Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Mémoires de Aimée de Coigny
Author: Coigny, Aimée de
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires de Aimée de Coigny" ***


  MÉMOIRES
  DE
  AIMÉE DE COIGNY

  INTRODUCTION ET NOTES
  PAR
  ÉTIENNE LAMY

  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3



Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
compris la Suède, la Norvège et la Hollande.



IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--8400-4-02.--(Encre
Lorilleux).



  [Illustration: AIMÉE DE COIGNY
  _portrait par A. Wertmüller_
  (1797)
  appartient à Mr de Mandrot]



MÉMOIRES

D'AIMÉE DE COIGNY



INTRODUCTION


I

Il y a un fond de mépris dans la gloire que les hommes réservent aux
femmes. Ils ne célèbrent guère d'elles que la beauté. Les dons de
l'esprit et de l'âme ajoutent, ornements accessoires, à la parure des
privilégiées qui possèdent l'essentiel, la perfection du corps. Faute de
beauté, tout obscures et comme éteintes, quels talents ou quelles vertus
ne leur faut-il pas pour sortir de l'ombre? Si cette beauté est
éclatante, quoi qu'elles en aient fait, elles les absout et leur
séduction leur survit. Le moins méritoire des avantages est celui dont
on leur sait le plus de gré, et le plus court des triomphes perpétue
leur nom.

Aux grandes amoureuses surtout va cette popularité posthume. On dirait
que, pour s'être données à quelques hommes, elles aient droit à la
reconnaissance de tous. La curiosité du public reste fidèle aux plus
inconstantes, il veut posséder les certitudes de leurs caprices, et des
écrivains graves mettent les scellés de l'histoire sur des ailes de
papillons. A cette sollicitude se révèle «l'éternel masculin», l'attrait
permanent de la chair de l'homme pour la chair de la femme. C'est lui
qui reconnaît dans les plus femmes des femmes «l'éternel féminin», le
chef-d'oeuvre de joie offert à l'homme par la nature. Et l'homme pense à
lui-même, quand il s'occupe d'elles. La célébrité durable qu'il accorde
aux dispensatrices les plus généreuses de cette joie est un
encouragement aux vivantes de ne pas se montrer plus avares. Dans ces
amours passées, le présent à son tour lit ses amours à venir. Ainsi, par
la commémoration des disparues qui pratiquèrent la religion du plaisir,
le culte de la volupté survit jusque dans le culte de la mort.

Une autre gloire avait, à la fin du XVIIIe siècle, commencé pour «la
jeune captive» dont les plaintes inspirèrent André Chénier. Soeur
d'Iphigénie et non moins touchante, elle représentait, comme la vierge
antique, et contre la même cruauté de la politique meurtrière, les
droits d'une vie qui s'ouvre au bonheur. Le plus grec de nos poètes
semblait l'avoir parée pour le sacrifice qui est la destinée de
l'innocence et de la faiblesse dans les querelles des hommes. La
puissance du génie créant une légende, les premiers de ceux qu'avait
émus la plainte de la jeune captive crurent pleurer sur une victime des
justices révolutionnaires. Et cette existence si tôt et si cruellement
tranchée paraissait complète, privilégiée, puisque, assez longue pour
connaître tous les bonheurs en espérance, il lui avait manqué seulement
les années des désillusions, et puisque la morte avait obtenu du génie
l'immortalité.

La légende, comme à l'ordinaire, était plus belle que l'histoire. La
jeune fille était une jeune femme, mariée depuis huit ans: elle échappa
à l'échafaud, et mourut en 1820 dans son lit. Pour Aimée de Coigny,
duchesse de Fleury, la renommée virginale et héroïque se continua en une
de ces réputations moins austères qui ne se sacrent pas, mais caressent.
Les temps si divers où elle vécut s'accordaient à lui reconnaître une
double puissance: tant de beauté qu'on lui eût permis d'être sotte, et
tant d'esprit qu'on lui eût pardonné d'être laide. La beauté de traits
n'a qu'une beauté, la beauté d'expression a autant de beautés que de
sentiments. Tous ceux d'Aimée se reflétaient sur son visage et passaient
dans ses attitudes. Le charme même de son corps était fait aussi de
pensée. Et cette pensée profonde, variée, imprévue, hardie en ses
examens, soudaine en ses ripostes, redoutable dans ses ironies,
irrésistible dans sa gaieté, tirait de sa mobilité même un charme de
plus et paraissait toujours nouvelle. Il y avait en elle trop de femmes
pour qu'on se défendît contre toutes: qui résistait à l'une cédait à
l'autre. Voilà le secret de l'empire exercé par elle et par celles qui
lui ressemblent. Cette surabondance, si elle multipliait les séductions
de son corps et les activités de son intelligence, précipitait aussi les
mouvements de son coeur. Et, comme aucune passion ne tient ses promesses
et que la lie de chaque joie épuisée donne la soif d'autres joies,
l'amour de l'amour avait fait, disait-on, à travers la diversité des
expériences, l'unité de sa vie.

Sa mort parut d'abord délivrer de ces faiblesses éphémères ses mérites
dignes d'un souvenir durable. Ils reçurent aussitôt un hommage public,
et presque officiel, en un article que publia le _Moniteur_ et qu'avait
signé Népomucène Lemercier. Aujourd'hui, l'on ne connaît plus de cet
écrivain que les défauts; en 1820, on n'avait d'yeux que pour ses
qualités. Ce qui s'appelle maintenant la lourdeur de son style
s'appelait alors le poids de ses jugements. A cet âge de disgrâce où la
tradition du XVIIIe siècle était épuisée, où la fécondité du XIXe ne se
parait encore que de Chateaubriand, Lemercier, honnête homme, avec du
goût pour la pensée noble, quelques visions du sublime, et qui gâtait
ses idées en les exprimant, était le prince des médiocres, comme
Chapelain durant la jeunesse de Corneille. Chef d'école, il consacrait
en ces termes le talent de la disparue:

                   *       *       *       *       *

«Également familière avec les belles-lettres françaises et latines, elle
avait tout l'acquis d'un homme; elle resta toujours femme, et l'une des
plus aimables de toutes. Sa conversation éclatait en traits piquans,
imprévus et originaux. Elle résumait toute l'éloquence de madame de
Staël en quelques mots perçans. On a lu d'elle un roman anonyme qui,
sans remporter un succès d'ostentation, attacha parce qu'elle l'écrivit
d'une plume sincère et passionnée. Elle a composé des Mémoires sur nos
temps et une collection de portraits sur nos contemporains les plus
distingués par leur rang et par leurs lumières, qui réussirent mieux,
étant plus vivement tracés et plus sincères encore[1].»

  [1] _Moniteur universel_, 25 janvier 1820.

Le public apprit comme une bonne nouvelle que cette remarquable femme,
non contente de répandre en une compagnie de privilégiés l'éclat sans
lendemain de sa pensée parlée, avait songé à survivre par sa pensée
écrite. Il espéra, grâce à la publication de ces oeuvres, connaître à
son tour la séductrice dont F. Barrière, huit ans après Lemercier,
disait: «L'esprit, l'instruction, la grâce et tous les attraits réunis
plaçaient la duchesse de Fleury au premier rang parmi les femmes de son
temps[2].» Mais, bien qu'une mode de curiosité pour la fin du XVIIIe
siècle et le commencement du XIXe suscitât partout les fureteurs
d'inédit, les pages annoncées demeurèrent introuvables. Il a fallu
accepter l'hypothèse de Charles Labitte: «Par malheur, le roman dont
parle Lemercier, et dans lequel les admirateurs du poète eussent cherché
avec charme quelques accents de la jeune captive, n'a pas été imprimé;
et remis, ainsi que des Mémoires sur la Révolution, entre les mains du
prince de Talleyrand, il paraît avoir été détruit[3].»

  [2] Barrière, _Tableaux de genre et d'histoire_, in-8º, p. 231. Paris,
    Paulhan, 1828.

  [3] Ch. Labitte, _Études littéraires_, t. II, p. 184.

En revanche, à mesure que les «Souvenirs» et les «Correspondances» de
cette époque venaient au jour, ils montraient Aimée de Coigny vivante,
suivie par l'attention anecdotière de ses contemporains, surtout de ses
contemporaines, et lui faisaient une autre renommée.

Ces sortes d'écrits ne sont guère des jugements sur l'essentiel des
choses et des personnes; ce sont des bavardages sur les détails les plus
propres à distraire la curiosité de chaque jour. Aussi le succès actuel
de cette littérature ne prouve-t-il pas un retour au sérieux. Nos
oisifs, à la lire, se flattent d'avoir perdu leurs goûts frivoles; ils
l'aiment, au contraire, parce qu'ils y retrouvent leur propre façon de
comprendre et de vivre la vie: ces grands enfants croient s'intéresser à
l'histoire et continuent à n'aimer que les histoires. Surtout les
mémoires et billets où des femmes s'occupent de femmes ne racontent-ils
pas l'omnipotence des riens et l'obsession de plaire? Pour elles, qu'est
regarder l'une d'elles? Mesurer l'importance de leur contemporaine à
l'étendue du cercle mondain où, par consentement général, elle est la
première; mesurer son pouvoir au nombre et aux mérites des hommes qui,
non contents de l'entourer, ont vécu sous son charme; enfin, puisque la
preuve suprême du charme est l'amour, chercher par qui elle a été aimée,
et si, comment, pourquoi, et par qui la conquérante des coeurs se serait
laissé prendre le sien. Voilà précisément ce que ces voix du passé
racontaient d'Aimée. Unanimes à célébrer son esprit, mais seulement cet
esprit des mots qui est le fard de la pensée, elles appréciaient surtout
ses dons intellectuels comme auxiliaires, faits pour rendre plus
complets ses triomphes de beauté, et elles médisaient de ces triomphes
où elles surprenaient ses faiblesses.

En 1825, parurent les _Mémoires_ de madame de Genlis. Personne n'avait
été mieux placé pour connaître le monde de l'ancien régime à la veille
de la Révolution: elle écrivait qu'il avait suffi à la jeune duchesse de
paraître pour conquérir la société, on pourrait dire la cour du duc
d'Orléans[4]. Mais madame de Genlis était née institutrice pour faire la
leçon aux succès des autres. Dès 1804, hâtive comme l'envie, dans un
livre qu'elle ne signa pas et où les victimes de sa mémoire étaient,
sans être nommées, enlaidies avec assez d'art pour demeurer
reconnaissables, elle avait dit Aimée «légère, étourdie, avec des accès
de gaieté qui ressemblent un peu à de la folie», et «quelque chose
d'indécent[5]».

  [4] «Madame de Fleury était fort jolie. M. le duc de Chartres l'aimait
    tellement qu'il l'appelait sa soeur; elle l'appelait son
    frère.»--Madame de Genlis, _Mémoires_, t. IV, p. 348. Paris,
    Lavocat, 1825.

  [5] _Souvenirs de Félicie_, p. 180.

Bien autres furent les sentiments inspirés par la duchesse à madame
Vigée-Lebrun. La grande artiste qui a rendu impérissables pour nous les
dernières grâces de l'aristocratie française avait aussi une plume, bien
qu'inégale à son pinceau. Ses _Souvenirs_, publiés en 1828, présentent
ainsi la femme qu'elle avait connue durant la Révolution: «La nature
semblait s'être plu à la combler de tous ses dons. Son visage était
enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne à Vénus;...
le goût et l'esprit de la duchesse de Fleury brillaient par-dessus
tout.» C'est l'oeil difficile du peintre qui juge cette beauté du corps:
les autres mérites ont gagné le coeur de l'amie. Elle est d'autant moins
suspecte quand elle ajoute: «Cette femme si séduisante me semblait dès
lors exposée aux dangers qui menacent tous les êtres doués d'une
imagination ardente. Elle était tellement susceptible de se passionner
que, en songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je
tremblais pour le repos de sa vie; je la voyais souvent écrire au duc de
Lauzun, qui était bel homme, plein d'esprit et très aimable, mais d'une
grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je
puisse penser qu'elle était fort innocente... La dernière passion
qu'elle prit s'alluma pour un frère de Garat[6].» La bienveillante
observatrice admet, il est vrai, qu'aimer n'est pas faillir. Mais,
bientôt après, les _Souvenirs_ d'une autre contemporaine, la baronne de
Vauday, donnaient des détails peu platoniques sur l'aventure avec
Garat[7], et le caprice pour Lauzun n'avait pas semblé plus pur à un
autre témoin, Horace Walpole.

  [6] Madame Vigée-Lebrun, _Souvenirs_, t. II, pp. 60-62.

  [7] _Souvenirs du Directoire et de l'Empire_, par madame la baronne de
    V..., Paris, Cosson, 1847.

Les lettres de celui-ci furent connues du public en 1864. L'une, datée
de Paris, en 1794, quand Lauzun venait de mourir et la duchesse de
Fleury d'être arrêtée, se scandalise que «notre jeune étourdie, notre
gentille petite malicieuse», ne fit que «chanter toute la journée.
Puisqu'elle chantait au lieu de sangloter, je suppose qu'elle était
fatiguée de son Tircis et qu'elle est bien aise d'en être débarrassée».
Supposer à la fois en une personne le désordre et l'insensibilité, c'est
rendre plus inexcusable chacun des deux vices: le glacial ami de madame
du Deffant semblait mal qualifié pour cette rigueur de vertu. Est-ce
bien de la vertu? Elle n'a pas cet accent, elle est triste du mal
qu'elle constate, elle n'en triomphe pas. Cet homme était une coquette.
Il s'était mis à visiter la société de l'Europe comme ses compatriotes
en visitent aujourd'hui les paysages. Mais lui voyageait pour être connu
en plus de contrées, et il tenait par-dessus tout à passer pour
spirituel à Paris. L'attention qu'on prête à Aimée de Fleury lui semble
volée à Horace Walpole. De là, peut-être, sa malveillance. C'est une
antipathie de nature: c'est une rivalité entre la chaleur sans rayons de
sa houille anglaise, et la flamme claire, gaie, pétillante, d'un sarment
français.

Mais, si les insinuations d'un jaloux sont suspectes, comment récuser
les aveux de l'accusée? Ces aveux sont venus de nos jours. Les archives
diplomatiques de l'Empire n'occupaient pas tellement le prince Lobanoff,
ambassadeur ou ministre, qu'il ne trouvât du temps pour se faire des
archives moins graves avec les correspondances où l'aristocratie du
XVIIIe siècle, à la veille de mourir, avait si bien écrit sa joie de
vivre. Admis à puiser dans cette collection, M. Paul Lacroix publia, en
1884, une partie de ces lettres[8], quelques-unes d'Aimée. Elles ne
laissent pas de doute qu'elle n'eût rien refusé à Lauzun, et, les aveux
allant plus loin que les soupçons, elles attestent d'égales bontés pour
un jeune lord, dont nul encore n'avait parlé. On a aussi, en ces
dernières années, découvert d'autres billets d'elle à Mailla Garat, et
ceux-là, tant s'y dévoile l'indécence des caresses, doivent demeurer
dans le musée secret des curieux[9].

  [8] _Lettres de la marquise de Coigny_ et de quelques autres personnes
    appartenant à la société française de la fin du XVIIIe siècle,
    publiées sur les autographes, avec notes et notices explicatives,
    par Paul Lacroix.--Jouault et Sigaux, 1884.

  [9] Ces quatre lettres à Mailla Garat sont dans la collection de M.
    Gabriel Hanotaux.

A chercher ses livres, on n'avait trouvé que ses amants. Les lettrés
eux-mêmes se sont mis à servir la seule de ses réputations qui eût
laissé des traces. Autour de cette tombe le myrte repoussait toujours,
ils n'ont entretenu que lui. Ils ont présenté les aventures de cette
femme comme son originalité et semblé croire que le plus charmant de ses
ouvrages était ses faiblesses. Il ne leur a plus suffi de celles qui
étaient connues, ils se sont ingéniés à en découvrir de nouvelles. Elle
est devenue le type de ces femmes portées de caprice en caprice, comme
ces jolies guêpes qui, sur chaque fleur où elles puisent sans se poser,
gardent leurs ailes étendues pour repartir plus vite. Cette butineuse
d'amour aurait volé de Lemercier à Jouy[10], et, hier encore, on la
montrait, passant de Garat en Garat, comme de rose en rose sur le même
buisson[11]. Elle a donné de l'imagination aux dictionnaires mêmes et il
n'est pas jusqu'à Larousse qui n'ait voulu dire sur elle du nouveau.
Elle gardait encore une gloire pure, les vers d'André Chénier. La
sympathie que la jeunesse du malheur inspira à la jeunesse du génie n'a
été qu'un roman de prison: «Dans quelle salle, derrière quelle grille
fut-il donné à Léandre de dire de sa bouche à la belle Héro les vers qui
ont éternisé le souvenir de ce lien charmant tranché par la guillotine?»
Mais si la grille et la salle restent incertaines à cet historien
scrupuleux, sans hésiter il nous transporte «sur le balcon où Roméo dut
posséder sa Juliette[12]». Ainsi presque tous ceux qui ont parlé d'elle
se sont piqués d'honneur à la déshonorer un peu plus, et sa gloire a
fini par n'être plus faite que de sa mauvaise réputation.

  [10] _Lettres_, etc., p. 202.

  [11] _Garat_, par Paul Lafond: in-8º, Calmann-Lévy, 1900, pp. 287-297.

  [12] Larousse, _Grand Dictionnaire_, au mot: André Chénier.

Plus ces affirmations se sont multipliées, plus elles ont déçu. On en
savait à la fois trop et pas assez. Entre cette existence de succès
passagers et vulgaires, et l'aristocratie de goûts, d'allures,
d'intelligence à laquelle était rendu un hommage unanime, il y avait
contradiction. Le souvenir trop conservé de tous ses amours rendait plus
regrettable la perte de toutes ses oeuvres, et qu'ainsi tout en cette
femme eût été fragilité.


II

Les amis des livres et des manuscrits savent que le feu marquis Raymond
de Bérenger passa une partie de sa vie à compléter et à mettre en ordre
les riches archives de sa maison, réunies depuis des siècles à
Sassenage. Les amis de la bonne musique et de la conversation aimable
n'ont pas oublié la marquise sa femme. Elle m'avait toujours témoigné de
la bienveillance, je lui prouvais ma gratitude en rendant à son jeune
fils la sympathie dont elle m'honorait, et mes relations avec celui-ci
avaient survécu à la mort de la mère.

Un jour de l'an dernier, il entra chez moi, posa sur ma table de travail
un petit paquet et me dit: «Voici deux manuscrits que j'ai trouvés à
Sassenage. Tous deux sont des Mémoires, l'un de la duchesse de Dino,
l'autre sans nom d'auteur. Si la curiosité vous en dit, lisez-les; si
vous les jugez intéressants, publiez-les. Je vous fais maître de leur
sort.»

Le nom de madame de Dino, sa vie toujours si proche de la politique,
dans une condition qui lui permettait de tant voir, et son aptitude
célèbre à tout comprendre, disaient d'avance que, pour elle, se souvenir
était intéresser. Mais, si la renommée a son attraction, le mystère
aussi a la sienne, et j'ouvris d'abord le manuscrit dont l'auteur
semblait se cacher.

La belle reliure de maroquin rouge, lisse et souple qui enfermait, entre
ses gardes de soie bleue, un cahier de vélin carré et épais comme un
volume; le large ruban d'un bleu plus pâli qui servait de signet; l'or
solide des tranches et des petites stries qui zébraient l'épaisseur des
plats, avaient une élégance joliment fanée par le temps. La date était
tracée sur la première page: «Mémoires écrits en l'année 1817.» Entre
deux grandes marges, le texte suivait, d'un trait épais et d'une
régularité pâteuse. Tous les experts en écriture, malgré les désaccords
qui font la doctrine de leur science, auraient sans hésiter reconnu dans
celle lourdeur appuyée une main masculine. Deux citations, l'une de
Sénèque, l'autre de Montaigne, accompagnaient le titre. Ce latin et ce
vieux français semblaient aussi révéler le lettré. Mais, après les
citations, venait une dédicace:

  «A M. le marquis de Boisgelin, pair de France.

  «Vous avez désiré vous rappeler un temps où le projet de changer le
  gouvernement nous occupait. Ce temps m'est cher, puisque je l'ai passé
  près de vous dont l'amitié honore et intéresse ma vie.

  «Acceptez donc les efforts de ma mémoire. S'ils manquent d'exactitude,
  mes erreurs demandent de l'indulgence, car elles sont accompagnées de
  bonne foi. Je suis payée de la peine que me coûte ce travail par le
  plaisir que j'éprouve à retracer l'époque où nous espérions voir
  s'accomplir les voeux ardens que nous formions pour le bonheur de
  notre patrie.»

«Je suis payée.» La plume avait-elle, par mégarde, changé le sexe de son
maître? Mais un homme eût pu dire à un autre homme: «Votre amitié
honore,» il n'eût pas ajouté «et intéresse ma vie». Ceci est d'une
femme. Et que, malgré le latin et la virilité de l'écriture, l'oeuvre
fût d'une femme, cela était marqué dès le début des _Mémoires_.

  «Restée en France..., cachée dans un coin obscur de cette grande
  machine appelée tour à tour République, Empire, Royaume..., je
  pourrais me croire dépouillée de mon rang et de ma fortune, si mes
  habitudes de très pauvre citoyenne ne dataient de si loin que mon
  titre de duchesse, ma situation de grande dame ne me semblent plus
  qu'un point dans ma vie, un point si loin et si effacé que les rêves
  ont plus de consistance et de réalité.»

L'ancien régime ne comptait pas en France autant de duchesses que n'en
ont depuis faites nos gouvernements révolutionnaires, les grâces
tarifées des chancelleries étrangères, et la badauderie des sociétés
démocratiques à accepter la fausse monnaie de la noblesse. Une duchesse
qui n'eût pas émigré était une rareté plus grande; une duchesse qui, en
1817, fût encore «pauvre citoyenne» et ne participât, ni par elle, ni
par les siens, aux «restaurations» accomplies par la royauté dans les
emplois, les prérogatives et les fortunes de ses partisans, était une
exception plus insolite encore: et cela, pensais-je, enfermait
l'inconnue en cercles de plus en plus étroits. Un peu plus loin,
racontant un séjour à Vigny, elle disait: «Je retrouve à Vigny tout ce
qui, pour moi, compose le passé et j'acquiers la certitude d'avoir été
aussi entourée d'intérêt doux dans mon enfance et de quelques espérances
dans ma jeunesse. Voilà la chambre de cette amie qui protégea mes
premiers jours; je vois la place où je causais avec elle, où je recevais
ses leçons.» Vigny, depuis la fin du XVIe siècle, était aux Rohan. Dans
les dernières années de l'ancien régime et sous la Révolution, il
appartenait à Armande-Victoire-Josèphe de Rohan-Soubise, devenue par son
mariage princesse de Rohan-Guéménée. Cette princesse, fort remarquable
d'esprit et très liée avec le comte de Coigny resté veuf, s'était
offerte à élever la fille de celui-ci. Cette fille était Aimée; Aimée,
par son mariage, était devenue duchesse, elle n'émigra pas, elle ne
reprit pas de rang à la Cour à la Restauration. Ces indices semblaient
trahir le nom de l'auteur. L'auteur lui-même le livrait plus loin, comme
enfoui au milieu de son texte, dans le récit d'une conversation avec M.
de Talleyrand. «Il se leva, fut à la porte de son cabinet de tableaux
et, après s'être assuré qu'elle était fermée, il revint à moi en me
disant: Madame de Coigny...» Ce nom se trouvait signé à chaque mot par
l'écriture des _Mémoires_: entre ces pages et les lettres autographes
d'Aimée, l'identité d'aspect est évidente. Qu'enfin ce manuscrit se
trouvât dans la maison de Bérenger, rien de plus naturel. M. de
Boisgelin, pour qui il avait été fait, avait une fille qu'il maria à un
Bérenger[13]; le manuscrit recueilli par celle-ci dans la succession de
son père entra ainsi dans les archives de Sassenage.

  [13] Raymond-Gabriel de Bérenger, officier de cavalerie, aide de camp
    de Murat, puis officier d'ordonnance de Napoléon, mourut, le 30 août
    1813, d'une blessure reçue à la bataille de Dresde.

La plus imprévue des circonstances mettait donc en mes mains cette
oeuvre que l'on croyait détruite.

S'il eût été fâcheux qu'elle restât inconnue, les lecteurs en
décideront. Mais comme ces _Mémoires_, suite de témoignages et
d'opinions, doivent inspirer la même confiance que mérite le caractère
d'Aimée, et comme ce caractère reçoit une clarté nouvelle de ces
souvenirs, il ne faut pas séparer ce qu'elle dit de ce qu'elle fut. Au
moment où celle dont on a tant parlé va parler elle-même, il est temps
de la juger. Sa vie est une préface de son oeuvre. C'est ainsi que j'ai
été amené à étudier à mon tour cette femme célèbre et mal connue.

Il y a pour un historien deux joies: découvrir ce qu'ignorent les autres
et renverser ce qu'ils croient savoir. Les familiers du coeur humain
prétendent que de ces deux joies la plus délicieuse est la seconde.
L'une et l'autre m'ont été données. Presque tous ceux qui se sont
occupés d'Aimée sont inexacts: inexacts même sur les dates de sa
naissance, de ses mariages, de son arrestation, de sa mise en liberté,
tous événements constatés par pièces officielles et à propos desquels il
suffisait de chercher pour trouver[14]. On reconnaît dans leur faire
l'artifice grâce auquel trop d'historiens, semblables à certains
marchands, donnent l'apparence du fini à des matières médiocres et
médiocrement travaillées. Le goût du public pour le nouveau dirige, mais
précipite, leurs recherches. Ont-ils mis la main sur quelque document,
au lieu de le contrôler, de le compléter, d'étendre avec patience la
certitude sur tout un sujet, ils veulent se faire un immédiat honneur de
leur bonne fortune, et se servent du détail authentique qu'ils ont
trouvé pour donner de l'autorité au reste, qu'ils inventent ou qu'ils
copient sur d'autres aussi peu scrupuleux. A plus forte raison en
ont-ils pris à l'aise avec les caprices du coeur. Aimée était un de ces
riches à qui l'on prête: ils lui ont prêté parfois sans garantie aucune
des accusations qu'ils avançaient, tant ils avaient confiance en sa
mauvaise renommée, et leurs jugements ont été plus légers encore que ses
moeurs. Ils ont introduit dans les livres le même oubli de conscience,
la même intrépidité de soupçons qui, si souvent, dans la causerie
mondaine, sacrifie, sans preuves, les réputations à la joie de médire et
à la gloriole de paraître informé. Aimée de Coigny fut étrangère à
plusieurs des intrigues qui ont fait sa légende, et celles de ses
faiblesses, qui ne sont pas contestables, eurent un caractère moins
méprisablement banal. Mais, de ces galanteries, il reste trop pour sa
mémoire, il y eut trop pour son bonheur. Dire ce que sont ces
amoureuses, de quel prix elles paient leurs triomphes, montrer l'envers
de leur gloire, n'est pas la moindre vérité à servir par le récit de
cette vie.

  [14] Je puis parler de ces recherches, car presque tout leur mérite
    appartient à d'autres qu'à moi. Une fois tracé le plan des questions
    à résoudre, il a fallu demander les réponses à la bonne volonté de
    plusieurs personnes que je citerai avec les documents fournis par
    elles. Mais je tiens à nommer à part et tout d'abord M. Charles
    Baille. Je lui dois les plus importantes précisions sur la vie
    d'Aimée de Coigny, surtout la date de l'écrou à Saint-Lazare et de
    la mise en liberté. L'hommage que je rends à son art de découvrir et
    d'interroger les pièces historiques n'étonnera aucun érudit de
    Franche-Comté: là le mérite de M. Baille a depuis longtemps fait ses
    preuves. Une vie passée presque tout entière en province, l'intérêt
    local des travaux, et le dédain de toute réclame avaient longtemps
    enfermé cette réputation en des frontières trop étroites. Elle les a
    franchies et depuis quelques années le _Correspondant_, la _Revue
    Hebdomadaire_, la _Quinzaine_ et la _Revue de Paris_ font goûter au
    public la science, l'esprit et le style de ce lettré.


III

Les Franquetot de Coigny avaient d'abord été de robe. Au XVIIe siècle,
ils prirent l'épée. La couronne de comte, puis celle de duc et le bâton
de maréchal récompensèrent leur courage. On ne parvenait pas à ce rang
dans la noblesse d'épée sans compter dans celle de cour. Là aussi, la
faveur du prince avait assuré aux Coigny une importance croissante. Sous
Louis XVI, la famille était représentée par deux frères. L'aîné vivait
dans la société la plus intime de Marie-Antoinette. Madame Élisabeth
avait pour chevalier d'honneur le second, qui fut le père d'Aimée. Elle
naquit le 12 octobre 1769[15], au moment où l'aristocratie française, la
plus brillante d'Europe, avait achevé de transformer ses vertus en
élégances. Elle sembla éclore comme un tardif bouton de cette rose trop
épanouie qui, déjà penchant sur sa tige, effeuillait ses plus doux, ses
derniers parfums. Son intelligence fut précoce comme sa beauté, et non
moins soignée que son corps. Les penseurs, les historiens, les
philosophes français lui devinrent non seulement connus, mais chers,
mais compagnons. Savoir le latin n'était pas pour les jeunes filles de
son rang une rareté, mais elle le posséda jusqu'à la familiarité avec
les maîtres de cette langue. Son temps lui apprit beaucoup de ce qu'il
savait, il n'avait pu l'instruire de ce qu'il ignorait, et ce qu'il
ignorait était le devoir.

  [15] M. de Lescure, dans _l'Amour sous la Terreur_, fait naître Aimée
    de Coigny en 1776, M. Paul Lacroix donne l'année exacte, mais non le
    jour. La date complète se trouve dans l'acte baptistère inscrit le
    13 octobre 1769 au registre de la paroisse Saint-Roch à Paris.
    L'hôtel qu'habitaient le comte et la comtesse de Coigny, rue
    Saint-Nicaise, et où naquit Aimée, était dans la circonscription de
    cette paroisse. Je dois communication de cet acte baptistère et de
    tous ceux qui, relatant les mariages et divorces ont modifié l'état
    civil d'Aimée de Coigny, à l'obligeance de M. Orville. Ces pièces
    avaient été déposées par Aimée de Coigny dans son château
    patrimonial de Mareuil-en-Brie, et oubliées là quand, en l'an X,
    elle vendit le domaine. Les premiers acquéreurs respectèrent ces
    archives. M. Orville, dernier acheteur de la terre, les a examinées
    et classées, comme il entretient le château, avec un affectueux et
    intelligent respect du passé.

Cette aristocratie, destituée de ses fonctions utiles, oisive et riche,
ne vivait que pour le plaisir. La foi, incommode aux passions et
humiliante pour l'orgueil de l'esprit, était dédaignée, et, échappées à
ce frein, les moeurs étaient libertines comme les pensées. La vertu de
Louis XVI fut le premier ridicule qui diminua à la cour la majesté du
souverain. Dès l'enfance, Aimée, tout près d'elle, trouva cette école
d'immoralité; la pudeur des regards et la sainteté de l'ignorance furent
blessées en elle par des visions précoces du mal. A six ans, elle
perdait sa mère[16]: la femme distinguée qui éleva l'enfant était, comme
on disait alors, «l'amie» de son père. Un autre titre lui est donné dans
la page où Aimée parle de Vigny. «Voilà les petits fossés que je
trouvais si grands et le saule que mon père a planté au pied de la tour
de sa maîtresse.» Si aristocrate soit-elle d'esprit et de naissance,
comment la maîtresse du père apprendrait-elle à la fille la supériorité
du devoir sur l'attrait? Une telle éducation était faite pour enseigner
tout ce qui pare la vie, rien de ce qui la dirige.

  [16] La comtesse de Coigny, née Anne-Joséphine-Michelle de Boissy,
    mourut à Paris, en l'hôtel de la rue Saint-Nicaise, le 23 octobre
    1775. Fort originale, elle aurait eu une passion pour l'anatomie,
    jusqu'à emmener avec elle, quand elle voyageait, un squelette, et
    elle serait morte d'une piqûre qu'elle se serait faite en
    disséquant. Ceux qui aiment à suivre la persistance et les
    transformations des goûts héréditaires, sont libres d'attribuer à
    cet intérêt de la mère pour les squelettes, l'origine des curiosités
    de la fille pour les vivants. L'inventaire dressé à la mort de la
    comtesse donne à ceux qui se plaisent aux renseignements plus sûrs,
    sur la demeure, l'ameublement et le luxe d'une famille riche à la
    fin du XVIIIe siècle, des détails curieux. Il est publié à la fin du
    présent volume.

Il est vrai, l'éducation d'une fille n'est qu'une préface. Quand elle
semble achevée, un dernier maître succède, le plus persuasif, assez
puissant pour abolir l'oeuvre antérieure à lui et changer l'âme en
prenant le coeur: c'est le mari. S'il est aimé, un mari peut faire aimer
à sa femme tout ce qu'il aime, y compris la vertu. Mais il s'agissait
bien de cela dans les alliances d'alors! L'époux et l'épouse étaient les
personnages les moins consultés dans l'affaire menée par leurs familles,
et, pourvu que le reste convînt, il allait de soi qu'ils se convinssent.
Pour les Coigny, une alliance avec un Fleury, petit-neveu du cardinal et
qui serait duc, était un beau parti. Pouvait-on le prendre trop vite?
Ainsi Aimée épousa en 1784 un mari d'un mois plus jeune qu'elle et qui
n'avait pas quinze ans[17]! Dans ce ménage de poupée, c'est la fillette
qui est l'expérience et la raison. Avec un éveil hâtif de ses sens, la
voilà du monde, elle devient un atome de cette brillante poussière qui
danse dans un rayon de soleil.

  [17] Le mariage fut célébré le 5 décembre. Leurs Majestés et la
    famille royale signèrent au contrat. André-Hercules-Marie-Louis de
    Rosset de Rocozel, marquis de Fleury, était fils du duc et de
    Claudine-Anne de Montmorency-Laval.

Elle était à l'âge où l'on s'amuse de tout; elle joua à la vie. Elle se
plut à la gaieté des autres, elle y ajouta la sienne, se trouvant deux
fois libre de tout dire, et parce qu'elle était déjà femme, et parce
qu'elle était encore enfant; enfant par la turbulence, l'audace,
l'imprévu et cette acidité de fruit vert qui plaît aux palais blasés.
Versailles, bien qu'il n'eût plus de sérieux, avait encore de
l'étiquette. Aimée n'y parut guère. Paris offrait aux fantaisies de ses
allures un théâtre plus libre, et partout le même spectacle: l'universel
et public rapprochement des hommes et des femmes par des attractions
spontanées; le mariage déshabitué de défendre ses droits contre les
caprices qui séparaient, avec un parti pris d'ignorance et de libertés
réciproques, les époux. 1789 fut pour elle aussi la date où, sur la
ruine des vieilles moeurs, commença la tentative de la liberté. Elle
avait tout disposé pour goûter en une aventure beaucoup de plaisirs:
elle voulut non seulement satisfaire sa passion, mais l'amuser,
l'illustrer et l'accroître par le chagrin causé à d'autres. Elle se
donna tout cela en se donnant à Lauzun.

On distingue d'ordinaire la noblesse d'épée et la noblesse de robe. On y
pourrait joindre la noblesse de jupes, celle qui faisait sa fortune par
les femmes. Les Lauzun étaient la plus célèbre des familles illustres en
cet art. Au Lauzun de la Grande Mademoiselle[18] avait succédé le Lauzun
de toutes les dames, à la ville comme à la cour roi de la galanterie.
Cette allure conquérante et rapide qui promettait à chaque femme si peu
de son vainqueur, au lieu de les mettre en défiance contre un bien si
partagé et si court, les rendait follement avides de ce qui était si
disputé. Sa renommée lui permettait de changer le rôle des sexes dans ce
que Montesquieu appelle «la muette prière». Ce sont les femmes qui la
lui adressaient, pas toujours muette; c'est lui qui avait à se défendre,
inviolablement respectueux des laides. Il touchait d'ailleurs la
quarantaine, et, à une femme dont le mari n'avait pas vingt ans, eût dû
paraître presque vieux. Mais il avait gardé la séduction la plus
irrésistible de la jeunesse, tant chacune de ses passions semblait être
la première, tant il donnait à chaque femme et avait l'impression qu'au
moment où il la désirait, elle comptait seule pour lui. Surtout il était
un causeur d'une variété, d'une verve, d'une drôlerie sans pareilles.
Après plus de trente ans, un roi, et qui se connaissait en esprit,
gardait encore vivante l'impression de cette parole. En 1820, au moment
où furent annoncés les _Mémoires_ de Lauzun, Louis XVIII, qui savait don
Juan féroce comme la vanité et capable de soutenir, fût-ce par le
mensonge, son renom d'irrésistible, redoutait des insinuations
offensantes pour la mémoire de Marie-Antoinette. Il confiait cette
inquiétude à Decazes et l'un de ces billets qu'il lui écrivait chaque
jour, sur le ton d'un père à son fils, dit de Lauzun: «Il était
impossible d'être plus amusant qu'il n'était: moi qui te parle, je
serais resté vingt-quatre heures à l'écouter[19].»

  [18] Le premier Lauzun était un Nompard de Caumont. Ces Caumont
    avaient une baronie qui devint comté en 1570, et, par lettres de mai
    1692, François de Caumont fut créé duc de Lauzun. Il mourut sans
    postérité en 1723 et le duché échut à sa nièce, Marie Baudron de
    Nogent, mariée à Charles-Armand Gontaut, duc de Biron. L'ami d'Aimée
    et de bien d'autres était Gontaut et portait le titre de Lauzun
    comme cadet. Ce fut son nom de galanterie. Il prit celui de Biron,
    dès qu'il en eut le droit, pour faire la guerre et mourir.

  [19] Cité par M. Ernest Daudet, dans son livre _Louis XVIII et le duc
    Decazes_. Plon, in-8º, 1899.

Qui plaît aux princes n'est pas loin de plaire aux duchesses. Aimée fut
délicieusement fière d'attirer cette manière de héros: elle était femme
à lui renvoyer le volant des légèretés spirituelles. Ils s'étonnèrent,
lui de trouver tant d'à-propos dans tant de jeunesse, elle tant de
jeunesse dans tant de renommée, et leurs coquetteries se conquirent.

Enfin, tout ce que Lauzun avait de coeur appartenait à une cousine
d'Aimée, la marquise de Coigny, à la femme dont Marie-Antoinette disait:
«Je suis la reine de Versailles, mais c'est elle qui est la reine de
Paris.» Prendre le plus séduisant des hommes à la femme la plus à la
mode, c'était triompher à la fois de l'un et l'autre sexe. Ce sont là de
ces raisons auxquelles il faut beaucoup de raison pour ne pas se rendre,
et il était difficile de débuter mieux dans le mal.

On a dit que la marquise avait su maintenir Lauzun dans la discrétion
passionnée d'un amour tout idéal. Une seule chose le donnerait à croire,
c'est la constance de Lauzun pour cette femme: la fidélité d'un tel
homme est de la gourmandise qui attend. Mais, s'il accepta le jeûne avec
la marquise, il le rompit avec la duchesse. Il avait à Montrouge une de
ces «folies» qui servaient aux rendez-vous et qu'Aimée, dans une lettre,
appelle «mon pauvre Montrouge». Leurs rencontres n'y eurent aucune
originalité.

L'extraordinaire fut le sérieux du sentiment que la plus évaporée des
femmes vouait au plus frivole des hommes. Lasse d'avoir jusque-là porté
seule le poids de ses pensées et de ses actes, que, ni son père ni son
mari n'ont dirigés ou soutenus, elle goûte le repos délicieux de confier
non seulement son coeur, mais son intelligence et sa volonté. C'est une
docilité qui cherche son joug. Rien jusqu'alors n'avait été plus
étranger à la jeune duchesse que la politique. Lauzun est opposant, la
voilà constitutionnelle. Elle dédaigne sa propre intelligence pour
prendre par imitation celle de son héros. En quoi elle perd l'une sans
acquérir l'autre, comme le prouvent ses lettres à son ami. Ce sont des
idées de Lauzun qu'elle délaie, des mots de Lauzun sur lesquels elle
renchérit, rien de spontané ni de libre; de la lourdeur, de
l'artificiel, de la prétention. Mais ce renoncement au moi dans une
nature si originale, cette déférence poussée jusqu'à l'abdication dans
une âme si indépendante, cette idolâtrie jusqu'au manque de goût dans un
esprit si délicat, prouvent du moins sa sincérité à se donner tout
entière.

Il lui fallut mesurer aussitôt quel peu elle était à cet homme devenu
tout pour elle. Lauzun a pris la duchesse sans quitter la marquise, il
n'a entendu ajouter qu'un caprice à une habitude. Quand on croit deux
existences fondues en une, apprendre, et de l'être choisi, que le don du
corps est sans importance, la confusion des âmes sans intérêt,
invraisemblable la constance, quelle leçon d'amour! Tout ce qu'elle
rêvait d'idéal dans le désordre est chimère, tout ce qui l'instruit la
déprave. L'élève souffre d'abord de ces leçons: après deux ans, elle en
profite.

Un voyage que le duc de Fleury lui fait faire en Italie la sépare alors
de Lauzun. Soustraite à l'ascendant qui la réduisait à voir par les yeux
et à penser par l'esprit d'autrui, elle redevient la plus jolie à
admirer et la plus attrayante à entendre. Si elle ne trouve pas autour
des braseros italiens le feu d'étincelles qu'est la conversation
française, elle goûte à Rome d'autres joies. L'art, dont les
chefs-d'oeuvre l'entourent, lui donne, au témoignage de madame
Vigée-Lebrun, des émotions vraies et profondes. Mais, tandis qu'elle se
passionnait pour les antiques, des vivants se passionnaient pour elle,
et cette nouvelle querelle des anciens et des modernes finit par la
victoire de ceux-ci. Pour une femme ardente et sans scrupules, se sentir
aimée est presque aimer. Lauzun était loin, ses leçons présentes, lord
Malmesbury l'emporta. Et malgré que la confiance de la duchesse dans la
solidité des liens illégitimes dût être fort amoindrie, et bien que
Malmesbury ne fût pas, comme son prédécesseur, un grand artiste d'amour,
mais eût surtout pour mérite sa jeunesse, ce fut aussitôt le même
abandon de cette femme remarquable à une volonté étrangère, le même
empressement à penser par une raison d'homme. Malmesbury est grand
seigneur, la révolution de la France contre l'aristocratie l'indigne
plus encore que la révolte contre la royauté. C'en est fait, pour la
duchesse, des sourires à l'égalité: elle n'est plus que grande dame,
dédaigneuse du parti populaire. De ce respect envers la noblesse, la
duchesse excepte son époux. Une grossesse survint, qui dut le surprendre
plus que Malmesbury. Il jugea alors qu'il avait assez fait le mari, que
le temps venait de faire le gentilhomme, c'est-à-dire d'émigrer. Avant
son départ, il mit beaucoup d'élégance à rendre à la duchesse la seule
liberté qu'elle n'eût pas prise et pour laquelle il lui fallût le
concours de son époux. Il reconnut avoir diminué la fortune de sa femme,
ne lui reprocha pas d'avoir accru sans lui la famille commune, et
souscrivit à la séparation de biens[20]. Tout ainsi réglé, il rejoignit
ses princes à Coblentz, et elle, à Londres, son lord.

