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Title: Poussières de Paris
Author: Lorrain, Jean
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Poussières de Paris" ***


    Au lecteur.

    L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été
    harmonisée, mais les erreurs clairement introduites par le
    typographe ont été corrigées, et à quelques endroits la
    ponctuation a été corrigée.

    Certaines abréviations en lettres supérieures sont notées
    C{tesse} pour Comtesse, B{ron} pour Baron, etc.

    Le texte marqué =Texte= est imprimé en gras dans l'original.



                         Poussières de Paris



                            DU MÊME AUTEUR


  =La Petite Classe=                       1 vol.

  =Histoires de Masques=                   1 vol.
      (Couverture de HENRY BATAILLE).

  =Monsieur de Phocas=                     1 vol.
      (Couverture de GEO-DUPUIS).

                  _Pour paraître très prochainement_:

  =Le Vice errant= (Coins de Byzance)      1 vol.

  =Princesses d’ivoire et d’ivresse=       1 vol.


                           _EN PRÉPARATION_:

  =Le Châtiment de la Lumière.=

  =Le Valet de Gloire.=

  Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous
  les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le
  Danemark.

  S’adresser, pour traiter, à la librairie PAUL OLLENDORFF, 50,
  Chaussée d’Antin, Paris.



                             JEAN LORRAIN


                              Poussières

                               de Paris


                        -- CINQUIÈME ÉDITION --


                              [Logo: P O]


                                 PARIS
             SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
                      _Librairie Paul Ollendorff_
                       50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50

                                 1902
                         Tous droits réservés.



_Il a été tiré à part cinq exemplaires sur papier de hollande._



POUSSIÈRES DE PARIS



_Dimanche 1er janvier_:

        J’aime ma vie et j’aime aussi la vie,
    Toute la vie éparse et douce malgré tout,
    Comme on aime l’année avec ses raisins d’août,
    Avec sa neige de janvier, avec sa pluie.

    GEORGES RODENBACH.

Et cet amant fervent de la vie, de la vie avec ses joies et ses
douleurs, dont il a rendu les plus fugitives nuances, vient de mourir,
à peine âgé de quarante ans. Cette année 98 l’a emporté, comme elle
en a emporté tant d’autres; elle a cruellement fauché parmi le
clan des artistes (puisqu’on ne peut plus écrire _intellectuels_,
l’intellectualité étant devenue un parti politique). Oui, elle a été
farouchement meurtrière de poètes et de penseurs, cette veule et
vénéneuse année 98. Déjà lourde de mensonges et de trahisons, elle
a été aussi assassin: elle a tué chez nous Gustave Moreau, Puvis de
Chavannes, Stéphane Mallarmé, Auguste Lauzet; en Angleterre, Burne
Jones. Et voilà qu’en s’enfuyant comme une voleuse, elle nous ravit le
pur et délicat poète que fut M. Georges Rodenbach.

M. Octave Mirbeau a dit ici la genèse de cette poésie ardente et
triste; mieux que personne, M. Mirbeau a expliqué les frissonnements
de cette âme de sensitif, en racontant l’enfance de Georges Rodenbach
passée toute dans les cimetières de Bruges, cette Bruges-la-Morte dont
il a noté, dans un style de reflets et de larmes, l’atmosphère de jadis
reflétée dans l’étain des canaux et pleurée goutte à goutte par la
chanson des carillons.

    Quelque chose de moi dans les villes du Nord,
    Quelque chose survit de plus fort que la mort.

    En leurs quartiers lépreux qu’affligent des casernes
    Quelque chose de moi pleure dans les tambours,

    Et par les soirs de pluie, en leurs mornes faubourgs,
    Quelque chose de moi brûle dans les lanternes.

    Et, tandis que le vent s’exténue en reproches,
    Quelque chose de moi meurt déjà dans les cloches.

Poète de la vie, certes, mais poète de la vie attristée par la
perpétuelle obsession du néant, poète déjà frappé de mort et poursuivi
dans toutes ses œuvres par le souvenir d’une enfance assombrie; et dans
la mélancolie de ce 1er janvier, la plus morne journée de l’année,
celle dont M. Edmond de Goncourt a pu écrire dans son journal: «Le
jour de l’An, pour moi, c’est le jour des Morts», c’est à Rodenbach
que je songe, Rodenbach dont je n’ai pas voulu suivre le convoi par
horreur du mensonge des visages de circonstance et de la banalité
prévue des discours. Il me semble que c’est un peu de son âme que
je respire à travers les pages feuilletées de son ultime et dernier
poème, le _Miroir du ciel natal_. Oui, tout Rodenbach s’évoque dans la
résignation et la somnolence apaisée de ces beaux vers:

    La vieille église rêve en un vaste silence;
    La ville morte, avec sa tristesse, est autour;
    On en sent comme d’un malade, la présence,
    Et tout est assombri par l’ombre de la tour.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Oh! cette maladive odeur de vieille église,
    Fade, mais sensuelle, et qui fait qu’on défaille;
    Lys, crèches de Noël dont se fane la paille.
    Encens irrésolu qui meurt dans l’ombre grise:

    Vin d’or évaporé des burettes, bougies
    Dont la souffrance aura racheté nos péchés;
    Et tant d’odeurs encor: les nappes défraîchies
    Et les voiles de noce aux bouquets d’orangers.

    Et vous aussi, votre immortelle odeur humaine,
    Foule venue ici dont Dieu seul sait le compte;
    Larmes du repentir et sueur de la honte,
    Odeur des siècles, lourde et qui toujours se traîne...

    Odeur de mort aussi, car tout ici se meurt!
    Cette église est trop vieille et la ville est trop morte;
    Ce ne sont que tombeaux dans les nefs et le chœur,
    Et combien de cercueils en ont franchi les portes!

    Oui! tout est mort! Oui! tout se meurt sans cesse ici!
    L’encens dans le néant, aujourd’hui dans naguères;
    Les visages des vieux tableaux meurent ainsi;
    Et chacun pense aux ossements des vieux reliquaires...


_Mercredi 4 janvier.--Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent._
--«Et vous y êtes allé, à ces luttes? --Oh! le Casino de Paris m’a
suffi, depuis que j’ai vu Pons y étrangler Pytlasinski. --C’était
ignoble? --Je vous crois: Pytlasinski était plein de sang. --Aussi
ignoble que la séance des lutteurs turcs au Cirque d’Hiver? --Celle où
Yousouf?... --Parfaitement, celle où Yousouf essayait, à travers le
caleçon de cuir... de préparer son adversaire à entrer au sérail...
--Quelle horreur! Et dire qu’Héloë n’en manque pas une! --Comme on
écrit l’histoire! je n’ai été que deux fois au Casino. C’est surtout
la physionomie de la foule qui m’amuse; les spectacles de force y
développent une atmosphère spéciale très curieuse à observer: les
femmes ont, en regardant ça, une acuité d’œil et un brusque avancement
de mâchoire très démonstratifs. J’ai vu là de vraies figures d’une fête
sous Néron, tant elles étaient atroces et crispées de luxure, de vraies
physionomies de meurtre! Pour peu que ces spectacles durent et que
l’_Affaire_ s’éternise, d’ici peu on se massacrera dans les restaurants
de nuit. --Non. --Attendez un peu les bals de l’Opéra; je guette mes
contemporains à la sortie, chez Paillard ou au café de Paris, à l’heure
du chaufroid de bécasses. Une fois les femmes grises, pour peu que les
hommes parlent révision, on se tuera, je vous le dis.»


_Jeudi 5 janvier.--Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent. Autres
délicieux._ --Et aux Folies-Bergère? --Oh! ceux-là valent la peine; il
y a là Sabès et Pietro II qu’on peut regarder. Moi, je n’admets que
les lutteurs du Midi. --Constant le Boucher, pourtant? --Constant le
Boucher! Oui, c’est tout à fait la jeunesse de Guitry. --Non. --Vous
ne l’avez donc pas regardé? Vous avez vu _Georgette Lemeunier_? --Deux
fois. Hein, comme c’est joué! --Au naturel, c’est Guitry dans les
rôles de Guitry. Il a vraiment trop l’air de se moquer du public. Un
rôle, il faut sembler y croire. --Moi, je le trouve parfait. --Mais
vous êtes vous-même un petit Guitry; et puis, il n’y a pas de pièce.
--Voilà qui m’est égal si je m’amuse. --Avouez que cette erreur du
bijoutier, ces bagues envoyées l’une pour l’autre, faire reposer
quatre actes là-dessus, ce n’est pas du théâtre, c’est trop facile.
--Trop facile! Essayez donc pour voir. --Si c’était mon métier. Et
puis une pièce jouée par Réjane, ça a toujours du succès. --Servez
_Calice_. --Resservez au contraire, car au fond c’est la même pièce.
Si vous regardez bien, c’est toujours _Amoureuse_ de Porto-Riche,
accommodée par Vandérem aux endives tragiques ou par Donnay potage
bonne femme au kari. --En effet, il devient bien popote, Maurice.
--Vous savez que Réjane ne veut plus jouer que des rôles de femmes
honnêtes. --La conversion de Zaza. Je l’aime mieux autrement. --Le fait
est que c’est surtout une amoureuse. --Ah! elle joue avec sa peau,
elle a la science innée du frôlement. Déjà, dans _Viveurs_, elle avait
une façon de prendre contact avec Mayer. --Et dans _Zaza_, une manière
de mettre ses seins sous le nez de Gautier. --Cette Réjane, quand
elle joue, toutes les maisons de nuit font recette. --Quand Réjane
va, tout va. --Qu’est-ce qu’on reprend à la Renaissance? --La _Dame
aux Camélias_. --Et avec quoi ouvre le théâtre des Nations? --Avec la
_Tosca_. --J’aime autant retourner voir la _Reine Fiammette_. --Vous
avez aimé Yahne là-dedans? --L’idéale mercière? Aucun abandon, aucune
nature, tout cela est sec, étudié, voulu; pas de recul dans le passé;
elle a l’air d’une petite bourgeoise costumée tout le temps. Savez-vous
qui j’aurais voulu là-dedans? --Dites? --Lucy Gérard. C’est bien la
petite folle du rôle. --En effet... Avez-vous vu Otero valser la valse
tourbillon?


_Samedi 7 janvier._--Aux Folies-Bergère, entre quatre et cinq dans
les limbes d’une répétition. Sur scène, le clair-obscur d’un décor
de roches et de montagnes peint par Jusseaume, trente danseuses,
engoncées de lainages et en jupons de dessous, évoluent d’un pas
frénétique sous la direction de Mariquita, debout devant le trou du
souffleur. Nous sommes dans la chaîne libyque, et les danseuses qui
tourbillonnent et s’agitent, étroitement épaulées l’une à l’autre et
comme enchaînées par une guirlande de bras, figurent la ronde du sabbat
au milieu duquel Tylda, reine des sorcières, torturera demain Jeanne
Margyl, princesse d’Egypte. L’orchestre, dirigé par Ganne, entonne
maintenant une sorte de marche sacrilège sur le thème du _Dies iræ_,
et tout le corps de ballet, s’écartant et se groupant en quatre files
humaines, figure une énorme croix de Saint-André qui tourne et vire sur
le mode funèbre au pied des montagnes abruptes, tout à coup apparues
singulièrement reculées sous la lune montante, et mon impression de
messe noire et de rites maudits est encore aggravée par mon voisin de
loge, le sculpteur Carabin, qui me raconte ses souvenirs d’enfance
paysanne dans la superstitieuse Alsace, l’Alsace, où la croyance au
sabbat, encore vivace dans l’esprit des populations, veut que la
sorcière, surprise par l’aube hors de son logis, n’y puisse rentrer
que dépouillée de tout vêtement, sa nudité voilée sous la chevelure
éparse... Des paysannes ont été ainsi souvent rencontrées au coin d’une
ruelle de village, à l’orée des champs, et comme je hoche la tête,
Carabin, pour me convaincre, me raconte la sauvage et belle légende de
la pauvresse, la mendiante de campagne qui, le jour de Noël, monte sur
le Ballon d’Alsace, et là, s’y étant mise nue, secoue du charbon pilé
sur les champs de tous ceux qui lui ont refusé l’aumône dans le courant
de l’année; et ce charbon jeté est la malédiction qui stérilise la
terre des avares.

    La nuit, quand des cheveux de lune
    Baignent, lisses et froids, les épaules des dunes,
    Elle s’éveille en leur lumière bleue;
    Sa volonté se darde alors de lieue en lieue;
    Les vieux pays et leurs minuits de flamme
    Hallucinent si vivement son âme
    Qu’elle en devient voyante et prophétesse,
    Et démêle, parfois, la joie ou la tristesse,
    Et les sombres ou lumineux présages
    Qui font des gestes d’encre et d’or dans les nuages.

    Les feuilles choient sur les chemins
    Immensément de bruines trempés,
    Comme des mains
    Coupées.
    Et la vieille point ne mourra.

    EMILE VERHAEREN.

Ce qui prouve que toujours les artistes se rencontrent.


_Mercredi 11 janvier._--Galerie Georges Petit, exposition annuelle
des femmes-artistes. Il ne faut pas frapper une femme même avec une
fleur, mais pourquoi ces dames s’acharnent-elles à broyer tant de
bleus et de jaunes inutiles sur tant de pavots, de bleuets, de roses
et de capucines! Et je passe les œillets et les roses-trémières, et
les chardons que j’oubliais (chardons, éventails, un rien comme vous
voyez), toutes pauvres et innocentes corolles, toutes attristées et
déconfites de se voir portraiturées, peinturlurées et exposées dans des
cadres dorés ou laqués de blanc ou de vert.

Que de beaux cadres! et que de beaux noms! Des noms connus même, du
moins par les maris, Brouardel, Fleury, Métra, Dampt et Séailles,
et que de Madeleines, comme si toutes aspiraient à signer Lemaire.
Beaucoup d’aspirations en somme, beaucoup de convictions, pas mal de
prétentions et même de la sincérité; oh! cela, je n’en doute pas;
l’enfer est pavé de bonnes intentions, et les toiles de ces dames en
sont pleines; mais sur quarante peintresses représentées, chacune,
par une moyenne de six envois, pourquoi n’y en a-t-il que trois qui
m’attirent et me retiennent? Madame Madeleine Carpentier, encore une
Madeleine qui fait vraiment l’aquarelle comme l’autre, même perfection
de dessin, mais plus d’humidité et de moelleux dans la matière. Madame
Carpentier envoie des violettes de Parme, des anémones simples et des
prunes, mais surtout des artichauts et des pêches qui condamnent toutes
les fleurs et natures mortes exposées auprès des siennes.

Madame Hélène-Gertrude Cohen, des tableaux de genre, des petites
figures de femmes Louis XV dans des intérieurs du siècle dernier:
des intérieurs froids et secs aux tons délavés, où de mélancoliques
et frêles madame de Warens, à moins qu’elles ne soient d’Epinay,
s’accoudent en peignoir à des petites tables de marqueterie ou
s’accotent, nonchalantes, à des canapés un peu raides, tendus de vieux
lampas à gros bouquets.

Et les déshabillés d’un bleu de lin ou d’un mauve assombri
s’éparpillent en jolis plis sur le satin des meubles; les tailles qu’on
sent fines et souples ont, les unes des redressements de guêpe, les
autres d’adorables langueurs, telles les _Belles Ecouteuses_ chères à
Paul Verlaine et c’est le _Bouquet_ et c’est au _Boudoir_, délicieux
tableautins à peine peints, mais si savamment nuancés de coquetteries
et de nonchaloirs.

Enfin, Louise Desbordes: le mystère de l’eau, l’attirance et le sourire
ambigus des profondeurs glauques, des ténèbres mouvantes des étangs et
de la mer.

Des luminosités les traversent et, dans de l’or en fusion, de la chair
ou de l’ivoire s’irradie découpé, déchiqueté, enroulé autour de
souples tiges, ivoire ou chair qui sont des visages de nymphes ou de
fleurs.

    Les fleurs regardent, les yeux fleurissent.

Et c’est le _Printemps_ et c’est _Méduse_, _légende des algues_ ou tout
simplement des _fleurs_. A côté de ces fantasmagories un précieux, un
hallucinant paysage représente les quais de Paris vus du pont de Sully,
un Paris de brume et de rêve à l’heure où s’allument les premiers
réverbères et cette élève de Stevens me fait pour la première fois
songer à Whistler.


_Jeudi 12 janvier._--A l’Opéra-Comique: _A Fidelio, une loge de
délicieux, c’est le second acte_: --Il est tout à fait bien, ce décor.
--Cette citadelle de briques rouges! Vous allez voir comme elle va
s’éclairer tout à l’heure au soleil couchant, et quelles belles ombres
portées; inutile de demander de qui elle est. --C’est un Jusseaume?
--Naturellement. --Très Vélasquez le gouverneur et ces arquebusiers
de Philippe III. --Si vous nous laissiez écouter Beethoven! --Si on
ne peut plus admirer la mise en scène! --Surtout chez Carré. (_Un
silence, puis les hostilités reprennent._) --Décidément Caron est
maladroite au travesti. --Vous perdez toujours la belle occasion de
vous taire; ce n’est pas un travesti, puisque Léonore est déguisée en
homme pour parvenir jusqu’au cachot de son mari, son travestissement
ne doit tromper que le geôlier et la garnison de la citadelle, mais
non le public qui, dès son entrée en scène, doit savoir qui elle est:
le rôle est très bien composé au contraire. --Oh! vous d’abord, dès
qu’il s’agit de Caron. --Oh! comme la citadelle rougit, on dirait le
feu. --Mais non, c’est un crépuscule d’Espagne; les premiers plans
s’obscurcissent, tandis que les lointains et les hauteurs s’exaspèrent
dans la clarté: vous n’avez donc jamais vu un soleil couchant à Valence
ou à Grenade, ou même à Alger? --Oh! vous savez, moi, quand je vais
à Monte-Carlo!... --C’est vrai, vous avez découvert la _Riviera_. Il
paraît qu’il y fait un temps de chien. --Comme ici, pluie et vent. --Si
vous consentiez à nous laisser écouter cependant.

_Pendant le dernier entr’acte, dans les couloirs_: --Mais c’est tout à
fait l’Affaire, ce livret de _Fidelio_; ce Beethoven avait tout prévu;
le bon geôlier ou le major Forzinetti. --Vous délirez, vous la voyez
partout, l’Affaire; il faut soigner ça, mon cher. --Superbe, hein! tout
l’acte, ce trio, puis ce quatuor. --Cet acte, dans le noir; je croyais
lire les _Mystères de l’Inquisition_; et puis, ce prisonnier dont on
creuse la tombe dans son cachot, ça m’impressionne, moi. Si on allait
faire un tour aux Folies? --Allez, monsieur, allez, vous êtes bien de
votre siècle; allez subodorer la sueur de vos lutteurs.


_Vendredi 13 janvier._--L’Elysée à _Georgette Lemeunier_, ou le
spectacle dans la salle... Tous les yeux sont en effet fixés sur la
grande avant-scène de droite, où Monsieur Félix Faure vient de faire
son entrée avec Mademoiselle et Madame, Mademoiselle toute scintillante
de jais noir, Madame épanouie en un superbe velours mauve broché sur
satin blanc: dans la pénombre de l’avant-scène, des chapeaux clairs et
des fracs, la Cour. La Cour à Fontainebleau, la Cour à Rambouillet, la
Cour au Vaudeville. Monsieur Félix Faure s’installe entre Madame et
Mademoiselle; il bedonne un peu, Monsieur Faure, et en bon souverain
ne trompe pas son peuple, car il offre exactement la silhouette
vulgarisée par Hermann Paul. Sur scène, c’est le papotage élégant de
Réjane et de Suzanne Avril, avocates, l’une du mariage et l’autre de
l’adultère; mais la salle est toute à l’avant-scène présidentielle,
chacun escomptant, dans son for intérieur, la joie d’observer et de
dévisager le Président pendant l’acte politique, l’acte du fameux
déjeuner où l’on parlera de l’_Affaire_.

L’acte a eu lieu, Monsieur Faure a sauvé la situation en gardant
obstinément sa lorgnette collée sur ses yeux durant toute la scène
entre le Magistrat et le Général; mieux, il a évité de lorgner les
acteurs, et, pour ne marquer aucune préférence, absolument neutre
entre la magistrature et l’armée, cette lorgnette diplomatique, il l’a
obstinément tenue braquée dans la salle.

Mademoiselle Emilienne d’Alençon, qui se trouve être ma voisine de
baignoire, prétend être l’objet et le but des regards de Monsieur
Faure. --Peut-être qu’il me prend pour... --Et j’ai toutes les peines
du monde à convaincre la douce enfant que cette attitude de nos
gouvernants est voulue par le Protocole.


_Samedi 14 janvier._--Cinq heures du matin, rue Pirouette, aux Halles,
à l’_Ange Gabriel_. On n’est pas des saints, mais on n’est pas non plus
des bœufs: public de loupeurs, de maraîchers, de filles, de garçons
bouchers, de calicots en bordée et de rôdeurs des Halles. On a commencé
par Maxim’s, et, du _Grand Comptoir_ au _Caveau_, on s’est échoué
devant une soupe au fromage et des huîtres, escortés d’une bande de
joyeux inconnus, tricots marrons et casquettes molles, attachés à nos
pas depuis le _Grand Comptoir_.

C’est Mademoiselle Odette Vallery, qui nous vaut ce cortège et cet
honneur, Mademoiselle Odette Vallery, jeune Grecque un peu cosmopolite
aussi, émigrée de la Scala de Milan sur la scène des Folies-Bergère,
Mademoiselle Odette Vallery, la souple, la nerveuse, la bien musclée
aussi, la chercheuse d’inconnu, voire même d’impossible, qui a voulu,
cette nuit, connaître les bas-fonds de Paris et demandera demain, si
la lubie lui prend, de remplacer de Max dans le duc de Reichstadt,
Mademoiselle Vallery fait, cette nuit, la tournée des grands-ducs.

Au fond de l’étroite salle en boyau à l’atmosphère épaisse tant elle
est bondée de consommateurs, Pierre et Jacques tour à tour se font
entendre; chacun en pousse une de sa façon: Pierre vocalise et Jacques
déclame les _Cuirassiers de Reichshoffen_, après _Ma Gigolette elle est
perdue!_ tout le répertoire populo. Deux demoiselles de la rue Joubert,
deux superbes filles, ma foi, reprennent les refrains en chœur; le
maître de l’établissement dégoise lui-même pour amuser sa clientèle, et
je vois le moment où l’on va demander à Odette Vallery de vouloir bien
esquisser un pas, tout comme il y a huit jours, les soupeurs du Café de
Paris, le demandaient, à la même heure, à la señora Carolina Otero.

Aux millions près, c’est la même atmosphère et le même public, mais
nous n’aurons pas à répondre l’apostrophe devenue légendaire de la
belle malagaise. Il n’y a ici que des loqueteux, des ouvriers et,
à part notre bande d’artistes, des turbins et des gens de métier,
quelques-uns inavouables d’ailleurs; nous sommes tous pauvres, il n’y a
que des chrétiens. Dehors, c’est l’heure où les maraîchers déchargent
leurs légumes autour des pavillons incendiés de lumière électrique.
Paris s’éveille, c’est l’heure du mal aux cheveux, de la gueule de bois
et des calamiteux retours en fiacre dans l’aube grognonne et la boue
de six heures du matin; la pluie bat aux vitres et l’on a les moelles
transies. Et maintenant, dormir jusqu’à midi.


_Vendredi 20 janvier._--Le «Monsieur aux camélias»; les soiristes n’ont
pas exagéré, c’est le «Monsieur aux camélias». M. de Max semble vouloir
gâter à plaisir des dons admirables.

Servi par un physique, une voix et un tempérament qui le classent
immédiatement après Mounet-Sully, il compromet ce capital dans des
mièvreries, des pâmoisons gracieuses et des râles qui en font le plus
dangereux parodiste du jeu de madame Sarah Bernhardt. A propos du _Roi
de Rome_, la presse a lancé le mot travesti; il y a de la vraisemblance
dans cette rosserie. Corseté comme un vieux beau sous l’habit de satin
blanc du duc de Reichstadt, un tour de cou de velours épinglé sous
le menton, haut cravaté, sanglé, busqué, il se cambre, plie sur les
jarrets, marche sur les pointes, pirouette, roucoule, gémit, tousse et
s’abandonne, et, sous sa perruque blonde bouclée à l’enfant, arrive à
ressembler à une Déjazet tragique, lui, Napoléon II, le futur Aiglon.

L’_Aiglon_, que doit créer en 1900 madame Sarah Bernhardt, si bien que
le Nouveau-Théâtre semble paraître, sans s’établir pour cela, prendre
à tâche de démolir les établissements rivaux. _Aux Courses_, un mois
avant le _Résultat des Courses_, malice évidente de M. Paul Franck à M.
Antoine; _Roi de Rome_, un an avant l’_Aiglon_ de M. Rostand.

M. de Max a cependant des moments superbes et c’est justement là ce
qui enrage de le voir tour à tour si bon et si mauvais. Il donne
princièrement sa main à baiser à la princesse Camarata pendant le bal
de la cour; sa scène de révolte contre le prince de Metternich (ils
prononcent tous Metterniche! pourquoi?) est jouée avec une émotion
et un mouvement admirables; son _ode à la Colonne_, alternativement
reprise par lui et le demi-solde Chambert, fait prime dans les milieux
bonapartistes et chaque soir emplit à heure fixe toutes les loges.

M. de Max est une mode, il est de bon goût de venir conspirer rue
Blanche en l’écoutant; mais, s’il est un déclamateur passionné, M.
de Max est un amoureux déplorable: il s’agenouille comme M. Mérante,
ses duos d’amour relèvent du maître de ballet. D’ailleurs M. de Max
révolutionne le cœur des danseuses, et quant à son agonie, elle est
aujourd’hui classique: râles, petits spasmes et adieux au miroir,
c’est, à côté de la mort de Croizette dans le _Sphinx_ et de celle de
madame Sarah Bernhardt dans la _Dame_, l’agonie à grand orchestre du
«Monsieur aux Camélias».

Le «Monsieur aux Camélias», le duc de Reichstadt! et M. de Max a créé
le roi Christian III des _Rois_, le Yoghi d’_Izeïl_, l’évêque Sophron
de _Gismonda_, le vieil empereur byzantin d’_Héracléa_ et le provençal
aventurier tout de langueur et de rêve de la _Princesse lointaine_.
M. de Max se doit une revanche à lui-même dans quelque rôle de vieil
évêque, de vieux pape ou de vieil empereur.


_Samedi 21 janvier._

    La condamner, Lorelle! une femme aussi blonde!
    Regarde cette bouche et le rose ingénu
    De ses seins. La beauté, c’est le philtre inconnu
    Souverain et vainqueur qui corrompt tout au monde.
    Ils l’absoudront.

    (_Auteur inconnu._)

_8, chaussée d’Antin, chez Landolff, 7 heures du soir, dans un des
salons d’essayage._--Debout devant une grande glace, Jane Margyl, la
_Princesse au Sabbat_ de mercredi prochain, essaie son costume du
un: le gaz flambe haut dans la petite pièce claire; et, gaînée dans
sa robe d’or de reine orientale, son lourd manteau ocellé de bleu,
déployé derrière elle comme une immense queue de paon, Illys s’étudie
et s’épie dans l’eau de la vaste glace, et, soucieuse de ses effets,
joue là au naturel, dans le petit salon du costumier à la mode, son
rôle de coquette et futile princesse aux miroirs. Deux essayeuses sont
accroupies à ses pieds, occupées à disposer savamment les plis du
manteau. Fine et souple dans ses habituelles robes tailleur, madame
Landolff les dirige et les observe; et, sous l’ibis diamanté qui la
diadème, Margyl évolue, lente et majestueuse, règle sa marche et tente
des effets.

Je ne l’avais pas rêvée si nue, je l’avais songée plus hermétique,
plus close, le manteau royal lui descendant des tempes et tombant à
plis droits sur le devant de sa robe, énigmatique et à peine entrevue
sous les pendeloques de turquoises et d’opales, moins féerique et plus
princesse, sorte de pyramide d’or et d’émail mouvante à la façon des
_Esclarmonde_ et des _Théodora_. Je risque une objection, manifeste
un désir; mais Margyl résiste, Margyl est belle et le sait, et, comme
Aphrodite, tient à faire la royale aumône de sa beauté aux spectateurs.
Conflit.

Ah! il n’est pas facile de costumer une jolie femme! La femme, être
de coquetterie immédiate, ignore toujours les effets réflexes de
l’idée suggérée et la grande puissance, que dis-je, la triple et sûre
incantation du mystère, du masque et du voile, et je me désespère: mais
madame Landolff m’a compris. Le temps d’ouvrir une porte et la voici
qui, avec des mètres de gaze bleu-ciel et quelques fils de perles
fausses, échafaude autour de la tête de Margyl des ennuagements d’azur,
des enroulements de nacre, des fumées et des lueurs, l’enveloppe de
légères retombées de tulle, et, de toutes ces brumes et de toutes ces
clartés évoque une impérieuse et hiératique princesse d’Egypte et de
légende, Illys!


_Lundi 23 janvier._--A l’Opéra-Comique, _Manon_. Je ne sais pas si
jamais en France on a poussé plus loin que M. Albert Carré la science
et l’art de la mise en scène.

_Manon!_ avant lui, c’était la partition, toute d’élégance et de
passion, du seul cri d’amour du dix-huitième siècle: _Manon_, c’étaient
les airs fameux populaires dès la troisième représentation, et
populaires demeurés depuis bientôt vingt ans qu’on les chante, les
adieux à la petite table: «N’est-ce plus ta main que ma main caresse?»
la valse, le duo de Saint-Sulpice, les ensembles de l’hôtel de
Transylvanie, etc., etc. _Manon!_ ce fut surtout Heilbronn, _Manon!_ ce
fut aussi Sanderson.

A-t-on jamais chanté Manon depuis? et voici qu’avec un Des Grieux d’un
invraisemblable physique pour le «cher Chevalier» et une Manon un peu
de province, M. Albert Carré, plutôt trahi par l’interprétation, grâce
à une ingéniosité de décors et de costumes inconnus avant lui, arrive
à nous reconstituer, on dirait estampe par estampe, le chef-d’œuvre de
l’abbé Prévost!

Oh! la vie et le mouvement de tout ce peuple de bateleurs et de belles
promeneuses et de flâneurs qui vont et viennent sous les charmilles
taillées en arcades du bord de l’eau, dans l’acte du _Cours-la-Reine_,
la danseuse de corde évoluant entre ses deux poteaux, les marchandes
de parfilage dans leurs boutiques en plein vent, les grâces et les
minauderies des caillettes et le pourchas des abbés galants, le
ridicule du financier Guillot, l’hôtel des Invalides au fond, dans
un décor qui s’enfuit et recule, et cette délicieuse entrée du corps
de ballet de l’Opéra, de ces dames de l’Académie de musique dans le
comique et fastueux costume du temps, corps baleinés et tonnelets,
coiffures d’héiduque empanachées et des pompons partout sur le torse
allongé des danseurs comme sur le corsage guêpé des danseuses, et
le plongeon des révérences et le taqueté des pointes et toutes ces
pirouettes d’ensemble inclinant à la même seconde l’édifice volumineux
de toutes les coiffures.

Ah! ce divertissement de _Manon_! Si mademoiselle Chasles, jolie comme
un Latour sous le rouge et la poudre, a l’air de la Camargo elle-même,
M. Albert Carré a plus que du talent et madame Mariquita pas beaucoup
moins que du génie.


_Mardi 24 janvier._--Boulevard Pereire, quatre heures du soir, le plus
beau coucher de soleil de cet hiver, un ciel soyeux du jaune évaporé,
mais cependant intense de la jonquille et du citron, un horizon d’or
pâle sur lequel les fumées des cheminées s’exaspèrent en bleu et les
squelettes des arbres dépouillés en violet, tour à tour arborescences
d’agate et longues spirales d’encens dans une atmosphère d’aventurine.

C’est fin comme une aquarelle et rutilant comme de la laque. Oh! la
magie de certains crépuscules parisiens, crépuscules d’hiver atténués,
délicats et touchés de si belles lueurs pourtant, quels décors de Rubé,
de Chapron et même de Lavastre pourraient lutter avec ces transparences
et ces évanouissements dans la couleur, quel peintre fixera jamais la
ténuité de ces silhouettes!

Et je songe qu’en ce moment aux Folies-Bergère, où l’on répète devant
la presse les trois tableaux de mon ballet, la maladresse voulue des
éclairages incendie et brutalise des décors peints pour les lumières
bleues et des costumes combinés pour chatoyer dans le clair-obscur.

Et je songe à Landolff, et je songe à Jusseaume: ce sont eux qu’on
égorge en ce moment; et dire que je n’ai pu les défendre! Je n’ai pu
faire comprendre aux intéressés que tout est mensonge et fiction au
théâtre et que les ciels en toile peinte et les portants en carton, les
chairs fardées et les étoffes pailletées de faux cabochons ne peuvent
exister que dans des lumières truquées et que la première condition de
toute bonne mise en scène est l’enveloppement.


_Mercredi 25 janvier._--Neuf heures du soir: _Au bord du Quai_.

    En un pays de canaux et de landes,
    Mains tranquilles et gestes lents,
    Habits de laine et sabots blancs,
    Parmi des gens mi-somnolents,
    Dites, vivre là-bas, en de claires Zélandes,

    Vers des couchants en or broyé,
    Vers des caps clairs mais foudroyés,
    Depuis des ans, j’ai navigué.

    Dites, vivre là-bas,
    Au bord d’un quai piqué de mâts
    Et de poteaux, mirés dans l’eau;
    Promeneur vieux de tant de pas,
    Promeneur las.

    Vers des espoirs soudain anéantis,
    L’orgueil au vent, je suis parti.
    La bonne ville, avec ses maisons coites,
    Canaux étroits, portes étroites,
    Pignons luisants de goudron noir,
    Où le beffroi, de l’aube au soir,
    Tricote,
    Maille à maille, de pauvres notes.

    _Les Visages de la Vie._

    VERHAEREN.

C’est soir de première; dehors, il gèle, et, du coin de mon feu, où
je les lis, les nostalgiques vers du poète belge m’emmènent au pays
des canaux et des landes, au bord des quais, dans quelque bonne petite
ville ensommeillée de Flandre.

    Devant des chalands bruns,
    Devant des barques brunes
    Dormant dans un grand bain de clair de lune
    A l’heure d’immobilité d’or
    Où rien ne bouge au fond du port,
    Sauf une voile mal carguée
    Qui doucement remue encor,
    Au vent qui lui vient de la mer!


_Samedi 28 janvier._--Théâtre Sarah Bernhardt, _la Tosca_. _La
Tosca!_ la pièce de Sardou qui fut la plus malmenée par la Presse:
_une pantomime_, écrivait Francisque Sarcey; du _sadisme_, prétendit
Jules Lemaître en protestation contre les horreurs du troisième acte,
ce fameux acte de la torture, que ne put supporter la sensibilité
de mademoiselle Brandès. Il y a plus de onze ans de tout cela, et
personne n’a encore oublié le sensationnel évanouissement de la jolie
pensionnaire des Français, à la vue de Mario rentrant en scène avec
du sang aux tempes; pâmoison d’autant plus touchante, que la jeune
actrice, experte en l’art de manier le rouge et le blanc de théâtre, ne
pouvait se méprendre sur les plaies de M. Dumény et que sa pâleur, son
abandon et sa défaillance furent tout à l’éloge des dons d’émotion de
M. Sardou, qui négligea pourtant de lui confier un rôle.

Traité de fait-divers par les uns et de truquage par les autres, le
drame de la _Tosca_ n’en fit pas moins salle comble, ce fut un nouveau
et colossal succès à l’actif d’un auteur qui déjà ne les comptait plus;
tout Paris voulut y frissonner d’angoisse et de terreur. L’habile,
qu’est M. Sardou, avait choisi pour son intrigue un cadre si savamment
troublant! On pouvait si bien se croire au milieu d’une scène de la
Terreur, dans ce coin d’Italie corrompue et sombre avec le grand nom
de Bonaparte claironnant à la cantonade et précipitant les événements!
Le baron Scarpia, marchandant à la Tosca sa complaisance et la vie
de son amant, faisait songer aux Fouquier-Tinville et aux Carrier de
Nantes; la Révolution française avait dû voir de semblables horreurs,
des femmes, des filles de ci-devant dans la longue robe blanche à
taille courte de madame Sarah Bernhardt, se traînant, les matins mêmes
d’exécution, aux pieds des égorgeurs d’aristocrates et rachetant,
pantelantes et à demi-violées, la vie d’un père ou d’un mari déjà monté
dans la fatale charrette, et cela par des baisers enragés de luxure, où
l’amour devait avoir le goût du sang.

C’est cette atmosphère de libertinage, d’agonie et de sadisme, qui fit
accourir tout Paris frémissant; et puis il y eut les côtés bibelots,
l’art des reconstitutions, dans lequel M. Sardou est passé maître;
le Debucourt du premier acte avec Sarah en fourreau de mousseline de
soie rose et sa gerbe de fleurs sous le bras, Sarah et son chapeau
Directoire, en feutre vert grenouille, sa touffe de plumes et son
écharpe verte! Et puis, après le Debucourt, il y eut un Worms, l’acte
du palais Farnèse, le Worms du Luxembourg, le Worms des femmes Empire
en fourreau de satin blanc, ceinturées d’orfèvrerie, les bras nus
gantés plus haut que la saignée, et le front bas diadème de perles; le
Worms des soirées de musique dans des intérieurs somptueux et froids
de palais romains pavés, dallés, comme mouillés, de marbre, et puis
il y eut la Sarah de ce deuxième acte, la Sarah en fourreau de satin
glacé, coiffée de laurier d’émail comme une muse de la Malmaison,
et sa fameuse révérence au moment d’entonner la fameuse cantate, la
révérence à jarrets pliés, qu’on eût dite enseignée par Vestris tant
elle courbait majestueusement la _Tosca_ devant Sa Majesté Caroline
de Naples, la révérence demeurée légendaire avec le frétillement d’un
coquin de petit pied pointant au bas de la robe, un pied cérémonieux et
moqueur, solennel et impatient, vif et joli comme un bec d’oiseau.

Et puis, il y eut la pièce et il y eut, longue, harmonieuse, presque
nue sous les plis droits et serrés de la draperie antique, mais
d’une nudité chaste, une nudité de nymphe grecque ou d’archange
de Botticelli, il y eut la Sarah des autres actes, c’est-à-dire
la tragédie elle-même, la grandeur et la noblesse de la ligne et
de l’attitude, l’âme devenue soudain tangible et visible dans la
simplicité d’un bas-relief d’Egine et la volupté d’un Prud’hon. Or,
cette Tosca, je ne l’avais pas retrouvée depuis, même aux reprises de
la Renaissance. Etait-ce le cadre trop étroit? le souvenir du théâtre
de Donnay flottant dans l’air, le scepticisme de M. Guitry demeuré dans
la salle, mais le drame de Sardou m’y avait paru étouffé, étriqué, la
_Tosca_ semblait y retenir ses gestes de peur d’y crever les décors.

Je retrouve aujourd’hui ma vision première, et quand, dans sa robe
blanche de victime, la _Tosca_, qu’un monstre de luxure vient de
torturer durant les douze heures d’une longue nuit, s’empare lentement
du couteau qu’elle vient de découvrir sur la nappe, quand l’homme enfin
frappé, elle s’avance pâle et triste et si calme dans la lueur des deux
flambeaux élevés au bout de ses bras, pour les déposer de chaque côté
du cadavre, j’ai retrouvé la _Tosca_ d’il y a onze ans et j’ai pensé
que madame Sarah Bernhardt était ici dans son cadre, que ses gestes
n’y crevaient plus le décor, qu’elle pouvait tout oser avec un Scarpia
enfin digne d’elle; que M. Calmettes est plus qu’un acteur de comédie;
que madame Sarah Bernhardt est dans son élément dans le grand drame,
qu’elle est, avant tout, la femme du costume, de l’épopée, du rêve et
de l’au-delà de l’espace et du temps, et que son théâtre mérite enfin
son nom, le théâtre Sarah-Bernhardt.


_Mercredi 1er février._--Au Luxembourg, dans la salle Charles Hayem. Un
don royal, une offrande de quinze cent mille francs à deux millions que
vient de faire à l’Etat le collectionneur du boulevard Malesherbes.

J’y retrouve les plus beaux Gustave Moreau de sa galerie, ces
coruscantes et nostalgiques aquarelles où l’art du lapidaire semble
lutter avec celui de l’émailleur pour sertir des conceptions de poète.
Théogonies d’Orient et stupres des religions antiques, il y a là,
fixés, que dis-je? burinés et en même temps sculptés dans des violets
de sardoine et des bleus de lapis, le mystère et la philosophie des
plus belles fables des vieux mondes. C’est _Œdipe et le Sphinx_ et
son attitude si étrangement inquiète d’éternel voyageur; le _Jeune
Homme et la Mort_, et le léger enveloppement du voile de la déesse
s’enroulant autour de l’éphèbe prédestiné. Au milieu des deux œuvres
éclate et fourmille le tapis persan de la _Péri_; et puis, voici la
merveille des merveilles, la fameuse aquarelle de l’_Apparition_, la
Salomé dansant devant Hérode dans sa nudité cuirassée de joyaux, le
geste fatidique de son bras tendu vers la tête décollée du prophète,
et l’énigmatique et muette figure voilée du bourreau: figure sombre,
comme tout l’Orient mystérieux de la Bible et que nous retrouvons
dans une autre petite aquarelle voisine, comme dans toute cette
architecture de splendeur et de rêve, empruntée on dirait à un
prestigieux Saint-Marc: voûtes de porphyre, de métal et de jaspe sous
lesquelles Gustave Moreau aime à asseoir la songerie accablée de ses
rois; puis voici le _Phaéton_ précipité dans la mer, entre la fureur du
lion du Zodiaque et la gueule menaçante du serpent Python; enfin cet
émail et ce prisme, l’_Amour et les neuf Muses_, et un tableautin on
dirait du Vinci, un chef-d’œuvre, on croirait de l’école lombarde, une
_Descente de croix pleurée_, _par une Pieta_, et puis d’autres encore,
le camaïeu tendrement gris et blanc de la _Plainte du poète_ et le
plus beau peut-être à mon gré parmi tous ces dons, la _Bethsabée sur
la terrasse_, admirable par la composition du jardin de ruines et de
verdures dont s’entoure la femme d’Urie, frondaisons d’un vert sombre
et pilastres rougeâtres d’une douceur de velours et d’un éclat de
gemmes dans la sourde intensité de la couleur.

Un très beau portrait de M. Charles Hayem, signé Delaunay, et, lui
faisant face, une toile magistrale représentant M. Franck,--M. Charles
Hayem est le gendre de M. Franck,--le Franck de l’Institut, de la
_Kabbale_ et des _Origines du peuple hébreu_, sont là pour imposer à la
foule ignorante le souvenir du donateur.


_Samedi 4 février._--L’attirance des chefs-d’œuvre. Au Luxembourg,
retourné là ou plutôt ramené par l’obsession des Gustave Moreau,
admirés il y a trois jours. Il y a de l’envoûtement dans les œuvres de
Gustave Moreau, et ce n’est pas par hasard que Fourcaut l’a appelé un
maître sorcier. Retourné aussi pour voir le portrait de Verlaine, la
peinture de Chantalat, qu’une Société de fervents du poète a presque
imposé à l’Etat. Elle est vivante et sourit étrangement à travers une
grisaille fauve empruntée à Carrière, la peinture de M. Chantalat; le
côté faunesque et triste de l’auteur des _Romances sans paroles_ et de
_Parallèlement_ y menace, y inquiète et y survit; on y voit, embusqué
sous les paupières, ce terrible regard qui mûrissait les enfants; mais
un autre portrait me sollicite d’un homme que j’ai bien plus connu,
celui de M. d’Aurévilly.

Le d’_Aurévilly_ de Lévy, le sensationnel portrait du Cercle des
Mirlitons, il y a quatorze ans, celui dont le portraituré disait avec
un grand geste d’insouciance hautaine: «Mes ennemis me reconnaissent...
moi, pas.»

Sanglé dans une redingote à plis, une cravate noire bordée de dentelle
d’or bouffant sous le col, M. d’Aurévilly lève haut un nez en bec
d’aigle et crispe une bouche aux lèvres serrées et fines, ponctuée
par les deux virgules d’une moustache teinte; le menton pointu mais
volontaire, le regard dédaigneux, la narine retroussée et vibrante,
tout cela est vu de bas en haut. Insolent, campé, busqué et musqué,
M. d’Aurévilly plafonne, M. d’Aurévilly plastronne aussi, mais c’est
le plastron d’un grand seigneur qui offre aux attaques sa poitrine
toute grande et l’on attend la riposte prête à siffler en flèche de
cette bouche tendue comme un arc le: «Je vous ai déjà donné hier»,
fastueusement reproché à Bourget qui, à l’avis de ce remueur d’idées,
multipliait trop ses visites, ou bien le fameux: «Je n’ai rien à y
mettre», répondu, à la porte de _Gil Blas_, par le piteux Nicolardot,
congédié la veille et revenant humblement tendre la main.


_Lundi 6 février._--Rue Broca, au diable vauvert, plus loin que
le Panthéon et le Val de Grâce, dans le voisinage du boulevard de
l’Hôpital et du marché aux chevaux, au centre même d’un quartier
autrefois de crime et de misère, entre les rues de la Santé et
Mouffetard, l’hôpital Broca, qui fut autrefois l’hospice de Lourcine.
Lourcine! un nom presque sinistre dans les annales populaires;
Lourcine, dont les salles jadis réservées aux vénériennes s’ouvrirent
plus tard au dénuement des femmes du peuple en mal de grossesse et
à la détresse des filles-mères; Lourcine, effroi des unes et refuge
des autres; Lourcine, dont le nom cité à propos d’une femme évoquait
une tare; Lourcine, où l’épidémie puerpérale était si notoirement en
permanence, que les plus misérables préféraient le grabat de leur
taudis à la propreté infectieuse de ses salles; Lourcine, enfin, où
la Germinie Lacerteux de M. de Goncourt va échouer comme une bête à
l’abattoir, après avoir donné à Jupillon l’argent économisé pour ses
couches...

L’initiative et la persévérance opiniâtres, la volonté d’un homme de
science et de pitié en ont fait, aujourd’hui, l’hôpital Broca, la
maison de salut de la femme atteinte dans la source même de la vie, au
plus intime de son être, une chaire pratiquante de gynécologie, une
salle enseignante de chirurgie, où, tous les jours, les savants de la
province et de l’étranger peuvent venir assister aux opérations du
Maître de l’ovariotomie et apprendre de lui l’art de prolonger la vie à
de pauvres êtres, que la médecine eût jadis condamnés irrémédiablement.

Ces opérations, il y a dix ans encore, seules les femmes de
l’aristocratie et de la haute finance pouvaient en bénéficier; les
soins minutieux d’antisepsie qu’elles réclament, les conditions de
calme, de confortable et de bien-être nécessaires à la convalescence,
la cure pour ainsi dire morale, indispensable pour mener à bien la
guérison physique, le traitement de toute heure et de toute minute
qu’exige, pour être menée à bien, une opération qui atteint aussi
profondément l’être nerveux qu’est la femme, tout cet ensemble
d’exigences imposait aux opérées des intérieurs ouatés, sinon de haut
luxe, mais du moins de maisons de santé coûteuses, interdites aux
petites bourses; et quand un cas de gynécologie se présentait dans
les hôpitaux, les suites d’opérations se compliquaient trop souvent
d’accidents fâcheux. Talent d’opérateur à part, il y avait là une
question de milieu et d’atmosphère, et la femme de l’ouvrier, comme
la petite rentière, atteintes dans l’intimité de leur être, étaient
par cela même vouées fatalement à la mort; il y avait là une criante
injustice dans cette chirurgie apte seulement à sauver les riches,
tandis que les pauvres étaient infailliblement condamnées.

Un homme a remédié à tout cela, et quel homme! le chirurgien même, que
sa science et son habileté ont fini par imposer à la vogue, comme le
plus adroit et le plus heureux des opérateurs; celui dont le bistouri
délivre et guérit, et le chirurgien des banquières et des princesses
opère aujourd’hui les pauvres et les humbles dans un hôpital voulu,
fondé et organisé tel par lui.

J’en visite, ce matin, les bâtiments neufs, récemment édifiés sur les
jardins de l’ancien Lourcine. Un interne m’en fait les honneurs:
hauts plafonds, hautes et larges fenêtres, le jour coule à flots
dans ces grandes salles blanchies à la chaux et comme teintées de la
tendre laque bleue des mobiliers anglais; des revêtements de faïence
montent jusqu’à mi hauteur des murs. Partout c’est une impression de
netteté et de clarté qui rassure et égaie; les échaudoirs, les fours
stérilisateurs pour les pansements et les vêtements des infirmières,
tout cela reluit d’un calme éclat dans la belle lumière. Comme nous
sommes loin de la pierre grise et morne des anciens bâtiments du siècle
dernier affectés aux autres hôpitaux de Paris, Beaujon, la Pitié,
Laënnec. Jour d’hôpital, jour de prison, maison de géhenne et de
souffrance!

Tout, ici, au contraire, a la clarté, la gaieté rajeunie d’une heureuse
convalescence, et, dans les quelques salles que nous traversons, entre
deux rangées de lits de femmes couchées, je ne rencontre aucun de ces
regards de bête malade que j’ai trop vus ailleurs. Non, mais dans les
faces trop blanches, mais reposées, dans les yeux agrandis, mais si
clairs, il y a de la gaieté et du sourire, de la reconnaissance pour la
grande blouse et le tablier de l’interne qui m’accompagne et qui, pour
toutes ces femmes, ne représente pas le bourreau, mais un libérateur.

Mieux, aux murs de certaines salles courent et se déroulent des
fresques riantes, des figures de déesses et de fées, allégories
consolatrices de la jeunesse et de la santé parmi des paysages de
rêve et de soleil; et c’est, peinte par Georges Clairin, toute une
théorie de nymphes accueillantes aux longs cheveux criblés de fleurs;
un horizon de roches et d’eaux lumineuses les auréole, qui peut être
aussi bien la _Riviera_ à Vintimille que l’idéale baie de Naples; puis
voici l’harmonieuse composition d’Auguste Lauzet, l’_Invitation au
voyage_, admirée, l’année dernière, dans son atelier de Marseille.
Dans une autre salle, des grandes esquisses, où je reconnais les
rochers de Capri, me révèlent le pinceau de Dubuffe, et dans un vaste
hall converti en atelier, je surprends, à l’état encore d’ébauches,
des grandes toiles qui seront demain des fresques de Kœnig et de
Ballery-Desfontaine; des galères de songe et des sommeils enlacés de
femmes florentines dans des paysages de calanques, toute la poésie de
lumière et d’indolence que la Faculté ordonne aux délicats hiverneurs
du Midi et qu’un chirurgien psychologue et artiste a tenu à imposer
aux yeux avides d’espoir et d’irréalité des lentes convalescences.
«Car j’ai voulu (et c’est le docteur Samuel Pozzi qui maintenant
me parle) j’ai voulu que mes opérées n’aient devant elles que des
spectacles de douceur, de gaieté et de calme; la réalité ici n’est
que trop douloureuse; j’ai voulu leur infuser du rêve, d’où cette
idée de fresques. On ne parle aux enfants que par l’imagination et
les sens, et la femme malade est un enfant; j’ai fait un appel aux
artistes, et tous ceux dont vous venez de voir les noms m’ont donné
spontanément leur temps et leur talent; mais j’ai fourni les couleurs
et les toiles, et cela représente quelque dix milliers de francs...
Dépenses inutiles, objecteront certains grincheux; je ne le crois
pas. Chez un malade, il n’y a pas que le corps qui souffre; c’est
le cerveau et le système nerveux que j’ai voulu soulager et que je
soulage avec ces fresques. D’ailleurs, l’idée n’est pas de moi, je n’ai
fait que la reprendre à la Renaissance. Vous avez visité l’Italie?
Rappelez-vous les Titien, non, les Tintoretto de l’_Ospedale_ à Venise,
les faïences d’Urbino de l’hospice à Pistoya, ce sont les plus belles
du monde; et les décorations de l’hôpital de Beaune, en France,
toutes du _Bourguignon_, et enfin les beaux _Murillo_ de l’hôpital de
Madrid. Ce que la piété catholique a fait jadis pour les malades de la
Renaissance, j’ai essayé de le demander à la pitié moderne pour les
opérées de nos jours.»


_Mardi 7 février.--Roueries de femme._ Dans sa loge (la loge d’une des
plus belles, d’une des plus en vogue etc). Onze heures; comme elle
n’est que du trois, elle est déjà presque rhabillée; somptueuse robe
de mousseline de soie blanche brodée d’énormes papillons gris-perle et
d’iris bleuâtres sur fond rose changeant. Elle soupe, ce soir comme
tous les autres soirs, au Café de Paris, et démaquillée de son fard
de théâtre, mais remaquillée pour la ville, elle fait jouer sa taille
souple sur ses hanches remuantes en s’étreignant à la ceinture, debout
devant sa haute psyché; une amie est là qui l’attend, car le baron est
en bas à la sortie des artistes.

--«Mais qu’est-ce que tu as donc là sur le cou, demande l’amie en
désignant une tache rouge sur le derme blanc de l’actrice, on dirait
un... --Tais-toi, je me suis fait ça avec mon rouge, il est même assez
mal réussi, attends.» Et s’emparant de son bâton de raisin, elle
travaille et finit artistement l’ecchymose factice. --«Mais tu es
folle! tu ne vas pas sortir comme ça? --Tu crois? il est jaloux comme
un tigre et je lui demanderai dix mille demain: il faut qu’il croie
que c’est de Ritta.» Et avisant une énorme gerbe de lilas semée de
grosses roses rouges et jaunes, la gerbe de dix louis de Paul Néron:
--«Surtout, prends-la, qu’il la voie bien.» Mais auparavant la jeune
femme ôte la carte piquée sur une des tiges, la carte d’un cercleux
connu, et la remplace par celle d’une de nos jolies mondaines, la
femme d’un grand banquier de Bruxelles (_sic_).


_Mercredi 8 février._--A l’Odéon, les _Antibel_! les _Antibel_, quelque
chose comme les Héraclides ou les Atrides du Quercy, une famille de
paysans tragiques, poursuivie par la vengeance d’une morte, comme jadis
les races de rois coupables par la colère des dieux.

M. Pouvillon, qui possède à fond George Sand et son Cladel, s’est
également souvenu de _Phèdre_ et a merveilleusement joué de l’inceste
dans un nouveau _Benoît Le Champi_. M. Paul Steck, le dessinateur et le
conseil de M. Ginisty, s’est souvenu, lui, bon Provençal, d’Alphonse
Daudet et de l’_Arlésienne_, si bien que ce drame héroïque de paysans
Quercynois, se déroule dans le merveilleux paysage de la Sainte-Baume.
Ce sont les cimes déchiquetées et bleuâtres du Garlaban et du Baou du
Roy, leurs murailles de falaises épiques qui dominent toute l’action
sur des ciels tour à tour ocre rouge et de cendre, des ciels savamment
mouvementés et dégradés, selon les heures, nuances infinies du paysage
où se révèle une science d’éclairage jusqu’alors inconnue à l’Odéon.
Il y a aussi de jolies scènes et surtout de jolis groupements de
personnages: la lecture de la lettre de Jan par la petite Miette et
l’émotion grandissante de l’Ancienne en écoutant la prose de son gars
sont d’une sincérité parfaite; le retour du marsouin à la ferme natale,
son amour spontané pour sa marâtre éclatant en haine, tout cela est
bien gradué et d’un beau mouvement. Au dernier acte, les attitudes de
la Jane et de Jan sont réglées de façon à faire songer à l’_Angelus_
de Millet, et il y a de la grandeur dans le geste meurtrier d’Antibel,
levant sa faux sur son fils; bref, un parfum d’honnêteté et de passion
saine et sauvage court et réconforte à travers cette pièce, malgré
qu’elle repose, somme toute, sur un inceste.

Madame Tessandier a bien campé sa figure de l’_ancienne_, vieille
aïeule vindicative qui ne peut admettre près de son fils, veuf, la
présence d’une autre femme. Chelles, dans Antibel, a de la vigueur et
de la rondeur; Janvier est toujours le paysan idéal, Jan, le Tonkinois
incestueux, joue avec un dos trop rond; on le voudrait plus émacié,
plus rongé d’amour et de fièvre. M. Dorival devra maigrir. Mademoiselle
d’Arcylle, comme physique et comme jeu, m’a rappelé madame Liane de
Pougy. C’est la même mièvrerie exquise, mais si peu paysanne. Somme
toute, le succès de la soirée en a été la curiosité; on était venu
là pour voir comment se tirerait de ce rôle de servante de ferme
mademoiselle Cécile Sorel, et l’on a applaudi mademoiselle Sorel!

Car mademoiselle Sorel n’est pas seulement une des plus jolies
femmes de Paris, mais c’en est aussi une des plus élégantes; ses
robes et ses chapeaux font loi, mieux, son ameublement préoccupe les
collectionneurs; son installation de l’avenue des Champs-Elysées est
une des plus belles que je sache: le goût le plus sûr, la sélection la
plus avisée ont présidé au choix de la tenture et du meuble; c’est du
sublimé dix-huitième siècle, un arrangement qu’auraient dirigé à la
fois M. Groult et M. Jacques Doucet. La malignité publique a même prêté
à mademoiselle Sorel des liaisons gouvernementales sinon princières; la
vraisemblance eût voulu, en effet, une favorite dans cette installation
digne de la Dubarry ou d’une Pompadour: c’était vous dire avec quelle
joie on eût trouvé mauvaise ou simplement maladroite dans son rôle une
femme aussi comblée de faveurs.

Déception! Mademoiselle Cécile Sorel a été une actrice. Naturelle,
simple, conseillée à miracle, elle a consenti à être une vraie
paysanne, et les bras rougis, le visage masqué de hâle, la gorge libre
sous la chemise de toile bise, elle a été la faneuse, la sarcleuse
d’herbe, la trayeuse de vache et la fille de ferme. Tout Paris en
la voyant a pu croire respirer la senteur des foins et l’odeur de
l’étable, et mademoiselle Sorel n’a pas créé une ribaude, mais une
femme honnête; mieux, mademoiselle Sorel a failli être violée en scène
et tout Paris a été volé qui était venu pour assister à ce viol.

Mademoiselle Sorel a plus qu’aucun talent d’actrice; à la scène même,
elle demeure spirituelle.


_Jeudi 9 février._--A Toulouse, non, pardon, _villa Chaptal_, à
Levallois-Perret, chez Gailhard, dans l’atelier voisin de sa villa
mauresque.

Il y a là Gailhard pétrissant la glaise et raffermissant à coups de
pouce le muscle d’épaule d’une superbe gaillarde nue, une nymphe tueuse
d’aigles d’au moins quatre mètres; il y a là Gheusi du _Gaulois_,
l’auteur de la _Cloche du Rhin_ et des _Danses grecques_; il y a là
mademoiselle Bréval, la _Brunehilde_ de la _Valkure_ et la _Hilda_ de
la _Burgonde_, fier et calme profil de vierge guerrière, et il y a là
Badin, le sculpteur de la _Fontaine d’or_, l’année dernière admirée au
Champ de Mars, Badin, le neveu de Gailhard même, en train de modeler
un bien curieux bas-relief, toute une descente d’anges longs vêtus de
robes traînantes au-dessus d’une Florentine de la Renaissance assise à
un orgue; des vitraux et des arceaux de cathédrale jaillissent derrière
les anges descendant en spirale, et coloré d’acides, teinté et bruni
par des huiles, tout le bas-relief semble baigné dans une lumière
diffuse et diaprée de vitrail.

C’est somptueux, mystique et musical, très vénitien, d’une piété
élancée et décorative de moine d’Italie.

Gailhard, Gheusi, Badin, et l’on attend à déjeuner Vidal... J’avais
bien dit que nous étions à Toulouse; mieux, il n’est question que
d’un divertissement de danses grecques, exécuté par Sandrini cet été
à Toulouse, devant M. Leygues et les Cadets de Gascogne, lors de la
fameuse tournée des _Cape de dious_, et qu’enthousiasmé, réclame pour
une de ses réceptions M. Paul Deschanel! C’est tout le Midi de Joseph
Montet qui bouge, le seul Midi dont il faut être, paraît-il, car
l’autre n’existe pas; déshonorée par les Italiens et les Levantins,
la Riviera et la divine Provence... et moi qui pars demain soir pour
Marseille! Ah! ces Cadets! Et le dîner d’Esparbès dont je ne pourrais
être! Me permettrait-on seulement d’y assister, à moi qui suis Normand
et presque d’outre-Manche. Ah! ces terribles d’Artagnan de Gascogne!


_Samedi 18 février._--Galerie Kleinmann, rue de la Victoire, les
Bottini, cinquante aquarelles: _Bals_, _Bars_, _Théâtres_, _Maisons
closes_.

Silhouettée d’un trait mince, l’air de frêles découpures sur des fonds
d’une somptuosité sourde, c’est toute la flore de Montmartre évoquée
et saisie dans ses cadres familiers. Le pinceau d’un artiste, épris
de gracilités et de tons chauds, l’a surprise et fixée; et, dans des
décors capiteux de couloirs de théâtres et de maisons de filles, au
milieu des luisances nickelées de buvettes et de bars, c’est le défilé
un peu spectral et aguichant des élégances phtisiques, des chloroses
fardées et des pâleurs, et des langueurs d’anémies, l’air de petites
bêtes malfaisantes et malades, des petites prostituées de la place
Blanche et de la Butte, Bérénice et autres petits calices de fleurs
faisandées, pleurées par Jean de Tinan et célébrées par Maurice Barrès.

Ballerines impubères du Foyer de la Danse, figurantes de Music-Hall,
gigotteuses salariées du Moulin Rouge, idoles amoureuses de la _Souris_
et du _Hanneton_, soupeuses et rôdeuses; délicates, anguleuses,
effarantes et macabres, invraisemblables de minceur avec de larges yeux
dévorés de luxure et des grandes bouches saigneuses de fard, c’est
sous le carrick rouge à trois collets, l’énorme feutre empanaché de
la noctambule ou dans les grègues bouffantes de la cycliste le charme
sûr, mais frelaté, le ragoût de piment et d’odeurs d’hôpital, le baiser
au picrate et au phénol de la _Dame aux Camélias_ et du _Manchon de
Francine_, mais tout cela rajeuni dans des cadres d’une brutalité toute
moderne par un artiste inquiet et obscur; c’est maladif, cynique et
solliciteur. Il y a là des insexuées et de fâcheuses androgynes, des
bouches de proie et d’agonie, des morphinées, des éthéromanes et des
buveuses d’absinthe, il y a de pauvres petites filles qui n’ont pas
mangé de la journée, des pourritures naïves et des ferveurs émaciées de
Lesbos, il y a beaucoup de pitié aussi dans tout ce vice, mais il n’y a
pas de hideur.

M. Bottini a négligé de portraiturer leurs mères! C’est la boue de
Paris, son atmosphère fuligineuse et lourde de miasmes et de gaz
qui ont décharné ces jolies nudités blêmes de mangeuses de pommes
vertes; il y a aussi de l’élégance innée, de la somptuosité même dans
les attitudes et les gestes de ces petites filles de concierges.
Leur beauté de cimetière et de théâtre est le crime de Paris, mais
elle en est aussi la parure et la fleur. Rats d’Opéra, lys du Rat
Mort, pierreuses et diamanteuses, Bottini a silhouetté toutes ces
filles-fantômes sur des fonds opulents et sourds allant du rouge de
laque au rouge tan, fonds réveillés çà et là de bleus paon et de charme
plutôt imaginé que vu dans la réalité, mais d’une tonalité savoureuse
et savante. Il a été beaucoup parlé de M. Bottini ces temps-ci, et à
propos de lui des noms ont été cités, Goya et Constantin Guys par les
uns, Degas et Forain par d’autres. A la vérité, M. Bottini connaît
ses maîtres et s’en souvient, mais sa vision est bien personnelle, sa
couleur surtout requiert et enchante. J’aime moins son dessin qu’on
dirait volontairement lâché et que je crois inexpérimenté, tant il est
maladroit; dessin malheureux qui a fait dire à quelqu’un: «Oh! Bottini.
Un Goya de Montmartre qui s’inspire de Forain et peint comme un Degas
qui dessinerait mal.»


_Lundi 20 février._--Faubourg-Saint-Honoré, 233, chez Valgren, _Des
Buveuses de clair de lune_. Malheureusement, l’épithète n’est pas de
moi; mais elle s’applique si adéquate à l’élancement fuselé, à la
souplesse étirée du rameau et de tige des figurines de Valgren, elle
convient si justement à la sorte d’arabesque mystique qu’affectent
les longs corps chastes et trop longs, mais si chastement frêles et
longs, de ses femmes, que je le risque et le maintiens, ce vocable de
poète romantique, _Buveuses de clair de lune_. Et c’est, en effet, le
clair de lune et son philtre argenté de songe et de féerie que boivent,
ardemment penchées sur de longs et sveltes calices, ces statuettes
elles-mêmes, si sveltes et si longues, qu’on dirait d’étranges
filles-fleurs. Moirées d’inquiétantes patines, comme baignées de
reflets d’eau glauque et plus loin de reflets de lune morte, dans
quelle matière inconnue vivent-elles de leur vie dolente et chimérique,
dans du bronze, de l’argent terni ou de la cire peinte? On ne sait. La
fluidité de leurs corps allicie et déconcerte, les cheveux coulent
comme de l’eau, comme de l’eau choient leurs épaules et fluent leurs
hanches fines, c’est une coulée d’eau que leur robe qui traîne et,
dressée dans un élan de ferveur, toute leur grâce mélancolique et pure
fond et se dissout dans l’écume d’un flot, le floconnement d’une brume!

Ce sont des nixes, ce sont des elfes, ce sont des fées, mais ce sont
aussi des femmes, car ce sont des symboles de désir, de regrets,
d’abandons et d’attirances; ce sont aussi des Rêves, des Désespoirs, de
l’Angoisse et de la Douleur.

Elles boivent du clair de lune et nous en abreuvent, car leur attitude,
ici brisée et attristée, plus loin gracieusement adorante, nous verse
l’ivresse de la Beauté en nous en communiquant la joie, la fièvre et
aussi le frisson. Elles nous en donnent la nostalgie; la nostalgie,
fille des illusions de l’Amour et de l’Art, et ce sont des contes
d’Andersen, et ce sont aussi de brumeuses légendes du vieux Rhin qui
revivent pour moi dans les poses simples et voulues de ces femmes;
un coin d’enfance et de rêves danois fleurit dans cet atelier de
sculpteur-poète et d’artiste visionnaire, qu’est le Finlandais Valgren.


_Vendredi 24 février._--Marseille!... du soleil, mais un petit froid
vif, comme un motif aigu de fifre, dans l’allégresse ensoleillée de
la symphonie d’odeurs et de couleurs du marché aux fleurs des Allées
(_Prononcez les Allllées!_), les Allées de Meilhan, leurs allées, d’où
le vieux port apparaît dans une brusque traînée de lumière, aquarelle
fauve et dorée, gouachée de terre de sienne et d’ocre, entre les
devantures de la Cannebière et son prodigieux mouvement; la Cannebière,
le légitime orgueil de tout Marseillais. Il fleure la jonquille et
la violette, le marché aux fleurs des Allées, mais discrètement,
froidement; les marchandes et leurs gerbes de roses thé grelottent; les
fleuristes ont la pâleur mate et délicate de leurs fleurs, mais les
mimosas égrènent une si belle clarté d’or: printemps du Midi, printemps
menteur.

Sous les platanes, les flâneurs des Chartreux et les nervi du _Course_
font les cent pas, gouaillent, se croisent et s’accostent; la
nomination du nouveau Président met tout le Midi en joie: M. Loubet
est de Montélimar, c’est le nougat national, c’est surtout un enfant
du pays, un Provençaou, té, comme toi et moi... Et Marius et Baptistin
s’en félicitent avec des étreintes comme pour une lutte, des bras
passés autour du cou, des accolades et des bourrades: «Hé! mon bon,
c’est la bonne affaire; nous l’avons, té, le gars Loubet!»


_Samedi 25 février._--Marseille: un hôtel de la rue Tubaneau, une des
rues chaudes avoisinant le cours Belzunce; croquis de trois fenêtres
pris de l’étal en plein vent d’un vendeur d’oursins et praires... Onze
heures du matin...

Première fenêtre: Un Arabe en burnous s’y profile, visage de patriarche
pensif; attentivement penché sur un vieux soulier, il en rapetasse la
semelle, les doigts noirs de poix, et tape et coud et cloue; barbu,
blanc et chenu, on dirait quelque ancestral Eliézer; dans une cage
suspendue en dehors, un merle gai siffle et sautille.

Seconde fenêtre. Deux Marseillais en bras de chemise, les reins sanglés
de la tayolle, deux nervi, je le jurerais, s’y font la barbe devant
un morceau de miroir; couple faraud, jovial et désinvolte, dont l’un
savonne et l’autre rase les joues de son compagnon!... La troisième
croisée, enfin: Une hallucinante figure assise y sirote une tasse de
chocolat, un cabotin ou une vieille femme: engoncé dans un plaid,
coiffé d’un capulet rouge, à la fois funambulesque et dantesque, est-ce
un cardinal en voyage ou une vieille comtesse de Die! tête hoffmanesque
qui fait songer à la fois à un prince de l’Eglise et à quelque _vecchia
strega_ (vieille sorcière).

A la porte, deux marins, deux navigateurs lutinent une fillasse en
cheveux, solide et brune; heureux trio qui ne se dérange même pas
devant le bagage que descend le garçon d’hôtel! Un voyageur en capa
noire doublée de velours rouge suit le bagage, le sâr Peladan ou un
hidalgo.

Au milieu de la rue un portefaix du port pilote trois Indous
enturbannés de blanc et long gaînés de toile noire. A dix pas, le
_course_ bruit et grouille.

O Marseille, porte de l’Orient et palette de sensations et de couleurs!


_Mardi 1er mars._--Nice. --La baronne de Rhaden, l’écuyère du
Nouveau-Cirque, la souple et svelte baronne de Rhaden, nerveuse comme
un cheval de race, et si pâle, si pâle, si étrangement pâle sous
ses cheveux si blonds, tels une fumée d’or. Une légende tragique la
précédait à Paris, où ses débuts affolèrent à la fois les clubs, les
écuries, les boudoirs; il y avait, disait-on, du sang à l’ourlet de
sa robe, la robe d’amazone qui la gaînait à la fois si délicate et si
fièrement droite. Femme d’un officier hongrois, le baron de Rhaden, des
hommes s’étaient tués pour elle, et belle d’une beauté décevante et
froide, belle de l’impérieuse beauté de la neige qui ne fond pas, elle
apportait avec elle, toute passionnante et trouble, une atmosphère de
drames, de suicides et de duels! Tout Paris hennit, cabré de désir, à
cette odeur de femme et de mort: René Maizeroy fanatique écrivit pour
elle un bloc-note où il la comparait à une héroïne de d’Aurévilly,
et en effet cette centauresse aux yeux clairs et au profil si calme
faisait songer à l’impassible et terrible amoureuse du _Bonheur dans
le crime_: tous les sensitifs, tous les friands de littérature et
d’émotions fines se plurent à rêver des _Diaboliques_ devant cette
écuyère titrée et mariée qui, d’un coup de sa petite main gantée de
peau de chien, quitte à les renverser après sur la piste, faisait si
dextrement prendre le mors aux dents et aux hommes et à son cheval; et
puis, la baronne venait de si loin!!

La baronne de Rhaden... je la retrouve ici au programme d’une troupe
italienne au Cirque de Nice, et j’ai l’impression d’une déchéance:
la baronne de Rhaden au Cirque de la rue Pastorelli... Une curiosité
néanmoins m’y fait entrer, dans ce cirque; l’écuyère tragique était
encore si jolie il y a cinq ans, la dernière fois que je la vis..., la
baronne hongroise est encore svelte et souple, mais le masque s’est
virilisé, durci, elle manie toujours merveilleusement sa bête au milieu
d’un corps de ballet travesti en écuyers, culotte blanche et habit
rouge, et je regrette le plastron immaculé et l’habit noir de M. Loyal.

Mon idole d’antan m’apparut ici amoindrie, diminuée. Nice, ville
cosmopolite et rastaquouère, démode et démonétise, il me semble, les
talents et les femmes; c’est par excellence la ville refuge des santés
compromises, des réputations avariées, des talents finis, des tares et
des suprêmes avatars; toutes les déchéances y viennent prolonger au
soleil factice une agonie dont on ne veut plus ailleurs, et autant,
par exemple, le nom de la baronne Rhaden m’attriste et me gêne sur
cette affiche de la rue Pastorelli, autant j’admets et comprends au
programme du Casino le nom de madame Tarquini d’Or.


_Mercredi 2 mars._--Fleurs de Nice, autre épave. Onze heures du soir,
dans un bar des Anglais de la place Masséna, bodega ou posada selon
qu’y miaule entre dix et onze un orchestre de _bar-maid_ irlandaises ou
de guitaristes espagnols. Quatre Napolitains tourmentent des mandolines
dans celui où nous sommes attardés, ce soir: au comptoir, juchés sur
les hauts tabourets, cinq ou six dégusteurs de cocktail, figures
louches de croupiers de cercle ou des bookmakers...: un petit Italien
assez joli, quinze ans à peine, se déhanche, mime une tarentelle...
Entrent deux femmes, deux rôdeuses en quête du monsieur de la nuit, le
visage plâtreux, reculé entre des bandeaux crêpés et bouffants, comme
au fond d’un manchon d’astrakan noir: volumineux mantelet de velours à
la mode de l’an dernier, épaisse voilette rabattue sur les yeux, l’air
de bêtes nocturnes et malfaisantes avec leur face de morte et leur
rictus saigneux de fard...

L’une d’elles vient à nous, se nomme et nous interpelle, la baronne
Chipola. C’est elle et sa grâce simiesque, son visage allongé et son
sourire aigu de gitane; la baronne Chipola a un œil au beurre noir;
n’importe, elle s’installe, et avec des cajoleries, des minauderies
et des boniments de romanichel en parade, c’est la fatale bouteille
de champagne et les fâcheuses cigarettes du khédive, quatre francs le
paquet, qu’elle nous extirpe d’abord; suit le vulgaire tapage du louis
prévu, réduit par nous à un louis de voyageurs, les dix francs qu’on
ne refuse pas à la fille en dèche. «J’ai tout perdu à Monte-Carlo,
j’ai joué sur le 17 plein et c’est le 11 qui est sorti, c’est bien ma
veine... Je touche trois mille demain, mon amant m’a télégraphié ce
soir. Venez-vous souper au London House. C’est moi qui vous invite,
j’y loge, j’y suis descendue, parole d’honneur... Allez demain à
Monte-Carlo... Vous verrez, j’y fais sauter la banque, cette fois j’ai
une martingale.»

Nous déclinons ses offres et évinçons la dame. A peine dehors:
--«Monte-Carlo, nous tuyaute un Niçois qui nous accompagne, elle se
gardera bien de s’y risquer, on l’a expulsée des salles, la principauté
lui est interdite, elle y a vécu deux mois sans mettre un sou en
banque, rien qu’en faisant le tour des tables, les jetons lui sautaient
dans les poches, oh! une dextérité de main... pas sa pareille pour
étouffer les orphelins, madame--la Mort aux gosses, quoi, ou _Gare aux
poches_, le phylloxéra des joueurs.»


_Vendredi 4 mars.--Nice._ --Le _Phare du Littoral_, hier très tard dans
la soirée, m’a appris la triste nouvelle.

Le _Journal_ reçu ce matin me la confirme, endeuillé d’un encadrement
noir: Fernand Xau est mort, Fernand Xau, qui fut le créateur et l’âme
même de ce _Journal_, Fernand Xau, à qui nous devons tous dans la
littérature l’exceptionnelle situation faite à la plupart d’entre nous
dans un journalisme avant lui hostile et fermé aux artistes de rêve et
d’imagination. J’ai télégraphié à Grasse la veille, dès le douloureux
événement, appris très tard dans la nuit, et j’attends la réponse à
ma dépêche, la réponse qui m’autorise à aller là-bas, à la maison
mortuaire.

Grasse, Fernand Xau! et voilà que dans mon souvenir s’évoque et se
précise, visions de calme et de chaleur, le doux paysage ensoleillé
au milieu duquel je trouvais Xau, installé à peu près à pareille
époque, l’année dernière, dans sa villa des Quatre-Chemins. Ancien mas
provençal perdu dans un repli de terrain avec à l’horizon les hautes
montagnes de Grasse, _chaud cagnard_ du pays du soleil à l’abri de la
brise de mer et des vents, comme il fleurait bon la lavande, le thym
et la menthe sauvage, le cher abri trouvé par Xau pour y rétablir, il
l’espérait du moins, une santé irréparablement détruite! et, si atteint
qu’il fût par son mal, si maigre qu’il fût devenu avec sa voix changée,
ses joues creuses et sa mine défaite, nous voulions nous faire illusion
et espérer avec lui... Il y avait de telles ressources de volonté, une
si tenace et si belle énergie dans ce Breton obstiné et trapu, et je le
revois me faisant gaiement les honneurs de sa retraite de convalescent,
admirant et me faisant admirer les cinq hectares d’oliviers, verger
biblique aux troncs noueux et tordus s’étendant tout à l’entour de
l’habitation, le jardin fleuri d’iris, le puits moussu dans la courette
et la gloriette et la tonnelle. Et madame Xau nous suivait, dévouement
attentif et ferveur touchante désormais attachés à une ombre. Et
c’est à ce dévouement et à cette douleur que vont aujourd’hui mes
pensées, car, avec une précision cruelle, je me souviens aujourd’hui
d’une phrase échappée à madame Xau dans ce calme et somnolent décor
d’oliviers et de soleil, phrase typique et dont la joie confiante, ce
jour-là, me fit peur: «Je voudrais toujours demeurer ici, jamais je ne
me suis sentie si heureuse!»

Et ce télégramme qui n’arrive pas! De toute façon je ne pourrais pas
partir avant cinq heures. Nice aujourd’hui m’étouffe! et c’est sur le
Montboron, dans les pinèdes et les pierrailles, que je rôde et cherche
à tromper l’angoisse d’attendre qui m’oppresse, le Montboron, dont
la masse énorme menace en promontoire, entre le port de Nice et de la
baie de Villefranche... Oh! le merveilleux panorama qui s’offre de ces
hauteurs! Ce sont des lieues et des lieues de mer et de montagnes qui
se déroulent à l’infini dans le bleu du ciel et le bleu du large.

Ici c’est le miroir uni du petit port de Nice, la baie des Anges, et
alors, dans des lointains qui se violacent, la pointe d’Antibes, la
courbe du golfe Juan et jusqu’aux cimes vaporeuses de l’Estérel, au
delà de Cannes; de l’autre côté, c’est le bassin clair et profond
de Villefranche, propice aux escadres, la petite ville bâtie en
amphithéâtre, la pointe Saint-Jean, chère aux pêcheurs, et au delà,
dans des brumes lumineuses de nacre bleuissante, les contreforts
ruineux et déchiquetés des Alpes, depuis Beaulieu jusqu’au Carnier,
les sommets d’Eze et de la Turbie avec Monte-Carlo au ras de la ligne
des flots, là-bas, là bas...; paysages de golfes et de promontoires,
visions de roches et d’eau, d’azur et de lumière qui me rappellent la
splendeur ensoleillée des rivages de Sicile, et voilà qu’au détour
d’un sentier de pierrailles, entre des verdures grises de genévriers,
s’échelonne un troupeau de chèvres; un petit berger aux jambes
enveloppées de toison de brebis les conduit; c’est l’accoutrement même
des montagnards de Taormina. Svelte et brun, musclé et agile, c’est
avec ses cheveux crépus et ses larges yeux humides, silhouette et
profil, un vrai pâtre sicilien; il flotte ici un parfum de la Grande
Grèce...

    O pâturages bleus et fables de Sicile,
    Récits de vieux pilote et légendes des îles,
              Lourds gâteaux de pavots,
    Qu’offraient à des autels vêtus d’ombre de mousse,
    Des trayeuses de lait au front ceint de fleurs rousses
              Et de gestes dévots!

Quelle douceur de vivre dans ce paysage antique, et je songe à la phrase
entendue l’an dernier, dans le verger fleuri d’iris de Grasse, à
l’ombre dentelée d’idylliques oliviers: «Jamais je ne me suis sentie si
heureuse, je voudrais toujours demeurer ici.»


_Dimanche 5 mars._--La Turbie, à l’Eden Hôtel. Les costumes de
Messaline. C’est madame Héglon qui m’en fait les honneurs: madame
Héglon, l’incomparable Dalila de _Samson_, la Hilda de la _Cloche
du Rhin_, la remarquable et remarquée Pyrrha de la _Burgonde_, la
divine Astarté de l’Opéra de Xavier Leroux, que nous applaudirons l’an
prochain.

Madame Héglon est ici à la Riviera, où elle va créer la _Messaline_
d’Isidore de Lara. Entre Bouvet et Tamagno, personnifiant deux frères
ennemis, elle incarnera l’ardente et l’insatiable impératrice,
_lassata, sed non satiata_, de Suétone et de Juvénal.

Créature de luxure et de perdition, MM. Armand Silvestre et Eugène
Morand, ont, paraît-il, transformé en amoureuse, avide d’inconnu, cette
grande figure libertine de la décadence romaine et, dans leur livret,
les caprices effrénés de l’Augusta se réduisent à une passade avec un
poète des rues et une nuit d’amour avec un gladiateur. Après une _Nuit
de Cléopâtre_, c’est bien plutôt une journée que la vie de l’héroïque
débauchée, un épisode, que l’histoire de l’impératrice; mais ne soyons
pas indiscrets, la future interprète se repent déjà d’en avoir trop dit
et je dois me borner à raconter ce qu’on me montre: les merveilleuses
tuniques et les splendides manteaux (on les dirait peints par Alma
Tadema) dans lesquels se draperont tour à tour la grâce impérieuse et
l’ardeur lascive de la femme de Claude.

C’est d’abord la robe safran du premier acte, une transparente étoffe
orange, toute constellée de rosaces d’or, la robe de Messaline dans
son palais; de hautes arabesques marron clair, en broderie, en forment
la bordure; un immense manteau mandarine complète le costume; c’est
orageux et chaud de couleur, comme un soir de vendanges de la campagne
de Naples. Puis, voici la robe de Suburre, la tunique de Lyscisca la
courtisane; une avalanche de fleurs brodées sur un tissu qu’on dirait
de nacre, où transparaîtra la nudité de la prostituée, et le manteau
bleu, couleur de nuit, d’un bleu qui sombre et se dégrade et dont
s’encapuchonnera Messaline à la façon d’un Tanagra pour pénétrer dans
le bouge. De larges iris, mauves, jaunes et violets, et d’éclatants
pavots couronneront alors le front de Messaline, et c’est bien
l’impériale et enivrante courtisane de Suburre, que j’évoque sous cette
pluie de gaze et de pétales, en regardant madame Héglon en train de
déployer maintenant, sous mes yeux, la splendeur rouge de son manteau
d’impératrice à l’acte du cirque.

Dehors, c’est la nuit et la Méditerranée, dont on entend râler dans les
ténèbres la plainte douce et monotone; toute la Turbie est endormie,
quel silence! Le train, qui me ramènera à Nice, ne passe que dans une
heure; je sens autour de nous la solitude hautaine de la montagne et
il me plaît que la tragédienne lyrique, qui porte si bien son beau nom
d’Héglon, ait choisi pour séjour, au lieu de Nice ou de Monte-Carlo,
ce promontoire de roches et de cimes ardues, où le Dante exilé erra,
il y a trois siècles: la Turbie, jadis refuge d’aigle, aujourd’hui nid
d’aiglonne, en face de la mer.


_Lundi 6 mars._--Une lettre de Paris. Fragment: «Je ne vous raconterai
pas le _Lys rouge_, vous l’avez lu, restez-en là. Du poète Choulette,
personnage exquis dans le roman, il ne reste rien dans la pièce;
Réjane y arbore une robe surprenante, qu’on dirait rêvée par Sarah,
tant elle la fait nue et cependant voilée. Est-ce de la soie peinte ou
du tulle imprimé? on ne sait. C’est jaune, c’est rose, c’est chatoyant
surtout, avec des fleurs qui se dégradent et se foncent partout où
l’étoffe plaque, et je vous jure qu’elle plaque cette robe-là, mon
cher; quand Réjane s’asseoit, on voit la nacre des genoux sous la robe.

»Il y a aussi le décor de Fiesole, vaporeux, lumineux, bleuâtre, avec
des clochers à l’horizon et, à la cantonade, des cloches qui tintent;
des sons filés se répandent, puis s’éteignent. C’est voluptueux comme
une page d’Annunzio et mélancolique comme un vers de Rodenbach; c’est
surtout de l’Anatole France. Le malheur est que madame de Bécassinet
est toujours dans la salle et, quand on songe que la délicieuse héroïne
de ce _Lys rouge_ a été écrite d’après les yeux de hibou de cette
dondon, prétentieuse et boulotte, rouge comme une tomate et haute comme
une botte, on ne sait si l’on doit déplorer ou envier l’imagination
des poètes. Moi, la présence de cette Polymnie me coupe tout mon
enthousiasme et Dieu sait si j’aime Anatole. Réjane a beau être
charmante, la grâce de l’interprète ne peut faire oublier la hideur de
l’original.

»Il y a aussi l’exposition de Vogler, chez Vollard, rue Laffitte.
Avez-vous une opinion sur ce peintre? Moi, il me paraît tout à fait
supérieur. Il rend comme personne l’atmosphère humide. Il y a de lui
trente-sept toiles dont une douzaine d’effets de neige tout à fait
délicieux. La neige par un temps sec avec un ciel d’un bleu pur,
tendre, fin, un ciel de porcelaine de Sèvres et les terrains ouatés de
blancheurs des petites maisons tapies au fond d’un vallon cotonneux. Il
y a aussi de la neige par le dégel, de grands arbres roux sous un ciel
tout sale et des ombres violettes, de grandes traînées de bleu qui se
violace, qui font des trous dans le givre. C’est d’un impressionnisme
moins exaspéré que Monet, moins sec que Pissarro, solide tout de même;
une peinture plantureuse qui se rapprocherait plutôt de Manet avec une
palette où le bleu remplacerait les anciens bitumes. Il y a aussi un
effet de brouillard sur la Seine et un effet de pluie en pleins champs
dont je ne vous dis que ça. L’eau qui tombe cache la moitié du paysage,
tandis que des gris très fins enveloppent la partie visible d’une
lumière argentée et diffuse. C’est à en avoir la nostalgie de la pluie.

