononcer mon
nom sans que tes yeux se remplissent de larmes, n'est-il pas vrai,
Corinne? Tu dirais: _Je l'ai connu; il m'a aimée._--Ah! laisse-moi,
laisse-moi! s'écria-t-elle, tu te trompes à mon calme apparent; demain,
quand le soleil reviendra, et que je me dirai: _Je ne le verrai plus! je
ne le verrai plus!_ il se peut que je cesse de vivre, et ce serait bien
heureux!--Pourquoi, s'écria lord Nelvil, pourquoi, Corinne, crains-tu de
ne pas me revoir? Cette promesse solennelle de nous réunir à jamais
n'est-elle rien pour toi? ton coeur en peut-il douter?--Non, je vous
respecte trop pour ne pas vous croire, dit Corinne; il m'en coûterait
plus encore de renoncer à mon admiration pour vous qu'à mon amour. Je
vous regarde comme un être angélique, comme le caractère le plus pur et
plus noble qui ait paru sur la terre: ce n'est pas seulement votre
charme qui me captive, c'est l'idée que jamais tant de vertus n'ont été
réunies dans un même objet, et votre céleste regard ne vous a été donné
que pour les exprimer toutes: loin de moi donc un doute sur vos
promesses. Je fuirais à l'aspect de la figure humaine, elle ne
m'inspirerait plus que de la terreur, si lord Nelvil pouvait tromper:
mais la séparation livre à tant de hasards, mais ce mot terrible,
_adieu!_...--Jamais, interrompit-il, jamais Oswald ne peut te dire un
dernier adieu que sur son lit de mort.» Et son émotion était si profonde
en prononçant ces mots, que Corinne, commençant à craindre l'effet de
cette émotion sur sa santé, essaya de se contenir, elle qui était la
plus à plaindre.

Ils commencèrent donc à parler de ce cruel départ, des moyens de
s'écrire, et de la certitude de se rejoindre. Un an fut le terme fixé
pour cette absence. Oswald se croyait sûr que l'expédition ne devait pas
durer plus longtemps. Enfin, il leur restait encore quelques heures, et
Corinne espérait qu'elle aurait de la force. Mais lorsque Oswald lui eut
dit que la gondole viendrait le prendre à trois heures du matin, et
qu'elle vit à sa pendule que ce moment n'était pas très-éloigné, elle
frémit de tous ses membres, et sûrement l'approche de l'échafaud ne lui
aurait pas causé plus d'effroi. Oswald aussi semblait perdre à chaque
instant sa résolution, et Corinne, qui l'avait toujours vu maître de
lui-même, avait le coeur déchiré par le spectacle de ses angoisses.
Pauvre Corinne! elle le consolait, tandis qu'elle devait être mille fois
plus malheureuse que lui!

«Écoutez, dit-elle à lord Nelvil, quand vous serez à Londres, ils vous
diront, les hommes légers de cette ville, que des promesses d'amour ne
lient pas l'honneur; que tous les Anglais du monde ont aimé des
Italiennes dans leurs voyages et les ont oubliées au retour; que
quelques mois de bonheur n'engagent ni celle qui les reçoit ni celui qui
les donne, et qu'à votre âge la vie entière ne peut dépendre du charme
que vous avez trouvé pendant quelque temps dans la société d'une
étrangère. Ils auront l'air d'avoir raison, raison selon le monde: mais
vous qui avez connu ce coeur dont vous vous êtes rendu le maître, vous
qui savez comme il vous aime, trouverez-vous des sophismes pour excuser
une blessure mortelle? Et les plaisanteries frivoles et barbares des
hommes du jour empêcheront-elles que votre main ne tremble en enfonçant
un poignard dans mon sein?--Ah! que me dis-tu? s'écria lord Nelvil; ce
n'est pas ta douleur seule qui me retient, c'est la mienne. Où
trouverais-je un bonheur semblable à celui que j'ai goûté près de toi?
Qui, dans l'univers, m'entendrait comme tu m'as entendu? L'amour,
Corinne, l'amour, c'est toi seule qui l'éprouves, c'est toi seule qui
l'inspires: cette harmonie de l'âme, cette intime intelligence de
l'esprit et du coeur, avec quelle autre femme peut-elle exister qu'avec
toi, Corinne? Ton ami n'est pas un homme léger, tu le sais; il s'en faut
qu'il le soit. Tout est sérieux pour lui dans la vie; est-ce donc pour
toi seule qu'il démentirait sa nature?

--Non, non, reprit Corinne, non, vous ne traiterez pas avec dédain une
âme sincère. Et ce n'est pas vous, Oswald, ce n'est pas vous que mon
désespoir trouverait insensible. Mais un ennemi redoutable me menace
auprès de vous: c'est la sévérité despotique, c'est la dédaigneuse
médiocrité de ma belle-mère. Elle vous dira tout ce qui peut flétrir ma
vie passée. Épargnez-moi de vous répéter d'avance ses impitoyables
discours. Loin que les talents que je puis avoir soient une excuse à ses
yeux, ils seront, je le sais, le plus grand de mes torts. Elle ne
comprend point leurs charmes, elle ne voit que leurs dangers. Elle
trouve inutile, et peut-être coupable, tout ce qui ne s'accorde pas avec
la destinée qu'elle s'est tracée, et toute la poésie du coeur lui semble
un caprice importun qui s'arroge le droit de mépriser sa raison. C'est
au nom des vertus que je respecte autant que vous qu'elle condamnera mon
caractère et mon sort. Oswald, elle vous dira que je suis indigne de
vous.--Et comment pourrai-je l'entendre? interrompit Oswald; quelles
vertus oserait-on élever plus haut que ta générosité, ta franchise, ta
bonté, ta tendresse? Céleste créature! que les femmes communes soient
jugées par les règles communes! mais honte à celui que tu aurais aimé et
qui ne te respecterait pas autant qu'il t'adore! Rien dans l'univers
n'égale ton esprit ni ton coeur. A la source divine où tes sentiments
sont puisés, tout est amour et vérité. Corinne, Corinne, ah! je ne puis
te quitter. Je sens mon courage défaillir. Si tu ne me soutiens pas, je
ne partirai point; et c'est de toi qu'il faut que je reçoive la force de
t'affliger.--Eh bien, dit Corinne, encore quelques instants avant de
recommander mon âme à Dieu pour qu'il me donne la force d'entendre
sonner l'heure fixée pour ton départ. Nous nous sommes aimés, Oswald,
avec une tendresse profonde. Je t'ai confié les secrets de ma vie: ce
n'est rien que les faits; mais les sentiments les plus intimes de mon
être, tu les sais tous. Je n'ai pas une idée qui ne soit unie à toi. Si
j'écris quelques lignes où mon âme se répande, c'est toi seul qui
m'inspires, c'est à toi que j'adresse toutes mes pensées, comme mon
dernier souffle sera pour toi. Où serait donc mon asile si tu
m'abandonnais? Les beaux-arts me retracent ton image; la musique, c'est
ta voix; le ciel, ton regard. Tout ce génie qui jadis enflammait ma
pensée n'est plus que de l'amour. Enthousiasme, réflexion, intelligence,
je n'ai plus rien qu'en commun avec toi.

«Dieu puissant qui m'entendez! dit-elle en levant ses regards vers le
ciel, Dieu! qui n'êtes point impitoyable pour les peines du coeur, les
plus nobles de toutes! ôtez-moi la vie quand il cessera de m'aimer,
ôtez-moi le déplorable reste d'existence qui ne me servirait plus qu'à
souffrir. Il emporte avec lui ce que j'ai de plus généreux et de plus
tendre; s'il laisse éteindre ce feu déposé dans son sein, que, dans
quelque lieu du monde que je sois, ma vie aussi s'éteigne. Grand Dieu!
vous ne m'avez pas faite pour survivre à tous les nobles sentiments; et
que me resterait-il quand j'aurais cessé de l'estimer? car lui aussi
doit m'aimer, il le doit, je sens au fond de mon coeur une affection qui
commande la sienne... mon Dieu! s'écria-t-elle encore une fois, la mort
ou son amour!» En achevant cette prière, elle se retourna vers Oswald et
le trouva prosterné devant elle dans des convulsions effrayantes;
l'excès de son émotion avait surpassé ses forces; il repoussait les
secours de Corinne, il voulait mourir, et sa tête semblait absolument
perdue. Corinne, avec douceur, serra ses mains dans les siennes en lui
répétant tout ce qu'il lui avait dit lui-même. Elle l'assura qu'elle le
croyait, qu'elle se fiait à son retour, et qu'elle se sentait beaucoup
plus calme. Ces douces paroles firent quelque bien à lord Nelvil.
Cependant plus il sentait approcher l'heure de sa séparation, plus il
lui semblait impossible de s'y décider.

«Pourquoi, dit-il à Corinne, pourquoi n'irions-nous pas au temple avant
mon départ pour prononcer le serment d'une union éternelle?» Corinne
tressaillit à ces mots, regarda lord Nelvil, et le plus grand trouble
agita son coeur; elle se souvint qu'Oswald, en lui racontant son
histoire, lui avait dit que la douleur d'une femme était toute-puissante
sur sa conduite, mais qu'il avait ajouté que son sentiment se
refroidissait par les sacrifices mêmes que cette douleur obtenait de
lui. Toute la fermeté, toute la fierté de Corinne se réveillèrent à
cette idée, et, après quelques instants de silence, elle répondit: «Il
faut que vous ayez revu vos amis et votre patrie avant de prendre la
résolution de m'épouser. Je la devrais dans ce moment, milord, à
l'émotion du départ: je n'en veux pas ainsi.» Oswald n'insista plus. «Au
moins, dit-il en saisissant la main de Corinne, je le jure de nouveau,
ma foi est attachée à cet anneau que je vous ai donné. Tant que vous le
conserverez, jamais une autre n'aura des droits sur mon sort; si vous le
dédaignez une fois, si vous me le renvoyez...--Cessez, cessez,
interrompit Corinne, d'exprimer une inquiétude que vous ne pouvez
éprouver. Ah! ce n'est pas moi qui romprai la première l'union sacrée de
nos coeurs, vous le savez bien que ce n'est pas moi, et je rougirais
presque d'assurer ce qui n'est que trop certain.»

Cependant l'heure avançait: Corinne pâlissait à chaque bruit, et lord
Nelvil restait plongé dans une douleur profonde, et n'avait plus la
force de prononcer un seul mot. Enfin la lumière fatale parut dans
l'éloignement, à travers sa fenêtre, et, bientôt après, la barque noire
s'arrêta devant la porte. Corinne, à cette vue, fit un cri en reculant
avec effroi, et tomba dans les bras d'Oswald, en s'écriant: «Les voilà!
les voilà! adieu, partez, c'en est fait.--O mon Dieu! dit lord Nelvil, ô
mon père! l'exigez-vous de moi?» Et la serrant contre son coeur, il la
couvrit de ses larmes. «Partez, lui dit-elle, partez, il le
faut.--Faites venir Thérésine, répondit Oswald, je ne puis vous laisser
seule ainsi.--Seule! hélas! dit Corinne, ne le suis-je pas jusqu'à votre
retour?--Je ne puis sortir de cette chambre, s'écria lord Nelvil, non,
je ne le puis.» Et en prononçant ces paroles, son désespoir était tel,
que ses regards et ses voeux appelaient la mort. «Eh bien, dit Corinne,
je le donnerai ce signal; j'irai moi-même ouvrir cette porte, mais
accordez-moi quelques instants.--Oh! oui, s'écria lord Nelvil, restons
encore ensemble, restons; ces cruels combats valent encore mieux que de
cesser de te voir.»

On entendit alors sous les fenêtres de Corinne les bateliers qui
appelaient les gens de lord Nelvil; ils répondirent, et l'un d'eux vint
frapper à la porte de Corinne, en annonçant que _tout était prêt_. «Oui,
tout est prêt,» répondit Corinne; et, s'éloignant d'Oswald, elle alla
prier, la tête appuyée contre le portrait de son père. Sans doute en ce
moment sa vie passée s'offrait en entier à elle, sa conscience exagéra
toutes ses fautes; elle craignit de ne pas mériter la miséricorde
divine, et cependant elle se sentait si malheureuse, qu'elle devait
croire à la pitié du ciel. Enfin, en se relevant, elle tendit la main à
lord Nelvil, et lui dit: «Partez, je le veux à présent, et peut-être que
dans un instant je ne le pourrai plus: partez, que Dieu bénisse vos pas,
et qu'il me protége aussi, car j'en ai bien besoin.» Oswald se précipita
encore une fois dans ses bras; et la pressant contre son coeur avec une
passion inexprimable, tremblant et pâle comme un homme qui marche au
supplice, il sortit de cette chambre, où, pour la dernière fois
peut-être, il avait aimé, il s'était senti aimé comme la destinée n'en
offre pas un second exemple.

Quand Oswald disparut aux regards de Corinne, une palpitation horrible,
qui ne lui laissait plus le pouvoir de respirer, la saisit; ses yeux
étaient tellement troublés, que les objets qu'elle voyait perdaient à
ses yeux toute réalité, et semblaient errer tantôt près, tantôt loin de
ses regards; elle croyait sentir que la chambre où elle était se
balançait, comme dans un tremblement de terre, et elle s'appuyait pour
résister à ce mouvement. Pendant un quart d'heure encore elle entendit
le bruit que faisaient les gens d'Oswald en achevant les préparatifs de
son départ. Il était encore là dans la gondole; elle pouvait encore le
revoir, mais elle se craignait elle-même; et lui, de son côté, était
couché dans la gondole, presque sans connaissance. Enfin il partit, et
dans ce moment Corinne s'élança hors de sa chambre pour le rappeler;
Thérésine l'arrêta. Une pluie terrible commençait alors; le vent le plus
violent se faisait entendre, et la maison où demeurait Corinne était
ébranlée presque comme un vaisseau au milieu de la mer. Elle ressentit
une vive inquiétude pour Oswald traversant les lagunes dans ce temps
affreux, et elle descendit sur le bord du canal, dans le dessein de
s'embarquer et de le suivre au moins jusqu'à la terre ferme. Mais la
nuit était si obscure, qu'il n'y avait pas une seule barque. Corinne
marchait avec une agitation cruelle sur les pierres étroites qui
séparent le canal des maisons. L'orage augmentait toujours, et sa
frayeur pour Oswald redoublait à chaque instant. Elle appelait au hasard
des bateliers, qui prenaient ses cris pour des cris de détresse de
malheureux qui se noyaient pendant la tempête; et néanmoins personne
n'osait approcher, tant les ondes agitées du grand canal étaient
redoutables.

Corinne attendit le jour dans cette situation. Le temps se calma
cependant, et le gondolier qui avait conduit Oswald lui apporta, de sa
part, la nouvelle, qu'il avait heureusement passé les lagunes. Ce moment
encore ressemblait presque au bonheur; et ce ne fut qu'après quelques
heures que l'infortunée Corinne ressentit de nouveau l'absence, et les
longues heures, et les tristes jours, et l'inquiète et dévorante peine
qui devait l'occuper désormais.


CHAPITRE IV

Oswald, pendant les premiers jours de son voyage, fut prêt vingt fois à
retourner pour rejoindre Corinne; mais les motifs qui l'entraînaient
triomphèrent de ce désir. C'est un pas solennel de fait dans l'amour que
de l'avoir vaincu une fois: le prestige de sa toute-puissance est fini.

En approchant de l'Angleterre, tous les souvenirs de la patrie
rentrèrent dans l'âme d'Oswald. L'année qu'il venait de passer en Italie
n'était en relation avec aucune autre époque de sa vie; c'était comme
une apparition brillante qui avait frappé son imagination, mais n'avait
pu changer entièrement les opinions ni les goûts dont son existence
était composée jusqu'alors. Il se retrouvait lui-même; et, bien que le
regret d'être séparé de Corinne l'empêchât d'éprouver aucune impression
de bonheur, il reprenait pourtant une sorte de fixité dans les idées que
le vague enivrant des beaux-arts et de l'Italie avait fait disparaître.
Dès qu'il eut mis le pied sur la terre d'Angleterre, il fut frappé de
l'ordre et de l'aisance, de la richesse et de l'industrie qui
s'offraient à ses regards; les penchants, les habitudes, les goûts nés
avec lui, se réveillèrent avec plus de force que jamais. Dans ce pays,
où les hommes ont tant de dignité et les femmes tant de modestie, où le
bonheur domestique est le lien du bonheur public, Oswald pensait à
l'Italie pour la plaindre. Il lui semblait que dans sa patrie la raison
humaine était partout noblement empreinte, tandis qu'en Italie les
institutions et l'état social ne rappelaient, à beaucoup d'égards, que
la confusion, la faiblesse et l'ignorance. Les tableaux séduisants, les
impressions poétiques faisaient place dans son coeur au profond
sentiment de la liberté et de la morale; et, bien qu'il chérît toujours
Corinne, il la blâmait doucement de s'être ennuyée de vivre dans une
contrée qu'il trouvait si noble et si sage. Enfin, s'il avait passé d'un
pays où l'imagination est divinisée dans un pays aride ou frivole, tous
ses souvenirs, toute son âme, l'auraient vivement ramené vers l'Italie;
mais il échangeait le désir indéfini d'un bonheur romanesque contre
l'orgueil des vrais biens de la vie, l'indépendance et la sécurité. Il
rentrait dans l'existence qui convient aux hommes, l'action avec un but.
La rêverie est plutôt le partage des femmes, de ces êtres faibles et
résignés dès leur naissance: l'homme veut obtenir ce qu'il souhaite: et
l'habitude du courage, le sentiment de la force, l'irritent contre sa
destinée, s'il ne parvient pas à la diriger selon son gré.

Oswald, en arrivant à Londres, retrouva ses amis d'enfance. Il entendit
parler cette langue forte et serrée, qui semble indiquer bien plus de
sentiments encore qu'elle n'en exprime; il revit ces physionomies
sérieuses qui se développent tout à coup quand les affections profondes
triomphent de leur réserve habituelle; il retrouva le plaisir de faire
des découvertes dans les coeurs qui se révèlent par degrés aux regards
observateurs; enfin, il se sentit dans sa patrie, et ceux qui n'en sont
jamais sortis ignorent par combien de liens elle nous est chère.
Cependant Oswald ne séparait le souvenir de Corinne d'aucune des
impressions qu'il recevait; et comme il se rattachait plus que jamais à
l'Angleterre, et se sentait beaucoup d'éloignement pour la quitter de
nouveau, toutes ses réflexions le ramenaient à la résolution d'épouser
Corinne, et de se fixer en Écosse avec elle.

Il était impatient de s'embarquer pour revenir plus vite, lorsque
l'ordre arriva de suspendre le départ de l'expédition dont son régiment
faisait partie; mais on annonçait en même temps que d'un jour à l'autre
ce retard pourrait cesser, et l'incertitude à cet égard était telle,
qu'aucun officier ne pouvait disposer de quinze jours. Cette situation
rendait lord Nelvil fort malheureux; il souffrait cruellement d'être
séparé de Corinne, et de n'avoir ni le temps ni la liberté nécessaires
pour former ou pour suivre aucun plan stable. Il passa six semaines à
Londres sans aller dans le monde, uniquement occupé du moment où il
pourrait revoir Corinne, et souffrant beaucoup du temps qu'il était
obligé de perdre loin d'elle. Enfin il résolut d'employer ces jours
d'attente à se rendre dans le Northumberland pour y voir lady Edgermond,
et la déterminer à reconnaître authentiquement que Corinne était la
fille de lord Edgermond, que le bruit de sa mort s'était faussement
répandu. Ses amis lui montrèrent les papiers publics où l'on avait mis
des insinuations très-défavorables sur l'existence de Corinne, et il se
sentit un ardent désir de lui rendre et le rang et la considération qui
lui étaient dus.


CHAPITRE V

Oswald partit pour la terre de lady Edgermond. Il pensait avec émotion
qu'il allait voir le séjour où Corinne avait passé tant d'années. Il
sentait aussi quelque embarras par la nécessité de faire comprendre à
lady Edgermond qu'il était résolu à renoncer à sa fille; et le mélange
de ces divers sentiments l'agitait et le faisait rêver. Les lieux qu'il
voyait en s'avançant vers le nord de l'Angleterre lui rappelaient
toujours plus l'Écosse; et le souvenir de son père, sans cesse présent à
sa mémoire, pénétrait encore plus avant dans son coeur. Lorsqu'il arriva
chez lady Edgermond, il fut frappé du bon goût qui régnait dans
l'arrangement du jardin et du château; et, comme la maîtresse de la
maison n'était pas encore prête pour le recevoir, il se promena dans le
parc, et aperçut de loin, à travers les feuilles, une jeune personne de
la taille la plus élégante, avec des cheveux blonds d'une admirable
beauté qui étaient à peine retenus par son chapeau. Elle lisait avec
beaucoup de recueillement. Oswald la reconnut pour Lucile, bien qu'il ne
l'eût pas vue depuis trois ans, et qu'ayant passé, dans cet intervalle,
de l'enfance à la jeunesse, elle fût étonnamment embellie. Il s'approcha
d'elle, la salua, et, oubliant qu'il était en Angleterre, il voulut lui
prendre la main pour la baiser respectueusement, selon l'usage d'Italie;
la jeune personne recula deux pas, rougit extrêmement, lui fit une
profonde révérence, et lui dit: «Monsieur, je vais prévenir ma mère que
vous désirez la voir,» et s'éloigna. Lord Nelvil resta frappé de cet air
imposant et modeste, de cette figure vraiment angélique.

C'était Lucile, qui entrait à peine dans sa seizième année. Ses traits
étaient d'une délicatesse remarquable; sa taille était presque trop
élancée, car un peu de faiblesse se faisait remarquer dans sa démarche;
son teint était d'une admirable beauté, et la pâleur et la rougeur s'y
succédaient en un instant. Ses yeux bleus étaient si souvent baissés,
que sa physionomie consistait surtout dans cette délicatesse de teint,
qui trahissait à son insu les émotions que sa profonde réserve cachait
de toute autre manière. Oswald, depuis qu'il voyageait dans le Midi,
avait perdu l'idée d'une telle figure et d'une telle expression. Il fut
saisi d'un sentiment de respect; il se reprocha vivement de l'avoir
abordée avec une sorte de familiarité; et, regagnant le château
lorsqu'il vit que Lucile y était entrée, il rêvait à la pureté céleste
d'une jeune fille qui ne s'est jamais éloignée de sa mère et ne connaît
de la vie que la tendresse filiale.

Lady Edgermond était seule quand elle reçut lord Nelvil; il l'avait vue
deux fois avec son père quelques années auparavant; mais il l'avait
très-peu remarquée alors; il l'observa cette fois avec attention, pour
la comparer au portrait que Corinne lui en avait fait: il le trouva vrai
à beaucoup d'égards; mais cependant il lui sembla qu'il y avait dans le
regard de lady Edgermond plus de sensibilité que Corinne ne lui en
attribuait, et il pensa qu'elle n'avait pas aussi bien que lui
l'habitude de deviner les physionomies contenues. Son premier intérêt
auprès de lady Edgermond était de la décider à reconnaître Corinne, en
annulant tout ce qu'on avait arrangé pour la faire croire morte. Il
commença l'entretien en parlant de l'Italie et du plaisir qu'il y avait
trouvé. «C'est un séjour amusant pour un homme, répondit lady Edgermond;
mais je serais bien fâchée qu'une femme qui m'intéressât pût s'y plaire
longtemps.--J'y ai pourtant trouvé, répondit lord Nelvil blessé de cette
insinuation, la femme la plus distinguée que j'aie connue en ma
vie.--Cela se peut sous les rapports de l'esprit, reprit lady Edgermond;
mais un honnête homme cherche d'autres qualités que celle-là dans la
compagne de sa vie.--Et il les trouve aussi,» interrompit Oswald avec
chaleur. Il allait continuer et prononcer clairement ce qui n'était
qu'indiqué de part et d'autre; mais Lucile entra et s'approcha de
l'oreille de sa mère pour lui parler. «Non, ma fille, répondit tout haut
lady Edgermond, vous ne pouvez aller chez votre cousine aujourd'hui; il
faut dîner ici avec lord Nelvil.» Lucile, à ces mots, rougit plus
vivement encore que dans le jardin, puis s'assit à côté de sa mère, et
prit sur la table un ouvrage de broderie dont elle s'occupa, sans jamais
lever les yeux, ni se mêler de la conversation.

Lord Nelvil fut presque impatienté de cette conduite, car il était
vraisemblable que Lucile n'ignorait pas qu'il avait été question de leur
union; et quoique la figure ravissante de Lucile le frappât toujours
plus, il se rappela tout ce que Corinne lui avait dit sur l'effet
probable de l'éducation sévère que lady Edgermond donnait à sa fille. En
Angleterre, en général, les jeunes filles ont plus de liberté que les
femmes mariées, et la raison comme la morale expliquent cet usage; mais
lady Edgermond y dérogeait, non pour les femmes mariées, mais pour les
jeunes personnes: elle était d'avis que, dans toutes les situations, la
plus rigoureuse réserve convenait aux femmes. Lord Nelvil voulait
déclarer à lady Edgermond ses intentions relativement à Corinne dès
qu'il se trouverait encore une fois seul avec elle; mais Lucile ne s'en
alla point, et lady Edgermond soutint jusqu'au dîner l'entretien sur
divers sujets avec une raison simple et ferme qui inspira du respect à
lord Nelvil. Il aurait voulu combattre des opinions si arrêtées sur tous
les points, et qui souvent n'étaient pas d'accord avec les siennes; mais
il sentait que, s'il disait un mot à lady Edgermond qui ne fût pas dans
le sens de ses idées, il lui donnerait de lui une opinion que rien ne
pourrait effacer, et il hésita à ce premier pas, tout à fait irréparable
auprès d'une personne qui n'admettait point de nuances ni d'exceptions,
et jugeait tout par des règles générales et positives.

On annonça que le dîner était servi. Lucile s'approcha de sa mère pour
lui donner le bras. Oswald alors observa que lady Edgermond marchait
avec une grande difficulté. «J'ai, dit-elle à lord Nelvil, une maladie
très-douloureuse, et peut-être mortelle.» Lucile pâlit à ces mots. Lady
Edgermond le remarqua, et reprit avec douceur: «Les soins de ma fille,
néanmoins, m'ont déjà sauvé la vie une fois, et me la sauveront
peut-être encore longtemps.» Lucile baissa la tête pour que son
attendrissement ne fût pas observé. Quand elle la releva, ses yeux
étaient encore humides de pleurs; mais elle n'avait pas osé seulement
prendre la main de sa mère; tout s'était passé dans le fond de son
coeur, et elle n'avait songé aux autres que pour leur cacher ce qu'elle
éprouvait. Cependant Oswald était profondément ému par cette réserve,
par cette contrainte; et son imagination, naguère ébranlée par
l'éloquence et la passion, se plaisait à contempler le tableau de
l'innocence, et croyait voir autour de Lucile je ne sais quel nuage
modeste qui reposait délicieusement les regards.

Pendant le dîner, Lucile, voulant épargner les moindres fatigues à sa
mère, servait tout avec un soin continuel, et lord Nelvil entendit le
son de sa voix, seulement quand elle lui offrait les différents mets;
mais ces paroles insignifiantes étaient prononcées avec une douceur
enchanteresse, et lord Nelvil se demandait comment il était possible que
les mouvements les plus simples et les mots les plus communs pussent
révéler toute une âme. «Il faut, se répétait-il à lui-même, ou le génie
de Corinne, qui dépasse tout ce que l'imagination peut désirer; ou ces
voiles mystérieux du silence et de la modestie, qui permettent à chaque
homme de supposer les vertus et les sentiments qu'il souhaite.» Lady
Edgermond et sa fille se levèrent de table, et lord Nelvil voulut les
suivre; mais lady Edgermond était si scrupuleusement fidèle à l'habitude
de sortir au dessert, qu'elle lui dit de rester à table jusqu'à ce
qu'elle et sa fille eussent préparé le thé dans le salon; et lord Nelvil
les rejoignit un quart d'heure après. La soirée se passa sans qu'il pût
être un moment seul avec lady Edgermond, car Lucile ne la quitta pas. Il
ne savait ce qu'il devait faire, et il allait partir pour la ville
voisine, se proposant de revenir le lendemain parler à lady Edgermond,
lorsqu'elle lui offrit de demeurer chez elle cette nuit. Il accepta tout
de suite, sans y attacher aucune importance; et néanmoins il se repentit
ensuite de l'avoir fait, parce qu'il crut remarquer dans les regards de
lady Edgermond, qu'elle considérait ce consentement comme une raison de
croire qu'il pensait encore à sa fille. Ce fut un motif de plus pour le
décider à lui demander, dès ce moment, un entretien, qu'elle lui accorda
pour la matinée du jour suivant.

Lady Edgermond se fit porter dans son jardin. Oswald s'offrit pour
l'aider à faire quelques pas. Lady Edgermond le regarda fixement, puis
elle dit: «Je le veux bien.» Lucile lui remit le bras de sa mère, et lui
dit à voix très-basse, dans la crainte que sa mère ne l'entendît:
«Milord, marchez doucement.» Lord Nelvil tressaillit à ces mots dits en
secret. C'est ainsi qu'une parole sensible aurait pu lui être adressée
par cette figure angélique, qui ne semblait pas faite pour les
affections de la terre. Oswald ne crut point que son émotion en cet
instant fût une offense pour Corinne; il lui sembla que c'était
seulement un hommage à la pureté céleste de Lucile. Ils rentrèrent au
moment de la prière du soir, que lady Edgermond faisait chaque jour dans
sa maison avec tous ses domestiques réunis. Ils étaient rassemblés dans
la grande salle d'en bas. La plupart d'entre eux étaient infirmes et
vieux; ils avaient servi le père de lady Edgermond et celui de son
époux. Oswald fut vivement touché par ce spectacle, qui lui rappelait ce
qu'il avait souvent vu dans la maison paternelle. Tout le monde se mit à
genoux, excepté lady Edgermond, que sa maladie en empêchait, mais qui
joignit les mains et baissa les yeux avec un recueillement respectable.

Lucile était à genoux à côté de sa mère, et c'était elle qui était
chargée de la lecture. Ce fut d'abord un chapitre de l'Évangile, et puis
une prière adaptée à la vie rurale et domestique. Cette prière était
composée par lady Edgermond; et il y avait dans les expressions une
sorte de sévérité qui contrastait avec le son de voix doux et timide de
sa fille qui les lisait; mais cette sévérité même augmenta l'effet des
dernières paroles, que Lucile prononça en tremblant. Après avoir prié
pour les domestiques de la maison, pour les parents, pour le roi, et
pour la patrie, il y avait: «Fais-nous aussi la grâce, ô mon Dieu! que
la jeune fille de cette maison vive et meure sans que son âme ait été
souillée par une seule pensée, par un seul sentiment qui ne soit pas
conforme à ses devoirs; et que sa mère, qui doit bientôt retourner près
de toi, puisse obtenir le pardon de ses propres fautes, au nom des
vertus de son unique enfant!»

Lucile répétait tous les jours cette prière. Mais ce soir-là, en
présence d'Oswald, elle fut plus touchée que de coutume, et des larmes
tombèrent de ses yeux avant qu'elle en eût fini la lecture, et qu'elle
pût, couvrant son visage de ses mains, dérober ses pleurs à tous les
regards. Mais Oswald les avait vus couler; et un attendrissement mêlé de
respect remplissait son coeur: il contemplait cet air de jeunesse qui
tenait de si près à l'enfance, ce regard qui semblait conserver encore
le souvenir récent du ciel. Un visage aussi charmant, au milieu de ces
visages qui peignaient tous la vieillesse ou la maladie, semblait
l'image de la pitié divine. Lord Nelvil réfléchissait à cette vie si
austère et si retirée que Lucile avait menée, à cette beauté sans
pareille, privée ainsi de tous les plaisirs comme de tous les hommages
du monde, et son âme fut pénétrée de l'émotion la plus pure. La mère de
Lucile aussi méritait le respect, et l'obtenait; c'était une personne
plus sévère encore pour elle-même que pour les autres. Les bornes de son
esprit devaient être attribuées plutôt à l'extrême rigueur de ses
principes qu'à un défaut d'intelligence naturelle; et, au milieu de tous
les liens qu'elle s'était imposés, de toute sa roideur acquise et
naturelle, il y avait une passion pour sa fille d'autant plus profonde,
que l'âpreté de son caractère venait d'une sensibilité réprimée, et
donnait une nouvelle force à l'unique affection qu'elle n'avait pas
étouffée.

A dix heures du soir, le plus profond silence régnait dans la maison.
Oswald put réfléchir à son aise sur la journée qui venait de se passer.
Il ne s'avouait point à lui-même que Lucile avait fait impression sur
son coeur; peut-être cela n'était-il pas même encore vrai; mais, bien
que Corinne enchantât l'imagination de mille manières, il y avait
pourtant un genre d'idées, un son musical, s'il est permis de s'exprimer
ainsi, qui ne s'accordait qu'avec Lucile. Les images du bonheur
domestique s'unissaient plus facilement à la retraite de Northumberland
qu'au char triomphal de Corinne: enfin Oswald ne pouvait se dissimuler
que Lucile était la femme que son père aurait choisie pour lui; mais il
aimait Corinne, mais il en était aimé: il avait fait serment de ne
jamais former d'autres liens, c'en était assez pour persister dans le
dessein de déclarer le lendemain à lady Edgermond qu'il voulait épouser
Corinne. Il s'endormit en pensant à l'Italie; et, néanmoins, pendant son
sommeil, il crut voir Lucile qui passait légèrement devant lui sous la
forme d'un ange: il se réveilla et voulut écarter ce songe; mais le même
songe revint encore, et, la dernière fois qu'il s'offrit à lui, cette
figure parut s'envoler; il se réveilla de nouveau, regrettant cette fois
de ne pouvoir retenir l'objet qui disparaissait à ses yeux. Le jour
commençait alors à paraître, Oswald descendit pour se promener.


CHAPITRE VI

Le soleil venait de se lever, et lord Nelvil croyait que personne
n'était encore éveillé dans la maison. Il se trompait: Lucile dessinait
déjà sur le balcon. Ses cheveux, qu'elle n'avait point encore rattachés,
étaient soulevés par le vent. Elle ressemblait ainsi au songe de lord
Nelvil, et il fut un moment ému en la voyant comme par une apparition
surnaturelle. Mais il eut honte bientôt après d'être troublé à ce point
par une circonstance si simple. Il resta quelque temps devant ce balcon.
Il salua Lucile; mais il ne put être remarqué, car elle ne détournait
point les yeux de son travail. Il continua sa promenade, et il eût alors
souhaité plus que jamais de voir Corinne, pour qu'elle dissipât les
impressions vagues qu'il ne pouvait s'expliquer: Lucile lui plaisait
comme le mystère, comme l'inconnu; il aurait désiré que l'éclat du génie
de Corinne fît disparaître cette image légère qui prenait successivement
toutes les formes à ses yeux.

Il revint au salon, et il y trouva Lucile, qui plaçait le dessin qu'elle
venait de faire dans un petit cadre brun, en face de la table à thé de
sa mère. Oswald vit ce dessin; ce n'était qu'une rose blanche sur sa
tige, mais dessinée avec une grâce parfaite. «Vous savez donc peindre?
dit Oswald à Lucile.--Non, milord, je ne sais absolument qu'imiter les
fleurs, et encore les plus faciles de toutes: il n'y a pas de maître
ici, et le peu que j'ai appris, je le dois à une soeur qui m'a donné des
leçons.» En prononçant ces mots, elle soupira. Lord Nelvil rougit
beaucoup, et lui dit: «Et cette soeur, qu'est-elle devenue?--Elle ne vit
plus, reprit Lucile; mais je la regretterai toujours.» Oswald comprit
que Lucile était trompée comme le reste du monde sur le sort de sa
soeur; mais ce mot, _je la regretterai toujours_, lui parut révéler un
aimable caractère, et il en fut attendri. Lucile allait se retirer,
s'apercevant tout à coup qu'elle était seule avec lord Nelvil, lorsque
lady Edgermond entra. Elle regarda sa fille avec étonnement et sévérité
tout à la fois, et lui fit signe de sortir. Ce regard avertit Oswald de
ce qu'il n'avait pas remarqué, c'est que Lucile avait fait quelque chose
de fort extraordinaire, selon ses habitudes, en restant avec lui
quelques minutes sans sa mère; et il en fut touché, comme il l'aurait
été d'un témoignage d'intérêt très-marquant donné par une autre.