  [20] Le 9 juin 1792, décision du tribunal de famille: «Attendu que les
    faits de dissipation continuelle articulés contre le sieur Fleury
    sont vrais d'après l'aveu du sieur Fleury, et de la connaissance
    personnelle que nous en avons, qu'ils exposent la dame de Fleury à
    la privation du revenu de ses propres biens, et que la communauté
    établie entre eux par leur contrat de mariage l'a été sous la foi
    d'une administration sage qui n'existe pas... décidons que la dame
    Fleury doit être séparée de biens d'avec le sieur son mari, en
    conséquence l'autorisons, en vertu du pouvoir qui nous est donné par
    la loi, à jouir et disposer de ses biens comme bon lui semblera, à
    la charge toutefois de ne pouvoir aliéner ses biens immeubles
    qu'avec l'autorisation de son mari, condamnons le sieur de Fleury à
    payer à la dame son épouse la valeur de ses bijoux et diamants qu'il
    a vendus, avec les intérêts, suivant la loi, plus à lui rendre et
    restituer tout ce qu'il a aliéné ou reçu depuis leur mariage et qui
    a été stipulé propre en faveur de la dite dame...»--Archives de
    Mareuil.

Soit survivance de sa première passion à travers son infidélité, soit
vanité de suffire à plusieurs aventures et d'avoir des relais d'amour,
elle n'avait pas rompu sa correspondance avec Lauzun, devenu le général
Biron, et qui commande sur le Rhin. Ces lettres se succèdent de loin en
loin comme des actes interruptifs de prescription. Tantôt il semble que,
par des dégradations voulues de termes, elles fassent glisser tout
doucement l'amour dans l'amitié, tantôt elles renouvellent les anciens
serments, et, au lendemain de ses couches[21], Aimée dit plus que jamais
à l'amant trompé qu'elle est sienne. La femme qui a commis sincère sa
première faute en est à la duplicité, et c'est contre son corrupteur
qu'elle la tourne. Mais à Londres se trouvait aussi la marquise de
Coigny. Jacobine de coeur, elle s'est sauvée de Paris par peur des excès
qu'elle approuve et pour aimer en sécurité la révolution. Elle aussi
écrit à Lauzun des lettres, celles-là merveilles de tendresse fière,
contenue, mais passionnée, et, lui excepté, de malice malveillante
contre tout le monde. Contre Aimée, elle se contenta de dire à Lauzun la
passion de Malmesbury, et l'accouchement à Londres, comme petites
nouvelles données sans songer à mal: après quoi, elle se permettait la
perfidie de la générosité et concluait: «Il lui faut pardonner, parce
qu'il la faut aimer.»

  [21] L'enfant ne dut pas survivre, car il n'est plus question de lui
    dans l'existence de sa mère.

Bientôt l'infidèle est contrainte d'avouer elle-même tout à Lauzun. En
janvier 1793, elle revient à Paris, Malmesbury l'accompagne, il est
arrêté. La duchesse lui a parlé souvent de Biron comme d'un ami,
Malmesbury n'a rien de plus pressé que d'écrire au général pour en
réclamer la protection. Relâché avant même que sa demande fût parvenue à
Biron, il raconte à Aimée la démarche toute simple pour lui, et si
compromettante pour elle. Elle devait à Lauzun une explication, elle lui
écrivit:

  «Ne faut-il pas, quand on m'aime, qu'on ne connaisse plus sur la terre
  d'autres ressources qu'en moi et par conséquent en vous, et que la
  première menace du danger, qui me fait vous invoquer, apprenne votre
  nom à celui qui a besoin d'une grande confiance pour n'être pas
  jaloux? Je sais que vous avez dû recevoir un courrier très pressé et
  bien effrayé de quelqu'un actuellement près de moi, que je vous ai
  toujours laissé deviner sans positivement vous en parler. Il a été
  arrêté par un quiproquo inconcevable et, comme les motifs n'étaient
  pas énoncés, quoique aucuns ne fussent probables, leur mystère
  l'effrayait. Il est sorti comme entré, c'est-à-dire sans raison
  expliquée, mais enfin il est sorti et c'est tout ce que j'en veux. Je
  lui sais gré de son impertinente fatuité d'avoir recours à vous, dans
  un moment de détresse, avec la persuasion de vous intéresser par votre
  commun sentiment. S'il s'est un peu targué du mien, ne vous en choquez
  pas plus que moi, mon ami, et ne vous fâchez pas si je suis fière
  qu'il veuille bien s'en vanter. C'est à l'espoir de vous revoir ici
  que j'attache l'idée d'un avenir heureux. Il m'est doux, mon ami, de
  rentrer souvent dans mon coeur. Vous y êtes toujours le plus
  constamment cher objet.»

L'humiliante lettre, avec son style contourné comme pour envelopper
d'ombre et reconnaître sans les dire les faits indéniables! Lettre moins
humiliante encore par ses aveux que par ses coquetteries, par cette
persévérance de la femme prise au piège à poursuivre la double intrigue.
Mais, tandis qu'elle essayait de faire accepter par son premier amant le
second, celui-ci prenait congé. Soit que Malmesbury comprît le ridicule
où il s'était mis, en priant un rival de le réunir à la femme disputée,
soit que, rendu sage par la prison, il jugeât l'heure venue de s'aimer
lui-même en songeant à sa sûreté, il aspire, un siècle avant lord
Salisbury, au «splendide isolement», et regagne Londres.

Aimée semble indifférente à sa perte, et comme délivrée par son départ.
Dans ce coeur qui a horreur du vide, Lauzun retrouve les droits de
premier occupant. Le malheur est qu'elle lui revient quand elle a besoin
de lui. La grossesse à cacher l'a tenue plusieurs mois hors de France:
l'absence d'une grande dame à ce moment prend un air d'émigration. Aimée
sent flotter autour d'elle la curiosité soupçonneuse des dénonciateurs.
C'est alors qu'elle écrit coup sur coup sept ou huit lettres à Lauzun;
elle caresse, mais elle demande. Elle rappelle leurs échanges de
portraits et de lettres avant de dire: «Envoyez-moi une attestation
comme quoi vous m'avez tenue cachée avec vous à Strasbourg pendant trois
semaines, depuis la fin de septembre jusqu'au 15 octobre.» Elle ajoute:
«Envoyez-moi aussi la permission de loger à Montrouge si la fantaisie
m'en prend.» Si Biron déclare qu'elle a quitté Paris pour se rendre près
de lui, il la déshonore comme femme, mais la consacre citoyenne. Et,
contre les visites domiciliaires, quel asile meilleur que la maison d'un
général patriote? Reste à gagner l'homme en réveillant ses désirs, en
lui donnant à croire que, dans cette maison, elle attendra de nouveau
«son plus tendre ami». C'est un marché où elle offre du plaisir contre
de la sûreté. Ne se dit-elle pas que, pour se sauver, elle expose Biron,
qu'une ci-devant compromet par ses lettres le général, que surtout une
attestation fausse et faite en fraude des lois contre les émigrés peut
le perdre: comment nommer un amour capable d'oublier les périls de ce
qu'il aime? A-t-elle pensé à ces conséquences: comment nommer un amour
capable de sacrifier ce qu'il aime?

Lauzun n'est pas plus généreux. Si homme avait peu de droits à la
constance des femmes et devait prendre légèrement les caprices du coeur,
c'était bien ce roi des volages. Mais l'amour-propre des hommes à bonnes
fortunes est ainsi fait que l'infidélité leur semble permise à eux
seuls, et ces conquérants veulent régner à jamais sur les pays qu'ils
ont une fois traversés. Quand Lauzun se sut remplacé, son dépit s'exhala
en une lettre fort aigre à Aimée. Mais, quand elle parut revenir à lui
et qu'il démêla le calcul, sa colère grandit encore. Il ne songe pas
qu'elle lui a donné longtemps une affection désintéressée; que, dans les
pauvres coeurs, les sentiments même vrais sont mêlés d'égoïsme; qu'une
femme peut l'aimer encore tout en voulant profiter de lui; qu'elle est
menacée, et qu'elle a peur. Il songe qu'elle veut faire de lui une dupe,
tromper deux fois Lauzun! Son amour-propre blessé ne s'occupe que de
soi. Or il se sait menacé lui-même, sous le badigeon de son civisme
transparaît toujours son aristocratie, sa situation devient plus
précaire à mesure que la politique devient plus violente, il a assez à
faire de se sauver. Il ne donne ni l'attestation, ni la clef de
Montrouge, et laisse sans réponse les lettres qui les réclament. Telle
est, après quatre ans, la laide fin de cette passion: commencée en
folie, elle s'achève en égoïsme. Cet égoïsme a mis à nu chez la femme
l'hypocrisie, chez l'homme la brutalité. Ils se sont, d'un dernier
regard, méprisés l'un et l'autre. Ils n'ont plus rien à se dire.

Lauzun, d'ailleurs, allait éprouver bientôt qu'on ne rompt pas avec la
démagogie aussi aisément qu'avec les duchesses. Arrêté, il n'obtint même
pas d'être prisonnier dans sa maison de Montrouge, qu'il avait refusée à
une amie. Et, le 1er janvier 1794, il mourait à quarante-six ans, avec
cette lassitude de vivre que les heureux contre le devoir trouvent au
fond de leurs plaisirs.


IV

Si la duchesse avait voulu deux amants pour mieux s'assurer le
dévouement de l'amour, l'expérience eût été décisive. Tous deux
l'avaient abandonnée au premier péril, elle restait seule. En des jours
où les protecteurs devenaient si vite des suspects, elle commença à
croire, elle aussi, que sa solitude était sa sûreté[22]. Maintenant il
n'y avait plus que son mari à la compromettre: contre l'émigré elle
invoqua et obtint le divorce[23]. Malgré ce gage donné à la Révolution,
le 4 mars 1794, elle était arrêtée, conduite à Saint-Lazare[24]. Elle
n'avait gagné à son divorce que d'être écrouée sous le nom de
Franquetot, au lieu de l'être sous le nom de Fleury.

  [22] Elle s'était retirée dans sa terre de Mareuil-en-Brie. Le 18 mars
    1793, un mandat d'amener la forçait à comparaître à Paris devant les
    administrateurs de police. Ils lui demandaient compte de son temps
    durant les mois où elle avait disparu. Elle affirma n'avoir pas
    quitté la France: son séjour en Angleterre fut escamoté en
    «différents petits voyages autour de Paris pour se promener». Et
    elle mit un tel naturel à mentir et tant d'ingénuité dans sa rouerie
    que les administrateurs, «ne trouvant aucune preuve d'émigration
    contre la citoyenne, la renvoient en pleine liberté».--Archives de
    la police; registre des interrogatoires des émigrés du 9 mars 1793
    au 25 ventôse an II. F. 22 et 23.

  [23] «Extrait du registre des actes de divorce de la municipalité de
    Paris, du mardy 7 mai 1793, l'an second de la République: Acte de
    divorce d'Anne-Françoise-Aimée Franquetot-Coigny et
    d'André-Hercules-Marie-Louis Rosset-Fleury... Les actes
    préliminaires sont une décision du tribunal de famille rendue
    exécutoire par ordonnance du tribunal du sixième arrondissement de
    Paris, ce vingt-trois avril dernier, de laquelle il résulte que
    l'époux est émigré, et une citation aux termes de la loi...
    Antoine-Edme-Nazaire Jaquotot, officier public, a prononcé ce
    divorce en présence des témoins et de l'épouse qui a signé avec eux
    au registre.»--Archives de Mareuil.

  [24] M. Paul Lacroix fait remonter cette arrestation à juin ou juillet
    1793; M. Paul Lafond, au retour du voyage de la duchesse en Italie,
    c'est-à-dire à 1792. C'est une erreur d'un ou de deux ans. Les
    véritables dates sont fournies par la pièce suivante: «Convention
    nationale. Comité de sûreté générale et de surveillance de la
    Convention nationale. Du 14 ventôse, l'an second de la République
    une et indivisible; vu l'arrêté du 9 de ce mois du Comité de
    surveillance de Seine-et-Marne. Le Comité de sûreté générale arrête
    que la ci-devant nommée duchesse de Fleury qui a dû être conduite
    dans la maison d'arrêt dudit département ainsi que sa femme de
    chambre anglaise seront amenées dans la prison de la Force ou toute
    autre à Paris; sera quant au surplus l'arrêté du 14 suivi et
    exécuté. Les représentants du peuple, membres du Comité de sûreté
    générale: Jagot, Dubarreau, Louis du Bas-Rhin. Vu par le
    représentant du peuple dans les départements de Seine-et-Marne et de
    l'Yonne le 20 ventôse, an II de la République: Maure,
    l'aîné».--Archives de la police, arrestations, ordres de mandats,
    7.406.

    La prisonnière fut conduite à Saint-Lazare. Deux registres d'écrou
    tenus dans cette prison durant la période révolutionnaire avaient
    été jusqu'en 1871 conservés aux archives de la police: le premier,
    qui va du 29 nivôse au 25 ventôse an II, existe seul aujourd'hui; le
    second a disparu lors de la Commune, en 1871. Le mandat de transfert
    signé le 14 ventôse an II devait, semblait-il, avoir été exécuté
    avant le 25 ventôse et l'écrou d'Aimée de Coigny être inscrit sur le
    registre. Il n'y figure pas. Cela s'explique parce que l'arrêté du
    14, transmis à Melun, fut visé seulement le 20 par le représentant
    Maure. Transporter la prisonnière de Melun à Paris, la conduire à la
    Force et peut-être comme on faisait alors, de prison en prison, en
    quête d'une place vide, n'était pas l'affaire d'un seul jour. Aimée
    dut être écrouée sur le second registre.

    En voici la preuve: Dans le premier registre, à la suite de la
    dernière inscription faite le 25 ventôse, se trouve inscrite, d'une
    écriture récente et à l'encre rouge, une liste de noms, avec une
    date et un numéro d'ordre. C'est une reconstitution partielle du
    registre disparu, faite après 1871, et sur des notes prises
    antérieurement, par l'archiviste de la préfecture, M. Labat. Or, sur
    cette liste est écrit: 26 ventôse, nº 886, Fleury Anna-Aimée
    Franquetot (femme).--Archives de la police. Registre d'écrou de la
    prison Saint-Lazare, 106-E.

Chénier, arrêté dix jours après elle, fut quatre mois son compagnon de
captivité. Le chant de pitié que la prisonnière inspira au poète fut-il
un aveu d'amour? En eux, comme en tant d'autres, la menace de la mort
prochaine souleva-t-elle une de ces passions imprévues qui, sans
l'espoir de durer ni le loisir d'attendre, naissaient, au hasard, fleurs
soudaines et violentes de l'angoisse commune? C'était, au contraire, une
ressemblance de nature, qui, s'ils se fussent rencontrés plus tôt, dans
les derniers des jours tranquilles, aurait préparé l'entente de leurs
coeurs. Chénier était un héritier de l'art antique et de la morale
païenne. Belles comme le marbre de Paros, ses poésies célébraient, comme
les statues taillées dans cette blancheur sans tache, la perfection
impure des corps faits pour le désir. Et de même que, dans ses vers, la
beauté achevée semblait une pudeur et étendait un voile d'innocence sur
la volupté de ses inspirations, de même la jeune femme cachait ses
audaces sous la grâce presque enfantine du visage et la trompeuse
candeur des regards. En elle le génie de Chénier eût reconnu sa vivante
image et, comme Prométhée, peut-être aimé la statue.

Mais, depuis que la Révolution avait poussé son cri de liberté et de
justice, Chénier était devenu un autre homme. Le poète uniquement
soucieux jusque-là d'orner sa vie par l'art avait été surpris par la
révélation de plus belles beautés. Son intelligence avait vu la
stérilité de la joie apportée par les formes exquises aux voluptueux
subtils, quand restait à faire mieux ordonnée et meilleure la société
humaine. Et quand, presque aussitôt, les sublimes promesses furent
démenties par les actes des lâches et des scélérats, il devint une voix
d'accusation et de colère contre ces voleurs d'idéal. Les chants de sa
poésie se turent, il saisit le fer de la prose, et cet abandon de sa
gloire devint pour lui une autre gloire et plus rapide. A peine quelques
lettrés connaissaient le poète, l'écrivain parut aussitôt le premier
parmi les polémistes, et l'orateur assez puissant pour qu'on le comparât
à Vergniaud[25]: tant la nature lui avait été prodigue des dons qu'elle
lui prêtait pour si peu de jours, et tant il s'était lui-même donné à sa
nouvelle oeuvre. L'héroïque transfuge, infidèle à la Grèce, patrie de la
beauté antique, pour la France, patrie du droit immortel, ne redevint
poète que le jour où, prisonnier, il n'eut plus ni presse, ni tribune.
Alors, loin qu'il redemandât l'oubli de la défaite et des vainqueurs à
ses inspirations anciennes, sa lyre même lui fut une dernière arme pour
continuer le combat. Et quand l'amour dont il avait été le chantre
sensuel lui apparut jusque dans la prison, il ne le reconnut pas. Ces
galanteries lui prouvaient maintenant l'incurable légèreté de ces
«honnêtes gens» pour qui il avait lutté, pour qui il allait périr. Leurs
gestes de menuet dans la tempête, leurs rires dans la tragédie, leurs
baisers, qui épuisaient en plaisir le temps dû aux haines et aux amours
publics, furent sa dernière douleur. En ses satires inachevées il mit
toute l'amertume de son désenchantement: il y partage ses justices entre
les attentats des assassins et la légèreté des victimes. Son âme
tragique n'était plus capable d'oublier son deuil pour une passion
privée et fugitive. Il ne vit en Aimée que la statue de ce deuil, et il
n'aima dans la beauté de ces yeux que la source des larmes les plus
touchantes contre la cruauté des bourreaux[26].

  [25] Lacretelle, qui l'avait admiré à la tribune des Feuillants, a
    écrit: «Lui seul eût pu disputer la palme de l'éloquence à
    Vergniaud».

  [26] Les vers sur _la Jeune Captive_ furent pour la première fois
    publiés dans la _décade_ du 20 nivôse an III, quelques mois après la
    mort d'André. Mais pour croire au génie du poète, l'opinion attendit
    le témoignage de Chateaubriand: celui-ci commença, par quelques
    lignes du _Génie du christianisme_, la renommée d'André Chénier. Il
    cita précisément les vers de la _Jeune Captive_, et ils devinrent
    célèbres avant que l'on sût qui les avait inspirés. On parlait d'une
    Coigny, sans préciser laquelle, et Sainte-Beuve d'ordinaire si
    informé, nommait dans sa _Causerie_ du lundi 2 février 1857, la
    fille de la marquise, qui épousa le général Sébastiani. Pourtant la
    vérité avait été écrite depuis longtemps, dans l'_Encyclopédie de
    l'an VII_. L'ouvrage était de l'archéologue Millin, qui devint
    membre de l'Institut. Millin avait été enfermé à Saint-Lazare avec
    André Chénier et Aimée de Coigny. Il accompagna les vers d'une note
    qui ne laissait de doute ni sur le moment où il en était devenu
    dépositaire, ni sur la personne pour laquelle ils avaient été faits.
    Il disait de l'ode: «Elle a été composée pour madame de Montrond,
    par André Chénier pendant que nous étions ensemble dans la prison de
    Saint-Lazare sous le règne de Robespierre. J'ai le manuscrit de sa
    main.»

Qu'il ait été cher à la _jeune captive_, il n'y a ni preuves ni
vraisemblances. De stature massive, de taille épaisse, il avait cet
aspect de puissance stable qui sied aux orateurs et aux combattants,
mais qui, hors de l'action, paraît lourdeur. Ses yeux vifs étaient
petits, sa chevelure abondante et bouclée grossissait la masse de sa
tête forte, mais avait déjà disparu de son crâne où se continuait la
grandeur de son front, comme si la pensée eût pris la place de la
jeunesse, et les trente-deux ans qu'il avait à peine semblaient plus
nombreux. Une femme de ses amies a dit qu'il était à la fois très laid
et très séduisant; mais c'est un mauvais début de séduction que la
laideur. Et la duchesse de Fleury était d'autant moins portée à
distinguer le charme derrière cette apparence qu'à ce moment un autre
homme occupait son attention.

Le même jour qu'elle, avait été conduit à Saint-Lazare le jeune Mouret
de Montrond; sur le registre d'écrou, son nom de Mouret fut inscrit à
côté de celui de Franquetot[27]. Ce hasard le conduisait sur les pas
d'Aimée à la porte de la prison, en homme qui suit une femme et entre où
elle entre. Cet air convenait au personnage. Il avait alors vingt-quatre
ans, la plus jolie tournure, avec cette mauvaise réputation qui semble
la plus enviable à nombre d'hommes et la plus intéressante à plus de
femmes encore. L'assurance lui était si naturelle et il la garda si
semblable à travers les changements d'âge et de fortune qu'elle servit à
le désigner comme «signe particulier», même sur ses passeports. L'un,
daté de 1812, à côté du signalement ordinaire, porte, d'une autre main
que celle de l'expéditionnaire: «Bel homme, à l'air avantageux». Ce
passeport révèle aussi en Montrond une originalité dont il était moins
fier. Le petit doigt de sa main droite se continuait, divisant la paume
de la main jusqu'au poignet. C'était un commencement de griffe, qu'il
tenait gantée, comme Méphistophélès.

  [27] La liste de Labat porte: 26 ventôse, nº 885 Mouret Charles (ou
    François-Casimir).

Envers une Marguerite qui n'était plus innocente, Méphistophélès se
montra bon diable. Pour que le tentateur pût la perdre plus tard, il
fallait d'abord la sauver. Il survenait au moment de l'extrême péril. La
loi des suspects avait été si largement appliquée que toutes les prisons
anciennes ou improvisées étaient pleines. Pour faire place aux nouveaux
suspects, il fallait se débarrasser des anciens et, comme mettre en
liberté n'était pas du temps, guillotiner les uns paraissait le seul
moyen de loger les autres. Mais encore, pour guillotiner, fallait-il un
prétexte, et, contre la plupart des prisonniers, il n'y avait pas de
charges. C'est à ce moment que fut découvert le complot des prisons: les
complots sont en tout temps la ressource des gouvernements embarrassés.
Les suspects devaient être irrités de leur captivité par provision et
souhaiter la fin de cet arbitraire. Il suffisait d'appeler ces colères
et ces espérances un attentat contre la République. Pour recueillir les
propos dont on avait besoin, les provoquer, les suppléer au besoin, on
mêla aux suspects des hommes qui semblaient des prisonniers et étaient
des agents. A Saint-Lazare, trois misérables acceptèrent ce métier.
Aucun d'eux n'était français. Le principal, Jaubert, acteur belge, avait
trouvé là le seul rôle pour lequel il fût doué, le rôle de traître. Il
le jouait à dessein assez mal pour que les prisonniers devinassent son
vrai personnage, et il inscrivait sur sa liste, comme conspirateurs,
ceux qu'il estimait les plus riches. Puis il traitait avec eux de leur
radiation, tout prêt à reconnaître l'innocence de qui la lui prouvait en
bonnes pièces. Mais il n'effaçait un nom que pour en inscrire un autre.
Ces nouvelles victimes étaient sollicitées de se disculper au même prix,
et ces marchandages successifs réduisaient la liste à ceux qui, trop
fiers ou trop pauvres, semblaient à Jaubert indignes de pitié. Et,
malgré la hâte des terroristes, il prenait le temps de faire et de
défaire, car le pourvoyeur de l'échafaud, Fouquier-Tinville, était de
moitié dans cette exploitation fructueuse de la mort.

Montrond suivait ce travail avec l'attention d'un homme résolu à vivre,
et il n'aurait pas cru sauver toute sa vie s'il avait laissé périr
Aimée. Il sut qu'elle et lui figuraient sur la liste. Cent louis, dont
il négocia le versement à Jaubert, firent rayer les deux noms[28]. Celui
de Chénier était inscrit et resta.

  [28] Le Chancelier Pasquier, qui fut parmi ces prisonniers, mais entra
    à Saint-Lazare seulement le soir du 8 thermidor, écrit dans ses
    Mémoires: «Si j'étais arrivé deux jours plus tôt, j'aurais sans
    doute trouvé place sur les charrettes qui enlevèrent dans ces deux
    jours plus de quatre-vingts personnes et les conduisirent à
    l'échafaud, grâce aux inventions des agents de Robespierre, au sujet
    de prétendues conspirations des prisonniers. Il y avait dans chacune
    des grandes prisons un certain nombre de misérables détenus en
    apparence comme les autres prisonniers, mais apostés pour dresser
    des listes et présider au choix des victimes. Plusieurs d'entre eux
    avaient fini par être connus, et chose incroyable, ils ne
    périssaient pas sous les coups de ceux au milieu desquels ils
    accomplissaient leur honteuse mission. Bien plus, on les ménageait,
    on les courtisait. J'avais à peine franchi le premier guichet,
    lorsque je rencontrai sur mon passage M. de Montrond, déjà connu par
    l'éclat de quelques sujets passablement scandaleux et dont les
    aventures ont fait depuis tant de bruit dans le monde. Il s'approcha
    de moi sans avoir l'air de me regarder et me jeta dans l'oreille ce
    salutaire avis: «Ne parlez ici à personne que vous ne connaissiez
    bien.» (T. I, pp. 107-108.)

    En 1795, un publiciste nommé Coissin voulut composer une histoire
    des prisons sous le règne de Robespierre, et il avait fait appel «à
    tous les citoyens qui avaient échappé au glaive de la vengeance pour
    obtenir tous renseignements de nature à mettre au jour le vaste
    tableau des turpitudes qui ont souillé notre révolution». Un travail
    sur Saint-Lazare lui fut adressé par l'acteur Jaubert qui jugea
    l'occasion bonne pour donner le change sur son personnage. Après
    avoir raconté comme sérieuses son arrestation et sa captivité, il
    écrivait: «Telle était notre situation lorsque le commissaire des
    administrations civile, police et tribunaux, est venu à
    Saint-Lazare. Nous avons su qu'il avait fait appeler les nommés
    Manini et Coquerie, serruriers; nous avons cru que c'était un membre
    de la commission populaire qui venait interroger les détenus; tous
    les coeurs étaient livrés à l'espérance, chacun de nous croyait
    entendre le cri de la vérité et démontrer que son arrestation était
    l'effet de haines et de vengeances personnelles. On me fit aussi
    appeler dans la chambre du concierge Semi, j'y vis deux citoyens qui
    m'étaient inconnus; l'un d'eux, m'adressant la parole me dit: «Je
    sais que tu es un bon patriote, je connais ta probité, j'espère que
    tu justifieras l'opinion que j'ai de toi. Voici un ordre du Comité
    de Salut public de rechercher dans les maisons d'arrêt les ennemis
    de la Révolution.» Je pris l'ordre et le lus tout entier. Il me
    demanda ensuite si j'avais connaissance d'un complot d'évasion tramé
    à Saint-Lazare. Je répondis que si ce complot avait existé, il
    aurait été très difficile qu'il eût échappé à la surveillance des
    patriotes qui étaient dans cette maison.--«Voici les listes des
    conspirateurs qu'on m'a données.» Et il se mit à m'en lire les noms.
    Je vis avec frémissement plusieurs de mes amis notés sur ces listes
    et nombre de citoyens et citoyennes incapables de conspirer contre
    leur patrie. Je m'élevai contre cette dénonciation; au risque de me
    compromettre, je pris la défense de ceux que je connaissais avec
    assez de chaleur pour les faire rayer.

    Dès l'instant que je fus renvoyé par ce commissaire, je me rendis
    dans la chambre des citoyens Millin et Cholet, et là je leur rendis
    compte de mon interrogatoire, de la dénonciation de Manini, des
    listes que j'avais vues et de la défense hardie que j'avais osé
    prendre de plusieurs citoyens que j'avais été assez heureux de faire
    rayer. Voici les noms que je parvins à faire rayer: les citoyens
    Duroute, Mollin, Martin, Poissonnier père, médecin de réputation,
    Millin, Montrond, Delinas, Duparc, Lagaie, Pardaillan, ancien
    constituant, les citoyennes Franquetot, Glatigny, Lassolay et sa
    fille.»--_Tableau des Prisons de Paris_, t. I, pp. 164-168.

    Mais la négociation à prix d'argent, des prisonniers avec Jaubert et
    la part de Fouquier-Tinville dans les profits furent attestées, lors
    du procès de ce dernier, par la déposition d'Antoine Lamongière,
    juge de paix de la section des Champs-Elysées. Le commentateur
    d'André Chénier, M. Becq de Fouquières la cite. J'ajoute que,
    désireux de retrouver le texte de cette déposition, j'ai fait faire
    des recherches aux Archives: une lettre de M. le Directeur des
    Archives m'a appris que le document n'existe ni dans la série W
    (Tribunal Révolutionnaire) ni dans la série F (Comité de Sûreté
    Générale). J'ignore donc où M. Becq de Fouquières a recueilli cette
    déposition, mais l'exactitude est si scrupuleuse en cet écrivain que
    s'il affirme avoir vu la pièce il l'a vue.

Montrond, Chénier, deux visages de l'humanité, semblent rapprochés ici
pour montrer l'infériorité du génie sur l'intrigue dans la tactique de
la vie. Tandis que l'un achète les bourreaux, l'autre ne songe qu'à les
juger. Tandis que l'un travaille à ne pas périr, l'autre ne s'occupe
qu'à perpétuer le témoignage de sa conscience contre le mal triomphant,
et c'est pour envoyer à son père ses vers écrits sur des bandes de toile
qu'il corrompt un guichetier. Tandis que l'un surveille sans cesse la
liste de mort, l'autre ne laisse pas les nouvelles troubler ses pensées
et ne veut rien enlever par un inutile effort de salut à la dignité de
sa fin: il a toutes les maladresses d'une grande âme. Tandis que, pour
l'un, s'intéresser à une femme, c'est entrer dans sa familiarité, la
distraire, la servir et se faire de tout un moyen de plaire; l'autre
s'intéresse à elle sans qu'il tente rien pour l'occuper de lui; il ne
quitte pas à sa vue l'ombre de l'arbre que, dans le triste préau, il
préfère et qui étend sur ses méditations une solitude respectée par les
prisonniers; il n'a pas besoin de lui parler, il parle pour elle, et,
sans lui demander rien dans le présent, il lui donne l'avenir. Il est un
des condamnés qui périssent le 8 thermidor, la veille du jour où la mort
de Robespierre allait tuer la Terreur elle-même. Et, quand il disparaît,
cette femme ne se doute pas du présent qu'il lui laisse, elle ne sent
pas sa propre vie diminuée de cette perte. Les exécutions où il a péri
la rendent seulement consciente du danger auquel elle échappe, et le
sort tragique d'André n'accroît en elle que l'intelligence du service
rendu par Montrond.


V

La gratitude d'une jeune femme envers un homme jeune et beau prend
aisément un autre nom, et l'on est un peu excusée de perdre la tête pour
qui l'a empêchée de tomber. Le 9 thermidor ne les avait délivrés tous
deux que de l'angoisse, ils ne sortirent de prison que deux mois plus
tard[29]. Cette prolongation de captivité, qui ménageait un rendez-vous
perpétuel à Montrond près d'Aimée, était pour lui la plus heureuse des
chances. En joueur qui poursuit jusqu'au bout sa veine, il vit la
possibilité de conduire l'aventure au mariage. Pour un petit gentilhomme
de Franche-Comté, c'était un gain inespéré de s'attacher à une grande
famille et à une grande fortune. Pour Aimée, au contraire, ce mariage
était une déchéance. Son divorce d'avec le duc de Fleury n'était
jusque-là qu'une mesure conservatrice de ses biens et protectrice de sa
personne. Si peu religieuse que fût l'aristocratie, il était dans ses
moeurs de violer la foi conjugale, non de la rompre. Contracter une
seconde union alors que le duc de Fleury n'était pas mort, c'était pour
la duchesse perdre, outre son titre et son rang, cette considération
distincte de l'estime, mais inséparable des convenances sociales,
qu'elle avait obtenue jusque-là. Donner toute sa personne, sauf la main,
eût satisfait son amour sans changer sa condition. Mais changer de
condition par l'amour était le but de Montrond. Curieux renversement des
rôles, c'est la femme qui s'accommoderait d'une aventure, c'est l'homme,
et quel homme! qui tient à donner à sa passion la solidité d'un contrat.

  [29] Ils furent mis en liberté le 12 vendémiaire an III, deux mois et
    trois jours après le 9 thermidor. Les ordres sont rédigés selon la
    formule ordinaire par le Comité de Surveillance de la Convention
    Nationale. Les représentants Lesage, Senault, Legendre, Clauzel,
    Merlin, Louis du Bas-Rhin, Mannuyou, signent l'ordre qui délivre
    Montrond; Legendre, Lesage, Senault, Merlin, Clauzel, Louis du
    Bas-Rhin, Collembit, signent l'ordre qui délivre Aimée.--_Archives
    de la Police_. Ordres de mise en liberté 25, 239 et 242.

Aimée prit le temps de la réflexion avant de faire une sottise, car elle
la fit. Quatre mois après sa sortie de prison, elle consentit à ce
mariage. De nouveau et plus complètement elle se donnait toute à la
ferveur de son amour et préférait à tous les avantages la joie d'obéir à
l'homme en qui elle cherchait un maître[30].

  [30] Extrait du registre des actes de mariage de la commune de
    Boulogne, département de Paris:

    L'an troisième de la République française, une et indivisible, le 9
    pluviôse, à cinq heures de relevée, en la maison commune du dit
    Boulogne,

    A été marié par moi, Claude Chocarne, officier public de la commune,
    le citoyen Philibert-François-Casimir Mouret, âgé de vingt-six ans,
    fils majeur de défunt Claude-Philibert Mouret et Angélique-Marie
    Arlus, ses père et mère, de la commune de Delaceux, département du
    Doubs,

    Avec Anne-Françoise-Aimée Franquetot, âgée de vingt-un ans et demi,
    fille de défunt Auguste-Gabriel Franquetot et Anne-Josephe-Michel
    Boissy, ses père et mère, natifs de Paris, elle femme divorcée de
    André-Hercule-Marie Rosset-Fleury, suivant l'acte qui m'a été
    présenté en date du sept mai mil sept cent quatre-vingt-treize, an
    deuxième, rendu exécutoire par ordonnance du tribunal du sixième
    arrondissement de Paris, le vingt-trois avril de la même année,
    duquel il résulte que l'époux est émigré.--Archives de Mareuil.

Le maître, d'abord par ce mariage, puis par toutes ses leçons, lui
enseigna que la fidélité à l'ordre ancien, dont toutes les institutions
gisaient à terre, était inintelligence; que leur destruction avait à la
fois affranchi et isolé les individus; que, pour chacun d'eux, la
sagesse, dans l'incertitude sur les intérêts généraux et la société
future, était de garder tout son dévouement à soi-même et à son plaisir.

C'était précisément l'heure où, lasse de s'être exaltée et sacrifiée
pour le triomphe d'intérêts publics, la nature humaine reprenait partout
son équilibre dans l'égoïsme. Les républicains vainqueurs voulaient
jouir du pouvoir et de la vie, la plupart des aristocrates aspiraient à
une paix qui sauvât quelques restes de leur fortune personnelle. Égale
était leur hâte d'oublier, ceux-là leurs crimes, ceux-ci leurs malheurs,
dans le plaisir, et ainsi ils devenaient nécessaires les uns aux autres.
Les anciens nobles avaient besoin des révolutionnaires pour obtenir
grâce comme émigrés, restitutions comme propriétaires, accès comme
parents pauvres aux fêtes que pouvaient seuls donner les parvenus de la
Révolution, accapareurs de l'argent, des belles demeures, des objets
d'art, des accessoires indispensables à la vie mondaine. Et ces parvenus
avaient besoin de ces parents pauvres pour apprendre d'eux le goût, la
grâce, la simplicité élégante, la transmutation de la richesse en luxe.
Une société nouvelle se forma par le mélange des deux classes. Même aux
jours où la République proscrivait la politesse comme un crime
d'incivisme, quelques étrangères, attachées au monde ancien par leur
naissance et aux idées nouvelles par leur sympathie ou par leur
curiosité, avaient commencé ce mélange. La plus illustre était madame de
Staël; les plus constantes, mesdames de Bellegarde, qui, attachées par
le sang à la Maison de Savoie[31] et par le choix à la Révolution,
n'avaient pas quitté Paris, même pendant la Terreur. L'éclat que leur
origine donnait à leurs opinions, leur familiarité avec les chefs
populaires avaient assuré à ces étrangères le privilège d'entretenir, au
milieu du silence, un murmure de conversation. Par les portes
discrètement entr'ouvertes quelques Françaises d'égale naissance et
demeurées à Paris avaient été heureuses de rentrer dans la vie de
société: telles la princesse de Vaudemont et la vicomtesse de Laval.
Cette société grandit avec la sécurité qui, sous le Directoire, venait
de ramener Talleyrand. Lui, devait son portefeuille à madame de Staël,
il avait dû à madame de Laval des plaisirs moins fades que la
reconnaissance[32]. Dans cette compagnie, où il était heureux de
retrouver l'éducation de l'ancien régime, il introduisit les plus
distingués parmi les hommes du régime nouveau. De ce centre où la vie
resta simple, avec la seule élégance des manières et le seul luxe de
l'esprit, la société mondaine allait s'étendre en cercles de plus en
plus vastes jusqu'aux fêtes officielles, où tout était dorure, spectacle
et foule.

  [31] Elles le disaient ou le laissaient dire: mais auraient-elles pu
    faire leurs preuves à cet égard? Cela semble douteux, bien qu'elles
    fussent de très bonne maison.

  [32] Aimée de Coigny, dans ses _Mémoires_, dit de madame de Laval:
    «Maîtresse de M. de Talleyrand quand elle était jolie, actuellement
    son amie très exigeante, c'est la seule au fond qui ait de l'empire
    sur lui.»

Aimée de Coigny trouva partout accueil. La parenté et l'amitié lui
ouvraient les demeures de la vicomtesse de Laval et de la princesse de
Vaudemont. Elle soutint à son avantage l'examen de celui qui était le
grand juge du ton et de l'esprit. Le mari d'une femme brillante est
sacrifié et souvent ridicule. Comme le danseur des ballets, qui
redevenaient alors à la mode, il lui faut, à la fois ombre et force,
suivre, soutenir, lancer la danseuse, et donner plus d'ailes aux
envolées de sa compagne: moyennant quoi il a droit, tandis qu'elle
reprend haleine, à quelques pirouettes, mais courtes, et l'on tolère son
talent dont la perfection est d'être discret. M. de Montrond était
l'homme fait pour jouer ce personnage. Nul n'était moins encombrant.
S'il aimait à se mêler aux acteurs de la comédie humaine, c'était non
pour leur disputer la scène, mais pour voir de plus près tous les
mensonges du théâtre et en jouir. Il aimait le silence qui aide à mieux
observer, le rompait par des mots désenchantés, aigus, ironiques, mais
rares, comme s'il dédaignait aussi le renom de penseur, et, en quoi il
se montrait aristocrate, il ne forçait jamais sa veine pour fournir plus
d'esprit qu'il ne lui en venait. Et cette philosophie imperturbablement
contemptrice de la nature humaine, et cette persévérance à trouver un
amusement dans la laideur, et cette discrétion à apprendre aux autres le
peu de cas qu'il faisait d'eux, et cette conformité entre son mépris de
tout et son absence de toute ambition, lui composaient une figure. C'est
ainsi que, lui aussi, avait réussi même auprès de M. de Talleyrand.
Leurs scepticismes s'étaient attirés. Dans la différence de leurs
conditions, ils se sentaient de même nature, leur intelligence aimait
l'insensibilité de leur âme, et leur familiarité, curieuse comme une
gageure, cherchait lequel des deux était le moins dupe du genre humain.

Mais si Aimée ne perdit pas sa place dans la société qui survivait
encore en France, si le monde révolutionnaire se para d'elle, fier du
gage qu'elle lui avait donné par son mariage irréligieux, si Montrond
eut sa part de ce succès, que devenait dans le succès le bonheur?

L'originalité de Montrond était un de ces mérites qui, pour rester des
mérites, doivent apparaître de loin en loin. La prétention à n'être dupe
de rien est elle-même une duperie et de toutes la plus triste. Elle rend
incapable de croire à rien de désintéressé, de noble, et, vue de près,
fait le censeur méprisable à ceux qu'il méprise. Avoir tant sacrifié à
un homme, satisfaite pourvu qu'il reconnût en cette largesse la preuve
d'un entier amour, et se trouver unie à un négateur des générosités et
des dévouements, qui s'estime de n'estimer personne et a assez affaire
de s'aimer, était, pour une femme, de toutes les déceptions, la moins
attendue et la plus cruelle. Quand elle eut achevé son voyage de noces,
le vrai, l'important, le redoutable, celui que chacun des époux fait
dans l'âme de l'autre, elle sentit, et chaque jour davantage,
l'injustice, l'humiliation et l'offense. Elle finit par prendre en
horreur cette humeur égale dont nulle émotion ne troublait jamais
l'équilibre, ces jolis mots qui assassinaient élégamment le respect,
l'estime, la confiance, cet art tourné en infirmité de ne prendre
plaisir qu'à la laideur humaine. Elle fut lasse qu'on fît rire son
esprit de ce qui faisait pleurer son coeur.