»Vous avez aussi manqué la fête foraine du boulevard Diderot.
Imaginez-vous qu’on a eu l’idée de faire tourner des chevaux de bois à
l’emplacement même de Mazas. En passant près de la gare de Vincennes,
j’ai lu sur des grandes pancartes ces mots suggestifs: _Fête à Mazas..._

»J’ai été voir: à la lueur de lampes Popp, un grand terrain jonché de
gravats avec, tout autour, des matériaux de démolitions et de hautes
palissades. C’est là que campent les banquistes. Pas mal s’y firent
des cheveux blancs derrière de hautes murailles. Peu nombreux, les
banquistes. De grands espaces vides séparent les baraques, tels de
vastes carrefours noirs coupés de lumières blafardes; tout cela est
pauvre et sordide. Des fillasses empaquetées de maillots rose vif
gigottent sur des tréteaux; deux dromadaires dépaysés promènent un
regard morne sur des groupes de badauds en casquettes. Quelle variété
de casquettes! Elles s’ornent de rouflaquettes, coiffent des faces
émaciées et chafouines, de gros visages papelards et des bajoues
livides; têtes de gosses ou de souteneurs déjà mûrs, toutes sont
glabres, du glabre des pensionnaires des maisons centrales. Fête à
Mazas! Attraction pour les chevaux de retour, joie de baguenauder en
liberté où l’on vécut à l’ombre d’interminables heures qui s’appelaient
des _plombes_. Evidemment, nombre de ces badauds ont connu un Mazas
moins gai. Quelques messieurs bien mis dans cette foule, attirés, eux
aussi, par des souvenirs personnels? _Chi lo sa._ Peut-être étaient-ils
des illustres fournées qui firent de Mazas un endroit très parisien
pendant les temps difficiles célébrés par Forain dans le _Doux pays_!

»Aux Français, l’_Othello_ d’Aicard intéresse surtout les deux Mounet
qui y rugissent, moins bien que Tamagno pourtant; aux Funambules, porte
close. L’établissement est fermé pour cause d’insuffisance de recette.
L’_Enlizement_ a enlizé le succès. Liane auteur a tué son théâtricule.
Il faut toujours tuer quelque chose; elle avait mieux réussi son
suicide. Le public n’a pas du tout mordu à la littérature de la jolie
femme. Ses sourires demeurent ses œuvres les plus éloquentes.»


_Mardi 21 mars._--Monte-Carlo. --_La première de Messaline; ce qu’ils
en pensent, ce qu’ils en disent, huit heures et demie dans l’atrium._
Deux sorties de bal en tulle pailleté et semé de fleurs; l’une, en
tulle gris cendre, garniture de plumes et d’acacia rose, l’autre, en
tulle jonquille, broderies d’argent, semis de violettes de Parme;
chapeaux catapultueux. Deux smokings fleuris d’œillets blancs les
accompagnent. Ils et Elles viennent de se casser le nez à la porte. Le
spectacle est commencé, les ordres émanés du palais sont obéis à la
lettre; on n’entre pas pendant la représentation: les huissiers sont
inflexibles; fureur des deux sorties de bal qu’essaient en vain de
calmer les smokings:

«Alors, nous n’entrerons qu’au second acte? --Apparemment. --Et nous
allons faire l’atrium comme des grues? --Nous ne sommes pourtant pas à
Bayreuth! --Il paraît que si. Vous savez que l’orchestre est invisible,
en contre-bas de la scène, comme là-bas. --Alors, ce monsieur se prend
pour Wagner.... le Bayreuth des rastas...?»

_Une demi-heure après, le quatuor une fois installé aux fauteuils_:
--«Il y a une très belle salle. --Tout Cannes et tout Monte-Carlo.
--Oh! cette jolie femme, là-bas, quelles épaules! --Et quel corsage,
Blanche Thyl. --Cette barbe blonde auprès d’elle. --Le Doyen. --Oh! mes
ovaires, racontez-moi le premier acte. --Oh! ça, non, vous le lirez
demain. --Le décor, bien? --Oui, mais pour moi, il n’y en a qu’un de
vraiment réussi, celui du quatrième: la loge impériale, de Lavastre;
les autres sont terriblement italiens. --On dit Héglon superbe. --Au
quatrième surtout. --Alors, la pièce commence au quatrième? --Je ne
vous dis plus rien, vous êtes insupportable. --Chut, voici le rideau.»

_La toile se lève sur l’acte de Suburre_: «Oh! c’est parfait, comme
ça grouille, comme ça remue! Mais il est délicieux, ce décor,--un peu
celui de la _Martyre_. --Oui, mais bien mieux mis en scène; on voit que
Morand a passé par là. --Et l’imprévu des costumes! Charmantes, les
deux petites courtisanes montées sur la table. Et comme c’est éclairé.
--J’aime moins la citharède aveugle.

    Je vais chanter un chant tiré de l’Odyssée.

--Cette femme drapée de bleu? --Héglon, Messaline, vous allez la
revoir. --Ah! Bouvet.

    Elle m’avait pris, elle m’a laissé.

--Déjà! --Quelle adorable voix! Mais cette «nuit d’amour, répands sur
moi, répands ton onde» est du bon Gounod, ou je n’ai pas de mémoire.
--C’est comme le refrain de la bacchanale! j’ai entendu cela sur les
quais de Naples: c’est une chanson du _basso porto_. --A Messaline,
maintenant. --Est-elle bien drapée! un Tanagra. --Et l’idée de cette
résille d’or posée comme un masque! Est-elle assez goule avec cette
face métallique et figée, où les deux yeux vivent seulement. --Elle
a bien dit son invocation. --Oh! attention, vous allez rire: c’est
l’entrée de Myrrhon.

    Viens aimer, les nuits sont trop brèves.
    Viens rêver, les jours sont trop courts.

--L’air est joli, mais Soulacroix et sa couronne de roses. --Ce gros
homme glabre entre ces deux jolies filles, on dirait leur mère! --Et il
va rebisser le morceau; raccroche-t-il assez son public! --Moi, je le
trouve très barrière de l’Ecole. --Oui, très Suburre. --Ah! l’entrée
d’Hélion:

          Dans le cirque étincelant,
              Le sable est blanc.»

La voix claironnante de Tamagno éclate et tonitrue; stupeur sur
la scène et stupeur dans la salle; puis, tous les étrangers de
l’assistance s’effondrent en applaudissements: --Vous aimez cette
voix-là, vous? --Oui, comme phénomène, ça me fait l’effet d’un exercice
de force, d’un acrobate introduit dans une comédie. --Moi, c’est plus
fort que ma volonté, je crois entendre une sonnerie de régiment, et
j’ai envie d’aller chercher ma gamelle. --Une gamelle de dix mille
francs. Et le débinage continue, d’autant plus féroce qu’aucun de ces
quatre délicats et délicates n’ont payé leur place au bureau; fauteuils
de faveur, fauteuils de dénigrement.


_Vendredi 24 mars._--Une Lettre de Paris (fragment): «Et vous n’aurez
pas vu Sarah dans _Dalila_! D’un rôle vide et démodé, elle avait fait
merveille. Avez-vous remarqué le goût des acteurs de talent pour les
pièces bêtes? Ils peuvent mettre du leur autour, mieux, ils font
la pièce! Nous avons donc revu la femme fatale, mangeuse d’hommes,
Sapho d’un grand monde de paravent, sirène du second Empire à qui
le jeune premier poitrinaire dit à certain moment: «Vous êtes, ce
soir, belle et froide comme une bacchante au repos.» Tout cela datait
comme un tableau de Winterhalter, corsages à la Berthe et crinolines,
ce temps où tout poète devait être élégiaque et phtisique, où la
pâleur seule était intéressante, où celles enfin, que nous appelons
les grandes amoureuses, étaient des monstres de perversité parce
qu’elles attelaient à trois ou quatre! Pauvres petites chattes! on les
canoniserait, maintenant.

»Je parle à l’imparfait, car naturellement _Dalila_ a déjà cessé de
vivre, la pièce n’a pas tenu l’affiche.

»Sarah, ensorceleuse de poète, y apparaissait pourtant dans un étonnant
costume, une de ces robes dont elle a le secret: fourreau de satin
blanc brodé de larges fleurs dans le bas, épaules nues, rivières de
diamants en épaulettes et deux écharpes! et quelles écharpes! l’une, de
soie légère vert Nil autour des reins, les deux pans en retombée sur le
devant de la robe; l’autre, de gaze jaune serin, comme glissée du cou
sur les bras et s’arrondissant sur la croupe en schall.

»L’éloquence que Sarah prêtait à ces écharpes, vous la devinez! Tantôt
roulées en corde, tantôt déployées comme des ailes, elles étaient
le soulignement de chaque attitude, elles s’envolaient au bout d’un
bras, se ramenaient d’un geste frileux sur les épaules pour se rejeter
en arrière, coudes au corps, en accompagnant la dignité ressaisie!
C’était puéril et charmant. Mais, c’était et c’est toujours notre
Sarah de divines attitudes. Et la coiffure en boucles à l’enfant avec
une grappe de glycine rose en oreille de chien sur l’oreille! Que
n’avez-vous vu cela, mon cher! Un portrait de Devéria, non, un père
Stevens de la bonne époque, _Dalila_, Sarah!

»Magnier était bien un peu musclé pour un jeune poète poitrinaire, le
_Monsieur aux Camélias_; j’aurais préféré de Max; mais il réalisait
assez bien le type du pseudo-tzigane aimé d’une princesse; Dalila
l’enivrait de luxe et des parfums d’Orient de ses mouchoirs.

»Il y avait beaucoup de mouchoirs dans cette pièce, celui que trouvait
le poète musicien dans un bosquet, celui aux parfums d’Asie, celui
enfin où il crachait ses poumons et qu’il apportait, trempé de sang à
la princesse, pour l’attendrir.

--»Tous les poètes crachent le sang, lui répondait Dalila. L’amour
littéraire était gai sous l’Empire.

»Il y avait encore un dernier tableau: un merveilleux clair de lune sur
la mer avec des arbres et des ruines au premier plan, un Carle Vernet.
Il y passait une berline noire traînée par des chevaux noirs, emportant
le cadavre de la jeune fiancée morte d’avoir été délaissée... la
gracieuse Thomsen, tout à fait exquise de naturel... Malheureusement,
malgré tant de grâces et tant d’écharpes, le public a résisté à cette
berline, à Carle Vernet et à tous ces mouchoirs: c’était tout à fait un
livret pour Raynaldo Hahn.»


_Dimanche 16 avril._--Paris, le retour. Un Paris noyé dans une petite
pluie fine, un ciel couleur d’ardoise, d’un gris très doux, la joie de
retrouver les quais, les tours de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle,
et les silhouettes aimées du vieux Paris.

Paris, la vieille pierre y a des tons fins et pourtant profonds,
inconnus sous les ciels crus du Midi; là-bas, tout est fauve et
safrané, de Vintimille à Marseille; ici, c’est un bleu très tendre qui
dort sous tous les gris; et puis, les jolies verdures pâles pareilles à
des fumées qui flottent aux bords de la Seine.

Mais déjà l’enchantement cesse: c’est l’affreuse trouée de la Cour des
Comptes, où s’élèvent déjà les bâtiments neufs de la gare d’Orléans,
c’est tout ce coin de quai veuf de ses beaux ombrages et la blancheur
morne d’énormes blocs de pierre sur l’emplacement de la petite forêt
vierge jaillie des ruines d’un palais. Le fiacre roule toujours,
et voilà que je retrouve de moins en moins mon Paris à mesure que
j’avance: deux mois l’ont-ils pu changer à ce point?

Voici la masse énorme, toute en hautes colonnades, du nouveau Palais
de l’Industrie, au milieu des Champs-Elysées, puis, la seule arche
droite et massive du pont Alexandre; elle enjambe tout le fleuve et
obstrue une perspective que je ne reconnais plus; le Trocadéro en
paraît tout enfoncé dans la Seine; on a gâché le Cours-la-Reine! Que
de tranchées! que de palissades! des baraquements s’y élèvent déjà:
tout grillagé de vert, c’est le théâtre des Bonshommes Guillaume; puis,
ces clochetons, ces pignons, ces tourelles, pans coupés et fenêtres à
meneaux, la rangée de vieux logis moyenâgeux qu’on me dit être le Vieux
Paris; logis encore plâtreux d’un blanc triste et froid sur ces bords
de Seine; plus loin, c’est le jardin du Trocadéro, déjà bouleversé, le
jardin du Trocadéro où l’on creuse et où l’on pioche, où l’on détruit
et où l’on bâtit: Section de l’Inde française, l’Andalousie au temps
des Maures. Une armée d’architectes et de démolisseurs s’est donc
abattue sur la ville; jamais on n’en a si profondément fouillé et remué
les entrailles; on sent l’influenza embusquée et tapie dans toutes ces
fosses et tous ces trous.

L’Influenza, fille de l’Exposition, devant tous ces terrains saccagés,
je ne m’étonne plus qu’elle soit si pernicieuse.

Même jour, onze heures du soir. Aux Folies-Bergère, Labounskaya dans
ses danses, mademoiselle de Labounskaya, étoile russe au ciel de
l’Alliance et comète historique a, pour nous, l’attrait d’un passé
presque politique. C’est la Lola Montès d’un pays plus lointain que la
Bavière et pourtant moralement plus près de nous, immoralement aussi;
les danses et les danseuses ont toujours joué un grand rôle en Russie;
il y a un an, les annales humoristiques des Romanoff nous étaient
révélées dans un livre piquant: _Sur les Pointes_, qui restera une des
œuvres les plus curieuses de ce temps.

Mademoiselle de Labounskaya danse-t-elle? c’est un mystère à éclaircir.

Cette longue mante de satin changeant dans laquelle elle se cambre, se
renverse et se livre, et puis, qu’elle traîne et déploie ensuite en
drapeau derrière elle; ses attitudes abandonnées et toujours ce corps
en offrande, tout cela constitue-t-il une danse? En Russie, peut-être,
mais en France, assurément pas, même aux Folies-Bergère. Mais, quelle
tumultueuse robe mademoiselle de Labounskaya a ce soir, machinée comme
les dessous d’un théâtre, avec ce devant fendu en triangle sur le
ventre et la rondeur des cuisses apparue dans des écartements de gaze,
telle à une lucarne d’idéal... une robe d’une transparence argentée
soulignée par d’aguichantes jarretières de velours noir, une robe que
l’on dirait signée Félicien Rops, tant elle est d’un goût obscène et
tentateur; impossible d’aller plus loin dans le canaille et le joli.

Un danseur, tout de blanc vêtu, pirouettant et maniéré avec, sur
l’abdomen, un énorme nœud de satin rose, complète cet ensemble; il a
le costume du roi de Rome, ce danseur, et s’appelle Maxagora... de Max
angora, chuchote-t-on dans la salle.


_Mardi 18 avril._--Galerie Georges Petit, rue de Sèze, aux
Pastellistes. Aman-Jean, Léandre, Helleu, Lévy-Dhurmer, je ne veux
retenir que ces quatre noms, sans prétention de faire là une critique
ou décerner des couronnes; c’est à ces quatre peintres que je vais,
impressionné, attiré par l’ensemble de leur envoi sans même avoir
consulté le catalogue, requis par la qualité de la vision.

Oh! la merveilleuse _Mère France_ qu’expose cette année Léandre sous le
titre de _Romance_, quelle vérité et quelle ironie dans cette grosse
mafflue pinçant de la guitare, quelle mesure dans l’exagération, quel
tact dans la déformation, qui d’un portrait fait un symbole, et quelle
fraîcheur, et quel éclat dans la couleur! A côté, un mélancolique
et calme paysage, une gentilhommière se reflétant dans l’eau, une
eau bleue déjà sombre de crépuscule, a le charme apaisé d’un vers de
Francis Jammes.

Helleu envoie d’élégants et fins portraits de femmes et toute une
étude d’hortensias: femmes et fleurs sont peintes dans des gris
fauves et atténués sur des fonds d’une sobriété voulue et un peu
sèche, qui met dans un étrange relief la hardiesse du dessin: encore
un peu, cela serait macabre; toute la maigreur est accusée dans ces
sveltes Parisiennes. Peinture d’artiste et affinée, presque maladive
de recherche tant l’impression en est volontaire; on dirait que le
squelette, le troublant squelette adoré des décadences apparaît dans la
femme comme dans la fleur.

Helleu est décidément le peintre des Avrils frileux et des fragiles
automnes, ses hortensias hallucinent comme des spectres, ses femmes
ont le charme élégant et précis des bois dépouillés par l’hiver. De
Lévy-Dhurmer, un masque de Paul Ollendorff.

Aman-Jean, lui, a consenti à sortir de ses limbes ses ondoyantes et
vivantes figures de femmes; ses portraits, même les plus modernes,
semblaient jusqu’ici peints derrière la trame obscure des siècles.
Jusqu’ici, il avait tissé de merveilleuses tapisseries; cette fois,
il a rompu le canevas qui tenait captives les têtes de ses portraits,
il en a éclairé la pénombre, et du mystère archaïque, mystère un peu
enfantin en somme, il a fait dans un éclairage violent, osé et tout
ensemble exquis, de vraies chairs et de vraies chevelures, des yeux
d’eau et des bouches en fleurs.

Besnard continue à éclairer ses figures à l’intérieur comme des
lanternes vénitiennes, Besnard père, entendons-nous. Les paysages et
les scènes rustiques de M. Lhermitte ont les vibrations énervantes d’un
cinématographe. Pourquoi?


_Mercredi 19 avril._--A l’Opéra-Comique, la répétition générale du
_Cygne_. Trois clous. L’agilité, la grâce lascive, la hardiesse et la
joie de respirer et de vivre de mademoiselle Chasles, dans le rôle
du faune, le petit faune hilare et dansant qui conseille à Pierrot
d’arrondir le dos et d’agiter comme des ailes ses larges manches de
satin blanc.

Deuxième clou, la plastique impeccable, la majesté, la ligne onduleuse
et les beaux bras levés, implacables et nus, de madame Dehelly, dans
la Tyndaride Léda: on n’accueille pas plus amoureusement le Cygne, on
n’est pas plus Diane outragée et vengeresse en tendant l’arc et en
visant le coupable... Pierrot ou Actéon.

Troisième clou, le délicieux pas du déshabillement, une trouvaille
de Mariquita, cette trouveuse, que ces groupes de femmes se dévêtant
en cadence, et tour à tour agenouillées l’une devant l’autre, puis
enlacées et désenlacées déjà s’aident à la nudité et s’enlèvent et
leurs peignes et leurs voiles dans une série adorable de poses, parmi
l’éclat barbare de miroirs de métal; et puis, il y aurait aussi les
plongeons trépidants des quatre Ethiopiennes tournoyant en cadence
au rythme des cymbales, l’envol de leurs larges manches dorées, la
vision grecque du cortège et l’idylle licencieuse de la Tyndaride au
bain; puis, s’il fallait tout citer, il y aurait aussi la poésie, le
lointain, le clair-obscur et le bleuté du décor. M. Catulle Mendès me
pardonnera-t-il d’aimer moins l’entorse donnée par lui à la légende par
la comédie italienne introduite dans un mythe arien?

    Le cygne est divin, son bec rose
    Cache un baiser de Jupiter.
    L’amour fit la métamorphose,
    La source a subjugué l’éclair.

Dans la fable antique, Léda, de femme, devient presque déesse en aimant
l’oiseau qui cèle un dieu; en faisant le cygne mortel, en le faisant
tuer par Pierrot, M. Mendès a changé la reine de Sparte en femelle,
puis, en oisonne puisque la reine enamourée pousse la méprise jusqu’à
prendre ensuite Pierrot pour un cygne, du satin blanc pour de la plume
et un homme pour un oiseau.

On n’est pas plus spirituellement impertinent et cruel; les erreurs de
la Léda de M. Catulle Mendès sont une délicieuse satire de la bêtise
de la femme, une espièglerie de poète, une outrance de lettré amusé
de jongler avec les mythes et les symboles, une irrévérence d’aède
vis-à-vis des dieux..., d’ailleurs le plus joli ballet du monde,
encadré à souhait dans une mise en scène d’Albert Carré et musiqué
avec une langueur et une volupté tout à fait imprévues, du moins
insoupçonnées chez M. Lecoq.

Le coq, le cygne, le moyen aussi de ne pas écrire une musique ailée
avec un tel nom et un tel titre.

    Sur les amours du cygne antique
    La source a coulé trois mille ans,
    Lavant la marche du portique
    Où Léda baignait ses pieds blancs,
    Et depuis trois mille ans, sans ride,
    Dans le miroir du flot glacé,
    Le beau corps de la Tyndaride
    Resplendit au cygne enlacé.

Et l’homme-neige a tué l’oiseau-lys.


_Mardi 25 avril.--A la Scala, dans une loge, deux sorties de bal de
tulle clair et de plumes, trois habits noirs; c’est un peu avant la
revuette, Fragson est en scène._ --Moi, il ne m’amuse plus. --C’était
bon deux ans après la mort de Gibert, on ne vit pas huit ans sur un
cadavre. --Oui, quand on croyait entendre l’autre, ça allait encore:
mais, à Paris, les morts vont vite, on a «oublié». --Vous êtes dures,
mesdames. --A propos, et Lucien Noël? Vous l’avez vu dans la nouvelle
pièce de la Gaîté? --Non. --Il paraît qu’il a une culotte, ah!
mesdames, pour une culotte, quelle culotte! --Et celle de Fordyce dans
la revue que nous allons voir, vous m’en direz des nouvelles. --Un
poème. --On dit prose en argot.

_Dans une loge à côté, une sortie de bal de tulle sombre et de fleurs,
un smoking et deux habits noirs._ --Et vous réhabituez-vous à Paris?
--Difficilement. --Vous jouez les Calypso? --Comment? --Calypso ne
pouvait se consoler du départ de Nice. --Quel horrible à peu près; et
qu’avez-vous vu depuis votre retour? --Oh! rien encore, le _Cygne_.
--Ballet de génération spontanée! Vous savez qu’on a supprimé les trois
œufs de Pâques de l’apothéose. --Je le regrette, c’était très gentil,
ces petits Pierrots dans l’œuf. --Oui, les Funambules sur le mont
Olympe, une suite au moineau de Lesbie de Catulle, Pierrot cygne ou
le moineau de Léda. --Il y a une très belle salle. --Oui, à cause de
Fordyce...

_Quarante minutes après, la toile tombée sur les applaudissements.
Dans la première loge._ --Eh bien, un peu longuet, ça gagnerait à être
coupé: mais Fordyce est étourdissant. --A-t-il assez bien pigé Delmet!
et quel brio dans ses danses, tous les talents. --Tous! et quelles
performances! --Oui, ce pantalon gris est une révélation. --Odette
Valéry elle-même. --Non, vous exagérez, mais enfin la Direction a bien
fait les choses, elle a suppléé à ce qui manque à Balthy: Fordyce en
a pour deux. --Sans compter qu’il parle comme Caran d’Ache, il dit
_trrrésor_ et _cherrrie_ avec le trrriple grrrasseyement de Caran.
--Trrrès rrrusse en effet, caviarrr et confiturrre, on ne rrroule pas
les r plus abominablement. Fordyce est tout à fait l’homme de ces
petites revuettes. --Et Balthy?... --Oh! plus mystérieuse que jamais,
avec quoi peut-elle donner le coup de rein qui fait si drôlement
évoluer sa jupe?... --Très mystérieuse en effet. --Moi, je la trouve
langouste atmosphérique. --Atmosphérique est le mot, ça ne veut
rien dire, mais c’est tout à fait ça. --C’est picraté et décousu,
clownesque, macabre et vraiment hilare; elle dit à miracle les couplets
de la _Grande Roue_, et puis, c’est si drôle d’entendre ici chanter
quelqu’un avec une voix! --C’est surtout neuf.

_Dans la seconde loge._ --Moi, je n’ai lu que l’_Anneau d’Améthyste_.
--Et ça vous a enthousiasmé? --Enthousiasmé. Il n’y a que des juives
converties là-dedans, c’est observé par un Maître. Si M. Bergeret était
moins indépendant, ce serait un livre tout à fait admirable; la scène
du fiacre est digne de Balzac, et l’officier de fortune, l’officier
taré, entretenu par madame de Bourmont, cette chère Elisabeth, quel
chef-d’œuvre! Si France nous avait donné un portrait de professeur
aussi bien campé, aussi vrai que celui de son officier! --Si, si, si,
avec des si, on changerait le monde; il faut prendre France comme il
est et l’aimer sans si. --C’est Max Lebaudy qu’il a voulu peindre dans
le jeune de Bourmont à la caserne? --Comme Esterhazy dans Raoul Maruex.
--Vous avez lu les notes de Daudet? --Non, j’en suis à l’_Inimitable_.
--Ou les notes de la Nouvelle Athènes?... --Le mot est de Juliette, la
première de chez Doucet; M. La Jeunesse est très populaire, rue de la
Paix. --Vous parlez par énigmes. --Je vous présenterai Fanny.

_Une heure après, chez Maire._ --Oh! _Vieux Marcheur_, c’est
impossible. --La pièce m’a déjà déplu aux Variétés, entendre encore
la parodie! --Le _Vieux Marcheur_ vous a déplu? du Lavedan, vous
blasphémez. --Je n’aime pas les vieux au théâtre, c’est pénible.
--D’autant plus que Brasseur devrait bien changer son jeu, il n’a
pas varié depuis la somnambule, la fameuse somnambule de _Paris qui
marche_. --Et quelles voix de fausset! ils jouent tout ça un ton
trop haut avec des voix de tête fatigantes. --Pas Granier, pourtant.
--Oh! elle, toujours parfaite, une façon de se ployer en deux. --Des
révérences à plongeon étonnantes, oh! elle a de la hanche, et Lender
n’est pas mauvaise du tout, vous savez. --Comment donc. Très bonne au
premier acte et d’une veulerie bien fille. --Et au quatrième donc,
quand elle entre en roulement de la cave au grenier. --Ah! oui, quand
elle supplée, je trouve qu’il manque d’eau, moi, ce quatrième acte.
--D’eau? --Mais oui, réfléchissez. --D’Héloë, vous êtes ignoble.

_Autre groupe._ --Et comme expositions, qu’avez-vous vu depuis votre
retour? --Oh! rien absolument que les Abbéma qui viennent d’ouvrir.
--Ah! oui, ses femmes et fleurs, suite d’éventails chez Georges Petit,
à la rue de Sèze, très vaporeux. --On voit ça toute l’année aux
vitrines de Duvelleroy. --C’est ce qui vous trompe, elle s’est révélée.
Elle envoie, cette année, trois portraits, deux d’officiers surtout
dont je ne vous dis que ça; elle est très cocardière, mademoiselle
Abbéma. Ce qu’elle réussit bien l’uniforme! --Mieux que les fleurs.
--Notre amie est un vrai peintre d’hommes.


_Mercredi 26 avril.--Avant l’Exposition, 20, rue Thérèse, quelques
Lalique._ --En attendant les faux Lalique, dont vont être inondées
toutes les vitrines, section des Champs-Elysées et section du Champ de
Mars, monté admirer quelques originaux au second de la rue Thérèse.
C’est dans les émaux que triomphe cette année le maître joaillier
révélé par M. de Montesquiou: émaux translucides d’une qualité
de nuances et d’une intensité d’éclat qui en font de véritables
pierreries; la gemme est cette fois détrônée ou du moins mise en échec
par un émailleur de génie. Ce sont toujours les aspects de nature qui
fournissent à Lalique ses plus beaux motifs d’ornementation; deux
chaînes de cou aux décors inspirés, l’une par la pomme du pin et
l’autre par le chrysanthème, défient dans leur ingénieuse simplicité
les plus beaux spécimens de musée connus; feuilles et fleurs, cette
fois, ne sont plus stylisées, mais reproduites dans leurs formes et
leurs couleurs propres. La perle baroque et l’opale brute ont, cette
année, la préférence de Lalique. C’est tout en merveilleuses perles
de couleur, perles grises, perles roses et perles bleues même, toutes
baroques, d’un orient admirable et comme baignées de reflets de lune
et de mer, la chaîne de cou de la baronne Oppenheim, d’énormes iris
d’émail les relient entre elles; puis, voici, chardons bleus et
feuillages argentés sur fond de corne blonde, le peigne de madame Sarah
Bernhardt. Des paons ocellés de diamants et de saphirs s’irradient dans
des pendentifs, des plumes de paon s’égrènent entre les chaînons et les
perles de colliers.

    Dans l’orgueil ocellé du paon multicolore
    Dorment des ciels d’orage et des levers d’aurore,
    Tout un trésor gemmé de prismes querelleurs,
    Somptueux incendie aux doigts des ciseleurs;
    Et dans l’or émaillé des rosaces fleuries
    Voici qu’arde et revit l’âme des pierreries
    Et la fournaise ardente et sombre des vitraux
    Allume, après les paons, l’eau froide des joyaux.

Ici, un dragon d’émail glauque et céruléen, frère des paons par le
reflet changeant de ses écailles, se crispe et se convulse en vomissant
des nuages découpés dans de l’opale, et ces prismes tourbillonnants
sont une agrafe; opales aussi, découpées en fumée, le motif de
ce pendentif; plus loin, ce sont des volutes d’écaille blonde que
crachent, en jets de feu, les serpents d’une tête de Gorgone, peigne
arrogant de quelque Euménide; enfin, pour clore ce musée de joaillier
poète, un carcan de perles arbore dans son fermoir un délicat profil
de reine égyptienne couronné, envahi, environné, noyé d’une remuante
ascension de grenouilles, des grenouilles en émail vert translucide,
dont les corps en relief et en creux enserrent d’un grouillement
glauque le front pensif de la princesse Illys.

--_La Princesse au Sabbat!_ veut bien me dire Lalique, je me suis
inspiré de votre ballet.

Inspirer Lalique! Comment n’être pas sensible à une flatterie si
délicate.


_Jeudi 27 avril._--A l’hôpital Saint-Antoine, au diable vauvert,
là-bas, là-bas, bien au delà de la Bastille en plein faubourg populeux,
salle Bichat. C’est l’heure de la visite, de deux à trois. Autour de
chaque lit, ce sont des groupes de parents et d’amis, venus réconforter
le malade dressé sur son séant, en chemise bien propre et qui sourit
ragaillardi; la salle très blanche et dont les murs semblent laqués
sous les couches de Ripolin fleure bon le lilas, la mandarine et
l’orange; et en effet, il y en a sur tous les lits, les infirmières
sont tassées à l’entrée, laissant les malades aux familles. Il n’y a
qu’un lit où je ne vois personne; un homme à la barbe longue s’y tourne
et retourne impatiemment, une main posée sur ses yeux. Je m’informe.
C’est un malheureux artiste, un chanteur, qui, il y a deux ans, était
encore au théâtre, Figaro dans le _Barbier_, et Obéron dans _Obéron_.
Il a perdu la vue, ses yeux se sont usés à déchiffrer les partitions
à la lumière meurtrière des loges et des foyers de répétition, et,
aveugle, sa situation perdue, il doit à sa sœur, surveillante dans
l’hôpital, ce lit numéroté où son agitation douloureuse m’a averti de
son désespoir.

Ces détails, c’est le convalescent que je viens y visiter qui me
les donne, un artiste aussi, un danseur, mais lui entouré, choyé de
toute sa petite famille, sa femme, figurante à la Scala, son frère,
machiniste aux Folies-Bergère, et jusqu’au bébé de six ans qui défile
tous les soirs dans le pensionnat des petites filles, au troisième acte
du _Vieux Marcheur_, celui de la Scala, entendons-nous, la parodie. Ils
sont tous là, la femme, l’enfant et le frère, tous émus de ma visite
avec sur les lèvres des remerciements et le nom de Jane Thylda, Jane
Thylda, qui a eu l’idée de cette collecte en faveur d’un camarade
malade, et, la somme trouvée en un clin-d’œil, un soir, dans les
coulisses, m’a prié puisqu’elle joue en matinée elle-même, de porter
ces dix louis pour elle à l’effarant corbeau de l’antre de _Plango_,
à la sauterelle fantastique qui la terrifiait chaque soir à l’acte
du _Sabbat_ et la forçait à danser la ronde maléfique entre le nain
Youmafre et le crapaud Croachis.

--Monsieur Marcenay, il paraît qu’il est bien bon dans son rôle de
vieux magistrat, m’a dit ma femme, soupire le corbeau Blancard; vous ne
l’avez pas vu, vous, Monsieur, dans le _Vieux Marcheur_? Il parodie M.
Guy des Variétés, et tout le monde dit qu’il est superbe: c’est un ami;
ce que j’aurais voulu le voir!

Et c’est touchant cet intérêt d’artiste pour un autre.

--Et c’est aujourd’hui notre centième et je ne suis pas là, gémit le
pauvre Blancard.

Autour de moi, ce sont des allées et venues d’infirmières, des
recommandations de parents, des adieux, des doléances de malades que
l’on quitte, les Blancard, mari, mère et frère me remercient encore une
fois et je me sens vaguement l’âme de Séverine.


_Vendredi 28._--A la Porte-Saint-Martin, _Plus que Reine_. --Les
lettres de Paris à Nice m’ont trompé. Elle est charmante, elle est
charmante, elle est charmante, elle n’imite pas Sarah, elle a consenti
à être elle-même, et quoiqu’elle n’ait ni le type, ni la taille, ni
le teint, ni la couleur des cheveux de Joséphine, cette créole, la
_Plus que Reine_ qu’est madame Jane Hading est coquette à souhait,
câline à miracle, et arrive surtout à donner l’impression d’une femme
vraiment bonne. C’est la bonne Joséphine, avec, sur les épaules et
sur les seins, une nacre et des blancheurs rosées que n’a jamais eues
l’impératrice.

La pièce, c’est du Frédéric Masson découpé en tranches, anecdotique au
premier tableau du Palais-Royal, tragique à l’acte de Fontainebleau
et de la porte murée, où l’épouse répudiée va se heurter le front,
intéressante en somme comme une suite d’estampes.

M. Coquelin, pour jouer Napoléon, a arboré un faux nez; il avait
déjà abordé les nez d’emprunt dans Cyrano; faux nez dans le Rostand,
faux nez dans le Bergerat, c’est une vocation tardive, mais c’est
une vocation. L’appendice extravagant et riche en métaphore du cadet
de Gascogne seyait mieux au type de M. Constant Coquelin que le nez
impérieux de César; il y tâche de tout son talent, mais le rate de
même. On ne refait pas un profil:

    Ne forçons point notre talent,
    Nous ne ferions rien avec grâce,
    Et jamais Sarcey quoi qu’il fasse
    Ne pourra passer pour galant.

En revanche, M. Desjardins est beau comme une médaille antique dans
Lucien Bonaparte et, qu’il soit de Frédéric Masson ou de madame Campan,
M. Bergerat a écrit un bien beau quatrième acte.

Malheureusement, les autres s’en ressentent.


_Samedi 29 avril._ --Au théâtre Sarah-Bernhardt, les coulisses d’un
samedi littéraire. Dans la loge de la grande artiste, vaste, aérée
et claire avec son salon Liberty, tout encombré de fleurs (fleurs
rares et poétiques qu’on sent choisies par Sarah elle-même, arums,
iris et clématites, et les plus bleues parmi ces clématites), c’est
la légion sacrée, comme a écrit Sarcey, la légion des amis de la
première et de la dernière heure, les inséparables. Mademoiselle Louise
Abbéma est leur chef, Loulou dans l’intimité, et c’est aussi Rostand,
d’élégance impeccable, comme peint à même la peau dans des complets
adéquats de drap uni et sombre, la face d’ascète creusée sur des hauts
cols-carcans, où la cravate assortie au costume en continue la couleur.
Madame Sarah Bernhardt, qui rit aux larmes, leur raconte et leur mime
même un peu la parodie que M. Guitry vient de lui faire de Coquelin et
de Jane Hading dans _Plus que Reine_. Madame Sarah Bernhardt parodiant
Jane Hading. La chose a d’autant plus de piquant que maintenant madame
Jane Hading ne l’imite plus.

Dans les coulisses, adossés à un portant, cette somptueuse et traînante
robe de dentelle blanche, ce manteau de cour, cet éclat des yeux et des
lèvres, cette fraîcheur éclairant l’ombre poussiéreuse de l’endroit,
madame Héglon. Amenée là par M. Catulle Mendès, dont elle va dire les
_Chansons de route_, Myriam Héglon, qu’hospitalise aujourd’hui, Sarah
Bernhardt, est traitée par elle en souveraine; une fois n’est pas
coutume. MM. Catulle Mendès et Xavier Leroux font escorte, le poète et
le musicien; plus loin, c’est M. Guitry, en représentation aujourd’hui
chez son ancienne directrice. M. Guitry a aussi son cortège: Jules
Renard, dont il va dire une des amusantes _Bucoliques_; M. Tristan
Bernard, tout le clan des auteurs gais enfin, les auteurs gais de M.
Guitry, qui va triompher dans le _Petit Lapin_.

M. Gustave Kahn, l’autre organisateur de ces matinées, erre, assez
désemparé dans les limbes du fond; on sent qu’il n’a amené personne. M.
de Max rôde, dépareillé comme lui, dans le clair-obscur des vieilles
toiles.

Sarah pénètre dans les coulisses, et aussitôt les groupes se
rapprochent; il y a concentration subite autour de la Muse; mais la
Muse en complimente une autre: la robe blanche de Sarah s’incline et se
ploie devant la traîne neigeuse de madame Héglon. C’est l’entrevue de
deux reines. Berthe Bady, Mellot, qui va créer ici Ophélie et Blanche
Defresne, mélancolique et blonde comme une élégie, passent et repassent
au second plan. Ulmann apparaît à la porte, et son retour paraît de
bon augure à tous, après les bruits inquiétants qui avaient couru
sur l’_Aiglon_. N’avait-on pas dit que M. Edmond Rostand, cédant aux
prières de M. Le Bargy, avait porté sa pièce à la Comédie-Française? Sa
présence dans les coulisses du théâtre Sarah-Bernhardt est un formel
démenti à de tels racontars, et le concours de madame Héglon, l’éclat
d’un heureux présage; tout cela est commenté, chuchoté, interprété par
chacun et par chacune. Dans la salle, les applaudissements saluent
les tirades des artistes en scène: mais le vrai spectacle, la comédie
d’intrigue, est derrière le décor.


_Dimanche 30 avril._ Dans le monde.

    Des larmes sont en nous. C’est la sécurité
    Des peines de savoir qu’il y a des larmes toujours prêtes.
    Les cœurs désabusés les savent bien fidèles;
    On apprend, dès l’enfance, à n’en jamais douter.
    Ma mère, à la première, a dit: «Combien sont-elles?»

    Des larmes sont en nous et c’est un grand mystère!
    Cœur d’enfant, cœur d’enfant, que tu me fais de peine
    A les voir prodiguer ainsi et t’en défaire
    A tout venant, sans peur de tarir la dernière...
    Et celle-là pourtant vaut bien qu’on la retienne...

    Non, ce n’est pas les fleurs, non ce n’est pas l’été
    Qui nous consoleront si tendrement: c’est elles.
    Elles nous ont connus petits et consolés;
    Elles sont là en nous, vigilantes, fidèles;
    Et les larmes aussi pleurent de nous quitter.

Ces vers d’émotion et de charme de Henri Bataille, c’est mademoiselle
Berthe Bady qui vient de les dire, après le _Madrigal triste_ et
la _Nuit_ de Baudelaire. Elles les a dits, et avec quel don de
sensibilité communicative et contenue, quelle simplicité de diction
prenante et pourtant savante! Tous ceux qui l’ont entendue le savent,
et même aussi le public puisque Edmond Sée, dans son feuilleton de
la _Presse_ ce matin même, vient de la consacrer par cette phrase:
«Mademoiselle Berthe Bady est la vraie gloire des matinées du théâtre
Sarah-Bernhardt, mais déjà dans le salon, où sa récitation vient de
mettre un peu d’au-delà, la banalité des conversations reprend pour
déplorer l’horreur de cette matinée du Vernissage.»

C’est bien fini, le vernissage est mort, la réunion des deux Salons a
été son glas; ça n’a pas été journée des dix mille, mais des trente
mille badauds, et, d’un tacite accord, le monde élégant désormais s’en
abstiendra; autant inaugurer la foire de Neuilly ou la fête du Trône,
d’autant plus que des kilomètres de toiles exposées là ne sont pas
beaucoup meilleures que celles des baraques foraines. Quant aux envois
de la sculpture, il y a des musées de cire ambulants qui les valent...
Avez-vous vu les Rodin? et l’on cite le mot de Gérôme devant l’_Eve_ du
maître: «--Frémiet a donc exposé cette année?» Et tout le monde de rire.

Quelle salutaire idée j’ai eue en n’allant pas me fourvoyer dans cette
cohue! Habits noirs et épaules diamantées continuent de salonner comme
Arsène Alexandre ou Gustave Geffroy, et je songe en moi-même au mot
de Goncourt: «Ce qui entend dire le plus de bêtises, c’est un tableau
d’exposition, le jour du Vernissage.»


_Lundi 1er mai._--Galerie des machines, aux deux Salons... pour faire
comme tout le monde.

D’abord à la section des objets d’art, aux Champs-Elysées. On est
cueilli, là, happé au passage par un tas de bibelots curieux et
affriolants; c’est comme une halte avant de pénétrer dans le labyrinthe
effarant des galeries.

Retrouvé là un joli groupe de Ferrari _Renaud et Angélique_, albâtre,
acier, marbre et cuivre: un amalgame, un ragoût très savoureux de
pierre et de métal, le mélange de sculpture et de ciselure déjà
apprécié l’an dernier dans le groupe du _Cygne et Léda_. M. Ferrari est
fidèle à son modèle: je reconnais la souple et fine nudité d’Angélique
pour l’avoir admirée dans le sommeil abandonné de Léda. Très drôles
et curieusement modelées, les sept étendues de femmes nues d’Henri
Loisel, intitulées: _Une semaine_, et la jolie jeune femme, qui a posé
trois d’entre elles, en est tout honteuse: le public la reconnaît et
la déshabille sous le drap sombre de son costume tailleur. Retrouvé,
là aussi, la féerie des émaux et des pierreries de Lalique. Quoique
similaires, les vitrines de MM. Fouquet et Foy méritent d’être
remarquées. Un merveilleux tapis; toute une flore de forêt, longues
tiges vertes fleuries d’ombelles, blancheur de ciguë et d’orties, doit
être de Ballery-Desfontaine; enfin, un buste de M. de Max me requiert.
Etrangement maquillé et peint, il semble une cire et est de marbre:
il représente, dans son rôle de Roi de Rome, le jeune et talentueux
tragédien; ce sont bien ses cheveux roux, son pur et fin profil de
diplomate, nez aux ailes vibrantes, bouche étroite et sans lèvres,
menton aigu, galochard même, buriné, l’on dirait, dans de l’insolence
et du flegme hautain; une très jolie créature est arrêtée devant, en
extase, invraisemblablement mince avec une inquiétante opulence de
hanches et c’est mademoiselle Odette Vallery en personne, l’étoile du
music-hall de la rue Richer; et l’à-propos de la rencontre me fait
songer à la bizarre destinée du comédien. Sculpté dans le marbre, il
faut qu’on le maquille et qu’il prenne les aspects d’une cire peinte;
traduit en buste, au lieu de l’exposer à la sculpture, on l’envoie aux
objets d’art au milieu de bijoux, de bracelets et de peignes, et là, il
faut qu’une femme se pose en point d’admiration devant lui, et cette
femme est Vénus Callipyge elle-même.

La destinée de M. de Max est vraiment celle d’un empereur byzantin.


_Mercredi 3 mai._--A la Comédie-Française, à la répétition générale du
_Torrent_.

    Ne forçons point notre talent!

Le délicieux ironiste d’_Amants_ et de _Georgette Lemeunier_, le
fournisseur breveté des mots exquis, des impertinentes allusions, des
mordantes boutades et des réticences cruelles de mesdames Réjane,
Granier et de M. Guitry, le Maurice Donnay un peu chatnoiresque et
d’autant plus charmant, le maître de l’adultère et des liaisons
dangereuses, l’auteur dont nous _raffolons toutes!_ le tendre et
sceptique amoureux de _Douloureuse_, ce chef-d’œuvre, ému quand
il se souvient et implacable quand il se reprend, a voulu cette
fois, écrire pour mademoiselle Bartet, MM. Duflos et le Bargy et la
Comédie-Française. Mieux ou pis, il a voulu réhabiliter l’amour et la
passion auxquels il ne croyait pas naguère; cet amour et cette passion
qu’il a si finement raillés même; que dis-je? il a voulu proclamer le
droit à la vie, le droit de vivre sa vie (dangereuse thèse qui peut
conduire au droit au meurtre, au droit à la débauche, et au droit au
vol, puisqu’il établit déjà l’adultère), et pour nous faire accepter
tout cela, le railleur et le joli faiseur de mots rosses qu’est M.
Maurice Donnay nous a conduits au prêche.

Si charmeur et fin psychologue en chambre que soit M. Le Bargy dans le
désillusionné Morins, si parfait abbé tout de bonhomie et d’indulgence
que soit Féraudy-Bloquin, leurs consultations autour de la détresse de
madame Lambert ne parviennent pas à intéresser le public à un malheur
d’exception; la faute de Bartet n’a d’excuse que dans la bassesse d’âme
de son honnête homme de mari, et si M. Donnay n’avait pris soin de
faire de madame Versannes la plus adorable et la plus haïssable des
poupées parisiennes, son type de Julien Versannes ne serait qu’un mari
bien ordinaire, courtisan indiqué de toute jolie femme et prenant son
plaisir dans un ménage voisin; mais il y a cet odieux Lambert, type
œuvré de main d’artiste du bourgeois autoritaire, libre-penseur, sûr
de lui-même, horrible produit des immortels principes et inévitable
petit-fils de la Révolution, Lambert armé de la loi et des conventions
contre toutes les délicatesses du cœur; et il y a aussi les jolis
couplets de Le Bargy, et les sottises à fleur de peau et à cœur vide de
cette jolie oiselle de madame Versannes.

Mademoiselle Muller y est délicieuse, et MM. Le Bargy et Féraudy ont
trouvé, dans les deux raisonneurs, une occasion difficile de créer deux
vrais rôles: la pièce a d’ailleurs tout ce qu’il faut pour réussir: une
soutane d’abbé et un décor d’usine.

Coquelin cadet et M. Beer, chacun dans des rôles de célibataires, l’un
humoriste et l’autre flirteur honoraire, ont des entrées de clown assez
divertissantes.


_Vendredi 5 mai._--Au salon. Ces dames:

«Je ne sais pas bien ce que je veux, mais je sais que je veux.»
Oisonnerie délicieuse d’une femme de peintre rembarrant son mari.
Réponse typique et rare d’une épouse en mal d’humeur et de névrose, et
que me rapportait, avec la joie exultante d’un trouveur de trésor, un
peintre ami de la maison.

Si cruellement qu’une femme ait jamais pu nous faire souffrir, ce genre
de boutade nous venge et nous console de tout.

Décidément, la femme est un refuge. Et me consolaient-elles assez de
certaines critiques salonnières, partis pris dogmatiques et rageurs
d’écrivains têtus et sectaires, la reposante inconscience, la sincérité
d’élan et la sympathie irraisonnée vers le joli, le poncif et le léché
des trois exquises petites madames, mesdames de Versannes, de Versatile
et de Futile aussi, que je me plus à suivre, aujourd’hui, à travers
les Salons Champ de Mars-Champs-Elysées.

Etaient-elles assez mannequins de chez Doucet, avec leurs tailles
longues et leurs hanches étroites, sanglées dans les robes plates et
remuantes du jour; et la bonne odeur, oh! combien douce à respirer,
que laissaient derrière elles, tel un troublant sillage, le fringant
roulis de leurs croupes! étaient-elles assez délicieusement femmes,
femmes de gestes voulus, de poses étudiées et de babillage puéril,
et comme instinctivement, spontanément, elles allaient droit à la
peinture qui devait leur plaire et qui leur ressemblait: «Les jeunes
hommes de Courtois, sont-ils assez chair de pêche et duvetés, et les
Carrier-Belleuse, ma chère! on voudrait être danseuse pour être peinte
ainsi.» Oh! les trois charmantes poupées!

En vérité, je leur en aurais voulu si leurs préférences n’avaient
été aux peintres mêmes que je leur devinais, car elles allèrent
naturellement aux envois de M. Jean Béraud, à cause de Le Bargy, aux
tableaux de Gervex, parce que les élégances de la scène du yacht, comme
au portrait de M. Paul Robert, parce que le prince Henri, leur prince!

Les La Gandara, les retinrent un moment, parce que la princesse de
Brancovan-Chimay et les étoffes si curieusement peintes... «Un peintre
à la toilette, tant il comprend le satin! mais il n’embellit pas, il
enlaidit plutôt.» Les nudités de Stewart, tachetées d’ombre et de
soleil, leur plurent comme une inconvenance, l’une chuchota aux autres
le nom de... Gordon Bennet et l’histoire des séances de modèle dans le
parc, mais elles hâtèrent le pas devant les Simon, dédaignèrent les
Cottet et pâmèrent en extase devant les Madeleine Lemaire... Oh! ce
triptyque! cette femme en hennin, ces lys, ces roses et ces pains et
les vers, la poésie, ma chère! Sainte Roseline, Rosa, la rose, ça se
décline.

Roseline! Je reconnais le miracle de sainte Elisabeth de Hongrie,
la transmutation des pains d’aumône en roses fleuries de la légende
des saints; je reconnais aussi Juliette, l’ancien modèle de Picard,
l’adorable Juliette des naïades des années précédentes, Juliette, la
figurante unique de la _Lépreuse_. C’est elle qui, cette année, a posé
la sainte moyen-âgeuse de madame Lemaire.

Vous n’avez pas gagné au change mademoiselle Juliette, et, rendue par
Picard, votre beauté avait un autre caractère. Qu’est devenu le côté
puéril et terrible à la fois de votre profil de petite nymphe primitive
et la belle ligne inquiétante de votre menton trop long et de votre
nez trop court sous l’entêtement du front bombé et bas; tout cela
s’est édulcoré, fondu, adonisé, sous les doigts de peintresse et de
modiste aussi de madame Lemaire, et comme sainte Elisabeth de Hongrie,
vous êtes devenue Roseline, mousseline et vaseline! J’aimais mieux la
Juliette d’autrefois.

--Maintenant il faudrait trouver le portrait de Rostand et celui de
Deschanel. --On dit le Boutet de Monvel délicieux, une vraie tapisserie
du douzième. --Oui, Jeanne d’Arc.

Et elles vont au Boutet de Monvel. Sont-elles assez gentilles! Je les
embrasserais si j’osais, et quelles jolies nuques elles ont sous la
soie dorée de leurs cheveux, des nuques d’une chair satinée, savoureuse
et menue; comme je les aime d’être si d’accord avec elles-mêmes. Je
suis sûr qu’elles vont hurler devant les Carrière: Carrière!

            Geffroy, vous qui passez,
            Daignez me secourir.

En effet, ça ne manque pas! Quel joli Salon elles écriraient, celles-là,
si elles notaient leurs impressions.


_Lundi 8 mai._--A l’Opéra, première de _Briséïs_, de MM. Ephraïm
Mikhaël et Catulle Mendès, musique d’Emmanuel Chabrier.

    Briséïs a seize ans: son front veiné d’iris
    A la douce pâleur des aubes matinales
    Et ses pieds transparents aux doigts cerclés d’opale,
    Font rêver au calice étincelant des lys.

    Elle songe au Scamandre où dans les joncs fleuris
    Elle se baignait nue, au temple aux larges dalles,
    Où ses pieds bondissaient au son clair des crotales,
    Ses pieds frais, aujourd’hui, de lourds joyaux meurtris.

    Elle revoit en rêve au fond des crépuscules
    Le chœur plaintif et doux des blanches hiérodules,
    Chantant l’hymne du soir sous les cieux solennels,

    Et, triste au souvenir de ses vœux éternels,
    Sous ses bras nus, parmi la gaze violette
    De ses voiles, pleurante, elle cache sa tête.

Briséïs, la captive d’Achille, les intrigues d’Agamemnon, la colère
du fils de Thétis contre le roi des rois contraint de rendre enfin sa
conquête, la dissension au camp des Grecs et la splendeur épique du
poème d’Homère. J’en veux presque à MM. Mendès et Mikhaël de m’avoir
fait espérer les féeries d’or et d’airain de l’Iliade pour m’offrir
la fable fanatique et sombre de la _Fiancée de Corinthe_; mais il y
a la musique de Chabrier, la caresse enveloppante, toute de brise
alizée et de parfums du large; le chant d’aurore et de mer matinale des
rameurs de la galère d’Hylas, il y a le duo balbutiant d’amour puéril
et charmeur des deux fiancés sur le banc de marbre, dans l’ombre des
lauriers roses, il y a la plainte et la crainte de Briséïs redoutant
pour Hylas les courtisanes des mauvaises îles et les embûches des
traversées lointaines, il y a... il y a tout cet acte enfin, troublant
et nostalgique par le mystère des autres inachevés, tel un fragment de
fresque retrouvé, une de ces merveilleuses peintures de Pompéï, dont
les personnages survivants font d’autant plus regretter les figures
disparues, les couleurs périmées, et l’ensemble aboli.


_Samedi 13 mai._--La mort de Henry Becque.

  Sa carrière fut longue et peu remplie. Aucune de ses œuvres n’eut
  un succès éclatant et immédiat. Il était venu au monde sans
  fortune et s’en va de même... Néanmoins, il fut glorieux, moins
  peut-être qu’il ne le désirait, mais presque autant qu’il le
  méritait, et plus assurément qu’une foule d’ennemis ne lui aurait
  permis s’il leur en avait demandé la permission. Son nom était
  universellement connu, même par ceux qui ne connaissaient pas son
  œuvre. Il jouissait d’une grande considération, surtout parmi les
  écrivains dramatiques de la jeune génération, qui l’avaient élu
  pour maître. On le recherchait presque autant qu’on le craignait.
  Il dînait en ville tous les soirs. Il était officier de la
  Légion d’honneur. Un fauteuil à l’Académie lui était réservé. Sa
  pauvreté officielle et «reconnue d’utilité publique» lui avait
  valu différentes pensions assez larges. Il était entretenu comme
  un grand fonctionnaire, et sa fonction, depuis quinze ans qu’il
  s’était mis volontairement à la retraite, était de faire des mots
  cruels. Reconnaissons qu’il les faisait bien et avec bonheur.

Le morceau funèbre pourrait être signé du mort lui-même, c’est du
Becque posthume, et du meilleur. Quel portrait! Le pauvre cher défunt
ne l’aurait pas mieux buriné; mais oyez la suite:

  C’était un homme qui avait du caractère, et le caractère
  peu endurant. Il était violent, amer, sarcastique, dépourvu
  d’indulgence et d’un esprit désobligeant. Il ne pardonnait pas
  à ses ennemis, et on dit qu’il ne ménageait guère non plus ses
  amis. Il aimait beaucoup à haïr. Il faut dire, à sa louange,
  que ses haines, comme ses rancunes, n’avaient rien de bas, de
  personnel, ni même peut-être de très profond; elles étaient
  l’aliment nécessaire de son génie si particulier, et elles
  entretenaient constamment sa verve. S’il invectivait souvent
  certains hommes, c’est qu’il n’aimait pas leurs idées et qu’il
  était dans son tempérament assez direct de s’attaquer plus
  volontiers aux hommes qu’aux idées, car ceux-ci lui offraient
  plus de prise que celles-là. Ou bien, c’est qu’ils lui avaient
  fait tort en quelque chose. Il était du reste assez facile de le
  contrarier, et je crois qu’il était né susceptible, facilement
  irritable, et plutôt malveillant.

  Il ne suffisait pas, quoi qu’on en ait dit, d’avoir du succès
  pour devenir son ennemi. Mais il ne pardonnait pas les succès
  faciles et obtenus par des moyens de mauvais aloi, car sa
  conscience d’artiste ne lui en avait jamais permis de tels. Au
  demeurant, c’était un fort honnête homme de lettres et aussi un
  fort honnête homme qui ne fit jamais de tort à personne qu’avec
  des mots. Il est vrai que, contrairement au dicton, quelques-uns
  de ses mots ne s’envoleront pas et resteront comme des écrits.

  Il n’aimait pas beaucoup la plupart de ses confrères. Il n’aimait
  pas non plus beaucoup les directeurs!... Ah!... Il n’aimait
  pas non plus beaucoup les critiques. Il avait ses raisons pour
  cela, et il les donnait volontiers sans trop se faire prier. Il
  racontait sur les uns et sur les autres beaucoup d’anecdotes où
  ils ne jouaient pas, en général, des rôles très favorables.

  Mais il aimait beaucoup la société des femmes, et je crois
  qu’elles ne détestaient pas la sienne. Il était fort galant et
  empressé auprès d’elles. Il savourait leurs mots et d’autant plus
  qu’elles le régalaient davantage par leur bêtise, leur cruauté ou
  leur rosserie, et réalisaient ainsi son idéal qui n’était point
  tendre. Ai-je besoin de dire qu’il était fort misogyne.

Et cette page, parue en tête d’un grand quotidien du matin, est
anonymement signée _Tout-Paris_; pis, l’impression en petits caractères
décourage presque le lecteur. Quelle prudence et quelle modestie! Parmi
tant d’encre sympathique répandue sur la tombe du mort, j’ai pensé que
ces quelques lignes étaient celles qui lui ressemblaient le plus. Comme
Henry Becque les eût aimées, ces lignes, surtout écrites sur un autre;
et même imprimées de son vivant, je crois qu’il les eût préférées à
l’éloge de certains.

Voilà pourquoi je les reproduis.


_Mardi, 16 mai._--Onze heures, aux Folies-Bergère. --La souplesse
étirée et robuste des corps d’acrobates et des nudités de danseuses,
l’aspect de longues fleurs des unes dans le remous des jupes évasées
en calice, les jambes fines apparues comme deux pistils, le cambrement
brisé des tailles renversées en arrière, tels des grands lys après la
pluie, et, balayant soudain le sol, les flots éployés des chevelures;
tout cela en vérité forme un vivant, capiteux et captivant spectacle...
et après la valse-tourbillon des Dante, cette valse où, vibrante comme
une tige d’acier et puis fluide, on dirait comme l’eau, une si étrange
fille se contourne et se ploie avec des mollesses d’étoffe, après les
exercices de force des hallucinants Paxton, pareils à deux Dioscures
dans la soie brillantée de leurs maillots blancs: c’est la gaieté,
la furia, la fleur de sang, de santé et de joie, le parfum d’œillet,
de jeunesse et de jasmin aussi de cette incomparable fille, toute de
souplesse et de déhanchement dans sa mantille et ses pampilles noires,
qui a nom la Guerrero.

La Guerrero, c’est-à-dire l’Andalousie en personne cambrée et cabrée
dans une _Malagueña_ qui flambe, pétille et qui sent bon, la Guerrero,
le plus délicieux visage que j’aie encore vu depuis Miss Saint-Cyr, sur
la scène des Folies, la Guerrero, ce bijou rose et noir, cet œillet de
chair vive, cette jonquille qui danse, ce grelot d’or d’une veste de
torero.

Un vrai spectacle où conduire une femme grosse; on serait sûr
d’améliorer la race, si toutes les Parisiennes, en voie d’être mères,
allaient voir jouer chaque soir les muscles des Paxton et la taille
onduleuse des Dante et de la Guerrero.


_Jeudi 18 mai, 9 h. 1/2._--La fête de Vaugirard, boulevard Pasteur,
à l’angle des rues de Sèvres et Lecourbe. C’est là que le mouvement,
le tumulte et le brouhaha sévissent, c’est le rond-point choisi par
tous les manèges: manèges de chevaux de bois, manèges de cochons,
balançoires, ballons et montagnes russes. Tous sont pris d’assaut, et,
chargé de familles, tout cela tourne, se croise, se rencontre ou paraît
se rencontrer, s’effleure et se frôle presque, emporté dans tous les
sens, sens parallèles et sens inverses, dans un tourbillon de lumière
et de cris.

C’est un vertige: des paillons luisent, des jupes s’envolent, des
têtes se renversent, des animaux se cabrent, fantasques et chamarrés
d’étoffes: une vraie charge de l’apocalypse.

C’est une chevauchée de garçons et de filles: les uns gouaillent,
les autres délirent. Que de chatouilles, que de bras éperdus et que
de rires, que de virginités compromises! C’est la course à l’abîme
se ruant en cercle au-dessus des têtes et des épaules de la foule;
il y a là des vestons et des blouses, des chapeaux, des casquettes
et des casques de cuirassiers permissionnaires; et tous, bouches
bées, les yeux écarquillés et ravis, regardent monter dans le ciel
les couples des balançoires, passer dans une trombe, sur le dos des
licornes, les couples des manèges, Polyte avec Titine et Mélie avec
Dumanet; des prunelles s’allument quand se découvre une cheville;
et ce fracas qui roule là-haut, dans les cimes d’arbres, c’est le
wagonnet des Montagnes-Russes. C’est un sabbat, c’est une féerie, et
l’assourdissante rumeur des orgues! Et tout cela, dans la lueur verte
et mouillée, comme laiteuse, des marronniers en fleurs, toute une
avenue d’arbres pareils à de grandes girandoles de cire, et parmi les
feuillages, c’est le papillotement continu, le clignotement imprévu
de tant de lampions et de tant de verres de couleur! là-bas, dans le
carrefour, c’est l’incendie tournant, ce sont les geysers de flammes
des manèges en marche, et les omnibus passent, ébranlant les pavés, et
passent aussi, hués par la foule, des fiacres et des fiacres. L’azur
nocturne est troué d’un va-et-vient de balancelles; la Grande Roue de
l’Exposition, illuminée, se profile en clartés au-dessus des toits;
c’est fou, abracadabrant, grouillant et coloré comme un tableau de
Cornélis de Moor: c’est compliqué, fantasque et virevoltant comme une
composition de de Feure. A l’angle de la rue de Sèvres, sous un immense
dôme peint de pseudo-fresques de Tiepolo, tournoie un manège de lapins
blancs gigantesques; ils galopent trois par trois, les oreilles droites
et droite la queue, enrubannés de bleu-céleste et mordant sournoisement
un énorme louis d’or: c’est le clou de la fête.

La foule se rue sur les lapins, les femmes surtout. Oh! la joie des
petites apprenties enfourchant l’animal détesté... la course aux
lapins: Parisiennes, quel symbole!

Le manège concurrent est installé près de la rue du Château, des
pancartes en promènent l’annonce dans la foule: «Elles arrivent, les
Vaches sont arrivées.» Les vaches et les lapins; les cochons ont vécu,
les cochons sont détrônés.

Les vaches et les lapins, l’engouement et la joie populaire de Paris, à
la veille de 1900. Quel document pour la postérité!


_Lundi 22 mai._--Théâtre Sarah-Bernhardt: _la Tragique histoire
d’Hamlet, prince de Danemark_. Hamlet, le rôle le plus complexe et le
plus difficultueux peut-être de tout le théâtre de Shakespeare, mettons
même de tout le théâtre, celui, dont la philosophie hésitante et triste
a fourni le plus de gloses et de commentaires aux penseurs comme aux
critiques, le personnage dont l’interprétation a déchaîné le plus de
polémique et passionné et divisé le plus de partisans: l’Hamlet gras
et robuste, sorte de géant blond, l’irrésolu et mélancolique Hamlet
des Anglo-Saxons, qui veulent voir dans le prince à l’haleine courte
de Shakespeare un Danois lymphatique et lourd de bière aux indécisions
tout à coup écroulées en colères de brute, puis l’Hamlet raisonneur et
soudain égaré, espèce de fou furieux déjà mûr et barbu, qu’ont imposés
ici, à l’imagination des foules, l’Hamlet-Faure de l’opéra d’Ambroise
Thomas et l’Hamlet Mounet-Sully de la traduction de Paul Meurice, et
enfin l’Hamlet rêveur et halluciné, marchant à travers les brumes
de sa folie parfois feinte et réelle parfois, volonté tour à tour
naufragée et surnageante, que tout Londres applaudit et chérit dans
Irving, un Hamlet imberbe, cette fois; et puis, s’il faut les nommer
tous, l’Hamlet travesti qu’abordèrent déjà la tragédienne Leroux et la
Diligenti dans ses tournées de Milan à Nice;... personnage d’autant
plus écrasant que chacun après la lecture (et tout le monde a lu
Shakespeare), s’est fait un idéal différent du héros, héros de drame ou
de légende, selon les tempéraments: autant de moules à briser, pour qui
veut imposer à nos souvenirs un autre Hamlet de sa création.

Il appartenait à la créature d’énergie et de volonté qu’est madame
Sarah Bernhardt d’avoir cette généreuse audace.

Dans une ingéniosité de mise en scène qu’elle a trouvé moyen de
renouveler, elle donne un Hamlet contracté, volontaire, obstiné, aux
yeux aigus et à la bouche amère; un douloureux et torturé Hamlet, ivre
de dégoûts et de tristesse, dont les éclats de fureur ont plutôt l’air
de spasmes; un Hamlet malade de la maladie du siècle, dont les nausées
se crachent en soudaines invectives, conseils à Ophélie, bourrades
à Polonius, pour retomber dans des lassitudes qui sont des dédains
accablés.

Cet Hamlet-là est peut-être un peu cousin germain de _Lorenzaccio_...
à moins que le souvenir obsédant d’une création fameuse n’ait gêné mon
libre arbitre! madame Sarah Bernhardt avec son profil délicat et pur,
la souplesse nerveuse de son corps si jeune, sa bouche de menace et
ses yeux qui parlent, a peut-être, à mon gré, trop de race et trop de
félinerie italienne pour l’indolent et lourd prince de Danemark; le
Danois devient presque un Florentin avec elle; mais cela tient à la
finesse même de son physique.

Toutes ses scènes avec Polonius, ses dialogues avec Ophélie, ses
reparties aux comédiens, ses façons d’éconduire Guildestein et
Rosencrantz, le ton dont elle dit «des mots, des mots», son «Va-t’en
au couvent!» à son effarée et implorante fiancée, ses couplets sur la
flûte et sur le nuage à forme de belette, puis de chameau, sa tristesse
écœurée des railleries, la fatigue énorme de son mépris pour cette cour
cynique et criminelle de sicaires et de complaisants; tout cela est
merveilleux et saisissant de composition, de mimique et d’attitudes.

A l’acte de la comédie dans le palais, pendant la représentation du
_Meurtre de Gonzague_, madame Sarah Bernhardt a, pour surprendre le
trouble et l’aveu du roi, des rampements et des fixités d’yeux de chat
sauvage, une façon d’approcher sa torche de la face du coupable qui
donne froid dans le dos, et la captivante mise en scène d’un archaïsme
si précieux de tout cet acte!

Dans la salle, quantité d’Anglais et d’Anglaises, curieux de voir
interpréter le rôle d’Irving par mistress _Sarah Berneart_, quantité
surprenante aussi de dames en cheveux courts, en jaquette de drap et
petit col d’homme, que tous les John Bull de l’assistance s’obstinent à
prendre toutes pour autant de Louise Abbéma.


_Jeudi 25 mai._ --31, rue Washington, dîné chez madame Judith Gautier,
la fille du grand Théo, cette médaille syracusaine devenue, par la
culture d’elle-même, une Japonaise d’Hokousaï, face régulière et pâle,
on dirait modelée dans du kaolin, sous les cheveux noirs comme de
l’encre de Chine.

Madame Judith Gautier est aussi directrice de théâtre, un merveilleux
théâtre de marionnettes, où à la fois impresario, machiniste,
décorateur, régisseur et costumier, elle modèle et sculpte de ses
mains les personnages des drames qu’elle représente. Un petit cercle
d’élus a déjà applaudi sur cette scène la _Valkyrie_ et _Parsifal_ pour
l’œuvre de Wagner, et _Une larme du Diable_, de Théophile Gautier; et
les drames wagnériens furent bel et bien joués avec chœurs et orchestre
comme à Bayreuth. Cette année, enfreignant les statuts de la Société
des auteurs, madame Judith Gautier monte sur sa scène un drame en vers
dont elle est l’auteur, _Tristane_.

Comme elle me dit elle-même en me communiquant les maquettes des
décors: «Cette fois, j’aurai tout fait, les acteurs et la pièce» et
comme je m’extasie sur l’ingéniosité de ces maquettes: «Que serait-ce
si vous aviez vu celles de la _Valkyrie_? soupire-t-elle; j’avais
alors un collaborateur précieux, un jeune peintre, René Gérin. Pauvre
garçon! mort à trente ans! Voyez s’il avait du talent...» Et prenant
une lampe, elle l’approche d’un grand tableau où trois sirènes à la
chevelure d’algues bercent le sommeil d’un chevalier d’une musique de
coquillages, de madrépores et de coraux. «Quelle jolie imagination! et
pourtant, ce n’est qu’une ébauche!»

Sur l’andrinople des murs, autour de nous, dans le salon, rasant
presque les coussins des divans, c’est une galopade grimaçante de
dieux indous, de masques japonais, d’armes d’Orient, de foukousas et
de Bouddhas çà et là, un portrait de Wagner, le dieu du lieu, un autre
de Gautier, puis un de Leconte de Lisle, et des pochades, dont l’une
de Sargent, représentant la maîtresse de céans, interrompent cette
fresque de soie et de bronze. Sous le rond lumineux de la lampe, nous
feuilletons maintenant les albums du Japon. Il y a là des estampes
amusantes aux détails exquis et minutieux: des poissons et des fleurs;
des singes se balançant dans des guirlandes, et toute une animalité
s’ébroue, souriante et malicieuse, parmi une végétation de rêve, que
je préfère même aux scènes de personnages et de guerriers. Une page
me requiert entre toutes, celle où deux lapins, un noir et un blanc,
s’allongent en courant sur la crête des vagues; et l’atmosphère de
ce logis de chimère et de rêve, l’ambiance même de cet appartement
parisien où la fille de Gautier s’attarde et se complaît dans des
évocations d’un Orient légendaire, me semblent résumés dans cette
estampe du Japon, représentant la galopade de deux lapins-fées sur la
mer!


_Dimanche 4 juin._--Aux Acacias, onze heures du matin. Soleilleuse,
poussiéreuse, avec ses maigres ombrages et ses verdures comme
farineuses, c’est, sans contredit, la plus laide et la plus banale
des avenues du Bois; aussi la mode l’a-t-elle adoptée; et sous les
tricycles à vapeur et les automobiles, qui la sillonnent à des allures
de locomotive, elle s’étend, ce matin, plus particulièrement laide
encore, déshonorée par les buvettes en plein vent et les éventaires de
flore commune installés là en vue de la Fête des Fleurs, la fête de la
veille qui va se continuer aujourd’hui après le Prix d’Auteuil.

Sur tout son parcours, ce sont des tables dressées, des bâches
tendues et des tréteaux les uns chargés de piles de verres, les
autres de tas de pivoines et de bleuets amoncelés par les marchands;
des litres rafraîchissent à l’ombre dans l’eau douteuse de seaux en
zinc; des papiers gras jonchent déjà les gazons et dans les taillis,
des fleuristes populaires ont apporté leurs chaises et ficellent
fiévreusement des petits bouquets de deux sous, tandis que, vautrés
dans l’herbe, les hommes ronflent à poings fermés, cottes de velours
et vestes de toile bleue de rôdeurs de barrière, qui se réveilleront
vendeurs à l’heure de la fête. Dans toute la travée de l’avenue, c’est
une colonne d’âcre et chaude poussière, et le bois cher à M. Alphand
fleure aujourd’hui une odeur canaille et commerçante de matinée du 14
Juillet.

De rares promeneurs, mais d’une élégance vernie, nickelée presque, des
robes trop neuves, des jaquettes trop sanglées, des bijoux trop voyants
et parmi les chaises de la Potinière, un bavardage à voix trop haute,
des voix de tête aiguës, tout un vacarme de perruches en délire, mais
pas une figure où l’on puisse mettre un nom; mademoiselle Charpentier,
cependant, la fille de l’éditeur, mademoiselle Frantz Jourdain, Lucien
Muhlfeld, Helleu, le peintre des élégances frêles; Zadoc-Kahn, et dans
les teuf-teuf qui descendent à fond de train sur Longchamp, toutes les
têtes des courtiers du bibelot et des commissaires-priseurs des ventes
célèbres, tous les profils aperçus, l’avant-veille encore, aux enchères
de la vente Talleyrand-Valençay, très peu de _Viv’ l’armée_ pour
parler le langage du jour, mais pas mal d’amis du colonel Picquart et
de petites madones de la Revision... L’arrêt de la Cour de cassation,
l’arrestation de du Paty de Clam et le retour de Zola, songez quelle
victoire! On sent que tout ce monde-là est en joie et vient étaler là
son triomphe. Deux promeneurs mélancoliques: «Nous sommes vaincus.
--Nous n’y avons pas mis le prix, que voulez-vous?»

Devant le tir aux pigeons, toute une escouade de braves Pandores, les
sergots réquisitionnés pour la fête déjeunent gaiement, installés sous
les arbres.


_Midi et demi._--Au Pavillon d’Armenonville, à l’avoine. --Ici, de
la fraîcheur, une lumière douce, atténuée par de profonds et grands
ombrages, un cadre d’élégance affinée et de haut luxe; le miroitement
des argenteries et des cristaux à travers les glaces sans tain de la
véranda, l’ombre verte des feuilles reflétées dans les tables laquées
de bleu tendre, et parmi les ébrouements des chevaux, les cliquetis des
mors et des gourmettes, les grincements des roues et les étincellements
des harnais, des shake-hands, des jolis rires, des propos à bâtons
rompus, des bonjour pour le plaisir de montrer les dents et de tendre
une petite main surchargée de bagues, un va-et-vient de robes claires
et de souples tailles gaînées de broderies sous d’imprévus virements
d’ombrelle.

Ce sont les édifices extravagants et pointant haut vers le ciel des
chapeaux de femmes, que lance aujourd’hui la mode; les premiers
pantalons blancs arborés en même temps que les grands feutres gris
à ruban de couleur par les hommes, et c’est Balthy anguleuse et
dégingandée, tel un croquis de Toulouse-Lautrec, et c’est Cahen
d’Anvers dans une charrette-tonneau bondée de jolies femmes, et c’est
Nelly Newstraten, rose de la tête aux pieds dans une écumante robe
de guipure, et si blonde, Nelly qui déjeune avec un grand seigneur
vénitien, et combien d’autres encore! Les uns arrivent, les autres
passent. Impossible de trouver une table, et parmi les nuances fondues
des toilettes et du décor, pareil à une gerbe rouge de coquelicots,
sanglé de vestes écarlates, l’orchestre prévu des Tziganes versant là
sur tous ces déjeuners la veulerie égrillarde de leurs polkas et la
fadeur langoureuse de leurs valses.


_Propos d’une heure_: _quelques tables_: --Vous avez vu les Acacias ce
matin? --Oui, ils étaient tous sortis. --Très gai, l’avenir qu’ils nous
réservent; ça va être pour nous la captivité d’Egypte...


_A une table plus loin._ --Ballot-Beaupré est insoupçonnable, c’est
une conscience, tandis que votre Quesnay... --Ballot-Beaupré, je vous
conseille d’en parler.


_Autre table._ --«Les La Gandara, moi je ne sors pas de là; sa
princesse de Brancovan-Chimay sera un des portraits du siècle;
avez-vous remarqué les mains, comme c’est traité, et quelle race dans
la raideur un peu voulue de la taille; on sent que cette femme-là
s’assoit sans jamais s’appuyer, comme nos aïeules au grand siècle,
et cette maigreur, et la tête trop petite, accentuée encore par la
volumineuse coiffure; et je vous fais grâce du fini des étoffes: il
fait chanter le satin comme Velasquez. --Oui, on sent que cette petite
femme-là est née pour être duchesse, mais j’aime autant le portrait
de madame Salvator; c’est campé comme un personnage de musée, et la
trouvaille des deux mains mettant la rose à la ceinture, on dirait
un objet d’art, je ne sais quelle précieuse et vivante agrafe! Quel
motif de fermoir pour Lalique! Voyez-vous, en jade, là, ces dix doigts
posés sur une fleur d’émail, et puis le rose mat de la bouche, est-ce
assez la manière de Whistler --Ou de Vélasquez. --Vous l’avez déjà
dit, vous savez de qui il a commande pour portrait? --Non. --De Joseph
Reinach; il est en pourparlers pour peindre mademoiselle Reinach.
--Naturellement, peintre attitré des princesses, il peint la fille du
souverain: c’est la consécration officielle du talent. --Mieux, je
parie qu’il a demande d’achat pour le Luxembourg.


_Autre table._ --Et vous n’avez pas vu Marchand? --Non. --Vous avez
perdu: très intéressant, tête sympathique, des yeux clairs regardant
droit devant eux, un air de force et de confiance, le sourire un peu
triste. --Il y a de quoi. --Mais si simple et un joli geste de mains
croisées sur la poitrine, l’air apôtre. --Oui, Jules-Lemaître l’a dit,
une tête de missionnaire. --Qui connaîtra le martyre. --Et la foule, la
rue, si vous aviez vu sa physionomie ce jour-là! ça valait la peine.
--Oui, l’atmosphère des fêtes russes à la venue du tsar. --Soit,
mais tout l’élan d’un peuple, l’ivresse des foules vers le symbole
d’une force. --Oui, le besoin de se donner un maître. --Au lieu d’en
avoir trois cents, j’aimerais mieux un seul. --Oh! oh! Seriez-vous
du coup d’Etat! --Coup d’Etat, quelle folie! Oh! ils en ont eu assez
peur; l’ont-ils assez escamoté, le héros de Fachoda? On avait même
caché son itinéraire, et l’absence de drapeaux aux monuments, et les
brigades centrales campées dans les massifs des Champs-Elysées, tout à
coup debout pour barrer le passage à la foule ruée, hurlante de joie,
derrière le landau de Lockroy et, si la police n’avait pas joué des
poings... --Et du plat du sabre. --Peut-être, mais il faut l’ordre
avant tout; oui, sans cela cinq cents voyous entraient à l’Elysée
derrière la voiture du ministre. --Seriez-vous révolutionnaire à ce
point? --Non, j’attends.


_Autre table._ --Et madame Paulmier, dans la foule, sous le balcon du
Cercle militaire. --Oui, et criant à tue-tête: «Vive l’armée!» --Dans
la matinée j’ai vu bousculer par des agents un pauvre homme qui n’en
disait pas plus. --Alors, ce soir-là, il aurait fallu arrêter plus
de cinq cents femmes, c’étaient les plus enragées. --Le mystère des
foules, l’ivresse de la force. --C’était beau quand même, ce balcon
pavoisé, toutes ces chamarrures, ces dorures d’uniformes tassées
autour de la poitrine de ces moustaches grises, l’émotion de tous
ces officiers, de tous ces généraux en s’entendant acclamer par le
peuple, les fleurs jetées du balcon sur les manifestants, toutes les
fleurs envoyées depuis le matin au Cercle militaire que les officiers
lançaient sur la foule en remerciement, et la face illuminée, presque
extatique de Marchand, la poitrine haletante d’émotion, trop ému
pour parler et, au moment où il allait le faire, Lockroy le prenant
gentiment par la taille et lui faisant quitter le balcon, Marchand et
sa tête brunie de héros doucement emmené par le petit vieillard blanc.
Et le lendemain, il partait dans sa famille en congé de convalescence,
et voilà comment on évite les révolutions.


_Trois heures.--Auteuil, au pesage, devant la tribune des courses._
--Que de toilettes en guipure et en broderie écrues! Onduleuses,
étroites, moulant les hanches, jamais les robes n’ont été si
merveilleusement adéquates au corps, et jamais les femmes n’ont eu
si accusé l’aspect de longues fleurs sur tiges ou de merveilleuses
vipères dressées sur elles-mêmes. Mais que de broderies, mon Dieu! Il
y a abus; on croirait que toutes se sont donné le mot pour s’enrouler
dans leurs stores, les stores en broderies bise et crème des somptueux
appartements.

Tout à coup, des cris: «Vive Loubet! Vive le Président!» Ils
retentissent à l’entrée du pesage: ce sont les amis de l’Elysée qui
l’acclament. Cette ovation se passe derrière la tribune; M. Loubet
vient d’y pénétrer avec les ministres et le président du conseil.
Devant la pelouse, des cris de: «Vive l’armée!» répondent; c’est
comme une traînée de poudre, la foule se porte en masse devant la
tribune présidentielle, hurlant et vociférant des «Vive l’armée!» et
«Vive la France!». Les «Vive Loubet!» sont étouffés, et comme des
agents interviennent, malmenant les manifestants, on crie maintenant
à tue-tête: «Panama!» et «Démission!» M. Loubet se lève et répond en
saluant à ceux qui l’acclament. Sous la tribune, ce sont des scènes
de pugilat, des injures, des gifles et des coups de poing; des femmes
frappent à coups d’ombrelles, on se traite de juif, de faussaire,
d’Esterhazy, de Prussien et de Paty de Clam. --M. le comte de Dion,
venu se camper sous la tribune avec quelques jeunes gens pour y crier:
«Vive l’armée!» est bousculé, appréhendé, frappé et jeté à terre par
les agents: on l’emmène. Le tumulte est indescriptible, la mêlée
générale. Dans l’effarement, l’escalier qui conduit à la tribune
présidentielle est demeuré libre: un homme s’y précipite, l’escalade
et arrive à niveau du Président, l’interpelle avec violence et lève sa
canne. Le huit-reflets de M. Loubet est bossué, l’homme immédiatement
cerné par la police est saisi, frappé et emmené sanglant: c’est le
baron Christiani.


_Quatre heures._ --Derrière la tribune, même tumulte, même foule
hurlante et houleuse, altercation très vive du comte Boni de Castellane
et du préfet de police, M. Blanc. Des escouades de sergents de
ville arrivent au pas de course: encore des pugilats, et encore des
arrestations. Puis, voici un détachement des gardes républicains à
cheval demandé en toute hâte à la préfecture. Vive l’armée! encore;
ce sont les gardes qu’on acclame; ils viennent assurer le départ
des ministres et du Président. M. Dupuy, déjà sur le perron avec M.
Lockroy et son secrétaire M. Ignace, scrute obstinément dans la foule;
les cris augmentent, les gardes repoussent la foule de la croupe de
leurs chevaux; ils ont le sabre au clair, et sous la protection de la
force armée, M. Loubet monte dans la première voiture avec le général
Bailloud. Les autres suivent, et l’Elysée défile entre les sabres au
clair et les cuirasses de l’escorte. A la sortie, des œufs crus lancés
par la foule viennent s’écraser dans le landau du Président, M. Loubet
s’essuie la joue, c’est la journée des œufs après celle des harengs.

M. le Président de la République a pu savourer, aujourd’hui, toutes les
joies de la popularité.


_Lundi 5 juin._--Onze heures du matin, au Bois, entre le champ de
courses et la mare d’Auteuil. C’est la solitude de l’été sous les
couverts comme sur la pelouse, tant la journée s’annonce accablante;
les tribunes, toutes proches, apparaissent lointaines, comme évaporées
de chaleur; des cris de cigales dans les gazons ardents; un silence
fait de mille bruits d’insectes et d’herbes qui se fanent; le silence
crépitant des lourdes matinées d’août. Pas une amazone, pas un cavalier
sous la verdure immobile des allées; à l’ombre chaude d’un chêne, un
groupe de faucheurs déjeunent, leurs faulx posées près d’eux.

Un bruit de grelots, un glissement rapide et velouté dans la
poussière; pantalonné de blanc, le torse droit dans le veston de
drap noir, le panama sur les yeux, c’est M. Henri de Rochefort qui
passe à bicyclette; madame de Rochefort le précède, quelques amis les
accompagnent, une victoria les suit.

Le temps de soulever mon chapeau, ils sont déjà loin! Loin, les
acclamations, les cris et le tumulte de la journée d’hier!

Je rentre en traversant la piste même du steeple, paysage anglais coupé
de haies et de rivières, qu’une passerelle de bois traverse en semaine,
pour la commodité des piétons; dans les osiers et les lentilles d’eau
des grenouilles coassent, leur chœur rauque et monotone monte au
soleil comme le chant même de la prairie, et, à plat ventre dans les
graminées, un charpentier, un des ouvriers employés à la réparation
des tribunes, guette, épie la rêverie somnolente des grenouilles, et
allongeant brusquement le bras au fond de l’eau, cherche à saisir
l’une d’elles. Voilà un électeur que n’a guère ému, j’en suis sûr, la
manifestation dont les feuilles, aujourd’hui, sont pleines; et l’ami
qui m’accompagne et qui a lu dans mon sourire, résume en trois phrases
courtes la philosophie de la situation. «La grenouille, le peuple la
pêche, les députés la mangent, il y en a même qui l’épousent.»


_Même jour, dix heures du soir.--Hamlet_, l’avant-dernière
représentation de madame Sarah Bernhardt. Salle comble, l’annonce
du départ de la tragédienne ne laisse plus une place au bureau, la
moyenne des recettes est de dix mille; mais le prince de Danemark est
bien las, il a joué deux fois dans la journée d’hier, le soir et en
matinée, et sa voix demande grâce. Un ami, qui revient de la loge de
l’artiste, me dit qu’Hamlet rayonne; madame Sarah Bernhardt est une
ardente révisionniste et les événements de samedi, ceux de la veille
aussi, qui donnent gain de cause à ses amis, la mettent en joie. Comme
je m’informe des visiteurs de la loge, sur le nom du docteur Pozzi (je
viens de le voir dans la salle). --«A propos, elle va fonder un dîner,
le dîner des opérées, toutes celles que Pozzi a guéries; naturellement,
aucun homme, excepté l’opérateur. C’est Sarah elle-même qui en prend
l’initiative avec Séverine.»

Séverine! madame Sarah Bernhardt! Toutes unies dans le culte du colonel
Picquart, c’est la communion nouvelle, la religion des belles âmes et
des intelligences hautes; et puis il n’est pas mauvais de proclamer
l’amour de l’Innocent à la veille d’une tournée à l’étranger. A
Londres comme à Milan, à Naples comme à Munich et même à Bruxelles.
Allemands, Italiens, Anglais, Hollandais et Belges, tout le monde est
révisionniste, et c’est l’acclamation de la femme avec le triomphe de
l’artiste.

Dans la salle, au balcon, vêtu de gris cendre, le gris velouté et
doux des costumes de femmes, le Sâr Joséphin Péladan, Sâr, Mage et
Ethopoète; une barbe, et une chevelure assyriennes le dénoncent à la
curiosité du public; la Sârine auprès de lui, coiffée d’un volumineux
chapeau blanc, où s’érigent deux ailes de cygne, le casque de
Lohengrin... Que de gestes, que de cycles!


_Jeudi 8 juin._--A l’Opéra-Comique, _Cendrillon_.

    Si _Peau d’Ane_ m’était conté
    J’y prendrais un plaisir extrême.

Ah! le joli conteur qu’est M. Albert Carré, et quels bons illustrateurs
de son texte il a trouvés dans Carpézat, Rubé et Jusseaume. Madame de
la Haltières et ses deux pécores de filles sont parties au bal de la
cour, et Cendrillon Cendrillonnette est demeurée assise, seule, au coin
de l’âtre, où elle rêve, et du prince et des splendeurs du bal; et
voici que les tapisseries s’animent, que le fond de suie de la cheminée
s’éclaire et sous leurs grandes ailes de phalènes, voici l’essaim des
fées et des lutins, fées diaphanes et farfadets bleuâtres tissant au
clair de lune la robe d’apparat, la robe argentée et changeante qui
fera princesse l’humble _Cenerentola_ du conte; puis voici, affalé sur
son trône et incurable de mélancolie, le Prince Charmant Emelen, le
prince obstinément silencieux et désespérément inattentif au concert
champêtre des jolis sonneurs de viole et de flûte d’amour; puis voilà
l’adorable ballet des dames joueuses de mandoline.

Oh! le joli plongeon de leur robe bouffante sous le galant manteau de
cour, les saluts et les passades de leurs cavaliers en pourpoint busqué
vert-amande et le papillotement, le mouvement et la coquetterie altière
de ce divertissement de Mariquita, que pourrait signer Roybet, tant il
chatoie de satins et de velours... Et le Corot du troisième acte, la
symphonie lunaire de l’arbre des fées avec les rondes de nymphes dans
les lointains de brumes, et la descente lente, lente de la branche
de l’arbre au-dessus des amants... et la véranda toute ruisselante
de fleurs du quatrième, la ville vue à vol d’oiseau à travers des
échevèlements de pivoines, de roses et de volubilis frissonnant et
mouvant comme dans une estampe d’Hokousaï; et dans le palais italien
l’apothéose, à travers les colonnades de marbre, d’onyx et d’agate,
le défilé des princesses, celles d’Orient et celles des Pôles, des
Byzantines et des Barbares venant tenter en vain l’emprise d’un cœur
que le prince n’a plus.

