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Title: Jacquou le Croquant
Author: Le Roy, Eugène
Language: French
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  EUGÈNE LE ROY
  JACQUOU LE CROQUANT

  PARIS
  CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
  3, RUE AUBER, 3



Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
compris la Suède, la Norvège et la Hollande.


PARIS.--IMPRIMERIE CHAIX.--9272-5-99.--(Encre Lorilleux).



JACQUOU LE CROQUANT



_A mon ami Alcide Dusolier._



I


Le plus loin dont il me souvienne, c'est 1815, l'année que les étrangers
vinrent à Paris, et où Napoléon, appelé par les messieurs du château de
l'Herm «l'ogre de Corse», fut envoyé à Sainte-Hélène, par delà les mers.
En ce temps-là, les miens étaient métayers à Combenègre, mauvais domaine
du marquis de Nansac, sur la lisière de la Forêt Barade, dans le haut
Périgord. C'était le soir de Noël; assis sur un petit banc dans le coin
de l'âtre, j'attendais l'heure de partir pour aller à la messe de minuit
dans la chapelle du château, et il me tardait fort qu'il fût temps. Ma
mère, qui filait sa quenouille de chanvre devant le feu, me faisait
prendre patience à grand'peine en me disant des contes. Elle se leva
enfin, alla sur le pas de la porte, regarda les étoiles au ciel et
revint aussitôt:

--Il est l'heure, dit-elle, va, mon drole[1]; laisse-moi arranger le feu
pour quand nous reviendrons.

  [1] _Drole_ qui, dans le parler du Périgord, signifie _garçon,
    fille_:--«un drole, une drole»,--s'écrit sans accent circonflexe sur
    l'o.

Et aussitôt, allant quérir dans le fournil une souche de noyer gardée à
l'exprès, elle la mit sur les landiers et l'arrangea avec des tisons et
des copeaux.

Cela fait, elle m'entortilla dans un mauvais fichu de laine qu'elle noua
par derrière, enfonça mon bonnet tricoté sur mes oreilles, et passa de
la braise dans mes sabots. Enfin ayant pris sa capuce de bure, elle
alluma le falot aux vitres noircies par la fumée de l'huile, souffla le
chalel pendu dans la cheminée, et, étant sortis, ferma la porte au
verrou en dedans au moyen de la clef-torte qu'elle cacha ensuite dans un
trou du mur:

--Ton père la trouvera là, mais qu'il revienne.

Le temps était gris, comme lorsqu'il va neiger, le froid noir et la
terre gelée. Je marchais près de ma mère qui me tenait par la main,
forçant mes petites jambes de sept ans par grande hâte d'arriver, car la
pauvre femme, elle, mesurait son pas sur le mien. C'est que j'avais tant
ouï parler à notre voisine la Mïon de Puymaigre, de la crèche faite tous
les ans dans la chapelle de l'Herm par les demoiselles de Nansac, qu'il
me tardait de voir tout ce qu'elle en racontait. Nos sabots sonnaient
fort sur le chemin durci, à peine marqué dans la lande grise et bien
faiblement éclairé par le falot que portait ma mère. Après avoir marché
un quart d'heure déjà, voici que nous entrons dans un grand chemin
pierreux appelé _lou cami ferrat_, c'est-à-dire le chemin ferré, qui
suivait le bas des grands coteaux pelés des Grillières. Au loin, sur la
cime des termes et dans les chemins, on voyait se mouvoir comme des feux
follets les falots des gens qui allaient à la messe de minuit, ou les
lumières portées par les garçons courant la campagne en chantant une
antique chanson de nos pères, les Gaulois, qui se peut translater ainsi
du patois:

            Nous sommes arrivés,
            Nous sommes arrivés,
            A la porte des rics, (chefs)
        Dame, donnez-nous l'étrenne du gui!...
            Si votre fille est grande,
        Nous demandons l'étrenne du gui!
        Si elle est prête à choisir l'époux,
        Dame, donnez-nous l'étrenne du gui!...
        Si nous sommes vingt ou trente,
        Nous demandons l'étrenne du gui!
    Si nous sommes vingt ou trente bons à prendre femme,
        Dame, donnez-nous l'étrenne du gui!...

Lorsque nous fûmes sous Puymaigre, une autre métairie du château, ma
mère mit une main contre sa bouche et hucha fortement:

--Hô, Mïon!

La Mïon sortit incontinent sur sa porte et répondit:

--Espère-moi, Françou!

Et, un instant après, dévalant lentement par un chemin d'écoursière ou
de raccourci, elle nous rejoignit.

--Et tu emmènes le Jacquou!... fit-elle en me voyant.

--M'en parle pas! il veut y aller que le ventre lui en fait mal. Et,
avec ça, notre Martissou est sorti: je ne pouvais pas le laisser tout
seul.

Un peu plus loin, nous quittions le chemin qui tombait dans l'ancienne
route de Limoges à Bergerac, venant de la forêt, et nous suivîmes cette
route un quart d'heure de temps, jusqu'à la grande allée du château de
l'Herm.

Cette allée, large de soixante pieds, dont il ne reste plus de traces
aujourd'hui, avait deux rangées de vieux ormeaux de chaque côté. Elle
était pavée de grosses pierres, tandis qu'une herbe courte poussait dans
les contre-allées où il faisait bon passer, l'été. Elle montait en
droite ligne au château campé sur la cime du puy, dont les toits
pointus, les pignons et les hautes cheminées se dressaient tout noirs
dans le ciel gris.

Comme nous grimpions avec d'autres gens rencontrés en chemin, il
commença de neiger fort, de manière que nous étions déjà tout blancs en
arrivant en haut; et cette neige, qui tombait en flottant, faisait dire
aux bonnes femmes: «Voici que le vieux Noël plume ses oies.» La porte
extérieure, renforcée de gros clous à tête pointue pour la garder jadis
des coups de hache, était ce soir-là grande ouverte, et donnait accès
dans l'enceinte circulaire bordée d'un large fossé, au milieu de
laquelle était le château. Cette porte était percée dans un bâtiment
crénelé, défendu par des meurtrières, maintenant rasé, et, sous la voûte
qui conduisait à la cour intérieure, un fanal se balançait, éclairant
l'entrée et le pont jeté sur la douve.

Au fond de l'enceinte de murs solides et à droite du château, on voyait
briller les vitraux enflammés d'une chapelle qui n'existe plus; ma mère
tua son falot et nous entrâmes.

Que de lumières! Dans le choeur de la chapelle, le vieil autel de pierre
en forme de tombeau en était garni, et voici qu'on achevait d'éclairer
la crèche de verdure faite dans une large embrasure de fenêtre. Après
s'être signés avec de l'eau bénite, les gens allaient s'agenouiller
devant la crèche et prier l'enfant Jésus qu'on voyait couché dans une
mangeoire sur de la paille ruisselante comme de l'or, entre un boeuf
pensif et un âne tout poilu qui levait la tête pour attraper du foin à
un petit râtelier. Que c'était beau! On aurait dit une croze ou grotte,
toute garnie de mousse, de buis et de branches de sapin sentant bon.
Dans la lumière amortie par la verdure sombre, la sainte Vierge, en robe
bleue, était assise à côté de son nouveau-né, et, près d'elle, saint
Joseph debout, en manteau vert, semblait regarder tout ça d'un oeil
attendri. Un peu à distance, accompagnés de leurs chiens, les bergers
agenouillés, un bâton recourbé en crosse à la main, adoraient
l'enfançon, tandis que, tout au fond, les trois rois mages, guidés par
l'étoile qui brillait suspendue à la voûte de branches, arrivaient avec
leurs longues barbes, portant des présents...

Je regardais goulûment toutes ces jolies choses, avec les autres qui
étaient là, écarquillant nos yeux à force. Mais il nous fallut bientôt
sortir du choeur réservé aux messieurs, car la messe était sonnée.

Ils entrèrent tous, comme en procession. D'abord le vieux marquis,
habillé à l'ancienne mode d'avant la Révolution, avec une culotte
courte, des bas de soie blancs, des souliers à boucles d'or, un habit à
la française de velours brun à boutons d'acier ciselés, un gilet à
fleurs brochées qui lui tombait sur le ventre et une perruque enfarinée,
finissant par une petite queue entortillée d'un ruban noir qui tombait
sur le collet de son habit. Il menait par le bras sa bru, la comtesse de
Nansac, grosse dame coiffée d'une manière de châle entortillé autour de
sa tête, et serrée dans une robe de soie couleur puce, dont la ceinture
lui montait sous les bras quasi.

Puis venait le comte, en frac à l'anglaise, en pantalon collant gris à
sous-pieds, menant sa fille aînée qui avait les cheveux courts et frisés
comme une drolette, quoiqu'elle fût bien en âge d'être mariée. Ensuite
venaient un jeune garçon d'une douzaine d'années, quatre demoiselles
entre six et dix-sept ans, et une gouvernante qui menait la plus jeune
par la main.

Tout ce monde défila, regardé de côté par les paysans craintifs, et alla
se placer sur des prie-Dieu alignés dans le choeur.

Et la messe commença, dite par un ancien moine de Saint-Amand-de-Coly,
qui s'était habitué au château, trouvant le gîte bon, et servie par le
jeune monsieur, blondin, chaussé de jolis escarpins découverts, habillé
d'un pantalon gris clair et d'un petit justaucorps de velours noir, sur
lequel retombait une collerette brodée.

Au moment de la communion, les femmes de la campagne mirent leur voile
et attendirent. Les messieurs ne se dérangèrent pas: comme de juste, le
chapelain vint leur porter le bon Dieu d'abord. Tous ceux qui étaient
d'âge compétent communièrent, manque le vieux marquis, lequel, disaient
les gens du château, par suite d'une grande imbécillité d'estomac, ne
pouvait jamais garder le jeûne le temps nécessaire. Mais les vieux du
pays riaient de ça, se rappelant fort bien qu'avant la Révolution il ne
croyait ni à Dieu, ni au Diable, ni à l'Aversier, cet être mystérieux
plus puissant et plus terrible que le Diable.

Après les messieurs, ce fut le tour des domestiques, agenouillés à la
balustrade qui fermait le choeur, M. Laborie, le régisseur, en tête,
avec sa figure dure et fourbe en même temps. Ensuite vinrent les bonnes
femmes voilées, les paysans, métayers du château, journaliers et autres
manants comme nous. Pour tous ceux qui étaient sous la main des
messieurs, il fallait de rigueur communier aux bonnes fêtes, c'était de
règle; pourtant ma mère n'y alla pas cette fois; mais on sut bien le lui
reprocher puis après.

La messe finie, dom Enjalbert posa son ornement doré sur le coin de
l'autel, et, la grille de la balustrade ayant été ouverte, on nous fit
entrer tous dans le choeur pour prier devant la crèche. On chanta
d'abord un noël ancien, entonné par le chapelain, ensuite chacun fit son
oraison à part. Tout ce monde à genoux regardait pieusement le petit
Jésus rose, aux cheveux couleur de lin, en marmottant ses prières, quand
voici que tout d'un coup il ouvre les bras, remue les yeux, tourne la
tête et fait entendre un vagissement de nouveau-né...

Alors de cette foule de paysans superstitieux sortit discrètement un:
«Oh!» d'étonnement et d'admiration. Ces bonnes gens, bien sûr, pensaient
pour la plupart qu'il y eût là quelque miracle, et en restaient
immobiles, les yeux écarquillés, badant, avec l'espoir que le miracle
allait recommencer.

Mais ce fut tout. Lorsque nous sortîmes en foule, tout ce monde
babillait, échangeant ses impressions. D'aucuns tenaient pour le
miracle, d'autres étaient en doute, car de vrais incrédules point. Ma
mère s'en fut allumer notre falot à la cuisine dont la porte ouverte
flambait au bas de l'escalier de la tour. Quelle cuisine! sur de gros
contre-hâtiers de fer forgé, brûlait un grand feu de bois de brasse
devant lequel rôtissait un gros coq d'Inde au ventre rebondi, plein de
truffes qui sentaient bon. Au manteau de la cheminée, un râtelier fait à
l'exprès portait une demi-douzaine de broches avec leurs hâtelets,
placés par rang de taille. Accrochées à des planches fixées aux murs,
des casseroles de toutes grandeurs brillaient des reflets du foyer,
au-dessous de chaudrons énormes et de bassines couleur d'or pâle. Des
moules en cuivre rouge ou étamés étaient posés sur des tablettes, et
encore des ustensiles de forme bizarre dont on ne devinait pas l'usage.
Sur la table longue et massive, des couteaux rangés par grandeur sur un
napperon, et des boîtes en fer battu, à compartiments, pour les épices.
Deux grils étaient là aussi, chargés, l'un de boudins, l'autre de pieds
de porc, tout prêts à être posés sur la braise qu'une fille de cuisine
tirait par côté de la cheminée. Il y avait encore sur cette table des
pièces de viande froide et des pâtés qui faisaient plaisir à voir dans
leur croûte dorée.

Ayant allumé son falot, ma mère remercia et donna le bonsoir à ceux qui
étaient là. Mais les deux femmes seules le lui rendirent. Quant au chef
cuisinier qui se promenait, leur donnant des ordres, glorieux comme un
dindon, avec sa veste blanche et son bonnet de coton, il ne daigna tant
seulement pas lui répondre.

Au delà de la première porte, après avoir passé le pont, la Mïon de
Puymaigre et d'autres nous attendaient: leurs falots ayant été allumés
au nôtre, nous nous en allâmes tous.

Il neigeait toujours, «comme qui jette de la plume d'oie à grandes
poignées», pour parler ainsi que les bonnes femmes, et la neige était
épaisse d'un pied déjà, dans laquelle nos sabots enfonçaient. A mesure
que les gens rencontraient leur chemin, ils nous laissaient avec un: «A
Dieu sois!» A Puymaigre la Mïon nous ayant quittés, nous suivîmes seuls
notre route. Cette neige me lassait fort et, tout au rebours de l'aller,
je me faisais tirer par le bras.

--Tu es fatigué, dit ma mère: monte à la chèvre-morte.

Et, s'étant baissée, je grimpai à cheval sur son échine, entourant son
col de mes petits bras, tandis qu'avec les siens elle ramenait mes
jambottes en avant. Tout en allant, je lui faisais des questions sur
tout ce que j'avais vu, principalement sur le petit Jésus:

--Est-ce qu'il est vivant, dis?...

Ma mère, qui était une pauvre paysanne ignorante, comme celle qui
n'entendait pas seulement le français, mais femme de bon sens au
demeurant, me fit comprendre que s'il avait remué, c'était par le moyen
de quelque mécanique.

Et elle allait toujours, lentement, enfonçant dans la neige molle, me
rehissant d'un coup de reins lorsque j'avais glissé quelque peu, et
s'arrêtant de temps à autre pour secouer, contre une pierre, ses sabots
embottés de neige.

Un vent âpre s'était levé, faisant tourbillonner la neige qui tombait
toujours à force. La campagne déserte était toute blanche; les coteaux
semblaient couverts d'un grand linceul triste, comme ceux qu'on met sur
la caisse des pauvres morts. Les châtaigniers, aux formes bizarres,
marquaient leurs branches tourmentées par une ligne blanche. Les
fougères poudrées de neige penchaient vers la terre, tandis que sur les
bruyères, la brande et les ajoncs, plus solides, elle s'amassait par
places. Un silence de mort planait sur la terre désolée, et l'on
n'entendait même pas le bruit des pas de ma mère, amorti par la neige
épaisse. Pourtant, comme nous entrions dans la lande du Grand-Castang,
un crapaud-volant jeta dans la nuit son cri mal plaisant qui me fit
frissonner.

Cependant, ma mère peinait fort à suivre le mauvais chemin perdu sous la
neige. Des fois elle s'écartait un peu et, le reconnaissant, revenait
incontinent, se guidait sur un arbre, une grosse touffe d'ajoncs, une
flaque d'eau, gelée maintenant. Moi, bercé par le mouvement, malgré le
froid, je finissais par m'endormir sur son échine, et mes bras gourds se
dénouaient malgré moi.

--Tiens-toi bien! me disait-elle; dans un moment nous serons chez nous.

Malgré ça, j'avais peine à me tenir éveillé, lorsque tout à coup, à cent
pas en avant, éclate un hurlement prolongé qui me fit passer dans la
tête comme un millier d'épingles: «Hoû! oû... oû... oû...», et je vois
une grande bête, comme un bien fort chien, aux oreilles pointues, qui
gueulait ainsi en levant le museau vers le ciel.

--N'aie pas peur, me dit ma mère.

Et, m'ayant donné le falot, elle ôta ses sabots, en prit un dans chaque
main et marcha droit à la bête, en les choquant l'un contre l'autre à
grand bruit. Ça n'est pas pour dire, mais lors, j'aurais fort voulu être
couché contre elle, dans le lit bien chaud. Lorsque nous fûmes à une
cinquantaine de pas, le loup se jeta dans la lande en quelques sauts, et
nous passâmes, épiant de côté, sans le voir pourtant. Mais, un instant
après, le même hurlement sinistre s'éleva en arrière: «Hoû! oû... oû...
oû...», qui m'effraya encore plus, car il me semblait que le loup fût
sur nos talons. De temps à autre, ma mère se retournait, faisant du
tapage avec ses sabots, pour effrayer cette male bête; mais, si ça
gardait le loup d'approcher trop, ça ne l'empêcha pas de nous suivre à
une trentaine de pas, jusqu'à la claire-voie de notre cour. Ayant pris
la clef-torte dans la cache, car mon père n'était pas rentré, ma mère
fit jouer le loquet de dedans et referma vivement la porte derrière
nous.

Au lieu du bon feu que nous pensions trouver, la souche était sur les
landiers, toute noire, éteinte.

--Ah! s'écria ma mère, c'est méchant signe! il nous arrivera quelque
malheur!

En farfouillant sous la cendre avec une brindille, elle trouva quelques
braises, sur lesquelles elle jeta un petit fagot de menu bois, qui
flamba bientôt sous le vent du tuyau de fer qu'elle mit à sa bouche.

Lorsque je fus un peu réchauffé, n'ayant plus peur du loup, je dis:

--Mère, j'ai faim.

--Pauvre drole! il n'y a rien de bon ici... fit-elle, pensant au
réveillon du château; et, découvrant une marmite, elle ajouta:--Te voici
une mique.

Tout en mangeant cette boule de farine de maïs, pétrie à l'eau, cuite
avec des feuilles de chou, sans un brin de lard dedans, et bien froide,
je pensais à toutes ces bonnes choses vues dans la cuisine du château
et, je ne le cache pas, ça me faisait trouver la mique mauvaise, comme
elle l'était de vrai; mais, ordinairement, je n'y faisais pas attention.
Oh! je n'étais pas bien gourmand en pensée, je n'appétais pas la dinde
truffée, ni les pâtés, mais seulement un de ces beaux boudins d'un noir
luisant...

Pourquoi, là-haut, tant de bonnes choses, plus que de besoin, et chez
nous de mauvaises miques froides de la veille? Dans ma tête d'enfant, la
question ne se posait pas bien clairement; mais, tout de même, il me
semblait qu'il y avait là quelque chose qui n'était pas bien arrangé.

--Il te faut aller au lit, dit ma mère.

Elle me prit sur ses genoux et me dépouilla en un tour de main. Aussitôt
couché, je m'endormis sans plus penser à rien.

                   *       *       *       *       *

Lorsque je me réveillai, le lendemain, ma mère attisait le feu sous la
marmite où cuisait la soupe, et mon père triait sur la table les oiseaux
attrapés la nuit à la palette. Aussitôt levé, je vins le voir faire. Il
y en avait une trentaine, petits ou gros: grives, merles, pinsons,
verdiers, chardonnerets, mésanges, et même un mauvais geai. Mon père les
assemblait, pour les vendre mieux, par cinq ou six, avec un fil qu'il
leur passait dans le bec. Ayant fini, il mit toutes ces pauvres
bestioles dans son havresac et le pendit à un clou, de crainte de la
chatte. Cela fait, ma mère, ayant taillé le pain cependant, fit bouillir
la marmite et trempa la soupe. Il était un peu tôt, sur les huit heures,
mais mon père voulait aller à Montignac vendre ses oiseaux. Ayant mis la
soupière sur la table, ma mère nous servit d'abord, mon père et moi,
puis elle ensuite, et nous nous mîmes à manger de bon goût, ayant faim
tous trois, surtout mon père, qui avait passé presque toute la nuit
dehors. Lorsqu'il eut mangé ses deux grandes assiettes de soupe, et bu,
mêlée à un reste de bouillon, de mauvaise piquette gâtée, ma mère ôta
les assiettes de terre brune, décrocha l'oule de la crémaillère et versa
sur la nappe de grosse toile grise les châtaignes fumantes. C'est bon,
les châtaignes blanchies lorsqu'elles sont vertes; lorsqu'elles ont
passé par le séchoir, ça n'est plus la même chose. Mais quoi! il faut
bien les manger sèches, puisqu'on ne peut pas les garder toujours
vertes. Nous les mangions donc tout de même, avec des raves un peu
grillées qui étaient au fond de l'oule, et triant les gâtées pour les
poules. Lorsqu'il n'y eut plus de châtaignes, mon père but un plein
gobelet de piquette, s'essuya les babines avec le revers de la main et
se leva.

--Il te faudra me porter une paire de sabots, lui dit ma mère; j'ai fini
d'écraser les miens en faisant peur à cette méchante bête de loup.

--Je t'en porterai, mais que je vende mes oiseaux, répondit mon père,
car, autrement, je n'ai point de sous.

Et, prenant une petite baguette au balai de genêts, il la mit dans le
vieux sabot de ma mère et la coupa juste à la longueur. Cela fait, il
prit son havresac, mit la mesure dedans, décrocha le fusil au manteau de
la cheminée, et s'en alla, laissant notre chienne qui voulait bien le
suivre pourtant:

--Tu te perdrais là-bas, à Montignac.

Moi, je restai à me chauffer dans le coin du feu, mais bientôt, ne
pouvant tenir en place, comme c'est l'ordinaire des petits droles, je
sortis sur le pas de la porte. Il était tombé de la neige toute la nuit;
dans notre cour, il y en avait deux pieds d'épaisseur, de manière qu'il
avait fallu faire un chemin avec la pelle pour aller à la grange donner
aux bestiaux. Du côté de la forêt, au loin, la lande n'était plus qu'une
large plaine blanche, semée çà et là, de grandes touffes d'ajoncs, dont
la verdure foncée s'apercevait au pied. Sur les coteaux, les maisons
grisâtres, sous leurs tuilées chargées de neige, fumaient lentement.
Là-bas, sur ma droite, j'apercevais le château de l'Herm avec ses tours
noires coiffées d'une perruque blanche, comme le vieux marquis de
Nansac. Devant moi, à une lieue de pays, les hauteurs de Tourtel, avec
leurs arbres dépouillés et chargés de givre, cachaient le massif clocher
de Rouffignac, où les cloches commençaient à campaner, appelant les gens
à la messe. Un peu sur la droite, à demi-heure de chemin, la métairie de
Puymaigre, les portes closes, semblait comme endormie au flanc du
coteau, et en haut, tout en haut, dans le ciel couleur de plomb, des
corbeaux battaient lourdement l'air de leurs ailes et passaient en
couahnant.

Près de moi, le long du mur de notre cour, dans un gros tas de fagots,
un rouge-gorge sautelait, cherchant un bourgeon desséché, ou, dans les
trous du mur, quelque barbotte engourdie par le froid; sous la
charrette, nos quatre poules se tenaient tranquilles à l'abri. Le temps
était toujours dur; un aigre vent de bise faisait poudroyer la neige sur
la campagne ensevelie et coupait la figure: je rentrai vite m'asseoir
dans le coin du foyer.

--Nous irons à la messe, mère? demandai-je.

--Non, mon petit, il fait trop méchant temps, et puis nous y avons été
cette nuit.

Je m'ennuyai bientôt de ne rien faire et de ne pouvoir sortir, car la
maison, basse et délabrée, n'était guère plaisante. Il n'y avait qu'une
chambre, pas bien grande encore, qui servait de cuisine et de tout,
comme c'est assez l'ordinaire dans les anciennes métairies de notre
pays. On n'y voyait guère non plus, car il n'y avait qu'un petit
fenestrou fermant par un contrevent sans vitres, de manière que,
lorsqu'il faisait mauvais temps et qu'il était clos, la clarté ne venait
qu'un petit peu au-dessus de la porte et par la cheminée large et basse.
Joint à ça que les murs décrépis étaient sales, et le plancher du
grenier tout noirci par la fumée, ce qui n'était pas pour y faire voir
plus clair.

Dans un coin, touchant la cheminée, était le grand lit de grossière
menuiserie où nous couchions tous trois; et au pied du lit, à des
chevilles plantées dans le mur, pendaient quelques méchantes hardes. Du
côté opposé, il y avait un mauvais cabinet tout troué par les vers,
auquel il manquait un tiroir, et dont un pied pourri était remplacé par
une pierre plate. Dans le fond, la maie où l'on serrait le chanteau;
sous la maie, une tourtière à faire les millas, et, à côté, un sac de
méteil à moitié plein, posé sur un bout de planche pour le garder de
l'humidité de la terre. A l'entrée, près de la porte, était dressée
l'échelle de meunier qui montait à la trappe du grenier, et, sous
l'échelle, un pilo de bois pour la journée. Dans un autre coin était
l'évier, dont le trou ne donnait guère de chaleur par ce temps de gel,
et au milieu, une mauvaise table avec ses deux bancs. Aux poutres
pendaient des épis de blé d'Espagne, quelques pelotons de fil, et
c'était tout. La maison avait été pavée autrefois de petits cailloux,
mais il y en avait la moitié toute dépavée, ce qui faisait des trous où
l'on marchait sur la terre battue.

En ce temps dont je parle, je ne faisais guère attention à ça, étant né
et ayant été élevé dans des baraques semblables; mais, depuis, j'ai
pensé qu'il était un peu bien odieux que des chrétiens, comme on dit,
fussent logés ainsi que des bêtes. Ou c'est le pire encore, c'est
lorsque la famille est nombreuse, et que tous, père, mère, garçons et
filles, petits et grands, logent dans la même chambre entassés dans deux
ou trois lits, à trois ou quatre, en maladie comme en santé: tout ça
n'est pas bien sain, ni convenable. Il n'est pas honnête, non plus que
le père et la mère se dépouillent devant leurs enfants, les soeurs
devant les frères. Et puis quand ces enfants prennent de l'âge, il n'est
pas bonnement possible qu'ils ne s'aperçoivent pas de choses qu'ils ne
devraient point voir, et ne surprennent des secrets qu'ils devraient
ignorer.

Mais revenons: ma mère, me voyant tout de loisir et ne sachant que
faire, coupa avec la serpe des petites bûchettes bien droites et me les
donna:

--Tiens, fais des petites quilles, et tu t'en amuseras.

Je façonnai ces quilles de mon mieux, avec son couteau, et, ayant fini,
je les plantai, et me mis à tirer dessus avec une pomme de terre bien
ronde, en manière de boule.

Cependant, ce triste jour de Noël touchait à sa fin. Sur les quatre
heures, mon père revint de Montignac; en entrant, il se secoua, car il
était tout blanc, la neige tombant toujours, et posa son fusil dans le
coin du foyer. Ensuite, ayant ôté son havresac, il en tira une paire de
sabots jaunes, en bois de vergne, liés par un brin de vîme, et les posa
à terre.

Ma mère mit le pied dans un sabot, et dit:

--Ils m'iront tout à fait bien. Et que te coûtent-ils?

--Douze sous... et six liards de clous pour les ferrer, ça fait treize
sous et demi. J'ai vendu les oiseaux vingt-six sous, j'ai acheté un
tortillon pour le Jacquou, ça fait qu'il me reste onze sous et deux
liards: te les voilà.

Ma mère prit les sous et alla les mettre dans le tiroir du cabinet.

Alors, mon père, ayant pris le tortillon dans la poche de dessous de sa
veste, me le donna. Je l'embrassai, et je me mis à manger ce gâteau de
paysan, après en avoir porté un morceau à ma mère, qui ne le voulut pas:

--Non, mon petit, mange-le, toi.

Ah! quel bon tortillon! j'ai depuis tâté de la tourte aux prunes, et
même, une fois, du massepain, mais je n'ai jamais rien mangé de meilleur
que ce premier tortillon.

Mon père me regardait faire avec plaisir, tout heureux de ce que j'étais
content, le pauvre homme! Puis il se leva, alla quérir dans le tiroir du
cabinet un vieux marteau rouillé, et, revenant près du feu, se mit à
ferrer les sabots. Lorsqu'il eut fini, il ôta les brides des vieux, et
les posa aux neufs, après les avoir ajustées à la mesure du pied. Étant
ainsi tout prêts, ma mère prit les sabots sur-le-champ, car elle n'avait
autre chose à se mettre aux pieds.

Après ça, elle descendit de la crémaillère l'oule où cuisait pour le
cochon, et, ayant vidé les pommes de terre dans le bac, les écrasa avec
la pelle du foyer en y mêlant quelques poignées de farine de blé rouge.
Puis, ayant laissé manger un peu notre chienne, elle porta cette baccade
ou pâtée à notre porc qui, connaissant l'heure, geignait fort en cognant
son nez sous la porte de son étable.

La nuit noire venue, le chalel fut allumé, et ma mère, en ayant fini
avec le cochon, découvrit la tourtière où cuisait un ragoût de pommes de
terre pour notre souper. Après l'avoir goûté, elle y ajouta quelques
grains de sel, et mit sur la table trois assiettes et trois cuillers de
fer rouillées quelque peu. De gobelets elle n'en mit que deux, pour la
bonne raison que nous n'en avions pas davantage: moi, je buvais dans le
sien. Après cela, elle alla tirer à boire dans le petit cellier attenant
à la maison, et, étant rentrée, mit la tourtière sur la table. De ce
temps, mon père, revenu de la grange où il avait été soigner les boeufs,
avait tiré de la maie une grande tourte plate de pain de méteil, seigle
et orge, avec des pommes de terre râpées, et, après avoir fait une croix
sur la sole avec la pointe de son couteau, se mit à l'entamer. Mais
c'était tout un travail: cette tourte était la dernière de la fournée
faite il y avait près d'un mois, de manière qu'elle était dure en
diable, un peu gelée peut-être, et criait fort sous le couteau, que mon
père avait grand'peine à faire entrer. Enfin, à force, il en vint à
bout; mais, en séparant le chanteau, il vit qu'il y avait dans la mie,
par places, des moisissures toutes vertes.

--C'est bien trop de malheur! fit-il.

On dit: «blé d'un an, farine d'un mois, pain d'un jour»; mais ce dicton
n'était pas à notre usage. Nous attendions toujours la moisson avec
impatience, heureux lorsque nous pouvions aller jusque-là sans emprunter
quelques mesures de seigle ou de baillarge; et pour le pain, nous ne le
mangions jamais tendre: on en aurait trop mangé.

Si mon père se faisait tant de mauvais sang pour un peu de pain perdu,
c'est qu'autrefois chez les pauvres on en était très ménager. Le pain,
même très noir, dur et grossier, était une nourriture précieuse pour
ceux qui vivaient en bonne partie de châtaignes, de pommes de terre et
de bouillie de blé d'Espagne. Puis les gens se souvenaient des disettes
fréquentes autrefois, et avaient ouï parler par leurs anciens de ces
famines où les paysans mangeaient les herbes des chemins, comme des
bêtes, et ils sentaient vivement le bonheur de ne pas manquer de ce pain
sauveur. Aussi pour le paysan, ce pain, obtenu par tant de sueurs et de
peines, avait quelque chose de sacré: de là ces recommandations
incessantes aux petits droles de ne point le prodiguer.

Mon père resta un bon moment tout estomaqué, regardant fixement le pain
gâté; mais qu'y faire?...

Il coupa donc trois morceaux de pain, ôtant à regret le plus moisi et le
jetant à notre chienne, puis nous nous mîmes à souper. Il n'y avait pas
grande différence entre notre ragoût et la pâtée du cochon: c'était
toujours des pommes de terre cuites dans de l'eau; seulement, dans notre
manger, il y avait un peu de graisse rance, gros comme une noix, et du
sel.

Avec un souper comme ça, on ne s'attarde pas à table; pourtant nous y
restâmes longtemps, car il fallait avoir de bonnes dents pour mâcher ce
pain dur comme la pierre. Aussitôt que nous eûmes fini, ma mère me mena
dehors, puis me mit au lit.

Ce mauvais temps de neige dura une dizaine de jours qui me semblèrent
bien longs. C'est que ça n'est rien de bien plaisant que d'être enfermé
toute une grande journée dans une maison comme la nôtre, noire et
froide. Lorsqu'il fait beau, ça passe, on est tout le jour dehors sous
le soleil, on ne rentre guère au logis que le soir pour souper et
dormir, et ainsi on n'a pas le loisir de s'ennuyer. Mais par ce méchant
temps, si je mettais le nez sur la porte, je ne voyais au loin que la
neige et toujours de la neige. Personne aux champs, les gens étant au
coin du feu, et les bêtes couchées sur la paillade, dans l'étable tiède.
Cette solitude triste, cette campagne morte, sans un bruit, sans un
mouvement, me faisaient frissonner autant que le froid: il me semblait
que nous étions séparés du monde; et, de fait, dans ce lieu perdu, avec
plus de deux pieds de neige partout, et des fois un brouillard épais
venant jusqu'à notre porte, c'était bien la vérité. Pourtant, malgré ça,
le matin, ayant donné à manger aux boeufs et aux brebis, mon père
prenait son fusil et s'en allait avec notre chienne chercher un lièvre à
la trace. Il en tua cinq ou six dans ces jours-là, car il était adroit
chasseur et la chienne était bonne. Ça fut heureux; nous n'avions plus
chez nous que les onze sous et demi rapportés le jour de la Noël. Mais
il lui fallait se cacher pour vendre son gibier et aller au loin, à
Thenon, au Bugue, à Montignac, son havresac sous sa blouse, à cause de
nos messieurs de Nansac qui étaient très jaloux de la chasse. Ces
quelques lièvres, donc, mirent un peu d'argent dans le tiroir du
cabinet, quoiqu'on ne les achetât pas cher, car il ne fallait pas penser
de les vendre au marché, mais les proposer aux aubergistes, qui
profitaient de l'occasion et vous payaient dans les vingt-cinq sous un
lièvre pesant six ou sept livres. Dans la journée, lorsqu'il était
rentré, mon père faisait des paniers en vîme blanc, des rondelles pour
atteler les boeufs, avec de la guidalbre ou liane, des cages en bois et
autres menus ouvrages comme ça, pour avoir quelques sous. Ça m'amusait
un peu de le voir faire et de m'essayer à tresser un panier comme lui.

Quoique notre pain fût bien noir, bien dur, nous l'eûmes fini tout de
même avant la fonte des neiges. Le meunier de Bramefont ne pouvant pas
venir nous rendre notre mouture, nous ne pouvions pas cuire, de manière
qu'il nous fallut aller emprunter une tourte à la Mïon de Puymaigre, qui
nous la prêta avec plaisir, car c'était une bonne femme, encore que, des
fois, elle mouchât bien un peu fort ses droles lorsqu'ils avaient mal
fait.

Pour le dire en passant, cette tourte n'a jamais été rendue à la Mïon.
La coutume veut que l'emprunteur du pain ne le rende pas de son chef:
c'est le prêteur qui doit venir le chercher, faisant semblant d'en avoir
besoin. Mais la Mïon, par la suite, nous voyant dans la peine et le
malheur, n'est jamais venue la demander.

                   *       *       *       *       *

Enfin, le dégel vint, et les terres grises, détrempées, reparurent,
laissant voir les blés verts qui pointaient sur les sillons. Lorsque la
terre fut un peu ressuyée, ma mère fit sortir les brebis, car la feuille
que nous avions ramassée pour l'hiver était mangée et notre peu de
regain était presque fini. Elle m'emmena avec elle, touchant nos bêtes,
vers les coteaux pierreux des Grillières, où poussait une petite herbe
fine qu'elles aimaient fort. C'était dans l'après-midi; un pâle soleil
d'hiver éclairait tristement la terre dénudée, et un petit vent
soufflait par moments, froid comme les neiges des monts d'Auvergne sur
lesquels il avait passé. Mais, au prix du temps qu'il avait fait une
dizaine de jours durant, c'était un beau jour. Ma mère et moi nous
étions assis à l'abri du nord contre un de ces gros tas de pierres que
nous appelons un _cheyrou_; elle, filant sa quenouille, et moi,
m'amusant à faire de petites maisons, tandis que nos brebis paissaient
tranquillement. Sur les trois heures, tandis que je mordais ferme dans
un morceau de pain que ma mère avait porté, voici que nos brebis,
effrayées par un chien, reviennent vers nous au galop et nous dépassent
en menant grand bruit. S'étant levée pour les ramener, ma mère vit alors
un garde de l'Herm, appelé Mascret, qui lui cria de s'arrêter. Lorsqu'il
nous eut joints, sans aucune forme de salut, il lui dit de se rendre
tout d'abord au château, où le régisseur voulait lui parler.

--Et que me veut-il de si pressé? fit ma mère.

--Ça, je n'en sais rien, mais il vous le dira bien.

Et le garde s'en alla.

Nous fûmes vers les brebis qui s'étaient plantées à deux cents pas,
regardant toujours le chien qui les avait effrayées, puis, les chassant
devant nous et descendant le coteau, nous revînmes à Combenègre, d'où ma
mère repartit pour l'Herm, après avoir fermé les bêtes dans l'étable.

Lorsqu'elle fut de retour, à la nuit, mon père lui demanda:

--Et que te voulait-il, ce vieux coquin?...

--Ah! voilà... d'abord, il m'a reproché de n'avoir pas fait mes
dévotions le soir de Noël, comme les autres, ni même toi, qui n'avais
pas tant seulement été à la messe, ce dont les dames n'étaient pas du
tout contentes, et l'avaient chargé de me le dire. Après ça, il m'a dit
que tu braconnais toujours, de manière que M. le comte ne trouvait plus
de lièvres devers Combenègre, et qu'il te faisait prévenir de cesser et
de te défaire de notre chienne. Enfin, il a ajouté qu'il nous fallait
totalement changer de conduite, sans quoi les messieurs nous mettraient
dehors.

--Nous ne sommes pas bien embarrassés pour trouver une aussi mauvaise
métairie! fit mon père. Et autrement, il ne t'a rien dit?

--Oh! si, toujours sa même chanson: que lui n'était pour rien dans tout
ça; qu'il faisait la commission seulement. Au contraire, il nous portait
beaucoup d'intérêt, et, si je voulais l'écouter, tout s'arrangerait: il
nous mettrait dans la métairie des Fages, qui était bien bonne, et de
plus il te donnerait du bois à couper dans la forêt, tous les hivers, où
tu gagnerais des sous...

--C'est ça! et, du temps que je serais dans les bois, il viendrait voir
un peu aux Fages si le bétail profitait!... Et que lui as-tu répondu?...

--Je lui ai répondu d'abord que, pour ce qui était de la communion, nous
n'avions pas le temps d'aller nous confesser souvent, étant si loin; que
c'était bon pour les gens de loisir, mais que, pour nous autres, c'était
bien assez d'y aller une fois l'an. «Et puis, d'ailleurs, ai-je ajouté,
si je vous écoutais, je ne pourrais pas même faire mes Pâques, car le
curé ne voudrait pas me donner l'absolution.»

--Mais bête que tu es, a-t-il fait alors, est-ce qu'on a besoin de lui
dire ça?

--Ah! la canaille! s'écria mon père; si jamais je le trouvais au milieu
de la forêt, par là entre La Granval et le Cros-de-Mortier, il passerait
un mauvais quart d'heure!

--Reste tranquille, il nous arriverait de la peine, dit ma mère; tu sais
bien que pour ça, il n'y a pas de danger.

Mon père ne répliqua rien et se mit à regarder le feu.

A ce moment-là, moi, je ne comprenais pas grand-chose à cette
conversation, et je mettais toute la colère de mon père sur le compte de
la défense de chasser. Je savais bien, pour l'avoir ouï dire souvent
chez nous, et à d'autres métayers du château, que M. Laborie était un
homme dur, exigeant, injuste, qui trompait les pauvres gens tant qu'il
pouvait, faisant sauter un louis d'or ou un écu, sur un compte de
métayer, rapiant cinq sous à un misérable journalier, s'il ne pouvait
faire davantage; et puis, comme on ajoutait toujours, grand
«chenassier», terme dont la signification m'était inconnue alors, et que
je croyais vouloir dire autant comme: grand coquin; mais c'était tout.
Aujourd'hui, quand je pense à ce gueusard qui avait totalement englaudé
la comtesse de Nansac en faisant le dévot, l'hypocrite, et qui était
voleur, méchant, et «chenassier», comme disaient les gens, je ne puis
m'empêcher de croire qu'il méritait ce qui est arrivé.

Environ quinze jours après cette conversation, tandis que ma mère triait
des haricots pour mettre dans la soupe, voici venir M. Laborie à
Combenègre. Il entra, fit: «Bonjour, bonjour», en m'avisant de côté, et
demanda où était mon père.

--Il est à couper de la bruyère, répondit ma mère.

--Ou à braconner, plutôt! repartit-il. Et ces boeufs, est-ce qu'ils
profitent?

Et, disant cela, il s'en fut à la grange. Ma mère me prit par la main et
le suivit. Lorsqu'il eut vu les boeufs, M. Laborie fit sortir les brebis
de l'étable et, tout en les regardant, il marmonnait entre ses dents,
pensant que je n'y prenais garde:

--Eh bien! tu ne veux donc pas être raisonnable?... Voyons! Je te
porterai un joli mouchoir de tête de Périgueux, dis?...

Ma mère ne lui ayant pas répondu, après avoir tourné, viré, M. Laborie
s'en alla, disant toujours sur le même ton:

--Tu t'en repentiras! tu t'en repentiras!

Le surlendemain, tandis que nous mangions la soupe, vers le coup de neuf
heures, la chienne gronda sous la table, et le garde Mascret, survenant,
s'arrêta sur le pas de la porte:

--M. Laborie vous fait dire, par l'ordre de M. le comte, d'avoir à vous
défaire de votre chienne, au premier jour; si on la trouve encore ici,
il la fera tuer.

--Que le bon Dieu préserve M. le comte, et celui qui vous envoie, de
commander ça!--dit mon père en serrant les poings et en regardant
Mascret, les yeux pleins de colère;--et vous, n'en faites rien, sans
quoi il arrivera un malheur!

--Pourtant, si on me le commande, il faudra bien que j'obéisse, dit le
garde; à votre place, moi, je vendrais la chienne. M. le comte assure,
que, d'après les anciennes lois, un paysan ne peut avoir de chien de
chasse, qui n'aie le jarret coupé.

--C'est bon, fit mon père, rapportez-leur seulement ce que je vous ai
dit.

Il y eut un moment de silence après le départ de Mascret, puis ma mère
fit:

--Mon pauvre Martissou, le mieux, c'est de vendre la chienne, comme dit
le garde; le notaire de Ladouze te l'a demandée plusieurs fois,
mène-la-lui: il t'en donnera bien quatre ou cinq écus peut-être,
puisqu'elle est bonne pour suivre le lièvre.

--Je ne veux pas la vendre! répondit mon père.

--Alors, mène-la chez ton cousin de Cendrieux: il te la gardera jusqu'à
tant que nous partions d'ici, car nous ne pouvons plus y rester; il
arriverait quelque chose.

--Femme, tu as raison, à ce coup, dit sourdement mon père: je l'y
mènerai dimanche qui vient.

Le samedi, comme mon père liait les boeufs pour aller quérir de la
bruyère, un individu à cheval, d'assez mauvaise figure, vint à
Combenègre, entra dans la cour, et, s'adressant à mon père:

--C'est vous Martissou le Croquant, le métayer de M. de Nansac? dit-il.

--C'est moi.

--Alors, voilà un acte de sortie de la métairie.

Et il tendit un papier à mon père.

Lui, le prit, le déchira en mille morceaux et les jeta au nez de
l'huissier.

--Tout ça se payera! dit l'autre en ricanant.

Et il s'en alla bon train, parce que mon père avait pris son aiguillon
un peu brusquement, de manière qu'il semblait vouloir s'en servir plutôt
pour en allonger un coup à l'huissier, que pour mener ses boeufs.

                   *       *       *       *       *

Depuis que nous avions reçu cet acte de sortie, et après que la chienne
fut à Cendrieux, ma mère était plus tranquille. C'était l'affaire de
quelques mois, et, à la Saint-Jean, nous quitterions cette mauvaise
métairie où nous crevions de faim: surtout, nous ne serions plus exposés
à quelque méchante affaire de la part de cette canaille de Laborie.
Mais, quand un malheur est en chemin, il faut qu'il arrive: une nuit,
nous entendîmes gratter à la porte avec de petits ginglements.

--C'est la chienne, fit mon père en allant ouvrir; j'avais pourtant bien
dit à mon cousin de la fermer et de l'attacher pendant quelques jours.

La chienne entra, traînant un bout de corde qu'elle avait coupée avec
ses dents, et sauta après mon père en aboyant joyeusement.

Ma mère ne dormit pas du reste de la nuit, tracassée de cette
affaire-là, et comme sentant approcher un malheur. Le matin, sur les
neuf heures, nous finissions de manger la soupe, quand tout à coup la
chienne sortit en aboyant, et, une seconde après, nous entendîmes un
coup de fusil, et quelques plombs vinrent ricocher contre la porte
ouverte, jusque dans la maison, l'un desquels blessa ma mère au front,
ce qui lui fit jeter un cri. Mon père, alors, saute sur son fusil,
écarte ma mère qui veut l'arrêter, et court dehors. Devant lui il voit
la chienne étendue, morte, le sang lui sortant par la gueule, et, à
l'entrée de la cour, Laborie qui rendait au garde son fusil déchargé.

--Ah! canaille! tu ne feras plus de misère à personne!

Et, avant que l'autre ait songé à se sauver, il épaule son fusil et
l'étend raide mort.

Tandis que Mascret, pâle et lui-même plus mort que vif, ne savait où il
en était, ma mère survenait avec de grands cris.

--Ah! Martissou, qu'as-tu fait?

--C'est lui qui l'a cherché, répliqua mon père; ça devait de toute force
arriver.

Du temps qu'aidée du garde ma mère accotait Laborie contre un tas de
bruyère, pour lui porter secours, mais bien inutilement, mon père rentre
dans la maison, prend ses souliers, son gros bonnet de laine, passe le
havresac en sautoir, met dedans un morceau de pain, sa corne à poudre,
son sac à grenaille, m'embrasse, sort, son fusil à la main, et tire vers
la forêt.

Moi, je sortis aussi, ne voulant pas rester seul, et je fus rejoindre ma
mère qui regardait piteusement ce corps étendu. Il était là, les yeux
fixes, la bouche entr'ouverte comme pour crier, les bras retombés le
long du corps: on voyait qu'il avait eu conscience de sa mort. Le garde
avait défait son gilet et déboutonné la chemise pour se rendre compte,
et, au milieu de la poitrine, dans les poils rouges qui foisonnaient, le
coup avait presque fait balle, et la blessure, horrible à voir,
saignait.

Pendant ce temps Mascret courait vers l'Herm, et sur son chemin semait
la nouvelle, en sorte que les gens arrivèrent bientôt. Le premier qui
vint, ce fut l'homme à la Mïon de Puymaigre; il regarda tranquillement
le mort et dit:

--Je plains Martissou et vous autres pour les conséquences; mais quant à
ce gueux-là, je ne le plains point: il n'a que ce qu'il a mérité cent
fois!

Et tous ceux qui vinrent, des paysans de par là, dirent de même: «Il ne
l'a pas volé!» Ou bien: «C'est une canaille de moins!» Et autres
oraisons de ce genre. Mais peu après survint, grand train, le comte de
Nansac, à cheval, avec son piqueur, et dom Enjalbert qui, n'étant pas
trop bon cavalier, s'accrochait à sa selle: alors tout le monde se tut.
Le comte regarda le corps un instant, puis demanda à ma mère comment
c'était arrivé. Après qu'elle eut dit que mon père avait tiré sur
Laborie, fou de colère parce qu'un plomb l'avait blessée et que sa
chienne avait été tuée, M. de Nansac regarda la pauvre bête étendue au
milieu de la cour et, reportant ses yeux sur son défunt régisseur, ne
dit plus rien. Sans doute, il comprenait bien que son ordre brutal de
tuer notre chienne avait amené mort d'homme, et que la responsabilité de
cette mort remontait jusqu'à lui; mais sur sa figure on n'y aurait rien
connu. Il regardait le corps de Laborie froidement, comme il aurait
regardé un loup porté bas par ses chiens. Au bout d'un moment, ses gens
étant arrivés, il commanda de mettre le mort sur une civière qu'on avait
été chercher, et tout le monde repartit.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, les gendarmes vinrent questionner ma mère sur la manière
dont la chose s'était passée. Ils me faisaient grand'peur, ces
gendarmes, avec leur sabre pendu à un baudrier jaune et le mousqueton
attaché à la selle. C'était la première fois que j'en voyais, et tout,
depuis leurs lourdes bottes jusqu'à leur grand chapeau bordé, me les
faisait paraître extraordinairement à craindre. Aussi, tandis qu'ils
étaient là, l'un à cheval sur le banc, interrogeant ma mère, l'autre
debout, appuyé sur son sabre, je me faisais tout petit dans un coin.
Après qu'elle leur eut tout raconté, le plus vieux fit:

--Tout ça, c'est bien, mais maintenant dites-nous où est votre homme.

--Je ne le sais pas, répondit ma mère, mais quand même je le saurais,
vous pensez bien que je ne vous le dirais pas.

--Il pourrait vous en cuire! faites-y attention! Voyons, il est revenu
ici cette nuit?

--Non.

--Pourtant, on nous l'a certifié.

--On vous a trompés, en ce cas.

Enfin, après avoir beaucoup tracassé ma mère, l'avoir pressée de
questions, dans l'espoir qu'elle se couperait, et avoir tâché
inutilement de l'effrayer, les gendarmes s'en furent, à mon grand
contentement.

Le soir, sur les dix heures, un charbonnier que nous connaissions pour
lui avoir quelquefois trempé la soupe chez nous, vint cogner à la porte.
Ma mère s'étant vitement habillée lui ouvrit après qu'il se fut fait
connaître, et lors il nous dit que mon père l'envoyait pour s'enquérir
de la visite des gendarmes. Il ajouta qu'au reste il ne fallait pas
s'inquiéter de lui, attendu qu'il était couché dans une cabane
abandonnée, au plus épais des bois, dans un fond plein de ronces et
d'ajoncs, entre la Foucaudie et le Lac-Viel, où le diable n'irait pas le
chercher. Seulement, il avait besoin de sa limousine pour se couvrir la
nuit.

Lui ayant donné la vieille limousine et la moitié d'une tourte de pain,
ma mère chargea encore le charbonnier de beaucoup de bonnes paroles pour
son homme, ensuite de quoi il s'en retourna.

Dans l'après-midi du jour suivant, les gens de la justice vinrent avec
le comte de Nansac et des domestiques du château. Ils firent mettre
Mascret et un autre dans l'endroit où il était avec Laborie, un autre
encore à l'endroit d'où mon père avait tiré, comptèrent les pas et se
remuèrent beaucoup dans la cour. Après ça, un vieux, qui avait une
mauvaise figure d'homme, fit raconter à ma mère la manière dont ça
s'était passé. Elle répéta ce qu'elle avait dit la veille aux gendarmes
présents là avec ces messieurs, que c'était sur le coup de la colère, en
la voyant blessée, elle, et sa chienne morte, que mon père avait tiré
sur Laborie.

Tandis que ma mère parlait, le vieux tâchait de lui en faire dire plus
qu'elle ne disait; mais elle se défendait bien. Lorsqu'elle eut fini, il
essaya de lui faire avouer que dès longtemps mon père projetait ce coup;
mais elle protesta que non, et s'en tint à ce qu'elle avait dit. Alors
le vieux renard qui l'interrogeait, m'avisant dans un coin, fit signe à
un gendarme:

--Amenez-moi cet enfant.

Lorsque je fus là, devant lui, et qu'il commença à me questionner d'un
air dur, faisant la grosse voix, je compris bien, quoique tout jeune,
que peut-être, sans le vouloir, je pourrais lâcher quelque chose de
conséquence contre mon père, et, pour éviter ça, je me mis à geindre et
à pleurer. Il eut beau m'interroger en français que je ne comprenais
pas, en patois qu'il parlait comme ceux de Sarlat, me menacer de la
prison, me montrer une pièce de quinze sous, rien n'y fit, je ne lui
répondis qu'en pleurant. Voyant ça, il se leva mal content, disant:

--Cet enfant est imbécile!

Et, passant la porte de la maison, ils s'en furent tous.

Quelques jours après, nous sûmes que les gendarmes faisaient une battue
dans la forêt, avec les gardes du château, le piqueur, et aussi des
paysans réquisitionnés la veille. Mais justement un de ceux-là s'en fut
trouver Jean, le charbonnier, et fit prévenir mon père, qui, en pleine
nuit noire, alla se coucher dans le fenil de cet homme, sûr qu'on ne
viendrait pas le trouver là.--Et, en effet, les gendarmes et tout ce
monde se retirèrent à la nuit, sans avoir rien trouvé que force lièvres,
un renard et deux loups qui se sauvèrent, bien étonnés de voir tant de
gens à la fois.

Le surlendemain, sur la mi-nuit, ma mère ouït gratter doucement à la
porte et se leva ouvrir. Moi, je dormais, et je ne m'éveillai qu'au
matin parce que mon père, avant de repartir, m'embrassait bien fort. Ma
mère, les yeux brillants, sortit, fit le tour des bâtiments et revint,
disant:

--Il n'y a personne.

--Adieu donc, femme, dit mon père.

Et, prenant son fusil, il s'en alla.

Cette vie dans les bois dura quelques semaines. Tantôt d'un côté, tantôt
de l'autre, mon père ne couchait guère jamais deux nuits de suite au
même endroit, dans la même cabane. Les gens des maisons écartées, des
villages autour de la forêt, le connaissaient et savaient bien qu'il
n'était pas un coquin: puis Laborie était si détesté dans le pays, que
tout le monde comprenait que, dans le mouvement de la colère, mon père
eût fait ce coup, et nul ne l'en blâmait. Aussi, quoique bien des gens
l'eussent trouvé en allant de grand matin couper un faix de bois dans
les taillis, ou en se rendant au guet la nuit, par un beau clair de
lune, personne n'en disait rien. Au contraire, s'il avait besoin de
vendre un lièvre ou de faire porter quelque chose de Thenon ou de
Rouffignac, de la poudre à giboyer, de la grenaille, ou une chopine dans
sa gourde, on lui faisait ses commissions; même, des fois, il y en avait
qui lui disaient: «Martissou, viens souper chez nous; tu dormiras après
dans un lit et ça te reposera, depuis le temps que tu l'as
désaccoutumé.» Et il y allait, connaissant qu'il avait affaire à de
braves gens.

Chez nous, il y venait bien, mais pas souvent, se méfiant que, de ce
côté-là, on surveillait davantage. Et en effet, un matin, deux heures
avant la pointe du jour, quatre gendarmes vinrent entourer la maison,
croyant le surprendre, mais ils en furent pour leur chevauchée de nuit.
Il ne se passait guère de jour, non plus, que Mascret et l'autre garde
ne vinssent rôder par là; mais pour guetter autour de la maison après le
soleil couché, ils n'osaient, sachant qu'il n'aurait pas fait bon
rencontrer mon père. Je crois bien qu'ils auraient autant aimé tourner
d'un autre côté, mais le comte, qui rageait froid de savoir mon père en
liberté, les y forçait.

Ma mère, elle, ne vivait plus, la pauvre femme, étant toujours dans les
transes, ne mangeant guère et ne dormant quasi plus, tant elle craignait
que son Martissou ne fût pris. Elle se disait que, de force forcée, ça
arriverait un jour, car d'espérer que jamais un mauvais hasard, ou la
maladie, ou quelque canaille, peut-être, ne le ferait prendre, ça ne se
pouvait bonnement. Et alors, la nuit, dans ses pensers pleins de fièvre,
elle voyait la cour d'assises et la guillotine et gémissait longuement;
si elle s'endormait de fatigue, elle en rêvait encore et se plaignait
toujours.

                   *       *       *       *       *

Il y avait un mois, tout près, que mon père était dans les bois, lorsque
le comte de Nansac fit dire par ses gardes dans les villages, autour de
la forêt, qu'il donnerait deux louis d'or à celui qui le ferait prendre.
Comme il se doutait que Jean le charbonnier voyait souvent «ce coquin de
Martissou», et l'aidait à vivre, il lui en fit même proposer cinq.

--Écoutez, Mascret! répondit Jean au garde qui lui faisait la
commission, je ne sais pas où est Martissou, mais quand même je le
saurais, ça n'est pas pour cinq louis, ni pour vingt, ni pour cent que
je le vendrais. Dites ça à votre monsieur, et ne venez plus me parler de
telle canaillerie.

Malheureusement, tout le monde n'était pas solide honnête homme comme
Jean, et il ne faut pas s'étonner que parmi tant de braves gens du pays
il se soit trouvé un coquin. Quand je parle d'un, ça ne veut pas dire
qu'il n'y eût par là, des individus capables d'un mauvais coup, et en
ayant fait: ça serait faire mentir le proverbe qui dit que la Forêt
Barade ne fut jamais sans loups ni sans voleurs. Mais ceux-là mêmes qui
auraient volé sur les grands chemins étaient honnêtes à leur manière:
détrousser un homme, passe; pour le vendre, non.

Mais enfin le traître s'est trouvé. Il y avait aux Maurezies un homme
pauvre appelé Jansou qui, toute l'année déjà, travaillait comme
journalier au château de l'Herm. Ce Jansou avait cinq enfants, petits
tous, l'aîné ayant neuf ans, qui demeuraient avec leur mère dans une
mauvaise baraque de maison affermée deux écus par an, tandis que lui,
tout le long de la semaine, couchait dans une grange, là où il était
occupé. Il ne venait pour l'ordinaire aux Maurezies que le samedi soir
et s'en retournait au travail le lundi matin. Comme bien on pense, avec
les douze sous par jour que gagnaient les ouvriers de terre en ce
temps-là, il avait peine à entretenir le pain à ses droles, car le
seigle était cher alors, et la baillarge et le méteil. De blé froment il
n'en fallait pas parler, on n'en mangeait que dans les bonnes maisons.
Pour le reste, les droles de Jansou étaient à la charité, habillés de
morceaux de vieilles hardes toutes rapetassées, de mauvaises culottes en
guenilles percées à montrer la peau, et tenues sur l'épaule par un bout
de corde. Avec ça, les pieds nus toute l'année, et couchant dans un coin
de la cahute sur une mauvaise paillasse bourrée de fougères.

C'est à ce Jansou que, d'après l'ordre du comte, le maître valet, qui
remplaçait Laborie pour le moment, s'adressa. Le pauvre diable fit bien
tout d'abord quelques difficultés, disant qu'il ne savait du tout où
était Martissou; mais, lorsque l'autre l'eut menacé de ne plus lui
donner de travail et lui eut parlé de deux louis d'or, qu'il pouvait
gagner facilement en le faisant guetter par son drole l'aîné, il dit
qu'il le ferait.

Ce drole, qui avait ses neuf ans, ainsi que je viens de le dire, était
fin comme une belette, rusé comme un renard et méchant comme une guenon.
Avec ça, il connaissait la forêt comme celui qui la courait toute
l'année, dénichant les oiseaux, cherchant des manches de fouet dans les
houx, et faisant des commissions pour les bûcherons et les charbonniers.
Plusieurs fois il avait trouvé mon père et l'avait épié par curiosité
maligne, mais sans pouvoir découvrir où était son gîte habituel, ce qui
était difficile, au surplus, car il en changeait souvent, comme je l'ai
dit.

Dans ce moment, le carnaval était proche, et, quoique d'ordinaire on
s'en réjouisse, ma mère le voyait arriver avec crainte, sachant bien que
son Martissou voudrait le faire en notre compagnie, et appréhendant
qu'on ne profitât de l'occasion pour le prendre. Aussi lui manda-t-elle,
par Jean, de ne pas venir ce soir-là, qu'il valait mieux attendre au
lendemain, attendu que, le jour des Cendres, on ne se douterait de rien.

Le drole de Jansou, à qui son père avait fait le mot, pensant aussi que
Martissou voudrait fêter le carnaval chez lui, s'était caché, le soir du
mardi gras, dans les taillis près du carrefour de l'Homme-Mort, pour
l'épier. A la nuit tombante, il l'ouït venir du fond des bois, et fut
bien étonné lorsqu'il vit qu'il prenait le chemin de La Granval, au lieu
de celui qui l'aurait mené à Combenègre. L'ayant suivi de loin, pieds
nus, sans faire de bruit, il le vit entrer dans la maison où on l'avait
convié.

C'était chez de braves gens à leur aise qui étaient fermiers dans le
bien de famille du curé de Fanlac. La veille, la femme, peinée en
pensant que le pauvre Martissou n'oserait pas aller chez lui, et ferait
carnaval au profond des fourrés avec quelque morceau de pain, l'avait
fait engager par son homme.

Aussitôt que la porte fut refermée, le drole s'en galopa prévenir son
père, qui courut au château prévenir que Martissou était chez le Rey, de
La Granval. Sur le coup, un homme à cheval part grand train avertir les
gendarmes, qui laissent là leur souper et viennent en grande hâte.

A une centaine de pas de La Granval, ils donnent leurs chevaux à Jansou
qui les attendait, et, à petit bruit, aidés des gardes de l'Herm,
cernent la maison. Il était sur les onze heures du soir, tous ceux qui
étaient là avaient bien festoyé et ils chantaient en trinquant avec du
vin cuit, lorsque deux gendarmes poussèrent la porte brusquement et
entrèrent.

Ce fut une grande surprise, comme on pense. Tandis que chacun s'écriait,
mon père court à son fusil qu'il avait posé dans un coin; mais il se
trouva qu'on l'avait ôté et mis sur un lit à cause d'un petit drole qui
voulait s'en amuser. Alors il se lance vers la fenêtre et l'enjambe
malgré les deux gendarmes qui le voulaient retenir, et tombe dans les
mains des deux autres qui la gardaient. En un rien de temps, il fut
enchaîné les mains derrière le dos, tandis que la femme du Rey pleurait
et se lamentait, disant d'une voix bien piteuse:

--Oh! mon pauvre Martissou! c'est moi qui en suis la cause;
pardonnez-moi, je croyais bien faire!

--Non, non, Catissou, vous êtes une bonne femme et les vôtres sont de
braves gens, mais j'ai été vendu par quelque canaille. Adieu à tous, et
merci! cria-t-il comme on l'emmenait.

En arrivant à l'endroit où étaient les chevaux, mon père vit Jansou qui
les tenait.

--Ah! c'est toi qui m'as vendu, gueusard!... Si jamais je sors, tu es
sûr de ton affaire!

Là-dessus, les gendarmes lui attachèrent au cou une corde, que l'un
d'eux tenait en main; puis, étant remontés à cheval, ils mirent le
prisonnier entre eux et l'emmenèrent.

Cette canaillerie ne porta pas bonheur à Jansou. Une fois qu'il eut ses
deux louis, lui qui n'en avait jamais vu, il se crut riche. Mais ils ne
durèrent pas longtemps, car le nouveau régisseur du château mit des
métayers dans les domaines tenus en réserve, de manière qu'il n'y eut
plus d'ouvrage pour lui. Dans le pays, personne ne se souciait de le
faire travailler, à cause de sa méchante action, et ainsi, bientôt ayant
mangé les deux louis, lui et les siens prirent le bissac et disparurent.
Encore aujourd'hui de ces côtés, lorsqu'on veut parler d'un homme à qui
il ne faut pas se fier, on dit: «traître comme Jansou.»

Pour moi, c'est une canaille, sans doute; mais je trouve ceux qui, par
argent et menaces, lui ont fait faire cette coquinerie, cent fois plus
misérables que lui.



II


Ce qui doit arriver arrive. En apprenant l'arrestation de son homme, ma
mère eut un profond soupir, comme si elle se mourait:

--O mon pauvre Martissou!

Moi, je me mis à pleurer, et, tout le jour, nous restâmes tous deux bien
tristes et dolents. Elle était assise sur un petit banc, les mains
jointes sur ses genoux, regardant fixement devant elle sans rien dire.
Par moments, une pensée plus grièvement pénible lui faisait échapper une
plainte:

--Mon pauvre homme, que vas-tu devenir? Le soir, comme elle n'avait pas
songé à faire de soupe, la pauvre femme me coupa un morceau de pain que
je mangeai lentement, après quoi nous fûmes nous coucher.

Nous n'étions pas au bout de nos peines. Le lendemain, le maître valet
du château vint dire à ma mère qu'à cette heure elle ne pouvait plus
faire marcher la métairie toute seule, et que par ainsi il fallait nous
en aller tout de suite, pour laisser la maison à celui qui nous
remplaçait, à cause du travail en retard depuis deux mois tantôt.

Quoi faire? où aller? nous ne savions. En cherchant bien dans sa tête,
ma mère vint à penser à un homme de Saint-Geyrac qui avait dans la forêt
une tuilière, ou tuilerie, abandonnée depuis longtemps, où peut-être
nous pourrions nous mettre, s'il le voulait. Le lendemain matin, de
bonne heure, ma mère fit tomber du foin du fenil, en donna aux boeufs,
et en laissa un tas pour le leur mettre dans la crèche à midi. Puis,
ayant jeté un peu de regain aux brebis, elle rentra à la maison, me
coupa un morceau de pain pour ma journée et, m'ayant embrassé, s'en alla
vers l'homme de la tuilière en me recommandant bien de ne pas m'écarter.

Il n'y avait pas de danger à ça: où aurais-je été?

Bientôt je sortis de la maison et je m'assis, sur une pierre, devant la
porte. Je restai là de longues heures, pensant à mon pauvre père,
maintenant fermé dans une prison, et, de temps en temps, le pleurer me
prenait. Quelle triste journée je passai là, ayant en face de moi les
coteaux pelés des Grillières, où pas un arbre n'apparaissait, et, tout
autour des bâtiments, les terres de la métairie environnées de grandes
landes grises, au-delà desquelles, du côté du nord et du couchant,
étaient les bois profonds. Par moment, fatigué d'être assis et de
contempler cet horizon brumeux et désolé comme l'avenir que
j'entrevoyais confusément dans mes idées d'enfant, je me levais et je
faisais le tour de la maison, ou bien j'allais voir les boeufs, qui
ruminaient tranquillement sur leur paillade et se dressaient en me
voyant entrer. Je leur donnais quelques fourchées de foin, et je m'en
retournais, épiant au loin sur les chemins si ma mère revenait. Dans
leur étable, les brebis bêlaient, ayant faim, et, de temps à autre, je
leur jetais une petite brassée de regain pour leur faire prendre
patience.

Et je me rasseyais, regardant fixement la place où était tombé Laborie,
qu'il me semblait voir encore, avec sa bouche ouverte, ses yeux
épouvantés et la plaie sanglante de sa poitrine.

Sur les cinq heures, nos quatre poules revinrent des terres où elles
avaient été picorer, et, après s'être un peu épouillées, se décidèrent à
monter une à une la petite échelle de leur poulailler. Le jour baissait,
et je commençais à m'inquiéter de ne pas voir arriver ma mère, lorsque
pourtant mon oreille, habituée par la vie de plein air à ouïr de loin,
reconnut son pas précipité venant du côté du couchant. Enfin elle
arriva, harassée de fatigue, essoufflée, car elle s'était hâtée
beaucoup, à cause de moi. Je courus à sa rencontre, et elle m'embrassa
bien fort, comme si elle avait cru m'avoir perdu; puis nous entrâmes
tous deux dans la maison noire.

En fouillant sous les cendres du foyer, ma mère trouva une braise, et
finit par allumer le chalel à force de souffler. Puis, ayant fait du
feu, elle pela un oignon, le coupa en petits morceaux, et mit la poêle
sur le feu, avec un peu de graisse, la moitié d'une pleine cuiller:
c'était tout ce qui restait à la maison. L'oignon étant frit, elle
remplit la poêle d'eau, tailla le pain dans la soupière, et, lorsque
l'eau eut pris le boût, elle la versa dessus. Ordinairement, chez les
pauvres gens de nos pays, on mettait une pincée de poivre sur la soupe
pour lui donner un peu de goût, mais nous n'en avions plus. Dire que ce
méchant bouillon sur de mauvais pain noir faisait quelque chose de bon,
ça ne se peut; mais c'était chaud, et ça valait encore mieux que du pain
tout sec ou une pomme de terre froide; ayant mangé notre soupe, nous
nous mîmes au lit.

L'homme de Saint-Geyrac avait dit à ma mère qu'elle pouvait aller
demeurer à la tuilière, qu'il ne lui demandait rien, mais que la maison
était en mauvais état. Avant de partir, il nous fallut prendre un homme
pour faire l'estimation du cheptel avec le nouveau régisseur de l'Herm.
L'estimation faite, ma mère comptait qu'il nous devait revenir dans les
dix écus; mais lorsqu'elle fut pour régler, il se trouva que c'était le
contraire, que nous autres redevions une quarantaine de francs, comme le
lui dit l'autre. Laborie nous avait marqué un demi-sac de blé dont ma
mère n'avait aucune connaissance; il n'avait pas porté en compte tout le
prix d'un cochon que nous avions vendu à Thenon, et, de plus, il avait
omis d'inscrire l'argent de trois brebis que mon père lui avait remis.
Il nous fallut donc quitter Combenègre soi-disant dans les dettes des
messieurs.

Ce fut un rude coup pour ma pauvre mère. Nous n'avions qu'une trentaine
de sous à la maison, un chanteau de six ou sept livres, quelque peu de
pommes de terre et un fond de sac de farine de blé d'Espagne qui pesait
bien dans les quinze livres: il n'y avait pas pour aller loin avec ça.

L'homme de la Mïon vint le lendemain avec sa charrette pour emporter nos
affaires. Tout ça n'était pas lourd pour les boeufs: notre mauvais lit,
le méchant cabinet, la table, les bancs, la maie, la barrique à
piquette, une marmite, une oule, une tourtière, la poêle, un seau de
bois et d'autres petites choses, comme la lanterne et la salière de
bois. Tout ce misérable mobilier ne valait pas les quarante francs que
nous étions censés redevoir aux messieurs de Nansac, par la canaillerie
de ce Laborie qui nous faisait du mal jusqu'après sa mort.

La charrette prit d'abord le mauvais chemin qui allait vers le Lac-Viel,
chemin pierreux où le chargement était fort secoué. L'homme de la Mïon
avait apporté du foin pour faire manger ses boeufs, et ma mère m'avait
assis dessus, derrière la charrette qu'elle suivait. Tandis que nous
passions aux Bessèdes, deux femmes tenant leurs petits droles par la
main, et un vieux assis sur une souche, nous regardaient passer. Dans
les yeux de ceux d'âge, on sentait la compassion de nous voir nous en
aller comme ça, seuls désormais, sans le père.

Tous ces pays maintenant sont pleins de chemins et de routes. On en a
fait une de Thenon à Rouffignac, qui longe la forêt et la traverse sur
la moitié de sa longueur; une autre qui la coupe en biais venant de
Fossemagne et allant s'embrancher sur celle de Thenon, près de la
Cabane, et encore une troisième, plus vers le couchant, qui vient du
côté de Milhac-d'Auberoche et joint aussi la route de Thenon à
Rouffignac, entre Balou et Meyrignac: on peut donc passer la forêt
facilement. Mais, en ce temps dont je parle, elle était bien plus grande
qu'aujourd'hui, car depuis quatre-vingts ans on a beaucoup défriché, et
il n'y avait lors de marqués que deux mauvais grands chemins longeant
les lisières, que l'eau ravinait l'hiver et noyait dans les fonds, ou
des sentiers sous bois fréquentés par les charbonniers et les
braconniers. Peu après avoir dépassé les Bessèdes, l'homme de la Mïon
quitta le chemin que nous suivions pour en prendre un autre. Pour dire
la vérité, ça n'était pas un vrai chemin, mais un de ces passages tracés
dans les bois par les roues des charrettes qui enlèvent les brasses dans
les coupes. L'hiver, lorsque des endroits devenaient trop mauvais, on
prenait à droite ou à gauche, et ainsi se traçaient de nouveaux passages
dans toutes les directions, pistes douteuses qui s'entrecroisaient dans
les landes et les bois. Dans les creux nous trouvions des fois des
flaques d'eau jaunâtre qu'il fallait éviter, et, tantôt après, des
ornières profondes d'un côté, et des bosses de l'autre qui faisaient
pencher fortement la charrette, et causaient des ressauts violents
lorsque le chemin redevenait brusquement plainier.

Nous marchions lentement, comme on peut aller avec des boeufs dans des
chemins pareils. Le temps était gris et brumeux; il semblait que nous
nous enfoncions dans le brouillard. L'homme de la Mïon s'en allait
devant, appelant ses boeufs, les encourageant de la voix, et parfois les
piquant de l'aiguillon. On voyait qu'il connaissait bien la forêt:
rarement il hésitait pour prendre une sente qui coupait à droite celle
que nous suivions, ou une autre qui, bifurquant d'abord insensiblement,
finissait par s'en écarter tout à fait. Pourtant, dans des endroits où
s'entrecroisaient de ces pistes effacées, il s'arrêtait quelquefois un
instant, regardait autour de lui, s'orientait, et prenait sans se
tromper la bonne direction. Cependant il nous dit qu'il n'avait pas été
à la tuilière depuis une dizaine d'années de ça. Mais nous autres
paysans, habitués à voyager de jour et de nuit dans des pays sans
chemins, nous nous reconnaissons bien partout où nous avons passé une
fois.

Il y en a d'aucuns peut-être qui seraient curieux de savoir pourquoi je
dis toujours: «l'homme de la Mïon.» Voici: c'est que je ne l'ai jamais
ouï nommer autrement chez nous. Je crois bien que sa femme l'appelait
Pierre, mais, comme c'était elle qui portait culottes, tout le monde
disait «l'homme de la Mïon».

Sur les deux heures, après avoir traversé un taillis, la charrette
déboucha dans une grande clairière entourée de bois. Au milieu, était la
tuilière ou ce qui en restait. De loin, c'étaient des toitures à moitié
écrasées, noircies par le temps, mais, de près, c'était un amas de
ruines. Les hangars effondrés montraient encore quelques piliers de bois
à demi pourris, supportant une partie de charpente où se voyaient
quelques restes de la couverture de tuiles, à côté d'autres parties où
les lattes brisées l'avaient laissé s'affaisser. Le four où l'on cuisait
la brique et la tuile s'était écroulé, et, sur ses ruines, des érables
poussaient des jets robustes. La maison n'était pas tout à fait en aussi
mauvais état, mais de guère ne s'en fallait. Elle était bâtie en bois,
en briques et en torchis; le tout maçonné avec de la terre grasse. Par
l'effet du temps et des hivers, les murs s'étaient effrités, écaillés,
déjetés comme ces pauvres vieux qu'on rencontre devers chez nous,
courbés, tordus par la misère, le travail et les ans.

Des graines apportées par le vent avaient germé çà et là, dans les trous
et les fentes des murs; pourpiers sauvages, artichauts de murailles,
scolopendres et perce-murs. La tuilée couverte de mousse sur laquelle
pointait une herbe fine comme des aiguilles, avec quelques touffes de
joubarbe çà et là, tenait encore, excepté à un bout où elle s'était
écrasée. A travers ce trou grand comme un drap de lit, on voyait,
soutenus par une panne, des chevrons sur lesquels étaient encore cloués
des morceaux de lattes. Autour de la maison et de la tuilière, tout
était plein de débris de tuiles, de briques et de décombres entassés sur
lesquels poussaient, gourmandes, ces plantes rustiques qui foisonnent
dans les lieux abandonnés et sur le bord des vieux chemins où l'on ne
passe plus. Là se serraient, drues et vivaces, des menthes à l'âcre
odeur, des carottes sauvages, des choux-d'âne, des morelles, des mauves,
des chardons à tête ronde que nous appelons des peignes, et vingt
espèces encore. Plus au loin dans la clairière, les fouilles pour
l'extraction des terres avaient laissé des trous où l'eau verdâtre
croupissait, et des amoncellements pareils à de grandes tombes sur
lesquels çà et là de maigres ajoncs avaient poussé, rares dans la
mauvaise terre. Tout cet ensemble avait un aspect de ruine et de
désolation qui serrait le coeur. On eût dit un vieux champ de bataille
abandonné après l'enfouissement précipité des morts.

En embrassant d'un regard toutes ces tristes choses, ma mère eut un
petit frisson, un triboulement comme nous disons, et ses yeux se
reportèrent sur moi. Mais, comme c'était une femme de grand coeur, elle
entra fermement dans la maison où je la suivis, tandis que l'homme de la
Mïon défaisait la corde du chargement.

Quelle maison! Celle de Combenègre était bien nue, bien noire, bien
triste, mais c'était une maison bourgeoise en comparaison de celle-ci.
Lorsque la porte fut poussée, qui ne tenait plus que par un gond, elle
se montra dans tout son délabrement. Aux murs, par endroits, une
crevasse laissait voir le jour extérieur, ou donnait passage à une
plante qui perçait de dehors. Le foyer était grossièrement construit à
la façon de ceux des cabanes qu'on fait dans les terres. Point de
grenier; en haut dans un coin, sur les solives, des planches brutes,
mises là pour sécher et oubliées, faisaient une espèce de plancher mal
joint, juste à peu près pour abriter un lit. Partout ailleurs on voyait
la tuilée, et, dans le coin découvert, le ciel. Par ce trou, les pluies
d'hiver avaient fait un petit bourbier dans la terre battue.

Ayant contemplé ça sans rien dire, ma mère ressortit pour aider l'homme
à décharger le mobilier. Pour le faire plus aisément, lui se coula entre
les boeufs et souleva le timon, tandis qu'elle ôtait la cheville de fer
qui passait dans les rondelles, et appelait les boeufs. L'homme alors
posa doucement le timon à terre et sur ce timon ainsi incliné, aidé de
ma mère, il fit glisser tout bellement le châlit, le cabinet et le
reste. Moi, pendant ce temps, je portai la brassée de foin devant les
boeufs. Lorsque tout fut placé dans la maison, ma mère tira d'un panier
le chanteau plié dans une touaille, puis le posa sur la table avec la
salière et un oignon qu'elle prit dans la tirette. Après ça, elle voulut
remplir de piquette le pichet, mais le peu qui restait dans la barrique,
à force d'avoir été secoué, était comme de la boue: elle sortit donc
pour aller chercher de l'eau. Dans ce temps l'homme de la Mïon fit une
frotte, et, assis sur le banc, mangeait lentement, coupant le pain à
taillons et croquant l'oignon trempé dans le sel, à petites tranches.

Ayant achevé, il ferma son couteau, but la moitié d'un gobelet d'eau et
se leva. Ma mère lui aida à atteler les boeufs; il prit son aiguillon,
répondit aux remerciements que ça n'était rien, nous donna le bonsoir,
et, reprenant son chemin, traversa lentement la clairière et disparut
dans les bois.