VI

Des griefs naissent les représailles. Elle les tint suspendues plus de
cinq années, obstinée à espérer encore. Mais, le jour où elle n'eut plus
de doutes sur sa méprise, cette femme mal gardée par le devoir devait
chercher une revanche de l'amour. Et, comme il y a dans les
entraînements de coeur plus de logique et moins de hasard qu'on ne
croit, si un homme avait chance de lui plaire, c'était le moins
semblable à son mari.

Or, en même temps que Montrond décourageait Aimée, le Directoire avait
lassé la France, et la même loi des contrastes venait de triompher dans
le régime nouveau. Les divisions anarchiques du gouvernement collectif,
la corruption des hommes publics, l'incapacité de la démagogie, les
excès de la tribune, trouvaient pour terme le geste impérieux et bref
d'un soldat. La Constitution accordait, il est vrai, à la liberté, des
avocats d'office. Mais, en écrasant sous le nom de Tribuns ces hommes
qui, sans droit de veto, ni d'appel au peuple, obtenaient seulement
licence de plaidoirie en faveur des franchises publiques devant un corps
législatif choisi par le pouvoir, la Constitution les réduisait à la
plus discréditée des puissances, la parole. Et, au milieu d'institutions
créées pour le travail silencieux et rapide, ce monopole du bavardage
aux tribuns n'allait pas sans un peu de ridicule, et semblait calculé
pour le leur donner.

Pourtant, les raffinés d'intelligence, accoutumés à entretenir, par la
vie de salon, le goût de la controverse, redoutaient la main autoritaire
de Bonaparte. En vain, leur chef naturel, Talleyrand, venait de passer
au plus fort: la société dont il avait été l'arbitre persévérait, avec
madame de Staël, à vouloir un gouvernement d'opinion. M. de Montrond
suivait M. de Talleyrand, Aimée de Coigny resta aux côtés de madame de
Staël. Il y avait une certaine grandeur à réclamer contre le génie les
droits de la raison, à défendre, malgré un peuple fier d'obéir, la
souveraineté nationale. L'abandon même où se trouvait le droit de tous,
qui n'intéressait presque plus personne, et le péril de ces obstinés,
assez hardis pour contredire la toute-puissance du maître, donnaient aux
tribuns opposants un air de courage et de magnanimité. Dans les salons,
on prodiguait à ces survivants du régime parlementaire l'empressement
flatteur et les faciles enthousiasmes qui font illusion sur la force
d'une cause aux héros et aux spectateurs des triomphes mondains.

Au nombre de ces tribuns était Garat[33], de cette dynastie qui
fournissait des acteurs au théâtre et à la politique. Le tribun chantait
d'une belle voix la liberté, comme son frère, le grand Garat, les
romances. Si sa renommée n'était pas égale, il avait pourtant son
public, et l'opposition tenait pour orateur cet homme dont la bruyante
indépendance irritait le Premier Consul[34]. C'est sur ce Mailla Garat
que s'égara le choix d'Aimée.

  [33] La notoriété de la famille commença par Joseph Garat. Celui-ci
    était fils d'un médecin établi à Ustaritz, dans le pays basque.
    Second de six enfants, il reçut, avec ses trois frères et ses deux
    soeurs, une éducation solide et pieuse: un de ses frères devint
    prêtre et une de ses soeurs religieuse. Pour lui, avocat, député
    important de la Gironde, ministre de la justice et régicide sous la
    Convention, ambassadeur sous le Directoire, sénateur au lendemain du
    18 Brumaire, comte de l'Empire, écarté de la politique par le retour
    des Bourbons, il acheva sa vie à Ustaritz en 1824, royaliste et
    chrétien. Durant le déluge révolutionnaire, il s'était, pour ne pas
    périr, réfugié dans la petite arche de son égoïsme et voguait
    satisfait pourvu que sa fortune flottât, fût-ce sur du sang. Mais
    lorsque la grande inondation se retirant, le laissa à sec, il fut
    ressaisi par les anciennes puissances, l'amour du sol natal, la loi
    de l'hérédité, l'enseignement des premiers maîtres, et dès qu'il
    n'espéra plus rien des hommes, il revint à Dieu. Il ne laissa pas
    d'enfants.

    Son frère Dominique, avocat au Parlement de Bordeaux, puis membre de
    l'Assemblée constituante, en eut cinq, dont quatre fils, Pierre,
    Mailla, Francisque et Fabry. Pierre, né en 1762 et mort en 1823, fut
    le chanteur, et celui-là du moins ne dut sa fortune qu'à sa voix et
    à ses manies dont il savait faire autant de modes. Mais Mailla, né
    en 1763, s'introduisit par Joseph dans la politique et quand, à
    trente-sept ans, il fut fait tribun, deux vers coururent:

        Pourquoi ce petit homme est-il au Tribunat?
        C'est que ce petit homme a son oncle au Sénat.

    Révoqué, il attendit de la camaraderie politique une compensation.
    La politique lui valut sous l'Empire un poste subalterne, que son
    ancien collègue du Tribunat, Daunou, devenu directeur des Archives,
    lui donna dans les bureaux; aux Cent-Jours, la politique fit de lui
    un secrétaire général à la préfecture de la Gironde; la politique le
    destitua au retour des Bourbons. Quand il n'eut plus de protecteur,
    il n'eut plus d'avenir et traîna à Bordeaux son oisiveté jusqu'à sa
    mort, en 1837.

    Francisque se fit aussi remorquer par l'oncle Joseph: quand celui-ci
    eut l'ambassade de Naples, Francisque l'accompagna comme secrétaire
    et au retour obtint dans les douanes une place dont il vécut
    cinquante ans. Fabry, chanteur comme Pierre, mais avec moins de
    talent, se mit, comme Mailla et Francisque, à la traîne de l'oncle
    Joseph et obtint une perception à Vaugirard.

    Aujourd'hui, un ministre qui n'accorderait pas davantage et à plus
    de parents semblerait austère. Le népotisme modéré de Joseph au
    milieu d'une révolution faite contre toute injustice et tout
    privilège est intéressant comme un début du nouveau favoritisme qui,
    de plus en plus, devait livrer les fonctions de l'État à la
    clientèle des hommes publics.

  [34] Thibaudeau raconte que «l'amiral Truguet défendant un jour devant
    le Premier Consul les idées républicaines, celui-ci avait
    répondu:--Tout cela est bon à dire chez madame de Condorcet et chez
    Mailla Garat.»--_Mémoires sur le Consulat_, Paris, 1826, p. 34.

Entre lui et la marquise de Condorcet une liaison existait, avouée,
admise, la plus maritale des situations illégitimes. Sans doute fut pour
quelque chose dans les coquetteries d'Aimée le plaisir de prendre un
homme à une femme, de voler un amour connu[35]; c'était l'espèce de
larcin qui la tentait, on le sait. Toutefois cela n'eut pas suffi pour
qu'elle agréât «ce petit homme à l'air chafouin[36]». Mais, obsédée par
la laideur morale d'un bel homme, par cette pédanterie d'égoïsme qui
proscrivait toute émotion comme une inintelligence, elle en était venue
à croire que la plus enviable beauté de l'homme était: croire, aimer, se
dévouer. Garat, qui avait sans cesse à la bouche l'intérêt général, les
droits du peuple, lui parut, comparé à Montrond, le représentant d'une
grande cause, une manière de héros. Elle cherchait une âme, elle ne
regarda pas au corps où cette âme s'était logée.

  [35] Madame de Vaudey raconte ainsi la petite scélératesse qu'Aimée
    aurait mise dans sa mauvaise action:

    «Le tribun, séduit par les charmes et l'esprit de la duchesse de
    Fleury, tout en cherchant à lui plaire, ne pouvait pas se décider à
    rompre ses relations avec madame de Condorcet. Il croyait pouvoir
    concilier les procédés et son nouvel amour. Mais la duchesse,
    impatientée par cette communauté de soins, voulut y mettre un terme.
    Étant allée faire une visite de quelques jours à la campagne, chez
    madame de Condorcet, elle feignit d'oublier dans sa chambre son
    écritoire dans laquelle se trouvaient plusieurs lettres du tribun,
    ayant soin que l'une de ces lettres sortît un peu de l'écritoire.
    Après son départ, la femme de chambre de madame de Condorcet
    descendit à sa maîtresse cette écritoire oubliée, pour la faire
    renvoyer à la duchesse. La tentation était très forte: l'écriture de
    Mailla qu'on pouvait reconnaître sur le fragment qui sortait de
    l'écritoire excitait la curiosité de madame de Condorcet, elle y
    céda. C'est ainsi qu'elle connut qu'une autre possédait ce coeur
    qu'elle croyait tout à elle.»--_Souvenirs_ de la baronne de Vaudey,
    p. 10.

  [36] _Souvenirs de la baronne de Vaudey_.

Cette psychologie semble superflue au récent biographe du chanteur
Garat. M. Paul Lafond, persuadé que la nature ne prépare pas de si loin
les rencontres amoureuses, a sa version, que voici. Le chanteur, dit-il,
était irrésistible: contre lui, Aimée «ne songea même pas à se
défendre». Elle habitait, près de Paris, une campagne louée en commun
avec mesdames de Bellegarde, elle présenta son vainqueur à ses amies, il
amena son frère: ce fut assez pour que, peu après, le chanteur passât
d'Aimée à l'une des dames de Bellegarde et pour que Aimée se consolât du
chanteur avec le tribun. Cela est fort simple, même trop. M. Paul Lafond
affirme, mais il n'apporte ni d'Aimée un aveu, ni d'un seul contemporain
un soupçon qui serait une présomption de preuve, pas même du grand Garat
un billet, ne fût-ce qu'une preuve de présomption. Rien n'est pas assez.
Et comme, tantôt, un peu pressé, il jette Aimée de Coigny en prison deux
années plus tôt qu'elle n'y entra, et par compensation l'enterre plus
jeune de deux ans qu'elle ne fut prise par la mort; comme, tantôt, un
peu tardif, il ajourne jusqu'après le 9 thermidor le divorce qui, dès
1793, l'avait séparée du duc de Fleury; comme il la prend pour la
marquise de Coigny, quand il déclare écrits pour elle les Mémoires de
Lauzun, on a droit de croire que, s'il a confondu les deux cousines, il
a pu mal distinguer entre les deux frères. Et, si son récit n'est qu'un
écho incertain de quelque vantardise orale où se trompait elle-même
l'incommensurable vanité du chanteur, il suffit de répondre: «Chansons
que tout cela.»

Loin de ne chercher qu'une rencontre d'inconstances, Aimée apportait,
dans cette nouvelle tentative, la même vocation d'obéissance, le même
besoin de se rendre semblable à celui qu'elle aime. Orléaniste avec
Lauzun, aristocrate avec Malmesbury, sceptique avec Montrond, la voici
républicaine. Et comme, cette fois, ce n'est pas un caprice de vanité ou
de désoeuvrement qui la livre à un petit-maître; comme, conduite à une
même faiblesse par un sentiment moins vulgaire, elle est poussée par son
dégoût d'un homme qu'elle méprise vers un homme qu'elle croit estimer,
elle semble aller au désordre avec une âme neuve. Elle apporte à se
perdre des scrupules de conscience et une pudeur de sentiments que ni
son éducation ni sa nature ne lui avaient donnés, que ses précédentes
fantaisies ne lui avaient pas appris. La mésestime où Montrond tenait
l'espèce humaine le préparait à ne subir l'infidélité ni comme une
surprise ni comme un malheur. D'ailleurs, mieux que la philosophie, nos
passions calment nos passions; il était trop joueur pour être
importunément jaloux. Il ne faisait plus la cour qu'aux «beaux yeux de
la cassette», où il puisait souvent, et Aimée se laissait ruiner,
indifférente à la fortune. Mais le jour où elle écrivit à Garat: «Je
suis ta vraie femme», elle ne supporta pas la pensée d'appartenir à un
autre, elle voulut, pour être tout entière au nouvel élu de son coeur,
rompre le reste du lien qui l'attachait à Montrond. Le divorce fut
prononcé[37], et c'est sous son nom d'Aimée de Coigny qu'elle allait
désormais courir les hasards du coeur.

  [37] M. de Lescure, dans son livre _l'Amour sous la Terreur_, écrit
    qu'après le mariage Aimée et Montrond partirent pour l'Angleterre,
    et «qu'après deux mois les époux revinrent à Paris dos à dos et pour
    y divorcer». Il n'y a pas apparence que deux personnes, à peine
    échappées à la mort, partissent pour un pays en guerre avec la
    France, cherchassent le risque d'être au retour pris comme émigrés;
    le séjour de l'Angleterre avait trop desservi Aimée pour qu'elle dût
    être désireuse d'y revenir; enfin ce mariage ne dura pas deux mois,
    mais sept ans. C'est le 19 brumaire an IX qu'Aimée accomplit les
    premières formalités pour obtenir le divorce. C'est le 6 germinal,
    an X qu'«en l'absence du sieur Mouret, lequel ne s'est présenté
    quoique sommé», et «sur la réquisition expresse de la dame
    Franquetot Coigny, qu'est prononcée pour cause d'incompatibilité
    d'humeur et de caractère, la dissolution du mariage qui a eu lieu
    entre lesdits sieur Philibert François-Casimir-Maurel Montrond et
    dame Anne-Françoise-Aimée Franquetot Coigny.»

Quand le mariage a cessé d'être la transformation de l'amour en devoir
par un engagement pris pour jamais envers Dieu, les contrats de fidélité
temporaire passés devant une autorité tout humaine sont vides de respect
et de logique. Si l'amour seul fait le devoir, on n'a point à s'engager
envers un tiers à aimer: cela ne regarde que deux personnes. Et comme
elles ne sont pas maîtresses de demain, qu'il s'agisse d'aimer ou de
vivre, il leur suffit d'être l'une à l'autre, sans vaines promesses.
Aimée de Coigny, pensant ainsi, pratiqua avec Garat l'union libre. Mais
c'était si peu avec une arrière-pensée de se reprendre, ou de cacher son
intrigue, qu'elle alla habiter avec lui. Elle montre plus que jamais
cette audace des déterminations, indifférente des suites, qui l'inspire
quand elle aime et pour être plus à ce qu'elle aime. Au moment où elle
refuse de se lier, elle n'hésite pas à se compromettre. Elle ne veut pas
fixer son avenir par des engagements définitifs, elle l'enchaîne par des
actes irréparables. Car, cette fois, elle achève de se perdre. Par son
mariage avec Montrond, elle avait descendu dans son monde: elle en sort
par son commerce avec Garat. Elle se range parmi les rebelles à toute
situation régulière, et se déclasse au moment où le Consulat restaurait
dans les moeurs, sinon la vertu, au moins la décence.

L'homme pour qui elle sacrifie tout est-il de ceux qui tiennent lieu de
tout? Elle comptait s'associer à la vie d'un grand citoyen, soutenir le
combattant de la liberté contre le despotisme: elle est à peine la
compagne de Garat qu'il est destitué par le Premier Consul avec les
principaux tribuns. Sa disgrâce est plus grande que son mérite. Simple
déclamateur, il a emprunté les idées et voudrait plagier la forme de
Rousseau, le grand maître qui a formé de si mauvais disciples. Le jour
où il n'a plus à mettre en discours les lieux communs de la politique,
c'en est fait de son unique talent; il n'est plus qu'un acteur sans
théâtre et, après quelques jours, personne que lui ne gémit sur son
silence. Adieu la gloire! Tant mieux, moins de temps sera volé à
l'amour. Bienvenue soit l'existence étroite où l'on vivra plus près l'un
de l'autre! Mais comment, si près, ne pas se juger? Mailla est peuple,
montagnard basque, devenu robin, il sait les lois qu'on apprend dans les
écoles, il ignore ces lois non écrites qui se transmettent par une
tradition héréditaire, et qui, par les habitudes tout extérieures du
savoir-vivre, rendent discrets les défauts, visibles les mérites,
inspirent les qualités dont elles enseignent les apparences, et
contribuent tant au charme de la vie intime. Aimée subit de Garat les
vulgarités, le sans-gêne, les maladresses que la médiocre éducation
donne aux qualités même. Elle semble une statuette de Sèvres aux mains
d'un rustre: non seulement les violences, mais les caresses brutales de
ces doigts gourds menacent cette délicatesse qui est fragilité. Tel
qu'il est, pourvu qu'il soit tout à elle, c'est assez, et elle accepte
joyeusement la vie des couples gênés, emprunte, hypothèque[38] pour son
faux ménage, se fait la servante de ce petit compagnon. Elle n'a besoin
que de fidélité. Son illogisme veut une vie régulière dans le désordre;
elle fait, comme tant d'autres, ce rêve dont tant d'autres, comme elle,
ont été réveillées si rudement par l'inconstance masculine. Elle a
trouvé bon que Mailla rompît pour elle d'autres liens, Mailla s'en tient
aux chaînes légères. Il la trompe, ou elle le croit. Elle se plaint,
défend ses droits avec jalousie, il défend sa liberté avec emportement,
elle s'obstine. «Et s'il me plaît d'être battue!» disait la Martine de
Molière. Aimée le fut, dit-on. Quel sort pour une duchesse qui avait eu
son tabouret à Versailles, toutes les délicatesses du luxe à Paris, et
partout les hommages des maîtres en l'art de plaire!

  [38] Sa fortune avait été fort diminuée par Fleury, puis par Montrond.
    Sans même qu'il fût besoin d'en faire l'inventaire, et quinze jours
    après le divorce, Aimée renonça, par acte notarié du 21 germinal, an
    X, à la communauté de biens, qui avait existé entre elle et
    Montrond, «la dite communauté lui étant plus onéreuse que
    profitable». Et, le 11 thermidor an X, elle vendait la terre de
    Mareuil.

Et qui la retenait en ce triste esclavage? Les sens. Le compagnon avait
su les exciter et les satisfaire. L'amour qu'elle avait commencé avec le
moins de vices, avec le plus d'idéal, est tombé là! Il ne s'agit plus
d'être l'associée d'une grande cause, la consolatrice d'un grand homme:
qu'elles sont vite passées, l'union des âmes et l'alliance des
enthousiasmes! Dans les lettres d'Aimée à Mailla Garat, il reste
seulement, avec le souci de trouver les ressources nécessaires à la
durée de l'existence commune, les ardeurs lascives qui désormais la
remplissaient. Cette vie dura six ans, et, pour que l'humiliation fût
complète, c'est lui qui se lassa le premier. C'est elle qui s'obstina à
le retenir; quand il fut parti, à le reprendre; quand il eut disparu, à
le pleurer.

Elle se promit alors de ne plus recommencer avec personne la triste
expérience, et résolut de tromper par l'activité de son intelligence la
viduité de son coeur.

L'Empire était alors dans sa jeunesse et dans sa gloire. Napoléon
n'avait laissé d'asile à la liberté que les oeuvres d'imagination, et
les lettres elles-mêmes, sans influence sur la politique, en
subissaient, comme tous les arts, le prestige. Elle avait remis en
honneur Sparte, Rome, l'Égypte. De l'antiquité, l'on avait ressuscité
les vertus civiques, dépassé les modèles militaires, on la voulait
égaler par les gloires de la pensée. Les écrivains d'ailleurs, plus
encore que les sénateurs et les tribuns, semblaient vieux et non
antiques: c'est surtout à l'imagination que le souci d'imiter est
redoutable. Il enlevait toute spontanéité, tout naturel à leur effort
pour donner aux pensées de leur temps et de leur race un air romain ou
grec. Par bonheur, ces tyrannies de la mode ne gâtent que les oeuvres
écrites, destinées au public, et où les lettrés mettent leur honneur.
Quand ils oublient la postérité et se reposent de leurs oeuvres dans la
conversation, l'esprit français, sous toutes les écoles et malgré elles,
garde sa grâce, son goût, sa mesure, son indépendance et la malice ailée
de ses traits. Ainsi les mêmes auteurs dont les vers et la prose ont la
même pauvreté solennelle et représentent dans la littérature le style
empire, dès qu'ils déposaient la plume redevenaient Français,
c'est-à-dire aimables et brillants. Aimée entra en relations avec les
plus connus d'entre eux. A ces hommes d'esprit elle apporta le sien, qui
n'était inférieur à celui de personne, et sa renommée s'établit vite
parmi ces faiseurs de réputations. L'aptitude de son intelligence à
entrer dans les goûts de ceux avec qui elle vivait lui inspira sa
première tentative de devenir auteur. Puisqu'il n'y avait plus de roman
dans sa vie, elle en tira un de son imagination, et écrivit _Alvar_. Je
n'ai pu retrouver le livre. Elle ne l'avait édité qu'à vingt-cinq
exemplaires. Si son pied fin laissa voir un bout de bas bleu, on ne
pouvait mettre dans le geste plus de réserve. Et cette indifférence de
grande dame pour le suffrage de la foule contraste fort avec la fureur
de notoriété banale qui, aujourd'hui, révèle des goûts de parvenues en
tant de femmes fières de leur race.

Mais, faute qu'elle eût par des succès d'auteur changé de renommée, et
comme si l'on ne pouvait avoir le goût des lettres sans l'envie de se
faire valoir par elles, ses biographes n'ont pas voulu croire à cette
trêve où le coeur s'endormait aux jolies chansons de l'esprit. Obsédés
par sa gloire d'amoureuse, ils n'ont pas admis la lassitude ni le repos
de son coeur. L'unité du caractère dans leur héroïne exigeait
l'ininterruption de ses faiblesses. Ils ont dans sa retraite éventé une
ruse, cru que son amour de la littérature avait été son amour de
certains littérateurs. Qu'elle ait eu pour Lemercier de l'admiration,
elle n'en a jamais fait mystère. Que cette admiration ne fût pas méritée
par le talent, c'est l'avis d'aujourd'hui, ce n'était pas l'avis
d'alors: et, heureusement pour les honnêtes femmes qui s'enthousiasment
d'oeuvres médiocres, les preuves de mauvais goût ne sont pas des preuves
de mauvaises moeurs. D'ailleurs, Lemercier méritait l'attachement par
son caractère, et le caractère, à soixante-dix ans, n'inspire plus
d'amour. Lemercier n'était pas seulement vieux, mais infirme, à demi
paralysé, à peine la moitié d'un homme, et elle n'était pas femme à
s'éprendre d'un buste. Étienne de Jouy, au contraire, était un galantin
fort capable de compromettre les femmes: son succès auprès de la nôtre
paraît sûr à M. Paul Lacroix. Les preuves sont: une lettre de 1813,
qu'elle signe Aimée, où elle supprime «monsieur» et rend compte de ses
démarches faites en faveur de l'écrivain, alors candidat à l'Académie
française; plus une seconde lettre où elle lui rappelle «les bons
moments qu'ils ont passés ensemble». Que le passé de cette femme ne
rendît pas invraisemblable une aventure, soit: mais la mauvaise
réputation ne prouve rien, précisément parce qu'elle prouverait trop.
Les indices relevés contiennent-ils certitude ou probabilité de ce
caprice pour Jouy? L'absence des formules ordinaires dans une lettre ne
peut-elle révéler une camaraderie aussi bien qu'une passion, et la
passion, chez Aimée, ne parle-t-elle pas plus clair? Si une influente
accorde son patronage à un candidat à l'Académie, est-ce une preuve
qu'elle n'ait plus rien à lui refuser? Les bons moments ne sont-ils que
d'une sorte? Pour laisser à une femme spirituelle et instruite, un
souvenir agréable, faut-il que les conversations aient été criminelles?
Enfin, si fragile qu'ait été sa chair, Aimée ignora l'avilissement qui
change la faiblesse en perversité, et, sauf au début de ses désordres,
elle ne tenta jamais de mener ensemble plusieurs intrigues: elle fut la
femme d'une seule erreur à la fois. Or, en 1813, au moment où les
témoins qui n'y étaient pas la déclarent éprise de Jouy, elle vivait
sous l'influence d'un autre, qu'elle-même va nommer. Ainsi les
biographes ont eu à la fois tort et raison. Ils se sont trompés sur la
personne pour laquelle Aimée avait renoncé à la solitude du coeur; mais
ils ne se sont pas mépris sur l'impuissance où était ce coeur de garder
longtemps sa solitude.


VII

Le marquis Bruno de Boisgelin, capitaine de dragons en 1789, avait été
entraîné dans l'émigration par la solidarité de la race et des armes, et
ramené par sa raison en France dès le Consulat. C'était, en 1812, un
homme de quarante-cinq ans, de belle mine, d'intelligence ouverte, d'un
noble caractère. Aimée célèbre ces mérites dans les _Mémoires_ écrits
pour lui, et, si l'on baisse un peu la note de l'éloge, la note est
juste. Entre ces deux personnes, l'unique lien dont Aimée parle et
s'honore est celui d'une tendre et enthousiaste amitié. Je ne voudrais
pas suivre l'exemple des écrivains que j'ai repris d'avoir cru au mal
sans preuves, et la preuve est pénible qu'on cherche dans les aveux
d'une femme, pour établir l'insuffisance de ses aveux. Je me contente de
lire les _Mémoires_: cette amitié se plaît aux caresses des mots, et
l'ami est plus Bruno que Boisgelin; entre elle et lui, l'intimité est
assez grande pour qu'à toute heure du jour elle puisse aller chez lui,
ou lui l'attendre chez elle, comme si leurs deux logis étaient communs;
parfois ils n'en ont qu'un, partent ensemble pour le château de Vigny,
où tous deux demeurent seuls jusqu'à trois mois. Or, l'ancien capitaine
de dragons est marié à une femme laide[39] et ne se pique d'être fidèle
qu'à son roi. Aimée touche à l'âge où, Balzac va le dire, la femme est
le plus voluptueusement désirable, en la plénitude de son fruit mûr. Cet
épanouissement, proche du déclin, la sollicite elle-même, non moins
tentée que tentatrice. Aucun scrupule ne la retient, et l'occasion
habite sous son toit. Il me semble que le lecteur dit: «La cause est
entendue.» Mais si, par cette nouvelle affection, elle sortit encore du
devoir, Aimée rentrait du moins dans son monde, et cette fois la
faiblesse n'était pas avilie par le choix du complice.

  [39] Parmi les notes rédigées par le duc de Bassano en 1803, à l'appui
    des candidatures au titre de chambellan honoraire, se trouve
    celle-ci: «Bruno de Boisgelin, âgé de quarante ans, neveu du
    cardinal et du maître de la garde-robe du roi, ayant épousé
    mademoiselle d'Harcourt, fille du duc de Beuvron. Il jouit de 35 000
    livres de rente et attend une fortune considérable de sa belle-mère
    qui, étant Rouillé, a été immensément riche. C'est un homme aimable
    et de bonne compagnie; sa femme, dont il n'a qu'une fille, est
    extrêmement petite et a un extérieur désagréable.»--_Archives
    nationales_. Minutes des décrets. AF. IV 1773.

M. de Boisgelin parvenait à un âge où l'amour complète, distrait ou
embarrasse la vie, mais ne la remplit pas. Sans emploi sous l'Empire, il
avait plus de temps pour penser. La fidélité à ses princes, l'amour de
son pays, l'espoir d'être utile à lui-même en servant sa cause, lui
inspiraient le désir d'un autre régime. Et cette préoccupation devint
chez lui trop profonde et constante pour que la confidence n'en fût pas
faite à Aimée de Coigny.

En cette circonstance encore apparut l'aptitude de cette femme à
accepter les pensées de ceux qu'elle aimait. Sans disputer avec M. de
Boisgelin, sinon pour lui donner le plaisir d'avoir raison contre elle,
elle se rendit à la légitimité. Ce ne fut pas un consentement de
complaisance, passif et stérile. Enfin admise à cette collaboration
qu'elle avait en vain cherchée jusque-là, elle se montra zélée, active,
ingénieuse, persévérante; elle servit le dessein de son ami autant et
plus qu'il le servait lui-même. Et, cette fidélité d'intelligence,
qu'inspirait la fidélité du coeur, survivant à l'action, Aimée écrivit
pour lui le récit de ce commun effort. Telle fut l'origine, tel est le
sujet des _Mémoires_.

Dans ces _Mémoires_, ce dont elle parle le moins, c'est de sa vie. Peu
de femmes avaient autant à dire, si elle avait voulu se raconter. Elle
ne fait à son passé que deux allusions. Au moment de sa rupture avec
Mailla Garat, elle s'était réfugiée chez la princesse de Vaudemont, «où
j'avais fui, dit-elle, des malheurs de plus d'un genre». On ne saurait
mettre plus de discrétion dans plus d'exactitude. Ailleurs elle se
définit: «une femme ayant rompu les liens qui l'attachaient à l'ancienne
bonne compagnie, n'en ayant jamais voulu former d'autres, et étant
restée seule au monde, ou à peu près». Qu'«à peu près» est un joli
euphémisme, et que la langue française est une belle langue, pour cacher
tant de choses en si peu de mots!

L'amoureuse prend la parole en témoin d'une oeuvre politique. Elle donne
au passage quelques détails sur la société littéraire où elle a
fréquenté. Mais elle ne raconte avec suite que sa collaboration d'un
instant à l'histoire de son temps, et, sur ce sujet, se plaît à tout
dire.

Cette réserve et cette abondance, qui se font contraste, sont la
première originalité des _Mémoires_. Pourquoi tant de secret sur ses
expériences amoureuses? N'éprouvant pas le remords des actes, elle ne
devrait pas connaître la honte des aveux. Et pourtant, ils l'humilient.
Elle ne saurait apprendre à l'ami d'aujourd'hui les amis d'hier sans
devenir moins précieuse pour lui. Sa propre intelligence, à contempler
ensemble, enlaidies l'une par l'autre et mortes, ses aventures, éprouve
un trouble qu'elle ignorait jadis, surprise par l'attrait successif et
vivant de chaque passion. Enfin, l'expérience dernière qu'elle a faite
avec M. de Boisgelin l'a éclairée sur l'infériorité de toutes les
autres. Dans ses précédents voyages au bonheur, elle ne s'est, avec
chacun de ses compagnons, occupée que d'elle et de lui, sacrifiant tout
à deux personnes et réduisant la vie à la communion de deux égoïsmes.
Avec Boisgelin, elle a, pour la première fois, senti une solidarité
entre sa vie personnelle et la vie générale, entre son action et
l'intérêt de tous. C'est, dans sa carrière agitée, le seul instant dont
elle soit fière. Voilà pourquoi elle s'y complaît, pourquoi elle raconte
dans tous leurs détails les événements. Elle ne se lasse pas de fournir
ces preuves qu'elle a voulu le bien, et, après plusieurs années, la
satisfaction de cet effort vibre encore dans l'enthousiasme du récit.
«Mon âme réunie à celle d'une noble créature se sentait relevée et
remise en sa place.» Remarquables paroles autant qu'inattendues! Nul
tourment de foi, nul scrupule de raison, nulle pudeur de corps, ne
révèlent à cette femme qu'il y ait une diminution de la dignité dans le
vagabondage des tendresses. Et pourtant, elle sent, elle proclame
elle-même la déchéance. Elle ne voit pas l'immoralité, mais elle voit
l'inutilité de la vie amoureuse: c'est de ce vide qu'elle a honte. Elle
comprend que, pour se «relever» et «se remettre en sa place», il lui
fallait vivre hors et au-dessus d'elle-même, racheter les égoïsmes de
son coeur par du dévouement au service de tous. Qu'est-ce dire, sinon
que ni les passions des sens, solitude où chaque être n'aime que sa
propre chair, ni les passions du coeur, prison où deux êtres s'enferment
pour être l'un à l'autre, ne sont tout le bonheur, et que briser cette
prison, sortir de cette solitude pour vivre de la vie générale,
travailler d'un effort désintéressé au bien commun, est des bonheurs le
plus durable, le moins décevant, le plus nécessaire? Qu'est cette
intelligence du bonheur, sinon la supériorité du devoir sur le plaisir
reconnue par une voluptueuse?


VIII

Ces _mémoires_ de femme commencent par une philosophie de la Révolution
française. Ils décrivent le cycle des causes et des conséquences qui
devaient, après moins de vingt-deux ans, ramener sur le trône la famille
chassée pour jamais. Ils offrent la grande aventure d'un peuple aux
curiosités qui attendent les petites aventures d'une vie. La trace d'un
pas léger s'efface d'elle-même sur le sable soulevé par la tempête:
c'est dans cette tempête qu'Aimée de Coigny s'abrite contre les regards.

L'oubli de soi apparaît d'ailleurs, en ces pages, sous une forme plus
sincère, plus désintéressée, plus méritoire. Nos guerres civiles avaient
atteint la fortune, détruit les privilèges, pris la liberté, menacé la
vie de cette femme. Quels prétextes et quelles excuses de se souvenir à
travers ses ressentiments! Or, elle ne songe pas à ce qu'elle a souffert
de la Révolution; elle songe à ce que la France souffrait de l'ancien
régime. «Une nation spirituelle, éclairée, n'a plus voulu se soumettre
aux caprices d'une maîtresse ou même d'un maître, elle a refusé de payer
de son travail, de ses privations et de son sang les guerres dont le
motif et l'issue lui étaient étrangers;... elle n'a plus voulu dépendre
que de lois qui soumissent proportionnellement toutes les existences à
porter en commun le fardeau des charges publiques... C'est pourquoi
l'indulgence est entrée dans mon coeur, et les plus coupables excès ne
m'ont paru que les exagérations de la chose vraiment utile et désirée.»
Non seulement elle les excuse, elle les explique. L'hostilité des
Français contre l'ordre ancien les a «poussés à le détruire avant de
savoir celui qui leur conviendrait. La crainte de retomber dans un état
qui leur était odieux les a fait courir à son extrémité opposée». A son
tour, le gouvernement incapable, corrompu, cruel et anarchique de la
populace devait finir par une réaction d'unité, de gloire, d'ordre et de
silence. Mais le dominateur qui a tout réduit en obéissance ne sait pas
commander à lui-même. En Napoléon, c'est le génie militaire qui a été
couronné; le souverain n'a pas voulu remettre au fourreau l'épée du
général. Les cercles de plus en plus vastes où elle étend la conquête et
la spoliation des peuples préparent l'alliance de tous contre
l'envahisseur commun, une disproportion de forces telle que nul génie ne
la pourra combler, une revanche où chaque nation dépouillée exercera à
son tour ses représailles sur la terre de France: le démembrement de la
patrie est au terme de ses victoires. Donc, non seulement les maux que
la France espérait guérir en détruisant l'ancien régime durent toujours;
ils se sont aggravés au point de compromettre, outre les droits
individuels, l'existence nationale, et la réforme voulue en 1789 reste
plus que jamais inaccomplie et nécessaire.

Ces considérations préparent à ne pas s'étonner si, contre le géant
Goliath, une petite pierre se glisse dans la fronde d'un David obscur; à
ne pas sourire, lorsque, à l'heure où Napoléon achevait par l'invasion
de la Russie la conquête du continent, commence le récit de la guerre
déclarée par M. de Boisgelin à Napoléon.

  «Au train dont vont les choses, me dit un jour M. de Boisgelin, le
  monde va pencher sur nous et qu'est-ce qui nous soutiendra? Que
  ferons-nous du héros vaincu? Et, supposé que la France, dans laquelle
  vous et moi sommes nés, soit, par la suite, la seule qui nous reste,
  que feront les Français de leurs habitudes de millionnaires, une fois
  rentrés dans leur petit patrimoine? Cet homme, pour qui nos moindres
  frontières sont le cours du Rhin et les Alpes, n'aura plus la place
  pour signer «Empereur des Français». Cela dépassera notre territoire;
  nous n'en aurons plus assez pour porter l'ex-maître du monde...
  dépouillé, bien que restant maître du pays qui faisait l'orgueil de
  Louis XIV.--Eh bien! lui dis-je, il ne faut plus le garder pour
  maître; renonçons à lui et à l'Empire.--Il ne peut être ici question
  d'un Président, ni de Congrès comme aux États-Unis... Toutes les
  utopies qui noircissent le papier chez nous et qui ont rougi les
  places publiques pouvaient s'essayer là, sans inconvénient, où
  l'espace est immense, le peuple peu nombreux, jeune, uni, où l'intérêt
  commun n'est divisé ni par les amours-propres, ni par les souvenirs.
  Ici, il faut un gouvernement protecteur des intérêts de tous, où les
  lois posent les limites des pouvoirs, et dont la forme soit
  monarchique, les rangs distincts. Il faut un gouvernement où la
  discussion soit confiée à deux Chambres qui consentent l'impôt; que la
  représentation repose sur la propriété; et que cette propriété, plus
  considérable dans la Chambre des pairs, assure l'indépendance de ses
  membres, dont les titres et les droits doivent être héréditaires.
  Qu'on parte de partout à toute heure, j'y consens, pour arriver à ce
  grand but; mais que la carrière qui y conduit soit marquée par de
  grands services, et par une grande fortune, qui rend bien plus
  sûrement indépendant toute sa vie que le plus noble caractère, sujet
  peut-être à des faiblesses. Dans ce gouvernement, dont la liberté doit
  être le résultat, on établira un trône héréditaire où sera placée une
  famille qu'on a eu l'habitude de voir dans l'exercice de la suprême
  puissance, afin que le respect dont elle sera l'objet ne soit pas
  dérisoire et que tout ambitieux qui se sent de l'audace et du talent
  ne nourrisse point l'espoir de s'emparer de cette première
  place.--Vous abandonnez donc, lui dis-je, toute idée de régence?--Je
  ne l'ai jamais eue, me répondit-il. Ce serait Napoléon le Petit
  substitué à Napoléon le Grand.»

Dès 1812, un royaliste disait le mot que Victor Hugo crut trouver en
1852, et donnait contre «le règne d'un enfant de deux ans» la raison
décisive. Napoléon fût-il écarté, si l'Empire est maintenu l'influence
passe à une féodalité de grands vassaux, hommes de guerre,
d'administration ou de cour, dotés en revenus ou domaines étrangers, et
qui, sous le nom d'un enfant, régneraient en France.

  «Ces personnes, qui tiennent leurs titres de la victoire et dont les
  services sont fondés sur les grandes aventures des batailles,
  craignent de reculer dans leur position particulière à chaque déroute,
  comme ils ont avancé à chaque triomphe; car nos grands, que la défaite
  ruine et menace de ridicules métamorphoses, espèces d'êtres
  fantastiques dont le pied est paysan français et la tête comte, duc ou
  roi étranger, frémissent à l'idée de toucher le sol natal, comme si,
  par cette pression, le prestige de leur grandeur devait s'évanouir.
  Quel est celui qui, en entrant dans l'enceinte de la vieille France,
  pourrait s'écrier:--Rien n'est perdu de ce qui nous appartient, nos
  lois nous restent, nous sommes tous chez nous et Français? Joachim le
  roi de Naples revient en France, mais c'est Murat l'aubergiste;
  peut-être même le prince de Suède, mais c'est Bernadotte le soldat; le
  prince de Wagram, les ducs de Dantzig, de Bassano, mais c'est Berthier
  l'ingénieur, Lefebvre le soldat aux gardes, Maret le commis. Ils
  voudront ravoir ce qu'ils nomment le patrimoine de leurs enfants, et,
  comme il est situé chez l'étranger, ils ruineront la France en efforts
  pour l'acquérir.--Peut-être ces considérations-là, lui dis-je,
  pourront-elles décider à appeler M. le Duc d'Orléans... Quand une fois
  j'eus dit cette parole, étonnée du chemin que j'avais fait,
  j'ajoutai:--Eh bien! trouvez-vous que je vous cède assez?--Non certes,
  me dit-il, vous embrouillez toutes les questions et vous faites de la
  révolution. Vous prenez un roi électif dans la famille du roi légitime
  et vous introduisez la turbulence dans ce qui est destiné à établir le
  repos. Monsieur, frère du roi Louis XVI, est une chose: c'est une
  partie de la forme du gouvernement dont la légitimité est une des
  bases; mais M. le Duc d'Orléans n'est qu'un homme, qui ne mérite pas
  le trône par ses services personnels et qu'on n'y placerait qu'en
  mémoire des crimes de son père.--Mais enfin, repris-je avec
  impatience, il ne faut cependant pas nous dissimuler que le Roi que
  vous demandez, afin de terminer les mouvements révolutionnaires, est
  si blessé par la Révolution, tellement maltraité par elle, qu'il doit
  l'avoir en horreur, et les malheureux émigrés qui l'entourent, s'ils
  ont la puissance, voudront retourner la roue révolutionnaire dans
  l'autre sens, et, écrasant en toute justice et en conscience ceux qui
  ont écrasé, ils détruiront la race vivante. Est-ce comme cela que vous
  entendez le repos et la paix?...--Mon Dieu, me dit M. de Boisgelin,
  que vous raisonnez mal! Ce que vous dites aurait quelque apparence si,
  dans un moment de repentir et d'élan, le peuple français en larmes se
  prosternait aux pieds d'un roi Bourbon pour lui rendre sa couronne en
  se mettant à sa merci. Je ne répondrais point alors de la cruauté de
  ses vengeances, parce que je ne me fais garant ni de sa générosité, ni
  de sa force. Mais je ne parle que d'une combinaison d'idées dans
  laquelle la légitimité entrerait comme le gage du repos public, et
  d'une forme de gouvernement où le trône, ayant une place assignée,
  légale et précise, se trouverait partie nécessaire du tout, mais
  serait loin d'être le tout. Je demande que la représentation française
  se compose de deux Chambres et du trône, et que sur ce trône, au lieu
  d'un soldat turbulent ou d'un homme de mérite aux pieds duquel, comme
  vous l'avez bien observé, notre nation, idolâtre des qualités
  personnelles, se prosternerait, je demande, dis-je, qu'on place le
  gros Monsieur, puis M. le Comte d'Artois, ensuite ses enfants et tous
  ceux de sa race par ordre de primogéniture: attendu que je ne connais
  rien qui prête moins à l'enthousiasme et qui ressemble plus à l'ordre
  numérique que l'ordre de naissance, et conserve davantage le respect
  pour les lois, que l'amour pour le monarque finit toujours par
  ébranler».