    Si _Cendrillon_ m’était chanté,
    J’y prendrais un plaisir extrême.

Mais voilà, la musique est de Massenet et les coccinelles sont couchées
et l’inspiration du musicien a imité les coccinelles. La _Cendrillon_
qu’il nous donne n’est que la petite fille d’_Esclarmonde_ et de
_Manon_, et combien affaiblie! une très neurasthénique petite fille
qu’il faudra conduire à la Bourboule, pour la débarrasser de gênants
souvenirs.

Mais M. Albert Carré demeure un bien beau conteur; que n’a-t-il aussi
écrit la musique!


_Vendredi 16 juin.--Leurs derniers vendredis; quatre heures et demie, à
la sculpture au milieu de la jolie colonnade en hémicycle du Champ de
Mars, devant l’_Eve _de Rodin. Un suave et deux délicieuses._ --Non,
par cette chaleur nous conduire ici, c’est de la folie! --Regardez le
Rodin, ça vous rafraîchira. --En effet, cette _Eve_ donne froid, si
jamais l’on m’y repince. --Oui, c’est bien la dernière fois. --Fleuve
du Tage, je fuis vos bords heureux. --De quoi vous plaignez-vous,--je
vous ai révélé les Auburtin. --_La pêche au gangui_, une belle mer
bleue, mais que de soleil! j’en avais chaud. --Je vous crois, en
rade de Marseille. --Mais _sa forêt de la mer_ est d’un glauque
frigide. --On avait besoin de cela après l’Anquetin; vous aimez les
Blanche? --Oui, c’est un peintre. --Mais quelles détestables opinions;
antirevisionniste, il retarde. --Mais sa peinture avance, j’aime
surtout ses _Liseuses en blanc_, parce que le portrait de l’_Ouvreuse_
avec madame Willy et le chien. Vous savez? Monsieur, madame et bébé.
--Vous en êtes là, un peu vieux, mon cher, je préfère son Chéret.
--Peuh! le Paganini du pinceau, ça plafonne. --Comme une affiche, c’est
un symbole. Tout ça ne vaut pas la petite femme en jaune de Prinet. La
petite femme au canapé, c’est peint comme en 1840, mais cela vous plaît
à vous; vous êtes rétrograde, vous étiez mercredi chez Bailby? --La
revue de Francis de Croisset, étourdissante, ma chère. --Dire que je
n’ai pas vu ça, on ne va pas la donner chez Marguerite Deval? --Non,
Félicia a créé un Hamlet, non! C’est inimaginable comme elle a pigé
les trucs de Sarah, le décorticage le plus féroce, le débinage le plus
spirituel des tics et des procédés de la Divine, quelle caricaturiste
que cette Félicia! Que n’ose-t-elle jouer cela à la Renaissance, elle
ferait courir les foules. Eh! l’_Hamlet prodigue_. --Non, _prodige_.
A propos, est-ce que l’infante Eulalie y était? --Non, ni elle, ni la
comtesse de Lima.


_Samedi 17 juin._ --La conspiration de l’Œillet blanc, le complot de
muscadins, la dernière invention de M. Dupuy, le legs du ministère
d’hier au ministère de demain... Dire que nos gouvernants n’ont trouvé
que cette bourde pour expliquer la mobilisation de troupes de dimanche;
un véritable corps d’armée mis en marche autour de la promenade de M.
Loubet à Longchamps: trente mille fantassins et cavaliers, sortis de
toutes les casernes de Paris, pour protéger le Président contre un
coup de main de royalistes, prudemment déposés à l’ombre.

Et l’interrogatoire des accusés, celui du comte de Dion entre autres,
renouvelé, on dirait, des tribunaux comiques de Jules Moinaux, et, à la
réponse du comte de Dion: «J’ignore complètement le club de l’Œillet
blanc, et me demande même où le tribunal a puisé les renseignements
établissant l’existence d’un cercle de ce nom», le président de la
correctionnelle ne trouvant que cette brid’oisonnerie: «L’existence de
cette Société a été affirmée par la presse.»

La presse renseignant la police et la magistrature... le club du Canard
blanc, alors!...

Ce pauvre Œillet blanc! si M. Charles Dupuy, au lieu d’être le lourd
et madré Auvergnat qu’il est, était un tant soit peu Parisien, il eût
hésité avant de lancer ce chimérique bateau de l’Œillet, prudemment
averti par un joyeux souvenir, car cet Œillet blanc a existé il y a
quelque quinze ans... hélas! Société ultra-élégante et féministe, dont
j’ai failli faire partie, sollicité que je fus par le président du
cercle d’en être le chroniqueur!

Le président, non, la présidente, car cette Société de l’_Œillet
blanc_, composée de mondaines, de femmes de théâtre et de peintresses,
tout unies dans le but de la glorification de la femme, avait comme
présidente et fondatrice madame Louise Abbéma elle-même.

Parfaitement. Des noms? Hé, si j’en crois mes souvenirs, mademoiselle
Cerny, alors pensionnaire de M. Porel à l’Odéon; madame de Guerre, la
sculpteuse; madame Manoël de Grandfort, l’écrivain, en étaient membres;
j’omets à dessein les noms de femmes du monde. C’était même plus qu’un
club, c’était un régiment dont mademoiselle Abbéma était le colonel.
Madame Sarah Bernhardt, sollicitée, déclina l’honneur et le titre
de maréchal; enfin, détail piquant, M. Joséphin Peladan, mage, sâr
et éthopoète, dirigeait la conscience esthétique de ces dames comme
aumônier confesseur; car c’était un régiment de beauté, se mouvant en
beauté et se devant à lui-même d’évoluer en beauté, bien avant les
théories d’Ibsen. Et tout un roman à cycle du sâr raconta en détail la
vie et la psychologie de ses ouailles.

Mais où sont les œillets d’antan?


_Dimanche 18 juin._--Trois heures du matin, chez Maxim’s. --Dans
le décor fade et lumineux du restaurant remis à neuf: fresques
mythologiques et frises de glaces rondes enroulées, on dirait, dans des
volutes de bois clair: des faux Ranson pour le motif des encadrements
et des pseudo-Franc Lamy pour fresques, ensemble hétéroclite, à la
fois brutal et pastellisé qui sonne le glas du _Modern Style_, des
robes de soie fastueuses et pâles, des miroitantes sorties de bal, des
chevelures empanachées, des épaules nues, des diamants et même des
jaquettes tailleurs; un parterre de femmes trop parées sur plate-bande
d’hommes, pareille à un jeu de dominos blanc des plastrons immaculés
et noir mat des habits noirs. On soupe par petites tables, les petites
tables à globes roses, et sur le va-et-vient des garçons, vogue le
térébrant _crescendo_ des valses versées par l’éternel orchestre des
tsiganes écarlates, bedonnants et sanglés, œillades et effets de torse,
l’insolent escadron des Rigo, tout bouffis de graisse jaune, avec des
moustaches en virgules cirées et des gros yeux en boule bordés de
deuil comme des billets de faire-part. Et d’autres soupeurs arrivent,
on se bouscule, on s’installe. Pas mal de mondaines et de ménages
d’artistes, mêlés, cette nuit, au public des cocottes; les uns sortent
de la soirée Ollendorff, les autres de la redoute de _Gil Blas_.

--Georgette Leblanc, quel triomphe, elle a dit le _Balcon_, de
Baudelaire. --Comme Bady! --Non, c’est autre chose et puis quelle
ligne, quelle attitude! Cet élan de tout son être, comme jailli hors
du sol, dans cette gaîne de velours noir, et la soudaine éclosion des
bras et de la gorge, cette nudité sertie comme une fleur de chair rare
hors de cette tige d’ombre. --Et vous l’avez éreintée dans _Carmen_.
--Naturellement. Mon admiration n’a pas signé le bail. --Et la revue de
Max Maury. --Hé, heu, il y a une scène drôle. --La parodie du _Vieux
Marcheur_, la série des amoureux du quatrième avec les pancartes,
_Un Monsieur monte_. --Oui, d’un raide, mais Chambéry est impayable,
il a des révérences, des plongeons de croupe et de buste devant les
clients sérieux, c’est l’idéale sous-maîtresse de... --Parfaitement, ce
garçon-là a la science innée du travesti; moi, je rêve pour lui d’une
revuette avec Balthy, lui en fâcheuse androgyne, petit costume Belbœuf,
cheveux courts, chapeau cape de Londres, en peintresse fin de sexe, et
Balthy en cotte de velours et en veste, ceinture rouge et casquette, en
fin déménageur!

Et les nouveaux venus s’abordent, échangent une phrase, un bonjour,
mais peu de couples fusionnent; l’affaire, l’odieuse, l’interminable,
la sempiternelle Affaire a divisé en deux camps bien tranchés les
meilleurs compagnons de l’ancien Paris viveur: ici, le ménage Caran
d’Ache soupe avec Fordyce et le peintre Paul Robert; là, les Alexandre
Nathanson avec Hermann Paul et Privat d’Anglemont, ex-anti-dreyfusard
qui se défend encore.

Parmi les soupeuses de la garenne, une stupéfiante aux cheveux couleur
d’étoupe empanachés de plumages mauves et roses; le maquillage est
comme praliné, les seins ballottent dans une robe sans corset couleur
chair; des perles fausses s’étagent sur un cou rosâtre et poudrederisé
du ton des bonbons fondants, et sous ces plumes ébouriffées en crest
cette élégance exagérée, érupée et factice, prend un aspect tout
clownesque et comique: c’est le grotesque abracadabrant d’un pitre
du Nouveau-Cirque, d’un Footit en falbalas de marquise, la folie de
prétention d’un chienlit de Bullier, et c’est aussi la vision sinistre
d’un voleur à la tire déguisé en femme. Cette fille est vraiment
extraordinaire, elle arrive, à force d’extravagance de maquillage et
de parure à la beauté d’un symbole, à une grandeur caricaturale: c’est
un Beardsley et c’est aussi un Rowlandson; tout le dix-huitième siècle
fardé, maniéré, sec, hautain, libertin et cruel se cambre et s’échevèle
en cette orgie d’aigrettes, et de plumes, et de mauve, et de rose;
c’est la chevalière d’Eon et c’est la marquise de la Houspignolles, et
c’est peut-être aussi le marquis de Sade.

Trois jeunes gens en habit noir s’empressent et galantisent autour de
ce spectre ou de cette volaille. Les soupeuses de Paris, ah! le beau
livre à faire; mais on y perdrait sa santé, toute son énergie, et il
faudrait tabler sur vingt-cinq louis par soir.


_Mardi 20 juin._--59, rue Lepic, à la soirée Léandre, minuit et demi:

    De la chaleur du jour encore tout accablés,
    Dyos et Théréa sont blottis dans les blés.

Ces sensualités rythmées de M. Francis de Croisset, c’est la voix
chaude et captivante de mademoiselle Laparcerie qui, tour à tour,
les mord et les caresse; une voix savante, un peu sombrée, qui, par
moments, devient rauque et défaille, comme un roucoulement de colombe
pâmée d’amour.

    Dans les bras de Dyos, parmi les épis d’or,
    Théréa, souriante, un peu lasse, s’endort.

Une musique de Thomé souligne et soutient les gestes et la voix de la
tragédienne; comme une ardeur s’émane de toutes ses attitudes, et le
public d’artistes entassés là, peintres, graveurs, journalistes et
poètes, croient voir s’animer et prendre vie dans la personne même de
la diseuse, la voluptueuse image de Théréa.

    La chair brûle ses doigts, elle est ardente et rose,
    La caresse se fait plus lente et se repose,
    Dyos sent le parfum des cheveux le griser.

Dans l’assistance des visages connus, Thaulow, Henry Bauër, Jules
Huret, Willy, l’ovale allongé, le sourire à la Vinci de mademoiselle
Moreno, le profil arrêté, impertinent de Félicia Mallet et,
splendidement belle, mais un peu massive, madame Clovis Hugues apparue
sur l’escalier de la loggia.


_Vendredi 23 juin._--La cuisine des mots historiques. --Les mots qu’on
leur prête, les mots avec lesquels l’anecdote, cette médisance de
l’histoire, les clouera au pilori de la postérité, sont-ils inventés
pour les besoins de la cause? Qu’importe, s’ils sont vraisemblables et
ressemblent à ceux qui les ont soi-disant prononcés.

Mots du soir d’Auteuil échappés, paraît-il, à madame Loubet, après
la bagarre du pesage et du coup de canne; la pauvre femme, encore
trépidante et bouleversée par les émotions de la journée des huées et
des œufs: «Mais c’est indigne, ces cris de Panama, jetés à la face de
mon mari; il est absolument étranger à l’Affaire. C’est une calomnie et
c’est une victime: c’est tout à fait l’affaire du Collier.»

M. Emile Loubet comparé à la reine: _Se non è vero, bene trovato._


_Samedi 24 juin._--A Saint-Philippe-du-Roule, midi et demi, le mariage
de Pierre Louys, le dernier événement littéraire de la semaine. La
bénédiction nuptiale de l’auteur d’_Aphrodite_ aura clos la série des
cérémonies élégantes où il faut être vu, où l’on doit se faire voir.

Naturellement, tout Paris est là, le Paris des revues littéraires,
le Paris politique (MM. Leygues et Hanotaux), le Paris des salons
(les ménages Ganderax et de Bonnières) et même le Paris cosmopolite,
puisque la duchesse Paul de Mecklembourg! tous ces Paris-là venus
bien plus pour M. Jose-Maria de Heredia que pour le poète harmonieux
et l’écrivain sensuel de _Bilitis_; événement très parisien, comme
dirait M. Arthur Meyer, dont les incidents sensationnels et les gloses
à commentaires sont fournis par la robe de madame une telle, plus ou
moins en beauté, et la tenue du jeune marié. La redingote à collet
de velours de M. Pierre Louys, sa cravate mauve et son pantalon gris
perle réunissent tous les suffrages. On ne se mariera plus que comme
ça; on trouve aussi très bien que M. Pierre Louys ait pris comme
premier témoin M. François Coppée; cela est très crâne et a une
belle allure indépendante par ces temps de dreyfusisme intellectuel.
MM. René Maizeroy et Jean de Mitty ont le succès de boutonnière: on
remarque l’œillet blanc de l’un et les bleuets de l’autre, on n’est pas
impunément du Petit Chapeau. Madame Henri de Régnier a une bien jolie
robe d’un cerise mourant, couleur robe dite _singe malade_, c’est elle
qui veut bien m’en informer, et la princesse de Caraman-Chimay, d’une
souplesse mouvante dans une robe si ajustée qu’on la dirait peinte sur
elle-même, a plus de grâce encore que son portrait. MM. Paul Hervieu,
Abel Hermant et Vandérem, impeccables et lustrés, semblent sortir de
chez le même tailleur; M. Auguste Dorchain, avec des gestes d’Antigone,
dirige la marche chancelante de M. Sully-Prudhomme. On cherche des
yeux la comtesse Diane, elle n’y est pas; madame de Bonnières, d’une
fragilité d’héroïne de keepsake dans une humble petite robe de faille
noire (on n’est pas plus volontairement simple) promène une langueur si
lasse, une beauté si frêle, qu’à la porte de la sacristie, il lui faut
une chaise pour s’asseoir; trop faible pour se risquer dans la foule,
elle attend patiemment le défilé et recueille les hommages au passage,
madame de Bonnières et sa cour; madame Valette, la Rachilde de la
_Tour d’amour_, délicieusement amincie, elle aussi, le profil amenuisé
et d’une pâleur de perle, arrive à lui ressembler. Dans un groupe de
mondaines, affairée et très agitée, la comtesse Récopé. Enfin, moulée
dans une robe vert Nil ou plutôt vert du Rhin tant l’étoffe en est
pâlement glauque, voici la baronne Deslandes (la petite Ilse de l’île
bienheureuse).


_Dimanche 25 juin._--Versailles, les fêtes en l’honneur du général
Hoche. Versailles et la solitude de ses grandes avenues ensoleillées,
que ne parviennent pas à animer les trôlées de promeneurs et de
badauds; il en est venu pourtant des environs et de Paris tout proche
de ces trains de plaisir, et de la gare Saint-Lazare et de la gare
Montparnasse, et par les tramways de l’avenue de Versailles; les
foules processionnent depuis l’aube, attirées là par la charpente du
feu d’artifice qu’on tirera le soir. Il y a eu revue de huit régiments
dans la matinée. La fête des cyclistes militaires organisée par le
_Journal_ a amené aussi pas mal de monde, mais les peuples endimanchés
paraissent disséminés dans les interminables voies rayonnant en face du
château de Louis XIV.

Le grandiose de ses avenues est tel que les buvettes, les tirs et
les restaurants installés sous leurs ombrages ne leur donnent même
pas une physionomie foraine; malgré les lampions et les oriflammes,
c’est la ville morne et c’est la ville morte, la nécropole et, pis,
la caserne, la vaste et froide cour de prytanée militaire où les
heures sont sonnées par les fanfares de quartier... atmosphère de
préau de prison qui se dégourdit seulement dans les rues avoisinant
la petite place; là les mains de filles attirent les uniformes; là
c’est la lourde promenade de pantalons à basane; là, ce sont aussi
des fanfaronnades pataudes de pauvres permissionnaires engoncés et
farauds, toute la pauvre joie de collégiens pressés de jouir de leur
jour de sortie et courant vite, dans leur détresse d’êtres abandonnés
et simples, retrouver là un peu de famille et de foyer absents. Sur les
avenues, attablés aux devantures des cafés, les sous-officiers prennent
l’absinthe! Hoche, né en 1768, soldat à seize ans, général à vingt-neuf
ans!!!


_Mardi 27 juin.--Paulo minora canamus_, 27, rue Christophe-Colomb, la
soirée de la baronne Deslandes, audition d’œuvres de Gabriel Fauré,
récitation par mademoiselle Brandès des _Perles rouges_, de M. de
Montesquiou.

Tout petit incident dans les annales mondaines, mais gros événement
pourtant dans le rayon des cénacles et des chapelles littéraires que
cette officielle réconciliation des deux âmes longtemps rivales et
divergentes dans leurs prétentions à régenter la mode et diriger le
goût.

Hortensias bleus d’un côté, iris noirs de l’autre, s’est-on assez
longtemps fait la guerre à coups de poètes, de peintres et de
tapissiers; Ossit, pseudonyme littéraire de madame Deslandes, avait
à peine inventé Oscar Wilde, que M. de Montesquiou exhumait madame
Desbordes Valmore; tous deux allaient se faire peindre à Londres
et le _Burne Jones_ de l’une répondait au _Whistler_ de l’autre. Y
eut-il jamais personne au monde dont les portraits en pied furent
plus exposés que ceux de madame Deslandes et de M. de Montesquiou;
c’était la course à la réclame. Tous deux avaient leurs poètes, leurs
musiciens, leurs peintres attitrés; tous deux, des journaux dévoués à
leur gloire; chacun prétendait imposer des nuances et des fleurs, des
styles de meubles et de bijoux; le comte aimait les chauves-souris,
c’était même là le titre de son premier livre; la baronne avait riposté
en affichant une soudaine passion pour un énorme crapaud de bronze en
permanence dans son boudoir et s’appelait elle-même la princesse aux
grenouilles; et c’était une guerre latente, sinon ouverte, entre l’iris
et l’hortensia, la grenouille et la chauve-souris.

Et voilà qu’aujourd’hui l’on fusionne et l’on s’aime! Enterrement des
vieilles rancunes, réclame bien entendue ou bien épithalame, et les
curieux de la galerie sont navrés.


_Vendredi 30 juin._--L’agonie du Salon, le dernier jour de deux
Sociétés, la fin des avenues de toile peinte et du hall aux statues
de la Galerie des Machines, l’heureuse fermeture... Oh! oui, la chute
implorée du rideau sur les dix-huit mille horreurs, pis, les trente-six
mille insignifiances du Champ de Mars et des Champs-Elysées... avec
la bonne nouvelle, enfin confirmée, de la formation d’un troisième
Salon... car, en dépit des démentis, il est né et il existe ce
troisième Salon d’une élite, et l’année 1900 verra les envois de la
Société nouvelle des peintres et des sculpteurs.

Salon d’une élite! et, en effet, que de promesses et de sécurité dans
la liste publiée des membres du nouveau groupe! Et comme elle rassure
et nous fait espérer, la Société d’artistes qui réunit les noms de M.
Albert Baertsoen, Aman Jean et J. W. Alexander; puis, voici Franck
Brangwyn, l’homme à la vision prestigieuse, le peintre aux toiles
rutilantes, harmonieuses et fondues comme d’admirables tapis persans;
Charles Cottet, le maître de l’observation sincère et puissante, le
Cottet du _Finistère_ et des _Bretons_; André Dauchez et la mélancolie
prenante de ses paysages, la sécheresse voulue, la consciencieuse
étude de ses terrains et ses ciels, André Dauchez, le poète austère et
combien attendri des vastes étendues, le Dauchez des marais, des berges
abandonnées et de la rase campagne... Gaston La Touche, fantaisiste
lumineux, qui se souvient de Turner, peintre de somptuosité et de
rêve, dont je revois encore la vasque et le jet d’eau s’échevelant
dans le fondu d’un crépuscule de féerie, parmi un tourbillon de cygnes
nageant... le Sidaner, cette poésie et cette intimité, le coloriste
de l’ombre, le Sidaner et ses canaux de La Haye; Henri Martin, René
Menard, classique et nostalgique comme un soir de la grande Grèce;
René Prinet et la grâce exquise, la sobriété de haut goût de ses
intérieurs; Lucien Simon, le Monsieur des _Lutteurs bretons_, un des
hommes de demain, disons même, d’aujourd’hui, et, alors, le maître
de tous et la gloire du Champ de Mars de cette année, la palette la
plus savoureuse, l’homme à la matière admirable, le poète du ciel et
de l’eau; Fritz Thaulow, dont les deux toiles me hantent encore...
Oh! le bleu profond et si léger pourtant du ciel de sa cour de ferme,
l’ombre portée des branches de pommiers sur les terrains vert-de-grisés
d’humidité, et le vitreux, le glauque, on dirait strié de fiel, du
large remous de ses vagues, dans son coin de mer démontée.

Si, à ces noms de peintres, on joint ceux d’Alexandre Charpentier,
de Camille Lefebvre et du grand Constantin Meunier, du côté des
sculpteurs, on voit à quelle forte partie vont avoir affaire, en l’an
1900, les vanités remuantes et réclamières du groupe du Champ de Mars
et les vieilles gloires ankylosées de ces pauvres Champs-Elysées,
sultanes invalidées des médaillés de la critique et du monde officiel.

Pour bien accentuer leur programme, les séparatistes ont élu, comme
président de leur groupe, un tout jeune homme, ardent propagateur et
passionné champion des idées nouvelles, érudit et solide écrivain,
peut-être encore plus apprécié à Londres que parmi nous, M. Gabriel
Mourey, l’heureux traducteur des poèmes de Swinburne, plus heureux
notateur encore des choses et des visions londoniennes et cela nous
est une joie que de féliciter la nouvelle Société de son choix; rien
ne pouvait mieux signifier les tendances et les aspirations d’art du
troisième Salon que cette élection du pamphlétaire averti, indigné et
convaincu du _Règne de la Laideur_.


_Samedi 1er juillet._--La fête de Neuilly, oh! l’étrange et troublante
lumière, que retenait le ciel, ce soir, longtemps après le soleil
tombé, et comme la transparence de cet horizon livide et translucide,
au-dessus des massifs du Bois de Boulogne, vous conseillait de vous
attarder au bord de la Seine dans la fraîcheur des pelouses de
Longchamps plutôt que d’aller à cette fête!

    Le jour est pâle encor d’avoir été la nuit,

soupire un beau vers d’Henri de Régnier; ce soir, c’est l’antithèse
même de ce vers, qui flotte dans ce ciel lumineusement blême:

    La nuit est claire encor d’avoir été le jour.

Mais c’est Neuilly, Neuilly et l’ignominie de ses interminables arcades
de verres de couleur, autant d’œufs rouges et verts allumés dans
l’ombre; ce sont deux kilomètres de grosses boules lumineuses violant
brutalement le ciel de cette douce soirée, qui, meurtrie, se fonce,
défaille et s’évanouit.

Sous ces éclairages, de la foule et du bruit: manèges et ménageries
grouillent, tournent, glapissent, odorent ferme et rugissent dans
du mouvement, de la sueur, de la sottise et du hourvari. C’est la
hideur habituelle aux foules foraines aggravée ici de prétention et de
snobisme, car elles doivent être vues chez les lutteurs, et sous leurs
longues mantes de mousseline jonquille et de cachemire cendre de rose,
elles aiment à battre des mains et à s’énerver, au milieu de l’élégance
morne des hommes de leur monde, pour les pectoraux suants et velus
de tel ou tel, toutes convaincues qu’elles soient du mensonge de la
parade et du convenu de l’issue de chaque lutte; mais il leur plaît de
prendre des attitudes et de risquer des gestes, elles se passionnent
à froid, sûres d’être regardées pour elles. Les exercices d’Arpin ne
sont que des prétextes à simagrées d’effroi ou d’enthousiasme, et sur
la sciure de bois de l’arène, comme aux fauteuils à deux francs des
premières, c’est partout du _chiqué_, du _chiqué_, pour parler l’argot
des voyous et des forains, le _chiqué_, cette blague de l’émotion qui
nous pourrit tous. Le tangage et le roulis des manèges de bêtes, mal de
mer momentané qui engourdit les dyspepsies en appuyant délicieusement
sur les lombes, ont moins de succès cette année. Toutes, naturellement,
ont chevauché les lapins. Il y avait une drôlerie hardie dans cette
cavalcade, mais ce n’est déjà plus la vogue des cochons de l’année
dernière; on a toujours le cheval qu’on mérite, et la suprématie de
la femme s’affirmait mieux sur le goret sensuel et poussif que sur le
lapin furtif et narquois. Il y a même, cette année, des manèges de
chats: s’y risquer est presque un aveu et beaucoup hésitent; les vaches
ont moins d’amazones que de cavaliers: c’est la revanche de l’homme
humilié par le cochon. Les manèges d’écrevisses, qui devaient tourner
à reculons, ont été discrédités par les feuilles dreyfusardes, les
cavaliers de ces crustacés ayant été traités d’antirevisionnistes.

Le _Carnet des heures_ de la presse a consacré aux dompteurs un très
curieux passage d’une observation très exacte des ménageries. Les
hommes y verdissent, le nez sur leur mouchoir visiblement bouleversés
par une intolérable odeur de toison et d’urine; les femmes, elles,
et les plus élégantes, vont, viennent, rient et sourient à la lionne
comme à l’Hamadryas et semblent comme chez elles dans cette atmosphère
d’ammoniaque... Pourquoi? On a cru longtemps qu’elles venaient là
pour le dompteur: quelle méprise, quelle incommensurable méprise!
Elles viennent là pour les fauves, elles coquettent avec le tigre et
aguichent l’orang-outang; il y en a même qui risquent des œillades à la
tigresse. Elles se savent belles et veulent éprouver leur beauté sur
les fauves; anesthésiées par le désir de plaire, elles ne sentent même
plus l’effroyable remugle des sexes moites et des litières.

Les poupées n’ont pas d’odorat.


_Samedi 8 juillet._--Bergen, la petite ville aux maisons peintes,
où le Kaiser vient d’imposer sa visite à notre marine à bord de
l’_Iphigénie_... Bergen et ses pêcheurs, son port grouillant
d’embarcations, ses quais bâtis sur pilotis et ses logis, on dirait de
poupées, dédoublant leurs façades roses, jaunes et vertes dans l’eau
profonde et bleue des fiords; Bergen, où se tient le plus grand, le
plus important marché de poissons de l’univers; Bergen, où l’on voit
des barbues de cinquante kilos et où un saumon de vingt livres est
vendu couramment quatre francs...

Une lettre d’amis en ce moment en route pour le Cap Nord, le soleil de
minuit et la région glacée des aurores boréales, me donne en quelques
traits de plume un croquis de Bergen, pareil à une illustration de
quelque conte d’Andersen.

Les Norvégiens, très fiers de Bergen, l’appellent pompeusement la
Venise du Nord.

Venise, que de souvenirs!

Il n’y a pas un an, j’y voyais le Kaiser s’embarquer pour la
Terre-Sainte et, dans une pompe d’apothéose, y dater son exode pour
l’Orient, où sa croisade avait surtout pour but l’abaissement de la
France et de notre influence en Syrie et au Saint-Sépulcre, auprès des
sujets du sultan. Et la Venise des doges et de Saint-Marc avait alors
été le lieu élu par lui pour encadrer ce prestigieux départ d’empereur
chrétien et conquérant.

Et voilà qu’à neuf mois de distance, le Kaiser, voyageur et impresario
de lui-même, choisit la Venise norvégienne, la Venise brumeuse aux
petites maisons de bois peint des pêcheurs, pour y faire des avances
à cette France qu’il voulait abaisser en novembre, en présence de la
reine Marguerite et du roi Humbert.

Nous sommes, d’ailleurs, dans l’ère des gracieusetés et des avances.
Avant la visite à bord de l’_Iphigénie_ et le cordial discours à
l’Ecole des aspirants, c’est un chirurgien français que le Kaiser
avait tenu à faire venir en consultation à Berlin pour sa propre santé
impériale. Doyen, à peine de retour il y a une quinzaine de jours de
Potsdam, où Guillaume II le comblait de prévenances et d’honneurs.

Avant ces invites à la France scientifique et à notre corps médical,
Guillaume II avait eu la préoccupation de plaire à la France des
artistes et des lettres: il avait fait monter par ordre à Berlin un
opéra inédit d’un musicien français; malheureusement, il y eut cette
fois méprise, et l’attaché aux beaux-arts en est encore tout piteux:
l’opéra, une fois monté et représenté à Berlin, on découvrit que le
musicien français était belge. M. L. B.... le maestro joué par ordre,
avait bénéficié de la terminaison française de son nom.

Les tournées de Guillaume II sont loin d’ailleurs d’être toujours
triomphales: la fameuse mission Cook en Orient a même été un assez
joli four. M. Gheusi, actuellement à Constantinople et qui a visité
les lieux parcourus par l’Empereur, publiait hier dans le _Gaulois_ un
article assez concluant sur la bonne impression laissée par le Kaiser à
Damas: Guillaume II n’y eut pas la notion orientale des pourboires; le
mark allemand ne se prêta pas aux combinaisons du baschich ottoman et
l’Asie, encore éblouie des fastes et des magnificences des califes des
_Mille et une Nuits_, l’Asie, déçue par ce Kaiser pratique et économe,
a déjà effacé sous les coups de pierres et les pâtés d’ordures le nom
du visiteur auguste gravé sur une plaque de marbre, intercalée dans
l’autel de Jupiter solaire, dans les ruines grandioses de Balbeck.


_Dimanche 9 juillet._--L’odeur des foules. --Six heures du soir, la
dernière réunion d’Auteuil; à la sortie des courses... un grouillement
de parieurs, de bookmakers et de sportsmen bon marché foisonne devant
la gare et dans la rue d’Auteuil; sueur et poussière; tout ce beau
monde a rudement peiné durant le jour: assauts des baraquements du pari
mutuel, allées et venues pour un tuyau, piétinement sur le terre-plein
de la pelouse, émotions des paris sans parler des kilomètres
préalablement avalés, car pas mal d’amateurs sont venus à pied. Aussi
toutes les tables des marchands de vins sont prises, les trôlées de
consommateurs débordent sur les trottoirs, devant chaque café; la
plupart sont nu-tête, ou en manches de chemise; on s’est mis à l’aise
pour boire à la fraîche: on l’a bien gagné. Quelques-uns ont emmené
avec eux leur famille, femmes en camisole et mioches mal mouchés; tout
le Gros-Caillou, Javel et le Point-du-Jour, ont donné. Aussi, que de
tricots, de cottes de velours et de pantoufles en tapisserie! Ces
messieurs de Montmartre se révèlent par des cravates sang de bœuf et
des complets gris pommelé, et de tous ces pieds harassés, de toutes ces
aisselles moites et de ce linge humide monte une odeur de hareng-saur,
de saumure et de marée qui est l’odeur des foules en été.

En hiver, la foule des faubourgs et des banlieues exhale, à l’assommoir
comme au bal musette, une âcre et fade odeur de hanneton, que Georges
Eckoud, l’auteur des _Communions_ et du _Cycle patibulaire_, a très
consciencieusement notée.

L’odeur du hanneton est reconnue à la préfecture pour être l’odeur
spéciale du vagabond, de l’homme qui couche sous les ponts, l’odeur du
forçat et du prisonnier.


_Mardi 11 juillet._--Le Paris des échafaudages. Il s’élevait depuis
bientôt six mois, comme une nouvelle ville dans la ville, en vue de
l’Exposition, mais cette fois la cité fée vient de surgir aux yeux
brusquement, tout à coup et de toutes parts, géométrique et parallèle
d’une délicatesse infinie dans son enchevêtrement de voliges et de
poutrelles, telle une magique Venise de charpentiers... Et soudain,
apparents par la hauteur atteinte avec leur joli ton de bois clair, ils
donnent, ces échafaudages, à nos quais, à nos places, à nos monuments
trop blancs et pierreux des douceurs teintées d’aquarelle, et du pont
d’Iéna à celui de l’Alma escortent et accompagnent l’eau boueuse du
fleuve de portiques élancés et de frêles galeries à jour.

Ce défilé de charpentes légères où s’effilent çà et là des pignons,
des toits pointus et des clochers, le Vieux Paris de 1900! Les tours
de Notre-Dame semblent le saluer de loin, et quand les nuits de lune,
la frêle architecture du Paris reconstitué se mire dans la Seine, la
cathédrale assise là-bas dans son île paraît se rapprocher; mais quand
les échafaudages auront disparu, que restera-t-il de cette cité fée?

Que restera-t-il du Sacré-Cœur, dont l’ensemble pesant s’alourdit
d’heure en heure et paraît s’accroupir au-dessus de Paris, au sommet
de sa butte, quand il sera sorti de l’aérienne dentelle des charpentes
qui l’irradient autour de ses deux dômes, telle une toile d’araignée
gigantesque?

Quelque Trocadéro mystique, plus hideux que le vrai Trocadéro sans
doute, et ce monument lubrique, avec ses deux tours tendues en avant,
comme deux jambes écartées, voudra dire: religion et piété.

Et nous en sommes là de par le déplorable goût de nos architectes à
redouter la disparition des échafaudages, à jouir du mensonge de leur
fragilité provisoire et à désirer la prolongation de leur durée, tant
nous craignons, douloureusement avertis par d’atroces expériences, les
monuments qu’ils nous préparent!

Le règne de la laideur, par eux, est amoindri, atténué.

Et nous en arrivons là, à préférer l’ébauche à l’œuvre, à glorifier
l’échafaudage. Gustave Coquiot, l’écrivain subtil et passionné de
l’aspect des êtres et des choses, des bals publics, des villas et de
la Seine, qui aime Paris, ses beautés et ses tares, en artiste et en
amoureux, la Seine qu’il a dévotieusement décrite et que nous remontons
entre une double rangée d’architectures illusoires, de portiques et de
propylées, me donne l’explication de l’absolue beauté de l’échafaudage
et de sa supériorité sur la chose bâtie.

«L’échafaudage est une épure, me dit-il, une équation; il a la beauté
parfaite d’un théorème, il repose sur la raison pure et doit son
équilibre à des lois aussi nécessaires qu’un système de Descartes ou
qu’une pensée de Pascal, d’où son caractère éternel dans sa fragilité!»

Et j’admire et je me tais devant tant de subtilité; une objection
me vient pourtant aux lèvres: Si l’échafaudage a nécessairement la
beauté, comment expliquer l’indéniable, la prodigieuse laideur de la
tour Eiffel, qui est l’échafaudage type, l’échafaudage idéal avec ses
montants, ses arcs-boutants et son armature de fer, la tour Eiffel,
cette gigantesque charpente sans proportion et sans légèreté, plantée
comme un chandelier de cuisine sur ce Paris, qu’elle déshonore?

Encore si on l’avait peinte en bleu-gris, couleur du ciel indécis des
horizons parisiens, au moins se serait-elle confondue avec l’air et les
nuées, et aurait-elle, imprécise et fantômatique, pris une irréalité
qui en aurait corrigé la lourdeur!

Mais non, nos édiles ont décidé de la badigeonner du haut en bas en
jaune d’ocre, un jaune de déjections, qui fait du chandelier Eiffel un
colossal obélisque ordureux, symbole vivant, sans doute, de la bêtise
et du terre à terre de ce temps.


_Mercredi 12 juillet._--Ce qu’ils en pensent. Entre le Bas-Meudon
et Billancourt, sur la terrasse à balustres de pierre de la plus
ombreuse et de la plus discrète des villas du bord de l’eau, dans
l’île!... quelques délicieux et délicieuses sont étendus, qui sur des
rocking-chairs, qui sur des fauteuils en bambou retour de l’Inde, poses
accablées; sur des tables, des sodas, des brochures, des revues, la
_Revue Blanche_, le _Mercure_, la _Vogue_, la _Revue de Paris_, et des
livres; mais personne ne lit, la journée est trop chaude; des nattes
sont étalées sur le dallage en marbre de la terrasse; pas une saute de
vent ne fait trembler les cimes des peupliers, l’heure est atrocement
lourde, les bateaux-mouches seuls en passant sous l’arche du pont
apportent un peu de fraîcheur en déplaçant un peu de l’air de la voûte.
Ils et elles sont en alpaga beige, en batiste à fleurs ou en piqué
blanc:

--Qu’est-ce qui parlait d’aller dîner aux Ambassadeurs ce soir?
--Ah ben! mon cochon, celui-là en a une couche! --Ne le nommez pas,
nous ne voulons pas le maudire. --A Paris, de cette chaleur, quand
nous avons ici la Seine. --Pour aller entendre Yvette! Vous savez
qu’elle ne fait plus un sou. --Allons donc! ils ont tous les soirs
salle comble. --C’est le four le plus noir. --Après celui de Sarah
à Londres. --Mais laissez donc: _Hamlet_ a fait le maximum. Salles
de curieux; ils ont tous voulu voir mistress Sarah Bernhardt dans le
rôle du grand Will, mais la critique a été terrible... ment injuste:
en Angleterre, ils n’admettent que des Anglais dans le rôle. C’est
un rôle national. Il faut être des trois royaumes pour comprendre et
interpréter Shakespeare: c’est un théâtre fermé. --Comme leur cercle.
--Soit, n’empêche que l’Hamlet de Sarah était bien plus un étudiant
d’Oxford que le prince d’Elseneur; cela, avouez-le. --Je n’avoue rien,
et puis, il fait trop chaud; ces discussions esthétiques délacent
trop l’atmosphère. --Justement, il n’y en a pas. --Taisez-vous, vous
êtes insupportable, et passez-moi ce livre de Jean d’Hoc, _l’Aventure
sentimentale_. --Voilà, et lisez-nous quelques passages. Tenez,
celui-là, c’est très rafraîchissant:

          Un clair de lune ensorcelant,
          Prête aux cygnes mélancoliques,
          Dans le bassin de marbre blanc,
          Des airs de bêtes symboliques.

          Et tandis que, profusément,
          Tu jettes du pain, je reluque,
          Pour y goûter sournoisement,
          Des friandises de ta nuque.

          Sans voir, au seuil de l’avenue,
          Où sa malice s’évertue,
          Sur un piédestal de granit,

          Ricaner la face camuse
          D’un chèvre-pied tout décrépit
          Que notre enfantillage amuse.

--Oui... c’est bien l’homme _des mots qu’on égrène à genoux_.

    Des mots en satin blanc, inconsistants et doux.

--Un bon élève de Verlaine, ce Jean d’Hoc.

Et les bateaux-mouches continuent de filer sur le fleuve, les cimes
de peupliers d’être immobiles dans l’air; les éventails des femmes
seuls voltigent d’un mouvement, très las, comme de lourdes palmes:
l’atmosphère est étouffante; mercredi, 12 juillet, la plus chaude
journée de l’année.


_Vendredi 14 juillet._--Billancourt, au bord de l’eau. --_Clara
d’Ellébeuse ou l’histoire d’une ancienne jeune fille_, de Francis
Jammes: Naïve et tragique aventure d’une petite âme de dix-sept
ans dans le cadre démodé, suranné d’une vieille demeure estivale:
quelque chose de tendre et de touchant comme un livre d’enfance tout
à coup retrouvé, la délicate et simple histoire d’une petite fille
scrupuleuse, que son innocence même conduit au suicide; le tout mêlé
d’intimes et familiers paysages, préaux de pensionnat et de pelouses
d’ancien parc, paysages rehaussés de détails exquis et précis dont je
n’ai jamais rencontré la qualité d’émotion autre part... Tout chante,
enchante, peint et porte dans ce style liquide et frais de M. Francis
Jammes; les mots y acquièrent une sonorité et un sens auparavant
insoupçonnés... «Il est midi. La canicule tombe des ormeaux bleus
et noirs où éclate le cri d’une cigale. L’air tremble et sue. Un
souffle chaud, empli d’âmes de fleurs lourdes, se traîne...» Plus loin:
«Clara d’Ellébeuse s’éveille sous ses boucles et bâille contre son
bras nu. Elle est ronde et blonde, et ses yeux ont la couleur du ciel
quand il fait beau temps. Le soleil de ses anciennes grandes vacances
fait bouger, sur les rideaux transparents d’indienne à ramages, à la
fenêtre de l’Est, l’ombre du tulipier.» Et puis ce sont des souvenirs
de la Pointe à Pitre, un drame d’amour romantique entre un Joachim
d’Ellébeuse, un grand-oncle de l’héroïne, et une certaine Laura Lopez,
jeune créole exilée, dont Clara surprend, avec la correspondance le
secret douloureux, secret dont elle mourra! Car elle mourra, pauvre
petite âme troublée, par les illustrations du _Musée des familles_ et
la crainte de son confesseur... Et ce sera le suicide de la tendre
héroïne dans le petit cimetière du village, parmi les jacinthes
blanches en fleurs, entre le caveau des d’Ellébeuse et la tombe de
cette Laura..., bref, un des plus jolis livres que j’aie jamais eu la
joie de lire et qu’il faut lire au plus vite, brillant comme une fleur,
tiède comme une larme, et mélancolique et touchant comme un bracelet
en gourmettes et à petit boulet d’or qu’on portait en 1850 et que nous
avons tous vu au poignet de nos mères!

_Clara d’Ellébeuse?_ Puissiez-vous avoir la sensuelle et délicate joie
de feuilleter ces pages innocentes et passionnées, dans le silence d’un
vieux parc, à l’heure où l’azur vibre aux cimes d’arbres luisantes dans
la solitude de l’été!


_Samedi 15 juillet._--Lendemain de fête. Rentré à Paris en hâte pour y
prendre mon courrier.

Dans la rue chaude encore des danses prolongées jusqu’au grand jour,
un halo de poussière âcre flotte en colonne jusqu’aux balcons des
cinquièmes; entre les feuillages de l’estrade où l’orchestre se démena
toute la nuit, éteintes et fripées, des lanternes vénitiennes sèment de
lamentables oranges en papier peint et déteint, et toute la rue sent la
sueur et l’absinthe... Et dire qu’ils recommenceront ce soir!

Dans la loge de mon concierge, un pot de géranium s’épanouit sur
la fenêtre, dans lequel une main patriote a planté deux drapeaux
tricolores, deux petits drapeaux de jouets d’enfant.

Oh! joies populaires! Et je ne puis m’empêcher de songer à la boutade
de M. Edmond de Goncourt, le cher et grand défunt dont je vois presque
les toits de ma fenêtre (je les devine plutôt derrière les hauts
ombrages de la villa Montmorency): M. Edmond de Goncourt qui, dans son
horreur des fêtes nationales et des manifestations de joies chauvines,
prétendait que, le jour de l’inhumation de Victor Hugo, toutes les
filles des maisons publiques avaient arboré des jarretières tricolores
ornées d’un crêpe funèbre sur leurs professionnels et classiques bas
noirs.


_Dimanche 16 juillet._--Surlendemain de fête. Dix heures du soir,
Boulogne, au coin de l’avenue de Versailles et du boulevard de
Strasbourg. --Un petit bal de marchand de vin y grouille et
remue, installé sur la chaussée avec les obligatoires ombrages de
lauriers-roses en caisses et des éternelles lanternes en papier, un
petit bal de quartier où toutes les familles sont venues, en voisines
regarder se trémousser leur progéniture, car, Ils et Elles dansent
encore.

C’est une maladie endémique, une épidémie renouvelée de celle du
moyen-âge que ces danses du 14 Juillet abattues tous les ans, à époque
fixe, sur la ville et y faisant rage pendant trois jours.

Le croirait-on? Ces banlieusards dansent un pas de quatre, le pas de
quatre cérémonieux des beaux soirs de Deauville et de Biarritz, et il
faut voir avec quel sérieux tous ces jeunes premiers en casquette et
en cotte de velours mènent leur danseuse par le bout des doigts, et
avec quels saluts, quels cambrements de torse! tous pénétrés de leur
importance et quelques-uns, ma foi, vraiment élégants.

L’élégance réelle des corps jeunes et des tailles souples. Ces
demoiselles en corsage clair affectent des petits airs pincés tout à
fait divertissants; on tient à faire voir qu’on peut être distinguée
quand il le faut: on sait aussi avoir de bonnes manières, tout comme
dans le grand, ma chère!

Entassés sur les bancs du marchand de vin qui n’a pas perdu sa journée
et ne perdra pas sa nuit, les pères et mères de toute cette jeunesse
se prélassent, s’emplissent de bocks et, l’estomac noyé de liquide, se
félicitent et s’attendrissent sur les grâces de leurs garçons et de
leurs demoiselles... Ça finira peut-être par un mariage, est-ce qu’on
sait!

Tout à coup, une espèce de tapissière, lancée au grand trot, s’arrête,
une voiture de blanchisseur; les guides, jetées à toute volée,
retombent lâches sur le collier du cheval; et, prestement descendu, un
gros gars jovial et faraud tend les bras en avant pour y recevoir une
gosseline, une petite femme mince en tenue de travail; et, plantant là
voiture et cheval au beau milieu de la chaussée, le blanchisseur et la
blanchisseuse entrent bravement dans le bal, et gai, gai, gai, aux sons
des crincrins attaquant une polka, se mettent ensemble à en suer une.


_Minuit, sur le pont de Billancourt._ --La lune brille très haut, dans
le ciel, au-dessus des grands ombrages de l’île; tout est noir sur la
berge, les guinguettes sont éteintes; un cor de chasse sonne encore des
fanfares, là-bas, du côté de Meudon, dans quelque villa et, comme un
incendie, le Pavillon de Bellevue flambe rouge dans l’ombre. Son reflet
flotte en fanal, entre les mille et une facettes de miroir du fleuve
baigné de clair de lune; dans un frôlement, c’est le glissement sans
grelots, à lanternes éteintes, de bicyclistes qui regagnent Paris.


_Mardi 18 juillet._--Levallois, villa Chaptal, huit heures du soir; des
souvenirs, des souvenirs, des souvenirs....

La table est mise dans le jardin, des phalènes errent mollement
autour de la lampe et, tandis que le valet de chambre remporte dans
l’habitation deux Monticelli et un Jongkind que Gailhard a tenu à
me faire voir, l’amphitryon, de sa voix chaude et bien timbrée de
toulousain, scande des racontars, des anecdotes de jeunesse, souvenirs
de théâtre, de baryton et de directeur, souvenirs sur souvenirs que le
conteur essaime et remue d’une main nonchalante où pointe le feu d’un
cigare.

«--Ce pauvre Albert Wolff, il était d’une laideur de déshérité, mais il
avait au jeu une chance infernale, une chance qui enrageait tous les
autres pontes; mais aussi un à-propos qui désarmait et lui conquérait
les rieurs. Je me rappelle, un soir, au cercle de la Presse, un soir
où il abattait neuf comme tous les autres soirs, un joueur malheureux,
exaspéré de sa série, à chaque gloussement de Wolff, annonçant de sa
voix de sérail la carte de son jeu... neuf! neuf! neuf! mâchonnait,
lui, de coléreux: chameau! chameau! chameau! Wolff enfin, ramasse et
se lève; il emportait, ce soir-là, une bagatelle de cinquante louis, et
un de ses amis lui demandant où il allait maintenant. «Où je vais? Au
désert!» gloussait, de sa petite voix, le fameux figariste et, le dos
rond, il s’esquivait et rentrait effectivement chez lui retrouver son
lit, le désert...


_Jeudi 21 juillet._ --«Le corps humain, quelle source de joies et de
surprises inespérées pour l’œil de l’artiste! Depuis quarante ans
que je l’étudie, je découvre tous les jours en lui des aspects que
j’ignore... Mes modèles, c’est quand ils quittent la pose qu’ils me
révèlent le plus souvent leur beauté; il en est des attitudes et des
mouvements comme des vagues de la mer: elles et ils varient à l’infini;
toute la beauté humaine est contenue dans la fable de Protée. Toute une
vie, toute une œuvre d’artiste arrive à peine à fixer, je dis fixer,
pas même, à ébaucher, à saisir quelques aspects de la nature, la nature
aux formes mouvantes et illimitées.»

C’est Rodin qui parle, le Rodin de l’_Eve_ et de la _Porte de l’Enfer_,
le Rodin du _Balzac_ tant attaqué et tant discuté, exalté par les uns
et renié par les autres, le Rodin des dithyrambes, des huées et des
polémiques, Rodin à l’œuvre duquel le Conseil municipal, pour une fois
sorti de ses errements et de ses préjugés, vient d’accorder tout un
emplacement et presque un square à la grande gloire de l’an 1900.

Paul Escudier est aussi à cette table, où les convives charmés ont
fait soudain silence pour écouter parler le Maître, enfin départi de
sa réserve ou de sa timidité; Paul Escudier, le jeune et le remuant
conseiller municipal dont l’intelligence et la volonté surent, Dieu
sait à travers quelles difficultés, écarter les objections, vaincre
les partis pris et réduire à néant les animosités soulevées autour
du projet Rodin, ce projet imposé et enfin voté grâce aussi, il faut
le dire, à l’aide de MM. Quentin-Bauchart et Labusquière, projet
qui, au milieu des tracasseries inutiles et des petitesses dont nos
édiles sont malheureusement coutumiers, restera à leur honneur pour le
rejaillissement de renommée, que l’œuvre de Rodin spécialement exposée
va nous valoir devant l’étranger.

Et tandis que le sculpteur achève sa phrase dans le silence et le
recueillement de l’assistance, il me plaît de comparer les deux hommes,
l’artiste créateur, le pétrisseur de rêve et de réalité, l’homme dont
le cerveau enfante et dont le pouce anime, le sculpteur de conception
grandiose et d’exécution géniale, et, presque vis-à-vis de lui, le
dilettante, l’homme politique et moderne, d’intelligence avertie et de
culture affinée, le Parisien en éveil qui, à travers les soucis d’une
situation à garder ou à prendre, les intérêts de la ville à défendre et
les sollicitations des partis, a su, conseiller municipal de Montmartre
(et pesez ce mot, Montmartre, l’art de la Butte!), a su imposer aux
politiciens étroits de l’Hôtel de Ville ce Titan de l’Humanité; et
c’est en opposition à la physionomie aiguë du conseiller, face pâle et
tourmentée de nerveux, petite tête d’aristocratie et de volonté, yeux
clairs et mobiles dans un visage de roux, comme en ont peint Porbus et
Clouet, l’air presque d’un Valois, s’il ne rappelait aussi un portrait
d’échevin flamand sous la régence de Marie d’Autriche, au gré du
souvenir bourgeois têtu de Gand ou même Charles-Quint; et c’est donc en
opposition à cette fine et coupante physionomie, l’aspect de bonhomie
et de timidité un peu fruste de Rodin, sa barbe de fleuve ou d’apôtre,
ce visage en apparence fermé, le nez et le front d’un seul plan comme
dans certaines faces d’anachorète, les yeux on dirait endormis sous
les sourcils en broussailles, derrière le verre des lunettes, le geste
tâtonnant et hésitant des mains, l’air d’ennui que l’artiste traîne un
peu dans ce salon comme un chèvrepied au milieu de l’Olympe, et c’est
l’image du faune qui s’impose à moi et qui me reste; le faune capturé
par Apollon et mené par l’oreille, au milieu de l’empyrée, pour avoir
traité la forêt en femme, et qui tout à l’heure éblouira et terrifiera
les dieux quand il entonnera son hymne à la Beauté, et c’est le poème
même de Victor Hugo, l’aventure de Pan, de sa _Légende des siècles_,
qui m’empliront tout et m’apparaîtront dans la réalité quand, l’œil
tout à coup allumé derrière ses lunettes, le rustique et le timide
que semble être Rodin va s’animer dans l’éloge passionné des formes
mouvantes de la Nature et de la Beauté!... Et dans ce long visage
d’anachorète, sous ce front rocheux de solitaire, tressailleront de
vibrantes narines, s’épanouiront d’imprévues pommettes; et des mains
tout à coup devenues éloquentes aux veines gonflées des tempes, et
jusque dans l’œil inspiré éclatera une divine et formidable sensualité.

La sensualité frissonnante, intense et douloureuse qui court le long de
ses gorges et de ses torses, le cri de volupté, désir et convoitise,
désespoir et regret, qui tord des muscles dans ses marbres et y fait
palpiter de la chair, la joie de vie et de souffrance de l’_Homme et
son Rêve_ et des _Femmes damnées_, l’audace de ses symboles, leur
infinie tristesse, le _Premier baiser_, la _Dernière étreinte_,
l’ivresse éperdue et peureuse de ses monstrueux chèvrepieds, la cruauté
inconsciente, l’indifférence imméritée et pourtant vengeresse de ses
femmes, l’hallucinante séduction de leurs nudités, tout Rodin et son
œuvre me sont tout à coup expliqués, tout et même l’immense effort
de son _Balzac_ dans la soudaine illumination de ce visage artiste,
révélation de tout un être qu’Escudier, penché à mon oreille, résume
d’une phrase: «Rodin, c’est le faune guettant la Beauté.»


_Vendredi 22 juillet._--Une heure, rue de Rivoli. Paris fournaise, la
chaleur la plus torride, une odeur de bitume et de terre échauffés;
de tout le sol éventré pour les travaux du Métropolitain montent des
effluves et des bouffées, effluves d’étuve mal tenue et bouffées
de brasier; le jardin des Tuileries crépite dans du soleil et de
la poussière, le ciel est bas, comme craquelé; des trôlées de
provinciaux, d’Anglais Bon Marché et de nègres coloniaux processionnent
en s’épongeant, sous les arcades; sur la chaussée, des équipes de
terrassiers, Piémontais blonds aux moustaches cendreuses, Bretons
trapus aux joues cuites de soleil, yeux verdâtres de Celtes sous des
fronts bas ternis de poussière, peinent fort, suent ferme et odorent.
Des camelots dans la foule: le marchand d’éventails: _Un sou mon petit
vent du Nord, Demandez mes petits vents du Nord_. Le marchand de
journaux: _Demandez l_’Antijuif, _voyez le portrait du Traître_!

Le traître est délaissé pour le petit vent du Nord, le vent du Nord
ne vient plus de Bretagne: l’Affaire de Rennes laisse on ne peut plus
froids les Anglais de Cooks et les messieurs colorés, en ce moment à
Paris.

    Le vent qui souffle à travers la Bretagne
                  Ne les rend pas fous.


_Dimanche 21 juillet._--Après dîner stagnante et torride. --«Que je
serais malheureux si j’avais des seins et étais nourrice! Ou si, un de
ces musiciens militaires, je devais, sanglé dans un uniforme, souffler
dans un trombone des Danaïdes, au jardin public! Ah! être une mouche
dans une cuisine au carrelage arrosé, en province! Ou plutôt une éponge
passive, un corail au fond de la mer... ou une fleur de rideau dans le
salon propret et nu d’une vieille fille à Quimper!»


_Vendredi 28 juillet._--Aux Ambassadeurs, au concert annuel offert par
Jules Rocques à ses abonnés, la fête de Cabotinville, car ils sont tous
là, les Mastuvu des beuglants, et ceux que les engagements expirés
font maîtres de leurs loisirs avant le départ pour le bagne estival
des villes d’eaux et des bains de mer, et ceux qui ne figurent pas au
programme de la fête, et ceux qui ne reprendront le collier de misère
que ce soir: ils sont venus applaudir et débiner les bons camarades et
les petites amies, tous frais, bien rasés, les cuisses moulées dans
des pantalons tendres, tous uniformément coiffés de chapeaux carrés de
picador.

Des demoiselles les accompagnent, du bâtiment ou de celui d’à côté, des
grues aussi, de tout poil et de toute espèce, troupeau de volailles
bruyantes, voyantes et pavoisées de toutes les nuances des jardins en
fleurs; tout ce monde papote excité, rougeaud, l’œil émérillonné et la
chair moite: on sort de table et l’on va voir des filles, songez!

En effet, sur la scène, la toile à peine levée, des femmes grasses
et charnues sont là, groupées en cercle, la poitrine offerte;
la légendaire et désuète «corbeille», aujourd’hui disparue des
cafés-concerts. Les seins saupoudrés de farine, le bas de la face coupé
comme d’un trait rouge par le fard mouillé des bouches: c’est l’étal,
le morne et sexuel étal; à tour de rôle, les poupées se lèvent et
bêlent, ou tout à coup émoustillées, se trémoussent sur des musiques
de ménageries ou de gourbis, on boit, des marronniers, déjà cuits par
juillet, des feuilles choient et tombent dans les verres. C’est, à
la lumière crue du plein jour, la hideur, maquillée le soir par le
clair-obscur et le jeu des éclairages, de cette chose hideuse: le
café-concert.

Des danseuses espagnoles suivront, tout le clan déhanché des fausses
Otero et des Guerrero au rabais, l’inquiétante armée des «noires comme
des taupes», toutes une fleur rouge piquée derrière l’oreille, et
toutes si chevelues des aisselles que les narines se crispent alarmées!
Il sévit une telle chaleur.

Et c’est l’intermède d’une revue, et puis défile le dessus du panier
des concerts, et c’est Sulbac, et c’est Jane Avril, flexible, et
longue, et mince, mince, et sa danse, un gigottement preste et fol, un
pas fouetté qu’elle mène avec une grâce de fille heureuse de jouer avec
ses jambes comme avec des lanières! Et ce sont encore des danseuses,
et des robes orange, et des robes turquoise, et des robes rouge-sang
et bouton d’or, et dans des clameurs et dans du délire voici Polin,
l’_imperator_ des Dumanet, accueilli avec de tels trépignements de joie
que la vision de mademoiselle Guilbert défaillante de dépit s’impose
immédiate dans l’air.

Mais la voici qui fait son entrée, entrée savante, entrée voulue après
l’ennui d’un numéro plutôt répugnant: une lutte de femmes.

Sèche et les lèvres en fil de couteau, l’air d’une chauve-souris dans
une robe gris-cendre, mademoiselle Guilbert annonce _l’Idiotie du
café-concert_, et d’une voix acide blague les _Grosses Dames_, puis,
neurasthénique, épuisée, mademoiselle Guilbert débite ingénument
pour la neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième fois l’_Eros vanné_ de M.
Maurice Donnay, que le public applaudit à tout rompre, cette fois enfin
reconnaissant à l’artiste de la sincérité de son répertoire et de la
conscience de son choix.

Pour finir, les torsions de ventre cosmopolite de mademoiselle Fougère;
d’abord en Espagnole, ajustée d’orange et de brun chocolat, et puis
en Bersaglière avec le ruban de l’Annonciade en sautoir sur de jolis
dessous et de savoureux coins d’épaule. Mademoiselle Fougère roule les
mots comme des cailloux dans une bouche vraiment appétissante, et sait
mettre en valeur la provocation hardie d’une croupe de picador.

Clôture, et maintenant, jusqu’à l’année prochaine: Mastuvus coiffés de
sombreros, demoiselles aux cheveux vrais et faux éclaboussés de toute
la flore des jardins, la foule s’écoule, heureuse et repue. Propos de
sortie: --Vous êtes donc encore à Paris? --Non, je suis à la campagne,
dans la forêt de Marly. --Et vous êtes venu exprès pour cette fête?
--Oui, tous les ans, j’y viens avant de quitter définitivement Paris,
l’ipéca final, je viens m’y griser une bonne dernière fois de l’horreur
de ça et du boulevard; alors je vomis mon Paris et je pars pour trois
mois, guéri de tout regret, de tout revenez-y... n, i, ni, fini et
bien fini, Paris et ses plaisirs, Paris et ses potins, Paris et son
snobisme, son immense snobisme et ses petites gloires. --Et vous allez?
--Moi? à Luchon ou à Allevard.


_Lundi 31 juillet._--Rue de Grenelle, au ministère de l’instruction
publique et des beaux-arts, les dernières audiences de M. Leygues: Le
comte Prozor, le traducteur de Tolstoï, d’Ibsen et de Dostoïevski, le
comte Prozor de la _Puissance des Ténèbres_, de l’_Ennemi du peuple_,
des _Revenants_, de _Peer Gynt_ et de la _Dame de la mer_, le comte
Prozor, que j’ai retrouvé dans l’antichambre du ministre, où nous
attendons tous deux notre tour, me documente assez curieusement sur son
ami Tolstoï, et prend un évident plaisir à démentir la fameuse légende
établie sur le cordonnier qui serait devenu l’écrivain de _Guerre et
Paix_ et d’_Anna Karénine_. Tolstoï ne s’est jamais fait cordonnier par
humilité ou zèle nihiliste; à un moment donné, très surmené et exténué
par vingt ans de production continue, tout travail intellectuel lui
étant interdit, pour occuper ses journées et tromper son ennui, il eut
l’idée de demander à un cordonnier de son village de lui apprendre à
confectionner une paire de chaussures. Il fit de la cordonnerie pour
passer le temps; les reporters s’emparèrent du fait et créèrent la
légende: mais il ne parvint même jamais à tailler un talon de soulier
parfaitement rond, ce qui est, paraît-il, la difficulté du métier.

De là, naturellement, la conversation tombe sur l’Affaire, et de
l’Affaire remonte à l’empereur d’Allemagne qui n’est pas du tout pour
les Allemands le grand homme qu’il est pour nous. Ses côtés décoratifs,
sa perpétuelle agitation étonnent et détonnent au milieu du sérieux
des cerveaux de là-bas, et le _Kaiser_ se trouve être bien plus près
du caractère français que de l’esprit de ceux de sa race. Son amour
affiché des artistes et des littérateurs n’est, d’ailleurs, pas encore
près de leur faciliter l’accès de la cour; il n’y a qu’en France,
affirme le comte Prozor, où l’art est une aristocratie et prête un
véritable prestige à l’artiste. En Allemagne comme en Russie, en
Autriche comme en Angleterre, la noblesse et la haute société ont la
curiosité du poète comme du sculpteur, du peintre comme de l’écrivain,
mais ne les tiennent pas moins à distance respectueuse.

En attendant, ce sont les députés et les sénateurs qui pénètrent
chez le ministre, sur la présentation de leur carte; le comte Prozor
est enfin reçu. Quand passerai-je? Je ne suis ni cadet de Gascogne,
ni Allemand, ni Russe; j’ai bien peur de ne pas encore être reçu
aujourd’hui.


_Mardi 1er août._--Maisons-Laffitte, dans une des jolies villas de
l’avenue Eglé: Eglé, Cléante, Araminthe, Tyrcis! quelles suggestions
dans tous ces noms! et comme ils évoquent bien les lointains bleus et
les hauts ombrages de l’ancien parc à la Watteau, qu’est encore, à
certains endroits, le parc de Maisons. Huit heures du soir, la table
est mise parmi les hautes roses trémières du jardin, l’ombre de leurs
grandes hampes fleuries tremble sur la nappe. Ils causent: --Et vous
avez eu le courage de voir ça? --Et en pleine canicule! --_La douceur
d’y croire_, la douceur de ne pas l’aller voir surtout, ça dépasse
tout ce que j’imaginais. --Et même ce qu’en a dit la presse? --C’est
une honte d’avoir reçu ça aux Français, c’est même au-dessous de
l’imagerie d’Epinal! Epinal, c’est brutal, mais naïf; mais ça c’est de
la bondieuserie de l’_Augustinerstrasse_ à Munich, c’est une douceâtre
et rondouillarde chromo-lithographie allemande. Une fable bête comme
une panade et des phrases comme celle-ci: _Des yeux chéris où ton image
est peinte_. --Non. --Et des vers de cet acabit:

            Des mains blanches et lisses,
            Ouvertes en calices

--Et ils ont reçu ça à l’unanimité? --Mieux, ils viennent de lui en
recevoir une autre. --Ah! c’est beau le décret de Moscou, et nous
pouvons être fiers du Comité. --L’auteur est si bon garçon! --Et il
donne de si bons dîners.

    Oui, de son cuisinier il s’est fait un mérite,
    Et c’est à ses dîners que chacun rend visite.

Nos sociétaires connaissent leur répertoire. --C’est beau, la fortune.
--Et les _Romanesques_? --Toujours le joli décor, le fameux «le long,
le long, le long du mur», et Leloir, merveilleux en portrait de famille
dans l’avisé Bergamin. --Et la nouvelle interprétation? --M’a fait
regretter l’ancienne, la petite Henriot n’est pas la Sylvette qu’était
Reichenberg. --Vous regrettez Reichenberg, vous? --J’y arrive. --Et
Beer, dans Percinet? --Percinet, Coquelinet, vous voulez dire, on ne
pastiche pas à ce point l’accent d’un comédien, Frontinet, si vous
aimez mieux; Effrontinet même au besoin; mais jouer avec ce physique
de valet, le Léandre de conte bleu créé par Le Bargy, il ne manque pas
d’aplomb, ce petit Beer. --Et Straforel, par Coquelin II? --Joué en
pitre, comme tout ce qu’il fait; il serait si bien au Palais-Royal:
d’ailleurs, public d’été, tous les trains de plaisir de province, il
y avait toute une loge de bicyclistes. --En costumes? --En costumes.
Jamais je n’ai tant aimé les vers des _Romanesques_. --Je vous crois,
après du Jacques Normand. --Parole d’honneur, j’ai l’idée que c’est
Rostand qui lui fait recevoir ses pièces. --Vous n’êtes pas rosse à
moitié. --Je vous assure qu’il en prépare une pour Sarah.


_Jeudi 3 août._--Au fil de l’heure, au fil de l’eau, Poissy, dans l’île
aux Bœufs, dite aussi l’île de Migneaux... L’île de Migneaux, que de
souvenirs!

  Le soir tombait, soulignait d’un trait rouge les lointains
  coteaux de Triel, et dans l’île de pêcheurs où nous étions venus
  dîner en tête-à-tête, relativement sûrs de ne rencontrer âme qui
  vive dans cette auberge de canotiers; de vastes pelouses de folle
  avoine ondulaient devant nous, pareilles à des vagues, avec au
  bord des berges, des frissons argentés de roseaux et de saules.

  Du côté des Migneaux, un grand rideau de peupliers, de ces
  peupliers d’Italie au feuillage éternellement inquiet, jalonnait
  ses hautes quenouilles, à la fois grises et vertes, sur la
  profondeur orangée du ciel; au loin, de l’eau luisait.

  C’était comme un soir des temps antiques, un soir de légendes
  et d’idylle, comme en ont noté, dans d’impérissables rythmes
  des poètes amoureux, inspirés de jadis: une fraîcheur montait
  des berges en même temps qu’un vent léger s’élevait dans les
  feuilles, et, délicieusement ému, je gardais le silence, les yeux
  attachés sur les siens, comprenant que l’instant que nous vivions
  était irréparable, unique, et que la fuite de l’heure n’en
  amènerait jamais le retour.--(Tiré de _Buveurs d’âmes_.)

Après neuf ans passés un hasard me ramène ce soir dans l’île... Les
hautes quenouilles des peupliers sont aujourd’hui immobiles sur l’or
enflammé du ciel; à droite et à gauche, c’est toujours la grande allée
d’eau sombre doublant les hauts ombrages de Migneaux et de Villennes;
mais un restaurant parisien a remplacé l’auberge de pêcheur; il y
a maintenant un lac, des escaliers compliqués entre des balustres,
des tables sous véranda, des balançoires et des tonnelles, et sur
la terrasse du restaurant des couples de dîneurs; le propriétaire
du lieu, qui s’y connaît, a fait photographier par un amateur les
différentes vues de l’île qui paraîtront l’été prochain en album et
seront distribuées à qui de droit, dans Paris, pour lancer le site et
l’établissement avec... On veut bien m’en communiquer la primeur.

«Mon petit Rosa Bonheur», insiste le propriétaire, en me faisant
remarquer une curieuse vue de prairie semée de bétail. De l’autre côté
de l’eau, dans le noir des ombrages et de la nuit, la trépidation
d’une automobile et une voix d’homme hélant et réclamant un madrier
pour caler les roues. «Ce sont mes pensionnaires. On y va; ils rentrent
de Meulan; ils sont partis depuis six heures. Ohé le passeur!...» Et
c’est, accompagnée d’un homme en casquette de chauffeur, l’entrée d’une
grande femme blonde, cache-poussière d’alpaga, des flots de tulle
blanc lui encageant la tête, qui, gantée de frais, rayonnante et toute
rose, déclare qu’on ne respire vraiment bien qu’en teuf-teuf, jeunesse
exubérante de santé et de grand air.

O ma petite auberge d’il y a neuf ans où ne fréquentaient que des
pêcheurs!

Maison triste et charmante, ô maison du passé, au fil de l’eau, au fil
de l’heure.


_Vendredi 4 août._--Maisons-Laffitte: la baignade des forains. --Par
l’étroit raidillon encaissé de grands murs de villas, qui conduit
à la Seine, ils remontent disséminés par groupes, les forains dont
la dernière séance a lieu ce soir. Ils viennent de se baigner dans
l’émoi des feuilles et la fraîcheur des grands peupliers de la berge,
dans le joli établissement de bains froids dont on voit le ponton du
pont du chemin de fer. C’est là que les familles des boursiers et des
coulissiers en villégiature à Maisons viennent prendre le frais, le
soir de six à sept, avant d’aller cueillir les pères et les maris à la
gare; et c’est un clapotis, et une joie de se tremper dans l’eau et de
s’y sentir revivre, rafraîchi par la caresse fluide du fleuve, qui font
des bains de Maisons-Laffitte une minuscule plage de casino.

Depuis quinze jours que la fête bat ici son plein, les forains sont
devenus assidus de l’endroit, et, tout ragaillardis par le bain,
les voici qui reviennent, et ce sont, les cheveux crépus encore
emperlés d’eau, minces sous les camisoles de percale claire, les deux
danseuses de la baraque de la Danse du ventre. Un jeune colosse blond
les accompagne, de la baraque d’Adrien Marseille, celui-là, Raoul le
Boucher. Ce grand brun est le pétomane, en blouse dans la journée, en
habit rouge le soir, et voici Ajax connu pour l’avoir vu cet hiver
aux Folies-Bergère, et voici Marius de Rennes, le modèle de l’atelier
Gérôme, et le clou des tableaux vivants, une gloire foraine rencontrée
jadis à Toulon (excusez du peu), Raoul de Bel-Castel, tout l’armorial
des entresorts.

Brun, olivâtre, trapu, les cheveux grisonnants, méridional d’allure
et d’_assent_, Olivier de Perpignan, vieux rempart du Midi, dont les
camarades blaguent le physique, déclare d’une voix tonitruante: «Té! si
vous m’aviez connu zeune, z’étais si mignon qué ma pauvre mère, elle, a
usé plus de cent francs de çandelles pour me regarder dormir!»

Boutade emphatique qui me remémore la réponse quasi-shakespearienne
entendue, il y a dix ans, dans la bouche d’un forain désemparé et
triste, échoué lui, dans je ne sais quelle fête d’hiver. Comme on
lui demandait s’il avait une famille, des enfants, une femme: «Moi,
répondait le bohème, je suis marié avec la lune, pour engendrer le
brouillard.» Vraie boutade de bouffon dans la lande où rôde le roi Lear.


_Samedi 5 août._--Le dernier dîner de la saison. Poissy dans l’île.
La table est dressée sous la véranda, devant le grand bras du fleuve
et les coteaux de Triel; un vase bleuté de Lachenal, d’après madame
Fumery, s’y contourne en spirale sous l’ardente chevauchée d’une nudité
de sorcière; autour d’elle, un orchestre de grenouilles, en vieux
saxe, s’évertue, et, çà et là, entre les couverts, des crapauds de
bronze et des magots de grès japonais, très grimaçants et très hideux,
grouillent parmi des jonchées de glaïeuls roses: délicate attention à
un ballet déjà oublié, la _Princesse au Sabbat_.

Ils et elles dînent. «Cette fois, est-ce bien sérieux, au moins, vous
partez? --Et pour trois mois. --Alors, ça tient toujours, ce séjour à
Venise? --Si ça tient, je ne pars que pour ça. --Mais vous commencez
par Luchon: de la santé d’abord et de la joie ensuite. --Oui, vous
dépenserez là-bas vos réserves et rentrerez encore malade à Paris.
--Courte et bonne, que voulez-vous! Le présent est à nous, l’avenir
est à Dieu. --M’avez-vous apporté des livres, au moins! --Mais oui,
_Voluptés_, de Maxime Formont, ça vous plaira, et _Reflets sur la
sombre route_. --Du Loti: cela se lit toujours; cela se relit surtout.
Ah! son _Désert_ et sa _Galilée_! Que faut-il relire pendant cet été?
--Mais du d’Annunzio, du Renan, du Paul Adam ou de l’Anatole France!
--Vous vous moquez, _Bysance_, est-ce bien de Jean Lombard? --Très
beau, mais connaissez-vous l’_Agonie_? --L’_Agonie_? --Oui, son roman
sur Héliogabale. --Sur Héliogabale? --C’est surtout cela qu’il faut
lire. --Vous savez qu’on en a tiré une pièce? --Ah! --Tout un drame
en vers et qui sera joué cet hiver. --Qui ça et où ça? --Villeroy,
l’auteur d’_Héraclée_, et au Cirque d’Hiver. --Au Cirque d’Hiver?
--Oui, avec un déploiement de foule et de mise en scène inouï,
extraordinaire, une série... de représentations limitées, dix soirées
en tout et cent francs le fauteuil; c’est un richissime Américain qui
en fait les frais. --Et l’interprétation? --Hors pair... Marie Laurent
dans l’aïeule Mœsa, Segond-Weber dans l’impératrice Sœmia, Laparcerie
dans la Vestale, Liane de Pougy dans la Courtisane et de Max dans
Héliogabale. --De Max dans Héliogabale! Il sera superbe. --Et le drame
est osé? --Je vous crois, à la fin du troisième, à l’acte du Palatin:
Héliogabale, tout en écarlate, en prêtre du soleil, coiffé d’une tiare
en cône, avec, enchâssée au frontal, la fameuse Pierre Noire, apparaît
au milieu des huées et des clameurs du peuple tassé au pied des
terrasses, et les insultes de la foule ameutée montent avec d’horribles
invectives: --«Es-tu prêtre ou grande prêtresse? Es-tu l’Auguste ou
bien l’Augusta?» Ce sont, crachées et vomies sur le César asiatique,
toutes les ordures de bouges de Suburre et des poètes des Attelanes.
Alors, César, avec un geste d’une obscénité grandiose et que cherche et
n’a pas encore trouvé de Max, quelque chose comme une _épique bazane_,
se tourne vers le peuple, et dans une pose cynique: «Qui je suis? La
Vestale que je violerai cette nuit, te le dira demain!» C’est chaud,
vous en avez de bonnes! --Ah! l’an 1900 nous en promet des raides.
--Nous n’aurons pas froid aux yeux, pendant l’Exposition.

Et le dîner continue dans la chaleur lourde, suffocante; pas une
feuille ne bouge... Au loin, dans un ciel d’encre, des grondements
d’orage: tout près, des luisances d’eau sombre entre des herbes pâles,
la Seine.


_Dimanche 6 août.--A la Morgue, lendemain de catastrophe._ --Entré
là, par hasard, au courant d’une promenade dans la Cité et dans
Saint-Louis-en-l’Ile, le long de ces vieux quais ombragés et discrets,
dont les anciens hôtels gardent seuls dans la ville yankee, qui partout
s’élève, le vrai caractère de notre Paris... La veille des départs,
quand les malles sont faites, c’est là que j’aime à rôder une dernière
journée, du terre-plein du Pont-Neuf, où cavalcade l’immobile statue
du Vert-Galant, à la pointe de Saint-Louis-en-l’Ile, que surplombent
les lourds entablements de pierre et la haute rotonde de l’hôtel
Lambert... Quai de Béthune, quai de Bourbon, quai d’Anjou, coins de
province aux noms discrets et charmeurs, où chaque vieux logis a une
histoire; c’est l’hôtel Lauzun et tous ses souvenirs, des amants
de la Grande Mademoiselle aux bibelots du baron Pichon; plus loin,
ce grand balcon de fer forgé, où se balance un écriteau à louer,
l’appartement naguère occupé par Linné et, débouchant toutes sur le
fleuve, des rues étroites et fraîches, demeurées de jadis, les rues
Le Regrattier, des Deux-Ponts, Poulletier, Bretonvilliers, dont les
rues des Nonnains-d’Hyères, du Petit-Musc et de la Cerisaie semblent
le prolongement de l’autre côté de l’eau; et c’est, pareil à un
Canaletto, tout ce coin d’architectures et d’eau dormante, que forment
et Saint-Paul et son dôme, et Saint-Germain et sa tour, au-dessus de la
baignade des chevaux des Célestins.

Ah! tout ce décor dolent et pourtant si vivant de la _Seine_, qu’a
si bien saisi Gustave Coquiot, le bijou de pierre guilloché de
l’hôtel Walesky et de sa loggia, le décor hollandais de l’estacade,
un Ruysdaël, on dirait, installé en plein Paris moderne, et, après
le panorama soleilleux de Bercy avec le chaos plâtreux de la
Montagne-Sainte-Geneviève, où ballonne un faux Saint-Pierre de Rome, la
hideur de notre Panthéon... la fraîcheur et le friselis des feuilles en
émoi de Saint-Louis, en retour auprès du pont Notre-Dame avec le chevet
de la basilique en silhouette hardie et si gothiquement fine sur le
bleu évaporé du ciel.

Devant la Morgue, une affluence de foule arrête notre voiture. Une
curiosité de l’ami que j’accompagne m’y fait entrer, et, le dirai-je?
pour la première fois de ma vie. Comment se comporteront mes nerfs
devant le funèbre étal? J’en ai le cœur pincé d’angoisse. Je redoute
une émotion que je pourrai toujours attribuer à la chaleur et j’entre
bravement.

L’étal m’est une déception: quatre noyés sont là, couchés derrière une
vitre épaisse, dans une buée verdâtre, comme dans la cage de verre
d’un aquarium. Sont-ce des cadavres? J’ai la sensation d’avoir devant
moi quatre figures de cire; l’appareil frigorifique donne à ces chairs
mortes un aspect gras et vernissé que j’ai déjà vu au musée Grévin.
La foule défile, d’ailleurs indifférente; des fillettes entrent en
curieuses, qui ressortent et puis rentrent avec des amies; des ménages
endimanchés détaillent curieusement les cheveux et les cils des morts.
C’est tout juste si on n’amène pas les enfants voir la _gueule que font
les macchabées_: le père voudrait bien, mais c’est la bourgeoise qui ne
veut pas. C’est un plaisir de quartier.

La foule me semble pourtant plus surexcitée qu’à une fête ordinaire,
et puis il y a renfort de gardes municipaux. Je m’informe; on vient
de transporter dans les caveaux les victimes non reconnues de la
catastrophe d’hier: les tués de Juvisy, je n’y songeais pas. C’est pour
le coup que j’ai bien envie de m’en aller; mais mon ami insiste et je
prends sur moi de faire passer ma carte au commissaire de service.

Ganneron, du _Journal_ rencontré, là, dans la salle d’attente, me
présente au juge d’instruction et l’on veut bien m’admettre à l’épreuve
d’une reconnaissance. Un petit couloir à traverser, et me voici avec
les sergents de ville dans une salle blanchie à la chaux, où sont
rangés onze cercueils. Un ouvrier avec un bandeau sur l’œil et un
jeune homme d’une trentaine d’années sont déjà venus là pour réclamer
des morts, et, un à un, les couvercles de bois blanc glissent sur les
boîtes.

C’est un cauchemar. Bouffies, tuméfiées et noirâtres, les têtes
apparues ont des faces de nègres, des faces congestionnées et
huileuses, avec du sang coagulé dans les narines et d’atroces prunelles
révulsées sous des paupières, où on ne voit que du blanc.

Ce sont des cadavres d’étranglés, des chairs injectées qui évoquent
des idées de supplices, des yeux jaillis de leurs orbites comme dans
les plus horrifiantes planches de Goya. Tout à coup, autour de moi,
des cris et des pas qui s’empressent: un des hommes admis là vient de
reconnaître son père et sa mère, et le malheureux se débat dans une
attaque de nerfs.

Je m’esquive, honteux de moi-même et poursuivi par une suffocante odeur
d’éther.

Ah! dehors, c’est bon la foule et le soleil! L’ami à qui je transmets
ces détails ne veut plus rien savoir; sa curiosité s’est brusquement
éteinte.

«Si nous entrions à Notre-Dame? --Non, il fait encore trop jour,
et l’on voit les vitraux, les ignobles vitraux dont le Chapitre a
déshonoré les ogives où flamboyaient, avant la Commune, la braise
ardente et l’or en fusion de splendides verrières. Il n’y a plus de
mystère à Notre-Dame qu’avec la nuit tombée. Allons simplement sur le
Pont-Neuf contempler au soleil couchant la féerie de la Seine bordée de
palais.»

A côté de nous, dans la foule, trois horribles vieilles au nez rongé,
vendent aux enfants des bonbons et des oranges. Ce sont les Pasques de
la Morgue. «Cocher, au Pont-Neuf, et de là à la Colonnade du Louvre.»


_Mercredi 9 août._--Neuf heures du soir, Saint-Cloud, Pavillon-Bleu,
dîner avec Mounet-Sully et La Gandara... Les fêtes d’Orange! Les
Cigaliers et les Cigales auront Mounet-Sully dans _Alceste_ et Paul
Mounet dans _Athalie_, pour le rôle de Joad, avec madame Favart dans
la reine d’Israël... madame Favart!... Et l’on avait compté sur madame
Sarah Bernhardt dans la _Médée_ de M. Catulle Mendès et dans la
_Samaritaine_ de M. Edmond Rostand.

C’est presque un désastre. Mariéton éperdu a beau multiplier les
invitations, ce sont les représentations de Béziers et les deux cents
musiciens dirigés par Saint-Saëns en personne avec Laparcerie dans
_Déjanire_ qui tiendront cet été le record du théâtre antique dans tout
le Midi soulevé.

Gascons contre Provençaux. La défection de madame Sarah Bernhardt aura
donné le pas aux Cadets de Gascogne. Photime devait bien cette palme
à l’auteur de l’_Aiglon_... Défection de madame Sarah Bernhardt! Aux
Beaux-Arts, on est là-dessus assez explicite. Paul Mariéton, déçu
et compromis fulmine, tonne et détonne; M. Catulle Mendès, en jeu
avec sa _Médée_, avoue avoir reçu de son interprète, en ce moment à
Belle-Isle, une lettre explicative de vingt-quatre pages, mais toujours
chevaleresque et appuyé sur l’épée qu’il mit si hardiment au service
d’_Hamlet_, déclare que madame Sarah Bernhardt ne saurait jamais avoir
de tort.

Mounet-Sully, lui, à propos de madame Favart, déclare qu’il n’y eut
jamais qu’une Doña Sol, l’Athalie de demain... Amusante, la critique de
l’Hamlet de la place du Châtelet par celui de la Comédie-Française...
Entretemps, les Tziganes font rage; d’étincelantes, de passionnées
improvisations entraînent et soulèvent, tour à tour violentes et
caressantes comme les vents de la Pusta à travers les ajoncs et les
genêts parfumés de leur pays.

«Ils jouent ce que leur âme rêve», conclut La Gandara, le peintre de la
princesse de Chimay, qui comprit si bien l’âme de Rigo; et, versé tout
à coup sur le terrain des chansons populaires, l’entretien se termine
sur cette habanera espagnole entendue un jour par Mounet-Sully sur les
lèvres d’un muletier:

    Mes peines et mes joies sont comme les vagues de la mer.
        Les vagues qui viennent sur moi sont mes peines,
          Celles qui s’en vont de moi sont mes joies.

Il y a encore les Parisiens à Paris.


_Lundi 14 août._--Dernière vision. --Paris, dix heures du soir: un
Paris morne aux rues désertes, vide d’habitants, un Paris à peine
éclairé et dont l’atmosphère brûle, une ville de solitude et de chaleur
gardée par des équipes de puisatiers qui, à la lueur du gaz acétylène,
éventrent les chaussées, piochent, halètent et peinent. Tout à l’heure
quai de Passy, c’était, devant les murs de l’usine à gaz, la veillée
accablée et bougonne de toute une escouade de sergents de ville échouée
sur des bancs... La grève d’hier.

Maintenant, devant le Trocadéro, c’est, béante sous des torses et
des bras nus qui se démènent, l’énorme tranchée ouverte en vue du
Métropolitain... Peut-être la grève de demain?

Nous gagnons la gare d’Orléans à travers une ville morte et chaude, en
proie de place en place à des chantiers nocturnes, le long d’un fleuve
sombre bordé d’échafaudages. Dans les rues étouffantes, aux approches
de la gare, l’animation reprend; d’humbles silhouettes se hâtent encore
avec des bouquets ou des pots de fleurs dans les mains... Vers quelles
destinations inconnues? De prétentieux papiers ajourés déshonorent et
les roses et le pot de géranium; les dernières fêtes à souhaiter, c’est
demain le 15 août, l’Assomption de Marie.


_Mardi 15 août._--Bordeaux autre ville morte au bord d’un fleuve aux
eaux de boue, aux quais déserts; j’en ai le regret de la Seine... Oh!
ce fleuve et les quais de Bordeaux un 15 août!

Tout ce qui se respecte ici est à Royan: Royan, comme une immense
machine pneumatique, a pompé, attiré sur sa plage poudreuse quiconque
n’est pas à Luchon, Bigorre ou Arcachon: quiconque ici n’a pas sa
bastide au milieu de ses vignes dans le haut ou le bas Médoc, arbore
aujourd’hui sur la plage aux fritures un tumultueux complet de toile
blanche: Royan, le Trouville des Bordelais.

Pas une âme sur les quais. Sur la baie jaunâtre de la Gironde, pas
même un de ces petits bateaux plats, chargés en semaine de morue et de
paille et dont le débarquement donne à la morne étendue des berges un
faux aspect de vieille estampe. J’erre au hasard par de petites rues
étouffantes et sombres, aux volets clos, aux portes closes, et dont
les trottoirs exhalent une âcre odeur de saumure et de sel; dans l’une
d’elles, un pantin de carton flotte et se dandine à hauteur du premier
étage, au bout d’une ficelle: penché à une mansarde sous les combles,
un enfant s’amuse à l’agiter ainsi dans la solitude de la rue chaude,
un pauvre enfant que je ne vois pas! Là-bas, dans la poussière et l’air
qui brûle, grésillent les allées de Tourny.