Lady Edgermond s'assit, et renvoya ses gens, qui l'avaient soutenue
jusqu'à son fauteuil. Elle était pâle, et ses lèvres tremblaient en
offrant une tasse de thé à lord Nelvil. Il observa cette agitation; et
l'embarras qu'il éprouvait lui-même s'en accrut: cependant, animé par le
désir de rendre service à celle qu'il aimait, il commença l'entretien.
«Madame, dit-il à lady Edgermond, j'ai beaucoup vu en Italie une femme
qui vous intéresse particulièrement.--Je ne le crois pas, répondit lady
Edgermond avec sécheresse, car personne ne m'intéresse dans ce
pays-là.--J'imaginais, cependant, continua lord Nelvil, que la fille de
votre époux avait des droits sur votre affection.--Si la fille de mon
époux, reprit lady Edgermond, était une personne indifférente à ses
devoirs comme à sa considération, je ne lui souhaiterais sûrement pas du
mal, mais je serais bien aise de n'en jamais entendre parler.--Et si
cette fille abandonnée par vous, madame, reprit Oswald avec chaleur,
était la femme du monde la plus justement célèbre par ses admirables
talents en tout genre, la dédaigneriez-vous toujours?--Également, reprit
lady Edgermond; je ne fais aucun cas des talents qui détournent une
femme de ses véritables devoirs. Il y a des actrices, des musiciens, des
artistes enfin, pour amuser le monde; mais, pour des femmes de notre
rang, la seule destinée convenable, c'est de se consacrer à son époux et
de bien élever ses enfants.--Quoi! reprit lord Nelvil, ces talents qui
viennent de l'âme et ne peuvent exister sans le caractère le plus élevé,
sans le coeur le plus sensible, ces talents qui sont unis à la bonté la
plus touchante, au coeur le plus généreux, vous les blâmeriez parce
qu'ils étendent la pensée, parce qu'ils donnent à la vertu même un
empire plus vaste, une influence plus générale?--A la vertu? reprit lady
Edgermond avec un sourire amer: je ne sais pas bien ce que vous entendez
par ce mot ainsi appliqué. La vertu d'une personne qui s'est enfuie de
la maison paternelle, la vertu d'une personne qui s'est établie en
Italie, menant la vie la plus indépendante, recevant tous les hommages,
pour ne rien dire de plus, donnant un exemple plus pernicieux encore
pour les autres que pour elle-même, abdiquant son rang, sa famille, le
propre nom de son père...--Madame, interrompit Oswald, c'est un
sacrifice généreux qu'elle a fait à vos désirs, à votre fille; elle a
craint de vous nuire en conservant votre nom...--Elle l'a craint!
s'écria lady Edgermond; elle sentait donc qu'elle le déshonorait!--C'en
est trop! interrompit Oswald avec violence; Corinne Edgermond sera
bientôt lady Nelvil, et nous verrons alors, madame, si vous rougirez de
reconnaître en elle la fille de votre époux! Vous confondez dans les
règles vulgaires une personne douée comme aucune femme ne l'a jamais
été; un ange d'esprit et de bonté; un génie admirable, et néanmoins un
caractère sensible et timide; une imagination sublime, une générosité
sans bornes; une personne qui peut avoir eu des torts, parce qu'une
supériorité si étonnante ne s'accorde pas toujours avec la vie commune,
mais qui possède une âme si belle, qu'elle est au-dessus de ses fautes,
et qu'une seule de ses actions ou de ses paroles les efface toutes. Elle
honore celui qu'elle choisit pour son protecteur plus que ne pourrait le
faire la reine du monde en se désignant un époux.--Vous pourrez
peut-être, milord, répondit lady Edgermond en faisant effort sur
elle-même pour se contenir, accuser les bornes de mon esprit; mais il
n'y a rien de tout ce que vous venez de me dire qui soit à ma portée. Je
n'entends par moralité que l'exacte observation des règles établies:
hors de là, je ne comprends que des qualités mal employées, qui méritent
tout au plus de la pitié.--Le monde eût été bien aride, madame, répondit
Oswald, si l'on n'avait jamais conçu ni le génie ni l'enthousiasme, et
qu'on eût fait de la nature humaine une chose si réglée et si monotone.
Mais, sans continuer davantage une inutile discussion, je viens vous
demander formellement si vous ne reconnaîtrez pas pour votre belle-fille
miss Edgermond, lorsqu'elle sera lady Nelvil.--Encore moins, reprit lady
Edgermond; car je dois à la mémoire de votre père d'empêcher, si je le
puis, l'union la plus funeste.--Comment, mon père? dit Oswald, que ce
nom troublait toujours.--Ignorez-vous, continua lady Edgermond, qu'il
refusa la main de miss Edgermond pour vous, lorsqu'elle n'avait encore
fait aucune faute, lorsqu'il prévoyait seulement, avec la sagacité
parfaite qui le caractérisait, ce qu'elle serait un jour?--Quoi! vous
savez?...--La lettre de votre père à milord Edgermond sur ce sujet est
entre les mains de M. Dickson, son ancien ami, interrompit lady
Edgermond; je la lui ai remise quand j'ai su vos relations avec Corinne
en Italie, afin qu'il vous la fît lire à votre retour; il ne me
convenait pas de m'en charger.»

Oswald se tut quelques instants, puis il reprit: «Ce que je vous
demande, madame, c'est ce qui est juste, c'est ce que vous vous devez à
vous-même: détruisez les bruits que vous avez accrédités sur la mort de
votre belle-fille, et reconnaissez-la honorablement pour ce qu'elle est,
pour la fille de lord Edgermond.--Je ne veux contribuer en aucune
manière, répondit lady Edgermond, au malheur de votre vie; et si
l'existence actuelle de Corinne, cette existence sans nom et sans appui
peut être cause que vous ne l'épousiez point, Dieu et votre père me
préservent d'éloigner cet obstacle!--Madame, répondit lord Nelvil, le
malheur de Corinne serait un lien de plus pour elle et moi.--Eh bien,»
reprit lady Edgermond avec une vivacité à laquelle elle ne s'était
jamais livrée, et qui venait sans doute du regret qu'elle éprouvait en
perdant pour sa fille un époux qui lui convenait à tant d'égards, «eh
bien, continua-t-elle, rendez-vous donc malheureux tous les deux; car
elle aussi le sera: ce pays lui est odieux; elle ne peut se plier à nos
moeurs, à notre vie sévère. Il lui faut un théâtre où elle puisse
montrer tous ces talents que vous prisez tant, et qui rendent la vie si
difficile. Vous la verrez s'ennuyer dans ce pays, désirer de retourner
en Italie; elle vous y traînera: vous quitterez vos amis, votre patrie,
celle de votre père, pour une étrangère aimable, j'y consens, mais qui
vous oublierait si vous le vouliez, car il n'y a rien de plus mobile que
ces têtes exaltées. Les profondes douleurs ne sont faites que pour ce
que vous appelez les femmes médiocres, c'est-à-dire celles qui ne vivent
que pour leurs époux et leurs enfants.» La violence du mouvement qui
avait fait parler lady Edgermond, elle qui, toujours habituée à la
contrainte, ne s'était peut-être pas une fois dans toute sa vie laissée
aller à ce point, ébranla ses nerfs déjà malades, et en finissant de
parler elle se trouva mal. Oswald, la voyant dans cet état, sonna
vivement pour appeler du secours.

Lucile arriva très-effrayée, s'empressa de soulager sa mère, et jeta
seulement sur Oswald un regard inquiet qui semblait lui dire: _Est-ce
vous qui avez fait mal à ma mère?_ Ce regard attendrit profondément lord
Nelvil. Lorsque lady Edgermond revint à elle, il cherchait à lui montrer
l'intérêt qu'elle lui inspirait; mais elle le repoussa avec froideur, et
rougit en pensant que par son émotion elle avait peut-être manqué de
fierté pour sa fille, et trahi le désir qu'elle avait eu de lui donner
lord Nelvil pour époux. Elle fit signe à Lucile de s'éloigner et dit:
«Milord, vous devez, dans tous les cas, vous considérer comme libre de
l'espèce d'engagement qui pouvait exister entre nous. Ma fille est si
jeune, qu'elle n'a pu s'attacher au projet que nous avions formé, votre
père et moi; mais il est plus convenable cependant, ce projet étant
changé, que vous ne reveniez pas chez moi tant que ma fille ne sera pas
mariée.--Je me bornerai donc, reprit Oswald en s'inclinant devant elle,
à vous écrire pour traiter avec vous du sort d'une personne que je
n'abandonnerai jamais.--Vous en êtes le maître,» répondit lady Edgermond
avec une voix étouffée; et lord Nelvil partit.

En passant à cheval dans l'avenue, il aperçut de loin, dans le bois,
l'élégante figure de Lucile. Il ralentit le pas de son cheval pour la
voir encore, et il lui parut que Lucile suivait la même direction que
lui, en se cachant derrière les arbres. Le grand chemin passait devant
un pavillon à l'extrémité du parc. Oswald remarqua que Lucile entrait
dans ce pavillon: il passa devant avec émotion, mais sans pouvoir la
découvrir. Il retourna plusieurs fois la tête après avoir passé, et
remarqua dans un autre endroit, d'où l'on pouvait apercevoir tout le
grand chemin, une légère agitation dans les feuilles d'un des arbres
placés près du pavillon. Il s'arrêta vis-à-vis de cet arbre, mais il n'y
aperçut plus le moindre mouvement. Incertain s'il avait bien deviné, il
partit; puis tout à coup il revint sur ses pas avec la rapidité de
l'éclair, comme s'il eût laissé tomber quelque chose sur la route. Alors
il vit Lucile sur le bord du chemin et la salua respectueusement. Lucile
baissa son voile avec précipitation et s'enfonça dans le bois, ne
réfléchissant pas que se cacher ainsi, c'était avouer le motif qui
l'avait amenée: la pauvre enfant n'avait rien éprouvé de si vif ni de si
coupable en sa vie que le sentiment qui l'avait conduite à désirer de
voir passer lord Nelvil; et loin de penser à le saluer tout simplement,
elle se croyait perdue dans son esprit pour avoir été devinée. Oswald
comprit tous ces mouvements; il se sentit doucement flatté par cet
innocent intérêt, si timidement et sincèrement exprimé. «Personne,
pensait-il, ne pouvait être plus vrai que Corinne, mais personne aussi
ne connaissait mieux elle-même et les autres: il faudrait apprendre à
Lucile et l'amour qu'elle éprouverait, et celui qu'elle inspirerait.
Mais ce charme d'un jour peut-il suffire à la vie? Et puisque cette
aimable ignorance de soi-même ne dure pas, puisqu'il faut enfin pénétrer
dans son âme, et savoir ce que l'on sent, la candeur qui survit à cette
découverte ne vaut-elle pas mieux encore que la candeur qui la précède?»

Il comparait ainsi dans ses réflexions Corinne et Lucile mais cette
comparaison n'était encore, du moins il le croyait, qu'un simple
amusement de son esprit, et il ne supposait pas qu'elle pût jamais
l'occuper davantage.


CHAPITRE VII

Après avoir quitté la maison de lady Edgermond, Oswald se rendit en
Écosse. Le trouble que lui avait laissé la présence de Lucile, le
sentiment qu'il conservait pour Corinne, tout fit place à l'émotion
qu'il ressentit à l'aspect des lieux où il avait passé sa vie avec son
père: il se reprochait les distractions auxquelles il s'était livré
depuis une année, il craignait de n'être plus digne d'entrer dans la
demeure qu'il eût voulu n'avoir jamais quittée. Hélas! après la perte de
ce qu'on aimait le plus au monde, comment être content de soi-même si
l'on n'est pas resté dans la plus profonde retraite? Il suffit de vivre
dans la société pour négliger de quelque manière le culte de ceux qui ne
sont plus. C'est en vain que leur souvenir habite au fond du coeur; on
se prête à cette activité des vivants, qui écarte l'idée de la mort, ou
comme pénible, ou comme inutile, ou seulement même comme fatigante.
Enfin, si la solitude ne prolonge pas les regrets et la rêverie,
l'existence, telle qu'elle est, s'empare de nouveau des âmes les plus
tendres, et leur rend des intérêts, des désirs et des passions. C'est
une misérable condition de la nature humaine, que cette nécessité de se
distraire; et, bien que la Providence ait voulu que l'homme fût ainsi
pour qu'il pût supporter la mort, et pour lui-même et pour les autres,
souvent, au milieu de ces distractions, on se sent saisi par le remords
d'en être capable, et il semble qu'une voix touchante et résignée nous
dise: _Vous que j'aimais, m'avez-vous donc oublié?_

Ces sentiments occupaient Oswald en retournant dans sa demeure; il
n'éprouva pas, en y arrivant alors, le même désespoir que la première
fois, mais un profond sentiment de tristesse. Il vit que le temps avait
accoutumé tout le monde à la perte de celui qu'il pleurait: les
domestiques ne croyaient plus devoir prononcer devant lui le nom de son
père; chacun était rentré dans ses occupations habituelles; on avait
serré les rangs, et la génération des enfants croissait pour remplacer
celle des pères. Oswald alla s'enfermer dans la chambre de son père, où
il retrouvait son manteau, sa canne, son fauteuil, tout à la même place:
mais qu'était devenue la voix qui répondait à la sienne, et le coeur de
père qui palpitait en revoyant son fils? Lord Nelvil resta plongé dans
des méditations profondes. «O destinée humaine! s'écria-t-il le visage
baigné de pleurs, que voulez-vous de nous? Tant de vie pour périr, tant
de pensées pour que tout cesse! Non, non, il m'entend, mon unique ami;
il est présent ici même, à mes larmes, et nos âmes immortelles
s'attendent. O mon père! ô mon Dieu! guidez-moi dans la vie. Elles ne
connaissent ni les indécisions ni les repentirs, ces âmes de fer qui
semblent posséder en elles-mêmes les immuables qualités de la nature
physique; mais les êtres composés d'imagination, de sensibilité, de
conscience, peuvent-ils faire un pas sans craindre de s'égarer? Ils
cherchent le devoir pour guide; et le devoir lui-même s'obscurcit à
leurs regards, si la Divinité ne le révèle pas au fond du coeur.»

Le soir, Oswald alla se promener dans l'allée favorite de son père; il
suivit son image à travers les arbres. Hélas! qui n'a pas espéré
quelquefois, dans l'ardeur de ses prières, qu'une ombre chérie nous
apparaîtrait, qu'un miracle enfin s'obtiendrait à force d'aimer? Vaine
espérance! avant le tombeau nous ne saurons rien. Incertitude des
incertitudes, vous n'occupez point le vulgaire! mais plus la pensée
s'ennoblit, plus elle est invinciblement attirée vers les abîmes de la
réflexion. Pendant qu'Oswald s'y livrait tout entier, il entendit une
voiture dans l'avenue, et il en descendit un vieillard qui s'avança
lentement vers lui: cet aspect d'un vieillard, à cette heure et dans ce
lieu, l'émut profondément. Il reconnut M. Dickson, l'ancien ami de son
père, et le reçut avec une émotion qu'il n'eût jamais ressentie pour lui
dans aucun autre moment.


CHAPITRE VIII

M. Dickson n'égalait en rien le père d'Oswald: il n'avait ni son esprit
ni son caractère; mais au moment de sa mort il était auprès de lui, et,
né la même année, on eût dit qu'il restait encore quelques jours en
arrière pour lui porter des nouvelles de ce monde. Oswald lui donna le
bras pour monter l'escalier; il sentait quelque charme dans ces soins
donnés à la vieillesse, seule ressemblance avec son père qu'il pût
trouver dans M. Dickson. Ce vieillard avait vu naître Oswald, et ne
tarda pas à lui parler sans contrainte de tout ce qui le concernait. Il
blâma fortement sa liaison avec Corinne; mais ses faibles arguments
auraient eu sur l'esprit d'Oswald bien moins d'ascendant encore que ceux
de lady Edgermond, si M. Dickson ne lui avait pas remis la lettre que
son père, lord Nelvil, écrivit à lord Edgermond lorsqu'il voulut rompre
le mariage projeté entre son fils et Corinne, alors miss Edgermond.
Voici quelle était cette lettre, écrite en 1791, pendant le premier
voyage d'Oswald en France. Il la lut en tremblant.


  LETTRE DU PÈRE D'OSWALD A LORD EDGERMOND.

  «Me pardonnerez-vous, mon ami, si je vous propose un changement dans
  le projet d'union entre nos deux familles? Mon fils a dix-huit mois de
  moins que votre fille aînée; il vaut mieux lui destiner Lucile, votre
  seconde fille, qui est plus jeune que sa soeur de douze années. Je
  pourrais m'en tenir à ce motif; mais comme je savais l'âge de miss
  Edgermond quand je vous l'ai demandée pour Oswald, je croirais manquer
  à la confiance de l'amitié si je ne vous disais pas quelles sont les
  raisons qui me font désirer que ce mariage n'ait pas lieu. Nous sommes
  liés depuis vingt ans; nous pouvons nous parler avec franchise sur nos
  enfants, d'autant plus qu'ils sont assez jeunes pour pouvoir être
  encore modifiés par nos conseils. Votre fille est charmante; mais il
  me semble voir en elle une de ces belles Grecques qui enchantaient et
  subjuguaient le monde. Ne vous offensez pas de l'idée que cette
  comparaison peut suggérer. Sans doute votre fille n'a reçu de vous,
  n'a trouvé dans son coeur que les principes et les sentiments les plus
  purs; mais elle a besoin de plaire, de captiver, de faire effet. Elle
  a plus de talents encore que d'amour-propre; mais des talents si rares
  doivent nécessairement exciter le désir de les développer; et je ne
  sais pas quel théâtre peut suffire à cette activité d'esprit, à cette
  impétuosité d'imagination, à ce caractère ardent enfin, qui se fait
  sentir dans toutes ses paroles: elle entraînerait nécessairement mon
  fils hors de l'Angleterre; car une telle femme ne peut y être
  heureuse, et l'Italie seule lui convient.

  «Il lui faut cette existence indépendante qui n'est soumise qu'à la
  fantaisie. Notre vie de campagne, nos habitudes domestiques
  contrarieraient nécessairement tous ses goûts. Un homme né dans notre
  heureuse patrie doit être Anglais avant tout: il faut qu'il remplisse
  ses devoirs de citoyen, puisqu'il a le bonheur de l'être; et dans les
  pays où les institutions politiques donnent aux hommes des occasions
  honorables d'agir et de se montrer, les femmes doivent rester dans
  l'ombre. Comment voulez-vous qu'une personne aussi distinguée que
  votre fille se contente d'un tel sort? Croyez-moi, mariez-la en
  Italie: sa religion, ses goûts et ses talents l'y appellent. Si mon
  fils épousait miss Edgermond, il l'aimerait sûrement beaucoup, car il
  est impossible d'être plus séduisante, et il essayerait alors, pour
  lui plaire, d'introduire dans sa maison les coutumes étrangères.
  Bientôt il perdrait cet esprit national, ces préjugés, si vous le
  voulez, qui nous unissent entre nous, et font de notre nation un
  corps, une association libre, mais indissoluble, qui ne peut périr
  qu'avec le dernier de nous. Mon fils se trouverait bientôt mal en
  Angleterre, en voyant que sa femme n'y serait pas heureuse. Il a, je
  le sais, toute la faiblesse que donne la sensibilité; il irait donc
  s'établir en Italie, et cette expatriation, si je vivais encore, me
  ferait mourir de douleur. Ce n'est pas seulement parce qu'elle me
  priverait de mon fils, c'est parce qu'elle lui ravirait l'honneur de
  servir son pays.

  «Quel sort pour un habitant de nos montagnes, que de traîner une vie
  oisive au sein des plaisirs de l'Italie! Un Écossais _sigisbée_ de sa
  femme, s'il ne l'est pas de celle d'un autre! inutile à sa famille,
  dont il n'est plus ni le guide ni l'appui! Tel que je connais Oswald,
  votre fille prendrait un grand empire sur lui. Je m'applaudis donc de
  ce que son séjour actuel en France lui a ôté l'occasion de voir miss
  Edgermond; et j'ose vous conjurer, mon ami, si je mourais avant le
  mariage de mon fils, de ne pas lui faire connaître votre fille aînée
  avant que votre fille cadette soit en âge de le fixer. Je crois notre
  liaison assez ancienne, assez sacrée, pour attendre de vous cette
  marque d'affection. Dites à mon fils, s'il le fallait, mes volontés à
  cet égard; je suis sûr qu'il les respectera, et plus encore si j'avais
  cessé de vivre.

  «Donnez aussi, je vous prie, tous vos soins à l'union d'Oswald avec
  Lucile. Quoiqu'elle soit bien enfant, j'ai démêlé dans ses traits,
  dans l'expression de sa physionomie, dans le son de sa voix, la
  modestie la plus touchante. Voilà quelle est la femme vraiment
  anglaise qui fera le bonheur de mon fils: si je ne vis pas assez pour
  être témoin de cette union, je m'en réjouirai dans le ciel; quand nous
  y serons un jour réunis, mon cher ami, notre bénédiction et nos
  prières protégeront encore nos enfants.

  «Tout à vous.

  «NELVIL.»

Après cette lecture, Oswald garda le plus profond silence, ce qui laissa
le temps à M. Dickson de continuer ses longs discours sans être
interrompu. Il admira la sagacité de son ami, qui avait si bien jugé
miss Edgermond, quoiqu'il fût loin, disait-il, de pouvoir s'imaginer
encore la conduite condamnable qu'elle a tenue depuis. Il prononça, au
nom du père d'Oswald, qu'un tel mariage serait une offense mortelle à sa
mémoire. Oswald apprit par lui que pendant son fatal séjour en France,
un an après que cette lettre avait été écrite, en 1792, son père n'avait
trouvé de consolations que chez lady Edgermond, où il avait passé tout
un été, et qu'il s'était occupé de l'éducation de Lucile, qui lui
plaisait singulièrement. Enfin, sans art, mais aussi sans ménagement, M.
Dickson attaqua le coeur d'Oswald par les endroits les plus sensibles.

C'était ainsi que tout se réunissait pour renverser le bonheur de
Corinne absente, et qui n'avait pour se défendre que ses lettres, qui la
rappelaient de temps en temps au souvenir d'Oswald. Elle avait à
combattre la nature des choses, l'influence de la patrie, le souvenir
d'un père, la conjuration des amis en faveur des résolutions faciles et
de la route commune, et le charme naissant d'une jeune fille, qui
semblait si bien en harmonie avec les espérances pures et calmes de la
vie domestique.



LIVRE DIX-SEPTIÈME

CORINNE EN ÉCOSSE


CHAPITRE PREMIER

Corinne, pendant ce temps, s'était établie près de Venise, dans une
campagne sur les bords de la Brenta; elle voulait rester dans les lieux
où elle avait vu Oswald pour la dernière fois, et d'ailleurs elle se
croyait là plus près qu'à Rome des lettres d'Angleterre. Le prince
Castel-Forte lui avait écrit pour lui offrir de venir la voir; et s'il
avait essayé de la détacher d'Oswald, s'il lui avait dit ce qui se dit,
c'est que l'absence doit refroidir le sentiment, un tel mot prononcé
sans réflexion eût été pour Corinne comme un coup de poignard: elle aima
donc mieux ne voir personne. Mais ce n'est pas une chose facile que de
vivre seule quand l'âme est ardente et la situation malheureuse. Les
occupations de la solitude exigent toutes du calme dans l'esprit; et
lorsqu'on est agité par l'inquiétude, une distraction forcée, quelque
importune qu'elle pût être, vaudrait mieux que la continuité de la même
impression. Si l'on peut deviner comme on arrive à la folie, c'est
sûrement lorsqu'une seule pensée s'empare de l'esprit, et ne permet plus
à la succession des objets de varier les idées. Corinne était d'ailleurs
une personne d'une imagination si vive, qu'elle se consumait elle-même
quand ses facultés n'avaient plus d'aliment au dehors.

Quelle vie succédait à celle qu'elle venait de mener pendant près d'une
année! Oswald était auprès d'elle presque tout le jour; il suivait tous
ses mouvements, il accueillait avidement chacune de ses paroles; son
esprit excitait celui de Corinne. Ce qu'il y avait d'analogie, ce qu'il
y avait de différence entre eux, animait également leur entretien; enfin
Corinne voyait sans cesse ce regard si tendre, si doux, et si
constamment occupé d'elle. Quand la moindre inquiétude la troublait,
Oswald prenait sa main, il la serrait contre son coeur, et le calme, et
plus que le calme, une espérance vague et délicieuse renaissait dans
l'âme de Corinne. Maintenant rien que d'aride au dehors, rien que de
sombre au fond du coeur; elle n'avait d'autre événement, d'autre variété
dans sa vie que les lettres d'Oswald; et l'irrégularité de la poste,
pendant l'hiver, excitait chaque jour en elle le tourment de l'attente,
et souvent cette attente était trompée. Elle se promenait tous les
matins sur le bord du canal, dont les eaux sont assoupies sous le poids
de larges feuilles appelées les lis des eaux. Elle attendait la gondole
noire qui apportait les lettres de Venise; elle était parvenue à la
distinguer à une très-grande distance, et le coeur lui battait avec une
affreuse violence dès qu'elle l'apercevait. Le messager descendait de la
gondole; quelquefois il disait: _Madame, il n'y a point de lettres_, et
continuait ensuite paisiblement le reste de ses affaires, comme si rien
n'était si simple que de n'avoir point de lettres. Une autre fois il lui
disait: _Oui, madame, il y en a._ Elle les parcourait toutes d'une main
tremblante, et l'écriture d'Oswald ne s'offrait point à ses regards;
alors le reste du jour était affreux, la nuit se passait sans sommeil,
et le lendemain elle éprouvait la même anxiété qui absorbait toute sa
journée.

Enfin elle accusa lord Nelvil de ce qu'elle souffrait: il lui sembla
qu'il aurait pu lui écrire plus souvent, et elle lui en fit des
reproches. Il se justifia, et déjà ses lettres devinrent moins tendres:
car, au lieu d'exprimer ses propres inquiétudes, il s'occupait à
dissiper celles de son amie.

Ces nuances n'échappèrent point à la triste Corinne, qui étudiait le
jour et la nuit une phrase, un mot des lettres d'Oswald, et cherchait à
découvrir, en les relisant sans cesse, une réponse à ses craintes, une
interprétation nouvelle qui pût lui donner quelques jours de calme.

Cet état ébranlait ses nerfs, affaiblissait son esprit. Elle devenait
superstitieuse, et s'occupait des présages continuels qu'on peut tirer
de chaque événement quand on est toujours poursuivi par la même crainte.
Un jour par semaine elle allait à Venise, pour avoir ce jour-là ses
lettres quelques heures plus tôt. Elle variait ainsi le tourment de les
attendre. Au bout de quelques semaines, elle avait pris une sorte
d'horreur pour tous les objets qu'elle voyait en allant et en revenant:
ils étaient tous comme les spectres de ses pensées, et les retraçaient à
ses yeux sous d'horribles traits.

Une fois, en entrant à l'église de Saint-Marc, elle se rappela qu'en
arrivant à Venise l'idée lui était venue que peut-être, avant de partir,
lord Nelvil la conduirait dans ces lieux, et l'y prendrait pour son
épouse à la face du ciel: alors elle se livra tout entière à cette
illusion. Elle le fit entrer sous ces portiques, s'approcher de l'autel,
et promettre à Dieu d'aimer toujours Corinne. Elle pensa qu'elle se
mettait à genoux devant Oswald, et recevait ainsi la couronne nuptiale.
L'orgue qui se faisait entendre dans l'église, les flambeaux qui
l'éclairaient, animaient sa vision; et, pour un moment, elle ne sentit
plus le vide cruel de l'absence, mais cet attendrissement qui remplit
l'âme, et fait entendre au fond du coeur la voix de ce qu'on aime. Tout
à coup un murmure sombre fixa l'attention de Corinne; et comme elle se
retournait, elle aperçut un cercueil qu'on apportait dans l'église. A
cet aspect, elle chancela, ses yeux se troublèrent, et, depuis cet
instant, elle fut convaincue par l'imagination que son sentiment pour
Oswald serait la cause de sa mort.


CHAPITRE II

Quand Oswald eut lu la lettre de son père, remise par M. Dickson, il fut
longtemps le plus malheureux et le plus irrésolu de tous les hommes.
Déchirer le coeur de Corinne, ou manquer à la mémoire de son père,
c'était une alternative si cruelle, qu'il invoqua mille fois la mort
pour y échapper; enfin il fit encore ce qu'il avait fait tant de fois,
il recula l'instant de la décision, et se dit qu'il irait en Italie pour
rendre Corinne elle-même juge de ses tourments et du parti qu'il devait
prendre. Il croyait que son devoir l'obligeait à ne pas épouser Corinne;
il était libre de ne jamais s'unir à Lucile: mais de quelle manière
pouvait-il passer sa vie avec son amie? Fallait-il lui sacrifier son
pays, ou l'entraîner en Angleterre, sans égard pour sa réputation ni
pour son sort? Dans cette perplexité douloureuse, il serait parti pour
Venise, si, de mois en mois, on n'avait pas répandu le bruit que son
régiment allait être embarqué; il serait parti pour apprendre à Corinne
ce qu'il ne pouvait encore se résoudre à lui écrire.

Cependant le ton de ses lettres fut nécessairement altéré. Il ne voulait
pas écrire ce qui se passait dans son âme; mais il ne pouvait plus
s'exprimer avec le même abandon. Il avait résolu de cacher à Corinne les
obstacles qu'il rencontrait dans le projet de la faire reconnaître,
parce qu'il espérait y réussir encore avec le temps, et ne voulait pas
l'aigrir inutilement contre sa belle-mère. Divers genres de réticences
rendaient ses lettres plus courtes; il les remplissait de sujets
étrangers, il ne disait rien sur ses projets futurs; enfin, une autre
que Corinne eût été certaine de ce qui se passait dans le coeur
d'Oswald; mais un sentiment passionné rend à la fois plus pénétrante et
plus crédule. Il semble que, dans cet état, on ne puisse rien voir que
d'une manière surnaturelle. On découvre ce qui est caché, et l'on se
fait illusion sur ce qui est clair: car l'on est révolté de l'idée que
l'on souffre à ce point, sans que rien d'extraordinaire en soit la
cause, et qu'un tel désespoir est produit par des circonstances
très-simples.

Oswald était très-malheureux, et de sa situation personnelle, et de la
peine qu'il devait causer à celle qu'il aimait; et ses lettres
exprimaient de l'irritation, sans en dire la cause. Il reprochait à
Corinne, par une bizarrerie singulière, la douleur qu'il éprouvait,
comme si elle n'eût pas été mille fois plus à plaindre que lui; enfin,
il bouleversait entièrement l'âme de son amie. Elle n'était plus
maîtresse d'elle-même; son esprit se troublait, ses nuits étaient
remplies par les images les plus funestes; le jour elles ne se
dissipaient pas, et l'infortunée Corinne ne pouvait croire que cet
Oswald, qui écrivait des lettres si dures, si agitées, si amères, fût
celui qu'elle avait connu si généreux et si tendre: elle ressentait un
désir irrésistible de le revoir encore et de lui parler. «Que je
l'entende! s'écria-t-elle; qu'il me dise que c'est lui qui peut déchirer
ainsi sans pitié celle dont la moindre peine affligeait jadis si
vivement son coeur; qu'il me le dise, et je me soumettrai à la destinée.
Mais une puissance infernale inspire sans doute un tel langage. Ce n'est
pas Oswald; non, ce n'est pas Oswald qui m'écrit. On m'a calomniée près
de lui; enfin, il y a quelque perfidie quand il y a tant de malheur.»

Un jour, Corinne prit la résolution d'aller en Écosse, si toutefois l'on
peut appeler une résolution la douleur impétueuse qui force à changer de
situation à tout prix; elle n'osait écrire à personne qu'elle partait;
elle n'avait pu se déterminer à le dire même à Thérésine, et elle se
flattait toujours d'obtenir de sa propre raison de rester. Seulement
elle soulageait son imagination par le projet d'un voyage, par une
pensée différente de celle de la veille, par un peu d'avenir mis à la
place des regrets. Elle était incapable d'aucune occupation. La lecture
lui était devenue impossible, la musique ne lui causait qu'un
tressaillement douloureux, et le spectacle de la nature, qui porte à la
rêverie, redoublait encore sa peine. Cette personne si vive passait les
jours entiers immobile, ou du moins sans aucun mouvement extérieur; les
tourments de son âme ne se trahissaient plus que par sa mortelle pâleur.
Elle regardait sa montre à chaque instant, espérant qu'une heure était
passée, et ne sachant pas cependant pourquoi elle désirait que l'heure
changeât de nom, puisqu'elle n'amenait rien de nouveau qu'une nuit sans
sommeil, suivie d'un jour plus douloureux encore.

Un soir qu'elle se croyait prête à partir, une femme fit demander à la
voir: elle la reçut, parce qu'on lui dit que cette femme paraissait le
désirer vivement. Elle vit entrer dans sa chambre une personne
entièrement contrefaite, le visage défiguré par une affreuse maladie,
vêtue de noir et couverte d'un voile, pour dérober, s'il était possible,
sa vue à ceux dont elle approchait. Cette femme, ainsi maltraitée par la
nature, se chargeait de la collecte des aumônes. Elle demanda noblement,
avec une sécurité touchante, des secours pour les pauvres; Corinne lui
donna beaucoup d'argent, en lui faisant promettre seulement de prier
pour elle. La pauvre femme, qui s'était résignée à son sort, regardait
avec étonnement cette belle personne si pleine de force et de vie,
riche, jeune, admirée, et qui semblait cependant accablée par le
malheur. «Mon Dieu, madame, lui dit-elle, je voudrais bien que vous
fussiez aussi calme que moi.» Quel mot adressé par une femme dans cet
état à la plus brillante personne d'Italie, qui succombait au désespoir!

Ah! la puissance d'aimer est trop grande, elle l'est trop dans les âmes
ardentes. Qu'elles sont heureuses celles qui consacrent à Dieu seul ce
profond sentiment d'amour dont les habitants de la terre ne sont pas
dignes! Mais le temps n'en était pas encore venu pour Corinne; il lui
fallait encore des illusions, elle voulait encore du bonheur, elle
priait, mais elle n'était pas encore résignée. Ses rares talents, la
gloire qu'elle avait acquise, lui donnaient encore trop d'intérêt pour
elle-même. Ce n'est qu'en se détachant de tout dans ce monde qu'on peut
renoncer à ce qu'on aime; tous les autres sacrifices précèdent celui-là,
et la vie peut être depuis longtemps un désert sans que le feu qui l'a
dévastée soit éteint.

Enfin, au milieu des doutes et des combats qui renversaient et
renouvelaient sans cesse le plan de Corinne, elle reçut une lettre
d'Oswald, qui lui annonçait que son régiment devait s'embarquer dans six
semaines, et qu'il ne pouvait profiter de ce temps pour aller à Venise,
parce qu'un colonel qui s'éloignerait dans un pareil moment se perdrait
de réputation. Il ne restait à Corinne que le temps d'arriver en
Angleterre avant que lord Nelvil s'éloignât d'Europe, et peut-être pour
toujours. Cette crainte acheva de décider son départ. Il faut plaindre
Corinne, car elle n'ignorait pas tout ce qu'il y avait d'inconsidéré
dans sa démarche: elle se jugeait plus sévèrement que personne; mais
quelle femme aurait le droit de jeter _la première pierre_ à
l'infortunée qui ne justifie point sa faute, qui n'en espère aucune
jouissance, mais fuit d'un malheur à l'autre comme si des fantômes
effrayants la poursuivaient de toutes parts?

Voici les dernières lignes de sa lettre au prince Castel-Forte: «Adieu,
mon fidèle protecteur; adieu, mes amis de Rome, adieu, vous tous avec
qui j'ai passé des jours si doux et si faciles. C'en est fait, la
destinée m'a frappée; je sens en moi sa blessure mortelle: je me débats
encore; mais je succomberai. Il faut que je le revoie: croyez-moi, je ne
suis pas responsable de moi-même; il y a dans mon sein des orages que ma
volonté ne peut gouverner. Cependant j'approche du terme où tout finira
pour moi; ce qui se passe à présent est le dernier acte de mon histoire;
après, viendront la pénitence et la mort. Bizarre confusion du coeur
humain! Dans ce moment même où je me conduis comme une personne si
passionnée, j'aperçois cependant les ombres du déclin dans
l'éloignement, et je crois entendre une voix divine qui me dit:
«_Infortunée, encore ces jours d'agitation et d'amour, et je t'attends
dans le repos éternel._» O mon Dieu! accordez-moi la présence d'Oswald
encore une fois, une dernière fois. Le souvenir de ses traits s'est
comme obscurci par mon désespoir. Mais n'avait-il pas quelque chose de
divin dans le regard? ne semblait-il pas, quand il entrait, qu'un air
brillant et pur annonçait son approche? Mon ami, vous l'avez vu se
placer près de moi, m'entourer de ses soins, me protéger par le respect
qu'il inspirait pour son choix. Ah! comment exister sans lui? Pardonnez
mon ingratitude; dois-je reconnaître ainsi la constante et noble
affection que vous m'avez toujours témoignée? Mais je ne suis plus digne
de rien, et je passerais pour insensée, si je n'avais pas le triste don
d'observer moi-même ma folie. Adieu donc, adieu!»