«Je veux du nouveau», concluait plaisamment le défenseur du droit
historique, et c'était en effet du nouveau que ce royalisme où il y
avait tant de confiance dans la monarchie et si peu dans le monarque.
Les problèmes de gouvernement ne préoccupaient qu'un fort petit nombre
de royalistes. Ce n'était pas la moins funeste conséquence de la royauté
absolue que d'avoir désappris à la noblesse, autrefois si hardie, le
courage intellectuel, comme si le souci de l'intérêt public eût été une
usurpation sur le droit du prince. Le zèle ne brûlait plus qu'en encens.
M. de Boisgelin voulut se concerter avec les principaux du parti: «MM.
Édouard de Fitz-James et Mathieu de Montmorency désiraient comme lui
revoir les Bourbons en France, mais avaient moins combiné les moyens de
les maintenir.» La plupart des gentilshommes réduisaient leur rôle à
ramener le Roi. Comme le Roi était oublié de la France, comme ils
n'avaient, sous un gouvernement de haute police, aucun moyen de gagner
l'opinion, comme enfin le consentement du peuple n'eût rien ajouté au
droit du souverain, ils comptaient sur eux seuls pour rétablir leur
maître. Toute leur politique était d'épier l'occasion, et tout leur
espoir était de dissimuler, à la faveur d'une surprise, leur petit
nombre par leur énergie. Ils s'étaient, pour cette action, organisés çà
et là par petits groupes, et vérifiaient de temps à autre les amorces de
leurs pistolets. Leurs relations de parenté et d'amitié facilitaient
leur recrutement et leurs mots d'ordre, l'honneur les protégeait contre
les trahisons, une discipline acceptée pour le combat satisfaisait leur
goût traditionnel des armes, le complot amusait d'un mystère héroïque
l'oisiveté de leur vie, et sans les beaucoup exposer, puisque leur
devoir était d'attendre le signal de princes prudents. La certitude
qu'une armée de volontaires fût prête à se lever sur un signe faisait
goûter aux prétendants jusque dans l'exil la joie du pouvoir, et
l'hommage d'une confiance qui s'en remettait de tout à eux les rassurait
pour l'avenir. Les princes préfèrent les sujets qui obéissent à ceux qui
pensent.

M. de Boisgelin, après s'être enquis de cette organisation, «des forces
qu'on en pourrait tirer, après avoir reconnu qu'il n'existait ni plan,
ni chef», vit clairement combien peu la royauté avait à espérer des
royalistes. Aucune voie de retour ne s'ouvrirait pour les Bourbons, ni
pour la liberté légale, avant le jour où une partie des serviteurs
jusque-là fidèles à l'Empire apporteraient à la cause royale leur
expérience du sentiment national et leur lassitude du despotisme. M. de
Boisgelin prévit ce concours, et chercha l'homme de qui il fallait
d'abord l'obtenir. Dès 1811, il mit son espoir dans la défection du
prince de Bénévent, devina dans le grand dignitaire de l'Empire le
restaurateur de la royauté, consentit que l'évêque marié bénît les
secondes noces de la monarchie très chrétienne et de la France, Et, s'il
avait mis tant de soin à convaincre madame de Coigny, c'était pour
atteindre, par elle, M. de Talleyrand.


X

M. de Talleyrand, soit qu'il n'eût pas pu, soit qu'il n'eût pas voulu
rester en faveur, était alors en disgrâce, et rendu, par la dispense de
servir, à la liberté de juger. S'il avait dit que la parole est donnée à
l'homme pour déguiser sa pensée, il prouvait que, pour faire connaître
sa pensée, le silence suffit à l'homme. Son mutisme donnait l'impression
que, seul peut-être des ouvriers employés par le maître, il osait voir
les erreurs du génie. Ce n'est pas dans le caractère qu'était sa
fermeté, mais dans son intelligence. Les prodiges de nos armes avaient
déconcerté sans le détruire son instinct de la mesure, son goût des
succès raisonnables: il n'avait pas cessé de désirer pour la France une
primauté compatible avec l'équilibre et l'indépendance de l'Europe.
Habitué à servir tous les gouvernements, à les quitter à l'heure où ils
menaçaient ruine, grandi par la disgrâce comme s'il eût prévu tous les
malheurs auxquels il n'avait pas été admis à collaborer, il semblait le
plus prêt à désespérer de l'Empire, le plus apte à grouper un parti par
ses relations et son habileté, le plus persuasif par son seul exemple.
Car les hommes connus pour leur fidélité au succès apportent une grande
force aux causes qu'ils adoptent: on les suit de confiance et, ainsi, en
même temps qu'ils pressentent la fortune, ils la décident.

Madame de Coigny était assez liée avec M. de Talleyrand pour que ses
visites semblassent naturelles: cet ambassadeur féminin trouvait son
immunité dans son sexe, qui lui permettait des audaces, des
indiscrétions et des retraites interdites à un homme. Elle commença ses
reconnaissances durant l'été de 1812, tandis que la Grande Armée
s'avançait en Russie. Elle n'a pas de peine à obtenir que le Prince «en
tête à tête», s'exprime avec sévérité de l'Empereur. «Cherchant à tirer
parti pour notre projet de l'intimité qui existait entre moi et M. de
Talleyrand, j'allais, comme je l'ai dit ci-dessus, passer seule avec lui
le matin une heure ou deux, mais je n'osais parler d'avenir. Souvent,
après m'avoir montré en homme d'État les maux que l'Empereur causait à
la France, je m'écriais:--Mais, monsieur, en savez-vous le remède?
pouvez-vous le trouver? existe-t-il?... Il n'écoulait point ma question
ou éludait d'y répondre.» Il ne répondait pas, parce qu'il interrogeait
lui-même. Tandis que ce gazouillement politique de jolies lèvres
murmurait près de lui, il prêtait l'oreille au bruit d'armées qui
faisait trembler la terre à l'Orient. Certain que la lutte devait se
terminer par l'écrasement de «l'Homme» sous la masse de l'Europe, mais
aussi que le génie pouvait suspendre le cours logique des choses, il ne
voulait pas se trouver, par son hostilité, en avance sur les revers de
l'Empereur. Un jour enfin, il se déclare: c'est à l'éloquence de deux
faits qu'il se rend. La conspiration de Mallet et la retraite de la
Grande Armée prouvent que le maître n'est invulnérable, ni au dehors, ni
au dedans.

  «Il faut le détruire, dit Talleyrand, n'importe le moyen!--C'est bien
  mon avis, lui répondis-je vivement.--Cet homme-ci, continua-t-il, ne
  vaut plus rien pour le genre de bien qu'il pouvait faire, son temps de
  force contre la Révolution est passé, les idées dont il pouvait seul
  distraire sont affaiblies, elles n'ont plus de danger, et il serait
  fatal qu'elles s'éteignissent. Il a détruit l'égalité, c'est bon; mais
  il faut que la liberté nous reste, il nous faut des lois: avec lui,
  c'est impossible. Voici le moment de le renverser. Vous connaissez de
  vieux serviteurs de cette liberté, Garat, quelques autres; moi, je
  pourrai atteindre Sieyès, j'ai des moyens pour cela. Il faut ranimer
  dans leur esprit les pensées de leur jeunesse, c'est une puissance.
  Leur amour pour la liberté peut renaître.--L'espérez-vous? lui
  dis-je.--Pas beaucoup, répond-il; mais il faut le tenter.»

Tout à coup Napoléon «saute de sa chaise de poste sur son trône», et
l'on apprend son retour imprévu aux Tuileries.

    Grenouilles aussitôt de rentrer dans les ondes,
    Grenouilles de gagner leurs retraites profondes.

Lui revenu, ce sont maintenant les revers qui semblent lointains: il
demande des armées, la France les donne, déjà il les organise, et sa
présence ôte aux Français les plus déterminés la veille l'espoir de
résister. Madame de Coigny et M. de Boisgelin quittent Paris pour trois
mois et, durant la campagne de 1813, M. de Boisgelin ne confie son plan
qu'à une personne, il est vrai la plus considérable et la plus
nécessaire à gagner. Il rédige en forme de lettre un Mémoire pour le
Roi, expose «les chances de retour que pourrait avoir la famille des
Bourbons, si elle entrait dans la volonté du siècle, en substituant
présentement la forme monarchique constitutionnelle au sceptre absolu
qu'avaient porté ses ancêtres... Les détails donnés étaient positifs, et
le Mémoire un vrai chef-d'oeuvre de clarté, de patriotisme et de
courage.» La lettre sera envoyée lorsqu'on la pourra dater d'une défaite
décisive pour «l'usurpateur», et que la chance d'un avènement prochain
rendra utiles à Monsieur les sacrifices de principes.

Cependant, après quelques succès stériles, la retraite de nos armées se
continuait de Russie en Allemagne. Napoléon n'était plus seulement
vaincu par la nature, mais par les hommes. Il reculait, dans cette voie
douloureuse suivi, bientôt précédé par les défections, et se trouvait
seul contre toute l'Europe, quand il dut s'ouvrir, par le combat de
Hanau, la France où l'invasion le poursuit. Ces malheurs avaient rendu
la parole au Corps législatif. Il ne refusait pas des soldats, mais
réclamait des garanties pour le repos à venir. Le mot de liberté,
soufflé tout bas par Talleyrand vers la fin de 1812, était, avant la fin
de 1813, dit tout haut par la Chambre à l'Empereur même. Et, quand il
quitta Paris pour commencer la campagne de 1814, madame de Coigny
recommença ses visites à M. de Talleyrand.

  «Tout Paris venait le voir en secret et en tête à tête. Chaque
  personne qui sortait, rencontrant celle qui entrait, semblait dire: Je
  vous ai devancé, c'est moi qui l'ai pour chef.

  »Après nous être entretenus du malheur des temps, du progrès des
  ennemis en France, je lui dis que ce que je craignais le plus était de
  voir la paix conclue au milieu de ce désordre et de rentrer sous le
  sceptre d'un guerrier battu.--Mais il ne faut pas y rester, me
  dit-il.--A la bonne heure! lui répondis-je, mais que
  faire?--N'avons-nous pas son fils? reprit-il.--Pas autre chose?
  m'écriai-je.--Il ne peut être question que de la régence, me dit-il en
  baissant les yeux et du ton grave qu'il affecte quand il ne veut pas
  être contrarié... J'osai le contrarier, car le temps était précieux.»

Plusieurs entretiens suivent où, d'arguments en arguments, le prince
passe par les mêmes étapes qu'elle avait parcourues elle-même, se rabat
de la régence sur le compromis orléaniste; où elle, répétant M. de
Boisgelin, montre l'erreur soit de laisser le pouvoir si près du
dominateur insatiable, soit de préférer, si l'on restaure la royauté,
une branche gourmande au tronc séculaire; où l'homme d'État propose les
remèdes de bonne femme, où la femme le ramène à la cure efficace de la
Révolution.

  «Enfin, un jour, il se leva, fut à la porte de son cabinet de
  tableaux, et après s'être assuré qu'elle était fermée, il revint à moi
  levant les bras en me disant:--Madame de Coigny, je veux bien du Roi,
  mais... Je ne lui laissai point motiver son _mais_ et, lui sautant au
  cou, je lui dis:--Eh bien! monsieur de Talleyrand, vous sauvez la
  liberté de notre pauvre pays en lui donnant le seul moyen pour lui
  d'être heureux avec un gros roi faible qui sera bien forcé de donner
  et d'exécuter de bonnes lois... Il rit de mon genre d'enthousiasme,
  puis il me dit:--Oui je le veux bien, mais il faut vous faire
  connaître comment je suis avec cette famille-là. Je m'accommoderais
  encore assez bien avec M. le Comte d'Artois, parce qu'il y a quelque
  chose entre lui et moi qui lui expliquerait beaucoup de ma conduite.
  Mais son frère ne me connaît pas du tout: je ne veux pas, je vous
  l'avoue, au lieu d'un remerciement, m'exposer à un pardon ou avoir à
  me justifier. Je n'ai aucun moyen d'aboutir à lui et...--J'en ai, lui
  dis-je en l'interrompant. M. de Boisgelin est en correspondance avec
  lui et, dans ce moment, il a une lettre prête à lui être envoyée.
  Voulez-vous la voir?--Oui, certes, venez demain me l'apporter, je
  meurs d'envie de la lire, me répondit-il assez vivement.

  »Je ne puis encore me rappeler sans émotion le plaisir que j'éprouvai
  au moment où je crus voir l'accomplissement du voeu le plus vif et le
  plus pur que j'aie jamais formé. Je me rendis rapidement chez moi, où
  M. de Boisgelin m'attendait, et je lui criai en entrant: «Il est à
  nous, il veut lire votre lettre au Roi.» Rien n'égala le transport de
  joie de Bruno.

  »Nous nous mîmes à copier la lettre en soignant très fort le
  paragraphe dans lequel il était question de M. de Talleyrand.
  L'explication abrégée, quoique générale, de sa conduite, sa haute
  position politique et l'impossibilité que, sans lui, le Roi pût jamais
  parvenir au trône, tout cela fut tracé d'une main assez habile. Le
  lendemain, je me rendis rue Saint-Florentin, avec mon papier dans mon
  sac. A peine fus-je entrée dans la chambre à coucher que, fermant la
  porte avec précaution, M. de Talleyrand me dit: «Asseyez-vous là, et
  lisons.» Il prit la lettre et, d'une voix basse, mais intelligible, il
  commença à lire très lentement. A mesure qu'il avançait, il disait en
  s'interrompant: «C'est cela: à merveille! C'est parfait! C'est
  expliqué admirablement!» Enfin, quand il en vint au paragraphe qui le
  regardait, il eut un mouvement très marqué de satisfaction et le relut
  encore. Lorsqu'il eut achevé toute sa lecture, il la recommença plus
  lentement, pesant et approuvant tous les termes; ensuite il me
  dit:--Je veux garder cela et le _serrer_.--Mais cela va vous
  compromettre inutilement.--Bah! me répondit-il, j'ai tant de motifs de
  suspicion, celui-là me plaît... J'exigeai cependant qu'il le brûlât,
  et, allumant une bougie à un reste de feu presque éteint qui était
  dans l'âtre, il tortilla le papier en l'approchant de la bougie, le
  jeta enflammé dans la cheminée et croisa dessus la pelle et la
  pincette pour empêcher que les cendres ne s'envolassent par le tuyau.
  «On n'apprend qu'avec un homme d'État, lui dis-je, à anéantir un
  secret bien secrètement.»

  »Après cette petite opération, M. de Talleyrand se retourna de mon
  côté et me dit:--Eh bien! je suis tout à fait pour cette affaire-ci,
  et, dès ce moment, vous pouvez m'en regarder. Que M. de Boisgelin
  entretienne cette correspondance, et, nous, travaillons à délivrer le
  pays de ce furieux! Moi, j'ai des moyens de savoir assez exactement ce
  qu'il fait. J'ai avec Caulaincourt un chiffre et un signe convenus,
  par lesquels il m'avertira, par exemple, si l'Empereur accepte ou non
  des propositions de paix. Il faut parler hautement de ses torts, de
  son manque de foi à tous les engagements qu'il avait pris pour régner
  sur les Français. On ne doit pas craindre de prononcer encore les mots
  _nation_, _droits du peuple_; il s'agit de marcher, et l'expérience a
  resserré en de justes bornes l'expression de ces mots-là... Je revins
  chez moi enchantée et jamais M. de Boisgelin n'a goûté une joie plus
  pure.»

Talleyrand, qu'ils croient lié, a seulement ajouté un fil à
l'entrelacement des combinaisons qui aboutissent à sa main attentive et
encore immobile: il lui suffit d'être rattaché à tout ce qui devient
possible. Vous rappelez-vous, dans _Guerre et Paix_, Kutusow? Il est à
Borodino: de tous côtés lui parviennent les nouvelles, partout on
demande ses instructions, ses secours, sa présence. Lui ne décide, ni
n'apparaît, ni ne se meut. Il laisse mûrir la bataille. Tandis qu'on
attend ses ordres, il attend les ordres de la fortune, il sait n'être
que le premier lieutenant de l'occasion. Et, alors seulement qu'elle
apparaît et commande, cet entraîneur d'hommes les mène où il la suit. De
même Talleyrand, pour se décider lui-même, veut connaître les desseins
définitifs des souverains, qui ne sont pas d'accord entre eux, et de
Napoléon, qui tantôt résigné à traiter, tantôt ardent à combattre, ne
semble pas d'accord avec lui-même. Le Congrès de Châtillon apporta cette
clarté décisive. L'entente de l'Europe s'était formée: pour obtenir la
paix, la France devait reculer jusqu'à ses frontières de 1789. Si un
Français ne pouvait anéantir, par son consentement à une telle paix,
toutes les conquêtes de la Révolution, c'était le chef couronné de cette
révolution, et couronné par ses victoires. Son incapacité à rien
retenir, non seulement des royaumes rattachés par lui contre la nature à
la France, mais des frontières naturelles gagnées par les généraux de la
République sur l'Europe provocatrice, deviendrait-elle le titre de
Napoléon à régner sur le vieux sol acquis par l'ancienne royauté? Une
telle paix, Napoléon l'avait dit lui-même, ne pouvait être signée que
par la famille absente de l'histoire depuis 1789, par les Bourbons. Lui
devait vaincre ou disparaître. Talleyrand juge l'avenir fixé. Il ne se
contente plus de recevoir madame de Coigny, il se rend chez elle.

  «Un jour M. de Talleyrand vint me voir et me dit:--Il serait
  nécessaire d'arranger tout ceci d'une manière noble et sérieuse.
  Bonaparte vient encore de refuser la paix à Montereau. Son petit
  succès lui tourne la tête, et il parle de retourner à Vienne. Si la
  paix qu'on est encore décidé à offrir à Napoléon se fait, tout est
  perdu. Il faut que, lorsque le Sénat s'assemblera, il nous tire
  d'affaire... Voici ce que, par son droit naturel de conservateur des
  lois fondamentales, il peut faire. Qu'un de ses membres monte à la
  tribune pour dénoncer Napoléon, en disant qu'ayant été élu Empereur
  aux conditions qu'il n'a pas tenues, le contrat est annulé et il est
  déclaré perturbateur du repos public et mis hors la loi. Que le Sénat,
  ensuite, se constitue en assemblée nationale; qu'il envoie aux députés
  l'ordre de s'assembler et de délibérer, et, reconnaissant leur mandat
  comme suffisant, qu'ils déclarent la France monarchie
  constitutionnelle avec trois ou quatre lois bien faites qui indiquent
  clairement les libertés du peuple et prendront le nom de charte ou de
  lois constitutionnelles, comme on voudra. Alors qu'il appelle le frère
  de Louis XVII sur le trône et qu'il fasse adhérer le peuple à ce voeu
  en faisant ouvrir des registres où chaque citoyen sera invité à écrire
  son nom; qu'il fasse un appel aux armées et qu'il envoie une
  députation aux princes coalisés pour leur faire part de cet événement
  en les invitant à repasser le Rhin pour commencer là les préliminaires
  de la paix. Voyez Garat, ajouta-t-il, il y a là de quoi remuer une âme
  patriotique et faire les plus belles phrases du monde sans danger,
  c'est là ce qu'il faut répéter souvent. Cette persuasion peut encore
  faire des héros. Qu'on voie Lambrecht, Lenoir, Laroche, je ne sais
  qui, ces patriarches de révolution qui savaient si bien démolir les
  trônes avec les mots de _patrie_, _tyrannie_, _liberté_. S'ils les
  prononcent, nous sommes sauvés. Je vais faire, de mon côté, ce que je
  pourrai pour leur faire sentir qu'en s'y prenant ainsi ils passent un
  véritable contrat entre le monarque et le peuple.»

Par la collaboration de nos malheurs éclatants et de son activité
invisible, le plan qu'il traçait à la fin de février devenait de
l'histoire au commencement d'avril.


X

Que la parole ardente d'une femme à un politique incertain encore ait,
comme le premier souffle du vent sur la voile pendante, vaincu l'inertie
et orienté le scepticisme de Talleyrand, par suite décidé de la
Restauration, telle est la plus nouvelle des anecdotes racontées par ces
Souvenirs. C'est afin d'établir ce fait qu'ils ont été composés, et
c'est la précision du détail qui donne un intérêt à leur témoignage.
L'origine minuscule qu'ils attribuent à un grand événement n'est pas un
motif de les suspecter. Car, s'il y a une logique des affaires humaines,
si la philosophie de l'histoire découvre leurs enchaînements et admire
dans l'ensemble des faits leur suite raisonnable, une exacte proportion
n'existe pas entre chacune des circonstances qui se succèdent.
L'histoire est ordre, parce que rien d'important et de durable ne
modifie l'existence des sociétés sans être justifié en raison. L'usage
que les hommes font de leur libre arbitre entraîne des conséquences
nécessaires, et elles s'imposent à eux malgré eux: c'est cette loi de
morale et d'équité qu'on appelle la force des choses, quand on ne la
veut pas nommer la force de Dieu. Mais cette force qui domine le monde
ne s'y établit pas d'elle-même et toute seule. Pour ouvrir passage aux
conséquences les plus inévitables et les plus prêtes il faut des
incidents, gestes de l'homme, et ils peuvent être capricieux, imprévus,
illogiques, légers, infimes, comme lui-même. Il met ainsi la marque de
son inconsistance dans l'oeuvre d'ordre à laquelle il collabore. Si bien
qu'à examiner pourquoi les choses se suivent, on satisfait la raison, et
qu'à voir comment elles surviennent, on la déconcerte. Le monde paraît
obéir à des lois promulguées par des hasards.

Napoléon, pour avoir vaincu trop de peuples, doit périr sous leurs
forces coalisées, et, comme il représente le droit de la Révolution, sa
chute fera la place aux représentants du droit traditionnel: ces
conséquences préparées de loin, qui en 1814 sont prêtes, voilà la part
de la justice et de la morale. Dès que, nécessaires, elles frappent à la
porte de l'histoire, le moindre incident la leur ouvrira, fût-ce par les
mains les plus indifférentes à la morale et à la justice. Et le retour
de la monarchie très chrétienne a pu avoir pour occasion la rencontre
d'une femme qu'un amour illégitime a acquise au gouvernement légitime,
avec un évêque passé à l'incrédulité, un noble passé à la Révolution, un
républicain passé à l'Empire et qui voit avantage à se contredire une
fois de plus: voilà la collaboration de l'infirmité humaine aux actes
nécessaires de l'histoire.

De cette infirmité les _Mémoires_ apportent une autre et plus importante
preuve. S'ils ont une valeur historique, c'est de bien mettre en lumière
les desseins des hommes qui préparèrent la Restauration. Les
conversations de Boisgelin et de Talleyrand sont comme les confidences
des deux partis qui se coalisèrent pour ramener Louis XVIII. C'est pour
supprimer le despotisme qu'ils songent à rétablir la royauté: voilà la
pensée commune aux royalistes fidèles et aux révolutionnaires lassés.
Napoléon les a dégoûtés des grands princes. Il obsède la pensée de tous
les Français qui travaillent à se passer de lui: c'est contre lui qu'ils
se défendent encore par leurs précautions contre ses successeurs, c'est
à la vie dévorante d'un génie omnipotent qu'ils ne veulent plus livrer
les droits de tous et la paix du monde. Aussi s'accordent-ils à
comprendre que, pour rendre à la nation ses droits, il ne suffit pas de
rétablir le pouvoir royal, il faut le transformer. Car Napoléon n'a fait
que recueillir et parfaire, avec sa plénitude d'autorité, les
prérogatives conquises par les rois sous l'ancien régime, et c'est un
Bourbon qui a dit le premier: «L'État, c'est moi.» L'ancien régime avait
fini par porter tout entier sur deux certitudes: que l'ordre dans la
société est l'exercice de toute l'autorité par un seul pouvoir, et que
ce pouvoir appartient au roi.

Si les réformateurs, fils d'un siècle qui se prétendait philosophe, se
fussent fait une philosophie de l'autorité, voici ce qu'ils auraient vu.
La plus haute, la plus étendue, la plus nécessaire des autorités est la
morale, qui, donnant des certitudes sur le bien et le mal, donne des
lois à la vie privée et à la vie publique: or, la morale ne serait ni
immuable, ni commune à toutes les nations, ni supérieure aux plus élevés
de ceux qui gouvernent, si elle dépendait d'un pouvoir humain. La morale
doit avoir pour sanction une justice distributive qui empêche les
méchants de troubler la paix des bons et l'effort de la société vers sa
destinée: la justice ne saurait être aux caprices d'un homme, car, s'il
commande contre la morale, l'obéissance détruirait la justice même. Le
savoir qui associe l'homme à la vie générale et, par la connaissance du
passé et du présent, amasse, pour le durable profit de l'avenir, les
leçons des faits fugitifs n'a pas moins besoin d'indépendance, car il
est la vérité: et que deviendrait une vérité soumise aux passions de ses
justiciables? Si la morale, la justice, la science sont les premiers et
universels souverains de toute société, dans aucune société les
intérêts, même ceux que la volonté humaine a droit d'arbitrer à son gré,
ne sont tous massés, confondus, indivisibles par nation. La vie humaine
s'alimente par le travail, le travail par la diversité des métiers; et
l'échange de services innombrables et quotidiens qui se nomme la
civilisation a pour unique garantie le juste équilibre entre les
avantages offerts à chaque profession et l'avantage assuré au public
pour lequel toutes sont faites. Or, pour établir ces lois régulatrices
du travail et discerner les causes de succès ou d'insuccès, si obscures,
si nombreuses, si spéciales à chaque profession, qui possède compétence,
sinon les hommes attachés à chacune par l'expérience, l'intérêt et
l'honneur? Comme la solidarité unit les hommes à travers les distances,
par la similitude des travaux, elle associe, malgré la différence des
conditions, ceux qui vivent groupés par le voisinage. La commune, son
nom même l'indique, forme entre ses habitants la société la plus
ancienne, la plus complète, et la plus familière d'intérêts immédiats et
quotidiens; église, école, police, marchés, voirie, taxes, toutes les
activités collectives de cette famille agrandie apportent à chacun de
ses membres avantage ou préjudice, paix ou guerre, le touchent dans cet
étroit espace par des contacts dont la douceur ou la blessure se
renouvellent sans cesse. Or, qui sait le mieux les désirs et les besoins
de la commune, sinon la commune? De même le cohéritage des souvenirs
historiques, les analogies du climat, du sol, des travaux, des
caractères, des coutumes, assemblent les communes par provinces: qui
encore peut comprendre et servir le mieux chaque province, sinon
elle-même? Les provinces enfin se rattachent les unes aux autres pour
représenter dans le monde les idées et la force d'une race et d'une
patrie communes. C'est cette unité qui avait trouvé dans le roi son
gardien et son symbole. Il était la défense du sol national, la conquête
du sol ennemi, la sollicitude du rang qu'un peuple doit tenir parmi les
peuples, la prévoyance lointaine et l'énergie continue des mesures
intérieures qui préparent la nation à son rôle dans le monde.

Loin que la royauté fût, en date, en étendue, en importance, la première
des autorités, elle venait, par son avènement historique, la dernière,
et, si les intérêts dont elle avait charge n'étaient pas les moins
élevés, ils étaient les plus étrangers aux préoccupations habituelles
des hommes et au gouvernement de leur vie quotidienne. L'État, de par sa
fonction, avait le droit d'empêcher que les intérêts individuels, locaux
ou corporatifs n'oubliassent, dans l'égoïsme de leur autonomie et dans
l'ardeur de leurs rivalités, l'union nécessaire de la race. Il devait
par son arbitrage concilier ces indépendances avec l'unité. Il n'avait
pas plus mission pour se substituer aux autorités particulières de
chaque groupe humain que pour se subordonner les puissances
civilisatrices de toute société. Or, non seulement la Royauté française
avait supprimé l'autonomie des communes et des provinces, non seulement
elle avait fini par anéantir toute indépendance corporative et fixer
seule la loi et le sort de toutes les professions, mais elle avait, en
étendant ses prises sur les Universités, sur les Parlements et sur
l'Église, prétendu à la souveraineté sur le savoir, la justice et la
morale. Cet universel étouffement avait assuré à la royauté la
toute-puissance partout où il avait détruit la vie, mais toutes ces
morts n'avaient pu la défendre quand elle fut attaquée à son tour.
L'oeuvre avait été reprise par le plus prodigieux des hommes. Après
quatorze ans, il succombait écrasé sous le poids de la toute-puissance.
Preuve tragique, renouvelée, évidente, que les deux postulats de la
monarchie absolue étaient faux, et que, pour revenir à la vérité, et par
la vérité à l'ordre, il fallait briser d'abord l'universelle usurpation
contenue dans l'unité du pouvoir, délivrer de la prison centrale où
elles avaient été toutes jetées, et rendre à leurs places naturelles
dans toute la France, des autorités multiples comme les intérêts,
distinctes comme les compétences, indépendantes comme les droits.


XI

Mais un tel changement dépassait la force de pensée que les réformateurs
d'alors apportaient à leur oeuvre. Tous s'accordent à omettre
l'essentiel. Pour l'autonomie de la commune, de la province, du travail,
de la science, de la justice, de l'église, rien. Tous les intérêts
continueront à être gouvernés en bloc par un mandataire universel. Toute
la nouveauté se borne à changer ce mandataire. Ce ne sera plus le Roi ou
l'Empereur, ce sera le Parlement qui décidera tout, au nom de la nation.

Qu'appellent-ils la nation? Est-ce la totalité de ceux qui ont des
besoins, des désirs, et par suite ont à espérer ou à craindre de
l'autorité? Si les intérêts ne sont pas admis à parler chacun avec sa
voix distincte et ses représentants particuliers, du moins tous les
Français sont-ils admis à grossir de leurs voeux confondus cette clameur
commune qui donnera à la France sa représentation unique? Et y aura-t-il
quelque chance que, tous étant pour quelque chose dans l'existence du
Parlement, tous soient pour quelque chose dans sa sollicitude? Non.
Royalistes ou révolutionnaires, les réformateurs ont trop connu la
démagogie pour ne pas refuser toute part d'autorité à la multitude. Au
pouvoir de tous et au pouvoir d'un seul, ils veulent substituer le
gouvernement des meilleurs.

Qui sont les meilleurs? C'est là que diffèrent l'opinion de Boisgelin et
celle de Talleyrand.

Boisgelin, pour rétablir une aristocratie, songe naturellement à la
noblesse, dont il est. Mais il reconnaît que, pour se servir de cette
noblesse, il la faut transformer. Une aristocratie véritable est celle
qui assure une influence privilégiée dans l'État aux hommes illustrés
par des services rendus à l'État. La certitude de mieux exciter leur
zèle en les récompensant jusque dans leur descendance, la chance
incertaine, mais assez fréquente, que des vertus se transmettent avec le
sang, l'avantage de confier des intérêts durables à des familles
durables comme eux, expliquent l'hérédité des privilèges. Mais une
aristocratie digne de ce nom, aussi soucieuse de se rajeunir que de se
perpétuer, proportionne l'influence aux services, anciens ou récents. La
noblesse française, à mesure que se réduisait son rôle dans la vie
nationale et qu'elle pouvait moins s'honorer de services présents, était
devenue plus vaine des services passés. Elle avait de plus en plus
mesuré l'honneur des familles à leur antiquité, et, non contente d'être
un corps héréditaire, avait voulu devenir un corps fermé. Tout ce qui
vit sans se renouveler dégénère, et les survivants épuisés des vieilles
races s'étaient trouvés incapables de se défendre contre les usurpations
de la royauté, incapables aussi de défendre la royauté contre la
populace. Comment subordonner une royauté qui avait fini par être tout à
une noblesse qui avait fini par n'être rien?

Le plus simple semblait de rajeunir l'élite par les mêmes moyens qui
l'avaient d'abord formée, d'attribuer un privilège politique à
l'exercice de certaines fonctions, aux premières dignités dans les
services publics. Mais, sous la Révolution, les plus hautes charges,
remises aux flatteurs par l'aveuglement du peuple ou usurpées par
l'audace des violents, ne prouvaient plus le mérite; et sous l'Empire,
les plus glorieuses aptitudes aux armes, à l'administration et la
science s'unissaient à la servilité. Une présomption moins incertaine
d'indépendance ne serait-elle pas la fortune? Dans celui qui l'a fondée,
elle prouve une valeur personnelle, car la source des gains durables est
la continuité de l'effort judicieux; aux héritiers cette fortune assure
une éducation qui donne à leurs facultés tout leur développement. Elle
prépare ainsi des collaborateurs aptes aux affaires publiques, et qui
n'ont pas besoin d'elles pour vivre. Soit, si ces enrichis, mêlés à la
noblesse de race et fortifiant par la puissance de leurs activités les
traditions du corps où ils entraient, y eussent pris seulement la place
faite à leur mérite par la confiance de leurs pairs. Mais borner la
réforme de l'État à l'avènement d'une aristocratie parlementaire était
rendre impossible l'organisation de cette aristocratie. Dans une France
où n'a été restaurée l'autonomie d'aucun corps, comment rétablir un
corps de la noblesse et lui donner une voix collective? Il n'y a que des
individus, donc des volontés individuelles. L'aristocratie de race et de
fortune ne saurait gouverner que par le droit politique réservé à tout
noble riche. Comment imposer à la France nouvelle un monopole politique
au profit de la naissance? M. de Boisgelin, n'osant revendiquer le droit
du noble, ne stipulait que le privilège du riche. L'argent ferait
électeur; plus d'argent, éligible à la députation; plus d'argent
élèverait à la pairie. M. de Boisgelin se flattait que, grâce à la
restitution de leurs biens, les nobles seraient les premiers de ces
riches. Mais, d'après ses combinaisons, ce n'était pas de nobles, riches
ou pauvres, c'était de riches, nobles ou roturiers, que serait composé
le Parlement. Aussi exclusive qu'avait été la race, la richesse, même
sans la naissance, devenait tout; la naissance sans la richesse, rien.
Et le pouvoir qu'un aristocrate eût voulu préparer à l'aristocratie
n'était donné qu'à l'argent.

Remettre le gouvernement à la richesse, et par le motif qu'elle donne
l'indépendance, est d'une pauvre philosophie. La fortune rassasie-t-elle
les avides d'honneurs, de pouvoir et même d'argent? elle leur fait des
loisirs pour désirer davantage ce qui leur manque, des chances pour
atteindre plus facilement ce qu'ils désirent, et l'ambition plie
l'échine des opulents aussi bas que celle des faméliques. Une
aristocratie d'argent ne valait pas même l'ancienne noblesse où, du
moins, la fierté des services rendus par les ancêtres à la grandeur
nationale perpétuait une éducation de générosité, une intelligence du
dévouement, un culte de l'honneur. Et si, malgré ces sauvegardes, cette
noblesse avait si souvent oublié, exploité, opprimé la nation qu'elle
devait servir et avait si mal contenu l'usurpation royale, combien
l'égoïsme était-il plus à craindre d'une oligarchie censitaire! La
richesse, obtenue presque toujours grâce à l'application de toutes les
facultés à l'intérêt personnel, et dans une lutte où chacun combat pour
soi contre tous, ne prépare ni celui qui l'acquiert, ni ses descendants
à oublier leur propre avantage, à préférer quelque chose à eux-mêmes,
et, par suite, le bien public aux faveurs dont la royauté dispose. Dans
une aristocratie, l'or n'est que l'alliage: il n'en faut pas trop, sinon
elle devient une fausse monnaie.

La foi dans les vertus universelles de l'argent n'est pas française et
c'est de l'étranger quelle venait. Rien, depuis la Révolution,
n'étonnait nos royalistes à l'égal de cette aristocratie anglaise qui,
suppléant à la médiocrité ou la folie de ses princes, avait soutenu sans
désavantage la lutte contre le génie de Napoléon. Éblouis par cette
splendeur de ténacité, ils ne discernaient pas que, si l'argent donnait
à cette aristocratie des forces, il la liait, elle et ses forces, à des
intérêts tout matériels; qu'elle gouvernait au dedans pour exploiter à
son profit le travail de la population et les ressources du sol; qu'elle
luttait uniquement au dehors pour assurer la prépondérance du commerce
britannique dans l'univers; que cette avidité eût traité l'univers en
pays conquis si elle n'avait trouvé pour rivale une ambition grande
aussi comme le monde; qu'enfin, si l'oppression était limitée au dedans,
c'était par les antiques remparts de la liberté individuelle, des
franchises locales, des associations volontaires, par le respect de la
loi pour la coutume, c'est-à-dire par la solidité d'une structure
féodale sous la nouveauté mercantile. Ils ne réfléchissaient pas que
transplanter ce régime parlementaire en France où toute cette vie locale
et corporative, qui est la part légitime des plus humbles à la vie
collective et au gouvernement d'intérêts généraux, avait disparu, où
toutes les garanties instituées par le moyen âge pour la protection des
faibles avaient été détruites, où la loi avait autorité sur tout, où le
gouvernement traitait en maître la loi elle-même, c'était livrer sans
réserve l'avenir de la nation et le sort de chacun à une oligarchie
censitaire, la plus égoïste des oligarchies. Ainsi l'Angleterre nous
était également dangereuse par ses rivalités et par ses exemples.

Talleyrand poursuivait un autre dessein: rendre le pouvoir à une
aristocratie d'intelligence. C'est par cette aristocratie et pour elle
qu'avait commencé la Révolution française. Formés par l'enseignement
classique et par la philosophie du XVIIIe siècle, les Constituants
s'étaient faits forts de soumettre la société au droit de leur savoir
qu'ils nommaient la raison. Persuadés que le citoyen finit où l'ignorant
commence, ils s'étaient entendus pour dérober le pouvoir à l'inaptitude
des foules, donner par leur régime électif toute l'influence à la parole
qui est l'arme des intellectuels, et substituer à l'oligarchie de la
naissance l'oligarchie des capacités. Talleyrand avait été, en 1789,
l'un de ces novateurs. Il se sentait plus captif que privilégié de
l'ancien régime, et voulait que les murs de sa prison tombassent, fût-ce
par un tremblement de terre. D'ailleurs, les ambitieux jugent le
meilleur le régime où ils espèrent le plus d'importance. Entre les
simplicités brutales des multitudes et les affinements héréditaires de
ce grand seigneur, il y avait incompréhension réciproque, tandis que
tous ses dons préparaient sa puissance sur une société polie et
discoureuse où l'assemblée politique serait un salon agrandi. Le salon
fut presque aussitôt envahi par la rue, les sabots de la populace
écrasèrent toute supériorité jusqu'au jour où Bonaparte rendit la
multitude à l'inertie et l'élite intelligente à l'activité de
l'administration publique. En cela était reprise, le 18 brumaire,
l'oeuvre de 1789. Même la Constitution de l'an VIII créait une classe
gouvernementale avec une vigueur inconnue aux premiers Constituants.
Eux, satisfaits de concentrer le pouvoir électoral entre les mains de la
classe moyenne, se fiaient à elle pour choisir sa propre élite, et ne
s'étaient pas armés contre les caprices, les négligences, les
intimidations qui menaçaient de corrompre et en fait annulèrent presque
aussitôt ce suffrage. En créant un Sénat pour y réunir, par le choix des
consuls, les serviteurs les plus éminents de la société nouvelle; en
conférant à ce Sénat le droit de recruter lui-même ses futurs membres,
les futurs consuls, et les membres du Corps législatif; en bornant la
part des citoyens français à former la liste nationale des cinq mille
noms parmi lesquels le Sénat faisait librement ses choix, la
Constitution de l'an VIII avait accordé à l'aristocratie révolutionnaire
le privilège de se perpétuer par la seule volonté de ses chefs, de
gouverner le présent et de s'assurer l'avenir. Puis, de même que la
démagogie avait ruiné l'ordre voulu en 1789, l'ordre établi en l'an VIII
avait été bouleversé par la dictature. Mais lorsque la dictature s'use,
c'est vers cet ordre que retourne l'ancienne prédilection de Talleyrand.
Quatorze années ont refait au peuple une âme d'obéissance et affermi
dans une aristocratie de fonctionnaires l'habitude de manier les
affaires et les hommes. Disparu le perturbateur, elle continuera à
administrer, comme les administrés à obéir, et la France, ne cherchant
plus sa loi dans l'arbitraire d'un maître, retrouvera sa fidélité
secrètement gardée au premier amour, sa foi de 1789 à une aristocratie
de l'intelligence.

Mais qu'un Bourbon ramène avec lui le droit ancien, il anéantira par la
paix, son premier acte, l'oeuvre de la Révolution au dehors, et par
toute la suite du règne l'oeuvre de la Révolution au dedans. Royauté,
noblesse, église, à chaque prétention de reprendre l'ancien état,
troubleront les acquéreurs de biens nationaux, les roturiers usurpateurs
de charges nobles, les sceptiques émancipés du joug religieux, et des
Français le plus menacé sera Talleyrand que la royauté traiterait en
rebelle, la noblesse en transfuge et l'Église en apostat. Son péril
personnel le rend anxieux pour la conquête essentielle de la Révolution,
le droit de tout Français à obtenir, quels que soient sa naissance et
son culte, une importance mesurée à ses aptitudes. Le maintien de
l'aristocratie nouvelle est nécessaire à sauvegarder les intérêts
qu'elle représente, et l'occasion s'offre à elle de justifier son
principe oligarchique par la défense de garanties chères à tous. Plus
l'ancien régime survit dans le Roi, plus il faut maintenir au pouvoir la
classe qui a goûté au fruit défendu de la Révolution.

C'est à cela que Talleyrand travaille. Entre le droit de la force qui
appartient à l'Europe, et le droit de l'histoire représenté par Louis
XVIII, il glisse le droit de la nation, et sous le nom de nation il
accrédite le Sénat et la Chambre. Si avilis soient-ils, ils représentent
seuls la légalité, avec l'Empereur. Pourquoi pas contre l'Empereur? Le
trahir sera se justifier des complicités passées; offrir la couronne à
un autre, s'assurer l'avenir; le prince, en la prenant, reconnaîtra
comme mandataires de la France ceux qui se seront déclarés pour lui. Si
le vote de quelques cents sénateurs et députés n'abolit pas les millions
de suffrages qui ont fait de Napoléon le mandataire universel du peuple
français, un autre plébiscite effacera le droit de l'Empire au profit de
la royauté; et tout ennemi que soit Talleyrand de la multitude, il veut
bien qu'en se désavouant elle-même, elle supprime un embarras. Les
Bourbons ainsi accepteront la Révolution qui les accepte. Et comme entre
elle et eux l'accord ne supprimera pas les disputes de frontières, le
premier rôle, à défaut de la première place, appartiendra dans l'État au
négociateur de l'entente; il continuera à s'imposer à la Cour par son
autorité sur les parlementaires et aux parlementaires par son influence
sur la Cour.