_Mercredi 16 août._--Bordeaux. --Ils sont enfin revenus: les Bordelais
sont rentrés de Trouville, Royan nous les a rendus; ils fourmillent rue
Sainte-Catherine, ils arpentent le cours de l’Intendance, ils font
les cent pas place du Théâtre, ils prennent le frais aux tables des
cafés, astiqués, sanglés, haut cravatés de soies voyantes, pantalonnés
de blanc, coiffés de sombreros d’_afficionados_, les larges feutres
gris lancés à Biarritz et très anglais de raideur et d’attitude (on
voit qu’ils y tendent de tous leurs efforts), arrivent à ressembler à
d’élégants Brésiliens, mais à des Brésiliens muets dans la plus triste
et la plus ennuyeuse des villes!

Bordeaux, la ville des merveilleuses églises, Saint-Jean,
Sainte-Catherine, la cathédrale; le Bordeaux du Palais Galien et
des allées de Tourny; le Bordeaux des marchés rutilants, savoureux
et gourmands; le Bordeaux des grands crus et de la chère exquise!
en avoir fait cette ville de gourme protestante, de pose triste et
suante d’ennui! Mauvais goût méridional et morgue anglaise, c’est
là tout l’aspect de Bordeaux. Ah! combien je regrette la gaieté bon
enfant et l’entrain et le bruit de Marseille, Marseille à la vie
débordante. Heureusement, rencontre de Cora Laparcerie; ses beaux
yeux noirs ensoleillés et doux me remettent un peu de joie au cœur;
elle part, elle aussi, le lendemain, pour Royan, mais sera le 27 à
Béziers. «N’oubliez pas, vous y venez, vous avez promis. --Oui, j’irai,
Déjanire!»


_Jeudi 17 août._--Bagnères-de-Bigorre. --Bigorre et sa somnolence
heureuse de petite ville assoupie sous un éclatant ciel bleu; Bigorre
et le jet d’eau jaseur de son jardin public aux beaux ombrages, ses
rues étroites aux maisons closes, aux toits irréguliers et sa large
allée abritée de platanes de ses fameux «Coustous», la promenade
des oisifs attablés aux cafés et des naturels du pays échoués sur
les bancs; Bigorre et l’Adour torrentueuse et bleue sur un lit de
pierrailles, Bigorre et son cirque lumineux de montagnes indécises et
grises de chaleur.

O petite ville de mon cœur, on a changé ta physionomie benoîte et
provinciale, on a troublé ton reposant ensommeillement. Là aussi,
l’Affaire, la terrible Affaire et le procès de Rennes ont partagé la
population en deux camps, et aux Coustous, dans l’étonnante estampe
du siècle dernier que forment toutes ces vieilles demeures à balcon
de fer forgé apparues dans l’ombre verte des platanes, vous croyez
peut-être que baigneurs et touristes, installés au frais, sont venus
humer leur café en écoutant l’orchestre du Casino juché sur une estrade
ornée de branches de pins, comme l’estrade de musique d’une gouache de
Saint-Aubin? Non pas: tous et toutes y sont venus lire les nouvelles et
dévorer les feuilles de Paris et de Bordeaux que vient d’apporter le
dernier train.

Les camelots inondent aussi la ville: «Demandez le _Journal_,
l’article de Barrès; l’article de Judet. Qui veut le _Petit Journal_,
l’_Aurore_, la _Libre Parole_, le _Gaulois_, la _Petite Gironde_, le
_Petit Parisien_?» Les crieurs font prime, vont de table en table;
chaque groupe commente les nouvelles, discute les événements, se
roule des regards torves; on se mesure de l’œil, on affiche, on étale
hostilement la feuille que l’on lit; chaque attitude est un défi, il
y a une provocation dans le geste avec lequel on déplie son journal.
Tout ce monde de flâneurs est près d’en venir aux mains. L’attentat
Labori a déchaîné toutes les haines; le Comité du Salut public siège en
permanence; Sébastien Faure dénonce et la milice arrête... L’Affaire
nous aura fait reculer d’un siècle; nous sommes en 93.


_Mercredi 23 août._--Bigorre. --Une lettre de Paris... Croquis
d’émeute: --«Vous êtes loin des muffes, vous! Mais, ce qui me console,
c’est, qu’en ce moment, ils sont en train de se casser soigneusement
les mâchoires. J’ai revu Gavroche, pas plus tard que dimanche dernier,
au plus beau de l’émeute: un gosse qui, grimpé sur le dos d’un agent et
accroché à son cou par le bras gauche, lui pilait du poing droit dans
le nez et les yeux. Et le petit était preste et rageur; il devait se
venger de tous les horions que lui avait octroyés l’autorité.

»Le «fort Chabrol», c’est ça, aussi, un plaisir de quartier; un 14
Juillet de l’émeute. On s’attroupe, on braille, mais, somme toute,
on s’amuse. Ceux qui s’embêtent, ce sont les agents et les gardes,
et Jules Guérin qu’on ne laisse pas dormir. Le bougre a maintenant
le faciès d’un fanatique, les orbites creuses, les yeux luisants et
une résolution véridique dans ses poings qui martèlent de coups, par
instant, la barre d’appui de sa fenêtre. Les petits marchands de glaces
arborent des pancartes «fusils à vendre»; les anarchistes tiennent la
rue et les journaux conservateurs les appellent «ouvriers parisiens
qui n’approuvent pas les doctrines antisémites»! Les Dreyfusards
bafouillent et écrivent «la Rue livrée aux Antisémites.» Ils ne peuvent
plus s’entendre.

»Ces gueules d’anarchos: tous de seize à vingt ans. J’ai vu là la
racaille des ergastules, les bas fonds de maisons centrales, des
faces blêmes et vertes, des triques sèches de voyous rageurs, des
lèvres pincées de vieilles filles soumises, des gueules jaunes aussi
de soldats malades et de garçons plongeurs. La Rue! elle puait, elle
malodorait vraiment: elle sentait l’égout, le vin bleu, les odeurs
humaines, et le soleil ardait, faisait sur les nuques, sur les fronts,
aux plis de toute la trogne, ruisseler la sueur. Villégiatures d’été!

»Les cuves des théâtres sont vides, la Comédie s’exténue; aux
cafés-concerts, c’est l’annuelle venue de la province et de l’étranger:
on nous promet, à Marigny l’arrivée de J. Jeffries, le fameux boxeur
américain. On se cassera la gueule partout.

»Tout ce qui ne boxe pas va à bicyclette, et c’est des automobiles
aussi; toutes les routes puent désormais: sueur et pétrole, pétrole et
sueur. C’est bon, l’air pur de la campagne à la fin du dix-neuvième
siècle!

»Le monument de Bartholomé au Père Lachaise est achevé; quant à
l’architecture et à la sculpture, c’est une merveille.

»Odette Valéry, par ses danses, a troublé des gens qui étaient allés
aux villes d’eaux pour s’y soigner, sinon s’y guérir. J’ai lu qu’un
médecin demandait l’interdiction de ces spectacles scandaleux. Pauvre
fille, elle est la bête impure!

»Les temps sont troubles. Un journal libertaire demande la mise en
jugement de nos princesses de Lamballe et votre ami Coquiot, qui,
l’autre lundi, à propos du portrait de La Gandara, dénonçait à
l’opinion la beauté de la comtesse de Noailles.

»La Gandara, vos dîners du Pavillon-Bleu. Revenez-y. On hante le parc
de Saint-Cloud, les pages d’Hugo (les _Misérables_) consacrées à
Tholomyes et à Fantine revivent; mais la grisette est bien défunte;
elle a maintenant, celle qui la remplace, un égout dans la bouche. Elle
hante les vidangeurs.

»Le décor est toujours là, mais ce ne sont plus les mêmes couples. Des
fourrés du parc il y a des filles qui surgissent en tas: des émules
des revisionnistes, des démolisseuses de l’armée! J’en ai vu une
qui n’avait qu’un bras! Une autre cognait aux arbres une rotondité
d’aérostat, toute la semence d’une caserne. Et le soleil était bon, le
ciel léger.

»J’ai revu aussi Ringel le sculpteur, installé là en pleine forêt,
dans une ancienne faisanderie de l’empereur! Oh! ses masques! Il fait
maintenant du motocycle comme un enragé. Il vit en philosophe, cultive
son jardin et mange, aux saisons favorables, des petits pois onctueux
et des pêches juteuses et douces. C’est un sage!»


_Mardi 29 août._--Béziers, quatre heures de l’après-midi, aux Arènes:

    Béziers, noble cité, sœur des cités latines,
    Salut! Ferme et debout sur d’antiques ruines,
    Ta haute basilique aux féodales tours,
    Ainsi qu’une Acropole, aux clairs rayons du jour,
    Se dresse, et tes regards, entre les Pyrénées,
    Et les Cévennes vont à l’horizon lointain
    Chercher, sous le grand ciel, la Méditerranée,
    Ondoyante et changeante, aux reflets de satin,
    Où chantent dans l’azur les antiques sirènes,
    Où les voiles d’argent des légères carènes
    Passent dans le brouillard transparent du matin.

Et la coryphée remonte lentement les degrés qui conduisent à la
scène, balaye de ses longs voiles les dalles du proscenium: encore un
escalier, et les portes de bronze du gynécée se referment sur elle.

Sur la piste, un orchestre de trois cents musiciens éclate: le bâton de
Fauré les conduit; les arènes sont combles. Dans l’immense hémicycle
des gradins est entassée, vibrante et haletante, attentive et en joie,
la foule multicolore et gesticulante des courses de taureaux: larges
sombreros de feutre gris, pantalons blancs, vestons clairs, fleurs
éclatantes des chapeaux et nuances fleuries des corsages de femmes,
tout cela papillote et remue au soleil comme un mouvant kaléidoscope,
et sous la gaze comme sous le feutre, c’est l’éclair des yeux et des
sourires, et, chauffée de soleil, la face de médaille de la race latine.

    Béziers, noble cité, debout.

Tout le Midi est là: on est venu de Toulouse; Narbonne et Perpignan
sont émigrées sous les allées Paul-Riquet; Agde a donné, et tous les
environs de récoltes et de vignes; on est même venu de Marseille, et
d’Arles en Provence, et d’Avignon en royaume d’Avignon; on est même
venu de Paris, car dans ce tohu-bohu de clartés et de couleurs, je
reconnais des visages: le marquis de Castellane, le prince Edmond
de Polignac, Ferdinand Herold, le poète; la baronne de Lansdorf,
Durand, l’éditeur. D’Esparbès, qui assistait à la représentation du
dimanche, est parti hier... Et pendant que le chœur des Héraclides
défile et évolue avec le chœur des Œchaliennes autour du proscenium,
l’œil ne peut se rassasier de la merveille, jusqu’alors inconnue, de
la gigantesque et prodigieuse décoration de Jambon, un décor de plein
air envahissant le tiers de ces arènes où s’entassent douze mille
spectateurs, et d’escaliers en escaliers, de praticables en praticables
et de portiques en portiques, montant par de vertes pelouses et des
jardins plantés d’oliviers et de cyprès jusqu’aux remparts d’une
Acropole antique, toute de palais, d’arcs de triomphe et de temples:
héroïque silhouette se profilant dans le vrai ciel, non plus dans des
frises, mais dans le bleu aujourd’hui presque blanc de chaleur du ciel
de Béziers...

Des glaciers d’un côté, des crêtes rocheuses de l’autre se hérissent
en demi-cercle autour de l’Acropole, et, avec les jeux de l’ombre, se
violacent ou s’éclairent, selon l’heure, harmonisés avec l’espace et la
couleur de l’air par le talent d’un prodigieux artiste.

Et l’orage de la partition de Saint-Saëns, déchaîné par l’orchestre et
les chœurs, tour à tour gronde, menace, et s’apaise, et soupire.

    Comme la Ménade en délire,
    Comme le souffle ardent de son dieu,
    Comme la pâle Tysiphone
    Dans le vol noir de ses cheveux,
    Déjanire accourt, furieuse,
    Les doigts crispés, les yeux ardents.

Des clameurs! Interrogeant l’horizon, le revers de la main sur les
yeux, la foule se porte en avant et mime la terreur et l’attente, et,
sur un char attelé de quatre chevaux, quatre chevaux mal maintenus
par quatre hommes suspendus à leurs mors, Déjanire entre au galop sur
la piste; Déjanire et Phénice, Cora Laparcerie et Odette de Fehl;
Déjanire et son grand manteau orangé déployé comme une nuée derrière
elle. Déjanire! Hercule aura beau invectiver le destin et les dieux;
Philoctète maudire les rigueurs de l’Héraclide et la tendresse d’Iole;
Iole, blanche et pure dans sa robe de vierge, développer des gestes
étudiés d’après les plus authentiques Tanagra, maintenant je ne connais
et je ne verrai plus que Déjanire!

A la minute où elle a mis le pied sur le proscenium, elle a conquis la
scène et le public, elle est à la fois la pièce et l’intrigue, et la
fable et l’intérêt du drame: elle est Déjanire!

Déjanire impérieuse, Déjanire outragée, menaçante, irritée, et puis
tendre, implorante, toute de caresse et de langueur, Déjanire éperdue
se traînant à genoux, les bras jetés, comme deux liens, autour du
torse cabré d’Hercule. Et quelle éloquence dans le moindre geste, quel
sentiment et quelle pensée dans chaque attitude!

Son entrée d’épouse et de reine offensée dans le gynécée où gémit la
princesse captive devenue sa rivale, la mimique de son apostrophe à
Iole... puis, à l’acte suivant, quand elle a décidé la jeune fille
à fuir le palais d’Œchalie et à la suivre à Calydon pour échapper
à l’amour du héros, son apparition furtive à la porte du palais,
enveloppée de la tête aux pieds dans son manteau d’or safrané, toute
sa souple nudité comme sculptée dans les plis de l’étoffe, et le geste
dont elle en écarte la traîne au-dessus de son front, le rythme de la
voix et des attitudes pendant le récit du meurtre de Nessus, et la
remise à Iole du coffret qui contient la précieuse tunique destinée à
rallumer l’ardeur de son époux.

Comme me le chuchote le marquis de Castellane à mon oreille:

    Reine de l’attitude et princesse de geste.

Nous en avons deux maintenant.

Mais voici le dernier acte, le plus tragique et le plus propre au
développement des masses et à l’émotion!

Autour du bûcher nuptial, la foule se presse pour assister à la
cérémonie; les Œchaliennes et les Héraclides se livrent à des danses,
et le cortège descend les marches: les présents qu’Hercule destine à sa
nouvelle épouse sont portés par de nombreux serviteurs.

Iole sort du gynécée; elle offre à Hercule la tunique de Nessus:
Hercule va la revêtir et prie Iole d’aller de son côté se parer du
voile nuptial.

Et Déjanire!... L’angoisse et l’ardeur mal contenue de l’épouse
répudiée et amoureuse encore, retirée à l’écart et figée dans l’attente
du prodige, cette immobile et passionnée statue de deuil que donne
alors Laparcerie, toute voilée de crêpe noir, telle une aurore sous une
nuée, et muette et droite, et comme raidie dans du silence et de la
douleur!

L’inoubliable et saisissante figure de bas-relief et d’éternité
qu’atteignent là la grandeur et la simplicité de son attitude: une des
plus belles choses que j’aie vues, jamais au théâtre, en vérité, et
tout à l’heure, quand, dévoré par le feu de la tunique empoisonnée,
Hercule, la poitrine saignante, hurlera, tonnera de douleur, et
essaiera en vain de l’arracher de ses épaules, avec des meuglements
de taureau; en vain, au milieu de l’épouvante du peuple et la colère
des dieux, Déjanire se traînera-t-elle, éperdue, auprès de l’Héraclide
agonisant avec des cris d’horreur et de détresse; en vain quand le
bûcher libérateur s’enflammera, aura-t-elle, pour tomber poignardée
dans les bras de ses femmes, des grâces et des affaissements de colombe
blessée, rien n’effacera, rien ne pourra effacer l’impression de
grandiose et d’esthétique par elle atteinte, au moment où, muette et
voilée, la reine de Calydon attendait l’arrêt même de son sort!

«Saint-Saëns! Saint-Saëns! Castelbon de Beauxhôtes! Castelbon de
Beauxhôtes!» Ce sont toutes les arènes en délire, les douze mille
spectateurs des gradins, debout, les bras tendus, les paumes
retentissantes, qui acclament et réclament à grands cris et le
musicien de _Déjanire_ et l’organisateur, l’homme d’initiative, et
d’enthousiasme et de foi artiste à qui Béziers est redevable de ce
spectacle, M. Castelbon de Beauxhôtes, l’âme et l’impresario de ces
représentations, le Biterrois qui, le premier, en eut l’idée, demanda
la pièce à Gallet, la partition à Saint-Saëns, sut réunir les fonds,
chercher, amener les artistes, commanda le décor unique à Jambon, et de
tous ces éléments divers fit l’ensemble prodigieux qui fait aujourd’hui
de Béziers une sorte de Mecque artistique, un pèlerinage national de
Beauté, la rivale d’Orange, un Bayreuth français.

«Bravo, Saint-Saëns! Bravo, Fauré! Castelbon sur la scène! Vive
Castelbon!»

On crie, les chapeaux volent, on tapage, on acclame; des spectateurs
envahissent la piste.

Quel enthousiasme! Oh! c’est beau, le Midi! Dans le toril et les
écuries convertis en coulisses, un peuple de figurants se rhabille; des
choristes demi-nues s’enfuient ou plutôt s’envolent dans un frisson
de tuniques et d’étoffes... Cela sent la sueur, le fard, l’œillet
et l’orangeade; un relent de sang s’y mêle d’une âcreté fade: nous
traversons la place où l’on achève les chevaux, _lo matadère_. Ces
baraquements de planches: les loges des artistes. Ici, Laparcerie; ici,
Segond-Weber; ici, Dorival, Hercule; plus loin, Beryl; là, Odette de
Felh, très allurale Phénice. Une des loges s’entr’ouvre: un bras nu, un
coin d’épaule de femme, une voix. «Apportez-moi un poète.» Un poète,
mais oui. Autre entrebâillement de porte, autre demi-nudité entrevue,
une autre voix: «Qu’on m’envoie un poète.» Encore un poète... Mais il
en pleut donc? Le fait est qu’ils pullulent. Il y avait Congrès, hier,
en l’honneur des fêtes de _Déjanire_, et tout le Parnasse et tout le
symbole du Midi ont donné: il en est venu de Lyon, de Toulouse, d’Agen,
de Dax et de Marseille, toutes les jeunes revues du Languedoc et de
la Provence ont dû, la soirée de la veille, déclamer leurs rimes au
théâtre. Je reconnais et salue au passage Maurice Magre, Varenne,
Louis Payen et Pol de Levengard... L’Odéon.

Autre loge, autre voix: «Il n’y a donc plus de poètes, ils sont
déjà partis? --Je vous crois, Laparcerie les a tous dans sa loge,
Laparcerie, «princesse de sang, de mort et de luxure», comme écrit en
dédicace d’un poème enivré un poète qui certes la connaît mal ou ne la
connaît pas.

Il prend Laparcerie pour Déjanire! Oh! c’est beau la jeunesse!

Dans les arènes, la foule s’écoule: devant un marchand de limonade,
une femme est arrêtée avec un enfant. «Veux-tu faire une petite
pompette?... combien le verre, monsieur? --Vingt centimes. --Et que
vous ne la donnez pas, votre marchandise; donnez tout de même. (_A
l’enfant._) Hé! mon joli miroir, et pompe donc, et ne le suce pas!»

Il me semble être à Marseille! Ah! le Midi! Les voitures regagnent au
grand trot les allées; au loin les clameurs continuent:

_Vive Castelbon! Vive Saëns! Vive Fauré, Laparcerie!_

Et dehors il y a des couples beaux et sains, des gars découplés et
rieurs, et de jolies filles en cheveux, attablés, et qui boivent; les
vendanges ont commencé hier. Ah! comme nous sommes ici loin de Rennes,
et des Labori, et des Picquart.

    Béziers, noble cité, sœur des cités latines,
    Merci.


_Dimanche 3 septembre._--Toulouse, allées La Fayette. --Courses de
taureaux à Bayonne: Frascuelo, Mazantini et toute la _cuadrilla_; à
Luchon, le soir, concert aux Quinconces et embrasement de parc; à
Bigorre, inauguration du buste de Roland, le chanteur campagnard:
discours, déclamations de vers sur les Coustous et toutes les sociétés
de musique de la ville; fête populaire et officielle; toutes les
Pyrénées en joie, depuis Bigorre jusques au pays basque, et, comme de
partout des lettres me sollicitent, je me terre prudemment en Toulouse
et, faute du don d’ubiquité, me tiens coi. Et puis je me suis attardé à
me laisser vivre en ce riche et joyeux pays de Biterre, et je ne suis
plus au courant des journaux, je ne sais plus rien de l’odieuse Affaire.

Comme elles me rassurent et me confirment dans mon opinion première,
la ferme attitude et les dépositions nettes et précises des généraux
en réponse à la phraséologie vide et déclamatoire des témoins
de la défense. Autant de plaidoyers individuels où chacun vient
expliquer les motifs de ses tendances, exposer ses opinions, mais
n’apporte aucun fait, aucune preuve: des hypothèses, des manuels de
méthodes philosophiques et des redondances... quelle misère! et le
déplorable défilé des officiers défroqués, et le comique des nullités
prétentieuses de l’Ecole des Chartes; là-dessus, les questions
insidieuses, les traquenards et les gestes papelards de Me Demange,
«l’air d’un maître d’hôtel essayant de placer au conseil de guerre des
morceaux douteux», et comme finale, les coups de tête ou plutôt de
hure de Me Labori, le sanglier du Syndicat, fonçant sur les témoins de
l’accusation, les défenses en arrêt, et essayant de culbuter dans le
maquis de la procédure MM. du Breuil et de Cernusky; Labori, par son
attitude, ses provocations et ses violences arrivant à charger encore
son client, Dreyfus, devenu non pas sympathique, mais un objet de pitié
de par la maladresse et l’arrogance de ses partisans!

Et les manifestations de la presse étrangère aux débats, je ne sais
quelle dame Crarford réclamant la communication des pièces secrètes!
Comme il apparaît maintenant dans son ensemble, le vaste complot ourdi
depuis trois ans par les cosmopolites contre la France. Par quelles
ramifications et quelles sapes profondes nos ennemis, réunis sur un
terrain d’occasion, ont fait, depuis 94, un lent et sûr chemin! Comme
il ressort maintenant clairement que Dreyfus n’a été qu’un prétexte,
que le mal vient de plus loin et que la vieille haine européenne, en
marche depuis les guerres de l’Empire, a saisi avec joie le motif
offert par les juifs pour s’allier et marcher contre nous et nous
ruiner par l’anarchie, et cela au nom de l’Humanité et de la Justice...
la Justice de l’Europe, qui a assisté impassible aux massacres
d’Arménie et laisse tous les jours égorgiller un peu plus l’Irlande
sous la main de la Grande-Angleterre, notre amie de demain!

Et comme je sais gré à Maurice Barrès et à Jules Lemaître qui me
donnent dans leurs articles un aperçu net et vrai de ce cloaque qu’est
l’assistance du procès de Rennes, et, rares exemples d’écrivains
au-dessus des influences salonnières et des ordres de banque du
Syndicat, me permettent en les lisant de m’_éveiller en patrie_!

Dans l’air chaud et parfumé d’odeur d’absinthe et de vanille, une volée
de cloches s’ébranle, annonçant la sortie des vêpres; la foule sort des
églises; c’est l’heure de retourner admirer à loisir la nef vide de
Saint-Sernin.


_Mardi 4 septembre._--Bigorre. L’heure du courrier: une lettre de
Saint-Gervais-les-Bains, Saint-Gervais-Savoc, Saint-Gervais la
catastrophe.

«Ne conseillez jamais, même à votre pire ennemi, de venir à
Saint-Gervais... C’est mortel. Pas la moindre distraction, pas le
moindre casino, pas le moindre journal! On est ici d’un arriéré
invraisemblable. Ni l’établissement des bains, ni l’hôtel des Bains ne
sont abonnés à une seule feuille parisienne, et il faut se précipiter
le matin à la gare et se battre pour se procurer un numéro du _Petit
Journal_ ou du _Lyon républicain_. Quant au _Journal_, au _Figaro_, au
_Gaulois_, ignorés ici complètement... Que dites-vous d’une station
pareille par ce temps où les nouvelles sont si palpitantes? Et quel
établissement! L’autre jour, on nous a refusé la douche faute de linge.
On n’a pas de peignoir de rechange, et quand il pleut par malheur, le
linge ne pouvant sécher d’un matin à l’autre, il faut s’en passer.
A l’hôtel des Sapins, qui est le premier d’ici, pas de meubles: un
lit, une petite commode, une table de nuit, et c’est tout. On ne sait
où fourrer ses affaires, et les vêtements restent empilés dans les
malles. Et quel triste public de baigneurs! Un tas de bonnes familles
de province, pas de jeunesse, pas de femmes: rien que des vieux malades
ou des trôlées de nourrices et d’enfants! Pas le moindre visage de
connaissance; c’est d’un bourgeois à faire frémir: un tas de merciers
et d’épiciers de Toulouse, de Genève et de Lyon. La grande distraction,
ici, c’est de se donner des surnoms: à la table d’hôte, nous avons Don
Quichotte, Sancho Pança, Cyrano et Louis XIV (une vieille femme qui
rappelle à s’y méprendre un profil de cire de la chambre à coucher de
Versailles.)

Si pourtant, la famille de Cassagnac, la mère et les deux fils, deux
grands gaillards bruns et découplés, tout le portrait de leur père,
accompagnés d’un père jésuite dont ils servent la messe à tour de rôle
(le fleuret et l’autel!). Nous avons aussi la comtesse de Kergolay,
qui vit seule et retirée, ne parlant à personne; le docteur Roustan de
Cannes, aimable, parisien et causeur.

Ah! j’expie cruellement les orgies de coquillages de notre dernier
séjour à Venise... Il y a un an, vous souvenez-vous, comme c’est déjà
loin! Vous y retournez, vous... Heureux mortel. Mais au moins, en
Bigorre, vous soignez-vous?

J’ai reçu une amusante lettre de Biarritz, de notre amie miss Flarck...
Il paraît que Rennes ne possède pas toutes les petites vérités en
marche, et le golfe de Biscaye en réunit quelques-unes, tout un lot
de jolies syndiquées qui clament et proclament l’innocence de Dreyfus
et la divinité de Picquart. Ils sont tous divins, dans l’ineffable
parti: Picquart est divin, Sarah est divine, Réjane est divine aussi.
Avez-vous remarqué que tous les comédiens sont dreyfusards? Il y a
dans cette affaire un côté théâtral, une atmosphère de mélodrame et
de complot ourdi qui les enchante et ravit: le parfum des coulisses;
mais le Labori est leur maître à toutes et à tous. Quel tempérament et
quelle science des effets dramatiques! C’est un grand acteur pour le
boulevard du Crime; malheureusement, il retarde, son jeu est démodé;
trente ans plus tôt, il eût été le cabot idéal. Excellent en 1860, pour
l’année 1899 il a forcé les effets: c’est l’homme qui rate... et qu’on
rate.

Et les arrestations et les perquisitions gouvernementales, qu’en
dites-vous? Ces gens-là feront partir les fusils tout seuls. A ce
propos, croyez-vous à la balle de Labori?


_Gerde près Bigorre, 14 septembre._--«Kill d’Herodo»--fils d’Hérode...
Des gars en béret, au cours d’une querelle, viennent de se lancer
l’injure à la tête: «Kill d’Herodo», fils d’Hérode... L’invective,
passée dans le peuple et le dialecte, est fréquente de Saint-Bertrand
de Comminges à Bayonne, dans la Bigorre et le pays basque... le
souvenir d’Hérode est encore vivant dans ces montagnes. Salomé y vécut.

«Elle suivit ses parents à Rome et partagea leur exil dans les Gaules.
Le voyage sur mer l’attrista. La manœuvre des voiles l’inquiétait. Les
splendeurs de la capitale de l’empire, les hommages que lui attirait sa
grâce étrange et le bruit de ses aventures qui l’y avait devancée, ne
dissipèrent point sa mélancolie.

»Près de Lyon, l’âpreté du paysage lui fut une souffrance. Les voies
blanches qu’on venait de construire, le fleuve glauque bouillonnant,
les plaines rases et la nudité des collines lui faisaient regretter la
mollesse des campagnes d’Orient, et elle s’affligeait d’être éloignée
du pays des grenadiers, des palmes et des cèdres qui versent une
ombre transparente... Ses regards tournés à l’Est devinaient, au delà
de cette nature sèche, les longues fleurs rouges et les digitales
pareilles à des flammes qui, là-bas, figuraient sur les murs des
cités, d’héroïques incendies, et le scintillement des rivières qui
s’écoulaient sans hâte vers des lacs tranquilles... Elle cherchait
en vain un attrait chez les hommes: les yeux d’acier des Gaulois la
glaçaient.

»En Espagne, elle se sentit moins étrangère. Le Tétrarque disgracié
s’était établi dans une province méridionale de la Péninsule. Elle
y retrouva quelques souvenirs de la terre bien-aimée, dans les
feuilles larges des plantes, l’haleine des orangers, les plantations
symétriques d’oliviers, l’ondulation des champs de maïs. La peau brune
des habitants, leurs yeux sombres, une préférence pour les étoffes
multicolores, lui rappelaient, dans une atténuation qui adoucissait
son regret, la Galilée et son peuple.

»La Galilée!!!»

La _Possession_ de Charles-Henri Hirsch. Et voilà que toute la prose
voluptueuse, nostalgique et savante de M. Charles-Henri Hirsch s’évoque
et fleurit dans mon souvenir: toutes les morbides et vénéneuses pages
consacrées par lui à la gloire de Salomé, une injure en patois pyrénéen
me les a soudain déployées devant les yeux; le début de l’histoire de
Salomé, comme il me devient présent surtout.

«Salomé ne vit même pas la tête saignante dans la coupe où, tout à
l’heure encore, les figues enflées de lait et les raisins cendrés
de Béthunie qu’on dirait pleins de soleil, entouraient des grenades
fendues, resplendissantes comme le feu. Elle ouvrit presque ses yeux
longs, toujours à demi fermés, sur le bourreau qui apportait l’offrande.

»C’était un géant de Nubie. Il avait sur les reins une peau de tigre
d’où le torse, nu, s’élançait tel une colonne d’ébène, avec les bras
noueux. L’immobilité de son visage fascinait...

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

»Toute la nuit Salomé avait pleuré.

»Insensible à l’amoureuse prière de ses yeux longs et aux paroles de
miel qu’elle avait murmurées en le frôlant, le Nubien l’avait quittée
à la porte pour rejoindre sur le chemin un jeune garçon vêtu d’une
tunique hyacinthe que fermait la ceinture bigarrée des courtisanes.

»Elle les avait vus disparaître sans pouvoir contenir ses larmes.

»Comme elle avait éprouvé le pouvoir de sa beauté sur les hommes,
l’indifférence de celui qu’elle préférait la faisait souffrir
immensément. La douleur lui inspirait les pires desseins et la mort
n’apaisait pas ses rancunes. Pour oublier, elle cédait à des soldats,
sans jamais se donner d’amour. Personne n’avait encore assouvi ses
désirs. Ils étaient infinis et devaient remplir le monde, avec la
renommée de son habileté à la danse.»

Et voilà qu’après Gustave Flaubert, et Gustave Moreau, et le doux
Laforgue, et l’obscur et preneur Mallarmé, et l’Anglais Wilde
lui-même, et tant de peintres de la Renaissance italienne et de la
vieille Allemagne, et les Cranach, et les Luini, je subis à mon tour
la redoutable emprise de la goule légendaire et biblique, surgie du
fond des siècles avec ses lourds bijoux, ses colliers cliquetants, ses
caleçons fendus, ses parfums, et ses fards, Salomé, fleur vénérienne et
toujours jeune des civilisations disparues; Salomé, récemment rajeunie
par M. Henri Hirsch, et dont le spectre et la luxure viennent de
m’être imposés, dans le calme et montagneux pays de ma cure, par une
patoisante invective: _Kill d’Herodo_, fils d’Hérode!


_Lundi 9 octobre._--Trois heures, entre Arles et Marseille, dans un
wagon de première. --Ah! ce Midi soleilleux, bon enfant, facile et
bavard, où rien ne tire à conséquence, les propos qu’on y entend, les
aveux qu’on y surprend. Deux bons vivants, tous deux quadragénaires et
d’aspect cossu, yeux vifs, ventres replets, grosses chaînes d’or et
larges feutres, l’un monte à Arles et l’autre à Miramar, après force
tapes et bourrades, devisent et s’interrogent gaîment.

«Et ça va bien, les affaires, tu es content! --Mais oui, ça va, ça
vient, et toi? --De même, et le ménage, madame Pétécoul va bien? --Mais
oui, elle se devient à merveille. --Et ta bourgeoise? --La mienne de
même. --Tant mieux, et tes deux fils, ils doivent être grands? --Plus
grands que moi, deux gars superbes; si tu les voyais! L’aîné surtout,
Marius. Il a des yeux; toutes les filles en veulent, elles lui courent
toutes après; lui, un vrai coq, il ne boude pas le cotillon le coquin,
et c’est bien ce qui navre sa pauvre mère; mais que veux-tu, il a vingt
ans, je n’y peux rien. --Et l’autre? --L’autre, le cadet, aïe, lui
Baptistin, c’est autre chose, il se préfère.» Et le train file à toute
vapeur le long des eaux mornes de l’étang de Berre.


_Samedi 14 octobre, Paris._--Une lettre... adressée à Marseille de
Paris; elle me rejoint ici; on me croit encore dans le Midi: «Restez
au soleil, puisque vous y êtes; attardez-vous dans cette Provence
qui vous inspire et vous ravit. Ici, c’est la boue dans les rues, la
boue dans le ciel, la boue dans les yeux, la politique... Le Paris de
l’Exposition, le Paris yankee, le Paris forain des foules cosmopolites,
se bâtit tous les jours, crevant les chaussées de tranchées, hérissant
les squares de palissades, déshonorant les quais, encombrant les places
et gâtant d’heure en heure un peu plus irrémédiablement le Paris des
artistes, des bibliophiles, des amoureux de belles architectures et
des fervents du vrai Paris... Que nous réserve la ville d’échafaudages
qui empiète aujourd’hui sur le lit même de la Seine? Je n’ose y
songer, tant je la pressens grosse de mécomptes, sinon de désastres.
D’ailleurs, rien dans les théâtres qui vaille la peine d’être vu:
partout de lamentables reprises.

»_Froufrou_ à la Comédie vaut la _Dame de Monsoreau_ à la
Porte-Saint-Martin; à l’Odéon, _Ma Bru_, s’éternise; au boulevard les
concessions à perpétuité sont la _Dame de chez Maxim_ et le _Vieux
Marcheur_. Parole! la _Dame aux Camélias_ manque à la série; je suis
tout étonné de ne pas la voir sur l’affiche du théâtre Sarah-Bernhardt.
Sans cela, ce serait le cycle complet des rossignols. Yvette Guilbert,
aux Folies, y semble la Fauvette du Temple; c’est toujours la suite des
vieux galons, vieux habits. Yvette a engraissé; elle s’est faite lourde
et ronde; elle a perdu toutes les arêtes et toutes les acidités de son
talent de poupée macabre. Qu’est devenue la fantastique mademoiselle
Macchabée, qui détaillait au pèse-gouttes de la névrose et de
l’épouvante aux bons bourgeois? Elle a même renoncé à ses gants noirs,
elle n’a plus sa robe vert livide, et c’est aujourd’hui une grasse
madame dodue, cossue, qui grasseye et imite Judic. Encore une qui est
mûre pour l’Exposition.

»Si, une pièce nouvelle, autant dire mort-née, car d’ici trois jours
elle aura vécu, et la même quinzaine aura vu l’acte de naissance et
l’acte de décès: la _Bonne Hôtesse_, de M. Janvier de la Motte. Il a
remis encore une fois à la scène les salonneux de _Mon Enfant_. Nous
avions déjà vu cette grosse dame dans le _Monde où l’on s’ennuie_ de
Pailleron et _Révoltée_ de Jules Lemaître. La _Bonne Hôtesse_ est une
mauvaise action. Jamais l’aimable femme, peut-être un peu grotesque,
qui a posé pour le portrait ne prit plaisir à protéger l’adultère, et
c’est calomnie pure que d’en avoir fait une complaisante et voyante
de faiblesses d’autrui. Très sévère sur la morale, la chère défunte
(car la pauvre femme a fini par en mourir) se piquait, au contraire,
d’avoir un salon psychique, un salon pour âmes, où les cerveaux seuls
s’échauffaient, mais où les sexes ne se pénétraient pas.

»Les familiers y portaient des dessous de nuances atténuées,
assortis à l’arc-en-ciel défaillant de leurs âmes. Ce salon abrita
cependant quelques flirts: quelques-uns aboutirent au divorce, des
intellectuelles y détournèrent des philosophes; M. Bergeret s’y
déprava. De tout cela, M. Janvier de la Motte s’est souvenu, mais un
peu tard: les actes après décès ne comptent pas.

»Les vrais tréteaux restent à la politique; la _Cour du roi Pétaud_
est le titre de la pièce; les journaux officiels appellent cela la
Haute-Cour. Pour la besogne qu’on y mène, c’est, vous le savez,
plutôt la Basse. Las de platitude (on en demande trop vraiment à ce
brave homme), M. Béranger s’en prend aux photographes. Il poursuit
comme des obscénités les instantanés que l’on tente de faire de ses
interrogatoires et traite la Vérité en carte transparente. Ah! les
temps sont bien changés. Ce n’est plus la Vérité qui marche: c’est la
pauvre Suzanne entre dix-huit vieillards.

»Autre incident gai: le président Melcot a joué le _Roman chez la
portière_, et madame Gibou a tenté de servir du mauvais café à un
confrère. Une dame, en dînant chez M. Melcot, avait raconté qu’elle
avait dîné chez M. Grosjean, où dînaient, ce jour-là, toute sorte de
gens que le Syndicat eût fait volontiers saisir au collet par les
agents; mais le jour où l’on prit les renseignements, c’étaient des
menteries et des boniments; une dame du Midi avait fait le cancan,
histoire de se donner un air important. Les dames du Midi sont très
à l’évent; le mensonge hystérique après l’historique. Où allons-nous
donc, mon Dieu! mes enfants! Et M. Melcot est très melcontent. Scène de
revue pour fin d’année. Voyez-vous Félicia dans ce rôle! Quel succès.

»A part cela, rien de drôle: le général de Galliffet continue à être
le collaborateur assidu du _Figaro_ et à communiquer à M. de Rodays
les arrêtés du ministère avant de les communiquer à l’_Officiel_. Le
_Figaro_ a mené une assez belle campagne en faveur de l’armée pour
mériter cette faveur. Le premier au combat, le premier à l’honneur.»


_Dimanche 29 octobre._--Paris, l’horreur du retour, tous ces livres
que je trouve en arrivant empilés sur ma table. Les éditeurs n’ont pas
chômé pendant mon absence; déjà, dans le train qui me ramenait, hier,
j’avais l’épouvante de tous ces volumes en embuscade dans mon logis,
car une force supérieure m’oblige à les feuilleter, sinon à les lire.

Voici enfin (et ceux-là, je les mets à part pour les relire, car je les
ai déjà parcourus et délectés par morceaux dans la _Vie Parisienne_, la
_Revue Blanche_ et le _Mercure_), voici donc les _Femmes du Colonel_ de
cette chère Gyp; la _Câlineuse_, de M. Hugues Rebell, et la délicieuse
_Route d’Emeraude_, d’Eugène Demolder.

Voilà enfin le second livre de _la Jungle_, de Kipling. Une lettre
l’accompagne; elle est datée de Shizar (Petit Thibet) et a été écrite
le 1er octobre:

  Vous le saviez donc, perfide, que vos Pall-Mall étaient le pain
  de mon exil et l’aliment de ma solitude, que je n’en ai pas
  manqué un depuis mon départ et que je trouverais votre souvenir
  indulgent! J’ai lu vos appréciations sur Tim, le Tim de la _Vie
  Parisienne_, au bord d’un torrent de l’Himalaya,--le coolie qui
  m’apportait mon courrier m’a rencontré par hasard au retour d’une
  visite à un glacier; j’ai immédiatement donné votre nom à un
  pic, c’est une distraction que je m’offre dans ces régions peu
  connues. Elle est sourcilleuse... J’ai lu avec joie l’article de
  Paul Adam sur vous, et avec trouble votre mention de la scène à
  faire de Max dans _Héliogabale_; j’ai mille fois été sur le point
  de vous écrire, je vous ai fait des vers! La preuve, les voici.
  Je comptais les envoyer au _Mercure_.

  En tout cas, je voulais vous parler de la traduction de Kipling
  que j’ai faite avec Fabulet. Le second volume paraît dans
  quelques jours, on vous l’enverra comme on a fait du premier.
  L’avez-vous lu? Je ne pense pas, car vous auriez éprouvé le
  besoin d’en parler; en tout cas vous allez prendre le second et
  lire une seule nouvelle que je recommande à votre admiration:
  elle s’appelle _le Miracle du Purun-Bhagat_. Faites cela pour
  moi, je ne suis pas inquiet de ce que vous ferez ensuite. Entre
  parenthèses, le premier livre de la _Jungle_ est à sa huitième
  édition. Mais assez sur ces jungles-books, dont je ne vous
  parlerais pas tant si je ne les trouvais si conformes à votre
  génie.

  Vous allez donc à Venise, homme heureux; j’y ai passé, il y a
  trois ans, quatre mois inoubliables. Je logeai Palazzo de Mula,
  sur le Canale Grande, un vieux logis du quatorzième siècle avec
  une vue extraordinaire; je voyais une église par jour et j’avais
  une grande passion à Padoue, tous les dimanches, la passion
  et moi, nous explorions la Vénétie: Chioggia, Este, Trévise.
  Vicence, où j’ai passé une nuit de toutes les nuits... J’ai
  peur que ceci vous arrive trop tard; mais rappelez-vous d’aller
  voir à Arquâ, dans les monts Euganéens, la maison et le tombeau
  de Pétrarque. Shelley passa un hiver tout près, et, si vous le
  demandez, on vous montrera, sur le registre, les noms de Byron et
  de la Giuccioli. Le vin d’Arquâ est exquis.

  Une autre chose adorable à Venise et que personne ne connaît,
  c’est l’île de San Francesco del Deserto.

  C’est là que saint François d’Assise fit le miracle des
  oiseaux. Vous la trouverez entre Murano et Torcello (vous
  connaissez Torcello, naturellement). Sentinelles extrêmes de la
  lagune vénitienne; deux couvents: Saint-Georges-des-Algues et
  Saint-François-du-Désert... Cher pays! Que vous dire de celui-ci?
  J’ai laissé mes chevaux ici, il y a quinze jours, à cause de
  l’impossibilité des chemins, et je reviens hier, ayant fait trois
  cent soixante kilomètres à pied, sans un jour de repos, par
  des passes de cinq mille mètres et sur des monts de six mille,
  le tout culminant dans le panorama de deux glaciers: l’un, le
  Biafo, le plus long du monde; l’autre, le Baltoro, dominé par
  quatre ensembles de pics de huit mille mètres, à l’Ouest et au
  Sud, tandis qu’au Nord se dresse la seconde cime de l’Himalaya
  et de la Planète, à près de dix mille mètres dans le ciel. Au
  loin, c’est la Chine. Toute arithmétique ne vous dit peut-être
  pas grand’chose, mais vous auriez été comme moi ravi de voir un
  spectacle certainement unique sur ce globe dreyfusard.

  Et quelle vie, cher ami! quelle glorieuse et libre vie nomade
  parmi de la Beauté toute neuve--qui se donne pour la première
  fois!

  Je pars après-demain avec toute ma caravane pour le Ladakh, le
  vrai Petit-Thibet bouddhiste, le pays des Lamas-Rouges, le long
  de l’Indus, à travers des districts polyandres. Je regagnerai
  le Kashmir dans six semaines, après trois mois en tout de cette
  vie inimitable; puis je verrai le Sud de l’Inde et Java, d’où
  je rentrerai peut-être au printemps si l’Affaire est finie,
  remettant le Pacifique à plus tard.

      Je veux un de nos soirs de faubourg et d’absinthe,

  afin de vous parler d’Asie et d’en rêver avec vous, et je serai
  plein d’entrain à notre prochain dîner.

  Adieu, soyez heureux et répondez-moi, si vous pouvez.

  Votre
  Robert D’HUMIÈRES


_Mardi 31 octobre._--Nouveau-Théâtre, pendant le deuxième acte de
_Tristan_. --Eh bien! non, je ne suis pas mûr, dussé-je encourir
les foudres de M. George Vanor! Les térébrances, les vibrances, et
les piétinements sur place, les reprises et les surprises de cet
interminable duo d’amour qui n’aboutit jamais, ces efforts vers
une explosion attendue, oh combien! à travers tant d’accords, tant
de cris et de phrases torturés par le même leitmotiv, tout cela
me donne la migraine, et la Litivine a beau être admirable (cela
est convenu et j’en conviens), la métaphysique même de cet amour
passionnément allemand me dépasse et surpasse, et j’en arrive à oublier
les délicieuses sonorités de la chasse du roi Mark et la nostalgie
mélancolique de ces appels de cor dans la nuit, et j’aspire avec une
impatience de neurasthénique, atteint de claustrophobie, à la chute du
rideau pour pouvoir sortir.

Oui, je sais, le premier acte est un chef-d’œuvre; la chanson du
matelot dans les vergues: «O fille d’Irlande», tout le récitatif
d’Iseult racontant à Brangiane sa haine et son amour, le chant de
guerre de Kourvenal, les bruits de mer et de cordages de l’orchestre,
tout cela est merveilleux et formidablement génial; toutes les phrases
du breuvage, surtout, et le grésillement orchestré du philtre, quand
son ardeur monte et flambe dans le cœur des deux amants pour éclater
en cris de stupeur et en aveux enivrés sur leurs lèvres, tout cela
est incomparable et sans précédent dans le monde musical; mais, Dieu!
que madame Brêma est insistante et lourde, comme elle appuie sur
tout ce rôle de suivante tragique! Avec quelle pesanteur elle joue à
l’avant-scène, empiétant sur le rôle d’Iseult, qui devient sa rivale
pour un spectateur non averti! Qu’elle est Allemande, bon Dieu! et d’un
art massif et cruellement voulu! C’est une fatigue de suivre son jeu
figé dans de longues attitudes, un surmenage que de l’écouter prendre
toujours sa voix d’en bas et d’en racler, pour ainsi dire, les motifs
de la partition.

Et puis, vraiment, il y a trop de chauves-souris dans cette salle. D’où
sortent tous ces bandeaux plats que je n’avais pas revus depuis les
premières de l’_Œuvre_, ces faces blêmes de maîtresses d’esthètes, ces
grosses dames en tuniques grecques et ces jeunes gens haut cravatés et
colletés de velours comme autant d’Alfred de Musset? L’atmosphère est
lourde de snobisme, de germanisme, de piquardisme et fleure l’encens
raréfié des petites chapelles. Comme je suis loin du soleil et de la
brise du large! Et puis cette sensation atroce de se sentir encagé dans
son fauteuil d’orchestre et de ne pouvoir sortir sans faire scandale,
cela est vraiment au-dessus de mes forces. Dans les couloirs, on se
congratule et l’on se pâme. Je ne suis pas au diapason de toutes ces
extases, je ne suis plus Parisien.


_Deux habits noirs près de moi._ --Heureusement que nous allons
avoir la _Prise de Troie_, à l’Opéra; c’est la réponse de Gailhard à
Lamoureux. Vous rentrez pour le troisième acte? --non, j’ai vu les
têtes, ça me suffit. Venez-vous au Cirque Medrano voir la demi-finale
des luttes? --Oui, allons voir les lutteurs.


_Mercredi 1er novembre_. --La Toussaint, le _Monument aux Morts_,
le Bartholomé, au Père-Lachaise; les chrysanthèmes, la visite aux
cimetières, tous les clichés connus.

En pleut-il, des sonnets, depuis le commencement de la semaine, sur
le frissonnant défilé d’humanités de Bartholomé! Les vers s’y mettent
déjà comme à une très vieille gloire, et c’est comme une décomposition
de plus dans ce cimetière, que tous ces alexandrins s’attaquant aux
nudités épeurées et plaintives du Maître de la Mort.

    Je n’irai pas le voir aujourd’hui.

Les chrysanthèmes! Combien de premiers-Paris de ce matin ont leurs
_marginalia_ encombrées de ces fleurs, fleurs d’imprimerie tant que
cela en dégoûte. Leur odeur amère emplit toute la pièce où je m’attarde
à relire dans la _Route d’Emeraude_ le chapitre neigeux et frais
de _Gésina_. _Gésina_, après la cantharide et l’odeur de venaison
et d’orange des pages brûlantes de _Siska_! Devant moi, comme pour
réhabiliter les fleurs dépréciées par l’actualité du jour, triomphent
les dernières photographies de Cora Laparcerie gaînée dans une étroite
robe ramagée de fougères et que coiffent, comme un jeune Gismonda de
deux énormes touffes de chrysanthèmes, deux temporaux de fleurs qui
la font hiératique, Japonaise, et telle une idole, mystérieusement
attirante dans sa nudité souple jaillie d’une robe feuillagée et
bruissante.

Une autre femme de théâtre m’apporte le mot de la journée: Eugénie
Nau, qui part le soir même pour Bruxelles et vient m’annoncer son
engagement à la Porte-Saint-Martin, dans la reprise des _Misérables_;
elle doit y créer le rôle d’Eponine, la petite prostituée résignée et
éprise de Marius à côté de Berthe Bady, la Bady de _Lépreuse_, de _Ton
sang_, dans l’inoubliable figure de Fantine. Mesdemoiselles Eugénie
Nau et Berthe Bady, deux engagements dont on ne peut que féliciter la
direction Coquelin.

Eugénie Nau revient du Père-Lachaise où elle a voulu voir le monument
de Bartholomé. La foule y était grande et parmi les curieux des gens
de lettres et de théâtres affluaient; je m’informe des noms et comme
Nau me cite entre autres une antique gloire de Cythère, comme je me
récrie et clame: «Mais que pouvait bien faire ce vieux débris au
Père-Lachaise? C’est très dangereux à son âge de s’aventurer là-dedans:
les gardiens auraient très bien pu l’empêcher de sortir!» Nau, qui a de
la littérature: «Bah! elle venait rafraîchir ses souvenirs; elle doit
bien en avoir quelques-uns au Père-Lachaise, collaborateurs ou victimes
au jardin des Complices!»


_Dimanche 5 novembre._--Dans la féerie tout en or du parc de
Saint-Cloud, par le plus beau dimanche de ce fol automne, déjeuner
à la Faisanderie, chez Ringel d’Illzach, dans l’ancien pavillon des
gardes des chasses de l’empereur, qu’occupe maintenant, toute l’année,
le sculpteur de la _Perversité_ et de la _Marche de Rakovski_.

Ringel, l’homme des cires peintes et modelées à la manière florentine
et des transparents masques de verre, le Benvenuto Cellini des veillées
légendaires, le pistolet au poing, autour d’une de ses œuvres proscrite
par les tardives pudeurs d’un jury (les artistes n’ont pas oublié la si
amusante épopée de la garde montée par lui autour de sa _Perversité_
de 1878); Ringel, dont Gustave Coquiot vient dans la _Presse_ de
camper, il y a quinze jours, la curieuse et vivante silhouette de
praticien aux gestes agiles de clown, attentif et léger; Ringel s’est
fait aujourd’hui paysan, et, en dehors des cinq heures passées, par
jour, à son atelier de la rue Chardon-Lagache, à Auteuil, vit retiré,
toute l’année, dans les hauteurs de Garches, sur la route de Marnes, à
l’ombre des futaies du vieux parc impérial.

Plus de soirées au théâtre, plus de descentes aux parlottes littéraires
du _Napolitain_ ou de la _Nouvelle-Athènes_, plus d’apparitions aux
premières, plus de visites aux expositions des rues de Sèze et Le
Peletier; Ringel se couche maintenant à neuf heures et se lève à
l’aube, boit le lait de sa chèvre et mange les œufs de ses poules, et,
robuste, musclé et svelte, rissolé par le grand air, l’allure d’un
Velasquez dans son velours bleu déteint de compagnon charpentier, mène
l’existence d’un sage loin des fumées et du fumier de Paris.

Ses masques le consolent des visages qu’il ne voit plus, et la souple
nudité de ses statues, de l’horreur des bedonnantes et quadragénaires
célébrités de nos boudoirs.

Et c’est une joie de le voir, dans la lumière attiédie de cette belle
journée, accueillir les arrivants dans sa châtellenie des bois, d’une
bonne poignée de main cordiale, les asseoir à table et, chaleureux et
gai, présider ce déjeuner de plein d’air dans ce décor lumineux de
pelouses aux tons roux et de futaies dorées.

Il y a là Coquiot, l’ami du maître, le Coquiot des _Bals publics_ et
des _Dimanches parisiens_; Odette Valéry, étrangère et étrange avec ses
larges prunelles d’agate et son torse moulé dans un étroit corsage,
échancré sur un cou rond et fort de jeune empereur romain, Odette
Valéry et sa croupe mouvante, «la croupe du roi de Thune», chuchote
un des convives. --«J’y voudrais boire», ajoute un autre. Il y a
aussi Rose Demay et son profil de Gavroche, Rose de Paris et même de
faubourg, si Odette est d’Athènes; et puis des sculpteurs, des poètes,
tous grisés de soleil, d’odeurs de feuilles et de liberté, avec, dans
le regard, la joie de tant de beauté apportée là par les femmes.

Et, comme on boit chez Ringel une eau merveilleusement fraîche et
pure, l’ivresse gagne toutes les têtes et chacun cause, et s’excite,
et divague. --Regardez-moi ces branches défeuillées, leur effet sur
ce ciel tendre, une agate arborisée, n’est-ce pas, l’on dirait?
Est-ce assez fin? --Et les toits rouges de Garches dans la rouille
des collines, quelle aquarelle, comme ça se compose! --Et les yeux
d’Odette, ces yeux de pierre dure, et le calme robuste de cette chair
froide, comme on sent qu’elle est de la race des statues, la belle
race! --J’aime autant l’absinthe battue de Rose Demay. --Une mominette,
elle est d’une jolie meurtrissure; et regardez-moi ces traînées d’ouate
rose dans ce ciel bleu et frais! --Est-ce assez convalescent? Vous ne
regrettez plus les ciels du Midi? --Ah! le Midi, c’est une autre note,
il y a plus de plastique dans les choses et dans les êtres; ici, il
y a plus d’art. --A propos, vous avez vu le monument de Bartholomé?
--Oui. --Ça vous enchante? --Moi, je trouve ça de la cire fondue:
les hanches coulent et fluent, les torses sont poitrinaires, les
deux figures qui entrent au tombeau ne sont pas du nu, ce sont des
mannequins; mais c’est de la sculpture poétique, il y a des intentions
dans les poses, du sentiment dans les groupes. Ça fera très bien,
réduit au centième chez Barbedienne, ça se vendra à cent mille aux
Anglais Cook de l’Exposition. --Vous êtes sculpteur, monsieur? --Oui.
--Pourquoi demandez-vous cela? --Pour en avoir la certitude. C’est
comme moi, je trouve Leconte de l’Isle très inférieur, mais il est vrai
que je suis poète. --C’est une leçon? --Non, un constat. --Vous avez
désolé Coquiot, c’est un fervent de Bartholomé. --Bartholomé, Mercié,
Falguière, je n’admets que Rodin. --Et Ringel, puisque vous êtes chez
lui.


_Lundi 6 novembre._--Casino de Paris, dans une loge, trois habits
noirs; ils causent. --C’est bien l’endroit le plus terne de Paris.
--Mais les femmes y sont jolies. --Angèle Héraud surtout, n’est-ce pas!
Elle a fini de danser? Je te crois. Moi, je viens toujours ici après le
ballet. --Ne pleurez pas, vous allez la voir, l’Autre, dans ses danses
grecques modernes. Modernes est de trop, elle est de tous les temps.

    Ton corps est un beau fruit dont la saveur enivre,
    Ta croupe est une coupe où je veux boire encor,
    Ton aisselle est un vase aux ciselures d’or
    Où la sueur d’amour met comme un goût de cuivre.
    Viens!

--C’est chaud. --Et mérité. --On mérite toujours ce qu’on inspire. Le
malheur est qu’elle ne danse pas. --Comment? --Voyez le programme,
c’est Labounskaya qui la remplace. --Cette grosse Charlotte russe!
Ah! non, cette meringue à la crème à la place du sorbet au raki que
j’espérais déguster, ce n’est pas de jeu; et puis, il y a son danseur,
avec un nœud de satin sur le ventre, tantôt vert, tantôt rose et bleu
de ciel! Cet arc-en-ciel enrubanné ne me dit rien qui vaille. Partons,
allons à la fête de Montmartre. --Mais il y a le Championnat, restons
pour les lutteurs. --Je ne les aime que dans les foires, dans la sciure
de bois, au claquement des toiles, dans le brouhaha des parades. Il
faut l’ambiance des foules, et des foules de faubourgs à ce spectacle
de force. Ici, ils ont un air lavé et postiché d’athlètes pour femmes
du monde. Allons plutôt les voir au cirque Medrano ou chez Marseille.
Il tombe justement une petite pluie fine qui complète tout à fait
Montmartre. A propos de Montmartre, vous avez manqué un beau spectacle
au lion de Belfort. --? --Chez Juliano, la Goulue, en coquetterie avec
une panthère, _une passion au Désert_, oui, la nouvelle de Balzac
présentée au public par l’ex-danseuse du Moulin-Rouge. --Non. --Si.
--La Goulue se couchait tout entière sur la bête affalée dans sa cage
et la bouche de la femme entrait dans la gueule du fauve; et la bête
pâmée, les paupières appesanties, les prunelles luisantes, s’étirait et
râlait sous le baiser humain. Mais la police est intervenue. --Et l’on
a fait cesser le spectacle. --Et Béranger continue à présider le Sénat;
il n’y a plus de plastique en France.


_Mercredi 8 novembre._--A l’Opéra pendant le deuxième acte de
_Salammbô_, dans une loge: --Je ne retrouve plus du tout l’opéra de
Reyer. --Vous ne prétendiez pas retrouver le Flaubert! --Vous dites des
bêtises: Flaubert s’écoute et Reyer s’entend. Mais, du moment qu’on
avait accepté le massacre du roman à la scène, je croyais trouver des
décors et une interprétation. --Mais ça vous avait plu, la première?
--Oui, avec Sellier dans Matho et Caron Salammbô. Mais Bosman dans
la fille d’Hamilcar, et Lucas dans le Libyen, c’est mieux chanté au
théâtre de Toulouse. --Mieux joué surtout, car Bosman a de la voix.
--Oui, c’est une bonne utilité et la première des seconds rôles,
parfaite dans l’Hilda de _Sigurd_; mais elle n’a ni la ligne, ni le
caractère pour jouer la sainte Thérèse carthaginoise qu’était Salammbô.
--Ah! dame, quand on a vu Caron! --Qui n’avait qu’un geste, mais qui le
déployait si bien. --Et puis, l’orchestration me paraît d’un maigre!
--Ah! ce n’est plus du Wagner. --C’est un fait. Quand on a entendu
_Tristan et Iseult_, si dure qu’en soit la partition, on ne peut plus
entendre d’autre musique. --Vous y venez donc? Je vous croyais rétif
à Wagner? --Moi, c’est-à-dire que je le sens trop pour l’écouter sans
fatigue. C’est la musique élémentale par excellence: cela vous prend
comme le bruit du vent ou la plainte de la mer. Wagner, c’est la voix
même de la nature, et les autres c’est le langage des instruments. On
ne supporte pas un ouragan comme un solo de flûte; les sonorités de
Wagner m’enchantent, me ravissent et m’accablent; je sors de là anéanti
comme d’une grande débauche, et les grandes débauches sont toujours
suivies... --De déperdition de forces nerveuses, nous le savons. --Oui,
offrez-vous ma tête, mais je vous soutiens que ceux qui prétendent
admirer et saisir une œuvre de Wagner à la première audition, mentent
effrontément par pose et par chic: c’est de la mélomanie de snobs,
de la prétention d’imbéciles en mal d’intellectualité. On se décerne
ainsi des brevets de facultés supérieures. Ce sont comme les clichés de
justice et d’humanité en cours dans le monde des écrivains déclassés,
ces petites déclarations d’immortels principes vous ouvrent toujours
la porte d’un grand salon juif, et l’on passe même parfois à la caisse
auparavant. --Pas d’allusion, la musique adoucit les mœurs. --Et la
basse-cour apprivoise les oies. --Si vous parlez de Béranger!


_Jeudi 9 novembre, 10 heures du soir._--A la fête de Montmartre.
--Entré chez Juliano, moins pour ses lions que pour la Goulue et la
légende de sa panthère. C’est avec des lionnes qu’opère maintenant
l’ex-étoile des bals de Montmartre, mais prudemment, en tenant toujours
à distance, avec la fourche du belluaire, son quatuor de fauves
engourdis. La Goulue, grasse à faire craquer le maillot qui la moule,
évolue dans l’ondoiement d’une traîne de satin vert chou-fleur attachée
à sa trousse; c’est aussi brutalement laid que possible, mais d’une
laideur canaille qui eût enchanté Rops. La séance finie, je m’informe
auprès de la dompteuse de la panthère qu’elle aimait. --Ne m’en parlez
pas, m’est-il répondu, je l’ai perdue, on me l’a empoisonnée. Des
jaloux! --Des jaloux! Un homme ou une femme? --Les deux!

Et sur cette réponse byzantine, qui symbolise bien cette fin de siècle,
la Goulue fait volte-face et s’en va.

Dehors, des boniments: le Musée des horreurs, le Pétomane, Alfred
Dreyfus dans sa prison.


_Mardi 14 novembre._--De _Prométhée_ à madame Aubernon. L’annonce
d’un _Prométhée_ au théâtre des Arènes de Béziers ne laisse pas que
d’inquiéter les organisateurs des représentations d’Orange. Si M. de
Max y incarne la figure héroïque du légendaire allumeur de feu, ce ne
sera pas la faute de la dynastie des Mounet qui ont fait tout au monde
pour y jouer Œdipe. Aujourd’hui, c’est M. Paul Mariéton, le félibre des
félibres, qui essaie d’organiser une semaine du Midi en essayant de
faire coïncider à huit jours de distance les représentations d’Orange
et celles de Béziers. Et puis, il y aurait, paraît-il, encombrement de
_Prométhées_ sur la place; M. Mariéton en a lui-même deux dans son lot
de manuscrits: un de M. Lionel des Rieux, un de M. Grandmougin, et un
autre enfin de M. Pedro Gailhard, musique de Vidal, sans parler d’un
autre _Prométhée_ sur le métier. _Prométhée_ serait-il un article de
province? Et sur ce mot de province, Paul Mariéton, ce Provençal de
Lyon, m’en raconte une bien bonne sur cette chère madame Aubernon.

L’aimable femme, madame Geoffrin au petit pied qui croyait régenter la
cour et la ville, affectait des ignorances un peu impertinentes pour
tout ce qui n’était pas Louveciennes et Paris.

    Nul n’aura de l’esprit que nous et nos amis.

Hors de son salon, pas de salut: hors de Paris, pas d’Académie,
et madame Aubernon, c’était l’Académie. Un soir qu’elle était en
verve autoritaire: «La province, mais qu’est-ce que c’est que ça?»
disait-elle à Mariéton, et l’ami de Mistral, avec son plus gracieux
sourire: «Mais la province, madame, c’est votre salon.» Mariéton n’y
remit jamais les pieds. «Mais, veut-il bien ajouter, je suis le seul
des gens qu’elle a reçus qui ne l’ai pas mise en livre ou au théâtre.
J’ai dîné chez elle sans jamais en rien écrire: les autres ont eu
plutôt des digestions bruyantes.»


_Mercredi 15 novembre._--Dix heures, à l’Opéra, la _Prise de Troie_.
Après le deuxième acte, propos de couloirs. --Moi, je trouve ça
pompier, oh! mais pompier en diable! --Vous êtes difficile: la douleur
d’Andromaque est une page. --Et puis, il y a les bras de mademoiselle
Flahaut. --Destinée tragique que la sienne, c’est la première fois
qu’on l’applaudit et elle ne chante pas. --Succès de mime pour un
contralto. --Oui, elle chante avec ses bras, et cela constitue une très
belle voix de théâtre, mon cher. C’est la statue de la Douleur même
qu’elle donne là dans Andromaque. --Vous y reviendrez? --Je reviendrai.
--Pour les lutteurs? --Vous êtes absurde, il y en a cinquante tous les
soirs au Casino de Paris, et sur les six qui sont en scène, il y a
trois modèles pour ateliers. --Vous les connaissez? --Je puis même vous
les nommer: Bibi Poirée, de l’atelier Rochegrosse; Eugène Lorrain, de
l’atelier Gérôme; Quéniat... --Inutile, je ne sculpte pas... et Crest,
de l’écurie Lebaudy. --Ne parlez pas si haut, Malvina Brach est là, et
Crest est son modèle.

Même soir, à la sortie. --C’est une cantate, ce n’est pas un
opéra. --Et la finale est d’un commun! --J’aime assez, moi, cette
_Marseillaise_ de l’égorgement de Cassandre. --Cette Delna, quelle
voix! C’est comme une eau qui coule. --Oui, mais il ne faut pas la
regarder; vous avez vu ses mains? --Palmées! Oh! ce geste unique et
comique, les doigts étalés, les paumes tendues, on dirait des pattes
de canard. --Un canard à voix de rossignol. --Vous trouvez cela très
ridicule, ce cheval de bois du deuxième? --Non... d’abord il est très
Phidias, et puis toute cette foule qui le précède, attelée à des
cordages, son entrée à la manière d’un vaisseau halé dans un port, cela
a du caractère. Il n’y a pas à dire, les chœurs de cette entrée sont
superbes, et puis quel beau décor! --Vous avez aimé cette apparition
d’Hector? --Le spectre vert! Heureusement, Naudette Stanley était dans
la salle, je me suis hypnotisé sur elle pendant toute la scène. --A
distance? --Non, dans sa loge. --Vous m’en direz tant. Qu’est-ce qu’ils
nous donneront, à l’Opéra, après la _Prise_? --Un opéra de Joncières,
_Lancelot du Lac_. --Vous avez des tuyaux? --Des tas, je vous dirai
cela demain au cercle.


_Vendredi 17._--A l’Opéra.--A la seconde de la _Prise_, dans une loge,
après le troisième acte. --Il y a une très belle salle. --Vous trouvez?
Toutes les loges sont données, personne n’est encore revenu. --Là-bas,
c’est bien madame Fourton, dans cet entre-colonnes? --Ou madame
Bernardacki; elles n’ont pas la même voix, mais elles se ressemblent.
--Comme la Norwège à la Russie.

Autre loge. --Vous aimez ces lutteurs? --Je trouve Renaud bien mieux
qu’eux tous. --N’est-ce pas qu’il est beau? --Et le costume grec
n’avantage pas. --Au théâtre. --Vous l’avez vu en Grec à la ville? --Ce
n’est pas ce que j’ai voulu dire. --Expliquez-vous! (_Bruit d’éventails
et chuchotements._)

Autre loge. --C’est bien elle à l’amphithéâtre? --Elle a toujours
son nœud de velours noir. --C’est un vœu, elle a juré de le porter
tant que Picquart ne serait pas rentré dans l’armée. --Elle avait
déjà cessé de chanter durant l’emprisonnement de Dreyfus et elle a
une voix splendide. --La protestation du silence; elle a retrouvé sa
voix, maintenant? --Mais arbore toujours son nœud: la dame au nœud
révisionniste, c’est une profession de foi. --Une déclaration de
principes. --Naturellement, elle devrait chanter dimanche au Triomphe
de la République. --Elle aurait du succès, elle a le physique. --Oui,
l’air d’une statue de Dalou. --Beauté populaire.

Dans l’aquarium, deux habits noirs. --Apéritif en diable, ce corsage à
jours losangés. --Le corsage à lucarnes, elle est au Casino tous les
soirs. (_A une petite femme blonde._) Bonsoir, Hélène; nous partons
toujours pour Saint-Pétersbourg? --Cimenter l’alliance russe; on ne
s’appelle pas Chauvin pour rien. --Le chauvinisme à l’étranger! exquis,
je l’enverrai à Déroulède (_Hélène Chauvin._) Datez votre lettre de
chez Maxim’s.


_Dimanche 19 novembre._--Le Sauve-qui-peut du Président ou le Triomphe
de la République. --Après la bagarre d’Auteuil, celle de la place de la
Nation. M. Loubet n’a pas de chance: à Auteuil, il s’esquivait devant
les coups de canne; aujourd’hui, il détale devant les drapeaux: les
départs précipités de son Président semblent la caractéristique de la
troisième République.

A Auteuil, les classes dirigeantes le huaient avec voies de fait sur
son gibus; aujourd’hui, les classes dirigées lui secouent des loques
rouges dans le nez et l’accueillent avec les cris de: «Vive la Commune!
A bas l’armée!» et «Mort aux flics!» C’est une présidence troublée.

--Ça ira, les bourgeois on les pendra... et que faut-il au bon
républicain! Du plomb, du fer, un peu de pain, voilà les cris
pacifiques avec lesquels le peuple de Paris --(celui qu’on nous affirme
être le peuple)--il y en a un autre!-- accueille le triomphe du régime
actuel. On ne procédait pas autrement à l’égorgement des aristocrates
à la veille des massacres de l’Abbaye; même figuration dans le défilé
de tantôt, que dans la bande armée de piques et de faux qui se ruait il
y a un siècle à Versailles; égoutiers et dames de la Halle. «Dansons
_la Carmagnole_, et vive le son du canon.»

Comment MM. Trarieux et de Pressensé n’ont-ils pas conduit leurs
troupes au Luxembourg? Il y avait là des prisonniers désarmés, et c’est
un peu moins loin que Versailles.

Le Triomphe de la République... non, de la Révolution! Seulement, les
insurgés de 89 criaient éperdument: «A la frontière,» et à la frontière
d’alors, c’étaient Jemmapes et Valmy et le siège héroïque de Verdun.
Aujourd’hui, c’est: «Plus de frontières» que braillent les hordes
libertaires, ce qui supprime le courage en même temps que la Patrie, le
service militaire et les em...dements.

Doux pays! ces partisans de la liberté ont assommé un officier de paix,
et dans la nuit malmené les habits noirs et les robes décolletées du
bal de l’Hôtel-de-Ville. Ç’a été un pillage, une orgie; des femmes ont
été bousculées, frappées, des mains de pochards ont palpé des épaules
nues; on se battait autour des buffets; sous un escalier, on ramassait
ivre-mort un conseiller municipal et, pour faire évacuer les salles au
pillage, à trois heures et demie, on éteignait le gaz.

Le Triomphe de la République! le mardi-gras des dreyfusards! A quand le
mercredi des Cendres?

Et pendant les saturnales, l’alliance est en train de se faire entre
l’Angleterre, la Russie et l’Allemagne: naturellement, notre indignité
nous exclut.

Le Triomphe de la République!


_Mardi 21 novembre._--Au Père-Lachaise. --Dans la mélancolie de ce
tiède novembre, retourné voir le monument de Bartholomé. L’emphase et
la redondance des figures de Dalou m’ont donné, avec la nostalgie des
formes pures et frêles, l’idée de ce pèlerinage, et dans le cimetière,
aujourd’hui désert, les groupes symbolisant la détresse et l’effroi du
Maître de la Mort prennent, dans la clarté jaune de ce jour d’automne,
une grandeur émue et significative... C’est une pauvre humanité qui
s’achemine là, défaillante d’angoisse et de terreur, vers la porte
fatale, et j’admets, devant ces torses déjetés et ces hanches fuyantes,
tous les reproches qui ont été faits au sculpteur: l’anatomie de
presque toutes ces figures est défectueuse; mais n’est-ce pas une
humanité de misère déjà déchue et presque frappée, puisque déjà,
pour la plupart, entrée dans la mort? Une suprême pitié se dégage de
toutes ces nudités chancelantes, tassées les unes contre les autres,
quelques-unes écroulées de désespoir et prostrées d’épouvante, et c’est
le tragique affaissement de la figure assise, les coudes aux genoux,
et pleurant, voilée de sa chevelure, et c’est la courbe, l’ondoiement
de tige de la femme nue qui, désespérément, refuse d’écouter l’homme
penché à son oreille et ne veut pas être consolée; et c’est le
geste, le baiser d’adieu de la jeune fille à la Vie, délicieuse
nudité accroupie, comme trop faible pour se soutenir et dont le bras
mince lance un dernier appel à la joie du soleil. Leurs blancheurs
menues processionnent et souffrent contre la pierre de l’hypogée,
merveilleusement enveloppée dans la cendre du crépuscule. C’est bien un
peuple d’ombres qui se presse, pleure et hésite au seuil de l’inconnu;
autour d’elles, s’étagent des mausolées et des tombes, et dans la
solitude du cimetière, le long des chemins bruissants de feuilles
mortes, c’est ce détail exquis, puéril et touchant, d’un bouquet de
violettes insinué furtivement, glissé sous la porte de bronze d’un
caveau funéraire: une idée certainement d’une âme restée très jeune ou
d’un tout petit enfant, que cette furtive offrande posée sous cette
porte, quand on aurait pu la suspendre aux grilles, et, comme un billet
doux, poussée plus près du mort.


_Mercredi 22 novembre._--Cinq heures, au Café de Paris, au thé qu’on
essaie d’y lancer en concurrence à ceux du Palace et du Ritz-Hôtel.
Public excessivement _smart_ ou se piquant, du moins, de le paraître;
atmosphère ouatée, parfumée, chuchoteuse et délicieusement amortie,
atmosphère de chambre de malade presque, mais de malade élégante;
probablement la réputation, sinon la vertu des jolies buveuses de thé
de cinq heures, car beaucoup de Tendresses escortées de leurs flirts.
Pourtant égarées là, mais avec des maris, quelques femmes du monde,
venues en curieuses regarder picorer les poules. On cause.

Dans le poulailler. --Elle en a une chance, cette Augustine, elle a mis
la main sur le gros sac. --Et n’est pas prête à le lâcher, oh! elle le
tient! Ce qu’il est gentil avec elle, lui qui était si raide avec les
autres! --Mais on ne s’appelle pas de Lierres pour rien, «je meurs où
je m’attache». --Ils vont partir au Caire, vous savez. --Le Caire cet
hiver, ça sera dur pour les Français. --A cause? --Eh! des affaires, le
Transvaal, des Boërs et des débours. --Des giries tout cela; j’arrive
de Londres et l’on m’a reçue... --A draps ouverts; mais attends le
_Rire_ de demain. --Tu as vu le numéro? --Je ne te dis que ça, tout
entier de Willette, un _V’là les English_! qui ne va pas les faire rire
à Londres. Ce qu’ils vont être exaspérés! --Oh! ce sera un prêté pour
un rendu. Tiens, Georgette Villois! --Moi, je la gobe, cette femme-là.
--Elle a des yeux! --On dit qu’elle entre à l’Olympia. --Pour créer?
--Le rôle de la Morphine dans un ballet de Maizeroy. --La _Morphine_!
tu n’es rien rosse. --Bon! Jane Derval. --Et ses cochons.

Côté smart. Ils et Elles. --Une trouvaille, ce gilet vert. --De chez
qui? --De chez Charvet. --Et combien? --Dix louis. --Matoche, le
prix d’une bague d’art. Votre opale, vous ne l’avez plus? --Elle me
portait la guigne. --Vous allez demain au Vaudeville? --Le _Faubourg_.
Andral et Sizos. Moi, le Vaudeville sans Réjane, ça ne me chante
qu’à demi, c’est comme la Renaissance sans Sarah; quand j’y ai vu la
_Meute_ avec Lina Munte et Cerny, ça m’a fait l’effet d’une église
désaffectée. --Vous n’aimez pas Abel Hermant? --Si, le _Frisson de
Paris_ comme roman à clé. --Il abuse des clés, ne trouvez-vous pas?
--Oh! ses clés ne sont que des passe-partout, elles n’ouvrent que les
portes-cochères, on a tout juste les potins d’antichambre. --Ceux
que tout le monde sait. --Et demain, vous avez des tuyaux sur la
pièce de demain? --Le _Faubourg_? non, si, de vagues réminiscences
de la princesse de Chimay, et un héros campé comme Sabran-Pontevès,
un pur racé, petit manteau bleu des classes pauvres de la Villette.
--C’est tout ce que vous savez? --Ah! j’oubliais, Guitry, paraît-il,
nous réserve un autre Guitry. --Enfin! --Un nouveau Guitry. --Tant
mieux. --Un Guitry inspiré et façonné par un milieu d’artistes (de
vrais, ils ne s’embêtent pas dans la jeune école), un Guitry à gestes
philosophiques. Philosophiques! cela il faut l’écrire! --Le mot est
d’une femme de la bande, d’une maîtresse, si vous voulez. Oh! on ne
fréquente pas impunément la fine fleur des humoristes; nous allons
voir, paraît-il, le Guitry élève de Tristan Bernard et de Jules
Renard. --Le Guitry définitif, quoi! --Vous avez des tuyaux sur les
_Misérables_? --La pièce de la Porte-Saint-Martin? On a allongé le
rôle de Fantine; Coquelin est ravi de Bady, il paraît qu’elle y est
admirable, elle va même y chanter... vous savez, la fameuse chanson:
_Les bleuets sont bleus! les roses sont roses_; oui, la chanson du
roman. --Elle a donc de la voix, Bady? --Comme Laparcerie, on va la
faire chanter dans _Prométhée_. --Laparcerie, une des trois souplesses
de Paris. --Nommez les autres? --Mais, Lucy Gérard et Bady, je parle
des souplesses de théâtre. --Et Hading? Ah! souplesse déjà plus mûre;
avec ce système-là, naturellement Sarah aussi. --Et Félicia Mallet,
si nous parlons travesti. --Et Lavallière. --Ce que je grille de la
voir dans Oreste. --A propos de travesti, vous savez ce que va monter
Sarah après l’_Aiglon_? --Non. --Le _Faust_ de Marlow. --Le rôle de
Marguerite? --Non, de Méphisto. --_Serviteur fidèle_, vous en avez de
bonnes, pourquoi pas les _Enfants d’Edouard_? Oh! la jolie femme là-bas
et l’adorable toque tout en violettes. --Vous ne la reconnaissez pas?
elle est avec son mari pourtant, madame Lucien Muhlfeld.


_Samedi 25 novembre._--Aux Variétés, la _Belle Hélène_:

    Il nous faut de l’amour, n’en fût-il plus au monde,
        Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu?

Une reprise presque sacrée que celle de ce soir et qui a le caractère
d’une manifestation: manifestation aussi curieuse dans son genre que
la première au Nouveau-Théâtre de _Tristan et Iseult_. Après les
Wagnériens quand même, les Offenbachistes irréductibles, la _Belle
Hélène_, Meilhac et Halévy, Schneider et Silly, la distribution de la
première, Grenier dans Calchas, Ménélas Kopp et Couderc Agamemnon,
et dans Parthénis et Lœéna, les deux courtisanes de Nauplies, Amélie
Latour et je ne sais quelle autre grande impure d’alors! Le grand genre
ce soir est de s’en souvenir, de citer des noms et des dates, mieux,
d’y avoir assisté. Chose amusante, ce sont les tout petits jeunes qui
ont les mémoires les plus nettes; les vieux chevronnés, les piliers
croulants de la Critique, n’avouent que la reprise avec Judic et Dupuis.

Que donnera Simon-Girard dans la reine de Sparte? Reine de
bateau-lavoir, murmurent des grincheux, dont M. Muhlfeld recueille
le propos; l’un y aurait voulu la belle Germaine Gallois, celui-là y
regrette Méaly. Brasseur a créé, paraît-il, un étourdissant Ménélas, un
fantoche hoffmanesque, dans le goût de son _Duc d’En-face_; mais, au
troisième acte, Guy, en Agamemnon, le mettra dans sa poche, et c’est le
flux et le reflux à travers les couloirs des indiscrétions d’avant le
lever du rideau, débinages et papotages, au milieu desquels reviennent
incessamment les noms de Mariquita, de Samuel et de Landolff.

Landolff, Samuel, Mariquita, c’est-à-dire l’imprévu dans le luxe et
la fantaisie des costumes, le génie même de la mise en scène et la
prodigalité dans les décors, tous les atouts en un mot, sans parler
de la carte biseautée et parfois transparente qu’est mademoiselle
Lavallière; Lavallière, l’androgyne fétiche et la pensionnaire
porte-veine de la Maison, Lavallière dans Oreste, dans le rôle de Silly!

Ses autres créations, paraît-il, n’existent plus auprès de celle-là;
elle y est le Gavroche attique, le petit Bob de la Grèce et voilà que
sur elle tous les mots sont dits.

Quant à Simon-Girard, un monsieur informé, qui n’écrit pas dans les
feuilles, veut bien m’avertir qu’elle y sera plutôt la _bonne_ Hélène.
Il achève de me tuyauter en me donnant en sous-titre à la reprise de ce
soir ses deux phrases énigmatiques: la _Belle Hélène_ aux Variétés en
l’an dix-huit cent quatre-vingt-dix-neuf, l’année où de Samuel expire
le privilège.

_L’invite à Ludovic ou la levée d’interdit._


_Lundi 27 novembre.--Basile et Sophia_, de Paul Adam. A travers les
phosphorescences d’une civilisation pourrie, c’est, exécutée avec une
rare inquiétude de vision et dans un style gemmé, coruscant et pourtant
fluide, l’évocation peut-être la plus curieuse qu’on ait faite de
Byzance depuis le fameux roman de Jean Lombard.

Le livre est d’ailleurs dédié au puissant écrivain de l’_Agonie_, et
c’est là un acte de probité pieuse dont il faut louer l’auteur de _la
Force_, du _Mystère des foules_ et de tant d’autres œuvres, belles et
fortes; mais la chose ne nous étonne pas de M. Paul Adam.

Par les temps troublés que nous traversons, M. Paul Adam est à la fois
un écrivain et un honnête homme et c’est dans cette honnêteté qu’il
puise cette impassibilité dédaigneuse dont il stigmatise les coquins de
ses livres, impassibilité autrement cinglante que les plus passionnées
indignations.

L’aventure des deux Arsacides à travers les intrigues, les émeutes et
les factions des Verts et des Bleus; leurs ambitions et leurs calculs
autour de la loge impériale, et, de luxure en luxure, la montée lente
de leur infamie jusque sur le trône où les assoit un crime; toutes ces
étapes d’un frère ruffian et d’une sœur prostituée, décidés à toutes
les audaces et à toutes les bassesses pour arriver à l’Augustalité,
constituent une œuvre d’art d’une vie si chaude et si intense, qu’il en
est de certaines pages comme de ces philtres de Thrace qu’on ne pouvait
respirer impunément.

Que M. Paul Adam nous montre Sophia en jeteuse de couronnes, debout,
sur l’Epine, entre les jambes de bronze de saint Christophe, et là, du
milieu de l’hippodrome, pâle comme une perle sous les plis alternés
de ses robes vertes et bleues, dominant l’ouragan des attelages et
des chars; ou bien qu’il nous détaille avec l’initiation des Purs
les stupres de la communion paulicienne, les grands nègres en croix,
tour à tour possédés par les dévotes hystériques de la secte; soit
qu’il déchaîne sur les toits en terrasses et les dômes émaillés de
Byzance l’émeute multicolore, assourdissante et prompte de ses vingt
mille perroquets, ses descriptions, d’une écriture à la fois raffinée,
vivante et grandiose, ont la couleur, le mouvement, le contact et le
parfum. A les lire, on sent l’odeur des foules et le fumet des croupes
des juments; à les relire, on a la sensation des chairs froides des
femmes et de l’acier rude des casques des soldats. Et quelle profonde
et cruelle connaissance des lâchetés de l’histoire et des instincts de
la bête humaine! Et puis, il y a Bardas et l’érotique et délicieuse
figure d’Eudoxie Lugerina, la concubine impériale; la débauche épaisse
et les caprices brusques de Michel, l’adolescent joufflu; la veulerie
des fonctionnaires, la dévotion entremetteuse d’Euphrosine, et des
scènes de viol et d’incestes tragiques, comme celle où les deux
favorites de Michel livrent au jeune empereur sa propre sœur Thécla.

Pourriture splendide et fardée de Byzance, le cocher macédonien, et sa
sœur la Paulicienne, _Basile et Sophia_.


_Mardi 28 novembre._--Les _Cantharides de Paris._ Aux Variétés, à la
fin du deuxième, pendant la bacchanale, quand les rois titubants et
couronnés de roses déroulent dans la chambre d’Hélène l’effarante
théorie de masques et de grimaces de Guy-Agamemnon, de Baron-Calchas
et de Brasseur-Ménélas, svelte et frisque, sanglé de mauve et si court
vêtu qu’on ne peut plus douter de son sexe, cet éphèbe aux gestes
saccadés et si drôlement démantibulés de polichinelle, ce Polyte
de l’_Orestie_ si cyniquement voyou, si consciencieusement ivre et
pourtant, dans sa canaillerie, si Grec de la vraie Grèce par l’esprit
de ses jambes et la pureté de ses formes, ce pochard de Sparte qui
va, dodelinant sur des épaules gamines un mystérieux visage d’ange de
Gozzoli! Ces grands yeux en cavernes, cette bouche ciselée, cet ovale
de visage amaigri presque souffrant, s’il n’y avait l’entrain endiablé
de son rire, cet Oreste, fils d’Agamemnon, qui met en rumeur les femmes
et les hommes de Paris et tient béants tous les habits de l’orchestre,
cette cantharide mauve de la reprise d’Offenbach, mademoiselle Eva
Lavallière dans le rôle de Silly.

L’autre, la cantharide d’or, à la Scala, vers dix heures moins le
quart, entre le répertoire trop connu de Fragson et les valses chantées
de Paulette Darty, Polaire! l’agitante et l’agitée Polaire. Le petit
bout de femme que vous savez, une taille douloureuse de minceur,
mince à crier, mince à se briser dans un corsage étroit jusqu’au
spasme, la plus jolie maigreur! et dans l’auréole d’un extravagant
chapeau de gommeuse, un galurin orange empanaché de feuilles d’iris,
la grande bouche vorace, les immenses yeux noirs, cernés, meurtris,
bleuis, l’incandescence de prunelles, l’éperdue chevelure de nuit, le
phosphore, le soufre et le poivre rouge de cette face de Goule et de
Salomé, qu’est l’agitante et l’agitée Polaire!

Mais cela n’est rien. Quelle satanée mimique, quel moulin à café et
quelle danse du ventre! Haut troussée de jaune, gantée de bas à jours,
Polaire gambille, se trémousse, frétille, balle des hanches, des reins
et du nombril, mime toutes les secousses, se tord, se cambre, se cabre,
tortille du..., fait des yeux blancs, miaule, pâme et... s’évanouit...
et sur quelle musique et sur quelles paroles!

La salle, figée de stupeur, en oublie d’applaudir. Seuls, les vieux
messieurs enthousiasmés rappellent.

    Hildebrand, Hildebrand
    Com t’es excitant!
    Tu joues toujours dans le vif!
    Ah r’dis-moi ton motif!

La cantharide d’or et la cantharide mauve, mademoiselle Lavallière et
mademoiselle Polaire.

«Quand les peuples sont blets, les mouches s’y mettent.»