CHAPITRE III

Combien elle est malheureuse, la femme délicate et sensible qui commet
une grande imprudence, qui la commet, pour un objet dont elle se croit
moins aimée, et n'ayant qu'elle-même pour soutien de ce qu'elle fait! Si
elle hasardait sa réputation et son repos pour rendre un grand service à
celui qu'elle aime, elle ne serait point à plaindre. Il est si doux de
se dévouer! il y a dans l'âme tant de délices quand on brave tous les
périls pour sauver une vie qui nous est chère, pour soulager la douleur
qui déchire un coeur ami du nôtre! Mais traverser ainsi seule des pays
inconnus, arriver sans être attendue, rougir d'abord devant ce qu'on
aime de la preuve même d'amour qu'on lui donne; risquer tout parce qu'on
le veut, et non parce qu'un autre vous le demande: quel pénible
sentiment! quelle humiliation digne pourtant de pitié! car tout ce qui
vient d'aimer en mérite. Que serait-ce si l'on compromettait ainsi
l'existence des autres, si l'on manquait à des devoirs envers des liens
sacrés? Mais Corinne était libre; elle ne sacrifiait que sa gloire et
son repos. Il n'y avait point de raison, point de prudence dans sa
conduite, mais rien qui pût offenser une autre destinée que la sienne,
et son funeste amour ne perdait qu'elle-même.

En débarquant en Angleterre, Corinne sut par les papiers publics que le
départ du régiment de lord Nelvil était encore retardé. Elle ne vit à
Londres que la société du banquier auquel elle était recommandée sous un
nom supposé. Il s'intéressa d'abord à elle, et s'empressa, ainsi que sa
femme et sa fille, à lui rendre tous les services imaginables. Elle
tomba dangereusement malade en arrivant, et pendant quinze jours ses
nouveaux amis la soignèrent avec la bienveillance la plus tendre. Elle
apprit que lord Nelvil était en Écosse, mais qu'il devait revenir dans
peu de jours à Londres, où son régiment se trouvait alors. Elle ne
savait comment se résoudre à lui annoncer qu'elle était en Angleterre.
Elle ne lui avait point écrit son départ; et son embarras était tel à
cet égard, que depuis un mois Oswald n'avait point reçu de ses lettres.
Il commençait à s'en inquiéter vivement: il l'accusait de légèreté,
comme s'il avait eu le droit de s'en plaindre. En arrivant à Londres, il
alla d'abord chez son banquier, où il espérait trouver des lettres
d'Italie; on lui dit qu'il n'y en avait point. Il sortit; et, comme il
réfléchissait avec peine sur ce silence, il rencontra M. Edgermond,
qu'il avait vu à Rome, et qui lui demanda des nouvelles de Corinne. «Je
n'en sais point, répondit lord Nelvil avec humeur.--Oh! je le crois
bien, reprit M. Edgermond; ces Italiennes oublient toujours les
étrangers dès qu'elles ne les voient plus. Il y a mille exemples de
cela, et il ne faut pas s'en affliger; elles seraient trop aimables si
elles avaient de la constance unie à tant d'imagination. Il faut bien
qu'il reste quelque avantage à nos femmes.» Il lui serra la main en
parlant ainsi, et prit congé de lui pour retourner dans la principauté
de Galles, son séjour habituel; mais il avait en peu de mots pénétré de
tristesse le coeur d'Oswald. «J'ai tort, se disait-il à lui-même, j'ai
tort de vouloir qu'elle me regrette, puisque je ne puis me consacrer à
son bonheur. Mais oublier si vite ce qu'on a aimé, c'est flétrir le
passé au moins autant que l'avenir.»

Au moment où lord Nelvil avait su la volonté de son père, il s'était
résolu à ne point épouser Corinne; mais il avait aussi formé le dessein
de ne pas revoir Lucile. Il était mécontent de l'impression trop vive
qu'elle avait faite sur lui, et se disait qu'étant condamné à faire tant
de mal à son amie, il fallait au moins lui garder cette fidélité de
coeur qu'aucun devoir ne lui ordonnait de sacrifier. Il se contenta
d'écrire à lady Edgermond pour lui renouveler ses sollicitations
relativement à l'existence de Corinne; mais elle refusa constamment de
lui répondre à cet égard, et lord Nelvil comprit, par ses entretiens
avec M. Dickson, l'ami de lord Edgermond, que le seul moyen d'obtenir
d'elle ce qu'il désirait serait d'épouser sa fille; car elle pensait que
Corinne pourrait nuire au mariage de sa soeur si elle reprenait son vrai
nom, et si sa famille la reconnaissait. Corinne ne se doutait point
encore de l'intérêt que Lucile avait inspiré à lord Nelvil; la destinée
lui avait jusqu'alors épargné cette douleur. Jamais cependant elle
n'avait été plus digne de lui que dans le moment même où le sort l'en
séparait. Elle avait pris pendant sa maladie, au milieu des négociants
simples et honnêtes chez qui elle était, un véritable goût pour les
moeurs et les habitudes anglaises. Le petit nombre de personnes qu'elle
voyait dans la famille qui l'avait reçue n'étaient distinguées d'aucune
manière, mais possédaient une force de raison et une justesse d'esprit
remarquables. On lui témoignait une affection moins expansive que celle
à laquelle elle était accoutumée, mais qui se faisait connaître à chaque
occasion par de nouveaux services. La sévérité de lady Edgermond,
l'ennui d'une petite ville de province, lui avaient fait une cruelle
illusion sur tout ce qu'il y a de noble et de bon dans le pays auquel
elle avait renoncé, et elle s'y attachait dans une circonstance où, pour
son bonheur du moins, il n'était peut-être plus à désirer qu'elle
éprouvât ce sentiment.


CHAPITRE IV

Un soir, la famille qui comblait Corinne de marques d'amitié et
d'intérêt la pressa vivement de venir voir jouer madame Siddons dans
_Isabelle_, ou _le Fatal mariage_, l'une des pièces du théâtre anglais
où cette actrice déploie le plus admirable talent. Corinne s'y refusa
longtemps; mais enfin, se rappelant que lord Nelvil avait souvent
comparé sa manière de déclamer avec celle de madame Siddons, elle eut la
curiosité de l'entendre, et se rendit voilée dans une petite loge d'où
elle pouvait tout voir sans être vue. Elle ne savait pas que lord Nelvil
était arrivé la veille à Londres; mais elle craignait d'être aperçue par
un Anglais qui l'aurait connue en Italie. La noble figure et la profonde
sensibilité de l'actrice captivèrent tellement l'attention de Corinne,
que pendant les premiers actes ses yeux ne se détournèrent pas du
théâtre. La déclamation anglaise est plus propre qu'aucune autre à
remuer l'âme, quand un beau talent en fait sentir la force et
l'originalité. Il y a moins d'art, moins de convenu qu'en France;
l'impression qu'elle produit est plus immédiate, le désespoir véritable
s'exprimerait ainsi; et la nature des pièces et le genre de la
versification plaçant l'art dramatique à moins de distance de la vie
réelle, l'effet qu'il produit est plus déchirant. Il faut d'autant plus
de génie pour être un grand acteur en France, qu'il y a fort peu de
liberté pour la manière individuelle, tant les règles générales prennent
d'espace. Mais en Angleterre on peut tout risquer si la nature
l'inspire. Ces longs gémissements, qui paraissent ridicules quand on les
raconte, font tressaillir quand on les entend. L'actrice la plus noble
dans ses manières, madame Siddons, ne perd rien de sa dignité quand elle
se prosterne contre terre. Il n'y a rien qui ne puisse être admirable
quand une émotion intime y entraîne, une émotion qui part du centre de
l'âme, et domine celui qui le ressent plus encore que celui qui en est
témoin. Il y a chez les diverses nations une façon différente de jouer
la tragédie; mais l'expression de la douleur s'entend d'un bout du monde
à l'autre; et, depuis le sauvage jusqu'au roi, il y a quelque chose de
semblable dans tous les hommes alors qu'ils sont vraiment malheureux.

Dans l'intervalle du quatrième au cinquième acte, Corinne remarqua que
tous les regards se tournaient vers une loge, et dans cette loge elle
vit lady Edgermond et sa fille; car elle ne douta pas que ce ne fût
Lucile, bien que depuis sept ans elle fût singulièrement embellie. La
mort d'un parent très-riche de lord Edgermond avait obligé lady
Edgermond à venir à Londres pour y régler les affaires de la succession.
Lucile s'était plus parée qu'à l'ordinaire pour venir au spectacle; et
depuis longtemps, même en Angleterre, où les femmes sont si belles, il
n'avait paru une personne aussi remarquable. Corinne fut douloureusement
surprise en la voyant: il lui parut impossible qu'Oswald pût résister à
la séduction d'une telle figure. Elle se compara dans sa pensée avec
elle, et se trouva tellement inférieure; elle s'exagéra tellement, s'il
était possible de se l'exagérer, le charme de cette jeunesse, de cette
blancheur, de ces cheveux blonds, de cette innocente image du printemps
de la vie, qu'elle se sentit presque humiliée de lutter par le talent,
par l'esprit, par les dons acquis enfin, ou du moins perfectionnés, avec
ces grâces prodiguées par la nature elle-même.

Tout à coup elle aperçut, dans la loge opposée, lord Nelvil, dont les
regards étaient fixés sur Lucile. Quel moment pour Corinne! elle
revoyait pour la première fois ces traits qui l'avaient tant occupée; ce
visage qu'elle cherchait dans son souvenir à chaque instant, bien qu'il
n'en fût jamais effacé, elle le revoyait, et c'était lorsque Lucile
occupait seule Oswald. Sans doute il ne pouvait soupçonner la présence
de Corinne; mais si ses yeux s'étaient dirigés par hasard sur elle,
l'infortunée en aurait tiré quelques présages de bonheur. Enfin madame
Siddons reparut, et lord Nelvil se tourna vers le théâtre pour la
considérer.

Corinne alors respira plus à l'aise, et se flatta qu'un simple mouvement
de curiosité avait attiré l'attention d'Oswald sur Lucile. La pièce
devenait à tous les moments plus touchante, et Lucile était baignée de
pleurs qu'elle cherchait à cacher en se retirant dans le fond de sa
loge. Alors Oswald la regarda de nouveau avec plus d'intérêt encore que
la première fois. Enfin il arriva, ce moment terrible où Isabelle,
s'étant échappée des mains des femmes qui veulent l'empêcher de se tuer,
rit, en se donnant un coup de poignard, de l'inutilité de leurs efforts.
Ce rire du désespoir est l'effet le plus difficile et le plus
remarquable que le jeu dramatique puisse produire; il émeut bien plus
que les larmes: cette amère ironie du malheur est son expression la plus
déchirante. Qu'elle est terrible la souffrance du coeur, quand elle
inspire une si barbare joie, quand elle donne, à l'aspect de son propre
sang, le contentement féroce d'un sauvage ennemi qui se serait vengé!

Alors sans doute Lucile fut tellement attendrie, que sa mère s'en
alarma, car on la vit se retourner avec inquiétude de son côté: Oswald
se leva comme s'il voulait aller vers elle; mais bientôt il se rassit.
Corinne eut quelque joie de ce second mouvement; mais elle se dit en
soupirant: «Lucile, ma soeur qui m'était si chère autrefois, est jeune
et sensible; dois-je vouloir lui ravir un bien dont elle pourrait jouir
sans obstacle, sans que celui qu'elle aimerait lui fît aucun sacrifice?»
La pièce finie, Corinne voulut laisser sortir tout le monde avant de
s'en aller, de peur d'être reconnue, et elle se mit derrière une petite
ouverture de sa loge où elle pouvait apercevoir ce qui se passait dans
le corridor. Au moment où Lucile sortit, la foule se rassembla pour la
voir, et l'on entendait de tous les côtés des exclamations sur sa
ravissante figure. Lucile se troublait de plus en plus. Lady Edgermond,
infirme et malade, avait de la peine à fendre la presse, malgré les
soins de sa fille et les égards qu'on leur témoignait; mais elles ne
connaissaient personne, et nul homme par conséquent n'osait les aborder.
Lord Nelvil, voyant leur embarras, se hâta de s'approcher d'elles. Il
offrit un bras à lady Edgermond et l'autre à Lucile, qui le prit
timidement, en baissant la tête et rougissant à l'excès: ils passèrent
ainsi devant Corinne. Oswald n'imaginait pas que sa pauvre amie fût
témoin d'un spectacle si douloureux pour elle; car il avait une légère
nuance d'orgueil en conduisant ainsi la plus belle personne d'Angleterre
à travers les admirateurs sans nombre qui suivaient ses pas.


CHAPITRE V

Corinne revint chez elle cruellement troublée, et ne sachant point
quelle résolution elle prendrait, comment elle ferait connaître à lord
Nelvil son arrivée, et ce qu'elle lui dirait pour la motiver; car à
chaque instant elle perdait de sa confiance dans le sentiment de son
ami, et il lui semblait quelquefois que c'était un étranger qu'elle
allait revoir, un étranger qu'elle aimait avec passion, mais qui ne la
reconnaîtrait plus. Elle envoya chez lord Nelvil le lendemain au soir,
et elle apprit qu'il était chez lady Edgermond; le jour suivant, la même
réponse lui fut rapportée, mais on lui dit aussi que lady Edgermond
était malade, et qu'elle repartirait pour sa terre dès qu'elle serait
guérie. Corinne attendait ce moment pour faire savoir à lord Nelvil
qu'elle était en Angleterre; mais tous les soirs elle sortait, passait
devant la maison de lady Edgermond, et voyait à sa porte la voiture
d'Oswald. Un inexprimable serrement de coeur l'oppressait; et,
retournant chez elle, elle recommençait le lendemain la même course pour
éprouver la même douleur. Corinne avait tort cependant quand elle se
persuadait qu'Oswald allait chez lady Edgermond dans l'intention
d'épouser sa fille.

Le jour du spectacle, lady Edgermond lui avait dit, pendant qu'il la
conduisait à sa voiture, que la succession du parent de lord Edgermond,
qui était mort dans l'Inde, concernait Corinne autant que sa fille, et
qu'elle le priait en conséquence de passer chez elle pour se charger de
faire savoir en Italie les divers arrangements qu'elle voulait prendre à
cet égard. Oswald promit d'y aller, et il lui sembla que, dans cet
instant, la main de Lucile qu'il tenait avait tremblé. Le silence de
Corinne pouvait lui faire croire qu'il n'était plus aimé, et l'émotion
de cette jeune fille devait lui donner l'idée qu'il l'intéressait au
fond du coeur. Cependant il n'avait pas l'idée de manquer à la promesse
qu'il avait donnée à Corinne, et l'anneau qu'elle possédait était un
gage assuré que jamais il n'en épouserait une autre sans son
consentement. Il retourna chez lady Edgermond le lendemain pour soigner
les intérêts de Corinne; mais lady Edgermond était si malade, et sa
fille tellement inquiète de se trouver ainsi seule à Londres, sans aucun
parent (M. Edgermond n'y étant pas), sans savoir seulement à quel
médecin il fallait s'adresser, qu'Oswald crut de son devoir envers
l'amie de son père de consacrer tout son temps à la soigner.

Lady Edgermond, naturellement âpre et fière, semblait ne s'adoucir que
pour Oswald: elle le laissait venir tous les jours chez elle, sans qu'il
prononçât un seul mot qui pût faire supposer l'intention d'épouser sa
fille. Le nom et la beauté de Lucile en faisaient l'un des plus
brillants partis de l'Angleterre; et depuis qu'elle avait paru au
spectacle et qu'on la savait à Londres, sa porte était assiégée par les
visites des plus grands seigneurs du pays. Lady Edgermond refusait
constamment de recevoir personne: elle ne sortait jamais, et ne recevait
que lord Nelvil. Comment n'aurait-il pas été flatté d'une conduite si
délicate? Cette générosité silencieuse qui s'en remettait à lui sans
rien demander, sans se plaindre de rien, le touchait vivement, et
cependant chaque fois qu'il allait dans la maison de lady Edgermond, il
craignait que sa présence ne fût interprétée comme un engagement. Il eût
cessé d'y aller dès que les intérêts de Corinne ne l'y auraient plus
attiré, si lady Edgermond avait recouvré sa santé. Mais au moment où on
la croyait mieux, elle retomba malade de nouveau plus dangereusement que
la première fois; et si elle était morte dans ce moment, Lucile n'aurait
eu à Londres d'autre appui qu'Oswald, puisque sa mère ne formait de
relations avec personne.

Lucile ne s'était pas permis un seul mot qui dût faire croire à lord
Nelvil qu'elle le préférât! mais il pouvait le supposer quelquefois par
une altération légère et subite dans la couleur de son teint, par des
yeux trop promptement baissés, par une respiration plus rapide; enfin,
il étudiait le coeur de cette jeune fille avec un intérêt curieux et
tendre, et sa complète réserve lui laissait toujours du doute et de
l'incertitude sur la nature de ses sentiments. Le plus haut point de la
passion et l'éloquence qu'elle inspire ne suffisent pas encore à
l'imagination; on désire toujours quelque chose de plus, et, ne pouvant
l'obtenir, on se refroidit et l'on se lasse, tandis que la faible lueur
qu'on aperçoit à travers les nuages tient longtemps la curiosité en
suspens, et semble promettre dans l'avenir de nouveaux sentiments et des
découvertes nouvelles. Cette attente cependant n'est point satisfaite;
et, quand on sait à la fin ce que cache tout ce charme du silence et de
l'inconnu, le mystère aussi se flétrit, et l'on en revient à regretter
l'abandon et le mouvement d'un caractère animé. Hélas! de quelle manière
prolonger cet enchantement du coeur, ces délices de l'âme, que la
confiance et le doute, le bonheur et le malheur dissipent également à la
longue? tant les jouissances célestes sont étrangères à notre destinée!
Elles traversent notre coeur quelquefois, seulement pour nous rappeler
notre origine et notre espoir!

Lady Edgermond, se trouvant mieux, fixa son départ à deux jours de là
pour aller en Écosse, où elle voulait visiter la terre de lord
Edgermond, qui était voisine de celle de lord Nelvil. Elle s'attendait
qu'il lui proposerait de l'y accompagner, puisqu'il avait annoncé le
projet de retourner en Écosse avant le départ de son régiment; mais il
n'en dit rien. Lucile le regarda dans ce moment, et néanmoins il se tut.
Elle se hâta de se lever, et s'approcha de la fenêtre. Peu de moments
après, lord Nelvil prit un prétexte pour aller vers elle, et il lui
sembla que ses yeux étaient mouillés de pleurs; il en fut ému, soupira,
et l'oubli dont il accusait son amie revenant de nouveau à sa mémoire,
il se demanda si cette jeune fille n'était pas plus capable que Corinne
d'un sentiment fidèle.

Oswald cherchait à réparer la peine qu'il venait de causer à Lucile; on
a tant de plaisir à ramener la joie sur un visage encore enfant! Le
chagrin n'est pas fait pour ces physionomies où la réflexion même n'a
point encore laissé de traces. Le régiment de lord Nelvil devait être
passé en revue le lendemain matin à Hyde-Park; il demanda donc à lady
Edgermond si elle voulait y aller en calèche avec sa fille, et si elle
lui permettrait, après la revue, de faire une promenade à cheval avec
Lucile à côté de sa voiture. Lucile avait dit une fois qu'elle avait
grande envie de monter à cheval. Elle regarda sa mère avec une
expression toujours soumise, mais où l'on pouvait remarquer cependant le
désir d'obtenir un consentement. Lady Edgermond se recueillit quelques
instants; puis, tendant à lord Nelvil sa faible main, qui dépérissait
chaque jour davantage, elle lui dit: «Si vous le demandez, milord, j'y
consens.» Ces mots firent tant d'impression sur Oswald, qu'il allait
renoncer lui-même à ce qu'il avait proposé; mais tout à coup Lucile,
avec une vivacité qu'elle n'avait pas encore montrée, prit la main de sa
mère et la baisa pour la remercier. Lord Nelvil alors n'eut pas le
courage de priver d'un amusement cette innocente créature qui menait une
vie si solitaire et si triste.


CHAPITRE VI

Corinne, depuis quinze jours, ressentait l'anxiété la plus cruelle:
chaque matin elle hésitait si elle écrirait à lord Nelvil pour lui
apprendre où elle était, et chaque soir se passait dans l'inexprimable
douleur de le savoir chez Lucile. Ce qu'elle souffrait le soir la
rendait plus timide pour le lendemain. Elle rougissait d'apprendre à
celui qui ne l'aimait peut-être plus la démarche inconsidérée qu'elle
avait faite pour lui. «Peut-être, se disait-elle souvent, tous les
souvenirs d'Italie sont-ils effacés de sa mémoire? peut-être n'a-t-il
plus besoin de trouver dans les femmes un esprit supérieur, un coeur
passionné? Ce qui lui plaît à présent, c'est l'admirable beauté de seize
ans, l'expression angélique de cet âge, l'âme timide et neuve qui
consacre à l'objet de son choix les premiers sentiments qu'elle ait
jamais éprouvés.»

L'imagination de Corinne était tellement frappée des avantages de sa
soeur, qu'elle avait presque honte de lutter avec de tels charmes. Il
lui semblait que le talent même était une ruse, l'esprit une tyrannie,
la passion une violence, à côté de cette innocence désarmée; et bien que
Corinne n'eût pas encore vingt-huit ans, elle pressentait déjà cette
époque de la vie où les femmes se défient avec tant de douleur de leurs
moyens de plaire. Enfin la jalousie et une timidité fière se
combattaient dans son âme; elle renvoyait de jour en jour le moment tant
craint et tant désiré où elle devait revoir Oswald. Elle apprit que son
régiment serait passé en revue le lendemain à Hyde-Park, et elle résolut
d'y aller. Elle pensa qu'il était possible que Lucile s'y trouvât, et
elle s'en fiait à ses propres yeux pour juger des sentiments d'Oswald.
D'abord elle avait l'idée de se parer avec soin et de se montrer ensuite
subitement à lui; mais en commençant sa toilette, ses cheveux noirs, son
teint un peu bruni par le soleil d'Italie, ses traits prononcés, mais
dont elle ne pouvait pas juger l'expression en se regardant, lui
inspirèrent du découragement sur ses charmes. Elle voyait toujours dans
son miroir le visage aérien de sa soeur; et, rejetant loin d'elle toutes
les parures qu'elle avait essayées, elle se revêtit d'une robe noire à
la vénitienne, couvrit son visage et sa taille avec la mante qu'on porte
dans ce pays, et se jeta ainsi dans le fond d'une voiture.

A peine fut-elle dans Hyde-Park, qu'elle vit paraître Oswald à la tête
de son régiment. Il avait, dans son uniforme, la plus belle et la plus
imposante figure du monde; il conduisait son cheval avec une grâce et
une dextérité parfaites. La musique qu'on entendait avait quelque chose
de fier et de doux tout à la fois, qui conseillait noblement le
sacrifice de la vie. Une multitude d'hommes élégamment et simplement
vêtus, des femmes belles et modestes, portaient sur leur visage, les uns
l'empreinte des vertus mâles, les autres des vertus timides. Les soldats
du régiment d'Oswald semblaient le regarder avec confiance et
dévouement. On joua le fameux air, _Dieu sauve le roi_, qui touche si
profondément tous les coeurs en Angleterre; et Corinne s'écria: «O
respectable pays qui deviez être ma patrie! pourquoi vous ai-je quitté?
Qu'importait plus ou moins de gloire personnelle au milieu de tant de
vertus; et quelle gloire valait celle, ô Nelvil! d'être ta digne
épouse?»

Les instruments militaires qui se firent entendre retracèrent à Corinne
les dangers qu'Oswald allait courir. Elle le regarda longtemps sans
qu'il pût l'apercevoir, et se disait, les yeux pleins de larmes: «Qu'il
vive, quand ce ne serait pas pour moi! mon Dieu, c'est lui qu'il faut
conserver!» Dans ce moment la voiture de lady Edgermond arriva; lord
Nelvil la salua respectueusement en baissant devant elle la pointe de
son épée. Cette voiture passa et repassa plusieurs fois. Tous ceux qui
voyaient Lucile l'admiraient; Oswald la considérait avec des regards qui
perçaient le coeur de Corinne. L'infortunée les connaissait, ces
regards; ils avaient été tournés sur elle!

Les chevaux que lord Nelvil avait prêtés à Lucile parcouraient avec la
plus brillante vitesse les allées de Hyde-Park, tandis que la voiture de
Corinne s'avançait lentement, presque comme un convoi funèbre, derrière
les coursiers rapides et leur bruit tumultueux. «Ah! ce n'était pas
ainsi, pensait Corinne, non, ce n'était pas ainsi que je me rendais au
Capitole la première fois que je l'ai rencontré: il m'a précipitée du
char de triomphe dans l'abîme des douleurs. Je l'aime, et toutes les
joies de la vie ont disparu. Je l'aime, et tous les dons de la nature
sont flétris. Mon Dieu! pardonnez-lui quand je ne serai plus!» Oswald
passait à cheval à côté de la voiture où était Corinne. La forme
italienne de l'habit noir qui l'enveloppait le frappa singulièrement. Il
s'arrêta, fit le tour de cette voiture, revint sur ses pas pour la
revoir encore, et tâcha d'apercevoir quelle était la femme qui s'y
tenait cachée. Le coeur de Corinne battait pendant ce temps avec une
extrême violence, et tout ce qu'elle redoutait, c'était de s'évanouir et
d'être ainsi découverte; mais elle résista cependant à son émotion, et
lord Nelvil perdit l'idée qui l'avait d'abord occupé. Quand la revue fut
finie, Corinne, pour ne pas attirer davantage l'attention d'Oswald,
descendit de voiture pendant qu'il ne pouvait la voir, et se plaça
derrière les arbres et la foule, de manière à n'être pas aperçue. Oswald
alors s'approcha de la calèche de lady Edgermond; et, lui montrant un
cheval très-doux que ses gens avaient amené, il demanda pour Lucile la
permission de monter ce cheval à côté de la voiture de sa mère. Lady
Edgermond y consentit, en lui recommandant beaucoup de veiller sur sa
fille. Lord Nelvil était descendu de cheval; il parlait chapeau bas, à
la portière de lady Edgermond, avec une expression si respectueuse et si
sensible en même temps, que Corinne n'y voyait que trop un attachement
pour la mère, animé par l'attrait qu'inspirait la fille.

Lucile descendit de voiture. Elle avait un habit de cheval qui dessinait
à ravir l'élégance de sa taille; sur sa tête un chapeau noir orné de
plumes blanches; et ses beaux cheveux blonds, légers comme l'air,
tombaient avec grâce sur son charmant visage. Oswald baissa la main de
manière que Lucile pût y poser son pied pour monter sur le cheval.
Lucile s'attendait que ce serait un de ses gens qui lui rendrait ce
service; elle rougit en le recevant de lord Nelvil. Il insista: Lucile
enfin mit sur cette main un pied charmant, et s'élança si légèrement à
cheval, que tous ses mouvements donnaient l'idée d'une de ces sylphides
que l'imagination nous peint avec des couleurs si délicates. Elle partit
au galop. Oswald la suivit et ne la perdit pas de vue. Une fois le
cheval fit un faux pas. A l'instant lord Nelvil l'arrêta, examina la
bride et le mors avec une aimable anxiété. Une autre fois il crut à tort
que le cheval s'emportait; il devint pâle comme la mort; et, poussant
son propre cheval avec une incroyable ardeur, dans une seconde il
atteignit celui de Lucile, descendit et se précipita devant elle.
Lucile, ne pouvant plus retenir son cheval, frémissait à son tour de
renverser Oswald; mais d'une main il saisit la bride, et de l'autre il
soutint Lucile, qui en sautant s'appuya légèrement sur lui.

Que fallait-il de plus pour convaincre Corinne du sentiment d'Oswald
pour Lucile? Ne voyait-elle pas tous les signes d'intérêt qu'il lui
avait autrefois prodigués? Et même, pour son éternel désespoir, ne
croyait-elle pas apercevoir dans les regards de lord Nelvil plus de
timidité, plus de réserve qu'il n'en avait dans le temps de son amour
pour elle? Deux fois elle tira l'anneau de son doigt; elle était prête à
fendre la foule pour le jeter aux pieds d'Oswald; et l'espoir de mourir
à l'instant même l'encourageait dans cette résolution. Mais quelle est
la femme née même sous le soleil du Midi, qui peut, sans frissonner,
attirer sur ses sentiments l'attention de la multitude? Bientôt Corinne
frémit à la pensée de se montrer à lord Nelvil dans cet instant, et
sortit de la foule pour rejoindre sa voiture. Comme elle traversait une
allée solitaire, Oswald vit encore de loin cette même figure noire qui
l'avait frappé, et l'impression qu'elle produisit sur lui cette fois fut
beaucoup plus vive. Cependant il attribua l'émotion qu'il en ressentait
au remords d'avoir été dans ce jour, pour la première fois, infidèle au
fond de son coeur à l'image de Corinne; et, rentré chez lui, il prit à
l'instant la résolution de repartir pour l'Écosse, puisque son régiment
ne s'embarquait pas encore de quelque temps.


CHAPITRE VII

Corinne retourna chez elle dans un état de douleur qui troublait sa
raison, et dès ce moment ses forces furent pour jamais affaiblies. Elle
résolut d'écrire à lord Nelvil pour lui apprendre, et son arrivée en
Angleterre, et tout ce qu'elle avait souffert depuis qu'elle y était.
Elle commença cette lettre, d'abord remplie des plus amers reproches, et
puis elle la déchira. «Que signifient les reproches en amour?
s'écria-t-elle, ce sentiment serait-il le plus intime, le plus pur, le
plus généreux des sentiments, s'il n'était pas en tout involontaire? Que
ferais-je donc avec mes plaintes? Une autre voix, un autre regard, ont
le secret de son âme; tout n'est-il donc pas dit?» Elle recommença sa
lettre, et cette fois elle voulut peindre à lord Nelvil la monotonie
qu'il pourrait trouver dans son union avec Lucile. Elle essayait de lui
prouver que, sans une parfaite harmonie de l'âme et de l'esprit, aucun
bonheur de sentiment n'était durable; et puis elle déchira cette lettre
encore plus vivement que la première. «S'il ne sait pas ce que je vaux,
disait-elle, est-ce moi qui le lui apprendrai? Et d'ailleurs dois-je
parler ainsi de ma soeur? Est-il vrai qu'elle me soit inférieure autant
que je cherche à me le persuader? Et quand elle le serait, est-ce à moi
qui, comme une mère, l'ai pressée dans son enfance contre mon coeur,
est-ce à moi qu'il appartient de le dire? Ah! non, il ne faut pas
vouloir ainsi son propre bonheur à tout prix. Elle passe, cette vie
pendant laquelle on a tant de désirs; et, longtemps même avant la mort,
quelque chose de doux et de rêveur nous détache par degrés de
l'existence.»

Elle reprit encore une fois la plume, et ne parla que de son malheur;
mais, en l'exprimant, elle éprouvait une telle pitié d'elle-même,
qu'elle couvrait son papier de ses larmes. «Non, dit-elle encore, il ne
faut pas envoyer cette lettre: s'il y résiste, je le haïrai; s'il y
cède, je ne saurai pas s'il n'a pas fait un sacrifice; s'il ne conserve
pas le souvenir d'une autre. Il vaut mieux le voir, lui parler, lui
remettre cet anneau, gage de ses promesses;» et elle se hâta de
l'envelopper dans une lettre où elle n'écrivit que ces mots: _Vous êtes
libre_; et, mettant la lettre dans son sein, elle attendit que le soir
approchât pour aller chez Oswald. Il lui sembla qu'en plein jour elle
eût rougi devant tous ceux qui l'auraient regardée; et cependant elle
voulait devancer le moment où lord Nelvil avait coutume d'aller chez
lady Edgermond. A six heures donc elle partit, mais en tremblant comme
une esclave condamnée. On a si peur de ce qu'on aime quand une fois la
confiance est perdue! Ah! l'objet d'une affection passionnée est à nos
yeux, ou le protecteur le plus sûr, ou le maître le plus redoutable.

Corinne fit arrêter sa voiture devant la porte de lord Nelvil, et
demanda d'une voix tremblante à l'homme qui ouvrait cette porte s'il
était chez lui. _Depuis une demi-heure, madame_, répondit-il, _milord
est parti pour l'Écosse._ Cette nouvelle serra le coeur de Corinne; elle
tremblait de voir Oswald; mais cependant son âme allait au-devant de
cette inexprimable émotion. L'effort était fait, elle se croyait près
d'entendre sa voix, et il fallait maintenant prendre une nouvelle
résolution pour le retrouver, attendre encore plusieurs jours, et
condescendre à une démarche de plus. Néanmoins, à tout prix alors,
Corinne voulait le revoir. Le lendemain donc elle partit pour Édimbourg.


CHAPITRE VIII

Avant de quitter Londres, lord Nelvil était retourné chez son banquier;
et quand il sut qu'aucune lettre de Corinne n'était arrivée, il se
demanda avec amertume s'il devait sacrifier un bonheur domestique
certain et durable à une personne qui peut-être ne se ressouvenait plus
de lui. Cependant il résolut d'écrire encore en Italie, comme il l'avait
déjà fait plusieurs fois depuis six semaines, pour demander à Corinne la
cause de son silence, et pour lui déclarer encore que, tant qu'elle ne
lui renverrait pas son anneau, il ne serait jamais l'époux d'une autre.
Il fit son voyage dans des dispositions très-pénibles: il aimait Lucile
presque sans la connaître, car il ne lui avait pas entendu prononcer
vingt paroles; mais il regrettait Corinne, et s'affligeait des
circonstances qui les séparaient; tour à tour le charme timide de l'une
le captivait, et il se retraçait la grâce brillante, l'éloquence sublime
de l'autre. Si dans ce moment il avait su que Corinne l'aimait plus que
jamais, qu'elle avait tout quitté pour le suivre, il n'aurait jamais
revu Lucile: mais il se croyait oublié; et, réfléchissant sur le
caractère de Lucile et sur celui de Corinne, il se disait qu'un
extérieur froid et réservé cachait souvent les sentiments les plus
profonds. Il se trompait: les âmes passionnées se trahissent de mille
manières, et ce que l'on contient toujours est bien faible.

Une circonstance vint ajouter encore à l'intérêt que Lucile inspirait à
lord Nelvil. En retournant dans sa terre, il passa si près de celle qui
appartenait à lady Edgermond, que la curiosité l'y conduisit. Il se fit
ouvrir le cabinet où Lucile avait coutume de travailler. Ce cabinet
était rempli des souvenirs du temps que le père d'Oswald y avait passé
près de Lucile pendant que son fils était en France. Elle avait élevé un
piédestal de marbre à la place même où, peu de mois avant sa mort, il
lui donnait des leçons, et sur ce piédestal était gravé: _A la mémoire
de mon second père!_ Enfin un livre était posé sur la table, Oswald
l'ouvrit; il y reconnut le recueil des pensées de son père, et sur la
première page il trouva ces mots écrits par son père lui-même: _A celle
qui m'a consolé dans mes peines, à l'âme la plus pure, à la femme
angélique qui fera la gloire et le bonheur de son époux!_ Avec quelle
émotion Oswald lut ces lignes, où l'opinion de celui qu'il révérait
était si vivement exprimée! Il s'étonna du silence de Lucile envers lui
sur les témoignages d'affection qu'elle avait reçus de son père. Il crut
voir dans ce silence la délicatesse la plus rare, la crainte de forcer
son choix par l'idée d'un devoir; enfin il fut frappé de ces paroles: _A
celle qui m'a consolé dans mes peines!_ «C'est donc Lucile,
s'écria-t-il, c'est elle qui adoucissait le mal que je faisais à mon
père; et je l'abandonnerais quand sa mère est mourante, quand elle
n'aura plus que moi pour consolateur! Ah! Corinne, vous si brillante, si
recherchée, avez-vous besoin, comme Lucile, d'un ami fidèle et dévoué?
Elle n'était plus brillante, elle n'était plus recherchée, cette Corinne
qui errait seule d'auberge en auberge, ne voyant pas même celui pour qui
elle avait tout quitté, et n'ayant pas la force de s'en éloigner. Elle
était tombé malade dans une petite ville, à moitié chemin d'Édimbourg,
et n'avait pu, malgré ses efforts, continuer sa route. Elle pensait
souvent, pendant les longues nuits de ses souffrances, que, si elle
était morte dans ce lieu, Thérésine seule aurait su son nom, et l'aurait
inscrit sur sa tombe. Quel changement, quel sort pour une femme qui ne
pouvait pas faire un pas en Italie, sans que la foule des hommages se
précipitât sur ses pas! Et faut-il qu'un seul sentiment dépouille ainsi
toute la vie? Enfin, après huit jours d'angoisses inexprimables, elle
reprit sa triste route; car, bien que l'espérance de voir Oswald en fût
le terme, il y avait tant de pénibles sentiments confondus avec cette
vive attente, que son coeur n'en éprouvait qu'une inquiétude
douloureuse. Avant d'arriver à la demeure de lord Nelvil, Corinne eut le
désir de s'arrêter quelques heures dans la terre de son père, qui n'en
était pas éloignée, et où lord Edgermond avait ordonné que son tombeau
fût placé. Elle n'y avait point été depuis ce temps, et elle n'avait
passé dans cette terre qu'un mois, seule avec son père. C'était l'époque
la plus heureuse de son séjour en Angleterre. Ces souvenirs lui
inspiraient le besoin de revoir son habitation, et elle ne croyait pas
que lady Edgermond dût y être déjà.