Lorsque nous fûmes seuls, ma mère me prit et m'embrassa longuement, me
serrant par reprises contre sa poitrine. Ce moment de peine un peu
passé, elle se mit à faire le lit et finit d'arranger du mieux possible
notre pauvre mobilier. Cela fait, nous allâmes chercher du bois. Aux
alentours il n'en manquait pas, et nous en eûmes bientôt assemblé un bon
tas. Sous les hangars, il y avait des débris de charpente qui nous
servirent bien aussi. Mais ça n'était pas une affaire commode que de
faire du feu. En ce temps-là, les allumettes chimiques étaient
inconnues, du moins dans nos pays, et nous conservions le feu sous la
cendre, ordinairement. Quelquefois, lorsqu'il se trouvait éteint, il
fallait en aller quérir dans un vieux sabot, chez les voisins qui en
donnaient de bonne grâce, à charge de revanche. Il n'y avait que les
aubergistes, dans les bourgades, qui le refusaient les jours de fête ou
de foire, parce que ça portait malheur. Quelquefois il fallait courir
assez loin, comme nous autres qui allions chez la Mïon de Puymaigre;
mais ici nous ne connaissions ni le pays, ni les voisins. Heureusement,
il y avait dans le tiroir du cabinet des pierres à fusil que mon père
ramassait lorsqu'il en trouvait et taillait pour s'en servir au besoin.
Ma mère en prit une, et à force de battre contre avec la lame de son
couteau fermé, elle finit par mettre le feu à un morceau de vieille
chiffe bien éparpillée. Cette pincée mise dans une poignée de mousse
sèche, ramassée sur le bois mort, lui communiqua le feu, et bientôt,
avec des feuilles mortes, des herbes et des brindilles, en soufflant
ferme, la flamme brilla dans l'âtre.

Le feu ainsi allumé, il fallut aller à l'eau. En cherchant bien dans les
environs, nous trouvâmes l'ancienne fontaine dont se servaient les
tuiliers. Pour dire vrai, c'était une mauvaise fontaine suintant un peu
l'hiver, et, l'été, gardant seulement l'eau des pluies. Elle ne
différait guère du trou où ma mère avait pris l'eau pour faire boire
l'homme à la Mïon, étant pour lors demi-comblée et pleine de joncs qui
sortaient de l'eau blanchâtre. Impossible d'y puiser de l'eau avec la
seille: il nous fallut la remplir avec le pichet. Revenus à la cahute,
ma mère garnit l'oule de pommes de terre, et la mit sur le feu pour
notre souper.

Le soir, après avoir mangé deux ou trois pommes de terre à l'étouffée
avec un peu de sel, lorsqu'il fut question de nous coucher, ma mère vit
qu'il n'y avait jamais eu de serrure ou de verrou à la porte. On la
fermait de dedans à l'ancienne manière avec une barre qui, entrant dans
deux trous de chaque côté du mur, maintenait le battant. Voyant ça, ma
mère tailla avec la serpe un bout de bois de longueur, l'ajusta bien, et
ainsi ferma solidement, après quoi nous allâmes au lit.

Je crois bien qu'elle ne dormit guère de la nuit, bourrelée par l'idée
de mon pauvre père, prisonnier à Périgueux, que la guillotine ou les
galères attendaient. Pour moi, qui ne voyais pas toutes les conséquences
de ce qu'il avait fait, après avoir un peu regardé les étoiles qu'on
apercevait du lit, par le trou de la toiture, je m'endormis lourdement.

                   *       *       *       *       *

Outre ses chagrins par rapport à mon père, ma mère se tourmentait aussi
en pensant à moi et à ce que nous allions devenir. Les riches,
lorsqu'ils ont des peines, peuvent y songer à leur aise et se donner
tout entiers à leur douleur; mais les pauvres ne le peuvent point. Il
leur faut avant tout affaner pour vivre, et gagner le pain des petits
enfants. Au malheur qui les frappe vient s'ajouter celui de la pauvreté
qui ne leur laisse pas même le loisir de pleurer; aussi, nous autres
paysans, sommes-nous, pour l'ordinaire, sobres de larmes. On ne nous
voit guère rire bien fort non plus, n'ayant pas souvent sujet de le
faire; nous rions comme saint Médard, du bout des lèvres, nous souvenant
du proverbe: «Trop rire fait pleurer.»

Dès le lendemain, ma mère s'inquiéta de trouver du travail. Après avoir
mangé un peu, nous partîmes pour le Jarripigier, où l'homme de la Mïon
lui avait dit que peut-être elle trouverait des journées chez un nommé
Maly, qui avait des terres à faire valoir et employait souvent des
journaliers. Après avoir marché longtemps, nous voici chez ce Maly, qui
n'était pas là. Mais sa femme nous dit qu'il n'avait besoin de personne
pour le moment, et il fallut donc nous en retourner. En passant par les
villages sur la lisière de la forêt, ma mère demandait aux gens où elle
pourrait avoir du travail. Aux Lucaux, un vieux qui se chauffait au
soleil, le long d'un mur, nous dit qu'à Puypautier, chez un riche paysan
appelé Géral, elle pourrait trouver quelques journées pour travailler
aux vignes ou sarcler les blés. Arrivés dans le village, un drole nous
fit voir une grande vieille maison où justement Géral était en ce
moment. Lorsque, sur sa demande, ma mère lui eut dit qu'elle était la
femme de Martissou, de Combenègre, la servante qui était là fit: «Oh!
Sainte Vierge!» en nous regardant d'un air pas trop engageant. Mais
Géral, l'ayant fait taire, dit à ma mère qu'il lui donnerait huit sous
par jour, et qu'elle pourrait venir dès le lendemain.

Lors elle le remercia, et lui répondit que, ne pouvant m'abandonner seul
à la tuilière au milieu des bois, elle le priait, si ça ne le dérangeait
pas, de me laisser venir, et qu'il la payerait moins, en ce que je
serais nourri aussi.

--Eh bien! amène ton drole, dit le vieux Géral, qui n'avait pas l'air
d'un mauvais homme; et, au lieu de huit sous, je t'en donnerai cinq.

Le lendemain donc, nous fûmes de bonne heure à Puypautier, et, tandis
que ma mère ramassait les sarments dans les vignes avec une autre femme,
moi, je m'amusais par là, avec la drole de la servante à Géral, qui
gardait la chèvre et les oies et s'appelait Lina.

A neuf heures, la mère de Lina nous appela tous pour déjeuner. Il y
avait sur la table un grand plat vert où fumait une bonne soupe avec des
pommes de terre et des haricots dessus en quantité. Il y avait longtemps
que je n'en avais mangé d'aussi bonne, et, sans doute, les autres la
trouvaient à leur goût aussi, car Géral, son domestique, l'autre femme
et la servante, tout le monde y revint, moins ma mère que le chagrin
empêchait de manger beaucoup. Cette servante coupait le farci, comme on
dit, chez Géral qui était un vieux garçon; et, quoique je sache bien
qu'elle seule fit renvoyer ma mère, on ne peut lui ôter ceci, que sa
soupe était bonne: c'est bien vrai que, dans la maison, il y avait tout
ce qu'il fallait pour ça.

Tout en déjeunant, Géral encourageait ma mère et lui disait que, Laborie
étant connu de tout le monde comme un mauvais homme, ou, pour mieux
dire, un coquin, mon père serait peut-être acquitté. Mais elle secouait
la tête tristement.

--Voyez-vous, Géral, il y a des gens trop riches contre nous et qui ont
le bras long: les messieurs de Nansac feront tout ce qu'ils pourront
pour le faire condamner.

--C'est bien ça, firent les autres.

--En tout cas, ma pauvre, reprit Géral, il te faut manger pour te
soutenir; autrement, tu te rendrais malade, et alors que deviendrait ton
drole?...

--Vous avez bien raison, répondait ma mère en s'efforçant de manger à
contre-coeur.

Ce que c'est que les enfants! j'aimais bien mon père, pour sûr, mais à
l'âge que j'avais on se laisse distraire aisément. Tout le long du jour,
j'étais avec Lina, par les chemins bordés de haies épaisses de ronces,
de sureaux et de buissons noirs, contre lesquelles la chèvre se dressait
parfois pour brouter. Tandis que les oies paissaient l'herbe courte sur
les bords du chemin, je les regardais faire curieusement. Lorsqu'elles
étaient saoules, elles se mettaient sur le ventre, et, de temps en
temps, piaulaient entre elles, comme si elles se fussent dit leurs
idées. De vrai, lorsqu'on voit ces bêtes, et tant d'autres d'ailleurs,
avoir un cri particulier, un son de voix différent, une manière tout
autre de jaser, dans des occasions diverses, on ne peut pas s'empêcher
de croire qu'elles se comprennent. Ainsi, lorsque le gros jars de Lina,
tranquille, les pattes repliées sous lui, la tête haute, l'oeil
brillant, faisait tout doucement à ses oies reposant autour de lui:
«_Piau, Piau, Piau_», il me semblait qu'il leur disait: il fait bon ici,
le jabot plein. Et, lorsqu'une oie répondait sur le même ton: «_Piau,
Piau, Piau_», je me pensais qu'elle devait dire: «Oui, il fait bon ici.»
Puis, quand venait dans le chemin un chien étranger, ou quelqu'un qui
n'était pas du village, le mâle le signalait de loin par un cri perçant
comme un appel de clairon, en se dressant sur ses pattes, imité aussitôt
par toutes les oies qui répétaient son cri, comme pour dire: «Nous avons
compris!» Et alors, il leur disait quelque chose comme: «Il faut se
retirer»; à quoi elles répondaient brièvement: «Oui», et se mettaient en
marche vers la basse-cour, lui à l'arrière-garde, l'oeil et l'ouïe
attentifs, sérieux comme un âne qui boit dans un seau, avec la plume qui
le bridait en lui traversant les nasières.

Je disais ça quelquefois à Lina, mais elle se moquait de moi en riant,
et disait que j'étais aussi innocent que les oies, de croire des choses
comme ça; mais ça n'était pas de méchanceté et ne m'empêchait point de
l'affectionner beaucoup et de l'embrasser souvent.

Une douzaine de jours se passèrent ainsi à m'amuser avec Lina, lorsqu'un
soir, après souper, Géral donna à ma mère les sous de ses journées, et
lui dit qu'il n'avait plus besoin d'elle pour le moment. Il était un peu
honteux en disant ça, comme quelqu'un qui ment; et, en effet, il y avait
encore du travail assez. Mais, à ce que nous dit l'autre femme qui
travaillait avec ma mère, la servante lui faisait tant de train à cause
d'elle que, pour avoir la paix, il la renvoya. Ayant reçu deux pièces de
trente sous, ma mère les noua dans le coin de son mouchoir, remercia
Géral, et puis nous nous en fûmes tristement, elle inquiète de l'avenir,
moi désolé de quitter Lina.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, il fallut recommencer à courir les villages autour de la
forêt pour chercher des journées. Mais lorsque, le soir venu, nous fûmes
de retour à la tuilière sans avoir rien trouvé, j'étais bien las,
tellement que ma mère se désolait, ne sachant comment faire, me laisser
seul, ou me traîner toute une journée après elle. Moi, le matin, la
voyant en cette peine, je lui dis que j'étais reposé et que je
marcherais bien. Là-dessus, nous voilà en route, cheminant doucement,
nous arrêtant de temps en temps, elle me portant quelquefois, malgré que
je ne voulusse pas. Cela dura trois ou quatre jours comme ça, pendant
lesquels nous ne profitions guère, nous crevant à chercher inutilement
du travail et n'ayant plus le bon ordinaire de chez Géral, lorsqu'un
soir, en passant à la Grimaudie, un homme nous dit que le maire de Bars
nous mandait d'y aller sans faute le lendemain.

Nous voici donc partis le matin, et, sur les neuf heures, nous arrivions
dans l'endroit. Une femme qui épouillait son drole devant la porte,
écachant les poux sur un soufflet, nous montra la maison. Ayant cogné,
ma mère ouvrit la porte lorsqu'une grosse voix nous eut crié d'entrer.

Un chien courant, maigre comme un pic, qui dormait devant le feu, se
lança sur nous en aboyant.

--Tirez! tirez! lui cria la même voix rude, sans pouvoir le faire taire.

Dans le coin du feu, sur un fauteuil paillé, il y avait, les coudes sur
ses genoux, une vieille, très vieille, à la tête branlante, qui pouvait
avoir cent ans, et nous regardait par côté d'un oeil mort. Lui, le
maire, était là aussi, dans sa cuisine, un pied sur un banc, attachant
un éperon à son soulier, car c'était un mardi, et il allait partir pour
le marché de Thenon.

Lorsqu'il eut attaché son éperon, il jeta un grand coup de pied au
chien, qui jappait toujours, et le fit se cacher sous la table. Ma mère
lui ayant alors expliqué qu'elle venait céans sur son commandement, il
lui dit brusquement:

--Alors, c'est toi la femme de Martissou?

--Oui bien, notre monsieur.

--Cela étant, il te faudra te rendre à Périgueux d'aujourd'hui en
quinze, sans faute: on va juger ton homme. Voilà l'assignation!
ajouta-t-il en prenant un papier dans une tirette.

--Mon Dieu, comment ferons-nous? disait ma mère sur le chemin, en nous
en retournant.

Et en effet, sur les trois francs que lui avait donnés Géral, il avait
fallu acheter une tourte de pain, de sorte qu'il ne nous restait presque
rien. Moi, voyant combien elle se tourmentait à cause de ça, je me
faisais du mauvais sang de ne pouvoir lui aider, lorsqu'un matin, rôdant
par là sur la lisière de la forêt, je trouvai dans un sentier un lièvre
étendu, tué la veille d'un coup de fusil sur l'échine, car la blessure
était toute fraîche. Je le ramassai, et m'en courus à la maison, tout
content de le porter à ma mère. Comme il n'était pas possible de savoir
qui l'avait tué, elle le vendit, le mardi d'après, à Thenon, avec nos
deux poules que nous avions eues en partage à Combenègre, afin de faire
un peu d'argent pour notre voyage.

                   *       *       *       *       *

Le jour arrivé qu'il nous fallait partir, nous avions dans un fond de
bas, attaché avec un bout de gros fil, un peu plus de trois francs en
sous et en liards. Ma mère mit le reste du chanteau dans le havresac de
mon père, que le Rey nous avait rendu avec son couteau, le passa sur son
épaule en bandoulière, prit un bâton d'épine, et nous partîmes après
avoir attaché la porte à un gros clou avec une corde pour la tenir
fermée.

Nous n'étions pas trop bien habillés pour nous montrer en ville. Ma mère
avait un mauvais cotillon de droguet, une brassière d'étoffe brune toute
rapiécée, un mouchoir de coton à carreaux jaunes et rouges sur la tête,
des chausses de laine brune et des sabots. Moi, j'avais aussi des sabots
aux pieds, puis un bonnet et des bas tricotés, un pantalon trop court,
pareil au cotillon de ma mère, bien usé, et une veste faite d'un vieux
sans-culotte de mon père.

Il y en a sans doute qui demanderont ce que c'est qu'un sans-culotte.

Eh bien! ça n'est pas autre chose que la carmagnole du temps de la
Révolution, sorte de veste assez courte et à petit collet, droit comme
ceux des vestes des soldats. Dans nos pays, ce vêtement des bons
patriotes a pris, je ne sais pourquoi, le nom de ceux qui le portaient.

Reprenons.

Notre chemin était de traverser la forêt en allant vers le Lac-Gendre,
et nous prîmes cette direction, après nous être déchaussés pour cheminer
plus à l'aise sur les sentiers des bois. Du Lac-Gendre, nous fûmes
passer à la Triderie, puis à Bonneval, et enfin à Fossemagne, où nous
trouvâmes la grande route de Lyon à Bordeaux, achevée depuis peu.

A la sortie de Fossemagne, ma mère me fit asseoir sur le rebord du fossé
pour me reposer un peu. Une demi-heure après, nous voilà repartis,
marchant doucement en suivant l'accotement de la route, moins dur pour
les pieds que le milieu de la chaussée. La pauvre femme, bourrelée par
l'idée de ce qui attendait mon père, ne parlait guère, me disant
seulement quelques paroles d'encouragement, et me prenant des fois par
la main pour m'aider un peu. Nous ne rencontrions presque personne sur
la route; quelquefois un homme cheminant à pied, portant sur l'épaule,
avec son bâton, un petit paquet plié dans un mouchoir; ou bien un
voyageur sur un fort roussin, le manteau bouclé sur les fontes de sa
selle, qui laissaient voir les crosses de ses pistolets; et derrière,
attaché au troussequin, un portemanteau de cuir, fermé par une chaînette
avec un cadenas. De voitures, on n'en voyait pas comme aujourd'hui sur
les routes: les gens richissimes seuls en avaient. A une petite
demi-lieue de Saint-Crépin, nous entrâmes dans un boqueteau de chênes
pour faire halte. Ma mère me donna un morceau de pain que je mangeai
avec appétit, tout sec et noir qu'il était; après quoi, m'étendant sur
l'herbe, je m'endormis profondément.

Lorsque je me réveillai, le soleil avait tourné du côté du couchant, et
je vis ma mère assise contre moi. Me voyant réveillé, elle se leva, me
tendit la main, et après m'être un peu étiré, je me levai aussi pour
repartir.

En passant à Saint-Crépin, je bus à une fontaine qui coulait dans un bac
de pierre, près du relais de poste, et, m'étant ainsi bien rafraîchi, je
continuai à marcher vaillamment, m'efforçant un peu pour faire voir à ma
mère que je n'étais pas trop fatigué. Et c'est la vérité que je ne
l'étais pas trop; seulement, les pieds me cuisaient un peu, car ce
n'était plus la même chose de marcher nu-pieds sur une route chauffée
par le soleil ou sur la terre fraîche des sentiers sous bois.

Il était soleil entrant lorsque nous fûmes à Saint-Pierre, car j'avais
dormi longtemps dans le bois. Ayant remis nos chausses et nos sabots,
après avoir suivi le bourg qui n'était pas bien grand alors, ni encore,
ma mère avisa une maison vieille et pauvre d'apparence, où, dans un trou
du mur, on avait planté pour enseigne une branche de pin, et, la porte
étant ouverte, elle entra.

Une bonne vieille avec une coiffe à barbes, un fichu à carreaux croisé
sur sa poitrine, et un devantal ou tablier de cotonnade rouge, assise
sur une chaise, filait sa quenouille de laine près de la table. A la
salutation de ma mère elle répondit par une franche parole:

--Bonsoir, bonsoir, braves gens!...

Interrogée si elle pouvait nous donner un peu de soupe et nous faire
coucher, elle répondit que oui, mais que, comme elle n'avait plus qu'un
lit, l'autre ayant été saisi pour payer les rats de cave, il nous
faudrait coucher dans le fenil.

--Oh! dit ma mère, nous dormirons bien dans le foin.

--Eh bien! donc, approchez-vous du feu, reprit la vieille.

Et lorsque nous fûmes assis, comme on est curieux dans les petits
endroits, principalement les femmes, la vieille se mit à questionner ma
mère, tournant autour du pot, pour savoir où nous allions et à quelle
occasion. Tant elle avait l'air d'une brave femme que ma mère lui
raconta tout par le menu, les misères qu'on nous avait faites, les
canailleries de Laborie, et comment mon père avait tiré sur ce régisseur
des messieurs de Nansac, eux et lui l'ayant poussé à bout, jusqu'à lui
venir tuer la chienne dans la cour.

--Ah! les canailles! s'écria la vieille. Il y en a bien par ici qui en
feraient autant! ajouta-t-elle en posant sa quenouille. Avant la
Révolution, il n'y a pas de gueuseries qu'ils ne nous aient faites. Et
depuis qu'ils sont revenus, ils recommencent, surtout depuis quelque
temps!

Elle se leva brusquement, là-dessus, alla fermer la porte et alluma la
lampe:

--Voyez-vous, pauvre femme, dit-elle, ces nobles sont toujours les
mêmes, faisant les maîtres, orgueilleux comme des coqs d'Inde et durs
pour les pauvres gens. Mais quand l'autre reviendra, il se souviendra
qu'ils l'ont trahi, et il les jettera à la porte...

--L'autre? fit ma mère.

--Eh! oui... Poléon, qu'ils ont envoyé à cinq cent mille lieues, par
delà les mers, dans une île déserte.

Ma mère avait bien ouï parler quelquefois, le dimanche, devant l'église,
d'un certain Napoléon, qui était empereur, et qui avait tant bataillé
que beaucoup de conscrits du Périgord étaient restés par là-bas, dans
des pays inconnus; mais du côté de la Forêt Barade, on n'était pas bien
au courant, et elle répondit simplement:

--Alors, il est fort à désirer qu'il revienne tôt, puisque c'est un ami
des pauvres gens, car nous sommes trop malheureux!

Moi, tout en écoutant ces propos, assis sur le saloir dans le coin du
feu, je regardais cette maison bien pauvre en vérité. Le lit de la
vieille était dans un coin, garanti de la poussière du grenier par un
ciel et des rideaux de même étoffe, jadis bleus avec des dessins, et
maintenant tout fanés. Ce lit coustoyé de chaises, dont aucunes
dépaillées, était encombré, au pied, de vieilles hardes. Dans le coin
opposé, il y avait la place vide du lit qu'on lui avait fait vendre. Au
milieu, la table avec un banc. Contre le mur, en face de la porte, était
une mauvaise maie, où la bonne femme serrait le pain et autres affaires
depuis que son cabinet était vendu. Une cocotte et une marmite étaient
sous la maie, une soupière et des assiettes dessus, et avec la seille
dans l'évier, c'était à peu près tout: on voyait que les gens du roi
avaient passé par là.

Cependant, l'heure du souper approchant, la vieille alla quérir des
branches de fagots dans l'en-bas qui communiquait avec la cuisine,
raviva le feu devant lequel cuisaient déjà des haricots, et pendit à la
crémaillère son autre marmite où il y avait du bouillon. Cela fait, elle
débarrassa le couvercle de la maie, en maudissant ces bougres de
gabelous qui lui avaient fait vendre son vaisselier si commode, prit
dedans une tourte entamée et commença à tailler la soupe avec un
taillant, engin plus facile que la serpe dont nous nous servions chez
nous.

--Nous souperons, dit-elle, mais que Duclaud soit arrivé.

--Vous attendez quelqu'un? fit ma mère.

--Oui, c'est un brave garçon qui vend du fil, des aiguilles, du ruban,
des boutons, des crochets, des images comme celles qui sont
là,--ajouta-t-elle en montrant des gravures grossières passées en
couleur--et d'autres petites affaires encore... Tu peux bien aller les
voir, les images,--me dit la vieille;--ça t'amusera en attendant le
souper... Il passe presque tous les mois, pour aller dans la contrée de
Thenon,--reprit-elle;--je pense qu'il viendra ce soir, c'est son jour.

Je me mis à regarder les images clouées au mur. Il y avait entre autres
le malheureux _Juif errant_ avec son bâton et ses longues jambes,
symbole du pauvre peuple déshérité qui n'a ni feu ni lieu; ensuite
_Jeannot et Colin_, histoire instructive, surtout en ce temps-ci où tant
de gens se vont perdre dans les villes. Puis le fameux _Crédit_, mort,
étendu à terre, tué par de mauvais payeurs qui s'enfuient, et, à côté,
une oie tenant une bourse dans son bec, avec cette inscription, qu'alors
je ne savais pas lire: _Mon oie fait tout_;--triste et désolante
sentence pour les pauvres gens.

Tandis que j'examinais curieusement ces images, on frappa trois coups de
bâton à la porte.

--C'est Duclaud, fit la vieille en allant ouvrir.

Lui, nous voyant, sembla hésiter; mais elle l'encouragea:

--Vous pouvez entrer... C'est une brave femme et son drole.

Alors, il entra. C'était un fort garçon à la figure brune, aux cheveux
crépus, coiffé d'une casquette de peau de fouine, vêtu d'une blouse de
cotonnade grise rayée, et chaussé de gros souliers ferrés. Il pliait
sous le poids d'une balle qu'il portait à l'aide d'une large bricole de
cuir.

--Salut, la compagnie! dit-il en posant son gros bâton contre la porte.

Puis il se débarrassa de sa balle en la plaçant sur deux chaises que la
vieille avait vitement arrangées à l'exprès.

--Vous êtes fatigué, mon pauvre Duclaud, lui dit-elle; tournez-vous un
peu vers le feu; nous allons souper dans une petite minute.

--Ça n'est pas pour dire, Minette, mais je souperai avec plaisir: depuis
Razac, vous pensez, le déjeuner a eu le temps de couler.

La soupe trempée, on se mit à table, et la vieille servit à chacun une
assiette comble de bonne soupe aux choux et aux haricots. Je fus étonné
de voir Duclaud manger la soupe avec sa cuiller et sa fourchette en même
temps. Chez nous on ne connaissait pas cette mode, pour la bonne raison
que nous n'avions pas de fourchettes. Lorsque nous soupions d'un ragoût
de pommes de terre ou de haricots, on le mangeait avec des cuillers.
Pour la viande, on se servait du couteau et des doigts; mais ça
n'arrivait qu'une fois l'an, au carnaval.

Duclaud ayant fini sa soupe, prit la pinte et nous versa à tous du vin
dans notre assiette. Lui-même remplit la sienne jusqu'aux bords de telle
manière qu'un petit canard s'y serait noyé: on voyait qu'il était dans
la maison comme chez lui et ne se gênait pas. Ce vin était un petit
vinochet du pays, qui ne valait pas celui de la côte de Jaures, à
Saint-Léon-sur-Vézère; mais nous autres qui ne buvions que de la
mauvaise piquette, gâtée souvent, pendant trois ou quatre mois, et, le
reste de l'année, de l'eau, nous le trouvions bien bon. Après avoir bu,
le porte-balle nous offrit de la soupe encore, et, personne n'en voulant
plus, il s'en servit une autre pleine assiette, après quoi il fit un
second copieux «chabrol», comme nous appelons le coup du médecin, bu
dans l'assiette avec un reste de bouillon.

Pendant ce temps, la Minette avait tiré les mongettes ou haricots dans
un saladier et les posa sur la table. Ma mère se leva alors, disant
qu'elle n'avait plus faim; mais la brave vieille, qui se doutait qu'elle
disait ça parce qu'elle craignait la dépense, la fit rasseoir:

--Il vous faut manger tout de même pour avoir des forces, dit-elle;
mangez, mangez, pauvre femme, autrement vous ne pourriez pas finir
d'arriver à Périgueux.

Tandis que nous mangions, la Minette conta l'affaire de mon père à
Duclaud, et lui demanda ce qu'il en pensait.

--Que voulez-vous que je vous dise? fit-il. Si les juges et les jurés
étaient des gens pareils à moi, eux voyant comme cet homme a été poussé
à bout par ce coquin de régisseur et les messieurs, il s'en tirerait
avec un an de prison ou six mois. Mais, voyez-vous, ceux du jury, c'est
des bourgeois, des riches, qui, encore qu'ils soient honnêtes, penchent
plutôt pour ceux de leur bord. Pourtant il y a des hommes justes
partout, et il n'en faudrait qu'un ou deux pour entraîner les autres;
souvent ça arrive ainsi, il ne vous faut pas désespérer... Ah!
ajouta-t-il, que ceux-là mériteraient d'être punis, qui commandent des
injustices et des méchancetés sans se donner garde des malheurs qui en
peuvent advenir!

Le soir, après souper, Duclaud tira du fond de sa balle des petits
paquets et diverses affaires qu'il mit dans une grande poche de dessous
sa blouse et sortit. Depuis, je me suis pensé qu'il faisait peut-être
bien quelque peu la contrebande de tabac et de poudre.

Le moment de se coucher venu, la vieille Minette dit que, réflexion
faite, Duclaud devant coucher dans le fenil, ma mère et moi coucherions
dans son lit, qui était assez large pour trois, surtout que je n'étais
pas bien gros, ce qui fut fait. Sans doute, le colporteur rentra par la
porte de l'en-bas, qui donnait dehors, et monta dans le grenier à foin:
je ne le revis plus.

Le lendemain, de bonne heure, la Minette fit chauffer de la soupe et
nous la fit manger. Lorsqu'il fut question de compter, elle dit à ma
mère qu'elle aurait assez besoin de son argent à Périgueux où tout était
cher; qu'elle payerait en repassant s'il lui en restait. Ma mère la
remercia bien, mais lui dit que ça lui ferait de la peine de s'en aller
comme ça sans payer; joint à ça qu'elle ne savait pas comment il en
adviendrait, et si nous repasserions par Saint-Pierre.

--Alors, dit la vieille, puisque c'est ainsi, vous me devez dix sous.

Ma mère connut bien qu'elle ménageait beaucoup; elle lui donna les dix
sous en l'accertainant qu'elle se souviendrait toujours d'elle, et de sa
bonté pour nous autres.

La Minette fit aller ses bras et dit:

--Il faut bien que les pauvres s'entr'aident! Puis elles s'embrassèrent
fort, ma mère et elle, et nous partîmes garnis de beaucoup de souhaits
de bonne chance, qui comme tant d'autres ne servirent de rien.

                   *       *       *       *       *

De bonne heure, donc, nous revoilà sur la grande route déserte. Il
faisait bon marcher; le soleil se levait, fondant une petite brume qui
montait dans l'air et disparaissait. Derrière nous les coqs de
Saint-Pierre chantaient fort, ce qui, avec le brouillard s'élevant,
présageait la pluie. Les oiselets voletaient, se poursuivant dans les
haies aux buissons fleuris, au pied desquelles pointaient dans l'herbe
des petites pervenches et des fleurs de mars, autrement des violettes.
La rosée séchait dans les prés reverdis, et, sur le haut des coteaux,
travaillés jusqu'à mi-hauteur, les taillis commençaient à prendre les
verdoisons claires du printemps. J'étais bien reposé, bien repu, et sans
la triste cause qui nous mouvait, c'eût été un plaisir de voyager ainsi.

Un peu après avoir dépassé Sainte-Marie, nous allons rencontrer deux
joyeux garçons qui cheminaient en se dandinant un peu et chantaient à
plein gosier. Ils étaient habillés de velours noir, ceinturés de rouge
et avaient des havresacs de soldats sur le dos. Des casquettes de
velours noir aussi les coiffaient sur le côté crânement; à leurs
oreilles pendaient des anneaux d'or, et ils tenaient à la main de
grandes cannes enrubannées qu'ils maniaient dextrement, faisant, avec,
des moulinets superbes. Ils nous saluèrent jovialement en passant, et
nous nous demandions qui pouvaient être ces gens-là; mais depuis j'ai
compris que c'étaient des compagnons du tour de France.

Nous allions arriver à Saint-Laurent, lorsque la pluie nous attrapa,
petite pluie fine qui mouillait, et embrumait les prés où serpentait
lentement le Manoir. Çà et là, dans les endroits bas, le ruisseau
faisait des rosières où nichaient les poules d'eau, et ailleurs se
perdait dans des nauves pour ressortir un peu plus loin, toujours
lentement, lentement, comme s'il avait regret d'aller se perdre dans
l'Ille.

Nous avions laissé le château du Lieu-Dieu sur notre droite, quand voici
derrière nous un grand bruit de grelots. Nous retournant alors, nous
apercevons une grande belle voiture attelée de quatre chevaux avec deux
postillons en grandes bottes, culotte jaune, gilet rouge, habit bleu de
roi, plaque au bras et chapeau de cuir ciré. Je me plantai par curiosité
pour voir passer cette voiture, et ma mère en fit autant pour
m'attendre. Lorsqu'elle fut là, je vis à travers les grands carreaux de
vitre le comte de Nansac, la comtesse et leur fille aînée. Sur le siège
de devant était le garde Mascret, et, derrière, un domestique avec une
chambrière. Ma mère regarda les messieurs d'un oeil fiché, les mâchoires
serrées, les sourcils froncés, et, moi, je sentis en mon coeur s'élever
un violent mouvement de haine. Eux, nous voyant ainsi, mal vêtus,
mouillés, pataugeant pieds nus dans la terre détrempée, détournèrent les
yeux d'un air froid, méprisant, et la voiture passa, rapide, en nous
éclaboussant de quelques gouttes de boue liquide.

Arrivés à Lesparrat, j'aperçus la belle plaine de l'Ille, et la rivière
aux eaux vertes, bordée de peupliers, qui coule au-dessous du château du
Petit-Change. En quittant le vallon étroit du Manoir enserré entre des
coteaux arides aux terres grisâtres, aux arbres chétifs, il me sembla
arriver dans un autre pays. Mais lorsque, après avoir monté la petite
côte du Pigeonnier, je vis Périgueux au loin, avec ses maisons étagées
sur le puy Saint-Front, et, tout en haut, montant dans le ciel, le vieux
clocher roussi par le soleil de dix siècles, ce fut bien autre chose. Je
n'avais encore vu que le petit bourg de Rouffignac, et je ne pouvais
m'imaginer un tel entassement de maisons, quoique je n'en visse qu'une
partie. La hâte d'arriver me donna des jambes, et, de ce moment, je ne
sentis plus la fatigue.

Après avoir longé le jardin de Monplaisir, nous allons traverser le
faubourg de Tournepiche ou, autrement, des Barris. Ayant longé l'ancien
couvent des Récollets, qui est maintenant l'École normale, nous arrivons
sur le Pont-Vieux, aux arches ogivales, défendu jadis par une tour à
huit pans dont les fondements se voient encore.

Jamais pluie de printemps ne passa pour un mauvais temps, dit le
proverbe; pourtant celle-ci nous avait mouillés; mais, à cette heure,
elle avait cessé et je n'y pensais plus, curieux de tout ce que je
voyais. Tout le long de la rivière, à droite et à gauche, des vieilles
maisons, qui semblaient descendre du Puy Saint-Front, venaient se mirer
dans les eaux. En amont du pont, c'était, au coin de la rue du
Port-de-Graule, avec sa façade tournée vers l'Ille, une grande ancienne
maison en pierre de taille, superbe avec ses mâchicoulis travaillés, ses
larges baies et ses hauts toits pointus. Ensuite, la belle maison
Lambert avec ses trois étages de galeries donnant sur la rivière,
soutenues par de jolis piliers sculptés; et plus loin se dressait
fièrement, dominant la rive, la tour de la Barbecane, avec sa
plate-forme crénelée, ses mâchicoulis et ses meurtrières pour
couleuvrines et arquebuses: belle relique de l'ancienne enceinte de la
ville, que des massacres ont rasée depuis. Un peu plus loin, les rochers
à pic de l'Arsault se dressaient fièrement.

En aval du pont, c'était le vieux moulin fortifié de Saint-Front, tout
sombre, curieux à voir avec ses murailles épaisses, ses baies étroites,
ses appentis moitié bois moitié pierre, maintenus par des jambes de
force, ou collés à ses murs comme des nids d'hirondelles. Sous ses
arches sombres, les eaux de l'écluse, divisées par des éperons de
pierre, allaient s'engouffrer lentement. Plus loin, c'était une maison
étrange, avec une galerie en forme de dunette, plantée sur un massif de
maçonnerie, qui s'avançait dans l'eau en angle effilé comme un éperon de
galère: on eût dit une nef du moyen âge, avec son château d'avant, à
l'ancre dans la rivière. Tout au fond, les grands arbres feuillus du
jardin de la Préfecture se reflétaient sur les eaux. Et par en haut,
comme du côté d'en bas, entre ces points principaux, c'était une foule
de maisons dévalées vers la rivière, en désordre, comme un troupeau de
brebis, et s'y baignant les pieds: vieilles maisons aux pignons bizarres
avec des pots à passereaux, aux balcons de bois historiés, aux étages en
saillie soutenus par d'énormes corbeaux de pierre, aux fenêtres étroites
ou à meneaux, avec des basilics dans de vieilles soupières ébréchées, ou
des résédas dans des marmites percées; maisons aux louviers étranges qui
semblaient épier sur la rivière. Quelques-unes de ces maisons,
baticolées en torchis avec des cadres de charpente, cahutes informes,
lézardées, écaillées, tordues et déjetées de vieillesse, comme de
pauvres bonnes femmes, se penchaient sur l'Ille où elles semblaient se
précipiter. D'autres à côté ayant perdu leur aplomb, comme des femmes
saoules, s'appuyaient sur la maison plus proche ou se soutenaient par
des béquilles énormes faisant contrefort. D'autres encore, en pierre de
taille, solidement construites, quelques-unes sur des restes des anciens
remparts, réfléchissaient dans les eaux claires leurs assises roussies
par le soleil, leurs baies irrégulières, leurs galeries couvertes, leurs
toits d'ardoises aigus, leurs chatonnières triangulaires, leurs
cheminées massives fumant sous un chapeau pointu. Toutes ces maisons
dissemblables, cossues ou minables, variées d'aspect, chacune ayant son
architecture, ses matériaux, ses ornements, ses verrues, son gabarit
propres, se pressaient sur le bord de l'Ille, curieuses de se mirer
dedans. Les unes avançaient sur les eaux où plongeaient leurs piliers de
pierre; d'autres se reculaient, comme craignant de se mouiller les
pieds, et poussaient jusqu'à la rivière leurs massives terrasses aux
lourds balustres; d'autres enfin se haussaient d'un étage par-dessus le
toit de leur voisine, pour voir couler l'Ille et contempler sur l'autre
rive les prairies bordées de peupliers où séchait le linge des
lavandières aux battoirs bruyants. Çà et là, sur une terrasse, un
jardinet grand comme la main; au pied d'un mur, un saule pleureur
retombant sur l'eau, et à des portes donnant sur la rivière étaient
amarrés des bateaux: gabares de pêcheurs ou de teinturiers. Tout cet
ensemble de constructions bizarres, irrégulières, entassées en désordre;
tout cet amas de pignons, de galeries, d'escaliers extérieurs,
d'appentis, d'auvents écaillés d'ardoises, de baies larges ou étroites,
de piliers, de poutres entre-croisées, de corbeaux de pierre, de jambes
de force, d'étages surplombants, de balcons de bois, de lucarnes, de
toits pointus ou plats, bleus ou rouges, de cheminées étranges, de
girouettes rouillées,--tout cela s'étalait au soleil en un fouillis
enchevêtré où se jouaient les ombres sur des teintes bleuâtres, vertes,
rousses, bistrées, grisâtres, où, parmi des hardes étendues, piquait
comme un coquelicot quelque jupon rouge séchant à une fenêtre: ça n'est
pas pour dire, mais c'était plus beau qu'aujourd'hui.

Après que j'eus regardé ça un bon moment, planté à l'entrée du pont,
étourdi par le bruit des eaux tombant de l'écluse, ma mère me tira par
la main, et nous voici montant la rue qui allait à la place du Greffe;
rue roide, pavée de gros cailloux de rivière, rouges, que la pluie du
matin faisait reluire au soleil. De chaque côté, c'était des boutiques à
ouverture ronde ou en ogive, ou en anse de panier, sans devantures, avec
une coupée, sombres à l'intérieur; mauvais regrats où pendillaient des
chandelles de résine, chétives boutiques où l'on vendait de la faïence
ou des sabots, ou du vin à pot et à pinte; petits ateliers où
travaillaient des cloutiers, des chaisiers dont le tour ronflait, des
savetiers tirant le ligneul, des lanterniers tapant sur le fer-blanc
avec un maillet de bois. Tous ces gens de métier levaient la tête, oyant
nos sabots sur le pavé, et avaient l'air de se dire: «D'où diable
sortent donc ceux-ci?» Puis, en haut, sur la place et collées aux grands
murs noirs de Saint-Front, c'étaient de petites baraquettes en planches,
de pauvres échoppes en torchis, des logettes en parpaing, où étaient
installées des marchandes de fruits secs, de légumes, de pigeons, et des
bouchères à la cheville.

Arrivés devant le porche du greffe, nous nous arrêtâmes, la tête en
l'air, contemplant le vieux monument et son clocher à colonnettes,
éclairé par le soleil, autour duquel les martinets tourbillonnaient avec
des cris aigus. Puis ma mère, abaissant la tête, vit devant le portail
une marchande de cierges, et eut la pensée d'en faire brûler un à
l'intention de mon père, et l'ayant acheté, six liards, elle entra dans
la cathédrale, où je la suivis.

Quelle grandeur superbe! Que je me trouvais petit sous ces coupoles
suspendues dans les airs! Dans la chapelle de l'Herm je n'avais éprouvé
qu'un vif sentiment de curiosité; dans l'église de Rouffignac, encore,
je me sentais à l'aise; mais dans ce vieux Saint-Front aux piliers
géants noircis par le temps, aux murs verdis par l'humidité, qui avaient
vu passer sans fléchir dix siècles d'événements, c'était bien autre
chose. Moi, petit enfant, ignorant et faible, je me sentais perdu dans
l'immensité du monument, écrasé par sa masse, et à ce moment je
ressentis quelque chose comme une impression de terreur religieuse, qui
s'augmentait à mesure que nous cheminions dans l'église déserte, sur les
grandes dalles qui renvoyaient aux voûtes le bruit de nos sabots. Dans
un coin ma mère aperçut sur un piédestal massif une statue de la Vierge
et se dirigea de ce côté. Autant qu'il m'en souvienne, c'était une très
vieille statue de pierre assez naïvement taillée; pourtant l'imagier
avait su donner à la figure de la mère du Christ une expression de
tendre pitié, d'infinie bonté. Devant la Vierge était disposé une sorte
d'if à pointes de fer, où en ce moment achevait de se consumer un cierge
de pauvre comme le nôtre. Ayant allumé le sien, ma mère le ficha sur une
pointe, et, se mettant à genoux, elle pria en patois, ne sachant parler
français, suppliant la vierge Marie comme si elle eût été là présente.

Et sa prière peut se tourner ainsi:

«Je vous salue, Mère très gracieuse, le bon Dieu est avec vous, vous
êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus le fruit de votre ventre
est béni aussi.

»Sainte Vierge, je suis une pauvre femme qui tant seulement ne sait pas
vous parler comme il faut. Mais vous qui connaissez tout, vous me
comprendrez bien tout de même. Ayez pitié de moi, sainte Vierge!
Quelquefois j'ai bien oublié de vous prier, mais, vous savez, les
pauvres gens n'ont pas toujours le temps. Ayez pitié de nous autres,
sainte Vierge, et sauvez mon pauvre Martissou! Il n'est pas mauvais
homme, ni coquin, il est seulement un peu vif. S'il a fait ce méchant
coup, on l'y a poussé, sainte Vierge! Ce Laborie était une canaille, de
toutes les manières, vous le savez bien, sainte Vierge! Ce qui a fini de
faire perdre patience à mon pauvre homme, c'est qu'il savait de
longtemps que ce gueux m'attaquait toujours: il l'avait ouï un jour de
dedans le fenil.

»Ah! sainte bonne Vierge! je vous en prie en grâce, sauvez mon pauvre
Martissou! Je vous bénirai tous les jours de ma vie, sainte Vierge! et
avant de m'en retourner, je vous ferai brûler une chandelle dix fois
plus grande que celle-ci; faites-le, sainte Vierge! faites-le!»

Tandis que ma mère priait ainsi à demi-voix avec un accent piteux, moi,
je m'essuyais les yeux. Ayant achevé, elle fit un grand signe de croix,
reprit son bâton par terre, et nous sortîmes.

Sous le porche, ma mère demanda à la femme qui nous avait vendu le
cierge où étaient les prisons.

--Là, tout près, dit la femme: vous n'avez qu'à monter devant vous la
rue de la Clarté; au bout, vous tournerez à droite; une fois sur le
Coderc, vous avez les prisons tout en face.

En arrivant sur la place, bordée à cette époque de maisons anciennes,
dans le genre de celle du coin de la rue Limogeane, nous vîmes dans le
fond, sur l'emplacement où est maintenant la halle, l'ancien Hôtel de
Ville, où étaient les prisons depuis la Révolution. On dit, par
dérision: «gracieux comme une porte de prison», et on dit vrai. Celle-ci
ne faisait pas mentir le proverbe: solidement ferrée et renforcée de
clous, avec un guichet étroitement grillagé, elle avait un aspect
sinistre, comme si elle gardait la mémoire de tous les condamnés qui en
avaient passé le seuil pour aller aux galères ou à l'échafaud.

Ma mère souleva le lourd marteau de fer qui retomba avec un bruit sourd.
Un pas accompagné d'un cliquetis de clefs se fit entendre, et le guichet
s'ouvrit.

--Qu'est-ce que vous voulez? dit une voix dure.

--Voir mon homme, répondit ma mère.

--Et qui est celui-là, votre homme?

--C'est Martissou, de Combenègre.

--Ah! l'assassin de Laborie... Eh bien! vous ne pouvez pas le voir sans
permission; mais son avocat est avec lui en ce moment: attendez-le quand
il sortira.

Et le guichet se referma.

Ma mère s'assit sur le montoir de pierre près de la porte, et moi,
curieux, je reculai de quelques pas pour regarder ce vieil Hôtel de
Ville qui avait vu passer tant de générations. C'était un assemblage de
bâtiments irréguliers, inégaux, solidement construits pour résister à un
coup de main. D'un côté un large et massif corps de logis percé de baies
grillées, haut de trois étages et terminé en terrasse crénelée. De
l'autre, une sorte de pavillon carré plus étroit, avec une toiture
pointue. Entre ces deux bâtiments, dans une construction moins haute
surmontée d'un mâchicoulis, s'ouvrait la porte dont j'ai parlé, qui, par
une voûte, conduisait à une petite cour intérieure. Autour de cette
cour, et attenants au reste de l'édifice, étaient accolés d'autres
bâtiments, quelques-uns ajoutés après coup. Le tout était dominé par la
tour carrée du beffroi, haute, à créneaux, avec des gargouilles aux
angles et un toit très aigu surmonté d'une girouette.

Tandis que je regardais tout ça, la porte se rouvrit et un jeune
monsieur dit à ma mère:

--C'est vous qui êtes la femme de Martin Ferral?

--Oui, notre monsieur, pour vous servir, si j'en étais capable, dit ma
mère en se levant.

--Vous ne pouvez pas voir votre homme en ce moment, pauvre femme; mais
c'est demain qu'il passe aux assises, vous le verrez. Je suis son
avocat,--continua-t-il,--venez un peu chez moi, j'ai besoin de vous
parler.

Et il nous mena dans sa chambre, qui était au deuxième étage dans une
maison de la rue de la Sagesse, au nº 11, là où il y a encore une jolie
porte ancienne avec des pilastres et des ornements sculptés. Ayant monté
l'escalier en colimaçon logé dans une tour à huit pans, le monsieur nous
fit entrer chez lui, et, nous ayant fait asseoir, commença à questionner
ma mère sur beaucoup de choses, et, à mesure qu'elle répondait, il
écrivait. Il lui demanda notamment si ces propositions que lui faisait
Laborie avaient été entendues de quelqu'un, et elle lui répondit que
non, que nul, sinon mon père, bien par hasard, ne les avait ouïes, parce
que cet homme était rusé et hypocrite; mais qu'il était au su de tout le
monde qu'il attaquait les femmes jeunes qui étaient sous sa main, comme
les métayères, ou celles qui allaient en journée au château. Ça se
savait, parce qu'en babillant au four, ou au ruisseau en lavant la
lessive, les femmes se le racontaient, du moins celles qui ne l'avaient
pas écouté, comme la Mïon de Puymaigre.

--Bon, dit l'avocat, je l'ai fait citer comme témoin, avec d'autres.

Lorsqu'il eut fini ses questions, il expliqua à ma mère ce qu'il fallait
dire devant la Cour et comment; qu'elle devait narrer tout au long les
poursuites malhonnêtes de Laborie, et raconter une par une toutes les
misères qu'il leur avait faites et fait faire, à cause de ses refus de
l'écouter. Il lui recommanda bien de dire, ce qui était la vérité, que
mon père était fou de rage et qu'il n'avait tiré sur Laborie qu'en le
voyant rendre au garde le fusil avec lequel il l'avait blessée au front,
et puis tué sa chienne.

Lorsque nous fûmes pour nous en aller, l'avocat demanda à ma mère où
nous étions logés, et, après qu'elle lui eut répondu ne savoir encore où
nous gîterions, venant seulement d'arriver, il prit son chapeau et nous
emmena dans une petite auberge, dans la rue de la Miséricorde. Après
nous avoir recommandés à la bourgeoise, il dit à ma mère de ne pas
manquer d'être à dix heures au tribunal, le lendemain; et, comme elle
lui demandait s'il avait bon espoir, il fit un geste et dit:

--Tout ce qui est entre les mains des hommes est incertain; mais le
mieux est d'espérer jusqu'à la fin.



III


Le lendemain, à l'heure dite, nous étions devant le bâtiment de l'ancien
Présidial, qu'on appelait encore de ce nom et qui était sur la place du
Coderc, juste en face des prisons, à l'endroit où est aujourd'hui le
numéro 8. De la porte d'entrée, on passait sous une voûte qui
aboutissait à une petite cour noire et entourée de grands murs. Tandis
que nous attendions dans cette cour, parlant avec des gens de chez nous
cités comme témoins, voici que des pas lourds, éperonnés, sonnent sous
la voûte, et mon père arrive, les mains enchaînées, escorté de trois
gendarmes. Ma mère poussa un cri terrible, et ils eurent beau faire, les
gendarmes, elle se jeta sur son homme, le prit à plein corps et
l'embrassa fort en criant et en se lamentant, pendant que moi, je le
tenais par une jambe en pleurant.

--Allons, allons, disaient les gendarmes, c'est assez, c'est assez, vous
le verrez après.

--Donne-moi le drole, dit mon père. Alors ma mère, me prenant à deux
mains, me haussa jusqu'à son col, que je serrai de toute ma force dans
mes petits bras.

--Mon pauvre Jacquou! mon pauvre Jacquou! faisait mon père en
m'embrassant.

Enfin, il fallut nous séparer, moitié de gré, moitié de force, tirés en
arrière par les gendarmes, qui emmenèrent leur prisonnier.

Après avoir attendu longtemps, lorsqu'un huissier appela ma mère, nous
entrâmes dans une haute salle longue, voûtée à nervures, et faiblement
éclairée par deux fenêtres en ogive donnant sur une cour. Dans le fond,
sur une estrade fermée par une barrière de bois, il y avait trois juges
assis devant une grande table couverte d'un tapis vert et encombrée de
papiers. Celui du milieu avait une robe rouge, qui donnait des idées
sinistres; les deux autres étaient enrobés de noir, et tous trois
portaient lunettes. De chaque côté de l'estrade étaient assis, devant
des tables plus petites, le procureur et le greffier. Au mur, dans le
fond, au-dessus des juges, un grand tableau représentant Jésus-Christ en
croix, tout ruisselant de sang.

Puis les jurés, les avocats, les gendarmes, l'accusé, le public: c'était
à peu près la même disposition qu'aujourd'hui; seulement, maintenant,
juges, jurés, avocats, tout ce monde porte la barbe ou la moustache,
tandis qu'alors tous étaient bien rasés, moins les gendarmes.

Pendant que ma mère déposait, un monsieur répétait en français ce
qu'elle avait dit en patois. Moi, je n'y faisais pas grande attention,
occupé que j'étais à regarder mon père qui me regardait aussi; mais, à
un moment, dans l'affection qu'elle y mettait, ma mère haussa fort la
voix, et, me retournant, je vis que tout le monde considérait cette
grande femme bien faite sous ses méchants vêtements, qui avait une belle
figure, des cheveux noirs et deux yeux qui brillaient tandis qu'elle
parlait pour son homme.

Lorsqu'elle eut fini, le procureur du roi se leva et fit son
réquisitoire avec de grands gestes et des éclats de voix qui résonnaient
sous la voûte. Je ne comprenais pas tout ce qu'il disait; pourtant il me
semblait qu'il tâchait de faire entendre aux douze messieurs du jury que
de longtemps mon père avait l'idée d'assassiner Laborie. Ce qui le
prouvait, à son dire, c'était le propos tenu à Mascret quelque temps
auparavant qu'il ferait un malheur si on tuait sa chienne, et cela
étant, il méritait la mort.

On doit penser en quel état nous étions, ma mère et moi, en entendant ce
procureur parler de mort. Pour mon père, il n'avait pas l'air de
l'écouter, et son regard fiché sur nous semblait dire: «Que deviendront
ma femme et mon pauvre drole si je suis condamné?...»

Le procureur ayant terminé, notre avocat se leva et plaida pour mon
père. Il fit voir, par tous les témoignages entendus, quel gueux c'était
que Laborie; il représenta toutes les misères qu'il nous avait faites,
appuya surtout sur les propositions malhonnêtes dont il poursuivait sans
cesse ma mère, et enfin montra clairement que c'était par un coup de
colère que mon père avait tué ce mauvais homme, et non par dessein
pourpensé. Bref, il dit tout ce qu'il était possible pour le tirer de
là, mais il ne réussit qu'à sauver sa tête: mon père fut condamné à
vingt ans de galères.

Lorsque le président prononça l'arrêt, un murmure sourd courut dans le
public, et nous autres, ma mère et moi, nous nous mîmes à gémir et à
nous lamenter en tendant les bras vers le pauvre homme que les gendarmes
emmenaient. Et parmi tout ce monde qui s'écoulait, j'ouïs le comte de
Nansac dire à Mascret:

--Nous en voilà débarrassés! il crèvera au bagne.

Le surlendemain, l'avocat, ayant eu une permission, nous mena voir mon
père. Quels tristes moments nous passâmes dans cette geôle! Je coule
là-dessus, car, après tant d'années, ça me fait mal encore d'y penser.

En sortant, la mort dans l'âme, ma mère demanda à l'avocat s'il n'y
avait aucun moyen de faire quelque peu gracier mon père ou de faire
casser la sentence.

--Non, pauvre femme, dit-il: en se conduisant bien là-bas, il pourrait
avoir quelque diminution de peine; mais, ayant contre lui le comte de
Nansac, il n'y faut pas trop compter. Pour ce qui est de faire casser
l'arrêt, je ne vois pas de motifs, et d'ailleurs, y en eût-il, je ne
conseillerais pas à votre homme de se pourvoir, parce qu'il pourrait y
perdre: il ne s'en est fallu de rien qu'il fût condamné à perpétuité.

»Restez encore ici,--ajouta-t-il en nous quittant,--je tâcherai de vous
le faire voir une autre fois.

Après la condamnation de mon père, ma mère, ayant perdu toute espérance,
ne mangeait ni ne dormait. Une petite fièvre sourde lui faisait briller
les yeux et rougir les joues, et cette fièvre fut en augmentant de
manière que le troisième jour elle resta au lit, tandis que moi je
regardais à travers les vitres les tuilées noircies des maisons d'en
face, où quelquefois passait lentement un chat qui bientôt disparaissait
dans une chatonnière. Pourtant, le lendemain, ma mère se leva, et nous
allâmes par les rues, nous promenant lentement, elle me tenant par la
main, et revenant toujours vers la prison, comme si de regarder les
murailles derrière lesquelles mon père était enfermé, ça nous faisait du
bien.

En d'autres temps, j'aurais été envieux de voir la ville, mais pour
lors, la peine m'ôtait toute idée de m'intéresser à tant de choses si
nouvelles pour moi. Les gens, dans les rues, sur le pas des portes ou
des boutiques, nous dévisageaient curieusement, connaissant bien à notre
air et à notre accoutrement que nous étions sortis de quelque partie des
plus sauvages du Périgord: de la Double, ou des landes du Nontronnais,
ou de la Forêt Barade, comme il était vrai.

Dans l'après-dîner du cinquième jour, nous remontions la rue Taillefer,
allant vers Saint-Front, regardant machinalement les boutiques des
pharmaciens, des liquoristes, des épiciers, des bouchers, des
chapeliers, des marchands de parapluies, dont elle était pleine en ce
temps, lorsqu'en arrivant sur la place de la Clautre nous vîmes un gros
rassemblement.

Au milieu de la place, à l'endroit où l'on montait la guillotine, il y
avait un petit échafaud de quatre ou cinq pieds de haut, du milieu
duquel sortait un fort poteau qui supportait un petit banc. Sur ce petit
banc un homme était assis, les mains enchaînées, attaché au poteau par
un carcan de fer qui lui serrait le cou; et cet homme, c'était mon père!
Debout sur l'échafaud le bourreau attendait, et, autour, quatre
gendarmes, le sabre nu, montaient la garde et maintenaient la foule à
distance. Ma mère, voyant son Martissou en cette triste posture, fit un
gémissement douloureux et se mit à pleurer dans son tablier, tandis que
moi, saisi de terreur, je m'attachai à son cotillon en pleurant aussi
sans bruit. Devant nous, un individu lisait à haute voix l'écriteau
attaché au-dessus de la tête du malheureux exposé au carcan:

«Martin Ferral, dit le Croquant, de Combenègre, commune de Rouffignac,
condamné à vingt ans de travaux forcés pour meurtre.»

Nous restâmes là un gros moment, cachés derrière les curieux et pleurant
en silence. Par instant, lorsque les gens se remuaient, j'entrevoyais le
bourreau qui avait l'air de s'ennuyer d'être là, et regardait l'heure à
une grosse montre d'argent qu'il tirait du gousset de sa culotte par une
courte chaîne garnie d'affiquets. En le rencontrant dans la rue sans le
connaître, on n'aurait jamais dit que ce fût celui qui guillotinait,
tant il avait une bonne figure. Et puis, il était bien habillé, et,
selon le dicton, «brave comme un bourreau qui fait ses Pâques», avec sa
grande lévite bleu de roi, tombant sur des bottes à revers, sa haute
cravate de mousseline et son petit chapeau tuyau de poêle. Enfin, tant
nous attendîmes qu'au clocher de Saint-Front sonnèrent les quatre
heures. Alors le bourreau tira une clef de sa poche, ouvrit le cadenas
du carcan de fer qui tenait mon père par le cou, et, le prenant par le
bras, le mena jusqu'au bas de l'escalier de l'échafaud, et le remit aux
gendarmes qui l'emmenèrent. Nous autres suivions à petite distance, le
regardant s'en aller la tête haute, l'air assuré, entre les quatre
gendarmes. Quoique, sur le pas des portes et des boutiques, les gens le
dévisageassent curieusement, je suis bien sûr qu'il ne cillait pas tant
seulement les yeux. Nous, c'était différent, nous avions la contenance
triste, la figure désolée, les yeux mouillés que nous essuyions d'un
revers de main, et ceux qui nous voyaient passer disaient entre eux:

--Ça doit être sa femme et son drole.

Cette nuit-là, je dormis mal. La tête pleine de mauvais rêves, je me
réveillais des fois en sursaut et je me serrais contre ma mère, qui,
elle, la pauvre femme, ne dormait pas du tout, et, pour me
tranquilliser, me prenait et m'embrassait longuement. Lorsque vint le
jour, elle se leva, et, me laissant sommeiller, alla s'asseoir près de
la fenêtre, regardant sans rien voir, perdue dans son chagrin. Ainsi je
la vis sur la chaise, lorsqu'à sept heures j'ouvris les yeux, les bras
allongés, les mains jointes, la tête penchée, le regard fiché sur le
plancher. De la rue montaient les cris des marchands de tortillons et de
châtaignes, ce qui acheva de m'éveiller. Ma mère m'ayant habillé, nous
sortîmes, pensant revoir mon père ce jour-là, comme son avocat nous
l'avait fait espérer: aussi, nous allâmes droit à la prison où il nous
avait dit de l'attendre. En chemin, ma mère acheta pour deux liards de
châtaignes sèches qui n'étaient guère bonnes, car la saison était
passée, et nous fûmes nous asseoir contre cette terrible porte ferrée.
Cependant que nous étions là, moi prenant les châtaignes, une à une,
dans la poche du tablier de ma mère, elle songeant tristement, voici
qu'une grande voiture à caisse noire, longue, en forme de fourgon
couvert et percée seulement sur les côtés de petits fenestrous grands
comme la main et grillés de fer, s'arrêta devant la prison. Un homme en
descendit, en uniforme gris, avec un briquet pendu à une buffleterie
blanche, et s'en fut frapper à la porte de la prison qui s'ouvrit et se
referma sur lui.

Aussitôt arrivèrent des enfants, des curieux, des gens de loisir, qui
s'attroupèrent autour de la voiture, disant entre eux:

--Voilà la galérienne qui va emmener ceux qui ont été condamnés
dernièrement.

Nous nous étions levés transis, ma mère et moi, oyant ça, lorsque la
porte se rouvrit, et l'homme au briquet en sortit, précédant un gendarme
après lequel venaient trois hommes enchaînés, dont le dernier était mon
père; un autre gendarme les suivait. L'homme gris ouvrit derrière la
voiture une petite porte pleine, solidement ferrée, et fit monter les
condamnés. En voyant ainsi partir mon père, sans nous être fait les
adieux, nous autres jetions les hauts cris en pleurant; mais lui,
quoique poussé par les gendarmes, se retourna et cria à ma mère:

--Du courage, femme! pense au drole!

Là-dessus, un gendarme monta derrière lui, la porte fut refermée à clef,
l'autre gendarme se mit devant avec l'homme en gris, et le postillon
enleva ses trois chevaux qui partirent au grand trot.

Pendant un moment, nous restâmes là, tout étourdis, comme innocents,
nous lamentant, sans faire attention aux badauds qui s'étaient assemblés
autour de nous. Pourtant, j'ouïs un homme en tablier de cuir qui disait:

--Moi, je l'ai vu juger, celui-là, et sur ma foi il vaut cent fois mieux
que celui qu'il a tué... Quant à ceux-là qui l'ont poussé à bout, ils
sont plus coupables que lui! Ah! il y a quelque vingtaine d'années, on
les aurait mis à la raison!

Étant allés chez l'avocat, il fut bien étonné d'apprendre que mon père
était parti, car on lui avait assuré que la galérienne ne devait passer
que le lendemain. Mais, soit qu'on l'eût trompé à l'exprès, ou bien
qu'elle eût avancé d'un jour, c'était fini, il fallait se faire une
raison, comme il nous dit. Après qu'il nous eût réconfortés de bonnes
paroles, et un peu consolés en nous promettant de nous donner des
nouvelles de mon père, ma mère le remercia bien fort de tout ce qu'il
avait fait pour sauver son pauvre homme, et aussi de toutes ses bontés
pour nous. Et comme elle ajoutait que, n'ayant rien, elle était
totalement incapable de le récompenser de ses peines, il lui répondit:

--Je ne prends rien aux pauvres gens; ainsi ne vous tracassez pas pour
cela.

Là-dessus, ma mère lui demanda son nom, l'assurant que, l'un et l'autre,
nous lui serions reconnaissants jusqu'à la mort.

--Mon nom est Vidal-Fongrave, dit-il; je suis content de n'avoir pas
obligé des ingrats; mais il ne faut rien exagérer: je n'ai fait que mon
devoir d'homme et d'avocat.

Ayant quitté M. Fongrave, ma mère se décida à partir tout de suite, vu
que nous n'avions plus de motif de rester à Périgueux, et qu'il était
encore de bonne heure. Auparavant nous fûmes à l'auberge, où elle
demanda à la bourgeoise ce que nous devions, en tremblant de n'avoir pas
assez d'argent; mais l'autre lui répondit:

--Vous ne me devez rien du tout, brave femme; M. Fongrave a tout payé à
l'avance; et même, tenez, il m'a chargée de vous remettre ça.

Et elle lui tendit un écu de cent sous plié dans du papier.

--Mon Dieu! fit ma mère les larmes aux yeux, il y a encore de braves
gens dans le monde!... Dites à M. Fongrave, je vous prie en grâce, que
je ne l'ai pas assez remercié tout à l'heure, mais que tous les jours de
ma vie, en me rappelant le malheur de mon pauvre homme, je penserai à sa
bonté!

--Ah! dit la femme, c'est un bien brave jeune monsieur! Et, sans vouloir
faire du tort aux autres avocats, je crois qu'il n'y en a guère comme
lui!

Au sortir de l'auberge, ayant gagné la place du Greffe, nous
redescendîmes vers le faubourg des Barris, et un instant après, nous
étions dans la campagne, sur la grande route.

                   *       *       *       *       *

Ma mère, me tenant par la main pour m'aider, marchait le petit pas. Par
moment, elle soupirait fort, comme si elle eût reçu un mauvais coup, en
songeant à la rude vie de galère qu'allait mener mon père là-bas: où?
nous ne savions. Pourtant, si elle était triste à la mort, elle était
moins angoissée qu'en venant, car la terrible image de la guillotine
avait disparu de son imagination; mais il lui restait l'épouvantable
pensée de son pauvre Martissou séparé d'elle à tout jamais, et crevant
au bagne, comme avait dit le comte de Nansac, de chagrin et de misère,
sous le bâton des argousins.

A Saint-Laurent-du-Manoir, proche un bouchon, une grosse charrette de
roulage, attelée de quatre forts chevaux, était arrêtée. Nous avions
dépassé l'endroit de deux ou trois cents pas, quand derrière nous se fit
entendre le bruit des grelots que les chevaux avaient à leur collier.
Celui qui les conduisait était un grand gaillard avec une blouse
roulière, la pipe à la bouche, qui faisait claquer son fouet à tour de
bras, tandis que, sur la bâche, un petit chien loulou blanc courait d'un
bout à l'autre de la carriole en jappant. Aussitôt que l'équipage nous
eut rejoints, l'homme nous accosta sans façon et demanda à ma mère où
nous allions; sur sa réponse, il lui dit:

--Moi, je vais souper à Thenon, ce soir: je vais vous faire porter; vous
avez l'air bien las, pauvres!

Et sans attendre le consentement de ma mère, il arrêta ses chevaux et me
logea dans une grande panière suspendue sous la charrette, où il y avait
de la paille et sa limousine. Je me couchai là, et bientôt, bercé par le
mouvement, je m'endormis.

Lorsque je me réveillai, le soleil baissait, allongeant sur la route les
ombres de l'équipage, et celle du roulier qui marchait à la hauteur de
la croupe de son limonier. En cherchant ma mère des yeux, je vis ses
lourds sabots se balançant sous le porte-faignant où elle était assise.
Nous approchions lors de Fossemagne, et, ma mère voulant descendre, le
roulier lui dit que de s'engager dans les bois avec la nuit qui allait
venir, ça n'était pas bien à propos; qu'il nous valait mieux venir
jusqu'à Thenon où il nous ferait souper et coucher. Mais ma mère le
remercia bien, et lui répondit qu'ayant une bonne heure et demie de jour
encore, nous avions le temps d'arriver chez nous.

--Comme vous voudrez, brave femme, dit-il alors en arrêtant ses chevaux.

Ma mère l'ayant derechef remercié de son obligeance qui nous avait rendu
bien service, il dit que ça n'était rien, nous donna le bonsoir, fit
claquer son fouet, cria:

--Hue!...

Et les chevaux repartirent, démarrant avec effort leur lourde charge.

Nous refîmes à rebours le chemin que nous avions fait quelques jours
auparavant pour aller à Périgueux; bien reposés, grâce à ce brave garçon
de roulier, nous marchions d'un bon pas, mesuré tout de même sur mes
petites jambes. Sur son épaule, ma mère portait, percée avec son bâton,
une tourte de cinq livres qu'elle avait achetée à Périgueux avant de
partir. Au Lac-Gendre, les métayers, qui nous avaient vus à l'aller nous
demandèrent comment ça s'était passé, et, sur la réponse de ma mère, la
femme s'écria:

--Sainte bonne Vierge! c'est-il possible!

Puis elle nous convia à entrer, disant que nous mangerions la soupe avec
eux; mais, pour dire le vrai, je crois que ça n'était pas une invitation
bien franche, car elle n'insista guère, lorsque ma mère s'excusa, disant
que nous n'avions que juste le temps d'arriver avant la nuit. Ayant
échangé nos: «A Dieu sois», les quittant, nous entrâmes en pleine forêt.

Le soleil éclairait encore un peu la cime des grands arbres, mais
l'ombre se faisait sous les taillis épais, et au loin, dans les fonds,
une petite brume flottait légère. La fraîcheur du soir commençait à
tomber; de tous côtés advolaient vers la forêt les pies venant de
picorer aux champs, et, dans les baliveaux où elles se venaient
enjucher, elles jacassaient le diable avant de s'endormir, comme c'est
leur coutume.

Lorsque nous fûmes dans ce petit vallon qui vient du Grand-Bonnet, passe
sous La Granval et descend vers Saint-Geyrac, le soleil tomba tout à
fait derrière l'horizon des bois, et le crépuscule s'étendit sur la
forêt, assombrissant les coteaux boisés, et, autour de nous, les coupes
de châtaigniers. En même temps l'Angélus du soir tinta assez loin devant
nous, au clocher de Bars, et bientôt, sur main droite, plus faiblement,
à celui de Rouffignac. Ma mère alors me reprit par la main et pressa le
pas; malgré ça, il était nuit close lorsque nous fûmes à la tuilière.

La porte était toujours fermée au moyen du bout de corde qui y avait été
mis en partant; lorsqu'il fut défait, nous entrâmes. Rien ne semblait
dérangé dans la cahute, mais, revenant de Périgueux où nous avions vu de
belles maisons et de jolies boutiques, elle nous parut plus misérable
qu'auparavant; joint à ça, que l'idée de mon père nous aurait fait
trouver triste la plus belle demeure. Je dis que rien n'était dérangé
dans la maison; pourtant, lorsque ma mère eut allumé une chandelle de
résine au moyen de la pierre à fusil et d'une allumette soufrée, elle
vit sur la terre battue la trace de gros souliers ferrés: qui pouvait
être venu? pour quoi faire? des voleurs? et quoi voler? Enfin, ne
sachant comment expliquer ça, ma mère mit la barre à la porte, après
quoi, ayant mangé un morceau de pain, nous fûmes nous coucher.

Dès le jour ensuivant, malgré tout son chagrin, la pauvre femme
s'inquiéta de trouver des journées. De retourner chez Géral, il n'y
fallait point songer, à cause de la servante qui «coupait le farci» chez
lui, comme on dit de celles qui font les maîtresses; moi, je le
regrettais fort à cause de Lina. Dans ce pays par là, il y avait plus de
métayers et de petits biens que de bons propriétaires employant des
journaliers. A l'autre bout de la forêt, vers Saint-Geyrac, c'était la
terre de l'Herm, dont il ne pouvait être question. Du côté de
Rouffignac, en deçà, il y avait Tourtel qui appartenait à M. de
Baronnat, qui, à ce que j'ai ouï dire depuis, était un ancien juge du
parlement de Grenoble; au-delà, il y avait le château du Cheylard, où
elle aurait encore pu trouver quelques journées maintenant que le
travail sortait; mais ces endroits étaient trop loin de la tuilière. A
force de chercher, ma mère trouva à s'employer chez un homme de Marancé
dont l'aîné était parti s'enrôler, car, en ce moment, on ne tirait plus
au sort depuis la chute de Napoléon. Cet homme donc, ayant besoin de
quelqu'un pour l'aider, car sa femme ne pouvait guère, ayant toujours un
nourrisson au col et cinq ou six autres droles autour de ses cotillons,
prit ma mère à raison de six sous par jour et nourrie. Mais lorsqu'elle
voulut parler de m'amener, comme chez Géral, il lui dit roidement qu'il
y avait bien assez de droles chez lui pour le faire enrager, qu'il y en
avait même trop, et qu'ainsi il n'en voulait pas davantage.

Ma mère se désolant de ça, je lui dis de ne pas se faire de mauvais sang
en raison de moi; que je resterais très bien seul à la tuilière, sans
avoir peur. Malgré ça, elle n'en était pas plus contente; mais ainsi
qu'on dit communément: «Besoin fait vieille trotter»; les pauvres gens
ne font pas souvent à leur fantaisie, et il lui fallut se résigner.

Tous les matins donc, à la pique du jour, elle s'en allait à Marancé,
qui était à environ trois quarts d'heure de chemin; moi, je restais
seul. Le premier jour, je ne bougeai guère de la maison et des environs,
mais je m'ennuyai vite d'être ainsi casanier, et je me risquai dans la
forêt. Des loups, je n'en avais pas peur, sachant bien qu'en cette
saison où ils trouvent à manger des chiens, des moutons, des oies, de la
poulaille, ils ne sont pas à craindre pour les gens, et dorment dans le
fort sur leur liteau lorsqu'ils sont repus, ou sinon, vont rôder au loin
autour des troupeaux. D'ailleurs, j'avais dans ma poche le couteau de
mon père attaché au bout d'une ficelle, et, avec un bâton accourci à ma
taille, ça me donnait de la hardiesse. Pour les voleurs, on disait bien
qu'il s'en cachait dans la forêt, mais je n'y pensais point: c'est un
souci dont les pauvres sont exempts; malheureusement, il leur en reste
assez d'autres.

Dans les temps anciens, à ce qu'il paraît, la forêt était beaucoup plus
vaste et considérable que maintenant, car elle s'étendait sur les
paroisses de Fossemagne, de Milhac, de Saint-Geyrac, de Cendrieux, de
Ladouze, de Mortemart, de Rouffignac, de Bars, et venait jusqu'aux
portes de Thenon. Encore à cette époque où j'étais petit drole, quoique
moins grande qu'autrefois, elle était cependant bien plus étendue
qu'aujourd'hui, car on a beaucoup défriché depuis. Elle se divisait,
ainsi qu'aujourd'hui, en plusieurs cantons, ayant un nom particulier:
forêt de l'Herm, forêt du Lac-Gendre, forêt de La Granval; mais,
lorsqu'on parlait de tous ces bois qui se tenaient, on disait, comme on
dit encore: «la Forêt Barade», qui vaut autrement à dire comme «la Forêt
Fermée», parce qu'elle dépendait des seigneurs de Thenon, de la Mothe,
de l'Herm, qui défendaient d'y mener les troupeaux.

Les bois n'étaient pas en trop bon état partout, au temps où nous étions
à la tuilière: on y avait mis le feu autrefois à quelques places, et
puis l'ancien noble à qui presque toutes ces forêts appartenaient à la
Révolution, s'étant ruiné, disait-on, avait fait couper les futaies,
avancé des coupes et, finalement, avait vendu la plus grande partie de
ses bois pour un morceau de pain. Malgré ça, on y trouvait encore,
quelques années après, des taillis épais et de beaux arbres dans les
endroits difficiles à exploiter. Il y avait aussi, dans les endroits
écartés, dans les fonceaux perdus, des fourrés drus, d'ajoncs, de
genêts, de brandes, de bruyères, entremêlés de ronces et de fougères qui
semblaient de petits arbres. C'est dans ces fourrés impénétrables que
les sangliers, appelés en patois _porcs-singlars_, avaient leur bauge,
d'où ils sortaient la nuit pour aller fouir les champs de raves ou de
pommes de terre autour des villages. On ne les voyait guère de jour,
sinon lorsqu'ils étaient chassés par la meute du comte; ou bien c'était
une laie traversant une clairière, au loin, suivie de ses petits
trottinant après elle.

Deux chemins coupaient la forêt: le grand chemin royal de Bordeaux à
Brives ou, autrement, de Limoges à Bergerac, qui passait à l'Herm, à la
Croix-de-Ruchard où s'embranchait un chemin venant de Rouffignac, et
ensuite allait, toujours en plein bois, jusqu'au Jarripigier, pour de là
gagner Thenon. L'autre était le grand chemin de traverse d'Angoulême à
Sarlat qui, venant de Milhac-d'Auberoche, passait près du Lac-Nègre, au
Lac-Gendre, et, à un quart de lieue de Las Motras, allait croiser le
chemin de Bordeaux à Brives et se dirigeait vers Auriac, en passant sur
la gauche de Bars.

Ces chemins n'étaient pas tenus comme les routes d'aujourd'hui.
C'étaient, du moins les deux premiers, de grandes voies larges de
quarante et quarante-huit pieds, comme ça se voit encore à des tronçons
qui restent, lorsque les riverains n'ont pas empiété. Elles montaient
tout bonnement dans les montées, descendaient dans les descentes, sans
remblais ni déblais, gazonnées par places, ravinées par d'autres, et
s'en allaient directement où elles devaient aller, sans chercher de
détours, tristes et grandioses entre les immenses bois noirs qui les
bordaient. Quelquefois, en voyant, l'espace d'une demi-lieue, ces routes
s'allonger tout droit, jusqu'en haut d'une côte, sans un voyageur, sans
un passant, pierreuses, arides ou verdissantes, défoncées, envahies çà
et là par les herbes sauvages ou des bruyères rases, il semblait que sur
cette voie déserte, ruinée, allaient apparaître, escortés par des
cavaliers de la maréchaussée prévôtale, les mulets du fisc portant les
écus de la taille et de la gabelle dans les coffres du Roy. Ailleurs,
dans une combe sauvage, traversée par la route, c'était un fond d'aspect
sinistre, humide l'été, dont l'hiver faisait une fondrière, loin de
toute habitation, en plein bois, entouré de halliers épais: lorsque
tombait la nuit, on se prenait à regarder autour de soi, comme si des
voleurs de grand chemin étaient prêts à sortir des taillis sombres.
Outre ces grands chemins, il y avait des pistes tracées par les
charrettes qui enlevaient les brasses de bois, pistes qui s'effaçaient
après l'exploitation des coupes, et des petits sentiers de braconniers
qui s'enfonçaient dans les fourrés, serpentaient sous les taillis,
suivaient les combes, contournaient les coteaux, ou s'entrecroisaient à
leur cime où était un poste pour le lièvre.

On ne rencontrait guère jamais personne dans les bois. Quelquefois, le
soir, on apercevait un paysan en bonnet de coton bleu, du foin dans ses
sabots l'hiver, pieds nus l'été, cachant la batterie de son fusil sous
sa veste déchirée, qui s'enfonçait dans les taillis, et allait au clair
de lune se poster à l'orée d'une clairière, pour guetter le lièvre
sortant de son fort et allant au gagnage; ou bien, sur une cafourche
hantée par les loups, attendre, caché derrière une touffe de genêts, la
bête à l'oreille pointue qui, au milieu de la nuit, vient hurler
sinistrement en levant le museau vers la lune. Dans la journée, de loin
en loin, on trouvait sur ces petits chemins un garde-bois, sa plaque au
bras, venant donner de la bruyère à couper, ou du bois à faire; et, plus
rarement encore, une file de cinq à six mulets portant du charbon pour
la forge des Eyzies.

Ainsi que tous les enfants de par chez nous, je grimpais comme un
écureuil. Des fois, lorsque je trouvais un grand arbre sur la cime d'une
haute butte, je montais jusqu'au faîte, et je regardais l'immensité des
bois qui s'étendaient à perte de vue sur les plateaux, les croupes et
les creux ravinés. Çà et là, dans une éclaircie, une maison isolée sur
la lisière de la forêt, un clocher pointu au-dessus des masses sombres
des bois, ou la fumée d'une charbonnière, flottant lourdement comme une
brume épaisse dans les combes et les fonds. De tous côtés, presque, les
puys, les coteaux et les vallons s'enchevêtraient et s'étageaient pour
gagner les plateaux du haut Périgord, tandis qu'au midi, dans le
lointain, au-delà de la Vézère, les grandes collines du Périgord noir
fermaient l'horizon bleuâtre. Autour de moi, nul bruit: quelquefois
seulement, le battement d'ailes d'un oiseau effarouché, ou le passage,
dans le fourré, d'un renard cheminant la queue traînante. Au loin,
c'était le jappement clair d'un chien labri sur la voie du lièvre, ou la
corne d'appel de quelque chasseur huchant ses briquets, ou bien encore
une vache bramant lamentablement après son veau, livré au boucher de
Thenon.

Puis, quand venait le midi, l'angélus tintait à tous les clochers
d'alentour, Fossemagne, Thenon, Bars, Rouffignac, Saint-Geyrac,
Milhac-d'Auberoche, et la musique de toutes ces cloches aux sonorités
variées s'épandait sur la forêt silencieuse. Je restais là, enjuché sur
mon arbre, rêvant à ces choses vagues qui passent dans les têtes
d'enfants, aspirant les senteurs agrestes qui montaient de la forêt,
vaste herbier de plantes sauvages chauffé par le soleil, écoutant le
coucou chanter au fond des bois, et, plus au loin, un autre lui
répondre, comme un écho affaibli. D'autres fois, c'était un geai
miauleur, qui s'était appris à imiter les chats, autour des maisons, à
la saison des cerises, et qui s'envolait bientôt en m'apercevant.