_Mercredi 29 novembre._--Les défenseurs de la République. M. de
Galliffet, dont le sabre protège en ce moment les hauts faits de la
Haute-Cour (suppression de témoins, escamotage de plaidoiries et tout
ce qui s’en suit), n’eut pas toujours en odeur de sainteté le régime
auquel il doit son portefeuille. --Au beau temps où il était encore
dans l’active et d’opinion monarchiste, étant à la division de Lille,
il lui arriva de donner une fête et de réunir, avec la haute société
de la ville, les autorités, celles de la mairie et de la préfecture,
voire même un peu de menu fretin du conseil général et des gros bonnets
électoraux...: situation oblige. Vers les minuit, un des maîtres
d’hôtel vient prévenir en catimini le général qu’il n’y a plus de
champagne à l’office: les sommeliers sont dépourvus, le buffet à sec;
et l’homme ajoute même qu’on ne peut plus compter sur la citronnade ni
sur la marquise, tout a été bu.

Alors le général, en stratégiste habitué à tourner la défaite et même à
la changer en victoire: «_Plus de champagne! Qu’on dise aux musiciens
de jouer la_ Marseillaise_: les gens propres s’en iront. Resteront les
muffes, on leur donnera de la bière._»

Les muffes! le général leur avait déjà donné du plomb, mais c’était
quelque vingt ans avant.


_Samedi 2 décembre.--Date lilia._ Mademoiselle Masteaux à
l’Opéra-Comique. Qu’elle est douce et reposante à regarder et quelle
rosée aux lèvres, après le poivre de Cayenne et la rascasse de
mesdemoiselles Polaire et Lavallière, la frêle et blonde Angiola du
deuxième acte de _Proserpine_! Quel charme contenu dans le geste, et
la candeur de ses paupières baissées, et la candeur plus touchante
encore de ses larges yeux grands ouverts, le charme de cette démarche
glissante, la pureté délicate de ce profil et la suave, la délicieuse
figure du Pérugin donne là mademoiselle Masteaux dans la petite novice
amoureuse de la partition de Saint-Saëns.

Et quelle voix! _une voix à vous ravir au ciel_, comme le chantonne
à mi-voix Squaroca, le Saltabadil aux gages de Proserpine, et c’est
l’ensoleillé décor du cloître, sa charmille découpée en formes de
couronnes et de croix, les ébats des petites novices sous l’indulgente
surveillance des nonnes, les toits de tuiles d’une romantique Florence,
et, à la grille du porche, poussée par les mendiants et les éclopés de
la ville, toute la troupe des miséreux auxquels Angiola et les nonnes
distribuent si gentiment du pain et des soupes, aux sons de quelle
prenante et magistrale musique!

Cette partition de Saint-Saëns, comme elle nous repose aussi des
vulgarités de la _Prise de Troie_ et de certaines longueurs, mais
si métaphysiques des duos de _Tristan_! Quelle plénitude de force
et quelle abondance d’inspiration, et puis madame Nuovina a de si
splendides épaules et M. Isnardon de si belles jambes! Que ne puis-je
en dire autant de celles de M. Clément! Tous trois ont d’ailleurs de la
voix, de très belles voix et rossignolent à miracle.

_Date lilia._


_Lundi 4 décembre._--Les trois clous de l’Olympia: les gigues
renversées de M. Vanola, Léonidas et ses quarante-cinq pensionnaires,
la Loïe dans ses nouvelles danses. --Quelle prestesse et quelle agilité
possède donc dans ses chevilles et dans ses pieds ce jongleur acrobate
étalé sur une sellette de bateleur, et, d’une souple détente du jarret,
d’un invisible effort des reins en apparence immobiles, faisant bondir
et voltiger, que dis-je! tourbillonner, valser, giguer et mazurker, sur
tous les rythmes et toutes les mesures, un léger tonneau de bois au
bout de ses orteils? Ses pieds frétillants, tantôt pointés pour lancer
le tonneau, tantôt à plat pour le recevoir, battent de tels entrechats
et font baller avec une telle précision le barillet qu’ils animent, que
cela en devient une joie de raison pure, pimentée de tout l’imprévu
d’une vision inverse: un danseur au torse immobile, dont les pas et
les jetés-battus mettent en branle les objets qu’ils touchent, et les
pieds dansants font danser.

Léonidas et ses quarante-cinq pensionnaires, quarante-cinq toutous de
toutes tailles, de tous poils et de toutes races: gordons, épagneuls,
sloughis, chiens du Saint-Bernard, bulls et fox-terriers, jusqu’aux
glabres et charnus chiens comestibles de la Chine, en passant par les
bichons, bouffis de graisse et comme truffés, des vieilles marquises,
et le comique et intelligent caniche et l’élégante et sotte levrette!
Tous et toutes ont répondu à l’appel: ils évoluent comme les quadrilles
d’un corps de ballet, obéissent au doigt et à l’œil, font les beaux,
les pattes de devant en manchon, drôlatiquement dressés sur leurs
pattes de derrière, processionnent par petits bonds saccadés et
peureux, les levrettes effarées et comiques, angoissées et hésitantes,
les gordons et les épagneuls patauds et bons enfants, avec des yeux
humains et de larges langues roses pendant hors de la gueule! Oh! leurs
mines désopilantes, la drôlerie des tournures des uns, le déjà vu de
l’arrière-train des autres et le caricatural de toutes ces dégaines de
chiens, que le panache de la queue souligne!

Des chiens savants, me dira-t-on, bah! le beau spectacle! Mais ceux-là
surpassent tous les autres. C’est un ballet, un véritable ballet de
chiens, bien plus qu’une exhibition. Soit qu’ils miment une variation,
un pas de deux ou exécutent un ensemble, l’effet obtenu est tel qu’on
le croirait réglé par madame Mariquita; le jeu du ballon bondissant
et rebondissant sur le museau d’Azor m’enthousiasme autant que le
pas de trois de mademoiselle Lavallière; la levrette Mirza, affublée
d’une jupe-cloche, d’un talma et d’un bonnet à fleurs, et appuyée
des deux pattes de devant sur une voiture d’enfant, qu’elle pousse en
gouvernante de chiens en bas âge, rappelle à la fois de gestes et de
profil mademoiselle Moreno de la Comédie-Française; d’autres chiens
empêtrés de falbalas sont autant d’effroyables madame Gorgibus, et
c’est un sabbat dessiné, on croirait, par Granville et retouché par
Capiello, tant cette armée de bestioles travesties rappelle dans son
comique nombre de nos illustres contemporains et de nos plus charmantes
actrices, surtout si vous ajoutez à la troupe tout un bataillon de
chats, de minets souples, indolents, langoureux et lustrés, des chats
à emplir les rêves et les nuits de mademoiselle X..., qui en porte un
maintenant sur sa tête.

«Oui, ma beauté, comme jargonnent ces dames, une innovation de Lewis,
nous les portons maintenant sur nos chapeaux.»


_Mardi 5 décembre._--Chez Georges Petit, rue de Sèze, beaucoup
d’appelés et peu d’élus. A tout seigneur, tout honneur. Whistler avec
cinq des symphonies dont il a l’habitude, or et violet, rose et argent,
bleu et or, or et rose, etc. C’est toujours la magie de nuances, le
mariage heureux et pourtant imprévu des tons les plus simples et les
plus savamment dégradés, la science des complémentaires pratiquée par
le visionnaire le plus voluptueux et le pinceau le plus caressant
des trois îles, mais c’est à son étude dite _Rose et Brun_, que nous
nous arrêtons, remués et chatouillés par l’atmosphère moelleuse dont
il a enveloppé son philosophe; oh! le petit œil malin et presque
fripouillard de ce vieil homme en redingote marron, le rose ivoirin de
son crâne!

Une incantation charnelle se dégage également impérieuse de la nudité
de femme, apparue dans de longs voiles, qui s’intitule _Rose et
Argent_; mais, si alliciante qu’elle soit, nous avons déjà vu cette
souplesse de tige et ces retombées d’étoffes dans les fresques de
Pompéï. Les figures d’_Or et Violet_ et de _Bleu et Or_ sont également
des réminiscences du musée de Naples; mais que dire des autres?

Les rios de Venise de M. Alfred Smith, le _Centaure et la Nymphe_,
de Franz Stuck, Franz Stuck, le Baudry bavarois, un Baudry sensuel
qui aurait dans les veines quelques gouttes de sang de Rops, et dont
l’intensité de vie a conquis l’admiration de M. Jean de Bonnefon. Dire
que c’est sur la foi de photographies de tableaux de Stuck, admirées,
villa Reine, à Asnières, que j’entrepris, il y a deux ans, mon voyage
de Munich! Je ne vivais plus, dans l’espoir et l’attente de visiter
l’atelier de Franz Stuck.

Munich, Franz Stuck! J’en suis revenu avec l’admiration des Rubens, qui
sont incomparables à la Pinacothèque.

Et d’autres suivent, combien connus, mais qui ne me retiennent pas,
Grimelund, Harrisson, Umpheys-Johnston, Legout-Girard, Prins et
Réalier-Dumas: c’est un désert d’impressions. M. Franz Charlet trahit
dans ses femmes maures et son asile en Flandre une dangereuse obsession
de François Millet, le grand Millet des paysans. Charlet, Millet, les
deux noms riment, mais non pas les talents.

M. Besnard, membre d’honneur, continue à voir et à peindre jovial
et groseille. Une jeune femme en papier buvard et coiffée d’étoupes
roussâtres se tord de rire en respirant un bouquet de roses en stuc,
évidemment cueillies dans le salon pompéien de M. de Max. Du même,
un portrait d’enfant nous montre un malheureux gosse surmonté d’une
expressive tête de Juive, une tête chevaline et ambrée, échappée d’un
ghetto d’Amsterdam.

«L’affaire Dreyfus en germe» chuchote à mon oreille l’ami qui
m’accompagne et, me désignant la jeune fille rose et aux cheveux
d’étoupe, miss Etoupettes; et dire que ce Besnard a eu, que dis-je, a
parfois encore un immense talent!

Pour nous remettre d’une alerte aussi chaude, presque à la sortie,
le _Pont de Neuilly_ et les _Bords de la Seine_, de mademoiselle
Delasalle, une artiste douée d’un beau don de déformation pour avoir
trouvé dans la banlieue de Paris ces ciels enflammés de soufre et d’or
vert, on dirait de Toulon, et ces silhouettes de parcs et de verdure,
on dirait croquées sur les bords de la Garonne, à Toulouse!


_Jeudi 7 décembre._ --Une perle! Dans la _Clef des songes_, le volume
que feuillettent et consultent attentivement ces dames, mettons ces
demoiselles, toujours inquiètes en vue de leur avenir et de leurs
digestions difficiles..., on soupe si tard à ce café de Paris!

Page 4, à la lettre A, _Asperge._--Bonheur domestique (authentique).


_Dimanche 10 décembre._--Dans le salon-hall un peu trop modern style
déjà décrit. Ce qu’Elles en disent, ce qu’ils en pensent: --«Alors la
Loïe? --Ses nouvelles danses! Qu’est-ce qui a bien pu lui conseiller
cela? --Parbleu, on voit bien ce qu’elle a voulu faire, un ballet
de Loïes avec tous ses gestes et ses attitudes répétées dans des
glaces, mais elle n’a pas réfléchi que sa danse est coupée, morcelée
dans chaque glace même, et que ce sont des tronçons de Loïe, ses
mains, ses bras et son cou amputés qui s’agitent à l’infini dans des
compartiments d’aquarium. --Aquarium! Oh! c’est le mot, je me croyais
à l’Acclimatation. --Celui de l’Acclimatation est mieux. Et puis quel
horrible décor! Ces pendeloques de toile grisâtre pour imiter des
stalactites, on dirait des peaux d’éléphant. --Et ça s’appelle la
Danse des Sylphes! --L’avez-vous pourtant assez prônée, cette Loïe!
--Que voulez-vous? Le mieux est l’ennemi du bien: elle a voulu trop
bien faire. --Et son truc de l’Archange! Vous aimez cela? --La Loïe en
chemise de nuit sur ce garde-manger qui, lentement, sort des dessous
et la piédestalise, telle une mère Gigogne en un simple appareil?
Mais c’est hideux, c’est une couveuse. Cela m’a rappelé la grotte des
Trolls dans _Peer-Gynt_. --Pauvre Loïe! Mais il y a sa mère. --Oui, en
mantelet d’hermine, l’air d’un portrait de M. Ingres, raide, droite,
qui vient s’accouder, tous les soirs, au rebord d’une avant-scène, avec
toute une suite de clergymen et de young ladies: on dirait l’Armée
du Salut. Et là, pâle, les lèvres décolorées, d’une distinction de
pairesse anglaise, mais presque fantômale, elle suit de deux grands
yeux vides les danses de la Loïe; et puis, à la fin du spectacle, elle
se dresse lentement et lui envoie des baisers. Et la Loïe, qui ne danse
que pour elle, se penche dans l’envol de ses longues robes blanches,
et, de son haut piédestal, lui renvoie gentiment ses baisers. N’est-ce
pas que c’est touchant? --Oui, un chapitre de Dickens... Vous n’étiez
pas à l’Odéon, hier? Pourtant, Laparcerie... --Je devais y aller;
mais j’ai lu, dans le _Gaulois_, un extrait de la pièce: Blanche de
Castille, le comte Hugonnel, Robert Sorbon, ça m’a fait peur! --Je vous
comprends: vous savez que Segond-Weber est parfaite. --Oui, je sais,
_France... d’abord!_ ou la revanche de Segond-Weber.


_Mardi 12 décembre._--50, Chaussée-d’Antin, à la Société d’Editions
Littéraires et Artistiques, l’exposition Lévy-Dhurmer. Si M.
Lévy-Dhurmer était personnel, M. Lévy-Dhurmer aurait du génie.
Les vingt-huit peintures et pastels, qu’hospitalise la librairie
Ollendorff, rappellent à la fois le faire de Giotto, la manière de
Vinci, le talent de Burne Jones, voire même d’Holbein le jeune et de
Leconte du Nouy.

C’est un mélange heureux d’imprévues réminiscences, une perpétuelle
hantise de toutes les écoles, un voyage exquis à travers tous les
musées avec une tendance, mieux, une attirance évidente du peintre
vers les décors de Léonard, les figures chères aux préraphaélites, la
magie du clair de lune et les somptuosités glauques des algues, des
coraux et des madrépores. _Il était une fois une princesse_ est un
Gustave Moreau, _les Mystères de Cérès_, si voluptueusement bleus,
promènent des personnages d’Alma Tadema dans l’azur fluide d’un bon
Leconte du Nouy; la _Jeune fille à la médaille_ pourrait être signée
Agache; _Notre-Dame-de-Penmarc’h_, une peinture solide, minutieuse et
brillante, est un Dagnan-Bouveret réussi; le _portrait de Madame C..._
est un Thévenet, et à travers tant de figures mystérieuses, symboliques
ou légendaires, profils de songes, s’ils n’étaient de souvenirs, c’est
au pastel intitulé _Une malade_, ainsi qu’au beau tumulte or et roux
de _la Bourrasque_, que je m’arrête, requis vraiment par une cuisine
savoureuse de couleurs. Là, se révèle au moins une palette personnelle.

D’une adorable imagination aussi, les féeries d’aquarium intitulées:
_la Vague furieuse et le Crabe_, et un pastel d’un joli sentiment:
_les Bergers_; et nous nous y laisserions peut-être prendre, si M.
Lévy-Dhurmer en exposant les masques de MM. Coquelin Cadet, Jules
Claretie et J. Cornély, ne nous avait révélé dans trois saisissantes
caricatures un vrai tempérament de polémiste.


_Mercredi 13 décembre._--105, rue de Courcelles, chez Myrille de
Myrillon, la jeune femme de lettres et un peu héroïne de ses romans, si
cruelle dans ses livres pour ceux qu’elle a aimés au vrai sens du mot,
si, du moins, fidèle à ses amis.

Myrille de Myrillon a pris au sérieux son rôle de princesse enchantée,
le personnage qu’elle incarna jadis sur la scène d’un music-hall dans
le rôle de la fée Oriane. C’est William Busnach qui, cette fois, l’a
préfacée.

Très blanche, très frêle, d’une souplesse de tige, roulée dans des
tapis de fourrure d’un gris d’argent, Myrille de Myrillon s’ennuie par
ce jour jaune et triste de décembre; à ses mains diaphanes, gemmées de
toutes les pierres de la Russie et de l’Allemagne, une bague étrange
étincelle, lourde et comique, que j’ai vue il y a un mois au doigt de
M. de Max. Madame Valtesse (de lettres aussi, sous le nom de la Bigne),
distrait les ennuis de Myrille, et quelques autres jeunes femmes
encore; et Myrille se désole, en quête d’un préfacier pour son prochain
volume _Idylle saphique_.

Que Myrille de Myrillon se rassure. Le préfacier est tout trouvé.
M. Georges Vanor, le conférencier du _Baiser_, devant un public
exclusif de femmes... Parfaitement, voyez l’affiche, M. Georges Vanor,
conférences de la Bodinière, traitera du Baiser. Les hommes ne sont pas
admis.

Eleusis, Eleusis, nous avons, à Paris, un temple de la Bonne Déesse!


_Jeudi 14 décembre._--La comtesse de Castiglione. --On sait de quel
mystère la favorite de Napoléon III avait entouré le déclin de sa
beauté. Désespérée de voir se faner la splendeur d’une chair aimée
par un roi et par un empereur, la comtesse de Castiglione s’était
retirée du monde, cloîtrée vivante dans un petit appartement de la
rue Saint-Honoré, tout près de chez Voisin, d’où on lui apportait ses
repas; et, là, dans l’obscurité des persiennes toujours closes, devant
des miroirs voilés, pour que son image même ne lui apparût plus, ne
sortant qu’à dix heures du soir, masquée d’une épaisse voilette, elle
vient de s’éteindre dans le désir et la volonté de mourir invisible,
loin des yeux, toute à son passé, elle, cette attardée dans notre
temps, qui n’aspirait qu’à l’oubli:

    Le silence et la nuit sur la beauté fameuse,
                L’oubli sur le scandale!

Or, il s’est trouvé que les volontés de la morte ont été trahies; les
sommes d’argent que la comtesse de Castiglione avait affectées aux
journaux pour qu’on ne parlât pas de son décès n’ont pas été remises
à temps à destination; la presse s’est emparée de sa mort et les
chroniques prévues ont été publiées: mieux, un homme s’est trouvé,
et du monde de madame de Castiglione, pour forcer la porte de cette
recluse qui voulait disparaître ignorée, et aller contempler sur son
lit le mystère espéré du cadavre.

C’est une attitude si exquise que cette fantaisie macabre, et les jolis
frissons de peur dont se plissent, le soir, les épaules moirées des
snobinettes, quand leur sont contés, par le menu, les rides de la morte
et les plis de son linceul.

Nous avions déjà l’exhumation de madame Desbordes-Valmore, les visites
à l’hôpital et les fleurs au tombeau de Verlaine, l’oraison funèbre de
Leconte de l’Isle, le lamento de Rodenbach et les couronnes à M. Henri
Becque; l’autopsie de madame de Castiglione va-t-elle clore enfin la
série? C’est effarant, cet amour du cadavre.

    Il est donc sous le ciel des choses plus funèbres
    Que Juliette morte au fond de son tombeau!


_Dimanche 18 décembre._--Venise en danger; Venise, mal défendue par une
municipalité coupable ou imbécile, va voir déshonorer, pis, moderniser
l’allée de palais et d’eau du _Canale Grande_.

C’est le peintre Maxime de Thomas, retour d’Italie, qui me navre de
l’odieuse nouvelle. Je l’eus comme voisin, il y a dix-huit mois, dans
la ville des Doges, pendant près de six semaines. Sur ce même Grand
Canal, de Thomas habitait le palais Dario, ce joyau d’art presque
mauresque, et moi, dans le palais Veniere, un long rez-de-chaussée
de palais dix-huitième demeuré inachevé, un grand appartement avec
terrasse et escalier baignant dans l’eau, entre les gris d’étain du
Grand Canal même et les citronniers d’un immense jardin, un des rares
jardins de Venise, le jardin de la Casa Barbiere, dont les cyprès noirs
et les frondaisons luisantes vont disparaître et n’enchanteront plus
l’œil entre l’Académie et les Dômes de la Salute.

Ce palais Veniere, d’illustres hôtes l’avaient eu comme demeure;
Sudermann, avant moi, avait occupé la même chambre, le Sudermann de
_Magda_ et de la _Salomé_; Hugues Rebell y avait revécu la _Nichina_...
et cette oasis de verdure en plein désert d’eau et de pierres
historiques qu’est _Venezia_ va être rasée. Une faillite met le palais
Veniere en adjudication; il est convoité par le syndicat anglais,
naturellement, des verreries de Venise, pour être démoli d’abord et
remplacé ensuite par une fonderie, une usine, un horrible établissement
industriel installé en plein _Canale Grande_, presque en face le palais
de Desdémone.

Comme si ce n’était pas assez de la honte de tous ces anciens palazzo
transformés en hôtels, hôtel de Paris, hôtel de la Lune, avec leurs
atroces grosses lettres d’or masquant la dentelle de pierre ajourée
des balcons! Et ce grand jardin du palais Veniere va disparaître
pour permettre aux bailleurs de fonds londoniens d’écouler la hideur
tarabiscotée, multicolore et ridicule de ces verroteries fanfreluchées
de rubans et de dentelles, lisérées de bleus et de si vilains roses,
qu’on fabrique aujourd’hui sous le nom de verres de Venise, les verres
de Venise, cette autre décadence dont les seuls beaux spécimens sont
identiquement copiés sur d’anciens modèles.

Mieux, non, pis; ces Vénétiens parlent d’innover un trottoir le long du
Grand Canal pour y attirer les bicyclistes; la bicyclette au pays des
gondoles, quel titre pour une pièce de M. Tristan Bernard!

Auteurs gais, proses de vélodrome!

Et les journaux, ce matin, annonçaient la catastrophe d’Amalfi,
l’éboulement d’une partie de la montagne et la destruction des
Capuccini, le merveilleux couvent transformé en auberge pour les
touristes de la Corniche. Amalfi, les Capuccini, la splendeur même
du golfe de Salerne, un des seuls paysages du monde avec Taormina en
Sicile, Innsbruck en Autriche et Neuschwanstein en Bavière.

Les dieux s’en vont!


_Vendredi 22 décembre._--A l’Opéra-Comique, la seconde d’_Orphée_.
Ils et Elles, dans une loge; la mise en scène de Carré, la musique
de Gluck: naturellement, de l’enthousiasme. --Ce Carré! --Il n’y
a que lui. --Est-ce compris! --Ce bois de cyprès et de bouleaux
dans les ténèbres de ce crépuscule qui saigne, ces troncs d’arbres
comme des fûts de colonnes, ce tombeau que l’on voit à peine et ces
libations silencieuses, ces théories de femmes muettes, drapées de
voiles prune et violet! --Deux couleurs qu’on n’ose jamais au théâtre.
--Naturellement, elles sont d’un effet sûr, mais il faut des éclairages
réglés. --Et les éclairages de Carré! --Et la débutante, comment la
trouvez-vous? --Mal costumée. --On ne la voit pas. --C’est peut-être
une chance. --Le fait est que la robe est ou trop courte ou trop
longue; on dirait qu’elle va sauter à la corde. --La voix est belle.
--Avec des trous. --Je ne trouve pas, elle est émue, certainement, puis
le rôle est écrasant. Vous en doutez-vous, du rôle? --Raunay! --Mais
Orphée n’est pas le rôle d’Iphigénie, Orphée n’est pas dans la voix de
Raunay.

Entr’acte: C’est superbe. Je n’aime pas l’amour Pompadour; l’air d’un
pastel de Latour dans son buisson de myrtes, mais cette mise en scène
est géniale. --Et la musique donc (_Il lorgne._); mais il y a une très
jolie salle; Héglon, Félicia Mallet; tiens, Xavier Leroux, Laparcerie
dans une loge. --Et sa mère! --Là-bas, M. et madame Le Bargy;
décidément, je ne viendrai plus qu’aux secondes, c’est beaucoup moins
muffe qu’aux premières. --Il y a beaucoup moins de professionnels.

A la sortie, en mettant les manteaux. --Quelle soirée! --J’y
reviendrai. --Tu parles, oh! ce séjour des âmes heureuses, ce Puvis de
Chavannes, car c’est un Puvis, c’est le Bois vu de Longchamps avec des
lauriers en plus (_Stupéfaction._), mais oui, Puvis n’a jamais peint
que le Bois de Boulogne, mais dans des tonalités mauves qui déroutaient
l’œil et l’esprit. Ici, ils ont ajouté l’eau et les fameux éclairages
dont Carré restera l’inventeur, mais c’est Puvis, un vrai Puvis, vous
dis-je. --Un Puvis avec personnages de Botticelli, vous n’avez pas
reconnu la fresque, la fameuse fresque de Florence? --La Primavera!
--Parfaitement. Un moment, les danseuses reproduisent exactement les
groupes, les trois figures dansantes, les autres en théories; et la
ballerine à la chevelure blonde toute semée de fleurs, des fleurs
tressées sur son corsage, et la figure même de Sandro, celle à laquelle
ressemblait tant Sarah Bernhardt. --Sarah Bernhardt? --Oui, il y a
quinze ans, dans _Cléopâtre_. --Et la débutante? --Mon impression?
S’est attaquée à trop forte partie, ne sait ni marcher, ni pleurer,
ni... --Si, elle chante. --Et Eurydice? --Bréjan-Gravière, c’est une
Eurydice de char de blanchisseuses; cette ombre frêle a des appas de
charcutière. --Et des yeux de Bébé-Jumeau. --Mais elle chante. --Oui,
elle chante. --Que vous faut-il de plus à l’Opéra-Comique? --La mise
en scène vous gâte, vous voulez maintenant des nymphes dans les rôles.
--Des nymphes, vous l’avez dit.


_Samedi 23 décembre._--Le monde d’aujourd’hui.--Un mot, non un aveu,
d’une des plus belles madames en vedette de la société dreyfusarde:
--Nous sommes allées très peu dans le monde cette semaine; il n’y a pas
eu de premières.

Quand les salons se ferment, on ouvre les théâtres.


_Lundi, 24 décembre._--Dans la nuit de dimanche à lundi, chez Voisin,
ils réveillonnent, et comme les soupeuses appartiennent au monde du
théâtre, c’est du théâtre qu’ils causent, et de Coquelin et de Sarah,
les gloires du siècle, ce siècle qu’ils résument à tous deux, et par
l’âge et par le talent. --Et bien, l’_Aiglon_, ç’a été un succès de
lecture? --Mais il y a eu des larmes avant. --Comment? --Ç’a été
surtout une réconciliation. Les effusions ont été précédées d’une
terrible scène, boulevard Pereire. --Non! --Comme je vous le dis, la
pièce a cinq actes, il n’y en a que trois de faits, deux sont encore
sur le chantier, et Sarah a bondi à la nouvelle. --Songez, l’_Aiglon_,
c’est son Exposition. --A moins qu’elle ne reprenne la _Dame aux
Camélias_. --Elle la reprendra. --Ou bien _Médée_ ou la _Princesse
lointaine_. --_Médée_ surtout. --Mais revenez à vos moutons; comment
Sarah a-t-elle accueilli ce plat du jour Rostand, ce demi-poulet ou
plutôt ces trois quarts d’_Aiglon_. --Mais comme une trahison, par
des cris et des larmes; elle a sommé Rostand de finir la pièce, et,
comme la lecture était annoncée pour le jour même, l’a enlevé dans
son cab, emmené au théâtre, et on a lu les trois actes de l’_Aiglon_.
--Superbe! Superbe! mais il y a un mais. --Encore! --Il se trouve que
le premier rôle n’est pas celui du duc de Reichstadt, qu’il y a à côté
un personnage de vieux grognard héroïque et dévoué, une espèce de
Champaubert, qui dirige toute l’action. C’est ce rôle-là qui soutient
la pièce, et pour ce rôle imprévu dans le premier scénario, Rostand
réclame et veut Coquelin, le Coquelin de _Cyrano_. Il n’en voit pas
d’autre dans le rôle, en dépit de Sarah qui propose Calmettes. Il ne
s’ennuie pas, M. Rostand, Coquelin et Sarah dans le même drame; il
tiendra le succès de l’Exposition, mais Coquelin chez Sarah, c’est cent
mille francs de moins dans sa caisse. --Et voilà le succès de lecture
de l’_Aiglon_. --Je vous crois, un vrai succès d’émotion. --Oh! une
bombe n’aurait pas plus ahuri, tombant dans un potage. --Avez-vous
des tuyaux sur les _Misérables_? --Non. --Sarah et Coquelin, quelles
inoubliables figures! Ils survivront à ce siècle. --Comme les momies
aux Pharaons.


_Lundi 8 janvier 1900._--Marseille. Là, le courrier, les lettres de
Paris soigneusement reléguées, mises en quarantaine à la poste restante
pour échapper à tous et à toutes, être bien à moi durant ces deux
derniers jours.

Le badysme! Toutes célèbrent la jeune gloire d’hier, la nouvelle étoile
enfin descendue des hauteurs du «Balcon» de Baudelaire sur la scène de
la Porte-Saint-Martin.

  Vous me demandez des détails sur les _Misérables_... Mon
  Dieu, mon cher ami, le grand événement de la soirée a été le
  triomphe de votre amie Berthe Bady, Bady qui nuance et scande
  si merveilleusement vos vers. Touchante et frissonnante à la
  répétition générale, elle a été superbe à la première. La
  salle était debout, et on interrompait chaque phrase presque
  d’un applaudissement. Votre ami Rochefort criait tout haut
  dans les couloirs: «C’est du grand art... c’est admirable!» Et
  les enthousiasmes se propageaient, ardents, jusque dans les
  coulisses; on en parlait encore le lendemain et le surlendemain
  aux premières du Vaudeville et des escholiers... Maintenant, ce
  que l’ex-Belle au Bois-Dormant, d’Henry Bataille et de Robert
  d’Humières, a fait de ce rôle de Fantine, il faut le voir: cela
  ne se raconte plus. De rien, elle a fait tout; d’un bout de rôle,
  une grande figure. Vous reviendrez, ne serait-ce que pour cela!

  La pièce? Les décors et les costumes, copiés d’après des éditions
  populaires des _Misérables_, ont un charme prenant et réellement
  exquis. Ils sont tristes, mélancoliques et passés comme certaines
  pages de Balzac. Le rôle n’est pas fait pour Coquelin; mais il
  a dans la vieillesse de Jean Valjean un désarmant optimisme à
  la Béranger, un républicanisme vieillot tout à fait joli et
  particulier. Mais ce que tout cela est loin de l’ancien forçat!
  C’est l’abbé Constantin du bagne. Le rôle est d’ailleurs par trop
  monotone dans le sublime; cela finit par donner l’impression
  d’un agent de propagande électorale socialiste chrétienne. La
  barricade, sur laquelle on comptait pour susciter des mouvements
  populaires aux petites places et garnir le poulailler, a laissé
  tout le monde très calme: c’est une émeute à recommencer. Somme
  toute, grande réussite. Rostand verdissait un peu dans sa loge,
  à mesure que s’affirmait le succès, car on comptait sur quelques
  représentations des _Misérables_ et l’on voyait déjà Coquelin,
  dans l’_Aiglon_, à côté de Sarah: on l’avait même mieux que
  désiré: quelque peu imposé, ma foi! Sarah peut maintenant dormir
  tranquille: Coquelin est forcé de rester chez lui. Il paraît
  qu’elle va prendre Brémond pour le remplacer; ce ne sera pas tout
  à fait la même chose, mais il y aura économie... Le cauchemar de
  la grande tragédienne est dissipé!... Le joli serait que Rostand
  réclamât et imposât Bady, la gloire de l’année, pour créer le duc
  de Reichstadt chez Sarah; pour récupérer sa pièce, il en serait
  bien capable. Il paraît que Le Bargy guette et n’a pas renoncé à
  créer le rôle à côté de Guitry dans le fameux grognard... Quant à
  Bady, ne croyez pas que je me paie votre tête. C’est une épidémie
  depuis dix jours: tous les auteurs la veulent pour interpréter
  leur rôle, et la famille Hugo prétend l’imposer aux Français pour
  la reprise de _Marion_... Ainsi va le monde!

  A côté? Le théâtre Maguera tient, paraît-il, un succès, enfin!
  dans la _Reine de Tyr_ de Jacques Richepin. A la Gaîté, les
  sourires en porcelaine émaillée et les maillots de M. Lucien
  Noël emplissent les loges, et la musique de Ganne les deuxièmes
  balcons; la pièce s’appelle les _Saltimbanques_. Au fond, c’est
  la Mignon déjà désorganisée par Ambroise Thomas, tout à fait mise
  en pièces par Ordonneau Maurice: cela, n’en doutez pas.

  _A perpète_... perpétue du Decourcelle à l’Ambigu.

  En somme, _Orphée_, à l’Opéra-Comique, et _Iphigénie_, à la
  Renaissance, aident seuls à supporter le froid et la boue de
  Paris. Gluck triomphe, Gluck est le grand dieu du jour; le
  chevalier aimé de la reine est devenu le roi de Paris. La vogue
  de Wagner elle-même en pâlit... Bady, chez Coquelin, tient
  le record avec lui. Qui sait ce que l’année nous réserve? En
  attendant, la devise de ce mois commençant est: Bady Gluck, Gluck
  Bady!

  Une nouvelle cependant!... Des Mathurins, Francis de Croisset
  émigre à l’Athénée-Comique; ce jeune seigneur semble voué aux
  Deval. Croisset s’agite et Wiener le mène, comme le disent les
  auteurs gais.


_Vendredi 19 janvier._--A l’Opéra-Comique, dix heures, au moment où, la
main sur les cordes de sa lyre, Orphée apparaît en silhouette sur le
ciel d’orage du merveilleux tableau du second,

    Laissez-vous toucher par mes larmes,
            Spectres, larves!

sur la dramatique orchestration de Gluck, rythmée par les mouvements
d’ensemble de tout un peuple d’ombres blêmes, les maigres bras
tendus de formes enlinceulées et verdâtres, échelonnées là par un
artiste passé maître dans la science de la mise en scène, le long des
praticables du plus étonnant décor.

Dans une loge. Ils et Elles causent. --C’est du Gustave Doré. --Non,
du Carré, ce qui vaut mieux. --Moi, ces nudités bleuâtres drapées de
suaires, savez-vous ce que cela me rappelle? --Dites, ne nous faites
pas languir. --«Languir!» Comme on voit que vous venez du Midi! Se
languit-on toujours de vous à Marseille? --Tu parles, on se l’espère.
--Comme on se la manze, l’oranze, mais cela est du toulousain. Elles
vous rappellent donc les larves de Carré? --Mais les figurines de
madame de Fumery, dans les vases de Lachenal, vous vous souvenez, ces
ondoiements de femmes souples, autour des poteries, ces gracilités de
dos et d’épaules, sous des coulées de cheveux en flots et des remous
d’étoffes? --Et la matière d’une douceur étrange, d’un bleu verdi de
turquoise qui meurt! Oui, il y a de cela, mais laissez-nous écouter la
musique.

Pendant l’entr’acte. --On a été très dur pour mademoiselle
Gerville-Réache, elle a de la voix. --Et n’est pas si maladroite que
cela, je l’ai beaucoup aimée dans le bois de cyprès du premier. --Le
rôle est écrasant, songez donc. --Si vous aviez vu Crema!... qui
écrasait si bien le rôle de Brangiane, dans «Tristan». Ah! je pense,
elle était de taille à tenir celui-ci. --«Tristan»! Pauvre Lamoureux,
vous savez qu’il en est mort. --Comme Bertrand est parti, lui, de son
enterrement: il a cueilli son influenza aux obsèques. --Et Capoul
cingle vers les côtes de France pour le remplacer à l’Opéra. --La
malice des choses. Lamoureux monte «Tristan» au Nouveau-Théâtre et
Capoul devient directeur de l’Opéra, aux côtés de son ami Gailhard.
--Tristan Bernard intitulerait ça «La Revanche de Toulouse». --Mais
il s’agit d’Yseult et non pas de Bernard. --Vous ne le guérirez pas,
il est influenzé de coq-à-l’âne, il a pris ça aux auditions des
«Auteurs gais»: le vent qui souffle à travers le Gymnase l’a rendu
fou. A propos, vous allez demain à la conférence de Franc-Nohain? «La
Grenouille et le Capucin», ça ne vous chante pas, ce titre? --Ah!
Franc-Nohain, quel génie! «Le pied s’en va depuis l’Empire». --Mais
Claretie nous reste aux Français.

A un des invités qui rentre dans la loge. --Eh bien? --C’est du délire,
on est émerveillé de cette mise en scène, je viens de rencontrer Pozzi
et Georges Petit; ils ne tarissent pas. --Pozzi! où est-il? --Là-bas, à
l’orchestre. Chut! on reprend.

Pendant le second, au tableau des ombres heureuses. --Mais c’est la
fresque de Botticelli. --Dans un décor de Puvis. On l’a déjà écrit.
--Cette mademoiselle Charles, quelle souplesse et quel esprit! --Oui,
elle fait danser les statues; on voit que Mariquita a passé par là.
--Mariquita et Carré. --Ah! voici Gerville, vous savez qu’elle est très
bien, on a été d’une injustice pour elle! --Halte-là, c’est qu’elle est
maintenant autrement mieux qu’à la première. Si vous l’aviez vue, même
à la seconde! Ce soir, elle joue, elle ose; il y a quinze jours, elle
était en bois, toujours empêtrée dans le même geste, avec une pauvre
face toute crispée d’angoisse et une voix qui ne sortait pas. --Mais
c’est qu’il y avait un motif à tout cela! --Ah? --On aurait perdu la
tête à moins, songez. --Dites-nous... --Elève de Rosine Laborde, il y a
deux ans qu’elle travaillait le rôle avec elle; c’est sous sa direction
qu’elle l’avait répété chez Carré, quand trois jours avant la première,
je ne sais qui lui met en tête d’aller trouver madame Pauline Viardot.
«C’était elle qui avait créé le rôle, une création inimitable, elle
devait aller la voir, lui demander conseil; la démarche s’imposait,
elle ne pouvait s’attaquer au rôle d’Orphée sans avoir été trouver
l’ancêtre, etc., etc. Bref, cette pauvre Gerville-Réache se laisse
endoctriner, va trouver la créatrice, l’auguste, la vénérée! Madame
Viardot la reçoit, lui fait chanter le rôle et, naturellement, démolit
tout ce qu’avait enseigné madame Laborde, si bien que voilà la
débutante à la veille de la première désorientée, dépaysée dans un rôle
qu’elle possédait et ne possédait plus, terrorisée, annihilée, dans la
crainte de mécontenter madame Laborde et l’effroi de ne pas satisfaire
son public. Avouez que son embarras des premières représentations
s’explique. --Mais aussi quelle idée d’aller consulter madame Viardot!
Voyez-vous, dans dix ans, Laparcerie ou Bady, à la veille de créer la
«Tosca», allant consulter Sarah pour l’interprétation du rôle! Si vous
vous en tenez à l’accueil fait à la Duse, jugez des bons avis qu’on
leur donnerait. --Irez-vous à la «Gitane?» --J’attendrai les comptes
rendus pour m’y risquer. --Oh! alors... --Quoi, alors? --Rien. Vous
n’irez pas.


_Samedi 20 janvier._--L’emploi smart d’une soirée en janvier
1900.--Dîner au café de Paris; dans la salle de gauche, en évitant
soigneusement le fond de la salle de droite réservée à ces demoiselles
et dite le «Poulailler». L’absence totale des valeurs anglaises sur le
marché (les affaires du Transvaal ne font pas celles de Londres) ont
singulièrement aigri le caractère de ces dames, l’avenir est sombre, la
Côte d’Azur est veuve d’étrangers, et si l’on ne peut pas se refaire à
Monte-Carlo comme les autres hivers!!!

Pour se consoler ces dames doublent, triplent et quadruplent la dose
de morphine et débarquent au café de Paris, singulièrement excitées,
et il en résulte un caquetage et un abatage tel que les petites femmes
du monde qui s’aventuraient, il y a un mois, parmi les impures, ont
complètement déserté la droite pour la gauche et se tiennent maintenant
tassées à l’entrée de l’établissement. Les autres défilent.

Neuf heures et demie, aller aux Folies-Bergère, siffler la reine
Victoria passant en revue les troupes du Transvaal et applaudir le
défilé des Boërs au cinématographe déroulant toutes les scènes de la
guerre de l’Or.

C’est le dernier chic: on piaille, on hurle, on se chamaille, on
vocifère les légendes du «Rire» et, si on soupçonne son voisin
d’opinion contraire, on lui met son chapeau en accordéon; l’obscurité
régnante aide à l’impunité des déprédateurs. C’est de l’obscurité
justicière, on se croirait à la Haute-Cour. Quand le cinématographe
déroule une scène de massacre le dernier cri est de lancer celui-ci:
«On demande un sénateur!» Vu la nuit persistante, on peut aussi pincer
et explorer le corsage des voisines, une exploration au Transvaal, et
la «Chartered» devient le charme raide, pour parler la langue de M.
Francis de Croisset. Portons les armes aux défenseurs de Prétoria!

Dix heures et demie, aller à l’Ambigu, figurer dans l’acte du
restaurant de nuit d’«A Perpète».

Une sortie de théâtre élégante, toute fanfreluchée de mousseline de
soie et de fleurs à exhiber, et la joie est de pénétrer dans les
coulisses, avec une carte apostillée de Pierre Decourcelle, et de
souper à la limonade, au milieu des filles et des escarpes du drame,
non du méli mélodrame de MM. Le Pelletier et Xanrof! Escarpes en habit
noir, chevaux de retour échappés de Nouméa, cambrioleurs et voleurs
modern-style, assassins au chloroforme, quelle délicieuse sensation
pour une petite âme de 1900, de se frôler et de se frotter à tout cela.
Et puis on voit de près Castillon, le beau Castillon, dans le rôle de
l’ingénieur, Castillon qui, Castillon que... parfaitement, avec Lucien
Noël, celui qui les trouble toutes. Et puis, enfin, pour les hommes
aventurés là avec quelque chérie, il y a l’attrait de «la Rouge», cette
splendeur de chair et de forme qu’est mademoiselle Suzanne Munte, la
plus grande fleur humaine que possède Paris avec mademoiselle Armande
May, de la «Fronde» et mademoiselle Flahaut, de l’Académie nationale de
musique.

Onze heures et demie, même soir, retourner aux Folies-Bergère voir
Kara-Ahmed trépaner Pytlasinski et se documenter pour réfuter l’article
que le «Temps» publiera, demain soir, contre les luttes.

Une heure du matin, aller s’abreuver de soda chez Larue et regarder
souper mademoiselle Mariette Sully, flanquée de quatre cavaliers,
mademoiselle Balthy ornée de deux, et M. Fordyce en strapontin dans un
jeune ménage... Le dernier cri, avoir passé la soirée avec le marquis
de Castellane et posséder les derniers tuyaux sur le bateau lancé par
le «Figaro».


_Dimanche 21 janvier._--22, rue Monsieur-le-Prince, quatre heures et
demie, dans l’atelier de M. Antonio de la Gandara (pour la description,
voir dans un dernier «Phocas», l’inventaire de l’atelier de Claudius
Ethal), atelier nu très haut, intentionnellement froid, l’air d’une
pièce hantée, où deux toiles, deux portraits de femme, l’un datant de
dix ans, l’autre d’hier, dressent dans la nuit tombante comme deux
spectres attifés d’étoffes.

Le premier, celui d’il y a dix ans, d’un faire plus moelleux et moins
sec que ceux que le peintre signe aujourd’hui, évoque le charme félin
et rose d’une femme étonnamment blonde, une créature à la carnation
de fleur, aux yeux violets d’une expression ambiguë, une femme slave
par le mystérieux de la physionomie et de la pose, et que je reconnais
pour une actrice, aujourd’hui disparue du théâtre, Sarah Valanoff.
L’autre, qui sera un des portraits sensationnels de l’Exposition de
1900, montre, assise sur un somno tendu d’un satin bleu glacé, une
énigmatique femme du Premier Empire, gaînée dans un fourreau de satin
bleu lunaire. Le nu des bras et des épaules luit du blanc froid des
nénuphars; de grands yeux étonnés, à la fois aqueux et sombres,
s’irradient dans la pâleur d’un visage de nymphe, une chevelure brune
la coiffe de nuit. Sa pose, avec l’eurythmie de ses deux bras écartés
de sa taille, est celle d’une pythonisse attendant le dieu; ils ont,
ces bras frêles et froids, la courbe lente d’un cou de cygne, et, dans
les luminosités bleues qui la baignent, cette femme est surtout lunaire
et nocturne, elle est Hécate aux trois visages, elle est prêtresse
d’Arthémis en Tauride, ou la Léda de Pierre Lou s, et cette délicieuse
et sombre figure, où l’on voudrait voir une nymphe de l’Erèbe, est le
portrait de la comtesse de Noailles.


_Samedi, 27 janvier._--Trois heures et demie, à la Bodinière, les
chansons de la «Fleur de Lys».

Sur la scène c’est M. Georges Vanor, le Vanor du «Baiser» (conférence
réservée aux femmes) qui, aujourd’hui, nous documente sur la
chouannerie, les guerres de Vendée, les atrocités des Bleus et les
exploits des faux blattiers du Bocage; paysans déguenillés, groupés
en farouches martyrs autour de généraux en soutane, nobles tombés
aux mains des pourvoyeurs de guillotine, délivrés et mis hors des
prisons de la République par une poignée de chouans déguisés, gars du
Roy surpris agonisant dans les haies, et dont les bleus arrosent les
blessures avec de la poudre, puis les représailles des soldats branchés
aux arbres de Machecoul; toutes les sauvageries et tous les héroïsmes
dont frémit et palpite l’inoubliable prose d’un Balzac, d’un Victor
Hugo et d’un Barbey d’Aurévilly. Une espèce d’atmosphère épique agite
la salle, et c’est l’atmosphère des «Chouans» et c’est aussi celle du
«Chevalier Destouches» et celle de l’«Ensorcelée» avec sa hautaine
et tragique figure de l’abbé de la Croix-Jugan. Victor Hugo n’a pas
trouvé mieux dans «Quatre-Vingt-Treize» et pourtant quel beau souffle
de tempête bouleverse et fait vibrer les pages du roman!

M. Vanor, qui a de l’érudition, cite à propos ses auteurs en
entrelardant, toutefois, ces citations d’allusions politiques et de
coups de boutoir à messieurs nos gouvernants. Un public spécial les
accueille d’un murmure approbateur, au passage, et cela tournerait à
la conspiration en chambre si, le masque énergique, le geste sobre et
indigné avec des yeux de menace, mademoiselle Eugénie Buffet ne se
dressait de temps à autre, telle une belle fleur violente, et d’une
voix sourde et concentrée, qui tout à l’heure éclatera frémissante, ne
souffletait toutes les lâchetés du dernier siècle et les veuleries du
nôtre, de ses chansons de la «Fleur de Lys».

«Jean Cottereau», le «Mouchoir de Cholet» et la coquetterie meurtrière,
les répons émouvants de la «Messe en mer», le sourire d’agonie
du «Dernier Madrigal», la joie héroïque d’«A la santé du Roy» et
la mélancolie légendaire de «la Cloche d’Ys», toute la poésie de
broussaille, de grève et de suprême escarmouche des gars du Bocage
et des blattiers du Roy; et Eugénie Buffet, l’ex-Nini Buffet de la
«Sérénade du Pavé», tonne et pleure, soudain, grandie à la hauteur
d’un Tyrtée royaliste; des voix d’hommes lui répondent, moqueuses
ou tristes, toujours profondes et c’est un chœur, tantôt de chouans
proscrits, tantôt de matelots; des hululements de chouettes glapissent
entre deux refrains: ce sont les «hou! hou!» bien connus des gens de
M. de Charette, le cri de ralliement des compagnons de Jean Cottereau,
et, gaînée dans une longue robe blanche, Eugénie Buffet s’agite, tel un
grand lys tumultueux, dans le répertoire rouge et blanc de M. Théodore
Botrel.

Dix-sept cent quatre-vingt-treize, les Chansons de la «Fleur de Lys!»


_Mercredi 31 janvier._--14, rue La Rochefoucauld, le legs Gustave
Moreau. --Sur l’emplacement de l’ancien petit hôtel, habité par le
peintre des «Salomé» et de l’«Orphée», un véritable musée s’élève,
musée et mausolée aussi, puisque les hautes salles, les claires et
vastes salles de deux étages édifiées sur les plans de l’auguste mort,
y contiennent toute l’œuvre laissée par le maître, l’œuvre inconnue du
public jalousement dérobée aux yeux des amateurs, le trésor occulte,
pour ainsi dire, de toute une vie de labeur solitaire et de rêve
grandiose; et c’est un étourdissement qui vous prend dès le seuil, un
étourdissement et une admirante stupeur à la vue des chefs-d’œuvre
entassés là par un seul homme, et comme un vertige aussi à la pensée
qu’une vie unique a pu suffire à l’amoncellement de tant de toiles, qui
sont en même temps des pensées et des rêves, et quels rêves et quelles
hautaines pensées!

C’est là que Gustave Moreau apparaît non seulement comme un grand
peintre, mais aussi comme un prestigieux et génial poète, un symbolique
et divin penseur, le véritable frère en évocations légendaires et
mythologiques des Leconte de l’Isle, des Gustave Flaubert et des
Richard Wagner. C’est l’œuvre d’un maître sorcier, qui rutile et
flamboie, tel un trésor de prince hindou, dans l’hôtel de la rue La
Rochefoucauld. Il y a de l’incantation dans toutes ces figures évoquées
du fond des siècles et du mystère et, telles des fleurs magiques,
jaillies de la nuit des temps et épanouies dans des bleus et des
violets de gemmes rares et de ciels nocturnes par la seule puissance
d’un pinceau. Gustave Moreau seul a compris et rendu la divinité, et
quelles nostalgiques architectures au-dessus de ses rois vieillards et
de ses Moïse enfants! dans quels imposants Saint-Marc il fait danser
ses Salomé! sur quels trônes il fait asseoir ses rois Hérode! dans
quelles solitudes effroyables et livides il égare ses héros: «Hercule
au lac Stymphale», «Hercule et l’Hydre»! dans quelles mélancolies de
forêts et de soleils couchants il fait pleurer Orphée! de quelles
étoffes de songe, tissées de sardoines et d’étoiles, il drape la nudité
pensive de ses princesses Hérodias ou Hélène!

Une main pieuse a classé toutes ces aquarelles, pendu aux murs toutes
ces toiles déjà de son vivant, Gustave Moreau avait abandonné son
hôtel et s’était retiré dans un appartement de la rue Pigalle pour
permettre aux architectes d’élever le musée de son œuvre, musée dont
toute sa fortune a fait les frais; et, sur l’acceptation de cette
œuvre colossale, une des œuvres, sinon l’œuvre du siècle, l’Etat,
auquel l’illustre mort l’a léguée, ne s’est pas encore prononcé. Depuis
deux ans, la succession est ouverte et le ministre des beaux-arts
n’a pas encore su prendre une décision. Si l’Etat refuse, le legs
Gustave Moreau va à la Ville de Paris; si la Ville de Paris se récuse,
toute l’œuvre colossale du peintre demeure à M. Rupp, l’exécuteur
testamentaire et l’ami du mort.

M. Rupp, qui a voué à Gustave Moreau un culte et une admiration
connus seulement en d’autres siècles, se désole et se désespère de
l’indifférence de l’Etat vis-à-vis d’une des gloires de ce temps.

L’Etat a accepté d’emblée le legs Cernuschi, qui n’est, en somme,
qu’une collection d’amateur d’objets de l’Extrême-Orient, d’une valeur
marchande bien plus qu’artistique.

Grâce à M. Paul Escudier et un peu aux menées de toute une bande de
critiques plus avides de réclame que de justice, mais qui, cette fois,
avait bien choisi le tréteau de leur parade, Rodin, notre grand Rodin,
déclaré gloire nationale, a obtenu du Conseil municipal un emplacement
particulier pour exposer son œuvre, et nous avons applaudi des deux
mains au pavillon Rodin, devenu le grand attrait du Paris de 1900.

Alors, pourquoi cette indifférence, sinon cet oubli volontaire de la
gloire d’un grand artiste français, sinon du plus grand du siècle, avec
Delacroix et Puvis?


_Samedi 3 février._--A l’Opéra-Comique, «Louise», de Gustave
Charpentier.

    Voilà l’ plaisir, mesdames, voilà l’ plaisir!
    N’en mangez pas, mesdames, ça fait grossir!
    Voilà l’ plaisir, messieurs, voilà l’ plaisir!
    N’en mangez pas, messieurs, ça fait mourir!

Sur ce banal refrain des rues dramatisé en leitmotiv et dont le cri
traînant emplit toute la partition, M. Gustave Charpentier, musicien et
poète, a voulu nous montrer le Paris des fêtes et du luxe, bruissant
au pied de Montmartre, la Butte sacrée, tel un gouffre, un enfer où
viennent s’abîmer les virginités des filles des faubourgs; un Paris
minotaure fatal à la jeunesse et à la beauté, qu’il attire et qu’il
engloutit pour les vomir ensuite en détresse et en misère aux bas
quartiers des pauvres et des déchus.

    Voilà l’ plaisir, mesdames, voilà l’ plaisir!

Voilà le cri du monstre, l’appel de la ville-sirène, qui vient troubler
dans sa mansarde la petite apprentie échouée, après sa dure journée,
entre le père ouvrier et la mère ménagère; c’est encore le cri qui la
trouble au seuil de l’atelier; le cri qui la saluera, reine et muse,
au milieu de la mascarade et des cortèges en liesse des peintres de
la Butte; le cri qui l’arrachera, à peine de retour dans le logis
familial, au chevet d’agonie de son père.

    Voilà l’ plaisir, mesdames, voilà l’ plaisir!

En somme, c’est le vertige de Paris, le Paris du Moulin-Rouge, de
l’Olympia et des Folies-Bergère, le Paris des music-halls et des bals
publics, sur les sens excités et la précoce imagination de la petite
ouvrière. Paris! la ville qui les prend toutes, déjà maudite au dernier
acte de «Germinie Lacerteux», par madame de Varandeuil, comme M.
Charpentier la fait couvrir d’anathèmes par son chiffonnier symbolique
et son non moins symbolique père!

Willette, dans sa fameuse fresque du Chat-Noir, intitulée: «Miserere»,
nous avait déjà montré ce Paris de luxure et de perdition, entraînant
du haut de Montmartre toute une chevauchée de nudités fragiles
et délirantes: cocottes haut troussées, premières communiantes,
blanchisseuses éveillées, petites femmes pantalonnées de batiste et
corsetées de satin noir; tout le sabbat moderne de la prostitution se
ruant à la curée de l’or.

Sur cette donnée, pas très neuve, sinon «chatnoiresque», Gustave
Charpentier a écrit la symphonie la plus séduisante, la plus
papillotante et la plus colorée qu’on ait jamais encore entendue
dans une salle subventionnée. C’est l’Opéra «modern-style» dans
toute sa gloire; on ne peut pas pousser plus loin l’art tumultueux
du pittoresque. C’est de la musique de peintre, tant elle rend
savoureusement ce qu’elle veut dire. Les cris de Paris qui s’éveille,
le duo des amants enthousiasmés et leur salut à ce Paris de joie et
de boue resteront, comme tout le premier et tout le dernier acte, des
pages documentaires de la musique de demain.

Pour encadrer cette aventure banale d’une petite fille qui se dérange,
M. Jusseaume a peint quatre décors que M. Emile Zola pourrait
revendiquer pour illustrer «Une Page d’amour»: Paris vu de la mansarde,
cette mansarde du premier tableau, estompée comme un Carrière, le
Paris des échafaudages, des démolitions et des grimpettes du vieux
Montmartre, tout bleuâtre dans la brume, et puis tout rose dans
l’aurore; puis c’est le Paris du 14 Juillet, un Paris d’illuminations
aux lignes faufilées de points d’or avec, dans le ciel, des fusées de
feu d’artifice et des pluies d’étoiles; et, enfin, vu de la mansarde du
premier, un Paris sinistre et noir, aux allures de bête embusquée dans
l’ombre, le Paris où Louise va s’engouffrer pour toujours...

Louise, c’est mademoiselle Riotton, la fragilité capiteuse et blonde;
le rapin séducteur, c’est M. Mareschal; le père Préjugé, comme nous
l’apprend le livret, c’est l’inimitable Fugère.

La mise en scène est de Carré, et c’est tout dire.

Le public aurait-il accepté l’œuvre de M. Charpentier sans cette mise
en scène??

Le public loue fort la musique; les peintres la figuration, et les
musiciens les décors, naturellement.

«La belle carotte! qui veut d’la belle carotte?» chante un des cris
de Paris, à l’acte de Montmartre; cela aurait fait aussi bien un
leit-motiv que «Voilà l’plaisir, mesdames», prétend un jeune maestro
dans les couloirs.


_Lundi 5 février._--La pluie, la torrentielle et monotone pluie,
le Paris de boue, d’humidité et de ténèbres rousses que salue si
éperdument l’enthousiasme de Louise dans l’opéra de M. Charpentier.
Besoin de rêver, de m’arracher à la tristesse et à l’ennui de la
réalité. Du rêve, de la féerie: je retourne 14, rue Larochefoucauld.

Avec Gustave Moreau je suis sûr de pouvoir m’isoler dans du fabuleux et
du grandiose. Une des preuves incontestables du génie du peintre, c’est
l’obsession enracinée chez lui, la hantise presque occulte de certains
types et de certaines figures; et dans cette salle du premier, où je
rôde, sollicité par plus de soixante toiles, combien d’Orphées, combien
d’Hélènes errant, maillées d’or, sur les remparts de Troie! Combien de
Salomés dansant devant Hérode! combien de sirènes jaillies, pareilles
à trois fleurs diadémées, d’une même tige, et combien de cygnes posant
impérieusement leur bec sur des têtes de Léda, dénoncent et proclament
la persistance de sujets caressés et chéris dans la pensée du maître?
Et quel labeur énorme décèlent ces tableaux entrepris et repris jusqu’à
cinq et six fois! Une esquisse, entre autres, une magistrale et énorme
esquisse me requiert et me retient. Je dis «esquisse»; c’est un vrai
tableau: les «Rois Mages», à peine ébauché, celui-là; une lente et
pourtant ardente chevauchée de trois figures de femmes drapées de
lourds manteaux, toutes trois couronnées d’or, les yeux fixés sur une
étoile. Une théorie d’enfants les précède: enfants chantant, l’air
de néophytes, avec des branches de lys appuyées sur leur cœur. Ils
marchent par rangs de quatre et six, et, derrière le premier rang, ce
sont d’autres enfants encore, jouant du théorbe et des cymbales, et
leurs profils et leur attitude font songer aux merveilleux musiciens
de Donatello. Derrière les cavaliers, une foule de figures à peine
indiquées se presse: toute l’Humanité. C’est, montée à la hauteur d’un
symbole, la légendaire Marche à l’étoile, marche triomphale de tous
les peuples, où les trois figures couronnées évoquent, la pensive,
l’Europe, l’extatique, l’Asie, l’ardente, l’Afrique; et leurs regards
différenciés les caractérisent chacune.


_Mercredi 7 février._--Arrivisme et réclame.--Chez le coiffeur.
--L’artiste qui m’accommode, entre une barbe et un shampoing, veut
bien me confier qu’il a un sujet épatant de pièce, une pièce qui
ferait courir tout Paris et qui en ferait, un argent! Toutes les
femmes du monde iraient, pour sûr. Et, sans me proposer tout à fait
une collaboration, Figaro condescend à m’en communiquer la donnée...
Un peu scabreuse à raconter... Bah! avec des périphrases... Bilitis,
une Bilitis moderne pour obtenir les faveurs d’une jeune Grecque du
quartier Monceau se donne à l’amant de celle-ci, amant complaisant
et partageur qui, en échange des lèvres de Bilitis, consent à une
substitution d’alcôve et substitue la Mytilénienne amoureuse à sa
propre personne auprès de son amie... Scène de déshabillage des deux
femmes, clou certain, etc.

Et, comme j’objecte la raideur de la situation: «Ça n’est pas plus
fort que du Francis de Croisset, m’est-il répliqué, et ça en fait,
un argent, sa machine. --Vous avez donc vu la pièce? --L’ «Oreille
coupée», nous l’avons tous vue: l’auteur se fait servir ici et il nous
apporte chaque fois des billets, mais avec recommandation de chuter et
de siffler tout le temps. --Bref, le chahut organisé. --Et ce que ça
remplit la salle?

La bonne, la belle, l’adroite réclame!


_Dimanche 11 février._--Une heure du matin, au pont de l’Alma. Le
«Vieux Paris» sous la neige. --Le Paris des hauts toits, des pignons
fantasques, des tourelles et des clochetons surgi depuis trois mois
sur les bords de la Seine, en vue des visiteurs de l’Exposition, le
Paris de Robida, épanoui là comme une illustration de la «Passion de
maître François Villon», le beau roman de Pierre d’Alheim; le Paris des
clapiers, des étuves, des bordeaux, des cabarets de la Pomme de pin,
des vieux cloîtres et des petites chapelles, le Paris de Louis XI, du
poète Gringoire, de la cour des Miracles, du capitaine Phébus et de
Quasimodo, tout à coup dégagé des constructions en carton peint et des
fragiles échafaudages d’un ingénieux décor par la toute-puissante magie
de la nuit et de la neige.

Et c’est une fantastique planche de Victor Hugo qui se silhouette,
cette nuit, sur le bord du fleuve, avec tous ses toits encapuchonnés
de blanc et ses sculptures ourlées de givre; et c’est la floconnante
et moelleuse, et lente neige, dont la descente silencieuse évoque, en
plein Paris de 1900, sur un ciel de mouvante hermine, cette vision de
la vieille cité, la cité d’Olivier le Daim et des compères Tristan et
Coytier.

    On voit arriver de Norvège,
    Avec les premiers froids d’hiver,
    De grandes abeilles de neige,
    Leurs essaims blancs couvrent la mer.

    Elles vont en Bohême, en Flandre,
    Tourbillonnant par les cieux froids,
    Par l’horizon couleur de cendre
    Et les pignons sculptés des toits.

    Aux clochetons, aux girouettes,
    Aux balustres des vieux balcons
    On voit en blanches silhouettes
    Luire et trembler leurs gros flocons.

    Dans un reflet crépusculaire
    L’essaim blanc voltige en tremblant
    Et, comme sous un grand suaire,
    Les quais, les ponts, tout devient blanc.

A l’Opéra le bal masqué bat son plein. Ici, c’est la solitude
étincelante des quais et des berges. Les cochers refusent de marcher;
le fiacre dont j’étais descendu pour m’aller accouder au parapet du
pont et regarder couler l’eau noire entre la féerie argentée des rives
(tous les échafaudages de l’Exposition soulignés dans leurs moindres
détails d’un trait vif et brillant), mon fiacre ne consent à s’ébranler
que pour la forte somme; et, jusqu’à Auteuil, ce sera le morne et pâle
abandon d’une steppe, avec une seule rencontre: toute une file de
voitures de la Compagnie Richer en détresse, avec leur équipe nocturne,
et s’échelonnant du Trocadéro à Passy, leurs grosses roues enlisées
dans la neige et ne pouvant pas avancer.

Même jour, onze heures du soir, dans le monde. Après l’étincelante
vision de la nuit dernière, l’étincelante causerie du premier causeur
peut-être de ce temps. L’aubaine d’un paradoxal, et vertigineux et
divertissant entretien de M. Catulle Mendès, énonçant ses opinions sur
le théâtre.

C’est le «Béguin», de M. Pierre Wolff, qui en a été le point de
départ. M. Catulle Mendès est ravi de la pièce. Il n’y en a pas,
mais qu’importe? M. Catulle Mendès s’y est amusé; il n’en demande
pas plus à un auteur. Au théâtre, tous les genres sont bons, hors le
genre ennuyeux. Il n’a jamais compris les restrictions de certains
critiques: «cela est ou n’est pas du théâtre». Dès qu’une chose est
représentée sur une scène, pour lui, elle est une pièce. Ainsi, il a
vu, la veille, à l’Odéon, cinq actrices évoluer, à demi costumées, dans
le clair-obscur d’un décor de forêt, et il les a entendues réciter,
chacune à leur tour, de vagues sonnets sur de plus vagues musiques:
il y avait des costumes, un décor, des actrices... Il a donc assisté
à une pièce. C’est la négation de la composition même, et, dans la
bouche du plus précieux artiste de ce temps, de celui dont tout le
théâtre et tout le roman sont justement le triomphe de la composition,
la thèse soutenue a du piquant et du charme. De là, de merveilleuses
observations sur le génie latin et le génie saxon, le besoin d’intrigue
et d’action que réclament les races latines dans les pièces qu’elles
applaudissent, et, si désarticulées qu’apparaissent les comédies de
la jeune école, presque toutes tombées dans le dialogue, la charpente
classique toujours présente dans un semblant d’exposition et de
dénouement, tandis que les races saxonnes, au fond plus éprises de
réalité et de pittoresque, ne demandent au théâtre qu’une suite de
scènes et de tableaux, des tranches de vie, pour ainsi dire, qui vont
parfois jusqu’à l’incohérence; et, comme preuve de la différence des
deux tempéraments, Mendès nous cite l’exemple de l’«Avare», l’«Avare»
de Molière, représenté en Allemagne en dix-sept tableaux, scène par
scène, et la «Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark» divisée
chez nous en cinq actes.


_Lundi 12 février._--La «Double Maîtresse», de M. Henri de Régnier.
--Le plus joli livre, en vérité, qu’on ait commis depuis trois ans:
érotique, galant, voluptueusement encadré de paysages d’Italie et
de descriptions de vieux parcs; un des romans les plus français que
j’aie lus depuis la «Rôtisserie de la reine Pédauque», de M. Anatole
France, plein de déguisements et de mascarades avec les mille et une
friponneries de l’amour, le hardi et le clandestin du plaisir, le
détail des petites maisons et le récit des petits soupers, tout ce
que le libertinage inventif du dix-huitième siècle imaginait pour
aiguiser et faciliter le désir; mais, en plus de tous ces condiments à
la Crébillon fils, une mélancolie, une pitié attendrie pour les êtres
et les choses, un souci de vérité, de décor et de coins de nature, où
s’affirme l’influence des frères de Goncourt, et, depuis l’enfance
compassée et la triste jeunesse en tutelle de Nicolas de Galandot, tenu
en chartre privée et même purgé par autorité maternelle, jusqu’à la
piteuse et tragi-comique fin du héros, tombé entre les mains du plus
cynique et joyeux couple de fille et de ruffian romains.

Ce sont, à travers une intrigue ténue et serrée comme la plus belle
toile de Frise, des reconstitutions d’intérieurs du temps et de
personnages de l’époque, à ravir les bibelotiers, les historiens et
les érudits. Et quelle variété dans les types, depuis la dure et prude
madame de Galandot jusqu’à la galante et frivole Julie de Mausseuil,
si curieusement corrompue par le gros de Portebise et si bien préparée
par lui à devenir la belle Julie des soupers du Régent, et la
délicieuse gouache du ménage du Fresnay, tout préoccupé de musique et
de friandise; les innocentes et dangereuses tentatives de la petite
Julie pour déniaiser son lourdaud de cousin, tout, enfin! Et ce bon
abbé d’Hubertet, qui élève chez lui des petits sujets de la danse,
jusqu’à cette fragile et délicieuse figure de la Damberville, l’étoile
de l’Académie de musique, d’un charme irréel et libertin de pastel
signé, on dirait, Latour; tout dans cette «Double Maîtresse» satisfait
l’imagination, le goût et les sens par un heureux et pondéré mélange
d’érudition artiste et de sensualité spirituelle.

Du même auteur les «Médailles d’argile», d’une poésie à la fois chaude
et classique, déjà pressentie dans l’«Aréthuse» du poète.


_Mercredi 14 février._--Trois heures, quai Malaquais, Ecole des
beaux-arts, à l’exposition des Alfred Stevens.

  «Stevens, le dernier --et peut-être le premier!-- de ces petits
  maîtres flamands qui furent des grands maîtres, puisqu’il
  surpasse Terburg et ne le cède point à Van der Neer;

  »Stevens que j’appellerais volontiers le sonnettiste de la
  peinture, pour l’art qui lui fait concentrer harmonieusement, en
  des panneaux exquis, tous les reflets des miroirs et des satins,
  des laques et des émaux, des yeux et des gemmes;

  »Stevens, le subtil monographe de l’éternel féminin...»

  (Comte ROBERT DE MONTESQUIOU.)

En dépit du cher comte, qui vient de faire communier tout le faubourg
sous les espèces d’Alfred Stevens et la présidence de la comtesse
Greffulhe, l’exposition des Beaux-Arts me semble plutôt un document
de l’histoire du costume qu’une œuvre de grand art. Ce sont les
maladroites et curieuses modes de l’Empire notées par un œil de
peintre et non un œil d’artiste, car, en dehors du châle de l’Inde dont
il a drapé merveilleusement ses modèles, il n’a su tirer de l’époque
dont il fut témoin ni la déformation, ni l’idéalité qui consacrent un
maître.

Dans une pâte, une richesse et une saveur de tons qui font de Stevens
le premier coloriste flamand des coloristes français, il a rendu, en
les aggravant parfois d’afféterie et d’une pointe de sentimentalité de
romance, la prétention des robes à volants, la nullité des corsages à
Berthe, la canaillerie bourgeoise du pouff et la majesté oisonne de la
crinoline.

Il y a de lui des «printemps», des «rêveries» des «femme à la colombe»
et des «femme à l’ombrelle» tout auréolées de tourterelles et de
papillons, depuis trente ans guettées par la chromolithographie;
la composition en ferait sourire un directeur de journal de modes
d’aujourd’hui. Mais, à côté de cela, une palette inimitable, un amour
de la chair de la femme et une science quasi sensuelle dans le rendu
du derme et du grain de la peau. Un Monsieur en somme, et un très
gros monsieur dans les annales de la peinture de chevalet... mais que
M. Alfred Stevens surpasse Terburg et Vermeer, M. de Montesquiou le
persuadera peut-être à des Belges, mais à des Parisiens, jamais.

Mais de magistrales études de châles et de leurs plis sur des tailles
de femmes affaissées ou cambrées dans de soyeux intérieurs, et c’est
la «Douloureuse Certitude», «Souvenirs et Regrets», d’un dessin serré
assez rare chez Stevens et d’un coloris doux et blond qui fait vivre
la chair, et c’est aussi la figure de la «Liseuse» toute blanche sur
une peau de lévrier blanc, symphonie exquise de douceurs fauves et de
blancheurs atténuées; c’est encore la «Femme allaitant un enfant»,
qu’on me dit être madame Stevens donnant le sein à Léopold, figure
chef-d’œuvrale de vie, et de mouvement où la gorge de la nourrice et
l’avidité de l’enfant qui tète sont traités par un maître, et enfin,
vrai morceau de musée, d’une pâte blonde et solide déjà patinée on
dirait par l’admiration des siècles, un petit portrait d’enfant, le
portrait de M. René Péter, digne de tous les trésors de la Haye et de
Harlem.

Devant celui-là, il faut s’agenouiller.

Sur le quai Malaquais, toute une file d’équipages: l’œuvre est
patronnée par madame Greffulhe, lancée par M. de Montesquiou. C’est une
répétition de pèlerinage au pavillon des Muses, comme la préface du
charmant comte Robert est une délicate flatterie à la famille de Chimay.

On est belge, savez-vous?


_Jeudi 22 février._--Paris qui s’en va. Une lettre d’inconnu me signale
la démolition de l’ancien pavillon de chasse du duc du Maine et le
morcellement d’un des plus beaux parcs de Paris, parc jusqu’alors
demeuré intact, et, chose incroyable, épargné jusqu’à nos jours par
la pioche des entrepreneurs. C’est rue du Château, une étroite et
populacière rue située derrière la gare Montparnasse, que s’étendait
le beau domaine royal. Une vieille dame habitait un des étages du
pavillon se réservant de louer les autres à d’hypothétiques locataires,
puisque nul n’était admis à les visiter et que, fidèle observateur des
ordres d’une maniaque, le concierge de l’immeuble ne laissait pénétrer
personne même dans le jardin, et tout cela va disparaître. Nous n’avons
plus le culte du passé. Cet amour de la tradition, qui fait la force
et la grandeur de l’Angleterre et de l’Allemagne, toute une nouvelle
société s’est efforcée de l’abolir en nous, et y a presque réussi; les
hommes d’aujourd’hui n’admettent plus ce qui les a précédés: il faut
que tout date de leur avènement dans le pays; et la vieille France,
condamnée parce que les vieux souvenirs français sont gênants, doit
disparaître des monuments publics, de nos rues et de nos places, comme
elle est déjà rayée des cerveaux des enfants dans les nouveaux manuels
d’éducation. Et, à l’appui de ce qu’il avance, mon inconnu me cite la
place Vendôme, aujourd’hui déshonorée par des enseignes de couturiers
et de magasins de luxe, la belle ordonnance de ses façades à jamais
compromise dans son harmonie par le goût différencié des fournisseurs;
et toute cette belle place, d’un style si pur et si noblement français,
menacée, dans un temps prochain, du même sort que la place des
Victoires, naguère un des plus beaux lieux de Paris, avec sa ceinture
de grands hôtels Louis XIV précédés de jardins, le tout aujourd’hui
démoli et devenu un carrefour de maisons de commerce; mais les Conseils
municipaux de la Démocratie ont été si heureux de voir se gâter à
plaisir les beautés d’un Paris monarchique, dont le souvenir leur est
même odieux! On ne défend pas ce qu’on n’aime pas.


_Dimanche 25 février._--Une lettre de Nice. --«Et Julien le costumier
vient de débarquer, le Carnaval peut se lancer.

»Il y a ici les mille et une créatures; jamais on ne vit pareil
déballage de demoiselles de tous rangs, de toutes rues et de toutes
races, c’est plus Côte d’Azur que la Côte d’Azur elle-même, et c’est
intéressant comme un spectacle qui ne peut avoir de lendemain. Malgré
cela, il est temps de boucler les valises; tant de joie devient à la
longue écœurante, et, dans quinze jours, je m’embarque en automobile
pour regagner une patrie moins prostituée.

»C’est ici que vous auriez dû écrire «Histoires de masques». Dès
l’aurore, c’est le masque qui est roi, la folie et l’orgie ont
pris possession de la ville; mais les taciturnes comme moi sentent
s’aggraver leur mélancolie devant cette Salpêtrière du Soleil.

»Vous me demandez des nouvelles. Lesquelles? On parle d’un vendeur du
«Journal» enlevé par une étoile de la rampe, du mariage de Melba avec
le violon Joachim. «Messalina» règne toujours à Monte-Carlo et Isidore
de Lara est le maëstro le plus acclamé de l’univers dans la principauté
de Monaco. Ici, les Russes russifient et reçoivent quelques leçons de
chant sans distinction de rang et de sexe, c’est la continuation de
l’alliance; les batailles de fleurs ont été plus encombrées, mais aussi
moins riches en décors; beaucoup de monde, plus que les autres années,
mais de plus en plus vulgaire: les nababs se font rares.

»Les tendresses de Monte-Carlo attendent aux arrivées des trains les
rajahs qui ne viennent pas. Liane a risqué un nouvel empoisonnement,
cette fois pour un baron du Bas-Rhin; la baronne Chocolat vous attend,
Rose Demay perd ce qu’elle veut; toutes ces dames sont ici en famille,
les Lévy-Kohn de Londres sont à Monaco.

»Il y a un bien gros scandale à propos de la dauphine d’Ibérie, une
scène effroyable qui aurait eu lieu à un déjeuner chez le baron X...
entre l’Altesse et le comte Tripetta; les détails s’en chuchotent sous
le manteau, mais je ne puis rien vous affirmer, je ne suis pas assez
sûr de mes tuyaux.

»Je vais me renseigner, et, si des détails peuvent vous intéresser, «a
la disposicion de usted».


_Vendredi 2 mars._--Salle Georges Petit, les aquarelles de Rochegrosse
pour l’illustration de «Salammbô».

Une œuvre colossale en vérité que ces cinquante-deux aquarelles pour
illustrer le rêve punique de Gustave Flaubert, une œuvre qui a demandé
quatre ans de labeur à l’artiste, un séjour de neuf mois à Tunis,
en face du Bou Cornin, des marais de sel, et combien de journées
d’étude contemplative entre la Goulette et la Marsa! Mais grâce à
l’âme d’enfant, pétrie par un poète, qu’est M. Georges Rochegrosse, la
vision, si prompte chez les imaginatifs, a surgi pour lui de l’ambiance
des regards et des choses. Il a perçu Carthage vivante encore autour
de lui; les indigènes rencontrés, leurs profils de dromadaires,
leurs toisons laineuses et leurs noirs yeux puniques ont fourni à sa
fantaisie l’appui d’une réalité évocatrice. Il a vu le culte de Moloch
et connu celui d’Astarté et, le texte de Flaubert en main, il a lu
dans les hiéroglyphes des faces humaines et des ruines légendaires la
cruauté de l’or, les mercenaires en croix, les lions suppliciés aux
avenues de la ville immonde, les flaques rouges du défilé de la Hache
et, plus tragique encore que les charniers, la tourbe des parasites
lécheurs de sanie, et les suffètes au teint de lèpre blanche, et la
pourriture des ventres obèses et des goîtres lourds, et, sur cette
société en décomposition, l’odeur des sanctuaires et des charognes;
Carthage enfin, Carthage vaincue en vain par Rome et le génie latin,
la Carthage étouffante et suant l’or et la gloutonnerie cruelle, que
Flaubert éclaira du terrible soleil d’Afrique.

Toutes ces horreurs somptueuses, tous ces rêves effarants et grandioses
d’une religion de stupres, les aquarelles de M. Georges Rochegrosse
nous les donnent, œuvre imprévue surtout dans les grouillements de
foule, les effondrements de corps, d’armes et de machines des sujets de
bataille; et la reconstitution visionnaire des architectures donc et
l’ingéniosité de composition de certaines planches dont les marges sont
comme encombrées de trompes d’éléphant.

A côté de l’œuvre du peintre, celle de la collaboratrice; les bleus
translucides et les violets nocturnes, gemmés d’opales et de sardoines,
du Zaïmph, le voile de la déesse, reconstitué par madame Rochegrosse,
et les joyaux lunaires tout de perles verdâtres et bleuâtres, de
coquillages et de scarabées composés par la vaillante jeune femme de
l’artiste pour la «Salammbô» qu’elle lui posa.


_Mardi 6 mars._--Les belles chéries, elles jabotent (il est cinq
heures) dans le petit salon bleu et or; elles parlent influenza,
naturellement, complications, suites et décès de la grippe. Ce ne
sont qu’enterrements; à Londres, ils meurent comme des mouches; le
Midi lui-même est contaminé: petite vérole et typhoïde; Paris est
triste à en mourir, et sans les travaux de l’Exposition... Les travaux
de l’Exposition! L’une trouve ça ignoble. Paris est une tranchée
ouverte; ce ne sont que remblais, déblais et démolitions; toute la
ville perd ses entrailles. D’où tant d’épidémies; tous ces miasmes...
Paul Escudier a la jaunisse. «--Avez-vous des tuyaux sur l’«Aiglon»?
--Et l’«Education de prince», aux Variétés? --Quelle interprétation:
Brasseur, Lavallière, Mégard et Granier! --Il a toutes les chances.
--Vous avez vu sa lithographie par Bataille? --Il ne l’a pas trop
esquinté. --Bataille n’éreinte que ses amis; les passants, il les
respecte. --Vous avez vu son Lorrain et son Henri de Régnier? --Des
exécutions. --Et le Muhlfeld donc: l’air d’un oiseau carnassier! --Et
il a fait un joli Vandérem. --Ce Bataille, c’est le chercheur de
tares dans toute sa cruauté. --Il les découvre. --Il les fait naître.
--Son album sera documentaire pour la postérité. --Et sa pièce? L’
«Enchantement», au Gymnase? --On répète autour de son lit: il est
aussi influenzé. --Est-ce Bady ou Hading? --Hading. --Hading dans une
pièce de Bataille! Alors, Bady? --Oh! mes beaux yeux, pleurez! --Et
il paraît que, pour recevoir Hading au lit... --Vous dites? --Mais on
répète à son chevet. --Oui, pour ses répétitions privées, Bataille
arbore des chemises roses. --De soie, ma chère! --Oh! ça, c’est une
version d’Edmond Sée. --Oh! alors, ce n’est plus l’influenza: c’est
la peste! --Et Fregoli? --Assez! je l’ai vu trois fois. --C’est qu’il
n’y a rien à voir au théâtre. --On ne peut pas toujours voir «Louise».
--Moi, je suis retournée au «Béguin». --Encore! Mais vous en avez
un dans la troupe, de béguin: Grand ou Gautier? --C’est ce qui vous
trompe; je ne gobe que Lérand. --Le Foucher de «Madame Sans-Gêne» et
le M. Dupont de ses trois filles. S’est-il assez composé! --Mais ce
rôle de Naudet est délicieux. --Un peu emprunté à «Amants». --Mais
plus poussé. --Oui, c’est d’un joli effacement, d’une note délicate et
atténuée. --Et il y a des mots charmants dans cette pièce: la scène
de reprise entre Paul et Yvonne: «Console-moi de tout le chagrin que
j’ai pu te faire.» --C’est très humain. --Très femme, surtout. --Ça m’a
étonné de Pierre Wolff. --Pourquoi? C’est une aventure personnelle.
--Tout comme «Amants» et la «Douloureuse»: ces messieurs n’ont qu’à
sténographier. --On appelle ça vivre sa vie. --C’est un peu plus vécu
que «Diane de Lys». Avouez. --Est-ce assez dix-huit cent cinquante,
la chaise de poste et l’ambassade. «Nous partons pour l’Allemagne ce
soir.» --Vrai, c’est plus coco qu’«Antony» et qu’«Elle me résistait
je l’ai assassinée». --Je n’ai pas retrouvé Bartet. Bien bourgeoise
au troisième acte. --Vous ne l’avez pas retrouvée? Prenez garde! vous
faites son éloge: cela prouve qu’elle se renouvelle. --Les hommes
sont-ils assez ridicules! --Des chiens savants, n’est-ce pas? sauf
cependant Baillet. --Albert Lambert est à crier. --Et Fenoux? Quel
Devéria avarié! --Les acteurs de la «Dame aux Camélias» tenaient
mieux à la Renaissance. --La pièce aussi. --Mais c’est Sarah qui
l’avait montée. --Bartet est bien charmante dans sa robe verte,
corsage à pointe et col plat. --Oui, la douleur lui sied. --Et,
dans sa robe de deuil, tout en crêpe, au quatrième, est-elle assez
mélancolieuse! --Le noir est le fard des blondes. --Aussi toutes les
veuves le deviennent. --La femme est le seul animal qui blondisse en
vieillissant. --Moreno, pourtant... --En effet, très bien, avec ses
acacias qui allongent encore sa tête vipérine. --Oui, quelle parfaite
duchesse de Maufrigneuse elle évoque avec sa souplesse blanche de
levrette... empoisonneuse. --Quant à Renée du Minil, au quatrième, avec
sa robe grise à volants et son chapeau à bavolet, elle m’a rappelé Bob
Walter. --Et Persoons, dans sa robe de velours noir, et même la petite
Henriot, dans son tulle bleu pâle! --Ah! celle-là est exquise! --Quelle
ingénuité! Et jolie! A propos, avez-vous vu la dernière création de
Suzanne Després? --Dans «Poil-de-Carotte», de Jules Renard? Je ne vais
jamais chez Antoine: cela me fait l’effet d’un théâtre de quartier.
--On n’y joue plus que du Trarieux. --Et l’«Empreinte»? Que dit-on
de l’«Empreinte»? --D’Abel Hermant? --Une suite aux «Beau Four».
--Comment, «Beau Four»? --Mais oui, le «Faubourg», que le lac de Genève
lui a inspiré. --Son «Char de l’Etat» est pourtant bien amusant. --Oui,
l’affaire Dreyfus retournée; mais à ce char-là personne n’a collaboré.
--Alors, à votre avis, il faut se méfier des muses? --Des muses du
picquardisme surtout. --A ce propos, vous savez que le beau colonel y a
dîné? --Non. --Parfaitement, avec Zola, dans l’intimité: une curiosité
qu’a eue la petite comtesse. --Oh! les snobinettes!


_Mercredi 7 mars._--Saint-Cloud, rue Dailly, dans l’atelier de Gaston
Latouche. Gaston Latouche, pourrait-on dire, le peintre des faunes
et des cygnes (oh! sa féerie en or fluide de tous ces cygnes nageant
dans l’éclaboussement ambre et perlé d’une vasque jaillissante de
je ne sais quel Versailles, ces fameux cygnes à propos desquels la
critique compara le peintre à Turner), Gaston Latouche, le maître des
nuances et des reflets, le commentateur visionnaire des intérieurs du
dix-huitième et des jeux auliques des anciens parcs, l’homme des jaunes
surtout, ces jaunes en fusion transparents comme de l’aventurine,
fins et nacrés comme des laques et bouillonnants, flavescents dans
des roux et des orangés de crépuscule et d’incendie, Gaston Latouche,
une des sensibilités d’œil les plus averties que je sache, et un
métier d’artiste d’une souplesse et d’un mouvement, pour ainsi dire
tournoyants. «Tournoyants» je maintiens le mot, en souvenir d’une
mince plaquette intitulée le «Tournoiement dans l’art» où un paradoxe
ingénieux exaltait la vibration et le mouvement dans la poésie comme
dans la peinture, en opposition au hiératisme et à son immobilité.

Dans son atelier souterrain, assez semblable à la crypte de quelque
abbaye, Latouche nous fait les honneurs de ses prochains envois: envois
pour la nouvelle Association de peintres, qui s’ouvrira samedi prochain
chez Georges Petit, envoi pour l’Exposition universelle...

Et c’est le «Matin», une fantasmagorie de coin de parc, où s’animent
les ébats de nymphes et de faunes, on dirait descendus de leurs
piédestaux; debout, dans la vasque d’un jet d’eau, des nudités de
femmes se dressent et se peignent; un chèvre-pied s’ébroue et renifle
de joie sous les stalactites liquides d’une nappe d’eau retombante; il
est tout balafré d’ombres vertes qui le font étrangement vivant; dans
le fond, des silhouettes de faunes déchirent les longs voiles de brume
d’une figure épeurée, qui doit être la «Rosée»; des cimes de hêtres
mordorés fusent dans le ciel: c’est chimérique et charmant.

Puis, c’est l’ «Adieu», la nuque et le dos nacrés d’une délicieuse
femme en peignoir, donnant ses mains à baiser à un cavalier presque
invisible dans l’embrasure d’une porte; le décor est celui de la
chambre à coucher de Louis XV à Versailles: eau pâle des hauts miroirs,
or fondu des consoles, délicats lambris en grisaille. «Innocence» nous
montre une ronde de jeunes marquises accroupies autour d’un terme de
faune qui s’anime; les ombres et les feuillages de la clairière sont
en or, un or amorti et doux de feuille de platane en octobre. Et ce
sont d’autres toiles encore: des intérieurs de chapelle succèdent aux
évocations Louis XV, d’imprévues aquarelles d’une facture absolument
déroutante aux tableaux à l’huile, des croquetons de Venise à des
notations de Saint-Cloud et de Versailles. Les heures passent légères
et roses comme teintées par le pinceau du maître. Et un invincible
attrait me ramène toujours devant un groupe confus d’amours et de
satyres érigeant une vasque au milieu d’un bassin, dans une allée
abandonnée de parc, le tout grouillant de luminosités vertes et bleues,
qui donnent à l’eau du bassin le ton gemmé d’une queue de paon; et le
peintre n’a mis que deux jours à fixer cette vision prestigieuse.