A quelques milles du château, Corinne aperçut sur le grand chemin une
voiture renversée. Elle fit arrêter la sienne, et vit sortir de celle
qui était brisée un vieillard très-effrayé de la chute qu'il venait de
faire. Corinne se hâta de le secourir, et lui offrit de le conduire
elle-même jusqu'à la ville voisine. Il accepta avec reconnaissance, et
dit qu'il se nommait M. Dickson. Corinne reconnut ce nom qu'elle avait
souvent entendu prononcer à lord Nelvil. Elle dirigea l'entretien de
manière à faire parler ce bon vieillard sur le seul objet qui
l'intéressât dans la vie. M. Dickson était l'homme du monde qui causait
le plus volontiers; et, ne se doutant pas que Corinne, dont il ignorait
le nom, et qu'il prenait pour une Anglaise, eût aucun intérêt
particulier dans les questions qu'elle lui faisait, il se mit à dire
tout ce qu'il savait avec le plus grand détail; et comme il désirait de
plaire à Corinne, dont les soins l'avaient touché, il fut indiscret pour
l'amuser.

Il raconta comment il avait appris lui-même à lord Nelvil que son père
s'était opposé d'avance au mariage qu'il voulait contracter maintenant,
et fit l'extrait de la lettre qu'il lui avait remise, en répétant
plusieurs fois ces mots, qui perçaient le coeur de Corinne: _Son père
lui a défendu d'épouser cette Italienne; ce serait outrager sa mémoire
que de braver sa volonté._

M. Dickson ne se borna point encore à ces cruelles paroles; il affirma
de plus qu'Oswald aimait Lucile, que Lucile l'aimait; que lady Edgermond
souhaitait vivement ce mariage, mais qu'un engagement pris en Italie
empêchait lord Nelvil d'y consentir. «Quoi! dit Corinne à M. Dickson, en
tâchant de contenir le trouble affreux qui l'agitait, vous croyez que
c'est seulement à cause de l'engagement qu'il a contracté que lord
Nelvil ne se marie pas avec miss Lucile Edgermond?--J'en suis bien sûr,
reprit M. Dickson, charmé d'être interrogé de nouveau; il y a trois
jours encore, j'ai vu lord Nelvil; et, bien qu'il ne m'ait pas expliqué
la nature des liens qu'il avait formés en Italie, il m'a dit ces
paroles, que j'ai mandées à lady Edgermond: _Si j'étais libre,
j'épouserais Lucile._--S'il était libre!» répéta Corinne; et dans ce
moment sa voiture s'arrêta devant la porte de l'auberge où elle
conduisait M. Dickson. Il voulut la remercier, lui demander dans quel
lieu il pourrait la revoir; Corinne ne l'entendait plus. Elle lui serra
la main sans pouvoir lui répondre, et le quitta sans avoir prononcé un
seul mot. Il était tard; cependant elle voulut aller encore dans les
lieux où reposaient les cendres de son père: le désordre de son esprit
lui rendait ce pèlerinage sacré plus nécessaire que jamais.


CHAPITRE IX

Lady Edgermond était depuis deux jours à sa terre, et ce soir-là même il
y avait un grand bal chez elle. Tous ses voisins, tous ses vassaux lui
avaient demandé de se réunir pour célébrer son arrivée; Lucile l'avait
aussi désiré, peut-être dans l'espoir qu'Oswald y viendrait: en effet,
il y était lorsque Corinne arriva. Elle vit beaucoup de voitures dans
l'avenue, et fit arrêter la sienne à quelques pas; elle descendit, et
reconnut le séjour où son père lui avait témoigné les sentiments les
plus tendres. Quelle différence entre ces temps, qu'elle croyait alors
malheureux, et sa situation actuelle! C'est ainsi que dans la vie on est
puni des peines de l'imagination par les chagrins réels, qui
n'apprennent que trop à connaître le véritable malheur.

Corinne fit demander pourquoi le château était illuminé, et quelles
étaient les personnes qui s'y trouvaient dans ce moment. Le hasard fit
que le domestique de Corinne interrogea l'un de ceux que lord Nelvil
avait pris à son service en Angleterre, et qui se trouvait là dans ce
moment. Corinne entendit sa réponse. _C'est un bal_, dit-il, _que donne
aujourd'hui lady Edgermond; et lord Nelvil, mon maître_, ajouta-t-il, _a
ouvert ce bal avec miss Lucile Edgermond, l'héritière de ce château._ A
ces mots, Corinne frémit, mais elle ne changea point de résolution. Une
âpre curiosité l'entraînait à se rapprocher des lieux où tant de
douleurs la menaçaient; elle fit signe à ses gens de s'éloigner, et elle
entra seule dans le parc, qui se trouvait ouvert, et dans lequel, à
cette heure, l'obscurité permettait de se promener longtemps sans être
vue. Il était dix heures; et depuis que le bal avait commencé, Oswald
dansait avec Lucile ces contredanses anglaises que l'on recommence cinq
ou six fois dans la soirée; mais toujours le même homme danse avec la
même femme, et la plus grande gravité règne quelquefois dans cette
partie de plaisir.

Lucile dansait noblement, mais sans vivacité; le sentiment même qui
l'occupait ajoutait à son sérieux naturel. Comme on était curieux dans
le canton de savoir si elle aimait lord Nelvil, tout le monde la
regardait avec plus d'attention encore que de coutume, ce qui
l'empêchait de lever les yeux sur Oswald; et sa timidité était telle,
qu'elle ne voyait ni n'entendait rien. Ce trouble et cette réserve
touchèrent beaucoup lord Nelvil dans le premier moment; mais comme cette
situation ne variait pas, il commençait un peu à s'en fatiguer, et
comparait cette longue rangée d'hommes et de femmes, et cette musique
monotone, avec la grâce animée des airs et des danses d'Italie. Cette
réflexion le fit tomber dans une profonde rêverie, et Corinne eût encore
goûté quelques instants de bonheur si elle avait pu connaître alors les
sentiments de lord Nelvil. Mais l'infortunée, qui se sentait étrangère
sur le sol paternel, isolée près de celui qu'elle avait espéré pour
époux, parcourait au hasard les sombres allées d'une demeure qu'elle
pouvait autrefois considérer comme la sienne. La terre manquait sous ses
pas, et l'agitation de la douleur lui tenait seule lieu de force:
peut-être pensait-elle qu'elle rencontrerait Oswald dans le jardin; mais
elle ne savait pas elle-même ce qu'elle désirait.

Le château était placé sur une hauteur, au pied de laquelle coulait une
rivière. Il y avait beaucoup d'arbres sur l'un des bords, mais l'autre
n'offrait que des rochers arides et couverts de bruyère. Corinne, en
marchant, se trouva près de la rivière; elle entendit là tout à la fois
la musique de la fête et le murmure des eaux. La lueur des lampions du
bal se réfléchissait d'en haut jusqu'au milieu des ondes, tandis que le
pâle reflet de la lune éclairait seul les campagnes désertes de l'autre
rive. On eût dit que dans ces lieux, comme dans la tragédie de Hamlet,
les ombres erraient autour du palais où se donnaient les festins.

L'infortunée Corinne, seule, abandonnée, n'avait qu'un pas à faire pour
se plonger dans l'éternel oubli. «Ah! s'écria-t-elle, si demain,
lorsqu'il se promènera sur ces bords avec la troupe joyeuse de ses amis,
ses pas triomphants heurtaient contre les restes de celle qu'une fois
pourtant il a aimée, n'aurait-il pas une émotion qui me vengerait, une
douleur qui ressemblerait à ce que je souffre? Non, non, reprit-elle, ce
n'est pas la vengeance qu'il faut chercher dans la mort, mais le repos.»
Elle se tut, et contempla de nouveau cette rivière qui coulait si vite
et néanmoins si régulièrement, cette nature si bien ordonnée, quand
l'âme humaine est toute en tumulte; elle se rappela le jour où lord
Nelvil se précipita dans la mer pour sauver un vieillard. «Qu'il était
bon alors! s'écria Corinne, hélas! dit-elle en pleurant, peut-être
l'est-il encore! Pourquoi le blâmer parce que je souffre? peut-être ne
le sait-il pas; peut-être, s'il me voyait...» Et tout à coup elle prit
la résolution de faire demander lord Nelvil au milieu de cette fête, et
de lui parler à l'instant. Elle remonta vers le château, avec l'espèce
de mouvement que donne une décision nouvellement prise, une décision qui
succède à de longues incertitudes; mais en approchant elle fut saisie
d'un tel tremblement, qu'elle fut obligée de s'asseoir sur un banc de
pierre qui était devant les fenêtres. La foule des paysans rassemblés
pour voir danser empêcha qu'elle ne fût remarquée.

Lord Nelvil, dans ce moment, s'avança sur le balcon; il respira l'air
frais du soir; quelques rosiers qui se trouvaient là lui rappelèrent le
parfum que portait habituellement Corinne, et l'impression qu'il en
ressentit le fit tressaillir. Cette fête longue et ennuyeuse le
fatiguait; il se souvint du bon goût de Corinne dans l'arrangement d'une
fête, de son intelligence dans tout ce qui tenait aux beaux-arts, et il
sentit que c'était seulement dans la vie régulière et domestique qu'il
se représentait avec plaisir Lucile pour compagne. Tout ce qui
appartenait le moins du monde à l'imagination, à la poésie, lui
retraçait le souvenir de Corinne, et renouvelait ses regrets. Pendant
qu'il était dans cette disposition, un de ses amis s'approcha de lui, et
ils s'entretinrent quelques moments ensemble. Corinne alors entendit la
voix d'Oswald.

Inexprimable émotion que la voix de ce qu'on aime! Mélange confus
d'attendrissement et de terreur! car il est des impressions si vives,
que notre pauvre et faible nature se craint elle-même en les éprouvant.

Un des amis d'Oswald lui dit: «Ne trouvez-vous pas ce bal
charmant?--Oui, répondit-il avec distraction; oui, en vérité,»
répéta-t-il en soupirant. Ce soupir et l'accent mélancolique de sa voix
causèrent à Corinne une vive joie: elle se crut certaine de retrouver le
coeur d'Oswald, de se faire encore entendre de lui; et, se levant avec
précipitation, elle s'avança vers un des domestiques de la maison pour
le charger de demander lord Nelvil. Si elle avait suivi ce mouvement,
combien sa destinée et celle d'Oswald eussent été différentes!

Dans cet instant, Lucile s'approcha de la fenêtre; et voyant passer dans
le jardin, à travers l'obscurité, une femme vêtue de blanc, mais sans
aucun ornement de fête, sa curiosité fut excitée. Elle avança la tête,
et, regardant attentivement, elle crut reconnaître les traits de sa
soeur; mais comme elle ne doutait pas qu'elle ne fût morte depuis sept
années, la frayeur que lui causa cette vue la fit tomber évanouie. Tout
le monde courut à son secours. Corinne ne trouva plus le domestique
auquel elle voulait parler, et se retira plus avant dans l'allée, afin
de ne pas être remarquée.

Lucile revint à elle, et n'osa point avouer ce qui l'avait émue. Mais,
comme dès l'enfance sa mère avait fortement frappé son esprit par toutes
les idées qui tiennent à la dévotion, elle se persuada que l'image de sa
soeur lui était apparue, marchant vers le tombeau de leur père, pour lui
reprocher l'oubli de ce tombeau, le tort qu'elle avait eu de recevoir
une fête dans ces lieux, sans remplir au moins auparavant un pieux
devoir envers des cendres révérées. Au moment donc où Lucile se crut
sûre de n'être pas observée, elle sortit du bal. Corinne s'étonna de la
voir seule ainsi dans le jardin et s'imagina que lord Nelvil ne
tarderait pas à la rejoindre, et que peut-être il lui avait demandé un
entretien secret pour obtenir d'elle la permission de faire connaître
ses voeux à sa mère. Cette idée la rendit immobile; mais bientôt elle
remarqua que Lucile tournait ses pas vers un bosquet qu'elle savait
devoir être le lieu où le tombeau de son père avait été élevé; et
s'accusant, à son tour, de n'avoir pas commencé à y porter ses regards
et ses larmes, elle suivit sa soeur à quelque distance, se cachant à
l'aide des arbres et de l'obscurité. Elle aperçut enfin de loin le
sarcophage noir élevé sur la place où les restes de lord Edgermond
étaient ensevelis. Une profonde émotion la força de s'arrêter et de
s'appuyer contre un arbre. Lucile aussi s'arrêta, et se pencha
respectueusement à l'aspect du tombeau.

Dans ce moment Corinne était prête à se découvrir à sa soeur, à lui
redemander, au nom de leur père, et son rang et son époux; mais Lucile
fit quelques pas avec précipitation pour s'approcher du monument, et le
courage de Corinne défaillit. Il y a dans le coeur d'une femme tant de
timidité réunie à l'impétuosité des sentiments, qu'un rien peut la
retenir comme un rien l'entraîner. Lucile se mit à genoux devant la
tombe de son père: elle écarta ses blonds cheveux qu'une guirlande de
fleurs tenait rassemblés, et leva ses yeux au ciel pour prier avec un
regard angélique. Corinne était placée derrière les arbres; et, sans
pouvoir être découverte, elle voyait facilement sa soeur qu'un rayon de
la lune éclairait doucement; elle se sentit tout à coup saisie par un
attendrissement purement généreux. Elle contempla cette expression de
piété si pure, ce visage si jeune, que les traits de l'enfance s'y
faisaient remarquer encore; elle se retraça le temps où elle avait servi
de mère à Lucile; elle réfléchit sur elle-même; elle pensa qu'elle
n'était pas loin de trente ans, de ce moment où le déclin de la jeunesse
commence; tandis que sa soeur avait devant elle un long avenir indéfini,
un avenir qui n'était troublé par aucun souvenir, par aucune vie passée
dont il fallût répondre ni devant les autres ni devant sa propre
conscience. «Si je me montre à Lucile, se dit-elle, si je lui parle, son
âme encore paisible sera bientôt troublée. J'ai déjà tant souffert, je
saurai souffrir encore; mais l'innocente Lucile va passer dans un
instant du calme à l'agitation la plus cruelle; et c'est moi qui l'ai
tenue dans mes bras, qui l'ai fait dormir sur mon sein, c'est moi qui la
précipiterais dans le monde des douleurs!» Ainsi pensait Corinne.
Cependant l'amour livrait dans son coeur un cruel combat à ce sentiment
désintéressé, à cette exaltation de l'âme qui la portait à se sacrifier
elle-même.

Lucile dit alors tout haut: «O mon père! priez pour moi.» Corinne
l'entendit; et se laissant aussi tomber à genoux, elle demanda la
bénédiction paternelle pour les deux soeurs à la fois, et répandit des
larmes qu'arrachaient de son coeur des sentiments plus purs encore que
l'amour. Lucile, continuant sa prière, prononça distinctement ces
paroles: «O ma soeur, intercédez pour moi dans le ciel; vous m'avez
aimée dans mon enfance, continuez à me protéger.» Ah! combien cette
prière attendrit Corinne! Lucile, enfin, d'une voix pleine de ferveur,
dit: «Mon père, pardonnez-moi l'instant d'oubli dont un sentiment
ordonné par vous-même est la cause. Je ne suis point coupable en aimant
celui que vous m'aviez destiné pour époux; mais achevez votre ouvrage,
et faites qu'il me choisisse pour la compagne de sa vie: je ne puis être
heureuse qu'avec lui; mais jamais il ne saura que je l'aime, jamais ce
coeur tremblant ne trahira son secret. O mon Dieu! ô mon père! consolez
votre fille, et rendez-la digne de l'estime et de la tendresse
d'Oswald!--Oui, répéta Corinne à voix basse, exaucez-la, mon père; et
pour l'autre de vos enfants, une mort douce et tranquille.»

En achevant ce voeu solennel, le plus grand effort dont l'âme de Corinne
fût capable, elle tira de son sein la lettre qui contenait l'anneau
donné par Oswald, et s'éloigna rapidement. Elle sentait bien qu'en
envoyant cette lettre et laissant ignorer à lord Nelvil qu'elle était en
Angleterre, elle brisait leurs liens et donnait Oswald à Lucile; mais en
présence de ce tombeau, les obstacles qui la séparaient de lui s'étaient
offerts avec plus de force que jamais; elle s'était rappelé les paroles
de M. Dickson: _Son père lui défend d'épouser cette Italienne_, et il
lui sembla que le sien aussi s'unissait à celui d'Oswald, et que
l'autorité paternelle tout entière condamnait son amour. L'innocence de
Lucile, sa jeunesse, sa pureté, exaltaient son imagination, et elle
était, un moment du moins, fière de s'immoler pour qu'Oswald fût en paix
avec son pays, avec sa famille, avec lui-même.

La musique qu'on entendait en approchant du château soutenait le courage
de Corinne. Elle aperçut un pauvre vieillard aveugle qui était assis au
pied d'un arbre, écoutant le bruit de la fête. Elle s'avança vers lui en
le priant de remettre la lettre qu'elle lui donnait à l'un des gens du
château. Ainsi elle ne courut pas même le risque que lord Nelvil pût
découvrir qu'une femme l'avait apportée. En effet, qui eût vu Corinne
remettant cette lettre aurait senti qu'elle contenait le destin de sa
vie. Ses regards, sa main tremblante, sa voix solennelle et troublée,
tout annonçait un de ces terribles moments où la destinée s'empare de
nous, où l'être malheureux n'agit plus que comme l'esclave de la
fatalité qui le poursuit.

Corinne observa de loin le vieillard, qu'un chien fidèle conduisait:
elle le vit donner sa lettre à l'un des domestiques de lord Nelvil, qui,
par hasard, dans cet instant, en apportait d'autres au château. Toutes
les circonstances se réunissaient pour ne plus laisser d'espoir. Corinne
fit encore quelques pas en se retournant pour regarder ce domestique
avancer vers la porte; et, quand elle ne le vit plus, quand elle fut sur
le grand chemin, quand elle n'entendit plus la musique, et que les
lumières mêmes du château ne se firent plus apercevoir, une sueur froide
mouilla son front, un frissonnement de mort la saisit: elle voulut
avancer encore, mais la nature s'y refusa, et elle tomba sans
connaissance sur la route.



LIVRE DIX-HUITIÈME

LE SÉJOUR A FLORENCE


CHAPITRE PREMIER

Le comte d'Erfeuil, après avoir passé quelque temps en Suisse, et s'être
ennuyé de la nature dans les Alpes, comme il s'était fatigué des
beaux-arts à Rome, sentit tout à coup le désir d'aller en Angleterre, où
on l'avait assuré que se trouvait la profondeur de la pensée; et il
s'était persuadé un matin, en s'éveillant, que c'était de cela qu'il
avait besoin. Ce troisième essai ne lui ayant pas mieux réussi que les
deux premiers, son attachement pour lord Nelvil se ranima tout à coup;
et s'étant dit, aussi un matin, qu'il n'y avait de bonheur que dans
l'amitié véritable, il partit pour l'Écosse. Il alla d'abord chez lord
Nelvil, et ne le trouva pas chez lui; mais ayant appris que c'était chez
lady Edgermond qu'on pourrait le rencontrer, il remonta sur-le-champ à
cheval pour l'y chercher, tant il se croyait le besoin de le revoir.
Comme il passait très-vite, il aperçut sur le bord du chemin une femme
étendue sans mouvement; il s'arrêta, descendit de cheval, et se hâta de
la secourir. Quelle fut sa surprise en reconnaissant Corinne à travers
sa mortelle pâleur! Une vive pitié le saisit; avec l'aide de son
domestique il arrangea quelques branches pour la transporter, et son
dessein était de la conduire ainsi au château de lady Edgermond, lorsque
Thérésine, qui était restée dans la voiture de Corinne, inquiète de ne
pas voir revenir sa maîtresse, arriva dans ce moment, et, croyant que
lord Nelvil pouvait seul l'avoir plongée dans cet état, décida qu'il
fallait la porter à la ville voisine. Le comte d'Erfeuil suivit Corinne,
et pendant huit jours que l'infortunée eut la fièvre et le délire, il ne
la quitta point; ainsi c'était l'homme frivole qui la soignait, et
l'homme sensible qui lui perçait le coeur.

Ce contraste frappa Corinne quand elle reprit ses sens, et elle remercia
le comte d'Erfeuil avec une profonde émotion; il répondit en cherchant
vite à la consoler: il était plus capable de nobles actions que de
paroles sérieuses, et Corinne devait trouver en lui plutôt des secours
qu'un ami. Elle essaya de rappeler sa raison, de se retracer ce qui
s'était passé: longtemps elle eut de la peine à se souvenir de ce
qu'elle avait fait, et des motifs qui l'avaient décidée. Peut-être
commençait-elle à trouver son sacrifice trop grand, et pensait-elle à
dire au moins un dernier adieu à lord Nelvil avant de quitter
l'Angleterre, lorsque, le jour qui suivit celui où elle avait repris
connaissance, elle vit, dans un papier public, que le hasard fit tomber
sous ses yeux, cet article-ci:

  «Lady Edgermond vient d'apprendre que sa belle-fille, qu'elle croyait
  morte en Italie, vit, et jouit à Rome, sous le nom de Corinne, d'une
  très-grande réputation littéraire. Lady Edgermond se fait honneur de
  la reconnaître, et de partager avec elle l'héritage du frère de lord
  Edgermond, qui vient de mourir aux Indes.

  «Lord Nelvil doit épouser dimanche prochain miss Lucile Edgermond,
  fille cadette de lord Edgermond, et fille unique de lady Edgermond, sa
  veuve. Le contrat a été signé hier.»

Corinne, pour son malheur, ne perdit point l'usage de ses sens en lisant
cette nouvelle; il se fit en elle une révolution subite, tous les
intérêts de la vie l'abandonnèrent; elle se sentit comme une personne
condamnée à mort, mais qui ne sait pas encore quand sa sentence sera
exécutée; et depuis ce moment la résignation du désespoir fut le seul
sentiment de son âme.

Le comte d'Erfeuil entra dans sa chambre; il la trouva plus pâle encore
que quand elle était évanouie, et lui demanda de ses nouvelles avec
anxiété. «Je ne suis pas plus mal, je voudrais partir après-demain, qui
est dimanche, dit-elle avec solennité; j'irai jusqu'à Plymouth, et je
m'embarquerai pour l'Italie.--Je vous accompagnerai, répondit vivement
le comte d'Erfeuil; je n'ai rien qui me retienne en Angleterre. Je serai
enchanté de faire ce voyage avec vous.--Vous êtes bon, reprit Corinne,
vraiment bon; il ne faut pas juger sur les apparences...» Puis
s'arrêtant, elle reprit: «J'accepte jusqu'à Plymouth votre appui, car je
ne serais pas sûre de me guider jusque-là; mais, quand une fois on est
embarqué, le vaisseau vous emmène, dans quelque état que vous soyez;
c'est égal.» Elle fit signe au comte d'Erfeuil de la laisser seule, et
pleura longtemps devant Dieu, en lui demandant la force de supporter sa
douleur. Elle n'avait plus rien de l'impétueuse Corinne; les forces de
sa puissante vie étaient épuisées, et cet anéantissement, dont elle ne
pouvait elle-même se rendre compte, lui donnait du calme. Le malheur
l'avait vaincue: ne faut-il pas tôt ou tard que les plus rebelles
courbent la tête sous son joug?

Le dimanche, Corinne partit d'Écosse avec le comte d'Erfeuil. «C'est
aujourd'hui, dit-elle en se levant de son lit pour aller dans sa
voiture, c'est aujourd'hui!» Le comte d'Erfeuil voulut l'interroger;
elle ne répondit point, et retomba dans le silence. Ils passèrent devant
une église, et Corinne demanda au comte d'Erfeuil la permission d'y
entrer un moment: elle se mit à genoux devant l'autel, et, s'imaginant
qu'elle y voyait Oswald et Lucile, elle pria pour eux; mais l'émotion
qu'elle ressentit fut si forte, qu'en voulant se relever elle chancela,
et ne put faire un pas sans être soutenue par Thérésine et le comte
d'Erfeuil, qui vinrent au-devant d'elle. On se levait dans l'église pour
la laisser passer, et on lui montrait une grande pitié. «J'ai donc l'air
bien malade? dit-elle au comte d'Erfeuil; il y a des personnes plus
jeunes et plus brillantes que moi qui à cette heure sortent de l'église
d'un pas triomphant.»

Le comte d'Erfeuil n'entendit pas la fin de ces paroles; il était bon,
mais il ne pouvait être sensible; aussi, dans la route, tout en aimant
Corinne, était-il ennuyé de sa tristesse, et il essayait de l'en tirer,
comme si, pour oublier tous les chagrins de la vie, il ne fallait que le
vouloir. Quelquefois il lui disait: _Je vous l'avais bien dit._
Singulière manière de consoler; satisfaction que la vanité se donne aux
dépens de la douleur!

Corinne faisait des efforts inouïs pour dissimuler ce qu'elle souffrait,
car on est honteux des affections fortes devant les âmes légères; un
sentiment de pudeur s'attache à tout ce qui n'est pas compris, à tout ce
qu'il faut expliquer, à ces secrets de l'âme enfin dont on ne vous
soulage qu'en les devinant. Corinne aussi se savait mauvais gré de
n'être pas assez reconnaissante des marques de dévouement que lui
donnait le comte d'Erfeuil; mais il y avait dans sa voix, dans son
accent, dans ses regards, tant de distraction, tant de besoin de
s'amuser, qu'on était sans cesse au moment d'oublier ses actions
généreuses, comme il les oubliait lui-même. Il est sans doute très-noble
de mettre peu de prix à ses bonnes actions; mais il pourrait arriver que
l'indifférence qu'on témoignerait pour ce qu'on aurait fait de bien,
cette indifférence si belle en elle-même, fût néanmoins, dans de
certains caractères, l'effet de la frivolité.

Corinne, pendant son délire, avait trahi presque tous ses secrets, et
les papiers publics avaient appris le reste au comte d'Erfeuil;
plusieurs fois il avait voulu que Corinne s'entretînt avec lui de ce
qu'il appelait _ses affaires_; mais il suffisait de ce mot pour glacer
la confiance de Corinne, et elle le supplia de ne pas exiger d'elle
qu'elle prononçât le nom de lord Nelvil. Au moment de quitter le comte
d'Erfeuil, Corinne ne savait comment lui exprimer sa reconnaissance; car
elle était à la fois bien aise de se trouver seule, et fâchée de se
séparer d'un homme qui se conduisait si bien envers elle. Elle essaya de
le remercier; mais il lui dit si naturellement de n'en plus parler,
qu'elle se tut. Elle le chargea d'annoncer à lady Edgermond qu'elle
refusait en entier l'héritage de son oncle, et le pria de s'acquitter de
cette commission comme s'il l'avait reçue d'Italie, sans apprendre à sa
belle-mère qu'elle était venue en Angleterre.

«Et lord Nelvil doit-il le savoir?» dit alors le comte d'Erfeuil. Ces
mots firent tressaillir Corinne. Elle se tut quelque temps, puis elle
reprit: «Vous pourrez le lui dire bientôt; oui, bientôt; mes amis de
Rome vous manderont quand vous le pourrez.--Soignez au moins votre
santé, dit le comte d'Erfeuil. Savez-vous que je suis inquiet de
vous?--Vraiment? répondit Corinne en souriant; mais je crois en effet
que vous avez raison. Le comte d'Erfeuil lui donna le bras pour aller
jusqu'à son vaisseau: au moment de s'embarquer elle se tourna vers
l'Angleterre, vers ce pays qu'elle quittait pour toujours, et
qu'habitait le seul objet de sa tendresse et de sa douleur: ses yeux se
remplirent de larmes, les premières qui lui fussent échappées en
présence du comte d'Erfeuil. «Belle Corinne, lui dit-il, oubliez un
ingrat; souvenez-vous des amis qui vous sont si tendrement attachés; et,
croyez-moi, pensez avec plaisir à tous les avantages que vous possédez.»
Corinne, à ces mots, retira sa main au comte d'Erfeuil, et fit quelques
pas loin de lui; puis, se reprochant le mouvement auquel elle s'était
livrée, elle revint, et lui dit doucement adieu. Le comte d'Erfeuil ne
s'aperçut point de ce qui s'était passé dans l'âme de Corinne. Il entra
dans la chaloupe avec elle, la recommanda vivement au capitaine;
s'occupa même, avec le soin le plus aimable, de tous les détails qui
pouvaient rendre sa traversée plus agréable; et, revenant avec la
chaloupe, il salua le vaisseau de son mouchoir aussi longtemps qu'il le
put. Corinne répondit avec reconnaissance au comte d'Erfeuil: mais,
hélas! était-ce donc là l'ami sur lequel elle devait compter?

Les sentiments légers ont souvent une longue durée; rien ne les brise,
parce que rien ne les resserre; ils suivent les circonstances,
disparaissent et reviennent avec elles, tandis que les affections
profondes se déchirent sans retour, et ne laissent à leur place qu'une
douloureuse blessure.


CHAPITRE II

Un vent favorable transporta Corinne à Livourne en moins d'un mois. Elle
eut presque toujours la fièvre pendant ce temps; et son abattement était
tel, que, la douleur de l'âme se mêlant à la maladie, toutes ces
impressions se confondaient ensemble, et ne laissaient en elle aucune
trace distincte. Elle hésita, en arrivant, si elle se rendrait d'abord à
Rome; mais, bien que ses meilleurs amis l'y attendissent, une répugnance
insurmontable l'empêchait d'habiter les lieux où elle avait connu
Oswald. Elle se retraçait sa propre demeure, la porte qu'il ouvrait deux
fois par jour en venant chez elle, et l'idée de se retrouver là sans lui
la faisait frissonner. Elle résolut donc de se rendre à Florence; et
comme elle avait le sentiment que sa vie ne résisterait pas longtemps à
ce qu'elle souffrait, il lui convenait assez de se détacher par degrés
de l'existence, et de commencer d'abord par vivre seule, loin de ses
amis, loin de la ville témoin de ses succès, loin du séjour où l'on
essayerait de ranimer son esprit, où on lui demanderait de se montrer ce
qu'elle était autrefois, quand un découragement invincible lui rendait
tout effort odieux.

En traversant la Toscane, ce pays si fertile, en approchant de cette
Florence si parfumée de fleurs, en retrouvant enfin l'Italie, Corinne
n'éprouva que de la tristesse; toutes ces beautés de la campagne, qui
l'avaient enivrée dans un autre temps, la remplissaient de mélancolie.
_Combien est terrible_, dit Milton, _le désespoir que cet air si doux ne
calme pas!_ Il faut l'amour ou la religion pour goûter la nature; et,
dans ce moment, la triste Corinne avait perdu le premier bien de la
terre, sans avoir encore retrouvé ce calme que la dévotion seule peut
donner aux âmes sensibles et malheureuses.

La Toscane est un pays très-cultivé et très-riant, mais il ne frappe
point l'imagination comme les environs de Rome. Les Romains ont si bien
effacé les institutions primitives du peuple qui habitait jadis la
Toscane, qu'il n'y reste presque plus aucune des antiques traces qui
inspirent tant d'intérêt pour Rome et pour Naples; mais on y remarque un
autre genre de beautés historiques, ce sont les villes qui portent
l'empreinte du génie républicain du moyen âge. A Sienne, la place
publique où le peuple se rassemblait, le balcon d'où son magistrat le
haranguait, frappent les voyageurs les moins capables de réflexion; on
sent qu'il a existé là un gouvernement démocratique.

C'est une jouissance véritable que d'entendre les Toscans, de la classe
même la plus inférieure: leurs expressions, pleines d'imagination et
d'élégance, donnent l'idée du plaisir qu'on devait goûter dans la ville
d'Athènes quand le peuple parlait ce grec harmonieux qui était comme une
musique continuelle. C'est une sensation très-singulière de se croire au
milieu d'une nation dont tous les individus seraient également cultivés,
et paraîtraient tous de la classe supérieure; c'est du moins l'illusion
que fait, pour quelques moments, la pureté du langage.

L'aspect de Florence rappelle son histoire avant l'élévation des Médicis
à la souveraineté; les palais des familles principales sont bâtis comme
des espèces de forteresses d'où l'on pouvait se défendre; on voit encore
à l'extérieur les anneaux de fer auxquels les étendards de chaque parti
devaient être attachés; enfin, tout y était rangé bien plus pour
maintenir les forces individuelles que pour les réunir toutes dans
l'intérêt commun. On dirait que la ville est bâtie pour la guerre
civile. Il y a des tours au palais de justice d'où l'on pouvait
apercevoir l'approche de l'ennemi et s'en défendre. Les haines entre les
familles étaient telles, qu'on voit des palais bizarrement construits,
parce que leurs possesseurs n'ont pas voulu qu'ils s'étendissent sur le
sol où des maisons ennemies avaient été rasées. Ici les Pazzi ont
conspiré contre les Médicis; là les Guelfes ont assassiné les Gibelins;
enfin les traces de la lutte et de la rivalité sont partout; mais à
présent tout est rentré dans le sommeil, et les pierres des édifices ont
seules conservé quelque physionomie. On ne se hait plus, parce qu'il n'y
a plus rien à prétendre, parce qu'un État sans gloire comme sans
puissance n'est plus disputé par ses habitants. La vie qu'on mène à
Florence, de nos jours, est singulièrement monotone; on va se promener
tous les après-midi sur les bords de l'Arno, et le soir on se demande
les uns aux autres si l'on y a été.

Corinne s'établit dans une maison de campagne à peu de distance de la
ville. Elle manda au prince Castel-Forte qu'elle voulait s'y fixer:
cette lettre fut la seule que Corinne écrivit, car elle avait pris une
telle horreur pour toutes les actions communes de la vie, que la moindre
résolution à prendre, le moindre ordre à donner, lui causait un
redoublement de peine. Elle ne pouvait passer les jours que dans une
inactivité complète; elle se levait, se couchait, se relevait, ouvrait
un livre sans pouvoir en comprendre une ligne. Souvent elle restait des
heures entières à sa fenêtre, puis elle se promenait avec rapidité dans
son jardin; une autre fois elle prenait un bouquet de fleurs, cherchant
à s'étourdir par leur parfum. Enfin le sentiment de l'existence la
poursuivait comme une douleur sans relâche, et elle essayait mille
ressources pour calmer cette dévorante faculté de penser, qui ne lui
présentait plus, comme jadis, les réflexions les plus variées, mais une
seule image, armée de pointes cruelles, qui déchirait son coeur.