J'aimais cette solitude et ce quasi-silence, qui amortissaient, sans que
j'y fisse attention, les cruels ressouvenirs de mon pauvre père, et,
tous les jours, pendant que ma mère travaillait à Marancé, je courais
dans les bois, mangeant une mique ou un morceau de pain apporté dans ma
poche, me gorgeant de fruits sauvages, buvant dans les creux où l'eau
s'assemblait, car il n'y a guère de sources dans la forêt, et me
couchant sur l'herbe lorsque j'étais las. Pas bien loin de Las Motras,
il y a, dans un creux, un petit lac appelé le Gour; on dit qu'on n'a
jamais pu en sonder le fond, mais peut-être, on n'a jamais bien essayé.
En ce temps-là, le Gour était environné d'épais fourrés, et l'eau
dormait là tranquille et claire, ombragée par de grands arbres qu'elle
réfléchissait: frênes, fayards ou hêtres, érables et chênes robustes. Il
y avait même, penché sur le petit lac, un tremble argenté, venu là par
hasard, dont les feuilles frémissaient avec un bruit léger comme celui
d'une aile d'insecte. J'allais quelquefois me coucher là, sous les
hautes fougères, et quand le soleil commençait à baisser, alors qu'aux
environs un mâle de tourterelle roucoulait amoureusement, j'épiais les
oiseaux, altérés par la chaleur du jour, qui venaient y boire. Il y en
avait de toute espèce: geais, loriots, merles, grives, pinsons, linots,
mésanges, fauvettes, rouges-gorges; ils arrivaient voletant, se posaient
sur une branche, tournaient la tête de droite, de gauche, et, lorsqu'ils
voyaient qu'il n'y avait pas de danger, ils s'abattaient au bord du
Gour, et buvaient à gorgées en levant le bec en l'air pour faire couler
l'eau. Des fois, les uns se baignaient en faisant aller leurs ailes,
comme des enfants qui battent l'eau à la baignade, et, après, se
secouaient pour se sécher et s'éplumissaient.

Il me semblait, à moi, sur qui pesait toujours, quoique moins
lourdement, le malheur de mon père, il me semblait, je dis, que ces
petites bêtes, libres dans les bois, étaient heureuses, n'ayant souci de
rien, se levant avec le soleil, se couchant avec lui, et, le jabot bien
garni, dormant tranquilles la tête sous leur aile. Pourtant, je me
venais à penser aussi que l'hiver elles n'étaient pas trop à leur
affaire, lorsqu'il gelait fort et que la neige était épaisse: il y en
avait alors qui devaient jeûner. Les merles, les grives, les geais,
trouvent toujours quelques grains de genièvre, quelques prunelles de
buisson, des baies de viorne ou de sureau, ou encore quelques alises
restées à la cime de l'arbre. Mais les autres pauvres petits oisillons
ne trouvent plus de graines, ni de bestioles à picorer, et, si la neige
tient, si le froid est dur, affaiblis par le jeûne, une nuit où il gèle
à pierre fendre, ils tombent morts de la branche, et restent là, le bec
ouvert, les plumes hérissées, les pattes roides. D'autres fois, c'est un
chat sauvage qui, dans l'obscurité, monte à l'arbre et les emporte, ou
encore un chasseur à l'allumade, qui vient avec sa lanterne, tandis que
tout dort, et d'un coup de palette assomme les imprudents qui
s'enjuchent trop bas: ah! il y a de la misère pour tous les êtres sur la
terre.

Le dimanche, ma mère restait à la tuilière, bien contente d'être avec
moi, et elle s'occupait de rapetasser nos pauvres hardes, qui en avaient
grand besoin, surtout les miennes, car on pense bien qu'avec cette vie
dans les bois, à traverser les ronciers, à grimper aux arbres, mes
culottes et ma chemise en voyaient de rudes. Ce jour-là, elle faisait de
la soupe avec quelque chose qu'on lui avait donné, ou avec des haricots
que nous appelons mongettes, et il nous semblait bon de manger comme ça
ensemble, étant toute la semaine chacun de notre côté. La nécessité
enseigne de bonne heure les enfants du pauvre; lors donc que j'étais
seul, s'il restait un peu de bouillon, je le faisais chauffer
quelquefois, et je me trempais de la soupe dans une petite soupière;
mais, ordinairement, j'aimais mieux aller courir.

Avec ça, je mangeais des frottes d'ail, ménageant le sel, comme de
juste, car il était cher, ou bien des pommes de terre à l'étouffée, des
miques, et puis des fruits venus sur des arbres sauvages, semés par les
oiseaux dans les bois: cerises, sorbes ou pommes, ou encore de mauvais
percès ou alberges, trouvés dans quelque vigne perdue à la lisière de la
forêt. Des fois, ma mère me portait dans la poche de son tablier un
morceau de millassou dont elle s'était privée, la pauvre femme, mais il
lui fallait se cacher pour ça, parce que l'homme de Marancé, qui
regrettait le pain qu'on mangeait, se serait fâché s'il s'en était donné
garde. Malgré tout, je profitais comme un arbre planté en bon terrain,
et je devenais fort, car, quoique n'ayant que huit ans, j'en paraissais
bien dix. Ma connaissance aussi s'était bien faite; je parlais avec ma
mère de choses que les enfants ignorent d'ordinaire, et je comprenais
des affaires au-dessus de mon âge: je crois que la misère et le malheur
m'avaient ouvert l'entendement.

                   *       *       *       *       *

Il y en a qui diront:

--Alors vous viviez comme des _higounaous_, des huguenots! vous n'alliez
pas à la messe le dimanche, ni à vêpres?

Eh! non, nous n'y allions pas. Ma mère, la pauvre, croyait bien au
paradis et à l'enfer; elle savait bien qu'elle se damnait en faisant
ainsi; d'ailleurs, elle ne pouvait l'ignorer, car le curé, l'ayant
rencontrée un soir qu'elle revenait, harassée de sa journée, le lui
avait reproché, disant que de ne pas aller à la messe, de ne point se
confesser, ni faire ses Pâques, c'était vivre comme la chenaille. Non,
elle n'allait pas à l'église et ne m'y menait point, faute de n'avoir le
temps, disait-elle, mais il y avait autre chose. S'il faut dire la
vérité, elle s'était brouillée avec le bon Dieu: elle lui en voulait, et
surtout à la Sainte Vierge, de ce que mon père avait été condamné. Elle
convenait bien qu'il devait être puni, mais non pas de mort, parce que
les vrais coupables, ceux qui l'avaient poussé à faire ce coup, c'était
le comte, qui avait donné l'ordre injuste et méchant de tuer notre
chienne, et puis cette canaille de Laborie, qui la poursuivait de ses
propositions malhonnêtes. Je dis: puni de mort, car, en ce temps-là, ce
n'était pas comme à présent, où les forçats sont mieux soignés et plus
heureux là-bas, dans les îles, que les pauvres gens de par chez nous.
Ceux qui tenaient dix ans à cette vie des galères avaient la carcasse
solide; mais la plupart mouraient avant, surtout ceux qu'on envoyait à
Rochefort, dans les marais de la Charente. Et justement, c'était là
qu'on avait mis mon père, sur la demande du comte de Nansac, comme M.
Fongrave nous le fit savoir. Dans le commencement, comme on nous avait
dit que Rochefort était plus près de la tuilière que Brest ou Toulon,
nous nous en contentions, comme si d'être séparés de cinquante, ou de
cent, ou de deux cents lieues, ça n'était pas la même chose pour nous.
Mais, depuis, j'ai su par un marinier de Saint-Léon que c'était là qu'on
envoyait ceux dont on voulait se défaire.

Et pour mon pauvre père, ça ne fut pas long. Tout le jour à travailler
dans les boues de la rivière, nourri de mauvaises fèves, enchaîné la
nuit sur le lit de planches, il attrapa les terribles fièvres du bagne.
Et puis, la perte de sa liberté et le chagrin le minaient plus que la
maladie: aussi, au bout de quelques mois, le pauvre misérable mourut
désespéré.

L'avant-veille de la Toussaint, le maire fit appeler ma mère, et lui dit
brutalement devant le curé, qui était avec lui sur la place de l'église:

--Ton homme est mort là-bas, il y eut hier quinze jours; tu peux lui
faire dire des messes.

--Les pauvres gens n'en ont pas besoin, repartit ma mère: ils font leur
enfer en ce monde.

Et elle s'en alla. Il était nuit noire lorsqu'elle arriva à la tuilière,
où je l'attendais au coin du feu en faisant cuire des châtaignes sous la
cendre pour mon souper. Sans me rien dire, elle défit son mouchoir de
tête, et, se recoiffant, elle cacha en dessous la pointe du mouchoir qui
était ramenée en avant.

Il faut dire qu'autrefois il y avait des manières différentes de se
coiffer en mouchoir: les filles laissaient pendre un long bout par
derrière, sur le cou, comme pour pêcher un mari; les femmes glorieuses
d'avoir un homme ramenaient fièrement ce bout en avant sur l'oreille,
tandis que les pauvres veuves le cachaient sous leur coiffure, désolées
de leur viduité. D'après cette explication, on comprend que ce bout de
mouchoir, arrangé d'une certaine façon, était l'emblème du mariage
désiré par les filles, possédé par les femmes et regretté par les
veuves: cela tout naïvement, et sans penser à mal.

En ce temps-là, je ne connaissais pas la signifiance de cette pointe de
mouchoir, et je regardais faire ma mère, tout étonné. Lorsqu'elle eut
fini, elle prit une gibe, sorte de forte serpe au bout d'un long manche,
et, me tenant par la main, elle m'emmena à travers la forêt.

Elle marchait d'un pas rapide, m'obligeant ainsi à courir presque,
muette, farouche, serrant ma main dans la sienne d'une pression égale et
forte. Elle ne connaissait pas aussi bien la forêt que l'homme de la
Mïon; et puis, d'ailleurs, son idée qui la poussait en avant l'empêchait
de se bien diriger dans la nuit, de manière que, voulant aller à l'Herm,
elle gauchit sur la droite beaucoup, vers le Lac-Nègre; ce que voyant et
qu'elle avait failli son chemin, ma mère tourna droit vers le midi. Nous
allions toujours sans mot dire, moi pressentant quelque chose de grave
dans ce long silence, et ému par avance à la pensée de quelque terrible
révélation. Dans les bois, les feuilles secouées par un vent humide
tombaient au pied des arbres, ou quelquefois, enlevées par une rafale,
tourbillonnaient dans la nuit, passant sur nos têtes comme une
innumérable troupe de sansonnets emportés par la bourrasque. Dans les
sentiers semés de feuilles mortes, des flaques d'eau pareilles à des
miroirs sombres où rien ne se reflétait, clapotaient sous nos sabots. Et
nous marchions toujours grand pas, ma mère, sa gibe sur l'épaule, moi
entraîné par elle, et enveloppés tous deux de l'obscurité sinistre des
bois. Enfin, sur les onze heures, nous vîmes sur la lisière de la forêt
se dresser dans le ciel noir les toits pointus du château de l'Herm, et
ma mère pressa le pas en contournant le coteau pour éviter le village.
En arrivant au découvert, le ciel se montra gris, rayé de bandes
noirâtres avec de grands nuages qui couraient vers l'est poussés par le
vent de travers. En rencontrant les fossés de l'enceinte, ma mère les
longea et, s'arrêtant en face de la porte extérieure, la tête haute, les
yeux brillants, les cotillons fouettés par le vent, me dit:

--Mon drole, ton père est mort là-bas aux galères, tué par le monsieur
de Nansac: tu vas jurer de le venger! Fais comme moi!

Et suivant le rite antique des serments solennels, usité dans le peuple
des paysans du Périgord depuis des milliers d'années, elle cracha dans
sa main droite, fit une croix dans le crachat avec le premier doigt de
la main gauche et tendit la main ouverte vers le château.

--Vengeance contre les Nansac! dit-elle trois fois à haute voix.

Et, moi, je fis comme elle et je répétai trois fois:

--Vengeance contre les Nansac!

Cela fait, tandis que les grands chiens hurlaient au chenil, ayant
côtoyé les maisons du village endormi, nous fûmes prendre le vieux grand
chemin royal qui passe près de l'Herm et traverse les bois en se
dirigeant vers Thenon. Trois quarts d'heure après, nous étions à la
Croix-de-Ruchard, qui se trouve maintenant sur la lisière de la forêt,
et, laissant La Salvetat sur la droite, nous rentrâmes dans les bois de
La Granval, suivant les sentiers pour revenir à la tuilière, où nous
fûmes rendus sur les deux heures du matin.

                   *       *       *       *       *

A l'âge que j'avais alors, le dormir est un besoin presque aussi fort
que le manger et le boire. Lorsque je me réveillai le lendemain, il
faisait grand jour, et j'étais seul dans le lit, ma mère étant partie de
bonne heure au travail. Je restai là un moment, regardant à l'autre bout
de notre masure une petite pluie fine qui tombait par la tuilée
effondrée, faisant une flaque dans le sol, et lors je pensai à tous les
malheurs qui nous tombaient dessus. La mort de mon père, quoiqu'elle
m'eût fait une bien grosse peine, ne m'avait pas surpris, car nous nous
y attendions, ma mère et moi. Souventes fois, parlant tous deux de ce
que pouvait être cet enfer des galères, nous imaginions des choses si
terribles, et pourtant si vraies, que la mort pouvait être considérée
comme une délivrance. Oh! en être réduit à préférer la mort pour ceux
qu'on aime, quelle triste chose! Aussi quelle haine farouche pour les
Nansac grouillait en moi, pareille à un de ces noeuds de vipères
accouplées que je trouvais parfois dans la forêt!

Après ces tristes pensers, j'éprouvais du soulagement à sentir dans mon
coeur une grande reconnaissance pour M. Fongrave, qui avait été si bon
pour nous. Il me semblait que tant que nous n'aurions pas en quelque
manière marqué notre reconnaissance à l'avocat de mon père, je ne serais
pas à mon aise. En cherchant en moi-même ce que nous pourrions faire
pour ça, je vins à penser que lui envoyer un lièvre, ça serait à propos.
Je me souvins alors que, dans le tiroir du cabinet, il y avait des
setons ou lacets de laiton dont se servait mon père, et, sautant du lit
incontinent, je mis ma culotte, soutenue à mode de bretelle par un bout
de ficelle que j'avais faite avec du chanvre, et j'allai au tiroir. Je
fus content de voir qu'il y avait une dizaine de setons, et, sans plus
tarder, je pris une mique et, en la mangeant, je m'en fus à la recherche
de passages de lièvres, où je pourrais en poser. Après avoir bien viré,
tourné, je remarquai trois coulées assez fréquentées, et, le soir, ayant
flambé trois de ces collets, je les cachai dans une poignée de fougères,
et au soleil entrant, ou couchant, si l'on veut, je m'en fus les placer.
Je posai le premier dans un passage à deux pas du sentier, attaché à une
forte pousse de chêne. J'en mis un autre sur la lisière d'un bois à un
endroit où j'avais connu que le lièvre passait souvent pour aller faire
sa nuit dans les terres autour des villages, et enfin le troisième à la
croisée de deux petits sentiers qui devait être un poste pour la chasse
aux chiens courants.

Le lendemain matin, de bonne heure, je m'en fus voir mes setons: rien.
Le surlendemain, rien encore. Le troisième jour, je trouvai qu'il m'en
manquait un, enlevé sans doute par quelque garde; aux autres, rien
encore. Je compris lors que je n'étais pas bien fin braconnier, mais je
ne me décourageai point pour ça; en quoi j'eus raison, car le quatrième
jour, approchant de mon dernier seton, je vis quelque chose de gris dans
la coulée et je me mis à courir: c'était un beau lièvre étendu mort, le
poil encore humide de la rosée de la nuit; je le ramassai et m'engalopai
chez nous. Lorsque le soir ma mère vint, je lui montrai le lièvre en lui
disant que c'était pour M. Fongrave que je l'avais attrapé. Elle me dit
que c'était très bien; qu'il ne fallait jamais oublier ceux qui nous
avaient fait du bien, et non plus ceux qui nous avaient fait du mal.

Je n'avais garde d'oublier ceux-ci; mais que faire, moi, drole d'une
huitaine d'années? Comment venger la mort de mon père sur les messieurs
de Nansac? Ils étaient riches, puissants, la terre était à eux; ils
avaient un château inabordable à leur volonté, des domestiques, des
gardes armés, et, moi, j'étais pauvre et chétif. Je pensais à ça
souvent, sans rien imaginer, preuve que je n'avais pas de nature l'idée
tournée au mal, quand, le mardi suivant, allant à Thenon avec ma mère
pour tâcher de faire passer le lièvre à M. Fongrave, nous trouvâmes un
homme qui portait un fusil à la bretelle et menait, par une corde, un
méchant briquet qui avait le cou tout écorché. On causait en marchant,
et, entre autres propos, l'homme vint à nous dire que son chien s'était
pris dans un seton et qu'heureusement, lui, étant tout près à couper de
la bruyère, l'avait ouï gueuler et l'avait tiré du lacet à moitié
étranglé: entendant ça, je vins à penser que, le comte de Nansac
chassant souvent dans la forêt, je pourrais lui tuer des chiens par ce
moyen, et je fus content.

A Thenon, ma mère trouva un marchand établi sur la place de la Clautre,
à Périgueux, qui venait souvent au marché les mardis, avec deux mulets
de bât portant ses marchandises. Cet homme nous dit connaître M.
Fongrave, qui lui avait plaidé une affaire, et promit de lui rendre le
lièvre le lendemain, certainement. Sur cette assurance, nous revînmes à
la tuilière.

Je n'allais pas souvent dans la forêt de l'Herm, qui était aux messieurs
de Nansac, pour ne pas les rencontrer chassant, ou leurs gardes; mais un
soir, ayant remarqué les endroits, j'y posai deux solides setons doublés
et bien attachés à de fortes cépées de chêne, et m'en retournai tout
courant. Le lendemain, c'était jour de chasse, et, de loin, j'entendais
par intervalles la trompe du piqueur et les voix des chiens. Je ne sus
rien de ce jour-là, et j'enrageais en moi-même, quand, le surlendemain,
étant dans la forêt de La Granval, je trouvai, entre les Maurezies et le
Lac-Viel, le piqueur de l'Herm qui sonnait des appels. Il me demanda si
je n'avais pas vu un grand chien blanc et noir, marqué de feu aux pattes
et au-dessus des yeux. Je lui répondis que non, et là-dessus, poussant
son cheval, il s'en alla. Dans les villages aux entours de la forêt, on
sut par ce piqueur que Taïaut, le chien de tête, était perdu. Moi, je ne
disais rien, mais je soupçonnais qu'il pourrait bien être étranglé mort
au pied d'un petit chêne, là-bas, dans la Combe-du-Loup. J'avais une
forte envie de m'en accertainer, mais la crainte d'être vu et d'attirer
les soupçons sur moi me retenait. Cependant, perdant patience, le
dimanche, pendant la messe, sûr que tous, maîtres et domestiques y
étaient, je courus à la Combe-du-Loup. Ha! la tête de Taïaut était là
par terre dans la coulée, et tout le reste avait disparu, mangé par les
loups: il payait pour notre pauvre chienne. Je détachai vite le seton et
je m'en revins tout fier et content de ce commencement de vengeance. Au
château, personne ne se douta de rien, et lorsque, quelques jours plus
tard, Mascret trouva la tête de Taïaut à moitié mangée par les fourmis,
on crut que le chien, n'ayant pas retraité avec les autres, avait été
attrapé la nuit par les loups.

J'étais content, j'ai dit: pourtant quelque chose me fâchait; c'était
que le comte ne sût pas que j'avais fait ce coup. Un beau jour,
pensais-je, je le lui dirai bien; mais, pour le moment, c'était trop
dangereux. La mort de mon père ne l'avait pas saoulé, d'ailleurs, et il
cherchait encore à nous faire du mal à nous autres. Pour nous faire
quitter le pays, et nous ôter le pain de la main, il voulut d'abord
acheter la tuilière où nous demeurions; mais l'homme à qui elle
appartenait, qui ne l'aimait guère, comme tout le monde dans le pays, du
reste, refusa de la lui vendre. N'ayant pas réussi de ce côté, il
imagina de faire revenir le fils de chez Tâpy, là où travaillait ma
mère, lequel avait assez de la vache enragée du régiment, quoiqu'il se
fût enrôlé volontairement. Le comte agit si bien qu'il lui fit avoir son
congé, je ne sais sous quel prétexte; mais, en ce temps-là, les nobles
comme lui faisaient tout ce qu'ils voulaient.

Voilà donc ma mère encore une fois chômant et à se demander d'où elle
tirerait le pain. Juste en cet instant, comme pour répondre à la
méchanceté du comte, un autre de ses chiens se prend encore à un seton;
mais, cette fois, on le trouva, et Mascret dit:

--Si Martissou n'était pas mort aux galères, je jurerais que c'est lui
qui a fait et posé ce collet!

Mais ça n'alla pas plus loin pour le moment: on crut que le chien
s'était pris à un seton tendu pour le lièvre, comme ça arrive
quelquefois.

Pourtant, une quinzaine de jours après, Mascret, qui avait son idée, me
trouvant dans la forêt, tira le lacet de son carnier et me dit:

--Connais-tu ça?

La colère de toutes les canailleries du comte me monta tout d'un coup:

--Oui bien! dis-je, c'est moi qui l'ai posé!

--Ah! foutu méchant garnement, je vais te corriger!

Mais, me jetant en arrière, j'ouvris mon couteau en même temps, prêt à
le planter dans le ventre du garde:

--Avance! si tu n'es pas un capon! Lorsque Mascret me vit ainsi, les
sourcils froncés, les yeux flamboyants, la bouche grinçante, montrant
les dents comme un jeune loup qui va mordre, il eut peur et s'en alla
après force menaces.

                   *       *       *       *       *

Cependant l'hiver était là; les pinsons se rassemblaient par troupes,
les mésanges quittaient les bois pour les jardins, les grives
descendaient dans les prés, et les rouges-gorges venaient autour des
maisons. C'est l'époque où l'on balaie la feuille dans les
châtaigneraies, où l'on cure les rigoles des prés, où l'on ramasse le
gland et autres broutilles comme ça, toutes choses que les gens font en
s'amusant: il n'y a pas d'ouvrage pour les journaliers en ce temps-là.
Voyant donc qu'elle n'aurait pas de travail autrement, ma mère, qui
était bonne filandière, chercha du chanvre à filer, d'un côté et
d'autre, et en trouva quelque peu. Elle se mettait une châtaigne sèche,
toute crue, dans la bouche, pour faire de la salive, et filait ainsi du
matin au soir, gagnant à peu près ses trois sous par jour: il n'y avait
pas pour manger notre aise de pain. Heureusement, l'homme à qui était la
tuilière nous avait donné des châtaignes à ramasser à moitié, de manière
que nous en avions la valeur de deux sacs sur de la fougère, dans le
fond de la cassine, ce qui nous assurait de ne pas mourir de faim cet
hiver. Quant au bois, il ne nous manquait pas: nous en avions amassé un
grand pilo pour la mauvaise saison sous un bout de hangar qui tenait
encore un peu. Ce fut bien à propos, quand vint la neige, et qu'il
fallut rester des journées entières au coin du feu. Pour m'amuser,
cependant que ma mère filait sans relâche, moi, je m'essayais à faire
des cages d'osier, ayant pour tout outil mon couteau et une baguette de
fer que je faisais rougir pour percer les trous des barreaux.

L'hiver, on dit que c'est la bonne saison pour les riches; mais pour les
pauvres, il n'en va de même. D'ailleurs, il n'y a pas de bonne saison
pour eux. Ceux-là qui ont besoin de gagner leur vie sont encore plus
malheureux lorsque le travail de terre manque: ainsi sont dans la
campagne les pauvres mercenaires: il leur faut chômer lorsqu'il pleut ou
neige, et jeûner aussi souvent. Outre ça, l'hiver, c'est le temps où il
ferait bon être bien habillé de bonne bure épaisse, ou de bon cadis
bourru, pour se préserver du froid; mais les pauvres gens sont obligés
de passer les mois de gel avec leurs habillements d'été. Nous autres,
dans cette baraque où l'eau et la neige tombaient par le trou de la
tuilée où le vent s'engouffrait aussi, tuant quelquefois le chalel pendu
au manteau de la cheminée, nous n'étions pas trop bien, comme on peut
croire; surtout que nos habillements, toujours les mêmes, usés, percés,
n'étaient guère chauds. Aussi, quand vint le printemps, que les
noisetiers sauvages fleurirent leurs chatons et que les buis
commencèrent à faire leurs petites marmites, il nous sembla renaître
avec le soleil. Mais ce n'était pas le tout, il fallait manger et, pour
manger, gagner des sous.

Ce qui fait la peine des uns arrange quelquefois les autres. Vers la
mi-carême, la femme de Tâpy tomba malade, de manière que son homme manda
à ma mère d'y aller pour la soigner, les droles aussi, et tenir la
maison. La pauvre femme resta au lit un mois et demi et, aussitôt
qu'elle put se lever, quoique bien faible, il lui fallut reprendre son
travail, car Tâpy était un peu serré et même avare, de sorte que d'être
obligé de payer une femme pour faire les affaires dans la maison, si peu
que ce fût, alors qu'il en avait une à lui, ça le suffoquait; tellement
bien, qu'il en voulait à sa femme d'être malade, comme si c'eût été sa
faute, à la pauvre diablesse!

Voilà donc ma mère encore une fois sans travail, de manière qu'au bout
d'un mois et demi, les quelques sous qu'elle avait amassés furent
dépensés. Un jour vint où il n'y eut plus de pain chez nous, ni de
pommes de terre. Les châtaignes, il y avait longtemps qu'elles étaient
finies; de graisse, plus: nous faisions la soupe avec un peu d'huile
rance, tant qu'il y en eut; dans un fond de sac, seulement, il restait
un peu de farine de blé d'Espagne. Ma mère la pétrit, en fit des miques
qu'elle fit cuire, en disant:

--Lorsqu'elles seront finies, il nous faudra prendre le bissac et
chercher notre pain.

Entendant ça, je maudissais ce comte de Nansac qui était la cause de la
mort de mon père aux galères, et qui voulait nous faire crever de
misère. En moi-même je répétais ce que j'avais souvent ouï dire à ma
mère:

--Le bon Dieu n'est pas juste de souffrir ça!

Si j'avais eu le fusil de mon père, qu'au greffe ils gardaient, je crois
que je me serais embusqué dans la forêt pour tuer comme un loup ce
méchant noble, lorsqu'il passait à cheval avec ses chiens, l'air froid
et méprisant, criant, lorsqu'il rencontrait quelque paysan sur son
chemin:

--Gare, manant!

                   *       *       *       *       *

En ruminant toutes ces choses pénibles, affolé par la misère, je vins à
penser que nous étions à la veille de la Saint-Jean. C'est la coutume
dans nos pays que, ce jour-là, on allume un feu sur les cafourches ou
carrefours, auprès des villages et des maisons écartées. Dans les bourgs
on en dresse un beau, recouvert de verdure et de feuillage, avec, à la
cime, un bouquet de lis, de roses et d'herbes de la Saint-Jean, qu'on
s'arrache après. Comme autrefois le druide célébrant la fête du
solstice, à la tombée de la nuit, le curé vient bénir le feu en
cérémonie: ainsi faisait celui de Fanlac, de qui j'ai appris cela.
Lorsque le feu tire à sa fin, ceux qui n'ont pu attraper le bouquet
emportent des charbons pour garder la maison du tonnerre, après avoir
sauté le brasier pour se préserver des clous.

Au temps que nous demeurions à Combenègre, d'où l'on voyait au loin
s'étager les coteaux et les puys, j'aimais à regarder, ce soir-là, ces
milliers de feux qui brillaient dans l'ombre, sur une immense étendue de
pays, jusqu'à l'extrémité de l'horizon, où le vacillement incertain de
la flamme se percevait à peine, comme une étoile perdue dans les
profondeurs du ciel. Sur les cimes, les feux, tirant à leur fin,
quelquefois s'obscurcissaient un instant, puis, ravivés par l'air,
jetaient encore quelques clartés pour finir par s'éteindre alors que
d'autres, dans la vigueur de leur première flambée, montaient dans le
ciel noir comme des langues de feu.

De la tuilière, au milieu des bois, on ne pouvait pas apercevoir tous
ces feux, mais je ne m'en souciais guère, car, sur le coup où j'avais
pensé à cela, m'entra comme une balle dans la tête cette idée: mettre le
feu à la forêt de l'Herm! De cet instant, je ne m'occupai d'autre chose;
la nuit, j'en rêvais. Ce n'était pas la résolution perverse d'un enfant
précocement méchant, faisant le mal pour le mal, par plaisir; non. A la
guerre sans pitié du comte je répondais par une guerre semblable; ne
pouvant le tuer,--ce que j'aurais fait alors sans remords,--je lui
causais un grand dommage. Je tenais mon serment, je vengeais mon père;
cette pensée me faisait du bien. Tout ça n'était pas, à ce moment-là,
aussi net dans ma tête que je le dis aujourd'hui, mais je le sentais
tout de même.

Le difficile était d'en venir à mes fins. J'y songeais tous les jours,
cherchant les moyens, les pesant, les comparant, et, finalement,
m'arrêtant aux meilleurs, c'est-à-dire à ceux qui pourraient rendre
l'incendie plus considérable.

Le premier point, c'est qu'il fallait attendre un jour où il venterait
fort; le second, que le vent devait venir de l'est, du côté de Bars,
pour ne pas brûler la forêt de La Granval, ni celle du Lac-Gendre, ce
que je n'aurais voulu pour rien au monde, mais seulement celle de
l'Herm. La troisième condition, c'est qu'il fallait allumer le feu à un
endroit d'où il pût gagner facilement tous les bois du comte de Nansac,
car, de préparer plusieurs foyers, c'était appeler les soupçons; mis à
une seule place, ça passerait pour un accident. Enfin, le quatrième
point, c'est qu'il fallait mettre le feu la nuit, afin que les secours
ne vinssent pas arrêter l'incendie à son début.

Pour un enfant de mon âge, tout ça n'était pas trop mal arrangé; le
malheur était que ce fût pour une mauvaise action; mais, poussé au mal,
je n'étais pas le seul coupable.

Tandis que je ruminais ces choses dans ma tête, ma mère, ayant su qu'on
avait besoin de faneuses au Cheylard, y alla le lendemain, me laissant
seul pour tout le temps des fenaisons, car c'était trop loin pour
revenir chaque soir. Elle se fâchait de ça, mais je la tranquillisai en
l'assurant que je ne m'inquiétais point d'être seul. Si je lui avais dit
la vérité, j'aurais dit que j'en étais content. Le premier jour, je
l'accompagnai jusqu'au Cheylard, où, ayant demandé quelque peu d'argent
d'avance sur ses journées, elle acheta chez le fournier de Rouffignac
une tourte de pain que j'emportai.

Mon plan était bien arrêté, je n'avais plus qu'à chercher un bon endroit
et à attendre le moment propice. Il y avait une différence de trois ou
quatre ans entre les coupes de la forêt de l'Herm et celles de La
Granval qui se jouxtaient. Les premières étaient bonnes à couper l'hiver
prochain, de manière que la divise, ou limite, était facile à trouver et
à suivre, surtout avec les grosses bornes cornières qu'il y avait de
distance en distance. Ayant bien considéré les choses, je me décidai
pour une place où les bois de l'Herm entraient en coin dans les autres.
Il y avait justement là un vieux fossé à moitié comblé: je cavai un
petit four dans le talus, comme ceux que font les enfants pour s'amuser,
j'assemblai quelques brassées de broussailles dans le fossé, et je m'en
revins sans avoir été vu de quiconque.

Plusieurs jours se passèrent dans l'attente. Il faisait un soleil
brûlant qui séchait sous bois les herbes et les brindilles, ce qui me
réjouissait, en me faisant espérer une belle flambée; mais point de
vent. Pourtant, un matin, avec la lune le temps changea, et un fort vent
d'est se mit à souffler, à mon grand contentement. Toute la journée, je
trépignai, impatient, et, la nuit venue, j'emplis un vieux sabot de
braises et de cendres, et, le cachant sous ma veste, je m'encourus à
travers les bois.

Des nuages grisâtres filaient au ciel, le temps était orageux, le vent
soufflait chaud, sous les taillis, courbant les fougères et la palène,
ou herbe forestière, et balançant à grand bruit les têtes des baliveaux
et des arbres de haute futaie. Aussi, tout en galopant, je me disais:
«Pourvu qu'il ne pleuve pas cette nuit!»

Lorsque j'arrivai à mon endroit, j'étais essoufflé et tout en sueur. Il
pouvait être sur les dix heures: je retrouvai mon petit four en
tâtonnant, et aussitôt, vidant mon sabot dedans, je le bourrai d'herbes
sèches et me mis à souffler sur les braises. L'herbe flamba rapidement:
j'y ajoutai quelques brindilles, et, à mesure que le feu prenait, des
petits morceaux de branches mortes. Après qu'il fut bien allumé, j'y
jetai une brassée des broussailles sèches que j'avais amassées et,
incontinent, la flamme monta, gagnant le bois. Bientôt, sous l'action du
vent, le taillis fut en feu, et je me sauvai comme j'étais venu, par les
fourrés, emportant le sabot qui m'aurait dénoncé.

Arrivé à la tuilière, les mains saignantes, les jambes éraflées par les
ronces, je me couchai tout habillé, agité, inquiet, ne craignant qu'une
seule chose, que le feu ne s'éteignît de lui-même, ou par l'orage qui
ronflait au loin. Vers une heure après minuit, j'entendis de grands
bruits, et, me levant, je sortis. Le tocsin sonnait aux clochers
d'alentour, avec des tintements pressés, sinistres. Une immense lueur
rouge ensanglantait les nuages qui s'enfuyaient emportés par le vent, et
éclairait les coteaux. Des clameurs montaient des villages voisins de la
forêt: l'Herm, Prisse, Les Foucaudies, La Lande; et, au milieu des bois,
on entendait les cris des gens des Maurezies, de la Cabane, du Lac-Viel,
de La Granval, qui couraient au secours.

Alors je fus pris d'un grandissime désir de contempler mon ouvrage.
Ayant laissé passer ces gens, je gagnai à travers les coupes un des
endroits les plus élevés de la forêt, où il y avait un grand hêtre sur
lequel j'étais monté plus d'une fois, et, l'embrassant aussitôt, je me
mis à grimper.

A mesure que je montais, je découvrais le feu, et, arrivé au faîte,
l'incendie m'apparut dans toute son étendue. La forêt de l'Herm brûlait
sur une demi-lieue de largeur, semblable à un grand lac de feu. Les
taillis, desséchés par la chaleur, flambaient comme des sarments; les
grands baliveaux isolés au milieu de l'incendie résistaient plus
longtemps, mais, enveloppés par les flammes, le pied miné, ils
finissaient par tomber avec bruit dans l'énorme brasier où ils
disparaissaient en soulevant des nuages d'étincelles. La fumée chassée
par le vent découvrait ce flot qui s'avançait rapidement, dévorant tout
sur son passage. Les oiseaux, réveillés brusquement, s'élevaient en
l'air, et, ne sachant où aller dans les ténèbres, voletaient effarés
au-dessus du foyer géant. Sur le sourd grondement de l'incendie
s'élevaient dans la nuit les pétillements du bois vert se tordant dans
la flamme, les craquements des arbres chus dans l'amoncellement de
charbons ardents, et les voix des gens affolés travaillant à préserver
leurs blés mûrs. Dans les clairières, des langues de feu s'allongeaient
comme d'immenses serpents, et s'arrêtaient finalement à la lisière des
bois. Sur le seuil des maisons d'alentour, inondées d'une aveuglante
lumière, des enfants en chemise regardaient tranquillement brûler la
forêt du comte de Nansac. Les lueurs de l'immense embrasement se
projetaient au loin sur les collines, éclairant les villages de rougeurs
sinistres qui se reflétaient dans le ciel incendié. Plus près, au-dessus
des maisons basses du village, les tours et les grands pignons du
château de l'Herm se dressaient comme une masse sombre où brillaient
dans les vitres des reflets enflambés.

Je restai là, à cheval sur une grosse branche, jusqu'à la pointe du
jour, suivant les progrès du feu, qui, sauf en quelques coins préservés
par un bout de chemin, ne s'arrêta qu'après avoir dévoré toute la forêt,
laissant après lui un vaste espace noir d'où s'élevaient des nuages de
fumée. Alors, repu de vengeance, je descendis de mon arbre, et m'en
retournai à la tuilière, plein d'une joie sauvage.

Merci à mon petit four, on crut que le feu avait été mis par des enfants
en s'amusant; ils furent interrogés, tous ceux de par là, à tour de
rôle; mais inutilement: le comte de Nansac en fut pour six ou sept cents
journaux de bois brûlés.

Dès lors, il me sembla que je devenais un homme. L'orgueil de ma
mauvaise action me grisait; je mesurais ma force à son étendue, et je me
complaisais dans le sentiment de ma haine satisfaite. De remords, je
n'en avais pas l'ombre, pas plus que le sanglier qui se retourne sur le
veneur, pas plus que la vipère qui mord le pied du paysan. Au contraire,
la réussite de mon projet m'affriandait jusqu'à me faire songer aux
moyens de me venger encore.

Le dimanche, quand vint ma mère passer la journée à la tuilière, elle me
demanda si je n'avais pas eu peur, la nuit de l'incendie, à quoi je
répondis que non, et que, tout à l'opposé, je m'étais réjoui en voyant
brûler les bois du comte.

A l'air dont je dis cela, elle me regarda, prise d'un soupçon, et puis,
comprenant tout à coup, se jeta sur moi, m'enleva contre sa poitrine et
m'embrassa furieusement.

--Ah! dit-elle en me reposant à terre, il ne sera jamais assez puni!

                   *       *       *       *       *

Trois ou quatre jours après, les fenaisons finies, la pauvre femme
revenait tard, recrue, épuisée de fatigue, pour avoir peiné toute une
longue journée de quinze heures sous un soleil pesant. Elle se hâtait
fort afin d'arriver avant l'orage qui la suivait, mais elle eut beau se
presser, un peu après avoir passé La Salvetat, les nuages crevèrent à
grand bruit, et toute en sueur, haletante, une pluie froide mêlée de
grêlons lui tomba dessus, de manière qu'au bout de trois quarts d'heure,
lorsqu'elle arriva sous cette pluie battante, trempée jusqu'à la peau,
elle triboulait, c'est-à-dire grelottait, et n'en pouvait plus. N'ayant
pas d'autres habillements pour se changer, elle se coucha, et, moi, j'en
fis autant. Toute la nuit je la sentis contre moi, brûlante, agitée par
la fièvre, et tourmentée dans son demi-sommeil de mauvais rêves qui la
faisaient déparler, ou délirer. Le matin, comme c'était une vaillante
femme, elle voulut se lever; mais, ayant mis la marmite sur le feu pour
faire cuire des pommes de terre, elle fut obligée de se recoucher, prise
de frissons avec de forts claquements de dents, et se plaignant d'un
grand mal dans les côtés.

La voyant ainsi, je la couvris de tout ce que je pus trouver, de son
cotillon séché, et, finalement, de ma veste, mais elle frissonnait
toujours. Je pensai alors à aller quérir du secours, mais lorsque je lui
en parlai, elle me dit faiblement:

--Ne me quitte pas, mon Jacquou!...

Comme on doit penser, j'étais bien inquiet. Ne sachant que faire pour
apaiser la soif qui la tourmentait, je coupai en quartiers des pommes
d'anis que la pauvre femme avait portées pour moi dans la poche de son
tablier, et, les faisant bouillir, j'en fis une espèce de tisane que je
lui donnais lorsqu'elle demandait à boire, ce qui était souvent.
Quelquefois, je me disais que, si elle pouvait s'endormir, je courrais
jusqu'aux Granges pour avoir du secours; mais, quand je me bougeais le
moindrement, elle ouvrait les yeux et disait:

--Tu es là, mon Jacquou? ne me laisse pas! Et je lui répondais, en lui
prenant la main:

--Ne crains point, mère, je ne te quitterai pas.

Et elle refermait les paupières, brisée par la fièvre, et la poitrine
haletante, oppressée.

Lorsqu'elle s'assoupissait un peu, j'allais sur la porte et j'épiais si
quelqu'un passait par là. Mais dans cet endroit sauvage, où personne
n'avait affaire, qui n'était sur aucun chemin, on ne voyait guère jamais
personne, sinon, de loin en loin, un pauvre diable longeant l'orée des
bois, sa serpe sous son sans-culotte, ou autrement dit sa veste, et s'en
allant faire son faix dans les taillis. Et, personne ne se montrant, je
rentrais bien ennuyé, et lorsque ma mère se réveillait, j'essayais de
lui faire comprendre qu'il lui fallait avoir la patience de rester deux
heures seule, tandis que j'irais chercher quelqu'un; mais à tout ce que
je pouvais lui dire, elle ne savait que répondre toujours:

--Ne me quitte pas, mon Jacquou!

Ou bien, n'ayant pas la force de parler, elle secouait la tête pour dire
non.

La nuit d'après, elle se mit à délirer, parlant de guillotine, de
galères, appelant son pauvre homme, mort là-bas, sur une planche nue,
les fers aux pieds. Tous nos malheurs lui revenaient dans la tête, et
l'affolissaient. Elle criait après le comte de Nansac, et reniait la
vierge Marie qui n'avait pas sauvé son homme. Dans sa fièvre, elle
battait des bras sur le couvre-pieds pour chasser le bourreau qu'elle
disait voir au fond du lit, ou cherchait à se lever pour aller rejoindre
son Martissou qui l'attendait. J'avais grand-peine à la calmer un peu;
il me fallait monter sur le lit, la prendre par le cou et lui parler
comme à un petit drole en l'embrassant. Au matin, harassée de fatigue,
elle s'assoupit un peu et, moi, la voyant ainsi, je crus qu'elle allait
mieux; mais, lorsqu'elle se réveilla en sursaut avec une longue plainte,
je vis bien que non. Sa respiration devenait de plus en plus pénible,
précipitée, et la fièvre était si forte que sa main brûlait la mienne.
La journée se passa ainsi, et quand revint la nuit, elle ne pouvait plus
parler, mais se doulait et s'agitait désespérément. Oh! quelle nuit!
Qu'on s'imagine un enfant de neuf ans, seul dans une cahute perdue au
milieu des bois, avec sa mère agonisante! Pendant plusieurs heures, la
pauvre malheureuse se débattit contre la mort, faisant aller follement
ses bras, essayant d'arracher le couvre-pieds, se soulevant tout entière
dans les transports de la fièvre, les yeux égarés, la poitrine
haletante, et retombant sur le lit, le souffle lui faisant défaut un
instant, pour reprendre encore par un pénible effort. Vers la minuit ou
une heure, la fièvre cessa, et un bruit rauque sortit de sa poitrine, le
rommeau ou râle de la mort! Cela dura une demi-heure; j'étais sur le
banc près du lit, et, à moitié couché, je tenais la main de ma pauvre
mère serrée contre ma poitrine. La connaissance lui revint tout à fait à
la fin; elle tourna vers moi ses yeux pleins d'un angoisseux désespoir
et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues amaigries et hâlées; puis
ses lèvres remuèrent, le râle s'arrêta: elle était morte.

Alors, moi, plein de douleur et d'épouvante, je l'appelai:

--Mère! mère!

Et je me mis à sangloter sur sa main que je gardais toujours dans les
miennes.

Je restai longtemps là, immobile, affaissé. Lorsque je relevai la tête,
à la lueur du chalel, que le vent venant du trou de la tuilée faisait
vaciller, je vis la figure de ma mère qui prenait une teinte de cire
jaunâtre. Ses yeux étaient restés ouverts, et aussi sa bouche, dont les
lèvres rétractées, laissaient voir les dents. Oh! de quelle funèbre
terreur je fus pris en la voyant ainsi! Je ne pus la regarder une
minute, et, me cachant la figure dans les draps, rempli de désespoir et
d'effroi, j'achevai de passer de la sorte cette horrible nuit.

                   *       *       *       *       *

Le jour venu, je me relevai un peu rassuré et j'avisai ma pauvre mère.
Maintenant elle était froide, roidie par la mort; sa main que je
touchais glaçait la mienne; ses cheveux noirs, défaits dans les
mouvements de fièvre, s'épandaient en mèches épaisses sur le lit, comme
des serpents; sa pâleur était devenue terreuse; ses yeux étaient vitreux
et ternis, et sa bouche, toujours grande ouverte, semblait clamer le
désespoir de laisser son drole seul sur la terre.

Je restai là un moment à la contempler, puis, faisant ce que j'avais ouï
dire qu'on faisait en tel cas, je lui couvris la figure avec le linceul,
et, ayant fermé la porte, je m'en fus chercher quelqu'un. Au Petit-Lac,
une femme qui filait accotée contre un mur, me voyant passer bien
ennuyé, me demanda ce que j'avais. Lui ayant dit ce qui en était, elle
leva les bras en disant:

--Sainte Vierge!

Et puis elle me fit une quantité de questions, et finit par me dire:

--Ah donc, tu es le drole du défunt Martissou!

Et ce fut tout. Comme elle ne me faisait aucune offre de service, je la
quittai et m'en allai tout droit à Bars, chez le maire qui tout de suite
me reconnut.

--Et qu'est-ce que tu demandes? me dit-il rudement, selon son habitude.

Après que je lui eus dit la mort de ma mère, il fit un geste de mauvaise
humeur, grommela quelques paroles entre ses dents et finit par me
répondre tout haut:

--Tu peux t'en retourner, on fera le nécessaire.

Je m'en revins à la tuilière et j'attendis assis devant la porte toute
la journée. Sur les cinq heures, quatre hommes vinrent avec une espèce
de civière à rebords, sorte de caisse longue avec des brancards dont on
se servait pour porter en terre les pauvres qui n'avaient pas de quoi
avoir un cercueil, ce qui était commun en ce temps-là. Entrés qu'ils
furent, l'un d'eux découvrit la figure de ma mère et dit:

--Pauvre femme! elle était trop jeune pour mourir!

Voyant qu'elle n'était pas pliée, ensevelie, ils la laissèrent dans les
draps, les rabattirent, puis l'ayant mise dans le vieux couvre-pieds,
tout bâti et rapiécé de morceaux différents, après l'avoir bien arrangée
dedans, ils attachèrent les linceuls au-dessus de la tête et aux pieds.
Cela fait, ils prirent ce pauvre corps roide et le posèrent sur la
civière, puis chacun prit un des quatre bras, et, étant sortis de la
maison, ils se mirent en marche à travers la forêt.

La journée avait été chaude; le soleil qui baissait envoyait ses rais à
travers les taillis comme des pailles d'or. Les oiseaux commençaient à
se retirer pour la nuit et voletaient dans les branches. On étouffait
dans ces bois sans air, et les chemins étaient mauvais, de sorte que les
porteurs fatigués s'arrêtaient souvent et s'essuyaient le front avec
leur manche. Puis, reposés, ils crachaient dans leurs mains,
empoignaient les brancards et se remettaient en route.

Moi, je les suivais machinalement, m'arrêtant lorsqu'ils s'arrêtaient,
repartant avec eux, perdu de chagrin, sans penser à rien, regardant d'un
oeil fixe le corps de ma mère plié dans le couvre-pieds, qui s'en allait
secoué par l'effet des accidents de terrain, et autour duquel de grosses
mouches noires venaient bourdonner...

Au sortir de la forêt, les chemins étant découverts et meilleurs, les
hommes purent porter tout le temps sur l'épaule et hâtèrent le pas. En
passant près d'un village, une vieille pauvresse, qui venait de chercher
son pain, comme en faisait foi son bissac à moitié plein sur son échine
courbée, se signa disant à mi-voix:

--C'est grand'pitié de voir une pauvre créature portée en terre comme
ça!

Et, tirant son chapelet de sa poche, elle suivit avec moi.

L'_Ave Maria_ sonnait comme nous arrivions au bourg de Bars. Les hommes
posèrent la civière devant le portail de l'église, et l'un d'eux alla
quérir le curé. Celui-ci vint, un moment après, jeta un coup d'oeil
froid sur le corps, et dit:

--Cette femme ne fréquentait pas l'église et n'a pas fait ses Pâques;
elle reniait Dieu et la sainte Vierge; c'est une huguenote: il n'y a pas
de prières pour elle... Vous pouvez la porter dans le coin du cimetière
où la fosse est creusée.

Les hommes restèrent un instant étonnés, puis, reprenant leur fardeau,
ils entrèrent dans le cimetière tandis que la vieille me disait:

--Si tu avais eu de quoi payer, il aurait bien fait l'enterrement tout
de même... Jésus mon Dieu!

Dans un coin du cimetière, plein de pierraille, de ronces et d'orties,
le trou était là tout prêt, et l'homme qui l'avait fait attendait. Sur
la planche inclinée, les porteurs placèrent le corps et, autant qu'ils
purent, le firent glisser doucement. Puis ils ôtèrent peu à peu la
planche, et ma pauvre mère se coucha au fond du trou noir, où elle était
à peine étendue que le fossoyeur commença à jeter la terre et les
pierres qui tombaient sur elle avec un bruit mat...

Pendant ce temps la nuit était venue, et moi, noyé dans mon chagrin,
j'étais debout, regardant comme imbécile la fosse qui se comblait. A
côté, la vieille, à genoux, disait son chapelet. Après que l'homme eut
achevé, elle se leva, fit un signe de croix et, me touchant le bras, me
dit:

--Viens-t'en, mon petit, c'est fini.

Et je la suivis jusqu'au village où on la retirait dans une grange, et,
lorsqu'elle m'eut fait monter, écrasé de douleur et de fatigue, je
tombai sur le foin et je m'endormis d'un lourd sommeil.



IV


Le matin, à mon réveil, je fus tout étonné de me trouver dans un grenier
à foin; mais bientôt la mémoire me revint. Je regardai autour de moi: la
vieille était partie, mais, se doutant que j'aurais faim, elle m'avait
laissé un bon morceau de pain. Mon ventre criait, comme ça devait être
depuis deux jours que je n'avais rien mangé. Pourtant, quoique ce pain
fût de pur froment, qu'il eût l'air bien propre, je sentais une grande
répugnance à y toucher. Chez nous autres, aussi pauvres que soient les
gens, ils ont horreur du pain de l'aumône. On dit communément qu'un
bissac bien promené nourrit son homme, mais avec ça, le plus chétif
paysan, dans la plus noire misère, s'estime encore heureux de n'en être
pas réduit là, et regarde avec une compassion un peu méprisante ceux qui
cherchent leur vie en mendiant.

Moi, songeant à cette bonne pensée qu'avait eue la vieille, je me
sentais comme ingrat de refuser ce morceau de miche; et puis j'étais
affamé, ce qui est une terrible chose. Je pris donc le pain et je
descendis du fenil. Dans la cour je ne vis personne, et la porte de la
maison était fermée; ce qu'ayant vu, je m'en allai en mangeant.

Arrivé à la tuilière, lorsque j'aperçus cette masure déserte et ce
châlit sur lequel il ne restait plus que la paillasse et une méchante
couette, je m'assis sur le banc et me mis à pleurer en songeant à ma
mère écrasée là-bas sous six pieds de terre et en me voyant tout seul au
monde. Ayant pleuré mon aise pour la dernière fois, je me décidai à
partir. Mais, auparavant, ne voulant pas laisser traîner les méchantes
hardes de ma chère morte, je fis tout brûler dans le foyer. Ceci fait,
je passai le havresac de corde sur mon épaule, je pris le bâton d'épine
de mon père, et, ayant jeté un dernier regard sur le lit où il me
semblait toujours voir le pauvre corps roidi qui n'y était plus, je
sortis de cette baraque, abandonnant notre misérable mobilier.

Mon idée était de me louer comme dindonnier, et je pensai tout d'abord à
la Mïon de Puymaigre, non pour me rendre chez eux, car pour rien au
monde je n'aurais voulu demeurer sur les terres du comte de Nansac, mais
pour m'enseigner quelque place.

Une fois rendu à Puymaigre, je fus étonné d'y trouver une nouvelle
métayère qui me dit que la Mïon et son homme s'en étaient allés
bordiers, du côté de Tursac, et, se reprenant, elle ajouta: «ou de
Cendrieux»; elle ne savait trop. Je connus tout de suite que la pauvre
femme n'était pas des plus adroites, car Tursac est sur la Vézère, en
tirant vers le midi, à un endroit où la rivière fait un grand tour,
comme le nom l'indique, tandis que Cendrieux est au couchant. La
laissant donc, je rentrai dans la forêt, et, en cheminant, je vins à
penser à Jean le charbonnier qui avait aidé mon père à se cacher.
J'avais ouï dire qu'il était du côté de Vergt, où il avait pris du
charbon à faire, mais, pour savoir au juste, j'allai aux Maurezies, où
il avait une petite maison à lui. Lorsque j'y fus, on me dit que Jean
avait fini à Vergt, et qu'il était pour l'heure dans la forêt de la
Bessède, au delà de Belvès. Voyant ça, je remerciai les gens et je m'en
fus au hasard, cherchant les bonnes maisons, car ce n'est pas chez les
pauvres qu'on a de grands troupeaux de dindons à garder.

A ceux que je rencontrais sur les chemins, dans les villages, je
demandais où je pourrais trouver à me louer, mais les premiers auxquels
je m'adressai ne me surent rien dire de bon. Lorsque c'étaient des
femmes, comme elles sont curieuses, tout ainsi que des hommes qu'il y a,
elles me demandaient de chez qui j'étais et, après que je leur avais dit
bonnement la vérité, je connaissais que ça ne les disposait pas bien
pour moi. Le fils de ce Martissou le Croquant, qui avait tué Laborie et
qui était mort aux galères, ça leur faisait une mauvaise impression,
quoiqu'elles sussent bien qu'il n'était pas un scélérat, et il y en
avait, sans doute, qui se disaient en elles-mêmes le vieux proverbe: «De
race le chien chasse». Voyant ça, il me vint en idée de dire un autre
nom; aussi, lorsque je fus aux Foucaudies, à la question forcée: «De
chez qui es-tu?» je répondis assurément:

--De chez Garrigal, de la Jugie.

--Et où c'est-il, la Jugie?

--Dans la paroisse de Lachapelle d'Albarel. Comme ce n'était pas dans
leur renvers, ou voisinage, les gens ne connaissaient pas cet endroit de
la Jugie; et ça aurait été difficile qu'ils le connussent, d'ailleurs,
vu qu'il n'y en a pas dans la commune de Lachapelle, comme je le sus
deux ou trois jours après.

On aurait cru que, de céler mon nom, ça allait me porter bonheur, car
une femme me dit:

--Tu pourrais aller voir à l'Auzelie, et puis ensuite à la Taleyrandie.

Je me fis enseigner le chemin de l'Auzelie, mais arrivé que j'y fus, on
me dit que tous les petits dindons avaient crevé en mettant le rouge,
pour s'être trouvés sous un orage.

De là je fus à la Taleyrandie, et je me présentai à la cuisinière, une
bonne grosse femme:

--Mon pauvre drole, fit-elle, tu viens trop tard; on en a loué un.

Je la remerciai et je repartais, lorsqu'elle me dit d'attendre, et, un
instant après, elle me porta un gros morceau de pain sur lequel elle
avait écrasé des haricots.

Je n'étais pas encore bien maté par la Marane, ou malchance, c'est
pourquoi je devins rouge, et lui dis que je ne demandais pas la charité.

--Aussi je ne te le donne pas par charité, fit-elle, mais c'est que j'ai
un drole de ton âge... Allons, tu peux le prendre, va!--ajouta-t-elle en
me voyant hésiter.

Je pris le morceau de pain et, ayant bien remercié la cuisinière, je
m'en fus devant moi sans savoir où j'allais.

Vers le soir, je commençai à penser où je me retirerais pour la nuit. En
face de moi, sur le coteau voisin, un village était campé, dont les
vitres brillaient au soleil couchant avec des reflets d'incendie. Mais
d'aller y demander l'abri, c'était comme pour le manger, ça me faisait
crème. J'avais pourtant couché la veille dans une grange, comme un
mendiant, mais je m'étais laissé conduire par la vieille, ne sachant où
j'en étais. Il faisait beau temps, et chaud, de manière que je ne me
tracassai pas trop de ça, et je continuai mon chemin. La nuit m'attrapa
du côté de la Pinsonnie, lorsque, avisant dans une vigne perdue une de
ces cabanes rondes au toit de pierre pointu, j'y allai droit. Il y
avait, dans la logette, de la brande et des fougères sèches qui
marquaient qu'on y venait au guet: je m'arrangeai sur cette litière et
je m'endormis.

Au matin, dès l'aube, je repartis, et, pendant de longues heures, je
marchai au hasard, m'offrant dans les grosses maisons mais inutilement.
Ce jour-là, je ne mangeai pas, ayant toujours honte de mendier, et,
quand vint la nuit, je me couchai au pied d'un châtaignier, dans un tas
de bruyère coupée. Je ne sommeillai pas tout d'abord, car je commençais
à m'inquiéter de ne pas trouver à me louer, et je me demandais ce que
j'allais devenir si cela continuait ainsi. Enfin, malgré cette
inquiétude et les tiraillements de mon estomac, je finis par fermer les
yeux.

Le soleil me réveilla, et je me remis en marche; mais j'avais tellement
faim qu'en passant dans un village appelé La Suzardie, et voyant sur sa
porte une femme qui avait une bonne figure, je surmontai ma honte et je
lui demandai la charité, «pour l'amour de Dieu», selon l'usage, et en
baissant les yeux. La femme alla me chercher un morceau de pain, qui
était aussi noir et dur que pain que j'aie vu; malgré ça, je me mis à le
manger tout de suite comme un affamé que j'étais. Alors, m'ayant
questionné, comme de bon juste, mes réponses ouïes, cette femme
m'enseigna le chemin du château d'Auberoche, assez près de Fanlac, où
peut-être on me prendrait. Mais, arrivé à Auberoche, le maître valet me
dit, sans autre explication, qu'on n'avait pas besoin de moi céans.

Je commençais à croire que quelque sorcière m'avait jeté la mauvaise
vue; mais que faire à cela? Je repartis donc, et, grimpant le rude
coteau pelé au fond duquel est le château, je m'en allai vers Fanlac.

                   *       *       *       *       *

Tout en montant le chemin roide et pierreux bordé de murailles de
pierres sèches, je faisais de tristes réflexions sur mon sort. Depuis
trois jours que je galopais le pays, j'avais vu des enfants de mon âge
dans les maisons bourgeoises et chez les paysans, et je songeais que
ceux-là étaient heureux qui avaient leurs parents autour d'eux, une
demeure où se retirer, et la vie à souhait, ou tout au moins le
nécessaire. Non pas qu'une basse envie me travaillât, mais, en comparant
ma destinée à la leur, je sentais plus vivement mon isolement et mon
dénuement de toutes choses. Tout de même, je tâchais de prendre courage
en suivant ce chemin pénible, mû par l'espérance. Le soleil rayait fort
et tombait d'aplomb sur ma figure hâlée; il faisait une chaleur à faire
bader les lézards, ou luserts, comme dit l'autre, et les pierres du
chemin brûlaient mes pieds nus. Aussi, lorsque je fus sur la crête du
haut coteau rocailleux où est pinqué le petit bourg de Fanlac, j'étais
rendu, et je m'assis à l'ombre de la vieille église pour me reposer.

Il me sembla, en arrivant sur cette hauteur, d'où l'on domine le pays,
que mes chagrins s'apaisaient. C'est qu'à mesure qu'on monte, l'esprit
s'élève aussi; on embrasse mieux l'ensemble des choses de ce bas monde
où tant de misères sont semblables aux nôtres, et l'on se résigne. Et
puis on respire mieux sur les hautes cimes et, en ce moment, avec l'air
pur, l'ombre et le repos me donnaient un bien-être qui m'engourdissait.
Le bourg était désert quasi, la plupart des gens étant dans les terres à
couper le blé. De tous côtés les cigales folles grinçaient leur chanson
étourdissante, toujours la même, et, autour du clocher, dans le ciel
d'un bleu cru, les hirondelles s'entre-croisaient avec de petits cris
aigus. Un écho affaibli des chansons des moissonneurs montait de la
plaine et se mêlait aux voix des bestioles de l'air. Sur la petite place
devant l'église, au pied d'une ancienne croix, un coq grattait dans le
terreau et appelait ses poules pour leur faire part d'un vermisseau. Je
contemplais tout cela, machinalement, les yeux demi-clos, bercé par ces
bruits qui m'enveloppaient, et alangui par le manque de nourriture.
Tandis que j'étais là, rêvant vaguement au sort qui m'attendait,
l'Angélus de midi sonna dans le clocher, envoyant au loin, sur la
campagne brûlée par le soleil, un son clair, et faisant vibrer la
muraille massive contre laquelle je m'étais adossé. Puis la cloche se
tut, et le curé sortit de l'église, où il venait sans doute de remplacer
son marguillier occupé à la moisson. En me voyant, il s'arrêta et me dit
avec une voix forte, mais bonne pourtant:

--Que fais-tu là, petit?

Je m'étais levé, et, pendant que je lui racontais mon histoire, en gros,
il me regardait d'un air de compassion. J'étais bien fait pour ça, car,
depuis que je traînais mes habillements, ils étaient en guenilles. Ma
culotte trouée laissait voir ma peau, et, tout effilochée, ne me venait
guère qu'au-dessus du genou, tenue tant bien que mal par une cheville de
bois à mode de bouton. Ma veste était de même, déchirée partout, et ma
chemise, sale, usée et toute percée. Mes pieds nus et poussiéreux
étaient égratignés par les ronces, et mes jambes de même. J'étais
nu-tête aussi, mais, dès cette époque, j'avais une épaisse tignasse qui
me gardait du soleil et de la pluie. A mesure que le curé m'examinait,
je voyais, dans ses yeux couleur de tabac, sourdre une grande pitié.
C'était un homme de taille haute, fort, aux cheveux noirs grisonnants,
au front carré, aux joues charbonnées par une barbe rude de deux jours.
Son grand nez droit, charnu, partageait une figure maigre, et son menton
avancé, avec un trou au milieu, finissait de lui donner un air dur qui
m'effrayait un peu; mais ses yeux, où se reflétait la bonté de son
coeur, me rassuraient.

Quand j'eus fini de parler, le curé me dit:

--Viens avec moi.

La maison curiale était là, tout près de l'église, la porte donnant sur
la petite place, pas loin d'un vieux puits à la margelle usée par les
cordes à puiser l'eau. Entré que je fus derrière le curé, sa servante,
qui était en train de tremper la soupe, s'écria:

--Hé! qui m'amenez-vous là?

--Tu le vois, un pauvre enfant mal couvert et qui n'a plus ni père ni
mère.

--Mais il doit avoir des poux?

Moi, je secouai la tête, ce qui amena sur les lèvres du curé un petit
commencement de sourire, tandis qu'il répondait à sa chambrière:

--S'il en a, ma pauvre Fantille, nous les lui ôterons; le plus pressé,
c'est de le faire manger, car je crois que depuis quelque temps il ne
vit pas trop bien.

Et là-dessus, allant au vaisselier, il y prit une assiette de faïence à
fleurs, une cuiller d'étain, et ensuite remplit l'assiette d'une bonne
soupe aux choux.

--Tiens, mange.

Tandis que je mangeais avidement, debout au bout de la table, le curé me
regardait faire avec plaisir. Après que j'eus fini, il prit un pichet
que la Fantille était allée remplir et me versa un bon chabrol.

--Tu en mangerais bien encore une pleine cuiller? me dit-il, en montrant
la soupe, lorsque j'eus achevé de boire.

Je n'osais dire oui, par honnêteté, mais il le connut et me remplit de
nouveau mon assiette, après quoi il passa de l'autre côté, où la
servante lui porta la soupière.

Un quart d'heure après, ayant déjeuné, le curé m'appela.

--Donc, tu es de la Jugie, dans la commune de Lachapelle-Aubareil?
dit-il en déroulant une carte.

--Oui, monsieur le curé.

Il chercha un moment, puis me dit d'une voix grave:

--Tu mens, mon garçon!

Je devins rouge et je baissai la tête.

--Allons, dis-moi la vérité, de chez qui es-tu? d'où viens-tu?

Alors, gagné par sa bonté, je lui racontai tous mes malheurs, la mort de
mon père au bagne et celle de ma mère à la tuilière, il y avait quatre
jours seulement. Pendant que je parlais, lui expliquant ce qui s'était
passé, la haine du comte de Nansac perçait dans mes paroles, tellement
qu'il me dit:

--Alors, si tu pouvais te venger, tu le ferais?

--Oh! oui! répondis-je, les yeux brillants. Une idée lui vint:

--Peut-être tu l'as déjà fait? dit-il en me regardant fixement.

--Oui, monsieur le curé...

Et, sur le coup, pris du besoin de me confier à lui, je racontai tout ce
que j'avais fait: l'étranglement des chiens et l'incendie de la forêt.

--Comment, malheureux! c'est toi qui as mis le feu à la forêt de l'Herm?

Après que je lui eus répété la chose, il resta un moment sans parler,
les yeux sur la carte. Puis, relevant la tête, il me dit, d'une voix qui
me remuait dans le creux de l'estomac:

--Souviens-toi bien de ne plus jamais mentir! Et rappelle-toi aussi
qu'il faut pardonner à ses ennemis.

Pardonner au comte de Nansac! c'était une idée qui ne me riait pas: il
me semblait que ce serait une lâcheté et une trahison envers mes parents
morts; mais je ne dis rien, et le curé se leva en m'avertissant de
l'attendre.

Tandis qu'il était dans une seconde chambre à côté, où il couchait, je
regardai celle où j'étais.

Elle était grande, comme dans les maisons d'autrefois où l'on ne
s'enfermait pas dans des boîtes ainsi qu'aujourd'hui. Les murs nus, mal
unis, étaient blanchis à la chaux; au plafond, des solives passées en
couleur grise; sous les pieds, un plancher raboteux et mal joint. Au
milieu était la table massive où mangeait le curé; dans le fond, un
cabinet ancien en noyer; sur le grand côté, un grossier buffet du même
genre sans dressoir, faisait face à la cheminée en bois de cerisier,
surmontée d'un crucifix de plâtre comme en vendent les colporteurs.
Autour de la pièce, le long du mur, de vieilles chaises tournées,
communes, étaient rangées, et, au bout, une fenêtre à profonde
embrasure, sans rideaux, laissait voir les coteaux au loin et éclairait
mal la chambre.

Tout cela sentait la simplicité campagnarde, l'indifférence pour le
bien-être intérieur, le mépris des choses matérielles.

Cependant le curé revint avec un paquet de linge sous le bras et
m'emmena.

En passant dans la cuisine, la Fantille, voyant le paquet, hocha la
tête:

--Vous savez que bientôt vous n'en aurez plus pour vous changer!

--Bah! fit le curé sans s'émouvoir, il y a encore des chènevières dans
la commune, et puis des fileuses... sans compter que Séguin, le
tisserand, ne demande qu'à travailler.

Et nous sortîmes, tandis que la Fantille disait:

--Oui, oui, riez, et puis quand vous n'aurez plus de chemises...

Je n'entendis pas la fin.

Au milieu d'une petite ruette passant entre des jardins, et aboutissant
à des vignes encloses de murailles basses d'où sortaient des pousses de
figuiers, le curé ouvrit une porte ronde, et nous nous trouvâmes dans
une cour fermée par une écurie, des volaillères, un fournil et de grands
murs. Au fond, une vieille maison terminée d'un côté par un pavillon à
un étage avec un toit très haut.

Dans la cour, une chambrière donnait du grain à la poulaille et aux
pigeons.

--Votre demoiselle y est, Toinette? fit le curé.

--Oui bien, monsieur le curé, elle est dans le salon à manger.

--En ce cas, je passe par le jardin.

Et, poussant une petite claire-voie, le curé longea le mur tapissé de
jasmins, de rosiers grimpants, de grenadiers en fleur, et s'arrêta
devant un perron de trois marches. La porte-fenêtre était ouverte, et, à
l'entrée, une vieille demoiselle, en cheveux blancs, travaillait assise
dans un grand fauteuil, avec une chaise pleine de linge devant elle.

Entendant le curé la saluer, elle releva ses besicles et dit:

--Ah! c'est vous, curé; gageons que vous m'apportez de l'ouvrage?

--Tout juste... et de l'ouvrage pressé même!

--Vous avez encore fait quelque bonne trouvaille?

--Eh! oui.

Et, se retournant, il me montra à la vieille demoiselle.

--Oh! Seigneur Jésus! s'écria-t-elle, et d'où sort celui-ci?

--De la Forêt Barade.

--Alors ça ne m'étonne pas qu'il soit ainsi dépenaillé... Viens çà, mon
petit!

Et, lorsque ayant monté les trois marches je fus devant elle, elle
ajouta:

--Il a bon besoin d'être nippé, c'est sûr.

--Pour commencer, dit le curé, voici de quoi lui faire deux chemises.

La vieille demoiselle déplia les deux chemises et fit:

--Hum! elles ne sont pas trop bonnes, curé! Enfin, nous tâcherons d'en
tirer parti.

Et, ce disant, elle mesurait sur moi, avec une chemise, la longueur du
corps, celle des manches, et marquait tout cela au moyen d'épingles.

--Je vais m'y mettre tout de suite, continua-t-elle; Toinette m'aidera,
et demain il en aura une... Il est gentil, cet enfant-là, vous savez,
curé,--ajouta-t-elle en relevant les yeux sur moi,--et il a l'air
éveillé comme une potée de souris.

--Ah! les femmes! toujours sensibles aux avantages physiques! dit le
curé en plaisantant.

--Si cela était, riposta la vieille demoiselle en riant, nous ne serions
pas si bons amis.

--Bien touché! fit le curé en riant aussi. Et où est M. le Chevalier?

--Il est allé jusqu'à La Grandie, voir si le meunier a ramassé beaucoup
de blé.

--C'est à craindre que non. Avec la sécheresse qu'il fait depuis un
mois, l'étang doit être à sec... Allons, mademoiselle, au revoir et
merci!

En sortant de là, nous allâmes chez le tisserand. Dans une espèce
d'en-bas, comme un cellier, où l'on n'y voyait guère, l'homme était
assis sur une barre, faisant aller son métier des pieds et des mains,
comme une araignée filant sa toile.

--Séguin, dit le curé, il me faudrait de bon droguet solide, pour faire
des culottes à ce drole et une veste.

--Ça ne sera pas de gloire... monsieur le Curé, je vais vous donner ça.

Et, ayant fait le prix, l'homme mesura avec son aune l'étoffe que le
curé emporta. En chemin, il entra dans une petite maison.

--Ton homme n'y est pas, Jeannille?

--Eh! non, monsieur le Curé, il travaille à Valmassingeas; mais demain
il aura fini.

--Alors, qu'il vienne demain, sans faute; ne manque pas de l'avertir;
c'est pour habiller ce drole: tu vois qu'il en a besoin.

--Oui, le pauvre!

--Maintenant, me dit le curé en nous en allant, je te ferai porter une
paire de sabots de Montignac et un bonnet: ainsi tu seras équipé.

--Faites excuse; monsieur le Curé, mais je n'ai pas besoin de sabots
avant l'hiver, étant habitué à marcher nu-pieds dans les pierres et les
épines, et, pour ce qui est d'un bonnet, je ne puis rien souffrir sur la
tête.

--C'est vrai que tu as une bonne perruque; mais tout ça te servira à un
moment ou à l'autre.

Dès que nous fûmes rentrés, la Fantille demanda au curé où est-ce qu'il
entendait me faire coucher.

--Dans la chambrette qui est derrière la tienne, où l'on met les hardes;
tu lui arrangeras le lit de sangles.

Et il alla dans le jardin lire son office.

Le soir, M. le chevalier de Galibert vint après souper, et, me voyant,
dit:

--Ah! ah! voilà le petit sauvage de la Forêt Barade... Quels yeux noirs,
et quels cheveux! il y a là une goutte de sang sarrasin... Et que
faisais-tu là-bas, garçon?

Lorsque je lui eus conté mon histoire, sans parler pourtant de
l'étranglement des chiens ni de l'incendie de la forêt, le chevalier
tira une tabatière d'argent de la grande poche de son gilet, prit une
bonne prise, et donna cette sentence:

    _Cil va disant: «Noblesse oblige»,_
    _Qui, maufaisant, ses pairs afflige._

Puis il s'en fut trouver le curé au jardin en marmottant entre ses
dents:

--Décidément, ce Nansac ne vaut pas cher.

Deux jours après, j'étais habillé de neuf, et j'avais une chemise
blanche. Mon pantalon et ma veste de droguet me semblaient superbes
après mes guenilles; mais je continuai à aller tête et pieds nus.

--A ton aise, m'avait dit le curé; pourtant, le dimanche, il te faudra
mettre les bas que la Fantille te fait, et tes sabots, pour venir à la
messe.

Quel changement dans mon existence! Au lieu d'être par les chemins à
chercher mon pain, sans savoir où je coucherais le soir, j'avais le
vivre et le couvert, et tout mon travail consistait à aller puiser de
l'eau ou fendre du bois pour la cuisine; à aider la Fantille au ménage,
et le curé au jardin; je n'avais qu'une peur, c'est que ça ne durât pas.

Un soir, tout en arrosant, le curé me parla ainsi:

--Maintenant que te voilà apprivoisé, je vais t'enseigner à parler
français d'abord, à lire et à écrire ensuite; après, nous verrons.

Je fus bien content de ces paroles, car je compris alors que le curé
s'intéressait à moi et voulait me garder. A partir de ce jour, tous les
matins, après la messe, il me montrait, deux heures durant; après quoi,
il me donnait des leçons à apprendre dans la journée, et, le soir, il me
faisait encore deux heures de classe avant souper. J'étais tellement
heureux d'apprendre, et j'avais tant à coeur de faire plaisir au curé,
que je travaillais avec une sorte de rage; de manière qu'il me disait
quelquefois, le digne homme:

--Il faut se modérer en tout; à cette heure, va-t'en demander à
mademoiselle Hermine, ou à M. le Chevalier, s'ils n'ont pas besoin de
toi.

Alors je laissais là mes cahiers et mes livres, et je courais trouver la
demoiselle Hermine, bien heureux lorsqu'elle me donnait quelque
commission. J'allais chez les métayers chercher des oeufs, ou une paire
de poulets, ou à La Grandie quérir de la farine pour faire une tarte.
Puis, lorsqu'on m'eut indiqué le chemin de Montignac et que la
demoiselle m'envoyait acheter du fil, ou des boutons, et M. le Chevalier
du tabac, ah! que j'étais content! On peut croire que je ne m'amusais
pas en route. En partant de Fanlac, il y avait un mauvais chemin
pierreux qui descendait dans le vallon par une pente très roide. Je
dégringolais ce chemin en galopant et en sautant parmi les pierres comme
un cabri, puis, ayant traversé les prés et le ruisseau qui va se perdre
dans la Vézère à Thonac, je remontais, toujours courant, la côte du
Sablou. Il me semblait qu'ainsi, en faisant grande diligence, je
marquais ma reconnaissance pour la bonne demoiselle qui m'avait fait ma
première chemise, sans parler d'autres depuis: elle m'eût fait passer
dans le feu, certes, et j'aurais été heureux qu'elle me le commandât. Et
puis elle avait si bien l'air de ce qu'elle était, bonne comme le bon
pain, que rien que de regarder sa douce figure et ses cheveux blancs
sous sa coiffe de dentelles à l'ancienne mode, je me sentais couler du
miel dans le coeur.

M. le chevalier de Galibert était un très bon homme aussi, mais c'était
un homme, et il n'avait pas toujours de ces petites idées délicates
comme sa soeur. Il était bien charitable également, mais il n'aurait pas
su deviner les besoins des pauvres, et n'avait pas, comme la demoiselle,
ces façons aimables de faire le bien qui en doublent le prix. Avec ça,
il était d'un caractère jovial, aimant à rire et à plaisanter, et il
avait toujours à son service une quantité de vieux dictons ou sentences
proverbiales dont il lardait son discours.

A un malheureux il disait:

    _Le diable n'est pas toujours à la porte d'un pauvre homme._

A celui qui se plaignait de sa femme:

    _Des femmes et des chevaux,
    Il n'en est point sans défauts._

A un qui avait perdu son procès:

    _On est sage au retour des plaids._

A un homme trompé dans un marché, il faisait:

    _A la boucherie, toutes vaches sont boeufs:
    A la tannerie, tous boeufs sont vaches._

A ceux qui se plaignaient de la pluie, il prêchait la patience:

    _Il faut faire comme à Paris, laisser pleuvoir._

Si c'était de la sécheresse, il disait:

    _En hiver partout il pleut:
    En été, c'est où Dieu veut._

Lorsque les gens trouvaient que les affaires de la commune allaient mal,
il les consolait de la sorte:

    _L'âne du commun est toujours le plus mal bâté._

Et ainsi de suite; il n'était jamais à court.

Il les faisait bon voir tous les deux, le frère et la soeur, aller à la
messe, le dimanche, habillés à la mode de l'ancien temps. Lui, en habit
à la française de drap bleu de roi, avec un grand gilet broché, une
culotte de bouracan, des bas chinés l'été, de hautes guêtres de drap
l'hiver, de bons souliers à boucle d'acier, et un tricorne noir bordé
sur ses cheveux gris attachés en queue, représentait bien le gentilhomme
campagnard d'avant la Révolution. Elle, avec sa coiffe à barbes de
dentelles, son fichu de linon noué à la ceinture, par derrière, sa jupe
de pékin rayé qui laissait voir la cheville mince et le petit soulier,
son tablier de soie gorge-de-pigeon et ses mitaines tricotées, mince de
taille, de démarche légère, semblait une jeune demoiselle d'autrefois,
n'eût été ses cheveux blancs.

A la sortie, elle prenait le bras de son frère, tenant de l'autre main
son livre d'heures, et, sur la petite place, tout le monde venait les
saluer et les complimenter, tant on les aimait. Et elle voyait là tout
son monde, s'informait de ses pauvres, des malades, emmenait les gens
chez elle, distribuait des nippes aux uns, une bouteille de vin vieux,
de la cassonade, du miel, aux autres. Ce jour-là, elle donnait les
affaires auxquelles elle avait travaillé dans la semaine: bourrasses, ou
langes, et brassières pour les petits nourrissons, cotillons et chemises
pour les pauvres femmes. Elle et le curé connaissaient tout le pays sur
le bout du doigt, et ils se renseignaient l'un l'autre sur les gens. Ce
que l'un était mieux à même de faire, il le faisait; et ces deux coeurs
d'or, ces charitables amis des malheureux, ne s'arrêtaient pas aux
bornes de la paroisse, ils ne craignaient pas d'empiéter chez les
autres, heureusement, car aux environs, ni même à beaucoup de lieues à
la ronde, on ne trouvait guère de curés et de nobles comme ceux-ci.

Moi, dans le commencement, j'étais tout étonné de voir ça. Avant celui
de Fanlac, je n'avais connu en fait de curés que dom Enjalbert, le
chapelain de l'Herm, qui nonobstant son gros ventre avait l'air d'un fin
renard, d'un attrape-minon, et puis le curé de Bars, mauvais avare
bourru, qui avait du coeur comme une pierre. De nobles, je n'avais vu
que le comte de Nansac, orgueilleux et méchant, qui était la cause de
tous mes malheurs. Aussi dans ma tête d'enfant il s'était formé cette
idée que les curés et les nobles étaient tous des mauvais. A mon âge,
cette manière de raisonner était excusable, d'autant plus que je n'étais
jamais sorti de nos bois; et il y a pas mal de gens, plus âgés et plus
instruits que je ne l'étais, qui raisonnent de cette façon. Mais en
voyant combien je m'étais trompé, j'avais une grande bonne volonté de me
rendre utile à ceux qui me traitaient si bien, et je m'ingéniais à leur
marquer ma reconnaissance. La demoiselle Hermine aimait beaucoup les
donjaux; aussi, à la saison, je me levais avant le jour pour passer le
premier dans les bois où l'on en trouvait. Et comme j'étais content de
lui en apporter un beau panier qui lui faisait pousser des exclamations:

--Oh! les belles oronges!

La jument blanche du chevalier n'avait jamais été étrillée, brossée,
soignée, comme depuis que j'étais là: car, auparavant, Cariol, le
domestique, prenait surtout soin de ses boeufs et la soignait un peu à
coups de fourche, ainsi qu'on dit. Maintenant elle était bien en point
et luisante, de manière que le chevalier lui-même, un jour que je la lui
amenais pour monter, avec sa selle de velours rouge frappé, et les
boucles de la bride à la française brillantes comme l'or, me dit
jovialement:

--C'est bien, mon garçon...