Nous remontons dans l’habitation. Dans le salon vaste, clair et d’un
agencement inconnu aux tapissiers à la mode, madame Gaston Latouche et
sa fille offrent le thé aux visiteurs.


_Jeudi 8 mars._--Une aubaine: Degas raconté par Forain, Forain,
l’inimitable et l’admirable causeur, parce que notateur d’une
observation sagace, exercée, toujours en éveil et doué d’un esprit
imprévu, primesautier, tout français, un esprit que l’autre génération
ne connaîtra plus, l’esprit à la fois léger et profond, Forain qui a
le mot et l’épithète, en somme, le dessin et la légende. Et c’est,
rapportée de Degas cette critique définitive: «Whistler fait mystérieux
dans le clair obscur; Manet, lui, peignait mystérieux dans le clair»;
et ce testament de Degas à son peintre et ami: «Au cimetière, s’ils
veulent prendre la parole et faire des discours, tu leur sauteras à la
gorge et tu diras: «Degas..., il aima le dessin... et un peu moi»... Et
chaque mot, qu’il détache comme à l’emporte-pièce, d’une voix mordante,
découpe l’idée, silhouette le personnage et fait flèche. C’est une
joie de l’entendre, un régal que de suivre son geste accompagnant la
phrase. L’auditoire est sous le charme, et l’auditoire c’est Octave
Uzanne, Jean de Mitty, Grosjean, Maurice Barrès. Et, sur la déclaration
d’Uzanne, de son horreur pour le truqué, le mensonge du théâtre,
cet art juif, et la psychologie de commande des comédiennes, c’est
cette anecdote authentique rapportée par Forain: L’attendrissement de
romance d’un auteur dramatique s’extasiant sur la délicatesse d’âme
d’une ancienne maîtresse, une sociétaire de la Comédie-Française (ne
la nommons point), et citant cette aventure à l’appui (c’est Forain
qui parle, imitant à miracle la voix tremblée, la diction presque
psalmodiée de l’amant): «Une âme exquise, des trouvailles de cœur...
Ainsi, au début de notre liaison, un matin d’avril, l’idée nous
vint d’aller déjeuner ensemble dans le bois de Sèvres, à l’étang de
Villebon. Nous marchions sous bois; tout à coup nous voilà devant
une pelouse, une pelouse toute fleurie de pâquerettes. Elle, alors,
devant cette floraison, eut un mot charmant: «De la neige oubliée», me
dit-elle.

Nous pouffons. Là-dessus, entre Musurus, qui nous annonce que la
Comédie-Française est en feu; le théâtre de Molière brûle une heure
avant la matinée.

De la braise oubliée sans doute... Et la commission des théâtres l’a
visité la veille!


_Samedi 10 mars._--Deux heures, Saint-Honoré d’Eylau, au convoi de
la petite Henriot. On sort de l’église, et la badauderie parisienne
entasse là des rangs de curieux venus pour voir les cabots et les
ministres. C’est avec plus d’élégances, plus de fourrures et plus de
retenue, l’enterrement de la petite Delobelle. Toutes les faces glabres
pontifient; Mounet-Sully, seul, semble vraiment navré, et son aspect
fait peine. Tous et toutes se comptent de l’œil. Madame Réjane affiche
d’adorables larmes; il y a là de bien beaux yeux rouges d’authentiques
pleurs, mais les lèvres ne le sont pas moins d’authentiques fards. On
se sourit avec des yeux de cinquième acte. Toutes, je veux le croire,
sont profondément émues: la victime était si jeune! et ses vingt ans,
sa joliesse plaident pour elle; mais aucune des belles pleureuses n’a
négligé son maquillage. Mademoiselle Moreno seule est vraiment pâle, et
mademoiselle Sorel, vraiment rose: mais la palme de la beauté demeure à
mademoiselle Mégard. Dans la foule, Paul Hervieu, Maizeroy, très ému,
lui, car il connaissait la morte, Lehideux, Grosjean, Caran d’Ache;
l’événement est très parisien.

Le catafalque est une monumentale gerbe de fleurs, une montante
avalanche de daturas, de gardénias et de roses blanches; il s’ébranle
dans la foule avec des allures de galère enrubannée et fleurie de fête
galante; les fêtes de la Virginité et de la Mort.


_Dimanche 11 mars._--Venise à Paris. Rien des échafaudages qui dressent
le théorème de leurs silhouettes géométriques le long de la Seine, rien
des coupoles et des façades de palais qui transforment le panorama du
fleuve en je ne sais quelle monstrueuse ville du vingtième siècle, à
moitié Amsterdam, à moitié ville des doges, mais surtout très Byzance;
mais vingt études de la «Regina della mare e della sorella della luna»,
vingt tableautins sur Venise, reine de la mer et sœur de la lune, vingt
toiles éveilleuses de rêve et consolatrices sous les ciels froids et
gris d’un printemps grincheux.

L’exposition de mademoiselle Marie Sommer à la galerie Georges Petit,
et voici les «Derniers rayons de soleil sur le canal Grande», le
«Quartier Ogni Santi», «Fondamenta Nuova» et la mélancolie de la lagune
morte, «San Trovaso», l’ «Eglise della Salute», qui fut un mois mon
horizon des fenêtres du palazzo Veniere, que j’habitais; le «Pont des
Soupirs», naturellement; la «Giudecca» et l’infinie tristesse de ses
canaux bordés de prairies; la solitude de «San Francesco del Deserto»,
et tant d’autres souvenirs! toutes mes heures vénitiennes, toutes mes
songeries déjà lointaines évoquées par une palette soleilleuse: le ton
de brique écorchée des vieux palais, la dorure ternie des statues,
les noirs profonds des embrasures de porte, le gris bleuâtre des très
anciens balcons, toute la vie des pierres du vieux Venise reflétée et
doublée dans l’eau lourde, l’étain figé des canaux animé et enflammé
par la lèpre des façades et la zébrure des ciels; tout Venise, enfin,
et sa décomposition splendide, toute sa somptuosité de pourritures
sublimes, que seul Barrès a su rendre et chanter, exprimées cette fois
par une amoureuse et une compréhensive de sa déchéance grandiose.

Chez le même Georges Petit, l’exposition de la Société nouvelle,
l’exposition Gabriel Mourey... Alexander, Aman Jean, Brangwyn,
Latouche, et Le Sidaner, etc., etc... rien que des noms de peintres
chers, rien que des talents aimés, sympathiques, si personnels et si
vrais... Mais ce serait beaucoup de peinture pour aujourd’hui... J’ai
trop de Venise dans la tête: je reviendrai.

Je vais prendre le bateau-mouche à la Concorde et je descends la
Seine entre une double rangée de donjons, de terrasses, de dômes et
de palais... Oh! cette traversée de l’Exposition au crépuscule! quel
spectacle vaudra cette immense allée d’eau bordée d’alhambras, de
généralifes, de pagodes, de cathédrales et de kremlins?... C’est le
tohu-bohu architectural d’un rêve de fumeur d’opium; toutes les époques
ont entassé là, sur les bords du fleuve, des spécimens de monuments
hétéroclites, fastueux et bizarres. Quel dommage qu’il n’y ait pas
un beau coucher de soleil ce soir!... Oh! toutes ces villes hindoues,
birmanes, et italiennes, et espagnoles, se détachant sur un ciel d’or!
L’Exposition de 1900 nous promet pour la fin de cet été de bien beaux
Turner!


_Lundi 12 mars._--Les superstitions de madame Sarah Bernhardt. Par
déférence pour la Comédie-Française, la «Maison du feu», qui débutait
hier soir à l’Académie nationale de musique, madame Sarah Bernhardt,
qui est très bonne et a oublié l’accueil fait à la Duse par nos
aimables sociétaires, le banquet d’Armenonville et les stances de M. de
Féraudy, madame Sarah Bernhardt a reculé sa répétition générale, ce qui
mettait la première de «l’Aiglon» à mardi soir, un 13.

Or, comme madame Sarah Bernhardt est superstitieuse, elle a
délibérément reculé de deux jours, et l’œuvre de M. Rostand affrontera
le feu du public jeudi soir.

Madame Sarah Bernhardt (cette âme exquise d’artiste!...) est coutumière
de ces faiblesses. D’ailleurs, madame Sarah Bernhardt ne serait pas de
théâtre si elle ne professait pas le culte du fétichisme, dont sont
atteints pas mal de directeurs. Après l’opération qu’elle subit, il y
a deux ans, rue d’Armaillé, dans la maison de santé du docteur Pozzi,
elle prit l’horreur subite de ses opales, les merveilleuses opales qui
larmaient et ruisselaient le long de ses dix doigts: elles l’avaient
trahie, disait-elle; elle ne voulait plus les voir, les pierres
traîtresses! Toutes ses bagues furent envoyées chez le joaillier, et
Lalique, à la place des gemmes condamnées, des opales maudites, y
enchâssa tout un jeu de turquoises, la turquoise, la pierre qui porte
bonheur. Madame Sarah Bernhardt eut désormais des mains céruléennes.
Les mains pâles baignées de lueurs blêmes et changeantes seyaient
mieux à sa beauté impérieuse et délicate; l’opale la faisait davantage
«Princesse lointaine». Quelle gemme napoléonienne arborera l’impérial
travesti de demain?

Je ne le verrai pas, car je pars. J’avais retardé d’un jour mon voyage
pour applaudir la tragédienne dans l’uniforme blanc déjà porté par
M. de Max; les superstitions de la femme, en retardant indéfiniment
la première, m’ont privé de ce plaisir. Je ne verrai donc pas Sarah
coiffée de ses seuls cheveux coupés court, Sarah, qui a sacrifié à
la vérité et à la plastique du rôle une toison d’or universellement
célèbre (un coffret de bois de rose a reçu la précieuse relique,
d’indiscrets reporters ont pris soin de nous en informer). Madame
Sarah Bernhardt coiffée à l’enfant, cela était pourtant tentant, et
cela me tentait; mais il est vrai que j’éviterai aussi le public de la
première et les propos de couloirs d’une salle d’invités... Il y a des
compensations!

Même jour, au «Journal», six heures du soir. Un joli mot de Whistler.
C’est Jean de Mitty, le Mitty de «Napoléon» et de «Stendhal», qui sera
demain le Mitty de «Brummell», qui me le rapporte.

Un richissime Américain visite l’atelier de la rue du Bac, et, en
amateur sagace, émoustillé, affriandé par la cuisine savoureuse des
études du peintre (tant de symphonies en or et rose, en bleu et gris,
en fauve et vert!), mais en même temps en Yankee sûr du pouvoir de
sa fortune: «Combien?» demande-t-il négligemment au peintre en lui
montrant les murs de l’atelier. Alors, Whistler, imperturbable:
«Combien? Quatre millions.» Et, comme l’amateur se récrie, «Mes prix
posthumes», conclut modestement le portraitiste de Théodore Duret.


_Mercredi 14 mars._--A la salle Georges Petit, à l’Exposition de la
Société nouvelle. Gabriel Mourey, rencontré hier dans les couloirs
de la maison Ollendorff, m’a tellement pris à partie pour que je ne
quitte pas Paris sans être allé voir ses peintres que j’en ai manqué
le rapide de 8 h. 25... Bref, m’y voici. J’arpente à mon tour les
dédales du temple. Tous à la cimaise. Les voilà bien, les avantages des
expositions particulières!

Et c’est, à l’entrée, le panneau (Venise et paysages), de M. Eugène
Vail. Les Lucien Simon ne lui font pas trop de tort, et Simon, ce sont
pourtant les magistrales études du «Cabaret breton» et du «Jour de
pardon». Oh! le dessin serré et la substance éclatante des rouges et
des blancs de ce bon peintre. Les Cottet, autre bretonnant, me prennent
moins; les Griveau, moins personnels encore, attristent l’œil de leur
sécheresse. Mais voici les féeries d’or fluide de Gaston Latouche.

Les Henri Martin ne m’enthousiasment point: c’est d’une maîtrise
déjà routinière. Et la véritable attraction de la Société nouvelle
réside, il me semble, avec les intérieurs de Walter Gay, déjà nommé,
dans les mélancolieuses études de province de M. Henri Duhem (oh! son
«Soir de givre» et son «Humble Jardin») et dans le Bruges mystérieux
et crépusculaire des six envois de Le Sidaner: une interprétation,
on dirait, des «Vies encloses», de Georges Rodenbach. C’est le même
charme pénétrant de tristesse, de résignation et de songerie quiète,
quelque chose à la fois d’apaisé, de provincial, de lointain et de très
doux qui dort et trouble cependant, nostalgique comme une oraison
psalmodiée de béguine, dans l’eau morte de ses «Berges» et de l’étude
intitulée le «Miroir»... Et l’impression de logis-fantôme, de maison
Usher, que donnent les grandes fenêtres bleuâtres de son «Orangerie»,
et le mystère d’au delà de ses pignons enveloppés de brouillards.

Les «façades ensoleillées», d’Emile Claus, et ses maisons tout en rose
sous le jeu d’ombres des pommiers de leurs vergers d’hiver m’étonnent
encore sans tout à fait me charmer. D’Alexander, un portrait d’homme
hors pair; j’aime moins ses études de femmes; d’Albert Baertsoen, une
«Neige» tout à fait étourdissante, une neige qui, par ses ombres vertes
et ses merveilleux gris impose le souvenir de Whistler. De Brangwyn
enfin, une éclatante et prestigieuse tapisserie persane, qu’il intitule
«Potiers au bord de l’eau».

Même jour, cinq heures et demie, sur le boulevard, une rencontre. --Et
vous partez toujours ce soir! --Toujours ce soir. --Heureux veinard!
Et vous brûlez l’«Aiglon»? --Je le trouverai au retour. L’oiseau a bec
et ongles; avec une presse aussi soignée, la centième est assurée.
--Oui, j’ai lu les interviews. Mais vous manquerez une belle chose; la
première sera curieuse. --J’emporte le «Roi de Rome», de Pouvillon.
--Comme provision de route? --Non, comme consolation. Je le lirai à
Marseille en songeant à M. de Max, demain soir.


_Jeudi 15 mars._--Madame Sarah Bernhardt dans l’«Aiglon».

      J’allais partir. Doña Balbine
    Se lève et prend à sa bobine
            Un fil doré.
    A mon bouton elle le noue,
    Et puis me dit, frôlant ma joue:
            «Vous resterez.»

    Théophile GAUTIER.

Je suis resté.

L’«Aiglon» a été le triomphe de madame Sarah Bernhardt. Elle a été
l’Hamlet blanc, le mélancolique et nerveux et charmeur Habsbourg dans
lequel, par instants, se révolte et bouillonne le fougueux sang corse,
le fils de l’Homme brisé et convulsé sous la serre de Metternich, qui
le dompte en le traînant devant la glace, la glace fatale où surgit,
évoquée par lui, la lamentable file des ancêtres, et Jeanne la Folle,
et Rodolphe de Souabe, et Philippe II, et Charles-Quint, et c’est à la
lueur des autodafés et des torches des cryptes que le blond, le trop
blond fils de Marie-Louise, voit s’ébrouer et s’envoler, hélas! les
Aigles et leurs sœurs les Victoires que Bonaparte avait mis en lui!

Paris n’acceptera jamais le bleu de ses yeux bleus.

Comme personne avant elle et personne après elle, madame Sarah
Bernhardt a personnifié le petit prince français, blanc dans son
costume de colonel autrichien, comme une hostie expiatoire, le petit
Bonaparte au front de nostalgie et d’énergie parfois, mais bien
allemand et déjà exsangue de sang latin quand il se cabre et tournoie,
secoué d’épouvante au milieu des rumeurs plaintives et des voix
d’outre-tombe de la plaine de Wagram.

    Un Habsbourg pouvait seul fixer tant de fantômes.

Un neurasthénique comme M. Edmond Rostand pouvait seul évoquer,
avec cette acuité de visionnaire, les transes et les cauchemars du
neurasthénique épique qu’a été le duc de Reichstadt.

Le drame, tout en tirades, a été surtout goûté des comédiens.

Le «Roi de Rome» par le Roi de la Gomme.

Je suis resté pour la grande tragédienne. Maintenant, je pars!


_Lundi 19 mars._--Marseille. Une lettre de Paris «Je vous retiens! Vous
me demandez de vous adresser en Riviera une impression de première sur
l’«Aiglon», parce que vous quittez Paris mardi, et l’on vous a vu à la
répétition générale!

»Que vous apprendrai-je que vous ne sachiez? que vous dirai-je que
n’ayez vu? L’enthousiasme d’une salle d’amis admirablement composée
et triée et surchauffée depuis des jours et des mois; les partisans
douteux mis sous la surveillance immédiate des fanatiques, dans un
habile méli-mélo de loges et de fauteuils; toute une police embrigadée
allant, à chaque entr’acte, rendre compte à l’Empereur... non, au duc
de Reichstadt, dans sa loge, de la tiédeur des uns et du zèle des
autres; toute la phalange sacrée aux écoutes des propos de couloirs.
Bref, le triomphe organisé d’avance, les ovations à chaque entrée de
Sarah, d’ailleurs émouvante, épique, tragique, admirable, et l’orage
des bravos et des hourras déchaîné à chaque chute du rideau dans
une folie, un hourvari, un tumulte et un délire comme en connurent
seules les arènes de Rome au temps des Césars, et le cirque à Byzance.
Mendès, le buste hors de sa loge, debout, applaudissant à tout rompre;
mademoiselle Feydeau, pâle, les yeux étincelants; l’air d’une jolie
Euménide; Coquelin cadet encombrant de ses «ah!», de ses «oh!» et de sa
mimique affolée l’encombrement des couloirs; Busnach baigné de douces
larmes: «On n’a rien fait de pareil depuis Hugo! --Pas même Meurice,
allons, dites-le!» Et tous les pitres, tous les cabots, tout ce qui,
dans Paris, touche à la scène et au théâtre, se congratulant, se
cajolant, égosillés de joie et criant au chef-d’œuvre; Cabotinville
manifestant comme un seul homme en l’honneur de son auteur favori,
préféré, le seul qui sache écrire pour les comédiens!

»D’ailleurs, vous avez lu la critique! Tous ont marché. Victorien
Sardou, seul, a connu cet ensemble et cet accord parfait dans
l’admiration et l’éloge, et encore, vous le savez comme moi, Sardou
n’a-t-il jamais amené à résipiscence ni Mendès, ni Bauër. Et pourtant
vous le savez comme moi, Sardou et Rostand, c’est le même théâtre, tout
d’habiletés et de trucs, trop théâtre même: épisodes et petits faits
cousus et rapportés, un travail de marqueterie historique, émaillé de
trouvailles de bibelotier, travail, à mon avis, bien supérieur chez
Sardou que chez Rostand, qui englue le tout d’une très médiocre poésie
et, malgré tout, n’a encore commis ni la «Haine», ni une «Théodora».

»Mais allez donc faire entendre cela à un public tympanisé par les
cymbales de toute la presse et affriandé, mis en goût et tenu en éveil
par les sensationnelles interviews que vous savez, les costumes de
velours noir du sympathique et jeune maître, et sa main fine et pâle de
seigneur florentin pour accueillir les reporters! Quelle réclame! «Quel
génie! quel dentiste!» comme gouaillait Oudry dans les «Saltimbanques».

»Et dire que cela, vous, vous ne l’avez pas dit. Vous n’avez rien dit
du «_Roi de Rome_» d’Emile Pouvillon. Vous avez, comme les autres,
«dithyrambé» sur l’épique Hamlet blanc et fait bénéficier l’auteur
du triomphe incontesté de l’interprète. Vous avez flanché, mon cher,
et pourtant, vous, vous n’avez pas de pièce reçue chez madame Sarah
Bernhardt, et vous n’avez aucun espoir d’y être joué un jour. Donc,
vous étiez en toute indépendance.

»Vous avez trahi là tous les poètes, les Henri de Régnier, les Stuart
Merril, comme vous avez trahi les Vielé-Griffin, les Verhaeren et
les Henri Bataille, auxquels une critique qui sait ce qu’elle veut
oppose soi-disant de bonne foi les hexamètres de «Cyrano» et de la
«Samaritaine».

»Du théâtre, certes, M. Rostand fait du théâtre, mais pas celui
que nous aimons. Il y a dans son drame joli et pimpant dans ses
détails comme un Debucourt (après la fête costumée du quatre,
quelqu’un a prononcé le nom de Watteau, en souvenir, sans doute, des
«Romanesques»); il y a dans son drame un acte d’exposition délicieux,
chatoyant, exquis: celui de Baden-Baden; mais, déjà au second, la trame
de la pièce montre les ficelles!

»Oui, je sais, le sentimental qui est en vous a aimé la scène de «_Je
déchire, je déchire_», et celle entre Marmont et le duc de Reichstadt;
je vous accorde même la leçon de tactique et le truc des soldats de
plomb, qui fournissent une belle tirade, déjà lue ailleurs, dans les
«_Châtiments_», je pense... La belle tirade abonde dans l’«_Aiglon_»;
c’est même écrit surtout en monologues. Mais le rôle de Flambeau, dit
Flambard, le vieux grognard qui les repeindra, les soldats de plomb.
Vous acceptez ce fantoche de la Grande Armée, vous et sa verte semonce
au maréchal Marmont? Mais, mon cher ami, les soldats de l’Empire
avaient le respect de leurs officiers, si nous avons le mépris des
nôtres! Vous me direz que c’est du théâtre. Soit, mais de l’affreux
et routinier théâtre, aux effets faciles et prévus!... Flambard, dit
Flambeau, ou Flambeau, dit Flambard... Et l’apostrophe de Metternich
au petit chapeau et la terreur du même Metternich, halluciné devant
Flambard montant la garde en uniforme de grenadier... en plein
Schœnbrunn, dans l’appartement du prince, et c’est les souvenirs de
Raffet. Mais cela est de l’Ambigu et se supporterait à l’Ambigu, si
c’était signé Decourcelle! L’homme qui a écrit la «Princesse lointaine»
doit, dans son for intérieur, mépriser la grossièreté de tels effets:
c’est de l’imagerie d’Epinal destinée au public des troisièmes
galeries, des coups de théâtre dédiés aux titis du poulailler. Mais il
faut bien remplir la salle, et M. Rostand a songé à sa trois centième.

»Vous avez aimé et loué la scène du miroir, où Metternich évoque aux
yeux du jeune prince terrorisé les fantômes de toute sa race! Moi, pas.
Elle est tout entière dans Shakespeare (voyez Macbeth dans l’antre des
sorcières), et dans «_Hernani_», à la scène des portraits. Je vous fais
grâce du reste. A partir du quatre, malgré le luxe et le papotage du
bal masqué, le public bâille ostensiblement. L’«_Aiglon_» n’en fera
pas moins le tour de l’Europe, parce que toutes les ficelles ont été
merveilleusement graissées, la réclame savamment cuisinée, et que notre
Sarah y est de premier ordre!

»D’ailleurs, la pièce a eu les parrains qu’elle mérite, l’enthousiasme
de MM. Coquelin cadet et William Busnach. Mieux, l’«_Echo de Paris_»
publie ce matin une lettre versifiée du vicomte de Borrelli à l’auteur
de l’«_Aiglon_». Le cher vicomte acclame et proclame M. Edmond Rostand
triomphateur et libérateur: cela, c’est le sacre!

»L’«_Aiglon_», écrit M. de Borrelli: l’«_Aiglon_» nous a délivrés
d’Ibsen, d’Hauptmann, Strindberg, Bjornstjerne Bjornson, Dostoïevsky
et autres gêneurs; nous sommes du coup retournés au théâtre du père
Alexandre Dumas, c’est-à-dire cinquante ans en arrière.

»Je trouve tout naturel que les «Deux Orphelines», le «Vicomte de
Bragelonne» et même «Education de Prince» fassent des salles combles
et des tas d’argent comme les «Deux Gosses»; mais c’est du théâtre
et non pas de l’Art, et il ne faut pas alors nous citer Victor Hugo,
Shakespeare et Schiller. Dans ce théâtre, Sardou, à mon avis, demeure
l’homme supérieur, avec un bien autre souci d’exactitude et de vérité
dans l’épisode et le détail. Sardou et Rostand resteront les auteurs de
madame Sarah Bernhardt. Et malgré «_Izeïl_», et malgré même «_Médée_»,
et «Lorenzaccio», parce que Musset, et «_Hamlet_», parce que le grand
Will, notre grande et géniale Sarah aura surtout été la muse de ce
genre de théâtre, parce qu’elle est le théâtre elle-même,

    Reine de l’attitude et princesse du geste;

mais par cela même, c’est le métier qui le veut.

    Princesse du battage et reine du Chiqué;

... Souvenez-vous de Donnay... En somme, le théâtre de l’Insincérité.»

Toute violente qu’elle soit, cette lettre a de l’accent dans sa
violence et n’est pas sans justesse, toute restriction faite sur les
personnalités.

Le piquant est de l’avoir reçue et transcrite pour le «Journal» à
Marseille même, le pays de la bouillabaisse et de M. Edmond Rostand.


_Mardi 20 mars._--Cannes. Une lettre de Paris. --«Mon cher ami, je
n’ai pu profiter du coupon Donnay, n’étant pas rentré ce jour-là chez
moi. Mais, si vous tenez à des renseignements sur Mégard, Diéterle,
etc., j’irai les chercher avec un double plaisir. Il paraît que c’est
joué à ravir, mais que la pièce n’est pas de grand crû, mais de la
légère tisane frappée; ces dialogues de la «Vie parisienne» mis à la
scène sont loin du «Mumm» de «Douloureuse» et d’«Amants». Granier y est
parfaite; là-dessus, l’avis est unanime.

»Pour Henri Rivière, son exposition est sans intérêt; c’est l’éternelle
répétition d’un éternel procédé et une facture compliquée de détails
sans importance et qui disséminent l’effet. Si vous voulez quand
même des lignes, je vous les enverrai sans retard en me contentant
d’analyser les décors. Mais il y a, en ce moment, des expositions
meilleures. A ce propos, je m’étonne que, dans votre dernier Pall-Mall,
dans votre prose consacrée aux Venise de Marie Sommer, vous ayez omis
de parler des huit toiles envoyées là par Forlina... Forlina quel est
ce peintre? Un Vénitien sans doute. Comment le remarquable envoi de
ce coloriste vous a-t-il échappé? C’est d’une bien autre facture que
les luminosités or et rose de mademoiselle Sommer, d’un métier solide
et puissant. L’eau y est traitée à la manière de Thaulow, tout en
vibrations de lumière et d’ombres papillotantes, chatoyantes. Cela
miroite, et cela rêve, et cela vit. Et la truculente cuisine des
couleurs dans le rendu des pierres et des briques des monuments! Il
n’est pas possible que vous ayez vu son «Clair de lune», par exemple,
ou ses «Derniers Rayons»: vous les eussiez signalés; cela, j’en suis
certain.

»Dans votre paragraphe consacré à la Société nouvelle, est-ce aussi
à dessein que vous avez oublié Prinet, Dauchez et Aman-Jean? Ce sont
pourtant là de bons peintres. Je sais que les intérieurs de Prinet
pâlissent un peu auprès de ceux de Walter Gay: ils n’ont ni leur
enveloppement ni leur élégance, c’est plus sec et plus neutre. Mais
il y a là un parti pris de peindre sobre et neutre bien intéressant.
Les ciels de Dauchez demeurent un peu durs; mais quelle mélancolie
dans ces mornes étendues de plaines et de marécages! J’aime moins la
nouvelle manière d’Aman-Jean. Il a rompu la trame de clair-obscur au
fond de laquelle il enfermait ses personnages; ils se sont évadés de
la mystérieuse tapisserie dont il les faisait captifs; mais maintenant
ils se contorsionnent et se cambrent avec des gestes d’acrobate dans
des éclairages rougeâtres et violents. La manière de Besnard l’obsède
évidemment; j’aimais mieux la sienne.

A l’Ambigu, la «Duchesse de Berry», autre drame historique...
L’«Aiglon» suffit. Et enfin les transes et les angoisses des hauts
seigneurs de la Comédie, la Comédie, un moment sans asile, dans la
rue, comme de vulgaires ambulants, et enfin hospitalisés à l’Odéon,
qui déménage. Ginisty passe l’eau et s’installe au Gymnase... au
Gymnase, oui, au «théâtre de Madame», où Tarride et Jeanne Hading sont
engagés pour l’«Enchantement» de M. Bataille (Henry). Enfin, hier, aux
Folies-Bergère, spectacle plutôt coupé d’incidents: pall-mall débuts
de Jane Derval, de Rita del Erido, de Séverin et de Guerrero dans la
«Flamenca»: la Corse et l’Espagne, Madrid et Ménilmontant. Un Chinois
a renversé sur l’orchestre un baquet d’eau qu’il devait escamoter. La
«Flamenca» a plu: c’est de la tauromachie «ad usum Lutetiæ». Et Séverin
s’est enfin esquivé du sempiternel suaire-souquenille du Pierrot
des Funambules; il remplit également bien sa culotte et son rôle de
toréador aimé et tragique. La Guerrero, fort jolie, a mimé de façon
plaisante, inattendue. Otero, elle, débute samedi au Gymnase. C’est la
pantomime endémique. «Catullus nobis hæc otia fecit...» Mais la grande
comédie de la semaine va être l’interpellation qui nous est promise à
la Chambre pour jeudi: le gouvernement va être pris à partie et sommé
de s’expliquer sur la décoration Paquin... Le ministère du commerce
fleurissant du ruban des braves la boutonnière d’un couturier...
Au ministère des beaux-arts, on eût compris; mais du commerce!...
Renseignements pris, ce ne sont pas les mérites esthétiques du monsieur
qu’on a récompensés, mais son dévouement à la bonne cause.

»M. Paquin a été décoré, il est vrai, le mardi gras, ce qui permet au
ministre interpellé de répondre que cette paquinade est un travesti:
décoration de carnaval, une diversion d’un gouvernement qui se divertit.

»M. Lewis, le modiste bien connu, va, paraît-il, fonder un journal
où la cause des employées de maisons de couture sera énergiquement
défendue; titre: les «Droits de la femme».

»A quand la décoration de M. Lewis?»


_Samedi 24 mars._--Nice, la dernière bataille de fleurs. Sous un ciel
dur, on dirait plâtreux, et devant une mer d’un bleu cru, les attelages
enrubannés défilent; des barrières contiennent et retiennent la foule.
Devant le Cercle de la Méditerranée, des toilettes voyantes et des
échafaudages de fleurs artificielles et de plumes signalent le public
des tribunes. La lumière brutale de trois heures accuse violemment la
cernure des yeux, la fanerie des teints cuits et le crépi violacé des
fards; ces dames étaient mieux jeudi, sous le masque. Aux balcons et
aux terrasses des grands hôtels en façade sur la Promenade, on parle
anglais, allemand, italien, espagnol du Sud et surtout rastaquouère;
un public de paquebot jargonne et foisonne de l’hôtel West et End à
la place Masséna, et jamais je n’ai eu aussi profonde la sensation de
détresse et d’exil.

Entre temps, landaus, victorias, drags et buggies défilent, décorés
de fleurs criardes, d’un jaune violent et d’un violet maussade sous
ce mistral et ce soleil. Que sont devenues les odorantes symphonies
en blanc, en mauve et en rose des œillets, anémones, narcisses et
giroflées du marché des Ponchettes, la féerie de nuances des matins
niçois, aux étals des marchandes de fleurs?

Dans un break tout de mimosas, des hommes ont arboré des complets
blancs et des canotiers à ruban orange qui font paraître leurs faces
éreintées plus avachies et d’un brun plus sale. Le mauvais goût des
ornementations fleuries horripile dans ce cadre faux et luxueux de
restaurants et de grands hôtels; le bleu de la mer, l’arête des
montagnes en prennent un aspect factice et voulu abominablement
théâtral. La Juniori, de fondation, ici, dans toutes les manifestations
de plaisirs niçois, passe et repasse, très comité-des-fêtes, dans
une voiture criblée d’œillets trop roses et d’anthémis trop jaunes.
Les cris des vendeurs de journaux assourdissent. C’est l’heure du
«shopping» devant les somptueux étals de la rue Masséna et de la place.
J’ai hâte de gagner la promenade solitaire du Château par les ruelles
colorées et grouillantes du vieux Nice.


_Dimanche 25 mars._--Vintimille. --Pendant qu’à Nice le concours des
automobiles fleuries attire le roi et la reine de Saxe, il nous a plu
d’aller rôder dans la sauvagerie de la vallée de la Roya et l’incurie,
tout italienne, d’une petite ville de frontière.

Amusant, le vieux Vintimille, haut perché, comme le vieux Monaco,
sur sa presqu’île en éperon dans la mer. Ce sont les mêmes rues,
étroites et montantes, pavées de larges dalles, comme celles d’Eze et
de Roquebrune, avec des arches et des voûtes enjambant d’une maison
à l’autre; rues froides et baignées d’ombre, que les offices du
dimanche font désertes, toute la population tassée dans les sanctuaires
lambrissés et peints en trompe-l’œil des églises du littoral. Et
ce sont de pauvres étalages chamarrés de foulards multicolores et
d’indiennes voyantes, chers aux race latines. Dans la solitude des
rues, c’est la rare silhouette d’un bersagliere empanaché de plumes
de coq. Et, dans cette ville froide et muette, on aurait la sensation
d’une cité vidée par une panique de tremblement de terre ou de peste,
sans la sonnerie cuivrée d’un fortin voisin, caserne moderne surgie des
ruines de l’ancien château des marquis de Vintimille. A chaque bout de
rue, c’est, encadré entre deux maisons, souvent peintes, le bleu du
large et le bleu de la mer; des citronniers y égrènent l’or de leurs
fruits, et derrière nous, les cimes grises et violacées des Alpes se
hérissent de pinèdes et de bois d’oliviers.

Auprès de la gare, dans le mouvement de la nouvelle ville, une
trouvaille de chapellerie dédiée au ministère du commerce: le portrait
d’Alfredo Dreyfus orne la coiffe de satin blanc des chapeaux. Le
capitaine est toujours le grand Français de l’Italie. Nous tenons
l’adresse de ce chapelier à la disposition du ministre qui a décoré M.
Paquin (Isidore).


_Lundi 26 mars._--Monte-Carlo.--Pansémitisme. A la villa Hersilia,
aux Deux-Moulins. M. Raoul Gunzbourg, l’ingénieux metteur en scène
des divertissements russes et monégasques de Pétersbourg et de
Monte-Carlo, l’ethnographe érudit que le feu tsar chargea de limiter
les frontières de l’Oural sur les populations asiatiques, nous
communique de curieuses observations sur les races. A l’entendre,
trois races seules couvrent le globe, multipliées à l’infini par des
abâtardissements, qui sont la race jaune, la race blanche et la race
noire. Cham, Sem et Japhet, et, dans la théorie exposée par Gunzbourg,
Sem, à lui seul, résume toute la race blanche. Les théories d’Humboldt,
les légendes du «Cosmos» disparaissent. Le plateau du Caucase, la
descente de la race pure vers l’Est et vers l’Ouest et le mythe du
Celte et de l’Hindou apparentés à travers les distances s’effondrent.
Nous autres Aryens, nous ne sommes plus que des sémites déchus, et la
race pure est celle d’Isaac et d’Ismaël.

Cette conception du pansémitisme est curieuse à écouter dans la bouche
de l’homme qui a inventé le panslavisme. A table, Henry Fouquier, qui
conférencie mercredi, Baron, des Variétés, et quelques métis aryens
protestent; je suis du nombre.


_Mardi 27 mars._--Monte-Carlo, au César-Palace. --Dans le hall blanc
décoré de plantes vertes et doucement éclairé par des électricités
tamisées de soie myrthe, dîner avec Frank Harris, le grand publiciste
anglais et l’historiographe de Shakespeare, Frank Harris, un des plus
gros remueurs d’affaires de Londres, et Henri Davray, le traducteur
attitré de Wells, dont le «Mercure» vient de publier la «Guerre des
mondes».

Après le déjeuner sémite d’hier, le dîner aryen. Frank Harris,
enthousiaste, lui, de la Sicile et de l’Hellade, amoureux de la
lumière et des mythes ensoleillés de l’archipel ionien, se réclame
énergiquement du polythéisme grec et y reconnaît le caractère même de
la race pure.

Celtes, Hindous, Basques même, amoureux des forces du monde et poètes
d’instinct comme tous les êtres sensibles à la beauté extérieure, ont
peuplé les éléments de dieux. Le polythéisme est l’hommage ému de
l’homme à la nature, et le premier joug que la race sémite ait imposé
à l’univers, c’est justement le christianisme, cette religion juive
née à Bethléem, développée à Jérusalem, étroite de morale et sanglante
et triste, ennemie de la beauté et des libres instincts de l’amour,
la religion de Jéhovah implacable et exclusive, réclamant du sang et
des supplices, comme Moloch et Baal. Et, pendant que la conversation
artiste et verveuse va du palais Pitti à la pinacothèque de Munich,
avec des haltes aux temples de l’île de Philé et aux «Peseurs d’or»
de Rembrandt, la pluie crépite aux vitres, la neige floconne sur
les montagnes de la Turbie, et un hiver attardé attriste le paysage
de promontoires et de golfes de la Riviera, comme le deuil même du
catholicisme a enténébré la joie d’exister des vieilles civilisations.
Et c’est la prière sur l’Acropole, la divine prière de Renan qui nous
hante... «Et cette splendeur, cette extase et cette beauté divine, un
petit Juif est venu qui a chassé tout cela.»


_Mardi 17 avril._--Toulon. L’«Adversaire», de Bernard Douay. La fièvre,
une atroce fièvre prise à Cannes, influence du mistral ou rechute
d’influenza, me cloue dans ma chambre d’hôtel. Et, de dehors, c’est le
plus beau soleil, le ciel limpide et le bleu de la rade, un soleil de
Pâques en triomphe depuis dimanche et et qui doit noyer de lumière les
côtes boisées de Sainte-Mandrille, de Tamaris et de Balaguet! Trois
jours d’excursions perdus! Des brassées d’œillets soufre et orange,
que j’ai envoyé chercher au cours Lafayette, me consolent de leurs
corolles de parfums et de clartés; l’air vif entre à flots par mes
fenêtres ouvertes, et les rumeurs aussi de vie et de gaieté de ce mardi
de Pâques. Et je prends mon mal en patience parce qu’un livre aussi me
console et me conforte comme un cri de France et comme un cri de guerre
longtemps attendu et enfin poussé.

L’«Adversaire»! Quel adversaire? Ecoutez plutôt un des personnages du
livre, M. de Jagellon, en parler. Je transcris:

«--Vous vous demandez sans doute, continua Jagellon, pourquoi, quand je
parle ainsi, je hante céans. J’y ai souvent réfléchi moi-même. C’est
peut-être qu’au fond je les aime... Leur haute philosophie pratique
les rend d’un commerce agréable. A force d’avoir roulé à travers les
peuples et les patries, ils ont usé tous leurs angles; ils sont lisses
et doux à manier comme des galets... Enfin, c’est une loi profonde
de nature que ce qui périt aille à ce qui se décompose. Peut-être y
a-t-il une joie farouche pour le passé qui meurt en moi à mesurer ce
que le monde perd de noblesse en changeant de maîtres. Car ils sont les
vôtres. Les mailles du filet d’or sont tissées plus solidement sur les
peuples que ne furent jamais celles du réseau de fer de la féodalité.
La féodalité financière durera sans doute plus longtemps que l’autre.
Et ce n’est pas MM. Jaurès, Clémenceau et consorts, qu’ILS emploient
à mater les dernières forces qui leur sont rivales, qui leur feront
obstacle.

»--Vous le dirai-je...

Le regard de Jagellon, tout à l’heure railleur, s’éclaira d’une lueur
mystique.

»Cette domination actuelle du peuple «témoin» me frappe comme une des
preuves terribles que Dieu, dans son omniscience, appesantit sur la
chrétienté qui le nie. Parce que vous oubliez la Vérité du Christ, dont
Israël, indestructible et dispersé, demeure comme la vivante pierre
de témoignage, le Seigneur l’élève au-dessus de vous et pose son pied
sur vos têtes, afin que l’énigme de sa mystérieuse existence vous
convainque enfin, et vous force à revenir à lui.»

C’est assez explicite, l’«Adversaire». Et, en regard de cette page
un peu sainte-russie, cette profonde, aiguë et spirituelle étude
d’âme parisienne, une âme d’élite et élégante bien connue des milieux
parisiens.

«Cette âme chatoyante et débile, elle la connaissait comme une petite
maison à elle, dont toutes les portes secrètes, les escaliers dérobés
lui étaient de longue date familiers. Elle la connaissait d’autant
mieux qu’elle pouvait se dire avec orgueil qu’elle l’avait sinon
construite, du moins aménagée selon ses plans et ses goûts. Et le
monde s’était accordé à admirer son œuvre. Elle avait pris cet homme
encore incertain de son propre génie, tâtonnant pour trouver sa voie
hors l’obscurité. Ame de seconde main pour ainsi dire, comme en
produisent les civilisations vieillissantes, dont la sève créatrice a
tari et qui ne sont plus peuplées que de formes et d’échos. Dans cette
presse de sensations ténues, reflets de reflets, éclairs de miroirs à
facettes, qui le fatiguaient sans résultat de leurs vibrations courtes,
s’effaçant l’une l’autre, pareilles aux rides d’un étang mort, cette
femme avait jeté le petit morceau de bois sec --cela seulement--
autour duquel avait pu s’opérer enfin la cristallisation brillante.
Qu’était-ce donc pour accomplir ce prodige? Précisément: rien; la
Négation, le Néant. Autour du Vide universel, gentiment réduit aux
proportions d’une salonnière, il avait tissé de fils d’araignée la
formule ironique et voluptuaire de l’existence qui fut l’Evangile des
adultères de cinq à sept. Elle lui avait insufflé ce mépris parfait de
l’âme humaine, dont l’élégance ravit ses contemporains. La rencontre
de ces deux êtres, ç’avait été comme la mainmise d’Israël sur l’âme de
Paris, anémiée par la défaite: Sem vengeant son long abaissement en
empoisonnant la race des «goym» de cette science exclusive des basses
parties de l’homme où l’ont parqué lui-même deux mille ans d’opprobre.»

L’«Adversaire», signé du nom Bernard Douay, un pseudonyme qui cache mal
une des femmes les plus brillantes de la colonie danoise, est dédié à
M. Maurice Barrès.


_Dimanche 22 avril._--Onze heures du matin avenue des Acacias. Dans la
fraîcheur verte du Bois, rajeuni par Avril: des feuillages légers comme
des fumées; du côté de Suresnes, des horizons clairs et doux, on dirait
peints au pastel, et, sous l’émoi des feuilles nouvelles, dans le bleu
du matin, que chauffe déjà la montée du soleil, la promenade au trot
des buggies, des tonneaux et des charrettes, avec les chevaux steppant,
lustrés et peignés comme des filles, dans des harnais de cuir fauve et
de nickel; un luxe gai et matinal, où tout est clair et vif, lavé et
frais à l’œil, le vernis des souliers des promeneurs comme le visage
émoustillé des promeneuses. Et, dans l’émerveillement de cette belle
matinée de printemps, toilettes claires, chapeaux fleuris, jaquettes
impeccables, attelages astiqués et luisants, acteurs et décors seraient
dignes du pinceau de Caran d’Ache --Caran d’Ache, qui fait les cent
pas, escorté de Cappiello et de Jane Thylda, cambré et sensationnel
dans un nouveau complet dont le carreau congestionne et ameute-- oui,
en vérité, tout serait digne de ce pinceau élégant et précis sans
la trépidante irruption des autos, et des triplettes à pétrole, et
leur hideur brutale, encore aggravée par les grosses lunettes des
chauffeurs, l’allure de masques à bésicles des nobles seigneurs qui les
montent.

Engoncés de peaux de bêtes, écrasés dessous des casquettes
monumentales, c’est l’effarante laideur du vingtième siècle qui
passe... et l’odeur de ce pétrole dans cette allée tout odorante de
senteurs de jeunes pousses et du sillage embaumé des femmes.

Helleu les guette, embusqué là sous un arbre, Helleu, le notateur
des attitudes et des cambrures de la femme, attentif et charmé... Il
défile tant de jolies tailles, les matins d’avril, dans les allées
du Bois, et c’est, en lumière sur le clair-obscur des taillis; le
«shopping» escorté de flirts de jeunes et frêles femmes du monde ou du
théâtre, fleurs d’avant-scène et de premières descendues triomphalement
affronter ce matin, la clarté du grand jour et le décor vert du Bois.

Un groupe. «--Vous voilà revenu? --A mon grand regret! --Cette
Exposition pourtant? --Je n’y mettrai pas les pieds. Je veux la voir
finie. --En juin, alors? --Mais les palais des Puissances! C’est ce
qu’il y a de plus beau et ça se voit de la Seine? --Oui, ce sera bien
quand ce sera cuit. --N’appelez pas l’incendie! --Je veux dire estompé,
patiné par le temps. Ça serait très bien dans cinq ans. --Vous êtes
dur. --Mais juste. J’y passe tous les jours sur le bateau, et je vous
jure que c’est bien mieux le soir, quand ça s’enveloppe des brumes.
Il y a alors des effets de ville hindoue très amusants. --Vous êtes
l’homme des soirs! --Oui, l’après-midi est hostile: il y a un jour cru
de midi à trois heures... --... qui conseille la sieste... L’êtes-vous
devenu, l’homme du Midi! --Et comme j’ai raison! Regardez-moi ce ciel.
Il fait beau temps, et nous sommes au Bois; regardez-le bien; il est
couleur de suie. --Que voulez-vous! l’azur étroit des villes...»

Autre groupe. «--Cette Académie Goncourt? --Ça n’a pas fait grand
bruit. --Pourtant Céard... --Droit à l’ancienneté. --Alors Paul
Alexis aussi. --L’Alexis de Zola, ce vieux pâtre oublié sous le hêtre
de Médan. Alors aussi Toudouze... --... qui, pendant vingt ans,
consciencieux et fervent, prit, tous les dimanches, son aller-et-retour
Saint-Lazare-Auteuil. --Pour figurer au Grenier. --Honneur au courage
malheureux. --Moi, après le succès de la «Double Maîtresse», je
m’attendais à Henri de Régnier. --Prrtt! Lui, la vraie Académie
l’attend. Mais votre candidat, à vous, qui eût-il été? --Georges
Lecomte. --Georges Lecomte? --Oui, avez-vous lu «Espagne»? --Non. --Eh
bien, lisez «Espagne» et la «Maison en fleurs».

Autre groupe. «--Vous avez été dur pour Rostand! --Non. J’ai vu
l’«Aiglon» à Marseille. --Et... --C’était mieux à Paris, quoique Jeanne
Grumbach... --Voyons, elle ne fait pas oublier Sarah? --Non, mais elle
n’en impose pas le souvenir. --Et le rôle de Flambeau? --Par Jean
d’Aragon? Le Flambeau est sans pitié. --Comme _le Gendarme_ de Tristan
Bernard. C’est un rôle qui tue son homme! --Et Guitry le joue vrai, et
voilà pourquoi il y est absolument inférieur. Ce Rostand, c’est lui le
roi de l’attitude et le prince du geste. --Encore? Ça recommence? Vous
êtes impitoyable! --Bah! «les morts que je fais se portent assez bien».
C’est l’«Aiglon» qui l’a mis dans cet état, si vous voulez la vérité.
Les trois actes qu’on l’a mis en demeure d’achever, son inspiration
partie, coupée par le revirement d’opinion que vous savez. Le moyen
d’écrire un duc de Reichstadt épique quand on est devenu dreyfusard?
--Chut! une amie de la maison qui passe.»

Sous un immense chapeau enguirlandé de violettes s’avance la jolie
madame Lucien Muhlfeld. «Oui, une amie intime des Rostand.»


_Mardi 24 avril._--Neuf heures du soir, à l’Opéra-Comique, le «Juif
polonais». Pouvait-on aller plus loin dans l’art des éclairages
et de la mise en scène que ne l’a été M. Albert Carré dans la
reprise d’«Orphée» et la création de «Louise», de Charpentier? Non,
semblait-il, quand on se rappelle l’ingénieuse plantation du bois de
cyprès où dort le tombeau d’Eurydice, le Puvis de Chavannes peuplé de
nymphes botticellesques du «séjour des ombres heureuses» et surtout
la tragique et ténébreuse descente d’Orphée aux enfers, ce décor de
ténèbres et d’épouvante où les profondeurs de l’abîme s’éclairent de
gestes blêmes et de masques verdâtres de larves et de spectres.

Puis il y eut, pour encadrer la musique papillotante et chatoyante
de «Louise», les échafaudages et les hautes maisons du réveil de
Montmartre, tout le pittoresque de la Butte s’animant aux clartés de
l’aube, et puis enfin l’étourdissant panorama de Paris un soir de 14
Juillet, cet horizon de dômes et de toits tout crépitants d’étincelles,
de fusées et de feux de Bengale dans le bleu profond de la plus belle
nuit d’été, et la mise en scène déconcertante de grouillement, de
mouvement et de vie: lanternes vénitiennes, oripeaux et paillons, du
couronnement de la muse dans le jardin du poète.

Je ne reviens pas ici sur la valeur des œuvres. En dehors de la «Prise
de Troie», de Berlioz, l’Académie nationale de musique n’a pas,
depuis deux ans, monté un opéra équivalent à ceux de MM. Charpentier
et Erlanger. Eh bien, dans la dernière création de la salle Favart,
M. Albert Carré, si l’on peut dire, s’est encore surpassé. Je ne
parlerai pas de la musique, d’une science d’orchestration toute
moderne, sérieuse et prenante et d’un charme frais dans les scènes
pittoresques, donnant tout le parfum d’idylle et de bien-être de la
prose d’Erckmann-Chatrian. L’interprétation est également hors pair,
et Victor Maurel, dans le rôle de Mathis, joue, mime et chante le
personnage de l’aubergiste assassin par amour de son foyer, comme ne
l’ont jamais joué le créateur du rôle à l’Ambigu et l’acteur qui le
reprit quand le «Juif polonais» passa au Théâtre-Français.

L’émotion du public a été grande, et la scène de la folie, où Mathis
s’épeure et divague en valsant, frénétique, aux fiançailles de sa
fille, sur l’air bien connu de la valse du Lauterbach, demeurera une
des belles créations de sa carrière.

    Des garçons qui faisaient grand tapage
        De leurs biens au soleil,
    Sont venus me parler mariage
        En pompeux appareil.

Madame Gerville-Réache, l’Orphée d’hier, dans le rôle de Catherine,
et de Carbonne dans celui du docteur complètent une interprétation
d’élite. J’ai moins aimé, dans Suzel, mademoiselle Guiraudon, si
exquise dans la Mimi de la «Vie de bohème» et la Cendrillon de
Massenet. Elle a toujours sa voix de fleur qui chante, mais le costume
alsacien l’engonce et lui fait des gestes de poupée, à l’unisson,
d’ailleurs, du jeu de M. Clément, raide comme un morceau de bois dans
son rôle de gendarme. Mais ce qu’on ne saurait trop louer et assez
répéter, c’est le soin et la minutie, le culte du détail et de la
vérité apportés dans la reconstitution de l’atmosphère du drame, le
poêle en faïence et les boiseries de l’auberge, le froid prenant des
effets de neige de cette nuit de Noël, l’adorable, la pittoresque
et touchante descente à la messe, tout le village dans le décor
d’aubépines, de frondaisons légères et de ruelles escarpées, campé
là par Jusseaume sur un fond de vallée où revit toute l’Alsace. Je
reviendrai sur les effets de la cour d’assises, au troisième acte,
où des surgissements de fantômes et la mise en valeur d’une main de
magnétiseur sur le crâne du patient révèlent plus qu’un metteur en
scène de talent, mais affirment presque un artiste de génie. Ce sera
là, je crois, le clou de l’Exposition.


_Dimanche 29 avril._--Le Grand Bazar. Ce qu’ils en disent, ce qu’ils
en pensent. --«Alors, vous la boudez toujours cette Exposition?
--Vous avez tort: il y a des coins charmants. --Tu parles! --Plâtras
et patatras. Quel jour inaugurons-nous une passerelle? --Pour une
imprudence! Si l’on peut dire!... --Attendez les autres: c’est une
ère qui commence. --La statistique des cadavres. Vous les comptez?
Les pyramides ont coûté plus d’hommes. --Mais elles auront duré
davantage. --Bénissez le ciel que ces architectures-là ne restent
pas. Ça vous enthousiasme, vous, le style nougat? Vous avez vu les
palais de l’Esplanade, tous ces dômes en couvercle de soupière: c’est
l’apothéose de la marmite, le style soutien... non, souteneur de
l’Etat. Et la porte Binet, la fameuse salamandre avec la dame mannequin
qui accueille l’univers! Le populaire en a fait justice, car il ne
manque pas de bon sens, l’ouvrier parisien. Vous savez comment on
l’appelle, la dame à Binet? --Non. --Flora Paquin. --Paquin, couture.
--Allons, je vois que c’est un parti pris. Il est de bon ton de la
débiner, cette Exposition, et vous marchez tous comme un seul homme,
parce qu’entre chapeaux à huit reflets et robes à ventre avalé il a
été convenu... Eh bien, ce que vous faites là, mes petits, c’est du
dernier snob. Vous obéissez à un mot d’ordre et, ce qui est du dernier
stupide, vous dénigrez sans avoir vu. --Mais les palais du Champ de
Mars, ce tohu-bohu de boîtes à jouets mises à sac, ce brouhaha de
dômes et de coupoles jaillis là au petit bonheur, vous trouvez ça
beau, vous, cette champignonnière en délire de faux Kremlins et de
pagodes? --Ce que vous dites là tient d’autant moins que rien de
tout cela ne restera. Ça, c’est la foire de Nijni-Novgorod pour les
agences Cook et Lubin. Mais il y a des merveilles que vous ne voulez
pas voir dans cette Exposition: les deux palais aux Champs-Elysées,
le petit surtout. C’est la continuation du style de Trianon dans
ce qu’il y a de plus pur; les proportions sont exquises. Mais vous
êtes aveugle par rancune: c’est le gouvernement que vous boudez à
travers l’Exposition. Cette travée de palais est unique, vue des
Champs-Elysées. Et le pont, le pont Alexandre III, quelle courbe dans
le vide! Mais c’est beau comme un théorème de géométrie, cette ellipse
d’acier enjambant tout le fleuve. Ah! j’aime moins les bronzes des
lampadaires, cela est certain: l’ornementation est surchargée; mais
les quatre pylônes à chaque bout avec leurs lions en or ont une fière
allure, et, l’Exposition finie, quand on aura balayé les gâteaux de
Savoie de l’Esplanade, pour peu qu’on dore les armatures des toits des
deux palais, mais très légèrement, pour leur ôter leur aspect de halle
vitrée et les appareiller au dôme des Invalides, vous verrez que cela
fera très, très bien. --Vous croyez? --Parfaitement, et ce sera un
coin de Paris vingtième siècle que vous pourrez opposer à la place de
la Concorde et aux deux palais de Gabriel. --Le ministère de la marine
et le Garde-Meuble? --Absolument comme je vous le dis. Vous verrez et
vous jugerez, les choses une fois mises en place. --Quel enthousiasme!
Vous voulez vous faire décorer le 14 juillet? --Vous émargez aux fonds
secrets. Il y a huit jours, vous déclariez ne pas vouloir y mettre
les pieds. Quel revirement! --Je vois, je crois. --J’ai vu! La foi
m’inonde! --Polyeucte, va! Moi, je n’ai vu que la rue des Nations.
--Le bord de l’eau. --Oui, la rangée des palais. Eh bien, mon ami,
voilà ce qui devrait rester. Ce n’est que de la reconstitution, mais ça
vous a un autre air que le style nougat. La Hongrie est une merveille;
l’Italie chahute comme couleur, mais a de l’arabesque; l’Autriche est
d’un joli à se mettre à genoux devant; la Belgique nous a sorti une de
ces maisons de ville dont elle a le secret. Ah! le style d’Audenarde
est autrement mieux que le style Binet! Monaco nous a envoyé une tour
presque aussi haute que celle de l’Allemagne, l’Allemagne peinte et
dorée comme un logis du vieux Bâle. A nous, Holbein! C’est un décor
et, je suis désolé de le constater, le plus réussi de l’Exposition. Et
il n’est pas de nous: c’est l’étranger qui nous l’envoie. Voyez-vous
le Vieux Paris à côté de cela? --Et la rue de Paris donc! --Moi, je
n’aime que le Trocadéro. --En effet: comme hideur, on n’ira jamais
plus loin. 78 est une date; la porte Binet n’atteint pas encore à
ça. --Je n’y mettais pas tant de malice. J’aime le Trocadéro à cause
de... --A cause?... --Oui, parfaitement, tous ces petits beuglants
exotiques: danses du ventre, soukhs de Tunis, rue d’Alger, thé de
Ceylan, Andalousie au temps des Maures. --Et morues «a la disposicion
de usted». --Moi, je regrette la rue du Caire. --Parbleu! Quel voyou
que ce d’Héloë!


_Mardi 1er mai._--Le Grand Bazar. La rue de Passy à sept heures du
soir. --Dans la tiédeur de la rue échauffée, parmi le fracas des
tramways et des omnibus, à travers la course un peu ralentie des
apprentis et des employés de bureau regagnant au logis le souper du
soir, un arrêt et une joie, ou plutôt une stupeur joyeuse qui met toute
la rue en gaieté.

Et voici les femmes aux fenêtres, les commerçants aux seuils des
boutiques; les ouvriers en train de s’absinther au comptoir des
marchands de vin sont du même coup dehors; l’œil rigoleur et la mine
allumée, ils regardent. Et trottins en cheveux, vestes plâtreuses,
cravates flambantes de garçons coiffeurs, cottes de velours d’ouvriers
puisatiers, tabliers blancs de garçons bouchers, redingotes élimées,
jaquettes fleuries de muguet malgré l’usure, tabliers bleus de
cuisinières et camisoles claires de blanchisseuses, tout ce petit
monde se presse, se bouscule, se coudoie et se fait place avec des
yeux ronds, des mains peloteuses et des bouches hilares pour voir
défiler sur deux rangs, telle une procession, tout un exode d’Arabes en
burnous, de nègres enturbannés et de mamamouchis en gandouras de soie
voyante, escortant de leurs silhouettes exotiques tout un troupeau de
femmes enveloppées du haïck, hermétiques et voilées.

Deux grands flandrins d’un noir d’ébène ouvrent la marche, dégingandés
et simiesques dans des vestes de soie vert et or; ils portent haut deux
grands étendards aux couleurs du Prophète, très fiers. Les gandouras et
les burnous suivent, pieds nus, sur deux rangs; au milieu oscillent de
lourds paquets d’étoffe blanche qu’écarte au sommet un triangle de peau
brune et tatouée, tel un loup de soie fauve posé sur deux yeux noirs,
le peu de visage que le Coran permet aux femmes de laisser voir: les
odalisques et les danseuses des cafés maures de la rue d’Alger.

Tous ces banquistes d’Orient campent pêle-mêle à quelque cent mètres de
là, à Passy même, et, soir et matin, leurs oripeaux de soie, leurs yeux
d’émail et leurs gestes de singe amusent et mettent en joie la rue, un
peu comme un groupe de masques un jour de carnaval, mais de masques
d’Orient. La curiosité du quartier n’en est pas encore fatiguée. Paul
quitte son bureau, et Nini son atelier dix minutes plus tôt pour jouir
tous les soirs, du coup d’œil; lui, donnerait tout pour connaître une
Mauresque; elle, voudrait bien qu’un des nègres au drapeau la regardât.
Il flotte dans l’air un peu de l’atmosphère de la «Princesse lointaine».

    Tripoli, Césarée, Héliopolis, Assur,
    Lointaines cités d’or, d’ambre rose et d’azur!

Au bout de la rue, les arbres du Ranelagh fusent dans le crépuscule des
frondaisons d’une transparence verte; des escouades d’ouvriers maçons
boivent, installées sur les trottoirs, devant les débits de vin. La
procession sainte défile, lente, au milieu de la chaussée, forçant
innocemment, inconsciemment aussi, fiacres et tramways à s’arrêter.
C’est un rêve de l’Islam qui passe; la rue sent la sueur, l’absinthe,
le muguet fané et un peu l’Arabe.


_Mercredi 2 mai._--Quatre heures; à l’Olympia, dans les coulisses,
pendant la répétition de la «Belle aux cheveux d’or». --Perrinet-Thalès
a tué le géant Dagmar, et sur les luisantes armures des chevaliers
massacrés, la cuirasse d’argent du chevalier blanc, le bouclier d’acier
du chevalier bleu et le casque radieux du chevalier d’or, il vient
de traverser le ravin périlleux, guidé par le sceptre en fleurs de
la fée Urgande. Et maintenant c’est le trois, l’obscurité subite, le
claquement des portants à transformation, brutalement rabattus, cette
fois, en longs roseaux; la descente des frises des triples gazes qui
simulent les brumes, et le groupement des danseuses, libellules et
nénuphars, derrière les gazes flottantes de l’«étang du Sommeil».

Et, dans l’affolement des machinistes, les recommandations suprêmes
aux électriciens pour les éclairages, la musique de Diet chuchote
et bruit comme un battement d’ailes, rythmant par petits bonds la
valse hésitante des phalènes. Derrière les roseaux, sur scène, c’est
l’effarement de Curti, le maître de ballet, endoctrinant une dernière
fois ses danseuses, et avec de grands gestes, les mains comiquement
jointes, très italien de mimique et d’accent: «Mesdames, ze vous en
supplie, zouvenez-vous bien que vous êtes des flours. De la graze,
de l’abandonne dans les poses! Zouvenez-vous, vous n’êtes plous des
femmes, mais des libelloules, tout ce qu’il y a de plous zoli sous le
ciel, la libelloule et les flours! Soyez pouétiques: de la poésie,
beaucoup de poésie! Sonzez à cela, le réveil des nénouphars caressés
par des insectes. Ayez la poudour des flours.»

«Qu’est-ce qui m’a donné cette salope?» C’est la voix de Thalès
remarquant l’absence d’une figurante sur la galère, où il est en train
de grouper les joueurs de viole et les pages roses et blancs de la
Belle aux cheveux d’or.

«On m’a pris ma perruque? Je ne trouve pas ma perruque!» C’est la
Belle elle-même, Hélène Chauvin à demi-nue, qui court d’une coulisse
à l’autre en quête de sa toison qu’elle ne retrouve plus. Les cheveux
d’or de la Belle sont demeurés dans son manteau; c’est Polette de Seyr,
la fée Urgande, qui les lui donne. Tout s’arrange.

Contre un portant. --«Granier est dans la salle. --Granier? --Où ça?
--Dans cette loge, tout en rouge. --Hein? quelle reine de Silistrie!
L’a-t-elle assez pigé, le «caviar et confiture» de la prononciation des
grands ducs! l’est-elle assez, balkan, chaîne-de-l’oural et moscovite!
Et sa scène de guzla, quand elle s’offre à Brasseur! C’est tout de même
un peu mieux que Réjane. --Enfin, voilà quelqu’un de mon avis! --Alors,
au vôtre, c’est la première actrice de Paris? --Assurément, et la plus
en forme. Depuis «Amants», comme naturel, comme diction, comme entrées
et sorties de scène, je n’ai jamais rien vu de tel. --Et la pièce?
--La pièce? J’aime moins la pièce, mais tous les actes dont elle est
deviennent si amusants! --Guy aussi! Oh! étonnant. Mais regardez-moi
Granier: quelle taille! comme elle est redevenue mince! --L’influenza.
--Non, un bon médecin. --Ou un bon masseur. --Tiens. Renée Du Minil,
là-bas, dans cette loge. --Et sa mère. Là, le masseur s’impose. --Et
le bon rôle aussi: on ne lui donne que des pannes. --Tiens, Rose
Demay! --Ancienne pensionnaire de la maison. Elle guettait ce rôle de
la «Belle aux cheveux d’or». Parce qu’écrit pour Liane. --Peut-être;
mais l’auteur la voulait pour la fée. --Quelle fée? --Celle que crée
cette jolie fille de Marseille, cette grande blonde souple, Polette
de Seyr. Quelle silhouette! C’est Lorrain qui l’a fait engager; elle
chantait au Palais de cristal. --Alors, ils sont tous de Marseille ici:
Talès, Polette; les Isola, d’Alger. Et Chauvin? --Comme Gunzbourg, de
Saint-Pétersbourg et de Monte-Carlo. --Vous en avez de bonnes! Mais
regardez danser Campana. Quel ballon! Comme elle fuse du sol! On ne
danse pas mieux à l’Opéra. --Parbleu! c’est une Italienne: elle a la
danse dans le sang, cette fille-là. --C’est la «libelloule» elle-même.
--Qu’ont-ils aux Folies-Bergère?... Tiens, Thylda. --Où ça? --Dans le
promenoir. --Son engagement chez Marchand finit le 15: elle cherche
peut-être un rôle. --Vous l’avez vue dans «Cythère»? --En ingénue.
C’est tout à fait écrit pour elle. On voit que l’auteur y a pensé. --Ça
vous a plu, ce ballet? --On y voit Thylda couchée dans un pucelage.
--Comment, un pucelage? --Oui, un grand coquillage: ça s’appelle comme
cela. --Très bien, j’y suis. --Et Thylda dort là-dedans? --Oui, au
troisième tableau, avec Ducastel; toutes les deux sommeillent dans ce
pucelage. --Mâtin! tout Paris voudra voir ça.


_Vendredi 4 mai._--Le Grand Bazar.--Coin de l’Exposition. --Au thé
derrière le pavillon de Ceylan, section anglaise, un coin frais et
calme du Trocadéro, où, sous des ombrages par quel miracle intacts,
on prend le thé par petites tables autour d’un kiosque tout en
claires-voies d’une netteté réjouissante à l’œil avec ses piliers
laqués et ses nattes de couleurs. De grands gaillards à face de bronze,
sveltes et blancs dans des vestes de piqué boutonnées sur des tabliers
faisant jupe, y déconcertent par leurs longs cheveux noirs tordus en
chignon et le luisant de leurs yeux d’émail; des barmaids, fraîches et
roses, font avec eux le service. C’est déjà le coin achalandé, adopté
par les élégantes et les curieuses qu’hypnotisent la démarche souple et
les prunelles veloutées des hommes de Ceylan. On m’en désigne un qui
déjà ne compte plus ses conquêtes.

Quelques belles. --«Je ne les trouve pas aussi bien que cela.
--Regrettez-vous les âniers? --Pourquoi pas les ânes, pendant que vous
y êtes? --Montrez-moi celui qui... le ravageur de cœurs. --Ce petit?
Mais il me viendrait à l’épaule. --Avouez qu’il a un joli profil.
--Il rappelle beaucoup «la Gandura». --Le peintre? --Le peintre,
naturellement; pas l’acteur, celui qui a préparé la princesse Chara à
Rigo. --Le fait est qu’il lui ressemble. --Moi, je trouve à tout ce
qui n’est pas européen un air animal, même Pépé, le danseur gitano à
l’«Andalousie», dont nous sortons. Moi, il me fait peur, cet homme
avec son teint d’olive verte et ses cheveux ramenés en rouflaquettes.
--Il vous fait peur? Vous savez que c’est le coq de son troupeau de
gitanes. Deux hommes y suffisent: lui et le capitan. --Mes compliments!
Elles doivent être voraces: elles sont si laides, ces danseuses! --Vous
trouvez? --Oh! moi, je les trouve atroces. --Celles des Folies sont
mieux. --C’est-à-dire que je préfère leurs danses; mais, au fond,
kif-kif bourricot, olives et pruneaux, pruneaux et olives. --Mais
celles de Marchand sont de Séville, tandis que celles-ci sont de
Grenade, non plus des cigarières, mais des gitanes de cavernes, celles
qui campent hors de la ville et couchent dans d’anciennes carrières;
très honnêtes d’ailleurs, ne forniquant qu’avec des mâles de leur sang
et tout à fait rebelles à l’étranger, mais, malgré cela, tout à fait
méprisées tra los montes, au ban de la société, là-bas. Savez-vous ce
que m’a raconté Rosero, leur «manager»? Quand il est allé les chercher
en Espagne, il a fallu faire venir les gitanes dans un train à part:
les Madrilènes et les Andalous ont déclaré qu’ils ne partiraient pas
si on les faisait voyager avec les maudits de Grenade. Et, ici, il
a fallu aussi les loger à part, très loin des autres Espagnols, qui
n’auraient pas admis de coucher sous le même toit qu’eux. Et pourtant
tout ce peuple vit du tambourin et de la castagnette, du tango et de
l’habanera. --Ce qui prouve que l’homme est partout le même et que le
climat n’y fait rien; préjugés de caste, haines de race. --Le Christ
devrait bien revenir. --Bah! on ne le crucifierait même plus; il
pérorerait pour rien dans les carrefours: Jean Rictus chante aux Quat’
z’arts. --Le Pavillon japonais ouvre demain. --Madagascar aussi. --Ça
commence donc, enfin? --Ça commence. On dit que les soldats malgaches...


_Lundi 7 mai._--La Délivrance. C’est dans la joie que Paris s’éveille,
encore étonné d’avoir secoué le joug. Les candidats dreyfusards sont
restés sur le carreau, et les sièges gagnés par les nationalistes ont
donné du revif à toute une population accablée et quasi découragée de
tous les trafics dont elle est témoin depuis deux ans. La lutte a été
chaude, mais c’est un peu du bleu de France que l’on voit ce matin dans
le ciel et dans les yeux. Quelle alerte et belle matinée! On dirait que
la nature est en fête, tant l’air est léger et limpide!

Levé de bonne heure, je n’ai rencontré que des regards brillants et
des mines heureuses; et c’est bien le peuple de Paris que je croise
depuis une heure, bureaucrates et employés, ouvriers et trottins de
modiste se rendant au labeur quotidien; les repus et les stipendiés
font encore la grasse matinée à cette heure, cuvant le mauvais vin
de leur déboire ou de leur succès. Et, sur la place Clichy, où je
flâne avant de me présenter rue Moncey, chez mon ami Paul Escudier,
que je tiens à être un des premiers à féliciter, lui, le premier élu
de la veille, le conseiller de Montmartre renommé avec la plus forte
majorité, j’assiste à des petites scènes bien amusantes, des riens qui,
pour un observateur, sont tout un enseignement: les mines réjouies et
les clignements d’yeux amicaux des sergents de ville de service aux
vendeurs des feuilles ennemies du gouvernement, leur bienveillance
marquée pour les crieurs de la «Libre Parole» et de l’«Intransigeant».
Ce sont les deux journaux que s’arrache et se dispute la foule des
laborieux qui descend vers Paris. Le premier «Rochefort» et le premier
«Drumont» excitent la curiosité de tous ces opprimés du capital: des
ouvriers, des employés en vêtements propres et usés paient dix centimes
les feuilles à un sou des deux violents polémistes, et si grande est la
joie du triomphe de leur liste qu’ils ne réclament pas la monnaie et
disent au camelot: «Gardez tout.» C’est la revanche, anodine encore, de
la petite épargne contre la tyrannie et l’agiotage de la ploutocratie
cosmopolite, la première fanfare de clairon en réponse aux cymbales
d’or de la colonie asiatique installée chez nous. Le sang gaulois si
longtemps exploité se réveillerait-il? Paris sent la poudre et la joie.

Et dire que c’est à M. Joseph Reinach que nous devons ce mouvement de
toute une ville, à M. Joseph Reinach et au discours de Digne!

M. Reinach, de Francfort, déclarant avoir accordé une trêve à la France
(le temps sans doute à ses coreligionnaires de s’enrichir pendant
l’Exposition), mais qu’on reprendrait les hostilités dès la clôture du
Grand Bazar, là-bas, au bord du fleuve, et que, coûte que coûte, on
réhabiliterait et on réintégrerait dans l’armée décimée le malheureux
otage de leur haine, l’exténué et excédé gracié de Carpentras, qui ne
veut même pas les recevoir quand ils tentent auprès de lui de pieux
pèlerinages et a consigné à sa porte l’ex-colonel Picquart et Zola!

Et le «Temps» appelle ce ressaisissement du peuple parisien par
lui-même une «bigarrure»! C’est une «fissure» qu’il fallait écrire, une
fissure dans le plâtras et le pisé du grand caravansérail d’opinions
et de consciences qu’ils avaient voulu élever sur notre sol gaulois.
Mais la façade se lézarde, le sol tremble, et, après la clôture, nous
renverrons, avec les exotiques du Trocadéro les cosmopolites de Paris
d’où ils viennent.

Assez de chameliers et de chameaux. Que tout ce monde retourne à la
Mecque. C’est le suffrage universel qui, cette fois, y pourvoira.


_Mardi 8 mai._--Le Grand Bazar, coin d’Exposition.--Trois heures et
demie, la promenade dans les feuilles. Un charme, un bien-être et une
gaieté des yeux qu’une heure passée sur ce trottoir roulant. Rue des
Nations, dans les branchages et les feuillages tendres des hêtres du
quai d’Orsay, l’exode devient délicieux et cela sera certes un des
clous de l’Exposition que cette sensation d’immobilité dans la vitesse
et ce voyage à vol d’oiseau (je dis «d’oiseau»... mettons «de pinson»
et «de moineau franc») à niveau de toit et de cime d’arbre. Mais le
voyage sera-t-il jamais plus agréable que maintenant, dans la jeunesse
des frondaisons, leur légèreté papillotante à l’œil, la clarté verte
des pousses nouvelles et la fraîcheur de tout un printemps attardé,
bourgeonnant clair et frissonnant? Et, pendant que les groupes en
extase se laissent emporter, appuyés aux rampes, c’est un défilé
d’architectures sculptées et peintes, des rencontres imprévues de
chevets de cathédrale, de grands toits guillochés et ouvrés de lucarnes
(le palais de l’Autriche) de tours dorées comme celle de l’Allemagne,
de loggias comme celle de Monaco, des bow windows de l’Angleterre, et
des phares et des campaniles ajourés de la Suède et de la Finlande.
Tout cela se succède dans un désordre apparent mais voulu, sur des
fonds d’eau bleue qui sont la Seine et des armatures de fer et de
serres vitrées qui sont l’Horticulture du cours la Reine et les deux
palais des Champs-Elysées, de l’autre côté de l’eau.

Ce qu’on y entend. --«Vous aussi? --J’y passe mes journées. --Hein?
quelles sensations voluptueuses! Je me sens devenir hirondelle. --Et
moi colis. --Non, télégramme entre les cinq fils d’un poteau: c’est
tout à fait la même hauteur. --Charmante, cette Exposition vue à
travers les feuilles. Comme tout y gagne! --J’y viens tous les jours.
--Moi aussi, et sans nous rencontrer. --C’est là le charme: on se
rencontre toujours partout où l’on va. --J’y reviendrai. --Moi aussi.
C’est une autre patrie que j’ai retrouvée là. --Ne le dites pas trop.
--A cause? --A cause du mot «trottoir».


_Mercredi 9 mai._--Le Grand Bazar, coin d’Exposition: le théâtre
égyptien au Trocadéro. Une colonnade à hauts pilastres d’un temple
du Nil. D’épaisses murailles la dominent, montent dans le ciel avec
des airs de forteresse; dans la façade, çà et là, des moucharabiehs
surplombent pour rappeler que les harems du Caire ont remplacé
maintenant, en Egypte, la cour des Ptolémée, Thèbes aux cent portes et
les lointaines Memphis.

Le théâtre égyptien: Des sons de derboukhas y ronronnent; des flûtes
de roseau y glapissent, la flûte aigre et stridente des Arabes, déjà
entendue dans le Sahara, à la lisière des oasis et des cris s’y mêlent,
gutturaux et rythmés dans une mélopée qui voudrait être gaie et qui
bourdonne triste, si triste et monotone, si désespérément. La foule
intriguée et amusée fait cercle, et des yeux s’écarquillent, et des
cous se tendent pour mieux voir. Les uns empaquetés d’étoffes blanches
avec la face reculée dans des enturbannements de soies voyantes, les
autres gaînés dans la longue robe noire des fellahs, cinq musiciens
(tout un orchestre): deux Egyptiens, deux Druses et un Syrien, dont les
profils étranges, l’indolence du geste et le regard profond et gouaché
déconcertent. Et ce sont des tambourins assourdis de drap rouge que
frappe toujours au même endroit une fatidique baguette, de bizarres
instruments de bois, dont les cordes effleurées, résonnent comme du
bronze, et la flûte bariolée des sables au son continu et plaintif:
toute une musique engourdissante de nirvâna et d’envoûtement.

Indifférents aux regards, dans une nonchalance animale et si
ensommeillée qu’elle n’en est plus hautaine, ils tapent sur les
tambours, grattent sur leurs instruments et forment, entre ces hautes
colonnes, un groupe à la fois barbare et légendaire, qui n’est d’aucun
pays ni d’aucune époque, d’Asie, d’Afrique, surtout d’ailleurs, mais
cependant bien d’une autre race.

Le spectacle est en dedans, bonimenté d’une voix grave par un gros
Levantin en costume du Caire, qui est un juif d’Orient.

L’Orient! Et c’est une aubaine et un plaisir rare que d’entendre en
parler, de l’Orient, dans ce cadre et devant ces êtres, par madame
Judith Gautier, la fille du grand Gautier, rencontrée là au hasard et
trouvée devant ces musiciens, les yeux agrandis, attentive à leurs
mélopées somnolentes qu’elle vient pour surprendre et noter.

Un grand travail qu’elle entreprend là et commence déjà à mener à bien,
cette notation de toutes les musiques exotiques de l’Exposition.

A l’intérieur, ce sont, paraît-il, des danses du ventre, des remous de
nombril et des ondulations de serpent, une figuration de trois cents
nègres, Egyptiens et Syriens mimant des scènes de leurs pays, des
épisodes de fête, de mariage et de combat dans des décors et des jeux
de lumière aménagés par un barnum de là-bas.

Nous pourrions entrer les voir, mais il me plaît davantage d’écouter
et de regarder Judith Gautier me raconter son érudition et ses projets
de sa voix douce d’eau qui parle, la voix charmante et caressante de
madame Judith Gautier... Et ce merveilleux cerveau d’orientaliste,
échauffé au contact de cet Orient d’exportation, anime et transfigure
dans un verbe on dirait écrit, tant il est pur, les objets et les êtres
de notre entourage. Comme elle sait lire dans les yeux enveloppants
et farouches de ces Druses, la bonne autoresse de la «Marchande de
sourires» et du «Dragon impérial»! Elle y lit la sauvagerie, l’audace,
la lâcheté, le dévouement, le lucre et la luxure, toutes passions
instinctives des peuples raffinés et puérils. La derboukha et la
flûte de roseau ronflent toujours. Au café cairiote, où nous sommes
assis devant des tasses fumantes, une délicate et frêle Egyptienne,
quatorze ans à peine, au visage d’ambre clair modelé finement, nous
sourit de toutes ses petites dents d’émail et de ses deux grands yeux
verdâtres; une soie mordorée la gaîne et la fait semblable à quelque
serpent luisant. Elle se tient près de nous immobile et muette, amenée
là par un nègre à qui nous l’avons demandée; sa grâce de jeune animal
intéresse madame Gautier. Elle s’appelle Fatma, naturellement, comme
son cornac se nomme Mohammed: l’on sent si bien que ce sont des noms
d’emprunt pour l’Exposition! Hiératique et souriante sous ses cheveux
châtains tressés en petites nattes, Fatma impose dans son exotisme
l’idée d’une héroïne de Pierre Louys ou de Pierre Loti. Une horrible
matrone, d’une bouffissure toute levantine, avec des yeux bistrés et
des bajoues pendantes, la surveille du comptoir, engoncée, la matrone,
dans une pelisse de peluche bleu saphir d’un modernisme canaille, la
pelisse des filles du Moulin-Rouge et des banquistes de la foire de
Neuilly. Fatma, elle, déguste à petites gorgées un sorbet au citron
qu’elle a demandé en zézayant au nègre qui nous l’a amenée. Madame
Gautier a tiré son carnet et, sur un coin de table, la crayonne de
profil.


_Jeudi, 10 mai._--Le Grand Bazar, coin d’Exposition. Celui qu’eût aimé
Goncourt: le clos japonais, avec ses hautes palissades, ses pelouses
vertes, ses pagodes aux toits recourbés et lambrissés d’écailles, le
bruit jaseur de ses cascades et dans le gazon ras des pentes, la neige
mauve des paulownias en fleurs, les paulownias sans feuilles, tout en
fusées violet pâle, embaumant ce décor de calme et de fraîcheur.

Au fond, c’est le bariolage aérien des lanternes, des grosses lanternes
de papier peint accrochées devant les boutiques des marchands, et, du
pavillon, où Octave Uzanne, rencontré, me force à goûter le fameux
«saki» (une horreur, ce vin de riz célébré par tous les poètes de
l’Extrême-Orient), c’est, dans le clair-obscur de ce coin frais et
sombre, la joie d’y noter les larges taches de clarté de clématites
énormes et de pivoines folles.

Des merveilles, ces pivoines du Japon, que j’admirais, jadis, chez
l’auteur de la «Fille Elisa», dans le jardinet d’Auteuil, les blanches
surtout, d’un blanc de papier de riz, échevelées et soyeuses, et comme
violemment ouvertes sur des pistils d’un jaune d’or. D’autres flambent
d’un rose de Chine ou d’un orangé rouge d’orange sanguine, encore avivé
par le voisinage des clématites. Des mousmés, la taille remontée par
l’énorme nœud de leur ceinture, font le service en silence, amusantes
par le trait net de leurs grands sourcils. Dans le café en face, ce
sont des Japonais qui servent; on mange des gâteaux et des feuilles de
lis en sucre offerts sur des serviettes de papier historié et joli.
Les portes du grand pavillon d’exposition aujourd’hui closes ajoutent
à tout ce décor exotique un air de mystère. On y voit, paraît-il,
d’inestimables laques; mais le public n’est pas admis aujourd’hui.

«--C’est autrement mieux que la rue d’Alger! Quel coin canaille et
vulgaire! --Le café avec des cantinières de zouaves! L’infamie de cela!
Ces malheureuses figurantes de Montmartre affublées d’uniformes, ça
m’a rappelé les revues de barrière! --Et, dans le fond, cette vieille
mère zouzou avec ses médailles. --Et l’Ouled-Naïl d’à côté, celle
qui fait la porte du «Harem du Rachid de Mistikuya», cette guenuche
tatouée empaquetée d’un vieux rideau sur une robe de soie rayée bleu
et jaune! et l’horreur de ces tresses de crins noirs et de son diadème
de plumes! Et les danses du ventre qui se trémoussent derrière, et le
repaire que l’on devine à l’intérieur aux cris et aux musiques qui y
tapagent! --Mohammed Vermine et Gouapette Fatma... Il y a bien plus de
tenue aux Indes anglaises. --Vous avez vu Ceylan? --Ils ont des perles!
--Et des saphirs bleu paon, je ne vous dis que cela! --Vous avez vu
les faïences du Danemark, leurs poissons et leurs grenouilles, et le
blanc de leurs porcelaines? Il n’y a pas à dire, ils nous dament le
pion. Leur céramique... --Il faut dîner au restaurant hongrois. --On
m’avait dit qu’à l’espagnol... --Dîner? C’est encore bien noir, cette
Exposition sans électricité. --A propos de restaurant, avez-vous vu
le «Pavillon-Bleu» de Saint-Cloud, l’établissement qu’il a installé
près de la tour Eiffel, vis-à-vis le «Palais lumineux», près du petit
lac? C’est délicieux d’architecture, très modern-style; mais ces
poutrelles peintes en bleu sont d’un effet charmeur! --Oh! si vous
parlez d’architecture, allez voir le musée de marine de l’Allemagne,
dans l’allée Nicolas II, de l’autre côté du «Tour du Monde»: il y a
une espèce de phare de Hambourg, mi-hollandais et mi-saxon, qui est
une merveille de couleurs et de lignes. C’est peut-être ce qu’il y a
de plus complet dans toute l’Exposition! --Moralité: jusqu’ici, les
étrangers nous font la pige. --Allez-vous à l’«Enchantement» ce soir?
--La première de Bataille, la première d’un ami? Jamais! On dirait
que tout le monde vient là comme à une exécution: c’est le soir où
la Critique condamne! --Mais le public ne ratifie pas toujours le
jugement. --C’est toute une révolution dans l’art dramatique que
tente là Bataille. Bataille, un beau nom pour engager la lutte! Cette
bataille-là! ce sera la victoire, et une vraie victoire littéraire...
enfin!...


_Mardi 22 mai._--A l’Odéon, l’«Enchantement», d’Henry Bataille.
L’«Enchantement»! Quelque chose de louche et de malsain qui trouble,
comme une ivresse équivoque qui décage les appétits et désagrège la
volonté. Les meilleurs y deviennent mauvais, les mauvais y deviennent
pires; c’est comme un philtre et c’est comme une contagion aussi; c’est
une atmosphère de folie créée et installée dans la maison par le foyer
d’amour qui est une petite fille qu’on croit d’abord vicieuse, parce
que l’instinct a chez elle toutes les audaces, et qui n’est, en somme,
qu’un pauvre petit être douloureux et plaintif.

Janine, pendant le flirt très sage de sa grande sœur Isabelle et de son
fiancé Georges, deux amoureux d’habitude, sinon de raison, s’est prise
pour son futur beau-frère d’une espèce d’affolement farouche qui la
conduit jusqu’au suicide, suicide ou plutôt tentative de suicide, qui
met l’homme bien-aimé dans la situation la plus ridicule entre les deux
sœurs, énervées, attendries et en larmes, et cela le soir même de ses
noces.

Le plus simple serait d’envoyer la petite suicidée au couvent; mais
Isabelle, nature idéalement fausse, pseudo-femme supérieure, éprise de
grandes idées et surtout de grands mots, s’est mis en tête de guérir
l’enfant malade. Elle croit se devoir à cette œuvre et, campée dans
son rôle de sœur maternelle, pour mieux surveiller la convalescence de
cette petite âme contaminée, elle installe le mal au foyer conjugal.
Oui, elle impose cette petite fille incandescente à Georges, mari
débonnaire et peut-être flatté de cette passion enfantine, et voilà,
du coup, l’amour, la jalousie, l’hypocrisie et tout l’attirail du
mensonge sentimental à demeure dans le ménage: autant dire le feu dans
la maison.

Les procédés du dialogue et de l’intrigue... le plus bel éloge à faire
de la pièce, c’est qu’il n’y en a pas. L’«Enchantement» est vrai comme
la vie, triste comme l’amour, aveugle comme la force, hardi comme
la beauté. C’est une œuvre puissante et osée, où la complexité des
caractères, le comique et le dramatique, douloureusement mêlés, font
monter à la fois le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux, et,
comme tous les vrais spectacles observés de la vie, c’est une œuvre
d’un enseignement supérieur et d’une haute immoralité.

C’est, enfin, la vérité et la pitié au théâtre et la première trouée
dans la quincaillerie mal étamée du panache et du faux romantisme.
Une bouffée d’air vif et de sincérité circule enfin dans l’atmosphère
empuantie des séculaires coulisses. Avec Henry Bataille, c’est enfin
de la vie et un jeune, c’est-à-dire du sang nouveau, sur la scène
encombrée de vieux clichés, de vieux pots à fard et de tirades rances,
le premier coup donné, et victorieusement, à l’art vieillissant, sinon
déjà fossile, des mensonges désuets et des procédés!


_Vendredi 25 mai._--Le Grand Bazar, au petit Palais. Entre les
meubles de Crescent et les commodes en bois satiné signés Riesener,
les terres-cuites de Clodion et les Antoine Watteau de collections
particulières, section de l’art français, du dix-huitième siècle, un
bibelot sans prix, une merveille exquise de fantaisie et de style: la
pendule à jeu d’orgue et l’orchestre de singes en vieux saxe, ayant
jadis appartenu à la duchesse du Maine.