CHAPITRE III

Un jour Corinne résolut d'aller voir à Florence les belles églises qui
décorent cette ville; elle se rappelait qu'à Rome quelques heures
passées dans Saint-Pierre calmaient toujours son âme, et elle espérait
le même secours des temples de Florence. Pour se rendre à la ville, elle
traversa le bois charmant qui est sur les bords de l'Arno: c'était une
soirée ravissante du mois de juin, l'air était embaumé par une
inconcevable abondance de roses, et les visages de tous ceux qui se
promenaient exprimaient le bonheur. Corinne sentit un redoublement de
tristesse en se voyant exclue de cette félicité générale que la
Providence accorde à la plupart des êtres; mais cependant elle la bénit
avec douceur de faire du bien aux hommes. «Je suis une exception à
l'ordre universel, se disait-elle, il y a du bonheur pour tous; et cette
terrible faculté de souffrir qui me tue, c'est une manière de sentir
particulière à moi seule. O mon Dieu! cependant, pourquoi m'avez-vous
choisie pour supporter cette peine? Ne pourrais-je pas aussi demander,
comme votre divin Fils, _que cette coupe s'éloignât de moi?_»

L'air actif et occupé des habitants de la ville étonna Corinne. Depuis
qu'elle n'avait plus aucun intérêt dans la vie, elle ne concevait pas ce
qui faisait avancer, revenir, se hâter; et traînant lentement ses pas
sur les larges pierres du pavé de Florence, elle perdait l'idée
d'arriver, ne se souvenant plus où elle avait l'intention d'aller;
enfin, elle se trouva devant les fameuses portes d'airain, sculptées par
Ghiberti pour le baptistère de Saint-Jean, qui est à côté de la
cathédrale de Florence.

Elle examina quelque temps ce travail immense, où des nations de bronze,
dans des proportions très-petites mais très-distinctes, offrent une
multitude de physionomies variées qui toutes expriment une pensée de
l'artiste, une conception de son esprit. «Quelle patience! s'écria
Corinne, quel respect pour la postérité! et cependant combien peu de
personnes examinent avec soin ces portes à travers lesquelles la foule
passe avec distraction, ignorance ou dédain! Oh! qu'il est difficile à
l'homme d'échapper à l'oubli, et que la mort est puissante!»

C'est dans cette cathédrale que Julien de Médicis a été assassiné; non
loin de là, dans l'église de Saint-Laurent, on voit la chapelle en
marbre, enrichie de pierreries, où sont les tombeaux des Médicis et les
statues de Julien et de Laurent, par Michel-Ange. Celle de Laurent de
Médicis, méditant la vengeance de l'assassinat de son frère a mérité
l'honneur d'être appelée _la pensée de Michel-Ange_. Au pied de ces
statues sont l'Aurore et la Nuit; le réveil de l'une, et surtout le
sommeil de l'autre, ont une expression remarquable. Un poëte fit des
vers sur la statue de la nuit, qui finissaient par ces mots: _Bien
qu'elle dorme, elle vit; réveille-la si tu ne le crois pas, elle te
parlera._ Michel-Ange, qui cultivait les lettres, sans lesquelles
l'imagination en tout genre se flétrit vite, répondit au nom de la Nuit:

    _Grato m'è il sonno, e più l'esser di sasso.
    Mentre che il danno e la vergogna dura,
    Non veder, non sentir m'è gran ventura,
    Però non mi destar, deh! parla basso[18]._

Michel-Ange est le seul sculpteur des temps modernes qui ait donné à la
figure humaine un caractère qui ne ressemble ni à la beauté antique ni à
l'affectation de nos jours. On croit y voir l'esprit du moyen âge, une
âme énergique et sombre, une activité constante, des formes
très-prononcées, des traits qui portent l'empreinte des passions, mais
ne retracent point l'idéal de la beauté. Michel-Ange est le génie de sa
propre école; car il n'a rien imité, pas même les anciens.

  [18] Il m'est doux de dormir, et plus doux d'être de marbre. Aussi
    longtemps que durent l'injustice et la honte, ce m'est un grand
    bonheur de ne pas voir et de ne pas entendre: ainsi donc ne
    m'éveille point; de grâce parle bas.

Son tombeau est dans l'église de _Santa-Croce_. Il a voulu qu'il fût
placé en face d'une fenêtre d'où l'on pouvait voir le dôme bâti par
Filippe Brunelleschi, comme si ses cendres devaient tressaillir encore
sous les marbres à l'aspect de cette coupole, modèle de celle de
Saint-Pierre. Cette église de Santa-Croce contient la plus brillante
assemblée de morts qui soit peut-être en Europe. Corinne se sentit
profondément émue en marchant entre ces deux rangées de tombeaux. Ici
c'est Galilée, qui fut persécuté par les hommes pour avoir découvert les
secrets du ciel; plus loin, Machiavel, qui révéla l'art du crime, plutôt
en observateur qu'en criminel, mais dont les leçons profitent plus aux
oppresseurs qu'aux opprimés; l'Arétin, cet homme qui a consacré ses
jours à la plaisanterie, et n'a rien éprouvé sur la terre de sérieux que
la mort; Boccace, dont l'imagination riante a résisté aux fléaux réunis
de la guerre civile et de la peste; un tableau en l'honneur du Dante,
comme si les Florentins, qui l'ont laissé périr dans le supplice de
l'exil, pouvaient encore se vanter de sa gloire; enfin, plusieurs autres
noms honorables se font aussi remarquer dans ce lieu; des noms célèbres
pendant leur vie, mais qui retentissent plus faiblement de générations
en générations, jusqu'à ce que leur bruit s'éteigne entièrement.

La vue de cette église, décorée par de si nobles souvenirs, réveilla
l'enthousiasme de Corinne: l'aspect des vivants l'avait découragée, la
présence silencieuse des morts ranima, pour un moment du moins, cette
émulation de gloire dont elle était jadis saisie; elle marcha d'un pas
plus ferme dans l'église, et quelques pensées d'autrefois traversèrent
encore son âme. Elle vit venir sous les voûtes de jeunes prêtres qui
chantaient à voix basse et se promenaient lentement autour du choeur;
elle demanda à l'un d'eux ce que signifiait cette cérémonie. _Nous
prions pour nos morts_, lui répondit-il. «Oui, vous avez raison, pensa
Corinne, de les appeler _vos morts_: c'est la seule propriété glorieuse
qui vous reste. Oh! pourquoi donc Oswald a-t-il étouffé ces dons que
j'avais reçus du ciel, et que je devais faire servir à exciter
l'enthousiasme dans les âmes qui s'accordent avec la mienne? mon Dieu!
s'écria-t-elle en se mettant à genoux, ce n'est point par un vain
orgueil que je vous conjure de me rendre les talents que vous m'aviez
accordés. Sans doute ils sont les meilleurs de tous, ces saints obscurs
qui ont su vivre et mourir pour vous; mais il est différentes carrières
pour les mortels; et le génie qui célébrerait les vertus généreuses, le
génie qui se consacrerait à tout ce qui est noble, humain et vrai,
pourrait être reçu du moins dans les parvis extérieurs du ciel.» Les
yeux de Corinne étaient baissés en achevant cette prière, et ses regards
furent frappés par cette inscription d'un tombeau sur lequel elle
s'était mise à genoux: _Seule à mon aurore, seule à mon couchant, je
suis encore seule ici._

«Ah! s'écria Corinne, c'est la réponse à ma prière! Quelle émulation
peut-on éprouver quand on est seule sur la terre? qui partagerait mes
succès, si j'en pouvais obtenir? qui s'intéresse à mon sort? quel
sentiment pourrait encourager mon esprit au travail? il me fallait son
regard pour récompense.»

Une autre épitaphe aussi fixa son attention: _Ne me plaignez pas_,
disait un homme mort dans la jeunesse; _si vous saviez combien de peines
ce tombeau m'a épargnées!_ «Quel détachement de la vie ces paroles
inspirent! dit Corinne en versant des pleurs; tout à côté du tumulte de
la ville, il y a cette église, qui apprendrait aux hommes le secret de
tout, s'ils le voulaient; mais on passe sans y entrer, et la
merveilleuse illusion de l'oubli fait aller le monde.»


CHAPITRE IV

Le mouvement d'émulation qui avait soulagé Corinne pendant quelques
instants la conduisit encore le lendemain à la galerie de Florence; elle
se flatta de retrouver son ancien goût pour les arts, et d'y puiser
quelque intérêt pour ses occupations d'autrefois. Les beaux-arts sont
encore très-républicains à Florence: l'on y montre les statues et les
tableaux à toutes les heures avec la plus grande facilité. Des hommes
instruits, payés par le gouvernement, sont préposés comme des
fonctionnaires publics à l'explication de tous ces chefs-d'oeuvre. C'est
un reste de respect pour les talents en tous genres, qui a toujours
existé en Italie, mais plus particulièrement à Florence, lorsque les
Médicis voulaient se faire pardonner leur pouvoir par leur esprit, et
leur ascendant sur les actions par le libre essor qu'ils laissaient du
moins à la pensée. Les gens du peuple aiment beaucoup les arts à
Florence, et mêlent ce goût à la dévotion, qui est plus régulière en
Toscane qu'en tout autre lieu de l'Italie; il n'est pas rare de les voir
confondre les figures mythologiques avec l'histoire chrétienne. Un
Florentin, homme du peuple, montrait aux étrangers une Minerve qu'il
appelait Judith, un Apollon qu'il nommait David, et certifiait, en
expliquant un bas-relief qui représentait la prise de Troie, que
Cassandre _était une bonne chrétienne_.

C'est une immense collection que la galerie de Florence, et l'on
pourrait y passer bien des jours sans parvenir à la connaître. Corinne
parcourait tous ces objets, et se sentait avec douleur distraite et
indifférente. La statue de Niobé réveilla son intérêt: elle fut frappée
de ce calme, de cette dignité à travers la plus profonde douleur. Sans
doute, dans une semblable situation, la figure d'une véritable mère
serait entièrement bouleversée; mais l'idéal des arts conserve la beauté
dans le désespoir; et ce qui touche profondément dans les ouvrages du
génie, ce n'est pas le malheur même, c'est la puissance que l'âme
conserve sur ce malheur. Non loin de la statue de Niobé est la tête
d'Alexandre mourant; ces deux genres de physionomie donnent beaucoup à
penser. Il y a dans Alexandre l'étonnement et l'indignation de n'avoir
pu vaincre la nature. Les angoisses de l'amour maternel se peignent dans
tous les traits de Niobé: elle serre sa fille contre son sein avec une
anxiété déchirante; la douleur exprimée par cette admirable figure porte
le caractère de cette fatalité qui ne laissait, chez les anciens, aucun
recours à l'âme religieuse. Niobé lève les yeux au ciel, mais sans
espoir, car les dieux mêmes y sont ses ennemis.

Corinne, en retournant chez elle, essaya de réfléchir sur ce qu'elle
venait de voir, et voulut composer comme elle le faisait jadis; mais une
distraction invincible l'arrêtait à chaque page. Combien elle était loin
alors du talent d'improviser! Chaque mot lui coûtait à trouver, et
souvent elle traçait des paroles sans aucun sens, des paroles qui
l'effrayaient elle-même quand elle se mettait à les relire, comme si
l'on voyait écrit le délire de la fièvre. Se sentant alors incapable de
détourner sa pensée de sa propre situation, elle peignait ce qu'elle
souffrait; mais ce n'étaient plus ces idées générales, ces sentiments
universels qui répondent au coeur de tous les hommes; c'était le cri de
la douleur, cri monotone à la longue comme celui des oiseaux de la nuit;
il y avait trop d'ardeur dans les expressions, trop d'impétuosité, trop
peu de nuances: c'était le malheur, mais ce n'était plus le talent. Sans
doute il faut, pour bien écrire, une émotion vraie, mais il ne faut pas
qu'elle soit déchirante. Le bonheur est nécessaire à tout, et la poésie
la plus mélancolique doit être inspirée par une sorte de verve qui
suppose et de la force et des jouissances intellectuelles. La véritable
douleur n'a point de fécondité naturelle: ce qu'elle produit n'est
qu'une agitation sombre qui ramène sans cesse aux mêmes pensées. Ainsi,
ce chevalier poursuivi par un sort funeste parcourait en vain mille
détours, et se retrouvait toujours à la même place.

Le mauvais état de la santé de Corinne achevait aussi de troubler son
talent. L'on a trouvé dans ses papiers quelques-unes des réflexions
qu'on va lire, et qu'elle écrivait dans ce temps où elle faisait
d'inutiles efforts pour redevenir capable d'un travail suivi.


CHAPITRE V

  FRAGMENTS DES PENSÉES DE CORINNE.

  «Mon talent n'existe plus; je le regrette. J'aurais aimé que mon nom
  lui parvînt avec quelque gloire; j'aurais voulu qu'en lisant un écrit
  de moi il y sentît quelque sympathie avec lui.

  «J'avais tort d'espérer qu'en rentrant dans son pays, au milieu de ses
  habitudes, il conserverait les idées et les sentiments qui pouvaient
  seuls nous réunir. Il y a tant à dire contre une personne telle que
  moi! et il n'y a qu'une réponse à tout cela, c'est l'esprit et l'âme
  que j'ai; mais quelle réponse pour la plupart des hommes!

  «On a tort cependant de craindre la supériorité de l'esprit et de
  l'âme: elle est très-morale, cette supériorité; car tout comprendre
  rend très-indulgent, et sentir profondément inspire une grande bonté.

  «Comment se fait-il que deux êtres qui se sont confié leurs pensées
  les plus intimes, qui se sont parlé de Dieu, de l'immortalité de
  l'âme, de sa douleur, redeviennent tout à coup étrangers l'un à
  l'autre? Étonnant mystère que l'amour! sentiment admirable ou nul!
  religieux comme l'étaient les martyrs, ou plus froid que l'amitié la
  plus simple. Ce qu'il y a de plus involontaire au monde vient-il du
  ciel ou des passions terrestres? faut-il s'y soumettre ou le
  combattre? Ah! qu'il se passe d'orages au fond du coeur!

  «Le talent devrait être une ressource. Quand le Dominiquin fut enfermé
  dans un couvent, il peignit des tableaux superbes sur les murs de sa
  prison, et laissa des chefs-d'oeuvre pour traces de son séjour; mais
  il souffrait par les circonstances extérieures; le mal n'était pas
  dans l'âme: quand il est là, rien n'est possible, la source de tout
  est tarie.

  «Je m'examine quelquefois comme un étranger pourrait le faire, et j'ai
  pitié de moi. J'étais spirituelle, vraie, bonne, généreuse, sensible;
  pourquoi tout cela tourne-t-il si fort à mal? Le monde est-il vraiment
  méchant? et certaines qualités nous ôtent-elles nos armes au lieu de
  nous donner de la force?

  «C'est dommage: j'étais née avec quelque talent; je mourrai sans que
  l'on ait aucune idée de moi, bien que je sois célèbre. Si j'avais été
  heureuse, si la fièvre du coeur ne m'avait pas dévorée, j'aurais
  contemplé de très-haut la destinée humaine, j'y aurais découvert des
  rapports inconnus avec la nature et le ciel; mais la serre du malheur
  me tient; comment penser librement quand elle se fait sentir chaque
  fois qu'on essaye de respirer?

  «Pourquoi n'a-t-il pas été tenté de rendre heureuse une personne dont
  il avait seul le secret, une personne qui ne parlait qu'à lui du fond
  du coeur? Ah! l'on peut se séparer de ces femmes communes qui aiment
  au hasard: mais celle qui a besoin d'admirer ce qu'elle aime, celle
  dont le jugement est pénétrant, bien que son imagination soit exaltée,
  il n'y a pour elle qu'un objet dans l'univers.

  «J'avais appris la vie dans les poëtes; elle n'est pas ainsi: il y a
  quelque chose d'aride dans la réalité, que l'on s'efforce en vain de
  changer.

  «Quand je me rappelle mes succès, j'éprouve un sentiment d'irritation.
  Pourquoi me dire que j'étais charmante, si je ne devais pas être
  aimée? Pourquoi m'inspirer de la confiance pour qu'il me fût plus
  affreux d'être détrompée? Trouvera-t-il dans une autre plus d'esprit,
  plus d'âme, plus de tendresse qu'en moi? Non, il trouvera moins, et
  sera satisfait; il se sentira d'accord avec la société. Quelles
  jouissances, quelles peines factices elle donne!

  «En présence du soleil et des sphères étoilées, on n'a besoin que de
  s'aimer et de se sentir dignes l'un de l'autre. Mais la société, la
  société! comme elle rend le coeur dur et l'esprit frivole! comme elle
  fait vivre pour ce que l'on dira de vous! Si les hommes se
  rencontraient un jour, dégagés chacun de l'influence de tous, quel air
  pur entrerait dans l'âme! que d'idées nouvelles, que de sentiments
  vrais la rafraîchiraient!

  «La nature aussi est cruelle. Cette figure que j'avais, elle va se
  flétrir; et c'est en vain alors que j'éprouverais les affections les
  plus tendres; des yeux éteints ne peindraient plus mon âme,
  n'attendriraient plus pour ma prière.

  «Il y a des peines en moi que je n'exprimerai jamais, pas même en
  écrivant; je n'en ai pas la force: l'amour seul pourrait sonder ces
  abîmes.

  «Que les hommes sont heureux d'aller à la guerre, d'exposer leur vie,
  de se livrer à l'enthousiasme de l'honneur et du danger! Mais il n'y a
  rien au dehors qui soulage les femmes; leur existence, immobile en
  présence du malheur, est un bien long supplice!

  «Quelquefois, quand j'entends la musique, elle me retrace les talents
  que j'avais, le chant, la danse et la poésie; il me prend alors envie
  de me dégager du malheur, de reprendre à la joie; mais tout à coup un
  sentiment intérieur me fait frissonner; on dirait que je suis une
  ombre qui veut encore rester sur la terre, quand les rayons du jour,
  quand l'approche des vivants la force à disparaître.

  «Je voudrais être susceptible des distractions que donne le monde;
  autrefois je les aimais, elles me faisaient du bien; les réflexions de
  la solitude me menaient trop loin et trop avant; mon talent gagnait à
  la mobilité de mes impressions. Maintenant j'ai quelque chose de fixe
  dans le regard comme dans la pensée: gaieté, grâce, imagination,
  qu'êtes-vous devenus? Ah! je voudrais, ne fût-ce que pour un moment,
  goûter encore de l'espérance! Mais c'en est fait, le désert est
  inexorable, la goutte d'eau comme la rivière sont taries, et le
  bonheur d'un jour est aussi difficile que la destinée de la vie
  entière.

  «Je le trouve coupable envers moi; mais quand je le compare aux autres
  hommes, combien ils me paraissent affectés, bornés, misérables! et
  lui, c'est un ange, mais un ange armé de l'épée flamboyante qui a
  consumé mon sort. Celui qu'on aime est le vengeur des fautes qu'on a
  commises sur cette terre; la Divinité lui prête son pouvoir.

  «Ce n'est pas le premier amour qui est ineffaçable, il vient du besoin
  d'aimer; mais lorsque, après avoir connu la vie, et dans toute la
  force de son jugement, on rencontre l'esprit et l'âme que l'on avait
  jusqu'alors vainement cherchés, l'imagination est subjuguée par la
  vérité, et l'on a raison d'être malheureuse.

  «Que cela est insensé, diront au contraire la plupart des hommes, de
  mourir pour l'amour, comme s'il n'y avait pas mille autres manières
  d'exister! L'enthousiasme en tout genre est ridicule pour qui ne
  l'éprouve pas. La poésie, le dévouement, l'amour, la religion, ont la
  même origine; et il y a des hommes aux yeux desquels ces sentiments
  sont de la folie. Tout est folie, si l'on veut, hors le soin que l'on
  prend de son existence; il peut y avoir erreur et illusion partout
  ailleurs.

  «Ce qui fait mon malheur surtout, c'est que lui seul me comprenait, et
  peut-être trouvera-t-il une fois aussi que moi seule je savais
  l'entendre. Je suis la plus facile et la plus difficile personne du
  monde: tous les êtres bienveillants me conviennent comme société de
  quelques instants; mais pour l'intimité, pour une affection véritable,
  il n'y avait au monde qu'Oswald que je pusse aimer. Imagination,
  esprit, sensibilité, quelle réunion! où se trouve-t-elle dans
  l'univers? Et le cruel possédait toutes ces qualités, ou du moins tout
  leur charme!

  «Qu'aurais-je à dire aux autres, à qui pourrais-je parler? quel but,
  quel intérêt me reste-t-il? Les plus amères douleurs, les plus
  délicieux sentiments me sont connus, que puis-je craindre? que
  pourrais-je espérer? le pâle avenir n'est plus pour moi que le spectre
  du passé.

  «Pourquoi les situations heureuses sont-elles si passagères?
  qu'ont-elles de plus fragile que les autres? L'ordre naturel est-il la
  douleur? C'est une convulsion que la souffrance pour le corps, mais
  c'est un état habituel pour l'âme.

      _«Ahi! null' altro che pianto al mondo dura[19]._

    [19] Ah! dans le monde rien ne dure que les larmes.

      PÉTRARQUE.

  «Une autre vie! une autre vie! voilà mon espoir; mais telle est la
  force de celle-ci, qu'on cherche dans le ciel les mêmes sentiments qui
  ont occupé sur la terre. On peint dans les mythologies du Nord les
  ombres des chasseurs poursuivant les ombres des cerfs dans les nuages;
  mais de quel droit disons-nous que ce sont des ombres? où est-elle, la
  réalité? il n'y a de sûr que la peine, il n'y a qu'elle qui tienne
  impitoyablement ce qu'elle promet.

  «Je rêve sans cesse à l'immortalité, non plus à celle que donnent les
  hommes: ceux qui, selon l'expression du Dante, _appelleront antique le
  temps actuel_, ne m'intéressent plus; mais je ne crois pas à
  l'anéantissement de mon coeur. Non, mon Dieu, je n'y crois pas. Il est
  pour vous, ce coeur dont il n'a pas voulu, et que vous daignerez
  recevoir après les dédains d'un mortel.

  «Je sens que je ne vivrai pas longtemps, et cette pensée met du calme
  dans mon âme. Il est doux de s'affaiblir dans l'état où je suis, c'est
  le sentiment de la peine qui s'émousse.

  «Je ne sais pourquoi dans le trouble de la douleur on est plus capable
  de superstition que de piété; je fais des présages de tout, et je ne
  sais point encore placer ma confiance en rien. Ah! que la dévotion est
  douce dans le bonheur! quelle reconnaissance envers l'Être suprême
  doit éprouver la femme d'Oswald!

  «Sans doute la douleur perfectionne beaucoup le caractère; on rattache
  dans sa pensée ses fautes à ses malheurs, et toujours un lien visible,
  au moins à nos yeux, semble les réunir; mais il est un terme à ce
  salutaire effet.

  «Un profond recueillement m'est nécessaire avant d'obtenir

      _«. . . . . . Tranquillo varco
      A più tranquilla vita[20]._

    [20] Un tranquille passage vers une vie plus tranquille.

  «Quand je serai tout à fait malade, le calme doit renaître dans mon
  coeur; il y a beaucoup d'innocence dans les pensées de l'être qui va
  mourir, et j'aime les sentiments qu'inspire cette situation.

  «Inconcevable énigme de la vie, que la passion, ni la douleur, ni le
  génie, ne peuvent découvrir, vous révélerez-vous à la prière?
  Peut-être l'idée la plus simple de toutes explique-t-elle ces
  mystères! peut-être en avons-nous approché mille fois dans nos
  rêveries! Mais ce dernier pas est impossible, et nos vains efforts en
  tout genre donnent une grande fatigue à l'âme. Il est bien temps que
  la mienne se repose.

      _«Fermossi al fin il cor che balzo tanto[21]._

  IPPOLITO PINDEMONTE.

  [21] Il s'est enfin arrêté, ce coeur qui battait si vite.


CHAPITRE VI

Le prince Castel-Forte quitta Rome pour venir s'établir à Florence près
de Corinne; elle fut très-reconnaissante de cette preuve d'amitié; mais
elle était un peu honteuse de ne pouvoir plus répandre dans la
conversation le charme qu'elle y mettait autrefois. Elle était distraite
et silencieuse; le dépérissement de sa santé lui ôtait la force
nécessaire pour triompher, même pour un moment, des sentiments qui
l'occupaient. Elle avait encore en parlant l'intérêt qu'inspire la
bienveillance; mais le désir de plaire ne l'animait plus. Quand l'amour
est malheureux, il refroidit toutes les autres affections, on ne peut
s'expliquer à soi-même ce qui se passe dans l'âme; mais autant l'on
avait gagné par le bonheur, autant l'on perd par la peine. Le surcroît
de vie que donne un sentiment qui fait jouir de la nature entière se
reporte sur tous les rapports de la vie et de la société; mais
l'existence est si appauvrie quand cet immense espoir est détruit, qu'on
devient incapable d'aucun mouvement spontané. C'est pour cela même que
tant de devoirs commandent aux femmes, et surtout aux hommes, de
respecter et de craindre l'amour qu'ils inspirent, car cette passion
peut dévaster à jamais l'esprit comme le coeur.

Le prince Castel-Forte essayait de parler à Corinne des objets qui
l'intéressaient autrefois; elle était quelquefois plusieurs minutes sans
lui répondre, parce qu'elle ne l'entendait pas dans le premier moment;
puis le son et l'idée lui parvenaient, et elle disait quelque chose qui
n'avait ni la couleur ni le mouvement que l'on admirait jadis dans sa
manière de parler, mais qui faisait aller la conversation quelques
instants, et lui permettait de retomber dans ses rêveries. Enfin elle
faisait encore un nouvel effort pour ne pas décourager la bonté du
prince Castel-Forte, et souvent elle prenait un mot pour l'autre, ou
disait le contraire de ce qu'elle venait de dire; alors elle souriait de
pitié sur elle-même, et demandait pardon à son ami de cette sorte de
folie dont elle avait la conscience.

Le prince Castel-Forte voulut se hasarder à lui parler d'Oswald, et il
semblait même que Corinne prît à cette conversation un âpre plaisir;
mais elle était dans un tel état de souffrance en sortant de cet
entretien, que son ami se crut absolument obligé de se l'interdire. Le
prince Castel-Forte avait une âme sensible; mais un homme, et surtout un
homme qui a été vivement occupé d'une femme, ne sait, quelque généreux
qu'il soit, comment la consoler du sentiment qu'elle éprouve pour un
autre. Un peu d'amour-propre en lui, et de timidité en elle, empêchent
que l'intimité de la confiance ne soit parfaite: d'ailleurs à quoi
servirait-elle? il n'y a de remède qu'aux chagrins qui se guériraient
d'eux-mêmes.

Corinne et le prince Castel-Forte se promenaient ensemble chaque jour
sur les bords de l'Arno. Il parcourait tous les sujets d'entretien avec
un aimable mélange d'intérêt et de ménagement; elle le remerciait en lui
serrant la main; quelquefois elle essayait de parler sur les objets qui
tiennent à l'âme: ses yeux se remplissaient de pleurs, et son émotion
lui faisait mal; sa pâleur et son tremblement étaient pénibles à voir,
et son ami cherchait bien vite à la détourner de ces idées. Une fois
elle se mit tout à coup à plaisanter avec sa grâce accoutumée; le prince
Castel-Forte la regarda avec surprise et joie, mais elle s'enfuit
aussitôt en fondant en larmes.

Elle revint à dîner, tendit la main à son ami en lui disant: «Pardon, je
voudrais être aimable pour vous récompenser de votre bonté, mais cela
m'est impossible; soyez assez généreux pour me supporter telle que je
suis.» Ce qui inquiétait vivement le prince Castel-Forte, c'était l'état
de santé de Corinne. Un danger prochain ne la menaçait pas encore; mais
il était impossible qu'elle vécût longtemps, si quelques circonstances
heureuses ne ranimaient pas ses forces. Dans ce temps, le prince
Castel-Forte reçut une lettre de lord Nelvil, et bien qu'elle ne
changeât rien à la situation, puisqu'il lui confirmait qu'il était
marié, il y avait dans cette lettre des paroles qui auraient ému
profondément Corinne. Le prince Castel-Forte réfléchissait des heures
entières pour concerter avec lui-même s'il devait ou non causer à son
amie, en lui montrant cette lettre, l'impression la plus vive, et il la
voyait si faible qu'il ne l'osait pas. Pendant qu'il délibérait encore,
il reçut une seconde lettre de lord Nelvil, également remplie de
sentiments qui auraient attendri Corinne, mais contenant la nouvelle de
son départ pour l'Amérique. Alors le prince Castel-Forte se décida tout
à fait à ne rien dire. Il eut peut-être tort; car une des plus amères
douleurs de Corinne, c'était que lord Nelvil ne lui écrivît point: elle
n'osait l'avouer à personne; mais bien qu'Oswald fût pour jamais séparé
d'elle, un souvenir, un regret de sa part, lui auraient été bien chers;
et ce qui lui paraissait le plus affreux, c'était ce silence absolu qui
ne lui donnait pas même l'occasion de prononcer ou d'entendre prononcer
son nom.

Une peine dont personne ne vous parle, une peine qui n'éprouve pas le
moindre changement, ni par les jours, ni par les années, et n'est
susceptible d'aucun événement, d'aucune vicissitude, fait encore plus de
mal que la diversité des impressions douloureuses. Le prince
Castel-Forte suivit la maxime commune, qui conseille de tout faire pour
amener l'oubli; mais il n'y a point d'oubli pour les personnes d'une
imagination forte, et il vaut mieux, avec elles, renouveler sans cesse
le même souvenir, fatiguer l'âme de pleurs enfin, que de l'obliger à se
concentrer en elle-même.



LIVRE DIX-NEUVIÈME

LE RETOUR D'OSWALD EN ITALIE


CHAPITRE PREMIER

Rappelons maintenant les événements qui se passèrent en Écosse après le
jour de cette triste fête où Corinne fit un si douloureux sacrifice. Le
domestique de lord Nelvil lui remit ses lettres au bal: il sortit pour
les lire; il en ouvrit plusieurs que son banquier de Londres lui
envoyait, avant de deviner celle qui devait décider de son sort; mais
quand il aperçut l'écriture de Corinne, mais quand il vit ces mots:
_Vous êtes libre_, et qu'il reconnut l'anneau, il sentit à la fois une
amère douleur et l'irritation la plus vive. Il y avait deux mois qu'il
n'avait reçu de lettres de Corinne, et ce silence était rompu par des
paroles si laconiques, par une action si décisive! Il ne douta pas de
son inconstance; il se rappela tout ce que lady Edgermond avait pu dire
de la légèreté, de la mobilité de Corinne; il entra dans le sens de
l'inimitié contre elle, car il l'aimait assez encore pour être injuste.
Il oublia qu'il avait tout à fait renoncé depuis plusieurs mois à l'idée
d'épouser Corinne, et que Lucile lui avait inspiré un goût assez vif. Il
se crut un homme sensible trahi par une femme infidèle; il éprouva du
trouble, de la colère, du malheur, mais surtout un mouvement de fierté
qui dominait toutes les autres impressions, et lui inspirait le désir de
se montrer supérieur à celle qui l'abandonnait. Il ne faut pas beaucoup
se vanter de la fierté dans les attachements du coeur; elle n'existe
presque jamais que quand l'amour-propre l'emporte sur l'affection, et si
lord Nelvil eût aimé Corinne comme dans les jours de Rome et de Naples,
le ressentiment contre les torts qu'il lui croyait ne l'eût point encore
détaché d'elle.

Lady Edgermond s'aperçut du trouble de lord Nelvil; c'était une personne
passionnée sous de froids dehors, et la maladie mortelle dont elle se
sentait menacée ajoutait à l'ardeur de son intérêt pour sa fille. Elle
savait que la pauvre enfant aimait lord Nelvil, et elle tremblait
d'avoir compromis son bonheur en le lui faisant connaître. Elle ne
perdait donc pas Oswald un instant de vue, et pénétrait dans les secrets
de son âme avec une sagacité que l'on attribue à l'esprit des femmes,
mais qui tient uniquement à l'attention continuelle qu'inspire un vrai
sentiment. Elle prit le prétexte des affaires de Corinne, c'est-à-dire
de l'héritage de son oncle qu'elle voulait lui faire passer, pour avoir
le lendemain matin un entretien avec lord Nelvil. Dans cet entretien
elle devina bien vite qu'il était mécontent de Corinne; et, flattant son
ressentiment par l'idée d'une noble vengeance, elle lui proposa de la
reconnaître pour sa belle-fille. Lord Nelvil fut étonné de ce changement
subit dans les intentions de lady Edgermond mais il comprit cependant,
quoique cette pensée ne fût en aucune manière exprimée, que cette offre
n'aurait son effet que s'il épousait Lucile, et, dans l'un de ces
moments où l'on agit plus vite que l'on ne pense, il la demanda en
mariage à sa mère. Lady Edgermond, ravie, put à peine se contenir assez
pour ne pas dire oui avec trop de rapidité; le consentement fut donné,
et lord Nelvil sortit de cette chambre lié par un engagement qu'il
n'avait pas eu l'idée de contracter en y entrant.

Pendant que lady Edgermond préparait Lucile à le recevoir, il se
promenait dans le jardin avec une grande agitation. Il se disait que
Lucile lui avait plu précisément parce qu'il la connaissait peu, et
qu'il était bizarre de fonder tout le bonheur de sa vie sur le charme
d'un mystère qui doit nécessairement être découvert. Il lui revint un
mouvement d'attendrissement pour Corinne, et il se rappela les lettres
qu'il lui avait écrites, et qui exprimaient trop bien les combats de son
âme. «Elle a eu raison, s'écria-t-il, de renoncer à moi; je n'ai pas eu
le courage de la rendre heureuse; mais il devait lui en coûter
davantage, et cette ligne si froide... Mais qui sait si ses larmes ne
l'ont pas arrosée?» et en prononçant ces mots les siennes coulaient
malgré lui. Ses rêveries l'entraînèrent tellement, qu'il s'éloigna du
château, et fut longtemps cherché par les domestiques de lady Edgermond,
qu'elle avait envoyés pour lui faire dire qu'il était attendu: il
s'étonna lui-même de son peu d'empressement, et se hâta de revenir.

En entrant dans la chambre, il vit Lucile à genoux et la tête cachée
dans le sein de sa mère; elle avait ainsi la grâce la plus touchante.
Lorsqu'elle entendit lord Nelvil, elle releva son visage baigné de
pleurs, et lui dit en lui tendant la main: «N'est-il pas vrai, milord,
que vous ne me séparerez pas de ma mère?» Cette aimable manière
d'annoncer son consentement intéressa beaucoup Oswald. Il se mit à
genoux à son tour, et pria lady Edgermond de permettre que le visage de
Lucile se penchât vers le sien; et c'est ainsi que cette innocente
personne reçut la première impression qui la faisait sortir de
l'enfance. Une vive rougeur couvrit son front; Oswald sentit en la
regardant quel lien pur et sacré il venait de former; et la beauté de
Lucile, quelque ravissante qu'elle fût en ce moment, lui fit moins
d'impression encore que sa céleste modestie.

Les jours qui précédèrent le dimanche qui avait été fixé pour la
cérémonie se passèrent en arrangements nécessaires pour le mariage.
Lucile, pendant ce temps, ne parla pas beaucoup plus qu'à l'ordinaire,
mais ce qu'elle disait était noble et simple; et lord Nelvil aimait et
approuvait chacune de ses paroles. Il sentait bien cependant quelque
vide auprès d'elle: la conversation consistait toujours dans une
question et une réponse; elle ne s'engageait pas, elle ne se prolongeait
pas; tout était bien, mais il n'y avait pas ce mouvement, cette vie
inépuisable dont il est difficile de se passer quand une fois on en a
joui. Lord Nelvil se rappelait alors Corinne; mais comme il n'entendait
plus parler d'elle, il espérait que ce souvenir deviendrait à la fin une
chimère, objet seulement de ses vagues regrets.

Lucile, en apprenant par sa mère que sa soeur vivait encore, et qu'elle
était en Italie, avait eu le plus grand désir d'interroger lord Nelvil à
son sujet; mais lady Edgermond le lui avait interdit, et Lucile s'était
soumise, selon sa coutume, sans demander le motif de cet ordre. Le matin
du jour du mariage, l'image de Corinne se retraça dans le coeur d'Oswald
plus vivement que jamais, et il fut effrayé lui-même de l'impression
qu'il en recevait. Mais il adressa ses prières à son père; il lui dit au
fond de son coeur que c'était pour lui, que c'était pour obtenir sa
bénédiction dans le ciel qu'il accomplissait sa volonté sur la terre.
Raffermi par ces sentiments, il arriva chez lady Edgermond, et se
reprocha les torts qu'il avait eus dans sa pensée envers Lucile. Quand
il la vit, elle était si charmante, qu'un ange qui serait descendu sur
la terre n'aurait pu choisir une autre figure pour donner aux mortels
l'idée des vertus célestes. Ils marchèrent à l'autel. La mère avait une
émotion plus profonde encore que la fille; car il s'y mêlait cette
crainte que fait éprouver toujours une grande résolution, quelle qu'elle
soit, à qui connaît la vie. Lucile n'avait que de l'espoir; l'enfance se
mêlait en elle à la jeunesse, et la joie à l'amour. En revenant de
l'autel, elle s'appuyait timidement sur le bras d'Oswald; elle
s'assurait ainsi de son protecteur. Oswald la regardait avec
attendrissement; on eût dit qu'il sentait au fond de son coeur un ennemi
qui menaçait le bonheur de Lucile, et qu'il se promettait de l'en
défendre.