Tout dans l'exécution du dessein fut suite, concordance, habileté. Mais
que valait le dessein lui-même d'assurer le gouvernement à
l'intelligence? Qu'était cette intelligence? Celle qui, après quatre
mille ans de civilisation humaine et onze siècles de gloire française,
se vantait d'être née seulement en 1789. La philosophie du XVIIIe
siècle, une éducation toute classique, une complète inexpérience des
affaires avaient rendu les penseurs d'alors inaptes à être persuadés par
autre chose que la beauté littéraire des idées générales et par la force
logique des théories. C'est cette compréhension restreinte qu'ils
crurent être toute l'intelligence et à laquelle ils demandèrent toute
leur sagesse. Cette sagesse avait condamné et détruit tout ce qui ne se
justifiait pas au premier appel des syllogismes, institutions, coutumes,
respect, foi, et sur les ruines, elle avait ouvert à l'humanité tout
entière un superbe asile de mots. Au nom de cette sollicitude
universelle, ne préparer en fait que les privilèges d'une oligarchie
avait été le premier sophisme de cette intelligence. Elle s'était
aussitôt sentie gênée par le régime qu'elle avait inventé pour se rendre
souveraine: où toutes les affaires d'un peuple se trouvent soumises à un
seul tribunal, le Parlement, chacune d'elles ne saurait être familière
qu'à un petit nombre de ceux qui la jugent, donc toutes sont décidées
par une majorité qui ne les connaît pas. Le gouvernement des capacités
était le gouvernement des incompétences. Cette intelligence trouvait son
infériorité dans son idéal même: aveugle au passé, mutilée du respect,
ignorante que le temps est le grand arbitre des tentatives humaines,
elle rêvait de découvrir d'un coup et pour toujours la vérité sociale.
Or la raison est impropre à ces conquêtes soudaines, précisément parce
qu'à chacun elle montre d'abord, comme l'essentiel ou le tout des
choses, les apparences diverses, accessoires, fugitives, contradictoires
de ces choses, qu'à personne elle ne révèle du premier regard l'ensemble
permanent, les conséquences lointaines, la vérité plénière de quoi que
ce soit. C'est seulement la durée de l'attention et le contrôle de
l'expérience qui usent les divergences des esprits et amènent à un même
jugement sur les affaires importantes l'anarchie première. C'est
seulement après être devenue du sens commun que la raison devient une
force sûre et le témoin décisif de l'intérêt public. Et parce que
l'intellect formé par la Révolution ne consentait pas cette épreuve de
la pensée par le temps, il avait perdu, avec le respect du passé,
l'intelligence des forces faites pour subordonner les hommes à des
intérêts collectifs et durables. Devenu au contraire une puissance
d'isolement, il autorisait chaque homme à assigner à son tribunal
solitaire et hâtif toutes les institutions, par suite élevait l'homme
au-dessus de la société devenue sa justiciable, par suite ouvrant accès
de l'orgueil à l'égoïsme, excusait chacun non seulement de préférer sa
caste à la nation, mais de se préférer à sa caste et d'employer sa
raison individuelle à ses intérêts particuliers. Et si c'était
sauvegarder l'influence de «la bourgeoisie libérale», ce libéralisme, au
lieu d'accroître dans la nation les énergies publiques et d'y servir les
intérêts communs, devait aboutir seulement à défendre les opinions, les
actes, les supériorités même iniques, les appétits même désordonnés de
chaque homme, contre les gênes de toute discipline sociale. Voilà ce que
ne prévit pas le grand habile.

Lui-même, l'arbitre le plus préparé par la leçon de ses épreuves, par
l'intérêt de sa fonction, par les conseils d'une intelligence réfléchie,
à vouloir un ordre durable, Louis XVIII comprend-il que, si la liberté
est nécessaire et manque, ce n'est pas seulement aux deux Chambres
assemblées dans la capitale pour représenter et servir les intérêts
unitaires de l'État, mais aussi aux forces naturellement disséminées
comme les intérêts de la société, et partout conservatrices de la vie
locale, professionnelle, intellectuelle, morale? Au lieu de renouveler
ces puissances pour être porté par des forces, il ne s'occupe que
d'accroître aux dépens d'elles son propre pouvoir, et, où il fallait
rétablir l'équilibre de la monarchie, ne cherche qu'à accroître la
prépondérance de la royauté. Il écarte par orgueil de principe les
habiletés de Talleyrand: il refuse la consécration d'un plébiscite qui
semblerait reconnaître une souveraineté au peuple; il tient à faire de
la charte un don au lieu d'un traité. De peur d'amoindrir son droit
historique, il omet de cacher sous la ratification nationale la part de
l'étranger au relèvement du trône; il crée, dès 1814, sur l'étendue de
la prérogative royale une incertitude qui deviendra un conflit en 1830.
De l'Empire il garde comme légitimes les nouveautés que le génie de
«l'usurpateur» a ajoutées à l'ancien despotisme. Dès lors, pour
redevenir absolu, il suffit que le souverain domine l'unique puissance
opposée à la sienne, la puissance parlementaire. Par le droit de nommer
les pairs, il s'assure la Chambre haute; par les candidatures de
fonctionnaires, il acquiert influence dans la Chambre des députés. Comme
les privilégiés n'ont songé qu'aux privilégiés, le prince n'a songé
qu'au prince.

Aussi l'histoire de la monarchie restaurée va se réduire à des querelles
de prééminence entre le prince et l'oligarchie parlementaire. Celle-ci
travaille au profit d'elle-même avec le double égoïsme de la fortune et
de l'intelligence. L'organisation de l'armée, de l'enseignement, du
travail, des impôts, tout est combiné pour l'avantage d'une minorité,
tout roule sur une prodigieuse indifférence pour les besoins moraux et
matériels de la multitude. Et comme aucune autonomie locale, aucune
organisation corporative, aucune forme de groupement ne mêlent cette
multitude à ces privilégiés, ne maintiennent quelque solidarité
d'intérêts dans la différence des conditions, n'adoucissent
l'antagonisme des classes par la familiarité entre les personnes,
parlementaires et nation s'ignorent, et, pas plus qu'elle n'a
d'influence sur leurs actes, ils n'ont d'influence sur ses pensées.
Étrangers à elle, flottant sur elle, et rassurés, ils ont à leur service
les mêmes chaînes dont le politique Xerxès chargeait la mer pour
emprisonner les tempêtes. Or les tempêtes étaient certaines qui
soulèveraient la force instable, aveugle et vaste. Les naufrages du
régime ont prouvé quelle faute avait été d'oublier le nombre quand on
déterminait si minutieusement la part de la tradition, de l'intelligence
et de l'argent. Mais, en 1814, personne, même parmi les génies
précurseurs, ne prévoyait le péril, ne dénonçait l'instabilité de la
base trop étroite, ne réclamait la part du peuple. Et tandis que notre
sagesse contemporaine prend en pitié cet aveuglement, elle n'a plus
d'yeux que pour le nombre. Adoratrice de la multitude, elle livre tout
l'avenir à cette force élémentaire qui ne se dirige ni ne se connaît
elle-même; elle se prépare les sévères étonnements de cet avenir pour
n'avoir, en déchaînant les foules, rien réservé en faveur des élites qui
représentent les intérêts permanents de la société et l'intelligence
nécessaire pour la conduire. Durant tout le XIXe siècle, les
révolutions, plagiaires les unes des autres, se sont restreintes aux
vains changements. 1814 a cherché dans le gouvernement d'une assemblée
protection contre le génie d'un seul; en 1851, la crainte de l'anarchie
ramène un Bonaparte; en 1871, une guerre malheureuse rétablit la
souveraineté d'une assemblée. Aujourd'hui la corruption morale et
l'anarchie intellectuelle du régime parlementaire ramènent les désirs
vers l'accroissement du pouvoir présidentiel, un nouveau consulat, et,
peu importe le nom, la prépotence d'un homme. Et, ainsi, au profit de
bénéficiaires passagers, s'augmente toujours la puissance centrale qui
étouffe la nation. La France se contente de changer de mal: contre celui
dont elle souffre aujourd'hui, celui dont elle souffrait hier devient
son remède. Personne n'ose penser aux moyens de guérir. Tant il est
certain que notre esprit est trop court pour contenir toute la vérité
sur rien! tant il y a plus de fumée que de lumière dans les plus
étincelants foyers de la pauvre raison humaine!


XII

La collaboratrice de Boisgelin et de Talleyrand juge mieux qu'eux leur
oeuvre. Elle aide, mais elle doute. A qui penserait-elle sinon à eux
quand elle dit: «Les plans entiers de bons gouvernements peuvent partir
de têtes saines et de coeurs droits; mais leur application est toujours
funeste, parce qu'elle ne peut avoir lieu que sur des terrains nus,
c'est-à-dire après des renversements.» Le plus grand mal des révolutions
lui semble précisément qu'elles imposent à l'intelligence la tâche
d'improviser sur la ruine du passé un ordre nouveau: elle a peur de
cette faiblesse orgueilleuse où «chaque homme compte pour rien le lien
social», et au nom de sa pensée solitaire, prépare «l'ordre quelconque
d'un changement total». Avec une pénétration rare elle reconnaît
qu'alors «les hommes cessent d'être favorables à la société, et font
servir leurs qualités personnelles à des règles isolées qui tendraient à
la dissoudre». Elle comprend que l'essence de la monarchie n'est pas une
hérédité de couronne dans une famille, mais une hérédité de respects
dans la conscience nationale, une religion de la stabilité en toutes
choses, l'intelligence contraire à l'intelligence novatrice, la défiance
des réformes logiques, oeuvres d'une seule pensée et d'un seul instant,
et la foi dans les institutions anciennes, bonnes par le témoignage
collectif et perpétué des générations qui les ont maintenues. Son regret
du «temps où il y a des moeurs, c'est-à-dire des habitudes», va jusqu'à
dire que «sans elles il n'y a pas d'avenir». Et sa certitude qu'à
remplacer l'omnipotence d'un homme par l'omnipotence d'un parlement on
change seulement de mal apparaît en ces fortes paroles: «La tyrannie
n'est pas seulement l'abus de la puissance royale, mais de toute espèce
de puissance.»

Pourquoi une femme, et une femme accoutumée à aimer ses amis jusqu'à
aimer leurs idées, a-t-elle, sur des questions réservées d'ordinaire aux
hommes, un avis personnel et une clairvoyance supérieure à celle des
hommes? Parce qu'eux travaillent, non seulement pour leurs convictions,
mais pour leur parti, pour eux-mêmes, pour la richesse, pour le rang,
pour la faveur. Toutes leurs passions se précipitent vers un seul moment
de la monarchie; il faut qu'elle commence. Leur bélier ne bat que la
porte à ouvrir; l'essentiel pour eux est de hâter l'occasion, et la
hâter, c'est rendre le passage facile de ce qu'on veut détruire à ce
qu'on veut inaugurer. Elle est détachée de tout parti, de toute caste,
de tout intérêt personnel. Sa pensée n'est donc pas concentrée sur une
seule portion de l'entreprise, mais s'étend sur l'ensemble; elle ne
tient pas pour essentiel que la monarchie commence, mais dure. Or le
désintéressement est lumière.

La clairvoyance amoindrit d'ordinaire la docilité. L'une et l'autre se
complètent en cette femme. Elle reçoit d'abord de ceux qu'elle aime, et
par une partialité de coeur plus prompte que l'examen, des opinions de
complaisance. Mais sa complaisance dès lors finie, elle applique tout
l'effort de sa propre pensée à mesurer seule la portée et à prévoir
l'avenir des doctrines qu'elle a acceptées. Et le même dévouement lui
inspire cette contradiction. Elle croit devoir toute sa raison aux
entreprises qu'elle a accueillies par tendresse, et sert deux fois leur
succès, d'abord par sa soumission, puis par son indépendance.
D'ordinaire, les hommes se réservent la politique comme importante, et
les femmes la fuient comme ennuyeuse. La politique d'Aimée est
réfléchie, prévoyante autant qu'une oeuvre d'homme, mais élégante et
nuancée comme une broderie de femme. Presque tout appartient à Aimée
dans ses idées d'emprunt. Ses collaborateurs lui ont moins donné qu'ils
n'ont reçu d'elle, ils ne voient pas si loin qu'elle ne devine, elle dit
mieux qu'eux ce qu'ils pensent, et jamais M. de Boisgelin n'eut tant
d'esprit que quand elle l'a fait parler.

S'il fallait à toute force dans ces pages politiques reconnaître une
influence étrangère, ce serait celle d'une autre femme. Entre mesdames
de Staël et de Coigny, Lemercier avait signalé des ressemblances. En
effet, il arrive que les pensées de l'une se vêtent à la mode de
l'autre, et la phrase d'Aimée porte parfois le turban de Corinne. Encore
est-il moins régulièrement drapé, moins solennel; il se noue par un art
sans recherches; il se pose même en turban à jeter par-dessus les
moulins; et cet imprévu et cette négligence ont une vérité, une grâce et
une intimité de pensée auxquelles la noblesse plus tendue et la toilette
plus apprêtée du style n'atteignent pas.

Nos aptitudes font nos oeuvres. Si Aimée possède le don de s'élever aux
altitudes intellectuelles, de découvrir dans la politique les lois
générales et permanentes, ces facultés laissent inactives en cette femme
d'autres forces. De la vie elle a toujours cherché, plus que les leçons,
le spectacle; rien ne l'intéresse comme ce qui ne dure pas, le décor
mobile de la société et les personnages qui traversent la scène. Elle
aime, dans la ressemblance des temps, le son divers de chaque heure, et,
dans le visage commun de l'humanité, l'exception qu'est chaque homme. Et
ces goûts sont sollicités et servis par ses autres aptitudes: l'acuité
d'une observation toute proche et faite pour discerner les infiniment
petits, la promptitude à atteindre la fuite universelle des choses par
un regard plus rapide encore, l'instinct des métamorphoses en lesquelles
doit se changer et se multiplier le talent pour se rendre égal à toutes
ses curiosités est naturel en chacune d'elles. Ainsi, semblable aux
écoliers qui, sur les marges de leurs devoirs se délassent à improviser
des paysages et des figures, Aimée, dans ses _Mémoires_, mêle aux
pensées les portraits.

Celui de Talleyrand s'offrait trop de fois à elle pour qu'elle se
refusât à l'occasion. Non qu'une étude d'ensemble, aux vastes
proportions et poussée à l'extrême de l'ordonnance et du soin, atteste
le désir de rassembler en un tableau toute la physionomie du modèle.
Cette physionomie était trop multiple et contradictoire pour être
exprimée par une seule peinture. Mais toutes les fois qu'Aimée s'occupe
de lui, elle ajoute quelque détail de caractère révélé par les
circonstances. Et peut-être, parce qu'il y a plus de vérité, y a-t-il
plus d'art dans ces touches simples qui donnent en croquis détachés les
traits changeants du modèle. Le premier de ces croquis montre M. de
Talleyrand chez lui, entouré de quelques visiteurs et de ses livres, et
faisant intervenir à propos ses auteurs favoris dans ses entretiens.
«Personne ne sait causer dans une bibliothèque comme M. de Talleyrand.
Il prend les livres, les quitte, les contrarie, les lâche pour les
reprendre, les interroge comme s'ils étaient vivants, et cet exercice,
en donnant à son esprit la profondeur de l'expérience des siècles,
communique aux écrits une grâce dont leurs auteurs étaient peut-être
privés.» Aimée de Coigny en use avec Talleyrand comme Talleyrand avec
ses livres. Elle aussi le quitte pour le reprendre, et, de rencontre en
rencontre, le feuillette comme de page en page.

Et c'est bien lui qui parle quand elle le juge. On croirait entendre ce
que, dans sa bibliothèque, ce maître habile devait dire de lui à ses
visiteurs, et, dans les _Mémoires_, il ressemble sinon à ce qu'il fut,
du moins à ce qu'il voulait paraître. Elle a la coquetterie de le
montrer beau: leurs délicatesses de races s'attirent, surtout leurs
faiblesses morales sont complices. Tous deux, attachés â des devoirs
perpétuels, lui de prêtre, elle d'épouse, ont rompu leur ban. Elle lui
sait gré de cette ressemblance, et par un zèle de réhabilitation où elle
semble ne pas songer à lui seul, elle l'honore surtout d'avoir brisé le
lien inviolable, et soutient que l'abjuration est le centre,
l'essentiel, la fécondité de cette carrière. «Son talent, son esprit le
poussaient aux premiers emplois.» Or, pour se faire accepter de la
Révolution, il fallait d'abord se donner à elle et par une participation
aux pires excès. Lui, sans payer le terrible gage et par une
satisfaction que son scepticisme avait droit de donner sans honte à
l'impiété, acquit «le droit de dire _nous_ aux faiseurs de révolutions».
Qu'a-t-il fait? «Uniquement occupé d'apaiser les violences, il tâchait
de faire verser le plus doucement possible à chaque chute.» S'il adhéra
à Bonaparte, c'est dans l'espoir «qu'un pouvoir militaire ferait sortir
le peuple des habitudes d'insubordination et l'accoutumerait à
l'obéissance aux lois par le respect pour la discipline». S'il se
détacha de l'Empereur, «c'est quand les leçons d'obéissance profitèrent
plus qu'il ne voulait» et quand l'Empire «engloutissant le monde»
prépara sa propre fin; c'est «pour sa résistance à l'invasion de
l'Espagne» qu'il perdit la faveur de l'Empereur; c'est pour avoir
préféré la France à un homme qu'il a été «en butte à la malveillance,
épié jusque dans la chambre la plus intime de sa maison». Le maître
aurait hésité «entre le désir de le perdre et la crainte d'avoir l'air
de le croire trop considérable en s'en défaisant. C'est à cette
hésitation que M. de Talleyrand doit la vie.» Il a donc pu sans
ingratitude travailler par la ruine de l'Empire au triomphe de la paix
et des lois. Ainsi les souples contradictions de la conduite ne prouvent
que la constance de la volonté. Talleyrand n'avait que le choix
d'accepter certaines complicités avec le mal pour limiter le mal, ou,
pour fuir tout contact avec le mal, de laisser comme les émigrés, «les
fainéants du siècle», toute la place au mal. Et, dans ses actes, le bien
seul est à lui, le mal est la faute du temps.

Mais l'admiration est en Aimée une victoire de l'amitié sur la nature,
et cette nature observatrice et irrespectueuse reprend ses droits quand
Aimée note ce qu'elle-même a vu et entendu. Ses récits commentent et
diminuent ses louanges. Si puissant qu'elle proclame cet esprit, elle a
surpris la pensée du grand politique, dans l'urgence et la gravité
tragiques de l'heure, au moment où l'Empire, prison de la liberté, mais
forteresse de la puissance française, menace ruine, et où il faut bâtir
sur d'autres fondements. Or, l'oracle n'a trouvé qu'une inspiration, la
Régence, l'Empire sans l'Empereur, la voûte sans sa clef. La Régence
était le moindre changement, celui qui dans la déchéance du monarque
laissait au père la consolation de transmettre le pouvoir à son fils. La
préférence de Talleyrand a été droit au régime le plus facile à obtenir.
Voilà qui définit l'habileté de l'homme et la nature de ses ressources.
La supériorité de cette intelligence n'était pas dans la portée
lointaine des divinations, ni dans la puissance logique des jugements,
ni dans la solide architecture des projets, mais dans une opportunité
qui, sans prétendre à fixer l'avenir, bornait son adresse à sortir des
difficultés par l'issue la plus proche, fût-elle une impasse, comptait
sur cette continuité de ressources pour résoudre au fur et à mesure les
embarras nés à leur tour des habiletés, et tenait la vie pour une
succession de hasards où il était toujours nécessaire d'improviser et
toujours vain de prévoir.

Que même ce contempteur des principes, fertile en expédients, et
incomparable dans l'art d'accommoder les restes, ait laissé le hasard
conduire tout, Aimée de Coigny le constate. Elle démêle dans cette
réputation l'artifice: elle ose reprocher au prophète une «muserie qui
est dans son caractère, qui lui fait profiter de l'événement n'importe
lequel et se donner le mérite de l'avoir prévu et arrangé secrètement,
quand il n'a fait que l'attendre dans le silence».

De même elle a beau dire que l'amour du bien général fait l'unité des
combinaisons où il se mêla. Le jour où madame de Coigny se jetait d'un
si bel élan au cou du vieil enfant prodigue, en récompense de son retour
au foyer monarchique, elle voulait étouffer dans un baiser le «mais» qui
déjà gâtait la conversion. Par ce «mais» Talleyrand subordonnait sans
embarras sa paix avec les Bourbons à la faveur qu'ils lui garantiraient.
On compte sur sa main pour commencer le mouvement qu'il déclare le salut
de son pays; il la tend pour recevoir. Même rassuré sur le salaire, il
tient avant tout non à ce que son action soit efficace pour la France,
mais à ce qu'elle ne soit pas compromettante pour lui. Le premier geste
de son alliance avec les monarchistes est pour anéantir l'écrit qui la
propose. Sa promptitude à admettre, au premier mot de madame de Coigny,
qu'il y aurait témérité à ne pas détruire cet indice; sur le papier qui
se consume, cette pelle et cette pincette croisées par le prince
lui-même pour empêcher que rien du secret ne s'envole; cette
persévérance à pousser les autres sans se mouvoir; cet art de glisser à
l'oreille les mots suspects et libérateurs sans que ses lèvres semblent
s'ouvrir; tandis qu'il se garde ainsi, son insistance à répéter aux
autres, comme l'argument décisif, que leur énergie ne fera pas tort à
leur sûreté; son calme supérieur, dédaigneux et discrètement ironique
pour les idées dont il veut échauffer l'opinion pour la liberté et les
droits publics; son mot d'ordre en faveur de «ces plus belles choses du
monde qu'on peut dire sans danger»: tout est d'un homme qui se moque de
tout, sauf des risques.

Mais si madame de Coigny prête au personnage plus qu'elle ne retrouve
quand elle l'analyse, ce mécompte ne prouve pas l'inexactitude, il
atteste au contraire la fidélité de l'observatrice à reproduire les
apparences. Il est la mesure de l'illusion que Talleyrand fit toujours à
ses contemporains. De même, l'impression qu'il laisse de lui à la
postérité est supérieure à ses desseins et à ses actes, parce qu'il
impose et en impose grâce aux prestiges du passé survivant en lui. Ses
traditions de race donnent de l'aristocratie à ses moindres actes et de
la taille à ses mérites, transforment sa boiterie morale comme l'autre
en une sorte d'élégance, changent l'aspect de ce qu'il fait par la
manière dont il le fait, lui gardent, à quelques compagnies et à
quelques complicités qu'il s'abaisse, un air d'assurance, de fierté
déconcertantes, et feraient croire, tant son attitude est tranquille,
que sa conscience l'est aussi. Pourtant madame de Coigny a surpris
encore le défaut de cette apparence: «Comme les fées dont on nous a
entretenues dans notre enfance, qui pendant un certain temps étaient
obligées de perdre les formes brillantes dont elles étaient revêtues
pour en prendre de repoussantes, M. de Talleyrand est sujet à de subites
métamorphoses qui ne durent pas, mais qui sont effrayantes. Alors la vue
des honnêtes gens le gêne et ils lui deviennent odieux.» Odieux comme un
remords. En son âme partagée l'attrait de certains vices est trop
impérieux pour ne pas rester vainqueur; mais l'intelligence du bien est
trop claire pour ne pas répandre jusque sur ses plaisirs l'humiliation
de sa faiblesse morale. A certaines heures, le désintéressement, la
fidélité, le courage, chassés de sa vie, lui apparaissent dans la vie
des autres et ces spectres le troublent. Il voit la beauté de ce qu'il a
abandonné, il envie ce qu'il ne tente pas d'imiter. Et ses retours de
conscience semblent le rendre plus mauvais: il en veut aux vertus qui
l'obligent à comparer et à rougir, et sous sa belle impassibilité de
surface s'entr'ouvrent les profondeurs douloureuses de sa vie. Elle
ressemble à cette terre napolitaine où il a ses fiefs et dont il porte
le nom: là aussi l'atmosphère est douce, le climat égal, et les fleurs
sont de toutes saisons, mais de loin en loin par des fissures soudaines
s'échappe une haleine de soufre, et parfois le grand cratère, versant
sur cette paix ses laves et ses cendres, teinte le ciel entier par un
reflet infernal d'abîme.


XIII

Occupée de Talleyrand, madame de Coigny n'a garde de se taire sur le
monde où elle le rencontre. Jamais on n'a mieux exprimé le contraste
entre «la manière de vivre positive» et nouvelle «des gens occupés de
leurs affaires, les faisant bien, prenant tout au sérieux, affrontant
les dangers, mais ne sachant pas en rire, employant tous leurs moments
parce qu'ils ignoraient comment on peut les perdre» et «le
_savoir-vivre_ d'autre-fois, composé de nuances, d'à peu près, et d'un
doux laisser-aller, où la gaieté, la plaisanterie, la molle insouciance,
berçaient la moitié de la vie, où _laisser couler le temps_ était une
façon de parler habituelle et familière.» Elle fait comprendre combien
les quelques survivants de cet art tinrent à en jouir encore quand ils
se retrouvèrent, combien ces asiles du passé furent précieux à M. de
Talleyrand, combien il «avait besoin de dire et d'écouter quelques
paroles sans suite et sans conséquence, pour se reposer de celles
toujours écoutées et comptées qu'il prononçait à la Cour». Elle raconte
les dîners où mesdames de Bellegarde priaient chaque semaine des
écrivains et des artistes pour distraire le grand diplomate qui ne
savait pas s'ennuyer. Elle énumère les familiers qui chaque soir se
retrouvaient chez la princesse de Vaudemont, «fort bien partagés entre
la grâce piquante de madame de Laval, le doux murmure de conversation de
mesdames de Bellegarde, ma bonne volonté de plaire et de m'amuser et le
charme inexprimable que M. de Talleyrand sait répandre quand il
n'enveloppe point cette qualité dans un dédaigneux silence». Mais ne
croyez pas que là même son plaisir fasse oublier à Aimée sa
conspiration: c'est sa conspiration qui est son plaisir. Dans ce salon
où «vivaient dans l'intimité» MM. de Saint-Aignan, beau-frère de M. de
Caulaincourt, Pasquier, Molé, Lavalette, le duc d'Alberg, Vitrolles,
elle voit «le corps d'armée napoléonienne» dont elle épie «les
espérances et les inquiétudes». Les principaux n'étaient pas gens à dire
plus qu'ils ne voulaient, ni à laisser deviner ce qu'ils ne disaient
pas: est-ce pour se venger de leur silence qu'elle ne parle pas d'eux?
Molé seul obtient cette mention d'une aigreur bien sommaire: «ses yeux
sont chargés de donner seuls du mouvement et de l'esprit à sa
physionomie, car il a les dents gâtées.» Les eût-elles vues si laides
s'il les avait desserrées pour la renseigner sur ce qu'elle voulait
savoir? «De tous ces messieurs-là, continue-t-elle, je n'estimais que le
comte de Lavalette.» Mais Lavalette eût-il été fier de la préférence
s'il en eût su le pourquoi? «Je m'amusais à disputer contre lui; resté
seul après les autres, il perdait toute réserve, excité par la
contradiction de mon discours et par le petit morceau de sucre,
continuellement arrosé de rhum, qu'il faisait entrer dans sa bouche à
chaque parole qui sortait de la mienne. Cet exercice prolongé
quelquefois bien avant dans la nuit nous a révélé plus de choses, fait
pressentir plus d'événements qu'il n'en savait peut-être lui-même et
jamais ne nous a trompés.» Ceux-là seuls qui la renseignaient ont droit
à son souvenir, fussent-ils les derniers des comparses. Elle tient pour
tel «un comte de S..., ancien envoyé de Perse à la Cour de France,
Piémontais par son père, Polonais par sa mère, cocu Allemand par sa
femme, Anglais par ses alliances, Russe par une cousine, Français par
conquête et espion par goût, état et habitude.» Ses titres occupent plus
de place dans les _Mémoires_ que les mérites de Pasquier, Molé, d'Alberg
et Saint-Aignan. Voulez-vous le secret? C'est qu'il livrait les secrets.
«Ce vieux espion de Maret, accoutumé à passer la fin de ses soirées avec
nous et ne pouvant en tirer parti pour son métier, semblait le mettre de
côté passé minuit et, resté dans le petit cercle de trois ou quatre
personnes dont nous faisions nombre jusqu'à une ou deux heures du matin,
il nous racontait des anecdotes curieuses de tous les temps, et, par
entraînement de causerie, il finissait par nous dire ce qu'il savait de
la veille ou du jour et nous mettait ainsi au fait de ce que nous
voulions savoir.»

Cette place accordée aux personnages même secondaires de ce petit monde,
comment omettre les femmes autour desquelles il se mouvait? Mesdames de
Bellegarde ne sont pour Aimée qu'«un doux murmure de conversation»,
comme si, sur leur insignifiance sans défauts le souvenir glissait sans
prises. Elles reçoivent, mais ce sont les autres qu'on va trouver chez
elles; elles sont dans la société comme les traits d'union dans la
grammaire, et n'ont pas de valeur isolée. Autres sont madame de
Vaudemont et madame de Laval: l'étude qu'Aimée fait d'elles donne à son
talent une nouvelle manière. Pour saisir les fugitives apparences de
Talleyrand, elle a multiplié et dispersé les croquis. Pour les autres
figures d'hommes, au contraire, elle a d'un seul coup, sans retouche,
sans lever la main, achevé l'oeuvre. Comme elle cherchait de leur
physionomie l'essentiel, et se bornait à la mettre en bon jour, son art
lui a révélé que la physionomie de l'homme, faite surtout par la netteté
et la vigueur des traits, peut, grâce à l'insistance sur le trait
principal et à l'élimination des autres, se réduire, en quatre coups de
pinceau, à la simplicité d'une caricature ressemblante. Mais, quand
Aimée voit les deux femmes qu'elle connaît le mieux, qu'elle rencontre
chaque jour, qu'elle a tout le loisir de bien étudier sans cesse et
qu'elle peut pénétrer à fond, sa nature de femme regardant en elle-même
son sexe, l'oeuvre se révèle toute différente à son instinct d'artiste.
La figure de la femme, faite de nuances autant que de lignes, de
mélanges plus que de heurts, et moins caractérisée par l'énergie du
relief que par la fusion des contours, exige une autre conscience de
dessin, une autre délicatesse de touche. Voilà comment le peintre s'est
mis cette fois à son chevalet et a laissé sur deux toiles égales et qui
se font pendant, deux portraits achevés.

  «La princesse de Vaudemont est née Montmorency, de la branche
  véritable, à ce qu'elle dit. Elle a épousé un prince de la maison de
  Lorraine, dont elle est veuve. Sa figure était agréable dans sa
  jeunesse, elle avait l'air noble et une belle taille. Sans être
  romanesque ni galante, elle a eu des amants, et, sans chercher dans la
  musique les tendres et profondes émotions qui jettent dans une douce
  rêverie, elle l'aime avec passion. Madame de Vaudemont a la hauteur
  qui fait qu'on s'entoure de subalternes au milieu desquels elle se
  montre à la bonne compagnie, qu'elle ne perd point de vue. Elle a le
  goût le plus décidé pour la puissance sans songer à y participer;
  l'intimité des gens en place lui plaît, n'importe le gouvernement, et
  les changements lui sont indifférents. Elle ne demande aux révolutions
  que de passer par sa chambre, sans s'informer où elles vont ensuite.
  L'égalité ne la choquait pas et le ton semi-théâtral, semi-camarade,
  de la cour de Bonaparte ne lui était point désagréable. Quoique son
  salon ait servi aux rendez-vous les plus importants et qu'elle en ait
  été témoin, elle n'en a jamais prévu les conséquences; la preuve en
  est dans sa surprise lors de l'arrivée du Roi et du retour de
  Napoléon. Pourvu que ses petits chiens aient le droit de mordre
  familièrement (les ministres et les ambassadeurs, et que son thé soit
  pris dans l'intimité par les hommes puissants, le reste l'occupe peu.
  Amie zélée et courageuse, ses qualités se développent quand il s'agit
  d'être utile à ceux qu'elle aime, et elle ne manque pas alors de
  justesse et de prévoyance dans l'esprit; mais, dans la vie ordinaire,
  c'est une fatigue qu'elle ne prend jamais.»

Voici madame de Laval:

  «La vicomtesse de Laval, je ne sais pourquoi ni comment, vint à
  connaître mesdames de Bellegarde, et elle en fit aussitôt ses
  esclaves, ce qui n'étonnera personne de ceux qui connaissent la
  vicomtesse. Elle est vieille maintenant, mais son esprit et ses yeux
  conservent un charme plein de jeunesse. Elle a tourné quelques têtes,
  ne s'est pas refusé une fantaisie, s'est perdue dans un temps où il y
  avait des couvents pour donner un éclat convenu à la honte des maris,
  et n'a évité cette retraite que parce que son beau-frère, le duc de
  Laval, a substitué le plaisir de l'afficher à celui de la punir par ce
  moyen. Je ne sais qui a dit que la réputation des femmes repousse
  comme les cheveux, la sienne en est la preuve. Maltraitée par les
  femmes considérables de son temps parce qu'elle traitait trop
  favorablement leur mari ou leurs amants, le divorce, qu'elle a subi et
  non demandé, l'a réconciliée avec les plus prudes. Changeant d'amant
  presque autant que d'annéees, cette habitude s'est établie en droit et
  celui de prescription à cet égard était dans toute sa vigueur
  lorsqu'elle s'est logée dans la même maison que le comte Louis de
  Narbonne, quoiqu'il fût marié. Les femmes les plus sévères vont chez
  elle, _parce que_ le souvenir des torts de sa jeunesse est effacé;
  elle était flattée des faveurs que l'empereur Napoléon répandait sur
  M. de Narbonne, son aide de camp, _parce que_ les sourires de la
  fortune sont toujours agréables; sa chambre était remplie de la bonne
  compagnie d'autrefois, _parce qu_'elle déteste la Révolution; elle est
  difficile sur la conduite des femmes, _parce qu_'une certaine sévérité
  sied bien à son âge; et, avec ces motifs pour chacune de ses actions
  et cette inconséquence générale pour toutes, elle est la plus
  piquante, la plus gaie, la plus absolue, la plus aimable et la moins
  bonne des femmes.»

En tout bon portrait, on reconnaît deux personnes: le modèle et le
peintre, qui, par sa manière d'interpréter autrui, se montre lui-même.
Ici le peintre marque les deux oeuvres par un trait commun, l'insistance
sur l'irrégularité des moeurs. Pour madame de Vaudemont, Aimée se
contente de deux mots, mais de ceux qui par leur vague même étendent sur
toute une vie un soupçon de désordre; pour madame de Laval, le désordre
semble être toute la vie. Tant de lumière sur leurs faiblesses de coeur
jette surtout du jour sur la plaie secrète de celle qui leur ressemble.
En vain Aimée voudrait, par son silence sur sa vie intime, donner à
croire qu'elle se tait de son bonheur. Le monde, par ses jugements sans
nombre, sans bruit, et sans appel, lui a signifié qu'en abandonnant
l'existence régulière elle a perdu de son importance, de sa valeur et
même de son charme. Elle, à montrer que les femmes les plus respectées
et les plus prudes ont fait autant et pis, convainc d'hypocrisie la
morale et d'imbécillité l'estime publique, avilit les puissances dont
elle souffre et dont elle n'ose se plaindre. Pour son honneur, il lui
faut déshonorer. Et elle subit ainsi la double déchéance, qui, par nos
vices, nous rend malheureux d'abord et méchants ensuite.

Mais ces portraits sont beaux précisément parce que le peintre,
accoutumé à trouver sa perfection dans les imperfections de ses modèles,
n'a composé ici leur physionomie que de leurs laideurs. La plénitude
s'est faite du talent par la malignité. Et si, de cette malignité, une
part, l'accusation de mauvaises moeurs, est une vengeance de jalousie,
le reste, tout cruel soit-il, n'est inspiré par aucune haine. C'est
d'instinct, avant même de s'être demandé si elle ferait du mal, qu'elle
l'a déjà fait. Elle a comme les félins, les ongles rétractiles: il
suffit qu'elle détende ses nerfs et qu'elle étende ses muscles pour que
les ongles sortent d'eux-mêmes, sans colère se plantent dans toute chair
à leur portée, et, sans plus de colère, pour se dégager, emportent le
morceau. Ainsi se trouvent tracés à vif sur les victimes ses dessins à
la griffe. Cette cruauté inconsciente, cette inaptitude à la pitié,
défendaient des ménagements et de la lassitude cet esprit observateur,
toutes les spontanéités de ce verbe original et imprévu. Quel don de
frapper au plus sensible les amours-propres, quelle sûreté dans les
blessures, quelle justesse à n'enfoncer nul coup au delà de la
profondeur utile, quel entraînement à les redoubler jusqu'à la mort des
réputations, quel art d'investir toute une vie par si peu de griefs, et
dans ses analyses quelle synthèse de dénigrement! C'est du Saint-Simon,
un Saint-Simon femme, c'est-à-dire plus rapide et plus aigu dans la
méchanceté.

C'est assez pour donner une idée de ces _Mémoires_. Philosophie,
histoire, politique, littérature, jugements sur la cour nouvelle, sur
l'ancienne société, sur les particuliers se succèdent et se mêlent dans
ces pages. Le style, aussi divers que les sujets, passe de la gravité à
la malice, de l'abondance à la formule brève, de la précision rigoureuse
à la négligence abandonnée, et non moins grande que la variété est la
promptitude de ses métamorphoses. La pensée se présente duchesse; vous
admirez comme se déroule sa robe de cour, elle la relève, pour
pirouetter et rire en soubrette de comédie; tandis que vous riez
vous-même, ses cotillons courts ont disparu sous un manteau de
philosophe, et, au moment où vous devenez grave à sa leçon, elle la
termine par un geste de gamin. Si chacun de ces changements,
vagabondages d'un esprit toujours incertain, mêlait un reste de ce que
vient d'être cette humeur à un commencement de ce qu'elle va devenir,
les impressions seraient envahies, pénétrées, gâtées les unes par les
autres, et toute cette promptitude de mouvement ne créerait que la
monotonie de la légèreté. Mais, au contraire, Aimée de Coigny est toute
à ce qu'elle est; elle entre dans chacune des demeures qu'elle traverse
comme si elle les devait toujours habiter, et note, subites, vives et
profondes comme elle les éprouve, ses impressions. C'est peut-être par
leur intensité qu'elles s'épuisent vite; c'est à coup sûr leur
sincérité, leur plénitude, et le contraste de leurs différences dans la
rapidité de leur succession, qui donnent tant de mouvement à ses
_Mémoires_.

C'est assez aussi pour montrer ce qui dans la nature humaine sollicite
ce talent. Les mérites graves, les hautes vertus qu'elle sait
reconnaître ne l'inspirent pas: l'admiration, le respect ressemblent
trop au devoir lui-même et ils l'ennuient. Les grandes souffrances et
les grandes scélératesses n'obtiennent pas davantage les préférences de
cette observatrice: elle n'a pas les curiosités qui attristent. Ce qui
attire son attention, ce sont les faiblesses, les ridicules, les manies,
ces aspects de l'infirmité humaine qui servent à l'amusement des
spectateurs. Cela sans doute n'indique pas une intelligence vraie de la
vie: car il y a autrement de pensées, et autrement nobles et autrement
fécondes, dans la tristesse que dans le rire. Du moins le rire, sur les
lèvres de cette épicurienne, sonne-t-il franc, naturel, contagieux, et
toujours nouveau, à l'aspect des apparences innombrables que prend notre
petitesse.

Quelle oeuvre pouvait être accomplie par un pareil ouvrier! Dès le début
de son travail, Aimée de Coigny avait étendu le sujet à la mesure de ce
qu'elle se sentait capable de faire. Au lieu de s'enfermer en cet obscur
cheminement de mine creusé par quelques travailleurs sous la masse
compacte de l'Empire, elle avait embrassé d'abord du regard tout le
régime. Et comme, dans ce régime, il n'y avait pas seulement le génie et
les erreurs d'un homme, mais aussi la puissance des choses, le terme
logique où toutes les pierres roulantes du passé et du présent avaient
terminé leur chute et repris leur stabilité, l'importance était de
montrer comment, dans la mort des institutions improvisées par les
politiques, se perpétuerait la vie de la société. Continuer les
_Mémoires_ était parvenir à leur partie la plus intéressante: aux
maladroits efforts de la première Restauration pour réconcilier les deux
Frances; aux Cent-Jours, où, tandis que Napoléon essayait de réveiller
dans la patrie la vigueur révolutionnaire, les Bourbons retrouvaient en
exil l'esprit émigré; à la furieuse vengeance qui commença la seconde
Restauration; enfin à la trêve royale, fil tendu entre les rancunes et
les espérances des deux armées désormais irréconciliables, et sur lequel
l'équilibriste impotent, Louis XVIII, se tint quelques années debout.
Peindre, à travers les divisions politiques, la reconstitution de la vie
mondaine était surtout l'oeuvre conforme aux goûts et aux talents de
cette femme. Il lui restait à compléter l'ébauche tracée par elle des
premières rencontres entre les représentants de l'ancien régime et de la
Révolution après la Terreur, à introduire dans ce monde impérial, dont
elle a si bien indiqué l'intelligence restreinte aux affaires publiques,
les plaisirs saisis en hâte, la pompe officielle et monotone; il lui
restait à décrire la vie de l'esprit et des salons au commencement de la
Restauration. Talleyrand est plus que jamais le centre de la société
française. Vivre près de lui, c'est être au croisement de toutes les
voies. Aimée est là. Tandis que les gens passent sous le feu de ses
terribles regards, il lui suffirait de peindre pour créer une galerie
d'inestimables portraits.

Et pourtant ce manuscrit commencé avec tant de joie s'arrête après la
soixantième page. Cette plume exquise et redoutable tombe des mains qui
la maniaient si bien, et le signet de soie marque la place où le goût de
poursuivre plus loin s'est épuisé. Car ce n'est pas le temps qui a fait
défaut à l'écrivain. Trois années lui restaient encore pour le travail
et la renommée; elle ne les a données qu'au silence. Cet inachèvement de
l'oeuvre complète la vérité de ce caractère et la logique de cette vie.