La pendule est à musique et joue peut-être encore des menuets de Lulli;
mais la curiosité en est le peuple de vieux saxe.

Il faut aller voir ces vingt babouins enrubannés, figurines roses
et vertes, hautes au moins d’un doigt, jouer, dans les poses les
plus divertissantes et de l’air le plus sérieux du monde, qui d’un
violon, qui du basson, qui du hautbois, qui de la flûte, et même de la
viole de gambe et de la viole d’amour... le comique achevé des mines
et contremines de cet orchestre costumé, la diversité surprenante
des attitudes de ces babouins et de ces guenons attifées à la mode
de la Régence et le côté mélomane de leurs figures solennelles
et enamourées... Du Lulli sûrement que joue tout ce petit monde
cérémonieux et pâmé. Et tout un siècle revit dans ces amours de singes
musiciens, prétentieux, délicats et gourmés! Ne pas manquer de s’y
arrêter et d’y vivre une minute de Versailles, une minute de mouches,
de falbalas, de menuets et d’élégances poudrées dans le recul des
heures à jamais mortes.


_Samedi 26 mai._--Toujours le Grand Bazar. Ce qu’ils en disent, ce
qu’ils en pensent. Au Thé de Ceylan, cinq heures. Deux groupes. «--Ce
n’est pas éclairé le soir. --Encore une légende! Tous les soirs,
ça rutile. --Le palais de l’Electricité pourtant... --Il y a eu un
accident; ce n’est pas la faute du gouvernement. --Ni de l’architecte,
n’est-ce pas? Il faut entendre monter les plaintes et les malédictions!
--Le chœur des mécontents, quel clou pour les revues de fin d’année!

--Riez! Le ministère pourrait bien tomber contre ce mécontentement-là!
--Oh! là là! Il a les reins solides, le ministère, pour une bigarrure
de l’opinion parisienne! --Oh! oui, la fameuse bigarrure: les
nationalistes au Conseil et Lucipia à la porte. Vous lisez le «Temps»:
ça se voit; vous êtes le vieil abonné. Essayez donc un peu d’aller
au théâtre égyptien le soir: vous verrez s’ils ont de la lumière!
--Pourtant? --A propos, vous savez comment on l’appelle, la Parisienne
de la fameuse porte? --Flora Paquin! Oui, nous savons; c’est Isidore
qui a fourni les modèles du manteau et de la robe! --Flora Paquin,
c’est déjà vieux; tout le monde le sait. Non, un autre nom tout neuf.
--La Victoire de Chameaustrass! --De Chameauthrace... --Oui, de Chameau
en souvenir de l’autre, celle du Louvre, la belle Victoire ailée du
musée, celle de Samothrace... --Le fait est que le sculpteur a dû y
penser: c’est la même attitude, la même pose accueillantes. --Oh! la
raideur en moins et l’envolée en plus! --Madeleine Lemaire donne un bal
costumé mardi, le bal dit de l’Exposition... --Oui, le bal où tout le
monde veut être invité. Je connais des gens qui font des bassesses...
--Chaque costume doit rappeler un monument de l’Exposition.»

Autre groupe. «--Moi, j’ai dîné l’autre mardi rue des Nations. Il
faisait un froid! --L’autre mardi? Parbleu! le dernier saint de
glace. Le gouvernement n’y est pour rien, avouez! --Et puis ça
rabat l’étranger sur Paris; ça fait gagner les théâtres. --Pour ce
qu’on nous y donne!... --Le fait est que la reprise sévit; mais
la reprise plaît à l’étranger. --On dit la Loïe merveilleuse. --A
l’Olympia, et renouvelée: des effets de couleurs inconnues dans le
prisme. --Et «Cythère» aux Folies? --S’y taire depuis que Thylda a
quitté. --On dit que Nau dans la «Clairière»... --Mais c’est un peu
bien loin, le théâtre Antoine; pourquoi pas Cluny, pendant que vous
y êtes?... --«Zaza» au Vaudeville! --«Zaza», fini; «Zaza», c’est
«Madame Sans-Gêne» maintenant! --Vous avez vu la «Robe rouge»? --Le
magistrat qui fait sa carrière sur le cadavre d’un accusé... J’ai
craint une allusion à l’Affaire et me suis abstenu. --De peur de vous
passionner? --La veuve Henry est-elle admise à poursuivre Reinach?
--Après l’Exposition peut-être! --Vous avez revu «Cyrano»? --Non...
Quelle ovation pour célébrer la guérison du jeune et sympathique
auteur!... Hugo, Banville, Heine et Mathurin Régnier, quelle chambrée!
Aucun maître n’a été oublié! --Oui, on a étranglé quelques poètes!
--Quelques jeunes?... --Naturellement! --Ça rétablit la hiérarchie dans
les lettres. --Rostand est un heureux mortel. --Les dieux l’admettent!
--C’est l’entrée vivant dans l’immortalité! --Et l’«Aiglon», toujours
la grosse recette? --Onze mille! Sarah a introduit un cinématographe à
l’acte de Wagram; ça fait salle comble. Le champ de bataille s’anime:
les morts défilent, hurlent et râlent... et Jean Lorrain fait une
tête!... --Une tête?... --C’était la fin de son second acte dans
«Ennoïa», la pièce que Sarah lui a gardée cinq ans dans son tiroir
et qu’il a enfin réclamée! --Alors? --Alors non; mais moralité: ne
jamais confier un manuscrit à un directeur. Les auteurs ont la mémoire
inconsciente: voir d’Annunzio, Sardou et autres producteurs.


_Dimanche 27 mai._--Reflets du Grand Bazar. 11 heures du soir, la fête
des Invalides. De la lumière et du bruit, de la poussière, de la joie,
de l’entrain et les farces un peu grosses d’un public de barrière, mais
quel vertige de clarté!

Dans un fracas d’Apocalypse, les manèges de cochons, de girafes,
de chameaux, d’automobiles et de bicyclettes, le roulis circulaire
des montagnes russes, tout cela tourne, passe, flamboie, rutile et
scintille, étincelant d’oripeaux, de dorures et de miroirs, emportant,
dans un cycle en vérité dantesque, des remous de jupes, des éclats
de cuirasse, des lueurs de casque, des envolements de blouses et des
flammes éparses de soies et de chevelures, crinières, mantelets et
chignons.

La lumière électrique incendie à blanc couleurs et silhouettes;
l’atmosphère lourde pue le vin bleu, la sueur, le musc et le pétrole.
Des cochons passent, fantastiques, chevauchés par des noirs, les
Sénégalais du Trocadéro, d’une splendeur sombre dans l’envolement de
leur gandoura blanche; tous les soukhs de Tunis, toute la rue d’Alger,
turbans et chéchias, galopent en débandade, qui sur les autruches,
qui sur les léopards des manèges voisins; toutes les casernes
permissionnaires, toutes les brasseries de femmes du Gros-Caillou leur
font la haie, enthousiastes, et, couronné de fleurs, avec deux petits
Arabes en burnous, je reconnais dans un wagon de montagnes russes
le charmeur de serpents du jardin de Djelbirb, à Tunis, le psylle
haillonneux aux prunelles de jais noir de la place des Conteurs.


_Lundi 28 mai._--La journée des pickpockets. L’éclipse annoncée et la
curiosité parisienne ont fait le jeu de ces messieurs.

A partir de trois heures, sur les trottoirs, ce n’étaient que grosses
dames, trottins et apprentis, toute la flâne de la rue arrêtée,
occupée à découvrir l’éclipse à travers des morceaux de verre noircis;
des camelots obligeants circulaient dans la foule, trop heureux de
les prêter aux badauds. Mais, une fois le client absorbé dans sa
contemplation lunaire, gare aux poches: rafles de chaînes, cueillettes
de montres, éclipses de porte-monnaie.

_Même jour._--Sept heures. Au Grand Bazar, le coin des exotiques.

Au Trocadéro, l’heure où les attractions font trêve, l’accalmie où
derboukhas, tambourins et flûtes de roseau cessent de secouer les
danses du ventre. Almées, Ouled-Naïls, Bédouins et danseurs maures
regagnent les proches Passy ou les lointains Grenelle pour aller
pitancer (les badaboums reprendront à neuf heures, après le repas du
soir), et, sous les marronniers du boulevard Delessert, ce sont des
processions de femmes voilées, des groupes de fellahs, d’amusants
ensembles de Druses et de noirs, toute la figuration du théâtre
égyptien et des soi-disant harems algériens qui fait les cent pas,
se hâte ou s’attarde, offrant des attitudes, des profils et des
silhouettes à la curiosité artiste des flâneurs.

Heure favorite et coin bien connu des peintres et des littérateurs,
mine inépuisable de tableautins et de chroniques. Et c’est madame
Louise Desbordes, la peintresse des étranges femmes-fleurs, une
familière des exotiques, retrouvée là, contemplative et ravie, sur la
même chaise que l’avant-veille devant le pavillon de l’Algérie, et
c’est madame Judith Gautier, une habituée aussi, toujours en quête de
renseignements pour son étude sur la musique d’Orient.

Attablé devant le café égyptien, Lucien Muhlfeld cause longuement
avec Kaby Ben Amor, le trop fameux courtier pisteur de Tunis, et se
documente pour un piquant Courrier de Paris du «Journal».


_Mardi 29 mai._--Toujours le Grand Bazar. Dix heures du soir, au
Pavillon Bleu. «--Et ça fait de l’argent la pièce de Bataille? --Tous
les soirs, deux mille, et c’est la vingt-cinquième. Le public grogne un
peu à la scène des deux sœurs, au troisième acte; mais il y mord quand
même, en dépit de la critique. --Et les Français qui ne font que quinze
cents là-bas, de l’autre côté de l’eau. --L’autre côté de l’eau! A ce
propos, vous connaissez le mot prêté à Ginisty.... Ginisty, directeur
au Gymnase? On lui demandait s’il était content de sa nouvelle
installation et de ses recettes au boulevard. «Pas mal, pas mal, a-t-il
répondu, mais ma clientèle a bien du mal à passer les ponts.» --«Si non
e vero, e bene trovato.»

Dans l’embrasure des larges fenêtres, d’un modern-style amusant,
le ciel nocturne s’encadre, d’un bleu profond, d’un bleu de saphir
exaspéré par le jaune clair des boiseries et des murailles; de l’autre
côté du petit lac, le Palais lumineux flamboie, allumant comme des
lanternes japonaises dans l’interstice des feuillages. Du jardin, des
valses tziganes montent, dansent et pleurent, raclées par un orchestre
invisible. A une des fenêtres ouvertes, un des musiciens se penche avec
des contorsions de torse et des roulements de prunelles qui semblent
accompagner son rythme. «Vovos Elek, me chuchote-t-on à l’oreille,
le plus demandé des tziganes de Budapest et un peu mieux que Rigo,
n’est-ce pas?»

Et pas une femme à table pour nous glisser à l’oreille: «Donne donc
cinq louis au tzigane.» Il n’y a que des hommes: Dulong, l’oseur
de tant de jolies architectures du Champ de Mars; Soulié, autre
architecte, autre artiste; Lafitte, l’homme de tous les sports;
Chincholle, qui vient de porter un toast; Octave Uzanne, etc.

_Onze heures._ «--Branle-bas sur le pont: c’est l’heure où Madeleine
Lemaire s’habille en porte Binet pour son bal. --En porte Binet!
Non, cette chose monstrueuse et grotesque... --Oui, elle en paraîtra
coiffée, comme jadis du buste de Dumas, feu madame Aubernon.
--Madeleine Lemaire coiffée de la porte Binet! Ses pires ennemis
n’auraient pas trouvé cela!»


_Mercredi 30 mai._--A l’Opéra-Comique, dix heures. «Hænsel et Gretel».
Le charme frais, l’émotion attendrie de l’éternelle légende des enfants
perdus dans la forêt, le plus fin joyau d’art peut-être de toute cette
année que cette représentation --dans quel cadre exquis et voulu!-- du
conte théâtral de madame Adélaïde Wette et de M. Humperdinck.

Et, dans des décors d’une réalité légendaire, intérieur de chaumière
et forêt de sapins, déjà rencontrés en Allemagne, aux bords des lacs
du Tyrol bavarois, ce sont les chansons, les danses, les querelles,
les extases, les angoisses et les épouvantes d’Hænsel et de Gretel,
fuyant la correction maternelle pour tomber aux mains de l’horrible fée
Grignotte, l’ancestrale ogresse de toutes les histoires et de tous les
contes de fées, l’abracadabrante «baba Yaga» des légendes russes, si
merveilleusement rendue avec ses gestes hésitants, ses mines voraces et
sa démarche cauteleuse par Mme Delna, Delna, qui vient de trouver là
une création en tous points digne de son talent comique et l’unanime
succès une fois déjà rencontré dans «Falstaff».

Autour de sa silhouette fantômatique et grotesque de «maman
Lèchefrite», ce sont les ébats et les mines effarées des deux plus
jolies poupées de Nuremberg qu’aient jamais rêvées buveur de bière
et fumeur d’opium: Rioton-Gretel et de Craponne-Hænsel, toutes deux
si gosses, si démantibulées de gestes et d’une terreur si touchante
dans l’ombre crépusculaire et hantée de la forêt; et c’est, silhouette
exquise de rêve, Mlle Mastiana dans l’«Homme au sable», à côté de
--vision matinale trop vite évanouie-- Mlle Daffetye dans l’«Homme à
la rosée». Et alors des trouvailles de mise en scène où se reconnaît
le génie de Carré: l’escalier d’or où s’étage en deux rangs d’ailes
harmonieuses la descente des anges penchés sur le sommeil des enfants;
les mirages de l’étang, où l’horreur des souches grimaçantes s’aggrave
de phosphorescentes prunelles de hiboux et la chevauchée à travers les
sapins de l’ogresse, le fatidique balai du sabbat entre les jambes.

A la partition colorée et chantante de M. Humperdinck, d’une
orchestration si substantielle et si savante, d’un charme populaire
de vieux lieds et de rondes célèbres en pays de Rhin, la traduction
de M. Catulle Mendès prête une poésie ailée et puérile qui restitue
à toute l’œuvre son atmosphère wagnérienne, son parfum de petite
fleur légendaire tombée de la couronne d’Elisabeth dans les «Maîtres
chanteurs».


_Vendredi 1er juin._--Le Grand Bazar. Ce qu’ils en disent, ce qu’ils
en pensent, ce qu’il faut avoir vu: «--Les tapisseries tissées de
fils d’or au pavillon de l’Espagne. --Les Watteau de l’empereur au
pavillon de l’Allemagne. --Les Espagnols à la feria. --Les ciboires,
les ornements d’église et les vêtements d’apparat bossués d’émaux
du pavillon de la Hongrie. --Le mobilier de l’Angleterre. --Les
faïences du Danemark. --De l’extase pour la Finlande est bien portée.
Remarquez l’atmosphère de calme et d’honnêteté dégagée par les peuples
du Nord; venir se reposer dans l’ombre fraîche de leur vertu de la
luxure brutale de l’Orient, sujet de conversations et de chroniques.
--Divagations tout indiquées sur les clochetons et les toits ajourés
de la Suède et de la même Finlande; les opposer aux moucharabiehs
et minarets plâtreux de l’Algérie, vomir sur les soukhs tunisiens,
dithyramber encore, au besoin, sur le phare de l’Allemagne, conspuer
le style italien. --Au petit palais, n’admettre que le dix-huitième
siècle, reconnaître à première vue un Riesener d’un Crescent, se pâmer
sur l’enseigne de Watteau, la fameuse enseigne, éviter de parler des
«Trois Grâces», la trop clamée et réclamée pendule de M. de Camondo
(le sujet commence à être rebattu), découvrir si possible d’autres
Falconnet, affecter le plus profond mépris pour les œuvres entassées
dans le grand palais, dédaigner la peinture contemporaine, être très
documenté sur l’exposition des voitures, carrosses de sacre, berlines
de l’émigré, coucous, pataches et diligences, connaître par le menu
les noms des propriétaires des anciennes vinaigrettes: pour éviter les
gaffes, relire au besoin le beau livre d’Octave Uzanne. --Ne pas se
vanter de dîner tous les soirs à l’Exposition: on vous croirait sans
famille ou au ban de vos relations; éviter de dire: «Nous en sommes à
notre trentième restaurant», pour ne pas s’entendre répondre: «Ça fait
l’éloge de votre estomac.»

Bal Madeleine Lemaire. Paraître très informé sur la genèse de chaque
costume, admirer sans restriction le fabuleux rajah bleu turquoise de
M. de Montesquiou, savoir que les bijoux étaient prêtés par Sarah.
--S’étonner de la mise en loge des Altesses et de la complaisance des
invités consentant à défiler la parade devant la princesse Hélène et
les grands-ducs, lancer d’un ton indigné: «Moi, jamais je n’aurais
voulu me donner en spectacle», pour risquer aussitôt cette restriction
perfide: «Bah! il y avait tous les théâtres».

Scandale du jour, fausse nouvelle «--Et ce mariage Pougy-Lorrain? Qu’y
a-t-il de vrai dans tout cela? --Le plaisir que Liane a à le démentir.
--Et Lorrain à le laisser croire. --Pourquoi? --Par rosserie pour
rappeler des mariages précédents --identiques-- et embêter le ménage...
--Ne le nommez pas.»


_Samedi 2 juin._--Le Grand Bazar. La merveille du Trocadéro et
peut-être de toute l’Exposition, le Pnom et la pagode des Bouddhas, à
l’Indo-Chine, derrière les pavillons de la Martinique et de la Réunion.

Très haut dans les arbres, au-dessus des longues feuilles des
bananiers, les toits recourbés d’une pagode luisent, éperonnés d’or et
lambrissés, comme d’autant d’écailles, de petites tuiles de nuances
délicates. Ils luisent très haut dans le ciel, ces toits on dirait
laqués, gardés le long d’une vaste terrasse par vingt chimères, vingt
monstres hilares, moitié dogues et moitié requins, écartant tous une
croupe rebondie d’où s’élance une rigide queue verticale.

C’est la pagode des Bouddhas. Une admirable frise représentant une
guirlande de bayadères court le long de la terrasse; des idoles
mitrées veillent quatre par quatre, enclavées dans un pylône, aux
bords des parapets. Ce sont des déesses accroupies, la fleur de lotus
à la main, et leur solennité tranquille encadre, aux quatre coins du
temple, le rire immense et répété des monstres. Une énorme coupole aux
enroulements de turban hindou se renfle et s’effile derrière les toits;
elle couronne un vaste cube de pierre, percé de trois ouvertures;
quatre géants flanquent l’entablement du dôme et le gardent, appuyés
sur des massues. Architecture religieuse et barbare, un peu menaçante
et pourtant harmonieuse, tant elle est voulue. Chaque angle, chaque
ligne, chaque statue y renferme un symbole, et tous les détails
d’ornementation concourent, on le sent, comme dans les cathédrales
gothiques, à l’affirmation d’un dogme ou d’une foi. C’est le lent et
magnifique épanouissement d’un mythe inscrit dans la pierre et le
métal, un «credo» d’architecture où chaque marche d’escalier, chaque
statue a un sens mystique. Et une grande admiration vous prend pour
les peuples disparus (car la race Khmer, dont ce monument atteste la
puissance, est depuis longtemps abolie), et une grande admiration,
dis-je, vous prend pour ces peuples lointains chez qui l’idée
religieuse fut si forte qu’à travers les siècles et les espaces la
reconstitution rapetissée d’un de leurs temples nous impose, à nous
autres modernes, le respect d’une ferveur et le regret d’une foi.

Un raide escalier y conduit par quarante marches, gardées par dix
monstres, les mêmes dogues hilares, dentés comme des requins: ils
sont là musclés et trapus, toutes les cinq marches, escortant de
leur grimace immobile la lente montée des visiteurs... autrefois,
des pèlerins. Deux géants appuyés sur des massues font sentinelle
à la porte du temple, à niveau de la terrasse... et, le long des
lourds parapets, à la pointe recourbée des toits, comme au faîte de
grands mâts plantés çà et là parallèles aux arbres, des clochettes
tintinnabulent avec des cliquetis de métal, mélancoliques et mystiques
sonneries qui, là-bas, dans les forêts de l’Inde, dénoncent l’approche
des lieux saints à la dévotion des fidèles comme à l’effroi des parias.

De chaque côté de l’escalier, à niveau des soubassements du temple,
deux petits dômes enturbannés se bombent et tirebouchonnent au-dessus
de deux cubes de pierre: l’entrée des souterrains.


_Dimanche 3 juin._--Le Grand Bazar, neuf heures du soir. Marchera-t-il?
Ne marchera-t-il pas? C’est du château qu’il s’agit, le château d’eau
dont les frises illuminées devaient éclairer tout le Champ de Mars
pendant que, dans le cintre, des fontaines jaillissantes, des retombées
d’eau liquide et des cascades d’écume devaient offrir à l’ébahissement
des foules une apothéose hydraulique incendiée de toutes les lueurs et
de toutes les nuances du prisme.

Des hauteurs du Trocadéro jusqu’au fond du Champ de Mars, une marée
humaine, un océan de têtes curieuses se tient figé, enlizé par la
masse même des groupes, dans l’attente du spectacle promis. Cette
foule! On n’y jetterait pas une aiguille! Les trains de plaisir de la
Pentecôte y ont versé, depuis le matin, de véritables caravanes. Les
journaux du lendemain publieront la statistique des entrées avec les
recettes fabuleuses du trottoir roulant: plus de six cent cinquante
mille visiteurs auront fait réaliser à la Compagnie du trottoir-clou
de l’Exposition, pour ce seul dimanche, quatre-vingt-dix mille francs
de recette. On est revenu aux plus beaux jours de 1889. Mais que de
papiers gras, que de débris de charcuterie et que de litres vides sur
les degrés des palais, les gazons des rares pelouses et les assises de
la tour Eiffel!

Oui, tous les trains de plaisir ont donné, tous les arrivages de
province et de banlieue et tous les faubourgs ouvriers aussi. Public
de kermesse, tout ce monde a dîné dehors, sur des bancs ou sur des
chaises, les autres assis par terre, à la bonne franquette, comme en
plein bois de Vincennes ou de Boulogne; personne d’entre ces pèlerins
de M. Picard n’est rentré dîner au logis ou à l’hôtel: tous ont emporté
le panier de provisions, avec le rond de saucisson et le cervelas à
l’ail obligatoires.

Aussi la cohue est-elle énorme et mal odorante. «Ça fouette», selon
l’expression consacrée dans l’argot imagé de l’atelier. C’est, mêlée à
la senteur âcre de la poussière, l’odeur de paquebot mal tenu spéciale
à la foule, car tout ce monde a beaucoup marché depuis l’aube. Mais,
dans l’excitation de la joie de voir enfin fonctionner le château d’eau
et l’électricité, tous surmontent leur lassitude, tous attendent,
heureux, les yeux fixes et la bouche bée.

Marchera-t-il ou ne marchera-t-il pas? Tous les journaux, depuis deux
jours, annoncent pour ce soir... enfin, le fonctionnement complet de
cette huitième merveille. Des cris d’admiration anticipée courent
à travers les groupes. Quand ça va-t-il commencer? Tout autour,
l’embrasement des palais éclairés «a giorno» fait plus obscur et plus
noir le grand trou d’ombre où dort encore l’hypothétique apothéose du
château d’eau.

Eh bien, le château d’eau marche mal ou plutôt ne marche pas. Les
frises s’allument bien, rouges et vertes, comme envahies dans leurs
détails d’ornementation par des serpents versicolores; mais les
jaillissements d’eau et les cascades des bassins étagés du bas
s’obstinent à demeurer dans l’ombre. Cela ne s’éclaire que sous les
projections intermittentes de la tour Eiffel.

Parfois, comme des lueurs vertes sourdent au ras de terre, des
lividités vaporeuses s’échevèlent peut-être à un mètre au-dessus de
la foule; mais le motif central demeure noir. Et, tout à coup, toutes
les frises s’éteignent. Quand elles se rallument, les lueurs vertes
des jets d’eau s’évanouissent à leur tour: impossible d’obtenir
un ensemble. C’est une déception pour tous et pour toutes que ces
crissements d’eau et ces vagues blancheurs écumantes devinées dans le
clair-obscur.


_Jeudi 7 juin._--Le Grand Bazar, au Petit Palais.

A droite en entrant, dans la claire et haute rotonde en lanterne qui
termine chaque galerie, parmi la lumière fine et pure des grandes
fenêtres Louis XVI ouvertes sur la travée du fleuve et la verdure des
jardins, trois bibelots merveilleux requièrent et retiennent au seuil
des longues salles, où triomphe l’art français du dix-huitième siècle:
un traîneau et deux chaises à porteurs.

Le traîneau: Une immense tortue d’eau s’écartèle, éperdue, sur deux
montants dorés et peints, à soixante centimètres du sol, une énorme
tortue brune à la tête et aux pattes dardées hors de sa carapace dans
la tension d’un violent effort. Elle soutient une conque dorée du plus
pur style Louis XV, où s’enchâssent un siège et des coussins de vieux
velours vert. La sellette du cocher s’érige en arrière sur la queue
dressée d’un dauphin; des branches de chêne en or moulu courent le long
de la coquille.

Aujourd’hui immobile et remisé dans une galerie de musée, ce traîneau,
qui dut jadis emporter sur la pièce d’eau des Suisses les terreurs
amusées de quelque favorite, toute de zibeline et de velours sous le
loup de satin qui protégeait du froid, raconte d’anciennes splendeurs
entre deux chaises à porteurs du temps, l’une de cardinal, dont le
panneau principal porte encore les insignes entre des nudités de
déesses envolées sur fond d’or; l’autre, bibelot choyé de quelque
petite maîtresse, encadre de guirlandes et de fins rinceaux du plus
pur style rocaille des marines on dirait de Claude Lorrain, tant elles
sont pompeuses et décoratives dans le vert de leurs eaux et l’ambre de
leurs ciels.

Mais ne cherchez pas à connaître la provenance de ces pièces
précieuses. Une déception cruelle attend au Petit Palais les amoureux
nostalgiques du passé: aucune autre indication n’existe que le petit
carton écrit à la main, mentionnant, au-dessus de quelques-uns, qu’ils
appartiennent à des marchands.

Le catalogue du Petit Palais n’existe pas... en français, mais tout
le monde peut lire en anglais la nomenclature détaillée des trésors
entassés là. Il fait bon d’être d’outre-Manche. «Les Anglais chez eux»,
telle pourrait être la devise de ce temple de notre art rétrospectif.
Son catalogue en français ne paraîtra que dans quelques jours. Or nous
sommes le 7 juin; l’Exposition est ouverte le 15 avril.


_Samedi 9 juin._--Pour Jean de Bonnefon. Le Saint-Siège en coquetterie
avec le ministère et le gouvernement.

A un des derniers dîners du comte d’Haussonville, en plein orléanisme
intransigeant et militant du Faubourg, le nonce se répandait en
éloges et en aménités sur le ministère actuel, se félicitant des bons
procédés de nos Excellences vis-à-vis Rome et la papauté, vantant
l’urbanité de Pierre et de Jacques et ne se plaignant que d’une
chose: le quartier affecté à la résidence apostolique, ce quartier de
Monceau, un peu trop mondain, un peu trop élégant pour le caractère
ecclésiastique d’un mandataire papal. C’est le faubourg Saint-Germain
qu’il eût fallu à la nonciature pour y trouver un logement plus en
rapport avec son caractère. Une première mise de fonds de cinquante
mille francs eût fait le reste. C’était à la jeunesse catholique, à
la noblesse française de se remuer, de se saigner un peu pour assurer
au représentant du Saint-Père une résidence digne de lui. Et, comme
l’assistance, un peu refroidie par les précédents éloges du monsignor,
accueillait sans enthousiasme l’insinuation domiciliaire et son appel
de fonds, notre Italien, sans se démonter: «On dit M. de Rothschild
très aimable, très généreux et d’une cordialité parfaite quand on
veut bien s’adresser à lui; il est on ne peut mieux disposé pour nos
œuvres et l’intérêt de l’Eglise prime tout, n’est-il pas vrai? Comme
la première vertu chrétienne est l’esprit de sacrifice, peut-être
devrais-je lui rendre visite, aller trouver M. le baron?»

A quoi un des convives, un peu impatienté: «Vous y êtes déjà allé,
monseigneur!»


_Dimanche 17 juin._--Le Turf à domicile. Il y a huit jours, c’était
la grande poussière, la grande chaleur et la grande cohue du Grand
Prix de Paris, six cent mille curieux de province et d’ailleurs rués
à Longchamps et mijotant au soleil sur le gazon de la pelouse; il y
a huit jours, c’étaient les ovations au roi de Suède, le triomphe de
Semendria et le jeu de massacre de la tribune officielle.

Aujourd’hui, dans l’ombre fraîche des persiennes closes, c’est la
contemplation muette, secouée de petits rires, de tout le pesage
évoquée par Sem dans son album le «Turf». Ils défilent tous, les
gros propriétaires et les entraîneurs, princes du paddock et rois de
la cote, et c’est, silhouettés avec une verve bon-enfant et à peine
caricaturale, les carrures et les maigreurs, les dos voûtés ou les
sveltesses connues des hautes personnalités des courses; leur tenue
habituelle a même été saisie, le chiffonnage de leur cravate et la
façon de porter en arrière ou en avant la jumelle ou la sacoche. Et
c’est la barbe blanche et carrée de M. Aumont à côté du petit pardessus
mastic de M. Edmond Blanc. Voici la canne de M. Abeille et le melon-cap
de Morand, le pince-nez de Veil-Picard, la moustache et le pantalon
tirebouchonné du baron Finot, la rose rouge de M. Schickler, les
sourcils méphistophéliques de Rochefort, et les favoris en nageoires
du baron de Rothschild, et c’est Pratt, et c’est, démantibulé et
ressemblant à crier, M. Ledat. La lorgnette et la canne de Brémond
voisinent avec l’ombrelle et la cravate à pois de Saint-Albin, et
c’est Deschamps, voûté et pensif, et c’est la baronne de Rothschild
et, merveilleux entre tous, les trois joyaux comiques de cette série:
le prince Troubetskoï indiqué par trois traits de maître, le comte
Boni de Castellane, pincé, sanglé, cambré, d’une jolie prétention
précautionneuse et proprette, l’air d’un chat de marquise déguisé en
clubman, et alors une Polaire écrasée sous l’auréole d’un immense
chapeau rouge, l’air d’une goule d’Egypte hilare et lubrique avec son
long sourire et ses yeux plus longs encore, sur une taille de guêpe
exaspérée, douloureuse de minceur.


_Lundi 18 juin._--Le Grand Bazar. Coins d’Exposition. La douleur
d’Aïscha. A l’«Andalousie», dans la petite courette des Ouled; huit
heures du soir, avant la représentation.

Les Ouled viennent de dîner, et, avant de descendre dans le patio dallé
de la cour des Lions, l’amusante reconstitution du Généralife où les
visiteurs peuvent les admirer tous les soirs, pittoresquement groupées
autour de la fontaine, affalées en tas dans les oripeaux barbares du
désert et des poses abandonnées de fauves au repos, elles «farnientent»
et prennent le frais sur la petite terrasse de terre battue, fumant,
qui une cigarette, prenant, qui une tasse de kaoua, disséminées au
hasard des chaises, toutes bruissantes de joyaux et de soie, le coude
aux tables, le geste las et la pensée ailleurs.

C’est l’heure où les Ouled songent à la patrie absente. Oh! le bois de
palmiers de l’oasis de Biskra!

Dans un petit groupe formé de trois Ouled, l’une tient une lettre
déployée à la main et furtivement s’essuie les yeux: elle pleure. Une
curiosité me prend et aussi une pitié. La lettre est écrite en arabe;
j’ai longtemps habité l’Algérie, je m’approche de l’Ouled: «Vous
vous ennuyez ici? vous regrettez l’Afrique? --Oh! oui, ici, jamais
sortir, jamais libre. Si j’avais su, serais jamais venue... Je compte
les jours... Encore cinq mois! C’est mes parents qui ont voulu! Les
reverrai-je jamais?» Et elle me montre la lettre.

Aïscha (elle s’appelle Aïscha) n’est pas une Ouled, c’est une danseuse.

Elle est née à Constantine et danse à Biskra dans le café-concert des
spahis, auprès du quartier de cavalerie; ses parents viennent la voir
deux fois par an dans l’oasis. Aïscha n’est pas une vulgaire Ouled,
une fille du désert vouée par sa naissance même à la prostitution;
elle n’est pas de la tribu décriée: c’est sa famille qui lui a fait
embrasser la carrière de danseuse, comme elle l’a contrainte à suivre
un barnum à Paris pour l’Exposition.

Paris! Elle est venue aussi un peu par curiosité de ce Paris qu’elle
ne visitera jamais, ce Paris qu’elle sent gronder, rire et haleter
derrière les murailles de l’Andalousie, et où on ne la mène jamais!
Les danses commencent à deux heures de l’après-midi et finissent à onze
heures et demie du soir. Aïscha et ses compagnes partiront fin octobre
sans connaître la grande ville monstrueuse et sonore dont le mirage les
a sûrement attirées du fond du Sahara, au delà des immensités bleues
de la Méditerranée. Et une langueur de prisonnière accable le front et
les yeux d’Aïscha. Une lettre reçue, ce soir même, de Constantine a
réveillé sa peine et la danseuse arabe pleure.

D’autres danseuses, toutes sonnaillantes d’anneaux, cuirassées de
pierreries et luisantes de soie, se sont approchées de nous, curieuses.
Leurs grands yeux noirs gouachés de kohl nous observent; leurs regards
cherchent à comprendre, à saisir.

Là-bas, au théâtre espagnol, les contorsions de Pepe le gitane
commencent à attirer la foule, qu’appellent les «olle» et les
battements de main de sa troupe... et j’abandonne la courette des Ouled
et la douleur d’Aïscha.


_Mardi 19 juin._--Le Grand Bazar. M. de Max, directeur de théâtre; un
drame de M. le comte de Pesquidoux au théâtre égyptien.

C’est dans ce cadre que M. de Max va monter et incarner le «Ramsès»
de M. de Pesquidoux, le poète mondain, qui donna, il y a un an, une
«Salomé» au Nouveau-Théâtre.

Ramsès au théâtre égyptien, les Pharaons dans le temple de Dandour,
sous la colonnade de Philæ et parmi les Osiris et les dieux à tête de
chien des Memphis et des Thèbes aux cent portes de l’Egypte légendaire,
voilà de la couleur locale ou je ne m’y connais pas.

Et l’on parle d’un décor prestigieux, d’une Memphis verte tout en
bronze et en marbre vert, avec toute une figuration vêtue de vert,
un immense et mouvant joyau d’émail vert, ciels de turquoise malade,
costumes mordorés et glauques, où, parmi des lueurs de métal et des
frissonnements de palmes, M. de Max, drapé d’étoffes changeantes
et vertes, paré de colliers de jade et casqué de l’épervier d’or,
apparaîtra comme un grand scarabée humain à côté de madame Eugénie Nau
en Juive, l’unique et délicate blancheur de ce drame... de clair-obscur
et de cauchemar...


_Mercredi 20 juin._--Le Grand Bazar. Au Trocadéro. Le Stéréorama
mouvant. Une des plus belles choses de l’Exposition, le coin hanté,
visité par les artistes et les peintres, une vision d’art et de réalité
comme n’en ont jamais encore donné les panoramas et maréoramas des
précédentes Expositions, une joie et une émotion, toute l’envolée et la
sensation du départ, de la vie libre des traversées dans la mélancolie
et la gaieté des ciels changeant d’heure en heure, sous la large et
remuante caresse de la mer.

Et c’est Bône apparue dans les gris de lin et le rose émoi d’une aurore
en mer; des barques de pêcheurs sortent du port; les vagues remuent des
paillettes de nacre. Puis voici le bleu profond et la dureté d’émail
de la Méditerranée au large. Des lames courent, éperdues, dans des
festons d’écume; des lueurs tombent d’un ciel orageux qui les étament;
elles déroulent un remous de plomb en fusion sous un horizon blanc
de vapeurs... Le cap Carbon s’y dresse; ses pentes d’un gris qui se
violace, montent, grandissent et pointent en éperon sur vous..., un
promontoire de roches abruptes d’une douceur à l’œil de soie et de
pétales de fleurs: ce sont des mauves et des roses atténués et fondus
où les montagnes ont l’air de grandes arabesques... O lumière de
l’Algérie! Puis voici les fumées et les hautes coques de l’escadre.
Alger apparaît comme une carrière entre les hauteurs vertes de Mustapha
et les rochers de Saint-Eugène. Voici sa kasbah soleilleuse et blanche
et son aspect de vieille falaise. Qui reconnaîtrait une ville dans
cette brèche de pierre calcaire? C’est Alger pourtant!

Et puis voilà la mer encore, une mer d’huile caressée par une
lumière jeune et calme et enfin, dans des zébrures d’or rose et des
floconnements de braise éparse sur du vert, voici Oran et Mers-el-Kébir
dans l’ardeur enflammée d’un coucher de soleil!

Le bruit de la machine à vapeur, qui fait mouvoir les cylindres
invisibles où se développent toutes ces toiles, ajoute encore à
l’illusion: c’est bien le halètement d’une machine de paquebot,
l’effort continu, trépidant d’une hélice. On est à bord d’un steamer.

Auprès de moi, dans l’ombre, une dame chancelle, se cramponne
éperdument au bras de l’homme qui l’accompagne. On la conduit au banc
qui règne au fond de la salle, on la déplace, on la fait asseoir.
L’illusion est trop forte: la spectatrice a le mal de mer.

Une réflexion: «Epatant! murmure un peintre. Il n’y a plus de peinture:
tous les tableaux f... le camp à côté de cela!»

Et l’auteur de cet émerveillement est un M. Gadan, un nom hier inconnu
et que maintenant il faut retenir.


_Vendredi 22 juin._--La «ville en feu». Dix heures du soir, sur le pont
de la Concorde. La ville en feu, c’est l’autre ville, la provisoire,
celle dont les palais, les restaurants, les mosquées, les buvettes, les
pagodes et les beuglants, les tréteaux et les cathédrales flambent et
rougeoient, tous les dimanches, pour la foule et, tous les vendredis,
pour les privilégiés à cinq tickets, du pont de la Concorde à la
passerelle d’Iéna: le Paris de l’Exposition silhouetté, ce soir, dans
un reflet d’incendie sous la voûte nocturne, apparue plus profonde et
comme reculée devant toutes ces lueurs.

Le château d’eau marche enfin et dans un braisillement de vitrail
encadre sous son fronton versicolore des jaillissements et des cascades
de saphirs et de rubis liquides, puis de topazes et de sardoines
(«Orgeat, absinthe, limonade, bière!» comme goguenardaient déjà les
curieux devant les fontaines lumineuses de 1889). Le Trocadéro,
faufilé de gros points d’or dans tous les détails de son architecture,
échafaude dans la nuit un Orient de ramadan et de bazar: minarets
auréolés de lampions, dômes et terrasses illuminés a giorno pour
la grande joie des yeux, amusés par ces jeux de l’électricité et
des ténèbres. Mais le grand spectacle est dans la travée sombre et
miroitante du fleuve, dans la Seine brusquement étranglée par les
palais de la rue des Nations et les serres de la rue de Paris et
charriant dans ses eaux des reflets et des flammes, la Seine changée
en une coulée de lave incandescente entre les pierres des quais et les
piliers des ponts.

Oh! la magie de la nuit, de la nuit multiforme et changeante! La porte
Binet et ses grotesques pylônes devenus d’émail translucide y prennent
une certaine grandeur. Symbole de ce temps, c’est une porte de Byzance,
le dôme de je ne sais quelle entrée de Tiflis ou de Samarcande que
domine la «Parisienne». Paris, ville d’Orient, Paris conquis par le
Levantin, voilà ce qu’enseigne à la foule, s’écrasant sur les ponts et
dans les Champs-Elysées, le quotidien incendie de la monstrueuse foire
qui bat, là-bas, son plein.

Dans les groupes. «--Ça devient presque beau, cette architecture
salamandre. --Oui, quand on ne la voit pas! --La nuit arrange tout.
Et puis c’est de l’architecture provisoire: ça ne restera pas. --On a
voulu nous éviter des regrets... attention délicate des architectes de
M. Picard!... --Aussi, ce que Paris me paraît beau depuis l’Exposition!
J’y découvre tous les jours d’anciens coins qui me ravissent. --En
dehors des guichets? --Naturellement! --Ainsi, du pont Alexandre (et
celui-là, je vous l’accorde, il est d’une belle audace), le grandiose
du Louvre et du pont Neuf apparus après les verdures des Tuileries.
--Et les fonds de Billancourt et des coteaux de Meudon, le vaporeux
même des usines de Javel, commandées par la grande «Liberté» du pont de
Grenelle, comme cela se compose, le soir, vers les six heures, vu du
pont d’Iéna! --Et les dômes du Sacré-Cœur, dont on a tant médit, comme
ils couronnent bien Montmartre et en font une jolie ville italienne,
on dirait d’un primitif, vus de l’avenue Montaigne! --En effet, ils
s’échelonnent bien, ces dômes romans, et vous consolent quand on sort
de la rue de Paris. --Ils en ont pourtant fait couler, de la bonne
encore! L’a-t-on assez insultée et vilipendée, cette architecture du
Sacré-Cœur! --Mais c’était avant le Manoir à l’envers. --Et la fresque
des «Bonshommes Guillaume». --Et l’île Saint-Louis? Jamais je ne l’ai
tant aimée que maintenant. --Et le chevet de Notre-Dame! --Vous voyez
que l’Exposition a du bon.»


_Dimanche 24 juin._--Au Val-Meudon, chez Rodin, une heure après midi.

«Ce qui entend le plus de bêtises, c’est un tableau un jour de
vernissage», est-il écrit dans le journal des Goncourt. Ce qui a
fait couler le plus d’encre et de toutes les nuances, c’est bien ce
pauvre grand Rodin, que les uns ont voulu voir satanique, les autres
mage, astrologue et même thaumaturge, quand il est simplement un grand
artiste amoureux et fervent de la beauté sous toutes ses formes, la
beauté multiple et diverse, dont il a su saisir et fixer les aspects
sous son pouce de sculpteur génial.

Il est là, présidant la table, amusant à regarder avec sa longue
barbe d’anachorète, ses petits yeux embusqués sous son grand front de
penseur, toute la sensualité de sa nature éprise de beauté indiquée
dans la vibration des narines et la mobilité du long nez bougeur: tête
fruste, intelligente et madrée de faune devenu ermite et qui, sous
la bure du moine, guetterait encore la dryade dans le mystère des
soirs. Il y a là Thaulow et sa femme, tous deux bien norvégiens avec
leurs tailles de géant et leurs regards limpides; l’air d’un roi de
légende en vérité, Thaulow, avec sa belle barbe ondée et ses grands
yeux rieurs, mais d’un roi Gambrinus, monarque débonnaire et grand
buveur de bière. Il y a là Escudier et sa face nerveuse Paul Escudier,
le promoteur du pavillon Rodin et de l’exposition de l’avenue de
Montaigne; il y a là de Braisnes et d’autres encore.

On parle du congrès féministe, du roi de Suède et de la soirée de la
veille. Rodin en a rapporté le programme. L’Institut ne s’est pas
mis en frais: on dirait un prospectus de parfumeur. Thaulow, qui en
sa qualité de Norvégien goûte juste le roi de Suède, explique sa
popularité dans une phrase définitive: «Il descend si bien le perron du
château!» Escudier, qui, l’avant-veille, a reçu le congrès féministe à
l’Hôtel de Ville, est forcé de constater, à quelques exceptions près,
l’inélégance des femmes progressistes et leur indéniable laideur.
«--Mais que veulent-elles, en somme, toutes ces féministes? --Quand une
femme se préoccupe tant de la question sociale, c’est que les hommes
ne s’occupent plus d’elle. --Le rêve de la féministe, je vais vous le
dire, moi: avoir un homme pour elle seule, tandis que l’homme rêve de
se partager toutes les femmes des autres. D’où le désaccord... --...
éternel. --Question sociale, question sexuelle. --En somme, ce qu’elles
veulent, c’est autre chose. --Et ce que c’est femme!»

Par les fenêtres ouvertes, c’est le plus merveilleux panorama peut-être
des environs de Paris, toute la vallée de la Seine dominée et commandée
depuis le pont de Billancourt jusqu’à celui de Saint-Cloud, toute la
travée du fleuve profondément encaissée entre deux coteaux de verdure,
les hauts ombrages de Bellevue et de Meudon moutonnant à l’infini
jusqu’aux cimes lointaines du parc de la Manufacture et, sur la coulée
d’eau luisante de la rivière, la douce et noble grisaille de pierre
du vieux pont de Sèvres: un fond de paysage qui fait songer à ceux de
Watteau et que Rodin, ce voluptueux et ce caressant amant de la beauté,
contemple avec des yeux si clairs qu’on les dirait lavés de larmes.


_Lundi 25 juin._--Le Grand Bazar. Dix heures du soir, dans le
grouillement de la rue de Paris. --Tous ceux et toutes celles qui
veulent être vus sont là; manteaux du soir mousseux, mousselines de
soie, ruches et franfreluches, raglans flottants et cravates blanches.
Boniments sur les tréteaux, parades et lazzi. Etalé sur deux rangs
de chaises, c’est Paris qui regarde dédaigneusement se bousculer la
province; vautrée sur les mêmes chaises, c’est la province qui regarde
curieusement défiler tout Paris.

Dans les feuillages, de grosses oranges lumineuses, qui sont autant
de lanternes vénitiennes, prolongent de l’Alma aux Invalides une
chimérique foire de Neuilly.

Ils et Elles causent. «--Comme vous arrivez tard! --Ne m’en parlez
pas! Nous sortons de «Ramsès». Ça a commencé à neuf heures moins le
quart. --Ça vaut la peine? --Il y a un beau décor. --Et ça a marché?
--L’électricité, mal. --Au Trocadéro, parbleu! --Et la pièce? --Elle
doit être de Reinach. --? --Comment? --Oui: il y a là dedans un
bon Juif, un invraisemblable Juif de la captivité d’Egypte qui, de
désespoir de voir sa fille aimée par le Pharaon, lui plonge un poignard
dans le sein. --Virginius d’Israël. Le fait est rare--... et peu
biblique, quand on songe que Mardochée fit mariner six mois dans les
aromates et les fards sa nièce Esther, qu’il destinait à Assuérus, et
que les grands-rabbins de Béthulie dépêchèrent Judith à Holopherne
pour délivrer la ville assiégée. Les bons Juifs d’alors ne répugnaient
pas à se servir des femmes pour dénouer et précipiter les événements.
--Oui, le père juif de M. de Pesquidoux est un unique exemple... --...
qu’ils n’ont pas suivi d’ailleurs, car vous vous souvenez, au moment de
l’Affaire...»

Et le groupe s’enfonce dans les groupes.

La façade de la Loïe Fuller rutile et flamboie dans un savant et
subtil éclairage des longues draperies qui la décorent; l’innombrable
figuration des Auteurs-Gais --paillasses, paillettes et paillons-- se
cambre, s’agite et chatoie et se ploie.

Devant une des baraques, un pitre lugubre ressasse ce boniment de
mauvais présage: «Entrez, mesdames et messieurs, entrez! Demain,
il sera peut-être trop tard. Vous pouvez recevoir sur la tête une
passerelle: nous sommes à l’Exposition (_sic_).»


_Mercredi 27 juin._--Au Trocadéro, trois heures. L’union chorale des
étudiants d’Upsal.

  Entends-nous, Svea, notre mère à tous!--Fais-nous lutter pour ton
  bien jusqu’à la mort!--Jamais nous ne te trahirons,--reçois-en
  notre serment, toujours inébranlable!--A outrance nous
  défendrons--le pays libre qui encore est le nôtre,--chaque
  parcelle de l’héritage--que tu laissas dans nos sagas et dans nos
  champs.--Mais, si, par la ruse, la félonie, par la discorde et la
  violence, tu es menacée--nous nous confions en l’Eternel--comme
  jadis nos Pères.

  Il est beau alors, il est beau--d’être vainqueur dans le
  combat,--mais plus beau encore,--ô mère, de mourir pour toi!

Et les voix sonores et pures, unies dans un merveilleux accord, mieux
qu’unies, mêlées et fondues s’enflent comme une mer, montent comme une
sève et s’épanouissent en une espèce de floraison d’âmes et d’harmonies
qui est l’âme même de leur race, à ces Suédois blonds et guerriers qui
déchaînèrent Charles XII en ouragan sur l’Europe et gardent encore,
eux, le solide amour du pays, le culte des traditions et leur sang
intact de vieux Northmans.

Ils sont là, groupés, tassés sur l’immense scène du Trocadéro, leur
casquette blanche à la main, tous étudiants de cette université d’Upsal
où, mêlés à leurs sujets, les rois de Suède étudient deux ans, dociles
à une vieille tradition du royaume; et, parmi les chanteurs assemblés
là, il y a des médecins, des avocats, des magistrats, tous anciens
étudiants, demeurés solidaires de l’université et venus avec les jeunes
révéler et affirmer à Paris la patrie suédoise et l’union d’Upsal.

Et c’est une réconfortante chose que de voir et d’entendre combien
ces braves gens à la voix si pure, si vierge, pour ainsi dire, aiment
passionnément et fièrement leur Suède, dont ils célèbrent dans leurs
chants et les joies populaires et les vieilles légendes.

Et c’est le chant de Suomi, tout retentissant du murmure des sapins
et du mugissement des torrents, et c’est le poème d’Olaf Trygvason,
la tragique et l’épique ballade sur la mort du vieux roi de Norvège
trahi et coulé sur son navire par le roi de Danemark et pleuré par son
fidèle Erling, et c’est, sautillant et léger comme le lièvre dans les
bruyères, alerte comme le vent du matin, le «chant d’Ingrid», tout
scintillant de rosée, tout brillant de soleil.

    Holà! houp! fais-tu si hauts tes sauts
            Sur la bruyère?

Puis, mélancolique, d’une nostalgie d’exil et de regret, voici la
«chanson du Neck», entendue déjà sur les lèvres de la Nilsson dans
l’«Hamlet» d’Ambroise Thomas, la légendaire et populaire mélodie que
l’auteur du «Caïd» a mise dans la bouche d’Ophélie, rythmée par Barbier:

            Pâle et blonde
            Dort sous l’onde
        La willis au regard de feu.

Et alors toute la joie à la fois simple et un peu brutale des paysans
de là-bas, mise en musique par le génie de Sœderman dans la suite
intitulée «Noces de paysans suédois».

Oh! la gaieté de la valse chantée du «cortège nuptial», le caractère
allègre de la «chanson des souhaits». la joie un peu lourde, mais si
fortement cadencée de la danse à la ferme et du chœur des buveurs.

    De la bière forte, nous en boirons
    Jusqu’à ce que nous ayons le hoquet;
    Le tonneau, nous le viderons
    Rien ne doit être gardé!
    Du pied marquez la mesure, garçons!
    Voilà comme il faut danser!

Mais, entre toutes ces mélodies, la perle, le joyau est l’émotion
naïve, la simplicité touchante du chœur intitulé «A l’Eglise», sur ces
délicieuses paroles, en l’honneur des mariés:

  «Sur le chemin qu’ils vont suivre tous deux.
  Dirige-les, Seigneur, par ta sagesse,
  Et que, l’un sur l’autre s’appuyant,
  Ils soient soutenus par ta grâce!»
  Le couple s’arrête devant les degrés de l’autel
  Où le pasteur les attend le livre à la main.
  Il veut bénir cette union
  Et nouer pour jamais ces liens sacrés.
  Les vieilles sanglotent, et les vieux restent debout,
  Les larmes aux yeux, les cœurs joyeux;
  Et les filles d’honneur pensent certainement toutes:
  «La prochaine fois, ce sera pour moi qu’on jouera la marche nuptiale!»

En l’honneur de ces braves gens qui nous mettent le cœur en fête,
crions allègrement: «Vive la Suède!» comme ils crient eux-mêmes de tous
leurs poumons: «Vive la France!»


_Samedi 30 juin._--A l’Opéra-Comique. Mme Rose Caron dans «Iphigénie».
--Il n’y a pas à dire, le plus beau rôle de toute la longue carrière
de Brunehilde, de Salammbô et d’Elvire. Si persistante que nous soit
demeurée à tous la vision de Mme Caron dans «Sigurd», quand, svelte et
blanche dans un rai de lune et couronnée de verveine, elle effeuillait
--de quelle voix délicate et pure!-- et la sauge pourprée et les
aveux de son âme dans le courant du torrent, comme maîtrise de style,
comme silhouette héroïque et comme harmonie de gestes, on ne peut
pas aller plus loin que Mme Rose Caron dans cette dernière création
d’«Iphigénie». Malgré l’usure indéniable de la voix, elle trouve, au
second acte surtout, des accents de tendresse d’une mélancolie si
touchante qu’ils en effacent jusqu’au souvenir de Mme Raunay.

Mme Raunay, à la Renaissance! De quel dithyrambe ne l’avions-nous
pas accueillie quand, droite et svelte sous les longs voiles de la
prêtresse de Diane, elle nous apparut, l’automne dernier, dans la noble
et attendrissante partition de Gluck? Mais, si belles qu’aient été les
attitudes de l’Iphigénie de la rue de Bondy, rien ne peut lutter avec
la grâce contenue, le charme de tristesse et de résignation, le parfum
de pitié et de ferveur qui s’émanent, comme une atmosphère de beauté
psychique, de la bouche, de la physionomie, du port de tête, de la
démarche et du moindre geste de l’Iphigénie de la rue Favart, Iphigénie
parfaite qui, pareille à une admirable statue sonore, plastiquement et
musicalement donne toujours le mouvement.


_Mercredi 4 juillet._--Rue des Nations, le pavillon de l’Allemagne.
Les Watteau et les Lancret de l’empereur. Une courtoisie et une
délicate attention de Guillaume, ce choix, parmi tous les tableaux
de Potsdam, de toiles de l’école française et cet envoi à notre
Exposition de chefs-d’œuvre uniquement signés de nos plus grands noms
du dix-huitième... Et c’est Vanloo, et c’est Chardin, et c’est aussi
Jean-Baptiste Pater. Mais le trésor et la merveille demeurent les
Watteau et les Lancret.

Quatre Watteau, et les plus beaux peut-être, cette «Leçon de musique»
et ces «Plaisirs champêtres» où, sur des fonds d’une mélodie heureuse,
tout de feuillage roux et de lointains si bleus qu’ils rappellent ceux
de Vinci, des femmes en longs déshabillés de soie changeante (les
femmes de Watteau et l’élégance de leurs nuques!) errent, songent
ou écoutent dans des poses lasses et vaguement pensives d’amoureux
donneurs de sérénades, de souples et sveltes joueurs de viole vêtus en
personnages de la comédie italienne... Et ce sont les plis ondoyants
des longues robes de soie s’évasant en éventail, les jolis mouvements
de taille des femmes accroupies dans l’herbe, la finesse des chevilles
et des poignets des sonneurs d’aubades, la cambrure de leur torse
sous le satin qui ploie, la pétulance et la gaieté des Trivelins
entreprenants, assis au milieu des Cydalises, avec le détail exquis et
complémentaire d’une nudité de naïade, femme ou statue, on ne sait,
décorant une vasque ou quelque fragment d’architecture et de son
sourire immobile encourageant les chansons quémandeuses et les propos
galants. Antoine Watteau! Tout le charme de la mélancolie heureuse
et souriante, toute la poésie d’un Décaméron de filles d’Opéra et de
femmes de la cour dans des décors d’anciens parcs.

Lancret, à côté de ces Watteau, est représenté par quatre toiles
célèbres: le «Colin-Maillard», le «Déjeuner de chasse» et les
«Comédiens», dans cette jolie salle en rotonde inspirée évidemment de
Versailles. Les huissiers interrogés ne peuvent me donner le nom du
quatrième, qui représente une fête et des danses dans un parc. Lancret,
que l’engouement de la mode préféra bientôt à son maître Watteau, dont
il atteignit presque l’art dans la grâce et la silhouette, mais ne
trouva jamais la maîtrise de couleur et de composition...!

L’Allemagne a donné à ces chefs-d’œuvre un cadre digne d’eux dans cette
haute et vaste pièce, si noble et si claire avec ses boiseries blanches
aux moulures d’argent. Adorable et d’un effet exquis, cet argent
introduit dans la décoration à la place de l’or et baignant, pour ainsi
dire, d’un givre lumineux l’ornementation des glaces et des trumeaux
et jusqu’aux motifs du plafond. A noter, ce plafond avec son motif
central: une grande toile d’araignée, dont les mailles rejoignent les
quatre coins de la pièce, étirée en rayons par des Cupidons folâtrant
au milieu d’attributs de pêche, le tout couleur de lune et de verglas
luisant. L’Allemagne est d’ailleurs amoureuse et coutumière de ces
décorations argentées, déjà admirées par moi dans les salons de la
Résidence à Munich et dans les pavillons de chasse de Nymphenbourg.

A côté du grand salon, une série de petites salles, de cabinets et de
petits boudoirs en rotonde, remplis les uns de Nicolas Lancret, les
autres de Jean-Baptiste Pater.


_Vendredi 6 juillet._--Fleurs d’exotisme. Sada Yacco, la Duse
japonaise, dans «la Geisha et le Chevalier», au théâtre de la Loïe
Fuller.

Certes, le spectacle le plus artiste et le plus Extrême-Asie de toute
l’Exposition que cette pantomime tragique jouée, en pleine pitrerie
blagueuse et montmartroise de la rue de Paris, par les comédiens et les
mimes ordinaires de Sa Majesté l’empereur du Japon, la seule troupe
autorisée, là-bas, au Pays-Bleu, à se montrer sur les planches. Des
personnages presque sacrés dans leur métier quasi rituel, ces comédiens
prédestinés de caste et de naissance et dont les gestes, les jeux de
physionomie et de scène, si déconcertants d’imprévu qu’ils paraissent
être, se développent réglés d’après d’imprescriptibles lois.

«La Geisha et le Chevalier», c’est l’éternelle histoire de la
courtisane amoureuse: le coup de foudre et de passion ressenti par
Katsouraghi, la plus célèbre des geishas, pour le chevalier Nagoya
au cours d’une visite du jeune seigneur au quartier réservé des
courtisanes; jalousie de Banza, autre chevalier épris de Katsouraghi,
rencontre et rivalité, puis défi et duel arrêté par l’intervention de
la geisha. Mais le bien-aimé Nagoya est lui-même fiancé.

Pour le retrouver sa jeune promise, la douce Orihimé, pénètre dans le
quartier des courtisanes... et pour dérober son amant à la jalousie
de Katsouraghi se réfugie avec lui dans un temple bouddhiste interdit
aux femmes; mais l’amoureuse geisha en force l’entrée, en séduit les
prêtres par ses danses, retrouve les fugitifs, les accable d’injures,
de blasphèmes et de coups et, finalement arrêtée par un gardien du
temple, expire de désespoir dans les bras de son amant. La trame, en
somme, la plus simple, la plus enfantine, mais dont les attitudes, la
gesticulation et la désordonnée et forcenée mimique de ces Japonais
font une espèce de cauchemar d’opium, hallucinant et fantasque comme
une série de masques d’Hokousaï, par moments élégant et fragile comme
une estampe des Maisons vertes d’Outamaro.

Et ce sont, haut juchés sur ses patins de bois, dans l’ample retombée
d’une robe brodée et peinte, les repliements de corps, l’ondulation
couchée et les gestes précautionneux, étriqués et comiques de la
geisha amoureuse, son gazouillis puéril et chantant, sa face étroite et
rose, prodigieusement fardée, et surtout la déconcertante souplesse, le
flou d’écharpe soyeuse de tout cet être frêle et minaudier, son aspect
inquiétant et rare de bibelot vivant et d’intelligent petit animal.

Les acteurs Kawakami et Tsousaka combinent autour d’elle des poses et
des attitudes de personnages de kakémonos et de combats de Samouraï.
Démantibulés comme des pantins, héroïques comme des dieux de légendes,
ils amusent et effarent. Leurs jeux de scène, merveilleusement réglés
pour la joie des yeux et le triomphe de la couleur, opposent les uns
aux autres les costumes et les mouvements dans un grouillement fastueux
de mauvais rêve hilare. Que de horions et que de coups! Il y a de la
clownerie dans leur fureur; et une terrifiée bousculade de prêtres
bouddhistes, culbutés par la geisha et s’écroulant, les uns sur les
autres, à plat ventre, impose à crier le souvenir d’une scène des
Hanlon-Lees.

Il y a aussi de la terreur et de la folie dans leurs grimaces. Des
contorsions de supplices, des recroquevillements de membres, des
déformations imprévues d’anatomies devenant tout à coup ou bossues
ou boiteuses, des accroupissements de cul-de-jatte, des étirements
de doigts à la façon des deux frères Marco secouent sur l’assistance
le rire convulsif de la grande hystérie et de la grande épouvante,
la grande épouvante jaune, qui, dans l’Extrême-Orient, préside aux
inventions savantes et aux raffinements médités des lents et voluptueux
tortionnaires, l’Extrême-Orient, terre des supplices.

Après, ce sont, dans l’arc-en-ciel remué de toutes les nuances, les
déplacements et les épanouissements de fleur et de vertige, les
embrasements de voiles, de nuées et de clartés, tour à tour phalène,
statue grecque ou calice, de la grande, grande artiste, artiste comme
Sarah, comme Rose Caron et comme Ellen Terry, de cette Danseuse du Feu:
la Loïe Fuller.


_Lundi 9 juillet._--Le Grand Bazar. Huit heures du soir, sur la
terrasse en rotonde qui domine les ombrages de Ceylan et les grands lys
du Japon, embaumés, entêtants et si blancs, de la section du Yeddo. Sur
la petite estrade de la salle du restaurant, des gigues anglaises et
des cachuchas sévillanes; dehors, dans les frisselis des feuilles, des
valses et des czardas hongroises pleurées ou violentées par l’archet de
Dimiko. Ils et elles dînent:

«--Mais on est très bien ici. --Un peu mieux qu’à la Feria. --Plus
fraîchement surtout! --Oh! ne me parlez pas des restaurants de la
rue des Nations! On étouffe dans ces caves, impossible d’y établir
des courants d’air, et les atmosphères pas renouvelées par ces temps
d’Exposition et de trains de plaisir! --C’est vrai, c’est demain,
les grands arrivages! --La période de la conquête, du 10 au 16; huit
jours à l’Exposition: toute la province, toute la Provence surtout à
Paris. --Le moment de filer à la campagne! --Où allez-vous pendant
les fêtes? --A Dieppe. --Nous, aux environs de Paris. --Vous ne vous
éloignez pas cette année? --L’attirance de la tour Eiffel. --Et du pont
Alexandre. --Peut-être! --D’ailleurs, on s’éloigne très peu, cet été,
de Paris. --Vous savez la villégiature à la mode? --Non! --Enghien
et Montmorency! --Enghien-les-Bains? Non, vous en avez de bonnes!
--Parfaitement. A cause du ménage Rostand. --? --Sarah vient d’y louer
l’ancienne villa de Villemessant, pour se rapprocher de son poète. --A
Enghien? --Parfaitement. Les Rostand sont installés dans le château
des Dino, à Montmorency. --Villégiature princière. Il ne s’embête pas,
l’auteur de l’«Aiglon»! --Dame! «Cyrano» avec Coquelin, l’«Aiglon» avec
Sarah, c’est la grosse opération de cette année 1900: ce sont six cent
mille francs, au bas mot, que le théâtre lui met dans la poche. Et l’on
dit que les poètes meurent de faim! --Jamais quand ils ont déjà par
eux-mêmes cent mille francs de rente! --Que voulez-vous dire? --Que
la fortune ne nuit pas au talent. --Et les débuts de Mme Rostand à la
Porte-Saint-Martin, dans le rôle de Roxane, qu’y a-t-il de vrai? --Tout
est possible. Je l’ai vue jouer les «Romanesques» en plein casino de
Luchon. --Mais à Paris? --Heu! cela ferait monter la recette. --Et
les débuts de Mme Le Bargy? --Un vent de folie court sur la ville.
--Au retour de Sarah, elle débute dans Juliette. --La «Princesse
Mélissinde»... oui, j’ai lu! --Et Sarah aborde carrément le rôle de
Roméo, celui du troubadour, créé par Guitry! --Et vous verrez qu’elle y
sera parfaite. Cette Sarah, elle finira par jouer le Bon Dieu!»

Et les valses de Dimiko traînent alanguies, tourbillonnent enragées
ou se lamentent presque. Au loin, très «basile-et-sophia», le château
d’eau, gigantesque vitrail de pierreries changeantes et brasillantes,
symbolise Byzance à l’Exposition.


_Mercredi 11 juillet._--Affaires de Chine. Les oasis de l’Exposition.
Le coin le plus frais et le plus ombreux du Trocadéro. Des pelouses
et des massifs d’arbustes du vert le plus tendre et du vert le plus
sombre, des arbustes nains, taillés, tourmentés, tarabiscotés, d’une
joliesse bizarre et exquise, et, çà et là, entre des roseaux immobiles,
de l’eau enjambée par des ponts de bambous. Au hasard des pentes
des pavillons s’étagent, laqués de rouge avec des terrasses et des
vérandas, l’air de gros mandarins coiffés de parasols sous la courbe
successive de leurs triples et quadruples toits. A droite un grand mur
de faïence, qu’on voudrait de porcelaine, clôt le soi-disant village,
faïence hérissée de dragons, de serpents stylisés et d’effarantes
arabesques où bâille l’embrasure d’un porche. Les hautes murailles
d’une forteresse ferment le site à gauche: le Kremlin! Et, là encore,
des grands toits de tuiles vernissées, des crénelures profondes, des
donjons massifs coiffés de clochers bien asiatiques, tout un ensemble
rébarbatif de citadelle barbare, dont le voisinage affine encore
l’élégance gracieusée de ce jardin... chinois, car nous sommes en
Chine, dans la section des Célestiaux.

Le restaurant chinois domine le tout, laqué de vermillon, éclatant et
verni dans toute la hauteur de ses escaliers à jour, verni et éclatant
dans toute la largeur de ses rampes de bambous et de ses galeries en
terrasses, amusante, fragile et fantastique architecture, résumant
en un seul type tous les modèles épars dans ce coin d’Extrême-Asie
reconstitué. Des coolies, silencieux et doux, à la démarche glissante
y servent, au choix des clients, des ailerons de requin à la sauce
rouge, des potages aux nids d’hirondelle ou le vulgaire rumsteak pommes
château; enjuponnés de toile bleu pâle, les cheveux d’un noir d’encre
tressés en natte et les tempes soigneusement rasées, ils ont l’air
intelligent, minutieux, timoré et attentif.

Dans les pavillons voisins on vend des soies et des pongées d’une
souplesse quasi fluide dans leur trame résistante, des broderies
d’une somptuosité délicate, des bronzes hilarants, des incrustations
de nacre, des porcelaines tendres, des flammés d’un éclat intense et
sourd, des jouets délicieux, de vrais objets d’art, figurines d’un
mouvement et d’une vie comiques et exacts, inconnus en Europe de nos
fabricants de jouets, des jonques et des péniches de bois de camphre
et de cerisier à se mettre à genoux devant leur ingéniosité de détail
et leur rendu d’exécution, des mythologies vivantes, toutes de dieux,
d’oiseaux, de poissons, de fleurs et d’arbustes figés dans de la
stéatite ou du jade et d’invraisemblables laques. D’autres Chinois les
débitent et les vendent avec des révérences cérémonieuses et des gestes
menus. Et de tous les objets exposés là, de ces architectures même
s’émane et s’impose la sensation qu’on a affaire à un peuple studieux,
laborieux, tranquille, ingénieux, poète, artiste et religieusement imbu
de ses traditions, de son passé et de ses dieux, un peuple de dormeurs
éveillés, volontairement attardé dans une civilisation puérile et
magnifique, une civilisation de luxe et de poésie plus vieille de vingt
siècles que la nôtre. Et ces Chinois travailleurs et tranquilles sont
les mêmes qui, là-bas, égorgent, supplicient et massacrent; les Boxers
des tueries et des incendies de légations de Pékin sont leurs frères;
leurs frères, les sauvages tortionnaires de l’agonie de M. de Ketteler,
les forcenés qui enterrent les Européens vivants jusqu’au cou, leur
crèvent les yeux et leur arrachent la langue, les monstres jaunes qui
regardent lentement et voluptueusement, pendant des heures et des
heures, leurs condamnés râler, se convulser, se raidir et mourir!

Ces longs et timides enjuponnés de bleu sont de la même race que les
massacreurs enrégimentés des femmes, des enfants de nos légations
et de nos missionnaires, les bourreaux qui forcèrent un empereur à
s’empoisonner et poussent à la folie la vieillesse terrifiée d’une
impératrice, ceux qui, par une cruelle ironie et un sinistre à-propos
du hasard, ont pour chef le prince Tuan!

Quelles maladresses ont bien pu commettre nos ingénieurs? à quels
dangereux excès de zèle ont bien pu s’abandonner nos missionnaires?
quelles exactions ont pu, hélas! commettre en Extrême-Asie Russes,
Anglais, Français et Allemands pour avoir amené ce terrible réveil de
meurtre et de fureur chez un peuple de sculpteurs, d’émailleurs, de
brodeurs, de menuisiers et de prêtres studieux, débonnaires et rêveurs?

La colonisation de l’Asie restera la grande tache de sang du
dix-neuvième siècle, a-t-il été écrit quelque part. Prenons garde que
cette tache humide et grasse ne s’étende sur toute l’Europe!

La révolte atroce des Boxers est, à travers l’humanité, la réponse à la
guerre criminelle déclarée aux Boërs.


_Dimanche 15 juillet._--Billancourt. Une aubaine, la conversation assez
documentée sur l’Indo-Chine et les peuples de l’Extrême-Asie d’un
ancien officier d’infanterie de marine, il y a trois ans encore en
garnison à Saïgon. Les atrocités de Pékin, si épouvantables qu’elles
nous paraissent, à nous autres civilisés, sont peut-être expliquées par
l’attitude des coloniaux. Si le Russe déjà Tartare ne heurte pas trop
le Mongol et le Mandchou dans leurs coutumes et leurs traditions, la
brutalité anglo-saxonne, la morgue allemande et le «struggle for life»
yankee froissent et blessent profondément la race jaune. Nous sommes,
nous autres Français, les moins antipathiques de tous les «diables
étrangers» que sont les Européens.

Si l’on ajoute le scandale sacrilège et l’émoi religieux des cimetières
bouleversés par les tracés des ingénieurs, les ossements des ancêtres
et les tombeaux violés par les travaux des nouvelles voies; si l’on
ajoute enfin la mauvaise foi anglaise, le travail sourd de tous les
pasteurs protestants, déjà dénoncés par Jean de Bonnefon: tout le monde
anglican attelé là-bas à ameuter l’indigène contre les catholiques,
on comprendra quelle responsabilité énorme ont assumée, avec leur
politique de ruse et d’équivoque, les bons voisins d’outre-Manche.


_Lundi 16 juillet._--Billancourt. Chaleur torride. Les pelouses
brûlent, les feuilles se fanent et se crispent au bout des branches
dans une atmosphère de four. La Seine charrie des bancs de poissons
morts; ce sont des flottaisons de charognes qui empoisonnent tout
le fleuve... à croire que la Seine prend sa source à Londres. Très
anglais, ce procédé d’empoisonner les fleuves. Furieux de ne pouvoir
mettre en ligne un effectif imposant de troupes en Chine, occupés
qu’ils sont au Transvaal, nos bons voisins viennent-ils pas de dépêcher
à Tien-Tsin des régiments hindous contaminés de la peste?

La peste au camp des alliés! Les Chinois eux-mêmes n’auraient pas
trouvé cela.


_Mardi 17 juillet._--Le Grand Bazar. Huit heures et demie; le dernier
dîner à l’Exposition. Au restaurant hongrois, tout au bord du fleuve.
Ils et Elles dînent.

«--Mais c’est qu’il fait frais. --Qui l’eût cru? Vous l’avez
commandée, cette brise. --Et il y a du monde. --Ne criez pas victoire.
C’est un des rares restaurants qui fassent de l’argent. --Non... --Si.
Ils sont six en tout qui ont la vogue, et je ne les nomme pas pour ne
pas affliger les autres. D’ailleurs, on devait s’y attendre. On avait
fait les concessions à raison de soixante restaurants en tout, et il
y en a deux cent vingt et un? jugez des bouillons. --En revanche, les
kiosques de marchands de comestibles et les buvettes font de l’or.
--Naturellement. Les trois quarts des visiteurs mangent sur des bancs.
Charcuterie et papier gras, c’est l’Exposition de la bonne franquette.
--On dit que les kiosques de journaux vendent aussi des comestibles.
--Parfaitement. Ça rapporte plus que du papier. --Et ça l’emploie.
--Mieux: les dimanches, les water-closets débitent du pain avec du
saucisson et du vin au litre. --Il faut bien que tout le monde vive.
--Vous n’avez pas encore parlé de l’école anglaise. --Oui, le pavillon
de la Grande-Bretagne, les Romney, les Reynolds, les Gainsborough, les
Constable et les Turner! --Moi, vous savez, j’ai toujours un faible
pour Burne Jones. Vous avez vu son «Laus Veneris»? --Et son «Cupidon
et Psyché» et sa suite de tapisseries de haute lice, la «Conquête du
Saint-Graal»! Moi aussi, j’aime beaucoup, mais il ne faut plus l’écrire
sous peine d’encourir les foudres du syndicat. --Quel syndicat? --Mais
le syndicat Rodin, les maîtres de la Rodinière. Défense esthétique
d’aimer Burne Jones et Gustave Moreau: ces deux noms-là font entrer la
critique en fureur, et, quand elle écume, la critique... --... ce n’est
pas de l’écume de petite marmite... Ce pauvre Rodin! Egorge-t-on assez
les autres en son nom! --Passe encore les sculpteurs, mais, en son nom,
on tue les peintres. --Mieux: on ne peut même pas en parler. --Non...
--Parfaitement. Ils ont monopolisé l’éloge: eux seuls savent apprécier
le maître de la Volupté et de la Douleur. Aussi qu’y ont-ils gagné? Ils
en ont dégoûté le public. Il n’y a pas un chat à l’avenue Montaigne.
--Comment? Rodin ne fait pas le sou? --C’est la solitude, l’affreuse
solitude de l’interdit. Le pauvre grand homme s’en plaint, mais, comme
c’est un brave homme, c’est charmant de voir comment il s’en console.
«Je n’ai pas la quantité, disait-il dernièrement, mais j’ai la qualité.
Ainsi, dans la journée d’hier il m’est venu la comtesse Potocka et le
poète Oscar Wilde.»


_Mercredi 18 juillet._--Le Grand Bazar. Neuf heures et demie, la
fête exotique. Une foule compacte, énorme, du Trocadéro au Champ de
Mars; des têtes et des têtes serrées, tassées l’une contre l’autre:
l’ensemble agglutiné et noirâtre d’un gigantesque ravier de caviar;
des sueurs et des odeurs, des relents de godillots tièdes, de
corsages mouillés et des touffeurs d’aisselles. Et, tout à coup, des
ronronnements de tambourins, des glapissements de flûtes aigres,
des mélopées et des sons de derboukas, tout un hourvari monotone et
strident de musiques barbares. Ce sont les exotiques du Trocadéro
qui défilent dans un sillage de poussière et de clarté. Et ce sont
des grands poissons de papier lumineux et des lanternes en forme de
tambours balancés au-dessus de la foule; des nègres les portent, vêtus
de vareuses bleues, coiffés de chéchias rouges. D’autres processionnent
appuyant sur leur torse de grandes feuilles de latanier. Des musiciens
coiffés d’immenses panamas, des négresses enturbannées de madras: c’est
toute la section malgache: puis voici les gandouras et les burnous
de soie, les fronts ceints de cordes en poil de chameau des Arabes
d’Alger; les sequins sonnaillants des souks de Tunis et les grègues
bouffantes des danseuses du ventre, et la foule acclame, se bouscule et
rit. Voici, drapés de bleu, les grands fellahs d’Egypte.

Précédées de mille bêtes lumineuses en papier transparent et peint,
voici, harnachées on dirait de laque rouge et toutes luisantes
de soieries bruissantes, les faces jaunes et camuses de gnômes
indo-chinois. Un immense et long --long, oh! combien long!-- dragon
de soie verte écaillée d’or ondule et serpente en brusques remous
au-dessus de la foule: tarasque de l’Extrême-Orient, chimère aux
énormes yeux saillants échappée on croirait d’une pagode, c’est
l’emblème religieux sacré, le palladium annamite. Douze hommes
engouffrés sous les plis mouvants de la bête la font se cabrer et se
mouvoir. Ensuite ce sont les nudités de bronze hérissées de plumes,
enjoaillées de coquillages des brutes superbes du Dahomey, les dents
blanches et les yeux blancs des guerriers de Behanzin. Les souplesses
félines, les gestes de statuette, les tailles minces et les torses
plats tout sonnaillants de grigris et d’amulettes des sveltes danseurs
cynghalais terminent le cortège aux maigres sons du gamelun, le criard
et triste orchestre indo-chinois.


_Vendredi 20 juillet._--Auteuil. Cinq heures et demie, sur la petite
place. Quarante-huit degrés au soleil, trente-huit à l’ombre: la plus
grosse chaleur de l’année; que dis-je?... de l’année: du siècle.

Autour de la fontaine Wallace des ouvriers harassés font cercle,
attendant leur tour. Les yeux mornes, tout en s’essuyant le front d’un
revers de la main, ils se passent machinalement le gobelet. Avec des
crissements de soie des feuilles séchées, devenues jaunes en deux
jours, des feuilles de fin d’octobre se détachent des platanes, planent
dans l’air chaud et tombent. Tout le macadam de la petite place en est
jonché; les pas éreintés des promeneurs dérangent des tas de feuilles
mortes. C’est l’automne, le précoce automne en plein mois de juillet.

Paris est en proie à Moloch!


_Dimanche 23 juillet._--Neuf heures et demie du soir au bois de
Boulogne. Des familles entières gisent affalées sur les gazons des
pelouses, des familles entières sous les dessous de bois; les hommes
en manches de chemise; les femmes, le corsage ouvert, la plupart en
camisole: tout un Paris ouvrier et faubourien venu dans l’esprit
illusoire de respirer un peu dans l’air étouffant des taillis. Partout
des papiers gras, des litres vides et des détritus de charcuterie.
Un Paris du 14 Juillet, que l’atroce chaleur de cette semaine répand
comme une écume en dehors des murs, une coulée d’humanité suante et
tiède, qui se répand, telle une onde, de Vincennes à Romainville et de
Boulogne à Charenton. Le Bois tout entier fleure une odeur d’aisselle.
Du côté de Boulogne, en descendant vers le fleuve, dans la cendre grise
du crépuscule, les groupes éparpillés à travers les pelouses font
songer au campement d’une énorme kermesse en plein air, à quelque fête
flamande émigrée sur les bords de la Seine. La liberté des gestes et le
débraillé des costumes sont, d’ailleurs, dignes d’un Teniers et c’est à
la belle étoile que l’on soupe et que l’on aime.

Entre le pont de Saint-Cloud et celui de Sèvres, dans la fraîcheur
relative des berges, la nuit est sillonnée de triplettes et
d’automobiles à pétrole. Ici, la nature fleure la poussière et
l’essence; tout à l’heure, elle empestait la sueur.


_Lundi 23 juillet._--Huit heures du soir, à quai de l’île de la Grande
Jatte, à bord de l’house-boat le plus fleuri de cet été. Ils et Elles
dînent. «--Elle commence à sentir, cette Seine! --Aussi, dès demain
nous descendons. Nous coucherons à Rouen mercredi et jeudi au Havre.
--Si long que ça, d’ici Rouen? --Mais, chère amie, il faut compter
avec les écluses et la grande semaine à Trouville... --Naturellement,
puisque Gontran fait courir. --Alors, pas possible de vous garder
pour demain? --Dîner à l’Exposition par cette chaleur? Oh! non! --Et
cette soirée de gala chez la Loïe ne vous tente pas? la nouvelle pièce
japonaise, Sada Yacco dans le «Sculpteur»? --Sada Yacco! Est-elle assez
lancée! Il n’y a qu’elle qui fait prime à l’Exposition! --Elle est un
peu mieux que Mérode en danseuse cambodgienne. --Vous êtes dur. Assez
joli, moi je trouve, le grand insecte d’or qu’elle donne avec ses
semblants d’antennes, ses longs doigts allongés d’ongliers de métal,
mademoiselle Chou de Bruxelles!... --Oui, mais si peu d’Extrême-Asie!
si d’Extrême-Montmartre! et puis démodée par Falguière! --Et puis, il
n’y a pas à dire, cette Sada Yacco sait mourir!... --... comme Sarah
elle-même... --Dites donc, vous qui savez tout, qu’y a-t-il de vrai
dans la prétendue sortie de mademoiselle T... à mademoiselle P..., le
soir du fameux bal où on les aurait priées de prendre la porte, la mère
et la fille, parce que pas invitées? --Mais il y a l’absolue vérité.
Cela s’est passé comme vous le dites... mademoiselle P..., qui est de
toutes les fêtes ou qui veut en être, avec l’aplomb qui la caractérise
est allée sans invitation au bal des T... --Parce que?... --Parce
que ça lui plaisait, à cette enfant, et qu’elle en avait l’habitude.
Voilà donc les P..., mère et fille, faisant leur entrée, toutes voiles
dehors, dans l’hôtel du quartier de l’Etoile. Les maîtresses de maison
ne bougent pas, incident qui aurait pu passer inaperçu si madame P...,
la mère, pour prendre contenance, ne s’était avisée de complimenter
madame T..., sur son bal. A quoi mademoiselle T..., qui a de la dent
et de la tête: «Mais madame, vous n’avez pas d’avis à donner sur une
fête à laquelle vous n’étiez pas priée...» --Tableau! --... de genre...
Et qu’y a-t-il au fond de tout cela? --Rivalité de cœur, bataille
de dots autour du plus beau des présidents. --Notre petit Morny!...
--Vous l’avez nommé. Sa dernière fête a fait révolution. Aussi demandé
qu’autrefois le joli comte Boni de Castellane.


_Mardi 24 juillet._--Le Grand Bazar. Croquis d’Exposition. Trois
heures; sous la chaleur torride, public de province ou de banlieue,
reconnaissable aux filets à provisions et aux flopées d’enfants
remorqués par chaque couple. Dans les parterres, plus une fleur,
plus un lys au Japon, plus un iris d’eau à la Chine; des morceaux
de journaux et des papiers gras décorent les parterres. Mais, en
revanche, partout des stridences de flûtes et de lentes, d’affolantes
et monotones mélopées tonitruent et font rage d’un bout à l’autre
du Trocadéro: flûtes de roseau assourdissantes et aigres devant le
théâtre égyptien, flûtes de bambou devant le théâtre indien, ouvert
d’hier (quatre idoles trônent, accroupies sur une estrade, enturbannées
de rouge et barbues jusqu’aux yeux); à l’Indo-Chine ce sont les
miaulements hystériques et les continus cliquetis de métal du fameux
gamelun; à la Tunisie, des dégueulandos, des barcarolles napolitaines;
à l’Algérie c’est le badaboum et toute l’horreur canaille des danses
du ventre, et là-dessus, des hurlements d’Apaches, des invites
caressantes, des gestes de guenon et d’obséquieux appels de nègres aux
yeux lubriques; autour de l’Egypte, enfin, revoici l’Orient de bazar
et de pacotille d’un tas de Juifs félins, quémandeurs et souriants:
une foire et un brouhaha à rendre fou le plus paisible des électeurs,
la plus honnête des ménagères, le plus épicier des héros chers à
François Coppée; la Salpêtrière installée en plein Paris 1900, sous une
température de 35 degrés à l’ombre et de 48 au soleil; tout ce qu’il
faut pour développer la neurasthénie dans une population déjà déprimée
par la qualité de l’eau, la rareté de l’air et les veilles, une source
de gains certains et de fortunes futures pour tous les médecins
aliénistes et les maisons de santé du département.


_Vendredi 27 juillet._--Saint-Cloud. Où vont les statues.

Qui se souvient encore du groupe des trois femmes qui dominait le
fronton de l’ancien palais de l’Industrie? Qui de nous se rappelle la
grande figure, on eût dit bénissante, dont les bras tendus commandaient
la grande travée, aujourd’hui ouverte entre le grand et le petit
Palais? L’administration des beaux-arts les a pieusement recueillis
et, à grands frais... des contribuables, a dépêché et installé le dit
groupe dans un des plus beaux parcs des environs de Paris, un ancien
parc impérial, maintenant ouvert au public, le plus proche peut-être
des fortifications, celui que la foule des dimanches préfère même au
dessous-bois du bois de Boulogne; le parc, en somme, le plus populaire
et, par cela même, peut-être le plus abandonné du ministère des
beaux-arts, celui qu’une dévastation on dirait systématique déshonore
et enlaidit chaque jour, celui dont les piédestaux, veufs de statues,
attristent la belle ordonnance des allées et la mélancolie grandiose
des perspectives.

J’ai nommé le parc de Saint-Cloud.

A ce parc mutilé et dont les nymphes et les demi-dieux ont disparu, M.
Roujon a, compensation médiocre, envoyé les trois figures allégoriques
qui alourdissaient jadis la silhouette du palais des Champs-Elysées.
C’est la grande allée qui conduit de Saint-Cloud à Sèvres qui a
hérité du groupe sans emploi. On peut le voir maintenant étaler
prétentieusement ses proportions monumentales un peu plus loin que
les triples escaliers d’eau de la légendaire cascade de Saint-Cloud;
mais, comme les figures de l’ancien palais des Champs-Elysées ne sont
pas à l’échelle des autres statues ni même à celle des arbres voisins,
le nouveau groupe fait le plus piteux effet. Les statues, d’ailleurs,
destinées à être vues d’en bas et à distance, sont placées à niveau
d’homme. Gestes et proportions, tout en est grotesque: emphatiques et
rigides, elles dressent au pied des hauts ombrages de grands fantômes
de pierre dans le goût des féeries des théâtres Cocheries... Mais, de
cela personne ne s’est soucié aux beaux-arts; trois statues étaient
demeurées pour compte, il fallait bien les placer quelque part.

Saint-Cloud étant le parc sacrifié, c’est Saint-Cloud qui a hérité de
ces trois Gigoudaines. Frais de transport, réparation des figures et
établissement du nouveau piédestal ont coûté trente-deux mille francs.

Franchement, on aurait mieux fait d’acheter quelque Rodin!


_Dimanche 29 juillet._--Bigorre, trois heures. Il pleut: une petite
pluie fine et tiède, presque un brouillard qui noie les sommets
environnants et met à mi-flanc des montagnes des couches de vapeur
fumantes; les grands ombrages humides de ce pays en paraissent plus
mouillés encore.

De la haute galerie de la maison que j’habite, je domine une route
et, de l’autre côté de cette route, des jardins et des jardins qui
s’enfoncent très loin dans la vallée et donnent, au crépuscule,
l’impression d’une forêt. Ce sont des jardins de couvents, des parcs
d’anciennes demeures provinciales, demeures de nobles; dont l’aspect
extérieur comme les habitudes n’ont pas changé. Et des marronniers
gigantesques, des magnolias en fleurs, des wellingtonias enguirlandés
de clématites, toute une végétation monumentale et luxuriante, comme
seules en produisent les Pyrénées, accueillent mes yeux partout où ils
se posent, épanouis au hasard des pelouses et des tournants d’allée
bordés de géraniums.