    _Qui aime Bertrand aime son chien._

Pour le curé, lui, c'était un homme comme il n'y en a guère; il n'était
sensible à rien de ce que tant de gens estiment. L'argent, il en avait
toujours assez, pourvu qu'il pût faire la charité; du boire et du
manger, il s'en moquait, disant que des haricots ou des poulets rôtis,
c'est tout un. Et, à ce propos, il faisait quelquefois la guerre au
chevalier qui était un peu porté sur sa bouche et, pour citer quelque
chose de délicat, usait de ce dicton:

    _Aile de perdrix, cuisse de bécasse, toute la grive._

Mais c'était pour rire qu'il le piquait ainsi, sachant fort bien que
plus d'une fois il avait envoyé les meilleurs morceaux à des voisins
malades. Quoique enfant encore ignorant, comme celui qui ne fait que
commencer à apprendre, je m'étais vite aperçu que rien n'était plus
agréable au curé que de faire le bien, et de voir en profiter ceux à qui
il le faisait. C'est ce qui me donnait tant de coeur à étudier, en
voyant de quelle affection il me montrait.

--Aussitôt que tu sauras bien lire, m'avait-il dit, tu apprendras les
répons de la messe, et tu me la serviras, car ce pauvre Francès se fait
vieux.

Quand la bonne volonté y est, on apprend vite. Aussi le curé me dit un
jour:

--A Pâques, tu seras en état de servir la messe.

Je le remerciai simplement, car il n'était pas façonnier et n'aimait pas
les compliments, quoique bon comme il n'est pas possible de le dire.

Lorsque vint le jour de Pâques, je savais mes répons sur le bout du
doigt. Une chose cependant m'ennuyait, c'était de ne pas comprendre les
paroles latines; je l'avouai au curé qui ne le trouva pas mauvais, car
lui-même prêchait toujours en patois pour être compris. Il m'expliqua
donc ce que voulait dire ce latin, et je fus content, parce que je
trouvais sot de dire des mots sans savoir ce que je disais. J'étais
crâne, ce jour-là, bien habillé d'étoffe burelle, et aux pieds une paire
de souliers que la demoiselle Hermine avait commandés à Montignac. Moi
qui n'en avais jamais eu, je m'en carrais, et je trouvais ces souliers
tellement beaux qu'en marchant je ne pouvais m'empêcher de baisser la
tête pour les regarder. Le chevalier m'avait acheté une casquette pour
mes étrennes, de manière que j'étais tout flambant, ce jour-là, car la
casquette était encore neuve, ayant l'habitude d'aller tête nue au
soleil, à la pluie et au froid.

A partir de ce moment, je servis de marguillier au curé, et le vieux
Francès n'eut plus besoin que de sonner l'Angélus et se promener avec sa
bourrique pour ramasser le blé et l'huile qu'on lui donnait pour ses
peines, comme c'était la coutume. J'étais content plus qu'on ne peut le
dire d'être utile au curé. Lorsqu'il fallait porter le bon Dieu à
quelque malade, je m'en allais devant avec un falot, sonnant la
clochette, et derrière le curé suivaient la demoiselle Hermine et
quelque deux ou trois vieilles femmes du bourg, disant leur chapelet.
Tandis que nous passions dans les chemins pierreux, les gens qui étaient
à travailler par les terres faisaient planter leurs boeufs s'ils
labouraient, ôtaient leur bonnet, se mettaient à genoux et disaient un
Notre-Père pour le malade. Et des fois, au loin, au milieu des brandes,
une bergère, oyant le son clair de la clochette, faisait taire son chien
qui jappait, et, se mettant à genoux, priait aussi.

Pour ce qui est des enterrements, le curé allait toujours faire la levée
du corps à la maison du défunt, aussi loin qu'il fallût aller, quelque
misérables que fussent les gens. Et, soit que ce fût un enterrement, un
mariage ou un baptême, quand on lui demandait ce qui lui était dû, il
répondait:

--Rien, rien, braves gens, allez-vous-en tranquilles.

Et les gens s'en allant, l'ayant bien remercié, il disait parfois à
demi-voix:

--Ce que vous avez reçu gratuitement, donnez-le gratuitement.

Lorsque c'étaient des propriétaires riches, comme ceux de La Coudonnie,
de Valmassingeas, de La Rolphie, ils insistaient:

--Monsieur le Curé, au moins pour votre église, pour vos pauvres,
laissez-nous faire quelque chose!

--Puisque vous le voulez, disait-il alors, il ferait besoin d'une nappe
d'autel.

Ou bien:

--Faites porter un sac de blé chez la veuve de Blasillou.

Et les autres faisaient:

--A la bonne heure, monsieur le Curé; n'ayez crainte, nous ne
l'oublierons pas.

Il est vrai qu'aux étrennes, les gens, reconnaissants, portaient bien
des affaires à la maison curiale: c'était une paire de chapons, ou de
poulets, ou des oeufs, ou un panier de pommes, ou un lièvre, ou une
bouteille de vin pinaud, ou un quarton de marrons, ou quelque chose
comme ça. Il y eut même, une fois, une pauvre vieille qui lui apporta
trois ou quatre douzaines de nèfles dans les poches de son devantal, et,
comme elle s'excusait de ce qu'elle n'en avait pas davantage et puis
qu'elles n'étaient pas trop mûres, le curé lui dit de bonne grâce:

--Merci, merci bien, mère Babeau; celui qui donne une pomme n'ayant que
ça, donne plus que celui qui offre un coq d'Inde de son troupeau.

Et comme son coeur était réjoui, ce jour-là, de voir combien tout ce
peuple l'aimait, il ajouta en souriant ce dicton du chevalier:

    _Avec le temps et la paille, les nèfles mûrissent._

Mais ces affaires qu'on lui portait ne restaient pas toutes chez lui; il
en redonnait la moitié à ses pauvres, et, si la Fantille ne s'était pas
fâchée et n'avait pas serré les cadeaux, il aurait, ma foi, tout donné.
Ainsi, lorsqu'on lui offrait une bonne bouteille d'eau-de-vie, bien sûr
qu'elle était pour le vieux La Ramée:--ça n'était pas son nom, mais on
ne l'appelait pas autrement.

Ce La Ramée, donc, était un ancien grenadier de Poléon, comme disait la
bonne femme Minette, de Saint-Pierre-de-Chignac; il s'était promené en
Égypte, en Italie, en Allemagne et en dernier lieu en Russie, où il
s'était quelque peu gelé les orteils, de manière qu'il ne marchait pas
bien aisément. Après le retour du roi, on lui avait fendu l'oreille,
comme il disait, et il s'en était revenu au village, où il aurait crevé
de faim sans sa belle-soeur, pauvre veuve qui l'avait recueilli. Et
encore, si le chevalier et le curé ne lui avaient pas aidé, elle n'en
serait jamais venue à bout, n'ayant pour tout bien qu'une maisonnette et
une terre de trois quartonnées. Mais La Ramée se serait plutôt passé de
pain que d'eau-de-vie et de tabac, vu la grande habitude qu'il en avait:
aussi le curé lui en donnait de temps en temps. Et alors le vieux
troupier reconnaissant, lorsqu'il s'en allait par là dans quelque
coderc, ou pâtis communal, garder les oisons de sa belle-soeur, avec une
houssine, et qu'il rencontrait le curé, il se plantait droit, les talons
sur la même ligne, portait militairement la main à son bonnet de police
qu'il n'avait pas quitté, puis, d'un geste montrant les oisons, il
faisait piteusement:

--Et dire qu'on a été à Austerlitz!

Le jour où l'on portait comme ça des cadeaux, il y avait table ouverte
chez le curé pour recevoir les gens, et nul ne s'en retournait sans
avoir bu et mangé: aussi une charge de vin y passait, tout près;
heureusement, il n'était pas cher en ce temps-là.

                   *       *       *       *       *

Quand j'eus mes douze ans, le curé me fit faire ma première communion.
Moi, voyant que tous les droles de mon âge la faisaient, je m'efforçais
de les surmonter en apprenant le catéchisme de façon à contenter le curé
en ça, comme en tout. Au reste, pour toutes ces choses de la religion,
il n'était pas tracassier et exigeant, comme il y en a. Il avait tôt
fait de me confesser; d'ailleurs, vivant chez lui, toujours sous ses
yeux, lui disant tout ce que je faisais, le consultant lorsque j'étais
embarrassé, il me connaissait aussi bien que, moi-même, je me
connaissais.

La veille de la première communion, pour toute confession, il me demanda
si j'avais encore de la haine dans le coeur contre le comte de Nansac,
et, après que je lui eus répondu par un «oui» timide, il me dit de si
belles choses sur l'oubli des injures et me fit tant d'exhortations de
pardonner à l'exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que je l'assurai
que je m'efforcerais de tout oublier, et de chasser la haine de mon
coeur. J'étais bien dans les dispositions de le faire à ce moment-là,
mais ça ne dura pas.

A ce propos, je conviens bien que c'est une grande et belle chose que de
pardonner à ses ennemis et de ne pas chercher à se venger; seulement, il
faudrait que le pardon fût réciproque entre deux ennemis, parce que, si
l'un pardonne et l'autre non, la partie n'est plus égale. Comme disait
le chevalier:

    _Lorsqu'on se fait brebis, le loup vous croque._

Malgré la misère de mes premières années, j'étais, lors de ma première
communion, grand et fort, de manière que je paraissais avoir quinze ans.
D'un autre côté, depuis trois ans que j'étais chez le curé, j'avais
appris tout ce qu'il m'avait montré, mieux et plus vite que ne font tous
les enfants d'habitude. Je savais passablement le français; un français
plein d'expressions du terroir, de vieux mots, d'anciennes tournures,
comme le parlait le curé, puis l'histoire de France, un peu de
géographie et les quatre règles. Mais où j'étais bien plus fort qu'un
drole de mon âge, c'était pour raisonner des choses et connaître ce qui
était bien ou mal, vrai ou faux. Cela venait de ce que, en toute
occasion, le curé m'enseignait, et me formait le jugement, soit en
travaillant au jardin, soit en allant porter quelque chose à un malade,
soit dans les moments de loisir que les gens vulgaires emploient à
baguenauder ou à faire pire. Il savait, à propos d'une chose très
simple, très ordinaire, me donner des leçons de bon sens et de morale,
me montrer où étaient les véritables biens, dans la sagesse, la
modération, la vertu.

Moi, je me conformais bien tant que je pouvais à ses préceptes, et j'y
avais goût; mais il y avait au fond de mon être une chose que je ne
pouvais pas vaincre, c'était ma haine pour le comte de Nansac. Comme je
viens de le dire, lors de ma première communion, j'avais bien tâché de
le faire, de bonne foi, mais, huit jours après, je n'en avais même plus
la volonté. Lorsque le passé douloureux de ma première enfance me
revenait à la mémoire, je me disais que je serais un fils ingrat et
dénaturé si j'oubliais toutes les misères que cet homme nous avait
faites, tous les malheurs qui nous étaient venus par lui. Et, quand je
songeais à mon père mort aux galères, à ma mère agonisant dans toutes
les angoisses du désespoir, ma haine se ravivait ardente, comme un feu
de bûcherons sur lequel se lève le vent d'est.

On comprend que, dans ces dispositions, tout ce que j'apprenais au
désavantage des Nansac me faisait grand plaisir. Un jour, j'eus de quoi
me contenter. Étant au jardin à biner des pommes de terre, tandis que le
curé et le chevalier se promenaient dans la grande allée du milieu,
j'entendis raconter à ce dernier que l'aînée des demoiselles de Nansac
était partie avec un freluquet, on ne savait où. Cela me fit prêter
l'oreille, et j'ouïs tout ce que disait le chevalier:

--Moi, mon pauvre curé, je ne suis pas comme vous, ça ne m'étonne pas:

    _Elle a de qui tenir,
    Le sang ne peut mentir._

--Que voulez-vous dire?

--Mon cher curé, j'avais une tante qui était un vrai registre de tout ce
qui touchait à la noblesse du Périgord, et, d'elle, j'ai appris beaucoup
de choses. Je vois maintenant quantité de gens qui se sont faufilés
parmi la noblesse et qui eussent été mis honteusement à la porte s'ils
s'étaient présentés pour voter avec nous en 1789: quidams prenant le nom
de terres nobles achetées à vil prix; roturiers émigrés pour des causes
qui les auraient menés tout droit à la guillotine,--car la République a
eu cela de bon qu'elle n'était pas tendre pour les fripons;--bourgeois
emparticulés, un moment disparus dans la tempête révolutionnaire, et se
prétendant maintenant nobles comme Créqui; tous ces gens-là ne m'en font
pas accroire. Je leur dirais volontiers avec un des leurs qui avait du
bon sens:

    _Quelques nobles, ou soi-disants,
    S'ils entendent bien les mystères,
    Trouveront qu'ils sont des paysans,
    Parmi les écrits des notaires._

Le curé, qui trouvait que le chevalier tirait les choses d'un peu loin,
dit à ce moment:

--Pardon... mais je ne vois pas bien le rapport...

--Vous allez le voir, mon ami. Le cas des Nansac n'est pas tel: ils sont
nobles, mais à la façon de ceux de Pontchartrain, qui vendait les
lettres de noblesse deux mille écus. Le père du vieux marquis
d'aujourd'hui était tout bonnement un porteur d'eau, natif de
Saint-Flour, qui avait commencé sa fortune dans la rue Quincampoix, et
l'avait grossie en tripotant dans les fournitures militaires et dans un
tas d'affaires véreuses. Ce maltôtier, nommé Crozat, se faisait appeler:
«de Nansac», à cause d'une métairie qu'il possédait dans son pays. Il
acheta la terre de l'Herm, et fut anobli, grâce à ses écus. Son fils, le
marquis actuel, avait épousé une femme sans principes, qui se rendit
célèbre par ses frasques, en un temps où il était difficile de se
distinguer en ce genre. L'étendue de ses relations amoureuses l'avait
fait surnommer: _La Cour et la Ville_. Parmi ses nombreux amants, elle
en eut d'utiles. Le vieux débauché La Vrillière, ministre tout-puissant
de Louis XV, se pliait à tous ses caprices. Ce fut lui qui fit conférer
au fils du porteur d'eau le titre de marquis dont il est affublé... Vous
comprenez maintenant, curé, que les filles du comte ont de qui tenir,
ayant eu une telle grand'mère.

--Voilà de vilaines histoires, dit le curé; je ne connaissais pas cette
origine. Mais avouez, chevalier, que si le trône et la noblesse ont été
fortement secoués pendant la Révolution, c'était un peu bien mérité.

--Je l'avoue, et j'y joins une notable partie du clergé, que vous
oubliez: moines vicieux, abbés de ruelles, curés concubinaires et tous
ces prêtres incrédules qui n'osaient plus annoncer en chaire
Jésus-Christ crucifié et ne parlaient que du «législateur des
chrétiens».

--Oh! fit le curé, je vous les passe volontiers... De tout ceci,
ajouta-t-il, on pourrait conclure que la Révolution n'a pas été inutile,
car assurément le clergé de notre temps vaut mieux que l'ancien.

--Oui, dit le chevalier, et la noblesse aussi. La correction a peut-être
été un peu rude, mais c'est Dieu qui tenait la verge, et il est le seul
bon juge de ce que nous avions mérité tous.

Moi, j'écoutais cette conversation sans en perdre un mot. Ça n'était pas
bien, j'en conviens, mais la tentation était trop forte. Je fus tout
content de savoir que les Nansac n'étaient pas des nobles de la bonne
espèce; et, de vrai, lorsque je les comparais au chevalier et à sa
soeur, qui étaient la fine fleur des braves gens, bons comme du pain de
chanoine, honnêtes comme il n'est pas possible, je ne pouvais pas
m'empêcher de croire qu'il y avait deux races de nobles, les uns bons,
les autres méchants. C'était une idée d'enfant; depuis, j'ai vu que là
c'était mélangé, comme partout.

                   *       *       *       *       *

Quelque temps après cet entretien, le curé me dit:

--Jacquou, maintenant il te faut songer à prendre un état. Voyons, que
préfères-tu? Veux-tu être tisserand? sabotier? maréchal? veux-tu te
mettre en apprentissage avec Virelou le tailleur? as-tu quelque idée
pour un métier quelconque?

--Monsieur le Curé, je ferai ce que vous me conseillerez.

--Cela étant, mon ami, je te conseille de te faire cultivateur. C'est le
premier de tous les états, c'est le plus sain, le plus intelligent, le
plus libre. C'est, vois-tu, le travail des champs qui a libéré de la
servitude le peuple de France, et c'est par lui qu'un jour la terre sera
toute aux paysans... Mais n'allons pas si loin. Comme je me doutais de
ta réponse, voici comment j'ai arrangé les choses avec M. le Chevalier.
Tu travailleras le jour à la réserve avec Cariol: c'est un bon ouvrier
terrien qui te montrera à labourer, sarcler, biner, faucher, moissonner,
façonner les vignes, et le reste. Tu vivras avec lui et la Toinette chez
M. le Chevalier, mais tu coucheras ici, parce que, le soir, je pourrai
encore te donner quelques leçons et t'enseigner des choses qui te seront
utiles plus tard. Nos bonnes gens de par là, qui ont vu leurs anciens ne
sachant ni A ni B, et qui sont eux-mêmes aussi ignorants, disent qu'il
n'est pas besoin d'en savoir tant pour cultiver la terre; mais ils se
trompent. Un paysan un peu instruit en vaut deux, sans compter que celui
qui ne connaît pas l'histoire de son pays, ni sa géographie, n'est pas
Français, pour ainsi parler: il est _Fanlacois_, s'il est de Fanlac, et
voilà tout. De même, celui qui ne sait ni lire ni écrire, c'est comme
s'il avait un sens de moins... Lorsque tu seras grand, que tu sauras
bien ton état de laboureur, tu trouveras aisément à te louer; et, plus
tard, ayant mis de côté tes gages, tu chercheras une honnête fille
économe et tu te marieras, et vous serez chez vous autres; ce qui est
une belle et bonne chose, et bien à considérer: ainsi voilà qui est
entendu.

Je remerciai bien le curé, comme on pense, et, dès le lendemain, j'allai
travailler avec Cariol.



V


Cinq années se passèrent ainsi, bien pleines et sans nul souci présent
pour moi. De temps en temps, il me sourdait quelque pénible souvenir du
comte de Nansac et de tous mes malheurs, comme une piquée d'écharde dans
la chair, mais le travail amortissait ça un peu. La semaine, je
travaillais dur tout le jour, je mangeais comme un loup et je dormais
comme une souche. Le dimanche, après la messe, je faisais aux quilles
avec les autres garçons du bourg, ou au bouchon, que nous appelons
tible, ou encore au rampeau. L'hiver nous allions énoiser dans les
maisons, et après, chacun son tour, on allait faire l'huile au moulin de
La Grandie. Et puis il y avait les veillées, où l'on aidait aux voisins
à égrener le blé d'Espagne, à peler les châtaignes pour le lendemain,
tandis que les femmes filaient et que les anciens disaient des contes.
Ensuite, quinze jours avant la Noël, nous allions, les garçons, sonner
_la Luce_, comme nous appelons cette sonnerie; et on peut croire que la
cloche était très consciencieusement brandie!

A la Saint-Sylvestre nous courions les villages en chantant _la
Guilloniaou_ ou Gui-l'an-neuf, qui se peut dire ainsi en français:

    A Paris, y a une dame
    Mariée richement...
    Le Gui-l'an-neuf on vous demande,
    Pour le dernier jour de l'an.

    Elle se coiffe et se mire,
    Dans un beau miroir d'argent...
    Le Gui-l'an-neuf on vous demande,
    Pour le dernier jour de l'an.

    Elle portait de belles robes,
    Cousues en beau fil blanc...
    Le Gui-l'an-neuf on vous demande,
    Pour le dernier jour de l'an.

    Mais à présent elle les porte,
    Cousues en fil d'argent...
    Le Gui-l'an-neuf on vous demande,
    Pour le dernier jour de l'an.

Ou bien encore celle qui commence ainsi:

    A Paris sur le petit pont,
    Le Gui-l'an-neuf vous demandons,
    A Paris sur le petit pont,
        Mon capitaine!
    Le Gui-l'an-neuf vous demandons,
        Et puis l'étrenne!

    Y avait trois dames sur ce pont...
    . . . . . . . . . . . . . . . .

Et nous entrions dans les maisons où il y avait des filles,
principalement, pour leur demander l'étrenne d'un baiser.

Il est question de Paris dans ces deux chansons, de Paris la grande
ville: c'est que, pour le pauvre paysan périgordin de jadis, Paris était
le paradis des riches et des belles dames. Pampelune aussi avait frappé
son imagination, comme un pays lointain, quasi chimérique. On disait de
celui dont on n'avait ouï parler depuis de longues années: «Il est à
Pampelune!» Lorsqu'on parlait d'un pays dont on ignorait la situation,
on disait: «C'est à Pampelune!»

Pourquoi Pampelune plutôt que toute autre ville? Le curé Bonal disait
que ça venait peut-être de ce qu'un cardinal d'Albret, très puissant en
Périgord autrefois, était évêque de Pampelune, ancienne capitale du
royaume de Navarre.

Moi, je n'en sais rien; je laisse ça à d'autres plus savants.

L'été, il n'était plus question de tous ces amusements: on n'avait que
le temps de travailler, de manger et de dormir; et encore, de dormir,
pas trop. Dans le moment des fenaisons ou des moissons, il fallait se
lever à trois heures du matin et, des fois il était neuf heures le soir
lorsqu'on avait fini de rentrer le foin ou les gerbes si la pluie
menaçait. Tout cela était coupé par les dimanches et quelques fêtes
chômées comme la Noël, Notre-Dame d'Août et la Toussaint.

A propos de cette dernière fête, qui tombe la vigile du jour des Morts,
il y avait dans certaines maisons, et non des pires, un usage ancien
assez curieux:

Le soir on soupait en famille, et, pendant le repas, on s'entretenait
des parents défunts, de leurs qualités, de leurs vertus, même de leurs
défauts; et ce qu'il y avait de plus étrange, on buvait à leur santé en
trinquant. Ce souper devait être composé de neuf plats, comme soupe,
bouilli, fricassée, daube, saugrenade, tourtière, fricandeau, etc.

Le repas fini, on laissait sur la table les viandes et tout ce qui
restait de chaque plat pour le souper des anciens, morts, et on
rapportait du pain et du vin lorsqu'il n'y en avait pas assez.

Après ça, on faisait un beau feu et on rangeait les chaises en
demi-cercle autour du foyer. Puis on se retirait pour laisser la place
aux défunts, après avoir récité des prières à leur intention.

Le curé Bonal disait bien que tout cela sentait fort la superstition;
mais en raison des prières et de l'intention pieuse, il fermait un peu
les yeux.

Outre toutes ces fêtes, il y avait notre vote ou frairie, qui tombait le
vingt-deux d'août, et celles des paroisses voisines, comme Bars, Auriac,
Thonac, où nous ne manquions guère. Mais où on ne faillait jamais
d'aller, c'était à Montignac, le vingt-cinq novembre, à la grande foire
de la Sainte-Catherine. Ça, c'était de rigueur, et, ce jour-là, avec le
curé, la demoiselle Hermine et La Ramée, il ne restait dans le bourg que
les vieux, vieux, qui ne pouvaient quitter le coin du feu, et les tout
petits enfants; et même, de ceux-ci, il y avait beaucoup de clampasses
de femmes qui les y traînaient par la main, ou les portaient sur les
bras quand ils étaient trop petits. Le chevalier lui-même y allait sur
sa jument, pour rencontrer ses amis, petits nobles des environs, et
manger ensemble une tête de veau et une dinde truffée au _Soleil d'Or_.

                   *       *       *       *       *

Les choses marchaient donc à souhait; tout le monde était satisfait de
moi, et moi bien reconnaissant à tous ceux qui me faisaient bien. Mais,
«si ça marchait toujours au gré de tous sur la terre, les gens ne
voudraient pas aller en paradis», comme disait le chevalier.

Depuis quelque temps il n'était pas content, le brave et digne homme, il
trouvait dans sa gazette des nouvelles de Paris qui ne lui convenaient
pas. Les affaires de la politique prenaient une vilaine tournure: on
avait guillotiné quatre sergents de La Rochelle, fusillé des généraux,
des officiers; les jésuites revenus étaient les maîtres partout, et
c'étaient de mauvais maîtres. Les missionnaires envoyés par eux
prêchaient de ville en ville, provoquant des persécutions contre les
incrédules, les jacobins, excitant quelquefois des troubles, durement
réprimés; tout cela causait par toute la France un mécontentement
général qui favorisait le développement des sociétés secrètes.

--Vous verrez, disait le chevalier en racontant ça, vous verrez que ces
_ultras_ finiront par faire renvoyer le roi en exil.

Je ne savais point ce qu'étaient ces _ultras_, mais, d'après tout ça, je
me figurais que ce devait être une espèce de royalistes dans le genre du
comte de Nansac.

Pour ce qui regardait les missionnaires, la chose était sûre, car à
Montignac ils avaient planté une croix sur la place d'armes, juste à
l'ancien endroit de l'arbre de la liberté, et par leurs sermons
violents, leurs paroles de haine, ils avaient réussi à soulever un tas
de gredins contre les patriotes connus pour leur attachement à la
Révolution.

--Ces diables de missionnaires, ajoutait le chevalier, ont failli faire
jeter à la Vézère le vieux Cassius, qui nous a sauvés jadis, ma soeur et
moi.

Et sur l'interrogation du curé, il poursuivit:

--Oui, un jour, à la _Société populaire_, un bouillant patriote demanda
la mise en réclusion des ci-devant nobles, La Jalage et sa soeur, mais
Chabannais, dit Cassius, se leva:

»--Laissez en paix le citoyen et la citoyenne La Jalage; c'est eux qui
nourrissent les pauvres de leur commune, et il y en a.

»Et, par deux fois, il prit la parole pour nous défendre, et finit par
faire passer l'assemblée à l'ordre du jour.

--Mais, fit le curé, vous dites: «La Jalage»; est-ce donc votre nom?

--Parfaitement. C'est notre nom patronymique; Galibert est un nom de
terre. Nous descendons du fameux Jean de La Jalage, dont vous voyez la
grossière statue commémorative dans une niche carrée du mur extérieur de
l'église qu'il défendit contre des routiers anglais.

Et, saisissant l'occasion aux cheveux, le chevalier, grand diseur
d'histoires, raconta celle de Jean de La Jalage.

--C'était, dit-il, un sergent d'armes du temps de Charles VI, qui avait
suivi le maréchal Boucicaut lors de son expédition contre Archambaud, le
dernier comte de Périgord, et s'était ensuite établi à Fanlac, après la
prise de Montignac en 1398.

»En ces temps les Anglais étaient dans nos pays, de sorte qu'une troupe
de ces brigands mêlés de malandrins des grandes compagnies, traversant
le Périgord, vint à passer par le Cern et Auriac, se dirigeant vers
Fanlac. Notre église était fortifiée, comme il apparaît encore. Jean de
La Jalage la fait garnir de provisions et y fait retirer les gens de la
paroisse, en sorte que lorsque les Anglais arrivèrent, ils trouvèrent à
qui parler.

»Il y eut plusieurs assauts, tous repoussés, et ce fut dans la sortie
faite pour mettre ces routiers en fuite, que Jean de La Jalage reçut un
coup de hache d'armes qui lui abattit le bras: c'est pourquoi sa statue
le représente manchot. Les Anglais, fortement étrillés, filèrent du côté
de Rouffignac en laissant la moitié de leur bande autour de l'église.

»C'est en récompense de ce fait d'armes et de ses anciens services que
le duc d'Orléans, alors comte de Périgord, donna à mon ancêtre le fief
noble de Galibert dont il prit le nom, ainsi que ses descendants, en
sorte que celui de La Jalage était totalement délaissé.

»Ainsi Cassius nous appelait La Jalage, comme on appelait le pauvre
Louis XVI, Capet.

--Alors, dit le curé, je m'explique maintenant vos armoiries: la
_jalage_, est, en patois, l'ajonc, ou genêt épineux.

--Oui, dit le chevalier, Jean de La Jalage, anobli et possesseur du fief
de Galibert, prit pour armes un ajonc épineux de sinople fleuri d'or,
sur fond d'argent, avec la devise: _Cil se Pique, qui s'y frotte!_ Et de
fait, c'était un rude homme auquel il ne faisait pas bon se frotter,
même après qu'il fut estropié...

J'ai dit que le chevalier n'était pas content de la manière dont
marchaient les affaires, mais bientôt le curé eut encore plus sujet de
se plaindre.

Quelques jours après l'histoire de Jean de La Jalage, le piéton de
Montignac lui apporta une lettre cachetée de cire violette, venant de
Périgueux. Après en avoir pris connaissance, le curé vint trouver le
chevalier et lui dit qu'il avait besoin de moi pour m'envoyer à La
Granval.

--Il est à vous plus qu'à moi, fit le chevalier: la permission est
inutile.

M'étant habillé promptement, le curé me dit:

--Tu vas aller à La Granval trouver le Rey et tu lui diras qu'il me
faudrait une avance de dix écus sur le pacte de la Saint-Jean. Il n'est
pas nécessaire de courir: couche là-bas et reviens demain, ce sera assez
tôt.

Là-dessus je partis en coupant au plus court, je traversai les brandes
au-delà de Fanlac, et je m'en fus tout droit à La Granval, en passant
par Chambor, Saint-Michel et le Lac-Viel. Arrivé que je fus, la femme du
Rey ne voulait pas me reconnaître:

--Ça n'est pas Dieu possible que ce soit toi, Jacquou!

Enfin, lui ayant rappelé tout ce qui s'était passé lors de nos malheurs,
elle finit par s'en accertainer. Le Rey, étant survenu peu après, me
reconnut bien, lui, et me dit:

--Te voilà tout à fait dru, petit!

Le soir, je soupai avec ces braves gens, et puis ils me firent coucher.
Étant au lit dans cette maison où mon pauvre père avait été pris, je
pensai longtemps à des choses tristes, et puis je finis par m'endormir.
A la pointe du jour, je me levai. Le Rey me donna les dix écus et je
repartis, non pas sans avoir bu un coup et trinqué avec lui.

Il me faut dire ici que, depuis quelque temps, lorsque je voyais un
garçon et une fille se promener seuls dans un chemin, ou se parler le
dimanche sur la place en se tenant par la main, et s'amitonner, ça me
tournait les idées du côté de l'amour, et alors, je ne sais pas
pourquoi, je me prenais à penser à la petite Lina. Je me demandais si
elle était toujours à Puypautier, ce qu'elle faisait, si elle était
aussi jolie qu'étant petite; et je me disais que je serais bien heureux
de l'avoir pour mie. Tout ça fit que, me trouvant de ces côtés, je fus
pris d'un grand désir de la revoir: ça m'allongeait bien un peu de
passer par Puypautier, mais je n'étais pas pressé. En approchant du
village, assez embarrassé de savoir comment m'y prendre pour la voir
sans que cela se sût, je rencontrai une drolette qui gardait ses oies,
comme autrefois Lina quand je l'avais connue. M'étant informé à cette
petite, elle me dit que la Lina touchait ses brebis, et qu'elle devait
être dans des friches qu'elle me montra. Je m'en fus par là, et, en
approchant, je la vis seulette qui faisait son bas, accotée contre un
chêne de bordure, tandis que ses brebis broutaient l'herbe courte. Sans
faire de bruit, je vins tout près d'elle:

--Oh! Lina! c'est donc toi!

--Jacquou! dit-elle en me reconnaissant et en devenant toute rouge.

Alors je lui demandai le portage d'elle et de chez elle et j'appris bien
des choses: que le vieux Géral s'était marié avec sa mère, et qu'elle
était maintenant la fille de la maison.

Cette nouvelle ne me fit guère plaisir: j'aurais préféré la retrouver
pauvre comme moi; mais, au reste, j'étais si heureux de la revoir que ce
ne fut qu'une contrariété d'un instant. Elle était toujours gente, la
Lina. C'était maintenant une belle fille, de moyenne taille, bien faite
et d'une jolie figure. Son mouchoir de tête laissait voir ses cheveux
châtain clair; ses yeux bruns et doux étaient abrités par de longs cils
qui faisaient une ombre sur ses joues duvetées comme une pêche mûre, et
sa petite bouche, rouge comme une fraise des bois, découvrait ses dents
blanches lorsqu'elle riait:

--Que tu es donc joliette, Lina!

--Tu dis ça pour rire, Jacquou!

--Non, par ma foi, je le dis tel que je le pense.

--Les garçons disent tous comme ça.

--Ah! il y en a donc qui te le disent? fis-je, piqué de jalousie.

--On ne peut pas empêcher ça; mais rien n'oblige de les croire.

--Et moi, dis? me crois-tu?

--Tu es curieux, Jacquou!... fit-elle en riant.

--Oh! écoute, ma petite Lina! depuis huit ans que je ne t'ai vue, j'ai
songé souvent à toi. Il me semblait te voir encore toute nicette, avec
ta petite tête frisée, gardant tes oies par les chemins, mignarde comme
une tourterelle des bois. Plus j'ai grandi, et plus mon idée se tournait
vers toi; et, maintenant que je t'ai revue, tu ne sortiras plus de ma
pensée, quoi qu'il advienne!

--Oh! Jacquou! tu es un enjôleur... Et où donc as-tu appris à parler
comme ça?

Et alors, je lui racontai mon histoire tout du long, maudissant le comte
de Nansac et faisant de grandes louanges du chevalier, de sa soeur, et
du curé Bonal, qui m'avait enseigné. Je voyais bien que ce que je lui
disais lui faisait plaisir, et qu'elle était contente que je fusse un
peu plus instruit que l'on n'était à cette époque de nos côtés, où l'on
aurait pu chercher à deux lieues à la ronde autour de la forêt sans
trouver un paysan sachant lire. De temps en temps, elle levait les yeux
sur moi, sans lâcher de faire son bas, et je connaissais qu'elle ne me
haïssait pas, rien qu'à son regard qui disait toute sa pensée, la pauvre
drole.

En parlant du curé, ça me fit songer que depuis deux heures j'étais là à
babiller, et qu'il me fallait m'en aller. Mais, avant, je voulus que
Lina me dît où je pourrais la revoir. D'aller lui parler le dimanche à
Bars, au sortir de la messe, sa mère qui était toujours là ne le
trouverait pas à propos, croyait-elle.

--Adonc, je ne te verrai plus?

--Écoute, me dit-elle, je dois aller à Auriac le jour de la Saint-Rémy,
le 23 du mois d'août, avec une voisine...

--J'irai donc à la dévotion de la Saint-Rémy.

Et, la regardant avec amour, je lui pris la main:

--Oh! ma Lina, à cette heure je suis bien content... Adieu!

Et, en même temps, l'attirant un peu à moi, je l'embrassai, toute
rougissante.

--Tu profites de ce que je suis trop bonne, Jacquou!

Je l'embrassai une autre fois, et je m'en fus, non sans regarder souvent
derrière moi.

En m'en allant, il me semblait que j'avais des ailes, et que tous mes
sens avaient crû soudain. Je trouvais le pays plus beau, les arbres plus
verts, le ciel plus bleu. Je sentais en moi une force inconnue jusqu'à
ce jour. Quelquefois, arrivant au pied d'un terme, j'étais pris du
besoin de dépenser cette force; je grimpais en courant à travers les
pierres et les broussailles et, parvenu en haut, je me plantais, les
narines gonflées, et je regardais, tout fier, le raide coteau escaladé.

Lorsque j'entrai chez le curé, il était en train de causer avec le
chevalier.

--Moi, j'en reviens toujours là, disait celui-ci: «Que diable vous
veut-on?»

--Rien de bon, sans doute. Il y a là quelque tour de ces renards de
jésuites, qui m'auront desservi à l'évêché.

Le lendemain matin, le curé, ayant emprunté la jument du chevalier, et
ses houseaux, montait à cheval et partait pour Périgueux par les chemins
de traverse, en passant par Saint-Geyrac.

--Bon voyage, curé! lui dit le chevalier, la jument est solide, mais
tenez-la tout de même dans les descentes; vous savez le proverbe:

    _Il n'est si bon cheval qui ne bronche._

Lorsque le curé revint le surlendemain, je connus à sa figure que
quelque chose n'allait pas bien. Lui ayant demandé s'il avait fait bon
voyage, il me répondit:

--Oui, Jacquou, quant à ce qui est du voyage lui-même.

Je n'osai en demander davantage, et j'emmenai la jument à l'écurie.

Aussitôt qu'il sut le retour du curé, le chevalier vint au presbytère
savoir ce qu'il en était, et, le soir, il raconta tout à sa soeur. Le
curé avait, lors de la Révolution, prêté serment à la constitution
civile du clergé, et voici que, trente ans après, on s'avisait de le
chicaner là-dessus; oui! et on lui demandait une rétractation publique
de son serment.

Lui, avait répondu à l'évêque qu'il avait autrefois prêté ce serment,
parce qu'il n'intéressait point les dogmes de l'Église; que sa
conscience ne lui reprochait rien à cet égard, et qu'il n'était point
disposé à une rétractation, ni publique, ni secrète.

Là-dessus, l'évêque, de son air de grand seigneur ecclésiastique,
l'avait congédié en l'invitant à réfléchir mûrement avant que de
s'engager dans une lutte où il serait brisé comme verre.

--Les _ultras_ du clergé, c'est-à-dire les jésuites et leur séquelle,
perdront la religion, comme les _ultras_ royalistes perdront la
royauté!--ajouta en manière de conclusion le chevalier.

--Et que va faire le curé? demanda la demoiselle Hermine.

--Rien; il dit qu'il les attend.

Sur ces entrefaites, le chevalier attrapa un refroidissement et fut
obligé de se mettre au lit. Sa soeur le tourmentant pour voir un
médecin, il me fit appeler:

--Maître Jacques, pour faire plaisir à mademoiselle, tu vas aller à
Montignac quérir un médecin.

--Il y en a un jeune, dit-elle, qu'on prétend très habile: il faudrait
faire venir celui-là.

--Point, ma soeur, fit le chevalier:

    _Les jeunes médecins font les cimetières bossus._

«Tu iras, Jacquou, trouver ce vieux Diafoirus de Fournet. S'il ne peut
venir, tu lui expliqueras que j'ai besoin d'une drogue pour suer,
m'étant refroidi. Et lorsqu'il t'aura donné l'ordonnance, tu la porteras
chez Riquer, l'arquebusier de ponant, en l'avertissant de ne pas prendre
un bocal pour l'autre:

    _Dieu nous garde d'un _et cetera_ de notaire,
    Et d'un _quiproquo_ d'apothicaire!_

--Oh! fit le curé qui entrait en ce moment; je vois que vous n'êtes pas
en danger!

Étant à Montignac, le soir, la commission faite à M. Fournet, le hasard
fit que je passai devant l'église du Plo, où prêchaient des
missionnaires; la curiosité me poussa à y entrer. Il y avait en chaire
un jésuite maigre et jaune, à figure de belette, qui déclamait contre
les jacobins, les impies, les incrédules. Il avait l'air d'un de ces
hypocrites qui se donnent la discipline avec une queue de renard. Après
avoir bien daubé sur les ennemis de la religion, sur ces loups dévorants
enfantés par les philosophes et la Révolution, il ajouta que cette
Révolution avait été tellement satanique dans ses principes et dans ses
oeuvres que des pasteurs même, ayant charge d'âmes, s'étaient laissés
séduire. Et il s'écriait:

--Oui, jusque dans le sanctuaire, le démon a fait des prosélytes! Ne
croyez pas que je parle de pays lointains! Aux portes de cette cité qui,
après l'orgie révolutionnaire, est revenue à Dieu, il en est, de ces
loups qui se couvrent de peaux de brebis pour mieux perdre les âmes dont
notre Seigneur Jésus-Christ leur a donné la charge; qui cachent sous le
manteau d'une charité menteuse l'orgueil des renégats et les vices des
libertins hypocrites!

Et, ce disant, ce coquin-là tendait le bras du côté de Fanlac, de
manière que tous les assistants comprenaient bien qu'il parlait du curé
Bonal, qui avait été vicaire à Montignac, autrefois.

Moi, oyant cette bête-là parler ainsi du curé, je fus au moment de lui
crier sur le coup de la colère qui me monta: «Tu en as menti, gredin!»

Mais je me retins, et je le dis seulement à demi-voix, ce qui fit
retourner plusieurs personnes dans le fond de l'église, où j'étais, puis
je partis furieux.

«Est-il possible, pensais-je en m'en allant, qu'un homme si bon, si
charitable; qu'un prêtre d'une vie si exemplaire, et digne par son
caractère des respects de tous, soit ainsi vilainement calomnié par ses
confrères!»

Je dis par ses confrères, car, outre les missionnaires, il y avait aussi
dans le voisinage des curés qui, pour se faire bien venir des jésuites
tout-puissants, prenaient leur mot d'ordre et semaient à la sourdine un
tas de calomnies contre le curé Bonal. Ils ne l'aimaient point,
d'ailleurs, tous ceux du doyenné de Montignac, parce que sa conduite les
accusait tous. On ne le voyait pas dans ces ribotes qu'ils faisaient les
uns chez les autres, sous le prétexte de la fête de l'endroit, ou sans
prétexte aucun; ribotes d'où ils sortaient les oreilles rouges, gorgés
de bons vins, et le ventre entripaillé. Lorsqu'il était, par état,
obligé d'assister à une réunion, à un repas, il ne passait pas la nuit
avec les autres, à jouer à la bouillotte ou à la bête hombrée; il
trouvait une raison honnête pour se retirer. Celui qui disait le plus de
mal de lui, derrière, car par devant il faisait le cafard, la
chattemite, c'était dom Enjalbert, le chapelain de l'Herm. C'était lui
qui, en allant piquer l'assiette chez les curés d'alentour, répandait
depuis longtemps de mauvais bruits sur le curé Bonal. Le curé le savait,
mais ne s'en souciait guère, comptant bien que sa conduite le
cautionnait assez; et, en effet, dans sa paroisse, il était aimé et
respecté comme il le méritait. Du côté de l'évêché, il avait été
tranquille tant que le diocèse avait dépendu de l'évêque d'Angoulême,
mais depuis quelques années qu'on avait rétabli l'évêché de Périgueux,
il avait essuyé des tracasseries, des vexations, et maintenant il
comprenait bien qu'on voulait le perdre.

--S'ils avaient affaire à moi,--lui disait quelquefois le chevalier,--je
les démasquerais publiquement, tous ces mauvais chrétiens!

--Oui! bien souvent le sang bout dans mes veines... mais le scandale
retomberait sur la religion: il vaut mieux que je me taise.

                   *       *       *       *       *

Pourtant, s'il avait su tout ce que ces misérables disaient de lui et de
la demoiselle Hermine, comme je l'appris en revenant de la fête
d'Auriac, peut-être n'aurait-il pas eu tant de patience.

Car j'y allai, à cette dévotion de la Saint-Rémy: je n'eus garde de
faillir à l'assignation, comme on pense. La veille, je profitai du
moment où le curé était venu voir le chevalier, pour leur en demander la
permission à tous deux. Ma requête ouïe, le chevalier dit:

    _--Au Pèlerinage voisin,
    Peu de cire, beaucoup de vin._

--Mais, monsieur le Chevalier, répliquai-je, Rome est trop loin!

--Oh! tu serais romipète que ce serait même chose:

    _Jamais cheval ni mauvais homme
    N'amenda pour aller à Rome._

Et, tout content de lui, le chevalier ajouta:

--Si M. le Curé y consent, moi, je le veux bien.

--Comme je compte qu'il sera sage, je le veux bien aussi, dit le curé.

Et je me retirai bien aise.

Le lendemain, ayant déjeuné de bonne heure, la demoiselle Hermine me
dit:

--Te voilà dix sols pour faire le garçon.

Je la remerciai bien et je m'en fus tout joyeux. J'avais déjà, en sous
et en liards, vingt-deux sous et demi, noués dans un coin de mon
mouchoir; j'y ajoutai les dix sous, et je m'en allai, me croyant riche
déjà. Je descendis passer à Glaudou, de là sous Le Verdier, et je montai
à travers les bruyères prendre le vieux grand chemin du plateau, près de
La Maninie, à un endroit appelé Coupe-Boursil, ce qui n'est pas un nom
trop rassurant; mais, en plein jour, mes trente-deux sous et demi ne
risquaient rien. Ce chemin était très large, comme ça se voit encore en
plusieurs places. On dit que c'est celui que suivit le maréchal
Boucicaut lorsqu'il alla assiéger Montignac. Il faisait très chaud; sous
le soleil brûlant, les cosses des genêts éclataient avec bruit,
projetant au loin leurs graines noires: aussi j'avais seulement, sur mon
gilet, une blouse bleue, toute neuve, et j'étais coiffé d'un de ces
chapeaux de paille que les femmes, par chez nous, tressaient à leurs
moments de loisir en allant aux foires ou en gardant le bétail. La
paille n'était pas aussi fine que celle des chapeaux qu'on vend partout
aujourd'hui; mais elle était plus solide, et, dans les campagnes, tout
le monde portait de ces chapeaux--les paysans, s'entend. Un quart
d'heure avant d'arriver aux Quatre-Bornes, je pris un raccourci et je
m'en fus passer au village de Lécheyrie, puis le long des murs du jardin
du château de Beaupuy, d'où je finis de descendre dans le vallon de la
Laurence, où se trouve la chapelle de Saint-Rémy, à un petit quart de
lieue au-dessus d'Auriac.

Au long des prés, sur le bord du vieux chemin, dans une espèce de
communal, est bâtie la vieille chapelle aux deux pignons ornés de
figures grimaçantes. Autour, l'herbe pousse maigre et courte sur le
terrain pierrailleux et sablonneux; mais, tout contre les murs, la terre
bien fumée par les passants fait foisonner des orties, des carottes
sauvages, des choux d'âne, des menthes âcres d'une belle venue. En temps
ordinaire, cet endroit a l'air triste, abandonné, et cette construction,
aux murs noircis par les siècles, ressemble à une grande chapelle de
cimetière.

Au contraire, les jours de pèlerinage, le lieu est bruyant et animé. On
y vient de loin, plus que de près: les saints sont comme les prophètes,
ils n'ont pas grand crédit chez eux. Les paroisses des environs,
au-dessus et en aval de Montignac, y envoient bien des pèlerins, mais
c'est surtout les gens du bas Limousin qui y affluent. Seulement, comme
à ces Limougeaux la dévotion ne fait pas perdre la tête, quoiqu'ils
aient une bonne suffisance, ils apportent dans les bastes ou paniers de
leurs mulets des fruits de la saison, mais surtout des melons. C'est la
fête des melons, on peut dire, tant il y en a. Sur des couches de
paille, ils sont là étalés, petits, gros, de toutes les espèces: ronds
comme une boule, ovales comme un oeuf, aplatis aux deux bouts, melons à
côtes, lisses, brodés, verts, jaunes, grisâtres, est-ce que je sais? Et
il s'en vend! C'est du fruit nouveau pour le pays, car les environs de
Brives et d'Objat sont bien plus précoces que par ici; en sorte que les
gens de chez nous venus à la dévotion tiennent à emporter un melon.
C'est une sorte de témoignage qu'on a été à la Saint-Rémy d'Auriac.

Je dis d'Auriac, parce que saint Rémy a encore une autre dévotion en
Périgord; c'est à Saint-Raphaël, sur les hauteurs, entre Cherveix et
Excideuil. Il y a là, dans l'église, le tombeau du saint que l'on va
chevaucher, comme à Auriac on se frotte à sa statue, pour guérir de
toutes sortes de maladies et douleurs, et on y est guéri comme à Auriac.

Autrefois, le tombeau de saint Rémy n'était pas au bourg de
Saint-Raphaël, mais à une cafourche de quatre chemins, où aboutissaient
quatre paroisses: Cherveix, Anlhiac, Saint-Médard et Saint-Raphaël.
Comme ce tombeau attirait beaucoup de monde, ces quatre paroisses se le
disputaient. Un jour, les gens d'Anlhiac amenèrent leurs meilleurs
boeufs, les attelèrent à la pierre du tombeau, mais ne purent la faire
bouger d'une ligne. Ceux de Saint-Médard essayèrent ensuite et ne
réussirent pas davantage. Alors les riches propriétaires de Cherveix,
avec leurs grands forts boeufs de la plaine, bénis pour la circonstance,
montèrent sur les coteaux et à leur tour essayèrent d'entraîner la
susdite pierre; mais sans plus de succès que les autres. Enfin les gens
de Saint-Raphaël vinrent en procession avec un âne--tout ce qu'ils
avaient, les pauvres!--et après que le curé eût invoqué le grand saint
Rémy, l'âne attelé au tombeau traîna facilement la pierre, à travers les
friches, jusqu'à Saint-Raphaël, où elle est restée.

Voilà ce que racontent les gens du pays; moi, je ne garantis rien.

Pour en revenir à la dévotion d'Auriac, c'est encore une foire aux
paniers; non pas de ces paniers de vîmes grossiers pour vendanger ou
ramasser les noix et les châtaignes, mais de ces jolis paniers en osier
blanc, de toutes formes, depuis le grand panier plat pour porter les
fromages de chèvre au marché, jusqu'au joli petit panier de demoiselle à
cueillir les fraises, sans oublier les corbeilles à fruits, et ces
belles panières rondes ou carrées, à deux couvercles, où il se tient
tant d'affaires, lorsqu'on revient de la foire.

Il y a là aussi, pour soutenir les gens venus de loin, des boulangers de
Montignac, vendant des choines et des pains d'oeufs parfumés au fenouil,
et aussi des marchandes de tortillons. Puis, contre les haies, à
l'ombre, bien abritées de branchages, des barriques sont là, en
chantier, où l'on vend le vin à pot et à pinte.

Lorsque j'eus dépassé le moulin de Beaupuy, et que je fus sur la petite
hauteur qui domine le vallon, je m'arrêtai, tâchant de reconnaître la
Lina dans cette foule de monde qui était autour de la chapelle, mais je
ne le pus. Je voyais des coiffes blanches, des mouchoirs de couleur, des
pailloles ou chapeaux de paille de femme, des fichus bariolés, mais
c'était tout. Me remettant alors en marche, je finis d'arriver à la
chapelle et je commençai de chercher dans tout ce peuple. Je fus un bon
moment à me promener partout, enjambant les tas de melons, les paniers
de pêches, poussant les gens pour avoir place, jouant des coudes pour
avancer, et je ne voyais pas Lina. «Sa mâtine de mère, me pensai-je,
l'aura peut-être empêchée de venir!...» Tandis que j'étais là assez
ennuyé à cette idée, voici montant du bourg, dans le chemin bordé de
haies épaisses, la procession du pèlerinage. Comme je regardais si Lina
n'était pas dans les rangs, j'ouïs dire derrière moi:

--Eh bien! il pense joliment à toi!

Je me retournai coup sec, et je vis Lina avec une autre fille:

--Ha! te voilà donc! Et comment ça va-t-il vous autres? Il y a un gros
moment que je vous cherche; où étiez-vous donc?

--Nous ne faisons que d'arriver.

--Aussi je me disais: «Si elle était là, je l'aurais vue, pour sûr!»

Et voilà que nous nous mettons à babiller tous trois; non pas de choses
bien curieuses, peut-être, mais il suffit que ce soit avec celle qu'on
aime, pour y prendre plaisir. A de certaines paroles, quelquefois, on
comprend qu'elle veut faire entendre autre chose que la signification
des paroles, et on l'entend, encore qu'on ne soit pas bien fin, car,
pour ces affaires-là, on a toujours assez d'esprit. Et puis il y a la
joie de la présence, il y a les yeux qui parlent aussi, les mains qui se
serrent, et on regarde les lèvres s'agiter vives et souriantes, et on
est heureux des petits rires musiqués qui laissent voir les dents saines
et blanches.

Pendant que nous étions à caqueter, la procession arriva. En tête, comme
de bon juste, le marguillier portant la croix, petit homme brun, qui
avait l'air pas mal farceur, et se réjouissait d'avance, ça se voyait
dans ses yeux pétillants, de ce que cette journée allait lui rapporter.
Ensuite, sur deux files, les pèlerins les plus dévots, qui sortaient
d'ouïr une messe à la paroisse, et venaient encore à celle de Saint-Rémy
bien plus estimée ce jour-là. Ces pèlerins, c'étaient des femmes des
paroisses des environs de Montignac; puis celles venues du causse de
Salignac, qui tire vers le Quercy, coiffées de mouchoirs à carreaux
rouges et jaunes, habillées de cotillons de droguet avec des devantaux
rouges; puis d'autres du causse de Thenon et de Gabillou, en bas bleus,
avec des coiffes à barbes et des fichus d'indienne à grandes palmes,
retenus par devant avec leur tablier de cotonnade. Et puis, pour la plus
grande part, c'étaient des femmes du bas Limousin, tirant vers la
frontière de l'Auvergne, habillées de cadis, coiffées de bonnets en
dentelle de laine, noirs, comme des béguins, avec par-dessus des
chapeaux de paille, noirs aussi, à fonds hauts avec des rebords par
devant semblables à de grandes visières. Celles-là marchaient
lourdement, chaussées de gros souliers ferrés, comme leurs maris. Les
hommes étaient habillés, selon leur pays, de culotte en grosse toile de
sacs, ou de droguet; peu de blouses, mais des vestes de bure, ou des
gipous de forte étoffe bleue, avec des poches par derrière dans les pans
écourtés de cette espèce d'habit. Et c'est là qu'on connaissait les gens
ménagers de leur argent, au morceau de pain qui enflait leur poche d'un
côté, et à la petite roquille de terre brune qui dépassait dans l'autre
poche, bouchée avec une cacarotte, ou épi de blé d'Espagne égrené. Il y
en avait qui au lieu de pain avaient dans leur poche un tortillon, mais
ceux-là passaient pour des prodigues.

Tous ces hommes, leur grand chapeau noir à larges bords à la main,
marchaient lentement dans la pierraille poussiéreuse avec leurs lourds
souliers, sous un soleil brûlant qui leur faisait cligner les yeux. Les
femmes, leur chapelet d'une main, et portant de l'autre un petit cierge
dont la flamme se voyait à peine sous ce soleil aveuglant, suivaient à
petits pas en remuant les lèvres. Parmi les gens sains, on voyait des
boiteux traînant avec une béquille une jambe attaquée du mal de
Saint-Antoine, ou érysipèle; d'autres qui avaient un bras en écharpe,
plié dans des linges tout blancs pour la circonstance; et d'autres
encore qui avaient attrapé un effort, comme en témoignait leur culotte
soulevée par une grosseur à l'aine. Entre tous ces visages brûlés par
les fenaisons et les métives, il y avait des figures malades, jaunes,
terreuses, qui sentaient la fièvre et la misère. Quelques-uns à demi
aveugles, un bandeau sur les yeux, étaient menés par la main. Tout ce
monde venait demander la guérison au bon saint Rémy: ceux-ci avaient des
douleurs, ou du mal donné par les jeteurs de sorts, ou des humeurs
froides; ceux-là tombaient du haut mal, ou se grattaient, rongés par le
mal Sainte-Marie, autrement dit la gale, assez commune en ce temps.
Parmi ces malades, il y en avait de vieux, de jeunes; des hommes
fatigués par un mauvais rhume tombé sur la poitrine; des femmes
incommodées de suites de couches; des filles aux pâles couleurs; des
enfants teigneux; de pauvres épouses bréhaignes qui, n'ayant pas le
moyen d'aller à Brantôme ou à Rocamadour, toucher le verrou, venaient
demander un enfant à saint Rémy.

Derrière les deux longues files de pèlerins, venaient les curés,
chantant des litanies; les uns en surplis à ailes, les autres en
ornements brodés à fleurs; et puis, le dernier, le curé de la paroisse,
en chasuble dorée, portait le calice recouvert. Il les faisait bon voir
tous en bon point, avec des figures rouges, luisantes, bien fleuries
sous le bonnet carré ou la calotte de cuir, et les cheveux noirs ou
grisonnants descendant bouclés sur le cou. Ils n'étaient pas malades,
ceux-là, oh! non, ça se voyait tout de suite: c'étaient des curés à
l'ancienne mode, de bons vivants qui n'allaient pas chercher midi à
quatorze heures, et touchaient leur troupeau vers le paradis sans
s'embarrasser du Sacré-Coeur, ni de l'Immaculée-Conception, ni de
l'infaillibilité du pape. Sans doute, il y en avait bien qui faisaient
jaser les gens pour aimer un petit peu trop l'eau bénite de cave, ou
avoir deux chambrières de vingt-cinq ans pour une de cinquante, ou
encore quelque nièce; malgré ça ils valaient autant ou mieux que
d'aucuns d'aujourd'hui qui baptisent leur vin et ont de vieilles
servantes, mais qui sont bilieux, haineux, hypocrites, intrigants,
avares, et vont chercher chez leurs paroissiennes, ce qui leur manque au
logis.

Mais après tout, ça m'est égal: celui-là qui passe en couleur les
mongettes ou haricots de coque, fera le tri si ça lui convient.

Tous les trois, Lina et son amie, nous regardions curieusement défiler
cette multitude bigarrée qui s'engouffrait dans la chapelle. Les curés
faisaient des détours pour éviter les tas de melons et les paniers,
jetant çà et là un coup d'oeil de côté sans tourner la tête, lorsque
parmi cette foule pressée devant l'entrée ils reconnaissaient une
gentille ouaille. Après eux, nous entrâmes dans la chapelle, qui était
bondée quoi qu'elle soit assez grande. On n'y voyait pas bien clair, car
les fenêtres très étroites étaient solidement grillagées de barreaux de
fer, de crainte des voleurs. Pourtant, je ne sais ce qu'ils auraient pu
y voler. Les murs blanchis à la chaux, verdis çà et là par l'humidité,
n'avaient pas de riches tableaux, ils étaient nus, excepté au-dessus de
l'autel, où un vilain barbouillage, dans un cadre de bois peint en jaune
pour imiter l'or, représentait le bon Dieu, avec une belle barbe,
recevant saint Rémy dans le paradis. Ce tableau n'avait jamais été beau,
sans doute, et il était très vieux, de manière que les couleurs passées
s'écaillaient par endroits, emportant le nez du saint ou l'oeil d'un
ange qui jouait de la flûte. L'autel était peint en gris, avec des
filets bleus autrefois. Les grands chandeliers étaient de bois
badigeonné d'un jaune d'or, maintenant terni, ainsi que toutes les
couleurs dans cette chapelle humide, qui sentait le moisi et comme le
relent des plaies qu'on y étalait depuis des siècles. Sur une petite
table recouverte d'une sorte de nappe, par côté du choeur, était une
statue de saint Rémy en bois, qui avait l'air d'avoir été faite par le
sabotier d'Auriac, tant elle était mal taillée. On l'avait bien passée
en couleurs depuis peu, pour la rendre un peu plus convenable, mais la
robe bleue de charron et le manteau rouge d'ocre n'embellissaient guère
ce pauvre saint.

Je la fis voir à Lina en lui disant à l'oreille:

--J'en ferais bien autant avec une serpe!

--Écoute la messe, fit-elle en souriant. C'était le curé d'Auriac qui la
disait, qui la chantait plutôt, vieux homme gris pommelé, de bonne mine
et encore vert. Il était servi par deux enfants de choeur et, de plus,
assisté de deux autres curés en costume, qui lui faisaient de grandes
révérences, mains jointes, qui embrassaient les objets avant de les lui
donner, lui soulevaient sa chasuble lorsqu'il s'agenouillait, enfin
faisaient un tas de cérémonies de ce genre. Moi qui n'avais jamais vu
que la messe du curé Bonal, qui officiait plus simplement, je trouvais
tout ça bien étrange. Il y eut beaucoup de femmes qui communièrent, de
sorte qu'avec toutes ces cérémonies la messe dura longtemps; mais enfin
elle s'acheva et je n'en fus pas fâché. Au moment de sortir, le curé
annonça qu'ils allaient déjeuner, et qu'il nous engageait chacun à en
faire autant, afin qu'à deux heures tout le monde fût là, parce qu'on
chanterait les vêpres avec sermon et bénédiction du Saint-Sacrement,
après quoi on continuerait à donner les évangiles.

--Mais, ajouta-t-il, comme il y en a qui sont de loin et ne peuvent
attendre si tard, M. le curé d'Aubas va rester pour donner les évangiles
à ceux-là.

Et en effet, aussitôt que les autres furent partis, le curé d'Aubas, un
livre à la main, assisté du marguillier qui tenait une soupière d'étain,
fut entouré par une foule de gens qui demandaient l'évangile. Le curé
avait bien dit: «donner», mais c'était une façon de parler, car on les
payait. Lorsqu'on avait remis les sous au marguillier, qui les jetait
dans la soupière, il disait:

--C'est à celui-là.

Alors chacun à son tour s'approchait du curé qui leur mettait son étole
sur la tête et récitait des versets de l'évangile selon saint Matthieu,
où il est question de la guérison de plusieurs malades et infirmes.
Après l'évangile, les gens allaient se frotter au saint: car l'évangile,
ça n'était rien au prix de saint Rémy, d'autant plus que l'évangile se
payait et que le saint frottait gratis. Mais ce n'était pas celui qui
était dans le choeur: on avait eu beau le passer en couleurs, personne
ne le regardait. Le véritable, c'était un petit saint de pierre qu'on
avait tiré de sa niche et que chacun prenait pour se frotter la partie
malade, ou se faire frotter par un voisin, lorsque les douleurs étaient
dans l'échine ou dans les reins. On se frottait l'estomac avec, les
bras, les jambes, les cuisses, sur la peau autant que ça se pouvait. Ce
bonhomme de saint avait une telle réputation de guérisseur, que les gens
l'appelaient en patois: _saint Rémédy_, comme qui dirait: saint Remède;
et que dans le courant de l'année, la chapelle étant fermée, les
passants affligés de douleurs allaient pleins de confiance se frotter
contre le mur extérieur de la chapelle au droit de sa niche.

Mais les jours de dévotion comme celui-ci, on se frottait directement.
Ceux qui avaient la sciatique se le faisaient promener depuis la hanche
jusqu'au talon, par-dessus la culotte; mais, des fois, des vieilles,
percluses de douleurs, qui n'avaient pas peur de montrer leurs
lie-chausses ou jarretières, se le fourraient sous les cottes, ayant
fiance que le frottement sur la peau avait plus de vertu. Ah! il en
voyait de belles, le pauvre diable de saint!

Quand je dis qu'il en voyait de belles, c'est une manière de dire, car
il n'avait pas d'yeux, pas plus d'ailleurs que de nez et de bouche.
Depuis des siècles qu'un curé adroit avait inventé ce saint, il avait
tant frotté de bras, de jambes, de cuisses, d'épaules, d'échines, de
côtes, de reins, qu'il en était tout usé. Comme ces marottes de carton
qui servaient jadis aux modistes de campagne pour monter leurs coiffures
et qui, à force d'avoir servi, n'étaient plus que des boules de carton
éraillées où l'on ne voyait plus ni traits ni couleurs, le malheureux
n'avait plus figure de saint, ni même d'homme. Ses bras, ses jambes, ses
pieds, ses mains, sa tête, tout cela avait tellement frotté qu'on n'y
connaissait plus rien, qu'on n'y distinguait plus aucune partie du corps
ni de la figure; tout était confondu sous l'usure. Ça pouvait être aussi
bien une vieille borne déformée par les roues des charrettes, rongée par
les pluies et les gelées, qu'une statue mangée par des siècles de
frottements. Mais ça n'ôtait rien à la foi des pauvres gens désireux de
guérir: on se disputait le saint, chacun le voulait, quelquefois deux le
tenaient en même temps et le tirassaient, chacun de son côté, d'où il
s'ensuivait des paroles à voix étouffée:

--C'est mon tour!

--Non, c'est à moi!

--Ça n'est pas vrai!

Et cependant le curé, qui avait vu ça d'autres fois, récitait ses
versets d'évangile au milieu d'un bruit sourd, et l'on entendait les
sous tomber dans la soupière d'étain que le marguillier, fatigué, avait
posée sur une chaise.

--Sortons, dis-je à Lina et à son amie, après avoir longtemps regardé
faire les gens.

Et, une fois dehors, je respirai fortement, content d'être en plein air.
Puis, après nous être promenés un moment, je menai les deux droles à
l'ombre d'un noyer, sur le bord d'un pré, en leur disant:

--Ne bougez pas d'ici, je reviens coup sec.

Et j'allai acheter un melon, des pêches, un pain de choine, et je fis
tirer une bouteille de vin à une barrique d'un homme de la côte des
Gardes au-dessus de Montignac, où l'on faisait de bon vin en ce
temps-là. J'en avais en tout pour quatorze sous; alors les choses
n'étaient pas chères comme aujourd'hui.

Lorsque les droles me virent revenir ainsi chargé, elles s'écrièrent:

--Ho! qu'est-ce tout ceci?

--Eh bien! leur dis-je, voilà les curés qui reviennent; il est deux
heures, c'est le moment du mérenda, mangeons.

Lina faisait des façons, ayant crainte que quelqu'un de par chez elle ne
la vît et ne le dît à sa mère; pourtant à force je la rassurai, et nous
étant assis sur l'herbe contre une haie, je coupai le pain, le melon, et
nous nous mîmes à manger en devisant gaiement.

--Mais, dit tout d'un coup en riant la camarade de Lina, qui s'appelait
Bertrille, comment allons-nous boire puisqu'il n'y a pas de gobelets?

--Ma foi, répondis-je, vous boirez la première à la bouteille; Lina
boira ensuite, et moi le dernier, comme de juste.

--Les hommes, répliqua-t-elle, sont plus assoiffés que les femmes: ça
serait à vous de commencer.

--Non pas, je suis trop honnête pour ça! Et je lui tendis la bouteille.

Elle la prit en guignant un peu de l'oeil, comme qui dit: «Je te
comprends, va!»

Ayant bu, elle passa la bouteille à Lina, qui après quelques gorgées me
la donna.

--Je vais savoir ce que tu penses, Lina! dis-je.

Et, prenant la bouteille, je me mis à boire lentement.

--Il va la finir! disait en riant la Bertrille. Mais ça n'était pas pour
le vin que je faisais durer le plaisir; et, tout en buvant, je coulai à
Lina un regard qui la fit rougir un peu.

Tandis que nous étions là, on entendait les curés chanter vêpres à
pleine voix, comme des gens qui ont pris des forces et qui savent qu'ils
se reposeront à table le soir; mais je n'étais pas bien curieux d'y
aller, ni les droles non plus, étant bien où nous étions.

La bouteille ayant été vidée à la troisième tournée, je voulus aller en
faire tirer une autre, tant je prenais goût à cette manière de boire
après Lina; alors toutes deux me dirent que j'étais un ivrogne, et que,
pour ce qui les touchait, elles ne boiraient plus. Voyant ça, je
rapportai la bouteille à l'homme de la barrique, et nous fûmes nous
promener à Auriac, tandis qu'on commençait à prêcher.

Les auberges étaient pleines de gens qui buvaient. Ceux-là, c'étaient
des gens de la paroisse, qui n'avaient pas grande dévotion pour le
saint, et le laissaient pour les étrangers forains, mais qui l'aimaient
tout de même, parce qu'il faisait aller le commerce de l'endroit, et qui
le fêtaient le verre au poing.

A ce moment, les pétarous, ainsi qu'on appelle ces marchands de fruits
des environs de Brives et d'Objat, commençaient à repartir, ayant vidé
les bastes de leurs mulets, et rempli de gros sous leurs bourses de
cuir. Ceux à qui il restait quelques melons les donnaient pour presque
rien à leur auberge, ou aux adroits qui avaient attendu sur le tard pour
acheter. Nous nous promenâmes assez longtemps dans le bourg et sur la
place où l'on dansait à l'ombre des gros ormeaux. Je dansai une
contredanse et une bourrée avec Lina, autant avec la Bertrille, et nous
revoilà sur le chemin tous les trois; Lina et moi nous tenant par le
petit doigt, comme c'est la coutume des amoureux, en remontant vers la
chapelle où j'entrai seul. Les offices étaient finis, on avait donné la
bénédiction, et les curés s'en allaient. Mais pour ça la chapelle ne
désemplissait pas. Un autre curé avait relevé celui d'Aubas, qui disait
les évangiles auparavant, et le fait est qu'il devait être fatigué. Pour
le pauvre marguillier, qui était seul de marguillier, et qui ne voulait
peut-être pas non plus quitter la soupière, il lui fallait rester là;
mais il se consolait en la voyant se remplir de sous parmi lesquels
reluisaient des pièces de quinze et de trente sous, de tout quoi il
comptait avoir sa part.

Et le saint frottait, frottait toujours, passant de mains en mains,
toujours disputé, toujours tirassé par les gens impatients. A cause de
la chaleur grande, tout ce monde s'était rafraîchi, quelques-uns un peu
beaucoup; de manière que la foule était plus bruyante qu'après la messe,
et qu'il y en avait qui, rouges comme des coqs de redevance,
empoignaient le saint et l'arrachaient à d'autres qui se rebiffaient
comme de beaux diables, n'ayant pas eu le temps de se frotter. Dans
cette chapelle, sentant la poussière moisie et le renfermé, il
s'échappait de cette presse de gens à l'haleine vineuse, sales, suants
et échauffés par la marche, ou ayant des plaies, une odeur dégoûtante.
On commençait à ne plus se gêner; on parlait fort, les gens se
déboutonnaient; on défaisait les manches pour se frotter le bras; les
femmes se dégrafaient le corsage pour faire toucher au saint une tétine
gonflée par un dépôt de lait, ou se troussaient pour détacher leurs
jarretières et se frotter les jambes à nu, laissant voir sans honte
leurs genoux crasseux. Parmi ceux qui étaient là en curieux, comme moi,
il y avait parfois une rumeur de risée en voyant tout cela; mais les
bonnes gens croyants, qui attendaient leur tour et guettaient le saint,
regardaient de travers les moquandiers. Du milieu de ce bourdonnement
sourd, de ce brouhaha de réclamations et d'apostrophes salées, s'élevait
parfois la plainte d'un malade poussé par une main brutale, ou le cri
d'une femme dont le pied était écrasé par un gros soulier ferré. Car
tous ces gens, comme affolés, se poussaient, se bousculaient, se
marchaient sur les orteils et s'enfonçaient les côtes à coups de coudes,
avec des jurons étouffés. Et, dans ce temps, à l'entrée du petit choeur,
le curé récitait toujours des versets de l'évangile, et les sous
tombaient toujours, emplissant presque la soupière du sacristain.

De la cohue pressée sortaient des hommes qui se reboutonnaient, des
femmes qui s'agrafaient ou rattachaient leurs bas bleus avec le bout de
chanvre ou de lisière qui leur servait de lie-chausses. Et peu à peu,
comme il ne venait plus personne, le tas diminuait de tous ceux qui
avaient satisfait leur manie superstitieuse, et bientôt il n'y eut plus
là que quelques vieilles folles qui ne pouvaient se décider à s'en
aller. Alors, des coins de la chapelle où ils attendaient, sortirent, se
traînant, clopinant, des malades, des infirmes, des estropiés, des
impotents qui n'avaient pas osé se fourrer dans la foule où on les
aurait pilés; et ils vinrent se frotter à leur tour, étalant sans
vergogne leurs hideuses misères, et se rendant charitablement un bon
office lorsque l'endroit malade le requérait. Le malheureux saint frotta
encore quelques échines tordues, quelques jambes pourries, quelques bras
desséchés; il subit encore quelques sales attouchements de plaies
croûteuses ou vives, d'ulcères suppurants, et puis enfin fut replacé,
tranquille pour un an, dans sa niche, par le marguillier qui avait cessé
de recevoir des sous, le curé ayant cessé de réciter ses versets
d'évangile, faute de pratiques. Et, tout le monde étant parti, il ne
resta plus sur le pavé, plein de terre et de gravats apportés par les
pieds des dévotieux, que des boutons arrachés dans la précipitation et
plusieurs morceaux de jarretières cassées.

J'ai ouï dire que, depuis ce temps-là, cette dévotion a beaucoup perdu
et que les gens n'y courent plus à troupeaux comme jadis. La foi à ce
tronçon de pierre informe, qu'on appelle le saint, s'en est allée, comme
tant d'autres belles choses, et il n'y a plus guère que les bas
Limousins qui font semblant d'y croire à cause de leurs melons. Mais, en
revanche, ceux qui ont absolument besoin d'être trompés s'en vont porter
leur argent aux diseuses de bonne aventure dans les foires ou acheter
des poudres aux charlatans, ce qui en finale revient au même.

Lorsque je sortis, je trouvai les deux droles qui revenaient de se
promener un peu toutes seules, et il fut question de partir. Bien
entendu, je voulus leur faire un bout de conduite, car c'est à peine si,
dans cette foule, j'avais pu parler tranquillement à Lina. Pour dire la
vérité, cette dévotion ne va pas bien pour les amoureux: on est toujours
en vue, dans ce vallon de la Laurence où il n'y a que des prés, et, d'un
côté comme de l'autre, des coteaux de vignes, à la réserve de la garenne
du château de La Faye. Quoique sans mauvaises intentions, on aime à se
cacher un peu. Ah! ce n'est pas comme au pèlerinage de Fonpeyrine, où
l'on est au beau milieu des bois.

Nous nous en fûmes donc tous les trois, suivant d'abord le grand chemin
d'Angoulême à Sarlat, qui passe dans la combe, le long des prés de
Beaupuy, pour monter ensuite à La Bouyérie et aux Quatre-Bornes. Je
tenais Lina par la taille et par une main, marchant tout doucement et
lui parlant de choses et d'autres: combien j'étais content de cette
journée, tout le plaisir que j'avais eu à la passer avec elle, et aussi
comment nous pourrions faire pour nous revoir. Bertrille côtoyait Lina,
mais, de temps en temps, la bonne fille faisait semblant de ramasser
quelque fleurette sur le bord du chemin, et restait un peu en arrière
pour nous mieux laisser causer. Lorsque nous fûmes aux Quatre-Bornes,
j'aurais dû les quitter, mais je dis à Lina:

--Je vais aller avec vous autres un peu plus loin.

Et nous voilà suivant le chemin tracé par les charrettes à travers les
grands bois châtaigniers. Nous étions si occupés à parler, Lina et moi,
que nous fûmes près de l'Orlégie sans nous en être aperçus. Mais la
Bertrille, qui, elle, était dépareillée, me dit alors:

--Vous ferez bien de nous laisser là; il vaut mieux qu'on ne nous voie
pas ensemble dans le village.

Ça m'ennuyait bien, mais, comme je sentais que c'était raisonnable, de
crainte de faire avoir des reproches à Lina, je les laissai après les
avoir embrassées toutes deux, Bertrille la première, et ma bonne amie si
longuement que l'autre me dit en riant:

--Vous voulez donc la manger!

Je lâchai Lina sur ces paroles, et elles s'en furent. Pour moi, appuyant
sur la gauche, j'allai descendre dans la combe qui vient de dessous
Bars, et je suivis le ruisseau de Thonac, qui n'est guère qu'un fossé
jusqu'au moulin de la Grandie. A la rencontre de la combe de
Valmassingeas, qui rejoint l'autre, et avec elle s'élargit en vallon, je
trouvai un homme qui portait sur son épaule, avec son bâton, quelque
chose de rond noué dans son mouchoir. Lorsqu'on rencontre, ce jour-là,
quelqu'un portant un melon, on peut dire qu'il vient de la Saint-Rémy.

--Et vous en venez donc aussi? lui dis-je.

--Eh! oui, fit-il en tournant un peu la tête vers son melon, comme qui
dit: «Vous le voyez.»

Là-dessus, nous cheminâmes en causant. L'homme me dit qu'il était de La
Voulparie, dans la commune de Sergeac, et qu'il venait de se frotter à
saint Rémy, pour un mal de tête qui le prenait de temps en temps et le
rendait quasi imbécile. Puis il se mit à parler de la fête, et s'en alla
remarquer que notre curé n'y était point.

--Aussi bien y étaient-ils assez tout de même, lui répliquai-je, pour
manger le fricot du curé d'Auriac!

--Sans doute, fit l'homme, mais avec ça, comme voisin, il aurait dû être
à cette dévotion où les gens viennent de si loin; mais on dit qu'il ne
croit pas à grand'chose, et même qu'il ne se conduit pas trop bien.

--Et qui dit ça?

--On le dit.

--Ceux qui le disent sont des imbéciles!

--En ce cas, il y a beaucoup d'imbéciles devers chez nous, car les gens
ne se gênent pas pour le dire.

--Et peut-être vous en êtes, de ceux-là qui le disent?

--Moi, je ne dis que ce que j'ai ouï dire; et, probablement, tout le
monde dans notre paroisse, le curé en tête, ne le dirait pas si ça
n'était pas vrai. Lorsqu'un bruit court comme ça, on peut bien croire
qu'il n'y a pas de fumée sans feu.

Le rouge m'était monté et je le rabrouai rudement:

--Pour les pauvres sottards qui croient bêtement tout ce que leur dit
votre curé, ils sont pardonnables; mais quant à lui, qui sait aussi bien
que personne que le curé Bonal est un brave homme et un digne prêtre, je
vous le dis, c'est un pas grand'chose!

Et nous continuions à disputer et noiser en marchant, moi faisant de
notre curé tous les éloges qu'il méritait, l'homme répétant tout le mal
qu'il en avait entendu raconter, lorsque, à un moment donné, en face de
la petite combe de Glaudou, sur une parole qu'il lâcha, touchant la
demoiselle Hermine, je le pris au collet et je le secouai fortement:

--Bougre d'animal! je vois bien, à cette heure, que saint Rémy est un
foutu saint, car tu as eu beau te frotter la tête, tu es resté plus bête
qu'un âne!

Et lui, de son côté, m'ayant attrapé par le col de ma blouse, nous nous
saboulions comme à prix fait, tandis que le melon roulait sur le chemin.

L'homme était plus âgé que moi de cinq ou six ans, mais tout de même je
le jetai à terre, et je lui bourrai la figure à coups de poing, de
manière que je lui fis saigner le nez. Ayant un peu passé ma colère, je
le lâchai; il se releva, ramassa son melon qui s'était quelque peu
écrabouillé en tombant, et, sentant qu'il n'était pas le plus fort,
continua sa route, non sans me faire des menaces de nous revoir.

--Quand tu voudras, grand essoti! lui criai-je. Et, montant dans le
coteau rocheux à travers les taillis de chênes clair-semés, je fus
bientôt à Fanlac.

Je fis mon possible, en arrivant, pour ne pas rencontrer le curé, mais,
justement, je m'en allai me jeter dans ses jambes. Il connut d'abord à
ma blouse déchirée que je m'étais battu, et il me demanda à quel sujet.
J'étais un peu embarrassé, ne voulant pas mentir, et ne voulant pas lui
dire non plus de quoi il s'agissait. Pourtant, pressé de questions, je
finis par lui avouer l'affaire:

--Ma foi, monsieur le Curé, c'est à cause de vous.

Et je lui racontai tout, excepté que l'homme eût parlé de la demoiselle
Hermine.

--Mon garçon, me dit-il quand j'eus fini, je te sais gré du sentiment
qui t'a porté à prendre ma défense; mais, une autre fois, il faut être
plus patient: allons, va te changer...

La Fantille, à qui je dus aussi expliquer les accrocs de ma blouse, ne
fut pas du même avis que le curé; elle dit que j'avais bien fait de
corriger cet individu.

--Je te pétasserai toujours de bon coeur, lorsque tu auras été déchiré
en pareille occasion!

--Allons, allons! Fantille. Il faut être plus doux et savoir supporter
les injures et les calomnies.

--Oh! vous, monsieur le Curé, vous vous laisseriez agonir de sottises
sans rien dire.

Le curé sourit un peu, et s'en fut écrire dans sa chambre.