Lady Edgermond, revenue au château, dit à son gendre: «Je suis
tranquille à présent; je vous ai confié le bonheur de Lucile; il me
reste si peu de temps encore à vivre, qu'il m'est doux de me sentir si
bien remplacée.» Lord Nelvil fut très-attendri par ces paroles, et
réfléchit avec autant d'émotion que d'inquiétude aux devoirs qu'elles
lui imposaient. Peu de jours s'étaient écoulés, et Lucile commençait à
peine à lever ses timides regards sur son époux, et à prendre la
confiance qui aurait pu lui permettre de se faire connaître à lui,
lorsque des incidents malheureux vinrent troubler cette union; elle
s'était annoncée d'abord sous des auspices plus favorables.


CHAPITRE II

M. Dickson arriva pour voir les nouveaux mariés, et s'excusa de n'avoir
point assisté à la noce, en racontant qu'il était resté longtemps malade
de l'ébranlement causé par une chute violente. Comme on lui parlait de
cette chute, il dit qu'il avait été secouru par une femme la plus
séduisante du monde. Oswald, dans cet instant, jouait au volant avec
Lucile. Elle avait beaucoup de grâce à cet exercice; Oswald la regardait
et n'écoutait pas M. Dickson, lorsque celui-ci lui cria, d'un bout de la
chambre à l'autre: «Milord, elle a sûrement beaucoup entendu parler de
vous, la belle inconnue qui m'a secouru, car elle m'a fait bien des
questions sur votre sort.--De qui parlez-vous? répondit lord Nelvil en
continuant à jouer.--D'une femme charmante, reprit M. Dickson, bien
qu'elle eût l'air déjà changé par la souffrance, et qui ne pouvait
parler de vous sans émotion.» Ces mots attirèrent cette fois l'attention
de lord Nelvil, et il se rapprocha de M. Dickson en le priant de les
répéter. Lucile, qui ne s'était point occupée de ce qu'on avait dit,
alla rejoindre sa mère, qui l'avait fait appeler. Oswald se trouva seul
avec M. Dickson; il lui demanda quelle était cette femme dont il venait
de lui parler. «Je n'en sais rien, répondit-il; sa prononciation m'a
prouvé qu'elle était Anglaise; mais j'ai rarement vu, parmi nos femmes,
une personne si obligeante et d'une conversation si facile. Elle s'est
occupée de moi, pauvre vieillard, comme si elle eût été ma fille; et
pendant tout le temps que j'ai passé avec elle, je ne me suis pas aperçu
de toutes les contusions que j'avais reçues. Mais, mon cher Oswald,
seriez-vous donc aussi un infidèle en Angleterre comme vous l'avez été
en Italie? car ma charmante bienfaitrice pâlissait et tremblait en
prononçant votre nom.--Juste ciel! de qui parlez-vous? Une Anglaise,
dites-vous!--Oui sans doute, répondit M. Dickson; vous savez bien que
les étrangers ne prononcent jamais notre langue sans accent.--Et sa
figure?--Oh! la plus expressive que j'aie vue, quoiqu'elle fût pâle et
maigre à faire de la peine.» La brillante Corinne ne ressemblait point à
cette description; mais ne pouvait-elle pas être malade? ne devait-elle
pas avoir beaucoup souffert si elle était venue en Angleterre, et si
elle n'y avait pas vu celui qu'elle venait chercher? ces réflexions
frappèrent tout à coup Oswald, et il continua ses questions avec une
inquiétude extrême. M. Dickson lui disait toujours que l'inconnue
parlait avec une grâce et une élégance qu'il n'avait rencontrées dans
aucune autre femme; qu'une expression de bonté céleste se peignait dans
ses regards, mais qu'elle semblait languissante et triste. Ce n'était
pas la manière accoutumée de Corinne; mais, encore une fois, ne
pouvait-elle pas être changée par la peine? «De quelle couleur sont ses
yeux et ses cheveux? dit lord Nelvil.--Du plus beau noir du monde.» Lord
Nelvil pâlit. «Est-elle animée en parlant?--Non, continua M. Dickson;
elle disait quelques paroles de temps en temps pour m'interroger et me
répondre, mais le peu de mots qu'elle prononçait avaient beaucoup de
charme.» Il allait continuer, quand lady Edgermond et Lucile entrèrent.
Il se tut, et lord Nelvil cessa de le questionner, mais tomba dans la
plus profonde rêverie et sortit pour se promener jusqu'à ce qu'il pût
retrouver M. Dickson seul.

Lady Edgermond, que sa tristesse avait frappée, renvoya Lucile pour
demander à M. Dickson s'il s'était passé quelque chose dans leur
conversation qui pût affliger son gendre: il lui raconta naïvement ce
qu'il avait dit. Lady Edgermond devina dans l'instant la vérité, et
frémit de la douleur qu'Oswald ressentirait, s'il savait avec certitude
que Corinne était venue le chercher en Écosse; et, prévoyant bien qu'il
interrogerait de nouveau M. Dickson, elle lui dit ce qu'il devait
répondre pour détourner lord Nelvil de ses soupçons. En effet, dans un
second entretien, M. Dickson n'accrut pas son inquiétude à cet égard,
mais il ne la dissipa point; et la première idée d'Oswald fut de
demander à son domestique si toutes les lettres qu'il lui avait remises
depuis environ trois semaines venaient de la poste, et s'il ne se
souvenait pas d'en avoir reçu autrement. Le domestique assura que non;
mais comme il sortait de la chambre, il revint sur ses pas, et dit à
lord Nelvil: «_Il me semble cependant que le jour du bal un aveugle m'a
remis une lettre pour Votre Seigneurie; mais c'était sans doute pour
implorer ses secours._--Un aveugle! reprit Oswald; non, je n'ai point
reçu de lettre de lui: pourriez-vous me le retrouver?--Oui,
très-facilement, reprit le domestique; il demeure dans le
village.--Allez le chercher,» dit lord Nelvil; et ne pouvant pas
attendre patiemment l'arrivée de l'aveugle, il alla au-devant de lui, et
le rencontra au bout de l'avenue.

«Mon ami, lui dit-il, on vous a donné une lettre pour moi le jour du bal
au château: qui vous l'avait remise?--Milord voit que je suis aveugle;
comment pourrais-je le lui dire?--Croyez-vous que ce soit une
femme?--Oui, milord, car elle avait un son de voix très-doux, autant
qu'on pouvait le remarquer malgré ses larmes, car j'entendais bien
qu'elle pleurait.--Elle pleurait! reprit Oswald, et que vous a-t-elle
dit?--_Vous remettrez cette lettre au domestique d'Oswald, bon
vieillard_; puis, se reprenant tout de suite, elle a ajouté: _à lord
Nelvil._--Ah! Corinne!» s'écria Oswald; et il fut obligé de s'appuyer
sur le vieillard, car il était près de s'évanouir. «Milord, continua le
vieillard aveugle, j'étais assis au pied d'un arbre quand elle me donna
cette commission; je voulus m'en acquitter tout de suite; mais comme
j'ai de la peine à me relever à mon âge, elle a daigné m'aider
elle-même, m'a donné plus d'argent que je n'en avais eu depuis
longtemps, et je sentais sa main qui tremblait en me soutenant, comme la
vôtre, milord, à présent.--C'en est assez, dit lord Nelvil; tenez, bon
vieillard, voilà aussi de l'argent, comme elle vous en a donné; priez
pour nous deux.» Et il s'éloigna.

Depuis ce moment, un trouble affreux s'empara de son âme: il faisait de
tous les côtés de vaines perquisitions, et ne pouvait concevoir comment
il était possible que Corinne fût arrivée en Écosse sans demander à le
voir; il se tourmentait de mille manières sur les motifs de sa conduite;
et l'affliction qu'il ressentait était si grande, que, malgré ses
efforts pour la cacher, il était impossible que lady Edgermond ne la
devinât pas, et que Lucile même ne s'aperçût combien il était
malheureux: sa tristesse la plongeait elle-même dans une rêverie
continuelle, et leur intérieur était très-silencieux. Ce fut alors que
lord Nelvil écrivit au prince Castel-Forte la première lettre, que
celui-ci ne crut pas devoir montrer à Corinne, et qui l'aurait sûrement
touchée par l'inquiétude profonde qu'elle exprimait.

Le comte d'Erfeuil revint de Plymouth, où il avait conduit Corinne,
avant que la réponse du prince Castel-Forte à la lettre de lord Nelvil
fût arrivée: il ne voulait pas dire à lord Nelvil tout ce qu'il savait
de Corinne, et cependant il était fâché qu'on ignorât qu'il savait un
secret important, et qu'il était assez discret pour le taire. Ses
insinuations, qui d'abord n'avaient pas frappé lord Nelvil, réveillèrent
son attention dès qu'il crut qu'elles pouvaient avoir quelque rapport
avec Corinne; alors il interrogea vivement le comte d'Erfeuil, qui se
défendit assez bien dès qu'il fut parvenu à se faire questionner.

Néanmoins, à la fin, Oswald lui arracha l'histoire entière de Corinne,
par le plaisir qu'eut le comte d'Erfeuil à raconter tout ce qu'il avait
fait pour elle, la reconnaissance qu'elle lui avait toujours témoignée,
l'état affreux d'abandon et de douleur où il l'avait trouvée; enfin il
fit ce récit sans s'apercevoir le moins du monde de l'effet qu'il
produisait sur lord Nelvil, et n'ayant d'autre but en ce moment que
d'être, comme disent les Anglais, _le héros de sa propre histoire_.
Quand le comte d'Erfeuil eut cessé de parler, il fut vraiment affligé du
mal qu'il avait fait. Oswald s'était contenu jusqu'alors, mais tout à
coup il devint comme insensé de douleur: il s'accusait d'être le plus
barbare et le plus perfide des hommes; il se représentait le dévouement,
la tendresse de Corinne, sa résignation, sa générosité, dans le moment
même où elle le croyait le plus coupable, et il y opposait la dureté, la
légèreté dont il l'avait payée. Il se répétait sans cesse que personne
ne l'aimerait jamais comme elle l'avait aimé, et qu'il serait puni de
quelque manière de la cruauté dont il avait usé envers elle. Il voulait
partir pour l'Italie, la voir seulement un jour, seulement une heure;
mais déjà Rome et Florence étaient occupées par les Français; son
régiment allait s'embarquer, il ne pouvait s'éloigner sans déshonneur;
il ne pouvait percer le coeur de sa femme, et réparer les torts par les
torts, et les douleurs par les douleurs. Enfin il espérait les dangers
de la guerre, et cette pensée lui rendit du calme.

Ce fut dans cette disposition qu'il écrivit au prince Castel-Forte la
seconde lettre, que celui-ci résolut encore de ne pas montrer à Corinne.
Les réponses de l'ami de Corinne la peignaient triste mais résignée; et
comme il était fier et blessé pour elle, il adoucit plutôt qu'il
n'exagéra l'état de malheur où elle était tombée. Lord Nelvil crut donc
qu'il ne fallait pas la tourmenter de ses regrets, après l'avoir rendue
si malheureuse par son amour, et il partit pour les îles avec un
sentiment de douleur et de remords qui lui rendait la vie insupportable.


CHAPITRE III

Lucile était affligée du départ d'Oswald; mais le morne silence qu'il
avait gardé avec elle, pendant les derniers temps de leur séjour
ensemble, avait tellement redoublé sa timidité naturelle, qu'elle ne put
se résoudre à lui dire qu'elle se croyait grosse; il ne le sut qu'aux
îles par une lettre de lady Edgermond, à qui sa fille l'avait caché
jusqu'alors. Lord Nelvil trouva donc les adieux de Lucile très-froids;
il ne jugea pas bien ce qui se passait dans son âme, et, comparant sa
douleur silencieuse avec les éloquents regrets de Corinne lorsqu'il se
sépara d'elle à Venise, il n'hésita pas à croire que Lucile l'aimait
faiblement. Néanmoins, pendant les quatre années que dura son absence,
elle n'eut pas un jour de bonheur. A peine la naissance de sa fille
put-elle la distraire un moment des dangers que courait son époux. Un
autre chagrin aussi se joignit à cette inquiétude: elle découvrit par
degrés tout ce qui concernait Corinne et ses relations avec lord Nelvil.
Le comte d'Erfeuil, qui passa près d'une année en Écosse, et vit souvent
Lucile et sa mère, était fortement persuadé qu'il n'avait pas révélé le
secret du voyage de Corinne en Angleterre; mais il dit tant de choses
qui en approchaient, il lui était si difficile, quand la conversation
languissait, de ne pas ramener le sujet qui intéressait si vivement
Lucile, qu'elle parvint à tout savoir. Tout innocente qu'elle l'était,
elle avait encore assez d'art pour faire parler le comte d'Erfeuil, tant
il en fallait peu pour cela.

Lady Edgermond, que sa maladie occupait chaque jour davantage, ne
s'était pas doutée du travail que faisait sa fille pour apprendre ce qui
devait lui causer tant de douleur, mais, quand elle la vit si triste,
elle obtint d'elle la confidence de ses chagrins. Lady Edgermond
s'exprima très-sévèrement sur le voyage de Corinne en Angleterre. Lucile
en recevait une autre impression: elle était tour à tour jalouse de
Corinne et mécontente d'Oswald, qui avait pu se montrer si cruel envers
une femme dont il était tant aimé; et il lui semblait qu'elle devait
craindre, pour son propre bonheur, un homme qui avait ainsi sacrifié le
bonheur d'une autre. Elle avait toujours conservé de l'intérêt et de la
reconnaissance pour sa soeur, ce qui ajoutait encore à la pitié qu'elle
lui inspirait; et, loin d'être flattée du sacrifice qu'Oswald lui avait
fait, elle se tourmentait de l'idée qu'il ne l'avait choisie que parce
que sa position dans le monde était meilleure que celle de Corinne; elle
se rappelait son hésitation avant le mariage, sa tristesse peu de jours
après, et toujours elle se confirmait dans la cruelle pensée que son
époux ne l'aimait pas. Lady Edgermond aurait pu lui rendre un grand
service dans cette disposition d'âme, si elle l'avait calmée; mais
c'était une personne sans indulgence, et qui, ne concevant rien que le
devoir et les sentiments qu'il permet, prononçait l'anathème contre tout
ce qui s'écartait de cette ligne. Elle ne pensait pas à ramener par des
ménagements, et s'imaginait, au contraire, que le seul moyen d'éveiller
les remords était de montrer du ressentiment: elle partageait trop
vivement les inquiétudes de Lucile, s'irritait de la pensée qu'une
charmante personne ne fût pas appréciée par son époux; et loin de lui
faire du bien, en lui persuadant qu'elle était plus aimée qu'elle ne le
croyait, elle confirmait ses craintes à cet égard, pour exciter
davantage sa fierté. Lucile, plus douce et plus éclairée que sa mère, ne
suivait pas rigoureusement les conseils qu'elle lui donnait, mais il en
restait toujours quelques traces; et ses lettres à lord Nelvil étaient
bien moins sensibles que le fond de son coeur.

Oswald, pendant ce temps, se distingua dans la guerre par des actions
d'une bravoure éclatante; il exposa mille fois sa vie, non-seulement par
l'enthousiasme de l'honneur, mais par goût pour le péril. On remarquait
que le danger était un plaisir pour lui; qu'il paraissait plus gai, plus
animé, plus heureux, le jour des combats; il rougissait de joie quand le
tumulte des armes commençait, et c'était dans ce moment seul qu'un poids
qu'il avait sur le coeur se soulevait et le laissait respirer à l'aise.
Adoré de ses soldats, admiré de ses camarades, il avait une existence
très-animée, qui, sans lui donner du bonheur, l'étourdissait au moins
sur le passé comme sur l'avenir. Il recevait des lettres de sa femme,
qu'il trouvait froides, mais auxquelles cependant il s'accoutumait. Le
souvenir de Corinne lui apparaissait souvent dans ces belles nuits des
tropiques, où l'on prend une si grande idée de la nature et de son
auteur; mais comme le climat et la guerre menaçaient tous les jours sa
vie, il se croyait moins coupable, en étant si près de périr: on
pardonne à ses ennemis lorsque la mort les menace; on se sent aussi,
dans une situation semblable, de l'indulgence pour soi-même. Lord Nelvil
pensait seulement aux larmes de Corinne, lorsqu'elle apprendrait qu'il
n'était plus; il oubliait celles que ses torts lui avaient fait
répandre.

Au milieu des périls, qui font si souvent réfléchir sur l'incertitude de
la vie, il songeait bien plus à Corinne qu'à Lucile; ils avaient tant
parlé de la mort ensemble, ils avaient si souvent approfondi toutes les
pensées les plus sérieuses, qu'il croyait encore s'entretenir avec
Corinne, quand il s'occupait des grandes idées que retrace le spectacle
habituel de la guerre et de ses dangers. C'était à elle qu'il
s'adressait quand il était seul, bien qu'il dût la croire irritée contre
lui. Il lui semblait qu'ils s'entendaient encore, malgré l'absence,
malgré l'infidélité même; tandis que la douce Lucile, qu'il ne croyait
pas offensée contre lui, ne s'offrait à son souvenir que comme une
personne digne d'être protégée, mais à laquelle il fallait épargner
toutes les réflexions tristes et profondes. Enfin les troupes que lord
Nelvil commandait furent rappelées en Angleterre; il revint: déjà la
tranquillité du vaisseau lui plaisait bien moins que l'activité de la
guerre. Le mouvement extérieur avait remplacé, pour lui, les plaisirs de
l'imagination, qu'autrefois l'entretien de Corinne lui faisait goûter;
il n'avait pas encore essayé du repos loin d'elle. Il avait su tellement
se faire aimer de ses soldats, et leur avait inspiré tant d'attachement
et d'enthousiasme, que leurs hommages et leur dévouement renouvelèrent
encore pour lui, pendant le passage, l'intérêt de la vie militaire. Cet
intérêt ne cessa complétement que quand on fut débarqué.


CHAPITRE IV

Lord Nelvil partit alors pour la terre de lady Edgermond, dans le
Northumberland; il fallait qu'il fît de nouveau connaissance avec sa
famille, dont il avait perdu l'habitude depuis quatre ans. Lucile lui
présenta sa fille, âgée de plus de trois ans, avec autant de timidité
qu'une femme coupable pourrait en éprouver. Cette petite ressemblait à
Corinne: l'imagination de Lucile avait été fort occupée du souvenir de
sa soeur pendant sa grossesse; et Juliette, c'était ainsi qu'elle se
nommait, avait les cheveux et les yeux de Corinne. Lord Nelvil le
remarqua, et en fut troublé; il la prit dans ses bras, et la serra
contre son coeur avec tendresse. Lucile ne vit dans ce mouvement qu'un
souvenir de Corinne, et dès cet instant elle ne jouit pas sans mélange
de l'affection que lord Nelvil témoignait à Juliette.

Lucile était encore embellie, elle avait près de vingt ans. Sa beauté
avait pris un caractère imposant, et inspirait à lord Nelvil un
sentiment de respect. Lady Edgermond n'était plus en état de sortir de
son lit, et sa situation lui donnait beaucoup d'humeur et de chagrin.
Elle revit pourtant avec plaisir lord Nelvil, car elle était
très-tourmentée par la crainte de mourir en son absence, et de laisser
sa fille ainsi seule au monde. Lord Nelvil avait tellement pris
l'habitude d'une vie active, qu'il lui en coûtait beaucoup de rester
presque tout le jour dans la chambre de sa belle-mère, qui ne recevait
plus personne que son gendre et sa fille. Lucile aimait toujours
beaucoup lord Nelvil; mais elle avait la douleur de ne pas se croire
aimée, et lui cachait par fierté ce qu'elle savait de ses sentiments
pour Corinne, et la jalousie qu'ils lui causaient. Cette contrainte
ajoutait encore à sa réserve habituelle, et la rendait plus froide et
plus silencieuse qu'elle ne l'eût été naturellement. Lorsque son époux
voulait lui donner quelques conseils sur le charme qu'elle aurait pu
répandre dans la conversation en y mettant plus d'intérêt, elle croyait
voir dans ces conseils un souvenir de Corinne, et se blessait au lieu
d'en profiter. Lucile avait une grande douceur de caractère, mais sa
mère lui avait donné des idées positives sur tous les points; et quand
lord Nelvil vantait les plaisirs de l'imagination et le charme des
beaux-arts, elle voyait toujours dans ce qu'il disait les souvenirs de
l'Italie, et rabattait assez sèchement l'enthousiasme de lord Nelvil,
parce qu'elle pensait que Corinne en était l'unique cause. Dans une
autre disposition, elle eût recueilli avec soin les paroles de son
époux, pour étudier tous les moyens de lui plaire.

Lady Edgermond, dont la maladie augmentait les défauts, montrait une
antipathie croissante pour tout ce qui sortait de la monotonie et de la
règle habituelle de la vie. Elle voyait du mal à tout; et son
imagination, irritée par la souffrance, était importunée de tous les
bruits, au moral comme au physique. Elle eût voulu réduire l'existence
aux moindres frais possibles, peut-être pour ne pas regretter vivement
ce qu'elle était près de quitter; mais comme personne n'avoue le motif
personnel de ses opinions, elle les appuyait sur les principes généraux
d'une morale exagérée. Elle ne cessait de désenchanter la vie, en
faisant un tort des moindres plaisirs, en opposant un devoir à chaque
emploi des heures qui pouvait différer un peu de ce qu'on avait fait la
veille. Lucile, qui, bien qu'elle fût soumise à sa mère, avait cependant
plus d'esprit qu'elle, et plus de flexibilité dans le caractère, se
serait réunie à son époux pour combattre doucement l'austérité de
l'exigence toujours croissante de lady Edgermond, si celle-ci ne lui
avait pas persuadé qu'elle se conduisait ainsi seulement pour s'opposer
au penchant de lord Nelvil pour le séjour de l'Italie. «Il faut lutter
sans cesse, disait-elle, par la puissance du devoir contre le retour
possible d'une inclination si funeste.» Lord Nelvil avait certainement
aussi un grand respect pour le devoir, mais il le considérait sous des
rapports plus étendus que lady Edgermond. Il aimait à remonter à sa
source, il le croyait parfaitement en harmonie avec nos véritables
penchants, et pensait qu'il n'exigeait point de nous des sacrifices et
des combats continuels. Il lui semblait enfin que la vertu, loin de
tourmenter la vie, contribuait tellement au bonheur durable, qu'on
pouvait la considérer comme une sorte de prescience accordée à l'homme
sur cette terre.

Quelquefois Oswald, en développant ses idées, se livrait au plaisir
d'employer des expressions de Corinne; il s'écoutait avec complaisance
quand il empruntait son langage. Lady Edgermond montrait de l'humeur dès
qu'il se laissait aller à cette manière de penser et de parler: les
idées nouvelles déplaisent aux personnes âgées; elles aiment à se
persuader que le monde n'a fait que perdre, au lieu d'acquérir, depuis
qu'elles ont cessé d'être jeunes. Lucile, par l'instinct du coeur,
reconnaissait, dans l'intérêt plus vif que lord Nelvil mettait à ses
propres discours, le retentissement de son affection pour Corinne; elle
baissait les yeux pour ne pas laisser voir à son époux ce qui se passait
dans son âme; et lui, ne se doutant pas qu'elle fût instruite de ses
rapports avec Corinne, attribuait à la froideur du caractère de sa femme
son immobile silence pendant qu'il parlait avec chaleur. Ne sachant donc
à qui s'adresser pour trouver un esprit qui répondît au sien, les
regrets du passé se renouvelaient plus vivement que jamais dans son âme,
et il tombait dans la plus profonde mélancolie. Il écrivit au prince
Castel-Forte pour avoir des nouvelles de Corinne. Sa lettre n'arriva
point, à cause de la guerre. Sa santé souffrait extrêmement du climat
d'Angleterre, et les médecins ne cessaient de lui répéter que sa
poitrine serait attaquée de nouveau, s'il ne passait pas l'hiver en
Italie; mais il était impossible d'y songer, puisque la paix n'était pas
faite entre la France et l'Angleterre. Une fois il parla devant sa
belle-mère et sa femme des conseils que les médecins lui avaient donnés,
et de l'obstacle qui s'y opposait. «Quand la paix serait faite, lui dit
lady Edgermond, je ne pense pas, milord, que vous vous permissiez à
vous-même de revoir l'Italie.--Si la santé de milord l'exigeait,
interrompit Lucile, il ferait très-bien d'y aller.» Ce mot parut assez
doux à lord Nelvil, et il se hâta d'en témoigner sa reconnaissance à
Lucile; mais cette reconnaissance même la blessa: elle crut y voir le
dessein de la préparer au voyage.

La paix se fit au printemps, et le voyage d'Italie devint possible.
Chaque fois que lord Nelvil laissait échapper quelques réflexions sur le
mauvais état de sa santé, Lucile était combattue entre l'inquiétude
qu'elle éprouvait et la crainte que lord Nelvil ne voulût insinuer par
là qu'il devrait passer l'hiver en Italie; et, tandis que son sentiment
l'aurait portée à s'exagérer la maladie de son époux, la jalousie, qui
naissait aussi de ce sentiment, l'engageait à chercher des raisons pour
atténuer ce que les médecins mêmes disaient du danger qu'il courait en
restant en Angleterre. Lord Nelvil attribuait cette conduite de Lucile à
l'indifférence et à l'égoïsme, et ils se blessaient réciproquement,
parce qu'ils ne s'avouaient pas leurs sentiments avec franchise.

Enfin lady Edgermond tomba dans un état si dangereux, qu'il n'y eut
plus, entre Lucile et lord Nelvil, d'autre sujet d'entretien que sa
maladie; la pauvre femme perdit l'usage de la parole un mois avant de
mourir; l'on ne devinait plus qu'à ses larmes ou à sa façon de serrer la
main ce qu'elle voulait dire. Lucile était au désespoir; Oswald,
sincèrement touché, veillait toutes les nuits auprès d'elle; et comme
c'était au mois de novembre, il se fit beaucoup de mal par les soins
qu'il lui prodigua. Lady Edgermond parut heureuse des témoignages de
l'affection de son gendre. Les défauts de son caractère disparaissaient
à mesure que son affreux état les eut rendus plus excusables, tant les
approches de la mort tranquillisent toutes les agitations de l'âme; et
la plupart des défauts ne viennent que de cette agitation.

La nuit de sa mort, elle prit la main de Lucile et celle de lord Nelvil,
et, les mettant l'une dans l'autre, elle les pressa toutes les deux
contre son coeur; alors elle leva les yeux au ciel, et ne parut point
regretter la parole, qui n'eût rien dit de plus que ce regard et ce
mouvement. Peu de minutes après elle expira.

Lord Nelvil, qui avait fait effort sur lui-même pour être capable de
soigner sa belle-mère, devint dangereusement malade; et l'infortunée
Lucile, au moment d'une cruelle douleur, eut à souffrir la plus affreuse
inquiétude. Il paraît que dans son délire lord Nelvil prononça plusieurs
fois le nom de Corinne et celui de l'Italie. Il demandait souvent, dans
ses rêveries, _du soleil, le Midi, un air plus chaud_; quand le frisson
de la fièvre le prenait, il disait: _Il fait si froid dans ce Nord, que
jamais on ne pourra s'y réchauffer._ Quand il revint à lui, il fut bien
étonné d'apprendre que Lucile avait tout disposé pour le voyage
d'Italie; il s'en étonna: elle lui donna pour motif le conseil des
médecins. «Si vous le permettez, ajouta-t-elle, ma fille et moi nous
vous y accompagnerons: il ne faut pas qu'un enfant soit séparé de son
père ni de sa mère.--Sans doute, reprit lord Nelvil, il ne faut pas que
nous nous séparions. Mais ce voyage vous fait-il de la peine? parlez,
j'y renoncerai.--Non, reprit Lucile, ce n'est pas cela qui me fait de la
peine...» Lord Nelvil la regarda, lui prit la main: elle allait
s'expliquer davantage; mais le souvenir de sa mère, qui lui avait
recommandé de ne jamais avouer à lord Nelvil la jalousie qu'elle
ressentait, l'arrêta tout à coup, et elle reprit en disant: «Mon premier
intérêt, milord, vous devez le croire, c'est le rétablissement de votre
santé.--Vous avez une soeur en Italie, continua lord Nelvil.--Je le
sais, reprit Lucile; en avez-vous des nouvelles?--Non, dit lord Nelvil;
depuis que je suis parti pour l'Amérique, j'ignore absolument ce qu'elle
est devenue.--Eh bien! milord, nous le saurons en Italie.--Vous
intéresse-t-elle encore?--Oui, milord, répondit Lucile; je n'ai point
oublié la tendresse qu'elle m'a témoignée dans mon enfance.--Oh! il ne
faut rien oublier,» dit lord Nelvil en soupirant; et le silence de tous
les deux finit l'entretien.

Oswald n'allait point en Italie dans l'intention de renouveler ses liens
avec Corinne; il avait trop de délicatesse pour se laisser approcher par
une telle idée; mais s'il ne devait pas se rétablir de la maladie de
poitrine dont il était menacé, il trouvait assez doux de mourir en
Italie, et d'obtenir, par un dernier adieu, le pardon de Corinne. Il ne
croyait pas que Lucile pût savoir la passion qu'il avait eue pour sa
soeur; encore moins se doutait-il qu'il eût trahi, dans son délire, les
regrets qui l'agitaient encore. Il ne rendait pas justice à l'esprit de
sa femme, parce que cet esprit était stérile, et lui servait plutôt à
deviner ce que pensaient les autres qu'à les intéresser par ce qu'elle
pensait elle-même. Oswald s'était donc accoutumé à la considérer comme
une belle et froide personne qui remplissait ses devoirs, et l'aimait
autant qu'elle pouvait aimer; mais il ne connaissait pas la sensibilité
de Lucile: elle mettait le plus grand soin à la cacher. C'était par
fierté qu'elle dissimulait, dans cette circonstance, ce qui
l'affligeait; mais, dans une situation parfaitement heureuse, elle se
serait encore fait un reproche de laisser voir une affection vive, même
pour son époux. Il lui semblait que la pudeur était blessée par
l'expression de tout sentiment passionné; et comme elle était cependant
capable de ces sentiments, son éducation, en lui imposant la loi de se
contraindre, l'avait rendue triste et silencieuse: on l'avait bien
convaincue qu'il ne fallait pas révéler ce qu'elle éprouvait, mais elle
ne prenait aucun plaisir à dire autre chose.


CHAPITRE V

Lord Nelvil craignait les souvenirs que lui retraçait la France: il la
traversa donc rapidement; car, Lucile ne témoignant, dans ce voyage, ni
désir ni volonté sur rien, c'était lui seul qui décidait de tout. Ils
arrivèrent au pied des montagnes qui séparent le Dauphiné de la Savoie,
et montèrent à pied ce qu'on appelle _le pas des Échelles_: c'est une
route pratiquée dans le roc, et dont l'entrée ressemble à celle d'une
profonde caverne; elle est sombre dans toute sa longueur, même pendant
les plus beaux jours de l'été. On était alors au commencement de
décembre; il n'y avait point encore de neige; mais l'automne, saison de
décadence, touchait elle-même à sa fin, et faisait place à l'hiver.
Toute la route était couverte de feuilles mortes que le vent y avait
apportées, car il n'existait point d'arbres dans ce chemin rocailleux;
et, près des débris de la nature flétrie, on ne voyait point les
rameaux, espoir de l'année suivante. La vue des montagnes plaisait à
lord Nelvil: il semble, dans les pays de plaine, que la terre n'ait
d'autre but que de porter l'homme et de le nourrir; mais, dans les
contrées pittoresques, on croit reconnaître l'empreinte du génie du
Créateur et de sa toute-puissance. L'homme cependant s'est familiarisé
partout avec la nature, et les chemins qu'il s'est frayés gravissent les
monts et descendent dans les abîmes. Il n'y a plus pour lui rien
d'inaccessible que le grand mystère de lui-même.

Dans la Maurienne, l'hiver devint à chaque pas plus rigoureux. On eût
dit qu'on s'avançait vers le Nord en s'approchant du mont Cenis: Lucile,
qui n'avait jamais voyagé, était épouvantée par ces glaces qui rendent
les pas des chevaux si peu sûrs. Elle cachait ses craintes aux regards
d'Oswald, mais se reprochait souvent d'avoir emmené sa petite fille avec
elle; souvent elle se demandait si la moralité la plus parfaite avait
présidé à cette résolution, et si le goût très-vif qu'elle avait pour
cette enfant, et l'idée aussi qu'elle était plus aimée d'Oswald en se
montrant à lui toujours avec Juliette, ne l'avaient pas distraite des
périls d'un si long voyage. Lucile était une personne très-timorée, et
qui fatiguait souvent son âme à force de scrupules et d'interrogations
secrètes sur sa conduite. Plus on est vertueux, plus la délicatesse
s'accroît, et avec elle les inquiétudes de la conscience; Lucile n'avait
de refuge contre cette disposition que dans la piété, et de longues
prières intérieures la tranquillisaient.

Comme ils avançaient vers le mont Cenis, toute la nature semblait
prendre un caractère plus terrible; la neige tombait en abondance sur la
terre, déjà couverte de neige: on eût dit qu'on entrait dans l'enfer de
glace si bien décrit par le Dante. Toutes les productions de la terre
n'offraient plus qu'un aspect monotone, depuis le fond des précipices
jusqu'au sommet des montagnes; une même couleur faisait disparaître
toutes les variétés de la végétation: les rivières coulaient encore au
pied des monts; mais les sapins, devenus tout blancs, se répétaient dans
les eaux comme des spectres d'arbres. Oswald et Lucile regardaient ce
spectacle en silence: la parole semble étrangère à cette nature glacée,
et l'on se tait avec elle; lorsque tout à coup ils aperçurent, sur une
vaste plaine de neige, une longue file d'hommes habillés de noir, qui
portaient un cercueil vers une église. Ces prêtres, les seuls êtres
vivants qui parussent au milieu de cette campagne froide et déserte,
avaient une marche lente, que la rigueur du temps aurait hâtée si la
pensée de la mort n'eût pas imprimé sa gravité à tous leurs pas. Le
deuil de la nature et de l'homme, de la végétation et de la vie; ces
deux couleurs, ce blanc et ce noir, qui seules frappaient les regards et
se faisaient ressortir l'une par l'autre, remplissaient l'âme d'effroi.
Lucile dit à voix basse: «Quel triste présage!--Lucile, interrompit
Oswald, croyez-moi, il n'est pas pour vous.» Hélas! pensa-t-il en
lui-même, ce n'est pas sous de tels auspices que je fis avec Corinne le
voyage d'Italie; qu'est-elle devenue maintenant? et tous ces objets
lugubres qui m'environnent m'annoncent-ils ce que je vais souffrir?

Lucile était ébranlée par les inquiétudes que lui causait le voyage.
Oswald ne pensait pas à ce genre de terreur, très-étranger à un homme,
et surtout à un caractère aussi intrépide que le sien. Lucile prenait
pour de l'indifférence ce qui venait uniquement de ce qu'il ne
soupçonnait pas dans cette occasion la possibilité de la crainte.
Cependant tout se réunissait pour accroître les anxiétés de Lucile: les
hommes du peuple trouvent une sorte de satisfaction à grossir le danger,
c'est leur genre d'imagination; ils se plaisent dans l'effet qu'ils
produisent ainsi sur les personnes d'une autre classe, dont ils se font
écouter en les effrayant. Lorsqu'on veut traverser le mont Cenis pendant
l'hiver, les voyageurs, les aubergistes vous donnent à chaque instant
des nouvelles du passage du Mont, c'est ainsi qu'on l'appelle; et l'on
dirait qu'on parle d'un monstre immobile, gardien des vallées qui
conduisent à la terre promise. On observe le temps pour savoir s'il n'y
a rien à redouter, et lorsqu'on peut craindre le vent nommé _la
tourmente_, on conseille fortement aux étrangers de ne pas se risquer
sur la montagne. Ce vent s'annonce dans le ciel par un blanc nuage qui
s'étend comme un linceul dans les airs, et, peu d'heures après, tout
l'horizon en est obscurci.