C’est dimanche. Les allées et venues des jardiniers et de la
domesticité n’animent pas aujourd’hui les jardins. Il y a une fête sur
les «Coustous», la promenade de la ville, une fête au Casino aussi:
concours de grimaces à la fête populaire, concours de grimaciers à la
fête mondaine. Et puis les vêpres, la grande distraction des petites
villes dévotes, ont dû attirer à l’église pas mal de serviteurs de ces
vieux logis. La route elle-même est déserte; elle ne se peuplera que
plus tard, à l’heure où l’on va boire les eaux de Salut. Et de cet
abandon sous la pluie s’émane, se dégage une atmosphère d’accalmie et
de torpeur provinciale, combien précieuse après le tumulte et la fièvre
de Paris!

Tout à coup, au tournant de la route, une étrange procession. Engoncées
de cotonnades, coiffées de marmottes, des fichus de laine aux
épaules, neuf créatures... neuf marionnettes paysannes s’avançaient
de guingois, l’une boitant de la hanche, l’autre secouée d’on ne
sait quel tremblement, celle-ci bossue, celle-là la taille déviée,
poupées démantibulées, comiques et atrocement tristes avec leurs faces
grimaçantes et leur démarche en saccades.

Elles s’avançaient trois par trois, se tenant par la main et se parlant
avec des contorsions de tout le visage et des gestes de folles... Un
Goya vivant que ces trois rangs de jeannetons paysannes gesticulantes
et trébuchant. Quatre pauvres vieux les suivaient, quatre pauvres vieux
très propres, moins agités, ceux-là, mais l’air si las dans leurs
vestons élimés! de tristes faces usées de très vieux ouvriers et des
gestes gauches, des mines empêtrées et navrantes. D’où pouvait bien
sortir cette humanité de misère? J’avais commencé par sourire, j’avais
maintenant le cœur étreint à en crier.

Trois religieuses fermaient le cortège et leur présence à la suite
de ces malheureux m’expliquait tout. C’étaient les vieillards de
l’hospice, les aliénés hospitalisés dans un des couvents voisins que
ces trois sœurs conduisaient à la promenade. Leurs bonnets blancs,
leurs longs voiles noirs et leurs chapelets cliquetants complétaient la
procession. De temps en temps une des sœurs se dérangeait pour aller
rectifier un geste d’une des folles, assujettir un fichu, remettre une
égarée sur le rang, puis elle revenait prendre sa place entre ses deux
compagnes.

Elles avaient dans le visage, et dans les yeux comme une lueur
d’apaisement.

Le cortège passa et je me demandais quelle pouvait être la vie de ces
trois femmes au milieu de ces gâteuses, de ces idiotes et de ces fous.
Quelle abnégation et quel dévouement il faut pour consentir à une
telle existence! quelle foi et quelle ferveur il faut avoir dans l’âme
pour assumer une telle tâche sans trop de répulsion et de dégoût! Je
me demandais aussi quelle religion nouvelle, quelle Eglise encore à
naître, quand la foi chrétienne aura tout à fait disparu, pourra donner
à ses adeptes la puissance de renoncement et de charité incarnée dans
ces trois inconnues.


_Lundi 30 juillet._--Dans la cour de l’hôtel de France, onze heures.
Des groupes de baigneurs se pressent autour du tableau des dépêches:
c’est le télégramme de Monza, la nouvelle de la mort d’Umberto tué par
la main d’un anarchiste.

Le roi Humbert, la reine Marguerite! La presse européenne... que
dis-je? le monde entier vont, pendant huit jours, être remplis de ces
deux noms.

Le roi Humbert! Et, malgré moi, j’évoque la figure du mort, tel je la
vis, alors en pleine santé, à Venise, au moment de l’embarquement du
kaiser pour Jérusalem.

J’étais sur la lagune, en gondole, vis-à-vis du «Hohenzollern», dans
un tas mouvant d’autres gondoles et de «vaporetti». Tout Venise
costumé était là sur l’eau, une Venise de carnaval sortie des magasins
d’accessoires pour fêter Guillaume II. Le kaiser faisait aux Majestés
italiennes les honneurs de son yacht, et, quand, sanglé dans son
uniforme d’amiral, il apparut, aidant la reine Marguerite à descendre
l’escalier du bord, la Majesté impériale m’apparut singulièrement haute
de taille auprès du roi Humbert, déjà tassé, quoique robuste, dans
son uniforme de général allemand. Ses grosses moustaches ébouriffées,
ses énormes yeux ronds aux sourcils broussailleux et noirs, sa nuque
épaisse et son aspect brutal de sous-off ne pouvaient soutenir la
comparaison avec la jeunesse et la force élancée du beau guerrier
blond, que donnait le Kaiser.

La reine Marguerite, très parée, les cheveux visiblement teints et la
physionomie altérée sous le fard, ne pouvait lutter non plus avec la
minceur élégante, l’air de douceur hautaine et les cheveux précocement
blancs de l’impératrice d’Allemagne.

Guillaume était le grand triomphateur de la journée.

C’était en octobre 1898. Deux mois à peine auparavant, Lucheni
assassinait, sur un quai de Genève, l’impératrice Elisabeth d’Autriche.
Quatre ans avant, c’était le tour de Carnot frappé à Lyon par Caserio.

Il faut qu’aujourd’hui ce soit le roi d’Italie qui tombe, à Monza, au
sortir d’une fête, sous le revolver de Bresci. Le revolver! Et voilà
que l’arme à feu apparaît dans l’attentat contre les souverains.
C’est une ère nouvelle qui commence dans les annales de l’assassinat
politique, et avec 1900 disparaît des mains des meurtriers la
légendaire arme blanche qui, depuis Ravaillac, faisait dans le
populaire désigner les rois sous l’épithète de «fruits au couteau».


_Mercredi 1er août._--Une lettre de Paris. «Et vous avez manqué la
cinquantième de «Louise» et le déjeuner au Moulin de la Galette, comme
si les Pyrénées valaient la Butte. Poseur, va!... Et ç’a été très
réussi, même la chaleur (36 degrés à l’ombre), et dans un décor...
mettez de Jusseaume, mais nature cette fois, et un grouillement de
foule, remous d’ouvriers et reflux de gigolettes, comme n’en a pas
encore trouvé Carré même dans sa figuration de la «Vie de bohème»!
C’est qu’aussi tout le quartier était en émoi. Songez: toutes les
élégances de nos théâtres subventionnés, ça ne se voit pas tous les
jours.

»Et quel banquet! Quatre cents couverts. A la table d’honneur, les
ministres, Leygues, Roujon, Camondo; puis les triomphateurs de la
fête: Carré et Charpentier; Heugel; les critiques; Courteline,
Bauër, Mendès; les gens de la maison: Vizentini, Messager, Luigini,
Jusseaume; les muses: la muse de Paris, mademoiselle Cortot; la muse
de Montmartre, mademoiselle Stump, d’une distinction, ma chère! (plus
qu’archiduchesse, princesse de Galles avec un nez d’une aristocratie
et une robe! un La Gandara); enfin, toutes les fauvettes de
l’Opéra-Comique: Guiraudon, Rioton, Mastio, Tiphaine, Gauders, Marié de
l’Isle et Vilma.

»Couleur locale: on sert des frites dans des cornets de papier; chaleur
tous les hommes s’éventent, les plus galants éventent leurs voisines,
des jobards éventent leurs voisins. Là-dessus, speech subtil de Carré
au ministre. Le ministre se lève, va répondre. Quelqu’un, au fond de la
salle, chante: «V’là d’la carotte! elle est belle! V’là d’la carotte!»
Cette réminiscence de «Louise» jette un froid; ce froid ne facilite pas
le raccommodement Carré-Bernheim. Vous vous souvenez de l’article de
la «Nouvelle Revue» et des motifs allégués par Bernheim: sa bonne foi
surprise, son texte oblitéré, etc. La réponse de Carré avait été verte,
mais juste. Et l’on espérait que cette fête au Moulin de la Galette, de
la bonne galette chère à tous, réconcilierait les rivaux; on présente
l’une à l’autre les parties adverses: «V’là d’la carotte! elle est
belle! V’là d’la carotte!» Mais le raccommodage ne se fait pas; il
fait trop chaud la colle ne prend pas.

»Le ministre part: on va s’amuser.

»Voilà l’plaisir, mesdames! voilà l’plaisir! En place pour les danses.

»Les grisettes invitées font les grandes dames, les chanteuses font
les grisettes. Mastio est toute rose dans une robe rose. Un quadrille
s’échevelle: c’est Tiphaine avec Fugère, c’est Tiphaine avec Bouvet.
Et puis on va prendre le frais sur le haut du Moulin. Comme au fond
d’un gouffre, on y découvre un Paris admirable sous un ciel d’orage à
la Turner. «--Un Jusseaume! s’écrient les enthousiastes. --Non, pas de
blague! répond ce jeune La Violette. C’est tout de même un peu mieux
que mes décors! --Voilà qui nous change de Carolus Duran, insiste
une peste. --Comment? --Mais oui: Carolus Duran, élève et maître de
Velazquez.» D’ailleurs, je vous envoie le menu du déjeuner.

»P.-S.--Vous avez aussi manqué le banquet Raspail «Au bon Pécheur», le
banquet de Bercy organisé en l’honneur du bon terre-neuve, le chien
sauveteur célèbre dans tout le quartier. Ce bon toutou présidait, assis
dans un fauteuil tendu de peluche rouge, une serviette au cou, passée
dans un collier ciselé d’un travail exquis. C’était un beau spectacle;
mais on ne saurait être partout. Vous manquez aussi, avec votre manie
de villes d’eaux, le shah Mozaffer ed Dine, pour qui tout Paris a des
yeux de chatte. Ce shah, avec toute sa suite d’uniformes chamarrés
d’or et coiffée d’astrakan, est le lion du jour, mais il apporte
dans ses sorties une fantaisie qui met tout le personnel du palais
des Souverains sur les dents. Voilà un auguste visiteur qui pourra
se vanter d’avoir donné du fil à retordre à la police. Jusqu’ici,
il n’accepte aucun programme, il dérange tous les plans concertés
de promenade et ne quitte pas le trottoir roulant; la rue de Paris,
paraît-il, est aussi l’objet de ses prédilections nocturnes. Noblesse
oblige: on n’est pas shah impunément.»


_Dimanche 5 août._--Bagnères-de-Bigorre. Croquis de province. La
chambre, qui sert ici de cabinet de toilette, domine d’abord toute une
retombée de glycines mauves éparses sur le zinc en ce moment disparu
d’une petite terrasse, puis une courette et, au delà de la rue, la
plus passante de la ville puisqu’elle conduit aux Thermes, une villa,
espèce de maison meublée dont chaque étage change de locataires trois
ou quatre fois durant la saison.

Au rez-de-chaussée, derrière les lamelles de deux persiennes
entrebâillées, un profil de vieille apparaît embusqué dès l’aube
et, dans le clair obscur d’un petit salon sans jour, on sent qu’une
curiosité aux aguets surveille et épie. Ce sont deux yeux de chouette
levés vers ma fenêtre, chaque fois que je m’habille, qui m’ont révélé
la présence de cette Sachette, la Sachette de «Notre-Dame de Paris», le
spectre échevelé de la recluse de Victor Hugo, dont les mains griffues
étreignent comme deux serres l’épouvante de l’innocente Esmeralda;
et ce sont, en effet, les mêmes cheveux blancs et le même front
osseux, le même nez en bec d’aigle et les mêmes lèvres minces dans une
face de vieil ivoire. De temps à autre les persiennes entrebâillées
s’entr’ouvrent, poussées par une invisible main, et la vieille
s’accoude à la barre d’appui. C’est qu’un couple vient de passer ou,
pis, quelque élégante et frivole jeune femme dénoncée à la vieille par
l’envolement de ses écharpes; et puis les persiennes se referment et,
tout le long du jour, à quelque heure qu’il soit, jusqu’à la tombée de
la nuit, c’est le même manège, on dirait automatique, et le même jeu
de persiennes poussées et refermées par une vieille maniaque tapie là,
dans l’ombre, comme une araignée malfaisante et hostile.

O toute cette petite ville observée et guettée par cette vieille à
moitié folle qui regarde, interprète, juge, invente, dénature et
calomnie --cela, j’en suis sûr-- tous les gestes et tous les regards
qu’elle surprend! Dire que, la saison finie, pendant tout l’hiver et
les longs mois de pluie, elle surveillera encore, sa maigre face collée
aux vitres ruisselantes, l’indigène en béret et l’ouvrier tisseur des
lainages du pays, demeurés les seuls passants!

O Bigorre, petite ville de mon cœur, dire que, derrière les rideaux
de toutes tes fenêtres, dans l’ombre de toutes les persiennes, il est
des paires d’yeux tout pareils à ceux-ci, qui regardent et surveillent
des faces anxieuses, sœurs de ce masque de cire qui attendent et
épient! Et c’est toute ton âme, ô province, toute ta petite âme oisive,
malveillante, sournoise et dévote, qui transparaît aux vitres de cette
fenêtre.


_Lundi 6 août._--Venise en danger; une lettre de Paris:

  «Cher monsieur,

  «Je me permets de vous envoyer le dernier numéro de la «Revue de
  Paris» (1er août), où se trouve un article dont le titre indique
  le sujet: «Venise en danger.»

  »Je sais que vous connaissez, que vous aimez Venise; que, par
  conséquent, vous avez souffert de tout ce qu’on prépare contre
  elle. Aussi vous serais-je reconnaissant de citer l’article en
  question, de noter que, même au point de vue utilitaire ainsi
  que je le développe, les crimes industriels qui tueraient Venise
  ne la tueraient pas dans sa beauté seulement, mais dans sa vie
  même, sa vie organique fondamentale.

  »Il faut s’unir pour la beauté chaque fois qu’on le peut.

  »Robert de SOUZA.»

Et, en même temps que la lettre, m’arrive le numéro de la «Revue».
Dans un judicieux et savant article M. de Souza y dénonce et étudie
sérieusement le danger qui menace la ville des Doges, Venise la blonde,
endormie et bercée au flux et au reflux de l’Adriatique, qui, par
les mille et un réseaux de ses «canaletti», lave et vivifie, en les
protégeant contre la poussière dévastatrice, les façades encore dorées
par places de ses anciens palais.

Il y a deux ans, j’avais déjà poussé le cri d’alarme en dénonçant
la disparition de la «Casa Barbiere», ce beau palais «Veniere» si
longtemps hospitalier aux artistes, menacé de tomber entre les mains
d’une Compagnie anglaise qui veut y établir une usine. Une usine en
plein Grand Canal, à cent mètres du palais Vendramin et de la «Casa
d’Oro»! Ça ne serait pas la première, d’ailleurs; déjà une succursale
de Murano y pousse ses suies et ses fumées qu’elle mêle à celles
des vaporetti... des vaporetti sur l’eau lourde, où le Carpaccio a
évoqué ses gondoliers. Dans le même article, je criais l’infamie d’un
quai imminent, oui, d’un quai qu’il était question d’établir sur le
même «Canale Grande», pour y permettre la circulation des fiacres,
des automobiles et des bicyclettes; et ce fut, de ma part, un cri de
détresse indignée dont M. de Souza s’est souvenu.

Aujourd’hui, le péril est plus grand encore. Non seulement le Grand
Canal est toujours menacé par ces horribles Compagnies anglaises qui
ont tout syndiqué à Venise, les verreries et les marchands de bibelots
comme les grands hôtels, mais pis: sous prétexte d’assainir la Ville
de la Mer, qui est la plus salubre de l’Italie, puisque les médecins
y envoient maintenant se remettre les neurasthéniques, loin du bruit
et de la trépidation de nos grands centres modernes, et que l’absence
totale de poussière en fait un des rares endroits où l’air soit
respirable encore; oui, sous ce prétexte, voilà que des ingénieurs
proposent de démolir des quartiers entiers. Pour élargir les rues, on
va de gaieté de cœur supprimer en tas vieilles églises et palais; à
leur place on créera des voies nouvelles. Pis encore, ils proposent de
combler les canaux et de les changer en chaussées, quand il est évident
que, les canaux comblés et, devenue terrienne, Venise serait fiévreuse,
pestilentielle et chargée de miasmes, comme les bourgades abandonnées
de ses lagunes, telles que Torcello, Chioggia, villes mortes ou
mourantes, mal gardées par un sol incertain sans être affranchies par
les eaux.

Dernier crime enfin! Sous prétexte de faire surgir une ville balnéaire
au Lido, «l’affreux Lido», comme disait Musset, et d’en faire un petit
Brighton de l’Adriatique (opération anglaise naturellement, casino et
grands hôtels), n’est-il pas question de relier par un chemin de fer
la vieille cité et la watering-place à naître, quand un quart d’heure
en vaporetti suffit; et pour la commodité des propriétaires de villas
et des tenanciers d’hôtels, on parle d’installer la gare du nouveau
chemin de fer... à la place Saint-Marc, entre les deux colonnes de la
Piazzetta, sans doute, à moins qu’on ne jette bas, pour l’installer
dans la cour des Doges, une façade du palais ducal!

Oui, nous en sommes là. «Venise (je cite du Souza) Venise
magnifiquement libre comme un navire au large qui, pour sa fortune, ne
dut jamais communiquer avec la terre que par des ailes: les ailes de
ses ramiers et de ses voiles, les ailes des lions de Saint-Marc et des
sirènes de son blason», Venise est menacée de chaussées et d’avenues
comme un quartier de Londres; Venise perle des eaux est appelée, de par
la toute-puissance des syndicats anglais et des ingénieurs, à s’enlizer
dans un marécage.

«Une patrie d’art éblouissante, une patrie de miraculeuse beauté,
Venise est en danger. Laisserons-nous s’accomplir la prédiction de
M. Gabriel d’Annunzio, qui, sans espoir devant la fréquence des plus
inutiles attentats, s’écriait: «Je ne donne pas quarante ans pour que
le grand canal soit comblé, pavé en bois et sillonné de tramways.»


_Mardi 7 août._--Bagnères-de-Bigorre. Autre tristesse. C’est une lettre
de Paris qui me l’apporte avec la nouvelle de la mort d’Ary Renan.
Ary Renan, le doux penseur, le peintre mystique, le critique d’art
sensitif et d’autant plus averti, qui comprit le mieux et raconta le
plus intelligemment peut-être l’œuvre prodigieuse de Gustave Moreau;
Ary Renan, être rare et charmant, le disciple de Puvis de Chavannes
qui approcha le plus du Maître et, en émotion maladive, quelquefois le
dépassa; Ary Renan, pauvre être souffreteux et disgracié de la nature,
dont l’enveloppe corporelle fut une prison d’art, où cet art s’affina.

Cet art prenant et pénétrant, cette peinture et ce style d’âme
douloureuse et choisie, comme on sent qu’il les devait à la
souffrance!... Etrange revanche des choses: ce fils du plus grand
sceptique de ce temps, rien que par la douceur de son verbe et la
ferveur de ses enthousiasmes, était un de ceux qui eussent fait croire
à Dieu.

Ardent admirateur de la beauté et des maîtres, Ary Renan n’inventait
pas de génies: il les faisait comprendre. Jamais il n’édifia sa gloire
sur celle d’un autre; jamais il ne démolit un artiste pour élever un de
ses confrères et ne piédestalisait pas. Gustave Moreau eut la chance de
l’avoir parmi ses fidèles.

Ary Renan a beaucoup contribué à la renommée du Maître; c’était une âme
et une probité égarée au pays des muffes.


_Mercredi 15 août._--Quatre heures. Chaleur torride. Pas un souffle
dans les grands arbres de l’immense jardin que domine le balcon. A
l’abri des persiennes hermétiquement closes, c’est l’heure lourde de
la sieste. Tout à coup des chants liturgiques, des proses latines
psalmodiées par des voix nasillardes, un piétinement de foule
m’attirent. Ce sont, derrière des oscillations de bannières espacées
de dix en dix mètres, deux longues rangées de prêtres et de femmes
voilées qui processionnent: foule paysanne, où les voiles blancs
recouvrent de pauvres robes de filles du peuple, tandis que les
voiles noirs engoncent des silhouettes presque espagnoles, tant elles
sont rigides et sombres. J’ai déjà vu ces faces de cire jaune et ces
prunelles ardentes dans l’Aragon et la Navarre. Des hommes suivent
aussi, mais les femmes dominent; car la femme, l’éternelle enfant
malade, a besoin d’être consolée et sa soif d’aimer l’attire plus près
de Dieu. Des toilettes claires ferment le cortège, mais les Sociétés
religieuses sont surtout recrutées chez les humbles; des rubans jetés
en sautoir les distinguent les unes des autres et ce sont les «Dames
de Sainte-Anne», et ce sont les «Auxiliatrices de Saint-Joseph», et
ce sont les «Enfants de Marie», Marie, dont c’est aujourd’hui la fête
dans l’Eglise catholique et romaine. Un décor de montagne et de station
thermale sert de cadre à cette cérémonie, cérémonie un peu grotesque et
pourtant si touchante dans l’élan et la ferveur de sa dévotion.

    Marie, il est des noms qui pleurent, d’autres prient.
    Marie a la candeur d’une rose fleurie,
    Toute blanche, et Myriam, nom d’étoile et d’espoir,
    Possède aussi l’éclat d’un astre. C’est le soir,
    L’heure où les grands lys d’or referment leurs corolles.
    Marie a la ferveur aussi d’une auréole:
    «Ave Marie stella»; c’est l’heure où, sur la mer,
    Le marin devient grave et regarde au ciel clair,
    Si le nom vénéré s’inscrit dans les étoiles.


_Vendredi 17 août._--Six heures et demie du soir. Bigorre. Le train
m’emporte et déjà, dans la grande trouée de Campan, la petite ville
où je viens de passer près d’un mois, la petite ville aujourd’hui
familière depuis quatre ans que j’y reviens, attiré par le bienfait
de ses eaux, Bagnères-de-Bigorre se fond dans la brume lumineuse et
s’efface.

Petite ville dolente et dévotieuse dont j’ai souvent chanté les eaux
courantes et l’air si pur, ce sont surtout tes bruits que j’ai aimés
et dont j’emporte le souvenir, parce qu’ils se sont mêlés étroitement
à ma vie: flûte de Pan du chevrier qui, tous les jours, à l’aube,
descend de la montagne pour promener par les rues les pis gonflés
de son troupeau, bruit du matin, celui-là, avec les cris aigres des
vendeurs de journaux; sonneries de l’«Angelus» du soir, cloches si
proches et pourtant si lointaines, j’entendis vos pareilles dans mon
enfance provinciale. C’est vous que j’emporte avec moi dans le bruyant
et populeux Béziers où m’appelle «Prométhée»; je vous regretterai bien
des fois, et jusqu’au chant mélancolique du crapaud qui, rauque et
doux, montait toutes les nuits sous mes fenêtres et dont la monotonie
rythmait pour ainsi dire la respiration liquide de tant de sources
murmurantes et chuchotantes!


_Mardi 21 août._--Béziers, neuf heures du soir, les répétitions du
collège. --Dans le préau de l’ancien collège Henri IV, tous les
choristes de «Prométhée», une moyenne de deux cents hommes et de
cent femmes environ, sont assis en cercle autour d’un piano juché
sur une estrade, où se profile, échevelée et blanche, la tête aux
larges yeux rêveurs de Gabriel Fauré. La musique du 2e génie et celle
du 27e de ligne, obligeamment prêtées par leurs colonels, tassent
plus loin leurs uniformes; la cour et ses platanes sont violemment
éclairés par des lampions, lampions sur tous les pupitres et lampions
à toutes les fenêtres du bâtiment collégial, des têtes de curieux
s’y écrasent. Toute la bourgeoisie de la ville, pantalons blancs et
toilettes claires, est là, installée sur des chaises et fait cercle
autour des exécutants; dans l’ombre du jardin, c’est la rumeur de la
foule qui tout à l’heure se taira, quand reprendra l’ensemble des
chœurs; dehors, dans la petite rue du collège, de la foule et encore
de la foule se tasse à la grande porte close, une foule presque
assiégeante, venue pour saisir des bribes de musique au passage et
guetter la sortie des artistes. Somme toute, toute la ville de Béziers
est là enfiévrée, soulevée de curiosité dans l’attente du spectacle
de dimanche, tout un Béziers encore vibrant du souvenir de «Déjanire»
et impatient d’entendre «Prométhée», toute une ville enthousiaste
de musique, consciente du rôle qu’elle prend d’heure en heure dans
les annales de l’art et toute fière d’apporter, depuis les plus
humbles jusqu’aux plus riches, leur concours à la grande œuvre de
décentralisation fondée par Saint-Saëns, car ils chantent tous dans
les chœurs de «Prométhée», comme ils ont chanté dans les chœurs de
«Déjanire», les solides poumons biterrois. Dans la journée, ils sont
forgerons, menuisiers, charpentiers, maîtres de chaix, tonneliers,
vignerons; le soir, ils sont guerriers de Mitylène ou pâtres sauvages
du Caucase et accompagnent de voix chaudes et sûres les strophes de
Rousselière-Andros ou de Torrès-Enoë, rassemblés tous comme un troupeau
docile par l’énergie de Castelbon de Beauxhostes, et tous les groupes
attentifs dans l’ombre et à l’entrée des jardins, assis les uns sur les
pelouses, les autres échoués sur les bancs, contiennent des sœurs, des
fiancées, des amis, des parents des choristes de «Prométhée»; ensemble
touchant et presque digne d’une cité antique que cet unanime et
spontané concours d’une population à une œuvre de pure gloire civique.

En veston d’alpaga noir, pantalonné et coiffé de blanc, Camille
Saint-Saëns assiste à toutes ces répétitions, sa présence est le
véritable soutien de toutes les énergies. Si parfois les braves
Biterrois des chœurs prononcent «Ernest» pour «Hermès», et «entrecôte»
pour «holocauste», ils n’en ont pas moins tous la grande vénération du
maître. Camille Saint-Saëns se sent à Béziers comme Wagner à Bayreuth,
il s’y sent plus qu’admiré, aimé; tout est là.

Dans la foule pittoresquement baignée de clair obscur, çà et là, les
hautes silhouettes de M. Vallier-Héphaïstes et de madame Fiérens-Bia;
Ferdinand Herold promène la placidité de sa barbe blonde et de Max, qui
attend sa réplique, la mélancolie hautaine de sa face de César.

Un émoi dans cette foule, un remous dans les groupes. C’est en
ondoyante robe blanche, haut coiffée de rose et drapée d’hermine,
l’entrée sensationnelle de mademoiselle Laparcerie, la «Déjanire»
d’hier, la «Pandore» de demain. Cora, notre Cora. Un murmure flatteur
la précède, une cour de poètes toulousains l’escorte, madame mère
l’accompagne.

«Un peu en retard, chère. --Toujours exquise! --Quand arrive le
marquis? --Nous l’attendons pour la seconde seulement. --Est-ce que le
prince Henri viendra?»


_Samedi 25 août._--Béziers, pendant la répétition générale de
«Prométhée»; pendant le premier entr’acte, Ils et Elles causent.
«--L’entrée de Max, hein? est-ce assez épatant? --Cette nudité dans
l’envolement de ce grand manteau rougeâtre, on dirait de flamme et de
sang. Extraordinaires, les mouvements que prennent les étoffes sous le
vent, dans ce théâtre en plein air. --Et ce décor, ces foules évoluant
dans ces trente mètres de praticables! --Les chœurs de Fauré sont
d’un puissant! Je vous avouerai que je me défiais. --Laparcerie a de
bien jolies attitudes. --Un peu trop jolies peut-être. Il y a eu une
engueulade entre elle et Lorrain, à la répétition du matin. --Alors,
fâchés le poète et la Muse? --Je crois que Lorrain ne pardonne pas
Toulouse!... --Et les poètes Toulousains!... --Le fait est qu’ils sont
tous là! --Accourus pour assister à la mort de «Prométhée»... --Mettons
à la chute, les corbeaux du Titan. L’aigle ne suffisait pas. --A
propos, qu’est-ce que fait l’aigle? --Mystère, on a parlé d’un cygne du
plateau des Poètes préalablement noirci à l’encre d’un des détracteurs
de la pièce. --Mais on a craint de démolir le décor. C’est très fort,
un cygne. Bref, on parle d’un mécanisme d’Allez frères, manœuvré par un
enfant. --Les corbeaux de «Prométhée», ça me rappelle un quatrain de
Labordère au moment de la campagne menée par tout le jeune Midi contre
Herold et Lorrain; le voulez-vous? --Dites...

    De Prométhée plaignez le sort cruel:
    Aux volailles célestes il fut toujours en proie.
    Pour avoir dérobé jadis le feu du ciel,
    L’aigle de Zeus lui dévorait le foie,
    L’aigle de Zeus jadis... aujourd’hui, c’est une oie.

Un émoi dans les groupes: Jambon est blessé, les yeux, les cils et les
mains brûlés par les pièces d’artifices destinées à simuler la foudre,
pendant l’invocation au feu de de Max; la nouvelle court et fait le
tour des gradins et des arènes. Dans le toril, où sont installées les
loges des artistes, Jambon, la tête enveloppée d’ouate hydrophile,
délire étalé sur une civière dont on a grand’peine à écarter la
foule. Le docteur Sicard, le maire de Béziers lui prodigue ses soins.
Castelbon, consterné, lui frappe la paume des mains; le blessé continue
de divaguer avec, dans les yeux, de grosses larmes.

Dans les arènes la répétition continue et, à travers les escarpements
et les roches du maître-décorateur étendu là, gémissant et atteint,
la lente théorie des «pleureuses» descend et serpente, escortant la
civière de «Pandore», de Pandore qu’elles croient morte et qui n’est
qu’endormie, et dont le «lamento» de Gabriel Fauré mène en gémissant
les funérailles.


_Dimanche 26 août._--Béziers, quatre heures. La consécration de
«Prométhée». La foudre aux Arènes! --La colère de Zeus éclatant sur
quinze mille spectateurs réunis pour voir renouveler l’affront du
Titanide aux Olympiens; grondements de tonnerre, éclairs et trombes
d’eau, pluie torrentielle noyant les arènes vidées dans une panique et
une ruée de foule; des femmes s’évanouissent de chaleur et de terreur,
le décor très endommagé s’écroule, la foudre est tombée sur la roche
même où, dans la mise en scène de Baudu, Prométhée de Max invoque le
feu du ciel et tombe foudroyé par les dieux. Les artistes à demi nus
ont dû être enlevés de force de leurs loges qu’avaient envahies les
cascades d’eau courant dans le toril. La foudre sur «Prométhée»! Les
auteurs ne pouvaient pas espérer une meilleure réclame.


_Lundi 27 août._--Béziers, neuf heures du soir, hôtel du Nord, après
la première.--Ils et Elles causent. L’élément est cette fois parisien.
Il y a là Jacques Hébrard, du «Temps». René Maizeroy, du «Journal»,
Gustave Coquiot, de la «Presse». Lalo, critique du «Temps», dîne, lui,
chez Castelbon de Beauxhostes avec la princesse de Polignac. Larroumet,
venu exprès d’Uriage pour assister à la première de la veille, n’a pu
trouver à se loger, tant les hôtels sont combles, et est reparti sans
avoir pu assister à la représentation de la journée. «--Hein! vous
devez être content? Cela a été un triomphe. --Le troisième acte est une
merveille de mise en scène: la descente de Pandore parmi les hommes, le
coffret d’Hermès entre les mains, pendant que le Titan leurré agonise
et se lamente dans les hauteurs, cloué sur son rocher, ça se composait
comme un Burne Jones. --Et l’émotion de la musique de Fauré, la
sérénité du chœur final:

«Les dieux cléments nous ont souri»? --C’est peut-être la plus belle
page qu’il ait jamais écrite. --Etes-vous remis avec Laparcerie? Elle
a divinement joué ce troisième acte. --Son invocation aux «Océanides»
était un bas-relief grec; elle l’a dit avec une sobriété de gestes,
une chaleur de diction et une pureté de lignes... --Oui, elle a été
dans cet acte à la hauteur de de Max, mais cela n’a pas été sans mal.
Elle s’était mise en tête une entrée d’Ophélie tout enguirlandée de
roses, un mètre cinquante de fleurs qu’elle portait noué à la taille,
et qu’elle nous a servi à la répétition générale, dans ce décor du
Caucase et cette atmosphère de gibet, c’était vraiment trop de fleurs!
--Et puis, nous avions déjà eu cela à Orange, dans Wanda de Boncza
servie sur une civière bordée de passe-roses, comme un turbot de
banquet de comice agricole. --Et elle y tenait, à ces guirlandes, la
belle Pandore? --Je vous crois, c’était une idée de sa mère. --Oh!
alors! --Vous la boudez toujours? --Non, mais je l’avais prévenue que
de Max serait un concurrent dangereux; il a composé son rôle avec une
conscience et un art! C’est peut-être la plus belle création de sa
carrière. --La douleur et la révolte faites homme. Tout de même, ils
faisaient un bien beau groupe au troisième, quand il essayait de la
protéger contre la colère des dieux. --Parbleu, il a joué le rôle au
naturel. Dans la vie c’est un révolté.

Au bout de la table, René Maizeroy, fervent enthousiaste du Languedoc
et de ses vieilles villes encore toutes vibrantes des souvenirs
albigeois et vivantes de vieilles coutumes, raconte avec mélancolie un
Toulouse qui n’est déjà plus, un Toulouse de gitanes et de vieilles
fêtes locales, où, pendant la semaine de la Trinité, la rue du Thor se
changeait en allée fleurie, en une espèce de couloir diapré et mouvant
de toutes les nuances et de toutes les couleurs, une rue du Thor garnie
dans tout son parcours d’étals de marchandes de fleurs et de queues
ocellées de paons, de paons vivants que des gens de campagne venaient
vendre à cette fête.


_Vendredi 7 septembre._--Toulouse. «Je n’aime pas Toulouse, parce
qu’il n’y a pas d’arbres, déclarait, à de récentes fêtes littéraires,
une jeune tragédienne convoquée à un banquet de poètes, mais j’aime
les Toulousains...» --«Parce qu’ils en ont», soufflait «in petto», un
Parisien égaré dans ces agapes du pays d’Oc.

Le toast, comme bien vous le pensez, est aujourd’hui célèbre dans
Toulouse. Toulouse, la ville des longs canaux ombragés de platanes,
Toulouse, la ville des merveilleux jardins, le Jardin des Plantes, le
Jardin royal, le Grand-Rond, si pittoresquement réunis, tous les trois,
au centre de cinq longues allées d’ombre et de fraîcheur, Toulouse, la
ville des promenades célèbres, où la mélancolie des canaux hollandais
s’ensoleille de toute la gaieté des ciels bleus entre les transparences
vertes de séculaires frondaisons; Toulouse, une ville sans arbres!

Comme c’est bien là un jugement de comédienne habituée à juger
une pièce sur un rôle et un auteur sur un décor, et comme cette
superficielle condamnation d’une ville, sans même l’avoir parcourue,
sur la foi de trois églises et de trois ou quatre vieux hôtels visités,
dénote dans toute sa naïveté l’âme puérile et complexe des cabots!

D’ailleurs, combien de Toulousains, en vous parlant de leur cité, s’en
tiennent-ils fièrement à cette nomenclature: Saint-Sernin, le Capitole
et les Allées! Pedro Gailhard, il est vrai, ajoute Saint-Etienne avec
le juste orgueil d’avoir introduit dans la cathédrale du «Prophète»
le large vaisseau de sa nef si curieusement ouvert sur les ogives
hardies de son chœur; les poètes mentionnent l’hôtel d’Assézat en
souvenir de Clémence Isaure; les architectes, toutes les constructions
de Bachelier. Mais dans toutes les auberges de la ville, pas plus que
dans les guides, quand jamais vous conseille-t-on les délicieuses et
fraîches promenades des bords du canal, ce canal du Midi avec le beau
bas-relief du cardinal de Loménie de Brienne, où viennent se relier,
soleilleuses et mélancoliques et hantées de tant de pêcheurs, les
vertes allées d’eau de quatre autres canaux?


_Samedi, 8 septembre._--Toulouse. Cinq heures du soir, place du
Ravelin. Une aubaine: la rencontre d’une noce gitane, les gitanes
tant chantés par Armand Silvestre, aujourd’hui un peu disséminés aux
environs de la ville, depuis les troubles d’il y a cinq ans, la fameuse
descente de tous les ouvriers des faubourgs contre les Bohémiens de
Saint-Cyprien, à la suite de la sanglante bagarre de la place du
Capitole (un maçon aveuglé à coups de ciseaux, les deux yeux sortis
de leurs orbites, par un Gitane tondeur de chien, les longs ciseaux
cliquetants que promènent dans tout le Midi, de Bayonne à Marseille,
les gars musclés de la tribu).

    La tribu prophétique aux ardentes prunelles!

Le siège du quartier gitane par les ouvriers toulousains, les
inondations de 1875, quand le maréchal de Mac-Mahon, accouru sur
le lieu du sinistre, ne trouva à dire, devant tant de ruines, que
la phrase demeurée légendaire: «Mon Dieu, que d’eau, que d’eau, que
d’eau!» voilà les deux grands événements que vous ressassent, sans
variante aucune, tous les cochers de Toulouse.


_Mardi, 11 septembre._--Une lettre de Paris. --«Et vous avez manqué les
luttes au «Village suisse,» la fin du championnat du tournoi de Paris.
Les Pyrénées et le Languedoc vous retiennent et pourtant cet Appenzel
de carton pâte avait son charme, animé par des gros bergers suisses
aux prises avec nos gymnastes: c’était très Guillaume Tell, Chillon,
Fuelen et Gessler. Je vais tâcher de vous narrer cela. D’abord le décor
que vous savez, des rocs, des chalets et des chapelles. Au milieu, de
bons gros gars balourds aux yeux de lait mouillé d’azur, tout frais,
épris seulement de nourritures lourdes et de bolées de vin, des blonds
rudes caleçonnés de toile s’agrippent aux gymnastes plus sveltes et
plus fins, mais qui n’en ont pas moins le dessous; tombés d’abord, nos
lutteurs le sont tout le temps, car les bergers sont têtus, obstinés
et féroces quand ils ont la prise. Ah! on y va avec entrain, pas de
«chiqué», c’est vite fait, on se bourre constamment et l’on va taper du
crâne contre la balustrade et parfois contre l’estrade, où siègent les
autres lutteurs. Dans les chalets, dans les allées, il y a un monde!
L’eau tombe de la cascade, on s’égaie, on se sent devenu soi-même
quelque chose de suisse, on a une âme de l’Oberland ou du Valais, et
tout à l’heure on regagnera aussi sa petite case en bois aux fenêtres
ornées de pots de géraniums à la forte odeur cuivrée qui, par ce temps
doux, enchante.

Mais le tournoi est fini, les vainqueurs (on le prévoyait), sont les
bergers. On va les couronner avec le cérémonial usité en Suisse. Un
troupeau de filles, robe rouge et tablier bleu, monte sur l’estrade
et chacune à tour de rôle couronne le vainqueur. Réjouissant à l’œil
l’agenouillement de tous ces gros gars en face des promises, on a
l’idée que la fille sent le lait et le garçon le suint des laines.
Une fois couronné, le gars embrasse la fille, mais rudement, sans
s’attarder. On les sent robustes et très gosses, bien plus heureux
d’être promenés autour de l’estrade sur les épaules de leurs compagnons
que de se frotter aux jolies joues roses des servantes; bons gros
garçons sauvages aux crânes tondus ras, aux petits yeux bleus naïfs,
aux fortes pattes de chiens patauds.

Après, il y a des chants variés d’Helvétie: chœurs de Berne et ranz des
vaches de l’Oberland, et enfin illumination de la vallée avec cortège
de filles, de gars, de vaches et de chèvres, un vrai défilé de jouets
mécaniques, les gars miaulant, les filles piaulant dans l’échevèlement
rouge d’une retraite aux flambeaux, et comme couronnement, la sortie
avenue de Suffren et de la Motte-Picquet au milieu de la godaille de
tous les estaminets ouverts, dans le public spécial de fillasses que
vous savez, aggravé des gandouras de tous les Egyptiens disponibles de
la rue du Caire! La rue du Caire en faillite, les chameaux vendus, les
fellahs sur le pavé et s’ébattant avec toutes les jeunes cravates du
quartier, un Grenelle aujourd’hui mâtiné d’Alexandrie et qui fait des
avenues de l’Ecole militaire un des plus grouillants étals de luxure
qu’on ait vu à Paris depuis l’autre Exposition. Ah! la «Rue amoureuse»
de Maurice Beaubourg est dépassée, et de combien! et il s’en perpètre
de raides dans les hôtels meublés du Gros-Caillou, en ce moment. Pour
peu que les chaleurs reprennent, on va mettre les bancs aux enchères.


_Samedi 15 septembre._--Bayonne, quatre heures et demie.

                            Fonda española
                        VASCONGONDA AJ HERNANI
                             perla tenida
                      por la señora doña Manuela

Telle s’annonce la première auberge rencontrée en sortant de la cour de
la gare; et cette «entrada de la Fonda», ses portefaix échoués sur les
bancs, un éventail à la main, l’attelage de mules toutes pomponnées de
rouge et de jaune de quelque hidalgo de Biarritz venu cueillir un ami
à l’arrivée du train, les petits bœufs à longues cornes qui font ici
le charroi, caparaçonnés de toile et le frontail hérissé de toisons
rousses sous l’aiguillon d’un toucheur au large béret, et devant tous
les cafés, tant de consommateurs de limonade, tout cela et la chaleur
et la poussière, et comme une odeur éparse de chocolat et de vanille,
tout cela, en vérité, chante et proclame l’Espagne; et c’est l’Espagne
qui vous accueille, comme accoudée aux cimes des Pyrénées, à l’entrée
de ce Bayonne encore tout plein du souvenir du grand siècle de la
dynastie des Bourbons et de la politique de Louis XIV, dans sa ceinture
de fortifications de Vauban...; et ce sont les arches de deux ponts,
l’encorbellement de tourelles du fameux Réduit, et, à perte de vue, les
larges travées bleues de deux rivières: l’Adour et la Nive aux noms
doux et fluides comme de l’eau coulant dans de la clarté; et c’est,
en effet, de la clarté qui coule avec elles dans ce Bayonne aux quais
ensoleillés, aux petites rues étroites et fraîches, à la cathédrale
ajourée, aux remparts ceinturonnés d’avenues ombreuses et séculaires,
Bayonne, ville-joyau de verdure et de pierre dont les vastes ciels
ont la palpitation soyeuse des ciels espagnols, ces ciels de nacre
lumineuse que Velasquez peignait derrière ses groupes équestres et dont
il a fait l’enchantement de la fameuse «Reddition de lances de Bréda.»
Bayonne a la prospérité aujourd’hui agonisante malgré l’apparente
gaieté de ses cafés et de ses ponts, Bayonne dans laquelle, avant
les ruineux traités de commerce avec l’Espagne, le Guipuscoa et la
Navarre, laissaient, les jours de marché, deux millions par mois de
pesetas, toutes les provinces basques venant alors s’y approvisionner,
Bayonne, dont le transit et le commerce abandonnés des Basques de «tras
los montes» font aujourd’hui la richesse d’Irun, Bayonne, devenue à
Biarritz ce que Saint-Malo est à Dinard, vivant surtout du flux et du
reflux et de l’excédent de la plage voisine, Bayonne, où les vieilles
mendiantes, accroupies dans l’ombre des vieilles portes, à l’entour des
glacis, remercient encore le passant charitable de ce vœu charmant et
suranné: «Dieu vous préserve, mon mignon.»


_Dimanche, 16 septembre._--Biarritz, onze heures du matin. Les
élégantes et les snobs qui font profession de fréquenter les plages
ont-ils jamais réfléchi à l’effet que font leurs silhouettes sur le
bleu cru ou le gris-perle de la mer? Assurément non, car ils fuiraient
comme un miroir grossissant le voisinage de l’Océan et éviteraient, tel
le crayon vengeur d’un Forain ou d’un Caran d’Ache, que dis-je, pis,
d’un Hermann Paul, l’immense toile de fond des vagues et du ciel.

Il n’y a pas à dire. Les vastes échappées du large si propices à
l’esthétique des simples, les horizons de mer où se mettent si
naturellement en vigueur la santé robuste et les gestes nécessaires des
pêcheurs, des ramasseurs de sable et des matelots, le glauque écumant
des lames et l’arabesque abrupte des roches, on dirait, posées là pour
faire valoir les fortes carrures et les chairs brunes de hâle: tous
ces cadres de nature et de beauté rude sont d’une vérité fatale aux
mièvreries alambiquées des élégantes anémies et soulignent d’un trait
cruel nos déformations de civilisés. A la mer, toutes les laideurs
s’aggravent; les ridicules y deviennent de la satire, et rien de
plus probant, à cet effet, que l’heure du shopping à Biarritz, dans
la lumière crue de onze heures. Quadragénaires trapus culottés de
flanelle blanche, grosses dames sanglées dans des draps beiges et dont
le maquillage se violace, jeunes cercleux au dos voûté, à la poitrine
creuse, les rotules apparentes sous les pantalons de tennis, longues
Anglaises étiques aux chevilles osseuses, Parisiennes chlorotiques
aux ventres ravalés et aux coupes saillantes sous la compression du
nouveau corset, tout cela forme un défilé lamentable, une pitoyable
procession de misères physiques, de prétentions bedonnantes de morgues
satisfaites, d’élégances avachies et de ventripotent égoïsme devant
un ciel de nacre frissonnante où les larges pieds nus et les jambes
brunes des baigneurs biarrotes les écrasent de toute leur force saine,
comme les fragments divins de Baïes et de Pompéï écrasent, à Naples, la
déchéance et les tares physiques des mornes visiteurs du musée.


_Lundi, 17 septembre._--Saint-Jean-de-Luz. A la grande partie
internationale de «Blaid a Chistera», Saint-Jean-de-Luz, la plage
lumineuse et calme contée par Scheffer dans «Grève d’amour»,
Saint-Jean-de-Luz, cher à Pierre Loti comme à René Maizeroy, qui en ont
décrit dans des pages d’émotion et de charme les vastes horizons de mer
et de montagnes, les mœurs à la fois savoureuses et rudes, la beauté de
la race et les amours fleurant la bruyère et l’embrun... Et ce sont des
passages entiers de «Reflets sur la sombre route» et du «Chemin de la
croix» que je revis dans cet ensoleillé préau (gradins encombrés d’une
foule passionnée et bruyante, piste sablée comme une arène), où, contre
le grand mur blanchi à la chaux, le «Blaid», comme ils l’appellent ici,
frappe et rebondit avec des sifflements de balle, la pelote frappée au
vol par les gantelets d’osier des champions des deux camps, Espagnols
et Français tous Basques d’origine, la main captive et déjà apparente
sous le cuir trempé de sueur du chistera.

Cette partie de pelote, la souplesse féline des joueurs bondissant
au-devant de la balle, rampant pour la cueillir quand elle rase d’un
vol presque amorti le sol, les ruses d’Arrué, trapu et souple, ranimant
la partie presque éteinte par la tactique d’Amoroto, l’échange des
regards aigus des adversaires s’observant comme dans un duel, les
voltes éperdues d’Araquistain tournoyant sur lui-même pour la happer
au vol et, de ses deux mains réunies sur le chistera, renvoyant la
balle dans une haute parabole claquer et rebondir contre le mur,
tout ce déploiement d’adresse, de vigilance et de force je l’ai déjà
vécu par Maizeroy dans une page publiée ici même le 21 août. Mais ce
qui me grise et me transporte encore plus fortement que ce spectacle
de souplesse et de beauté, c’est la fièvre communicative de cette
assistance, son enthousiasme et ses cris de joie aux beaux coups, la
passion que cette foule basque apporte au jeu national. Les gradins
sont noirs de bérets, bérets de France et bérets d’Espagne, noirs de
soutanes aussi, car tous les prêtres des provinces sont grands joueurs
de pelote et, dans chaque village, dirigent les parties. Ils sont là,
glabres et rasés sous leurs larges tricornes noirs, offrant, un peu
gras, mais bien ciselé, le profil caractéristique de la race, cette
race dont ils sont si fiers. (Six cent mille Basques seulement en
France, deux arrondissements, Bayonne et Mauléon, et deux millions en
Espagne.)

Mêlées au peuple, accueillies et aimées par lui, les soutanes
encouragent les champions et donnent le signal des applaudissements.
Aux fenêtres des maisons voisines, des têtes de curieux s’étagent. Pour
mieux voir, des gamins du pays sont grimpés dans les arbres et suivent
la partie par-dessus les murs. De tous côtés, des yeux plongent sur la
piste. Il y a même des gosses qui se sont glissés à plat ventre sous
les toiles de clôture et contemplent avidement, la tête au ras du sol.

De-ci, de-là, venus de Biarritz, de Saint-Jean-de-Luz et des stations
voisines, des groupes de «prigs» et d’élégantes.


_Mardi, 18 septembre._--La partie de pelote d’Anglet. Quand on prend de
la pelote, on n’en saurait trop prendre. L’appétit vient en mangeant.
Hier, à Saint-Jean-de-Luz, l’enjeu était de cinq mille; il est de six
aujourd’hui. Ce sont presque tous les mêmes joueurs qu’hier, Diharce et
Arrué dans le camp français, Araquistain dans le camp espagnol. Mais la
joie de la partie du jour est Chiquito, le souple et rageur Mexicain
de Cambo, toujours bondissant, éperdu, aux aguets de tous les coups
qu’il veut faire, désertant même son poste pour aller au devant de la
pelote et trahissant parfois son camp par excès de zèle, grommelant de
rage quand il perd, trempé de sueur, la chemise plaquée aux épaules,
dix-neuf ans à peine, la peau boutonneuse, sec, fébrile, opiniâtre,
têtu.

C’est lui que l’assistance acclame «Chiquito! Hardi, Chiquito!» Et,
soulevés d’enthousiasme par la dextérité, la promptitude de ses
coups, des prêtres se lèvent, descendent sur la piste; et, du haut
des gradins, des bérets et des chapeaux s’envolent qui viennent
s’abattre sur le sable, comme aux beaux jours des «corridas». C’est la
même foule vibrante et passionnée des plazza de San-Sébastian et de
Saragosse, cette «furia» démonstrative de la race qui, il y a trois
ans, dans les arènes en ruine de Fontarabie, faisait tout à coup
se lever une femme du peuple, une haillonneuse Espagnole en train
d’allaiter un «niño», et, devant l’éventrement d’une malheureuse rosse,
la faisait brusquement arracher l’enfant de sa mamelle et crier, dans
un exaltement sauvage, le gosse tendu à bout de bras vers l’animal à
cornes: «Mira el toro!»


_Mercredi, 19 septembre._--Bayonne; lettres de Paris. Il ne s’y passe
rien en ce moment, mais on y passe beaucoup.

D’ailleurs il est délicieux ce Paris de septembre; l’air fin, doux,
léger, apaisé est, dans les quartiers déserts, enveloppant comme une
atmosphère de couvent.

Dimanche, à l’Exposition, une foule, un peuple, plus de six cent mille
êtres entassés dans si peu d’espace, la population de trois grandes
villes piétinant et tournant en rond entre le pont d’Iéna et celui
de la Concorde et ces troupeaux humains admirant surtout les canons,
le formidable attirail du Palais de la guerre, tels des moutons se
bousculant pour voir des trousses de boucher.

Echappé de là, j’ai suivi à petits pas les quais de la rive gauche,
j’y ai trouvé un Paris à l’abandon, comme vidé par une panique,
délicieusement déserté. Quelle oasis et quel repos de voir l’admirable
fuite de nos quais après les orgies de chaux et de plâtras du Trocadéro
et des clochetons des Invalides, ces odieux clochetons et ces plus
odieux dômes pareils à des bougies qui auraient coulé, et c’était
charmant, après toutes ces horreurs provisoires, d’être accueilli par
la colonnade du Louvre, les tours de Notre-Dame et même l’Institut,
comme par de vieux amis qu’on aurait un peu délaissés. Je suis descendu
jusqu’au pont Saint-Michel; la nuit semblait monter doucement du
fleuve, la lune s’est levée sur la Sainte-Chapelle et j’ai poussé
jusqu’à Bercy, au delà de la merveilleuse île Saint-Louis, où la Seine
a des faux airs de Tamise.

Dans les théâtres, les revues commencent à sévir, il faut bien amuser
la province, servir aux vingt mille maires convoqués aux Tuileries
de la fanfreluche et de la femme, de la petite femme retroussée par
Grévin. Pour le même public, Samuel a repris aux «Variétés», le trop
connu «Carnet du Diable» comme Deval à «l’Athénée», va reprendre les
«Demi-Vierges» et l’Ambigu, les «Deux Gosses», spectacle d’Exposition,
de fin d’Exposition, soldes pas chers.


_Samedi 22 septembre._--Onze heures et demie, aux Folies-Bergère, le
coucher des maires. --Sont-ils tous là? En tous cas, une légende leur
assigne, ce soir, le promenoir de l’établissement Marchand comme étape
finale. C’est ici, au milieu du va-et-vient des filles, des œillades et
des frôlements, que Paris veut, avec ou sans écharpes, les invités du
gouvernement.

Dans les maisons hospitalières, les pensionnaires arboreront-elles,
ce soir, les jarretières tricolores remarquées et dénoncées par M. de
Goncourt, le jour des obsèques de Victor Hugo? Deuil national et fête
populaire! Que de Quatorze juillet depuis ont revu ces jarretières!

Pourquoi la blague parisienne veut-elle aujourd’hui les bons maires
éméchés, un peu bus et prêts aux guilledous? Au Théâtre-Français de la
rue Blanche, entre Maria la Bella et mademoiselle du Minil, la même
légende veut qu’ils n’aient pas hésité et ceux, menés là par M. Leygues
pour entendre mademoiselle Moreno dire une fable, ont, paraît-il,
lâchement abusé de la double porte pour filer à droite et se défiler;
mais ceux-là, ce sont les honteux de l’adultère et, si mesdames les
mairesses réclament, ils auront un alibi à leur donner.

C’est aux Folies-Bergère que nous sommes allés les retrouver.

Y sont-ils? En tous cas, le spectacle vaut le voyage; les habituées
se sont mises en frais; que de ruches et de fanfreluches, toutes les
perruches au perchoir. Ah! nous l’avons, la tenue de bataille. Ces
dames sont là évidemment pour les maires, car elles n’ont d’yeux et
de sourires que pour les quinquagénaires en redingotes; ce soir, la
congestion fait prime, les hommes mal mis sont entourés, c’est le
monsieur ventripotent qui triomphe sur le marché.

Ces faces cuites, ces nuques hâlées, ces coiffures hirsutes et ces
tournures campagnardes sont-elles toutes municipales? Je n’oserais
l’affirmer; mais, en tous cas, Paris fait un rude accueil à la province
et, cette nuit, Vénus n’a qu’un rêve en tête, se ceinturonner d’une
écharpe.

Oh! le gros monsieur mûr, effondré sur une banquette entre deux grosses
poules aguicheuses, appuyées sur lui, familières, avec des mains
fureteuses aventurées déjà aux poches du gilet!

Le coucher non, le lever des maires! quel dessin pour Forain! Forain!
et devant tous ces gros hommes congestionnés, j’évoquais un croquis
vengeur de l’auteur de «Leurs Mères», admiré, il y a huit jours, en
province et représentant, émaciée, la tête de mort apparente sous la
peau, l’agonie d’un colonial sur un lit d’hôpital et, penchée à son
chevet, la cornette d’une religieuse, le soulevant et le faisant boire,

«Le Banquet des Sœurs», tel en était l’intitulé.


_Dimanche 23 septembre._--Saint-Cloud, cinq heures du soir, dans les
hauteurs vers Garches. --Le plus beau coucher de soleil, un ciel
tendre, d’un bleu délavé, où traînent, vaporeux, des flocons d’ambre
rose; là-dessus, les hautes cimes immobiles d’ormes et de marronniers,
les longues travées ouvertes à l’infini des avenues; sur l’horizon
pâle, des feuillages de peupliers déjà mordorés par septembre fusent
comme de la fumée, et toute la foule ruée au bord de l’eau à cause
de la fête. Les allées sont presque solitaires et, dans la paix de
l’heure, c’est le recueillement auguste et la mélancolie voilée des
vieux parcs.

Et tout cela a failli disparaître! Cette fraîcheur et cette solitude,
convoitées par une Société d’agioteurs, ont dû être morcelées,
dépecées et, sans la vigilance d’une certaine presse, devenaient la
proie d’une bande noire qui en faisait des villas de rapport, tout un
parc de cottages à l’usage des suburbains, ce que sont devenus les
parcs de Garches et celui de Saint-Gratien, ce que va devenir le parc
de Chaiges.

Oui, ce parc de Saint-Cloud, le plus populaire des environs de Paris,
ce grand espace de pelouses et d’arbres, qui est comme un des poumons
de la ville, puisque tous les faubourgs viennent y respirer, ce bien du
peuple, en somme, et qui devrait être inaliénable, l’Etat a failli le
vendre et le morceler. Une Société, anonyme d’ailleurs (de marchands de
biens) avait flairé la bonne spéculation à faire, le marché a été près
de se signer, mais l’alerte a été donnée, des journaux, avertis, ont
poussé le cri d’alarme et le danger a été cette fois évité.

Jusques à quand?... Sentinelles, veillez!...


_Lundi 24 septembre._--L’esprit de Gavroche. --Une heure après-midi,
boulevard des Italiens, devant un Bouillon Duval. Toute une bande
de Cooks y stationne, les hommes hésitants au milieu des femmes qui
pérorent et consultent sur une carte le prix des plats affichés; tout
un troupeau de pèlerins comme on en rencontre dans les trains de
Lourdes: waterproofs pisseux, grosses chaussures lacées, vêtements
fripés et mangés de poussière, les femmes en petit chignon serré
sous des chapeaux de toile cirée, les hommes en casquette de voyage:
tout le débarquement terne et maupiteux d’une nuit passée en chemin
de fer; d’ailleurs l’œil en joie, des faces rondes et luisantes tout
émerillonnées, des mines rougeaudes qui respirent la santé et la mer;
l’émerveillement égayé d’une descente de train de plaisir (trois jours
à Paris, départ le vendredi soir, retour le mardi matin, Bruxelles,
Anvers, Audenarde, Ostende); car ces visiteurs sont des Belges. Je
l’aurais parié, ils ont la rondeur et la prudence flamandes. «Le menu
leur goûte. Maintenant il s’agit de savoir, savez-vous, ce que ça
va coûter.» D’ailleurs, pas d’erreur possible, des hommes, sur leur
casquette, des femmes, sur leur chapeau, portent «Ostende» sur une
petite bande de papier.

«Toute une bourriche», résume Gavroche qui passe les deux mains dans
ses profondes: «Malheur! les huîtres qui vont bouffer.»


_Vendredi 28 septembre._--Kawakami chez la Loïe Fuller. --Car il n’y
a pas qu’elle, cette touchante et maniérée Sada Yacco, d’un fard si
délicat et d’une intensité si tragique dans son agonie de la _Gesha et
du Chevalier_; il y a lui, Alojiro Kawakami, le mari et l’éducateur de
la tragédienne, déjà remarqué à côté d’elle dans le «Chevalier et la
Gesha» et tout à fait remarquable dans ce drame de «Késa» aujourd’hui
au programme, la «Késa», où le Japonais, après la Japonaise, donne
la plus terrifiante et la plus bouleversante agonie qu’on ait vue au
théâtre dans la mort du jeune Morito.

«Késa», c’est l’histoire d’une jeune fille capturée par des brigands et
arrachée du repaire de ces bandits par un jeune chevalier, «un ronin»
qui la délivre et obtient de sa mère la promesse de sa main. Le drame
ne commence que trois ans après l’aventure. Au retour de la guerre,
Morito trouve sa fiancée mariée et, de fureur, jure de tuer la mère
de Késa, qui l’a donnée à un autre. Pour sauver sa mère Késa promet
à Morito de devenir sa femme, s’il tue son mari; elle lui donne la
clef de la chambre nuptiale et convient, pour éviter toute erreur, de
couvrir la lampe de son voile; mais cela n’est qu’une feinte. Eprise de
son mari et pourtant fidèle à sa parole, Késa éloigne l’homme qu’elle a
livré et prend sa place dans le lit nuptial. Morito la tue croyant tuer
son rival puis, découvrant son erreur, il s’ouvre le ventre.

La situation de «Késa» est presque celle du dernier acte du «Roi
s’amuse» quand, pour sauver François Ier, la fille de Triboulet va
s’offrir aux coups de Saltabadil; il y a aussi dans cette agonie
d’âme d’une volontaire condamnée des réminiscences de la mort de
«Desdemone». Sada Yacco y est délicieuse, elle joue de son voile, du
fameux voile-signal avec une pudeur et une tristesse attendrissantes;
dans sa scène d’amour avec Morito, quand elle met son voile entre elle
et lui et s’en enveloppe, comme d’une égide, contre son désir, cette
petite idole de l’Extrême-Orient donne des lignes de statue grecque;
et sa résignation, ses sursauts de douleur étouffés quand, pliée en
deux sous la lampe, elle trace au pinceau sur le papier de riz ses
adieux à la vie, le testament de sa mort, tout cela, en vérité, est
d’une émotion vécue et pénétrante; mais tout ce charme et toute cette
tendresse disparaissent dans le réalisme effroyable avec lequel,
crispé d’angoisse, révulsé d’épouvante, les yeux comme désorbités, les
cheveux droits sur la tête, Kawakami prépare le meurtre, l’exécute
et, le crime une fois accompli, son erreur découverte, trébuche le
long de l’escalier et, claquant des dents, sans un mot, sans un cri,
avec un étranglement de tout l’être, râle, halète des spasmes et enfin
s’éventre en travers des degrés.

Scène, en vérité, shakespearienne que cette fin sanglante, coup sur
coup, des deux amants et l’effroi, la démence et la fuite à tâtons des
autres acteurs devant les cadavres! Un Shakespeare du Japon mis en
scène par Hokousaï. D’ailleurs, dans les coulisses la Loïe Fuller, qui
me présente le couple, m’apprend que Kawakami a joué du Shakespeare ou
presque, au Japon: «Othello» et le «Marchand de Venise» avec la scène
de la livre de chair existent dans le théâtre japonais ou du moins
presque identiques, et ces pièces ont douze cents ans. Kawakami, vêtu
d’un macferlane et coiffé à l’européenne, me le confirme en anglais;
Sada Yacco, minuscule et pliante, gazouille avec un grand salut un
babil incompréhensible et charmant; elle a la pâleur d’une feuille
de papier de riz et, chose étrange, ressemble de près étonnamment à
Bartet. C’est le même visage étroit avec la lèvre en cerise, le même
sourire boudeur. Le 9 novembre, le couple repart pour Tokio; en 1902,
ils reviendront en France.

Parisiens, fervents de MM. C. Coquelin et Guitry, vous, si avides de
nouveautés, allez donc voir Kawakami.


_Vendredi 12 octobre._--Au Grand Bazar, une oasis.

Au milieu des piaulements de binious et de ronflants tutu panpan,
dépaysé parmi les parades foraines du village breton et du Mas
provençal, un coin de calme et d’art résume tout l’effort d’une élite
studieuse de sculpteurs, d’architectes, de peintres et de tisseurs,
l’«Art nouveau» de M. Bing.

Bing, l’érudit japonisant, dont les recherches furent si étroitement
liées à celles de M. de Goncourt, Bing qui, pendant trente ans de sa
vie, vécut familièrement avec l’art de l’Extrême-Orient des époques les
plus lointaines et puisa dans l’étude de l’art japonais l’amour de la
nature, la science de la composition, le secret de la fantaisie et le
culte de la ligne, que déjà depuis dix ans, il s’efforce d’introduire
dans le moderne style, le style qui porte déjà son nom, et dont les
premiers essais rudimentaires n’avaient jusqu’ici donné que de vagues
bégaiements.

En effet, l’année dernière encore, rue de Provence, en dehors des
vases de Tiffany, des verreries de Kepping, des reliures de madame
Walgren, des cuirs travaillés de madame Thaulow et de quelques tentures
ingénieusement décolorées au vaporisateur, l’«Art Nouveau» n’avait
surtout donné que des promesses. La raideur anglaise, la pesanteur
flamande empêtraient encore les meilleures tentatives des artistes
embrigadés par Bing. Par horreur de la facilité et de la volute usée du
dix-huitième siècle, ces messieurs tombaient dans un style inquiétant
inspiré à la fois de l’acajou de Maple et du meuble de cuisine; les
voussures et les ornements teintés coulaient comme de la pâte en
filaments uniformes et s’engorgeaient aux angles des corniches: selon
un mot heureux, le style était larveux.

Eh bien, cette fois le dernier pas est fait, le Rubicon est franchi,
le «Style nouveau» est né, le style de 1900, éclos sous l’inspiration
de M. Bing, qui depuis dix ans encourage, conseille et combat tour à
tour ses collaborateurs; et cette maison de l’«Art Nouveau» perdue dans
un coin des Invalides, non seulement l’opinion publique l’a consacrée
en France, mais le goût de l’étranger vient de la reconnaître, puisque
de la plupart des objets exposés là des Musées d’Europe se sont rendus
acquéreurs; et dès l’antichambre de cette demeure type, appropriée aux
besoins modernes, la première chose qui vous frappe, ce sont les noms
des Musées de Budapest, de Gratz, de Berne, de Crefeld, de Drontheim
et même de Tokio inscrits sur des pancartes, autour d’une délicieuse
table de merisier, signée Colonna, une table d’une forme et d’un
mouvement que n’eût pas désavoué Cressent.

Ainsi l’Allemagne, la Suisse et le Japon même viennent s’inspirer à
l’Art Nouveau et, cet hommage de l’étranger, nous le retrouvons à
chaque pas, à travers les pièces et le mobilier de l’habitation modèle
(ici, c’est Copenhague qui a acheté) élaborée par M. Bing... Et c’est
la salle à manger de E. Gaillard, au buffet et au dressoir de noyer
ornementés de cuivre, où le métal minutieusement ouvragé épouse presque
voluptueusement les moulures et les panneaux des meubles d’une élégance
solide; leur ligne évoque enfin sans la rappeler les plus beaux modèles
du dix-huitième siècle; des chaises recouvertes de cuir teinté par
madame Taulow séduisent par leur confort et la simplicité de leur
courbe: une étrange tapisserie de J.-M. Sert, une orgie de nymphes et
de faunes presque jordanesque apportant des quartiers de venaison avec
des cruches pleines et de croulantes grappes de raisin, perpétue en
grisaille sur les murs le triomphe de l’Abondance.

Le salon jaune et vert de Colonna me séduit moins; il est pourtant de
teinte exquise et d’une jolie audace dans le choix des nuances. Ce sont
les meubles en citronnier moiré avec incrustations de bois teintés, qui
me séduisent. Ces meubles, ils sont doux au toucher comme de la soie
et ont des reflets bougeurs de somptueux lampas; le fini des détails,
la préciosité dans le simple de leurs cuivres ciselés, comme autant de
bijoux, font de chacun d’eux des pièces de collection, chacun d’eux
est un objet rare et, chose délicieuse, l’ensemble entier se tient.
J’avoue préférer le style de Colonna à celui de Gaillard. On peut
dire de Colonna que son meuble est élégant et frêle avec solidité,
mais la grâce et le charme de la demeure sont pour moi le cabinet
de toilette de de Feure. Je ne sais rien de plus doux et caressant
à l’œil que ses sièges recouverts de drap gris-bleu pigeon brodé de
roses de soie blanche, rien de plus délicat au toucher comme au regard
que ses meubles de frêne de Hongrie moiré, à peine ornés de motifs
de cuivre argenté, comme si un clair de lune baignait éternellement
toute la pièce: aux murs, une merveilleuse soierie, tissée d’après les
indications de Bing sur des cartons de de Feure, éternise des ramages
bleus et gris sur une trame d’argent.

La chambre à coucher, non terminée, étale sur un lit de Gaillard un
fastueux couvre-lit comme, jusqu’ici, je croyais seuls les Japonais
capables d’en broder; impossible de pousser plus loin la décoloration
colorée dans la nuance; des rideaux et un fond de lit dessinés par de
Feure font de la pièce un «rosarium» de soie et de fils d’argent; mais
jusqu’ici toutes les pièces sont éclairées par le plafond, un plafond
lumineux, tendu d’un vélum de nuance tendre, et dont le jour tombe
comme bluté et fondu.

Le boudoir de de Feure allume enfin ses ors devant une baie Window,
mais combien discrètement, des ors amortis et doux comme du laque, et
c’est une émeute et une révélation que cette rentrée de la dorure dans
l’«Art Nouveau», dont il semblait banni: consoles d’encoignure, écran
de cheminée, chaises volantes et adorable petit tête-à-tête, dont la
gracilité et la raideur ingénue font songer à la fin de Louis XVI;
une tapisserie de soie au petit point épouse strictement la forme des
sièges de ses bouquets de fleurs décoratives; aux murs, les mêmes
nuances de crépuscule et d’aube, dont de Feure semble avoir surpris le
secret, fleurissent dans des rosaces et des fleurs de rêve les eaux on
dirait miroitantes d’un lac.


_Jeudi 18 octobre._--Onze heures du soir, à l’Olympia, Little Tich, le
miraculeux nain des music-halls des Etats-Unis et des Trois-Royaumes,
la grimace faite homme, l’humour dans la grotesque, le rire et l’esprit
dans le fantômatique, Little Tich, génial de laideur et de souplesse
étirée, avorton effarant de contournements, Little Tich, gnôme échappé
d’un «Christmas tale» de Dickens, gobelin et farfadet qu’on se figure
très bien jouant à saute-mouton sur des comptoirs de bar qui seraient
aussi des tombes; et ce sont des gigues de White-Chapel et des pudeurs
de M. Prudhomme, cachant sous un chapeau son pied déchaussé et
là-dessus, des malices de lutin en goguette, des clignements d’yeux
complices, des redressements de tout son être et des prétentions de
petit homme à faire pouffer, Little Tich, qui ressemble à la fois à un
Constantin Guys et à un Daumier.

Little Tich a abandonné cette fois sa silhouette de va-nu-pieds de
Londres, sa redingote effrangée, son pantalon en guenille et la
prétention bien anglaise du camélia qui fleurissait ses haillons;
il aborde une étonnante Espagnole, une frétillante et vertigineuse
Manola de cauchemar, qui sous ses longs accroche-cœurs se cambre, se
déhanche, se déclanche et se tortille et tout à coup, empêtrée dans sa
mantille, trébuche et s’étale par terre comme un pantin démantibulé; et
la Manola se relève, boitille sur ses jambes tordues, et raide sur ses
reins ankylosés, la danseuse promène sur la scène la misère grotesque
d’un joujou faussé, jusqu’à la minute où gambillant sur la musique,
cette parodie de l’Espagne se remet à mimer œillades et sourires, et
terrible comme une des planches des «Caprices», véritable Goya animé,
l’air à la fois d’un bouffon de cour et d’une vieille duègne, elle
tourne sur elle-même comme une toupie humaine et disparaît, s’évanouit,
grotesquement cambrée, fantastiquement hanchée, lubriquement hilare.


_Lundi 22 octobre._--«Paris-Trouville». Sem m’apporte les épreuves de
son nouvel album. --Déjà en juin dernier, Sem avait remué le monde
du pesage par son premier album. Paru la veille du Grand Prix, il
portraicturait en les cinglant tous les gros bonnets et les habitués
des courses, mais le trait était si sûr et la ressemblance saisie si
frappante dans la déformation, que les victimes du caricaturiste ne
crièrent pas; mieux, ce furent les sportsmen épargnés qui réclamèrent.
Le trait de plume de Sem consacrait, son ironie pour ceux qu’elle
atteignait devenait de la gloire.

C’est cette gloire qu’il distribue aujourd’hui dans «Paris-Trouville»
à pleines poignées de sel et d’orties et les trente-trois planches de
son nouvel album sont le défilé typique de toutes les notabilités de
plage et de pelouse du monde parisien... et c’est frappant à crier, le
tremblement de doigt de tel habitué du pesage et son port de canne en
discutant la cote avec tel autre bedonnant et replet, l’air d’un casoar.

Le nom, il est écrit dans la silhouette et le profil et c’est Adam et
c’est le vicomte d’Harcourt, Oppenheim et le prince Murat, Poniatowski
et de Laforge notés avec une telle acuité d’observation que je défie
bien quiconque de les envisager, une fois son album parcouru, sous un
autre angle de vision que le dessinateur. Quelques silhouettes de
femmes agrémentent la nouvelle publication de Sem, et c’est, fagoté
tel un morceau de bois affublé d’oripeaux, le dégingandement célèbre
de Balthy, la charge effroyable de Polaire traitée comme une momie
lubrique, le profil de mouton ébaubi d’Emilienne d’Alençon, la pâleur
décomposée de Wanda de Boncza et quelques autres habituées des courses
et des premières, si spirituellement chargées par le crayon de Sem, que
je laisse au public la joie de les reconnaître.

La croupe et le corsage en offrande de la Poule nous reposent un peu
de cette Apocalypse, et puis ce sont des habituées du Bois. Cette
praline rose hérissée d’ouate, tous les Acacias la reconnaîtront,
c’est le monsieur dit: le Polichinelle. Voici le rictus effarant de
l’Homme qui rit. Cette veste de drap rouge et cette toison blonde dans
une charrette anglaise, que salue un mannequin haut dressé sur des
bottines trop longues, le pantalon blanc retroussé sur les chevilles:
c’est Sacha, saluée par Caran d’Ache; dans le coin de la même planche,
ce fantoche démantibulé qui sourit, c’est Balthy; puis voici, terrible
comme un personnage d’Hoffmann, l’Homme en bois et sa perruque, l’Homme
en bois, cauchemar des Acacias et de Biarritz.

Missie..., verdâtre et veule, conduit un phaéton et clôt le défilé.

Une amusante étude d’un monsieur de chez Maxim à ses différents degrés
de gaieté (une demi-saint-marceau, s. v. p.) repose un instant de ces
spectres, mais la synthèse de l’œuvre est dans les trois planches
consacrées à Trouville. «La dernière boutique où l’on cause», où le
crayon de Sem évoque quelques types bien parisiens, un trio de marquis
autour de la mère Doucet faisant admirer à du Tillet les finesses
d’un vieux Saxe. Après, une table de baccara étale, l’œil mort et
le torse affalé, une brochette de noctambules; il y a même le fameux
monsieur qui taille avec des gants; la trogne joviale d’un bon pochard
égaie seule cette chambrée funèbre. Trois princesses de haute marque,
sinistres de stupeur et de lassitude, dominent de leurs joyaux cette
dernière veillée. C’est, dans toute son horreur, la tristesse d’une
joyeuse nuit de joyeux viveurs.

Mais la dernière planche est la plus belle. Sur une plage de sable
absolument déserte, devant une mer morne et un horizon ensanglanté,
affaissé, chancelant presque, un couple l’homme et la femme,
processionne à petits pas, précautionneusement appuyé sur des ombrelles
de bain de mer; leurs silhouettes font l’horizon plus vaste, ils
pérégrinent péniblement; autour d’eux c’est l’ombre, la tombée de la
nuit, le vent de mer qui se lève, la solitude.

Les Isolés..., et la silhouette saisie est celle de deux souverains
séparés du monde par une invisible étiquette; l’homme est le plus
puissant de Paris, de France et peut-être du monde entier.


_Samedi 3 novembre._--Le Grand Bazar, derniers frissons, la fête des
chrysanthèmes.

C’est le Japon qui déjà nous a envoyé ses plus merveilleux bibelots, le
Japon des laques d’or, des armures fabuleuses et des ivoires séculaires
du fameux pavillon impérial, le Japon de Sada Yacco, la vivante
figurine d’art de cette Exposition finissante.

C’est le Japon qui nous aura donné aussi la plus belle fête de ces
derniers six mois, sinon la plus belle, la plus réussie, la plus
intéressante et la plus pittoresque avec la floraison de tous ses
chrysanthèmes, leur échevèlements de crinières et de houppes, leurs
contournements de monstres fleurs, les uns, griffus comme des chimères,
les autres réguliers et presque religieux comme des bouddhas de jade
vert.

Dans toute cette féerie de nuances, dans tous ces hérissements de
pétales, c’est le scintillement multicolore des lanternes et des fleurs
lumineuses reliant entre eux tous les pavillons. Sur la pièce d’eau
où fleurirent au printemps de si fantasques iris de l’Extrême Asie,
des nénuphars de porcelaines s’attendrissent de délicates lueurs; la
transparence du bassin les dédouble, et, dans toutes ces clartés et ces
reflets étoilant le clair-obscur de floraisons artificielles et vraies,
de figures peintes sur papier de riz et d’autres brodées sur soie, la
foule circule émerveillée, s’attroupe avec des cris de joie devant tel
détail charmant et puéril, s’aborde et se félicite, frôle avec intérêt
la souplesse on dirait fluide des Japonais, virant de-ci de-là dans la
fête, pour aller finalement se tasser aux petites boutiques de l’ancien
bazar, converties en minuscules maisons de thé, et s’y réconforter de
breuvages brûlants.

Tout ce qu’il y a de Japonais dans Paris est là, fier et ravi de
faire à l’Europe les honneurs de ses mousmés et de ses chrysanthèmes.
«--Quelle coiffure compliquée et quelle noirceur de chevelure! C’est
bien la tache d’encre de Chine sur la pâleur de papier de riz des
légendaires Kakemonos! --Et comme elles sont petites! C’est bien la
femme-enfant. --Dites la femme-poupée.»

Ce sont les Japonaises du Tour du Monde qui viennent de passer, la
croupe bossuée par l’énorme nœud qui semble les plier en deux sur leurs
hauts patins de bois.


_Lundi 5 novembre._--A travers l’agonie, dernières promenades.

Le Grand Bazar. --Aux Invalides, la bijouterie. Là, c’est le Palais
des Illusions, la joaillerie française s’est surpassée et, avec son
sûr instinct, c’est là que la foule se rue, reflue, stationne et
puis revient du matin au soir. La curiosité, l’admiration et un peu
de stupeur aussi y arrêtent la grande coulée de visiteurs devant
l’étincellement des émaux et des pierres fines, mais, malgré tant
d’efforts d’imagination et de main-d’œuvre dépensés dans les splendeurs
offertes de-ci de-là, c’est aux vitrines classiques que je m’arrête
et, si peu versé que je sois dans l’art de la joaillerie, l’opinion
publique aussi me donne raison, puisque c’est devant les merveilles du
pur art français, de la joaillerie pour ainsi dire du Premier Empire et
du dix-huitième siècle que s’entasse, compacte et lente à s’en aller,
la foule!

Diadèmes de grosses émeraudes en poire et de brillants, souvenir évoqué
on dirait de la Malmaison et de l’impératrice Joséphine, colliers de
miraculeuses opales d’Australie arrondies, parfaites, comme incendiées
de reflets et séparées, les unes des autres, par des rondelles de
diamants; saphirs reliés entre eux par des nœuds de diamants dont les
lacs et les ondulations molles étageront sur les épaules d’énormes
flammes bleues; collier de fabuleuses perles, fabuleuses, en effet, si
l’on réfléchit que dans sa coquille une perle met trente ans à acquérir
de dix à douze grains, et que les perles exposées là, en pèsent jusqu’à
cinquante-trois; un collier de légende presque, puisque son origine
se perd dans la nuit des siècles: diadème en chutes d’eaux, dont les
aigrettes de diamants fusent et retombent en pluie brillantée, tel
un jet liquide hors d’une vasque; collier de chien où le brillant
serti, taillé et ouvragé comme du métal, se marie heureusement au sang
lumineux du rubis; une splendeur de pierreries et de montures, où la
simplicité des motifs s’affirme, triomphante enfin des ingéniosités
du modern-style et de ses inventions baroques; œuvres de choix, où
l’on sent que le goût le plus sûr a éliminé les formes abracadabrantes
et tourmentées, qui sont aujourd’hui la tare des plus beaux joyaux,
pour rendre à la pierre seule le rang qu’elle occupait encore il y a
trente ans; exposition du joyau vraiment parure du cou, du front et des
épaules de la femme en merveilleux hommage rendu à sa beauté.

Des orfèvreries d’art d’une minutie de travail et d’un fini de
main-d’œuvre, comme en produisit seule la Renaissance ou comme en
offre encore dans les Musées d’Allemagne la préciosité de certains
reliquaires, opposent à la souplesse exquise de ces bijoux des groupes
d’or massifs sertis et gemmés de pierres fines, religieux dans
«Christus Vincit» avec son peuple de figurines ciselées en plein métal
et ses fresques de bas-reliefs, patriotique dans la belle statue en or
de la France; et c’est une joie de plus de constater le souffle d’une
ferveur et d’une foi au-dessus de toutes ces merveilles de luxe et de
somptuosité élégante; mais c’est encore aux colliers et aux rivières
que je reviens. Ce qui m’enchante en ces joyaux de lumière, c’est
la souplesse des montures invisibles, la douceur flexible et comme
caressante de toutes ces pierres brillantes et dures, la fluidité pour
ainsi dire de toutes ces choses taillées et froides qui dans la main
vivent et ondoient.

Certes, il a résolu un des plus grands problèmes de l’art de la
bijouterie, celui qui a pu donner à des pierres inanimées avec la forme
le mouvement, c’est-à-dire la vie sans laquelle il n’est point de
beauté. Exposition Chaumet.


_Mercredi 7 novembre._--La journée gratuite, à l’Exposition. Toujours
l’agonie, derniers frissons, clôture. L’entrée est pour rien et
jamais il n’y eut moins de monde à travers le désert du Trocadéro.
Seulement, en prévision du public gratuit les salles du Grand Palais,
qui contiennent les splendides mobiliers du siècle, sont aujourd’hui
interdites aux visiteurs, les portes en sont fermées. Sur un avis
officieux de M. Lépine beaucoup d’exposants ont hermétiquement clos
leurs vitrines; la population ouvrière, convoquée «gratis pro Deo» au
spectacle du Grand Bazar n’inspire pas grande confiance à qui lui en
fait les honneurs; partout, les brigades de police sont renforcées,
partout des cordons de troupe armée semblent attendre plutôt des
émeutiers que des visiteurs.

Déploiement de force inutile, précaution superflue. Les ouvriers
invités sont restés qui dans l’atelier, qui dans l’usine. Les temps
sont durs et l’hiver ne s’annonce pas assez prospère pour sacrifier de
gaieté de cœur une journée au chômage.

Paris laborieux travaille. Les vrais pauvres n’ont pas osé se risquer
par fierté, et, comme toujours, de cette fête offerte au prolétariat
parisien c’est la banlieue qui profite.

En effet, comme le déclare un sergent de ville à un petit bourgeois
questionneur, il faut qu’un ouvrier soit bien pauvre pour ne pas avoir
quinze sous dans sa poche et ne pouvoir offrir cinq tickets de quinze
centimes à sa femme et à ses trois gosses. C’est une journée de cinq ou
six francs qu’il lui aurait fallu perdre pour profiter de l’invitation.
A ce compte-là, le plaisir gratuit était plus cher que le plaisir
payé.»

--Ah! si ç’avait été un dimanche, l’entrée gratuite pour tous, c’eût
été une autre chanson!


FIN



TABLE

DES NOMS CITÉS DANS L’OUVRAGE


                                             Pages

  A

  Abeille                                      301
  Adam (Paul)                                  186
  Aïscha                                       301
  Alençon (Emilienne d’)                        11
  Ary Renan                               343, 344
  Aubernon                                     291
  Aumont                                       301

  B

  Beauxhôtes (Castelbon de)                    151
  Bernhardt (Sarah)    13, 19, 20, 21, 22, 93, 241,
    244, 245, 293
  Binet                                        291
   Bing                              370, 371, 372
  Blanc (Edmond)                               301
  Bonnefon (J. de)                        299, 324
  Bottini                               33, 34, 35
  Braisnes                                     308
  Brémond                                      301

  C

  Camondo (de)                                 293
  Carabin                                        6
  Caron (Rose)                                 313
  Carpentier (Madeleine)                         8
  Carré (Albert)                      16, 263, 292
  Castellane (Boni de)                         301
  Castiglione (C{tesse} de)                    198
  Chardin                                      314
  Charpentier (Gustave)                        217
  Chincholle                                   290
  Coquiot (Gustave)                            114
  Craponne                                     291

  D

  Daffetye                                     292
  Delna                                        291
  Desbordes (Louise)                           289
  Deschamps                                    301
  Dulong                                       290
  Dumas                                        291

  E

  Escudier                                     308

  F

  Faure (Félix)                             10, 11
  Fauré (Gabriel)                              104
  Finot                                        301

  G

  Gadan                                        304
  Ganne (Louis)                                  6
  Gautier (Judith)                        279, 289
  Ginisty                                      290
  Gluck                                        314
  Goncourt (Edmond de)                         119
  Guerrero                                      78

  H

  Hausson (d’)                                 299
  Hirsch (Charles Henri)                       159
  Humperdinck                             291, 292

  J

  Jambon                                       349
  Jammes (Francis)                             117

  K

  Kaby Ben Amor                                289

  L

  Labous Kaya                                   54
  Lafitte                                      290
  Lancret                                 315, 316
  Landolff                                      15
  Latouche (Gaston)                            235
  Ledat                                        301
  Lemaire (Madeleine)                     291, 293
  Loïe Fuller                     195, 6, 316, 366
  Lorrain (Claude)                             299
  Lorrain (Jean)                               293
  Loubet (Emile)                            90, 91
  Louys (Pierre)                               102

  M

  Maizeroy (René)                              351
  Marchand                                  88, 89
  Margyl (Jane)                             15, 16
  Mariquita                                      6
  Mastiaux                                     292
  Max (de)              13, 14, 303, 304, 350, 351
  Mendès (Catulle)                             292
  Mirbeau (Octave)                               2
  Montesquiou (Robert de)                      293
  Morand                                       301
  Moreau (Gustave)                         22, 215
  Mourey (Gabriel)                             107
  Muhlfeld (Lucien)                            289
  Myrillon (Myrille de)                        198

  N

  Nau (Eugénie)                                304

  P

  Pater (J.-B.)                           316, 314
  Pepe                                         303
  Pesquidioux                             303, 310
  Picard                                  297, 307
  Pitlazinski                                    3
  Polaire                                 188, 301
  Pons                                           3
  Pougy (Liane de)                             293
  Pratt                                        301

  R

  Raunay (Mme)                                 314
  Réjane                                         5
  Rhaden (B{ron} de)                            38
  Rigo                                         290
  Rioton                                       291
  Rochefort                                    301
  Rochegrosse (Georges)                        231
  Rodenbach (Georges)                      1, 2, 3
  Rodin                          307, 8, 9, 325, 6
  Rostand (Edmond)                        319, 320
  Rothschild (B{ron} de)                    300, 1
  Rothschild (B{ronne} de)                     301

  S

  Sada Yacco                    316, 329, 366, 367
  Saint-Albin                                  301
  Saint-Saëns                                  347
  Sardou                                    19, 20
  Schickler                                    301
  Sem                                          300
  Soulié                                       290
  Souza (de)                                   341
  Stevens (Alfred)                             226
  Suomi                                        312

  T

  Thaulow                                      308
  Thomas (Maxime de)                           200
  Troubetskoï                                  301

  U

  Uzanne (Octave)                         290, 293

  V

  Van Loo                                      314
  Veil-Picard                                  301
  Vovos Elek                                   290

  W

  Watteau (Antoine)                            314
  Wette (Adélaïde)                             291
  Wolff (Albert)                               121

  X

  Xau (Fernand)                                 41

  Y

  Yousouf                                        3


Imprimerie Générale de Châtillon-s-Seine. -- A. PICHAT.





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