                   *       *       *       *       *

Moi, je me doutais bien que toutes ces méchancetés répandues par les
curés, d'après le mot d'ordre des jésuites prêcheurs, n'annonçaient rien
de bon. «Sans doute, me disais-je, afin de préparer les gens à une
mesure de rigueur contre le curé Bonal, on essaye de le déshonorer à
l'avance.» Dans mon idée, on voulait l'ôter de Fanlac, et l'envoyer dans
quelque mauvaise petite paroisse au loin, rien ne pouvant lui être plus
pénible que de quitter ses chers paroissiens, qui l'aimaient tant...
Mais je ne connaissais pas bien ses ennemis et persécuteurs.

Quelques jours après, arriva une autre lettre cachetée de cire violette
comme la première. L'ayant lue, le curé, qui était maître de lui, ne
broncha pas; il replia la lettre et s'en fut se promener dans le jardin,
tout pensif, et, une heure après, alla trouver le chevalier.

Lui, ne prit pas la chose aussi patiemment que le curé, et il s'écria,
aussitôt qu'il sut de quoi il s'agissait, que c'était une infamie, et
une ânerie par-dessus le marché; qu'il fallait que l'évêque eût perdu la
tête pour faire une chose pareille, ou qu'on l'eût trompé; que quant à
lui, il ne ficherait plus les pieds à la messe--dans sa colère, il lâcha
le mot,--puisque les tartufes faisaient forclore de l'Église le meilleur
curé du diocèse.

Le lendemain se trouvant un dimanche, le curé Bonal monta en chaire,
pour la dernière fois. Lorsqu'il annonça à ses paroissiens, que d'après
la décision de monseigneur l'évêque, il était interdit et ne dirait plus
la messe, même ce présent dimanche, ni n'administrerait plus les
sacrements, ce fut dans l'église bondée de monde une explosion de
surprise qui se continua en une rumeur sourde que le curé fut un instant
impuissant à dominer.

Ayant obtenu le silence, il exposa que c'était un devoir pour tous,
paroissiens et curé, de se soumettre à l'autorité de l'évêque; que, pour
lui, quoique sa conscience ne lui reprochât rien, car il avait toujours
agi, non dans un intérêt personnel, mais pour la paix de l'Église, il
obéirait sans résistance et sans murmure. Mais il ajouta que cette
obéissance lui coûtait beaucoup, parce qu'il les aimait tous comme ses
enfants, et qu'il avait espéré leur faire entendre longtemps la parole
de Dieu, et finalement reposer dans le petit cimetière où il en avait
tant conduit déjà. Il parla ainsi longuement, avec tant de coeur et de
bonté que tout le monde en était ému et que les femmes, les yeux
mouillés, se mouchaient avec bruit. Mais, ce moment d'émotion passé, la
colère prit le dessus, et, à la sortie de l'église, les gens
s'assemblèrent et se dirent entre eux qu'il ne fallait pas laisser
partir le curé. Tous, les uns et les autres, se montèrent la tête de
manière que plusieurs des plus décidés s'en allèrent trouver le
chevalier de Galibert, toujours coléré, quoique ce fût un bon homme.
Lui, voyant comme ça tournait, monta sur les marches de la vieille
croix, et commença à prêcher les gens. Il leur dit que la conduite de
leur curé, sa patience, sa résignation dans cette circonstance,
prouvaient combien il était digne de leur affection et de leur respect.

--Mais, nous autres paroissiens, nous avons bien le droit d'agir un peu
différemment... Nous pouvons nous rappeler qu'autrefois le peuple
élisait ses curés et participait à l'élection des évêques et même des
papes. Ce n'est pas une raison parce que des rois se sont entendus avec
d'aucuns de ceux-ci pour confisquer nos antiques privilèges, de ne pas
nous en souvenir. Il faut donc que toute la paroisse adresse une
pétition à l'évêque pour lui demander le maintien de notre curé.
Mais,--ajouta-t-il,--comme il n'y en a guère que deux ou trois qui
sachent signer, nous ferons comme on faisait jadis, nous appellerons un
notaire qui dressera un acte de notre protestation:

  _Parle papier!_

»Voilà, dans la position où nous sommes, ce qu'il y a de mieux à faire.
Un chien regarde bien un évêque, nous pouvons donc lui adresser la
parole. Êtes-vous de cet avis?

--Oui! oui! crièrent tous les gens qui étaient là.

--Eh bien! donc, je vais envoyer quérir le tabellion. Vous autres,
revenez à l'heure de vêpres, et soyez là, tous, sans faute; que personne
ne reste à la maison: plus nous serons, mieux ça vaudra... Maintenant,
je vous dirai que les gens en place, qu'ils aient une robe ou un habit,
ne voient pas toujours les choses comme il faut, en sorte que je ne sais
pas trop ce qu'il adviendra de notre protestation: peut-être s'en
ira-t-elle en eau de boudin, en brouet d'andouilles, nous le verrons
bien!

  _Il ne faut pas laisser de semer pour la crainte des pigeons._

»Pour moi, je l'ai dit d'abord: si on nous ôte notre curé, je ne mets
plus les pieds à l'église!

--C'est ça! c'est ça! Ni nous non plus!

--Et si on nous en envoie un autre, il dira sa messe tout seul!

    _Un chien est fort sur son palier,
        Un coq sur son fumier._

Tout le monde applaudit, et, la chose bien convenue, le chevalier
m'expédia à Montignac chercher maître Boyer, ou un autre à son défaut.

A trois heures, le notaire était là, et sur la place, noire de monde, à
l'ombre du vieux ormeau où l'on avait porté une table, il commença à
instrumenter en écrivant son préambule. Puis tous les gens de la
paroisse, hommes et femmes, le chevalier en tête, défilèrent devant lui,
et, après avoir couché sur son acte leurs noms et surnoms, il continua
ainsi:

--«Lesquels, adressant respectueusement mais fermement la parole à
monseigneur l'évêque de Périgueux, tout comme s'il était présent, lui
ont dit et remontré que, depuis le rétablissement du culte catholique,
le sieur curé Bonal a donné dans cette paroisse l'exemple de toutes les
vertus; qu'il l'a édifiée par sa vraie et sincère piété; qu'il a été,
depuis bientôt trente ans, la providence des pauvres, et le père et
l'ami de ses paroissiens, en sorte que tous, vieux et jeunes, pauvres et
riches, désirent ardemment le conserver, tant qu'il plaira à Dieu de le
laisser sur cette terre.

»A cette fin, lesdits comparants supplient très instamment mondit
seigneur évêque de révoquer les ordres par lui signifiés, et de
continuer ledit sieur Bonal dans ses fonctions de curé de ladite
paroisse de Fanlac; ajoutant lesdits comparants, que le seul exemple de
leur curé a fait de bons chrétiens de tous les habitants de cette
paroisse, et que, le bien de la religion s'accordant avec leur vif désir
de le conserver, ils espèrent que mondit seigneur évêque prendra la
présente demande en considération;

»Et, sans se départir aucunement du respect dû audit seigneur évêque,
lesdits comparants, au cas où leur requête demeurerait sans effet,
protestent très fermement contre les inconvénients qui pourront
résulter, pour la religion et ses ministres, d'une mesure qui les
atteint dans leur piété et leur affection pour leur curé.

»De tout quoi lesdits comparants m'ont requis acte, que je leur ai
concédé sous le scel royal, etc.»

Et après avoir fait signer les deux ou trois qui savaient, le notaire
signa lui-même avec un paraphe savant, car c'était un notaire de
l'ancienne école, comme ça se voit à son acte.

Le surlendemain, le chevalier en emporta une copie superbement moulée,
et s'en fut à Périgueux la remettre à l'évêque.

Celui-ci, à ce que connut M. de Galibert, comprit un peu plus tard qu'on
lui avait fait faire une bêtise; mais, comme les gens en place ne
reconnaissent pas facilement qu'ils se sont trompés, les évêques moins
que les autres, monseigneur persista dans sa décision, malgré tout ce
que put lui dire le chevalier, qui plaida chaleureusement la cause de
son ami.

--Je vous prédis, monseigneur, fit-il en partant, que vous regretterez
votre refus.

    _Tel maintenant refuse,
    Qui par après s'accuse!_

L'évêque, passablement offusqué de la liberté que prenait ce laïque, ne
répondit rien, et le chevalier s'en alla.

La veille de son retour, le curé, qui connaissait bien les gros bonnets
du clergé, et savait que la démarche du chevalier serait inutile,
m'avait envoyé à La Granval parler au Rey pour venir faire des
arrangements. Le Rey vint trois ou quatre jours après, et, comme il
n'avait plus qu'une année de ferme à courir, il consentit à résilier le
bail, et à se retirer dans le bien qu'il avait à la Boissonnerie,
moyennant une petite indemnité. Tout bien convenu, il s'en retourna, et
le curé commença à penser à déloger, parce que le refus de l'évêque,
bientôt connu de toute la paroisse, échauffait les têtes; et il ne
voulait pas être l'occasion de quelque désordre.

Il fut entendu entre le chevalier et lui que je le suivrais à La
Granval, comme je le lui avais demandé. Aussi, quelque peine que j'eusse
de le voir dans cette passe, je fus un peu consolé par l'idée de le
suivre et de lui être utile. Je commençai à emmener le mobilier, qui
n'était pas très important. Outre ce que j'en ai dit, il y avait encore
dans la chambre du curé un lit tout simple, sans rideaux, une petite
table recouverte d'une serviette sur laquelle il y avait une cuvette et
un pot à eau en faïence, une autre table à écrire, plus grande,
encombrée de papiers, quelques livres sur une tablette, deux chaises,
une grande malle longue recouverte de peau de sanglier, et c'était tout.
Malgré ça, avec le lit de la Fantille et le reste, avec quelques
provisions, il me fallut trois jours pour emporter toutes les affaires,
peu à peu, à cause des mauvais chemins. Je ne faisais qu'un voyage par
jour: encore fallait-il coucher à La Granval, car il y avait loin, et
les boeufs ne vont pas vite.

                   *       *       *       *       *

Un matin, tandis que je chargeais le buffet sur la charrette avec
Cariol, je te vois arriver un grand diable de curé, sec comme un pendu
d'été, de poil rouge, torcol, avec de gros yeux ronds et un nez crochu,
qui me demanda où était le presbytère.

--Vous y êtes, lui dis-je, voici la porte.

Et, un instant après, je le suivis, pour m'assurer que c'était le
nouveau curé. Précisément c'était lui, et, ensuite des civilités
d'usage, il s'enquit du jour où il pourrait faire amener ses meubles qui
étaient à Montignac.

--Demain nous achèverons de déménager, répondit le curé Bonal, et
après-demain le presbytère sera libre.

Et là-dessus, toujours honnête, il offrit à son confrère de se
rafraîchir, ce que l'autre accepta, en faisant des façons, comme s'il
avait eu peur de se compromettre. Alors le curé appela la Fantille et
lui dit de donner le nécessaire pour faire collation. La Fantille, au
lieu d'obéir, s'en alla toute colère par les maisons du bourg dire que
le remplaçant du curé venait d'arriver, et qu'il avait une de ces
figures qu'on n'aimerait pas à trouver au coin d'un bois. Ne la voyant
pas paraître, le curé passa dans la cuisine et me dit d'aller tirer à
boire, tandis que lui-même prenait le chanteau, dans une nappe, avec des
noix. Quand je mis la bouteille sur la table, le nouveau curé était en
train de questionner son prédécesseur sur ce que rapportait la cure,
combien on payait pour les baptêmes, les mariages, les enterrements, la
bénédiction des maisons neuves, celle du lit des nouveaux mariés; si les
paroissiens faisaient beaucoup de cadeaux, et s'il y avait de bonnes
maisons pieuses où l'on recevait bien les curés.

«Toi, me pensais-je en m'en allant, si tu en attrapes beaucoup, de
cadeaux, ça m'étonnera!»

Tandis que le curé nouveau faisait collation, les femmes du bourg, mues
par la curiosité, une à une, deux par deux, arrivaient sur la petite
place, qui filant sa quenouille, qui faisant son bas ou de la tresse de
paille pour les chapeaux. Elles furent bientôt là une vingtaine, avec
leurs droles pendus à leurs cotillons, et puis quelques vieux érenés, et
même La Ramée qui fumait son brûle-gueule.

Au bout d'une demi-heure, ou trois quarts d'heure, que je ne mente,
lorsque le nouveau curé traversa la place pour s'en retourner, tout ce
monde le regarda de travers.

--Eh bien! mon brave, dit-il en passant à La Ramée, vous fumez votre
pipe?

Et comme le vieux soldat l'avisait d'un mauvais oeil, sans répondre, il
ajouta:

--Vous n'êtes pas bavard!

--Ça dépend.

--Alors, ce serait que je ne vous conviens pas?

--Il se pourrait.

--Vous n'êtes pas bien gêné!

--Je suis comme ça.

Voyant que La Ramée continuait de tirer des bouffées sans plus dire mot,
que les hommes ne le saluaient pas, et que les femmes faisaient semblant
de ne pas le voir, le curé, tout étonné, grommela quelque chose entre
ses dents et s'en alla. Pendant qu'il était encore à portée d'entendre,
Cariol, de la charrette, cria à La Ramée:

--Comment le trouves-tu, ce levraut?

--Pas mal, pour ce que j'en veux faire!

Le lendemain, le curé Bonal suivit toutes les maisons de la commune pour
faire ses adieux à chacun, entrant dans les terres pour parler aux gens
qui étaient au travail, et n'oubliant personne, riches ou pauvres. Le
soir, il rentra fatigué, regarda tristement le presbytère vide, et s'en
fut souper et coucher chez le chevalier.

A ce que me raconta la Toinette, ce fut un triste souper, aucun des
trois n'étant de goût de manger.

--Ce qui me console dans ce malheur, disait le curé, c'est que je sais
que mes pauvres n'en pâtiront pas, mon bon chevalier, et que vous et
mademoiselle Hermine me remplacerez dignement.

--Mon pauvre curé, oui, je tâcherai de vous remplacer en ce qui regarde
la charité matérielle; mais pour ce qui est des consolations morales, de
ces bonnes paroles qui aident les malheureux à porter patiemment leurs
peines, de ces exhortations charitables aux fins de relever les
faibles... qui vous remplacera? Moi, je sens bien ce qu'il faudrait
dire, mais je ne sais pas trouver les paroles...

--Alors, dit le curé, je suis sûr que mademoiselle Hermine me remplacera
à cet égard.

--Certes, fit-elle, je ferai de bonne volonté tout ce que je pourrai...

Et ils restèrent silencieux, les braves coeurs.

Le lendemain après le déjeuner, le curé Bonal prit son bâton et,
accompagné de ses hôtes, s'achemina vers La Granval. Tous trois
marchaient lentement comme pour retarder le moment de la séparation,
échangeant de temps en temps quelques paroles. Arrivés à la cafourche où
une croix de pierre est plantée depuis les temps anciens, le curé
s'arrêta et ils se firent leurs derniers adieux. Le chevalier, moins
résigné que ses compagnons, récriminait contre la décision de l'évêque,
ce pendant que la demoiselle Hermine, ayant tiré son mouchoir,
s'essuyait les yeux, et que le curé regardait la terre en tapant de
petits coups de son bâton.

--Mes amis, dit-il en relevant la tête, nous ne serions pas de bons
chrétiens si nous ne savions pas supporter l'injustice. Ce saint
emblème, ajouta-t-il en montrant la croix, nous enseigne la résignation:
que la volonté de Dieu soit faite!

Et, s'étant fraternellement embrassés, le curé commença à descendre la
combe raide. Les pierres du chemin roulaient sous ses pieds et il
s'appuyait sur son bâton pour se retenir. Peu à peu sa haute taille
diminuait dans le lointain et enfin il disparut dans les fonds boisés.
Alors le chevalier et sa soeur, qui l'avaient suivi des yeux, rentrèrent
tristement chez eux.

                   *       *       *       *       *

Sur les cinq heures du soir, le curé arriva à La Granval, où, aidé de la
Fantille, j'avais mis tout à peu près en ordre. L'ancienne maison était
grande assez; il y avait une vaste cuisine, une belle chambre où l'on
aurait pu mettre quatre lits, et deux petites. Le curé jeta un coup
d'oeil sur l'installation, et sembla retrouver sous le vieux toit de
famille les souvenirs de son enfance, car il resta longtemps pensif
devant le feu.

L'heure du souper approchant, la Fantille mit une nappe au plus haut
bout de la table, et y plaça le couvert du curé, puis elle trempa la
soupe.

--Dorénavant, dit-il en la voyant faire, nous mangerons tous ensemble.
Il n'y a plus ici de curé, obligé par état de garder certaines
convenances; il n'y a plus que Pierre Bonal, fils de paysan, redevenu
paysan. Demain Virelou viendra pour me faire d'autres habillements.

--Comment! s'écria la Fantille en joignant les mains; vous allez poser
la soutane, monsieur le curé!

--Sans doute, puisque je ne suis plus curé, et qu'il m'est défendu de la
porter... Allons, mets des assiettes sur la table pour toi et Jacquou.

La Fantille hésitait, ne sachant plus où elle en était, mais elle finit
par obéir.

Alors le curé, se levant, s'approcha de la table, fit le signe de la
croix et récita le _Benedicite_.

Ayant fini, il s'assit, prit la grande cuiller et nous servit, à
Fantille et à moi, chacun une pleine assiette de soupe; après quoi, il
se servit lui-même moins copieusement.

Après souper, nous parlâmes de la manière qu'il convenait de gouverner
le domaine, et je fis connaître au curé mes idées là-dessus. Je
l'assurai que j'étais capable de faire le travail tout seul, et bien;
mais il me répliqua qu'il n'entendait pas rester oisif, et que,
nonobstant ses soixante ans passés, il était robuste et comptait
m'aider. Sur les huit heures, je fus donner aux boeufs, car le Rey avait
laissé le cheptel, comme c'est la coutume, en ayant pris en entrant;
après quoi, chacun alla se coucher.

Je pensai longtemps avant de m'endormir à la manière de conduire les
affaires la plus profitable pour la maison. Je comprenais qu'il fallait
charrier droit et travailler ferme, car la propriété n'était pas grande,
valant une douzaine de mille francs au plus, et le pays, juste au beau
milieu de la forêt, n'était pas des meilleurs. Mais le courage ne me
manquait pas, et je me sentais tout fier et heureux d'être utile au curé
et de lui témoigner ma reconnaissance. Puis, il faut que je le dise,
quoique je fusse bien marri de ce qui lui arrivait, le plaisir de me
sentir plus près de Lina me donnait du coeur. Certes, si la chose eût
dépendu de moi, je serais retourné à la cure de Fanlac avec lui, très
content de le voir heureux. Mais comme cela ne se pouvait, je m'en
consolais en pensant au voisinage de ma bonne amie. L'homme a un fond
égoïste; tout ce qu'il peut faire, c'est de se vaincre lorsque le devoir
le commande.

Virelou vint le lendemain, et, quatre jours après, le curé était habillé
comme un bon paysan, de grosse étoffe brune avec un chapeau périgordin à
calotte ronde, à larges bords.

C'était un dimanche: il nous engagea à aller tous deux, Fantille et moi,
à la première messe à Fossemagne, disant qu'il garderait la maison de ce
temps-là, d'autant qu'il craignait que sa présence à l'église ne fît du
scandale.

--Mais la soupe! fit la Fantille, qui n'en revenait pas de le voir ainsi
habillé.

--J'attiserai le feu sous la marmite, ne crains rien.

Elle joignit les mains et leva les yeux aux poutres comme qui dit:

--Que verrons-nous de plus, grand Dieu!

Nous étions à peine de retour de la messe, la Fantille et moi, lorsqu'à
l'orée du défrichement, dans la direction de la Mazière, nous vîmes le
chevalier déboucher du bois sur sa jument, qu'il poussa au grand trot.
Un moment après, il mettait pied à terre dans la cour et serrait avec
chaleur les deux mains du curé.

--Je viens manger la soupe avec vous, dit-il.

--Soyez le très bien venu, mon vieil ami!

Et tandis que j'emmenais la jument à l'étable, ils se promenèrent aux
alentours de la maison.

--Heureusement qu'il y a une poule dans la soupe, disait la Fantille
tout affairée lorsque je revins.

En déjeunant tous deux, le chevalier raconta à son ami ce qui s'était
passé à l'arrivée du nouveau curé, et la mauvaise impression qu'il avait
faite sur les gens:

--Je crois bien, dit-il, qu'il n'aura pas eu grand monde à sa messe, ce
matin.

--C'est tant pis, repartit le curé. Je suis bien reconnaissant à toute
la paroisse de l'affection qu'elle m'a marquée dans cette circonstance;
mais il ne faudrait pas que, pour des préférences de personnes, la
religion en souffrît.

Oyant cela, tout en vaquant à ses affaires, la Fantille hochait la tête
en signe de désapprobation.

Le chevalier était bon convive et fit honneur à la poule au pot, à la
farce dont elle était garnie, et à l'omelette qui la suivit. Il égaya un
peu le repas en lâchant quelques-uns de ses dictons familiers. Ainsi, le
curé, qui ne buvait pas de vin pur, lui ayant offert de l'eau par
distraction ou habitude, avant de se servir lui-même, il le remercia
ainsi:

    _--L'eau gâte moult le vin,
    Une charrette le chemin,
    Le carême le corps humain._

Ils restèrent longtemps à deviser à table. Le chevalier faisait tourner
sa tabatière et prenait de fréquentes prises; le curé, son couteau à la
main, traçait de vagues figures géométriques sur la nappe. Tous deux
goûtaient les plaisirs de l'amitié à leur manière. Le chevalier, heureux
du moment présent, n'oubliait pourtant pas ses griefs, et s'exprimait
assez librement sur le compte de l'évêque qui avait frappé son ami et
son curé; quant au successeur de celui-ci, il n'était pas bon à jeter
aux chiens.

Le curé Bonal, qui avait peut-être ressenti plus vivement le coup de
cette séparation de tout ce qu'il affectionnait, avait pourtant plus de
résignation, et tâchait, dans l'intérêt de la religion, d'apaiser le
chevalier.

--Mon ami, disait-il, avant tout il faut connaître votre nouveau curé.
Il n'y a pas huit jours qu'il est à Fanlac, vous l'avez vu deux fois:
comment pouvez-vous l'apprécier? Vous dites qu'il a une mauvaise figure;
mais il se peut qu'il soit un bon prêtre malgré cela! Vous savez, comme
moi, qu'il ne faut pas juger les gens sur la mine: les apparences sont
souvent trompeuses.

--Oui, dit le chevalier:

    _Ne crois pas ribaud pour jurer,
    Ni jamais femme pour pleurer,
    Car ribaud toujours jurer peut,
    Femme pleurer quand elle veut._

Le ci-devant curé sourit un peu, et le chevalier continua:

--Avec ça, je ne me trompe guère. Lorsque vous vîntes à Fanlac, malgré
votre figure noire et votre air un peu rude, je dis tout de suite:
«Voilà un brave homme de curé.» Me suis-je trompé?

--Mon cher ami! dit Bonal en prenant à travers la table la main du
chevalier.

A la vesprée, après avoir passé quelques bonnes heures à La Granval, M.
de Galibert se mit en selle pour retourner à Fanlac, chargé de souhaits
de bon voyage et puis de bons souvenirs pour sa soeur.

Il ne s'était pas mépris au sujet de la messe du nouveau curé. Un homme
de L'Escourtaudie, que je rencontrai quelques jours après à Thenon, où
j'avais été acheter quelques brebis, me dit qu'il n'y avait pas eu un
chat, par manière de parler. Mais ça, ce n'était rien; à peu de temps de
là, on vit bien autre chose. Un homme de la Galube étant mort
subitement, les parents, n'osant se passer de prêtre, s'en furent, bien
qu'à contrecoeur, parler au nouveau curé pour l'enterrement. L'autre
leur dit que ce serait quinze francs, et vingt s'il allait faire la
levée du corps à la maison. Les fils du mort et son gendre trouvaient
que c'était cher, d'autant plus que, de longues années, la coutume de
payer s'était perdue avec le curé Bonal. Ils marchandèrent donc afin de
faire rabattre quelque chose au curé. Mais lui protestait que c'était le
tarif, et qu'il n'avait pas le droit de faire de rabais.

--Pourtant, dit l'un des fils, puisque le curé Bonal rabattait le tout,
vous auriez bien le droit d'en rabattre la moitié?

Cette raison mit le curé de mauvaise humeur.

--Je ne sais pas comment agissait mon prédécesseur, répliqua-t-il
sèchement, mais c'est comme je vous ai dit: à prendre ou à laisser.

Enfin, après avoir bien débattu, avoir apporté de part et d'autre toutes
les raisons d'usage entre gens qui font un marché; après être sortis
pour se consulter, les autres rentrèrent et acceptèrent, moyennant que
le curé leur couperait quarante sous sur son prix, ce à quoi il
consentit. Seulement, et c'est là que l'affaire se gâta, il leur dit
qu'il fallait le payer comptant, car il avait perdu beaucoup d'argent
dans son ancienne paroisse, parce que souvent, les honneurs rendus, le
mort enterré, les héritiers se faisaient tirer l'oreille pour payer;
tellement qu'il y en avait qu'il fallait assigner devant le juge de paix
et faire condamner.

«Foutre! pensaient les parents du défunt, il n'est pas cassé, ce
curé-là!»

S'ils avaient eu l'argent, quoique pas contents, ils l'auraient donné,
tenant beaucoup, comme tous les paysans, à ce que le curé fît les
honneurs à leur vieux; mais ils ne l'avaient pas. Force leur fut donc de
s'en retourner en disant au curé que, les choses étant ainsi, ils
étaient obligés de se passer du service mortuaire.

Mais, quelques heures après, une dizaine de jeunes gens vinrent pour
sonner le glas, et trouvant les cordes remontées et la porte intérieure
du clocher fermée, furent demander la clef au marguillier, qui répondit
que le curé lui avait défendu de la donner. Là-dessus, eux, enfoncent la
porte du clocher avec des haches, et se mettent à sonner les deux
cloches. Le curé vint pour les faire sortir, mais il fut obligé de s'en
revenir plus vite que le pas et de se fermer chez lui. Cependant, au son
des cloches, les gens des villages venaient de tous côtés, et bientôt,
dans le mauvais chemin qui montait au bourg, on vit au loin un cercueil
recouvert d'un drap blanc se mouvoir sur les épaules de quatre hommes
qui se relayaient souvent, car la montée était rude, et il faisait
chaud. En s'en allant, le curé avait donné deux tours de clef à la
grande porte de l'église, de manière que ceux qui sonnaient s'y
trouvaient pris. Lorsque le mort arriva, on le posa devant le portail
sur des chaises prêtées par les voisins, puis on fut chez le curé pour
avoir la clef; mais la maison curiale était close, et personne ne
répondit. Pourtant il aurait fallu être sourd pour ne pas entendre, car,
après avoir cogné avec les poings, avec des bâtons, les gens finirent
par jeter des pierres à la porte et dans les fenêtres. La colère montait
les têtes de tout le monde; des exclamations à peine contenues par la
présence du corps s'entendaient au milieu d'une rumeur sourde. Sur les
rudes visages de ces paysans on voyait l'indignation que leur causait le
refus de ce qu'ils appelaient les honneurs, fait à l'un d'eux. Déjà les
plus hardis parlaient d'entrer de force au presbytère et d'amener le
curé, lorsque ceux qui étaient enfermés dans l'église finirent par faire
sauter la serrure, et ouvrirent à deux battants. Le cercueil fut alors
apporté devant le choeur, à la place ordinaire; des cierges furent
allumés autour, selon la coutume, et le marguillier, qu'on avait été
chercher et amené malgré lui, revêtu d'une chape, chanta en tremblant de
peur l'office des morts. On l'obligea ensuite à encenser et asperger le
défunt comme eût fait le curé lui-même, et, tout étant fini à l'église,
on partit pour le cimetière, où le pauvre marguillier, qui se croyait
sacrilège, fut encore obligé de parachever les dernières cérémonies,
jusqu'à la pelletée de terre finale sur le cercueil descendu dans la
fosse.

Pendant que tout ceci se passait, le chevalier, qui était tenace, avait
été à Périgueux faire une dernière démarche près de l'évêque et lui
représentait le tort que sa décision faisait à la religion, le curé
disant sa messe le dimanche devant les bancs vides.

--Il est à craindre, ajouta-t-il, qu'à la première occasion il ne se
produise un désordre, tant tous les paroissiens sont outrés du départ du
curé Bonal, et mal disposés pour son successeur qui semble prendre à
tâche de le faire encore plus regretter!

Mais le pauvre chevalier eut beau plaider et patrociner la cause de la
religion et celle de son ami, l'évêque lui fit entendre que, quelque
considération qu'eût l'Église pour les laïques pieux, elle ne pouvait se
gouverner par leurs avis.

--Je regrette personnellement, comme gentilhomme, de ne pouvoir accéder
à votre demande, monsieur le chevalier; mais ce que j'ai décidé dans la
plénitude de mon autorité épiscopale est irrévocable.

A la suite de cet enterrement, les gendarmes vinrent à Fanlac et
s'enquérirent. Puis les gens du roi s'y transportèrent et interrogèrent
une masse de monde. Beaucoup d'arrestations furent faites, et finalement
il y eut une dizaine de condamnations de six mois à cinq ans de prison.

Le curé Bonal eut grande peine de cette méchante affaire. A chaque
occasion, il ne manquait pas de dire et de faire dire à ses anciens
paroissiens de prendre patience, de ne pas se buter à l'impossible; mais
c'était inutile, et les condamnations achevèrent de les mutiner. Le
nouveau curé voyant ça, dépité de ce que son église était toujours vide,
et ne se croyant pas trop en sûreté, depuis qu'un soir il avait failli
recevoir un coup de pierre par la tête, finit par demander à s'en aller,
ce qui lui fut accordé, et la paroisse resta sans curé, à la confusion
de quelques-uns, les meneurs de cette affaire.

Ainsi se vérifiait la prédiction un peu obscure du chevalier qui avait
dit:

_--Il viendra un temps où les renards auront besoin de leur queue._



VI


Cependant, nous autres étions bien tranquilles à La Granval. Cette vie
étroitement attachée à la terre me convenait; j'aimais à pousser mes
bons boeufs limousins dans le champ que déchirait l'araire, enfonçant
mes sabots dans la terre fraîche, et suivi de toutes nos poules qui
venaient manger les vers dans la glèbe retournée. Les travaux pénibles
de la saison estivale même me riaient, comme les fauchaisons et les
métives. Ça me faisait du bien d'employer ma force, et quand le matin,
ayant fauché un journal de pré, je voyais l'herbe humide de rosée,
coupée régulièrement et bien ras, j'étais content. Alors je prenais ma
pierre à repasser, et j'aiguisais mon dail en sifflant un air de
chanson. Le soir, dans le temps des moissons, lorsque après avoir chargé
la dernière gerbe sur la charrette, je voyais tout ce blé qui devait
faire un bon pain bis et savoureux, j'avais comme un petit mouvement de
fierté, en songeant que c'était moi qui avais fait tout cela, ou
quasiment tout. Pourtant Bonal m'aidait bien autant qu'il pouvait, mais
ça n'est pas à son âge qu'on se met à ces travaux pénibles. Il menait la
charrette, il aidait à faner, à lier les gerbes, il taillait la vigne,
et autres choses comme ça. A Fanlac, il avait toujours aimé à cultiver
le jardin, et il mit en ordre celui de La Granval, qui était mal en
train, comme c'est l'ordinaire dans nos campagnes, où l'on est tellement
pressé qu'on court au plus essentiel.

Nous vivions donc tranquilles, ne voyant guère personne, les plus
proches voisins étant encore loin et séparés de nous par des bois, de
manière que leurs poules ne nous gênaient point, ni les nôtres eux, ce
qui est une bonne condition pour être en paix, car on sait que dans les
villages les trois quarts des brouilles commencent à propos des poules
qui vont gratter dans les jardins. Cela ne nous ennuyait pas, au
surplus, d'être isolés: lorsqu'on est occupé du lever au coucher du
soleil, on ne sent pas le besoin de fréquenter des étrangers. Avec ça,
Jean le charbonnier, devenu trop vieux pour passer les nuits à
surveiller les fourneaux dans les bois, s'était retiré dans sa maison
des Maurezies après avoir gagné quelques sous, et il venait nous voir
quelquefois. C'était un brave homme, serviable, comme il l'avait montré
dans l'affaire de mon père, et qui depuis cette époque s'était intéressé
à moi. Il me donnait des conseils pour l'exploitation du bien, ce qui
n'était pas de refus, car quoique je susse bien faire tous les travaux
que requiert un domaine, je n'avais pas d'expérience assez pour les
diriger sûrement en toute occasion, et ce brave homme me fut d'un bon
secours pour cette raison. Le curé l'aima tout de suite aussi et
l'entretenait en patois, parce que Jean étant sans instruction aucune,
ne savait même pas parler le français, comme d'ailleurs presque tous les
gens de par chez nous. Mais, ayant tant vécu seul au milieu des bois, il
s'était habitué à penser et à réfléchir plus qu'à parler, de manière que
le peu de paroles qu'il disait avaient un grand sens. Le curé n'était
pas bavard non plus, mais tout ce qu'il disait était plein de substance:
aussi s'entendaient-ils bien. Jean, toutefois, lui portait respect,
comme ça se comprend, et l'appelait toujours, ainsi que nous autres:
«Monsieur le curé.»

Mais lui, à ce propos, nous dit un jour qu'il nous fallait corriger
cette façon de parler, attendu qu'il n'était plus curé, ni en droit ni
de fait, et que par conséquent nous ne devions plus le nommer ainsi.

--Sainte bonne Vierge! s'écria la Fantille, il y a vingt ans que je vous
appelle comme ça, je ne saurai jamais vous parler autrement!

--Tu t'y habitueras! Appelez-moi tous de mon nom: Bonal.

--Ça je ne le pourrai pas! répliqua la Fantille; non, monsieur le...,
écoutez, puisque vous ne voulez plus qu'on vous y appelle, je dirai:
«Notre Monsieur!»

--C'est ça! fit-il en souriant un peu. Et vous autres, dit-il en se
tournant vers Jean et moi, si vous voulez me faire plaisir appelez-moi
Bonal.

Et depuis ce temps, selon sa volonté, nous l'appelions ainsi. La langue
me fourchait bien quelquefois par l'effet de l'habitude, mais je me
reprenais vitement, connaissant que ça lui renouvelait ses peines de
s'entendre dire: monsieur le curé.

                   *       *       *       *       *

On pense bien que, dans tous ces changements, je n'avais pas oublié
Lina. Le second dimanche après notre venue à La Granval, je m'en fus à
la messe à Bars. Le curé en était à l'évangile lorsque j'arrivai et je
restai au fond de l'église, jetant mes regards partout pour voir ma
bonne amie. En cherchant curieusement, je finis par l'apercevoir au
droit de la chaire à prêcher, mais elle n'était pas seule, sa mère était
avec elle. Tant que dura la messe, pour dire vrai, je ne suivis guère
les cérémonies du curé, occupé que j'étais à regarder le cou rond de ma
Lina, un peu hâlé comme celui des filles des champs, et les petits
frisons à reflets cuivrés qui sortaient de sous sa coiffe des dimanches.
A la sortie, je me plantai devant le portail et j'attendis. Les gens se
répandaient sur la place, faisant de petits groupes et se mettant, après
le portage et les compliments, à deviser: les hommes, du temps, de
l'apparence des récoltes, du prix des bestiaux au dernier marché de
Thenon; les femmes, de leur lessive, de la réussite de leur chaponnage,
et les filles de leurs galants.

Tout d'un coup Lina, sortant, me vit et fit un mouvement; mais sa mère
ne me reconnut point, ce qui n'était pas étonnant, ne m'ayant plus vu
depuis que je gardais les oies avec sa fille. Elles s'arrêtèrent pour
causer, comme les autres, la mère avec une autre femme, et Lina avec la
Bertrille, qui, à un moment donné, se tourna pour me regarder, ce qui me
fit connaître qu'il était question de moi. Un moment après, sans avoir
l'air de rien, la Bertrille s'en vint de mon côté et, en passant près de
moi qui me promenais, faisant le badaud en regardant le coq du clocher,
elle me dit à demi-voix:

--Aux vêpres, sa mère n'y sera pas.

--Bien!

Et je m'en fus voir jouer aux quilles, coulant mon regard vers Lina de
temps en temps.

Vers trois heures, au sortir de vêpres, les deux droles restèrent un bon
moment à causer, pour laisser aller devant les gens de leur renvers;
puis elles s'en furent doucement, et moi, peu après, faisant un détour
par un autre chemin, je les rattrapai.

Et ce furent des rires, des serrements de main, des amitonnements à n'en
plus finir. Puis, comme elles étaient pressées de savoir comment je me
trouvais là, il fallut leur raconter tout ce qui était arrivé au curé
Bonal, et leur expliquer que nous étions venus demeurer dans son bien à
La Granval. Elles n'en revenaient pas qu'un curé pût n'être plus curé et
posât sa soutane. Quant à leur faire entendre que c'était parce qu'il
avait prêté serment à l'époque de la Révolution, et ce qu'était ce
serment, ça n'était pas facile, et je leur dis en gros que c'étaient
d'autres curés appelés jésuites, grands ennemis des anciens curés
patriotes, qui l'avaient fait casser.

Des jésuites! elles n'en avaient jamais ouï parler:

--Et qu'est-ce donc que ces jésuites? demandaient-elles.

--D'après ce que dit M. le chevalier de Galibert, c'est, parmi les
curés, comme qui dirait des renards...

Elles se mirent à rire, et je leur parlai de choses plus aimables. Je
fis entendre à Lina que maintenant, étant voisins à une heure et demie
de chemin, nous pourrions nous voir plus souvent, et combien j'en étais
content. Cela lui faisait bien plaisir aussi, mais elle craignait que sa
mère ne s'aperçût de notre entente, et qu'elle lui défendît de me
parler.

--Nous tâcherons qu'elle ne se doute de rien, lui dis-je; et puis, après
tout, peut-être ne se fâchera-t-elle point, sachant à coup sûr que c'est
chose impossible d'empêcher un garçon et une fille qui s'aiment, de se
voir; mais, si ça arrive qu'elle le trouve mauvais, il sera toujours
temps d'aviser: ainsi, n'aie point de craintes.

Et nous marchions lentement tous trois en devisant, dans le chemin
pierreux bordé de mauvaises haies où s'entremêlaient les buissons et les
ronces; moi, au milieu d'elles, les tenant par-dessous le bras, et, pour
dire la vérité, serrant un peu plus fort du côté de Lina. Lorsque le
chemin traversait quelque boqueteau de chênes, je prenais ma bonne amie
par la taille et, la serrant tout doucement contre moi, je l'embrassais
sur sa joue brunie par le soleil et duvetée comme une belle pêche de
vigne. Le temps ne nous durait pas, de manière que nous fûmes près de
Puypautier sans nous en donner garde; mais la Bertrille, toujours
avisée, nous en avertit, et il fallut se quitter après bien des adieux,
des embrassements et des regards amoureux. Afin de ne pas me montrer, je
pris sur la gauche à travers un taillis, et j'allai passer à la
Grimaudie pour de là gagner La Granval.

Cela dura quelque temps ainsi, sans point de destourbier. Toutes les
fois que je le pouvais, j'allais à Bars le dimanche et je faisais la
conduite aux deux filles. La pauvre Bertrille, elle, était dépareillée
comme je l'ai dit, son bon ami étant au régiment; mais elle prenait
patience, de même que les dames de Périgueux lorsque la garnison est en
campagne. Comme elle ne nous quittait jamais, on ne pouvait pas dire de
mal de nos rencontres. Mais il y a des mauvaises langues partout, même à
Bars. Quelqu'un s'étant aperçu de notre manège le dit à la mère de Lina,
en sorte qu'un dimanche, à la sortie de la messe, je m'avisai qu'elle me
regardait fort. Pourtant, elle ne se fâcha pas pour lors après sa fille;
elle lui demanda seulement qui j'étais, où je demeurais et ce que je
faisais.

Lina ayant tout raconté sans détour, sa mère lui dit qu'elle ne trouvait
pas mauvais que je lui parle, en ce qu'elle entendait que ce fût
toujours honnêtement. Et là-dessus, elle ajouta qu'il leur faudrait bien
chez eux un domestique grand et fort comme j'étais, pour faire valoir
leur bien, maintenant que Géral se faisait vieux.

Moi, je m'apercevais qu'au sortir de la messe, la bonne femme me
regardait toujours d'un air engageant, ce qui n'était pas difficile à
connaître, car d'habitude elle n'était pas aimable. Aussi, dans ma
bêtise, je venais à penser que, quoique nous ne fussions pas en âge
d'être mariés, elle ne trouvait pas à redire que je parle à sa fille en
attendant. Et un dimanche, je me crus sûr de la chose, lorsque, passant
à l'exprès devant moi, avec Lina et Bertrille, elle me dit:

--Puisque tu leur fais la conduite les autres dimanches, tu peux bien
venir aujourd'hui: ça n'est pas moi qui te fais peur?

--Que non, Mathive! alors, avec votre permission, nous cheminerons
ensemble.

Tout en marchant, tandis que les deux droles allaient devant, la mère de
Lina me parla de ses affaires, et me dit combien la conduite de leur
domaine était lourde pour elle, depuis que Géral ne quittait guère le
coin du feu. Elle prenait des journaliers, mais ce n'était plus pareil:
il lui faudrait un jeune homme fort dans mon genre; et, en même temps,
elle me regardait comme pour me dire que je ferais bien l'affaire. Moi
ne répondant pas à ça, après d'autres propos, elle me demanda si je ne
serais pas bien aise de venir chez eux, me laissant entendre que puisque
nous nous aimions tous deux Lina, dans quelque temps nous pourrions nous
marier. Et, tout en disant ça, elle me dévisageait d'une manière un peu
trop hardie, à ce que je trouvais, comme si elle eût parlé pour elle.

Lors je lui dis, un peu fatigué de ses grimaces:

--Écoutez, Mathive, j'aime la Lina plus que je ne puis dire! Je serais
donc bien content de venir chez vous, et de travailler de toutes mes
forces et de tout mon savoir, pour faire profiter votre bien; mais pour
le moment, je fais besoin à La Granval, et, cela étant, je serais une
canaille d'abandonner le curé Bonal qui m'a retiré de l'aumône,
maintenant que je lui suis nécessaire.

--Tu as raison, me dit-elle.

Et on parla d'autre chose.

Les affaires marchèrent longtemps ainsi. Presque tous les dimanches,
j'allais à Bars, et je rencontrais Lina et sa mère, souvent. Ça ne me
plaisait guère que la Mathive fût toujours là, mais je patientais,
aimant trop mieux voir ma mie devant sa mère que de ne la voir point du
tout. Celle-ci, d'ailleurs, continuait d'être bien pour moi, me disant à
l'occasion quelque mot pour me faire entendre qu'elle me voyait avec
plaisir; mettant sa fille en avant, toutefois,--en paroles,--mais à ses
mines, à ses airs amiteux, je finis par comprendre que cette femme, sur
le tard, était prise de la folie des jeunes garçons. Pour ne pas me
brouiller avec elle, je faisais le nesci, celui qui ne comprend pas, et
j'avais l'air de ne pas me donner garde que des fois elle se serrait un
peu contre moi en marchant, comme si le chemin eût été trop étroit. Tout
cela était cause que souvent, au lieu de les accompagner, je m'en
retournais à La Granval, sous quelque prétexte, après avoir dit un mot à
Lina tandis que sa mère achetait un tortillon pour faire une trempette
au vieux Géral.

                   *       *       *       *       *

Chez nous, tout allait bien. Moi, je travaillais comme un nègre, me
levant à la pointe du jour et me couchant le dernier. La Fantille,
solide encore, élevait la poulaille, nourrissait les cochons, et faisait
tous les ouvrages qui, dans une maison, reviennent de droit aux femmes.
Notre ci-devant curé Bonal, lui, faisait tout son possible pour m'aider,
soignant les boeufs, gardant les brebis, s'apprenant aux ouvrages de
terre et ne s'épargnant pas la peine.

A propos de brebis, ça me faisait dépit de le voir aller toucher les
quinze ou vingt que nous avions, et faire l'office d'une simple
bergerette: je le lui dis un jour.

--Et pourquoi? fit-il presque gaiement, c'est mon métier!--faisant
allusion, comme je pense, à son ancien état de curé.

Il avait absolument voulu apprendre à labourer et il y était arrivé
assez vite. Quelquefois, lorsqu'il avait fait passablement quelques
sillons, afin de le distraire un peu, sans manquer au respect qui lui
était dû, je lui disais:

--C'est bien ouvré! on dirait que vous n'avez jamais fait que ça!

--Jacquou, mon garçon, tu es un flatteur!

Et il ajoutait:

--Quand on fait tout ce qu'on peut, on fait tout ce qu'on doit.

Lorsque je le voyais s'attraper à quelque chose d'un peu pénible, je lui
disais:

--Laissez ça, allez, c'est trop dur pour vous qui ne l'avez pas
d'habitude.

Mais il me répondait qu'il était solide encore et que le travail lui
faisait du bien, lui rendait la paix de l'âme.

--Vois-tu, Jacquou, disait-il, l'homme est né pour travailler, c'est une
loi de nature; et, cela étant, de tous les travaux, il n'en est pas de
plus sains, de plus moralisants que ceux de la terre. Plus on est en
rapport avec elle, et plus on a de sujet de s'en applaudir, tant au
point de vue de la santé du corps que de celle de l'esprit.

Et de là il continuait, me disant de belles choses sur ce sujet, me
montrant qu'une des conditions du bonheur était de vivre libre sur son
domaine, du fruit de son travail:

--Comme dit le chevalier, «liberté et pain cuit sont les premiers des
biens». Manger le pain pétri par sa ménagère, et fait avec le blé qu'on
a semé; goûter le fruit de l'arbre qu'on a greffé, boire le vin de la
vigne qu'on a plantée; vivre au milieu de la nature qui nous rappelle
sans cesse au calme et à la modération des désirs, loin des villes où ce
qu'on appelle le bonheur est artificiel,--le sage n'en demande pas
plus...

Et quelquefois ayant ainsi parlé, il restait longtemps rêveur, comme
s'il eût eu des regrets.

Le dimanche, ainsi que je l'ai dit, Bonal n'allait pas à l'église, pour
éviter le trouble que sa présence aurait pu causer. Il se promenait le
long d'une ancienne allée de châtaigniers, qui partait de la cour de la
maison et aboutissait à l'extrémité du défrichement de La Granval, où
elle était fermée par un gros marronnier planté par le milieu. A l'ombre
de cet arbre, il se reposait sur un banc qu'il avait construit, et
méditait.

Son esprit rasséréné songeait à l'iniquité dont il avait été victime,
non plus avec les soubresauts douloureux de la première heure, mais avec
cette philosophie sereine qui accepte sans récriminer les accidents
humains. Mais s'il se résignait en ce qui le touchait seul, lorsqu'il
pensait à ses vieux amis, le chevalier et sa soeur, à ses paroissiens
qui l'aimaient, aux pauvres dont il était la consolation et la
providence, le chagrin lui serrait le coeur, et il lui fallait des
efforts pour le surmonter.

Il aurait bien voulu revoir tout son monde de là-bas, mais il n'y allait
pas, par raison: les gens ne l'auraient pas laissé revenir. Aussi
était-il bien heureux, lorsque le chevalier venait déjeuner à La Granval
et lui apportait des nouvelles de son ancienne paroisse. Quoiqu'il ne
fût guère parleur, c'était alors des questions à n'en plus finir sur un
tel, une telle: «Que devenait celui-ci? cette vieille était-elle encore
en vie? la drole de chez cet autre était-elle mariée?» Et, sa
sollicitude satisfaite, tous deux parlaient des choses d'autrefois, et
échangeaient de vieux souvenirs. Quand le chevalier remontait sur sa
jument, chargé de bonnes paroles pour tout le monde, et emportant du
tabac pour La Ramée, le pauvre ancien curé était plus tranquille.

Presque tous les dimanches, Jean venait passer la journée à La Granval
et tenir compagnie à Bonal. Ça le distrayait un peu, car Jean, étant
ancien, lui rappelait des choses du temps de sa jeunesse, et à un mot, à
un nom quelquefois, des faits oubliés depuis longtemps se réveillaient
dans sa mémoire. Ces jours-là, Jean restait à souper, et le soir, à
table, Bonal nous entretenait de choses et d'autres, et nous intéressait
par des récits curieux, et des remarques que jamais nous n'aurions songé
à faire de nous-mêmes.

Par exemple, il nous disait la signification des noms de villages des
alentours, et celle des noms d'hommes.

--Ainsi Fossemagne, nous disait-il un jour, signifie: grande fosse;
Fromental, pays à froment, et ton nom de Ferral, à toi Jacquou, semble
indiquer à l'origine un travailleur de fer de ces forges à bras communes
autrefois dans nos pays: pour le surnom de _Croquant_ que vous portez de
père en fils, tu sais d'où il te vient.

--Et ce nom de Maurezies, le village de Jean, lui demandai-je, que
signifie-t-il?

--Il y en a qui le tireraient des Maures ou Sarrasins qui ont fait des
courses dans nos pays; mais, moi, j'aime mieux avouer que je l'ignore.
En revanche, je puis te dire que ce village pourrait bien être le lieu
où saint Avit perdit son compagnon Benedictus, comme il est dit dans le
propre du diocèse.

Bonal nous faisait voir aussi la ressemblance de certains mots de notre
patois avec le langage breton; il nous parlait des Gaulois nos ancêtres,
de leur religion, de leurs coutumes; nous racontait les soulèvements des
Croquants du Périgord, sous Henri IV et Louis XIII, et puis aussi toutes
les vieilles histoires de la Forêt Barade qu'il connaissait à fond.

Ainsi se passaient honnêtement les moments de loisir à La Granval,
lorsque Bonal commença à s'habituer à sa nouvelle vie.

Dans les premiers temps, la tristesse le tenait fort, et il ne parlait
guère; mais peu à peu sa peine s'amortit, et, en le mettant tout
doucement sur le sujet, il se laissait aller à nous entretenir
principalement de choses du passé. Et puis il était si bon que, pour
nous obliger, il aurait fait tout de même, quoique n'en ayant pas grande
envie. Moi, voyant comme ça tournait passablement, je travaillais sans
souci, content d'être plus près de Lina, sans penser que je m'étais
aussi rapproché du comte de Nansac, ou plutôt sans être inquiet de ce
rapprochement.

Quelquefois on entendait au loin dans la forêt le cor du piqueur
appuyant les chiens, et alors tous mes malheurs me revenaient en
mémoire, et ma haine se réveillait, toujours chaude, toujours violente,
malgré toutes les exhortations que m'avait faites jadis le ci-devant
curé. C'est le seul point qu'il n'a pu gagner sur moi, tant il me
semblait qu'en pardonnant j'aurais été un mauvais fils. Je ne craignais
rien, d'ailleurs, car je me sentais, comme un jeune coq bien crêté, de
force à me défendre.

Je ne tardai pas beaucoup à en faire l'épreuve. Un soir d'hiver, je
revenais de couper de la bruyère pour faire la paillade à nos bestiaux.
Le jour commençait à baisser, et, dans les bois qui bordaient le chemin
que je suivais, l'ombre descendait lentement. Je cheminais sans bruit,
ma pioche sur l'épaule, pensant à ma Lina, lorsque, tout d'un coup
presque, je viens à entendre derrière moi le pas pressé d'un cheval.

L'idée me vint aussitôt que c'était le comte de Nansac, mais je
continuai de marcher sans me retourner. Je ne m'étais pas trompé; arrivé
à quelques toises de moi il me cria insolemment:

--Holà! maraud, te rangeras-tu!

Le sang me monta à la tête comme par un coup de pompe, mais je fis
semblant de n'avoir pas ouï; seulement, lorsque je sentis sur mon cou le
souffle des naseaux du cheval, je me retournai tout d'un coup, et,
attrapant la bride de la main gauche, de l'autre je levai ma pioche:

--Est-ce donc que tu veux écraser le fils après avoir fait crever le
père aux galères? dis, mauvais Crozat!

De ma vie je n'ai vu un homme aussi étonné. D'habitude, les paysans se
hâtaient de se garer de lui lorsqu'il passait, de crainte d'être jetés à
terre, ou, pour le moins, d'attraper quelque coup de fouet: aussi
était-il tout abasourdi. Mais ce qui l'estomaquait le plus, c'était ce
nom de Crozat, si soigneusement caché, ce nom de son grand-père le
maltôtier véreux, que le fils du _Croquant_ lui jetait à la face en lui
rendant son tutoiement insolent.

Il mit son fouet dans sa botte et tira son couteau de chasse.

Le cheval, une bête nerveuse, grattait la terre et secouait la tête.

--Lâche la bride de mon cheval, méchant goujat!

La colère me secouait:

--Pas avant de t'avoir craché encore une fois à la figure, misérable, le
nom de ton grand-père, Crozat le voleur!

Et lâchant la bride du cheval qui se cabrait, je fis un saut en arrière
et je me trouvai dans le taillis, tenant toujours ma pioche levée.

Il resta là un moment, pâle de rage froide, les yeux venimeux, rinçant
les lèvres et cherchant à foncer sur moi. Mais le cheval, quoique
rudement éperonné, à la vue de la pioche levée reculait effrayé. Alors,
voyant qu'il ne pouvait m'aborder de face, et que le bois épais me
défendait, le comte rengaina son couteau de chasse, et s'en alla en me
jetant ces mots:

--Tu paieras cela cher, vermine!

--Je me fouts de toi, Crozat!

Encore ce nom qui l'affolait: il piqua son cheval et disparut.

Lorsque je racontai la chose à la maison, Bonal en fut fort ennuyé,
prévoyant bien que cet homme si orgueilleux, si méchant, chercherait à
se venger cruellement du pauvre paysan qui l'avait fait bouquer.

--Il faut te tenir sur tes gardes, me dit-il, ne pas t'aventurer du côté
de l'Herm, et surtout ne pas passer sur ses terres, ni dans ses bois.

La première fois que vint le chevalier après cette affaire, Bonal la lui
raconta tout du long. Ayant ouï, lui, dit en manière de résumé:

--Ça ne m'étonne pas:

    _Grands seigneurs, grands chemins
    Sont très mauvais voisins._

Je sais bien que ce Nansac est un grand seigneur de contrebande, mais
ceux-là ne sont pas les meilleurs! On dirait, continua-t-il, que ça
tient au château; les seigneurs de l'Herm ont toujours été plus ou moins
tyranneaux: témoin celui de la _Main de cire_.

--Ah! oui... C'est une vraie légende de Tour du Nord, dit Bonal, mais
encore que ce ne soit sans doute qu'un conte, j'en suis pour ce que j'ai
dit à Jacquou déjà: qu'il se méfie de ce mauvais.

--C'est aussi mon avis, fit le chevalier. D'ailleurs, je ne suis pas
inquiet, il est de taille à se défendre. Le comte a sans doute quelques
avantages, comme d'être mieux armé que lui, mais:

    _A vaillant homme, courte épée!_

Suivant ces conseils, et aussi mon idée, de là en après, je pris
quelques précautions, lorsque j'allais dans les parages où je risquais
de rencontrer le comte de Nansac. J'emportais un bon billou, qui est
autant à dire comme une bonne trique, ou bien un vieux fusil à pierre
qui venait de l'aïeul de Bonal, mais dont lui ne s'était jamais servi,
n'ayant de sa vie, ainsi qu'il disait, tué aucune créature vivante. Au
reste, que je fusse loin ou près de la maison, j'avais toujours dans ma
poche le couteau de mon père dont la lame mesurait dans les six pouces,
et avec lequel j'avais fait reculer Mascret, encore que je ne fusse
alors qu'un enfant. Ainsi précautionné, je fus six ou huit mois sans
revoir le comte, si ce n'est une fois au loin. De temps à autre,
j'apercevais bien Mascret ou l'autre garde qui avaient l'air de m'épier
à distance, mais de ceux-là je ne me souciais guère, et puis j'avais
autre chose en tête qui me distrayait d'eux.

                   *       *       *       *       *

Lorsqu'on est amoureux, toutes les idées se tournent du côté de la bonne
amie, et les pas font comme les idées: aussi je ne perdais aucune
occasion de voir Lina. Sa mère essayait toujours de m'amadouer, et pour
ce faire elle s'attifait tant mieux qu'elle pouvait, et n'en était que
plus laide, ce dont je riais en moi-même, pensant au dicton du
chevalier:

    _A vieille mule, frein doré._

Quelquefois le dimanche, suivant toujours sa pensée, elle me faisait
entrer chez eux en revenant de la messe, et même, des fois, me conviait
à manger la soupe. Moi, je connaissais bien son manège, mais je ne
refusais pas, pour être plus longtemps avec Lina. Après déjeuner, la
vieille me promenait dans le bien, sous couleur de voir comment le
revenu se comportait. En faisant notre tour, tandis que Lina vaquait au
ménage, elle trouvait toujours moyen de me faire entendre que je lui
convenais, et qu'elle voudrait bien que je fusse chez eux. Elle
m'indiquait une terre restée en friche ou une vigne qu'on n'avait pas eu
le temps de biner, faute d'un homme à la maison.

--C'est malheureux, disait-elle, que ça se trouve comme ça, que tu ne
puisses pas sortir de La Granval. Tu vois, nous avons un grand bien, qui
donnerait le double de revenu s'il y avait chez nous un jeune homme
vaillant comme toi. Et puis enfin, en travaillant pour nous autres, tu
travaillerais pour toi, puisque la Lina te trouve à son goût et que nous
n'avons qu'elle de famille.

Et ce n'était pas seulement le bien qu'elle me montrait, mais les
étables, le grenier garni de blé, le cellier où il y avait une trentaine
de charges ou demi-barriques de vin, vieux en partie, car Géral avait
toujours eu cette coutume d'en garder de chaque récolte pour le faire
vieillir. Jusqu'aux lingères bondées de linge, jusqu'aux cabinets pleins
d'affaires elle me montrait; et même, un jour, ouvrant une tirette de la
grande armoire dont la clef ne la quittait jamais, elle me fit voir un
petit sac de cuir, plein de louis qu'elle étala comme pour me décider:

--Tout ça serait à toi plus tard, mon ami!

Quand le diable tient les femmes sur l'âge, comme ça, il leur fait
perdre la tête. Il le faut bien, car la Mathive, qui avait dans les
quarante-sept ou quarante-huit ans, qui n'était pas belle, il s'en faut,
étant brèche-dents, ayant le nez pointu et les yeux rouges, se figurait
qu'en me montrant qu'elle était riche, ça me rendrait aveugle et
canaille en même temps.

Lorsque je me trouvais seul avec Lina, je lui contais tout ce que
faisait sa mère pour m'attirer chez eux, sans lui expliquer, ça se
comprend, le pourquoi de tant d'amitiés. Et lors, la pauvre drole me
disait:

--Vois-tu, Jacquou, je t'aime bien, et tu penses si je serais contente
que tu demeures avec nous autres, en attendant que nous nous mariions;
mais si tu faisais une chose comme ça, si tu abandonnais un homme comme
le curé Bonal qui t'a sauvé de la misère, qui t'a appris tout ce que tu
sais, jamais plus je ne te parlerais.

--Sois tranquille, ma Lina, je me couperais un doigt plutôt que de faire
une telle coquinerie.

Et pourtant, combien j'aurais été heureux de vivre à ses côtés et de
travailler pour elle! Toujours avec ses mêmes intentions, la Mathive me
demandait, des fois, pour leur aider à faire les foins, ou à fouir les
vignes, ou pour quelque autre travail pressé. Et moi, content tout de
même de leur rendre service, et surtout joyeux d'être près de Lina, j'y
allais, avec le congé de Bonal. Et lorsque j'étais venu faire des
labours d'hiver, le soir, à la veillée, j'aidais à peler les châtaignes,
et je m'en allais tard, car jamais la Lina n'aurait mis les tisons
debout dans la cheminée, comme font les filles qui veulent congédier
leur galant.

                   *       *       *       *       *

Un jour, comme j'y fus de bonne heure leur aider à vendanger, Lina se
préparait à faire du pain et je la regardais en mangeant une frotte
d'ail avec un raisin, avant d'aller à la vigne. D'abord, elle arrangea
son mouchoir de tête de manière à cacher tous ses cheveux, puis elle
releva ses manches jusqu'à l'épaule et se savonna bien les bras et les
mains à l'eau tiède, et après les rinça à l'eau froide, que je lui
faisais couler dessus avec le tuyau du godet. Ensuite, s'étant bien
nettoyé les ongles, elle prépara le levain, vida de la farine, puis de
l'eau chaude, et commença à pétrir. C'était une joie de la voir faire:
elle maniait d'abord la farine, la mêlant à l'eau tout bellement; puis,
quand la pâte fut liée, elle la prenait comme à brassées, la soulevait
et la rejetait fortement dans la maie. Ses beaux bras ronds, un peu
hâlés au-dessus du poignet, d'un joli blanc rosé plus haut,
s'enfonçaient vigoureusement dans la pâte qui collait à la peau,
gluante, et qu'elle détachait avec son doigt en ratissant. «Ah! me
pensais-je en la voyant ainsi, quel plaisir de planter le couteau dans
la tourte enfarinée, de manger le pain savoureux de sa ménagère, ce pain
qu'elle a fait de ses mains, qu'elle a parfumé de la bonne odeur de sa
chair! Quel bonheur de communier autour de la table de famille, enfants
et tous, avec ce pain de bon froment dans lequel elle a mis, pour ainsi
parler, quelque chose de son affection!» Et, rêvant à cela, je nous
voyais déjà, Lina et moi, soupant avec une troupe de petits droles...

Mais les choses ne marchent pas à la fantaisie des hommes; ça irait trop
bien, ou peut-être, des fois, plus mal. Pendant longtemps, la Mathive
m'entretint de ses desseins et me fit reluire des espérances qui me
réjouissaient le coeur, quoique je visse bien qu'elle n'était pas
franche en me parlant de Lina: tant nous sommes aisés à nous laisser
piper en pareille affaire! Elle ne tarda pas d'ailleurs à changer de
langage. Un dimanche, c'était le jour de la Chandeleur, comme j'étais
sur la place, devant l'église de Bars, attendant à l'accoutumée la
sortie de la messe, la vieille m'aborda et, me tirant à part, sans plus
me lanterner, me dit que, sur mon refus plusieurs fois répété, elle
avait loué un domestique, et que, par ainsi, je devais comprendre que
les projets qu'elle m'avait fait entrevoir ne pouvaient plus tenir; elle
le regrettait fort, ses préférences ayant toujours été pour moi.

--A cette heure, conclut-elle, il n'est plus à propos que tu parles à
Lina.

Oyant ça, je restai tout ébahi, la regardant fixement, comme si je
n'avais pas compris. Pourtant, bientôt je me repris et lui dis que, s'il
ne m'était plus permis de parler à sa fille, personne au monde ne
pouvait m'empêcher de l'aimer, tant que j'aurais vie au corps.

--Pour ça, me dit-elle, je n'y peux rien; mais je ne veux plus que tu
fréquentes à la maison, ni que tu la voies dehors.

Ayant ainsi prononcé, la Mathive s'en alla rejoindre sa fille qui me
regardait tristement de loin, et moi, je m'en fus tout déferré.

Ce domestique qu'elle avait loué était un garçon de La Séguinie, qui
avait travaillé chez eux comme journalier et qui lui avait convenu.
C'était un fort ribaud qui avait les épaules larges, le corps trapu, la
figure bête, et avec ça voulait faire le faraud. Pour le reste, c'était
une brute incapable de bons sentiments, et, à part son intérêt, ne
voyant que les choses qui lui crevaient les yeux. Aussitôt qu'il
s'aperçut que la Mathive le voyait d'un bon oeil, et ça fut d'abord, il
se mit à trancher du maître, et se donna des airs de commander. Il fut
bientôt nippé comme un coqueplumet de village, avec de bonnes chemises
de toile demi-fine, une cravate de soie, un chapeau gris, une belle
blouse et des bottes. Il n'était pas depuis un mois à Puypautier, qu'il
connaissait le sac aux louis d'or de la Mathive et les lui faisait
danser très bien. Tous les voisins connurent bientôt ce qu'il en était;
pourtant, d'après les conseils de la vieille, il faisait semblant de
parler à Lina, pour cacher son jeu, mais il était trop bête pour tromper
qui que ce fût.

Ma pauvre bonne amie, elle, était comme moi bien ennuyée, et d'autant
plus qu'elle comprenait ce qui se passait, quoiqu'elle n'en dît rien.
Mais que faire? Géral était toujours dans le canton du feu, ne pouvant
guère se remuer et n'ayant plus trop ses idées: ce n'était donc pas lui
qui pouvait mettre ordre à ça. Malgré que la mère de Lina le lui eût
défendu comme à moi, nous trouvions moyen de nous voir quelquefois, ce
qui n'étonnera personne. Alors elle me racontait ses peines, et je
tâchais de la consoler et de lui faire prendre patience, en lui disant
que tout cela n'aurait qu'un temps. Mais, pour dire le vrai, ça n'en
prenait pas le chemin: plus ça allait, plus ce goujat prenait de la
maîtrise dans la maison, par la folie de la Mathive. Si quelquefois elle
n'agréait pas quelque chose qu'il avait en tête, il parlait d'abord de
s'en aller, et la vieille bestiasse de femme cédait et le laissait agir;
bref, c'était lui qui coupait le farci, comme on dit de ceux qui font
les maîtres.

Encore qu'il fût bête, comme je l'ai dit, ce garçon, qui s'appelait
Guilhem, comprit, au bout de quelque temps, qu'avec la vieille il
pourrait avoir beaucoup de choses, lui soutirer des louis d'or, un à un,
pour aller s'ivrogner le dimanche à Bars, le mardi à Thenon, et puis
riboter aux balades des paroisses de par là, mais que pour ce qui était
du bien, qui appartenait tout à Géral, il reviendrait à la Lina, puisque
le vieux l'avait reconnue en se mariant avec la Mathive. Et c'était ce
bien qui lui faisait surtout envie, à ce galapian, parce qu'il se disait
que, Géral venant à mourir, ce qui fut peu après, Lina resterait
maîtresse de tout, et alors, adieu les bombances! il lui faudrait filer.
Aussi faisait-il l'empressé près d'elle, devant les gens surtout, et
disait à la vieille, piquée de jalousie, quoique elle-même lui eût
conseillé de jouer ce jeu, que c'était un semblant pour empêcher le
monde de babiller. La Mathive enrageait d'être obligée de supporter ça
et passait sa colère sur sa fille, ne décessant de crier après elle, et,
des fois, lui donnant quelque buffe.

Au bout de quelque temps, cherchant toujours à en venir à ses fins,
Guilhem disait à la Mathive que le seul moyen de faire poser la langue
aux gens, c'était de le faire marier avec Lina. Mais la vieille
n'entendait pas ça et se récriait haut. Elle supportait bien à toute
force que son goujat fît la mine de courtiser sa fille; quant à les
marier ensemble, c'était une autre affaire.

L'autre avait beau l'assurer qu'il en serait après le mariage comme
avant, et que ce qu'il en disait, c'était dans son intérêt à elle, afin
que personne ne pût la diffamer: tout ça, c'était inutile. La gueuse se
doutait qu'une fois marié avec Lina, Guilhem la laisserait là, et elle
refusait fort et ferme. Alors lui, coléré, la rebutait grossièrement,
et, plus elle lui faisait bien, plus elle le mignardait pour l'apaiser,
plus il la rabrouait durement. La pauvre Lina recevait le contrecoup de
tout ça, car sa mère l'avait prise en haine, de manière qu'elle en vint
jusqu'à la battre. Moi, qui savais ce qui en était, soit par elle, soit
par la Bertrille, je m'ennuyais grandement de la savoir malheureuse
comme ça et je m'en tourmentais au point de n'en pas dormir, des fois
toute une nuit. Il me venait souvent à l'idée de corriger ce Guilhem, et
les mains me démangeaient; mais Lina me suppliait de n'en rien faire,
et, moi, je ne bougeais pas, de crainte de la rendre plus malheureuse
encore.

Pourtant, un jour, n'y tenant plus, je le jointai dans un coin, à
Thenon, et je lui signifiai que, pour ce qui était de la Mathive et de
ses louis d'or, il pouvait en disposer à son plaisir, cela je m'en
moquais; que, quant à Lina, je lui défendais de s'occuper d'elle en
rien.

--Fais attention, continuai-je, que si tu as le malheur de lui faire
soit des misères, soit des amitiés, j'aurai ta peau!

Il était pour le moins aussi fort que moi; seulement il était lâche, et
il me jura ses grands diables qu'il ne lui avait jamais tenu de propos
reprochables, ni en bien, ni en mal. Tout ce qu'il avait fait, c'était
d'empêcher sa mère de la tracasser.

--Tu peux le lui demander, à la Lina; elle-même te le dira.

--Te voilà toujours prévenu! lui dis-je en m'en allant, dégoûté de sa
couardise et de sa fausseté.

                   *       *       *       *       *

Sur ces entrefaites, il nous arriva un grand malheur à La Granval. Un
matin, comme il sortait de la maison pour aller ramasser des marrons,
Bonal tomba raide d'une attaque. L'ayant porté sur son lit, je lui fis
respirer du vinaigre, tandis que la Fantille lui soulevait la tête; mais
il mourut au bout de quelques minutes sans avoir repris connaissance.

Le vieux Jean étant survenu à ce moment, après les premières complaintes
je le priai de s'en retourner aux Maurezies et de dépêcher un de ses
voisins à Fanlac, prévenir M. le M. chevalier de Galibert. Moi, je m'en
fus faire la déclaration chez le maire et en même temps commander la
caisse.

Quand je revins, Jean était déjà là, et tous trois avec la Fantille,
nous restâmes à veiller le mort. Ordinairement on donne aux défunts
leurs plus beaux habits; mais nous n'avions pas eu à le faire, Bonal
n'ayant d'autres vêtements que ceux qu'il avait sur le corps.
Quelquefois la Fantille lui disait:

--Vous feriez bien de vous faire faire d'autres habillements. Lorsque
vous vous mouillez, vous n'avez pas seulement pour changer.

Et lui, répondait:

--Quand ceux-ci seront usés... Peut-être n'en aurai-je pas besoin!
ajoutait-il, en souriant un peu.

Tel donc qu'il était vêtu tous les jours, il était étendu sur le lit. Sa
figure était calme, et, n'était cette pâleur de cire, on eût dit qu'il
dormait. Ses traits s'étaient comme affinés, les ailes de son nez un peu
fort s'étaient amincies, sa bouche était close doucement, et la trace
des chagrins qui assombrissaient parfois son visage avait disparu depuis
qu'il était entré dans le repos éternel. La Fantille avait gardé
quelques bouts de cierge pour les temps d'orage, et en avait allumé un,
près du lit, sur une petite table recouverte d'une touaille, où il y
avait aussi un brin de buis des Rameaux, trempant dans une assiette
pleine d'eau bénite. Mais, si ce n'est Jean, personne n'était venu
asperger le mort, car nous étions isolés au milieu de la forêt; et puis,
il faut le dire, les gens avaient, je ne dis pas tout à fait peur de
Bonal, mais ils sentaient quelque répulsion pour lui, comme curé
défroqué, quoique ce fût bien contre son gré qu'il l'était, le pauvre
homme.

Après un pénible après-midi, la nuit vint de bonne heure, comme en
automne, et nous trouva là toujours tous trois. La lumière du cierge
tremblotait sur le lit mortuaire, et nous éclairait, nous autres assis
auprès, laissant dans la vaste chambre des coins obscurs qui nous
enveloppaient d'ombre. La Fantille égrenait son chapelet, et nous deux
Jean, nous songions tristement, écoutant machinalement sur nos têtes un
cussou, autrement un ver, qui faisait grincer sa tarière dans une
poutre: gre, gre, gre... et échangeant parfois à voix basse quelques
mots qui rompaient à peine le silence funèbre.

Sur les sept heures du soir, nous ouïmes les pas d'un cheval dans la
cour, et j'y fus avec Jean: c'était le chevalier. Tandis que Jean menait
la jument à l'étable, je le conduisis à la chambre mortuaire, et lui
pris son manteau.

--Pauvre ami! dit-il en approchant du lit.

Et se penchant, il embrassa pieusement le front glacé du mort. S'étant
relevé, il me demanda comment c'était arrivé, et, après que je lui eus
narré ce malheur, il s'assit sur la chaise que la Fantille lui avait
avancée, et nous restâmes tous quatre muets et songeurs.

Il faisait mauvais temps; le vent soufflait au dehors, passant sur les
gros noyers avec un bruit de rivière débordée, et, filtrant sous les
tuiles, gémissait en haut sous la porte du grenier, qui battait parfois,
mal fermée. De temps en temps, une rafale faisait crépiter la pluie sur
les vitres et s'engouffrait avec bruit dans la vaste cheminée. Nous nous
regardions alors, disant: «Quel temps!»

Ainsi s'écoula cette longue nuit. Moi qui ne l'avais pas de coutume, ne
pouvant rester aussi longtemps assis, je me levais et j'allais dans la
cour me remuer les jambes, et, tandis que le vent me fouettait la
figure, je regardais passer, au ciel mantelé de gris, de gros nuages
noirs qui s'enfonçaient dans la nuit.

Lorsque la pointe du jour parut à travers les vitres, faisant pâlir la
flamme du cierge qui nous éclairait, le chevalier me demanda si j'avais
fait le nécessaire pour l'enterrement. Je lui répondis que, hormis la
déclaration au maire et la caisse qui était commandée, je n'avais rien
voulu faire, attendant son avis. Et alors, je lui expliquai que Bonal
nous avait dit souvent qu'il voulait être enterré au bout de l'allée,
sous ce gros marronnier qui avait été planté le jour de la naissance de
son père, et qu'il serait bien à propos de suivre ses désirs, d'autant
plus que, si on le portait au cimetière, le curé, par haine, le ferait
mettre dans le triste coin foisonnant d'orties et de ronces, réservé
pour ceux qui se détruisaient.

Le chevalier pensa un instant, puis me dit:

--Qu'il soit fait selon la volonté de notre pauvre défunt. Je connais le
maire, il n'est pas homme à s'inquiéter d'un petit accroc à la loi que
peut-être même il ignore; d'ailleurs, s'il y a ensuite quelque
difficulté, je tâcherai d'arranger cela.

Ayant ouï ces paroles, je sortis, et, prenant une pioche et une pelle,
je m'en allai par l'allée. La pluie avait cessé; le temps était frais,
et, dans la petite combe au-dessous de La Granval, flottait au-dessus
des prés pleins de flaques d'eau blanchâtre, une buée légère venant de
la fontaine. Le ciel rougeoyait du côté du levant, et le souffle humide
du matin faisait choir lourdement les feuilles mouillées et les bogues
vides. Arrivé au pied du gros marronnier, je commençai à creuser
tristement la fosse en pensant que c'était le dernier service que je
rendais au défunt à qui je devais tant.

Sur les dix heures, ayant achevé, je revins à la maison, et, au moment
où j'ouvrais la barrière de la cour, je vis venir la demoiselle Hermine,
sur sa bourrique touchée par Cariol. En entrant dans la chambre
mortuaire, elle prit le rameau de buis, jeta de l'eau bénite sur le
corps, et puis s'agenouilla tout contre le lit, la tête penchée, et pria
longuement. Lorsqu'elle se releva, elle essuya ses yeux et, regardant le
mort, elle dit:

--A cette heure, ses peines sont finies!

Sur le midi, la Fantille, qui avait mis une poule au pot, fit prendre un
peu de bouillon à la demoiselle Hermine qui ne voulut rien de plus; mais
le chevalier mangea un peu de soupe et but un verre de vin.

Vers deux heures, le juge de paix vint avec son greffier poser les
scellés. Il nous laissa prendre des draps dans la lingère pour ensevelir
le défunt, et puis ferma tout, les cabinets, les tiroirs et les
placards. Ayant fait, il s'entretint un moment avec le chevalier en se
promenant autour de la maison, et puis s'en retourna.

Le menuisier n'arrivant pas, je m'en fus au devant et, peu après, je
l'aperçus au loin, marchant derrière son bardot qui portait la caisse en
travers attachée, lui se tenant paresseusement au bacul. Arrivés à la
maison, je posai la caisse dans la chambre et, étant entré dans la
ruelle du lit, le chevalier étant de l'autre côté, nous passâmes un drap
sous le corps en commençant par la tête, et puis tous quatre, avec
Cariol et Jean, nous l'enlevâmes du lit pour le coucher dans le cercueil
où la demoiselle Hermine avait placé un oreiller. Puis, ayant dit notre
dernier adieu au pauvre ci-devant curé Bonal, le linceul fut rabattu sur
lui; après quoi, le menuisier ajusta le couvercle et se mit à le clouer.
Ces coups de marteau dans cette chambre où jusqu'à ce moment on n'avait
parlé qu'à voix basse, comme de crainte de réveiller le mort, avaient
quelque chose de brutal qui faisait peine à ouïr.

Cependant le jour tirait à sa fin: après avoir mis la caisse sur deux
chaises, nous passâmes des serviettes tordues par-dessous et nous
sortîmes de la maison. Il n'y avait pas un étranger, personne, à la
réserve de deux vieilles mendiantes des environs, à qui Bonal portait de
temps en temps quelque tourte de pain ou un morceau de lard pour leur
soupe.

Tandis que nous autres, portant le cercueil, nous marchions dans l'allée
d'un pas lourd et cadencé, ces deux vieilles, leur chapelet à la main,
suivaient la demoiselle Hermine et la Fantille qui portait l'eau bénite.
Une bise aigre soufflait de l'est, faisant flotter le drap qui couvrait
la caisse et soulevant nos cheveux. Des feuilles mortes, détachées des
châtaigniers, tombaient sur le drap blanc, comme une marque de deuil des
choses inanimées. Des pies criardes volaient haut, luttant contre le
vent pour gagner leur gîte de nuit. Au loin, on entendait la corne
d'appel d'un berger et les meuglements d'un boeuf revenant de
l'abreuvoir. Le soleil, prêt à descendre sous l'horizon, était caché par
des nuages barrés de noir, et une sorte de vapeur grise tombait sur la
terre aux approches de l'heure nocturne. Comme nous étions près du fond
de l'allée, le vent nous apporta le son lointain des cloches de
Saint-Geyrac qui sonnaient l'_Ave Maria_. Il semblait que la voix de la
religion, s'élevant au-dessus des misères de cette terre, bénissait le
pauvre prêtre victime des haines de ses confrères. Arrivés au bord de la
fosse, le cercueil fut posé sur les déblais, et nous attendîmes.

Alors M. de Galibert, debout, prenant un livre des mains de sa soeur,
récita le _De Profundis_ et les prières pour les morts; et tous, nous
associant à son intention, nous adressions notre dernière pensée à
l'homme honnête et bon qu'avait été Bonal. Les prières achevées, nous
descendîmes le cercueil dans la fosse, et le chevalier, ayant dit un
dernier adieu au mort, prit le buis et jeta quelques gouttes d'eau
bénite dessus, puis une poignée de terre. Nous autres, après lui, nous
en fîmes autant et, tandis que la terre tombait avec un bruit sourd sur
la caisse, la demoiselle Hermine, à genoux, priait avec ferveur.

Après qu'aidé de Cariol j'eus comblé la fosse, tout le monde rentra à la
maison. Puis le chevalier et sa soeur s'en retournèrent à Fanlac,
précédés de Cariol qui portait un falot. Les deux vieilles, ayant reçu
l'aumône accoutumée, regagnèrent leurs cabanes; Jean s'en retourna chez
lui, et nous restâmes seuls, la Fantille et moi.

Le lendemain matin, j'allai lever des glèbes pour gazonner la tombe de
Bonal et, tandis que la Fantille faisait une croix avec du buis pour la
poser dessus, je me remis au travail, car, quoique la mort soit entrée
dans une maison, les survivants sont bien obligés de reprendre le train
habituel.