Lucile avait pris secrètement toutes les informations possibles, à
l'insu de lord Nelvil; il ne se doutait pas de ses terreurs, et se
livrait tout entier aux réflexions que faisait naître en lui le retour
en Italie. Lucile, que le but du voyage agitait encore plus que le
voyage même, jugeait tout avec une prévention défavorable, et faisait
tacitement un tort à lord Nelvil de sa parfaite sécurité sur elle et sur
sa fille. Le matin du passage du mont Cenis, plusieurs paysans se
rassemblèrent autour de Lucile, et lui dirent que le temps menaçait _la
tourmente_. Néanmoins ceux qui devaient la porter, elle et sa fille,
assurèrent qu'il n'y avait rien à craindre. Lucile regarda lord Nelvil;
elle vit qu'il se moquait de la peur qu'on voulait leur faire; et, de
nouveau blessée par ce courage, elle se hâta de déclarer qu'elle voulait
partir. Oswald ne s'aperçut pas du sentiment qui avait dicté cette
résolution, et suivit à cheval le brancard sur lequel étaient portées sa
femme et sa fille. Ils montèrent assez facilement; mais quand ils furent
à la moitié de la plaine qui sépare la montée de la descente, un
horrible ouragan s'éleva. Des tourbillons de neige aveuglaient les
conducteurs, et plusieurs fois Lucile n'apercevait plus Oswald, que la
tempête avait comme enveloppé de ses brouillards impétueux. Les
respectables religieux qui se consacrent, sur le sommet des Alpes, au
salut des voyageurs, commencèrent à sonner leurs cloches d'alarme; et
bien que ce signal annonçât la pitié des hommes bienfaisants qui le
faisaient entendre, ce son en lui-même avait quelque chose de
très-sombre, et les coups précipités de l'airain exprimaient mieux
encore l'effroi que le secours.

Lucile espérait qu'Oswald proposerait de s'arrêter dans le couvent et
d'y passer la nuit; mais comme elle ne voulut pas lui dire qu'elle le
désirait, il crut qu'il valait mieux se hâter d'arriver avant la fin du
jour. Les porteurs de Lucile lui demandèrent avec inquiétude s'il
fallait commencer la descente. «Oui, répondit-elle, puisque milord ne
s'y oppose pas.» Lucile avait tort de ne pas exprimer ses craintes, car
sa fille était avec elle; mais quand on aime et qu'on ne se croit pas
aimé, on se blesse de tout, et chaque instant de la vie est une douleur,
et presque une humiliation. Oswald restait à cheval, bien que ce fût la
plus dangereuse manière de descendre; mais il se croyait ainsi plus sûr
de ne pas perdre de vue sa femme et sa fille.

Au moment où Lucile vit du sommet du mont la route qui en descend, cette
route si rapide qu'on la prendrait elle-même pour un précipice, si les
abîmes qui sont à côté n'en faisaient sentir la différence, elle serra
sa fille contre son coeur avec une émotion très-vive. Oswald le
remarqua; et, laissant son cheval, il vint lui-même se joindre aux
porteurs pour soutenir le brancard. Oswald avait tant de grâce dans tout
ce qu'il faisait, que Lucile, en le voyant s'occuper d'elle et de
Juliette avec beaucoup de zèle et d'intérêt, sentit ses yeux mouillés de
larmes; puis à l'instant il s'éleva un coup de vent si terrible, que les
porteurs eux-mêmes tombèrent à genoux et s'écrièrent: _O mon Dieu,
secourez-nous!_ Alors Lucile reprit tout son courage; et, se soulevant
sur le brancard, elle tendit Juliette à lord Nelvil, en lui disant: «Mon
ami, prenez votre fille.» Oswald la saisit, et dit à Lucile: «Et vous
aussi, venez; je pourrai vous porter toutes deux.--Non, répondit Lucile,
sauvez seulement votre fille.--Comment, sauver! répéta lord Nelvil;
est-il question de danger?» Et se retournant vers les porteurs, il
s'écria: «Malheureux! que ne disiez-vous...--Ils m'en avaient avertie,
interrompit Lucile...--Et vous me l'avez caché! dit lord Nelvil;
qu'ai-je fait pour mériter ce cruel silence?» En prononçant ces mots, il
enveloppa sa fille dans son manteau, et baissa ses yeux vers la terre
dans une anxiété profonde; mais le ciel, protecteur de Lucile, fit
paraître un rayon qui perça les nuages, apaisa la tempête, et découvrit
aux regards les fertiles plaines du Piémont. Dans une heure toute la
caravane arriva sans accident à la Novalaise, la première ville de
l'Italie par delà le mont Cenis.

En entrant dans l'auberge, Lucile prit sa fille dans ses bras, monta
dans une chambre, se mit à genoux et remercia Dieu avec ferveur. Oswald,
pendant qu'elle priait, était appuyé sur la cheminée d'un air pensif; et
quand Lucile se fut relevée, il lui dit: «Lucile, vous avez donc eu
peur?--Oui, mon ami, répondit-elle.--Et pourquoi vous êtes-vous mise en
route?--Vous paraissiez impatient de partir.--Ne savez-vous pas,
répondit lord Nelvil, qu'avant tout je crains pour vous ou le danger ou
la peine?--C'est pour Juliette qu'il faut les craindre,» dit Lucile.
Elle la prit sur ses genoux pour la réchauffer auprès du feu, et
bouclait avec ses mains les beaux cheveux noirs de cette enfant, que la
neige et la pluie avaient aplatis sur son front. Dans ce moment, la mère
et la fille étaient charmantes. Oswald les regarda toutes les deux avec
tendresse; mais, encore une fois, le silence suspendit un entretien qui
peut-être aurait conduit à une explication heureuse.

Ils arrivèrent à Turin. Cette année-là l'hiver était très-rigoureux. Les
vastes appartements de l'Italie sont destinés à recevoir le soleil, ils
paraissaient déserts pendant le froid. Les hommes sont bien petits sous
ces grandes voûtes. Elles font plaisir pendant l'été par la fraîcheur
qu'elles donnent, mais au milieu de l'hiver on ne sent que le vide de
ces palais immenses dont les possesseurs semblent des pygmées dans la
demeure des géants.

On venait d'apprendre la mort d'Alfieri, et c'était un deuil général
pour tous les Italiens qui voulaient s'enorgueillir de leur patrie. Lord
Nelvil croyait voir partout l'empreinte de la tristesse; il ne
reconnaissait plus l'impression que l'Italie avait produite jadis sur
lui. L'absence de celle qu'il avait tant aimée désenchantait à ses yeux
la nature et les arts. Il demanda des nouvelles de Corinne à Turin; on
lui dit que depuis cinq ans elle n'avait rien publié, et vivait dans la
retraite la plus profonde; mais on l'assura qu'elle était à Florence. Il
résolut d'y aller, non pour y rester et trahir ainsi l'affection qu'il
devait à Lucile, mais pour expliquer du moins lui-même à Corinne comment
il avait ignoré son voyage en Écosse.

En traversant les plaines de la Lombardie, Oswald s'écriait: «Ah! que
cela était beau lorsque tous les ormeaux étaient couverts de feuilles,
et lorsque les pampres verts les unissaient entre eux!» Lucile se disait
en elle-même: «C'était beau quand Corinne était avec lui.» Un brouillard
humide, tel qu'il en fait souvent dans les plaines traversées par un si
grand nombre de rivières, obscurcissait la vue de la campagne. On
entendait, pendant la nuit, dans les auberges, tomber sur les toits ces
pluies abondantes du Midi qui ressemblent au déluge. Les maisons en sont
pénétrées, et l'eau vous poursuit partout avec l'activité du feu. Lucile
cherchait en vain le charme de l'Italie: on eût dit que tout se
réunissait pour la couvrir d'un voile sombre, à ses regards comme à ceux
d'Oswald.


CHAPITRE VI

Oswald, depuis qu'il était entré en Italie, n'avait pas prononcé un mot
d'italien; il semblait que cette langue lui fît mal, et qu'il évitât de
l'entendre comme de la parler. Le soir du jour où lady Nelvil et lui
étaient arrivés à l'auberge de Milan, ils entendirent frapper à leur
porte, et virent entrer dans leur chambre un Romain d'une figure
très-noire, très-marquée, mais cependant sans véritable physionomie: des
traits créés pour l'expression, mais auxquels il manquait l'âme qui la
donne; et sur cette figure il y avait à perpétuité un sourire gracieux
et un regard qui voulait être poétique. Il se mit, dès la porte, à
improviser des vers remplis de louanges sur la mère, l'enfant et
l'époux; de ces louanges qui conviennent à toutes les mères, à tous les
enfants, à tous les époux du monde, et dont l'exagération passait
par-dessus tous les sujets, comme si les paroles et la vérité ne
devaient avoir aucun rapport ensemble. Le Romain se servait cependant de
ces sons harmonieux qui ont tant de charmes dans l'italien; il déclamait
avec une force qui faisait encore mieux remarquer l'insignifiance de ce
qu'il disait. Rien ne pouvait être plus pénible pour Oswald que
d'entendre ainsi, pour la première fois après un long intervalle, une
langue chérie, de revoir ainsi ses souvenirs travestis, et de sentir une
impression de tristesse renouvelée par un objet ridicule. Lucile
s'aperçut de la cruelle situation de l'âme d'Oswald; elle voulait faire
finir l'improvisateur, mais il était impossible d'en être écouté. Il se
promenait dans la chambre à grands pas; il faisait des exclamations et
des gestes continuels, et ne s'embarrassait pas du tout de l'ennui qu'il
causait à ses auditeurs. Son mouvement était comme celui d'une machine
montée, qui ne s'arrête qu'après un temps marqué. Enfin ce temps arriva,
et lady Nelvil parvint à le congédier.

Quand il fut sorti, Oswald dit: «Le langage poétique est si facile à
parodier en Italie, qu'on devrait l'interdire à tous ceux qui ne sont
pas dignes de le parler.--Il est vrai, reprit Lucile, peut-être un peu
trop sèchement, il est vrai qu'il doit être désagréable de se rappeler
ce qu'on admire par ce que nous venons d'entendre.» Ce mot blessa lord
Nelvil. «Bien loin de là, dit-il; il me semble qu'un tel contraste fait
sentir la puissance du génie. C'est ce même langage si misérablement
dégradé qui devenait une poésie céleste lorsque Corinne, lorsque votre
soeur, reprit-il avec affectation, s'en servait pour exprimer ses
pensées.» Lucile fut comme atterrée par ces paroles: le nom de Corinne
ne lui avait pas encore été prononcé par Oswald pendant tout le voyage,
encore moins celui de _votre soeur_, qui semblait indiquer un reproche.
Les larmes étaient prêtes à la suffoquer, et, si elle se fût abandonnée
à cette émotion, peut-être ce moment eût-il été le plus doux de sa vie;
mais elle se contint, et la gêne qui existait entre les deux époux n'en
devint que plus pénible.

Le lendemain le soleil parut; et, malgré les mauvais jours qui avaient
précédé, il se montra brillant et radieux, comme un exilé qui rentre
dans sa patrie. Lucile et lord Nelvil en profitèrent pour aller voir la
cathédrale de Milan: c'est le chef-d'oeuvre de l'architecture gothique
en Italie, comme Saint-Pierre de l'architecture moderne.

Cette église, bâtie en forme de croix, est une belle image de douleur
qui s'élève au-dessus de la riche et joyeuse ville de Milan. En montant
jusqu'au haut du clocher, on est confondu du travail scrupuleux de
chaque détail. L'édifice entier, dans toute sa hauteur, est orné,
sculpté, découpé, si l'on peut s'exprimer ainsi, comme le serait un
petit objet d'agrément. Que de patience et de temps il fallut pour
accomplir un tel oeuvre! La persévérance vers un même but se
transmettait jadis de génération en génération, et le genre humain,
stable dans ses pensées, élevait des monuments inébranlables comme
elles. Une église gothique fait naître des dispositions
très-religieuses. Horace Walpole a dit que _les papes ont consacré à
bâtir des temples à la moderne les richesses que leur avait values la
dévotion inspirée par les églises gothiques_. La lumière qui passe à
travers les vitraux coloriés, les formes singulières de l'architecture,
enfin l'aspect entier de l'église est une image silencieuse de ce
mystère de l'infini qu'on sent au dedans de soi, sans pouvoir jamais
s'en affranchir ni le comprendre.

Lucile et lord Nelvil quittèrent Milan un jour où la terre était
couverte de neige, et rien n'est plus triste que la neige en Italie; on
n'y est point accoutumé à voir disparaître la nature sous le voile
uniforme des frimas; tous les Italiens se désolent du mauvais temps
comme d'une calamité publique. En voyageant avec Lucile, Oswald avait
pour l'Italie une sorte de coquetterie qui n'était pas satisfaite;
l'hiver déplaît là plus que partout ailleurs, parce que l'imagination
n'y est point préparée. Lord et lady Nelvil traversèrent Plaisance,
Parme, Modène. Les églises et les palais en sont trop vastes, à
proportion du nombre et de la fortune des habitants. On dirait que ces
villes sont arrangées pour recevoir de grands seigneurs qui doivent
arriver, mais qui se sont fait précéder seulement par quelques hommes de
leur suite.

Le matin du jour où Lucile et lord Nelvil se proposaient de traverser le
Taro, comme si tout devait contribuer à leur rendre cette fois le voyage
d'Italie lugubre, le fleuve s'était débordé la nuit précédente; et
l'inondation de ces fleuves qui descendent des Alpes et des Apennins est
très-effrayante. On les entend gronder de loin comme le tonnerre; et
leur course est si rapide, que les flots et le bruit qui les annonce
arrivent presque en même temps. Un pont sur de telles rivières n'est
guère possible, parce qu'elles changent de lit sans cesse, et s'élèvent
bien au-dessus du niveau de la plaine. Oswald et Lucile se trouvèrent
tout à coup arrêtés au bord de ce fleuve, les bateaux avaient été
emportés par le courant, et il fallait attendre que les Italiens, peuple
qui ne se presse pas, les eussent ramenés sur le nouveau rivage que le
torrent avait formé. Lucile, pendant ce temps, se promenait pensive et
glacée; le brouillard était tel, que le fleuve se confondait avec
l'horizon, et ce spectacle rappelait bien plutôt les descriptions
poétiques des rives du Styx, que ces eaux bienfaisantes qui doivent
charmer les regards des habitants brûlés par les rayons du soleil.
Lucile craignait pour sa fille le froid rigoureux qu'il faisait, et la
mena dans une cabane de pêcheur, où le feu était allumé au milieu de la
chambre comme en Russie. «Où donc est votre belle Italie?» dit Lucile en
soupirant à lord Nelvil. «Je ne sais quand je la retrouverai,»
répondit-il avec tristesse.

En approchant de Parme et de toutes les villes qui sont sur cette route,
on a de loin le coup d'oeil pittoresque des toits en forme de terrasse,
qui donnent aux villes d'Italie un aspect oriental. Les églises, les
clochers ressortent singulièrement au milieu de ces plates-formes; et
quand on revient dans le Nord, les toits en pointe, qui sont ainsi faits
pour se garantir de la neige, causent une impression très-désagréable.
Parme conserve encore quelques chefs-d'oeuvre du Corrége. Lord Nelvil
conduisit Lucile dans une église où l'on voit une peinture à fresque de
lui, appelée la Madone _della scala_; elle est recouverte par un rideau.
Lorsque l'on tira ce rideau, Lucile prit Juliette dans ses bras pour lui
faire mieux voir le tableau, et dans cet instant l'attitude de la mère
et de l'enfant se trouva par hasard presque la même que celle de la
Vierge et de son fils. La figure de Lucile avait tant de ressemblance
avec l'idéal de modestie et de grâce que le Corrége a peint, qu'Oswald
portait alternativement ses regards du tableau vers Lucile, et de Lucile
vers le tableau. Elle le remarqua, baissa les yeux, et la ressemblance
devint plus frappante encore; car le Corrége est peut-être le seul
peintre qui sache donner aux yeux baissés une expression aussi
pénétrante que s'ils étaient levés vers le ciel. Le voile qu'il jette
sur les regards ne dérobe en rien le sentiment ni la pensée, mais leur
donne un charme de plus, celui d'un mystère céleste.

Cette madone est près de se détacher du mur, et l'on voit la couleur
presque tremblante qu'un souffle pourrait faire tomber. Cela donne à ce
tableau le charme mélancolique de tout ce qui est passager, et l'on y
revient plusieurs fois, comme pour dire à sa beauté qui va disparaître
un sensible et dernier adieu.

En sortant de l'église, Oswald dit à Lucile: «Ce tableau, dans peu de
temps, n'existera plus, mais moi j'aurai toujours sous les yeux son
modèle.» Ces paroles aimables attendrirent Lucile; elle serra la main
d'Oswald: elle était prête à lui demander si son coeur pouvait se fier à
cette expression de tendresse; mais quand un mot d'Oswald lui semblait
froid, sa fierté l'empêchait de s'en plaindre; et quand elle était
heureuse d'une expression sensible, elle craignait de troubler ce moment
de bonheur en voulant le rendre plus durable. Ainsi son âme et son
esprit trouvaient toujours des raisons pour le silence. Elle se flattait
que le temps, la résignation et la douceur amèneraient un jour fortuné
qui dissiperait toutes ses craintes.


CHAPITRE VII

La santé de lord Nelvil se remettait par le climat d'Italie; mais une
inquiétude cruelle l'agitait sans cesse: il demandait partout des
nouvelles de Corinne, et on lui répondait partout, comme à Turin, qu'on
la croyait à Florence, mais qu'on ne savait rien d'elle depuis qu'elle
ne voyait personne et n'écrivait plus. Oh! ce n'était pas ainsi que le
nom de Corinne s'annonçait autrefois; et celui qui avait détruit son
bonheur et son éclat pouvait-il se le pardonner?

En approchant de Bologne, on est frappé de loin par deux tours
très-élevées, dont l'une surtout est penchée d'une manière qui effraye
la vue. C'est en vain que l'on sait qu'elle est ainsi bâtie, et que
c'est ainsi qu'elle a vu passer les siècles; cet aspect importune
l'imagination. Bologne est une des villes où l'on trouve un plus grand
nombre d'hommes instruits dans tous les genres; mais le peuple y produit
une impression désagréable. Lucile s'attendait au langage harmonieux
d'Italie qu'on lui avait annoncé, et le dialecte bolonais dut la
surprendre péniblement; il n'en est pas de plus rauque dans les pays du
Nord. C'était au milieu du carnaval qu'Oswald et Lucile arrivèrent à
Bologne; l'on entendait jour et nuit des cris de joie tout semblables à
des cris de colère; une population pareille à celle des lazzaroni de
Naples couche la nuit sous les arcades qui bordent les rues de Bologne;
ils portent pendant l'hiver un peu de feu dans un vase de terre, mangent
dans la rue, et poursuivent les étrangers par des demandes continuelles.
Lucile espérait en vain ces voix mélodieuses qui se font entendre la
nuit dans les villes d'Italie; elles se taisent toutes quand le temps
est froid, et sont remplacées à Bologne par des clameurs qui effrayent
quand on n'y est pas accoutumé. Le jargon des gens du peuple paraît
hostile, tant le son en est rude, et les moeurs de la populace sont
beaucoup plus grossières dans quelques contrées méridionales que les
pays du Nord. La vie sédentaire perfectionne l'ordre social; mais le
soleil, qui permet de vivre dans les rues, introduit quelque chose de
sauvage dans les habitudes des gens du peuple.

Oswald et lady Nelvil ne pouvaient faire un pas sans être assaillis par
une quantité de mendiants, qui sont en général le fléau de l'Italie. En
passant devant les prisons de Bologne, dont les barreaux donnent sur la
rue, ils virent les détenus qui se livraient à la joie la plus
déplaisante, s'adressaient aux passants d'une voix de tonnerre, et
demandaient des secours avec des plaisanteries ignobles et des rires
immodérés; enfin tout donnait dans ce lieu l'idée d'un peuple sans
dignité. «Ce n'est pas ainsi, dit Lucile, que se montre en Angleterre
notre peuple, concitoyen de ses chefs. Oswald, un tel pays peut-il vous
plaire?--Dieu me préserve, répondit Oswald, de jamais renoncer à ma
patrie! Mais, quand vous aurez passé les Apennins, vous entendrez parler
le toscan, vous verrez le véritable Midi, vous connaîtrez le peuple
spirituel et animé de ces contrées, et vous serez, je le crois, moins
sévère pour l'Italie.»

On peut juger la nation italienne, suivant les circonstances, d'une
manière tout à fait différente. Quelquefois le mal qu'on en a dit si
souvent s'accorde avec ce que l'on voit, et d'autres fois il paraît
souverainement injuste. Dans un pays où la plupart des gouvernements
étaient sans garantie, et l'empire de l'opinion presque aussi nul pour
les premières classes que pour les dernières; dans un pays où la
religion est plus occupée du culte que de la morale, il y a peu de bien
à dire de la nation considérée d'une manière générale, mais on y
rencontre beaucoup de qualités privées. C'est donc le hasard des
relations individuelles qui inspire aux voyageurs la satire ou la
louange; les personnes que l'on connaît particulièrement décident du
jugement qu'on porte sur la nation; jugement qui ne peut trouver de base
fixe, ni dans les institutions, ni dans les moeurs, ni dans l'esprit
public.

Oswald et Lucile allèrent voir ensemble les belles collections de
tableaux qui sont à Bologne. Oswald, en les parcourant, s'arrêta
longtemps devant la Sibylle, peinte par le Dominiquin. Lucile remarqua
l'intérêt qu'excitait en lui ce tableau; et, voyant qu'il s'oubliait
longtemps à le contempler, elle osa s'approcher enfin, et lui demanda
timidement si la Sibylle du Dominiquin parlait plus à son coeur que la
Madone du Corrége. Oswald comprit Lucile, et fut étonné de tout ce que
ce mot signifiait; il la regarda quelque temps sans lui répondre, et
puis il dit: «La Sibylle ne rend plus d'oracles; son génie, son talent,
tout est fini: mais l'angélique figure du Corrége n'a rien perdu de ses
charmes, et l'homme malheureux qui fit tant de mal à l'une ne trahira
jamais l'autre.» En achevant ces mots, il sortit pour cacher son
trouble.



LIVRE VINGTIÈME

CONCLUSION


CHAPITRE PREMIER

Après ce qui s'était passé dans la galerie de Bologne, Oswald comprit
que Lucile en savait plus sur ses relations avec Corinne qu'il ne
l'avait imaginé, et il eut enfin l'idée que sa froideur et son silence
venaient peut-être de quelques peines secrètes; cette fois néanmoins ce
fut lui qui craignit l'explication que jusqu'alors Lucile avait
redoutée. Le premier mot étant dit, elle aurait tout révélé si lord
Nelvil l'avait voulu; mais il lui en coûtait trop de parler de Corinne
au moment de la revoir, de s'engager par une promesse, enfin de traiter
un sujet si propre à l'émouvoir avec une personne qui lui causait
toujours un sentiment de gêne, et dont il ne connaissait le caractère
qu'imparfaitement.

Ils traversèrent les Apennins, et trouvèrent par delà le beau climat
d'Italie. Le vent de mer, qui est si étouffant pendant l'été, répandait
alors une douce chaleur; les gazons étaient verts, l'automne finissait à
peine, et déjà le printemps semblait s'annoncer. On voyait dans les
marchés des fruits de toute espèce, des oranges, des grenades. Le
langage toscan commençait à se faire entendre; enfin tous les souvenirs
de la belle Italie rentraient dans l'âme d'Oswald; mais aucune espérance
ne venait s'y mêler: il n'y avait que du passé dans toutes ces
impressions. L'air suave du Midi agissait aussi sur la disposition de
Lucile: elle eût été plus confiante, plus animée, si lord Nelvil l'eût
encouragée; mais ils étaient tous les deux retenus par une timidité
pareille, inquiets de leur disposition mutuelle, et n'osant se
communiquer ce qui les occupait. Corinne, dans une telle situation, eût
bien vite obtenu le secret d'Oswald comme celui de Lucile; mais ils
avaient l'un et l'autre le même genre de réserve, et plus ils se
ressemblaient à cet égard, et plus il était difficile qu'ils sortissent
de la situation contrainte où ils se trouvaient.


CHAPITRE II

En arrivant à Florence, lord Nelvil écrivit au prince Castel-Forte, et
peu d'instants après le prince se rendit chez lui. Oswald fut si ému en
le voyant, qu'il fut longtemps sans pouvoir lui parler; enfin il lui
demanda des nouvelles de Corinne. «Je n'ai rien que de triste à vous
dire sur elle, répondit le prince Castel-Forte: sa santé est
très-mauvaise et s'affaiblit tous les jours. Elle ne voit personne que
moi; l'occupation lui est souvent très-difficile; cependant je la
croyais un peu plus calme, lorsque nous avons appris votre arrivée en
Italie. Je ne puis vous cacher qu'à cette nouvelle son émotion a été si
vive, que la fièvre, qui l'avait quittée, l'a reprise. Elle ne m'a point
dit quelle était son intention relativement à vous, car j'évite avec
grand soin de lui prononcer votre nom.--Ayez la bonté, prince, reprit
Oswald, de lui faire voir la lettre que vous avez reçue de moi, il y a
près de cinq ans; elle contient tous les détails des circonstances qui
m'ont empêché d'apprendre son voyage en Angleterre avant que je fusse
l'époux de Lucile; et quand elle l'aura lue, demandez-lui de me
recevoir. J'ai besoin de lui parler pour justifier, s'il se peut, ma
conduite. Son estime m'est nécessaire, quoique je ne doive plus
prétendre à son intérêt.--Je remplirai vos désirs, milord, dit le prince
Castel-Forte: je souhaiterais que vous lui fissiez quelque bien.»

Lady Nelvil entra dans ce moment. Oswald lui présenta le prince
Castel-Forte: elle le reçut avec assez de froideur; il la regarda fort
attentivement. Sa beauté sans doute le frappa, car il soupira en pensant
à Corinne, et sortit. Lord Nelvil le suivit. «Elle est charmante, lady
Nelvil, dit le prince Castel-Forte; quelle jeunesse! quelle fraîcheur!
Ma pauvre amie n'a plus rien de cet éclat; mais il ne faut pas oublier,
milord, qu'elle était bien brillante aussi quand vous l'avez vue pour la
première fois!--Non, je ne l'oublie pas, s'écria lord Nelvil; non, je ne
me pardonnerai jamais!...» Et il s'arrêta sans pouvoir achever ce qu'il
voulait dire. Le reste du jour il fut silencieux et sombre. Lucile
n'essaya pas de le distraire, et lord Nelvil était blessé de ce qu'elle
ne l'essayait pas. Il se disait en lui-même: «Si Corinne m'avait vu
triste, Corinne m'aurait consolé.»

Le lendemain matin, son inquiétude le conduisit de très-bonne heure chez
le prince Castel-Forte. «Eh bien, lui dit-il, qu'a-t-elle répondu?--Elle
ne veut pas vous voir, répondit le prince Castel-Forte.--Et quels sont
ses motifs?--J'ai été hier chez elle, et je l'ai trouvée dans une
agitation qui faisait bien de la peine. Elle marchait à grands pas dans
sa chambre, malgré son extrême faiblesse; sa pâleur était quelquefois
remplacée par une vive rougeur qui disparaissait aussitôt. Je lui ai dit
que vous souhaitiez de la voir; elle a gardé le silence quelques
instants, et m'a dit enfin ces paroles, que je vous rendrai fidèlement,
puisque vous l'exigez: «_C'est un homme qui m'a fait trop de mal.
L'ennemi qui m'aurait jetée dans une prison, qui m'aurait bannie et
proscrite, n'eût pas déchiré mon coeur à ce point. J'ai souffert ce que
personne n'a jamais souffert, un mélange d'attendrissement et
d'irritation qui faisait de mes pensées un supplice continuel. J'avais
pour Oswald autant d'enthousiasme que d'amour. Il doit s'en souvenir; je
lui ai dit une fois qu'il m'en coûterait moins de ne plus l'aimer que de
ne plus l'admirer. Il a flétri l'objet de mon culte; il m'a trompée
volontairement ou involontairement, n'importe; il n'est pas celui que je
croyais. Qu'a-t-il fait pour moi? Il a joui pendant plus d'une année du
sentiment qu'il m'inspirait; et quand il a fallu me défendre, et quand
il a fallu manifester son coeur par une action, en a-t-il fait une?
peut-il se vanter d'un sacrifice, d'un mouvement généreux? Il est
heureux maintenant, il possède tous les avantages que le monde apprécie;
moi, je me meurs: qu'il me laisse en paix._»

«Ces paroles sont bien dures, dit Oswald.--Elle est aigrie par la
souffrance, reprit le prince Castel-Forte: je lui ai vu souvent une
disposition plus douce; souvent, permettez-moi de vous le dire, elle
vous a défendu contre moi.--Vous me trouvez donc bien coupable? reprit
lord Nelvil.--Me permettez-vous de vous le dire? je pense que vous
l'êtes, reprit le prince Castel-Forte. Les torts qu'on peut avoir avec
une femme ne nuisent point dans l'opinion du monde; ces fragiles idoles,
adorées aujourd'hui, peuvent être brisées demain sans que personne
prenne leur défense, et c'est pour cela même que je les respecte
davantage; car la morale à leur égard n'est défendue que par notre
propre coeur. Aucun inconvénient ne résulte pour nous de leur faire du
mal, et cependant ce mal est affreux. Un coup de poignard est puni par
les lois, et le déchirement d'un coeur sensible n'est l'objet que d'une
plaisanterie; il vaudrait donc mieux se permettre le coup de
poignard.--Croyez-moi, répondit lord Nelvil, moi aussi j'ai été bien
malheureux; c'est ma seule justification, mais autrefois Corinne eût
entendu celle-là. Il se peut qu'elle ne lui fasse plus rien à présent.
Néanmoins je veux lui écrire. Je crois encore qu'à travers tout ce qui
nous sépare elle entendra la voix de son ami.--Je lui remettrai votre
lettre, dit le prince Castel-Forte; mais, je vous en conjure,
ménagez-la: vous ne savez pas ce que vous êtes encore pour elle. Cinq
ans ne font que rendre une impression plus profonde quand aucune autre
idée n'en a distrait: voulez-vous savoir dans quel état elle est à
présent? une fantaisie bizarre, à laquelle mes prières n'ont pu la faire
renoncer, vous en donnera l'idée.»

En achevant ces mots, le prince Castel-Forte ouvrit la porte de son
cabinet, et lord Nelvil l'y suivit. Il vit d'abord le portrait de
Corinne telle qu'elle avait paru dans le premier acte de _Roméo et
Juliette_; ce jour, celui de tous où il s'était senti le plus
d'entraînement pour elle, un air de confiance et de bonheur ranimait
tous ses traits. Les souvenirs de ces temps de fête se réveillèrent tout
entiers dans l'imagination de lord Nelvil; et comme il trouvait du
plaisir à s'y livrer, le prince Castel-Forte le prit par la main, et,
tirant un rideau de crêpe qui couvrait un autre tableau, il lui montra
Corinne telle qu'elle avait voulu se faire peindre cette année même, en
robe noire, d'après le costume qu'elle n'avait point quitté depuis son
retour d'Angleterre. Oswald se rappela tout à coup l'impression que lui
avait faite une femme vêtue ainsi qu'il avait aperçue à Hyde-Park; mais
ce qui le frappa surtout, ce fut l'inconcevable changement de la figure
de Corinne. Elle était là, pâle comme la mort, les yeux à demi fermés;
ses longues paupières voilaient ses regards et portaient une ombre sur
ses joues sans couleur. Au bas du portrait était écrit ce vers du
_Pastor fido_:

    _A pena si può dir: Questa fu rosa[22]._

  [22] A peine peut-on dire: Elle fut rose.

«Quoi! dit lord Nelvil, c'est ainsi qu'elle est maintenant?--Oui,
répondit le prince Castel-Forte, et depuis quinze jours, plus mal
encore.» A ces mots, lord Nelvil sortit comme un insensé: l'excès de sa
peine troublait sa raison.


CHAPITRE III

Rentré chez lui, il s'enferma dans sa chambre tout le jour. Lucile vint
à l'heure du dîner frapper doucement à sa porte. Il ouvrit, et lui dit:
«Ma chère Lucile, permettez que je reste seul aujourd'hui; ne m'en
sachez pas mauvais gré.» Lucile se retourna vers Juliette, qu'elle
tenait par la main, l'embrassa, et s'éloigna sans prononcer un seul mot.
Lord Nelvil referma sa porte, et se rapprocha de sa table, sur laquelle
était la lettre qu'il écrivait à Corinne. Mais il se dit en versant des
pleurs: «Serait-il possible que je fisse aussi souffrir Lucile? A quoi
sert donc ma vie, si tout ce qui m'aime est malheureux par moi?»


  LETTRE DE LORD NELVIL A CORINNE.

  «Si vous n'étiez pas la plus généreuse personne du monde, qu'aurais-je
  à vous dire? Vous pouvez m'accabler par vos reproches et, ce qui est
  plus affreux encore, me déchirer par votre douleur. Suis-je un
  monstre, Corinne, puisque j'ai fait tant de mal à ce que j'aimais? Ah!
  je souffre tellement, que je ne puis me croire tout à fait barbare.
  Vous savez, quand je vous ai connue, que j'étais accablé par le
  chagrin qui me suivra jusqu'au tombeau. Je n'espérais pas le bonheur.
  J'ai lutté longtemps contre l'attrait que vous m'inspiriez. Enfin,
  quand il a eu triomphé de moi, j'ai toujours gardé dans mon âme un
  sentiment de tristesse, présage d'un malheureux sort. Tantôt je
  croyais que vous étiez un bienfait de mon père, qui veillait dans le
  ciel sur ma destinée, et voulait que je fusse encore aimé sur cette
  terre comme il m'avait aimé pendant sa vie. Tantôt je croyais que je
  désobéissais à ses volontés en épousant une étrangère, en m'écartant
  de la ligne tracée par mes devoirs et par ma situation. Ce dernier
  sentiment prévalut quand je fus de retour en Angleterre, quand
  j'appris que mon père avait condamné d'avance mon sentiment pour vous.
  S'il avait vécu, je me serais cru le droit de lutter à cet égard
  contre son autorité; mais ceux qui ne sont plus ne peuvent nous
  entendre, et leur volonté sans force porte un caractère touchant et
  sacré.

  «Je me retrouvai au milieu des habitudes et des liens de la patrie; je
  rencontrai votre soeur, que mon père m'avait destinée, et qui
  convenait si bien au besoin du repos, au projet d'une vie régulière.
  J'ai dans le caractère une sorte de faiblesse qui me fait redouter ce
  qui agite l'existence. Mon esprit est séduit par des espérances
  nouvelles; mais j'ai tant éprouvé de peines, que mon âme malade craint
  tout ce qui l'expose à des émotions trop fortes, à des résolutions
  pour lesquelles il faut heurter mes souvenirs et les affections nées
  avec moi. Cependant, Corinne, si je vous avais sue en Angleterre,
  jamais je n'aurais pu me détacher de vous; cette admirable preuve de
  tendresse eût entraîné mon coeur incertain. Ah! pourquoi dire ce que
  j'aurais fait? Serions-nous heureux, suis-je capable de l'être?
  Incertain comme je le suis, pouvais-je choisir un sort, quelque beau
  qu'il fût, sans en regretter un autre?

  «Quand vous me rendîtes ma liberté, je fus irrité contre vous; je
  rentrai dans les idées que le commun des hommes doit prendre en vous
  voyant. Je me dis qu'une personne aussi supérieure se passerait
  facilement de moi. Corinne, j'ai déchiré votre coeur, je le sais; mais
  je croyais n'immoler que moi. Je pensais que j'étais plus que vous
  inconsolable, et que vous m'oublieriez, quand je vous regretterais
  toujours. Enfin les circonstances m'enlacèrent; et je ne veux point
  nier que Lucile ne soit digne et des sentiments qu'elle m'inspire, et
  de bien mieux encore. Mais, dès que je sus votre voyage en Angleterre
  et le malheur que je vous avais causé, il n'y eut plus dans ma vie
  qu'une peine continuelle. J'ai cherché la mort pendant quatre ans au
  milieu de la guerre, certain qu'en apprenant que je n'étais plus, vous
  me trouveriez justifié. Sans doute vous avez à m'opposer une vie de
  regrets et de douleurs, une fidélité profonde pour un ingrat qui ne la
  méritait pas; mais songez que la destinée des hommes se complique de
  mille rapports divers qui troublent la constance du coeur. Cependant,
  s'il est vrai que je n'ai pu ni trouver ni donner le bonheur; s'il est
  vrai que je vis seul depuis que je vous ai quittée, que jamais je ne
  parle du fond de mon coeur, que la mère de mon enfant, que celle que
  je dois aimer à tant de titres, reste étrangère à mes secrets comme à
  mes pensées; s'il est vrai qu'un état habituel de tristesse m'ait
  replongé dans cette maladie dont vos soins, Corinne, m'avaient
  autrefois tiré; si je suis venu en Italie, non pas pour me guérir,
  vous ne croyez pas que j'aime la vie, mais pour vous dire adieu,
  refuserez-vous de me voir une fois, une seule fois? Je le souhaite,
  parce que je crois que je vous ferais du bien. Ce n'est pas ma propre
  souffrance qui me détermine. Qu'importe que je sois bien misérable!
  qu'importe qu'un poids affreux pèse à jamais sur mon coeur, si je m'en
  vais d'ici sans vous avoir parlé, sans avoir obtenu de vous mon
  pardon! Il faut que je sois malheureux, et certainement je le serai.
  Mais il me semble que votre coeur serait soulagé si vous pouviez
  penser à moi comme à votre ami, si vous aviez vu combien vous m'êtes
  chère, si vous l'aviez senti par ces regards, par cet accent d'Oswald,
  de ce criminel dont le sort est plus changé que le coeur.