XIV

Le sort ne fait pas toujours justice aux vivants. Entre leurs destinées
et leurs mérites, la contradiction s'élève parfois jusqu'au scandale. Et
ce n'est pas le moins insolent triomphe de ce désordre que le bonheur de
certaines femmes. On en voit, séductrices des événements comme des
hommes, s'assurer par les caprices de leurs coeurs contre ceux de la
fortune; sur ces deux choses les plus fragiles du monde bâtir solidement
leur vie; obtenir par la galanterie l'argent, l'influence, les amitiés,
la considération; éteindre les orages de leur jeunesse dans l'apaisement
de soirs tranquilles et doux, et joindre aux joies des impures les
récompenses des sages. Ces spectacles troublent la conscience et la
tenteraient de conclure que la vertu est sans action sur les hasards de
la vie.

Il ne faut pas se fier à cette immoralité du sort. Les fautes ne
réussissent pas à tout le monde. Pour ne pas trop décourager de
l'honnêteté, la vie, comme les contes, change parfois le bien en
récompense et le mal en châtiment.

Cette loi de justice gouverne toute l'existence d'Aimée de Coigny.

Les libéralités gratuites et magnifiques de la nature avaient prodigué à
cette femme toutes les chances de bonheur. Naissance, richesse, beauté,
savoir, charme, art de se faire aimer et énergie d'aimer; intelligence
que la perfection de la tendresse est le dévouement et le sacrifice;
goût de porter cette générosité non seulement dans l'amour, mais dans la
raison; impartialité assez haute pour admettre que ses intérêts
personnels fussent contraires à l'intérêt général; détachement assez
complet pour ne pas se préférer et pour renouveler par la patience de
chaque jour les sacrifices une fois consentis; aptitude non seulement à
supporter les événements, mais à les dominer; puissance de la parole et
de la plume: tous les avantages partagés d'ordinaire entre les
privilégiées du sort se trouvaient réunis en cette accapareuse. Elle
possédait, outre les ressources utiles en tous les temps, les ressources
les plus précieuses pour le temps où elle vivait, comme des dons de
rechange qui lui assuraient de n'être jamais à court, et, ses titres
disparus même avec ses richesses, de rester au premier rang. Soit
qu'émigrée elle opposât son sens des réalités aux rêves de sa caste,
soit qu'en France, elle recommandât à l'ancienne société les réformes de
la nouvelle et à la nouvelle les traditions de l'ancienne, quelle
conseillère pour ses contemporains éperdus entre un monde détruit et un
monde destructeur! Ce qui manqua alors aux deux Frances qui avaient à se
comprendre et à se pardonner, ce furent les influences propitiatrices.
Pour être une de ces reines de paix, il suffisait que cette femme ne
repoussât pas les avances de la destinée.

Pourquoi fut-elle si peu ce qu'elle pouvait être? Quelles erreurs de
conduite lui fermèrent l'avenir? Au début, une seule. Elle ne veut pas
soumettre son coeur à d'autre loi que l'attrait. En quoi, elle ne semble
que suivre l'usage. L'indépendance du coeur était alors pour les grandes
dames comme le droit commun de la vie conjugale: habiles ordonnatrices
de leurs désordres, la plupart s'assuraient, par leurs amants, la
variété des tendresses et, par leur mari, la fixité de la fortune et du
rang. Ces femmes, à qui il fallait tant d'affections, n'aimaient en
réalité qu'elles-mêmes. C'est leur égoïsme qui, dans les aventures
défendues et dans les situations régulières, cherchait uniquement son
plaisir et sa commodité. Autrement profonde, la sensibilité d'Aimée se
lassa bientôt de trahir ainsi tout ensemble le devoir et la passion.
Elle voulut être sans discontinuité ni partage où elle aimait. En cela,
elle dérogeait aux moeurs qu'elle avait l'air de suivre, et il y avait
dans sa tendresse exclusive plus de probité que dans les froides
combinaisons des coquettes. Mais son ardeur l'entraînait plus loin hors
de l'ordre et ménageait moins les apparences qui concilient les
faiblesses avec la réputation. Comme elle consulte seulement son coeur,
et comme, ce coeur soi-disant infaillible se laisse prendre quand il
croit choisir, elle fuit chacune de ses erreurs dans une erreur plus
grande, et ses pertes de rang et de fortune ne sont pas les pires[40].

  [40] On peut voir à l'appendice comment le désordre de sa fortune et
    le désordre de ses moeurs allèrent de pair.

Dans les faiblesses d'amour on peut garder intactes les délicatesses de
son esprit, de son éducation, même de sa conscience qui les juge, et
l'espoir de goûter un bonheur qui satisfasse mieux leurs plus hautes
aspirations entraîne la plupart des femmes à leur première faute. Mais
l'habitude de la galanterie diminue ces exigences, déprave le goût,
accoutume les plus aristocrates de nature à la vulgarité progressive des
choix, et, à force d'avoir le coeur moins difficile que l'esprit, elles
semblent atteintes dans leur esprit même par la maladie de leur coeur.
Ainsi d'Aimée. Et comme enfin sa sincérité va jusqu'à l'impudeur, toutes
ses erreurs sont publiques et c'est d'elles surtout que se fait sa
réputation.

Dès lors, il était inévitable que ses actes dépréciassent ses mérites,
que la fausseté de sa situation enlevât tout crédit à la puissance de
son esprit. Par la faute d'une seule faiblesse, ses opinions sages et
fortes sur l'ancien régime et la société nouvelle, ses résignations
vaillantes aux changements légitimes, n'eurent pas autorité d'exemple.
Assez brillante pour mettre le bon sens à la mode chez les plus
mondains, assez profonde pour donner à réfléchir aux plus sérieux, égale
aux situations les plus importantes, cette femme exerça sur les affaires
de son temps, une seule fois, une influence clandestine et auprès d'un
seul homme, qui avait comme elle et plus encore oublié la décence de sa
condition première. Et, pour avoir mené publiquement les erreurs de son
existence privée, elle était obligée d'écrire comme un secret, pour un
seul ami, son intervention dans les affaires publiques et les sages
conseils que ses contemporains n'auraient pas acceptés de sa folle vie.

Elle répondait: Qu'importe? Aucun de ces avantages perdus ne lui coûtait
un regret. Elle avait pris les devants, demandé au sort, en échange de
tout ce qu'il lui offrait, l'indépendance dont elle savait un plus cher
emploi. Elle s'était mise à l'abri de ces épreuves qui sont des
justices, vulnérable seulement au coeur.

Mais à ces justices suffisait sa passion même. Tant qu'il lui resterait
l'amour, rien ne pouvait la faire souffrir: pour la rendre malheureuse,
ce sera assez de l'amour. Elle est, dans toutes ses aventures, atteinte
du coup le plus sensible, le plus humiliant, le plus invraisemblable.
Elle, triplement séductrice par le corps, l'esprit et le coeur, est
toujours abandonnée, non seulement de ses pairs, mais de ceux que son
affection avait été chercher le plus bas. Elle éprouve l'inconstance non
seulement de ceux envers qui elle a des torts, mais de ceux envers qui
elle est sans reproche, et quand ce n'est pas son infidélité qui lasse,
c'est sa tendresse. Elle n'a pas voulu être enchaînée aux affections,
elle ne sait pas les retenir. Elle n'a pas deviné que la discipline du
coeur est pour l'amour une protection autant qu'une contrainte, elle n'a
pas compris quelle noblesse, quelle profondeur, quelle sécurité trouve
l'amour à se confondre avec le devoir.

Malgré tout, elle garde sa confiance. Chassée des affections qu'elle
avait crues durables, contrainte de chercher, d'aventure en aventure, un
asile contre l'intolérable solitude du coeur, elle a comme une grâce
d'oubli qui, à chaque expérience, efface de son souvenir toutes les
leçons du passé. Elle retrouve, dès que bat son coeur, la virginité de
ses illusions. Et chaque nouvel effort pour atteindre enfin à la
tendresse ardente et durable ramène de nouvelles douleurs. Quelques
jours d'ivresse et des années de désenchantement, telle avait été
l'histoire de toutes ses passions jusqu'à sa rencontre avec M. de
Boisgelin.

Là, elle avait enfin trouvé ce qu'elle cherchait, dans l'homme galant un
galant homme, toutes les grâces de l'éducation, les délicatesses qui ne
s'apprennent pas et sont les plus exquises, et la joie de satisfaire sa
propre intelligence par une collaboration à une oeuvre d'intérêt
général. La morale, cette fois, semblait vaincue par le bonheur. Et
c'est alors qu'elle prend sa revanche la plus cruelle et définitive.

Attendre, comme faisait Aimée, de l'attrait seul la durée des
tendresses, c'était se promettre la durée de la grâce séductrice qui les
avait formées, c'était compter sur la permanence de la beauté et de la
jeunesse. Or, tandis qu'elle écrivait pour son ami l'histoire de leurs
efforts monarchiques, goûtait la joie d'associer leur union fragile à
une oeuvre de stabilité, et s'efforçait de retenir le passé par ses
souvenirs, il était emporté par le temps. C'est une méthode très
grossière de compter ce temps par années, tant elles sont inégalement
destructives: les unes prolongeant sans dommage ce qui est le plus
ancien, les autres rendant tout à coup lointaines les choses les plus
récentes et semblant mettre un siècle entre hier et aujourd'hui. Aimée
de Coigny, parvenue à l'arrière-saison, avait gardé, dans son regard,
son sourire, sa taille, sa démarche un printemps attardé. Mais, comme
ces villes vaillantes jusqu'au bout et dont la capitulation montre
soudain toutes les ruines jusque-là cachées, les femmes qui se sont le
plus obstinément défendues contre la vieillesse tombent tout d'un coup.
Que cette jeunesse du corps abandonnât Aimée, quand la puissance de
l'intelligence fournissait ses plus remarquables preuves et quand l'âme
se relevait, c'était peu sans doute. Mais ce peu est le sortilège, qui,
faisant les hommes captifs d'un regard et d'un sourire, fait la
puissance déraisonnable et d'autant plus forte de l'amour. Dès que
l'amour libre est réduit, pour se persuader de vivre, aux raisons
raisonnables, il meurt. En 1817, Aimée de Coigny avec ses quarante-huit
ans était devenue plus vieille que M. de Boisgelin avec ses cinquante,
eux-mêmes bien vieux pour les folies. Et, s'il n'est pas d'âge où
l'homme soit incapable de les commettre, il y a une heure où la femme
devient incapable de les inspirer.

Or, pour M. de Boisgelin rendu à la liberté de son jugement, c'était
bien une folie que la durée de cette liaison. En travaillant pour le
Roi, Aimée de Coigny avait travaillé contre elle-même. La Restauration
avait rappelé d'exil le respect. La suppression du divorce, la place
rendue à l'Église dans l'État en même temps que se relevait le trône,
attestèrent la solidarité et le rétablissement de toutes les
disciplines. Non pas que l'incroyance et l'immoralité perdissent d'un
coup leurs adeptes: mais, au lieu de demeurer les protégés des lois et
les maîtres de l'opinion, ils trouvaient contre eux le gouvernement et
le cours nouveau de l'esprit public. Bon nombre cherchèrent refuge dans
l'hypocrisie, le désordre se fit discret et prit des airs sages et
pieux. Madame de Coigny, trop sincère pour feindre, demeura ce qu'elle
était. Mais, pour n'avoir pas changé dans un monde qui changeait,
l'épicurienne jadis à la mode se trouva devenir une femme scandaleuse.
La liaison que M. de Boisgelin, particulier obscur et un peu
conspirateur, avait pu nouer avec elle dans des temps troublés,
devenait, sous le régime de toutes les légitimités, compromettante pour
le marquis de Boisgelin, pair de France et favori de la Cour. Le souci
de sa fortune nouvelle eût suffi pour le mettre en garde contre son
ancienne tendresse, et il n'est pas d'amant si dépravé qui ne lise une
leçon de morale dans les premières rides de sa maîtresse. M. de
Boisgelin n'était pas un corrompu, ses principes n'avaient pas été assez
forts pour lutter contre les ardeurs de ses passions; mais, même alors,
l'élévation naturelle de sa nature apparaissant jusque dans ses erreurs,
il avait respecté, cultivé ce qu'il y avait de généreux et de probe en
son amie. Maintenant qu'il n'était plus divisé contre lui-même, il
cédait sans lutte à cette attraction du bien. Sa conscience adhérait à
ces réformes qui étendaient en France la revanche de la loi chrétienne,
il sentait le devoir d'établir une harmonie entre cet ordre de la vie
nationale et l'ordre de sa propre vie, et les remords étaient nés dans
son coeur où mourait le désir. Entre le chrétien qu'il redevenait et la
païenne que restait sa compagne, la contradiction lui apparut
fondamentale, inconciliable. En désaccord sur le but de l'existence,
comment perpétuer la confusion de leurs existences? Qu'il regardât le
monde, elle ou lui, le devoir, l'intérêt, la satiété lui donnaient le
même conseil[41]. Sans discussions inutiles, sans querelles bruyantes,
il s'évada de l'amour dans l'amitié.

  [41] La santé même d'Aimée de Coigny s'était tout à coup affaiblie.
    Cette femme qui, jusque-là, ignorait la souffrance, fut condamnée à
    ne plus guère sortir de sa chambre. Elle écrit en 1818, le 9
    novembre, à de Jouy: «Adieu, monsieur, je suis malade, dans mon lit,
    bien languissante, de sorte que je n'ai pas l'espoir de vous
    rencontrer chez nos bons et excellents Pontécoulant chez lesquels je
    ne puis me traîner.»--_Lettres_, etc., p. 215.

En vain donc cette femme a, pour rendre ses passions plus libres,
arraché de sa vie le devoir, elle n'a pu dévaster toutes les âmes comme
la sienne, et son bonheur se brise contre cette borne du devoir demeurée
debout dans la conscience de l'être le plus cher. Et la délaissée n'a
pas même la consolation de penser que les bons propos sont fragiles,
que, s'il se croit autre, elle demeure la même, qu'elle le saura
reprendre. Elle doit reconnaître qu'en lui la vertu ne lutte pas contre
l'amour, mais lui succède; qu'il ne résiste pas au danger, mais ne le
sent plus; qu'il ne fuit pas la séduction, mais que la séduction l'a
abandonnée elle-même; que ni celui-ci ni aucun autre ne seront plus
attirés vers elle; que c'en est fait et pour jamais. Sa plus grande
souffrance n'a été jusque-là que l'inconstance des tendresses trop
fragiles: elle voit tout à coup devant elle la terrible stabilité du
vide que laisse la fin du dernier amour.

Il y a des plantes à la fois vivaces et faibles qui ne peuvent supporter
leur propre poids. Où un arbre s'élève elles s'élèvent avec lui, et le
parent de leurs fleurs; où il cesse de les porter, elles gisent à terre.
Il y a aussi de ces âmes lianes qui ne peuvent se soutenir seules. La
nature flexible et enveloppante d'Aimée de Coigny avait besoin de
s'enlacer autour d'une volonté et d'une tendresse d'homme. Elle n'avait
pas passé un jour sans vivre de cet appui ou l'espérer. Si elle avait
désiré plaire à tous, c'était pour se rendre plus précieuse à un seul,
pour lire plus de fierté dans les yeux de l'élu, pour l'attacher
davantage à un mérite reconnu par un témoignage unanime. Ses _Mémoires_
n'étaient qu'un acte d'amour, une grâce d'intimité, portes closes, pour
le maître de ses pensées. Quand il ne fut plus là, toute la terre fut
vide pour elle; quand elle ne s'adressa plus à lui, elle n'eut plus rien
à dire à personne.

Si son intelligence gardait toutes ses ressources et si son talent
d'écrire avait atteint sa plénitude, à quoi bon? Dire sa vie? C'était
rajeunir ses épreuves et souffrir deux fois de ses peines. Raconter les
événements qui avaient sous ses yeux bouleversé et changé le monde? Ce
monde était aussi pour elle aussi mort que le passé. Peindre la société?
Peindre des indifférents pour le plaisir d'indifférents. Songer à la
postérité? Aux fils de ces étrangers, plus étrangers encore que leurs
pères.

Voilà pourquoi elle ne reprit pas la plume. Ainsi l'amour n'avait pas
seulement rempli son coeur jusqu'à le briser, il finissait par rendre
stériles les dons de son intelligence.

Triste silence, plus triste que toute plainte, tandis qu'au soir de
cette vie, la morale méconnue assemblait ses revanches. Après avoir
prodigué plus de tendresses qu'il n'en aurait fallu pour s'attacher
indissolublement bien des affections légitimes, cette femme finissait
sans affections. Elle avait cru que les tendresses étaient gâtées par le
devoir, le devoir n'en retenait aucune auprès d'elle. A la servitude
conjugale elle avait préféré les unions libres: la présence d'un mari
manquait à ses journées vides, à ses soirées que la souffrance rend si
longues. Dans l'existence qu'elle avait choisie, la maternité eût été
une gêne et une honte: il lui manquait la sollicitude des fils qui donne
aux mères une fierté si douce, il lui manquait les soins caressants des
filles qui donnent aux mères tant de quiétude attendrie. Elle avait
dédaigné comme un sentiment trop tiède, et sacrifié sans scrupule à ses
passions l'amitié: l'amitié aussi était absente ou banale. Et comme le
monde n'était plus rien pour Aimée, Aimée n'était plus rien pour le
monde.

Le regard que repoussent les tristesses de la terre peut s'élever plus
haut. Ce refuge n'est pas seulement ouvert aux justes qui présentent
leurs souffrances imméritées comme des créances à la justice éternelle
et regardent leurs droits s'accroître par les délais de la providence
réparatrice. Il est ouvert aux artisans de leurs propres épreuves, quand
se révèle à eux la petitesse de ce qui leur semblait grand, la brièveté
de ce qui leur semblait durable, la vanité des riens qui leur tenaient
lieu de tout. Alors ils ne subissent pas seulement leurs maux, ils les
jugent, et le commencement de mépris qu'ils éprouvent pour eux-mêmes est
le commencement de leur sagesse. Ils ne s'étonnent plus si le bonheur,
cherché par eux où il n'est pas, leur échappe. Leur douleur s'épure de
colère; par leur résignation ils collaborent à l'ordre qu'ils n'ont pas
servi par leurs actes, et l'idée de justice, en leur apportant la
patience, les rend à l'espoir. Si l'acceptation humble du châtiment
devient un mérite, ce mérite prie pour les fautes, les compense, la
générosité du courage crée un titre au pardon et les maux eux-mêmes
préparent ainsi le bonheur dont le désir survit à tout. Alors toutes les
épreuves deviennent profitables, tous les délaissements sont bénis, et
la solitude se change en une compagnie incomparable, quand elle a mené à
Celui qui sait, lorsqu'il lui plaît, enlever aux larmes leur amertume.
Et vinssent-ils à lui quand le jour s'achève, et ne leur restât-il que
le temps de reconnaître au seuil de la mort la longue erreur de leur
vie, il a fait pour eux dans son évangile sa promesse aux ouvriers de la
dernière heure.

A Aimée de Coigny manqua cette consolation suprême. Pour trouver la
quiétude dans l'oubli des devoirs, elle avait eu besoin de croire que ce
monde est le seul, et s'était fait les sophismes qu'on juge décisifs
quand on a intérêt à les admettre. Cette corruption de son jugement par
ses passions était si profonde qu'elle était devenue sa nature. Le ciel
lui paraissait plus vide encore que la terre, et Dieu fut absent de sa
mort comme de sa vie. Elle avait été jusqu'à la fin la «jeune captive»,
la captive de l'amour qui ne sait pas vieillir.



MÉMOIRES

_Écrits en l'année 1817._

  C'est pour le coin d'une librairie et pour en amuser un voisin, un
  parent, un ami, qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en
  ceste image.

  (_Essays de Michel de Montaigne_, liv. II, chap. XVIII.)

  Nunc cum maxime Deus alia exaltat, alia submittit, nec molliter ponit,
  sed ex fastigio suo nullas habitura reliquias jactat. Magna ista, quia
  parvi sumus, credimus.

  (SÉNÈQUE, liv. III, _Questions naturelles_.)



A MONSIEUR LE MARQUIS DE BOISGELIN, PAIR DE FRANCE


_Vous avez désiré vous rappeler un temps où le projet de changer le
gouvernement nous occupait. Ce temps m'est cher, puisque je l'ai passé
près de vous dont l'amitié honore et intéresse ma vie._

_Acceptez donc les efforts de ma mémoire; s'ils manquent d'exactitude,
mes erreurs demandent de l'indulgence, car elles sont accompagnées de
bonne foi. Je suis payée de la peine que me coûte ce travail par le
plaisir que j'éprouve à retracer l'époque où nous espérions voir
s'accomplir les voeux ardents que nous formions pour le bonheur de notre
patrie._



Dans un espace de près de trente années je ne mets de prix à me rappeler
avec détail que les trois ou quatre dont les événements se sont trouvés
en accord avec les voeux que M. de Boisgelin[42] et moi formions pour
notre pays.

  [42] Bruno-Gabriel-Charles de Boisgelin était fils de Charles de
    Boisgelin, «capitaine de frégate du roy», et de Sainte de Boisgelin
    de Curé. Il naquit en Bretagne, au château de Boisgelin, paroisse de
    Pléhédel, le 26 août 1767. Un acte daté du lendemain constate que
    «Anonyme du Boisgelin» fut ondoyé «avec dispense des cérémonies
    baptismales». Elles furent accomplies le 12 octobre 1772, et l'acte
    qui les constate, en faisant connaître les prénoms du nouveau
    chrétien, complète son état civil. Dans ces deux pièces, et les
    actes de baptême et de mariage relatifs aux ascendants, le nom est
    écrit du Boisgelin par le rédacteur, bien que les témoins de la
    famille aient signé de Boisgelin. Dans les actes de l'état civil
    postérieurs, le nom écrit est de Boisgelin.

    A quinze ans, Bruno de Boisgelin commença le métier des armes. Le
    1er septembre 1782, surnuméraire aux gardes du corps, il devenait, à
    dix-huit ans, le 4 septembre 1785, capitaine au régiment de Royal
    Cavalerie. Il épousait, le 22 avril 1788,
    Cécile-Marie-Charlotte-Gabrielle d'Harcourt, fille de Anne-François,
    duc de Beuvron, et de Marie-Catherine de Rouillé. Si la fiancée
    était petite et laide, la fortune était belle et la famille
    considérable; l'oncle du fiancé était le cardinal de Boisgelin. Rien
    de plus assuré que l'avenir de l'officier et du gentilhomme; un an
    après, éclatait la Révolution. Boisgelin se rendait, en 1791, à
    l'armée des princes, faisait avec eux la campagne de 1792 comme
    garde du corps, puis celles de Hollande et de Quiberon comme
    capitaine aux hussards de Choiseul. Licencié en 1796, il se réfugia
    en Angleterre. Quand il eut contemplé toutes les impuissances du
    parti royaliste, et quand le Consulat offrit aux Français de toute
    origine sécurité en France, Boisgelin fut attiré par la patrie. Muni
    d'un sauf-conduit que le ministre de la police Fouché lui accorda,
    le 23 nivôse an VIII, il revint à Paris et s'employa à obtenir la
    radiation de son nom sur la liste des émigrés. Les pièces du dossier
    formé par ses soins montrent, dans toutes les autorités publiques,
    un désir de bienveillance et de réparation contraire et égal au
    parti pris de haine et de soupçon qu'elles avaient naguère contre
    les «ci-devant». Il se trouve, autant qu'il en faut, des témoins
    pour attester que M. de Boisgelin a fait son séjour ininterrompu à
    Amiens, du 4 mai 1792 au 2 frimaire an III, et du 4 frimaire an III
    au 17 fructidor an V, à Fontainebleau, quand il était à Coblentz, en
    Hollande ou à Quiberon. Un arrêté consulaire du 23 floréal an IX le
    déclare «définitivement rayé de la liste des émigrés» et le rétablit
    «dans la jouissance de ceux de ses biens qui n'auraient pas été
    vendus».

    Comme le duc et la duchesse de Beuvron, accusés aussi d'émigration,
    n'avaient pas quitté la France, s'étaient fait rayer de la liste dès
    le 3 floréal an III, avaient conservé, au moins en partie, leur
    fortune, et comme madame de Boisgelin avait, en germinal an V,
    hérité de son père, M. de Boisgelin se trouva parmi les moins mal
    traités de la Révolution. Il faillit même devenir un favori du
    régime nouveau. A son insu ou non, il fut proposé à Napoléon pour
    chambellan par le duc de Bassano: ces honneurs tombaient alors sur
    les représentants de la vieille noblesse comme des ordres auxquels
    les intéressés n'avaient ni moyen, ni d'habitude envie de se
    soustraire. M. de Boisgelin ne fut pas choisi et resta libre de
    garder intacte à ses princes sa fidélité. En 1811, elle passa à
    l'action, comme le racontent les _Mémoires_. En 1814, les
    récompenses ont leur tour. Le 24 août, il est nommé colonel; le 25
    septembre, chevalier de la Légion d'honneur; le 5 octobre, chevalier
    de Saint-Louis, «avec faculté de porter sur l'estomac une croix d'or
    émaillée suspendue à un petit ruban couleur de feu». Député en 1814
    et en 1815, pair le 17 août 1815, il est premier chambellan de la
    garde-robe, au traitement de vingt-cinq mille francs; enfin, le 19
    août 1823, il est nommé officier de la Légion d'honneur. Mais, quoi
    que nous obtenions, il nous reste toujours à désirer. M. de
    Boisgelin aurait voulu être maréchal de camp. Il demanda ce grade en
    1816. La Commission chargée d'examiner «les titres des Français qui
    ont servi au dehors» lui fit savoir qu'il avait seulement quinze ans
    de services effectifs, et qu'il en fallait dix-neuf pour avoir droit
    au titre d'officier général. M. de Boisgelin prétendit «obtenir des
    bontés du roi l'exemption des quatre années qui manquaient», et,
    dans sa lettre au roi du 20 avril 1817, ne dissimula pas sa pénible
    surprise que la volonté du monarque fût prisonnière de
    réglementations formalistes.

    Est-ce l'amertume de cette déception qui détermina son attitude
    imprévue quand, l'année suivante, fut discutée la loi
    Gouvion-Saint-Cyr? Cette loi, en fixant les conditions précises
    d'aptitudes et de services pour l'avancement des officiers,
    n'assurait pas seulement à l'armée des chefs capables et éprouvés,
    elle émoussait l'arme la plus redoutable de la tyrannie monarchique,
    elle défendait la France contre l'asservissement de la force
    militaire aux caprices du prince, asservissement à prévoir si les
    officiers avaient eux-mêmes tout à espérer ou à craindre de ces
    caprices et devaient leur carrière à la faveur; elle était une
    garantie de ce gouvernement tempéré que M. de Boisgelin avait voulu;
    elle enfermait, comme il avait dit, «la souveraineté royale dans un
    mécanisme légal». Nul plus que lui n'aurait dû soutenir les projets
    qu'il combattit obstinément à la Chambre des pairs. La charte a
    reconnu au roi le droit de nommer aux charges administratives et
    judiciaires: à plus forte raison, prétend M. de Boisgelin, le roi
    doit-il nommer aux grades de l'armée; le roi est historiquement et
    avant tout le chef militaire; lui enlever le choix de ceux qui
    commandent en son nom les troupes est le dépouiller de sa
    prérogative la plus essentielle. Ces raisons ne ressemblaient guère
    à celles qu'il opposait naguère, en compagnie d'Aimée de Coigny,
    contre l'absolutisme royal. Sa collaboratrice, s'il s'était encore
    soucié de la convaincre, n'eût pas manqué d'objecter qu'en droit il
    légitimait l'arbitraire, qu'en fait, il livrait les hauts grades aux
    émigrés, et n'eut pas conseillé qu'il donnât l'éclat de la tribune à
    une telle contradiction. Sauf en cette circonstance d'ailleurs, les
    doctrines et les votes de M. Boisgelin furent ceux qu'on pouvait
    attendre d'un esprit sage, et, quand vint la dernière épreuve de sa
    fidélité, elle le trouva ferme. Après la Révolution de 1830, il ne
    fut pas de ceux qui, perdant leur roi, voulurent au moins garder
    leurs places. Il donna sa démission de l'air, sacrifice qui honora
    la fin de sa vie. Il mourut moins d'un an après, le 29 juin 1831.

Restée en France, j'ai vu ce choc de tant d'intérêts divers appelés
Révolution; les murmures se sont transformés devant moi en cris
séditieux, ils ont égaré les Français bientôt précipités dans les excès
les plus coupables et les plus opposés; le silence de la servitude a
succédé aux accents frénétiques de la démagogie. Cachée dans un coin
obscur de cette grande machine appelée tour à tour République, Empire,
Royaume, j'ai ressenti les secousses qui l'ont si souvent mise en
danger. Je pourrais me croire dépouillée de mon rang et de ma fortune,
comme tant d'autres, si mes habitudes de très pauvre citoyenne ne
dataient de si loin que mon titre de duchesse, ma situation de grande
dame ne me semblent plus qu'un point dans ma vie, si loin et si effacé
que les rêves ont plus de consistance et de réalité. Mon sens n'est donc
pas influencé par des regrets, et je suis bien placée, ce me semble,
pour juger sainement des choses, ne pouvant y apporter aucun intérêt
personnel.

Aussi, depuis le moment où les passions dites révolutionnaires ont
cessé, et où la devise nationale n'a plus été _Égalité, fraternité ou la
mort_, j'ai regardé, pour découvrir le motif qui avait mis en mouvement
tout un peuple, et j'ai cru le trouver dans le besoin qu'il avait de
changer ses institutions: dès lors, l'indulgence est entrée dans mon
coeur, et les plus coupables excès ne m'ont paru que les exagérations de
la chose vraiment utile et désirée.

Une nation spirituelle, éclairée, n'a plus voulu se soumettre aux
caprices d'une maîtresse ou même d'un maître. Elle a refusé de payer par
son travail, ses privations et son sang, les guerres dont le motif et
l'issue lui étaient étrangers. Pour faire connaître ses besoins et les
faire compter par l'autorité et pour encourager son industrie, elle n'a
voulu dépendre que de lois qui soumissent proportionnellement toutes les
existences à porter en commun le fardeau des charges publiques. C'est ce
sentiment confus et mal connu qui a fait naître de notre temps l'amour
de l'_égalité_. L'habitude des distinctions attachées au rang et à la
naissance ne la montrait que comme un paradoxe envisagée en ce sens,
mais commençant par l'établir dans la répartition des impôts, elle se
glissa bien vite partout et, réduite en système, elle finit par menacer
la société. C'est donc, en cette occasion comme en toutes, l'abus d'une
bonne chose qui en a produit une désastreuse. Avant que ces pensées
fussent clairement reconnues par les Français, elles fermentaient en eux
et, leur inspirant un profond dégoût pour l'ordre établi, les ont
poussés à le détruire avant de savoir précisément celui qui leur
convenait. La crainte de retomber dans un état qui leur était odieux les
a fait recourir à son extrémité opposée. C'est ainsi qu'en quittant une
Monarchie absolue où la noblesse avait balancé longtemps la puissance
royale, ils ont demandé une République où tous les rangs fussent nivelés
et que la barbarie a pris la place de l'esprit de réforme.

C'est alors qu'on a tué le roi et beaucoup de nobles sans détruire la
tyrannie, parce qu'elle n'est pas seulement l'abus de la puissance
royale, mais bien de toute espèce de puissance. Aussi le peuple, qui
craignait un maître, en eut bientôt autant qu'il se trouva de fanatiques
antiroyaux et surtout d'intrigants qui voulurent s'emparer des
assemblées qui se succédèrent.

Après avoir voté des lois qui condamnaient à mort, au nom du Salut
public, une partie de la société et le reste à une vie misérable et
agitée, ils placèrent les citoyens entre la terreur du retour à l'ancien
gouvernement et l'incertitude sur celui qui devait les régir. Qu'on
était loin alors du but raisonnable auquel tendaient peut-être quelques
bons esprits et combien de fâcheuses métamorphoses l'État devait-il
encore subir!

En voyant la République se transformer en Empire héréditaire, on avait
cru que Bonaparte s'arrêterait au moment où ses ambitieux désirs avaient
été réalisés et on lui savait quelque gré d'avoir rétabli l'ordre dans
la société. Mais l'invasion d'Espagne, en prouvant qu'il fondait
uniquement sa force sur l'épée et sa puissance sur l'étendue du
territoire, fit évanouir les espérances de bien public qu'il avait fait
concevoir.

Jusque-là, ceux mêmes qui le détestaient se flattaient qu'il finirait
par sentir la grandeur de sa position. Et, malgré la tyrannie qu'il
avait exercée sur les assemblées, il était possible de croire que, une
fois en paix, les lois prendraient de l'importance, par la nécessité où
l'on se trouverait de donner de la régularité à l'action générale du
gouvernement.

Mais Bonaparte avait une ambition qui ne dédaignait aucun détail et
soumettait tout à sa volonté. En même temps qu'il s'emparait de presque
toutes les provinces de l'Europe, il profitait de la ruine des anciens
propriétaires de France et, sous le masque de bienfaiteur, il sut les
transformer en pensionnaires de son trésor. Créant des fortunes qui
devaient lui revenir faute d'enfants mâles, et dont les possessions
étaient à sa disposition, il donna le nom de législateurs et de
sénateurs à des hommes auxquels il payait des appointements et qu'il
assemblait, chaque année, pour signer ses ordres sous le nom de décrets.
Puis, nommant les juges et se réservant le droit de les révoquer, il
réduisit la presse à l'emploi de publier ses ordres ou ses louanges,
établit un système prohibitif qui faisait dépendre l'industrie de son
caprice ou de sa spéciale protection et, jetant sur l'étendue de son
empire un filet tenu par la main de la police,--filet dans lequel le
mystérieux confessionnal même était enveloppé[43],--aucun mouvement
n'avait de liberté, aucune pensée n'avait d'essor. Chaque profession
était flétrie par le cachet de l'esclavage. Les arts ne pouvaient
choisir le sujet de leurs travaux. L'Administration n'était que le mode
de sa volonté et, dans cet asservissement universel, les personnes
jouissant d'un modique revenu, qu'elles ne cherchaient point à augmenter
et ne se mêlant point d'affaires, celles enfin que partout on nomme
_indépendantes_ étaient frappées par l'exil, si les paroles dont elles
se servaient dans leurs conversations familières étaient rapportées au
maître.

  [43] Partout où Aimée de Coigny rencontre d'aventure les questions
    religieuses, elle les résout d'un mot, avec les mêmes préjugés
    d'ignorance hautaine qui lui feront écrire plus loin: «Cet abbé
    avait été moine, par conséquent mauvais prêtre», et parler d'un
    cordelier «libertin, ignorant, paresseux, vindicatif et honnête
    homme».

La honte de cette situation était couverte par ce qu'on nommait _gloire
française_ qui, de toutes les déceptions produites par le génie de
Napoléon, peut être regardée comme la plus fatale, puisqu'elle a fait
servir des qualités estimables à des résultats funestes.

L'or enveloppé d'un laurier est l'amorce qui a dû séduire un peuple
courageux et c'est le moyen dont s'est servi Napoléon pour transformer
les citoyens en soldats. Le danger ennoblit tout et il savait que le
général d'un peuple de guerriers est un maître absolu contre lequel on
ne trouve pas de défense, puisque l'obéissance en ce cas perd ce qu'elle
a de vil en prenant le nom de subordination. Alors la terre peut être
ravagée par une nation belliqueuse.

Tel est l'état où nous avons vu le monde pendant plus de huit années.
Qu'espérer du frein des lois et des idées d'ordre sur un peuple qui est
tout entier dans le mouvement d'un homme qui fait sa fortune, et qui ne
regarde sa patrie que comme le mince patrimoine laissé par un père dans
la détresse à un heureux aventurier devenu millionnaire! C'est ainsi que
les Français regardaient la France où ils étaient nés et telle est
l'espèce d'ivresse qui les avait saisis sous le nom de gloire. Que de
gens probes, vertueux même, n'ont-ils pas été égarés par elle, et qu'il
est coupable celui qui, détournant l'héroïsme et les mouvements généreux
d'un but honorable, a mis tout un peuple spirituel et sensible dans les
habitudes sauvages de la guerre, en lui faisant perdre de vue les motifs
pour lesquels il avait secoué le joug monarchique et ne lui a laissé que
l'odieux des moyens auxquels il avait eu recours! Ce que je dis là
frappait tout le monde sous Napoléon. Maintenant le souvenir s'en efface
parce qu'il est de l'essence des petites contrariétés présentes de faire
oublier les malheurs passés.

Les souvenirs des guerres entreprises sous la France république ont
laissé des traces plus honorables, c'est la seule partie pure de cette
époque. Sur les champs de bataille le sang coulait sans crime et les
soldats rapportaient au sein de leur foyer, avec de glorieuses
blessures, une non moins glorieuse pauvreté; tandis que les nombreuses
victoires de l'empereur n'avaient d'autres fruits que d'ajouter au
protocole de la vanité une série nouvelle de titres et à la fortune de
ses officiers les débris des fortunes particulières de quelques vaincus.
Sous la France république on se battait pour rester maître chez soi, et
sous la France, devenue empire, on se battait pour devenir maître chez
les autres. La différence des principes devait en porter dans les
résultats. Aussi l'une de ces guerres a-t-elle laissé dans le souvenir
une idée de vraie grandeur, tandis que l'autre, par une revanche qui tôt
ou tard devait avoir lieu, nous a réduits à la condition d'un peuple
vaincu par les autres peuples dont nous avions outragé l'indépendance.

Mais Napoléon a été dupe lui-même de la gloire militaire, car il s'y est
fié. Empereur des Français, reconnu et redouté du monde, il a fait la
réflexion qu'il y avait plus loin de la place de sous-lieutenant
d'artillerie en 1789 à celle d'empereur en 1804, que de celle d'empereur
à la place de maître de l'Europe. Il a voulu l'être, il l'a été, et n'a
pu se maintenir parce que les lois seules, lorsqu'elles sont en harmonie
avec les besoins des peuples, impriment un caractère de durée aux
choses, et qu'il n'y a pas de lois qui puissent unir ensemble et fondre
en un seul les intérêts des Allemands, des Italiens, des Espagnols, des
Russes et des Français. L'alliance de toutes ces nations, leur bonne
harmonie doivent résulter des rapports établis par leurs besoins
réciproques. Rien n'empêche que l'Europe entière vive dans l'union d'une
famille dont les membres sont indépendants les uns des autres, mais cet
accord ne peut avoir lieu sous la main d'un même maître, et c'était ce
qu'avaient produit nos victoires, mais ce qu'elles ne pouvaient
consolider. C'est cependant le sujet de nos regrets. L'habitude qu'on a
laissé prendre à nos dispositions belliqueuses nous fait nommer «fruits
de la victoire» cette accumulation informe de pays sans liens
réciproques. «Les étrangers tremblaient à notre aspect! s'écrie-t-on
avec regret.--Hélas! sommes-nous debout devant eux? pouvons-nous
ajouter...»

Mais entrons dans l'année 1811!

Je demeurais alors chez une personne où j'avais fui des malheurs de
plusieurs genres. La place qu'elle occupe dans mon coeur est due à sa
conduite amicale avec moi. Ses qualités sont franches et ses défauts
amusants. La princesse de Vaudémont est née Montmorency, de la branche
véritable, à ce qu'elle dit. Elle a épousé un prince de la maison de
Lorraine dont elle est veuve. Sa figure était agréable dans sa jeunesse,
elle avait l'air noble et une belle taille. Sans être romanesque ni
galante, elle a eu des amants et, sans chercher dans la musique les
tendres et profondes émotions qui jettent dans une douce rêverie, elle
l'aime avec passion. Madame de Vaudémont a la hauteur qui fait qu'on
s'entoure de subalternes au milieu desquels elle se montre à la bonne
compagnie qu'elle ne perd point de vue. Elle a le goût le plus décidé
pour la puissance sans songer à y participer; l'intimité des gens en
place lui plaît, n'importe le gouvernement, et les changements lui sont
indifférents. Elle ne demande aux révolutions que de passer par sa
chambre sans s'informer où elles vont ensuite. L'égalité ne la choquait
pas et le ton demi-théâtral, demi-camarade de la cour de Bonaparte ne
lui était point désagréable. Quoique son salon ait servi aux rendez-vous
les plus importants et qu'elle en ait été témoin, elle n'en a jamais
prévu les conséquences: la preuve en est dans sa surprise lors de
l'arrivée du roi et du retour de Napoléon. Pourvu que ses petits chiens
aient le droit de mordre familièrement les ministres et les ambassadeurs
et que son thé soit pris dans l'intimité par les hommes puissants, le
reste l'occupe peu. Amie zélée et courageuse, ses qualités se
développent lorsqu'il s'agit d'être utile aux gens qu'elle aime et elle
ne manque point alors de justesse et de prévoyance dans l'esprit; mais,
dans la vie ordinaire, c'est une fatigue qu'elle ne prend jamais. On
peut regarder sa maison comme l'asile le plus doux de l'amitié et le
lieu le plus dangereux pour les gouvernements mal affermis. On y
complote en toute sûreté. Les fauteuils y sont si bons, la vie si
agréable et si niaise que les espions s'y endorment. M. de Boisgelin et
moi nous nous en sommes fort bien trouvés[44].

  [44] La princesse de Vaudémont avait, il est vrai, un sentiment très
    vif de toutes les gloires qui, par naissance ou mariage, se
    perpétuaient en sa personne, et à certains moments il semblait
    qu'elle laissât tomber du haut de dix siècles son regard sur ses
    contemporains. Plus la noblesse est illustre, plus elle serait sotte
    d'être altière, car elle n'a pas à défendre un rang établi par
    l'histoire. La princesse s'armait, je crois, de ces dédains contre
    les révolutionnaires contempteurs du passé. Comme un attrait de
    curiosité la portait vers tous les passants du pouvoir, elle
    conciliait sa dignité et son plaisir en les attirant chez elle et en
    rappelant les distances aux familiers qui marchaient sur sa traîne.
    Si son goût fut «décidé pour la puissance», il ne le fut pas moins
    pour le malheur. Il lui plaisait que le succès public lui présentât
    les hommes du jour, mais quand ils étaient devenus ses amis, le
    succès pouvait se retirer, elle les gardait et, à l'occasion, les
    servait. Quand Vitrolles, durant les Cent-Jours, fut poursuivi par
    la police impériale, quand, sous la Terreur blanche, Lavalette fut
    condamné, la princesse, sans s'inquiéter de leurs opinions et
    dévouée à leurs périls jusqu'à s'exposer elle-même, sut les défendre
    contre le roi et contre l'empereur.