                   *       *       *       *       *

Lorsque le juge de paix revint lever les scellés, il était accompagné
d'un quidam, demi-paysan, moitié monsieur, qui, à ce que nous dit le
greffier, était un cousin troisième de Bonal. Cet homme me regardait
d'un mauvais oeil, et sa femme aussi, parce qu'ils avaient ouï dire que
leur cousin m'avait donné tout son avoir. Moi, je n'en savais du tout
rien et même je n'y avais jamais pensé, mais le chevalier, qui
connaissait les intentions du défunt, l'avait laissé entendre au juge,
lors de la pose des scellés, et ces choses restent difficilement tout à
fait secrètes.

La lingère ouverte, dans le tiroir du milieu, dont la clef fut trouvée
entre deux draps, le juge découvrit un papier qui était le testament et,
l'ayant ouvert, il lut:

  «Je donne et lègue à Jacques Ferral, dit Jacquou, tous mes biens
  meubles et immeubles sans exception à la charge de garder, nourrir et
  d'entretenir avec lui, comme sa propre mère, ma servante Fantille
  durant sa vie.

  »BONAL,

  «ancien curé de Fanlac.»

Le cousin fit une exclamation de dépit, et sa femme, qui déjà
s'approchait de la lingère pour voir s'il n'y avait pas d'argent, me
jeta un regard furieux comme si elle allait me sauter à la figure.

--Malheureusement pour Jacquou, ajouta le juge, le testament n'est pas
valable parce qu'il n'est pas daté.

«Tu vois, mon garçon, fit-il en me montrant le papier. Nous allons
continuer, ajouta-t-il, peut-être en trouverons-nous un autre.»

Mais il ne trouva rien plus, au grand contentement du cousin et de sa
femme qui, aussitôt la recherche terminée, refermèrent tous les
cabinets, les armoires et suivirent toute la maison pour se rendre
compte de l'héritage. Ils montèrent au grenier voir s'il y avait
beaucoup de blé, descendirent à la cave, où il n'y avait qu'une barrique
en perce, allèrent après à la grange estimer le bétail et tout, se
gaudissant de la bonne aubaine qui leur arrivait, car Bonal n'avait pas
d'autres parents.

--Pour ça, fit cependant la femme, je croyais que chez un ancien curé il
y aurait plus de linge dans les armoires.

--Et moi, ajouta l'homme, je pensais qu'il y aurait plus de vin dans la
cave, et du bouché.

Pendant ce temps, je dis à la Fantille:

--Ma pauvre, nous n'avons plus qu'à faire notre paquet.

Et aussitôt, ne voulant pas rester une heure de plus avec ces gens-là,
tant leur cupidité me faisait horreur, je rassemblai mes hardes et
autant en fit la Fantille. Mais, au moment de partir, la femme nous dit:

--Et qu'est-ce que vous emportez dans vos paquets?

--Rien qui soit à vous, brave femme, n'ayez crainte.

Sortis de la maison, je demandai à la Fantille:

--Où pensez-vous aller à cette heure?

--Et où veux-tu que j'aille, si ce n'est chez M. le Chevalier? Ils me
garderont bien jusqu'à ce que j'aie trouvé une place, ajouta-t-elle
tristement.

Pauvre Fantille! elle approchait de la soixantaine, et n'était plus bien
leste, et il lui fallait aller se louer chez des étrangers, au moment où
elle aurait eu besoin d'un peu de repos.

--Je vais donc vous accompagner, lui dis-je; mais auparavant nous allons
passer chez Jean, j'y poserai mon paquet.

Arrivés aux Maurezies, je contai à Jean l'histoire du testament, et
alors il dit:

--Bonal était tellement honnête qu'il croyait que c'était assez de faire
connaître sa volonté. Il était bien savant en beaucoup de choses, mais
il ne savait pas cette loi, le pauvre! Que veux-tu, il a eu la volonté
de te bien faire, tu lui dois la même obligation.

--Ainsi fais-je, Jean; je vous certifie que je me souviendrai toujours
de lui avec la même reconnaissance que si sa volonté était faite.

--Maintenant, reprit Jean, je ne sais pas ce que tu prétends faire;
mais, toujours, tu peux rester ici; tu auras du pain et tu ne coucheras
pas dehors.

--Merci, mon Jean, je veux bien, pour le moment; mais, par avant, il me
faut accompagner la Fantille jusqu'à Fanlac.

Et, posant mon petit paquet, je pris celui de la vieille femme qui était
assise sur le banc, les mains croisées sur les genoux, la tête penchée.

Alors, elle se leva et nous nous en allâmes vers Fanlac, moi ayant en
bandoulière le vieux fusil de Bonal qu'il m'avait donné.

En cheminant, je pensais, à part moi, que le chevalier et la demoiselle
voudraient peut-être me garder, par pure bonté, car leur bien n'était
pas tel qu'ils eussent besoin d'un autre domestique dans la réserve que
Cariol. Mais j'avais la fierté de ne pas vouloir être à leur charge,
sachant que leur coeur était plus grand que leur bourse et me sentant,
d'ailleurs, bien capable de gagner ma vie. Et puis je ne pouvais me
faire à l'idée de m'éloigner de Lina, voulant être à portée de la
secourir, si sa mère la rendait trop malheureuse. Aussi, lorsque après
avoir marché bien longtemps nous fûmes à La Blaugie, je dis à la
Fantille:

--Vous voici bientôt rendue; je vais m'en retourner pour ne pas me
mettre à la nuit.

--Et donc, tu ne viens pas jusqu'à Fanlac conter ce qui s'est passé à M.
le Chevalier?

--Ma pauvre Fantille, vous le lui conterez bien; moi, je n'irai pas
d'aujourd'hui: voyez, le soleil baisse déjà... Allons, adieu! Dans
quelques jours je viendrai.

Et, la quittant, je m'en revins aux Maurezies.

La maison de La Granval était une grande belle maison bourgeoise
comparée à celle de Jean qui n'avait qu'une chambre seulement, éclairée
par un petit fenestrou. Pour tout plancher, c'était la terre battue,
avec des creux par places, et des bosses là où les sabots laissaient la
boue du dehors. Dans un coin, un mauvais lit; au milieu, une vieille
table et un banc; contre le mur décrépi, un méchant coffre piqué des
vers; sous la table, une oule aux châtaignes et une marmite; dans
l'évier, une seille de bois, et c'était tout. La cheminée basse et large
fumait à tous les vents, car les poutres et les planches du grenier
étaient d'un noir luisant: il me semblait être revenu à Combenègre.

Quand j'arrivai, il était tard déjà. A la clarté de la flamme, je vis
Jean assis dans le coin de l'âtre, attisant le feu sous la marmite
pendue à la crémaillère.

--J'ai fait un peu de soupe, me dit-il, elle doit être cuite; fais-lui
prendre le boût, moi, je vais tailler le pain.

Et, se levant, il ouvrit la grande tirette de la table et en sortit le
chanteau; puis se mit à tailler le pain dans une soupière de terre brune
recousue en plusieurs endroits.

--Tu vois,--me dit-il, en me montrant le chanteau creusé au milieu et
qui avait deux cornes comme la lune nouvelle,--j'ai mauvaises dents, je
ne peux manger que la mie; toi, tu mangeras les croustets.

J'avais grand faim, n'ayant guère mangé depuis deux jours, tant la mort
de mon pauvre Bonal m'avait troublé. Mais, lorsqu'on est jeune, on a
beau avoir de la peine, bientôt l'estomac réclame. J'avalai donc deux
pleines assiettes de soupe, pointues; mais pas moyen de faire ce chabrol
qui nous sauve, nous autres paysans: Jean n'avait point de vin, ni même
de piquette. Après avoir achevé ma soupe, je coupai un gros morceau de
pain, et je fis une bonne frotte, en ménageant le sel qui était cher en
ce temps-là. Ayant fini, je bus un coup d'eau au godet, et il fut
question d'aller se coucher. Le lit de Jean était mauvais, car il
n'avait qu'une paillasse bourrée de panouille de maïs et puis de
feuilles de bouleau pour les douleurs, et par-dessus une couette; mais
il était très large, presque carré, comme ces lits anciens où l'on
couchait quelquefois quatre, et je dormis là comme un loir en hiver.

Le lendemain, je m'en fus rôder autour de Puypautier pour tâcher de voir
Lina, épiant de loin le moment où elle mènerait ses bêtes aux champs.
Lorsque je la vis sortir de la cour, chassant ses brebis et sa chèvre
devant elle et tournant vers la grande combe, au-dessous du village,
j'allai me cacher dans un bois avoisinant, le long duquel il y avait un
talus plein de buissons, de prunelliers et de vignes sauvages, où elle
vint se mettre à l'abri du vent. De ma cache, je la voyais filer sa
quenouille, levant les yeux de temps en temps, pour s'assurer que ses
bêtes ne s'écartaient pas. Quelquefois elle lâchait de filer, laissant
pendre la main qui tenait le fuseau, et paraissait songer tristement. A
ses pieds, son chien était assis, surveillant le troupeau, et, à
quelques pas d'elle, sa chèvre, dressée contre un gros tas de pierres ou
cheyrou, couvert de ronces, broutait activement en agitant sa barbiche
brune. Le lieu était désert: c'étaient de mauvaises friches, avec des
touffes de cette plante dure appelée poil de chien; des vignes perdues
où quelques pousses de figuier sortaient de terre sur de vieilles
racines; et, tout autour, des taillis de chênes aux feuilles mortes
couleur de tan. Sur la teinte grise des terres, où pointait une herbe
fine et sèche parmi les lavandes, et sous ce ciel d'automne assombri où
passaient des nuages chassés par le vent, la personne de ma chère Lina
se montrait joliette en ses simples habillements. Elle avait un cotillon
court, de droguet, qui faisait de gros plis roides; une brassière
d'indienne à fleurs qui marquait sa taille fine et sa jeune poitrine; un
devantal de cotonnade rouge, et, sur la tête, un mouchoir à carreaux
bleus, trop petit, semblait-il, pour retenir ses cheveux châtain clair,
qui débordaient sur le cou et sur le front, agités par le vent.

Je restai là, un moment, à la regarder, sans bouger, puis j'attirai son
attention par de petits sifflements qui firent accourir de mon côté son
chien jappant. M'étant montré, je lui fis signe de venir à un endroit où
l'on ne pouvait nous voir, et, lorsqu'elle y fut, ayant apaisé son
chien, je l'embrassai longuement, la serrant contre moi, comme si
j'avais craint de la perdre. Elle penchait sa tête sur ma poitrine,
dolente, et semblait ainsi se mettre sous ma protection.

Hélas! ce n'était pas la mort de Bonal qui me plantait en bonne posture
pour la protéger. Elle écouta le récit de tout ce qui était arrivé, puis
soupira fort:

--La Sainte Vierge le sait bien! je t'aime autant pauvre que riche!
Pourtant, je regrette qu'il en soit ainsi advenu: si le testament du
défunt curé avait été bon, peut-être ça aurait aidé à notre mariage qui
n'est pas en bon chemin, tant s'en faut!

Et alors elle me raconta toutes les misères que lui faisait sa mère, et,
chose qui lui était plus dure encore, les honnêtetés de Guilhem, qui
prenait sa défense contre cette vieille coquine. Tout ça, sans parler de
la honte qu'elle avait de ce qui se passait sous ses yeux, car ces
misérables ne se cachaient guère, la Mathive encore moins que son
goujat.

--Écoute, lui dis-je, si ça arrive à un point que tu ne puisses plus
supporter tes chagrins, et si nous ne pouvons pas nous rencontrer,
fais-le-moi savoir par la Bertrille: j'irai tous les dimanches à Bars à
cette fin. D'une manière ou d'autre, nous tâcherons d'y remédier; Jean
est un homme de bon conseil, et puis j'irai trouver M. le chevalier et
le juge; il doit y avoir des lois pour empêcher des choses comme ça:
prends donc courage, ma Linette!

Et nous restâmes un moment en silence, étroitement embrassés, tellement
que je sentais le cher petit coeur de ma bonne amie palpiter dans sa
poitrine, comme un jeune oiseau surpris dans le nid. Enfin, après nous
être dit et répété vingt fois que nous nous aimerions jusqu'à la mort,
quoi qu'il pût arriver, j'embrassai une dernière fois ses beaux yeux
humides, et je m'en fus à travers les bois pour n'être pas vu.

                   *       *       *       *       *

Les choses allèrent ainsi quelque temps: Lina toujours ennuyée, prenant
patience pourtant, moi toujours tracassé de la savoir malheureuse.
Malgré ça, je cherchais à gagner ma vie pour ne pas être à charge à ce
pauvre Jean, mais ce n'était guère le moment de trouver du travail.
Voyant ça, comme Jean avait quelques quartonnées de terre autour des
Maurezies, restées en friche parce qu'il était trop vieux pour les
travailler, je m'y embesognai, et, n'ayant pas de bétail, je les
labourai à bras, et je les ensemençai, quoiqu'il fût un peu tard. Puis
l'hiver vint, le mauvais temps; et le travail cessa tout à fait. Alors
je m'ingéniai à trouver les moyens d'apporter quelques sous à la maison.
Ayant rencontré, un jour, à une foire de Rouffignac, un homme qui avait
entrepris une fourniture de bois de bourdaine, que nous appelons _pudi_,
dont le charbon sert à faire la poudre, je me mis à en couper pour son
compte. Mais le jeanfesse ne me le payait pas cher, et il me fallait
bien me galérer dans les fourrés et faire bien des petits fagots pour
avoir un écu de cent sous. Aussi ma principale ressource fut la chasse.

Par les temps de neige, le soir tard, ma lanterne sous ma blouse, ma
palette sous le bras, j'allais chasser les oiseaux à l'allumade, comme
faisait mon défunt père. Dans le jour, je tuais quelques perdrix en les
attirant avec un appeau; ou bien, par un beau clair de lune, j'allais au
guet du lièvre sur les postes de la forêt. Je passais quelquefois des
heures entières à une cafourche sans rien voir, assis au bord d'un
fossé, mon fusil abrité, triboulant sous la mauvaise limousine de Jean,
toute percée et déchirée. D'autres fois, j'étais plus heureux, et dans
le sentier, je voyais venir un bouquin le nez à terre, cherchant la
trace d'une hase, et alors mon coup de fusil, assourdi par les brumes de
la nuit, lui faisait faire la cabriole. Par tous ces moyens, j'apportais
à la maison de temps en temps quelques pièces de vingt ou trente sous,
ou bien quelque chose qui nous faisait besoin. Les loups ne manquaient
pas dans la forêt, mais la nuit on ne les voyait guère, car ils
sortaient de leur fort et s'en allaient rôder autour des villages pour
attraper quelque chien oublié dehors, ou forcer une étable de brebis mal
close; pourtant c'eût été une bonne affaire d'en tuer un, à cause de la
prime.

Un matin d'hiver, rentrant du guet à la pointe du jour, avec un lièvre
que je venais de tuer encore chaud dans mon havresac, je pensais au
moyen d'attraper les quinze francs du gouvernement, lorsque je m'en vais
voir les pas d'un gros loup, dont les pieds de devant étaient fortement
empreints dans la terre humide. «En voilà un, me dis-je, qui était
chargé!» Et en effet, ayant suivi les traces de la bête, je vis à des
endroits la marque des pattes d'un animal qui avaient raclé le sentier.
Quoique le loup emporte facilement une brebis à sa gueule en la rejetant
sur son épaule, allant au galop avec ça, il se peut faire que
quelquefois la proie glisse et traîne à terre.

Dans la journée, je revins chercher les traces de la bête, et je
découvris sa rentrée dans un grand fourré de ronces, de buissons et
d'ajoncs, où le diable n'aurait pas pu pénétrer. Ayant bien remarqué le
passage du loup à diverses fois, je connus qu'il avait des habitudes,
et, à partir de la cafourche ou carrefour de l'Homme-Mort, revenait à
son liteau par le même chemin. Cette cafourche était mal réputée dans le
pays, comme hantée par le diable, et chacun avait son histoire à
raconter là-dessus. Son nom lui venait de ce que, autrefois, on y avait
trouvé un homme mort, qui, examiné avec soin par le maître chirurgien de
Thenon, n'avait aucune marque de blessure. De cette circonstance, les
gens avaient conclu que c'était quelque individu venu là pour faire un
pacte avec le Diable, et qui était mort de peur en le voyant arriver
tout noir, ayant--cela va sans dire--des cornes au front, des pieds de
bouc et des yeux luisants comme braise. D'ailleurs, l'endroit était bien
propre à faire inventer de pareilles histoires, car c'était un fonceau
perdu dans la forêt au milieu d'épais halliers, traversés par des sentes
de charbonniers plus ou moins fréquentées selon les temps et qui se
croisaient juste dans ce creux.

Contre l'ordinaire des gens du pays, je n'étais point superstitieux, et
je me moquais du Diable et de l'Aversier. Il m'est arrivé de ramasser à
cette cafourche un double liard, déposé là par quelque fiévreux, sans
avoir peur d'attraper les fièvres, comme le croyait le pauvre imbécile
qui l'y avait apporté. Et lorsqu'en partant pour la chasse je
rencontrais, cherchant son pain, la vieille Guillemette, des Granges,
qui passait pour avoir le mauvais oeil, ça ne me faisait pas rentrer à
la maison, comme d'aucuns. J'avais beau voir aussi des oiseaux de
mauvais présage, comme buses, pies, graules ou corbeaux, à droite ou à
gauche, ça m'était égal. Le défunt curé Bonal m'avait débarrassé de
bonne heure de toutes ces bêtises, de ces croyances au loup-garou, à la
chasse volante, au lutin, aux revenants, qui au fond de nos campagnes se
transmettent, dans les veillées, des grand-mères aux petits-fils, et
font frissonner les jeunes droles et les filles tapis au coin du feu.

Ce qui m'occupait, c'était d'avoir le loup. Pour y arriver, je fis un
affût au bord du fourré tout proche la cafourche, et, sur les minuit,
j'allai attendre la rentrée de la bête dans son fort. Mais j'avais eu la
bêtise de prendre le chemin qu'il suivait d'habitude, de manière que,
m'ayant éventé, à une demi-portée de fusil, il coupa dans le taillis et
je ne le vis pas.

«Sale bête,--pensais-je en m'en retournant le matin,--tu m'as enseigné:
je ferai comme toi.»

Et en effet, quelques jours après, faisant un long détour, j'entrai sous
bois et j'arrivai à mon affût par le couvert. Je restai là bien quatre
heures, immobile, écoutant les bruits lointains. C'était le coup de
fusil de quelque pauvre diable au guet comme moi; le galop d'une harde
de sangliers à travers les fourrés; le hurlement d'une louve en folie
appelant le mâle; les abois des chiens de garde humant dans le vent les
émanations des bêtes fauves; le «clou! clou!» d'une chouette enjuchée
près de là; le bruit presque imperceptible, transmis par la terre, d'une
charrette cahotant lourdement sur un chemin perdu, au cours d'un de ces
charrois nocturnes aimés des paysans; ou bien encore de ces rumeurs
inexpliquées qui passent dans la nuit. Autour de moi parfois, des bruits
vagues: le battement d'ailes d'un oiseau surpris par un chat sauvage, la
coulée d'un blaireau dans le taillis, ou le fouissement souterrain de
quelque bestiole inconnue.

Malgré ma patience, je commençais à désespérer, quand tout à coup je
vois venir dans le sentier un gros animal dont les yeux luisaient comme
des chandelles. Le loup marchait doucement comme une bête bien repue,
qui avait fait grassement sa nuit. A mesure qu'il approchait, je le
voyais mieux: c'était un vieux loup vraiment superbe, avec son poil rude
et épais, ses épaules robustes et son énorme tête aux oreilles dressées,
au nez pointu. Je le tenais au bout de mon canon de fusil, le doigt sur
le déclic et, lorsqu'il fut à dix pas, je lui lâchai le coup en plein
poitrail. Il fit un saut, jeta un hurlement rauque, comme un sanglot
étouffé par le sang, et retomba raide mort. Ayant lié les quatre pattes
ensemble, je chargeai ce gibier sur mon épaule, et je m'en revins à la
maison où j'arrivai tout en sueur, quoiqu'il ne fît pas chaud. Quand je
posai l'animal à terre, Jean s'écria:

--C'est un joli coup de fusil!

Comme il me tardait de lui rapporter l'argent, le matin même, un voisin
m'ayant prêté son âne, j'attachai le loup sur le bât et je m'en allai à
Périgueux. Je refis le chemin que j'avais tenu avec ma mère autrefois;
mais, comme je marchais mieux qu'alors, j'y fus rendu vers les cinq
heures. Mais il me fallut attendre au lendemain pour présenter mon loup,
et je logeai dans une petite auberge près du Pont-Vieux. Je ne fus pas
plus tôt arrêté que les voisins s'assemblèrent pour voir la bête, tant
les gens de ville sont badauds. Ils me faisaient des questions,
demandaient où et comment je l'avais tué, et discouraient entre eux sur
la nature et les habitudes des loups. Il se trouvait des malins pour
assurer que les loups avaient les côtes en long; ceux qui avaient la
sottise de le croire étaient tout étonnés, en tâtant celui-ci à travers
le poil épais, de trouver que ses côtes étaient comme celles de toute
autre bête, et alors les autres fortes têtes s'écriaient:

--Pourtant, c'est sûr et certain, j'ai toujours ouï dire que les loups
avaient les côtes en long! Peut-être que celui-ci n'est qu'un gros
chien!

Moi, ça me faisait lever les épaules de voir des gens de ville aussi
imbéciles; mais je ne leur dis rien: à quoi bon?

Le lendemain, je portai mon loup à la Préfecture, suivi par tous les
droles de la Rue-Neuve où je passai. Le portier me fit entrer dans la
cour et alla chercher un monsieur. Au lieu d'un, ils vinrent plusieurs,
et, comme les voisins de l'auberge, me firent force questions sur
l'endroit où j'avais tué la bête, et comment je m'y étais pris; si je
n'avais pas peur d'aller ainsi au guet la nuit, et autres choses de ce
genre. Le loup était étendu par terre, au milieu d'un cercle d'employés,
jeunes et vieux, échappés de leurs bureaux, d'aucuns avec la plume
derrière l'oreille, d'autres avec des manches de doublure par-dessus
celles de leur lévite, et un qui devait être un chef, empaletoqué comme
un oignon, de quatre ou cinq vêtements l'un par-dessus l'autre. L'âne,
les oreilles baissées, restait là, patiemment, et moi, je faisais comme
lui, quoiqu'il me tardât de m'en retourner. Enfin, lorsqu'ils eurent
assez jasé, un des messieurs m'emmena, et, après m'avoir fait attendre
un bon quart d'heure et m'avoir ensuite promené dans d'autres bureaux,
me donna un papier en me disant d'aller chez le payeur toucher la prime.

Quand je fus chez le payeur le caissier me dit en patois:

--Vous ne savez point signer, n'est-ce pas?

--Si bien, lui dis-je, je signe.

Il me regarda tout étonné, me passa une plume, et, lorsque j'eus signé,
me donna quinze francs.

A la porte, je repris l'âne, et je m'en fus chez M. Fongrave lui porter
un lièvre que j'avais dans mon havresac. Mais, à son ancienne maison de
la rue de la Sagesse, on me dit qu'il ne demeurait plus là depuis
longtemps. Je repartis, traînant toujours mon âne, et, après avoir bien
cherché, je finis par découvrir la demeure de l'avocat de mon défunt
père. Comme il ne s'y trouva pas, je laissai le lièvre à la servante, en
lui recommandant de dire à son bourgeois que c'était le fils du défunt
Martin Ferral qui le lui avait remis.

Cela fait, j'allai acheter, pour ma Lina, une bague en argent, qui me
coûta bien trois francs dix sous; puis, revenu à l'auberge, tandis que
l'âne mangeait quelques feuilles de chou, moi, après la soupe, ayant bu
un bon coup, je repartis avec lui pour les Maurezies, où j'arrivai assez
tard vers onze heures du soir.

Le dimanche d'après, je donnai à la Bertrille la bague que j'avais
portée, pour la remettre à la Lina, ce qu'elle fit d'abord, et je m'en
retournai plus content, comme si cette bague avait eu le don d'arranger
les affaires: tant il faut peu de chose pour changer nos désirs en
espérances.



VII


Le temps s'écoulait cependant, l'hiver tirait à sa fin, et dans les bois
commençaient à sortir les violettes de la Chandeleur, que d'autres
appellent des perce-neige. Avec le beau temps, je pus gagner quelques
sous en allant à la journée d'un côté et d'autre, pour faire les
semailles d'avoine ou d'orge, fouir les vignes et autres travaux de la
saison. N'entendant plus parler du comte de Nansac, je me relâchais un
peu de mes précautions, en me rendant au travail ou en en revenant.

Je ne comptais pas qu'il m'eût oublié, et encore moins pardonné, mais,
comme il y avait déjà longtemps de notre rencontre, je me disais que
s'il avait voulu me donner ou me faire donner quelque mauvais coup par
surprise, il en aurait facilement trouvé l'occasion: d'où je concluais
qu'il ne voulait pas se venger ainsi. Pourtant Jean me disait toujours,
lorsque nous en parlions:

--Méfie-toi de cet homme, il est capable de tout. Il fait peut-être le
semblant de t'avoir oublié; en ce cas, c'est pour te mieux attraper. Si
tu n'as pas reçu encore un coup de fusil en courant la forêt la nuit,
c'est qu'il te garde quelque chose de mieux. Il est fin et adroit, le
mâtin; et la preuve, c'est qu'il a tiré ses culottes de ses affaires
d'enlèvement des fonds de la taille, dans la Forêt Barade, où d'autres
ont laissé leur tête.

J'avais entendu parler en gros, au défunt curé Bonal et au chevalier, de
ces affaires de la Forêt Barade et d'autres du même genre. C'étaient des
nobles et des gros bourgeois du pays qui avaient entrepris de faire la
guerre à la République, à la manière des chouans, et qui n'avaient
trouvé rien de mieux que de lui couper les vivres en volant les fonds
qu'on envoyait des sous-préfectures à Périgueux.

Il y a eu des attaques en plusieurs endroits du département, mais, rien
que dans la Forêt Barade, il y en eut trois.

Le comte de Nansac était mêlé à toutes ces affaires, et même il était un
des chefs de la bande qui travaillait dans la forêt. En 1799, une troupe
de vingt-cinq à trente hommes bien armés, et masqués de peaux de
lièvres, attaqua le convoi de la recette de Sarlat, escorté par trois
gendarmes, pas loin de la baraque du garde du Lac-Gendre, et enleva une
quinzaine de mille francs.

Le chevalier de Galibert racontait à ce propos qu'un de ces brigands, de
sa connaissance, avait essayé de l'embaucher, mais qu'il avait refusé,
disant que voler le gouvernement ou un particulier, c'était toujours
voler.

Deux ans après cette attaque, un convoi qui portait plus de sept mille
francs fut enlevé dans les mêmes conditions. On voit que, sans parler
des autres vols des fonds de Nontron et de Bergerac, ces gens-là ne
faisaient pas de mauvaises affaires. Ils risquaient leur tête, c'est
vrai, mais à cette époque la police était si mal faite qu'on ne sut
jamais les prendre.

Sous l'Empire, ce fut autre chose.

L'attaque la plus fameuse, où il y eut des blessés et un mort, ce fut en
1811, à un endroit appelé depuis: «Aux trois frères», parce qu'il y
avait là trois beaux châtaigniers bessons poussés sur la même souche.
Cette fois-ci, le convoi portait quarante et quelques mille francs,
contenus dans quatre caisses solides, sur deux chevaux de bât. Les
brigands n'étaient pas nombreux, cinq ou six seulement, en sorte que
l'affaire eût été bonne si elle avait réussi. Malheureusement pour eux,
elle tourna mal finalement, car après avoir capturé le convoi et lié à
des arbres le convoyeur et l'escorte, les voleurs ne purent emporter
qu'une caisse, et encore pas bien loin. L'alarme ayant été donnée par un
homme qui s'était échappé, les gardes nationaux de Rouffignac et de
Saint-Cernin, assemblés au son du tocsin, se mirent à leur poursuite et
en prirent quatre, après une fusillade où un garde national fut tué
roide, et deux autres très grièvement blessés.

Un des brigands, voyant que ça tournait mal, se sauva et passa à
l'étranger, d'où il ne revint qu'après la chute de Napoléon.

Quant aux quatre voleurs pris, ils payèrent pour tous, et, un mois et
demi après, furent guillotinés sur la place de la Clautre, à Périgueux.

--Je mettrais ma main au feu que le comte de Nansac était de cette
bande, disait Jean. Mais, toujours rusé, lorsque de l'endroit où il
était embusqué il vit venir le convoi fort de sept ou huit personnes, il
comprit que ça n'irait pas tout seul et se tira en arrière avant
l'attaque, de manière que personne ne put dire l'avoir vu avec les
autres. Pour l'affaire de 1801, il y était, et même il la commandait.
D'un fourré où j'étais couché je l'ai reconnu entre tous, lorsque après
le coup ils suivaient un sentier allant de la Peyre-Male, où sans doute
ils partagèrent l'argent volé.

--Tout de même, Jean, disais-je, on se plaint du temps d'aujourd'hui;
mais, avec ça, il n'y a plus de bandes volant ainsi à main armée.

--C'est vrai. Ces quatre têtes coupées refroidirent un peu les autres.
Mais si on ne vole plus autant en bande, il y en a toujours qui
travaillent seuls, ou à deux, sur les grands chemins de par là. Et puis,
il y a diablement plus de larrons et de volereaux: je ne sais pas si on
y a beaucoup gagné... Toi, toujours, continua-t-il, je te le redis,
prends bien garde au comte. Il tuerait n'importe qui sans ciller tant
seulement; pense un peu à ce qu'il est capable de te faire.

                   *       *       *       *       *

Moi, des fois, songeant à tout cela, je me confirmais dans cette idée
que le comte de Nansac n'était pas pour se laisser arrêter par un crime,
pourvu qu'il pût le commettre impunément. «Peut-être, me disais-je,
a-t-il besoin de quelqu'un de confiance pour l'aider, et attend-il son
fils. Enfin, il faut se méfier et ne pas le mettre à nonchaloir.»

La manière de faire du comte montrait bien au reste ce qu'il était. Il
n'y avait personne aux alentours de l'Herm qui n'eût à se plaindre de
lui et de son monde. C'était un amusement pour ce méchant de passer à
cheval dans les blés épiés, avec ses gens; d'entrer dans les vignes avec
ses chiens qui mangeaient les raisins mûrs; de faire étrangler par sa
meute un chien de bergère, ou une brebis, lorsqu'il avait fait buisson
creux. Il fallait se ranger vitement sur son passage et saluer bien bas,
sans quoi on était exposé à recevoir quelque bon coup de fouet. S'il
rencontrait un paysan dans sa forêt, il le faisait houspiller par ses
gens. Un jour même, il envoya un coup de fusil par les jambes d'un homme
de Prisse, qu'il soupçonnait de braconner sur sa terre. Le piqueur et
les gardes, tous se réglaient à sa montre, et en usaient de même, comme
aussi ses invités, souvent nombreux à l'Herm, où l'on menait joyeuse
vie. Ses filles même s'en mêlaient et ne se gênaient guère pour
cravacher, en passant au galop, un pauvre diable trop lent à se garer.
L'aînée n'étant pas revenue, il restait encore quatre filles, grande
bringues, belles et hardies, ayant toujours autour de leurs cotillons
des jeunes nobles du pays qui les galantisaient et se divertissaient
avec elles. Le jour c'était des cavalcades, des visites dans les
châteaux des environs, des chasses où cette jeunesse s'égaillait dans
les bois, à sa convenance. Le soir, la retraite sonnée, on festoyait
largement dans la haute salle, où des arbres flambaient sur les grands
landiers de fer.

Les jours de pluie, il y avait bien quelque répit pour les villages un
peu éloignés, la jeunesse restant au château à danser, chanter et jouer
à cache-cache dans les chambres et les galetas où il y avait de petits
réduits propres à se musser à deux. Mais, des fois, las de s'amuser
ainsi ils allaient chez quelqu'un de leurs métayers, ou chez un voisin
du village, qui n'osait pas refuser, et ils se faisaient faire les
crêpes. Les demoiselles de Nansac riaient aux éclats si quelqu'un des
jeunes messieurs qui les escortaient tracassait les filles. Et, comme ça
allait loin quelquefois, si une drole se défendait, si les parents se
fâchaient, ces fous malfaisants disaient que c'était beaucoup d'honneur
pour elles. En tout, au reste, ils ne se faisaient pas faute d'imiter le
comte et d'être comme lui insolents et brutaux avec la «paysantaille»,
comme il disait. Ce petit-fils d'un porteur d'eau méprisait tellement
les pauvres gens de par là que, s'il se trouvait surpris par quelque
orage, étant à la chasse, il entrait avec son monde dans les maisons,
tous menant leurs chevaux qu'ils attachaient au pied des lits. S'il lui
déplaisait de voir passer dans un chemin public où l'on avait passé de
tout temps, il le faisait sien sans gêne au moyen d'un fossé à chaque
bout. Il s'était emparé ainsi des anciens pâtis communaux du village de
l'Herm, et personne n'osait rien dire, parce qu'il n'y avait pas de
justice à son égard. Ainsi, dans ce pays perdu, grâce à la faiblesse et
à la complicité des gens en place, qui redoutaient son crédit et sa
méchanceté, le comte renouvelait, autant que faire se pouvait, la
tyrannie cruelle des seigneurs d'autrefois. Aussi, dans tout le pays,
c'était, contre lui surtout, et puis contre les siens, une haine sourde
qui allait toujours croissant et s'envenimant; haine contenue par la
crainte de ces méchantes gens et l'impossibilité d'obtenir justice par
la voie légale. Ceux des villages de l'Herm et de Prisse étaient les
plus montés contre le comte et les siens, comme étant les plus exposés à
leurs vexations et à leurs insolences.

On dira peut-être: «Comment se fait-il que le comte et sa famille, qui
étaient si dévots, fussent si méchants?»

Ah! voilà... C'est que ces gens-là étaient, comme tant d'autres, des
catholiques à gros grains, pour qui la religion est une affaire de mode,
ou d'habitude, ou d'intérêt, et qui, ayant satisfait aux pratiques
extérieures de dévotion, ne se gênent pas pour lâcher la bride à leurs
passions et s'abandonner à tous leurs vices.

Le comte était orgueilleux, injuste, méchant, capable de tout, et ses
filles étaient folles, insolentes et libertines. Ni les uns ni les
autres n'avaient jamais fait de bien à personne autour d'eux, mais, au
contraire, beaucoup de mal. Avec ça, ayant un chapelain à leur service,
ne manquant jamais la messe, et communiant tous aux bonnes fêtes.

Cela ne leur était pas particulier, d'ailleurs. Depuis la chute de
l'Empire, et la rentrée en France de celui qu'on appelait «notre père de
Gand», la religion était devenue pour la noblesse une affaire de parti.
Les gentilshommes, philosophes avant la Révolution, affectaient
maintenant des sentiments religieux pour mieux se séparer du peuple
devenu jacobin et indévot, tout comme autrefois ils étaient incrédules
pour se distinguer du populaire encore englué dans la superstition. Il y
en avait pourtant qui avaient persisté dans leur irréligion, comme le
vieux marquis, lequel, au lit de mort, avait nettement refusé les bons
offices de dom Enjalbert; mais ils étaient rares. Par contre, il y avait
parmi les nobles des catholiques sincères, comme la défunte comtesse de
Nansac; mais ceux-là aussi étaient rares.

Aujourd'hui on voit les gros bourgeois, emparticulés et autres, marcher
avec les nobles et les singer. Mais les uns et les autres sont moins
zélés que jadis, et font moins bien les choses. Il en est beaucoup, de
tous ceux-là, qui se jactent d'être bons catholiques, dont toute la
religion consiste à demander avec affectation de la merluche le vendredi
dans les hôtelleries, lorsqu'ils sont hors de chez eux, et qui seraient
diablement embarrassés de montrer le curé qui leur fourbit la
conscience.

Mais, au temps dont je parle, je ne pensais pas à tout cela. Toutes ces
histoires de Jean me travaillaient bien un peu par moments, outre ce que
je savais du comte de Nansac, mais qu'y faire? ouvrir l'oeil: c'est bien
ce que je faisais, mais on a beau se méfier, celui qui guette a
l'avantage. Quelquefois,--la nuit,--je rencontrais dans la forêt des
gens seuls, ou en petite troupe de deux ou trois, s'en allant à grands
pas, leurs bonnets enfoncés sur les yeux, une grosse trique à la main,
se jetant bien vite dans les fourrés lorsqu'ils oyaient quelqu'un. Des
fois, ils portaient des sacs bondés; d'autres fois, ils avaient leur
havresac gonflé sous la blouse, comme des gens qui vont au marché.
Ceux-là, je les connaissais bien: c'étaient des hommes de rapine qui
gîtaient dans de vieilles masures isolées sur la lisière de la forêt ou
dans des cabanes de charbonniers abandonnées en plein bois. Tous ces
individus-là, on pouvait les saluer à la mode de Saint-Amand-de-Coly:
«Bonsoir, braves gens, si vous l'êtes!» De temps en temps, on entendait
parler de quelque vol fait dans une maison écartée, ou de voyageurs,
revenant des foires des environs, détroussés sur les grands chemins. Je
ne m'étonnais pas de ça, sachant bien que, selon le dicton, la Forêt
Barade n'avait jamais été sans loups ni sans voleurs; mais, après que je
fus aux Maurezies, chez Jean, je me donnai garde que j'étais épié. Une
nuit, allant au guet du lièvre, je vis de loin au clair de lune deux
hommes qui entrèrent dans un taillis en m'oyant venir.

«Le plus grand, me dis-je, c'est le comte de Nansac; pour l'autre, si
son fils est revenu de Paris, ça doit être lui.»

Et cette rencontre me rendit encore plus méfiant. Je ne marchais pas, la
nuit, sans avoir mon fusil armé sous le bras, prêt à tirer, regardant à
droite et à gauche sous bois et évitant les passages trop fourrés, du
moins tant que je le pouvais. Mais on a beau se garder, ceux qui
choisissent leur moment sont les plus forts et, lorsqu'on a affaire à
des scélérats décidés à tout, il finit toujours par arriver quelque
malheur.

Il y avait dans la forêt, au-dessus de La Granval, un tuquet, autrement
dit une butte, où se croisaient trois sentiers. Au milieu était un grand
vieux chêne que cinq hommes à peine pouvaient embrasser, et que l'on
appelait: _lou Jarry de las Fadas_ ou le Chêne des Fées. Cet arbre
comptait peut-être des milliers d'années; c'était sans doute un de ceux
que révéraient nos pères les Gaulois, et sur lesquels les druides
venaient couper le gui avec une serpe d'or. Au dire des gens, cet
endroit était hanté par les esprits. Quelquefois Néhalénia, la dame aux
souliers argentés, descendait des nuages en robe blanche flottante,
accompagnée de ses deux dogues noirs et, glissant mystérieusement sur la
cime des arbres dont les feuilles frémissaient, elle venait se reposer
au pied du chêne géant. D'autres fois, à la clarté des étoiles, les
stries, espèces de monstres à forme de femme, avec de grandes ailes de
ratepenades, advolant des quatre coins de l'horizon, venaient s'enjucher
dans son immense branchage et, au milieu de la nuit obscure, épiaient
les braconniers accroupis au pied. Malheur alors à celui qui était mal
voulu de quelque femme! Tandis qu'il était là, presque invisible,
confondu avec le tronc rugueux, et que les feuilles du chêne bruissaient
pour l'endormir, ces méchantes bêtes, saisissant le moment, plongeaient
sur lui, déchiraient sa poitrine comme des oiseaux de proie, lui
dévoraient le coeur, et puis le laissaient aller, vivant désormais d'une
vie factice.

Comme je l'ai déjà dit, ces contes de vieilles ne m'effrayaient pas, et
j'allais souvent à ce poste, parce qu'il était bon pour tout gibier.
Loups, sangliers, renards, blaireaux, lièvres, y montaient passer, du
diable au loin; et puis, à cause de la mauvaise réputation du lieu,
personne n'y venait au guet, en sorte que la place était toujours libre.

Une nuit, j'étais là, assis sur une racine qui sortait de terre,
pareille à l'échine de quelque monstrueux serpent, et, adossé à l'arbre,
le bassinet de mon fusil à l'abri sous ma veste, je songeais. Il faisait
un brouillard humide que la lune, à son premier quartier, ne pouvait
percer entièrement. Elle éclairait pourtant quelque peu la terre, à
travers le rideau de brume, assez pour de bons yeux comme les miens en
ce temps-là. Autour de moi, les feuilles de l'arbre laissaient tomber
des gouttes de rosée, semblables à des pleurs. Nul bruit ne montait de
la forêt ensevelie dans l'ombre. Au loin seulement, du côté de la
Roussie, un chien hurlait lamentablement à la mort. J'étais triste,
cette nuit-là, pensant à ma chère Lina si malheureuse chez elle, par le
fait de sa coquine de mère et de ce mauvais Guilhem. Depuis que je lui
avais parlé, à ce chenapan, il ne lui disait pourtant rien, mais selon
sa manière d'être avec la Mathive, elle en recevait le contrecoup, et,
comme d'ordinaire il rudoyait fort la vieille, la pauvre petite n'était
pas heureuse. Je l'avais vue le dimanche d'avant, elle avait pleuré en
me contant toutes les misères et les peines qu'elle avait à supporter,
et ce souvenir me faisait passer dans la tête des folies, comme
d'assommer ce misérable ou de nous enfuir au loin tous les deux, Lina et
moi; mais la crainte d'empirer sa position me retenait.

Regardant l'avenir, je le trouvais rempli de cruelles incertitudes et de
désolantes obscurités; et puis, reportant ma pensée en arrière et
songeant à la fatalité qui semblait poursuivre notre pauvre famille, je
me remémorai mes malheurs, la mort de mon père aux galères, et celle de
ma mère dont, à cette heure encore, mon coeur saignait. Et remontant
plus haut, je pensai à mon grand-père, jeté dans un cachot pour
rébellion envers le seigneur de Reignac et incendie du château, délivré
au moment où il attendait la mort, par le coup de tonnerre de la
Révolution. Et toujours me remémorant le passé, je me souvins de cet
ancêtre qui nous avait transmis le sobriquet de _Croquant_, branché dans
la forêt de Drouilhe, par les gentilshommes du Périgord noir qui
poursuivaient sans pitié les pauvres gens révoltés par l'excès de la
misère. Alors, plein de rancoeur, reliant, par la pensée, les malheurs
des miens avec ceux des paysans des temps anciens, depuis les Bagaudes
jusqu'aux Tard-advisés, dont nous avait parlé Bonal, j'entrevis, à
travers les âges, la triste condition du peuple de France, toujours
méprisé, toujours foulé, tyrannisé et trop souvent massacré par ses
impitoyables maîtres. Comparant mon sort avec celui de nos ancêtres,
pauvres pieds-terreux, misérables casse-mottes, soulevés par la faim et
le désespoir, je le trouvais quasi semblable. Était-il possible, plus de
trente ans après la Révolution, de subir d'odieuses vexations comme
celles de ce comte de Nansac qui renouvelait les méfaits des plus
mauvais hobereaux d'autrefois! Ma haine contre ce prétendu noble me
flambait dans le coeur, et je me disais que celui qui en débarrasserait
le pays ferait une bonne action. L'esprit de révolte, qui avait causé la
mort de l'ancien Ferral le Croquant, qui avait mené mon grand-père
jusqu'au pied de la potence et fait mourir mon père aux galères,
longtemps apaisé par les exhortations du défunt curé Bonal et les bontés
de la sainte demoiselle Hermine, bouillonnait dans mes veines. J'en
méprisais les conseils de la prudence, de cette prudence avisée du barde
dégénéré qui fit ce refrain conservé par tradition dans la partie du
Périgord qui confine au Quercy:

    _Prends garde, fier Pétrocorieu,
    Réfléchis avant de prendre les armes,
        Car si tu es battu,
    César te fera couper les mains!_

Ah! si je n'avais pas eu Lina derrière moi, comme j'aurais risqué non
seulement mes mains, mais ma tête, pour me venger du comte!

Tandis que ces idées se pressaient en désordre dans mon cerveau,
j'entendis sur ma droite le petit jappement espacé d'un renard menant un
lièvre. J'armai mon fusil et j'attendis. Au bout d'un quart d'heure, je
vis le lièvre qui venait sans se presser trop. Arrivé à la cafourche, il
se planta à quatre pas de moi, et se dressant, les oreilles pointées,
écouta un instant la voix du renard qui le chassait. Voyant qu'il avait
le temps, il enfila un sentier, le suivit une cinquantaine de pas, puis
se lança sous bois d'un bond, revint à la cafourche, prit un autre
sentier, et, après avoir répété sa manoeuvre une troisième fois, et bien
enchevêtré ses voies, il se forlongea en repassant sur le sentier par
lequel il était arrivé, puis, en deux sauts énormes, se jeta dans les
taillis et disparut.

J'avais pris plaisir à le voir faire: «Va, pauvre animal, pensais-je,
sauve-toi pour cette fois, mais gare à la bête puante qui te suit!»

Je vis bientôt arriver le renard, le nez à terre, la queue traînante,
tellement collé à la voie du lièvre qu'il en oubliait sa méfiance
ordinaire. A vingt pas, je lui fis faire la cabriole, et, l'ayant
ramassé, je le mis dans mon havresac et m'en allai.

Il était sur les deux heures du matin; le brouillard s'était épaissi, la
lune se couchait, de manière qu'il faisait très brun. Il fallait
connaître comme moi les passages et les sentiers pour se diriger dans
cette humide obscurité. Je marchais, mon fusil sous le bras, jetant un
coup d'oeil à droite et à gauche pour me garder, plutôt par l'habitude
que j'en avais que par une crainte de danger prochain, car on n'y voyait
point à deux pas. Tout en cheminant, je songeais encore à Lina et
j'étais travaillé de tristes pensées, comme il est bien naturel d'après
ce que je savais de chez elle. Je me dépêchais, car il commençait à
bruiner, suivant un sentier qui coupait un fourré où il me fallait
passer pour retourner aux Maurezies, lorsque, arrivé vers le milieu, je
m'entrave les pieds dans une corde tenue à travers le sentier; et comme
je marchais vite, je tombe tout à plat et mon fusil avec moi. Je n'étais
pas à terre, que des gens se jettent sur moi, me bâillonnent au moyen
d'un mouchoir, m'entortillent la tête dans un sac, me lient les mains
derrière le dos, puis les jambes, me prennent mon couteau, m'attachent
en travers sur un cheval et me voici enlevé.

De doute, je n'en avais aucun. Quoique je n'eusse pas ouï un mot,
j'avais la certitude que c'était un coup du comte de Nansac, et je me
demandais ce qu'il allait faire de moi: allait-il me jeter dans l'abîme
du Gour? Un moment, je le crus, mais, à la direction que nous prîmes
bientôt, je vis que non. Ayant marché une heure à peu près, je connus au
pas résonnant du cheval que nous passions sur un pont: «C'est le pont
des fossés du château», me dis-je en moi-même. Un instant après, le
cheval s'arrêta, et je fus porté, ou plutôt traîné par des escaliers de
pierre, puis rudement jeté à terre. Ensuite on me passa une corde sous
les bras, et bientôt je sentis qu'on me descendait dans le vide en
filant la corde. Après une descente que j'estimai à huit ou dix mètres,
je touchai le sol, où je restai étendu sur le ventre. En même temps la
corde, tirée par un bout, remonta en haut; j'entendis un bruit comme
celui d'une dalle retombant sur la pierre, et ce fut tout.

                   *       *       *       *       *

«Me voici enterré dans les oubliettes de l'Herm!» fut alors ma première
pensée. Puis je songeai à me tirer de la position incommode où j'étais.
Mais les gredins m'avaient ficelé de telle sorte que ça n'était pas
chose facile. Je tâchai d'abord de me retourner sur l'échine, et, après
plusieurs sauts de carpe, j'y parvins. Cela fait, j'essayai de me mettre
sur mes jambes, mais je ne pus y réussir, et plusieurs fois je chutai
lourdement à terre. Meurtri et las, je restai assez longtemps immobile,
puis, me roulant péniblement plusieurs fois, je finis par me trouver le
long d'un mur, auquel, tournant le dos, je frottai les cordes qui me
liaient les mains. Mais, outre que la manoeuvre n'était pas aisée, les
cordes étaient solides, de manière que, après avoir longuement frotté,
je m'arrêtai épuisé de fatigue. L'air que je respirais avec peine à
travers la grosse toile du sac était lourd, épais; une odeur fade de
souterrain humide me venait aux narines; mais aucun bruit léger ou
sourd, même lointain, n'arrivait jusqu'à moi: j'étais dans un tombeau.

On pense que je faisais là de tristes réflexions. J'étais condamné à
mourir lentement de faim dans le fond de cette basse-fosse; je
connaissais trop le comte de Nansac pour en douter un instant. Pourtant
je ne perdis pas courage, et, après m'être reposé, je recommençai à user
la corde à la muraille, non sans m'écorcher aussi les mains. Et elle
tenait toujours, cette corde; heureusement, en tâtonnant, je trouvai une
pierre plus rugueuse que les autres, en sorte qu'après avoir raclé à
plusieurs reprises, pendant une dizaine d'heures, je pense, je sentis
mes liens se relâcher, et bientôt mes mains furent libres. Le premier
usage que j'en fis, ce fut de me débarrasser du sac qui m'enveloppait la
tête, et du mouchoir qui me couvrait la bouche, après quoi je me déliai
les jambes et je me mis en pieds.

J'étais toujours dans la plus profonde nuit, dans un noir de poix. En
marchant à petits pas, les mains sur la muraille, je m'aperçus bientôt
que le souterrain était de forme circulaire; mais tout de suite une idée
me vint qui m'arrêta net: s'il y avait un puits dans le sol de
l'oubliette?

Je pensai un peu à ça, et puis je repris ma marche, lentement,
prudemment, allongeant le pied en avant pour m'assurer qu'il n'y avait
pas de vide. Étant revenu à mon point de départ, ce que je connus en
trouvant sous mes pieds les bouts de corde, je compris que j'étais dans
le plus bas d'une des tours de l'Herm. Après avoir tourné en rasant la
muraille, je me hasardai à traverser ma prison en marchant à quatre
pattes, tâtonnant avec mes mains étendues toujours, de crainte de choir
dans quelque puits. Enfin, m'étant traîné dans tous les sens, je fus
rassuré à cet égard, et je restai avec l'horrible certitude que j'étais
destiné à pourrir au fond de ce cul de basse-fosse. Pourrir est bien le
mot, car l'humidité suintait des murailles, ce qui me prouva que j'étais
au-dessous du niveau des fossés du château.

Il y avait longtemps que je n'avais mangé, au moins vingt-quatre heures
à en juger par des tiraillements d'estomac qui me fatiguaient beaucoup:
dans la nuit profonde où j'étais, je n'avais que ce moyen de mesurer le
temps. Accablé, je m'assis à terre, adossé à la muraille, et je songeai
à tous ceux que j'affectionnais, et surtout à ma chère Lina, que
j'abandonnais sans défense aux persécutions de sa gueuse de mère et aux
entreprises de cette canaille de Guilhem. Cette idée me crevait le coeur
et me faisait souffrir plus que la faim; mais bientôt j'en fus distrait
par ma propre situation. J'attendais là, quoi? une mort lente, affreuse,
dont la pensée me donnait le frisson. D'espérance, je n'en avais guère:
je me disais bien que, ne me voyant pas revenir, Jean serait allé chez
le maire, aurait envoyé prévenir le chevalier, et j'étais sûr que
celui-ci se remuerait pour me retrouver. Je supposais bien que leur
première idée serait que le comte de Nansac m'avait fait disparaître;
mais ils pouvaient croire qu'il m'avait fait jeter dans le Gour, une
pierre au cou comme un chien, comme tant de cadavres de malheureux
assassinés par des brigands et dont les squelettes maintenant gisent
dans ses profondeurs insondables. Pour lui, pour sa sûreté, c'était bien
le mieux; oui, mais si le comte tenait à se défaire de moi, il tenait
encore plus à me faire souffrir une mort très lente et angoisseuse.
Comment donc Jean et le chevalier auraient-ils imaginé que j'étais
emmuré au plus profond d'une tour de l'Herm, dans une oubliette qu'ils
ne connaissaient sans doute pas? C'était difficile; et, d'autre part,
j'étais bien certain que le comte avait pris toutes ses précautions pour
qu'en cas de recherches au château on ne pût me retrouver.

Cette terrible pensée d'être enterré vivant me poignait tellement que,
les tortures de la faim aidant, je ne dormais pas. Devant mes yeux
enflammés par l'insomnie, des visions étranges flamboyaient. Il me
semblait voir des palais de feu, des paysages lumineux passer dans
l'obscurité et se succéder lentement. Pour échapper à ce supplice,
j'essayais de fermer mes yeux, mais toujours devant mes paupières
abaissées, brûlantes, passaient des mirages douloureux, où montaient
lourdement des vapeurs phosphorescentes ou rougeâtres comme des reflets
d'un énorme incendie. J'étais fatigué d'être assis, et cependant je
n'osais me coucher, car mon imagination enfiévrée par la privation de
sommeil et de nourriture me faisait redouter de m'endormir pour
toujours. Et alors, malgré ma faiblesse, je rampai à tâtons sur le sol
humide, j'essayai de le creuser avec mes mains, je m'épuisai à agrandir
des trous que je trouvai, semblables à des trous de taupe, et enfin je
m'arrêtai à bout de forces, haletant, étendu sur la terre. Longtemps
après, je recommençai à explorer mon tombeau, cherchant machinalement
une issue, contre tout espoir. Tandis que je me traînais ainsi à quatre
pattes, je m'en vais poser les mains sur quelque chose qui me parut
d'abord être un petit tas de menus morceaux de bois mort; mais tout à
coup, ayant palpé plus attentivement, l'horrible vérité m'apparut:
c'étaient les débris d'un squelette qui, pourris par le temps,
s'écrasaient sous mes mains.

A ce moment, je sentis la désespérance m'envahir et je me laissai aller
à terre accablé, près de ces restes humains enfouis dans ce lieu depuis
de longues années. Mais tandis que j'étais là gisant, voici qu'en haut
des pas lourds résonnent sur la voûte. Je me relève et j'écoute: un
bourdonnement à peine sensible, comme celui de gens qui parlent au loin,
arrivait jusqu'au fond de la basse-fosse, coupé par des pas sourds et
lents.

Ce sont les gendarmes qui font une perquisition, pensai-je, et, l'espoir
me revenant, je me mis à crier. Mais en même temps la rumeur cessa, les
pas s'assourdirent dans l'éloignement, et je retombai dans le silence de
mort qui m'enveloppait depuis ma descente au fond de ce tombeau. Écrasé
par le désespoir, je m'affaissai sur le sol; les horreurs du lieu
disparurent de ma pensée torturée, la tête me tourna et je m'évanouis.

Une douleur aiguë à la joue me réveilla, et, y portant la main, je
sentis quelque chose qui lâcha prise et s'enfuit, tandis que, le long de
mon corps, j'avais la sensation de semblables choses qui s'enfuyaient
aussi, effarouchées par mes mouvements.

Et alors j'eus l'explication de trous que j'avais trouvés dans le sol de
l'oubliette: c'étaient des anciens terriers de rats. Ces animaux qui
foisonnaient, énormes, dans les vieilles murailles des douves, avaient
creusé des souterrains au-dessous des fondations de la tour, et, avec ce
terrible flair qui perce les murs les plus épais, sentant une proie,
accouraient affamés. L'épouvantable certitude d'être dévoré à demi
vivant par ces dégoûtantes bêtes acheva de m'affoler. J'essayai de me
casser la tête contre les murs, mais j'étais incapable de me tenir
debout et, plus encore, de prendre l'élan nécessaire. Alors je pensai
aux cordes qui m'avaient lié, et, les cherchant à tâtons dans ces
ténèbres horribles, je parvins péniblement à les retrouver après de
longues heures. N'ayant rien où accrocher le bout de corde, je fis un
noeud dans lequel je passai le cou et je tâchai de m'étrangler. Mais le
jeûne prolongé m'avait tellement affaibli que mes bras retombèrent
impuissants, et je restai là inerte, immobile.

Depuis que j'avais cessé tout mouvement, les rats, me voyant épuisé,
étaient revenus nombreux, prêts à se jeter sur moi. Je les entendais
trottiner dans la nuit, et ils s'enhardissaient jusqu'à ronger le cuir
de mes souliers. L'idée me vint à ce moment d'en attraper un, pour
apaiser la faim qui me torturait. Ah! avec quelle ardente concupiscence
je songeais à déchirer de mes dents une de ces bêtes immondes et à la
dévorer crue et vivante!

J'attendis, et bientôt je les sentis grimper sur moi, cherchant le
visage et les mains. En vain j'essayai plusieurs fois de les saisir, mes
mains n'avaient plus l'agilité nécessaire et je ne pus y réussir.

Et alors, tenaillé par la faim qui me tordait les entrailles, la tête
perdue, je portai mes mains à ma bouche et, machinalement, j'essayai de
les ronger, mais je n'en avais plus la force, et je restai longtemps
sans mouvement, comme anéanti. Maintenant les rats couraient sur moi
sans que je pusse les chasser; leurs morsures mêmes me laissaient
presque insensible, et je devenais leur proie sans avoir la force de me
défendre. Il me semblait que j'étais là depuis huit jours; mes oreilles
bourdonnaient, ma tête ne pouvait plus produire une idée, ma volonté se
détendait, s'anéantissait, je sentais la vie me fuir, et je finis par
tomber dans un évanouissement précurseur de la mort.

Quand je revins à moi, j'étais dans un lit; on me desserrait les dents
tout doucement, et on me faisait avaler un peu de bouillon mêlé avec du
vin, dans une cuiller. Mes yeux, par l'effet de la désaccoutumance, ne
pouvaient soutenir l'éclat du jour, et je les refermai aussitôt. Les
mains et la figure me cuisaient fort par endroits, là où les rats
m'avaient mordu, mais je ne rapportais cette douleur à aucune cause. Il
me semblait que ma cervelle s'était fondue et que ma tête était vide
comme une calebasse. Incapable de former une idée, je restais là étendu,
n'ayant que la respiration, et encore bien petite. Puis, peu à peu, avec
le temps, et à force de soins, je commençai à ressusciter et je reconnus
Jean auprès du lit.

--Et Lina? lui dis-je faiblement.

--Eh bien! tu la verras quand tu seras sur pied.

Tranquillisé un peu, je me rendormis.

Quelques jours après, le chevalier vint, et, me voyant mieux, il fit:

--A cette heure, tu es sauvé... pour cette fois! il s'en va sans dire,
comme le bréviaire de messire Jean.

Je souris légèrement et le remerciai de toutes leurs bontés, car je
savais que lui et sa soeur avaient envoyé des poules pour faire la
soupe, des choines, du vin vieux et du sucre.

--Bah! dit-il, ce n'est rien que tout cela, mon pauvre Jacques.

--Faites excuse, monsieur le chevalier, dit Jean; sans ce bon vin, je
crois qu'il s'en serait allé dans le pays des taupes.

--Ah! ah! tant mieux, tant mieux que mon remède ait opéré, mais
autrement qu'importe?

    _Crotte de chien ou marc d'argent
    Seront tout un au jour du jugement!_

Cette fois-ci, je ris un brin plus fort, et le chevalier s'en fut tout
content, non pas sans que je l'eusse bien prié de remercier fort pour
moi la bonne demoiselle Hermine.

Un mois après, j'étais sur pied, faible encore, ne marchant qu'à petits
pas avec un bâton; puis, peu à peu, mes forces revinrent. Tandis que
j'étais encore au lit, pensant toujours à Lina et m'ennuyant fort de ne
pas la voir, je parlais souvent d'elle à Jean qui avait toujours quelque
parole pour me calmer et me faire prendre patience. Dans les premiers
jours que je fus en état de comprendre quelque chose, je lui demandai
par quelle chance j'étais là, dans son lit, et alors il m'expliqua qu'on
m'avait trouvé un matin dans la forêt, sur le grand chemin, gisant comme
mort, la figure et les mains pleines de sang. Tout ce que je lui dis de
l'endroit où j'étais, l'accertaina que c'était le comte de Nansac qui
m'avait enlevé. Je sus alors que les pas entendus du fond de la
basse-fosse étaient bien ceux des gendarmes, qui, sur la plainte du
chevalier, faisaient une perquisition dans le château avec le maire. Le
comte les avait promenés partout, des caves aux galetas, et les avait
conduits à la prison; mais, comme la dalle qui fermait l'oubliette était
recouverte d'une épaisse couche de poussière terreuse, ainsi que tout le
pavé, ils ne s'étaient pas doutés, ni les uns ni les autres, qu'il y
avait un souterrain au-dessous. D'ailleurs, le maire était à la dévotion
du comte, et les gendarmes déjeunaient des fois au château étant en
tournée; puis ce brigand, qu'ils savaient puissant, leur imposait, de
sorte qu'ils firent leur affaire un peu pour la forme. Il faut dire
aussi, pour leur décharge, que sans doute ils ne croyaient pas le comte
capable d'un coup pareil.

Mais le chevalier, prévenu par Jean, qui l'avait appris de quelques
anciens, de l'existence d'une oubliette à l'Herm, était revenu un soir à
Montignac, et avait mis en branle le juge de paix et les gendarmes pour
faire de nouvelles recherches, principalement au-dessous de la prison.
Les gendarmes, qui se sentaient quelque peu en faute, étaient assez
ennuyés, d'autant plus que cette affaire mettait en rumeur tout
Montignac où les gens ne sont pas bien capons. Celui qui était le plus
exaspéré, c'était ce vieux Cassius, dont nous avait parlé le chevalier.
Il allait par la ville, disant qu'il faudrait refaire la Révolution,
puisque la leçon n'avait pas été suffisante pour quelques-uns qui
voulaient recommencer les tyranneaux de jadis.

Devant tout ce bruit et le parler ferme du chevalier, il fut arrêté
qu'une nouvelle perquisition serait faite le lendemain matin. Mais, dans
la nuit, un exprès fut envoyé au comte: par qui? on ne l'a jamais su;
toujours est-il que, le matin, on me trouva sur le grand chemin, comme
j'ai dit, ce qui coupa court à toute nouvelle recherche. Au surplus, la
justice tenait si peu à éclaircir cette affaire que je ne fus pas même
interrogé.

Pour moi, dès que la force et la volonté me furent revenues, je
renouvelai en moi-même le premier serment que j'avais fait de me venger
du comte de Nansac, et, dès lors, j'y songeai toujours. Mais,
auparavant, quelque chose me tourmentait plus que la vengeance, c'était
l'envie de revoir ma Lina. Il me tardait de pouvoir marcher assez:
aussi, dès que je le pus, malgré que Jean essayât de me faire repousser
la chose au dimanche d'après, je fus à Bars, et j'attendis la sortie de
la messe comme d'habitude. La Bertrille sortit d'abord seule, et, me
voyant, vint vers moi.

--La Lina est là? lui dis-je, sans autre compliment.

Elle me regarda d'un air si tristement étonné que quelque chose me
mordit au coeur. Et, juste à ce moment, la Mathive sortit de l'église
habillée de deuil.

Je répétai ma question, dans une transe affreuse.

La Bertrille me tira à l'écart:

--Alors, tu ne sais rien?

--Mais quoi? tu me fais mourir!

--Hélas! mon Jacquou, tu ne verras plus la pauvre Lina!... elle est
morte!

--Ho! Dieu! fis-je, écrasé par cette nouvelle.

Lors la Bertrille m'emmena plus loin, sur un chemin écarté, et me
raconta ce qui était arrivé.

Pour garder son Guilhem, qui parlait toujours de s'en aller parce qu'il
voyait bien que lorsque la Lina serait maîtresse de ses droits, ce
serait fini de rire, la Mathive, surmontant sa jalousie, voulait
absolument le faire marier avec sa fille. La pauvre petite résistait,
bien entendu, de manière que c'étaient continuellement des trains dans
la maison et des tapages qui faisaient mettre les voisins sur les
portes. Ça en était venu à ce point que la Mathive s'était adonnée à
battre sa fille quasi tous les jours, pour la forcer à consentir; d'où
il advint qu'un soir qu'elle l'avait tabustée, souffletée, tirée par les
cheveux et battue tellement qu'elle en portait les marques à la figure,
la pauvre drole, épouvantée, s'était sauvée des mains de sa misérable
mère, qui était capable de la tuer quelque moment. Venue en hâte aux
Maurezies pour me dire qu'elle n'y pouvait plus tenir, et me consulter
sur ce qu'il y avait à faire, elle trouva une voisine de nous à qui elle
demanda où j'étais.

--Ah! pauvre fille! qui sait où il est! voici trois jours et trois nuits
qu'âme vivante ne l'a vu: il était au guet du lièvre, la nuit; sans
doute on l'aura assassiné et jeté dans le Gour.

Là-dessus, désespérée, la tête perdue, la pauvre Lina s'encourut,
remontant au-dessus de La Granval, et, le lendemain, tandis qu'on me
relevait sur le chemin, on trouvait ses petits sabots au bord du Gour...

Ayant ouï, je m'enfuis fou de douleur vers la forêt, et, comme une bête
blessée à mort, je me jetai dans un fourré où je pleurai jusqu'au soir,
sanglotant, mordant l'herbe, et parfois hurlant de désespoir comme un
loup enragé. Puis, la nuit tombée, je revins aux Maurezies et je me
couchai sans souper.

                   *       *       *       *       *

De ce jour, je commençai à courir les villages le soir, dans les
alentours de l'Herm, là où l'on avait le plus éprouvé la malfaisance du
comte de Nansac, comme Prisse, Les Bessèdes, Le Mayne, La Lande,
Martillat, Le Laquens, La Bourdarie, Monplaisir et autres. Partout je
rappelais les tyranniques vexations de ce gredin, ses méchancetés, la
férocité froide avec laquelle il abusait de sa force; son insolence,
celle de son fils et de leurs hôtes à l'égard des femmes: à chacun je
ravivais le souvenir de ce qu'il avait eu particulièrement à souffrir de
cet odieux seigneur de contrebande. Je tâchais de relever ces pauvres
gens courbés sous cette tyrannie humiliante, de leur faire sentir qu'ils
étaient des hommes pourtant, et qu'ils seraient débarrassés de ce
brigand, le jour où ils auraient le courage de lui résister et de
prendre leurs fourches.

Tous étaient bien de mon avis, mais voilà, il y en avait d'apoltronis,
qui cherchaient à reculer le moment d'agir, et ceux-là, tout en étant
d'accord avec moi, soulevaient des difficultés, disant que le comte
était bien puissant, qu'il avait toujours fait ce qu'il avait voulu, et
que s'attaquer à lui c'était cracher contre le soleil et risquer les
galères:

--Tu sais bien, mon pauvre Jacquou, qu'il en a coûté cher à ton père
pour s'être rebellé contre ce méchant homme!

--Écoutez, leur disais-je alors, on ne condamnera pas aux galères tous
ceux de nos villages; le chef paiera pour tous: eh bien! je prends toute
la coulpe sur moi! D'ailleurs, mes amis, les époques ne sont plus les
mêmes; nous ne sommes plus en 1815, nous sommes en 1830, et d'après ce
que j'ai ouï dire à M. le chevalier de Galibert, de Fanlac,--le roi des
braves gens, celui-là!--la révolution n'est pas loin, par le fait de
ceux qui voudraient nous ramener au temps d'autrefois, comme le comte de
Nansac.

Dans des affaires de ce genre, on est souvent obligé de faire attention
à qui l'on parle, pour ne pas avoir de traîtres avec soi; mais ici,
point de danger, le comte n'avait que des ennemis dans le pays, ses
métayers plus que les autres, peut-être, comme plus exposés à ses
méchancetés: aussi ne restaient-ils jamais plus d'une année chez lui.

Pendant trois mois, je suivis comme ça tout le pays pour voir les gens.
Enfin, à force de les prêcher, de les encourager, je finis par les tirer
tous à ma cordelle. Lorsque je les vis bien décidés, je leur assignai un
rendez-vous pour une nuit marquée, dans une friche au nord des
Maurezies.

Dès les onze heures, j'étais là avec Jean et un de nos voisins. Je
comptais qu'il viendrait une quarantaine d'hommes ou cinquante, mais je
fus bien étonné lorsque je vis arriver avec les hommes des femmes en
assez bon nombre.

L'endroit était un petit plateau entouré de bois et loin de tout chemin.
Dans le sol pierreux, sablonneux, poussaient quelques touffes de
thlaspi, des immortelles sauvages, et çà et là quelques genévriers d'un
vert grisâtre. En un endroit, sur la sombre bordure des taillis, un
bouleau au tronc argenté, semé là par le vent, semblait un revenant dans
son linceul. Au milieu était un amas de pierres géantes appelé:
Peyre-Male, ou encore la Cabane du Loup, débris d'un autel druidique
abattu, selon le défunt Bonal, au temps de Tibère, qui faisait détruire
les monuments de notre antique culte national et mettre à mort ses
prêtres. C'est là que la vieille Huguette, la sorcière du
Cros-de-Mortier, faisait ses sacrifices de nuit. Ceux qui requéraient
ses divinations se rendaient à cet endroit, portant, selon le cas, un
coq ou une poule que la vieille saignait après un tas de simagrées.
Ensuite, ayant aspergé les pierres du sang de la bête, elle lui ouvrait
le ventre d'un coup de couteau et farfouillait dedans au clair de lune,
afin de tirer, au vu du coeur et du foie, des pronostics sur l'affaire
pour laquelle on la consultait.

La sorcière est morte maintenant, et les sacrifices de poulaille ont
cessé, mais il y a encore des vieux qui en ont été témoins.

A mesure que les gens sortaient du bois, ils venaient se grouper autour
de la Peyre-Male, et attendaient appuyés sur leurs lourds bâtons.
Lorsque je vis que tout le monde était arrivé, je me levai, et,
m'adressant aux femmes, je leur demandai ce qu'elles venaient faire là.

--Et penses-tu, dit une ancienne de Prisse, que nous n'ayons rien à
venger?

--Nous crois-tu plus couardes que les hommes? ajouta une autre.

--A la bonne heure, donc, puisqu'il en est ainsi!

Et alors, monté sur une de ces grosses pierres, je refis amplement mes
premiers prêches des villages, et je montrai très clairement la triste
situation où nous étions. Tandis que je parlais, récapitulant longuement
les griefs de tout le pays contre le comte de Nansac, mes paroles
ravivaient les blessures de tous ces pauvres gens, et je voyais dans
l'ombre reluire leurs yeux. C'était une chose curieuse que ces paysans
assemblés la nuit dans cet endroit sauvage. Ils étaient vêtus
misérablement, tous, de vestes en droguet, blanchies par l'usure, de
vieilles blouses décolorées, salies par le travail, de culottes de
grosse toile ou d'étoffe burelle, pétassées de morceaux disparates.
Quelques vieux, comme Jean, avaient de mauvaises limousines effilochées
par le bas, et d'autres pauvres diables de loqueteux étaient à demi
couverts de haillons n'ayant plus ni forme ni couleur. La plupart
étaient coiffés de bonnets de coton, bleus, blancs, avec un petit
floquet, sales, troués souvent, qui laissaient échapper d'épaisses
mèches de cheveux. D'autres avaient de grands chapeaux périgordins ronds
aux bords flasques, déformés par le temps et roussis par le soleil et
les pluies. Point de souliers, tous pieds nus dans leurs sabots garnis
de paille ou de foin. Les femmes abritaient leurs brassières d'indienne
et leurs cotillons de droguet sous de mauvaises capuces de bure, ou se
couvraient les épaules d'un de ces fichus grossiers qu'on appelait en
patois des _coullets_.

C'était bien là, la représentation du pauvre paysan périgordin
d'autrefois, tenu soigneusement dans l'ignorance, mal nourri, mal vêtu,
toujours suant, toujours ahanant, comptant pour rien, et méprisé par la
gent riche.

Quand j'eus fini mon oraison, je demandai:

--Maintenant, parlez. Votre sort est entre vos mains, il ne faut que
vouloir. Êtes-vous bien décidés à vous venger du brigand de Nansac? à
jeter bas sa malfaisante puissance? à vous débarrasser pour toujours de
cette famille de loups?

--Oui! oui! dirent-ils tous d'une voix sourde.

--C'est très bien!

Et alors, les faisant tourner tous vers le château de l'Herm, je les fis
jurer à l'antique manière de nos ancêtres, comme ma mère m'avait fait
jurer jadis. Tous comme moi crachèrent dans leur main droite et, après y
avoir tracé une croix avec le premier doigt de la main gauche, la
tendirent ouverte en disant à demi-voix après moi:

--A bas les Nansac!

--C'est bien, mes amis; et maintenant, que chacun se tienne prêt. Une de
ces nuits, quand le moment sera bon, lorsque vous entendrez trois coups
de corne secs et espacés, suivis d'un autre coup prolongé, arrivez tous
vitement ici: la vengeance sera proche et notre délivrance sera sous
notre main!

Là-dessus, la foule se dispersa dans les bois et chacun s'en revint dans
son village.

Un jeune drole de Prisse, adroit et hardi, guettait le château et me
tenait au courant de ce qui s'y passait. Un soir, comme nous finissions
de souper, Jean et moi, je le vis arriver:

--Tous les messieurs qui étaient au château sont partis; le fils du
comte s'en est retourné à Paris, à ce qu'il paraît. Il n'y a plus
maintenant que le comte, les demoiselles, le chapelain, les gardes et
les domestiques.

--Ah! fis-je en me levant, le jour est donc venu! Voici, garçon: tu vas
courir à La Lande et au Mayne, et tu diras à François de chez le Bourru
et au grand Micheou de répéter mon coup de corne lorsqu'ils l'ouïront.
Ensuite de ça, tu iras te cacher aux abords du château, et quand, ayant
fait le tour des fossés, tu verras que toutes les lumières sont
éteintes, tu viendras me retrouver à la Peyre-Male: tiens, bois un coup
et va.

Et, lui ayant donné un plein verre du vin qui nous restait de celui que
le chevalier avait envoyé, le drole l'avala d'un trait, passa sa main
sur ses babines et repartit courant.

Sur les neuf heures, je pris le fusil de Jean, le mien ayant disparu
lors de mon affaire, et je m'en fus tout droit au plateau de Peyre-Male.
C'était vers la fin du mois de mai. Il avait plu dans la journée; de
gros nuages noirs glissaient lentement dans le ciel, cachant les
étoiles, et la lune était couchée, de sorte qu'il faisait très brun. Je
marchais doucement, calculant en moi-même comment il fallait s'y prendre
pour réussir.

Mon dessein était d'attaquer le château et, après l'avoir pris, d'y
mettre le feu, afin de purger le pays de cette famille de brigands.
J'espérais bien, dans l'assaut, trouver le comte et le tuer à son corps
défendant, car tout le mal qu'il avait fait, rien qu'à moi, méritait la
mort; et combien d'autres avaient été ses victimes! Celui-là, je me le
réservais; il me semblait que, de par la haine envenimée que je lui
portais, il m'appartenait. Aussi comptais-je faire l'impossible pour
l'avoir en face de moi, pour l'abattre à mes pieds dans le feu de la
colère, dans la chaleur de la bataille; et ma raison dernière de le
désirer tant, c'est qu'en me sondant la volonté, je sentais que si on le
faisait prisonnier je ne pourrais jamais, de sang-froid, le tuer, ni le
laisser tuer, impuissant et désarmé. Et cela même, quoique ma haine
protestât, me remplissait de fierté, parce que je me trouvais supérieur
au misérable qui avait voulu me faire mourir à petit feu, comme on dit,
après m'avoir pris en un lâche guet-apens.

Et, réfléchissant à ça, je me disais que si le comte se tirait vivant de
là, son affaire n'en serait guère moins empirée. C'est que depuis
quelque temps il courait sur lui des bruits de ruine; on disait qu'il
avait mangé toute sa fortune, ce qui était bien croyable, avec la vie
qu'il menait. La chose se savait, parce que depuis deux ou trois mois il
venait des huissiers au château, qui n'étaient pas trop bien reçus, à
telles enseignes que l'un d'eux, ayant parlé de verbaliser, fut obligé
de sauter dans les fossés, et de se sauver ayant de l'eau et de la vase
jusqu'aux aisselles. Cela étant, sa ruine serait achevée par l'incendie
du château, car les compagnies d'assurances, toutes nouvelles alors,
étaient encore inconnues dans nos pays; et ce serait peut-être pour cet
homme orgueilleux, pour ce tyran féroce, une punition plus griève que la
mort, d'être ainsi réduit à la pauvreté et à l'impuissance.

Une autre chose m'occupait. J'étais sûr que ça n'irait pas tout seul, et
que le comte et ses gens ne se laisseraient pas déloger sans résistance,
et je cherchais les moyens d'y arriver sans trop exposer mon monde. Tout
de suite je compris que pour cela il fallait brusquer l'attaque du
château endormi et la mener vivement. Je pensai longtemps à la manière
dont il fallait s'y prendre, et, après avoir tout bien pesé et examiné,
mon plan étant arrêté dans ma tête, j'attendis.

Le temps était doux; la terre mouillée et attiédie fermentait. Un petit
vent passant légèrement sur la friche faisait frissonner les herbes
grêles et m'apportait la senteur des bois humides, des bourgeons
ouverts, et l'odeur charriée de loin des buissons blancs fleuris le long
des chemins. Sous l'amoncellement des énormes pierres sur lesquelles
j'étais assis, un rat dans son trou grignotait quelque châtaigne de sa
provision hivernale. Parfois un oiseau de nuit traversait le plateau de
son vol lourd et silencieux en jetant un appel mélancolique à sa
femelle. Dans cette nuit embaumée, on percevait comme la germination du
renouveau de la terre fécondée, incitant tous les êtres à aimer. Et
lors, mes pensées se tournèrent vers la défunte Lina: mes regrets amers
se mêlaient, avec des mouvements de colère contre ses bourreaux, au cher
souvenir de ma pauvre bonne amie, et je rêvai longtemps la tête dans mes
mains.

Un pas rapide à l'orée de la friche me fit dresser en pieds; c'était le
drole de Prisse.

--Tout le château est endormi, me dit-il.

--Ça va bien, fils.

Et, embouchant ma corne, j'envoyai successivement du côté de La Lande et
puis du Mayne trois coups brefs, suivis d'un quatrième qui s'en alla en
mourant, comme le mugissement d'un boeuf tombant sous la masse du
boucher.

Aussitôt, deux cornes me répondirent, jetant dans la nuit le sinistre
appel. Bientôt les plus proches arrivèrent, et trois quarts d'heure
après, tous les gens des villages étaient là, une nonantaine environ en
comptant les femmes qui portaient des bâtons, des sarcloirs, des
aiguillons. Les hommes, eux, étaient armés de fusils, de fourches-fer,
de gibes, de haches, et le forgeron de Meyrignac avait porté le plus
gros marteau de sa boutique.

Les voyant tous là, je les rassemblai en cercle, et, me mettant au
milieu, je leur expliquai d'abord que, pour réussir sans trop s'exposer,
il fallait faire promptement. La première porte, celle de la cour, ne
fermant qu'au verrou, serait ouverte doucement par un homme qui
traverserait dans l'eau et grimperait au mur des fossés en s'accrochant
aux petits arbres qui avaient poussé entre les pierres. Mais la porte
d'entrée du château était faite d'épais madriers de chêne, armée de gros
clous de défense, solidement close avec une forte serrure, et barrée en
dedans de deux grosses pièces de bois. Attaquer cette porte à coups de
hache, ça n'était pas aisé à cause des clous; l'enfoncer avec le lourd
marteau du forgeron ne serait pas facile non plus, et en tout cas ce
serait long et, pendant ce temps-là, le comte et les gardes, sans parler
des demoiselles qui maniaient très bien une arme, nous fusilleraient par
les meurtrières: il fallait donc un engin puissant.