  «Je respecte mes liens, j'aime votre soeur; mais le coeur humain,
  bizarre, inconséquent, tel qu'il l'est, peut renfermer et cette
  tendresse et celle que j'éprouve pour vous. Je n'ai rien à vous dire
  de moi qui puisse s'écrire; tout ce qu'il faut expliquer me condamne.
  Néanmoins, si vous me voyiez me prosterner devant vous, vous
  pénétreriez à travers tous mes torts et tous mes devoirs ce que vous
  êtes encore pour moi, et cet entretien vous laisserait un sentiment
  doux. Hélas! notre santé est bien faible à tous les deux, et je ne
  crois pas que le ciel nous destine une longue vie. Que celui de nous
  deux qui précédera l'autre se sente regretté, se sente aimé de l'ami
  qu'il laissera dans ce monde! L'innocent devrait seul avoir cette
  jouissance; mais qu'elle soit aussi accordée au coupable!

  «Corinne, sublime amie, vous qui lisez dans les coeurs, devinez ce que
  je ne puis dire; entendez-moi comme vous m'entendiez. Laissez-moi vous
  voir; permettez que mes lèvres pâles pressent vos mains affaiblies:
  ah! ce n'est pas moi seul qui ai fait ce mal, c'est le même sentiment
  qui nous a consumés tous les deux: c'est la destinée qui a frappé deux
  êtres qui s'aimaient; mais elle a dévoué l'un d'eux au crime, et
  celui-là, Corinne, n'est peut-être pas le moins à plaindre!»


  RÉPONSE DE CORINNE.

  «S'il ne fallait pour vous voir que vous pardonner, je ne m'y serais
  pas un instant refusée. Je ne sais pourquoi je n'ai point de
  ressentiment contre vous, bien que la douleur que vous m'avez causée
  me fasse frissonner d'effroi. Il faut que je vous aime encore, pour
  n'avoir aucun mouvement de haine; la religion seule ne suffirait pas
  pour me désarmer ainsi. J'ai eu des moments où ma raison était
  altérée; d'autres, et c'étaient les plus doux, où j'ai cru mourir
  avant la fin du jour, par le serrement de coeur qui m'oppressait;
  d'autres enfin où j'ai douté de tout, même de la vertu: vous étiez
  pour moi son image ici-bas, et je n'avais plus de guide pour mes
  pensées comme pour mes sentiments, quand le même coup frappait en moi
  l'admiration et l'amour.

  «Que serais-je devenue sans le secours céleste? Il n'y a rien dans ce
  monde qui ne fût empoisonné par votre souvenir. Un seul asile me
  restait au fond de l'âme. Dieu m'y a reçue. Mes forces physiques vont
  en décroissant; mais il n'en est pas ainsi de l'enthousiasme qui me
  soutient. Se rendre digne de l'immortalité est, je me plais à le
  croire, le seul but de l'existence. Bonheur, souffrances, tout est
  moyen pour ce but; et vous avez été choisi pour déraciner ma vie de la
  terre: j'y tenais par un lien trop fort.

  «Quand j'ai appris votre arrivée en Italie, quand j'ai revu votre
  écriture, quand je vous ai su là, de l'autre côté de la rivière, j'ai
  senti dans mon âme un tumulte effrayant. Il fallait me rappeler sans
  cesse que ma soeur était votre femme pour combattre ce que
  j'éprouvais. Je ne vous le cache point, vous revoir me semblait un
  bonheur, une émotion indéfinissable, que mon coeur enivré de nouveau
  préférait à des siècles de calme; mais la Providence ne m'a point
  abandonnée dans ce péril. N'êtes-vous pas l'époux d'une autre? Que
  pouvais-je donc avoir à vous dire? M'était-il même permis de mourir
  entre vos bras? Et que me restait-il pour ma conscience, si je ne
  faisais aucun sacrifice, si je voulais encore un dernier jour, une
  dernière heure! Maintenant je comparaîtrai devant Dieu peut-être avec
  plus de confiance, puisque j'ai su renoncer à vous voir. Cette grande
  résolution apaisera mon âme. Le bonheur, tel que je l'ai senti quand
  vous m'aimiez, n'est pas en harmonie avec notre nature: il agite, il
  inquiète, il est si prêt à passer! Mais une prière habituelle, une
  rêverie religieuse, qui a pour but de se perfectionner soi-même, de se
  décider dans tout par le sentiment du devoir, est un état doux, et je
  ne puis savoir quel ravage le seul son de votre voix pourrait produire
  dans cette vie de repos que je crois avoir obtenue. Vous m'avez fait
  beaucoup de mal en me disant que votre santé était altérée. Ah! ce
  n'est pas moi qui la soigne, mais c'est encore moi qui souffre avec
  vous. Que Dieu bénisse vos jours, milord; soyez heureux mais soyez-le
  par la piété. Une communication secrète avec la Divinité semble placer
  en nous-mêmes l'être qui se confie et la voix qui lui répond; elle
  fait deux amis d'une seule âme. Chercheriez-vous encore ce qu'on
  appelle le bonheur? Ah! trouverez-vous mieux que ma tendresse?
  Savez-vous que dans les déserts du nouveau monde j'aurais béni mon
  sort si vous m'aviez permis de vous y suivre? Savez-vous que je vous
  aurais servi comme une esclave? Savez-vous que je me serais prosternée
  devant vous comme devant un envoyé du ciel, si vous m'aviez fidèlement
  aimée? Eh bien, qu'avez-vous fait de tant d'amour? qu'avez-vous fait
  de cette affection unique en ce monde? un malheur unique comme elle.
  Ne prétendez donc plus au bonheur; ne m'offensez pas en croyant
  l'obtenir encore. Priez comme moi, priez, et que nos pensées se
  rencontrent dans le ciel.

  «Cependant, quand je me sentirai tout à fait près de ma fin, peut-être
  me placerai-je dans quelque lieu pour vous voir passer. Pourquoi ne le
  ferais-je pas? Certainement quand mes yeux se troubleront, quand je ne
  verrai plus rien au dehors, votre image m'apparaîtra. Si je vous avais
  revu nouvellement, cette illusion ne serait-elle pas plus distincte?
  Les divinités, chez les anciens, n'étaient jamais présentes à la mort;
  je vous éloignerai de la mienne: mais je souhaite qu'un souvenir
  récent de vos traits puisse encore se retracer dans mon âme
  défaillante. Oswald! Oswald! qu'est-ce que j'ai dit? vous voyez ce que
  je suis quand je m'abandonne à votre souvenir.

  «Pourquoi Lucile n'a-t-elle pas désiré de me voir? c'est votre femme,
  mais c'est aussi ma soeur. J'ai des paroles douces, j'en ai même de
  généreuses à lui adresser. Et votre fille, pourquoi ne m'a-t-elle pas
  été amenée? Je ne dois pas vous voir; mais ce qui vous entoure est ma
  famille: en suis-je donc rejetée? Craint-on que la pauvre petite
  Juliette ne s'attriste en me voyant? Il est vrai que j'ai l'air d'une
  ombre; mais je saurai sourire pour votre enfant. Adieu, milord, adieu.
  Pensez-vous que je pourrais vous appeler mon frère? mais ce serait
  parce que vous êtes l'époux de ma soeur. Ah! du moins, vous serez en
  deuil quand je mourrai, vous assisterez comme parent à mes
  funérailles. C'est à Rome que mes cendres seront d'abord transportées.
  Faites passer mon cercueil sur la route que parcourut jadis mon char
  de triomphe, et reposez-vous dans le lieu même où vous m'avez rendu ma
  couronne. Non, Oswald, non, j'ai tort. Je ne veux rien qui vous
  afflige: je veux seulement une larme et quelques regards vers le ciel,
  où je vous attendrai.»


CHAPITRE IV

Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'Oswald pût retrouver du calme après
l'impression déchirante que lui avait causée la lettre de Corinne. Il
fuyait la présence de Lucile, il passait les heures entières sur le bord
de la rivière qui conduisait à la maison de Corinne, et souvent il fut
tenté de se jeter dans les flots pour être au moins porté, quand il ne
serait plus, vers cette demeure dont l'entrée lui était refusée pendant
sa vie. La lettre de Corinne lui apprenait qu'elle eût désiré de voir sa
soeur; et bien qu'il s'étonnât de ce souhait, il avait envie de le
satisfaire. Mais comment aborder cette question auprès de Lucile? Il
apercevait bien qu'elle était blessée de sa tristesse; il aurait voulu
qu'elle l'interrogeât, mais il ne pouvait se résoudre à parler le
premier, et Lucile trouvait toujours le moyen d'amener la conversation
sur des sujets indifférents, de proposer une promenade, afin de
détourner un entretien qui aurait pu conduire à une explication. Elle
parlait quelquefois de son désir de quitter Florence pour aller voir
Rome et Naples. Lord Nelvil ne la contredisait jamais; seulement il
demandait encore quelques jours de retard, et Lucile alors y consentait
avec une expression de physionomie digne et froide.

Oswald voulut au moins que Corinne vît sa fille, et il ordonna
secrètement à sa bonne de la conduire chez elle. Il alla au-devant de
l'enfant comme elle revenait, et lui demanda si elle avait été contente
de sa visite. Juliette lui répondit par une phrase italienne, et sa
prononciation, qui ressemblait à celle de Corinne, fit tressaillir
Oswald. «Qui vous a appris cela, ma fille? dit-il.--La dame que je viens
de voir, répondit-elle.--Et comment vous a-t-elle reçue?--Elle a
beaucoup pleuré en me voyant, dit Juliette; je ne sais pourquoi. Elle
m'embrassait et pleurait, et cela lui faisait mal, car elle a l'air bien
malade.--Et vous plaît-elle cette dame, ma fille? continua lord
Nelvil.--Beaucoup, répondit Juliette; j'y veux aller tous les jours.
Elle m'a promis de m'apprendre tout ce qu'elle sait. Elle dit qu'elle
veut que je ressemble à Corinne. Qu'est-ce que c'est que Corinne, mon
père? cette dame n'a pas voulu me le dire.» Lord Nelvil ne répondit
plus, et s'éloigna pour cacher son attendrissement. Il ordonna que tous
les jours, pendant la promenade de Juliette, on la menât chez Corinne;
et peut-être eut-il tort envers Lucile en disposant ainsi de sa fille
sans son consentement. Mais, en peu de jours, l'enfant fit des progrès
inconcevables dans tous les genres. Son maître d'italien était ravi de
sa prononciation. Ses maîtres de musique admiraient déjà ses premiers
essais.

Rien de tout ce qui s'était passé n'avait fait autant de peine à Lucile
que cette influence donnée à Corinne sur l'éducation de sa fille. Elle
savait par Juliette que la pauvre Corinne, dans son état de faiblesse et
de dépérissement, se donnait une peine extrême pour l'instruire et lui
communiquer tous ses talents, comme un héritage qu'elle se plaisait à
lui léguer de son vivant. Lucile en eût été touchée si elle n'eût pas
cru voir dans tous ces soins le projet de détacher d'elle lord Nelvil;
mais elle était combattue entre le désir bien naturel de diriger seule
sa fille, et le reproche qu'elle se faisait de lui enlever des leçons
qui ajoutaient à ses agréments d'une manière si remarquable. Un jour
lord Nelvil passait dans la chambre comme Juliette prenait une leçon de
musique. Elle tenait une harpe en forme de lyre, proportionnée à sa
taille, de la même manière que Corinne; et ses petits bras et ses jolis
regards l'imitaient parfaitement. On croyait voir la miniature d'un beau
tableau, avec la grâce de l'enfance de plus, qui mêle à tout un charme
innocent. Oswald, à ce spectacle, fut tellement ému, qu'il ne pouvait
prononcer un mot, et il s'assit en tremblant. Juliette alors exécuta sur
sa harpe un air écossais que Corinne avait fait entendre à lord Nelvil à
Tivoli, en présence d'un tableau d'Ossian. Pendant qu'Oswald, en
l'écoutant, respirait à peine, Lucile s'avança derrière lui sans qu'il
l'aperçût. Quand Juliette eut fini, son père la prit sur ses genoux, et
lui dit: «La dame qui demeure sur le bord de l'Arno vous a donc appris à
jouer ainsi?--Oui, répondit Juliette, mais il lui en a bien coûté pour
le faire; elle s'est trouvée mal souvent lorsqu'elle m'enseignait. Je
l'ai priée plusieurs fois de cesser, mais elle n'a pas voulu; et
seulement elle m'a fait promettre de vous répéter cet air tous les ans,
un certain jour, le 17 novembre, je crois.--Ah! mon Dieu!» s'écria lord
Nelvil; et il embrassa sa fille en versant beaucoup de larmes.

Lucile alors se montra, et, prenant Juliette par la main, elle dit à son
époux en anglais: «C'est trop, milord, de vouloir ainsi détourner de moi
l'affection de ma fille; cette consolation m'était due dans mon
malheur.» En achevant ces mots, elle emmena Juliette. Lord Nelvil voulut
en vain la suivre, elle s'y refusa; et seulement à l'heure du dîner il
apprit qu'elle était sortie pendant plusieurs heures, seule, et sans
dire où elle allait. Il s'inquiétait mortellement de son absence,
lorsqu'il la vit revenir avec une expression de douceur et de calme dans
la physionomie, tout à fait différente de ce qu'il attendait. Il voulut
enfin lui parler avec confiance, et tâcher d'obtenir d'elle son pardon
par la sincérité; mais elle lui dit: «Souffrez, milord, que cette
explication, nécessaire à tous les deux, soit encore retardée. Vous
saurez dans peu les motifs de ma prière.»

Pendant le dîner, elle mit dans la conversation beaucoup plus d'intérêt
que de coutume. Plusieurs jours se passèrent ainsi, durant lesquels
Lucile se montrait constamment plus aimable et plus animée qu'à
l'ordinaire. Lord Nelvil ne pouvait rien concevoir à ce changement.
Voici quelle en était la cause: Lucile avait été très-blessée des
visites de sa fille chez Corinne, et de l'intérêt que lord Nelvil
paraissait prendre aux progrès que les leçons de Corinne faisaient faire
à cette enfant. Tout ce qu'elle avait renfermé dans son coeur depuis si
longtemps s'était échappé dans ce moment; et, comme il arrive aux
personnes qui sortent de leur caractère, elle prit tout à coup une
résolution très-vive, et partit pour aller voir Corinne, et lui demander
si elle était résolue à la troubler toujours dans son sentiment pour son
époux. Lucile se parlait à elle-même avec force jusqu'au moment où elle
arriva devant la porte de Corinne. Mais il lui prit alors un tel
mouvement de timidité, qu'elle n'aurait jamais pu se résoudre à entrer,
si Corinne, qui l'aperçut de sa fenêtre, ne lui avait envoyé Thérésine
pour la prier de venir chez elle. Lucile monta dans la chambre de
Corinne, et toute son irritation contre elle disparut en la voyant; elle
se sentit au contraire profondément attendrie par l'état déplorable de
la santé de sa soeur, et ce fut en pleurant qu'elle l'embrassa.

Alors commença entre les deux soeurs un entretien plein de franchise de
part et d'autre. Corinne donna la première l'exemple de cette franchise;
mais il eût été impossible à Lucile de ne pas le suivre. Corinne exerça
sur sa soeur l'ascendant qu'elle avait sur tout le monde; on ne pouvait
conserver avec elle ni dissimulation ni contrainte. Corinne ne cacha
point à Lucile qu'elle se croyait certaine de n'avoir plus que peu de
temps à vivre; et sa pâleur et sa faiblesse ne le prouvaient que trop.
Elle aborda simplement avec Lucile les sujets d'entretien les plus
délicats; elle lui parla de son bonheur et de celui d'Oswald. Elle
savait par tout ce que le prince Castel-Forte lui avait raconté, et
mieux encore par ce qu'elle avait deviné, que la contrainte et la
froideur existaient souvent dans leur intérieur; et, se servant alors de
l'ascendant que lui donnaient et son esprit et la fin prochaine dont
elle était menacée, elle s'occupa généreusement de rendre Lucile plus
heureuse avec lord Nelvil. Connaissant parfaitement le caractère de
celui-ci, elle fit comprendre à Lucile pourquoi il avait besoin de
trouver dans celle qu'il aimait une manière d'être, à quelques égards,
différente de la sienne; une confiance spontanée, parce que sa réserve
naturelle l'empêchait de la solliciter; plus d'intérêt, parce qu'il
était susceptible de découragement; et de la gaieté, précisément parce
qu'il souffrait de sa propre tristesse. Corinne se peignit elle-même
dans les jours brillants de sa vie; elle se jugea comme elle aurait pu
juger une étrangère, et montra vivement à Lucile combien serait agréable
une personne qui, avec la conduite la plus régulière et la moralité la
plus rigide, aurait cependant tout le charme, tout l'abandon, tout le
désir de plaire qu'inspire quelquefois le besoin de réparer des torts.

«On a vu, dit Corinne à Lucile, des femmes aimées non-seulement malgré
leurs erreurs, mais à cause de ces erreurs mêmes. La raison de cette
bizarrerie est peut-être que ces femmes cherchaient à se montrer plus
aimables, pour se les faire pardonner, et n'imposaient point de gêne,
parce qu'elles avaient besoin d'indulgence. Ne soyez donc pas, Lucile,
fière de votre perfection; que votre charme consiste à l'oublier, à ne
vous en point prévaloir. Il faut que vous soyez vous et moi tout à la
fois; que vos vertus ne vous autorisent jamais à la plus légère
négligence pour vos agréments, et que vous ne vous fassiez point un
titre de ces vertus, pour vous permettre l'orgueil et la froideur. Si
cet orgueil n'était pas fondé, il blesserait peut-être moins; car user
de ses droits refroidit le coeur plus que les prétentions injustes: le
sentiment se plaît surtout à donner ce qui n'est pas dû.»

Lucile remerciait sa soeur avec tendresse de la bonté qu'elle lui
témoignait, et Corinne lui disait: «Si je devais vivre, je n'en serais
pas capable; mais, puisque je dois bientôt mourir, mon seul désir
personnel est encore qu'Oswald retrouve dans vous et dans sa fille
quelques traces de mon influence, et que jamais du moins il ne puisse
avoir une jouissance de sentiment sans se rappeler Corinne. Lucile
revint tous les jours chez sa soeur, et s'étudiait par une modestie bien
aimable, et par une délicatesse de sentiment plus aimable encore, à
ressembler à la personne qu'Oswald avait le plus aimée. La curiosité de
lord Nelvil s'accroissait tous les jours en remarquant les grâces
nouvelles de Lucile. Il devina bien vite qu'elle avait vu Corinne; mais
il ne put obtenir aucun aveu sur ce sujet. Corinne, dès son premier
entretien avec Lucile, avait exigé le secret de leurs rapports ensemble.
Elle se proposait de voir une fois Oswald et Lucile réunis, mais
seulement, à ce qu'il paraît, quand elle se croirait assurée de n'avoir
plus que peu d'instants à vivre. Elle voulait tout dire et tout éprouver
à la fois; et elle enveloppait ce projet d'un tel mystère, que Lucile
elle-même ne savait pas de quelle manière elle avait résolu de
l'accomplir.


CHAPITRE V

Corinne, se croyant atteinte d'une maladie mortelle, souhaitait de
laisser à l'Italie, et surtout à lord Nelvil, un dernier adieu qui
rappelât le temps où son génie brillait dans tout son éclat. C'est une
faiblesse qu'il lui faut pardonner. L'amour et la gloire s'étaient
toujours confondus dans son esprit; et, jusqu'au moment où son coeur fit
le sacrifice de tous les attachements de la terre, elle désira que
l'ingrat qui l'avait abandonnée sentît encore une fois que c'était à la
femme de son temps qui savait le mieux aimer et penser qu'il avait donné
la mort. Corinne n'avait plus la force d'improviser; mais dans la
solitude elle composait encore des vers, et depuis l'arrivée d'Oswald
elle semblait avoir repris un intérêt plus vif à cette occupation.
Peut-être désirait-elle de lui rappeler, avant de mourir, son talent et
ses succès; enfin, tout ce que le malheur et l'amour lui faisaient
perdre. Elle choisit donc un jour pour réunir dans une des salles de
l'académie de Florence tous ceux qui désiraient entendre ce qu'elle
avait écrit. Elle confia son dessein à Lucile, et la pria d'amener son
époux. «Je puis vous le demander, lui dit-elle, dans l'état où je suis.»

Un trouble affreux saisit Oswald en apprenant la résolution de Corinne.
Lirait-elle ces vers elle-même? quel sujet voulait-elle traiter? Enfin
il suffisait de la possibilité de la voir pour bouleverser entièrement
l'âme d'Oswald. Le matin du jour désigné, l'hiver, qui se fait si
rarement sentir en Italie, s'y montra pour un moment comme dans les
climats du Nord. On entendait un vent horrible siffler dans les maisons.
La pluie battait avec violence sur les carreaux des fenêtres; et, par
une singularité dont il y a cependant plus d'exemples en Italie que
partout ailleurs, le tonnerre se faisait entendre au milieu du mois de
janvier et mêlait un sentiment de terreur à la tristesse du mauvais
temps. Oswald ne prononçait pas un seul mot, mais toutes les sensations
extérieures semblaient augmenter le frisson de son âme.

Il arriva dans la salle avec Lucile. Une foule immense y était
rassemblée. A l'extrémité, dans un endroit fort obscur, un fauteuil
était préparé, et lord Nelvil entendait dire autour de lui que Corinne
devait s'y placer, parce qu'elle était si malade qu'elle ne pourrait pas
réciter elle-même ses vers. Craignant de se montrer, tant elle était
changée, elle avait choisi ce moyen pour voir Oswald sans être vue. Dès
qu'elle sut qu'il y était, elle alla voilée vers ce fauteuil. Il fallut
la soutenir pour qu'elle pût avancer; sa démarche était chancelante.
Elle s'arrêtait de temps en temps pour respirer, et l'on eût dit que ce
court espace était un pénible voyage. Ainsi les derniers pas de la vie
sont toujours lents et difficiles. Elle s'assit, chercha des yeux à
découvrir Oswald, l'aperçut, et, par un mouvement tout à fait
involontaire, elle se leva, tendit les bras vers lui, mais retomba
l'instant d'après en détournant son visage, comme Didon lorsqu'elle
rencontre Énée dans un monde où les passions humaines ne doivent plus
pénétrer. Le prince Castel-Forte retint lord Nelvil, qui, tout à fait
hors de lui, voulait se précipiter à ses pieds; il le contint par le
respect qu'il devait à Corinne en présence de tant de monde.

Une jeune fille vêtue de blanc, et couronnée de fleurs, parut sur une
espèce d'amphithéâtre qu'on avait préparé. C'était elle qui devait
chanter les vers de Corinne. Il y avait un contraste touchant entre ce
visage si paisible et si doux, ce visage où les peines de la vie
n'avaient encore laissé aucune trace, et les paroles qu'elle allait
prononcer. Mais ce contraste même avait plu à Corinne; il répandait
quelque chose de serein sur les pensées trop sombres de son âme abattue.
Une musique noble et sensible prépara les auditeurs à l'impression
qu'ils allaient recevoir. Le malheureux Oswald ne pouvait détacher ses
regards de Corinne, de cette ombre qui lui semblait une apparition
cruelle dans une nuit de délire; et ce fut à travers ses sanglots qu'il
entendit ce chant du cygne, que la femme envers laquelle il était si
coupable lui adressait encore au fond du coeur.


  DERNIER CHANT DE CORINNE.

  «Recevez mon salut solennel, ô mes concitoyens! Déjà la nuit s'avance
  à mes regards, mais le ciel n'est-il pas plus beau pendant la nuit?
  Des milliers d'étoiles le décorent; il n'est de jour qu'un désert.
  Ainsi les ombres éternelles révèlent d'innombrables pensées que
  l'éclat de la prospérité faisait oublier. Mais la voix qui pourrait en
  instruire s'affaiblit par degrés; l'âme se retire en elle-même, et
  cherche à rassembler sa dernière chaleur.

  «Dès le premier jour de ma jeunesse, je promis d'honorer ce nom de
  Romaine, qui fait encore tressaillir le coeur. Vous m'avez permis la
  gloire, ô vous, nation libérale, qui ne bannissez point les femmes de
  son temple, vous qui ne sacrifiez point des talents immortels aux
  jalousies passagères, vous qui toujours applaudissez à l'essor du
  génie: ce vainqueur sans vaincus, ce conquérant sans dépouilles, qui
  puise dans l'éternité pour enrichir le temps.

  «Quelle confiance m'inspiraient jadis la nature et la vie! Je croyais
  que tous les malheurs venaient de ne pas assez penser, de ne pas assez
  sentir, et que déjà sur la terre on pouvait goûter d'avance la
  félicité céleste, qui n'est que la durée dans l'enthousiasme et la
  constance dans l'amour.

  «Non, je ne me repens point de cette exaltation généreuse; non, ce
  n'est point elle qui m'a fait verser les pleurs dont la poussière qui
  m'attend est arrosée. J'aurais rempli ma destinée, j'aurais été digne
  des bienfaits du ciel, si j'avais consacré ma lyre retentissante à
  célébrer la bonté divine, manifestée par l'univers.

  «Vous ne rejetez point, ô mon Dieu! le tribut des talents. L'hommage
  de la poésie est religieux, et les ailes de la pensée servent à se
  rapprocher de vous.

  «Il n'y a rien d'étroit, rien d'asservi, rien de limité dans la
  religion. Elle est l'immense, l'infini, l'éternel; et loin que le
  génie puisse détourner d'elle, l'imagination, de son premier élan,
  dépasse les bornes de la vie, et le sublime en tout genre est un
  reflet de la Divinité.

  «Ah! si je n'avais aimé qu'elle, si j'avais placé ma tête dans le
  ciel, à l'abri des affections orageuses, je ne serais pas brisée avant
  le temps; des fantômes n'auraient pas pris la place de mes brillantes
  chimères. Malheureuse! mon génie, s'il subsiste encore, se fait sentir
  seulement par la force de ma douleur; c'est sous les traits d'une
  puissance ennemie qu'on peut encore le reconnaître.

  «Adieu donc, mon pays; adieu donc, la contrée où je reçus le jour.
  Souvenirs de l'enfance, adieu. Qu'avez-vous à faire avec la mort? Vous
  qui dans mes écrits avez trouvé des sentiments qui répondaient à votre
  âme, ô mes amis, dans quelque lieu que vous soyez, adieu. Ce n'est
  point pour une indigne cause que Corinne a tant souffert; elle n'a pas
  du moins perdu ses droits à la pitié.

  «Belle Italie! c'est en vain que vous me promettez tous vos charmes:
  que pourriez-vous pour un coeur délaissé? Ranimeriez-vous mes souhaits
  pour accroître mes peines? Me rappelleriez-vous le bonheur pour me
  révolter contre mon sort?

  «C'est avec douleur que je m'y soumets. O vous qui me survivrez! quand
  le printemps reviendra, souvenez-vous combien j'aimais sa beauté; que
  de fois j'ai vanté son air et ses parfums! Rappelez-vous quelquefois
  mes vers, mon âme y est empreinte; mais des muses fatales, l'amour et
  le malheur, ont inspiré mes derniers chants.

  «Quand les desseins de la Providence sont accomplis sur nous, une
  musique intérieure nous prépare à l'arrivée de l'ange de la mort. Il
  n'a rien d'effrayant, rien de terrible; il porte des ailes blanches,
  bien qu'il marche entouré de la nuit; mais, avant sa venue, mille
  présages l'annoncent.

  «Si le vent murmure, on croit entendre sa voix. Quand le jour tombe,
  il y a de grandes ombres dans la campagne, qui semblent les replis de
  sa robe traînante. A midi, quand les possesseurs de la vie ne voient
  qu'un ciel serein, ne sentent qu'un beau soleil, celui que l'ange de
  la mort réclame aperçoit dans le lointain un nuage qui va bientôt
  couvrir la nature entière à ses yeux.

  «Espérance, jeunesse, émotions du coeur, c'en est donc fait! Loin de
  moi des regrets trompeurs! si j'obtiens encore quelques larmes, si je
  me crois encore aimée, c'est parce que je vais disparaître; mais si je
  ressaisissais la vie, elle retournerait bientôt contre moi tous ses
  poignards.

  «Et vous, Rome, où mes cendres seront transportées, pardonnez, vous
  qui avez tant vu mourir, si je rejoins d'un pas tremblant vos ombres
  illustres; pardonnez-moi de me plaindre. Des sentiments, des pensées,
  peut-être nobles, peut-être fécondes, s'éteignent avec moi; et, de
  toutes les facultés de l'âme que je tiens de la nature, celle de
  souffrir est la seule que j'aie exercée tout entière.

  «N'importe, obéissons. Le grand mystère de la mort, quel qu'il soit,
  doit donner du calme. Vous m'en répondez, tombeaux silencieux! vous
  m'en répondez, divinité bienfaisante! J'avais choisi sur la terre, et
  mon coeur n'a plus d'asile. Vous décidez pour moi; mon sort en vaudra
  mieux.»

Ainsi finit le dernier chant de Corinne; la salle retentit d'un triste
et profond murmure d'applaudissements. Lord Nelvil, ne pouvant soutenir
la violence de son émotion, perdit entièrement connaissance. Corinne, en
le voyant dans cet état, voulut aller vers lui, mais ses forces lui
manquèrent au moment où elle essayait de se lever: on la rapporta chez
elle; et depuis ce moment il n'y eut plus d'espoir de la sauver.

Elle fit demander un prêtre respectable en qui elle avait une grande
confiance, et s'entretint longtemps avec lui. Lucile se rendit auprès
d'elle; la douleur d'Oswald l'avait tellement émue, qu'elle se jeta
elle-même aux pieds de sa soeur pour la conjurer de le recevoir. Corinne
s'y refusa, sans qu'aucun ressentiment en fût la cause. «Je lui
pardonne, dit-elle, d'avoir déchiré mon coeur; les hommes ne savent pas
le mal qu'ils font, et la société leur persuade que c'est un jeu de
remplir une âme de bonheur, et d'y faire ensuite succéder le désespoir.
Mais, au moment de mourir, Dieu m'a fait la grâce de retrouver du calme,
et je sens que la vue d'Oswald remplirait mon âme de sentiments qui ne
s'accordent point avec les angoisses de la mort. La religion seule a des
secrets pour ce terrible passage. Je pardonne à celui que j'ai tant
aimé, continua-t-elle d'une voix affaiblie; qu'il vive heureux avec
vous! Mais quand le temps viendra qu'à son tour il sera près de quitter
la vie, qu'il se souvienne alors de la pauvre Corinne. Elle veillera sur
lui, si Dieu le permet; car on ne cesse point d'aimer quand ce sentiment
est assez fort pour coûter la vie.»

Oswald était sur le seuil de la porte, quelquefois voulant entrer malgré
la défense positive de Corinne, quelquefois anéanti par la douleur.
Lucile allait de l'un à l'autre: ange de paix entre le désespoir et
l'agonie.

Un soir, on crut que Corinne était mieux, et Lucile obtint d'Oswald
qu'ils iraient ensemble passer quelques instants auprès de leur fille:
ils ne l'avaient pas vue depuis trois jours. Corinne, pendant ce temps,
se trouva plus mal, et remplit tous les devoirs de sa religion. On
assure qu'elle dit au vieillard vénérable qui reçut ses aveux solennels:
«Mon père, vous connaissez maintenant ma triste destinée; jugez-moi. Je
ne me suis jamais vengée du mal qu'on m'a fait; jamais une douleur vraie
ne m'a trouvée insensible; mes fautes ont été celles des passions, qui
n'auraient pas été condamnables en elles-mêmes, si l'orgueil et la
faiblesse humaine n'y avaient pas mêlé l'erreur et l'excès. Croyez-vous,
ô mon père! vous que la vie a plus longtemps éprouvé que moi,
croyez-vous que Dieu me pardonnera?--Oui, ma fille, lui dit le
vieillard, je l'espère; votre coeur est-il maintenant tout à lui?--Je le
crois, mon père, répondit-elle; écartez loin de moi ce portrait (c'était
celui d'Oswald), et mettez sur mon coeur l'image de Celui qui descendit
sur la terre, non pour la puissance, non pour le génie, mais pour la
souffrance et la mort; elles en avaient grand besoin.» Corinne aperçut
alors le prince Castel-Forte qui pleurait auprès de son lit. «Mon ami,
lui dit-elle en lui tendant la main, il n'y a que vous près de moi dans
ce moment. J'ai vécu pour aimer, et sans vous je mourrais seule.» Et ses
larmes coulèrent à ces mots; puis elle dit encore: «Au reste, ce moment
se passe de secours; nos amis ne peuvent nous suivre que jusqu'au seuil
de la vie. Là commencent des pensées dont le trouble et la profondeur ne
sauraient se confier.»

Elle se fit transporter sur un fauteuil près de la fenêtre, pour voir
encore le ciel. Lucile revint alors; et le malheureux Oswald, ne pouvant
plus se contenir, la suivit, et tomba sur ses genoux en approchant de
Corinne. Elle voulut lui parler, et n'en eut pas la force. Elle leva ses
regards vers le ciel, et vit la lune qui se couvrait du même nuage
qu'elle avait fait remarquer à lord Nelvil quand ils s'arrêtèrent sur le
bord de la mer en allant à Naples. Alors elle le lui montra de sa main
mourante, et son dernier soupir fit retomber cette main.

Que devint Oswald? Il fut dans un tel égarement, qu'on craignait d'abord
pour sa raison et sa vie. Il suivit à Rome la pompe funèbre de Corinne.
Il s'enferma longtemps à Tivoli, sans vouloir que sa femme ni sa fille
l'y accompagnassent. Enfin l'attachement et le devoir le ramenèrent
auprès d'elles. Ils retournèrent ensemble en Angleterre. Lord Nelvil
donna l'exemple de la vie domestique la plus régulière et la plus pure.
Mais se pardonna-t-il sa conduite passée? le monde, qui l'approuva, le
consola-t-il? se contenta-t-il d'un sort commun après ce qu'il avait
perdu? Je l'ignore; je ne veux à cet égard ni le blâmer ni l'absoudre.



TABLE


  De Corinne, par madame Necker de Saussure                  I
  Livre Ier.   Oswald                                        1
  Livre II.    Corinne au Capitole                          21
  Livre III.   Corinne                                      40
  Livre IV.    Rome                                         56
  Livre V.     Tombeaux, Églises et Palais                  90
  Livre VI.    Moeurs et Caractère des Italiens            105
  Livre VII.   La Littérature italienne                    132
  Livre VIII.  Les Statues et les Tombeaux                 157
  Livre IX.    La Fête populaire et la Musique             191
  Livre X.     La Semaine sainte                           205
  Livre XI.    Naples et l'Ermitage de Saint-Salvador      231
  Livre XII.   Histoire de lord Nelvil                     250
  Livre XIII.  Le Vésuve et la Campagne de Naples          279
  Livre XIV.   Histoire de Corinne                         301
  Livre XV.    Adieux à Rome et Voyage à Venise            328
  Livre XVI.   Le Départ et l'Absence                      364
  Livre XVII.  Corinne en Écosse                           398
  Livre XVIII. Le Séjour à Florence                        430
  Livre XIX.   Le Retour d'Oswald en Italie                452
  Livre XX.    Conclusion                                  482


FIN DE LA TABLE


Paris.--Imprimerie VIÉVILLE et CAPIOMONT, rue des Poitevins, 6.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Corinne ou l'Italie - Nouvelle édition revue avec soin et précédée d'observations - par Mme Necker de Saussure et M. Sainte-Beuve de l'Académie - française" ***

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