    Voilà ce qu'Aimée de Coigny aurait pu dire pour être juste. Mais ces
    belles actions n'étaient pas amusantes à raconter comme les petites
    faiblesses. Et voilà pourquoi le bien est indiqué en un si sommaire
    raccourci par celle qui était une parente, une amie, une obligée.
    D'autres qui n'avaient pas tant de raisons pour être bienveillantes
    le furent davantage. Dans les _Mémoires sur l'impératrice
    Joséphine_, publiés en 1828, par mademoiselle Georgette Ducrest, on
    lit:

    «A Altona, pendant l'émigration, la princesse de Vaudémont, née
    Montmorency-Nivelle, avait une maison fort agréable. Tous les
    étrangers distingués s'y faisaient présenter. La princesse n'était
    point jolie: une taille superbe et des cheveux admirables, des
    manières nobles, une grande fortune, un beau nom lui attiraient de
    nombreux hommages et son excellent coeur lui faisait d'aussi
    nombreux amis. Souvent brusque jusqu'à la rudesse, elle revenait
    promptement à son bon naturel et ne refusait jamais de rendre
    service. Rivarol la comparait à la nature: quelquefois âpre, souvent
    bonne et toujours bienfaisante. Elle avait recueilli des
    compatriotes pauvres qui pouvaient oublier auprès d'elle qu'ils
    n'avaient plus de famille. Elle a continué, à Paris, de mener le
    même genre de vie: protéger et encourager les arts, consoler et
    secourir ses amis, voilà ce qu'elle a fait et ce qu'elle fait
    encore, en un mot elle était digne de son nom de Montmorency.»

    Le 2 janvier 1833, le _Journal des Débats_ écrivait:

    «Madame la princesse de Lorraine-Vaudémont, la dernière des
    Montmorency de la branche aînée, établie en Flandre, vient de mourir
    à Paris, à la suite d'une attaque d'apoplexie, dont tous les secours
    de l'art n'ont pu arrêter les effets.--Dans les temps de troubles
    politiques où elle a vécu, elle semblait destinée à nous donner le
    rare et presque unique exemple d'affections indépendantes des
    opinions. Quand l'esprit de parti rétrécissait tant de coeurs autour
    d'elle, la hauteur de ses vues égale à celle de sa naissance lui
    permettait de rendre justice aux hommes dans quelque position qu'ils
    fussent placés et sa manière de rendre justice était de faire du
    bien... Naïve et vraie comme une femme du peuple, généreuse comme
    une grande dame, elle faisait mieux que pardonner, elle oubliait les
    torts. Elle consolait toutes les douleurs sans ostentation, car elle
    les comprenait, et sa perte causera à toutes les personnes qui
    vivaient dans son intimité un déchirement de coeur qui sera le
    premier mal qu'elle leur aura fait.»

    Elle obtint enfin le plus rare des hommages: sa mort fit souffrir
    Talleyrand. «C'est la première fois que je lui vois verser des
    larmes», dit Montrond.

Le despotisme sous lequel était courbé le monde s'appesantissait et,
quoiqu'on pût prévoir qu'un jour il pourrait rejeter violemment ceux qui
l'opprimaient, on se croyait séparé par un long intervalle de ce moment,
lorsque le départ de l'empereur pour la campagne de Russie vint
réveiller les plus engourdis et forcer, par l'appareil d'un spectacle
extraordinaire, à sonder les vues politiques qui le faisaient agir.
Jusque-là on s'était laissé bercer ou éblouir par la fortune et personne
ne regardait l'avenir.

Cette indifférence est facile à expliquer. Rien ne s'use plus vite qu'un
sentiment passionné lorsqu'il a touché le but vers lequel il était
poussé. Or, la passion du bien public avait porté, en 1789, à tout
sacrifier aux intérêts populaires et fonda cette puissance terrible qui
avait anéanti toutes les autres. Le temps fatal, où l'échafaud dressé au
nom de la souveraineté du peuple détruisait la race humaine, avait
laissé dans les esprits le dégoût des affaires publiques lorsqu'une
place n'en imposait pas, pour ainsi dire, l'obligation. Bonaparte a
abusé de ce sentiment vertueux, comme de tout, pour établir son pouvoir
sans résistance. On se laissait entraîner par une force qui n'inspirait
aucune confiance, mais avec une espèce de satisfaction secrète de n'être
pas responsable des événements et même de les ignorer. Les victoires
jetaient un éclat semblable à celui des éclairs. Quelques gens sages
découvraient bien, à leur lueur passagère, le danger du chemin dans
lequel on était engagé, mais l'obscurité enveloppait la multitude et
l'on marchait sans regarder et sans se soucier de voir où on allait.

Cependant, les préparatifs presque fabuleux que venait de faire
l'empereur, en 1812, tirèrent de cet état léthargique. On se demandait
«pourquoi ceci»? Le plus grand nombre, afin d'avoir un motif nouveau
d'admirer le héros, quelques autres pour calculer si le colosse de
puissance qu'il élevait si rapidement avait une base assez solide pour
se soutenir.

A chaque nouveau bulletin nous nous interrogions, M. de Boisgelin et
moi, sur notre véritable position et nous ne fûmes pas longtemps avant
d'être convaincus de l'inconvénient attaché au gouvernement d'un homme
qui avait besoin d'entasser province sur province pour se donner le
ridicule plaisir de dater ses ordonnances de toutes les capitales de
l'Europe et qui, voyant toujours reculer devant lui le but de ses
conquêtes, ressemblait à cet insensé qui mourut de fatigue parce qu'il
voulait atteindre la fin de l'horizon qui semblait fuir à mesure qu'il
avançait.

Le public voyait avec étonnement succéder une marche rétrograde à celle
qui avait conduit à Moscou. L'habitude de la victoire nous avait rendus
dédaigneux et froids, mais l'étonnement d'un retour d'armée nous
frappait beaucoup. Cette nouveauté paraissait choquante. Semblables en
cela aux gens gâtés par la fortune que le plaisir n'amuse plus, mais que
la peine humilie et déconcerte, nous étions ennuyés du succès de nos
armes et pleins d'humeur de nos défaites.

--Au train dont vont les choses, me dit un jour M. de Boisgelin, le
monde va pencher sur nous, et qu'est-ce qui nous soutiendra? Que
ferons-nous de notre héros vaincu? Et supposé que la France dans
laquelle vous et moi sommes nés soit, par la suite, la seule qui nous
reste, que feront les Français de leurs habitudes de millionnaires, une
fois rentrés dans leur petit patrimoine? Nous rougirons devant cet homme
pour qui nos moindres frontières sont le cours du Rhin, les Alpes. Il
n'aura plus la place de signer _Empereur des Français_, cela dépassera
notre territoire; nous n'en aurons plus assez pour porter l'ex-_maître
du monde_, point assez d'aliments pour le nourrir, ni d'eau pour le
noyer. Il vient de passer la Bérésina, le Don, le Danube, le Rhin,
qu'espérer de la Seine ou même de la Loire?

--Eh bien, lui dis-je, il ne faut plus le garder pour maître; renonçons
à lui et même à l'Empire.

--Retournons en royaume, reprit-il.

--Mais je voudrais bien cependant, repartis-je, quelque chose de neuf.
Tout ce qui a été, en fait de puissance, n'a eu qu'une force passagère
et tyrannique qu'il faut éviter. La France, érigée en royaume, ressemble
à l'évocation de tous les abus arriérés et des sottes coutumes qui ont
fini par perdre la vieille machine sociale sans laisser même survivre un
regret.

--Je suis entièrement de votre avis, répondit Bruno, et pour vous le
prouver, je veux quelque chose de savamment combiné, de fort, de neuf;
en conséquence, j'opine pour établir la France en royaume et pour
appeler Monsieur, frère du feu roi Louis XVI, sur le trône!

Je pris cette opinion pour une plaisanterie et longtemps je ne l'abordai
que comme un sophisme insoutenable. Cependant, M. de Boisgelin y
revenait sans cesse et y restait irrévocablement attaché.

Nos contestations d'alors me sont présentes et je vais les rapporter.
Elles serviront à expliquer les répugnances, les combats et les
hésitations qui existent encore dans beaucoup de têtes.

--Un État, disait M. de Boisgelin, dont la richesse est le résultat de
l'envahissement annuel du territoire voisin, doit être détruit quand il
n'a plus la force nécessaire pour empêcher les gens dépouillés de
reprendre ce qui leur appartient. Et, pour réparer les maux causés par
la guerre, pouvons-nous espérer de nos chefs cette noble patience, cette
modération qui seraient alors si nécessaires? Il faudrait que le retour
forcé de nos généraux par les mauvais hasards des combats fût racheté
par une vie domestique qui leur fût chère, et sommes-nous dans ce cas?
Les nouveaux nobles auxquels sont confiées les principales fonctions,
passés de l'obscurité de leurs premières années à l'élévation du rang et
du pouvoir, étant encore dans la croissance de leur fortune, ne peuvent
être séduits par l'image paisible des réunions de famille. Cette
ressource qui, dans le malheur, porte l'âme à se replier sur ses
anciennes habitudes et ramène l'homme froissé par les infortunes au
milieu des compagnons de son premier âge et au souvenir de ses pères,
peut-elle leur être offerte? Quelle maison, quelles terres donneraient
ces consolations à nos seigneurs actuels? Ils ont des propriétés
nouvelles, inconnues, qui ne leur représentent que la forme matérielle
de la part de richesse qu'ils y ont placée. Leur âme n'est donc point
disposée à supporter ni à réparer l'infortune, mais à la venger. Leur
énergie les porterait à de nouvelles entreprises et la France, qu'ils
n'ont pu préserver, sera détruite par les excès dans lesquels ils
l'entraîneront pour prendre des revanches. Le gouvernement est confié
chez nous à des personnes qui tiennent leurs titres de la victoire et
dont les services sont fondés sur les grandes aventures des batailles.
Une défaite les ruine et leur fait redouter de ridicules métamorphoses;
ils craignent de reculer dans leur position particulière à chaque
déroute, comme ils ont avancé à chaque triomphe: car nos grands, espèce
d'êtres fantastiques dont le pied est paysan français et la tête comte,
duc ou roi étranger, frémissent à l'idée de toucher le sol natal comme
si, par cette pression, le prestige de leur grandeur devait s'évanouir.
Quel est celui qui, en entrant dans l'enceinte de la vieille France,
pourrait s'écrier: «Rien n'est perdu de ce qui nous appartient, nos lois
nous restent et nous sommes tous chez nous et Français!» Joachim, le roi
de Naples, revient en France, mais c'est Murat l'aubergiste; peut-être
même le prince de Suède, mais c'est Bernadotte le soldat; les princes de
Wagram, les ducs de Dantzig, de Bassano, mais c'est Berthier,
l'ingénieur; Lefebvre, le soldat aux gardes; Maret, le commis... Ils
voudront ravoir ce qu'ils nommaient _le patrimoine de leurs enfants_ et,
comme il est situé chez l'étranger, ils ruineront la France en efforts
pour l'acquérir. Pas une loi n'inspire le respect et n'est obéie, rien
n'est fondé, aucune institution n'est passée dans nos moeurs. Comment
pourrions-nous songer à nous relever de nos désastres et à prendre une
attitude digne après nos défaites, en conservant un pouvoir qui se
croirait dépouillé, bien que maître du pays qui faisait l'orgueil de
Louis XIV?

--Eh bien, lui répondis-je, je consens de grand coeur à ne plus être
soumise à ces maîtres-là et même je n'en voudrais plus. Pourquoi ne pas
ôter aux choses destinées à nous régir ce vague dont le monarque fait
toujours son profit et pourquoi ne pas emboîter l'homme destiné à la
suprême magistrature dans des machines légales assez fortes pour
résister à nos élans passionnés pour sa personne? Que de fois nous
sommes-nous entourés nous-mêmes de liens fatals et honteux en cédant à
la reconnaissance pour une action isolée dans la vie d'un homme, devenu
de ce jour notre tyran! Je voudrais pouvoir mettre d'accord le besoin de
liberté qui existe dans le pays avec l'ordre nécessaire...

Sans savoir précisément où j'allais, M. de Boisgelin m'arrêta par un
sourire et me dit:

--Il ne peut être ici question d'un président ni de congrès, comme aux
États-Unis. Ces formes-là, qui peuvent convenir en Amérique, où le
peuple est encore uni par la guerre heureuse qu'il a soutenue pour sa
conservation, n'ont aucun rapport avec les besoins de notre vieille
Europe. La terre qu'habitent les colons anglais devenus indépendants en
Amérique est séparée du reste du monde et mille fois plus grande qu'il
ne faut pour les contenir. Toutes les utopies, qui noircissent le papier
chez nous depuis cent ans et qui ont rougi les places publiques,
pouvaient s'essayer là, sans inconvénient, où l'espace est immense, le
peuple peu nombreux, jeune, uni, où l'intérêt commun n'est divisé ni par
l'amour-propre ni par les souvenirs. On peut embarquer pendant un siècle
pour ce pays-là tous les rêveurs de nouveaux contrats sociaux sans
inconvénient et sans tirer la conséquence que leurs plans sont bons pour
le continent européen, quand même ils réussiraient sur l'autre. Les
petites expériences sur les lacs abrités par des montagnes, au sein des
terres, prouvent peu pour la pleine mer, patrie des vents et des
tempêtes. L'Europe a ses habitudes, ses besoins établis par une partie
de ses souvenirs; on ne peut plus lui donner sa robe d'innocence, mais
elle est encore forte et peut fournir une longue carrière si, en
corrigeant les faiblesses de l'âge écoulé, on respecte le genre de
croissance qu'il a produit. Car le corps des nations, comme le corps
humain, change à chaque période de l'existence, mais il conserve un
caractère primitif qui est la vie de l'individu. C'est pour avoir
méprisé cette observation qu'on a pensé tout perdre de nos jours,
puisque c'est pour avoir voulu tuer le passé qu'on a bouleversé pour
longtemps l'avenir. Cette manie de _table rase_, pour établir tout à
coup des républicains où vivaient depuis des siècles les sujets d'un
monarque, a produit des massacres; puis un peuple de conquérants
renversant tout aux pieds d'un maître. Non, le vieux continent, et
surtout la France, ne peuvent pas être gouvernés par un congrès, un
président, ni par ces deux ou trois choses simples qui régissent une
famille de négociants qui travaillent encore et dont la fortune n'est
point finie, car telle est l'Amérique. Il faut ici un gouvernement
protecteur des intérêts de tous, où les lois posent les limites des
pouvoirs et dont la forme soit monarchique, les rangs distincts. Il faut
un gouvernement où la discussion publique soit confiée à deux Chambres
qui consentent l'impôt. Que la représentation repose sur la propriété et
que cette propriété, plus considérable dans la Chambre des pairs, assure
l'indépendance de ses membres dont le titre et les droits doivent être
héréditaires. Qu'on parte de partout, à toute heure, j'y consens, pour
arriver à ce haut but; mais que la carrière qui y conduit soit marquée
par de grands services et surtout par une grande fortune qui rend bien
plus sûrement indépendant toute sa vie que le plus noble caractère,
sujet peut-être à des faiblesses. Dans ce gouvernement, dont la liberté
doit être le résultat, on établira un trône héréditaire sur lequel sera
placée une famille qu'on a eu l'habitude de voir dans l'exercice de la
suprême puissance, afin que le respect dont elle doit être l'objet ne
soit pas dérisoire, et que tout ambitieux qui se sent de l'audace et du
talent ne nourrisse point l'espoir de s'emparer de cette première place.

--Vous abandonnez donc, lui dis-je, toute idée de régence?

--Je ne l'ai jamais eue, me répondit-il. Ce serait Napoléon le Petit
substitué à Napoléon le Grand, et qu'est-ce que le régime de Napoléon
pour la France? L'enfance du monarque est-elle plus rassurante que son
âge mûr? et quand il n'existe ni institutions en vigueur, ni habitudes,
qu'est-ce que la succession d'un trône, ou plutôt que serait la
résignation du trône de Bonaparte à son fils? Le trône de Bonaparte est
une puissance sans forme ni dimensions, qui s'est élevée par les armes
sur les débris des gouvernements éphémères précédents et qui s'étend sur
un territoire augmentant chaque année par la volonté d'un chef à qui
toute une population armée obéit. Est-ce là une chose qui se lègue? Où
sont les frontières de cet héritage? Quel en est le revenu? les moyens
habituels de le régir? Nulle part: tout résidait dans la volonté
toujours active, toujours croissante du maître. L'enfant de deux ans qui
se trouve à sa place détruit cela par sa seule présence, car on ne cède
pas une place de conquérant, et une régence ne représente que des
usages. Un grand respect, fondé sur une longue habitude, peut seul
contraindre le peuple d'obéir à un enfant, parce que c'est la situation
où il se trouve qu'on est accoutumé à entourer de vénération. Il est
vrai qu'alors on peut espérer que l'action du gouvernement s'adoucira,
étant dégagée des passions personnelles du monarque, et que les troubles
causés par l'ambition particulière de ceux qui participeraient à la
régence, étant renfermés dans le cercle étroit de la cour,
n'empêcheraient point de rentrer dans l'habitude d'une bonne
administration et de donner force aux lois. Mais pourquoi fonder de
telles espérances quand il n'y a ni lois précises, ni habitudes d'aucun
genre, sous le règne d'un enfant qui ne représente que son père encore
vivant et dont on ne veut plus?

--Peut-être ces considérations-là, lui dis-je, pourront-elles décider à
appeler M. le duc d'Orléans!

Quand une fois j'eus dit cette parole, étonnée du chemin que j'avais
fait, j'ajoutai:

--Eh bien! trouvez-vous que je vous cède assez? êtes-vous content?

--Non, certes, me dit-il, vous embrouillez toutes les questions et vous
faites de la révolution. Vous prenez un roi électif dans la famille des
rois légitimes et vous introduisez la turbulence dans ce qui est destiné
à établir le repos. Monsieur, frère du roi Louis XVI, est une chose,
c'est une partie de la forme du gouvernement dont la légitimité est une
des bases; mais M. le duc d'Orléans n'est qu'un homme qui ne mérite pas
le trône par des services personnels et qu'on n'y placerait qu'en
mémoire des crimes de son père.

--Mais enfin, repris-je avec impatience, il ne faut cependant pas nous
dissimuler que le roi, que vous demandez afin de terminer les mouvements
révolutionnaires, est si blessé par la Révolution, tellement maltraité
par elle, qu'il doit l'avoir en horreur; et que les malheureux émigrés
qui l'entourent, s'ils ont la puissance, voudront retourner la roue
révolutionnaire dans l'autre sens; et que, écrasant en toute justice et
en conscience ceux qui ont écrasé, ils détruiront la race vivante.
Est-ce comme cela que vous entendez le repos et la paix?

--Où trouveront-ils cette force? reprit M. de Boisgelin. Croyez-vous que
cette roue révolutionnaire dont vous parlez soit si facile à manier et
que les bras affaiblis de quelques vieillards qui accompagnent Monsieur
soient suffisants pour la mettre en mouvement? Supposez-vous qu'ils
auront en France beaucoup d'auxiliaires pour cette bonne oeuvre, et
qu'on montera cette machine pour se placer dessous, comme déjà cela est
arrivé en 1793?

--Oh non! m'écriai-je. On a pu, alors, être égaré par des sentiments de
patrie, de liberté, mais ici il s'agirait de calculer les dates
d'émigration, car ce sont là les degrés de pureté de ces messieurs, et
certes ce n'est pas enivrant. Malgré cela, monsieur de Boisgelin, je
vous le répète, je ne puis me représenter Monsieur et M. le comte
d'Artois régnant en France, sans craindre de mettre à la tête du peuple
des chefs qui le détestent, dont l'esprit est trop faible pour envisager
avec grandeur leur position en sachant la séparer du passé, et dont les
bonnes qualités mêmes sont intéressées à la vengeance. Car la mort d'un
frère, d'une soeur, de toute une famille assassinée, sanctifiera à leurs
yeux le mal qu'ils feront souffrir à leurs sujets, ils seront faux et
cruels parce qu'ils sont faibles et sensibles. Monsieur le duc
d'Orléans...

--Mon Dieu! me dit M. de Boisgelin, que vous raisonnez mal! Ce que vous
dites aurait quelque apparence si, dans un moment de repentir et d'élan,
le peuple français en larmes se prosternait aux pieds d'un roi bourbon
pour lui rendre la couronne en se mettant à sa merci. Je ne répondrais
point alors de la cruauté de ses vengeances, parce que je ne me fais
garant ni de sa générosité ni de sa force. Mais je ne parle que d'une
combinaison d'idées dans laquelle la légitimité entrerait comme le gage
du repos public, qui mettrait le peuple à l'abri des mouvements que
cause l'ambition de parvenir à la suprême puissance et d'une forme de
gouvernement dans laquelle le trône ayant une place assignée, légale et
précise, se trouverait partie nécessaire du tout, mais serait loin
d'être le tout. Je demande que la représentation française se compose de
deux Chambres et du trône et que, sur ce trône, au lieu d'un soldat
turbulent ou d'un homme de mérite aux pieds duquel,--comme vous l'avez
bien observé,--notre nation, idolâtre des qualités personnelles, se
prosternerait, je demande, dis-je, qu'on y place le gros Monsieur, puis
M. le comte d'Artois, ensuite ses enfants et tous ceux de sa race par
rang de primogéniture: attendu que je ne connais rien qui prête moins à
l'enthousiasme et qui ressemble plus à l'ordre numérique que l'ordre de
naissance, et conserve davantage le respect pour les lois que l'amour
pour le monarque finit toujours par ébranler. Mon _roi légitime_, comme
je l'entends, aura beau vouloir venger ses vieilles injures, rétablir le
pouvoir absolu de ses pères: serré dans la machine légale dont il ne
sera qu'une partie, ses volontés _comme individu_ n'auront aucune
puissance. Ainsi je m'inquiète peu, comme vous voyez, de l'union qu'il
pourrait y avoir entre ses bons sentiments et ses mauvaises actions. M.
le duc d'Orléans, qui n'a pas un de ces avantages, serait le choix le
plus absurde qui pourrait venir à la pensée; ce serait couronner les
plates intrigues de son père, établir une guerre civile, retremper les
faulx de la Vendée, aiguiser les piques des faubourgs et reprendre enfin
les querelles violentes et sanglantes du commencement de la Révolution.
Bonaparte ou le frère de Louis XVI, voilà où est la question, car c'est
là seulement que se trouve la différence. Le premier a été maître du
monde et tentera toujours de le redevenir. Le second peut prendre, sans
humiliation pour les Français, le sceptre du roi de France dans le
territoire qui composait le royaume de ses pères: les Français peuvent
le redemander sans honte pour remplir la place assignée par une loi que
des assemblées nationales sanctionneront.

--Je crois que je vais être de votre avis, dis-je un jour à M. de
Boisgelin, et que je laisse glisser M. le duc d'Orléans parmi les
usurpateurs. Alors, je vous avoue qu'il me semble un peu terne: il a le
malheur d'avoir un père qui a désavoué le sien, qui a condamné son
parent à mort et il porte comme livrée de ses laquais les trois couleurs
dont nous avons fait depuis tant d'années la livrée de la gloire. Le
pauvre usurpateur que cela fait et dans quelle fausse position, pour
monter sur un trône, se trouve l'homme que les uns appelleraient parce
qu'il est le fils de l'assassin d'un Bourbon et les autres parce qu'il
est parent d'un Bourbon! Vous avez raison: ou Bonaparte, ou le frère de
Louis XVI. Eh bien, vive le roi! puisque vous le voulez. Mon Dieu, que
ce premier cri va étonner! On dit qu'il n'y a que le premier pas qui
coûte: le premier mot à dire sur ce texte-là est bien autrement
difficile.

--Bah! reprit M. de Boisgelin, vous êtes embarrassée de tout maintenant.
Rappelez-vous donc ce que Monsieur a été dire à la ville, au
commencement de la Révolution; vous tournerez encore quelques bonnes
têtes avec cela.

--Vous avez raison, lui répondis-je, il faut faire des recherches sur
les torts de Monsieur envers sa famille quand son ambition lui faisait
prendre des masques révolutionnaires. N'a-t-il pas fait pendre le
marquis de Favras? ce sera peut-être excellent. Allons «vive le roi»!...

M. de Boisgelin, enchanté de ce cri, avait l'air rayonnant. Je lui ris
au nez en songeant au temps qu'il lui avait fallu pour acquérir à son
parti une seule personne, pauvre femme isolée, ayant rompu les liens qui
l'attachaient à l'ancienne bonne compagnie, n'en ayant jamais voulu
former d'autres et étant restée seule au monde ou à peu près.

--Vous avez fait là, lui dis-je, une belle conquête de parti. C'est
comme si vous aviez passé une saison à attaquer par ruses et enfin pris
d'assaut un château-fort abandonné au milieu d'un désert!

--Je ne suis point de cet avis, me répondit M. de Boisgelin, ce fort-là
nous sera utile; j'en nomme M. de Talleyrand commandant; et je suis bien
trompé si l'ennemi commun, succombant sous ses propres folies, le pays
ne peut se sauver par la sagesse de M. de Talleyrand.

J'ouvris l'oreille à cette parole. La bonne opinion que Bruno montrait
de M. de Talleyrand me flattait beaucoup parce qu'elle était mon
ouvrage. En effet, je l'avais trouvé rempli des préjugés que les émigrés
conservaient contre l'évêque d'Autun, prenant sa conduite par le côté
des petites considérations, lui reprochant ses changements de forme,
même de fortune, sans songer que le terrain sur lequel il s'était trouvé
avait changé bien plus souvent que lui et que, ayant toujours été actif
dans les événements, il s'était servi de son influence pour en modérer
l'action et pour les diriger autant que possible vers un ordre de choses
où l'espérance d'une amélioration devient probable. «Si le roi veut se
perdre, je ne me perdrai pas», avait dit l'évêque d'Autun à M. le comte
d'Artois, après lui avoir remis un plan pour arracher Louis XVI aux
mains des révolutionnaires, lorsque les assemblées étaient à Versailles.
Ce plan, qui avait effrayé le faible et malheureux monarque, ne fut
point accepté. L'abandon que fit alors l'évêque d'Autun de sa robe de
prêtre a été l'unique fait qui l'ait allié aux révolutionnaires. Cette
action, dans laquelle eut peut-être plus de part la répugnance qu'il
avait ressentie pour l'état ecclésiastique que la prudence, lui a donné
le droit de dire _nous_ aux faiseurs de révolution et lui a laissé
quelquefois jusqu'à un certain point la faculté de les diriger. S'étant
enfui de France au moment où la démagogie furieuse la dépeuplait, il y
revint et rentra dans les affaires sous le Directoire. Uniquement
occupé, comme je viens de le dire, d'apaiser les violences, il
ralentissait autant qu'il le pouvait la marche du démon populaire auquel
était attaché le char de l'État, qu'il tâchait de faire verser le plus
doucement possible à chaque chute causée par son allure irrégulière et
convulsive. Essayant de faire toujours reculer dans la carrière de la
révolution, il se liait avec ceux qui _ne juraient que par une lettre,
tandis qu'on jurait par une autre_, comme il le disait alors[45]. Voyant
avec joie le centre de l'autorité se restreindre et se fortifier des
cinq Directeurs jusqu'à un Premier Consul, puis jusqu'à un Empereur, il
espérait qu'un chef militaire ferait sortir le peuple des habitudes
d'insubordination et qu'il l'accoutumerait à l'obéissance aux lois par
le respect pour la discipline. Mais bientôt les leçons d'obéissance
profitèrent plus qu'il ne voulait; les farouches républicains devinrent
tout à coup les esclaves d'un despote et la gloire enchaîna
l'indépendance nationale! Le passage fut si rapide qu'il ne laissa pas
le temps à la prévoyance, car, entre la France maîtresse reconnue du
pays enclavé entre le Rhin, les Pyrénées, les Alpes, et l'Empire
français engloutissant le monde, l'intervalle fut à peine aperçu.

  [45] Très peu de temps après que M. de Talleyrand fut nommé ministre
    sous le Directoire, entrant un soir chez le directeur Barras, où
    étaient réunis ses collègues, l'ordre fut donné aussitôt de fermer
    les portes et, les yeux se dirigeant sur M. de Talleyrand qui était
    resté debout, Barras, après un petit moment de silence, lui dit:
    «Citoyen, votre intime liaison avec le citoyen Lagarde, notre
    secrétaire, cause de l'inquiétude; nous attendons que vous nous en
    expliquiez les motifs.--Volontiers, reprit M. de Talleyrand, je
    demande seulement à les écrire.» Il s'approcha de la table du
    Conseil, écrivit et remit le papier à Barras qui lut tout haut ce
    qu'il contenait et que voici: «C'est que lorsque vous dites f...,
    Lagarde ne dit que sacr.....»--_Note d'Aimée de Coigny._

M. de Talleyrand, qui avait été accusé par les républicains de vouloir
soumettre l'État à un maître, fut accusé, sous l'empereur, de ne point
être soumis au maître, et l'empereur fut indigné de la résistance qu'il
fit paraître dans le Conseil quand il fut question de l'envahissement
d'Espagne. Il l'éloigna et lui ôta la charge de grand chambellan et
lorsque, au retour de Moscou, il crut en avoir besoin, aucune cajolerie,
aucun ordre ne purent le ramener. Napoléon, convaincu que la
considération dont M. de Talleyrand jouissait dans les pays étrangers
pouvait lui être utile, lui offrit de reprendre le portefeuille des
affaires étrangères. L'ancien ministre, en le refusant, lui dit:

--Je ne connais point vos affaires.

--Vous les connaissez! reprit Napoléon en courroux, mais vous voulez me
trahir.

--Non, repartit M. de Talleyrand, mais je ne veux pas m'en charger,
parce que je les crois en contradiction avec ma manière d'envisager la
gloire et le bonheur de mon pays.

Telle était la position, en 1812, de M. de Talleyrand. Pourquoi s'est-il
mêlé des affaires publiques dans les temps révolutionnaires? dira-t-on
peut-être. Parce qu'il a vécu dans ces temps-là; que ses talents, son
esprit le poussaient aux premiers emplois; que son amour pour son pays
trouvait à s'exercer plus utilement en mettant la main à la manoeuvre
pendant la tempête qu'en les levant au ciel pour l'implorer comme ont pu
faire les _purs_, c'est-à-dire les _fainéants du siècle_. Ces bras
élevés au ciel pendant le danger n'ont été secourables que sous Moïse et
qu'une seule fois; il est excusable d'essayer à s'en servir différemment
dans le péril. Il était en butte à la malveillance de tous les esclaves
du maître, épié jusque dans la chambre la plus intérieure de sa maison,
toutes ses paroles commentées par les flatteurs de Maret et répétées par
celui-ci à Bonaparte, qui était combattu entre le désir de le perdre et
la crainte d'avoir l'air de le croire trop considérable en s'en
défaisant. C'est à cette hésitation que M. de Talleyrand doit la vie et
aux sentiments d'amitié que lui portaient plusieurs de ceux qui
entouraient Napoléon: MM. de Caulaincourt, Flahaut, et même à la
modération du duc de Rovigo.

--Si M. de Talleyrand est comme vous me l'avez dépeint, continua M. de
Boisgelin, dans la conversation que j'ai indiquée ci-dessus, pourquoi
n'exécuterait-il pas ce qui, je n'en puis douter, doit produire le bien
de la France?

--C'est qu'il est probable, lui dis-je, que, s'il déteste l'empereur par
les mêmes raisons que vous le haïssez, il n'a pas la même manière de
voir sur les Bourbons.

--N'importe, reprit Bruno, allez chez lui souvent.

Le temps était beau, presque tous les matins je faisais des courses à
pied à la fin desquelles j'entrais chez M. de Talleyrand. Je le trouvais
souvent dans sa bibliothèque, entouré de gens qui aimaient ou
cultivaient les lettres. Personne ne sait causer dans une bibliothèque
comme M. de Talleyrand: il prend les livres, les quitte, les contrarie,
les laisse pour les reprendre, les interroge comme s'ils étaient
vivants, et cet exercice, en donnant à son esprit la profondeur de
l'expérience des siècles, communique aux écrits une grâce dont leurs
auteurs étaient souvent privés. Je me rappelle avoir alors entendu lire
par M. de Talleyrand le «Dialogue du maréchal d'Hocquincourt et du Père
Canaye» par Saint-Evremont, devant M. Molé. La figure sérieuse de ce
dernier lui donnait l'air d'un sot malgré ses grands yeux noirs, qu'il a
chargés tout seuls,--parce qu'il a les dents gâtées,--de donner du
mouvement et de l'esprit à sa physionomie. L'introduction de
Saint-Evremont dans notre petite coterie déconcerta celui qui s'était
arrangé pour ne jamais rire et qui, pour s'en dispenser, écouta la chose
en pédant et en me montrant sa surprise que je ne connaissais pas ce
morceau. Je ne sais pourquoi je m'amuse à glisser ici ce burlesque
souvenir, mais il y restera.

Quand nous étions tête-à-tête, le maître de la maison et moi, nous nous
laissions aller à notre indignation contre la tyrannie et l'avide
ambition de Bonaparte. Je ne me livrais encore qu'aux imprécations, car
je n'osais hasarder mes voeux.

Après les horreurs de 1793, avant que les rangs de la société se fussent
reformés, le nom d'artiste étant le seul dont la vanité pût se parer,
était devenu à la mode et finit par devenir aussi commun et aussi
ridicule que celui de marquis sous Louis XIV. Les porteurs de palettes
et de toges théâtrales, dans les années 1814, 1815, 1816 et suivantes,
auraient pu fournir à Molière d'aussi bons modèles pour peindre les
mêmes vices, que les porteurs de talons rouges de son époque. Car les
passions des hommes de tous les temps sont les mêmes et le moule seul où
elles sont jetées diffère selon les siècles. Ce petit préambule est
nécessaire pour arriver à la société de mesdames de Bellegarde, où je me
trouvais fréquemment et dans laquelle fut amené M. de Talleyrand.

Mesdames de Bellegarde[46], nées aux Marches, château situé en Savoie,
vinrent à Paris en 1793, année de la réunion de leur pays à la France.
Elles étaient contentes de devenir Françaises, et ce que cette époque
avait de désastreux frappait à peine des étrangères sans parents, sans
habitudes, dont la jolie figure, la jeunesse plaisaient à tous les yeux,
et qui, réfléchissant peu sur les mesures publiques, n'avaient personne
ni aucune chose à regretter. M. Hérault, le député avec lequel elles
étaient venues en France, périt bientôt après; mais elles le voyaient
depuis si peu de temps que, malgré le vif attachement qu'il leur avait
inspiré, le regret, très vif aussi, qu'elles en ressentirent fut bientôt
calmé. Elles ont passé quelques mois en prison, mais ont été traitées
avec douceur, et c'est même là où elles ont commencé des liaisons de
société. Rien ne leur faisait donc partager le deuil commun, et cette
première indifférence, quand tout le monde dans le pays répandait des
larmes, a imprimé sur elles une singularité qui ne manque pas d'un
certain attrait piquant, mais qui repousse l'attachement et la
confiance. N'éprouvant pas ces haines passionnées qu'on ressent contre
ses persécuteurs, leur porte était ouverte à tout le monde, et leur
curiosité pour voir les personnes célèbres de cette époque n'étant
arrêtée par aucune répugnance, on peut se figurer les gens qui sont
entrés dans leur chambre! Mesdames de Bellegarde sont du petit nombre
des personnes qui, en 1794, ont eu le courage de tirer les matériaux de
l'ancienne société du chaos sanglant où ils étaient tombés et qui ont
contribué à édifier la nouvelle. On doit même ajouter que ces matériaux
se sont nettoyés chez elles, quoiqu'elles ne soient jamais arrivées à
les ranger en ordre. En effet, on a rencontré dans leur maison,
séparément et ensemble, les éléments les plus opposés. Mais le fond de
leur société est resté le même, composé d'artistes et de gens de
lettres.

  [46] Mesdames Adélaïde-Victoire et Aurore de Bellegarde sont un
    exemple des déchéances où la philosophie du XVIIIe siècle entraînait
    la femme et de l'irréparable tort fait aux grandes dames sceptiques
    par cette étrange sagesse qui leur apprenait à gâter leur vie.
    Adélaïde-Victoire, mariée à un cousin de son nom, était des
    premières en Savoie par le rang et la fortune lorsque, à la fin de
    1792, la province fut envahie par les Français. La nature, la
    langue, les habitudes rattachaient la Savoie à la France; le
    sentiment de cette solidarité était dans la conscience populaire;
    comme toute la province, madame de Bellegarde applaudit à
    l'annexion. Mais ce n'était pas l'achèvement d'une oeuvre historique
    et nationale qui excitait son enthousiasme: c'étaient les idées
    nouvelles, révolutionnaires, internationales, qui, par-dessus toutes
    les frontières, allaient se répandre pour la délivrance de tous les
    peuples et le bonheur de l'humanité. L'un des apôtres envoyés par la
    Convention pour prêcher l'évangile des philosophes était Hérault de
    Séchelles, beau, élégant, et qui mettait toute la grâce de l'ancien
    régime à coiffer le bonnet rouge. Adélaïde de Bellegarde abandonna
    mari et enfants pour suivre en France le député.

    Peu après, Hérault de Séchelles périt avec Danton. Adélaïde de
    Bellegarde se laissa distraire de sa douleur par les événements,
    d'abord tragiques, mais où peu à peu les vices prenaient le pas sur
    les crimes, et se plut aux transformations de cette société qui, dix
    ans après le _Ça ira_ des sans-culottes, chantait les romances des
    _Incroyables_. L'Orphée du jour était Garat: l'on ne sait ce qui
    excitait le plus d'enthousiasme, son talent extraordinaire ou ses
    ridicules infinis. Adélaïde se laissa prendre à cette gloire et
    tomba d'Hérault en Garat.

    A Aurore manquait aussi le sens moral. Sa vie fut décente, mais elle
    servit de demoiselle de compagnie à toutes les aventures de sa
    soeur. Elle était du voyage quand Adélaïde quitta la Savoie et son
    mari. Elles eurent une vie commune et la même demeure. L'affection
    d'Aurore était sans exigences pour la dignité de sa compagne. Pourvu
    qu'elle fût près de sa soeur, elle ne s'inquiétait pas de ce que sa
    soeur faisait: elle semblait considérer les légèretés comme si
    naturelles que la correction de sa propre vie prenait des airs non
    de vertu, mais d'inconséquence. Elle avait même le langage des
    moeurs faciles. Et madame de Rémusat, parlant, dans ses _Mémoires_,
    du salon de Talleyrand, écrit: «On y rencontrait la duchesse de
    Fleury, fort spirituelle, et mesdames de Bellegarde, qui n'avaient
    dans le monde d'autre importance que celle d'une grande liberté de
    conversation.»

    M. Ernest Daudet vient de faire des recherches sur elles, les
    trouvant mêlées à la vie d'Hérault qu'il étudie. Un livre qu'il
    prépare ne laisse pas même à Aurore sa réputation de demi-vierge.

    Voilà, fort médiatisées par leurs fautes, ces presque princesses.
    Combien le poids de ces fautes s'appesantit plus lourdement encore
    sur d'autres destinées que M. Paul Lafond raconte! Deux enfants, un
    fils et une fille, sont nés du commerce entre Adélaïde et Garat. Ils
    s'élèvent «selon la nature», sans principes religieux qui leur
    auraient fait honte de leur origine, mais avec toute la vanité de
    leur père pour s'enorgueillir du sang illustre qu'ils tiennent de
    leur mère. Le moins malheureux est le fils de la grande dame
    révolutionnaire: il annoblit son Garat, y ajoute de Chenoise, sert,
    dans les gardes du corps, Louis XVIII et Charles X, démissionne en
    1830 et meurt en 1837. La fille, après avoir épousé un percepteur
    des Pyrénées, Paul Soubiron, regagne Paris à la mort de son mari, se
    fait appeler Soubiron-Garat de Bellegarde, loge ce grand nom dans un
    petit appartement où elle console la médiocrité de ses revenus par
    la noblesse de ses origines, cultive avec un orgueil filial les amis
    de son père le chanteur, et après ce long effort pour conquérir un
    rang social, tout à coup, en 1882, se dérobe à toutes ses relations
    pour finir, volontairement séquestrée, ses derniers jours en
    compagnie d'un infirmier.

La vicomtesse de Laval, je ne sais pourquoi ni comment, vint à connaître
mesdames de Bellegarde et elle en fit aussitôt ses esclaves, ce qui
n'étonnera personne de ceux qui connaissent la vicomtesse. Elle est
vieille maintenant, mais son esprit et ses yeux conservent encore un
charme plein de jeunesse. Elle a tourné quelques têtes, ne s'est pas
refusé une fantaisie, s'est perdue dans le temps où il y avait des
couvents pour donner un éclat convenu à la honte des maris, et n'a évité
cette retraite que parce que son beau-frère, le duc de Laval, a
substitué le plaisir de l'afficher à celui de la punir par ce moyen. Je
ne sais qui a dit que la réputation des femmes repousse comme les
cheveux, la sienne en est la preuve. Maltraitée par les femmes
considérables de son temps parce qu'elle traitait trop favorablement
leur mari ou leurs amants, le divorce, qu'elle a subi et non demandé,
l'a réconciliée avec les plus prudes. Changeant d'amant presque autant
que d'année, cette habitude s'est établie en droit et celui de
prescription à cet égard était dans toute sa vigueur lorsqu'elle s'est
logée dans la même maison que le comte Louis de Narbonne, quoiqu'il fût
marié. Les femmes les plus sévères vont chez elle _parce que_ le
souvenir des torts de sa jeunesse est effacé; elle était flattée des
faveurs que l'empereur Napoléon répandait sur M. de Narbonne, son aide
de camp, _parce que_ les sourires de la fortune sont toujours agréables;
sa chambre était remplie de la bonne compagnie d'autrefois, _parce
qu_'elle déteste la Révolution; elle est difficile sur la conduite des
femmes, _parce qu_'une certaine sévérité sied bien à son âge; et, avec
ces motifs pour chacune de ses actions et cette inconséquence générale
pour toutes, elle est la plus piquante, la plus gaie, la plus absolue,
la plus aimable et la moins bonne des femmes. Maîtresse de M. de
Talleyrand quand elle était jolie, actuellement son amie très exigeante,
c'est la seule au fond qui ait de l'empire sur lui[47].