--Savez-vous, par là, une grosse poutre? quelque arbre coupé puis
ébranché?

--A l'Herm, dans le village, me dirent les uns, le vieux Bertillou fait
monter une grange; il y a de forts chevrons.

--C'est bien notre affaire. Trente hommes des plus forts, leurs
mouchoirs roulés comme ceux des droles qui font à la chatemitte, et
noués deux à deux, porteront le chevron, quinze de chaque côté.
Lorsqu'ils seront dans la cour, ils courront de toute leur vitesse sur
la porte du château et la choqueront avec le bout du chevron qui
dépassera un peu les hommes de devant. Comme il est sûr qu'elle ne
tombera pas du premier coup, ils reculeront en arrière pour prendre du
champ et recommenceront la même manoeuvre. Pendant ce temps-là, cinq ou
six de ceux qui ont des fusils surveilleront les meurtrières qui
défendent l'entrée et tireront dedans s'ils voient passer un canon de
fusil. En même temps, vingt hommes, qui auront pris en passant dans le
village toutes les échelles des greniers, traverseront les fossés du
côté de Prisse et escaladeront les croisées vitement pour diviser ceux
du dedans, tandis que quelques-uns, se répandant tout autour du château,
tireront des coups de fusil dans les vitres et mèneront grand bruit: de
cette manière, le comte et ses gens ne sauront où donner de la tête, et
nous les aurons.

Tout ça bien expliqué, j'assignai à chacun son poste, et, tout étant
convenu, j'ajoutai:

--Et qu'il soit bien entendu qu'on ne touchera pas à un bouton dans le
château. Nous sommes de braves gens qui nous vengeons, et non des
voleurs!

--Oui! oui! firent-ils tous à demi-voix.

Alors, je demandai:

--Quelle heure est-il, vous autres?

Les vieux levèrent les yeux au ciel, et, entre deux nuages, regardèrent
la position des étoiles.

--Il doit être environ les onze heures, dirent quelques-uns.

--Partons, et ne faisons pas de bruit.

Au moment de me mettre en route, je sentis quelqu'un qui me prenait le
bras et je me retournai:

--Ah! mon pauvre Jean, je vous avais bien dit de rester tranquille dans
votre lit et de laisser faire les jeunes!

--Donne-moi le fusil, me répondit-il: il ne ferait que te gêner pour
commander tout. Moi, j'ai bon oeil encore, j'aviserai aux meurtrières:
laisse-moi faire, j'ai plaisir de voir forcer ce loup dans son repaire.

--Comme vous voudrez, donc!

Et, lui donnant le fusil, nous partîmes.

Nous marchions en silence. On n'oyait que le bruit sourd d'une troupe
foulant la terre, et le froissement des branches, lorsque nous
traversions les taillis. Une fois sur le grand chemin qui vient de
Thenon et passe contre l'Herm, nous fîmes plus doucement encore, et, à
mesure que nous approchions, chacun prenait plus de précautions. Les
femmes même, quoique babillardes, ne disaient mot. A deux cents pas
avant de sortir de la forêt qui venait jusqu'au village, ceux qui
devaient porter le chevron, ayant arrangé leurs mouchoirs, se mirent
ensemble. Ceux qui devaient écheler le château en firent autant, et tout
le monde se remit en marche.

Les chiens des villages de Prisse et de l'Herm avaient été enfermés dans
les étables ou les maisons, de manière que leurs abois ne firent pas
trop de bruit. Tandis que ceux qui avaient été désignés pour ça allaient
chercher les échelles dans les granges, nous autres tous, nous
attendions. Le temps était toujours couvert et doux. Au milieu des
vignes, des pêchers difformes s'entrevoyaient vaguement dans l'ombre. Au
bord des terres, les noyers branchus haussaient leurs têtes rondes vers
le ciel gris. Autour des maisons, des chènevières répandaient leur odeur
forte. Au long d'une cour, un sureau fleuri poussé sur un vieux mur
embaumait l'air et, près de là, dans le silence de la nuit, un rossignol
chantait bellement. Le coeur me battait en ce moment; non que j'eusse
peur pour moi: depuis la mort de ma pauvre Lina, la vie ne m'était rien,
et je l'aurais donnée bon marché; mais je craignais pour tous ces braves
gens qui me suivaient, et je redoutais de ne pas réussir, sachant bien
qu'en ce cas le comte leur en ferait payer les pots cassés.

Cependant, les autres étant revenus avec les échelles, je chassai ces
idées et je ne pensai plus qu'à l'exécution. En passant devant chez
Bertillou, ceux qui avaient noué leurs mouchoirs prirent le plus gros
chevron et avancèrent lentement, marchant au pas, silencieusement, sur
la bruyère qui pourrissait dans les chemins du village. Alors, passant
au-devant, je fis descendre un drole leste dans les fossés et bientôt la
porte de l'enceinte fut ouverte. Mais, malgré toutes les précautions,
tout ça ne pouvait se faire sans quelque bruit, en sorte que les grands
chiens courants du comte hurlèrent au fond de leur chenil. Heureusement,
comme ça arrivait souvent, les gens du château n'y firent pas attention.

A ce moment, le chevron arriva, cheminant comme un monstrueux
mille-pattes, et entra dans la cour. A quinze pas, les hommes se mirent
à courir, fonçant sur la porte, et lui portèrent un rude coup qui
retentit dans la tour de l'escalier, mais elle ne céda pas. Tandis que
nos gens revenaient en arrière pour prendre du champ, des têtes effarées
apparurent aux croisées du château, des cris se firent entendre et
bientôt des lumières coururent partout à l'intérieur. A ce moment un
second coup de chevron ébranla la porte.

--Courage, mes amis! elle va céder! m'écriai-je.

Au même instant, des coups de fusil furent tirés par quelques-uns des
nôtres apostés autour du château, et ceux qui étaient montés aux
échelles brisèrent les fenêtres à grand bruit.

Pendant que les porteurs du chevron reculaient pour choquer de nouveau
la porte, des canons de fusil passèrent par les meurtrières qui
défendaient l'entrée, et plusieurs coups de feu éclatèrent, tirés tant
du dedans que par les nôtres. Les femmes se mirent alors à crier, voyant
un homme blessé lâcher le chevron; mais une belle gaillarde robuste
galopa le remplacer. De cette même décharge, je me sentis cinglé à la
joue et à l'épaule, mais je n'y pris garde, dans la grande excitation où
j'étais.

--Hardi! criai-je, cognez ferme! la porte va tomber, cette fois!

Alors, d'un élan vigoureux, s'animant par leurs cris, nos hommes
coururent sur la porte qui céda, la serrure arrachée, les barres
brisées, les gonds tordus. Comme elle tenait encore quelque peu, le
faure acheva de la faire tomber avec son lourd marteau.

--En avant!

Et empoignant la hache d'un homme, je m'élançai dans l'escalier, suivi
de tous ceux qui étaient là, quelques-uns avec des lanternes, et
enjambant les degrés quatre à quatre. Je fus bientôt au palier du
premier étage, où étaient le comte et ses filles, ainsi que Mascret,
tous à demi vêtus et se dépêchant de recharger leurs armes.

--Ah! brigand! m'écriai-je en me précipitant sur le comte, la hache
levée.

Lui, n'ayant pas fini de recharger son fusil, le prit par le canon et
essaya de m'assommer d'un coup de crosse.

Heureusement, je le parai avec ma hache, qui en retomba; puis, aussitôt
la levant de nouveau, dans un élan furieux, sans faire attention aux
bourrades que Mascret et la plus jeune fille m'ajustaient par les côtes,
à grands coups de canon de fusil, j'envoyai au comte un coup qui devait
lui fendre la tête. Il fit un grand saut en arrière, évita le coup, et
se trouva près de la porte d'entrée de la grande salle, où, heureusement
pour lui, il fut saisi, et aussi le garde, par ceux de nos gens qui
avaient escaladé les croisées en repoussant le piqueur et les autres
domestiques.

--Ah! mes amis, vous me faites tort! dis-je, en abaissant ma hache, ne
voulant pas le frapper maintenant qu'il était hors d'état de se
défendre.

--Qu'on ne fasse de mal à personne maintenant! ajoutai-je, en
m'apercevant que le comte et les autres étaient malmenés un peu fort.

Trois des demoiselles, voyant leur père pris, s'étaient sauvées à
l'étage au-dessus; mais la plus jeune, qu'on appelait Galiote, se
défendait encore comme un vrai diable, et repoussait à coups de crosse
ceux qui voulaient la désarmer. Pour l'avoir sans la blesser, on arracha
un grand rideau d'une fenêtre de la salle et on le lui jeta dessus.
Pendant qu'elle cherchait à s'en dépêtrer, on lui ôta son fusil, et on
la mit dans l'impossibilité de faire de mal à personne.

Après que le comte, Mascret, le piqueur et les autres eurent les mains
attachées avec des cordons de rideaux, on les fit tous descendre dans la
cour. Puis, suivi de quelques hommes, je montai l'escalier pour
rechercher les trois autres demoiselles qui, moins braves que leur
cadette, s'étaient enfuies. Après plusieurs portes barricadées qu'il
fallut enfoncer, on les trouva cachées au fond d'un cabinet, derrière
des robes accrochées au mur. Tremblantes de peur, elles se jetèrent aux
pieds de ces paysans qu'elle avaient tant de fois maltraités.

--Ne craignez rien, leur dis-je, nous ne sommes pas de la race des
Nansac, pour insulter ou battre des femmes: allez vous vêtir et revenez
promptement.

Et je descendis. Dans la cour noire, où brillaient seulement quelques
lanternes portées par des paysans, le comte était là, les mains liées,
n'ayant sur lui que son pantalon et sa chemise toute en loques. Près de
lui, épeurés, se tenaient les gens du château; et tous ceux des
villages, hommes et femmes, les entouraient et leur reprochaient leurs
méfaits avec des injures et des gestes menaçants; quelques-uns même
commençaient à crier qu'il fallait faire passer le goût du pain au
Nansac. Lui, très pâle, tâchait d'assurer sa contenance devant la
«paysantaille», comme il avait coutume de dire, mais on voyait tout de
même qu'il rageait et tremblait en même temps de se sentir à la merci de
cette foule irritée qui grossissait maintenant des vieux et des petits
droles des villages, réveillés par les coups de fusil.

Quand j'arrivai, une femme en cheveux gris, celle qui m'avait répondu la
première, là-bas, à la Peyre-Male, écartait les gens, et, furieuse,
envoya au comte un coup de bâton qui lui tomba sur le cou au mouvement
qu'il fit:

--Foutu gueux! ma drole est perdue par la faute de ton coquin de fils:
tu vas payer pour lui!

Et à cette voix s'en joignaient d'autres, clamant leurs griefs au comte,
et, dans la colère, lui portant les poings sous le nez, cependant que
l'un le tenait déjà à la gorge et que les bâtons et les serpes se
levaient sur sa tête: il était temps d'arriver.

Le sang découlait de ma joue, et je sentais ma blessure de l'épaule
saigner sous ma veste; mais, malgré ça, j'écartai la foule, et, levant
le bras, je criai:

--Arrêtez!... Jusqu'ici, braves gens, je vous ai bien conseillés,
n'est-ce pas? Eh bien! écoutez-moi encore!... Vous avez tous à vous
plaindre de cet homme et des siens; il n'est pas de coquineries qu'il ne
vous ait faites...

--Oui! oui!

Et tous autour du comte, le poing tendu, ou brandissant une arme, lui
crachaient ses canailleries à la face.

--Mais toi, Jacquou, me cria une femme, tu as le plus à te plaindre de
tous!

--C'est vrai, Nadale; cet homme est la cause que mon père est mort aux
galères; que ma mère est morte de misère, désespérée; que ma pauvre Lina
s'est allée jeter dans le Gour me croyant disparu à tout jamais; pour
moi, il m'a tenu quatre jours et quatre nuits dans le fond de
l'oubliette de la prison, et si je n'y suis pas crevé de faim,
lentement, mangé demi-vivant par les rats, c'est grâce au chevalier de
Galibert...

»Ah! tu nies, gredin!--fis-je en voyant le comte secouer la tête.

»Allez avec une échelle dans la prison,--dis-je à trois ou quatre autour
de moi,--levez la dalle et descendez dans ce tombeau, vous y trouverez
les morceaux des cordes qui m'attachaient et que j'ai usées à
grand-peine contre les murailles, et vous y verrez aussi des os pourris
et tombant en poussière, de quelque malheureux qui y a été jeté
autrefois.

Tandis que ceux-là allaient à la prison, je me donnai garde de la plus
jeune fille du comte. Elle était là près de lui à moitié vêtue, dans une
attitude crâne. Ses épais cheveux fauves brillaient comme des louis d'or
et retombaient en masse sur ses épaules nues; sa bouche serrée exprimait
le mépris, les ailes de son nez un peu recourbé se gonflaient de colère,
et ses yeux d'un bleu sombre m'envoyaient un regard haineux, pénétrant
comme une lame d'épée.

Mais, en ce temps-là, je n'avais pas froid aux yeux non plus, et je la
regardai fixement sans ciller. C'était une belle fille de dix-huit ans,
grande, bien faite et hardie, qui se tenait là, sans honte et sans
embarras, à demi nue au milieu de tout ce monde. Non pas qu'elle fût
dévergondée, car elle était la seule des quatre soeurs dont on ne dît
rien, mais cette attitude venait de son dédain pour tous ces paysans qui
à ses yeux n'étaient pas des hommes.

Moi, j'eus honte pour elle, et je lui dis:

--Allez vous vêtir.

Elle me dévisagea sans répondre, les bras nus toujours croisés sur sa
poitrine, et ne bougea pas.

--Emmenez votre demoiselle, dis-je à une des chambrières, ou bien je
vais la faire habiller par nos femmes, tout d'abord.

Alors elle se décida, mais si ses yeux avaient été des pistolets,
j'étais mort.

Cependant les hommes étaient revenus et rapportaient de l'oubliette des
bouts de corde et des débris d'ossements.

--A cette heure, nieras-tu? méchant Crozat!

Il devint encore plus pâle, ferma les yeux et ne répondit pas.

--Il faut le pendre! mille dieux! il faut le pendre! criaient
quelques-uns.

--Si nous le pendons, m'écriai-je, il ne souffrira qu'un court instant,
dans deux minutes tout sera fini: nous avons mieux. Vous avez tous vu
près de la Vézère, en allant à la dévotion de Fonpeyrine, les ruines du
château de Reignac, dans la paroisse de Tursac. Il y avait là, avant la
Révolution, un noble si gredin, si mauvais sujet pour les femmes, qu'on
l'appelait dans le pays: _le bouc de Reignac_. Eh bien! ces ruines,
c'est mon grand-père qui les a faites avec les gens de Tursac, fatigués
des malfaisances de ce misérable. Lorsqu'on lui eut brûlé son château,
le bouc de Reignac, déjà perdu de dettes, traîna dans le pays quelque
temps et finit par crever de rage et de misère: ainsi se débarrassa-t-on
de lui.

«Puisque vous êtes tous d'accord que j'ai le plus à me plaindre de cet
homme, laissez-moi en faire justice. La plus grande punition pour lui,
pire que la mort, c'est d'être ruiné, de traîner, lui si fier, si
orgueilleux, une existence méprisée; ce qui arrivera de force, car, sans
le sou, il n'aura plus d'amis, attendu que les autres nobles ne l'aiment
ni ne l'estiment non plus que les paysans.

Ici le comte essaya de ricaner.

--Tu le sais bien, Crozat, qu'ils ne te prennent pas pour un des leurs!
qu'ils se souviennent de ton grand-père, le porteur d'eau auvergnat!

Et je repris:

--De même que les gens de Tursac ont brûlé Reignac, il nous faut brûler
l'Herm. L'abolition totale de ce repaire de bandits achèvera de ruiner
ce prétendu seigneur, qui s'en ira mendier de château en château une
pitié méprisante qui sera son plus grand châtiment!...

«Croyez-m'en, mes amis! Je suis d'une race où l'on s'y connaît. Du temps
de Henri IV, un de mes anciens, chef d'une troupe de croquants, brûlait
les châteaux des nobles, tyrans du pauvre paysan, et c'est de celui-là
que nous vient ce sobriquet de _Croquant_! Mon grand-père brûla Reignac,
comme je viens de le dire; moi, j'ai commencé, il y a treize ans, en
brûlant la forêt de l'Herm et, aujourd'hui, je vais faire flamber le
château!

--C'est ça! c'est ça!

--Allons, empilez des fagots partout, dans la cuisine, dans les salles
du bas; montez de la cave les barriques d'eau-de-vie, l'huile du bac, et
nous allons voir un beau feu de joie!

Tandis que les gens couraient à l'ouvrage, la chambrière sortit du
château et vint vers moi.

--Mademoiselle ne veut pas descendre.

--J'y vais, répondis-je, venez me montrer où elle est.

Arrivés en haut, je vis la jeune fille habillée, et assise dans un coin
de la chambre.

--Il faut descendre, lui dis-je: nous allons brûler le château.

Elle me regarda durement, sans répondre.

--Si vous ne venez pas de bon gré, vous viendrez de force.

Et je m'avançai vers elle.

A ce moment, elle leva un petit poignard sur moi et essaya de me
frapper; mais je lui attrapai le poignet à la volée et je la désarmai.

--Quoique vous me le donniez un peu par force, je le garde pour le
moment! dis-je en mettant le poignard dans la poche de ma veste.

Et, en même temps, la saisissant à bras-le-corps, je l'emportai,
nonobstant sa résistance.

Ce que c'est que l'homme! Malgré toute ma haine pour le comte de Nansac,
haine qui rejaillissait sur les siens, en emportant cette belle créature
à travers les salles et les corridors, j'étais ému. Le souffle de son
haleine sur ma figure, et contre moi ce corps superbe se mouvant pour
m'échapper, me faisaient passer dans le cerveau de ces folies brutales
de soudards prenant une ville d'assaut. La vue du sang qui coulait de ma
joue, tombant sur le front de la Galiote, achevait de me griser. Et puis
nous étions seuls: la chambrière avait dégringolé les escaliers,
épouvantée à la pensée du feu. Je m'arrêtai en traversant un corridor.

--Tenez-vous tranquille! lui dis-je rudement en plongeant mes yeux dans
les siens et en la serrant plus fort, tandis qu'elle cherchait à me
griffer.

Elle comprit, et ne bougea plus; un instant après, je la déposais sur
ses pieds, près de son père.

Puis, tout étant prêt, je pris une lanterne à un homme; mais, au moment
où j'allais vers la grande salle, une voix s'écria:

--Et le capelan?

Foutre! personne n'y avait songé.

--Allez donc le quérir, dis-je, et faites vite.

Un moment après, le gros dom Enjalbert arriva dans la cour, traîné par
trois ou quatre hommes qui l'avaient découvert caché dans les galetas.
Le malheureux criait comme un porc qu'on va saigner, ne s'interrompant
que pour demander grâce d'une voix piteuse.

--Allons, tais-toi, braillard! ne vois-tu pas tous les autres sur
pied?... Il n'y a plus personne? Alors, en avant!

Et, entrant dans le château, je défonçai à coups de hache deux barriques
d'eau-de-vie qui se répandirent sur le plancher, puis j'y mis le feu, et
je ressortis.

A travers les croisées, ouvertes pour aviver le feu, on voyait la flamme
bleuâtre s'élever, frôlant les murs, enveloppant les meubles, grimpant
aux rideaux, et enflammant les fagots entassés dans la grande salle. Un
quart d'heure après, un énorme bûcher flambait jusqu'au plafond, et
l'incendie attaquait les pièces voisines. Les baies s'illuminaient
successivement à mesure que le feu gagnait, et, une heure après, tout
l'intérieur n'était plus qu'une immense fournaise, vomissant par les
ouvertures des torrents de flammes qui, comme des langues ardentes,
léchaient les murs extérieurs. Puis le feu s'élançant à l'escalade gagna
les hauts étages, et bientôt les vieilles charpentes de châtaignier,
chauffées à force, prirent feu comme des allumettes de chènevottes.
Alors les ardoises commencèrent à pleuvoir dans la cour, surchauffées
par les lambris qui brûlaient: il fallut se reculer. Enfin, la
couverture s'étant effondrée avec fracas, les flammes montèrent dans les
airs par les travées, jetant au loin sur les coteaux des reflets
rougeâtres, tandis qu'à Rouffignac et à Saint-Geyrac le tocsin sonnait à
coups précipités.

--Oui! oui! sonnez! sonnez!

Lorsque les gens réveillés par les cloches voyaient que c'était le
château de l'Herm qui brûlait, ils ne se dérangeaient pas, disant: «Ça
n'est pas un grand malheur!» Et, s'il en venait quelques-uns, c'était
par curiosité.

Quoique ces vieux bois flambassent à plaisir, les poutres et les
chevrons, très forts, résistèrent longtemps; mais pourtant, sur le
matin, la charpente s'affaissa, entraînant les restes des poutres des
étages inférieurs et faisant jaillir vers le ciel des milliasses
d'étincelles. Alors il ne resta plus entre les murs calcinés que des
débris de bois noircis brûlant sur un grand amas de braise.

A ce moment, j'entendis deux hommes se chamailler derrière moi, et, me
retournant, je vis qu'ils se disputaient un fusil double, enlevé à ceux
du château.

--Ce n'est pas la peine de débattre entre vous de la chape à l'évêque,
mes amis. Vous savez ce qui est convenu: nul n'emportera un bouton.

Et, prenant le fusil, j'allai le lancer dans le feu par une croisée, et
je revins.

--Maintenant que justice est faite, qu'on laisse aller tout ce monde!
dis-je en montrant le comte et les siens, blêmes et frissonnants sous
l'air frais du matin, malgré le brasier ardent d'où montaient quelques
nuages de fumée bleuâtre.

Lorsque, une fois déliés, ils se furent éloignés, se dirigeant vers leur
plus proche métairie, j'ajoutai:

--Et vous autres tous, gardez la recordance que moi seul ai mis le feu
au château, rejetez sur moi ce qui s'est passé, je prends tout sur mon
compte.

Là-dessus, comme je pensais bien que je ne tarderais pas à recevoir la
visite des gendarmes, je m'en fus tout droit à Thenon, avec deux autres
blessés, pour nous faire tirer les balles de la chair.

Le lendemain, à la pointe du jour, on heurta fortement à la porte. Jean
se leva et revint disant:

--Les gendarmes sont là.

--Dites-leur que j'y vais.

Et, m'étant habillé, je lui donnai le poignard de la demoiselle Galiote:

--Gardez-moi cet outil, Jean, et au revoir!

                   *       *       *       *       *

Les gendarmes, m'ayant enchaîné les mains, me mirent entre eux, et s'en
furent vers Prisse, puis à l'Herm, faisant se musser les petits droles
épeurés. Après qu'ils eurent rassemblé tout le monde dans l'enceinte du
château, devant les ruines fumant encore, le juge de paix et le maire
commencèrent des interrogats à n'en plus finir. Mais ça n'était pas
chose facile: il fallait arracher les réponses aux gens, comme avec un
tire-bouchon; et encore, ça ne les avançait guère, car ces réponses ne
disaient pas grand-chose. Pour moi, j'avouai hautement que j'étais le
seul coupable, que j'avais tout fait; mais ils disaient que ça n'était
pas possible, pour ce qui était de la prise du château. Enfin, sur les
renseignements du maire et les dénonciations du comte, d'après les
ordres du juge les gendarmes ramassèrent au petit bonheur cinq ou six
paysans, de ceux réputés mauvaises têtes, méchants sujets, et, nous
ayant enchaînés deux par deux, nous emmenèrent à Montignac. Le matin, on
nous tira de bonne heure d'un endroit puant où nous avions couché sur la
paille, pour nous conduire à Sarlat.

Au juge d'instruction qui nous interrogea, je répondis, comme au juge de
paix, que c'était moi qui avais tout fait, allumé le feu, et le reste:
les autres, comme il était convenu, me mirent tout sur le dos.
Cependant, comme ça n'était pas possible, le juge s'entêta à nous faire
avouer; mais il avait affaire à de plus têtus que lui. Alors il nous
laissa tranquilles quelques jours, et une grande enquête commença. Tous
ceux des villages d'autour de l'Herm furent mandés à la mairie de
Rouffignac, où siégeaient le procureur, le juge d'instruction et un
greffier, assistés des estafiers de la justice. Mais ils ne salirent
guère leur papier à écrire les réponses: personne ne savait rien; tous
étaient venus oyant le tocsin, ou voyant le feu; quant à ce qui s'était
passé avant, personne n'avait rien vu. Cependant, comme ces messieurs ne
voulaient pas rentrer bredouilles, on tria encore dans tout ce monde
trois hommes qui vinrent nous rejoindre à la prison de Sarlat.

Nous n'étions pas trop mal dans cette prison. Le geôlier, seul pour tous
les prisonniers, se faisait aider par sa fille à nous apporter la soupe.
Cette fille était une grande pâle, qui avait l'air d'être poitrinaire.
Elle s'intéressait fort à nous; à moi surtout, qu'elle prenait, je
crois, pour un chef de bandits célèbre. De temps en temps, elle
m'apportait des compresses pour mettre sur mon épaule qui me cuisait
fort, et sous prétexte de voir si nous ne cherchions pas à nous sauver,
elle venait dix fois le jour à une fenêtre grillée qui donnait sur la
petite cour, entourée de hauts bâtiments, où nous sortions, et me
faisait part de ce qui se disait en ville sur notre compte. Sur sa
demande, je lui racontai mon histoire qui l'intéressa tellement qu'un
soir elle me proposa de me faire sauver.

--Pauvre petite, lui dis-je, je vous suis bien obligé de ça et je
n'oublierai jamais votre bon coeur; mais vous pensez bien que je me
ferais couper le cou plutôt que d'abandonner ceux qui m'ont suivi; et
puis votre père en pâtirait fort, vous entendez bien?

On nous garda plus d'un mois et demi à Sarlat. Dans les commencements,
le juge nous faisait venir pour nous interroger quasi tous les matins,
moi principalement. Le mâtin savait son métier, et il me posait
quelquefois des questions à double tranchant comme un couteau de
tripière, d'où j'avais quelque peine à me démêler. Lorsque ça
m'arrivait, je faisais le niais, celui qui ne comprend pas, pour me
donner le temps de réfléchir. Les autres, eux, ne savaient rien,
n'avaient rien vu, rien entendu, sinon les cloches sonnant au feu, qui
les avaient fait accourir à l'Herm. Enfin, voyant qu'il ne tirait pas
grand-chose de nous, le juge finit par nous laisser tranquilles et
grabela son affaire tout seul.

Quoique nous ne fussions pas trop mal là, je m'y ennuyais fort, car,
comme le disait le chevalier, «il n'y a pas de belle prison, ni de
laides amours», et de plus il me tardait d'être jugé. Aussi fus-je
content lorsqu'un matin le geôlier nous réveilla de bonne heure.

--Vous partez pour Périgueux, dit-il.

Quand nous fûmes prêts, il nous donna à chacun un morceau de pain; puis
les gendarmes vinrent qui nous attachèrent deux à deux.

Au moment où nous partions, la fille du geôlier accourut, et me dit:

--Que Dieu vous garde! je vais faire brûler un cierge pour vous autres.

Et, en disant ça, elle me regardait, les yeux mouillés, et de telle
façon que je connus que c'était pour moi qu'elle parlait ainsi sous le
couvert de tous.

Ça me toucha au coeur:

--Grand merci! lui répondis-je, grand merci de votre bonté!

En ce temps-là, on ne portait pas comme aujourd'hui les prisonniers en
voiture, ni en chemin de fer, pour la bonne raison qu'il n'y avait pas
de chemins de fer, ni guère de voitures, et de celles-ci, les
quelques-unes qu'il y avait, les pauvres diables n'y montaient pas.

On avait tellement parlé de notre affaire au pays sarladais, dans les
marchés, les foires, et, le dimanche, devant la porte des églises, que
tout au long de la route les gens nous voyant passer disaient: «Ce sont
les incendiaires de l'Herm»; et ils nous apportaient à boire, ce qui
n'était pas de refus, car la chaleur était grande.

Il nous fallut trois jours pour faire la route, mais il faut dire que
nous ne marchions pas vite, plusieurs ayant aux pieds les lourds sabots
avec lesquels ils avaient été pris. Notre premier gîte d'étape fut à
Montignac, où l'on nous enferma dans la prison puante que nous
connaissions déjà. Comme nous y arrivions, un grand vieux qui était là
avec quelques autres nous cria:

--Bon courage, citoyens!

--Merci! lui répondis-je, merci bien! Nous n'en manquerons pas!

Plus tard, je sus que ce vieux était le Cassius dont M. de Galibert nous
avait parlé une fois. Brave homme, il l'était, car, ne pouvant faire
autre chose, il trouva moyen de nous faire passer un cornet de tabac à
priser pour ceux qui en usaient.

Le second jour, nous ne fîmes que deux grandes lieues de pays, jusqu'à
Thenon; mais la troisième journée fut dure, surtout pour ceux qui
traînaient leurs sabots, car l'étape est longue, de sorte que nous
arrivâmes tard à Périgueux, où l'on nous boucla incontinent à la prison,
qui était en ce temps dans l'ancien couvent des Augustins, sur les
allées de Tourny.

Le lendemain, le président des assises vint m'interroger et me demanda
si j'avais un avocat.

--Oui, monsieur, lui répondis-je, c'est M. Vidal-Fongrave.

--Ah! M. Vidal-Fongrave?

--Oui, monsieur, il nous défend tous.

Et alors je compris à son étonnement que notre affaire ne lui paraissait
pas bonne, car M. Fongrave, l'«Honnête-Homme», comme on l'appelait,
avait la réputation de ne pas se charger d'affaires injustes.

Je lui avais écrit de Sarlat pour le prier de nous défendre, et je lui
avais raconté tout au long ce qui s'était passé. Après que nous fûmes
arrivés à Périgueux, il venait souvent à la prison et nous voyait tous,
moi principalement, afin de bien connaître l'affaire. Je me souviens
qu'un jour, après que je lui eus exposé mon plan et raconté comment je
m'y étais pris pour forcer le château, il me dit en me tutoyant, comme
m'ayant vu tout petit:

--Tu aurais dû te faire soldat! tu as la bosse du métier.

--Ma foi, monsieur Fongrave, j'ai tiré un bon numéro et je n'ai point eu
envie de m'enrôler; j'aime trop ma liberté.

Ensuite, en causant de notre défense, il me dit qu'un grand nombre de
gens de l'Herm et des villages voisins étaient cités comme témoins à
décharge, et qu'il espérait que les dépositions de toutes ces victimes
du comte pèseraient sur la décision des jurés.

                   *       *       *       *       *

Le jour qu'on commença notre procès, c'était le 29 juillet 1830. Il y
avait grande rumeur dans le palais, et les avocats et tous les curieux
conféraient des nouvelles de Paris qui annonçaient la révolution. Les
témoins appelés par le procureur étaient le comte, ses filles, et tous
ceux du château: personne autre n'avait rien vu. Dans une affaire où
beaucoup de gens sont mêlés, c'est rare qu'il n'y ait pas quelque gredin
acheté à bons deniers pour trahir les autres; mais ici rien de pareil,
nul ne broncha. Le Nansac me chargea fort, ainsi que dom Enjalbert qui
raconta tant de choses, qu'on eût cru que lui seul savait tout ce qui
s'était passé. Il m'impatienta tellement que je finis par lui dire:

--Et comment avez-vous pu voir tout ça, étant caché derrière un coffre
dans le grenier?

Tout le monde s'esclaffa de rire, ce qui lui coupa totalement la parole.

Les trois demoiselles aînées ajoutèrent aussi quelque peu à la vérité,
d'où je connus que ceux qui avaient eu le plus de peur étaient ceux qui
me chargeaient le plus.

Car la plus jeune, elle, ne témoigna rien que la vérité. Comme le
président, pour guirlander mon affaire, avait donné à entendre que,
lorsque j'avais été la chercher, j'avais essayé de la violenter, elle
dit nettement qu'il n'en était rien; que j'étais le chef de cette bande
de brigands qui avait attaqué le château; que moi seul y avais mis le
feu; qu'elle regrettait fort de n'avoir fait que me blesser de son coup
de fusil, mais qu'autrement elle n'avait rien à me reprocher.

--Pourtant, mademoiselle, répliqua le président, l'accusé Ferral avait
des égratignures au visage, et vous-même aviez du sang sur la figure.

--J'ai pu lui donner quelques coups d'ongles en me débattant, lorsqu'il
m'emportait hors du château; quant au sang que j'avais au front, c'était
celui de sa blessure à la joue qui coulait sur moi.

--Voyons, mademoiselle, peut-être éprouvez-vous quelque confusion, bien
naturelle, à confesser cette tentative; mais rassurez-vous, votre
réputation n'en peut souffrir à aucun degré: dites-nous bien toute la
vérité.

--Je l'ai dite tout entière, monsieur; je hais l'accusé, mais je n'ai
pas de griefs personnels contre lui. Je dois même ajouter que sans lui
mon père aurait été certainement assommé par la foule furieuse.

--C'est bien, allez vous asseoir, fit sèchement le président.

Et puis commença le long défilé des témoins à décharge. A mesure que
tous ces pauvres gens, victimes des violences cruelles et des odieuses
vexations du comte, faisaient le récit naïf de leurs misères, on voyait
le nez du procureur s'allonger dans ses papiers où il se donnait le
semblant de chercher quelque chose, tandis que le président tapait de
petits coups impatients sur son bureau avec un couteau à papier. Quant
aux jurés, il était visible que cette audition leur produisait une bonne
impression.

La comparution du chevalier de Galibert eut un grand succès, de
curiosité d'abord, car en ville on avait oublié ces anciens costumes de
nobles de l'ancien régime, tels que le sien, et ensuite son témoignage
me fut tellement favorable que le public, qui s'intéressait à nous,
faisait entendre des murmures d'approbation.

Lorsqu'il eut achevé, M. Vidal-Fongrave se leva:

--Monsieur le président, je voudrais demander à M. le chevalier de
Galibert de nous faire connaître son opinion sur M. le comte de Nansac.

--La question me paraît inutile...

Mais déjà le chevalier répondait vivement:

--Je n'éprouve aucun embarras à m'expliquer sur ce point. Un vieux
proverbe dit:

  _On fait carême prenant avec sa femme, Pâques avec son curé._

J'y ajoute: «Et le sabbat avec le comte de Nansac.»

  _Qui le suit, mal s'ensuit._

Quoique ce fût un peu tiré par les cheveux, il y eut là-dessus des rires
et une grande rumeur dans l'auditoire nonobstant les vives
admonestations du président. Puis, comme il était heure tarde, l'affaire
fut remise au lendemain, pour le réquisitoire du procureur et la
plaidoirie de Me Fongrave qui nous défendait tous.

Le lendemain on savait qu'à Paris le peuple avait battu les Suisses, la
garde royale, et que Charles X était en fuite. Ces nouvelles
estomaquèrent quelque peu les gens de la justice qui attendaient autre
chose; mais pourtant ça n'empêcha pas le procureur de demander ma tête
avec âpreté. Ce n'était point l'homme juste qui s'élève au-dessus des
hommes et des choses, qui pèse les circonstances, scrute les motifs,
tient compte des événements et requiert le châtiment qui, dans sa
conscience, lui paraît équitable: non, son métier était de me faire
guillotiner, et il faisait tout son possible pour y arriver. Il assura
que j'avais le crime dans le sang, témoin cet ancien à moi, pendu
autrefois pour révolte et incendie, à qui je devais le sobriquet
injurieux de _Croquant_. De celui-là, il passa à mon grand-père
emprisonné à la veille de la Révolution pour avoir brûlé le château de
Reignac; puis vint à mon père, le meurtrier de Laborie, mort au bagne,
et enfin, arrivant à moi, il dit que j'avais dépassé mes ancêtres en
précoce perversité, puisque, avant d'incendier l'Herm, à l'âge de huit
ans j'avais brûlé la forêt du comte. Ensuite, après avoir longuement
assuré que la haine des riches était le seul mobile de mon crime, il
passa aux autres accusés. Pour ceux-là, il ne refusait pas les
circonstances atténuantes, il se contentait des galères à perpétuité.
Mais pour moi, qui avais conçu, comploté et exécuté le crime, comme cela
résultait de mes propres aveux, il fallait que ma tête tombât; et en
même temps, d'un geste de sa main sèche, il semblait me la couper
lui-même.

Moi, j'écoutais tout ça distraitement, sans beaucoup m'en émouvoir; ma
pensée était ailleurs. Je revoyais mon pauvre père assis sur ce même
banc où j'étais, et ma mère mourant sur un grabat dans toutes les affres
du désespoir; je songeais à ma chère Lina gisant au fond de l'abîme du
Gour, et, me laissant aller à toutes ces tristes pensées, je me disais
que maintenant, ayant vengé ceux que j'aimais, ma tâche faite, la mort
n'avait rien d'effrayant...

--Maître Fongrave, vous avez la parole, dit le président.

Et alors notre avocat se dressa en pieds, posa son bonnet devant lui, et
commença ainsi d'une voix grave et profonde son plaidoyer, reproduit en
entier le lendemain par le journal l'_Echo de Vésone_:


«Messieurs les jurés,

»Il me semble entrevoir à travers les siècles quelques traces de la
justice inconsciente des choses. Ce n'est pas, certes, cette justice
haute et sereine à laquelle aspire l'humanité, mais une sorte de talion
vengeur qui fait que l'oppression engendre la haine, que la tyrannie
suscite la révolte, que la violence appelle la violence, et l'injustice
la violation des lois de la justice.

»L'affaire qui vous est soumise n'est qu'un épisode de cette longue
suite de soulèvements de paysans, amenés par des vexations cruelles, une
insolence sans bornes et par la plus brutale oppression.

»Tous les coupables ne sont pas là sur ce banc derrière moi, messieurs!
Il y manque celui dont les agissements criminels ont amené les
événements dont les accusés ont à répondre; il y manque ce prétendu
gentilhomme, ce petit-fils orgueilleux d'un vilain qui ramassa des
monceaux d'or impur dans le ruisseau de la rue Quincampoix...

--Maître Fongrave, interrompit le président, ces appréciations
rétrospectives sont inutiles; vous n'avez pas à rechercher les origines
de la fortune d'une honorable famille; tenez-vous-en aux faits de la
cause: la propriété doit être respectée...

--Monsieur le président, je souscris pleinement à cette maxime... Je
respecte donc la fortune acquise par un labeur honnête et persévérant,
et je respecte aussi la propriété qui est le fruit visible du travail.
Mais lorsqu'une fortune est édifiée sur la ruine publique, lorsque la
propriété provient d'une vaste escroquerie, j'ai le droit comme homme et
comme avocat de les flétrir et de les mépriser!

«Je disais, messieurs les jurés, que le plus coupable était cet anobli
qui apparaît en ce siècle comme un monstrueux anachronisme.»


Et alors, reprenant les dépositions des témoins à décharge, M. Fongrave
fit le tableau effrayant des misères, des vexations, des cruautés subies
par les paysans voisins du comte. Il le peignit tel qu'il était,
orgueilleux, dur et méchant, foulant sans pitié les pauvres gens, les
écrasant sous une tyrannie capricieuse et arbitraire, faisant le mal
uniquement pour le plaisir de le faire et le faisant impunément grâce à
la coupable faiblesse des autorités:

--Voilà, s'écria-t-il, où nous en sommes quarante ans après la
proclamation des droits de l'homme! Et maintenant, messieurs, ne
pourrait-on s'étonner que les voisins du comte de Nansac aient poussé la
patience jusqu'à la longanimité? qu'ils n'aient pas su dire plus tôt:
«Non!»

Puis, passant à moi en particulier, il fit l'histoire de ma vie
misérable dès ma première enfance, et raconta tous mes malheurs causés
par la méchanceté barbare du comte. Lorsqu'il montra mon père miné par
la fièvre, expirant sur le lit de camp du bagne; qu'il fit voir ma mère,
la vaillante femme, mourant affolée par les angoisses du désespoir, je
mis un instant ma tête dans mes mains et j'essuyai mes yeux humides.

Et à mesure qu'il continuait, montrant la haine semée dans mon coeur par
la malfaisance du comte, grandissant, se fortifiant avec l'âge, et la
résolution de venger mes malheureux parents devenue pour moi une sorte
de vertu en l'absence de toute justice humaine, on voyait sur la figure
des jurés transparaître la pitié. Puis, lorsqu'il en vint à ces quatre
jours que j'avais passés dans le cul-de-basse-fosse de l'Herm, torturé
par la faim et la désespérance, destiné à être dévoré à moitié vivant
par les rats, il y eut dans le public un frémissement suivi d'un murmure
sourd.

--Comment cet acte d'odieuse tyrannie qui nous reporte aux plus tristes
temps de la féodalité, comment cet abominable crime est-il resté impuni?
s'écria-t-il. Comment ce coupable, qui perpétue dans ce siècle les plus
criminelles violences des plus méchants hobereaux du temps passé,
n'a-t-il pas été atteint et puni?

«Ah! il ne faut pas s'étonner, messieurs, que lorsque la justice et
l'humanité sont ainsi outragées et violées impunément, la vindicte
populaire s'élève et juge sommairement les coupables! Heureux lorsque,
comme dans cette affaire, elle se borne à des représailles matérielles!

«Si l'on consulte l'histoire, on voit que, jusqu'à la Révolution qui en
fut comme la synthèse, tous les soulèvements populaires ont été causés
par la tyrannie cruelle des puissants: Bagaudes, Pastoureaux, Jacques,
Gauthiers, Croquants...

--Arrivez au déluge, maître Fongrave! dit le président qui, depuis le
commencement de cette plaidoirie, s'agitait fiévreusement sur son
fauteuil.

--J'y suis, monsieur le président! Ce déluge, c'est le flot populaire
qui, dans ces trois jours de tempête, a submergé le trône de Charles X,
en ce moment sur le chemin de l'exil!...

A cette réplique envoyée d'une voix forte, les applaudissements
éclatèrent dans le public, malgré les menaces du président. Après que le
silence fut rétabli, M. Fongrave continua:

--Messieurs, je termine. De même que tous ces révoltés, dont j'aurais pu
grossir l'énumération; de même que tous les innommés de l'Histoire qui
ont, eux aussi, essayé en vain, pendant des siècles, de soulever le
fardeau qui les écrasait, ou, pour mieux dire, la pierre du tombeau qui
les recouvrait; de même, dis-je, que tous ces malheureux ont été absous
par la postérité, ceux-ci doivent être acquittés par vous. Ce qu'ils ont
fait, leurs ancêtres l'ont fait. Poussés à bout par des brutalités
insolentes, par des cruautés gratuites, par la violation humiliante de
leur dignité d'hommes, ils se sont révoltés. Puisque la loi n'existait
pas pour eux, puisque ceux qui devaient les protéger contre ces
vexations arbitraires et ces violences sans nom les ont abandonnés,
puisqu'on les a relégués pour ainsi dire hors du droit et de la justice,
je le dis bien haut: ils sont excusables; je dirais presque: innocents!
Eux pauvres, chétifs et opprimés, ils ont voulu se remettre en leur
droit naturel et, par manière de dire, de bêtes redevenir hommes: qui
oserait les condamner? Certes, ce n'est pas dans le pays de La Boétie
qu'il se trouvera douze citoyens pour souffleter ainsi l'humanité!
Messieurs les jurés, je remets avec confiance le sort de tous ces
accusés entre vos mains, certain qu'en ce moment où le peuple de la
capitale a chassé ceux qui voulaient confisquer toutes nos libertés,
vous les rendrez à leurs familles. Ferral et ses compagnons ont fait en
petit ce que les Parisiens ont fait en grand: à défaut de la loi, ils
ont appelé la force au service de la justice. Acquittez-les, messieurs!
la Révolution, triomphante à Paris, ne peut être condamnée ici!
Acquittez-les, et vous comblerez les voeux de vos concitoyens qui vous
béniront pour avoir jugé, non en froids légistes, mais en hommes de
coeur que rien de ce qui touche à l'humanité ne laisse indifférents!

Et M. Fongrave se rassit au bruit des applaudissements.

Le procureur du roi fut tellement déferré par l'effet de cette
plaidoirie, visible sur la physionomie des jurés, qu'il jugea inutile de
répliquer. Quant au président, il essaya bien, en faisant son résumé,
d'effacer cette impression en faisant ressortir, en grossissant les
raisons du procureur et en amoindrissant celles de notre avocat, mais
rien n'y fit: après une demi-heure de délibération, le jury revint avec
un verdict d'acquittement pour tous les accusés.

A la sortie, toute une foule nous attendait curieusement pour nous voir
de plus près, tant les gens des villes sont badaurels. Je crois bien
avoir dit ça déjà, mais c'est que l'occasion de le dire se présente
souvent. En voyant ces curieux qui se bousculaient disant: «Les voilà!
les voilà!» je pensais en moi-même: «Il y en aurait encore bien
davantage s'il s'agissait de nous couper le cou!» Mais je n'en dis rien
pour ne pas gâter la joie des autres qui avaient eu peur de ne pas
revoir leur monde.

Nous allâmes tous gîter dans cette petite auberge de la rue de la
Miséricorde où nous avions logé, ma mère et moi, lors du procès de mon
père. Il n'y avait pas assez de lits pour tous; mais, en ce temps-là, il
était ordinaire en voyage, surtout pour les pauvres gens, de coucher
deux ou trois ensemble, ce que nous fîmes. Le lendemain matin, nous
allâmes tous en troupe remercier M. Fongrave et lui demander ce que nous
lui devions.

--Ah! fit-il, sachant que nous étions bien pauvres, ce n'est rien, mes
amis. Je suis assez payé de ma peine par le plaisir de vous avoir aidés
à vous tirer d'une méchante affaire: allez-vous-en tranquilles chez vous
autres.

Et après qu'il nous eut à tous donné la main, nous le quittâmes après
lui avoir renouvelé nos remerciements et l'avoir assuré de notre
reconnaissance. Ça n'est pas pour dire, mais il n'avait pas obligé des
ingrats, car, tant qu'il a vécu, tous lui ont marqué que nous n'avions
pas oublié sa bonté. C'était les uns une paire de poulets ou de chapons,
ou une panière de beaux fruits, ou un pot de miel, ou des pigeons;
d'autres lui portaient un chevreau, un agneau ou un piot, autrement dit
un dindon. Moi, je lui avais fait une rente annuelle d'un lièvre que je
lui envoyais par Gibert, l'épicier de Thenon, qui allait tous les ans à
la foire des Rois faire ses emplettes; sans compter aussi quelques
bécasses quand j'en trouvais l'occasion.

Ayant pris congé de M. Fongrave et dévalé la place du Greffe, nous
traversâmes le Pont-Vieux, les Barris, et nous voilà sur la grande route
de Lyon, partis pour la Forêt Barade, où nous arrivâmes à soleil entré,
tous bien contents de la revoir.



VIII


Le premier moment de contentement de me retrouver libre passé, je tombai
dans une noire tristesse en songeant à ma pauvre Lina. Tant que ma tête
avait été en jeu, je m'étais laissé un peu distraire de son souvenir par
mon propre danger. L'homme est ainsi bâti, et je crois bien que d'autres
valant mieux que moi en auraient fait autant. Mais maintenant que
j'étais hors d'affaire, ce souvenir me revenait, amer et douloureux,
comme le ressentiment d'une ancienne blessure.

Quelquefois, le dimanche, j'allais à Bars, recherchant la Bertrille,
pour avoir la consolation de causer de ma défunte bonne amie. Elle s'y
prêtait complaisamment, la brave fille, et me parlait d'elle longuement,
m'entretenant de tous ces petits secrets que les droles se disent sur
leurs amoureux. Quoique d'une manière, ça ravivât ma peine de savoir,
par ce que me disait la Bertrille, combien la pauvre Lina m'aimait, je
me complaisais tout de même à l'entendre et je ne me lassais point de la
questionner là-dessus.

D'autres fois, le coeur gros, je m'en allais au Gour, et là, couché à
l'ombre des arbres, je pensais longuement à Lina. Je me remémorais nos
innocentes amours dans tous leurs détails, je me ramentevais un coup
d'oeil, un sourire, un mot aimable. Il me semblait nous voir, nous en
allant tous deux dans quelque chemin creux, infréquenté, nous tenant par
la main, la tête baissée, sans rien dire, que parfois quelques paroles
qui témoignaient de notre amour, et nous faisaient relever la tête pour
nous regarder au plus profond des yeux.

Et quand j'avais épuisé les souvenirs heureux, je songeais au martyre
que la pauvre drole avait souffert dans sa maison, et la colère me
montait. Je me l'imaginais accourant aux Maurezies, pour me demander
secours contre sa coquine de mère, et, désespérée en apprenant ma
disparition, venir se noyer au Gour. Je voyais la place où l'on avait
retrouvé ses sabots, et, dans mon chagrin, je me cachais la figure dans
l'herbe et je rugissais comme une bête sauvage.

Maintenant, tout était fini; elle était au fond de l'abîme, couchée dans
quelque recoin de ces grottes aux eaux souterraines, et ce corps
charmant, perdant toute forme humaine, tombait en décomposition, pour ne
laisser sur le sable fin qu'un squelette destiné peut-être, dans des
milliers d'années, à fonder le système d'un savant de l'avenir, après
quelque cataclysme terrestre.

Oh! sa mère, cette vieille Mathive qui l'avait poussée au désespoir,
combien je la haïssais! Heureusement son fameux Guilhem se chargeait de
la faire souffrir comme elle avait fait souffrir sa fille. Il n'y avait
pas tout à fait trois mois que la pauvre Lina n'était plus que, Géral
étant mort depuis un an, ces deux misérables se mariaient. Le goujat
l'avait forcée, cette vieille affolée, de lui donner tout son bien par
le contrat, et maintenant qu'il était le maître, il le faisait voir,
pardieu! De travail, il ne lui en fallait pas; il courait partout les
marchés, les foires, les frairies, buvant, jouant aux cartes, ribotant
avec des coureuses de balades et rentrant à la maison pour se reposer
seulement. Si alors elle voulait se plaindre, il la traitait comme la
dernière des traînées, la rudoyait et finissait par la battre. Et après
avoir été bien secouée, comme pois en pot, quand venait le soir, et que
l'homme avait largement pris son vin à souper, elle, qui hennissait
toujours après ce fort mâle, faisait l'aimable, et, par manière de dire,
lui aurait embrassé les pieds. Mais il la mettait à la porte à coups de
botte: «A la paille! vieille chienne!», et puis tirait le verrou. Oh! le
châtiment de cette mauvaise mère était en bon chemin.

Dans la semaine, j'étais nécessairement distrait un peu de ma peine par
le travail; mais ce n'était pas sans que, de temps en temps, le souvenir
de ma pauvre Lina me revînt soudain comme un coup de couteau. Il me
fallait bien gagner quelques sous, car le peu qu'avait le vieux Jean
n'aurait pu nous nourrir tous deux. En eût-il eu cent fois plus,
d'ailleurs, que je n'aurais pas voulu vivre en fainéant à ses dépens.
J'avais donc recommencé ma vie ordinaire, travaillant le bien, faisant
des journées par-ci par-là, et vendant quelques lièvres, ou une couple
de perdrix le mardi à Thenon. Puis, quand l'hiver fut là, je pris du
bois à faire dans une coupe devers Las Motras. C'était l'occupation qui
m'allait le mieux, car on était seul. Le matin, je partais, emportant
dans mon havresac un morceau de pain noir avec quelque petit fromage de
chèvre, dur comme la pierre, un oignon et une chopine de boisson que
j'avais fabriquée avec des sorbes. Je cheminais par les sentiers,
faisant craquer la glace sous mes sabots dans un pas de mule, ou
poudroyer sur moi le givre des grands ajoncs et des hautes fougères,
lorsque je traversais les fourrés pour couper au court. Toute la journée
seul dans les taillis, je coupais du bois, m'arrêtant des fois, dans un
moment de ressouvenance, et, appuyé sur ma hache, je regardais fixement
devant moi, les yeux attachés sur la masse des bois sombres, comme si la
Lina allait en sortir. Puis, me reprenant, je crachais dans mes mains et
je me remettais à cogner.

Mais l'homme est homme. Lorsque la mort de celle qu'il pensait garder
toute sa vie à ses côtés et aimer jusqu'à son dernier jour lui a arraché
la moitié de son coeur, il croit de bonne foi qu'il ne survivra pas à
cette perte. Il lui semble que la disparition de celle-là est un malheur
irréparable qui touche, non seulement lui, mais le monde entier.
Cependant, à la longue, lorsqu'il voit les choses suivre leur cours
ordinaire; qu'après l'hiver le soleil montant au ciel inonde la terre de
lumière et de chaleur; que, tout autour de lui, la vie afflue dans le
sol fécond; que les oiseaux font leur nid; que les amoureux se
recherchent, il subit l'influence des choses qui l'environnent; il se
sent revivre avec la nature, et peu à peu la peine s'amortit, le
souvenir s'efface, et la chère image, crue impérissable, qui, aux
premiers jours, apparaissait nettement comme une pièce toute neuve,
s'affaiblit dans la mémoire, et devient moins distincte, comme l'effigie
d'un vieil écu usé par le frai.

Ainsi étais-je. Avec le temps, mon chagrin était moins amer, ma peine
moins lourde à porter. Au lieu d'une douleur aiguë et pleine de
révoltes, je me sentais glisser dans une tristesse résignée. Non pas que
j'aie jamais oublié celle qui fut mon premier et mon plus doux amour;
mais si son souvenir m'était toujours cher, il n'était plus aussi
constamment douloureux.

Depuis l'incendie du château de l'Herm, j'avais grandi beaucoup dans la
considération des paysans des environs. Aux marchés de Thenon, aux
foires de Rouffignac, partout, je trouvais assez de gens pour me convier
à boire une chopine si j'avais voulu. Mais je n'acceptais pas souvent,
ce qui peut-être m'a fait quelquefois passer pour fier, en quoi on s'est
bien trompé. Je n'avais d'ailleurs aucun sujet de l'être, étant sans
doute des moindres de ceux de par là. Mais j'avais d'autres idées,
d'autres goûts, et, grâce au curé Bonal, je voyais mieux et plus loin
que les pauvres gens qui m'avoisinaient. Lorsque j'acceptais de choquer
le verre avec eux, c'est qu'il y avait quelque service à leur rendre.
Comme j'étais dans ces cantons le seul paysan sachant lire et écrire, au
lieu d'aller trouver le régent de Thenon, ou quelque praticien, ils
avaient recours à moi pour faire une lettre au fils parti pour le
service, ou dresser un compte de journées, ou régler les affaires d'un
métayer à sa sortie. Et quand je passais par les villages, partout on
m'invitait à entrer boire un coup. Même il y avait des filles ayant bien
de quoi qui me donnaient assez à connaître qu'elles m'auraient voulu
pour galant. Il y en avait de celles-là qui étaient de belles droles,
fraîches, gentes même, mais ça n'était plus ma pauvre Lina.

Mais ce qui me faisait le mieux venir des gens, c'était d'avoir pris
leur défense, de les avoir débarrassés du comte et d'avoir aboli ce
repaire de chenapans. Maintenant ils étaient tranquilles, ne craignaient
plus de voir fouler leurs blés sous les pieds des chevaux, ou manger
leurs raisins mûrs par les chiens courants. Ils s'en allaient par les
chemins, sûrs désormais de ne pas être cinglés d'un coup de fouet pour
ne s'être pas assez tôt garés, et ils allaient aux foires et dans les
terres, certains qu'en leur absence leurs femmes, ou leurs filles ne
seraient pas houspillées par une jeunesse insolente.

Car, depuis l'incendie du château, le comte était parti, et aussi tous
les siens. Lui, on ne savait trop où il était passé. La plus âgée de ses
filles avait suivi, comme gouvernante, le chapelain dom Enjalbert, qui
avait été nommé curé du côté de Carlux; la seconde était placée comme
demoiselle de compagnie dans une grande famille où elle ne tarda pas à
mettre le désordre; la troisième, la plus délurée de toutes, avait été
rejoindre à Paris sa soeur aînée qui depuis longtemps avait mal tourné.
Quant à la plus jeune, à celle que j'avais emportée hors du château lors
de l'incendie, elle s'était établie pas bien loin de l'Herm dans un
petit domaine qui était un bien dotal de sa défunte mère, et que, pour
cette raison, les créanciers n'avaient pu faire vendre comme le reste de
la terre. Elle vivait là, chez la métayère, qui était sa mère nourrice,
couchant dans une chambrette sur un mauvais lit, mangeant comme les
autres de la soupe de pain noir, des châtaignes et des milliassous; dans
la journée elle courait les bois, son fusil sous le bras, en compagnie
de sa chienne. Avec ses allures de pouliche échappée, de toute la
famille c'était la seule qui valût quelque chose. Elle était bien fière
aussi, comme les autres; mais tandis que ses soeurs plaçaient mal leur
fierté, en continuant de mener une existence de dissipation, même aux
dépens de leur liberté ou de leur honneur, elle préférait une existence
dure et paysanne à leur vie de sujétion ou de désordres. Les autres
étaient tellement têtes fêlées qu'elles n'avaient pas compris ça; aussi,
lorsque la Galiote leur avait annoncé son intention, les moqueries ne
lui avaient pas manqué:

--Et alors, te voici devenue une vraie Jeanneton?

--Il ne te manque qu'une quenouille!

--Et tu te marieras avec Jacquou!

«Tu te marieras avec Jacquou!...» Cette moquerie dérisoire, qui me fut
rapportée en riant fort par la soeur de lait de la Galiote, ramena ma
pensée sur elle. Je me rappelai l'émotion que j'avais ressentie en
l'emportant hors du château, et je restai tout songeur. Certainement, je
crois bien que tout garçon de mon âge, vigoureux et sain comme moi, eût
été troublé comme je l'avais été en sentant se mouvoir et se tordre dans
mes bras ce beau corps de fille. Je ne m'étonnais donc pas de ça. Mais
comment se faisait-il que le seul souvenir de ce moment-là pût
m'émouvoir encore, moi qui n'avais jamais songé à autre femme qu'à Lina?
Tout le jour je m'efforçai de chasser cette scène de ma mémoire, en me
complaisant dans la remémorance de mes chères amours défuntes; mais
j'avais beau faire, de temps en temps elle me revenait à l'esprit,
tenace comme une ronce où on est empêtré.

«Que le diable emporte cette Francette de m'avoir conté telle sottise!»
pensai-je plusieurs fois.

Et de ce jour en avant, il me fut impossible de me débarrasser
entièrement de la pensée troublante de cette scène, que quelque diable
semblait raviver en moi à mon grand dépit.

Tandis que j'étais dans cet état d'esprit mal content de moi-même, en
raison de ce que je regardais comme une trahison envers la mémoire de
mes parents et comme un affront à celle de ma pauvre Lina, le vieux Jean
vint à mourir après quatre jours de maladie, et je me trouvai seul. Son
neveu, qui était charbonnier comme lui, vint demeurer dans la maison
avec sa femme et ses cinq droles, tout heureux de cette aubaine. Ça
n'était pas un mauvais homme, mais il était si pauvre que ce petit
héritage lui semblait le Pérou: aussi lui et les siens furent d'abord
consolés de la mort de l'oncle Jean.

C'est, à mon avis, un des grands inconvénients de l'extrême pauvreté que
d'étouffer ainsi les sentiments naturels entre parents. Celui qui, sans
être riche, n'est pas pressé par le besoin, peut sans trop de peine
faire passer l'affection pour la parentelle avant l'avantage d'hériter.
Mais les pauvres diables qui, comme ce neveu de Jean, se galèrent toute
l'année et peuvent à peine entretenir le pain à leurs petits droles, il
est malaisé que le plaisir de les voir un peu sortir de la misère ne
leur fasse pas oublier la mort des parents.

C'est une des choses qu'on reproche le plus à nous autres paysans; mais
on voit tous les jours ces messieurs qui ne manquent de rien en faire
tout autant, en quoi ils sont beaucoup moins excusables.

Pour moi, je regrettai bien le vieux Jean qui avait été bon à mon égard
et j'aidai à le porter au cimetière; puis après, je me disposai à
déloger.

En rassemblant mes quelques hardes, je trouvai le petit poignard de la
Galiote, et ça me remémora les choses que j'avais un peu oubliées tandis
que Jean était malade. Je fus au moment de le jeter au diable, mais tout
de même je le mis au fond de mon havresac.

Mon paquet ne fut pas long à faire. J'avais deux chemises, dont l'une
sur la peau, un pantalon, une mauvaise veste, une blouse, une casquette
de peau de renard, une paire de souliers et des sabots. Avec ça, un
petit livre d'un esclave de l'ancienne Rome que m'avait baillé le défunt
curé Bonal, une hache et mon fusil qu'on avait retrouvé dans une cabane,
caché sous de la feuille: voilà tout mon bien. Du temps de Lina, j'étais
curieux de me mieux habiller pour lui faire honneur; mais maintenant il
ne m'importait guère.

Mon petit paquet fait, je sifflai mon chien et je m'en fus, laissant la
clef à une voisine pour la remettre au neveu de Jean qui avait été
quérir son peu de mobilier.

J'étais parti délibérément, mais quand je fus à quelque distance, je
m'arrêtai, pensant en moi-même où je pourrais aller. Comme je l'ai dit,
il y avait bien des gens qui me faisaient bonne figure, et j'aurais pu
sans point de doute trouver à me placer. Mais quoique la condition de
domestique de terre, chez des paysans, travaillant et mangeant avec eux,
n'ait rien de bien pénible, j'aimais trop ma liberté pour me louer.
Peut-être qu'en me plaçant ainsi, j'aurais pu me marier sans servir sept
ans comme Jacob. Il y avait aux Bessèdes une fille accorte qui me
regardait d'un bon oeil. La mère, veuve, avait besoin d'un gendre pour
faire valoir le domaine, et, comme j'y avais travaillé quelque temps à
la journée, elles m'avaient donné à comprendre toutes deux que je leur
convenais pour mari et pour gendre. Mais, moi, je n'avais envie ni de la
fille ni du bien, encore que le tout en valût la peine; aussi je
recevais fraîchement les paroles amiteuses de la fille, et les avances
de la mère.

Mais à cette heure il ne s'agissait plus de ça; où aller? En cherchant
bien, je vins à songer à une vieille masure sise entre Las Saurias et le
Cros-de-Mortier, et qui avait autrefois servi d'abri passager aux
gardes-bois des seigneurs, mais qui était abandonnée depuis quelques
années. Le dernier hôte était un brigand qui s'y était établi et qui y
avait habité quelque temps, jusqu'au moment où il avait été pris et
envoyé aux galères pour le restant de ses jours. Cette baraque, appelée
«aux Ages», et les bois autour appartenaient à un propriétaire de
Bonneval que j'allai trouver sur-le-champ. Comme c'était un bon homme,
nous fûmes tout de suite d'accord. Il fut convenu que je me logerais là,
sans payer de loyer, moyennant que, tous les ans, à la fête patronale de
Fossemagne, qui tombe le 21 octobre, je lui porterais un lièvre et deux
perdrix de redevance; la chose convenue, je m'en fus droit à la susdite
baraque.

Pour dire la vérité, celle de Jean était une maison cossue à côté de
celle-ci, et je me pris à rire en répétant un dicton du chevalier:

    _Voilà une belle maison, s'il y avait des pots à moineaux!_

Il n'y avait que les quatre murs avec la tuilée en mauvais état. Le
foyer était construit grossièrement de pierres frustes; pour toute
ouverture il y avait une porte basse qui fermait au loquet; pour
plancher, c'était la terre nue où l'herbe avait poussé par
l'inhabitation. Le premier jour, je couchai sur de la fougère que
j'amassai dans un coin; mais le lendemain, m'étant procuré des planches
et des piquets, je fis une manière de lit comme une grande caisse, et je
dressai une table dans le même genre. Deux tronces équarries, de chaque
côté de l'âtre, me servirent de banc, et me voilà dans mes meubles,
comme on dit. Après ça, il me fallut acheter une marmite, une seille de
bois, une soupière et une cuiller.--Heureusement au moment de la mort de
Jean, j'avais recouvré quelques sous qui me servirent bien.--L'endroit
était fort sauvage, mais point déplaisant, du moins pour moi, car je
crois qu'un monsieur de Périgueux ne s'y serait pas habitué aisément.
Autour de la maison il y avait cinq ou six gros châtaigniers qui
donnaient de l'ombre et sous lesquels venait une petite herbe courte et
drue comme du velours, parmi laquelle poussaient par places des fougères
et des touffes de cette fleur appelée bouton d'or, ou en patois:
_paoutoloubo_, parce que les feuilles ressemblent à l'empreinte d'une
patte de louve. Attenant la maison, il y avait un petit jardin aux
murailles écrasées, plein d'herbes folles, de ronces, de buissons,
d'églantiers, qui avaient étouffé un prunier sur lequel grimpait une
clématite des haies, autrement appelée: «herbe aux gueux», parce que ces
coureurs qui braillent piteusement les jours de foire à l'entrée des
bourgs se servent des feuilles, ou du jus, pour se fabriquer ces plaies
artificielles qu'ils étalent sous les yeux des passants.

Au-delà des châtaigniers, à quarante pas, c'étaient des bois taillis
épais et vigoureux qui entouraient de tous côtés la maison, à laquelle
on arrivait par un petit chemin perdu déjà, mangé par la bruyère, et qui
s'arrêtait là. Une fontaine, dans le genre de celle de la tuilière,
était à trois cents pas de là, au fond d'une petite combe pleine de
joncs; l'eau n'en était pas bien bonne, mais il fallait s'en contenter.
Les bonnes fontaines sont rares sur certains hauts plateaux du Périgord:
aussi les belles sources abondantes, de tout temps depuis les druides,
ont été l'objet d'une grande vénération dans nos pays. Il y en a
beaucoup où, dans les premiers jours de l'automne, on se rend de loin,
comme en pèlerinage, pour en boire les eaux salutaires. A quelques-unes,
les femmes viennent déposer un oeuf sur la pierre, pour porter bonheur à
la couvée; dans d'autres, les filles jettent une épingle pour trouver un
mari; et, comme toutes veulent se marier, il y en a où l'on voit au fond
de l'eau des milliers d'épingles. Dans certains cantons où il n'y a pas
de fontaines, les puits sont révérés comme elles, et la fille de la
maison, le jour de la Noël, laisse tomber un morceau de pain dedans pour
que l'eau ne tarisse pas.

Ce qui me plaisait dans cette maison des Ages, c'est qu'elle était toute
seule au milieu de la forêt, assez loin des villages, et qu'il n'y avait
pas de danger d'avoir de dispute avec les voisins. Cet endroit désert
allait bien avec mes idées tristes, et la vie solitaire qu'on y menait
de force s'accordait bien avec mes goûts. Et puis j'aimais ma forêt,
malgré sa mauvaise renommée. J'aimais ces immenses massifs de bois qui
suivaient les mouvements du terrain, recouvrant le pays d'un manteau
vert en été, et à l'automne se colorant de teintes variées selon les
espèces: jaunes, vert pâle, rousses, feuille-morte, sur lesquelles
piquait le rouge vif des cerisiers sauvages, et ressortait le vert
sombre de quelques bouquets de pins épars. J'aimais aussi ces combes
herbeuses fouillées par le groin des sangliers; ces plateaux pierreux,
parsemés de bruyères roses, de genêts et d'ajoncs aux fleurs d'or; ces
vastes étendues de hautes brandes où se flâtraient les bêtes chassées;
ces petites clairières sur une butte, où, dans le sol ingrat,
foisonnaient la lavande, le thym, l'immortelle, le serpolet, la
marjolaine, dont le parfum me montait aux narines, lorsque j'y passais
mon fusil sur l'épaule, un peu mal accoutré sans doute, mais libre et
fier comme un sauvage que j'étais.

Pourtant, il me fallait bien en sortir lorsque j'allais travailler dans
les environs, mais j'y revenais toujours avec plaisir. Le soir, la
journée faite, après avoir soupé, je m'en retournais aux Ages, cheminant
lentement dans les bois, suivi de mon chien. Je jouissais de me
retrouver seul, débarrassé de la sujétion du mercenaire et des propos
importuns, et je m'entretenais avec mes souvenirs.

                   *       *       *       *       *

En quittant les Maurezies, j'avais cru, je ne sais pourquoi, laisser
derrière moi la pensée de cette Galiote qui me tourmentait, mais il n'en
était rien. En fermant les yeux, il me semblait la voir encore dans la
cour du château, les cheveux dénoués, les épaules nues, les narines
frémissantes, me jeter un regard acéré. Et je croyais la tenir encore
dans mes bras, me révélant à son insu, en se débattant, les beautés de
son corps, furieuse de recevoir sur son front des gouttes de mon sang.

Ah! ce n'était plus le sentiment doux et profond qui m'attachait à Lina;
ce n'était plus cette tendresse de coeur qui faisait que je ne voyais
qu'elle au monde, mais un furieux appétit de la chair superbe de cette
créature. Je ne l'aimais pas, je la haïssais plutôt, et cependant
j'étais entraîné vers elle, je la voulais avec rage. Je me révoltais
contre cette passion, je m'accusais de lâcheté pour mêler ainsi à la
haine que j'avais vouée à cette race maudite des Nansac un désir qui
l'affaiblissait. Mais, malgré tout, je ne réussissais pas à chasser de
mon esprit cette vision qui le hantait.

Pourtant, quoique impuissant à repousser cette obsession humiliante, je
me sentais encore maître de ma volonté, et ça me rassurait; mais bientôt
j'eus une terrible secousse.

Un dimanche que je chassais dans la forêt, entre les Foucaudies et le
Lac-Nègre, tandis que mon chien suivait la voie d'un lièvre, à la
croisée de deux sentiers dans le taillis, je me rencontrai avec la
Galiote. Elle marchait lestement, suivie de sa chienne, son fusil sur
l'épaule, l'air crâne, la mine assurée. Elle avait des culottes de
coutil, des guêtres de toile qui lui prenaient le mollet, une grande
blouse plissée, en cotonnade rayée, à ceinture lâche, et un chapeau de
feutre gris dans lequel elle avait piqué une plume de geai. La large
courroie de la carnassière passant entre ses petits seins les faisait
ressortir fermes et libres sous la légère étoffe. Je m'arrêtai coup sec
en la voyant, comme suffoqué par une sensation brûlante, et lorsqu'elle
passa, les joues rosées, l'oeil brillant, un brin de marjolaine entre
ses lèvres rouges, je sentais mes tempes battre avec bruit.

Elle passa fière, en me jetant un coup d'oeil dédaigneux, et, moi, je
restai là tout capot, sans trouver une parole, la regardant s'éloigner
de son pas léger et cadencé.

Cette rencontre aggrava ma situation. J'étais comme un homme qui a une
épine enfoncée au profond de la chair, et qui, à chaque mouvement,
ressent un élancement douloureux. Tout me rappelait la Galiote: un geai
criard s'envolant à mon approche me faisait penser à la plume de son
chapeau; l'odeur de la marjolaine me rappelait le brin qu'elle avait à
la bouche; dans les sentiers, sur la terre fraîche, je retrouvais
l'empreinte de son petit pied; enfin, le silence et la solitude, tout me
parlait d'elle, sans compter le sang bouillant de la jeunesse. Malgré
ça, je résistais toujours, et j'avais même la force de ne pas aller
chasser aux environs de l'Herm, pour ne pas la rencontrer de nouveau.
Mais quand le diable s'en mêle, comme on dit, on est pris du côté où on
ne se méfie pas.

Un mardi, à la vesprée, je revenais de Thenon où j'avais été vendre un
lièvre et une couple de lapins, et je marchais vite, parce que le temps
menaçait. L'air était lourd et étouffant; les genêts sauvages, chauffés
par le soleil, exhalaient leur odeur âcre; des roulements de tonnerre se
succédaient, après de longs éclairs qui déchiraient le ciel. Un vent
brûlant poussait des nuages noirs, roussâtres, courbait les taillis et
balançait en l'air les hauts baliveaux. Les oiseaux, effarés, rentraient
de la picorée aux champs s'abriter sous bois. Les mouches plates se
collaient sur ma figure, terribles comme des poux affamés, et autour de
moi les taons tourbillonnaient enragés.

«Jamais plus je n'arrive assez tôt!» me disais-je en regardant le ciel.

Et, en effet, à deux cents toises des Ages, de grosses gouttes
commencèrent à tomber, s'aplatissant dans la poussière du sentier d'où
montait cette odeur fade que dégage la terre en temps d'orage. Et puis
la pluie tomba serrée, drue, comme qui la verse à seaux, de manière que
lorsque j'arrivai à la maison, j'étais tout trempé.

Ayant quitté ma blouse, je mis ma mauvaise veste, et je jetai sur les
pierres du foyer une brassée de branches que je fis flamber vitement.
Tandis que j'étais là à me sécher les jambes, mon chien, qui regardait
le feu, se tourna et se mit à grogner, puis à japper. En même temps, la
porte s'ouvre vivement et je vois la Galiote.

Ça me donna un coup dans l'estomac, mais elle ne fut pas moins surprise
que moi; en me voyant, elle s'arrêta sur le seuil.

--Entrez! entrez sans crainte, lui dis-je en me levant, venez vous
sécher.

Elle ferma la porte et s'avança vers le foyer.

--De crainte, je n'en ai point! dit-elle bravement.

--Et vous avez raison. Tenez, mettez-vous là, et tournez-vous vers le
feu...

Et, en disant ceci, j'avais poussé une des tronces de bois qui servaient
de siège au milieu, devant le foyer.

Elle posa son fusil dans le coin de la cheminée, ôta sa carnassière, la
mit sur la table, et s'assit, tournant le dos à la flamme. Pendant ce
temps, mon chien flairait sa chienne et lui faisait fête.

Ce n'est pas pour dire, mais, quoique je fisse le crâne, le coeur me
battait fort en la voyant là. Sa blouse mouillée lui collait au corps,
marquant ses belles formes, et bientôt elle commença à fumer,
l'enveloppant d'une légère buée. Pour cacher mon trouble, je fus
chercher une brassée de bois sec, que je jetai sur le feu. Puis il y eut
un moment de silence, tandis que, dans la cabane obscure où il fumait
comme dans un séchoir à châtaignes, se répandait la bonne odeur du
genévrier qui brûlait.

--Vous ne venez pas souvent de ces côtés, lui dis-je pour rompre ce
silence embarrassant.

--C'est la première fois; je me suis égarée en suivant un lièvre blessé.

--Il est heureux que je sois arrivé à temps de Thenon; vous auriez
attrapé du mal à rester ainsi trempée.

--Oh!... fit-elle seulement, en haussant un peu les épaules.

J'aurais voulu me taire, mais je ne le pouvais pas.

--Votre chapeau dégoutte sur vous, partout, repris-je; vous ferez bien
de le quitter pour le faire sécher.

Elle ôta son chapeau et chercha un endroit où le poser; mais il n'y
avait ni landiers, ni rien.

--Donnez-le moi, je vais le tenir.

Et je le lui pris des mains, un peu malgré elle, avide de toucher un
objet à son usage.

Lorsqu'elle fut décoiffée, ses lourds cheveux d'or massés sur la nuque
brillèrent aux reflets de la flamme, éclairant la masure sombre. Elle
regardait ce misérable mobilier, ce lit de planches, garni de fougères,
avec une méchante couverte, cette table faite de quatre piquets plantés
en terre, sous laquelle une marmite rouillée représentait toutes les
affaires de cuisine.

--Alors, vous demeurez ici? dit-elle pour ne pas affecter de se taire.

--Eh! oui, et vous voyez qu'il n'y a rien de trop: je couche dans mon
fourreau, comme l'épée du roi.

Elle hocha la tête, comme pour approuver.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel on entendait, de quelque
trou dans la tuilée, des gouttes de pluie tomber avec un bruit mat sur
la terre battue, régulièrement, comme un balancier de pendule marquant
les secondes. Du coin du feu où j'étais, je la regardais sans qu'elle me
vît, admirant les frisons d'or qui se tordaient sur son cou et sa
mignonne oreille rose, sans aucun pendant. Mais, se sentant sèche dans
le dos, elle se tourna face au foyer, allongea vers le feu ses petits
souliers ferrés, et tendit à la flamme ses mains humides, avec un léger
frémissement de plaisir.

Alors je m'efforçai de la regarder sans en faire le semblant. Elle
soulevait légèrement sa blouse qui collait sur sa poitrine et ses bras,
et regardait ses guêtres qui fumaient. Ah! la belle créature, et quel
charme sain et robuste se dégageait de ce jeune corps superbe que ne
gâtaient pas les affiquets féminins! Des idées folles me passaient par
la tête, en la voyant là, tout près de moi, à ma merci, pour ainsi dire.
De son chapeau, que je tenais, montait la bonne odeur de sa chair:
j'étais comme ivre, et je sentais ma raison s'en aller.

Alors je fis un effort sur moi-même, et je sortis pour échapper à la
tentation, la laissant seule finir de se sécher à son aise. L'orage
était passé; on n'entendait plus que quelques lointains roulements du
tonnerre. Une bonne fraîcheur avait succédé à la chaleur étouffante de
tout à l'heure. Autour de la maison, les feuilles luisantes des grands
châtaigniers laissaient choir des gouttes qui faisaient trembler les
fougères venues à l'ombre. Je m'éloignai un peu, marchant à pas lents
dans le mauvais chemin semé de flaques d'eau. Dans les bois, tout
semblait rajeuni; l'herbe était plus verte, les fleurs des genêts plus
jaunes, celles des bruyères plus roses, cependant que les scabieuses
sauvages, chargées d'eau, inclinaient leurs têtes sur leurs tiges
grêles, et que les houx nains faisaient briller leurs feuilles rigides.
Le soleil tombait derrière l'horizon, envoyant à travers les bois ces
derniers rais qui faisaient briller les gouttelettes tremblotantes aux
épillets de la folle avoine. Une senteur rustique et fraîche venait de
la terre abreuvée où foisonnaient les plantes sauvages: thym, sauge,
marjolaine, serpolet, et l'herbe jaune de Saint-Roch à la subtile odeur.
Je me promenai un moment, la tête nue, aspirant avec avidité l'air pur
et frais, et roulant dans ma tête des pensées contradictoires comme les
sentiments qui m'agitaient. L'_Ave Maria_ sonnait au clocher de
Fossemagne, et les vibrations sonores s'épandaient dans le crépuscule
avec une mélancolique harmonie. Peu à peu je sentais descendre sur moi
les impressions apaisantes de la chute du jour, et bientôt la fraîcheur
qui m'enveloppait acheva de me calmer, et je revins à la maison.

Devant le foyer, qui brillait seul au fond de la masure, la Galiote
était debout.

--Il est tard? demanda-t-elle.

--La nuit vient, lui répondis-je.

--Alors, je vais partir, fit-elle en prenant son fusil.

--Je vais vous mettre dans votre chemin: vous vous perdriez dans ces
bois.

Et je sortis après elle.

Nous cheminions en silence, moi pensant à cette belle créature, non plus
avec les ardentes convoitises de tout à l'heure, mais avec la résolution
virile de me souvenir qu'il y avait entre nous des choses inoubliables;
elle, songeant à je ne sais quoi. Après une demi-heure de marche, ayant
trouvé la grande voie mal famée d'Angoulême à Sarlat, nous la suivîmes
un moment, jusqu'au droit du village du Puy, après quoi, entrant dans
les taillis, nous traversâmes la forêt de l'Herm. Nous passions par des
sentiers étroits, à peine frayés souvent, tout à fait perdus
quelquefois. Je marchais devant la Galiote, écartant une branche
d'églantier, l'avertissant de la rencontre d'une flaque d'eau; et
lorsqu'une cépée courbée par l'orage barrait le chemin, je la relevais
pour la laisser passer. Au bout de trois quarts d'heure, le sentier
débouchait du bois dans une lande d'où l'on voyait les vitres de la
métairie où elle habitait, luire faiblement dans la nuit.

--Vous voici rendue, à cette heure.

--Merci, Jacques, me dit-elle d'une voix claire, en me regardant
fixement; merci.

Je la contemplai un instant, l'enveloppant tout entière d'un regard
ardent, et je fus au moment de lui répondre: «Je voudrais vous avoir
sauvé la vie!», mais je me retins:

--Adieu, mademoiselle!

Et, tandis qu'elle s'éloignait, je rentrai dans le bois.

Pour m'en retourner, je m'en fus passer au _Jarry de las Fadas_, et,
quand je fus en haut du tuquet, je m'assis au pied de l'arbre. La lune
se levait rouge, sanglante, sur l'horizon, et montait lentement,
sinistre dans le ciel noir. Je la regardai longtemps, fixement, en
songeant à la Galiote, en me faisant des reproches de n'avoir pas été
plus ferme. J'avais des remords d'avoir fait taire en sa présence la
haine que j'avais pour elle et les siens. C'était bien malgré moi, car
sa vue inattendue m'avait troublé au point de me faire tout oublier un
moment. Puis, je me cherchais des excuses: que pouvais-je faire autre
que ce que j'avais fait? Devais-je la repousser hors de ma cabane, avec
ce temps à ne pas mettre un chien dehors, comme on dit? Non, ça ne se
pouvait pas. Et, un peu tranquillisé par ces raisons, je me repaissais
de son image que je croyais avoir encore devant mes paupières.

Certes, son dernier regard, en me quittant, n'était plus ce regard
méchant, transperçant comme une épée, qu'elle m'avait jeté dans la cour
du château, la nuit de l'incendie. La haine méprisante qui débordait
alors de tout son être avait disparu. Je comprenais bien que ma manière
d'être avec elle, ce soir, avait dû amener ce changement; mais il me
semblait, en me rappelant ses paroles, son attitude, l'expression de sa
physionomie, qu'il y avait quelque chose de plus que de la
reconnaissance pour un service rendu. Dans ma folie, je me disais:
«Cette fille fière et rebelle à l'amour, que les mauvais exemples de ses
soeurs et les galanteries des jeunes fous qui fréquentaient à l'Herm
n'ont pu gâter, a-t-elle été touchée par la passion ardente qui flambait
visiblement en moi, encore que je m'efforçasse de la cacher?» Certes, en
laissant de côté ma misérable situation, je pouvais n'en être pas trop
étonné. A cette époque, j'étais un robuste et beau mâle, bien fait pour
tourner la tête d'une de ces grandes dames dont j'avais ouï parler, qui
prennent leurs amants dans une condition inférieure pour les mieux
dominer. Mais, malgré la passion qui me poussait vers la Galiote, je me
révoltais à la pensée de jouer ce rôle d'amant méprisé. A son orgueil de
fille noble, j'opposais ma fierté d'homme, et, malgré la fougue de son
impérieuse nature, je me sentais assez d'énergie pour la dompter et lui
imposer la suprématie virile.

Comme j'étais dans ces pensées, agité, incertain des vrais sentiments de
la Galiote, mon chien, qui était couché en rond à mes pieds, leva la
tête et grogna sourdement. Je me couchai l'oreille à terre, et j'ouïs
des pas d'homme venant vers moi. Aussitôt, prenant mon chien par la peau
du cou, je l'entraînai derrière le gros chêne où je me cachai, mon fusil
à la main, appuyé contre l'arbre. Quelque dix minutes après, trois
hommes arrivaient en haut du tertre. Ils étaient habillés de vestes
brunes et coiffés de grands chapeaux rabattus; leur mouchoir noué
au-dessous des yeux les masquait, et ils avaient chacun en main un gros
bâton, de ceux que nous appelons en patois des _billous_. Je les
regardai passer, tenant la gueule de mon chien avec la main, de crainte
qu'il ne jappât, mais il faisait très noir et, accoutrés comme ils
étaient, je ne les connus pas. Par exemple, il n'était pas malaisé de
voir que c'étaient des brigands qui revenaient de faire quelque mauvais
coup ou y allaient; de ceux-là qui tueraient un mercier pour un peigne.

Je restai là une heure encore, puis je revins vers les Ages, pensant
toujours à la Galiote, marchant doucement, comme celui qui n'est pas
pressé de se coucher, parce qu'il sait qu'il ne dormira pas. J'étais à
une portée de fusil de la maison, lorsque tout à coup, bien loin, dans
la direction de la cafourche déserte de la route de Bordeaux à Brives et
du grand chemin d'Angoulême à Sarlat, j'ouïs s'élever dans la nuit un
grand cri d'appel: «Au secours!» étouffé soudain comme si l'homme avait
été brusquement pris à la gorge ou assommé d'un seul coup. Les cheveux
m'en levèrent sur la tête: «C'est quelque malheureux qu'on assassine»,
me dis-je, et aussitôt je me mis à courir de ce côté. Arrivé à la
cafourche, tout essoufflé, suant, je ne vis rien. Je suivis la route
jusqu'à la croix de l'Orme, criant: «Hô! hô!» pour avertir, s'il n'était
pas trop tard, puis je remontai à l'opposé vers le Jarripigier, criant
toujours de temps en temps, mais je ne vis ni n'entendis rien, de
manière qu'après avoir cherché, viré pendant trois quarts d'heure
environ, je m'en retournai aux Ages, où je me jetai sur la fougère pour
essayer de dormir. Mais ce cri terrible, angoissé, joint à ce que
j'avais l'esprit troublé par la passion, m'empêcha de fermer l'oeil.
«Peut-être, me disais-je, est-ce quelque pauvre diable allant à une
foire des environs que ces scélérats auront assommé et jeté ensuite dans
le Gour.»

En ce temps-là, il y avait beaucoup de crimes impunis. Des marchands
venus de loin, des porte-balle courant les foires avec leur argent dans
une ceinture de cuir, disparaissaient sans qu'on y prît garde. Ce n'est
que longtemps après, ne les voyant pas revenir, qu'on s'en inquiétait
dans leur pays. De savoir alors au juste où, comment et à quelle époque
ils avaient disparu, et surtout quels étaient les assassins, les parents
au loin en étaient bien empêchés: autant chercher une aiguille dans un
grenier à foin. C'était d'autant plus difficile que les brigands les
faisaient disparaître pour toujours dans des endroits comme l'abîme du
Gour, ou encore le trou de Pomeissac près du Bugue, où tant de personnes
ont été jetées, après avoir été assassinées sur le grand chemin voisin,
qu'on a été obligé de le faire boucher...

Mais laissons ces brigandages. Je restai quelque temps tout imbécile,
tirassé entre une grande envie de revoir la Galiote, et ma conscience
qui me le défendait. J'étais ennuyé et fatigué de ça et je me disais
quelquefois qu'autant vaudrait pour moi être au fond d'un de ces abîmes
d'où l'on ne remonte pas. «Ah! me disais-je, si j'étais couché pour
toujours à côté des os de ma Lina, tout serait fini! Que puis-je
attendre de l'existence, sinon la misère et le crève-coeur de mes
regrets?» Car j'avais beau être entraîné vers cette fille du diable,
l'appéter comme un fou, je n'en gardais pas moins le souvenir très pur
et très cher de mes premières amours, que la force de ma passion
présente pouvait bien obscurcir dans des moments de folie, mais non pas
effacer.

Heureusement, ces heures de découragement étaient rares; j'en avais
honte ensuite en me rappelant les leçons du curé Bonal, qui disait
coutumièrement que l'homme devait porter sa peine en homme, et que la
force était la moitié de la vertu.

Je ne cherchais pas à revoir celle qui m'avait comme ensorcelé, mais
tout de même je la rencontrais parfois. Avec un peu de vanité, j'aurais
pu croire que ces rencontres ne lui déplaisaient pas. Nous nous disions
quelques paroles en passant, et des fois elle s'arrêtait pour parler
plus longuement.

Je lui enseignais un lièvre gîté ou une compagnie de perdreaux, et ça
lui faisait plaisir. Elle était bien revenue de ses méprisantes façons
d'autrefois, et voyant qu'au demeurant je n'étais ni bête, ni tout à
fait ignorant, elle commençait à soupçonner qu'un paysan pouvait être un
homme. Pour être vrai, je crois que ma personne lui agréait. Comme je
l'ai dit déjà, j'étais, en ce temps de ma jeunesse, grand, bien fait;
j'avais les épaules larges, les yeux noirs, le cou robuste, les cheveux
touffus, et une courte barbe noire frisée ombrait mes joues brunes, car
d'aller donner deux sous au perruquier de Thenon toutes les semaines
pour me faire raser, je n'en avais pas le moyen.

Quand nous étions ainsi arrêtés quelques minutes, je connaissais que
cette fille, farouche aux hommes jusqu'ici, commençait à penser à
l'amour. Le sang de sa race parlait dans ses yeux, lorsqu'elle me
dévisageait hardiment et me toisait des pieds à la tête, sans point de
gêne, comme elle aurait admiré un beau cheval. Je comprenais bien ça, et
j'en étais quelque peu mortifié; mais, comme, de mon côté, c'était la
belle et crâne fille qui me tenait, je ne faisais pas trop de compte de
ses manières.

Dans ces moments, en la regardant, il me prenait des envies sauvages de
me jeter sur elle, et de l'emporter au fond des taillis épais comme fait
un loup d'une brebis. Elle le voyait bien à mes yeux qui luisaient, à ma
voix qui s'étranglait, à tout mon être qui frémissait; mais elle ne s'en
émouvait pas autrement. Si la chose était arrivée, je ne sais pas trop
comment ça se serait arrangé, car elle n'était pas de celles qui par
faiblesse, ou par bonté de coeur, se laissent aller à celui qu'elles
aiment. C'était une de ces rudes femelles qui se défendent des ongles et
des dents, rétives à la maîtrise de l'homme encore qu'elles le désirent,
et, jusque-là, veulent encore commander.

L'hiver se passa ainsi, dans ces tirassements entre la passion qui me
tenait et ma volonté qui reprenait le dessus lorsque j'étais hors de la
présence de la Galiote. Pendant la mauvaise saison, je n'avais pas
d'ouvrage aux champs, mais seulement quelque peu de bois à couper, de
manière qu'il me fallait, pour vivre, chasser et piéger. Autour de la
forêt, dans les friches pierreuses, semées de genévriers, je tendais des
trappelles pour les grives, et, dans les haies de ronces, de
cornouillers et d'églantiers, des engins à prendre les merles. Dans les
vignes entourées de murailles, où il y a force clapiers, je posais des
setons pour les lapins. Je prenais des renards, puis des fouines et
autres bêtes puantes dans les vieilles masures abandonnées, et des fois,
au clair de lune, dans les cantons où il y avait des terriers de
blaireaux, j'allais à l'affût, et j'attendais l'animal qui venait se
dresser contre un pied de blé d'Espagne oublié au coin d'une terre,
croyant y trouver l'épi. Lorsqu'il faisait trop mauvais temps, je me
tenais à la maison, façonnant des pièges à taupes, des cages en bois,
des manches de fouet avec des tiges de houx, des paniers, des fléaux et
autres petites gazineries. Par tous ces moyens je ne manquais pas de
pain, mais au reste, je mangeais plus de frottes et d'oignons que de
poulets rôtis. Quoique restant souvent plusieurs jours sans parler à âme
qui vive, je ne m'ennuyais point, ayant été accoutumé de bonne heure à
être seul, et de nature n'aimant guère la compagnie. Et puis dans
l'imbécillité d'esprit où j'étais pour lors, ayant la tête pleine de la
Galiote, j'avais de quoi m'occuper. Quelquefois je jetais les yeux sur
la cosse de bois où elle s'était assise et je croyais la voir encore
allongeant vers le feu ses petits pieds et ses mains roses, où
transparaissait le sang. D'autres fois, je levais la tête et je
regardais vers la porte qui, me semblait-il, allait s'ouvrir pour la
laisser entrer. Le poignard que je lui avais enlevé était fiché dans une
planche au chevet de ma couche, et quelquefois je le maniais, essayant
la pointe sur un de mes doigts, et le bleu sombre de la lame d'acier me
rappelait la couleur de ses yeux.

                   *       *       *       *       *

Au sortir de l'hiver, un dimanche de mars, par un beau soleil, je fus
saisi d'une terrible envie de la revoir. Il y avait tantôt deux mois que
je ne l'avais pas rencontrée, car l'hiver avait été dur, la neige avait
tenu longtemps, et il me semblait qu'il y avait dix ans. J'étais mû par
un sentiment instinctif qui me portait de son côté, tout de même que
l'eau coule sur la pente, que la flamme monte en l'air, que la plante se
tourne vers le soleil. Je pris mon fusil, desseignant d'aller du côté du
domaine où elle demeurait, avec l'espoir qu'en rôdant autour je
l'apercevrais sans être vu. Mais lorsque je fus près de La Granval,
soudain la pensée du défunt curé Bonal me revint et, avec elle, comme
une bouffée de révolte, les souvenirs de ma jeunesse et la mémoire des
miens morts de misère et de désespoir.

Je m'arrêtai coup sec, effrayé de cet anéantissement de ma volonté:
«Misérable! me dis-je, lâche! vas-tu oublier la haine jurée à la race
maudite des Nansac!...»

Et sur le coup de la colère, changeant de chemin, je m'en fus passer au
bout de l'allée de châtaigniers où nous avions enterré le pauvre curé.
La terre relevée s'était tassée, enfonçant le cercueil de bois blanc, en
sorte que la tombe ne marquait plus guère. L'herbe poussait égale et
drue dans l'allée abandonnée, recouvrant le tout. «Encore un hiver,
pensai-je, et les pluies auront nivelé entièrement le terrain, et la
trace de la fosse de ce brave homme disparaîtra entièrement. Son
souvenir vivra encore parmi ceux qui l'ont connu, mais, ceux-là morts à
leur tour, nul plus ne s'avisera de songer à lui; l'oubli profond
couvrira de son ombre et la sépulture et le souvenir: ainsi vont les
choses de ce monde.» Et des idées tristes me venant à l'esprit, je m'en
fus lentement vers le Gour, et là, je restai longtemps, les yeux
attachés sur cette nappe d'eau qui montait des profondeurs souterraines
où dormait la pauvre Lina. Puis je fus pris par un désir grand de parler
d'elle, et j'allai à Bars trouver la Bertrille.

On sortait de vêpres comme j'arrivais, et je me plantai contre l'ormeau
pour l'attendre; mais j'eus beau épier, je ne la vis point. Tout le
monde étant dehors, je me promenai un instant, espérant trouver
quelqu'un de connaissance pour me renseigner, car je la croyais toujours
à Puypautier. Dans la méchante auberge de l'endroit, on chantait fort,
et en passant j'aperçus le fameux Guilhem de la Mathive, saoul comme la
bourrique à Robespierre, ainsi qu'on dit, je ne sais pourquoi. Au bout
des maisons, qui ne sont pas en quantité, au moment où je passais devant
une petite bicoque, la Bertrille en sortit et, me voyant, vint à moi.

--Et comment ça va? lui dis-je.

--Hélas! mon pauvre Jacquou, j'ai eu bien des malheurs depuis que je ne
t'ai vu!

--Et quels, ma Bertrille?

--Ma mère est tombée paralysée et ne bouge plus du lit, et puis mon
pauvre Arnaud est mort là-bas en Afrique, six mois avant d'avoir son
congé.

--Pauvre Bertrille, je te plains bien!

Et, là-dessus, nous nous entretînmes de nos malheurs à tous deux; moi
lui parlant de son bon ami, elle me parlant de Lina.

Et, à ce propos, elle me dit que cette vieille gueuse de Mathive était
tout à fait malheureuse avec ce mauvais sujet de Guilhem qui avait pris
une jeune chambrière à la maison, mangé le bien à moitié, et par-dessus
le marché la rouait de coups.

--Et tant mieux! fis-je, je ne serai content que lorsque je la verrai,
le bissac sur l'échine, crever au bord de quelque chemin!... Mais ta
mère,--repris-je,--n'y a-t-il point d'espoir qu'elle guérisse?

--Hélas! non: d'ailleurs tu peux bien la voir, dit-elle en rouvrant la
porte.

Et j'entrai après elle.

Quelle misère! Dans un clédier à sécher les châtaignes où l'on avait
fait une cheminée grossière comme celle d'une cabane des bois, les deux
pauvres femmes étaient logées. Il n'y avait en fait de meubles qu'une
table contre un mur, avec un banc et, de l'autre côté, le méchant lit où
gisait la paralytique. A peine pouvait-on passer entre la table et le
lit, tellement c'était petit.

--Voilà Jacquou qui te vient voir, mère! fit la Bertrille; tu sais bien,
c'est lui qui était chez le curé Bonal, à La Granval.

La malade, qui n'avait plus de vivant que les yeux, baissa les paupières
pour dire: «Oui, je sais.»

Lui ayant dit, en manière de consolation, qu'il ne fallait pas
désespérer, que sans doute la chaleur venant la guérirait, elle fit
aller ses yeux à droite et à gauche en signifiance qu'elle n'y croyait
point.

Après quelques paroles de réconfort, je sortis avec la Bertrille.

Nous nous en allions doucement le long du chemin creux, entre les haies
épaisses qui garnissaient les talus. J'avais une idée, mais je n'osais
pas l'avouer à la pauvre drole, et je regardais machinalement les
buissons noirs où restaient quelques prunelles bleuâtres flétries par
l'hiver, et le chèvrefeuille qui, s'étalant sur les ronces et les
viornes, laissait pendre des jets sur le chemin. De temps en temps, je
cassais une brindille sans m'arrêter, et je la mâchonnais, toujours
muet; mais enfin je me trouvai honteux de ma couardise, et, prenant
courage, je dis:

--Pauvre Bertrille, excuse-moi... comment faites-vous pour vivre, toi ne
pouvant aller en journée?

--Je file tant que je peux.

--Et tu gagnes quatre à cinq sous à ce métier; tu n'as pas pour vous
entretenir le pain, surtout qu'il est cher, cette année!

Elle marchait la tête baissée et ne répondit pas.

Quelque chose me traversa le coeur, comme une aiguille.

--Et peut-être, repris-je, vous n'en avez pas, en ce moment?

Elle ne répondit toujours point.

Alors je lui attrapai la main:

--Regarde-moi, Bertrille.

Elle leva vers moi ses yeux pleins de larmes.

--J'ai trente sous dans ma poche; je t'en prie, prends-les... les
voici...

Elle hésita une seconde, mais, quand elle vit mes yeux humides, elle
prit les sous.

--Merci, mon Jacquou.

--Si les pauvres ne s'aident pas entre eux, qui les aidera? Je n'ai
personne au monde, il me semble que tu es ma soeur.

Elle mit les sous dans la poche de son devantal, et nous revînmes vers
le bourg.

--Écoute, Bertrille, lui dis-je devant sa porte, ne te fais pas de peine
et ne te tue pas à veiller avec ta quenouille pour avoir du pain: moi,
je suis là; dimanche je reviendrai.

--Oh! Jacquou, je ne veux point te mettre cette charge de deux femmes
sur les bras.

--Je suis fort assez pour la porter, lui répondis-je, n'aie point de
honte de ça: suppose que je sois ton frère, ajoutai-je en lui tenant la
main.

Elle me regarda avec un tel élancement d'âme que l'étincelle jaillie de
ses yeux me donna un petit frémissement d'émotion.

--Adieu, lui dis-je, et à dimanche!

Je m'en allai tout autre que je n'étais venu, content de moi, le coeur
solide, prêt à tout. Le plaisir d'avoir rendu service à ces deux pauvres
femmes, la résolution que j'avais prise de les assister dans leur
malheur, tout cela me transportait. Il me semblait que désormais je
n'étais plus un être inutile à tous; j'avais un but, une tâche à remplir
que je m'étais donnée moi-même, et cette tâche avait quelque chose de
sacré qui me relevait dans ma propre estime; tout cela me faisait du
bien.

Pendant la semaine, je travaillai avec courage, sans perdre une journée,
comme ça m'arrivait quelquefois lorsque je n'avais à penser qu'à moi,
puis, le dimanche venu, je m'en fus à Bars. A la pensée de ce que
j'allais faire, je sentais une satisfaction intérieure qui m'était
inconnue auparavant, et je marchais allégrement, impatient d'apporter
quelque soulagement à la misère de ces deux malheureuses créatures.

Je les trouvai toujours dans la même situation: la mère gisant sur son
grabat; la fille, sa quenouille au flanc, filant toujours à s'user les
doigts. Lorsque après être resté un instant avec elles je sortis, la
Bertrille vint avec moi, et tout en marchant je lui donnai l'argent de
ma semaine; là-dessus, la pauvre drole me dit:

--O Jacquou! il faut bien que ça soit toi pour que je le prenne! d'un
autre je mourrais de honte.

--Mais de moi tu peux tout prendre comme de ton frère, je te l'ai dit:
accepte donc ce peu, de grand coeur, comme je te le présente!

Alors, ayant pris l'argent, elle s'attrapa à mon bras et nous fîmes une
centaine de pas dans le chemin sans parler.

Puis, revenus devant la porte, nous nous regardâmes un instant, contents
l'un de l'autre, et je lui dis:

--A dimanche, ma Bertrille.

--A dimanche alors, mon Jacquou.

                   *       *       *       *       *

Cela dura près de trois mois ainsi. La joie d'être, moi, chétif, comme
une petite providence pour la Bertrille et sa mère, et le sentiment de
la responsabilité que j'avais prise de moi-même, me faisaient homme et
tout autre. Toutes les folles pensées, toutes les ardentes convoitises,
toutes les âpres révoltes de la chair qui m'agitaient naguère étaient
matées par la satisfaction du devoir accompli. A peine si de loin en
loin une circonstance extérieure venait me rappeler la Galiote, et
lorsque ça arrivait, je pensais à elle sans trouble aucun. Je me sentais
heureux d'être débarrassé de cette fièvre amoureuse qu'elle me donnait,
et qui empiétait sur ma volonté.

«Au moins, me disais-je, si je dois aimer, que ce soit une fille de la
terre périgordine, une pauvre paysanne comme moi, et non une fille de
cette race exécrée des Nansac!»

Je rencontrais bien quelquefois la Galiote, quoique plus rarement
qu'auparavant, mais je ne ressentais plus en sa présence ce
bouillonnement de sang, cette rage de désirs sauvages qui m'affolaient
jadis. Les filles, encore qu'elles n'aient pas eu affaire aux hommes,
comme celle-ci, connaissent bien ces passions qu'elles excitent: aussi
la Galiote s'étonnait de me voir maintenant tranquille et froid près
d'elle. Lorsqu'un jour, voulant la chasser de ma pensée, je lui rendis
son petit poignard, elle eut comme un mouvement de dépit. Peut-être
était-elle piquée de ce changement, car certaines femmes des plus fières
prennent, dit-on, parfois un secret plaisir à l'admiration naïve, au
désir crûment exprimé d'un rustre.

A sa manière d'être, il me semblait qu'elle essayait de souffler sur ce
brasier éteint, pour le raviver; mais c'était peine perdue. Même elle
présente, j'avais la vision de ces deux femmes malheureuses là-bas,
auxquelles j'étais nécessaire, et je m'étais trop entièrement dévoué à
la Bertrille, pour désirer encore la Galiote. Au lieu de la fougue des
sens qui me transportait ci-devant, je ne vivais plus que par le coeur;
mais il n'avait pas un battement de plus en présence de cette superbe
fille.

Ce n'est pas que j'aimasse la Bertrille comme j'avais aimé la Lina; je
ne la désirais pas non plus comme j'avais désiré la Galiote; non! En ce
moment, je l'aimais seulement comme un frère, ainsi que je le lui avais
dit; je l'aimais parce qu'elle était pauvre ainsi que moi, parce qu'elle
était malheureuse. Je lui étais obligé de m'avoir rappelé les leçons du
curé Bonal, d'avoir réveillé en moi ce sentiment fraternel qui commande
aux hommes de s'entraider dans l'infortune: près d'elle mon coeur était
content, mais mes sens n'étaient pas émus.

Elle n'était point d'ailleurs comparable, comme femme, ni à l'une ni à
l'autre. C'était une forte fille de la race terrienne de notre pays,
mais sans point de ces beautés qui, sauf les exceptions semblables à
Lina, veulent, pour se développer dans une suite de générations,
l'oisiveté, l'abondance des choses de la vie et le milieu favorable. De
taille moyenne, elle n'avait donc point de ces perfections de forme de
la femme des temps antiques: ses hanches larges, sa poitrine robuste,
ses bras forts, accusaient la fille d'un peuple sur lequel pèse le dur
esclavage de la glèbe, qui depuis des siècles et des siècles, peine et
ahane, vit misérablement, loge dans des tanières, et néanmoins puise
dans notre sol pierreux et sain la force de suffire à sa tâche, le
travail et la génération: on voyait qu'elle était faite pour le devoir,
non pour le plaisir.

Sa figure n'était pas régulière, mais plaisait pourtant par un air de
grande bonté, et par l'expression de ses yeux bruns qui reflétaient les
sentiments de son coeur vaillant.

Telle qu'elle était, je sentais que tous les jours je m'attachais à elle
davantage et je m'en réjouissais. Il me semblait bon maintenant de
n'être plus seul sur la terre, d'avoir une créature que j'affectionnais
et à laquelle je pouvais me confier.

Un dimanche, en arrivant, je trouvai la pauvre drole en larmes: sa mère
était à l'agonie. Une vieille femme, venue par pitié, se tenait près du
lit où gisait la mourante et disait son chapelet. Jamais je n'ai vu rien
de plus triste. La figure n'était plus que des os recouverts d'une peau
jaune, luisante, parcheminée; la bouche entrouverte montrait sur le
devant deux dents longues et noirâtres, les seules; les yeux vitreux et
éteints regardaient devant eux sans rien voir; de maigres mèches de
cheveux blancs sortaient de dessous le mouchoir de tête en cotonnade; le
nez aminci, racorni, laissait voir deux trous noirs, et sous la peau qui
recouvrait cette tête desséchée, transparaissait l'image de la mort.

Je restai là jusqu'au soir, et puis je m'en fus en disant à la Bertrille
que je reviendrais le lendemain.

Lorsque j'entrai le matin, sur le coup de huit heures, la vieille mère
était morte, et la Bertrille, assise près du lit éclairé par une
chandelle de résine, la veillait.

Elle se leva et vint à moi, les yeux rouges.

--Pauvre femme! lui dis-je, ses souffrances sont finies!

Puis, je pris le brin de buis qui trempait dans l'assiette de terre
brune où était l'eau bénite, et j'en jetai quelques gouttes sur le
corps.

En ce moment la voisine qui assistait la Bertrille rentra:

--Ma drole, le curé veut huit francs, et qu'on le paie à l'avance.

--Hélas! dit la pauvre fille, je n'avais qu'un écu de trois francs et je
l'ai donné à Bonnetou pour la caisse!

--C'est un joli parpaillot, votre curé! mais ça ne m'étonne
pas,--ajoutai-je, en me rappelant l'enterrement de ma pauvre mère, et sa
dureté.

Et comme la Bertrille se désolait que sa mère fût enterrée sans prières,
je lui dis:

--Ne te tourmente pas; je vais tâcher de trouver l'argent.

Et, repartant aussitôt, j'allai prendre une peau de blaireau et deux
peaux de renard que j'avais aux Ages, et de là je fus à Thenon les
vendre à un marchand qui me les achetait d'habitude. Sur les trois
heures de l'après-midi j'étais à Bars, ayant assemblé les huit francs au
moyen du prix des peaux et d'une avance que m'avait faite le marchand.

La voisine alla remettre l'argent au curé, qui lui dit alors que
l'enterrement serait pour les cinq heures.

A cinq heures donc, avec trois autres hommes, nous portâmes la caisse à
l'église sans peiner beaucoup, car la pauvre femme n'était guère lourde,
et puis l'église était tout près.

Le curé attendait en surplis, son étole autour du cou, son bonnet carré
sur la tête. Il eut bientôt dépêché les prières, et, un quart d'heure
après, nous allions au cimetière; lui devant, avec le marguillier qui
portait la croix et le seau d'eau bénite, et, derrière le corps, la
Bertrille avec quelques femmes.

Après que tout fut parachevé, j'allai vers l'endroit où ma mère était
enterrée. Que dirai-je? Ça n'y fait rien, n'est-ce pas, que par-dessus
les six pieds de terre qui recouvrent les os d'une pauvre créature il y
ait des fleurs ou des herbes sauvages; mais nous nous laissons
facilement prendre par les yeux sans écouter la raison. Aussi, lorsque
je vis ce coin plein de pierres des murs à moitié écrasés, envahi par
les ronces, où foisonnaient les choux-d'âne, les mauves et des orties
vigoureuses, je restai là un instant tout triste, regardant fixement ce
lieu abandonné d'où toute trace de la sépulture de ma pauvre mère avait
disparu. Et, en m'en allant, je passai près d'une tombe brisée par le
temps, rongée par les pluies, le soleil et les gelées d'hiver, effritée,
réduite en gravats, prête à disparaître, et je me dis combien c'était
chose vaine que de chercher à perpétuer la mémoire des morts. La pierre
dure plus longtemps qu'une croix de bois, mais le temps, qui détruit
tout, la détruit aussi; et puis, que fait cela à celui qui est dessous?
Ne faut-il pas enfin que le souvenir du défunt se perde dans cette mer
immense et sans rives des millions de milliards d'êtres humains disparus
depuis les premiers âges? Dès lors, l'abandon à la nature qui recouvre
tout de son manteau vert vaut mieux que ces tombeaux où la vanité des
héritiers se cache sous le prétexte d'honorer les défunts.

Les femmes accompagnèrent la Bertrille, et moi, ensuite, j'allai lui
donner le bonsoir en lui promettant de revenir le dimanche suivant. Et,
en effet, je revins ce dimanche-là, et tous les autres après. Il me
tardait fort que la semaine fût finie pour me rendre à Bars, et il ne me
semblait pas que je pusse aller ailleurs.

                   *       *       *       *       *

L'hiver vint, puis le beau temps. L'herbe poussait dru sur la fosse de
la vieille mère, cachant la croix de feuillage que, le jour de
l'enterrement, sa fille avait mise dessus. Moi, je me sentais toujours
plus entraîné vers la Bertrille; j'étais heureux de la revoir, et il me
faisait peine de la quitter. Des pensées d'avenir m'occupaient
maintenant, et je me disais souvent que je voudrais l'avoir à femme,
pour vivre nos jours l'un près de l'autre.

Un soir que nous nous promenions sur le chemin qui va vers Fonroget, je
le lui dis.

--O Jacquou! me répondit-elle, pourquoi assembler nos misères?

--Pour les mieux supporter à deux, nous aimant bien.

--Si tu le veux, je le veux donc aussi.

Et en même temps, s'appuyant sur moi, elle leva la tête et me regarda.

Je connus lors dans ses yeux qu'elle pensait comme moi, et, l'entourant
de mon bras, nous marchâmes longtemps en silence. Sur le souvenir de nos
anciennes amours défuntes, avait germé une nouvelle affection sérieuse
et honnête qui nous liait l'un à l'autre pour la vie, et, sentant cela,
nous étions bien heureux.

--Étant si pauvres tous deux, nous faisons peut-être une folie, mon
pauvre Jacquou! dit-elle après un moment.

--Ne crains point: je suis fort et vaillant assez et je travaillerai
pour nous deux.

--Oui, mais les petits droles!...

--Sois tranquille, lui dis-je en la serrant contre moi.

--Il faudra attendre la fin de mon deuil, reprit-elle après une pause.

--Oui, ma Bertrille, maintenant que je suis sûr de toi, j'attendrai le
temps voulu.

Et, me penchant vers elle, je lui donnai le baiser de fiançailles.

Puis, l'ayant ramenée jusque chez elle, je la quittai et m'en revins
tout content aux Ages.

Il fut entendu entre nous, ensuite de cela, que nous nous marierions
après la Noël, et, le temps étant venu, il fallut en parler au curé de
Bars. Lui se disait, sans doute: «Puisque le bon ami de cette fille a
trouvé huit francs pour faire enterrer la mère, il en trouvera bien dix
pour se marier!» Et il eut le toupet de les demander à la Bertrille. Ah!
ça n'était plus le brave curé Bonal, qui regardait l'argent comme rien.
Cet autre n'aimait ses brebis que pour la laine; et il les tondait de
près.

Lorsque la drole me dit ça, je pensai un peu en moi-même, et puis je lui
dis:

--Tu vas voir! puisqu'il fait ainsi, nous allons l'attraper.

Et je m'en fus trouver le curé de Fossemagne, dans la paroisse duquel
était la maison des Ages, et je lui expliquai mon affaire, disant, comme
c'était vrai, que nous étions bien pauvres tous deux, et que je le
priais de nous marier au meilleur compte.

Lui, qui était un vieux brave homme, se mit à rire en oyant cette
requête et me répondit:

--Mon drole, je vous marierai au meilleur marché possible; ce sera
gratis, pour l'amour de Dieu.

--Merci bien, monsieur le Curé, lui répondis-je en riant aussi, vous
n'aurez pas affaire à des oublieux.

Comme bien on pense, notre noce ne fut pas une noce bien belle, et on ne
se mit pas sur les portes pour la voir passer. Moi, je n'avais nul
parent, à ma connaissance, sinon ce cousin de mon père qui demeurait
vers Cendrieux, et dont je ne savais même pas le nom. La Bertrille était
comme moi, à peu près, n'ayant que des parents éloignés, métayers
autrefois du côté de Sainte-Orse, mais qui, depuis dix ans qu'elle les
avait perdus de vue, avaient peut-être changé cinq ou six fois de
métairie. Nous fûmes donc seuls chez le maire de Fossemagne et à
l'église, et les premiers venus servirent de témoins.

Il y a des endroits, dans nos pays, où l'on présente le tourin, ou soupe
à l'oignon, aux novis, sur la porte de l'église, lorsqu'ils sortent:
mais nous autres, pauvres, sans amis, personne ne nous fit cette
honnêteté.

En sortant de l'église donc, après avoir bien remercié le curé,
j'empruntai le mulet et la charrette d'un homme du bourg que je
connaissais pour lui avoir rendu un petit service, et je m'en fus avec
ma femme chercher son peu de mobilier à Bars.

Ayant chargé le tout, ce qui ne fut pas long, nous revînmes vers les
Ages à travers les mauvais chemins de la forêt.

Lorsqu'elle entra dans la masure et qu'elle vit la table de planches
clouées sur des piquets, et l'espèce de grande caisse dans laquelle je
couchais sur de la fougère, ma femme me regarda, les yeux pleins de
compassion:

--Tu n'étais pas trop bien là, mon Jacquou!

--Bah! lui répondis-je, je dormais tout de même.

Après avoir tout déchargé et monté le châlit, je m'en fus ramener le
mulet et la charrette à l'homme de Fossemagne, tandis que ma femme
mettait au feu la marmite, avec une poule qu'elle avait toute préparée.

Quand je revins, trois heures après, portant une demi-pinte de vin que
j'avais prise à l'auberge, ma femme avait fini de tout arranger de son
mieux. Ça n'était pas grand-chose qu'un lit et une table dans cette
baraque, mais il me semblait qu'elle était changée du tout au tout. Le
lit, avec des draps d'étoupe, avait remplacé ma caisse dans le coin, et
au milieu, à la place des planches clouées, était la table. Le feu
brillait clair dans l'âtre noir, et de la marmite s'échappait par jets
une fumée qui sentait bon. Sur une touaille de toile grise, qui couvrait
le bout de la table, étaient placés le chanteau et deux assiettes de
terre brune.

Et ma femme allait, venait, rinçant deux gobelets verdâtres, essuyant
deux cuillers, tâtant la soupe, y ajoutant du sel, taillant le pain dans
la soupière, et enfin, par sa seule présence, donnant la vie à cette
misérable demeure, auparavant triste et solitaire.

Alors, le coeur réjoui, je la pris comme elle passait près de moi et je
l'embrassai tellement fort que je la fis rougir un brin.

Et lorsque tout fut prêt, la nuit étant venue, elle alluma le chalel et
trempa la soupe. Puis, nous étant assis, elle la servit, et, avec la
poule qui avait dans le ventre une farce à l'oeuf, ce fut tout notre
repas de noces, qui dura longtemps tout de même, car nous parlions plus
que nous ne mangions, rappelant nos souvenirs.

--Qui aurait dit que nous nous marierions ensemble, ma Bertrille,
lorsque nous revenions de la Saint-Rémy?

--C'est qu'alors, répondit-elle, il y avait entre nous deux pauvres
créatures qui ne sont plus!

Tandis que nous devisions en mangeant, mon chien assis nous regardait
faire, balayant la terre de sa queue, et paraissant satisfait du
changement qui s'était fait dans la maison.

--Tiens, mon vieux, dis-je en lui jetant des os, régale-toi bien, car ça
ne sera pas tous les soirs ainsi.

Elle sourit un peu:

--La pauvreté se supporte mieux à deux, quand on s'aime bien; c'est toi
qui l'as dit, Jacquou!

--Et c'est bien la vérité, ma Bertrille; celui-là est riche qui est
content, et ce soir nous sommes riches, n'est-ce pas? Et
puis,--ajoutai-je un peu pour rire,--nous le serons encore plus,
lorsqu'il y aura des petits droles!

--Oui, mon Jacquou, répondit-elle tout simplement.

--A la garde de Dieu!--repris-je en lui versant deux doigts de
vin;--nous sommes l'un et l'autre forts et courageux; j'ai la foi que
nous nous tirerons bien des misères de la vie... A ta santé, ma
Bertrille!

--A la tienne, mon Jacquou!

Et, ayant trinqué et bu une dernière fois, comme il faisait froid, nous
allâmes vers le foyer, en continuant à deviser.

Nous restâmes là longtemps. Le chien, repu, dormait en rond dans un coin
de l'âtre, et dans l'autre, assis sur la tronce, nous étions serrés l'un
près de l'autre, ma femme ayant sa tête appuyée sur ma poitrine, moi
l'entourant de mon bras.

Au dehors le vent d'hiver soufflait âpre et s'engouffrait parfois dans
la cheminée, refoulant la fumée et faisant vaciller la flamme du chalel
pendu au manteau. Je sentais contre moi le coeur de ma femme battre à
coups sourds et répétés, et j'étais heureux.

Ma pensée se tournait vers le lointain de cet avenir où nous entrions
tous deux, et tout en rêvant à cela, je regardais machinalement les
branches se consumer lentement et se convertir en braise que l'air
extérieur avivait.

Puis la braise se couvrait de cendre blanche et peu à peu le feu
s'éteignait. A un moment, une forte rafale fit voler les cendres du
foyer et éteignit le chalel:

--Il ne nous faut pas rester là, dis-je à ma femme en l'embrassant dans
l'ombre.



IX


Mon histoire tire à sa fin. Les soixante ans qui suivent peuvent se
conter brièvement: il n'y a que des événements communs.

Le dimanche après notre mariage, sans plus tarder, je m'en fus avec ma
Bertrille à Fanlac pour rendre nos devoirs au chevalier de Galibert et à
sa soeur. Quoique je leur eusse mandé que je prenais femme, ce n'était
pas suffisant. Mais, arrivés là-bas, la veuve de Séguin le tisserand
nous dit que la demoiselle Hermine était morte il y avait un an à la
Saint-Martin. Quant à son frère il était toujours là, bien vieilli tout
de même et attristé de la mort de sa soeur. Nous le trouvâmes dans le
salon à manger, devant un grand feu de bûches, se chauffant les jambes
où il avait des douleurs qui lui faisaient serrer les dents quelquefois.
Mais ça ne l'empêcha pas de nous faire un bon accueil et de nous régaler
de quelques vieux dictons, quoique à mon avis il ne les plaçât pas aussi
à propos que dans le temps.

--Ah! te voilà, maître Jacques! fit-il en réponse à mon salut et
celle-ci est ta femme, je parie?

--Eh! oui, monsieur le Chevalier.

--Alors vous êtes de la religion de saint Joseph: quatre sabots devant
le lit!

Nous rîmes un peu et lui continua:

--Puisque tu es entré en ménage, Jacquou, rappelle-toi comme l'homme se
doit gouverner: «Compagnon de sa femme et maître de son cheval...» Tout
doit être commun entre vous autres, le malheur et le bonheur, aussi bien
que les choses du train ordinaire de la vie, comme le marque le dicton
familier:

    _Boire et manger, coucher ensemble,
    C'est mariage, ce me semble._

Là-dessus, le chevalier me demanda où j'étais maintenant et ce que je
faisais.

Quand je le lui eus dit:

--Ce n'est pas le Pérou, fit-il, mais vous êtes jeunes tous deux, et
vous vous tirerez d'affaire:

    _Pauvreté n'est pas vice.
    Est assez riche qui ne doit rien._

Ayant jeté ces deux sentences coup sur coup, le chevalier se leva en
s'appuyant sur les bras de son fauteuil; puis, s'aidant de sa canne, il
passa à la cuisine et appela:

--Holà! Seconde!

La chambrière, qui était dans la cour, arriva.

--Il te faut faire déjeuner ces deux jeunes gens, tu entends?

--Bien, monsieur le Chevalier.

Et lui, se tournant vers moi, dit en manière d'explication:

--La pauvre Toinette est morte six mois avant ma soeur.

Il resta un moment pensif, et ajouta:

  _--On trouve remède à tout, fors qu'à la mort._

Et là-dessus, il s'assit près du feu, tandis que la Seconde taillait la
soupe.

Et lorsqu'elle fut trempée, tandis que nous mangions, le bon chevalier
me parlait du temps passé, et prenait plaisir à rappeler ses souvenirs.
Il m'entretint longuement du curé Bonal, et finit par conclure ainsi:

--C'était un homme et un prêtre, celui-là! Aussi les pharisiens
l'ont-ils persécuté.

Puis, entre autres choses, il me demanda ce qu'étaient devenus les
Nansac. Quand je lui eus dit que tous avaient disparu, hormis la plus
jeune demoiselle qui était restée chez sa mère nourrice, il fit:

--Elle saura bien s'arranger:

  _--Belle fille et vieille robe trouvent toujours qui les accroche._

Sur les deux heures, au moment de repartir, le chevalier me dit:

--Tu sais, Jacquou, si jamais tu étais dans une passe à avoir besoin
d'aide, fais-le-moi savoir.

--Grand merci, monsieur le Chevalier, pour cette parole, et grand merci
mille fois pour toutes vos bontés passées, desquelles je vous serai
reconnaissant tant que j'aurai vie au corps. Ça n'est point probable que
ça arrive, je suis trop petit pour ça, mais si, de mon côté, je pouvais
vous être utile en quoi que ce soit, ce serait de bien bon coeur.

--Merci, mon Jacquou! ça n'est pas de refus:

    _On a souvent besoin d'un plus petit que soi._

«Allons, adieu, mes droles!

--Bonsoir, monsieur le Chevalier, et bien de la santé nous vous
désirons.

--Quel brave homme! me disait ma femme en nous en allant, et qu'il est
plaisant avec ses ricantaines et ses proverbes!

--Et si tu avais connu sa soeur, donc! Celle-là, c'était une sainte.
Pauvre demoiselle, qui m'a fait mes premières chemises quand je suis
arrivé à Fanlac!... Je ne me consolerai jamais de n'avoir pas été à son
enterrement!

Guère de temps après mon mariage, je compris que de travailler, par-ci
par-là, à la journée, gagnant quelques sous, chômant souvent, et réduit
à m'aider pour vivre de quelques petits ouvrages, c'était chose trop
incertaine et ingrate, maintenant que j'étais en ménage, et que mieux
vaudrait avoir un état, ou entreprendre un travail où ma petite capacité
pourrait me servir plus profitablement que dans le métier de journalier.
Comme je n'approuvais qu'à demi le proverbe que le chevalier disait
parfois en riant:

    _Qui croit sa femme et son curé
    Est en hasard d'être damné..._

J'en causai donc à notre Bertrille, qui fut bien de mon avis.

Là-dessus, ayant ouï dire que le neveu de Jean cherchait quelqu'un pour
l'aider, j'allai le trouver et nous fîmes nos conventions: me voilà
devenu charbonnier.

Lorsqu'on a la raison et qu'on a bonne envie d'apprendre quelque chose,
ça va vite: aussi mon apprentissage ne fut pas long. Il faut dire aussi
que l'état n'est pas de ceux pour lesquels il faut une grande habileté
de main: c'est surtout l'expérience qui fait le bon charbonnier, jointe
à un savoir-faire qu'on attrape assez facilement avec un peu d'idée.

Au reste, il ne faut pas croire que l'état soit aussi désagréable qu'il
est noir; il ne faut pas se fier aux apparences. Ainsi beaucoup, sans
doute, préféreraient le métier de boulanger comme plus propre que celui
de charbonnier; quelle différence pourtant! Être enfermé dans un fournil
où il fait une chaleur d'enfer, suer et geindre toute la nuit, courbé
sur la maie; se griller la figure pour enfourner, et aller se coucher
quand les autres se lèvent, en voilà-t-il pas un beau métier! Parlez-moi
d'être charbonnier.

                   *       *       *       *       *

Pour moi, cet état me convenait bien, parce qu'on est seul dans les
bois, et qu'on vit là tranquille, sans avoir affaire que rarement aux
gens. Il y en a qui ont besoin de la société des autres, qui veulent se
mêler à la foule, à qui il faut des voisinages, des nouvelles, des
échanges de platusseries ou plats propos; moi pas, et il me paraît que
c'est un malheur que de ne pas savoir vivre seul. Les hommes rassemblés
valent moins qu'isolés. Il en est du moral comme du physique, les
grandes réunions humaines sont malsaines pour l'esprit et le coeur,
comme pour le corps. Les citadins ont beau se jacter de tel avantage, de
ceci, de cela et du reste, les pauvres gens n'en crachent pas plus loin
que nous. Aussi, quand j'ois vanter l'habitation des villes, il me
semble qu'on me dévide les tripes sur un dévidoir en bois d'érable,
arbre que nous appelons _azéraü_.

Or donc, pour en revenir, rien n'était plus plaisant pour moi que ce
travail en plein air, sous le soleil, et la surveillance des fourneaux à
la clarté des étoiles. Ça n'est pas un travail qui empêche de penser; au
contraire, on en a tout le loisir, et les sujets ne manquent pas. Que de
fois, la nuit, levant la tête et voyant briller sur le bleu sombre du
ciel ces millions de soleils perdus dans des profondeurs immesurables,
je me suis pris à rêver. Et que de fois j'ai admiré ces astres qui se
meuvent dans l'infini, et, exacts comme une horloge bien réglée,
viennent passer à tel point de l'espace où ils doivent passer! A force
de les observer, j'ai fini par connaître l'heure à leur position, aussi
bien qu'avec une montre. Je ne sais rien de plus beau que de voir
l'étoile du soir monter lentement sur l'horizon. Bien souvent, seul, au
milieu des bois, j'ai suivi son ascension superbe dans le firmament, en
me disant que, peut-être, sur cet astre quelque charbonnier surveillant
ses fourneaux dans une Forêt Barade quelconque contemplait la Terre,
comme moi, terrien, sa planète.

On me dira peut-être: «Tout ça, c'est très joli avec le beau temps; mais
quand il pleuvait?...»

Eh bien! quand il pleuvait, je me mettais à l'abri dans ma cabane; et
puis j'avais une bonne peau de bique qui me gardait de la pluie. Un peu
d'eau, ce n'est pas une affaire, et de temps en temps, je ne la déteste
pas.

Reprenons. J'aimais aussi à observer ce qui se passait autour de moi, à
connaître les moeurs et habitudes des bêtes et des oiseaux. J'épiais le
hérisson chassant les serpents; l'écureuil à la recherche de la faîne,
le renard glapissant sur une voie de lièvre; la belette et la fouine
surprenant les couveuses dans le nid; les loups rôdeurs sortant de leur
fort à l'heure où se lèvent les étoiles, et rentrant le matin après
avoir mangé quelque chien resté dehors autour d'un village. Il m'est
arrivé de passer de longs moments à épier le manège de quelque animal
qui ne me voyait pas.

Une chose bien curieuse, c'est de voir les oiseaux faire leur nid. Leur
adresse à tisser la mousse, la laine, l'herbe, le crin, est étonnante
aussi bien que la rapidité avec laquelle ils ont achevé. Je connaissais
tous les nids: celui de l'alouette qui fait le sien à terre dans
l'empreinte d'un sabot de boeuf, et qui le cache si bien que souvent le
moissonneur passe dessus sans le voir; celui du loriot, suspendu entre
les deux branches d'une fourche; celui du roitelet bâti en forme de
boule, avec un petit trou pour l'entrée; celui de la mésange, que nous
appelons _sanzille_, où quinze à dix-huit petits sont pressés l'un
contre l'autre dans un trou de châtaignier; celui de la tourterelle, qui
est fait de quelques branchettes croisées sans plus. Rien qu'en voyant
un oeuf, je pouvais dire sans me tromper de quel oiseau il était;
cependant, il y en a beaucoup d'espèces dans nos pays.

J'aurais voulu savoir aussi le nom de cette grande quantité de plantes
qui foisonnent chez nous; je dis: leur nom français, car de nom patois,
la plupart n'en ont pas, à ma grande surprise. Mais si je ne savais pas
le nom de toutes, je les connaissais, au moins beaucoup, par leur forme,
le moment de leur floraison, et puis par leurs qualités utiles ou
nuisibles, comme, par exemple: l'herbe aux blessures ou plantain;
l'herbe aux chats, qui les met en folie; l'herbe aux cors; l'herbe du
diable, pour les conjurations; l'herbe aux engelures; l'herbe à
éternuer; l'herbe à guérir les fièvres; l'herbe aux fous; l'herbe qui
guérit la gale; l'herbe aux gueux, ou clématite; l'herbe aux
ivrognes:--ivraie en français ou _virajo_ en patois;--l'herbe aux
ladres; l'herbe aux loups, qui est un poison; l'herbe à soigner les
humeurs froides; l'herbe des sorciers, qui est la mandragore; l'herbe à
lait, pour les mères nourrices qui en manquent; l'herbe de saint Fiacre,
ou bouillon blanc; l'herbe à tuer les poux; l'herbe à chasser les puces;
l'herbe pour les panaris; l'herbe de saint Roch, qu'on attache au joug,
le jour de la bénédiction des bestiaux; l'herbe à la teigne, ou bardane;
l'herbe aux verrues; enfin, pour en finir, les cinq herbes de la
Saint-Jean, dont on fait ces croix clouées aux portes des étables;
herbes qu'il ne faut pas oublier lorsqu'on veut réussir en quelque chose
de conséquence.

Sans doute, on ne viendra pas me dire que ma vie dans les bois n'était
pas plus libre, plus santeuse, et plus intelligente, cent fois, que
celle des gens de ma condition dans les villes, où ils ont un fil à la
patte, bien court, des maladies inconnues chez nous, et qui ne
distinguent pas, tant seulement, le seigle de l'avoine. Mais quand même
on me le dirait, je n'en croirais du tout rien.

On pense bien qu'étant toujours dehors et dans les bois, je n'avais
garde d'oublier la chasse. Et, en effet, je l'aimais toujours de
passion, et mon fusil était toujours dans la cabane, chargé, tout prêt.
Seulement il ne faut pas croire que lorsqu'on est au travail, et qu'on a
des fourneaux allumés, on puisse faire péter le bâton percé aussi
souvent qu'on veut: ce n'est que toutes les fois qu'on peut.

Tout de même, j'avais quelquefois de bonnes aubaines, comme lorsque
j'enlevai toute une nichée de louveteaux dans la forêt, du côté du
Cros-de-Mortier. Ma femme les porta à Périgueux dans un panier, gros
comme des petits chiens de trois semaines, et on lui donna la prime, qui
nous servit bien pour faire un peu arranger notre baraque de maison et y
faire ajouter une chambre.

Je tuai encore, depuis, quelques sangliers, à l'affût ou au passage, et
puis trois autres loups, par le moyen que voici: à la saison, qui est
l'hiver, j'appelais les loups en hurlant dans mon sabot, comme une louve
en folie. Je l'imitais si bien qu'une nuit, de l'endroit où j'étais
embusqué, je vis quatre beaux loups arriver, qui jetaient des hurlements
de réponse, et bientôt commencèrent à tourner autour les uns des autres
en grondant, le poil hérissé, jaloux, comme font les chiens. Je les
accordai tous d'un coup de fusil qui en laissa un sur place.

Les curieux diront peut-être: «Tout à l'heure, vous parliez de votre
femme; et que faisait-elle, tandis que vous étiez dans le bois à faire
le charbon?»

Eh bien! moi, je n'étais pas de ces tâte-poules qui ne peuvent pas
quitter les cotillons de leur femme. Certainement je l'aimais bien, mais
il n'est pas besoin pour montrer son affection de se cajoler tout le
temps: lorsqu'il le fallait donc, nous nous séparions sans grimaces.
C'est bien vrai aussi, que je n'étais pas comme les _chabretaïres_ ou
ménétriers qui ne trouvent de pire maison que la leur, accoutumés qu'ils
sont à faire noce partout où ils vont; au contraire, je revenais
toujours avec plaisir chez nous.

Mais dans les premiers temps, pendant que j'étais à mettre en charbon
une coupe du côté du Lac-Viel, ma femme venait me trouver et restait
avec moi deux ou trois jours, puis s'en retournait aux Ages voir si rien
n'avait bougé, et revenait après, apportant du pain, ou ce qui faisait
besoin. Dans la journée, elle m'aidait des fois à monter un fourneau, ou
bien filait sa quenouille lorsqu'il était allumé. Et puis elle faisait
la soupe et attisait le feu sous la marmite qui pendait entre trois
piquets assemblés par la cime. Le soir venu, nous soupions aux clartés
du brasier, et ensuite nous nous couchions dans la cabane sur des
fougères et des peaux de brebis. Il me fallait me relever quelquefois,
pour aller voir aux fourneaux, mais je laissais ma femme reposer
tranquillement, gardée par le chien couché en travers de la porte: je ne
puis me tenir de le redire, c'était là une jolie vie, libre, saine et
forte.

                   *       *       *       *       *

Ainsi faisions-nous au commencement que nous fûmes mariés; mais lorsque,
neuf mois plus tard, ma femme eut un drole, elle le portait avec elle,
et après qu'il avait tété son aise, le couchait dans la cabane où il
dormait tout son saoul. Tant qu'il n'y en eut qu'un, ça alla bien; mais
lorsque le second survint, va te faire lanlaire! il lui fallut rester
aux Ages, et tenir le dernier-né, tandis que l'autre commençait à
marcher, pendu à son cotillon, et mon pauvre Jacquou fut obligé de
rester seul au milieu des bois, et de cuire sa soupe lui-même. Et à
mesure que le temps passait, tous les deux ans, deux ans et demi, à peu
près, il y avait un autre drole à la maison, de manière que, pour ma
femme, il ne fut plus question de la quitter, jusqu'à ce que l'aîné,
ayant sept ou huit ans, gardait les plus petits.

Je ne travaillais, d'ailleurs, pas toujours dans les environs, ni même
dans la Forêt Barade, quoique ce fût là mon renvers ou quartier. J'étais
quelquefois au loin, dans la forêt de Vergt, ou dans celle du Masnègre,
entre Valojoux et Tamniers: même jusqu'à la Bessède, près de Belvès, et
dans la forêt de Born, j'ai entrepris de faire du charbon,
principalement pour les forges. Ainsi, par force, nous avions pris, ma
femme et moi, l'habitude d'être quelquefois séparés; mais ça n'empêchait
pas que nous nous aimions tout autant comme auparavant. Si j'osais, je
dirais même que ces petites absences retrempent l'affection, qui languit
lorsqu'on ne se quitte jamais.

Notre position n'était guère changée depuis notre entrée en ménage. Dès
longtemps déjà, le neveu de Jean avait vendu sa maison des Maurezies et
son morceau de bien, et s'en était allé du côté de Salignac, en sorte
que j'étais seul de charbonnier dans le pays. J'avais pris un garçon, le
travail le requérant, mais ça ne veut pas dire pour ça que nous fussions
riches, car il fallait du pain, et beaucoup, pour tous ces droles qui
avaient grand appétit, et puis des habillements. Encore que jusqu'à
l'âge de vingt ans ils aient marché tête et pieds nus, sauf que l'hiver
ils mettaient des sabots, il leur fallait bien aussi en tous temps des
culottes et une chemise, et, lorsqu'il faisait froid, une veste. C'est
vrai que, à mesure qu'ils grandissaient, la vêture passait à celui qui
venait après, comme âge, de sorte que, en arrivant au dernier, ce
n'étaient plus que des loques rapiécées de partout, mais propres tout de
même. Ce qui donnait le plus de mal à ma femme, c'était la toile pour
faire des chemises et des draps: l'hiver elle veillait tard et filait
tant qu'elle pouvait, mettant des prunes sèches dans sa bouche pour
avoir de la salive. L'entretien des droles et leur nourriture, tout ça
donc coûtait, sans compter que nous avions été obligés d'acheter bien
des choses: un cabinet pour serrer les affaires, une maie, et un autre
lit pour tous ces droles, où ils couchaient les uns en long, les autres
en travers, en haut et aux pieds.

Le vieux brave curé de Fossemagne, lorsqu'on les lui présentait à
baptiser les uns après les autres, à mesure qu'ils venaient au monde,
disait en riant:

--Ah! ah! j'ai été jovent! j'ai eu bonne main!

Et pour le prix, c'était toujours le même: rien.

Mais aussi, à l'occasion, ma femme lui portait ou envoyait un lièvre, ou
une couple de palombes à la saison du passage, ou un beau panier de
champignons, oronges, bolets ou cèpes, ou quelque petit cadeau comme ça,
pour lui marquer notre reconnaissance.

Quoique n'étant pas riches, nous étions tous gais et contents plus que
si nous avions eu cent mille francs. Je ne pensais plus qu'à ma femme, à
mes enfants et à mon ouvrage. Et en songeant au travail, c'était encore
penser aux miens, puisque je travaillais pour les nourrir. Je n'avais
pas oublié le passé pourtant, mais il n'était plus toujours devant mon
esprit occupé des choses du présent.

Pourtant si quelque circonstance venait me le remembrer, il se
réveillait vivace, et cela me reportait en arrière, aux temps malheureux
de mon enfance et de ma jeunesse. En me souvenant de telle canaillerie
du comte, je sentais encore la haine gronder en moi, comme un chien
qu'on ne peut apaiser. Lorsque aussi je passais à des endroits où je
m'étais rencontré avec la Galiote, je me rappelais la fièvre d'amour qui
me brûlait alors, et j'avais quelque peine, rassis maintenant, dans la
plénitude de mon affection pour ma femme, à comprendre ma folie
d'autrefois. Elle avait quitté le pays vers le temps de la naissance de
mon aîné, car son frère et ses soeurs, besogneux d'argent, avaient voulu
vendre le domaine où elle demeurait. Où était-elle allée? avait-elle
fini par mal tourner comme ses soeurs? Je ne l'ai jamais su; cela se
peut, mais j'aime mieux croire que non, car elle valait mieux qu'elles.

Quant au comte, on dit dans le pays, à l'époque, qu'après avoir vécu
quelque temps de charités, pour ainsi dire, piquant l'assiette dans les
châteaux, ou chez dom Enjalbert, et traînant partout une misère
honteuse, il s'était réfugié à Paris chez sa fille aînée, qui était une
bonne tireuse de vinaigre, et finalement était mort à l'hôpital.

C'est bien comme disait le chevalier:

    _Cent ans bannière, cent ans civière!..._

Quelques années après notre mariage, je parlais avec ma femme des quatre
terribles jours que j'avais langui dans les oubliettes de l'Herm, et
quoique ce ne fût pas la première fois, comme toujours en oyant ce
récit, elle joignit les mains avec des exclamations pitoyables. Elle
voulut connaître l'endroit, et, un dimanche, nous fûmes à l'Herm en nous
promenant.

Arrivé devant ces ruines habitées maintenant par les chouettes et les
ratepenades, un mouvement d'orgueil me monta en voyant mon ouvrage, en
songeant que moi, pauvre et méprisé, j'avais vaincu le comte de Nansac,
puissant et bien gardé. Lorsque ma femme vit, dans le pavé de la prison,
cette manière de trappe de pierre, ce trou noir par lequel on m'avait
descendu dans les ténèbres de la basse-fosse, elle eut un frémissement
pénible et recula d'horreur.

--O mon pauvre homme! Comment as-tu pu vivre quatre jours et quatre
nuits là dedans!

En sortant de l'enceinte du château, je trouvai ce garçon qui avait fait
le guet le soir de l'incendie. Il était marié dans le village
maintenant, et il nous fallut de force entrer boire un coup chez lui.
Là, tout en trinquant, nous parlâmes de cette nuit où nous avions fait
justice de cette famille de loups, et alors lui me dit:

--Je ne comprends pas comment les gens du pays ont pu supporter toutes
ces misères si longtemps! le diable me flambe, je crois que sans toi
nous serions encore sous la main de ces brigands!

--A la fin, sans doute, quelqu'un en aurait bien débarrassé le pays,
répondis-je.

--Peut-être; mais, en attendant, tu l'as fait! Et tu en porteras les
marques jusqu'à la mort,--ajouta-t-il en regardant les cicatrices des
balles à ma joue.

Et après avoir trinqué une dernière fois, je m'en retournai aux Ages
avec ma femme.

Une autre fois, nous en allant ensemble à la foire du 25 janvier à
Rouffignac acheter un petit cochon,--parlant par respect,--je lui fis
voir la tuilière où j'avais passé de si terribles moments, lors de la
mort de ma mère. Mais depuis ce temps, il y avait des années, la
charpente et la tuilée s'étaient effondrées, entraînant les murs de
torchis, en sorte que la maison n'était plus qu'un amas de décombres, un
pêle-mêle de terre, de pierres, de débris de tuiles, recouvert de ronces
et d'herbes folles, d'où sortaient des bois pourris à moitié, comme les
ossements de quelque animal géant enseveli sous ces ruines.

Et là, je lui dis les horribles angoisses que j'avais éprouvées, moi
tout jeunet, en voyant ma mère affolée mourir dans les affres de la
désespérance.

--Pauvre! fit-elle, tu n'as pas été trop heureux dans tes premiers ans.

--Non, mais maintenant, s'il plaît à Dieu, les mauvais jours sont
passés, sauf les accidents vimaires.

Elle ne dit rien et nous continuâmes notre chemin.

Lors de ma dernière allée à Fanlac avec ma femme, j'avais bien
recommandé au vieux Cariol de me faire savoir s'il arrivait quelque
chose au chevalier. Cela m'avait causé, comme je l'ai dit déjà, beaucoup
de regret, et même une véritable peine, de n'avoir pas été à
l'enterrement de la bonne demoiselle Hermine. Il me semblait, quoique ce
ne fût pas de ma faute, que j'avais manqué à mon devoir, et je ne
voulais pas récidiver. Un matin donc, un drolar arriva aux Ages de la
part de Cariol, nous porter la nouvelle que le chevalier était mort. En
ce temps-là, nous avions déjà plusieurs enfants, de manière que, l'aîné
étant déjà grandet, ma femme l'envoya me prévenir du côté de Fagnac où
j'étais. Laissant mon ouvrier aux fourneaux, je m'en vins vite à la
maison où, ayant pris mes meilleurs habillements, je partis pour Fanlac,
où je fus rendu tout juste pour l'enterrement.

Ce que c'est que d'être un brave homme! Toute la paroisse était là:
vieux, jeunes, hommes, femmes, petits droles, et, avec ça, beaucoup de
nobles et de messieurs de Montignac et des environs. Tous les hommes
voulurent aider à le porter au cimetière ou du moins toucher son
cercueil. Le curé n'était plus celui qui avait remplacé Bonal: les gens
le détestaient tellement qu'il avait été obligé de partir, comme je l'ai
dit. Son successeur, qu'on avait envoyé deux ans après, fit un beau
prêche sur la tombe du chevalier, et le loua comme il le méritait.
Lorsqu'il annonça que, par testament, le défunt avait donné tout son
avoir aux pauvres de la paroisse, ce fut un long murmure de bénédictions
de tous, et les bonnes femmes s'essuyèrent les yeux. Malheureusement, ce
n'était pas le diable, ce qu'il donnait, le brave homme, car il ne lui
restait guère vaillant et bien liquide qu'environ vingt-cinq ou
vingt-six mille francs, à ce qu'il paraît, le bien étant fortement
hypothéqué. Ce n'est point par dissipation ou désordre que le chevalier
et sa soeur avaient mangé leur avoir, c'était par bonté. Lui, n'avait
jamais su refuser cent écus en prêt, à un homme dans le besoin; et,
confiant comme un enfant, il avait souvent mal placé son argent, ou
négligé de prendre les précautions nécessaires. De même pour les
pauvres; le frère et la soeur avaient toujours donné sans compter: aussi
mangeaient-ils leur bien, petit à petit, et depuis des années vivaient
plus sur le fonds que sur le revenu. Du reste, même pour ceux qui y
regardent de près, il est forcé que les fortunes se fondent, si quelque
source, industrie, mariage ou héritage ne les renouvelle pas. Un petit
noble campagnard comme le chevalier, qui au commencement de ce siècle
était riche avec deux mille écus de revenu, se trouvait gêné trente ans
plus tard, et serait pauvre aujourd'hui. Si avec ça il survient quelques
mauvaises années, ou de grosses réparations à faire, il faut emprunter;
les dettes font la boule de neige, et c'est la ruine totale.

Quelque temps après l'enterrement du chevalier, je revenais des Ages, et
m'en allais voir une coupe du côté de La Bossenie, lorsque sur le
sentier, à une centaine de pas, je vis venir vers moi une vieille en
guenilles, toute courbée, avec un bâton à la main et un bissac sur
l'échine. A mesure qu'elle approchait, je me disais: «Qui diable est
cette vieille?» Et tout d'un coup, quoiqu'elle fût fort changée, maigre
comme un pic, à son nez pointu, à ses yeux rouges, je reconnus la
Mathive, et ma haine pour cette coquine de femme se réveilla soudain. En
me joignant, elle releva un peu la tête, et, m'ayant reconnu aussi,
s'arrêta.

--O Jacquou, fit-elle, tu me vois bien malheureuse!

--Tant mieux! tu ne le seras jamais assez à mon gré!

--Guilhem m'a tout mangé,--continua-t-elle en s'essuyant les yeux,--et
maintenant je cherche mon pain...

--Vieille gueuse! depuis la mort de la pauvre Lina, j'ai toujours
souhaité te voir crever dans un fossé, le bissac sur l'échine! Tu es en
chemin, je ne te plains pas!

Et je passai.

J'eus tort certainement de ne pas me rappeler, en cette occasion, les
leçons du curé Bonal qui prêchait sans cesse la miséricorde. Mais la
pensée que cette misérable mère avait tant fait souffrir, et finalement
tué, on peut le dire, sa propre fille, la plus douce et la meilleure des
créatures, me révoltait et me rendait fou de colère. Et puis, sans
doute, il faut bien être miséricordieux, mais il faut faire attention,
aussi, que si l'on est trop facile à pardonner, ça encourage les
mauvais. Ceux dont la conscience est morte ont besoin que la conscience
des autres leur rappelle leurs fautes et leurs crimes. De plus,
l'horreur qu'inspirent les méchants est un juste châtiment pour eux, et
sert d'avertissement à ceux qui seraient tentés de les imiter. Au reste,
ce que j'avais souhaité arriva: un matin d'hiver, on trouva la Mathive
morte sur un chemin entre Martillat et Prisse, et à moitié mangée par
les loups.

Puisque j'ai nommé ce fameux Guilhem tout à l'heure, j'en dirai encore
ceci que, peu de temps après la mort de la Mathive, il fut condamné aux
galères à perpétuité pour avoir, un soir de foire à Ladouze, assommé et
dévalisé un marchand de cochons de Thenon, sur la grande route, à la
Croix-de-Ruchard: ainsi devait-il finir.

                   *       *       *       *       *

Tout ça est loin maintenant. J'ai à cette heure quatre-vingt-dix ans, et
ces choses, quoique un peu obscurcies dans les brumes du passé, me
remontent parfois à la mémoire. Comme tous les vieux, j'aime à raconter
de vieilles histoires, et je le fais trop longuement sans doute,
d'autant qu'elles ne sont pas toujours gaies. Pourtant, dans le village
de l'Herm, où je demeure présentement, les gens ne le trouvent pas; mais
c'est qu'ils sont accoutumés à ouïr des contes interminables, pendant
les longues veillées d'hiver. Quoique je leur narre bien tout par le
menu, ainsi qu'il m'en souvient, il y en a qui trouvent que je ne
m'explique pas assez, et demandent encore ceci ou cela: ils voudraient
savoir de quel poil était mon chien et l'âge de notre défunte chatte.

J'ai eu treize enfants, mâles ou femelles. On dit que ce nombre de
treize porte malheur; moi, je ne m'en suis jamais aperçu. Il ne nous en
est pas mort un seul, ce qui est une chose rare et quasi extraordinaire.
Mais, nés robustes et nourris au milieu des bois, dans un pays santeux,
ils étaient à l'abri de ces maladies qui courent les villes et les
bourgs, où l'on est trop tassé. Si je dis que j'ai eu tant de droles, ça
n'est pas pour me vanter, il n'y a pas de quoi, car les hommes ne
souffrent pas pour les avoir: c'est les pauvres femmes qui en ont tout
le mal, et aussi la peine de les élever. La mienne avait vingt ans quand
nous nous sommes mariés, et de là en avant, jusque vers cinquante ans,
elle n'a cessé d'en avoir un entre les bras, qu'elle posait à terre
lorsque l'autre arrivait. Je dirai franchement que sur la fin j'en avais
un peu perdu le compte: car, un soir de carnaval, en soupant, je
m'amusais à les nombrer, et je n'en trouvais que onze.

--Et la Jeannette qui est là-bas, mariée au Moustier, dit ma femme,
est-ce qu'elle est bâtarde?

--C'est ma foi vrai! je n'y pensais plus; mais ça ne fait toujours que
douze?

Alors elle alla prendre dans le lit le petit dernier et me le présenta:

--Et celui-là, donc, tu ne le connais pas?

--Ah! le pauvre! je l'oubliais.

Et, prenant le petit enfançon qui me riait, je l'embrassai et je le fis
un peu danser en l'air; après quoi, je lui donnai à téter une petite
goutte de vin dans mon verre.

Et ce pendant, les autres droles qui étaient là autour de la table
s'égayaient de voir que le père ne retrouvait plus sa treizaine
d'enfants.

En ce temps-là, il y en avait de mariés, garçons et filles, d'autres
partis à travailler hors de la maison, de manière qu'il n'était pas bien
étonnant d'en oublier quelqu'un: oui, seulement ma femme disait que le
carnaval en était la cause.

C'est bien sûr que si l'homme n'a pas le mal de faire et d'élever les
enfants, il lui faut affaner pour les nourrir et entretenir, ce qui
n'est pas peu de chose, surtout lorsqu'il y en a tant. Pourtant, Dieu
merci, je ne leur ai pas laissé manquer le pain, ce qui n'a pas été sans
bûcher dur: mais quoi! nous sommes faits pour ça, je ne m'en plains pas.

On pense bien qu'avec cette troupe de droles je ne pouvais pas devenir
riche: aussi, dans toute ma vie, je n'ai pas eu cinquante écus devant
moi; content tout de même, pourvu qu'au jour la journée il y eût chez
nous pour acheter un sac de blé. Aussi l'héritage que je laisserai ne
sera pas gros: il y aura en tout et pour tout la maison des Ages avec
trois journaux de pays autour; l'ensemble acheté quarante pistoles, et
un louis d'or pour les épingles de la dame, et payé peu à peu par pactes
de cinquante francs à la Saint-Jean et à la Noël.

Je n'étais donc pas riche de bien, mais seulement riche en enfants; et
quand j'y songe, je trouve que j'ai été mieux partagé. Je préfère
laisser après moi beaucoup d'enfants que beaucoup de terres ou d'argent.
On me dira que, quand je serai mort, ça me fera une belle jambe: j'en
conviens! En attendant, je suis réjoui dès maintenant de voir foisonner
tous ces petits et arrière-petits-enfants venus de moi. Pour le coup,
j'en ai tout à fait perdu le compte, ou, pour mieux dire, je ne l'ai
jamais su. Et puis, il faut que je l'avoue, il y a dans cette affaire
quelque chose que j'estime haut: c'est le contentement d'avoir fait mon
devoir d'homme et de bon citoyen. C'est une chose à laquelle on ne pense
guère maintenant, malheureusement; mais j'ai ouï conter qu'il y avait
autrefois des peuples où celui qui n'avait pas d'enfants en était
mésestimé, et où le citoyen qui en avait le plus passait devant les
autres; aujourd'hui on dit que c'est un imbécile. Les gens,
principalement ceux qui sont fortunés, aiment mieux n'avoir qu'un enfant
et le faire riche. Pourtant, c'est une chose assez connue que les
enfants des riches en valent moins. C'est une mauvaise condition que
d'entrer dans la vie ayant tout à souhait: ça fait perdre tout nerf et
tout ressort, ou ça empêche d'en acquérir. Aussi voit-on dégénérer les
familles riches. Il y a sans doute des exceptions, mais elles sont
rares.

Mais je m'attarde, il est temps d'en finir. Voici dix ans que ma pauvre
femme est morte, et, depuis ce temps-là, j'ai laissé la maison des Ages
à l'aîné, qui s'arrangera avec ses frères et soeurs, et je suis venu
demeurer à l'Herm, chez un autre de mes garçons. Ça fut un coup bien dur
que de me séparer de celle avec qui j'avais vécu si longtemps, sans une
heure de déplaisir, car c'était une femme bonne, dévouée et vaillante
plus qu'on ne peut dire; mais les bons comme les méchants sont sujets à
la mort.

Après ça, il m'est arrivé un autre malheur, qui est que, voici tantôt
deux ans à Notre-Dame d'août, je suis devenu aveugle presque tout d'un
coup. Moi qui allais encore garder la chèvre le long des chemins, je ne
suis plus bon à rien; il me faut la main de ma nore ou celle de ma
petite Charlotte pour me mener asseoir à une bonne place à l'abri du
vent et me chauffer au soleil d'hiver. Si ce n'était ça, j'ai encore
toute ma tête, et mes jambes sont bonnes. Lorsque ma petite-fille me
tient compagnie, j'ai assez à faire à lui répondre, car elle ne cesse de
me faire des questions sur ceci ou ça, comme on sait que c'est
l'habitude des petits droles qui veulent tout savoir. Mais, des fois,
elle me laisse pour aller s'amuser avec d'autres enfants du village, et
alors je reste seul, à moins que notre plus proche voisine, la vieille
Peyronne, ne se vienne seoir près de moi; malgré ça nous ne tenons pas
grande conversation, car elle est sourde comme un pot.

Quand je suis ainsi tout seul, au soleil, ou bien l'été à l'ombre d'un
vieux noyer grollier resté debout aux abords des fossés du château, je
rumine mes souvenirs et je sonde ma conscience. Je songe à tout ce que
j'ai fait, à l'incendie de la forêt, à celui du château et, après avoir
tourné et retourné les choses dans tous les sens, après avoir bien
examiné toutes les circonstances, je me trouve excusable, comme ont fait
les braves messieurs du jury. Il n'y a que les deux chiens du comte que
je regrette d'avoir fait étrangler avec mes setons, car les pauvres
bêtes n'en pouvaient mais. Pour tout le reste, je rendais guerre pour
guerre et je ne faisais que me défendre, et les miens et tous, contre la
malfaisance odieuse et les méchancetés criminelles du comte de Nansac:
je n'ai donc pas de remords.

Dans le village et partout on en juge de même, sans doute, car les gens
m'affectionnent et me respectent comme étant celui qui les a délivrés
d'une tyrannie insupportable. Sans y penser, j'ai fait le bonheur du
pays d'une autre manière: car, lorsque la terre du comte a été mise en
vente au tribunal, la bande noire l'a achetée pour la revendre au
détail. Alors les gens de l'Herm, de Prisse et des autres villages
alentour ont regardé dans les vieilles chausses cachées sous clef au
fond des tirettes, et ont acquis terres, prés, bois, vignes, à leur
convenance, payant partie comptant, partie à pactes. Ça a changé le pays
du tout au tout. Ainsi, à l'Herm et à Prisse, il n'y avait autrefois que
deux ou trois chétifs propriétaires; tout le reste, c'étaient des
métayers, des bordiers, des tierceurs, des journaliers, tous vivant
misérablement, point libres, jamais sûrs du lendemain qui dépendait des
caprices méchants du comte et de la coquinerie de Laborie et autres. Les
fils et petits-fils de ces pauvres gens qui n'osaient pas tant seulement
lever la tête, par manière de dire; qui étaient épeurés comme des
belettes, tant les avait écrasés cette famille maudite, sont maintenant
de bons paysans, maîtres chez eux, qui ne craignent rien et ont
conscience d'être des hommes. C'est là une conséquence qui n'est pas
petite et d'où il faut conclure que la grande propriété est le fléau du
paysan et la ruine d'un endroit. Mais il y en a encore une autre bien
grande qui est que, en outre de l'aisance, de la sécurité et de
l'indépendance, la disparition du comte a rendu aux gens confiance dans
la justice. Auparavant, lorsqu'ils étaient abandonnés, par les autorités
et les gens en place, aux vexations et à la cruelle tyrannie de cet
homme, ils disaient communément: «Il n'y a pas de justice pour les
pauvres!» Lui parti, ils ont commencé à la connaître et à la respecter.
Aujourd'hui, grâce à d'autres que le pauvre Jacquou, ils savent qu'elle
est pour tous, et celui qui est lésé sait bien en user. Il y en a même
qui n'en usent que trop, parce qu'ils plaident pour rien, pour un mouton
écorné, pour une poule dans un jardin. C'est un peu notre maladie,
d'ailleurs, comme disait le chevalier:

  _Les juifs se ruinent en Pâques, les Maures en noces, les chrétiens en
  procès._

Mais au moins nos gens, dont je parle, n'en sont pas réduits, comme nous
le fûmes jadis, à se faire justice eux-mêmes, ce qui est une mauvaise
chose.

La comparaison du passé et du présent nous enseigne que les gens ne se
révoltent qu'à la dernière extrémité, par l'excès de la misère, et de
désespoir de ne pouvoir obtenir justice. Aussi ces grands soulèvements
de paysans, si communs autrefois, sont devenus de plus en plus rares, et
finalement ont disparu, maintenant que chacun, pour petit qu'il soit,
peut recourir à la loi qui nous protège tous. Pour moi, j'ai la foi que
je suis le dernier croquant du Périgord.

                   *       *       *       *       *

Longue vie ne diminue pas les peines, dit-on; pourtant, comme on peut le
voir, ma vieillesse est plus heureuse que ma jeunesse. Les gens de
l'Herm sont quasi fiers de moi; et, lorsqu'il vient des messieurs
visiter les ruines du château, s'ils demandent chose ou autre à ce
propos, on leur répond:

--Le vieux Jacquou vous dirait tout ça; il sait mieux que personne les
choses anciennes de l'Herm et de la Forêt Barade, car il est le plus
vieux du pays, et c'est lui qui a fait brûler le château.

Et lors, quelquefois, on me vient quérir, et, assis sur une grosse
pierre, dans la cour pleine de décombres et envahie par les herbes
sauvages, je leur conte mon histoire. Un de ces visiteurs, qui est venu
deux ou trois fois à l'exprès, m'a dit qu'il la mettrait par écrit,
telle que je la lui ai contée. Je ne sais s'il le fera, mais il ne m'en
chaut: comme je le lui ai dit, je ne suis plus à l'âge où l'on aime à
entendre parler de soi.

Ainsi ma vie achève de s'écouler doucement, en paix avec moi-même, aimé
des miens, estimé de mes voisins, bien voulu de tout le monde. Et, dans
une pleine quiétude d'esprit, demeuré le dernier de tous ceux de mon
temps, rassasié de jours,--comme la lanterne des trépassés du cimetière
d'Atur, je reste seul dans la nuit, et j'attends la mort.


FIN


PARIS.--IMPRIMERIE CHAIX.--9772-5-99.--(Encre Lorilleux).





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