  [47] Catherine-Jeanne Tavernier de Boullongne était fille d'un
    trésorier de l'extraordinaire des guerres. Née en 1748, elle épousa,
    le 29 décembre 1765, Mathieu-Paul-Louis vicomte de
    Montmorency-Laval, qui était de son âge. Présentée à la cour le 25
    février 1766, elle sut, à une époque où l'on ne se scandalisait
    plus, se faire, par l'éclat de ses désordres, une réputation, et
    tous les contemporains confirment le témoignage d'Aimée. Comme c'est
    l'ordinaire, le mari avait été le premier artisan de ses malheurs.
    Agité de tics nerveux qui tiraient son visage et mettaient du
    désordre et de l'involontaire dans les gestes, affligé d'une voix
    qui était un ridicule, il avait plus qu'un autre besoin de rendre
    ses droits respectables à sa compagne par la sainteté du lien
    conjugal. Mais le vicomte mettait une élégance à être «philosophe».
    Sa femme apprit de lui à ne croire rien qu'au plaisir. Elle trouva
    bientôt qu'il ne suffisait pas pour ces leçons, et lui donna sujet
    d'être philosophe plus qu'il n'eût souhaité. Elle parut, par
    avancement d'hoirie, transmettre tout ce qu'elle avait de vertu à
    ses deux fils, Mathieu de Montmorency, le plus chrétien, le plus
    exemplaire des laïques, et Hippolyte, le plus régulier des abbés:
    ses comptes ainsi réglés avec le bien, elle prit, la conscience
    légère, du bon temps. D'ailleurs, elle fut une preuve que les plus
    passionnées ne sont pas toujours les plus sensibles. Elle s'était
    attaché M. de Narbonne longtemps avant qu'il se liât avec madame de
    Staël. Celle-ci, au moment de la Terreur, fit les plus généreux
    efforts pour disputer tout ce qu'elle put de suspects à la
    guillotine. Elle ne réussit pas à délivrer l'abbé Hippolyte, qui fut
    exécuté à Paris. Mais, grâce aux faux passeports qu'elle envoyait de
    Suisse, elle sauva madame de Laval, son fils Mathieu, les recueillit
    à la Rive. Elle y reçut aussi M. de Narbonne, échappé de France
    grâce à elle. La présence de M. de Narbonne fit oublier à madame de
    Laval ce qu'elle devait à madame de Staël, et la gratitude s'enfuit
    devant la jalousie. L'empire qu'elle sut reprendre, et pour ne plus
    le perdre, sur M. de Narbonne la laissa irritée et vindicative. En
    1802, M. de Barante fut le témoin de ces sentiments. Il dit:

    «Je me remis à voir souvent les anciens amis de mon père. M. de
    Narbonne, qui avait été fort lié avec lui, m'accueillait avec la
    bonté et la grâce qui le rendaient si aimable. Il demeurait dans une
    petite maison de la rue Roquépine avec la vicomtesse de Laval. Après
    l'avoir quittée un instant, il était revenu à elle pour ne plus
    l'abandonner. Sa femme vivait à Trieste avec la duchesse de
    Narbonne, sa mère. Le vicomte de Laval existait encore. Au lendemain
    de la Révolution, qui avait dispersé la société française et même
    les familles, ce ménage ne paraissait singulier à personne. M. de
    Narbonne me présenta à madame de Laval; elle était spirituelle sans
    nulle bienveillance. Fort jolie autrefois, elle avait au moins
    cinquante ans. Sans être assidu dans son tout petit salon, j'y
    allais de temps en temps et je me plaisais à ses entretiens, en
    général commérages élégants, remplis de souvenirs de la cour,
    racontés d'une manière piquante. M. Mathieu de Montmorency se
    trouvait habituellement chez sa mère.

    »Parmi les très nombreuses aversions de madame de Laval, madame de
    Staël tenait le premier rang. Le roman de _Delphine_ venait de
    paraître, de sorte que la critique du livre et les épigrammes contre
    l'auteur étaient un thème de conversation. Je ne connaissais pas
    encore madame de Staël. Un an après, lorsque je revins de Coppet, où
    elle m'avait reçu avec bonté, où j'avais vécu dans sa société, où je
    m'étais lié avec ses amis, je pensais que je ne devais pas
    l'entendre ainsi déchirer. Il ne pouvait m'appartenir, à mon âge, de
    la défendre et d'élever une contradiction, mais il me semblait que
    M. de Narbonne manquait un peu à la perfection de son bon goût en
    admettant cet épanchement de haine. Petit à petit je cessai d'aller
    chez madame de Laval.»--_Souvenirs_, t. Ier, pp. 88-89.

    Voilà bien des laideurs: la méchanceté de madame de Laval, la
    complicité de M. de Narbonne, et plus encore la tolérance
    universelle pour la publique immoralité de leur double adultère.
    Car, à la fin de l'ancien régime, l'audace du désordre était admise.
    Le chancelier Pasquier raconte en ces termes ses débuts dans le
    monde: «L'oisiveté, le besoin d'argent avaient amené de nombreux
    scandales. Il me suffira de dire que, quand je suis entré dans le
    monde, j'ai été présenté en quelque sorte parallèlement chez les
    femmes légitimes et chez les maîtresses de mes parents, des amis de
    ma famille, passant la soirée du lundi chez l'une, celle du mardi
    chez l'autre, et je n'avais que dix-huit ans et j'étais d'une
    famille magistrale!»--_Mémoires_, t. Ier, p. 48.

    Quand on s'étonne que cette aristocratie ait offert si peu de
    résistance au premier choc des événements, il faut penser à cette
    corruption. Il n'y a jamais d'énergie où il n'y a plus de moeurs.
    L'extraordinaire fut que la caste mutilée gardât tout entiers ses
    vices et se fît des changements révolutionnaires autant de
    ressources pour recommencer avec plus de sans-gêne l'ancienne vie.
    Les débris d'émigration qui se rejoignent sous le Consulat ne
    reconstituent pas des familles, ils assemblent des fantaisies. Les
    doctrines du vicomte de Laval ont gâté sa vie conjugale, mais lui
    ont permis de la rompre. Il a demandé et obtenu le divorce contre sa
    femme, et s'est remarié. Les cinquante ans de madame de Laval ne
    trouveraient plus, fussent-ils assagis, à s'abriter sous un toit
    conjugal. Ils cherchent un asile définitif sous le toit d'un ancien
    amant. La Terreur a jeté madame de Narbonne à Trieste; la sécurité
    revenue, M. de Narbonne ne songe pas à se rapprocher de sa femme,
    mais à la laisser où elle est et à vieillir à Paris avec la femme
    d'un autre. M. Mathieu de Montmorency, le fils d'une des plus
    illustres maisons de France, n'a pas de foyer, bien que son père et
    sa mère vivent encore. S'il les jugeait, il oublierait le respect
    qu'il leur doit. Il est réduit à les comparer: qu'était donc le
    père, pour que le fils préférant une telle mère, consentît à vivre
    entre elle et M. de Narbonne?

    Il y a cent ans, de telles impudeurs n'offensaient pas l'élite
    destinée, croyait-elle, à conduire la société, et s'offraient aux
    regards de la petite bourgeoisie et du peuple encore sains. Au cours
    du siècle, cette élite a réappris la décence et la foi, mais, tandis
    qu'elle se réformait, le mauvais exemple donné d'abord par elle
    descendait peu à peu. Aujourd'hui il gagne la multitude, devenue à
    son tour maîtresse de cette société, et qui met en lois, contre le
    mariage et la famille, les anciennes moeurs des hautes classes.

    La vicomtesse de Laval vit commencer, indifférente, ces changements,
    survécut jusqu'en 1838 à la plupart de ses affections, légitimes ou
    non, et il est vrai que l'égoïsme prolonge les jours, puisqu'elle
    dépassa quatre-vingt-dix ans.

L'intérieur de cette petite chambre de madame de Laval, donnant à M. de
Talleyrand l'assurance que le lien qui le tenait à la bonne compagnie
n'était pas rompu, rassurait sa conscience. N'ayant point de crime à se
reprocher, ses fautes lui semblaient plus légères quand il acquerrait la
preuve qu'elles ne l'avaient point détaché de ceux qui, seuls, pouvaient
les trouver choquantes.

La cour de Bonaparte n'offrait point de repos ni d'agrément, remplie
comme elle était de gens occupés de leurs affaires, les faisant bien,
prenant tout au sérieux, affrontant les dangers, mais ne sachant point
en rire et employant tous leurs moments parce qu'ils ignoraient comment
on peut les perdre. Cette manière de vivre _positive_ est insupportable
pour ceux qui ont goûté du _savoir-vivre_ d'autrefois, composé de
_nuances_, d'_à peu près_, et d'un _doux laisser-aller_, où la gaieté,
la plaisanterie, la molle insouciance berçaient la moitié de la vie.
_Laisser couler le temps_ était une façon de parler habituelle et
familière qui est presque bannie de la langue. M. de Talleyrand avait
besoin de dire et d'écouter quelques paroles sans suite et sans
conséquence pour se reposer de celles toujours écoutées et comptées qui
se prononçaient à la cour. Ce fut, je crois, ce qui éveilla en lui la
curiosité de connaître la société de gens de lettres et d'artistes qui
se trouvait chez mesdames de Bellegarde, qu'il connaissait depuis
quelques années. Madame de Laval convint avec elles qu'on se réunirait,
une fois la semaine, à un dîner où se trouveraient MM. Lemercier,
Gérard, Duval[48].

  [48] Gérard était le grand peintre, Alexandre Duval un de ces auteurs
    dramatiques traités par la fortune un peu comme les acteurs, et pour
    lesquels une exagération de succès éphémères précède un excès
    d'oubli définitif. Il était alors à la mode, sur le seuil de
    l'Académie française où il entra en 1816, et certes ne prévoyait
    guère, car il avait la vanité sensible, que, de toutes ses pièces,
    la plus durable, la seule survivante serait _Joseph_, grâce à la
    musique de Méhul.

Ces dîners eurent lieu pendant quatre ou cinq années. Je m'y rendais: le
ton froid de M. de Talleyrand avait commencé par y répandre une telle
contrainte que je formai le projet de m'en retirer, mais, petit à petit,
on s'accoutuma ensemble et on finit par se convenir.

M. Lemercier animait la conversation par la brillante légèreté de son
esprit. Son caractère noble et ferme sied à ses discours comme à ses
actions et rend ses sentiments communicatifs; aussi l'empereur
redoutait-il jusqu'à sa gaieté, car elle captive la confiance,
quoiqu'elle soit pleine de sel.

M. Gérard n'inspire pas la même sécurité; mais son esprit, comme son
talent, est brillant et plein de finesse. Il abonde en saillies
ingénieuses et force à un exercice d'esprit à la fois agréable et
amusant qui ressemble un peu à l'escrime; pour se mettre en garde contre
les railleries, on fait sortir de son propre fonds le mouvement et
l'adresse qui doivent en garantir, et cette émulation ne manque pas d'un
certain charme.

Quant à M. Duval, content d'avoir écrit quelques opéras-comiques fort
gais, deux ou trois comédies où le dialogue ne manque pas d'esprit, il
se croit quitte envers la postérité, le temps présent, la gaieté et
l'esprit; il est, en conséquence, le plus insignifiant et le plus muet
des hommes[49].

  [49] «Il vient de donner, en 1817, une comédie sous le nom de _la
    Manie des Grandeurs_, dont j'avais entendu, il y a dix ans, la
    lecture sous celui de _l'Ambitieux_. Il n'y a de comique dans cette
    pièce que son succès parce qu'il prouve que nos formes politiques
    n'ont pas la durée nécessaire pour qu'un poète fabrique une pièce.
    Celui que M. Decazes, ministre actuel de la police, veut nous faire
    regarder comme un gentilhomme ultra, était calqué sur M. le comte
    Regnault de Saint-Jean-d'Angély, qui alors empêcha la police
    d'accueillir cette pièce. Il doit sourire maintenant du genre
    d'application qu'on cherche à faire d'un rôle qu'il n'aurait
    peut-être dédaigné dans aucun temps s'il avait prévu qu'il en
    viendrait un où il se ferait prendre pour un gentilhomme.»--_Note
    d'Aimée de Coigny._

Nous l'eûmes bientôt banni de notre petite réunion où il avait trop
l'air de l'imbécile sultan devant lequel viennent en vain, pour
l'émouvoir, se prosterner le talent, le savoir et la gaieté. Délivrés de
lui, nous restâmes fort bien partagés entre la grâce piquante de madame
de Laval, le doux murmure de conversation de mesdames de Bellegarde, ma
bonne volonté de plaire et de m'amuser, et le charme inexprimable que M.
de Talleyrand sait répandre quand il n'enveloppe point cette qualité
dans un dédaigneux silence. Ce fut dans ces réunions que je contractai
l'habitude de M. de Talleyrand et la familiarité nécessaire pour pouvoir
lui parler de tout sans conséquence et sans embarras.

Dans les vieilles monarchies, il y a une manière d'être, un ton de
société, plus ou moins nuancé par la distance où l'on se trouve de la
cour, que l'on cherche à imiter dans tous les états. Après notre
Révolution où rien n'a d'ensemble, où aucune habitude n'est enracinée,
tout est encore dans le désordre et l'on rencontre encore d'anciens
grands débris près d'édifices naissants. Ce qu'on appelait le ton du
monde se ressentait de cette situation: les manières de la cour, celles
de quelques vieux salons, restes de l'ancienne bonne compagnie, et les
lieux où l'on prodiguait les égards en raison de l'esprit et du talent
étaient aussi éloignés que s'ils avaient appartenu à trois peuples
différents. Ils ne tendaient même point à se réunir, car il semblait
qu'il manquât d'un lien pour les rapprocher, comme il manquait d'un
empire, d'une force pour confondre en un seul tous les vastes
territoires qui le composaient. M. de Talleyrand, mieux placé qu'un
autre pour juger ces distances singulières qu'il franchissait souvent en
un jour, pouvait sentir combien l'acquisition de nouvelles provinces
servait peu pour le bonheur public; quel abus étrange de la victoire on
faisait en imposant le nom de Français à des gens si loin d'être réunis
par le même intérêt et de former un même peuple, puisque, au sein de
Paris, tant de fractions de société divisaient cette ville en autant de
petits mondes souvent contraires de principes, de voeux et de positions.
Tout ce qui portait aux yeux de M. de Talleyrand l'évidence de ce fait
me faisait plaisir et c'est une des raisons qui me rendaient agréable
notre réunion chez mesdames de Bellegarde, car c'était une des mille
différences qui existaient dans la ville.

Sur la fin du règne de Bonaparte, les nuances de caractère qui existent
entre les hommes se manifestaient par des plans d'organisation publique;
on rêvait _république_, _royaume_, _état fédératif_, etc., et chaque
homme, comptant pour rien le lien social du moment, portait dans ses
voeux, avait en ses desseins l'ordre quelconque d'un changement total.
Ceci est un des malheurs les plus fatals et les moins aperçus
qu'entraînent les révolutions. Manquant de cette assurance intérieure
que ce qui existe peut s'améliorer ou s'altérer, mais ne peut être
détruit, les hommes cessent d'être favorables à la société et font
servir leurs qualités personnelles à des règles isolées qui ne
tendraient qu'à la dissoudre. Rien n'est mortel pour les États comme
l'idée qu'ils peuvent changer; lorsqu'on peut envisager ce fait sans
reculer comme devant le plus énorme forfait, quand on ne sert le
gouvernement que lorsqu'il entre dans _la fantaisie_, le lien social, il
me semble, est détruit. Si l'on avait pu rêver sans crime à autre chose
qu'à l'ordre actuel du gouvernement, croit-on que l'histoire de France
aurait à citer les hommes publics qui l'ont honorée? Croit-on que
l'Hôpital, que Sully, que Montausier même, que Colbert n'auraient pas
préféré d'attendre tranquillement un renversement pour arranger à leur
fantaisie, au lieu de braver pour le bien public l'humeur, la colère,
les injustices de tous ceux qu'ils étaient obligés de blesser et au
milieu desquels il fallait qu'ils vécussent? L'idée d'améliorer est la
seule dans laquelle le courage et la force de caractère aient un emploi
utile. Les plans entiers de bons gouvernements peuvent partir de têtes
saines et de coeurs droits, mais leur application est toujours funeste
parce qu'elle ne peut avoir lieu que sur des terrains nus, c'est-à-dire
après des renversements. Ces rêves-là ne sont pas faits pour les temps
où il y a des moeurs, autrement dit des habitudes, et sans elles il n'y
a pas d'avenir. On peut perfectionner, mais vouloir faire une bonne
chose toute seule et sans précédents, c'est _rêver le bien_ et _faire le
mal_. Vingt-huit ans de convulsions politiques ont produit ce mal moral
de faire dire aux plus honnêtes gens sans répugnance en parlant de
l'État: «Ceci ne durera pas.» Et le régime de fer et de gloire imposé
par Bonaparte n'avait pas mis sa puissance à l'abri de ce doute.

Mais revenons à mon récit. Attaquée comme tant d'autres de la maladie
que je viens de décrire, je faisais cas de tout ce qui pouvait nuire à
Bonaparte comme d'un moyen de plus pour hâter sa chute, recueillant avec
empressement chaque démonstration qui pouvait persuader M. de Talleyrand
de l'impossibilité que la France pût jamais jouir d'un noble repos sous
un homme, qu'il ne fallait point croire que les événements
corrigeraient, parce qu'il faisait les événements et ne voulait les
faire que tels qu'ils étaient alors, puisque la victoire n'avait point
encore déserté ses drapeaux.

Cherchant à tirer parti, pour notre projet, de l'intimité qui existait
entre moi et M. de Talleyrand, j'allais, comme je l'ai dit ci-dessus,
passer seule avec lui le matin une heure ou deux, mais je n'osais pas
parler d'avenir. Souvent, après m'avoir montré en homme d'État les maux
que l'empereur causait à la France, je m'écriais:

--Mais, monsieur, en savez-vous le remède? pouvez-vous le trouver?
existe-t-il?

Il n'écoutait point ma question ou éludait d'y répondre.

--Il faut le détruire, me dit-il un jour, n'importe le moyen.

--C'est bien mon avis, lui répondis-je vivement.

--Cet homme-ci, continua-t-il, ne vaut plus rien pour le genre de bien
qu'il pouvait faire, son temps de force contre la révolution est passé;
les idées dont il pouvait seul distraire sont affaiblies, elles n'ont
plus de danger et il serait fatal qu'elles s'éteignissent. Il a détruit
l'égalité, c'est bon; mais il faut que la liberté nous reste; il nous
faut des lois; avec lui c'est impossible. Voici le moment de le
renverser. Vous connaissez de vieux serviteurs de cette liberté, Garat,
quelques autres. Moi, je pourrai atteindre Sieyès, j'ai des moyens pour
cela. Il faut ranimer dans leur esprit les pensées de leur jeunesse:
c'est une puissance, et puis, l'empereur étant en retraite de Moscou, il
est bien loin. Leur amour pour la liberté peut renaître!

--L'espérez-vous? lui dis-je.

--Pas beaucoup, reprit-il; mais enfin il faut le tenter.

Je le lui promis de bon coeur et effectivement je causai avec un homme
qui, lui-même fort révolutionnaire, se trouvait intimement lié avec ceux
qui l'avaient été davantage et les sénateurs qui passaient pour avoir du
talent et des idées libérales. J'excitai facilement sa bile contre
l'empereur et son désir de le voir remplacé par un gouvernement où la
liberté fut respectée. Il communiqua même bientôt ces impressions dans
sa société, une des plus étendues de celles qui forment à Paris la haute
bourgeoisie. On était encouragé par la tentative que venait de faire
Mallet, tentative qui, bien que suivie par la mort violente des
coupables, avait répandu une certaine idée de faiblesse sur le
gouvernement déconsidéré. L'enlèvement du ministre et du préfet de
police, la fuite surtout de ce dernier chez son apothicaire avaient
imprimé sur lui un vernis de ridicule qui se répandait jusque sur la
puissance, quoiqu'il fût un de ses moindres agents. Il n'a manqué à
Mallet qu'un plan raisonnable, disait-on. Il a _remplacé_, il ne
s'agissait que de _déplacer_, c'est peu de chose: le plus difficile
était fait. Sa République est une idée de prisonnier, personne n'en veut
plus, mais enfin il a réussi à surprendre la police. Ainsi le
gouvernement de l'empereur n'est point inébranlable, son armée est
battue et sa police peut être enlevée: on peut donc mettre sa puissance
civile et militaire en déroute!

On se sentait plus à l'aise et on regardait Mallet comme un homme qui
avait ouvert une porte à l'espérance.

Le fameux vingt-neuvième bulletin vint rallumer l'indignation contre son
auteur qui faisait la froide énumération des maux dont les Français
étaient accablés, dans ce jargon moitié soldatesque, moitié rhéteur
qu'on appelait son style. La description entre autres de l'incendie de
Moscou, qu'il comparait à l'éruption d'un volcan, était révoltante.
L'indignation qu'on en ressentit dans le moment fit croire à la chute
prochaine d'un despote militaire qui cessait d'être conquérant. Mais son
retour subit arrêta tout autre sentiment que l'étonnement: il sauta de
sa chaise de poste sur son trône et ressaisit le sceptre aux Tuileries,
tandis que son armée délaissée couvrait de malades et de morts le vaste
territoire qui est entre la Bérésina et le Rhin.

    Qui gurges aut quæ flumina lugubris
    Ignara belli? Quod mare Dauniæ
        Non decoloravere cædes?
    Quæ caret ora cruore nostro?

Frappés comme tout le monde de l'adresse hardie et aventureuse de cet
homme et de la manière dont il venait encore de subjuguer les
imaginations, nous désespérâmes un moment. Je cessai mes fréquentes
visites chez M. de Talleyrand dans la crainte de le compromettre et
parlai moins vivement à ceux dont j'excitais le mécontentement. Nous
montâmes plus souvent chez madame de Vaudemont pour prendre le thé et
apprendre des nouvelles.

Nous nous félicitions de ne pas nous être ouverts à M. de Talleyrand par
la simple réflexion qu'il est plus facile de garder un ressentiment
qu'un projet, et nous tenions tellement au nôtre que, plutôt de
consentir à le changer dans la moindre partie, nous préférions conserver
Bonaparte.

Quelques paroles de l'empereur venaient de produire une espèce
d'enthousiasme factice qui n'était au fond que l'habitude d'une
obéissance qu'il avait suspendue et qui reprenait sa force, mais qui lui
valut des hommes et de l'argent avec lesquels il conçut l'idée de
recommencer une campagne, comme un joueur recommence une partie avec la
petite émotion de perdre l'enjeu ou de se racquitter.

Nous allions, comme je viens de le dire, chez madame de Vaudemont, le
soir, où vivaient dans l'intimité MM. de Saint-Aignan, beau-frère de M.
de Caulaincourt; Pasquier; Molé; La Valette; Montliveau, alors intendant
de l'impératrice Joséphine; le duc d'Alberg; Vitroles, son complaisant,
faufilé par sa protection jusque chez des ministres, adroit, dévoué,
courageux pour la cause qu'il embrassa, alors intrigant subalterne; puis
un comte de S... ancien envoyé de Perse à la cour de France, Piémontais
par son père, Polonais par sa mère, cocu allemand par sa femme, Anglais
par ses alliances, Russe par une cousine, Français par conquête et
espion par goût, état et habitude. Tel était à peu près le corps d'armée
napoléonienne qui, tous les soirs, siégeait autour de la table d'acajou
du petit salon bleu de madame de Vaudemont, où leurs espérances, où
leurs inquiétudes se manifestaient sans contrainte.

De tous ces messieurs-là, je n'estimais que le comte de La Valette. Je
m'amusais à disputer contre lui; resté seul après les autres, il perdait
toute réserve, excité par la contradiction de mon discours et par le
petit morceau de sucre continuellement arrosé de rhum qu'il faisait
entrer dans sa bouche à chaque parole qui sortait de la mienne. Cet
exercice, prolongé quelquefois bien avant dans la nuit, nous a révélé
plus de choses, fait pressentir plus d'événements qu'il n'en savait
peut-être lui-même et jamais ne nous a trompés. La conversation aussi de
S... avait fini par nous amuser. Ce vieux espion de Maret, accoutumé à
passer la fin de ses soirées avec nous et ne pouvant en tirer parti pour
son métier, semblait le mettre de côté passé minuit et, resté seul dans
le petit cercle de trois ou quatre personnes dont nous faisons nombre
jusqu'à une ou deux heures du matin, il nous racontait des anecdotes
curieuses de tous les temps et, par entraînement de causerie, il
finissait par nous dire ce qu'il savait de la veille ou du jour et nous
mettait ainsi au fait de ce que nous voulions savoir.

Il était aisé de conclure que le lien de la peur qui attachait la France
à Bonaparte était indissoluble, en sa présence au moins, et qu'alors il
n'existait plus de sentiment public. L'indignation était éteinte, la
campagne de Russie était déjà presque complètement oubliée et, quoique
les débris de l'armée qui l'avait entraînée errassent encore mutilés
loin de leur pays, on en reformait une à la hâte pour recommencer de
nouvelles entreprises et l'on donnait partout les hommes et l'argent
demandés, sans plainte et sans regret!

Malgré ces preuves de soumission sans borne données à Napoléon, je ne
sais quelle assurance de le voir renversé vivait au fond de notre âme.
M. de Boisgelin et moi nous exaltions par nos espérances que nous
appelions même nos projets. L'idée de rendre à la France l'énergie
nécessaire pour secouer le joug despotique qui la courbait nous occupait
jour et nuit. Cette malheureuse habitude d'obéir que l'on avait si
universellement contractée nous affligeait parce qu'elle nous donnait la
preuve qu'à moins d'opposer à Napoléon _un homme auquel on pût obéir_,
sa tyrannie, la haine même qu'il pouvait inspirer ne feraient lever
personne contre lui. M. de Talleyrand nous paraissait toujours cet
homme-là, mais il était encore moitié chimérique pour nous. La seule
partie qui nous fût apparente était son mécontentement, mais la forme
qu'il lui ferait prendre nous était inconnue et nous inquiétait bien
autant qu'elle pouvait nous donner d'espérance.

Revenons à cette époque de la campagne de Dresde, où l'indignation
contre l'empereur était éteinte, ou du moins si dissimulée qu'il était
impossible de fonder sur elle aucun espoir de délivrance. Ne voyant plus
de probabilité prochaine pour la réussite de nos projets, M. de
Boisgelin et moi partîmes pour le château de Vigny, que me prêta la
princesse Charles de Rohan. Nous y passâmes trois mois en deux fois.

Rien ne me presse, je veux me rappeler les impressions que m'a fait
éprouver le séjour de Vigny. C'est le seul endroit où l'on ait conservé
mémoire de moi depuis mon enfance. On voit encore mon nom écrit sur des
murs, des êtres vivants parlent de ce que je fus, enfin là je me crois à
l'abri de cette fatalité qui semble avoir attaché près de moi un spectre
invisible qui rompt à chaque instant les liens qui unissent mon
existence avec le passé et qui efface la trace de mes pas. Je retrouve à
Vigny tout ce qui, pour moi, compose le passé et j'acquiers la certitude
d'avoir été aussi entourée d'intérêt doux dans mon enfance et de
quelques espérances dans ma jeunesse. Voilà la chambre de cette amie qui
protégea mes premiers jours, je vois la place où je causais avec elle,
où je recevais ses leçons. Voilà le rond où je dansais le dimanche,
voilà les petits fossés que je trouvais si grands et le saule que mon
père a planté au pied de la tour de sa maîtresse. Hélas! sa maîtresse, à
la distance d'une chambre, gît là, dans la chapelle, derrière le lit
qu'elle a si longtemps occupé et où peut-être elle a rêvé le bonheur!
Ah! mon père, lors de ce dernier voyage à Vigny, était vivant et la
douce idée de sentir encore son coeur battre contre le mien embellissait
pour moi un avenir où il n'est plus!

Ces grands arbres, sous lesquels mon enfance s'est écoulée, qui ont reçu
sous leur ombre protectrice mes parents, le duc de Fleury, un moment
même M. de Montrond[50], après un espace de dix-huit années je les
revoyais, j'étais sous leur abri! j'habitais cette même chambre verte où
les mêmes portraits semblaient jeter sur moi le même regard! Eux seuls
n'ont point changé! La belle Montbazon, la connétable de Luynes avaient
traversé intactes cet espace de temps nommé _révolution_ qui a attaqué,
dispersé toutes les nobles races de leurs descendances. Les rossignols
de Vigny nichent dans les mêmes arbres, les hiboux dans les mêmes tours;
moi j'ai la même chambre, et le vieux Rolland et sa femme habitent le
même pavillon!

  [50] Voilà la seule mention qu'Aimée dans ses Mémoires fasse de son
    premier mari. Elle nomme dans un autre passage, mais sans plus de
    détails, Montrond.

    Le duc de Fleury, dès sa sortie de France, s'était rendu près de
    Louis XVIII, ne le quitta plus, devint un favori du prince, et, au
    dire de Rivarol «un beau débris d'ancien régime». Il rentra en
    France avec son maître, mais pour mourir en 1816.

    M. de Montrond, un peu persécuté sous l'Empire, vécut sous la
    Restauration et la Monarchie de Juillet, tantôt enrichi tantôt ruiné
    par le jeu, toujours familier de Talleyrand. Il mourut le 20 octobre
    1844 à soixante-seize ans.

Quel charme est donc attaché à ce retour sur la vie, quelle émotion me
saisit en montant ces vieux escaliers en vis? Pourquoi la vue de ces
meubles vermoulus, de ce billard faussé, de cette grande et triste
chambre à coucher, fait-elle couler les larmes de mes yeux? O existence!
tu n'attaches que par le passé et tu n'intéresses que par l'avenir! Le
moment présent, transitoire et presque inaperçu, ne vaudra que par les
souvenirs dont il sera peut-être un jour l'objet!

Mon nouveau séjour à Vigny a laissé aussi dans mon coeur des traces qui
me sont chères. Mon âme, réunie à celle d'une noble créature, se sentait
relevée et mise à sa place. J'étais devancée et soutenue dans une voie
où notre guide était l'honneur. Nos projets étaient bien purs et
l'ardeur qu'ils nous inspiraient avait quelque chose de sacré, car les
voeux d'un honnête homme ont une telle puissance qu'ils forcent presque
la Divinité; pourrait-elle les rejeter sans blesser la justice?...

Le temps, employé avec ordre mais sans monotonie, coulait avec une
extrême rapidité entre la promenade, la lecture, la chasse et la
conversation.

Les campagnes étaient désertes, les champs couverts de blé mûr
paraissaient une calamité, à voir les êtres faibles occupés à rentrer
les moissons. La France n'était plus peuplée que de veuves et
d'orphelins en bas âge. Tel était l'état où la réduisait la gloire des
armes, que tous les bras qui pouvaient les porter lui manquaient et
qu'il n'y restait que ceux de la vieillesse et de l'enfance. Les bals
des dimanches n'étaient composés que de femmes. Bonaparte avait fait
disparaître les artisans, les pères, les époux, les laboureurs; il en
avait fait des soldats qui, pour ravager les champs des étrangers,
avaient abandonné les leurs.

Nous faisions quelquefois ces remarques devant l'abbé Desnoyelles,
chapelain du château, homme fort attaché à la princesse de Guéménée, qui
l'avait recueilli dans les temps les plus dangereux de la Révolution.
Cet abbé avait été moine, par conséquent mauvais prêtre; mais il était
bon homme, dévoué à ceux qu'il aimait, ayant la Révolution en horreur et
regardant l'empereur comme un parvenu. Il avait été lié avec M.
Bouvet,--gravement compromis dans le procès de Georges,--et avait donné
refuge pendant deux jours, dans le château de Vigny, à Georges et à
Armand de Polignac, alors son aide de camp, au moment où ils étaient le
plus chaudement poursuivis. Cet événement lui paraissant le plus
important de sa vie, il était possible de lui faire faire des
entreprises dans le même sens. Courageux, brutal, adroit, l'habitude de
vivre à la campagne sans travailler lui avait conservé cette partie
d'imagination aventureuse qui se perd si vite dans l'habitation des
villes et on pouvait facilement supposer que les dangers auxquels il
s'exposerait, pour contribuer à un événement extraordinaire qui nuirait
à Napoléon, ne l'effrayeraient pas plus que les messes qu'il avait dites
quand le culte était proscrit. Il les avait dites pour narguer
l'autorité d'alors. Il n'est pas sûr qu'il n'eût préféré toute autre
manière et il est certain qu'il pouvait braver beaucoup de périls pour
détruire l'autorité du moment.

Nous lui fîmes envisager la possibilité que, l'empereur n'acceptant pas
la paix après la campagne de Dresde, les conséquences très probables
d'une fierté déplacée seraient sa perte. Quand nous eûmes ajouté que
peut-être alors un Bourbon pourrait remonter sur le trône, le pauvre
abbé resta interdit:

--Je ne vous crois pas, nous dit-il brutalement, vous voulez me tenter.

Cependant, s'accoutumant à cette idée, elle lui devint bientôt si
familière qu'il ne pensait plus à autre chose.

--Je donnerais mon bras pour cela, disait-il. Ah! que de coquins
seraient attrapés! Dame, tout le monde rentrerait chez soi et bien
d'autres en sortiraient!

--Point du tout, l'abbé, personne ne sortirait et personne non plus ne
reviendrait comme il a été.

Alors l'abbé entrait en colère, car il était moine, cordelier et royal
jacobin. Il voulait que les royalistes fissent comme on leur avait fait,
qu'ils dépouillassent leurs ennemis, les fissent exiler, confisquer,
égorger et puis: «Vive le roi!» par là-dessus.

--C'est justice, disait-il. On leur en a fait autant, le talion c'est ma
loi. Pour ma part, j'en indiquerais un bon nombre; laissez-moi faire. Ma
foi, ajoutait-il, échauffé par tous ces beaux projets, le retour seul du
roi peut ramener ici le bonheur et la paix.

--Mais ce n'est pas comme vous l'entendez, lui disais-je.

M. de Boisgelin voulant entrer en explications avec lui, l'abbé
s'emporta et lui dit:

--C'est donc pour continuer la Révolution tout à votre aise que vous
voulez faire revenir le Roi? C'est pour donner force aux lois
d'usurpation et aux misérables qui ont détruit la noblesse, le clergé,
en mettant à leur place des assemblées de bavards qui, tous les ans, au
nom de la nation, voudraient fricoter dans les revenus du Roi? Par ma
foi, si c'est là votre but, que ce brave homme de roi reste où il est,
je ne sais où, et gardons notre mangeur d'hommes. Au moins croque-t-il
les révolutionnaires et quoiqu'il les couvre d'or et les appelle comtes
ou ducs, il les effraie au moins par l'idée d'un emprunt bien onéreux
sur leurs effets volés. Les acquéreurs en ont l'inquiétude, il exile, il
chasse des places les jacobins, il supprime, de temps en temps, ces
vilaines assemblées publiques,--voyez le Tribunat,--il fait obéir les
autres, enfin il sabre la Révolution comme les ennemis et cela réjouit!

--Eh bien! l'abbé, lui répondit M. de Boisgelin, vous êtes donc content
comme cela?

--Non, parbleu, mais...

Enfin le bon abbé Desnoyelles était le précurseur et le modèle des ultra
et il est assez comique d'avoir vu, en 1815, une Assemblée nationale
gouverner l'État, comme l'avait rêvé, en 1813, un pauvre moine
cordelier, libertin, ignorant, paresseux, vindicatif, sans esprit,
courageux et honnête homme que, à force de prêcher, nous ne convertîmes
pas, mais que nous réduisîmes au silence et qui renonça à la vengeance
qui lui était si chère, dans la crainte de ne pas être employé au
renversement de Bonaparte et surtout au retour du roi dont il croyait
que nous nous occupions. Il répétait souvent:

--Bouvet est à Londres; si j'y étais aussi, je verrais le roi, puisque
vous dites qu'il est en Angleterre. J'ai eu l'honneur de dire autrefois
la messe, à Nelle, chez madame la comtesse de Châlons, devant
monseigneur le comte d'Artois. C'était le bon temps, j'étais cordelier
alors, et monseigneur me disait toujours: «Bonjour, père, comment vous
portez-vous?»

Ces paroles mémorables paraissaient gravées dans le coeur de l'abbé et
lui haussaient le courage au point d'éveiller le nôtre.

--Que ne profitons-nous de l'abbé, me dit un jour M. de Boisgelin, pour
communiquer avec le roi? Desnoyelles est presque inconnu au monde
entier, il est Belge, ses parents sont fermiers, que ne va-t-il les
joindre? De là il trouvera des moyens faciles pour se rendre en
Angleterre et l'on pourrait ainsi faire passer au roi un état véritable
de la situation de la France, dont il n'a aucune idée, et lui indiquer
les personnes ou plutôt l'unique personne qui peut donner à son retour
des chances favorables, si cette personne se persuade à elle-même que le
roi puisse être utile au pays.

Cette proposition devint aussitôt un plan: l'abbé y entra avec zèle et
bonhomie. Il promit de ne point pérorer et de porter un papier écrit par
M. de Boisgelin. Nous convînmes alors de l'avertir au moment jugé
convenable, de lui donner l'argent nécessaire et nous partîmes pour
Paris.

Bonaparte était de retour de la campagne de Dresde dont il s'était
échappé par la fameuse trouée de Hanau. A la vue de l'irruption des
troupes étrangères qu'il entraînait à sa suite, il conçut l'espoir de
donner au peuple français l'élan nécessaire pour les repousser et
l'aider même à de nouvelles conquêtes. Dans ce dessein, il chercha à
ramener en eux des sentiments qu'il s'était efforcé d'anéantir depuis
quinze ans, remettant à un autre temps le soin de les comprimer de
nouveau. Ainsi l'on publia des appels au patriotisme des citoyens,
signés Napoléon, des proclamations adressées au _grand peuple_, des
invocations au souvenir de 92, année de la destruction des hordes
étrangères sur notre territoire, signées Napoléon, _empereur_ des
Français. Mais ce langage jacobin impérial ne produisit que de
l'étonnement. On aurait accepté le titre de citoyen avec soumission; les
faubourgs eussent porté la pique, la carmagnole et le bonnet rouge, mais
par ordre du ministre de la guerre. L'empereur put se convaincre que si,
jusqu'à un certain point, son autorité était à l'abri de la révolte, il
ne pouvait pas espérer, en sa faveur, de ces crises populaires qui, par
une convulsion généreuse, repoussent violemment du sol de la patrie ceux
qui tentent de la soumettre.

Cette idée nous attristait, quoiqu'elle rendît peut-être nos projets
plus faciles. Tous les peuples ont trouvé pour nous repousser,
disions-nous, une énergie patriotique, pourquoi en manquons-nous?
Qu'est-ce donc que la patrie, sinon l'amour des longues habitudes, de la
famille, du pays et du repos? Hélas! la France n'est plus maintenant
qu'une garnison où règnent la discipline et l'ennui. On défendra par
obéissance cette garnison, mais les habitants ne se mêleront point de la
querelle, et la conquête de la France n'est qu'une affaire militaire,
menaçant seulement l'honneur de l'armée. En Espagne, où aucune habitude
n'était ébranlée, un changement effrayait, depuis le noble titré
jusqu'au pauvre fainéant qui se plaisait dans sa vie vagabonde. Chacun
était prêt à défendre l'abus auquel il était attaché, dont il
subsistait, et à se battre, sinon pour _la liberté_, au moins pour _sa
préférence_. C'est un sentiment patriotique qui s'oppose à recevoir la
loi du vainqueur: chez nous, où trouver des sentiments qui nous
défendent? Employé par la guerre, séparé de ses enfants, loin de ses
foyers, dépendant d'un gouvernement qui change à tout moment de forme et
de principe, que peut-il y avoir de fixe dans la tête d'un Français? En
1792 même, lorsque les troupes prussiennes furent chassées du
territoire, était-ce un mouvement national qui les repoussa? A cette
époque terrible, les riches propriétaires, renfermés dans des cachots,
spoliés, égorgés au nom de l'anarchie, n'étaient plus comptés dans la
nation, et peut-on appeler nation un peuple sans discipline et sans
chefs?

Mais ces tristes réflexions ne pouvaient nous abattre. On est si heureux
d'avoir l'esprit occupé par un projet bien déterminé, qu'il donne du
courage pour envisager les plus grands maux parce qu'on croit en
posséder le remède. A la vue, par exemple, de l'obéissance passive qu'on
montrait aux ordres de l'empereur et de ce regard indifférent qu'on
jetait sur les armées ennemies prêtes à fondre sur le pays, nous
disions: Quel besoin nous avons de lois sages mises en activité et de
rois nés sur le trône, ayant l'habitude d'exercer leurs pouvoirs dans un
certain espace d'où ils sortent peu et ne font jamais sortir les
peuples! Alors le cercle d'aventures, parcouru dans toute une vie, se
trouvant autour de soi ainsi que les moyens de fortune et d'industrie,
font aimer son pays, puisque c'est en lui et pour lui seul que peuvent
se développer tous les sentiments.

--Notre plan, notre plan! répétions-nous.

M. de Boisgelin rédigea, en forme de lettre, un mémoire adressé au roi,
dans lequel, en rendant un compte exact des événements et de l'effet
qu'avaient produit sur les opinions les changements opérés depuis 1792,
il indiquait les chances de retour que pourrait avoir la famille des
Bourbons, si elle entrait dans la volonté du siècle, en substituant
franchement la forme monarchique constitutionnelle au sceptre absolu
qu'avaient porté ses ancêtres. Il faisait envisager, dans cette
supposition, l'arrivée en France d'un roi de l'ancienne famille comme un
intermédiaire tutélaire qui, s'interposant entre les ennemis attirés par
Bonaparte et le pays, pourrait le garantir. Les détails donnés étaient
positifs et le mémoire, un vrai chef-d'oeuvre de clarté, de patriotisme
et de courage. Quand il fut écrit, nous attendîmes quelque temps avant
d'avertir l'abbé.

Cependant Bonaparte, inquiet de l'avenir et sentant la nécessité de
rejoindre son armée, en même temps qu'il craignait Paris en son absence,
eut recours au moyen qu'il redoutait le plus dans l'exercice habituel de
sa puissance, entre autres à la formation d'une garde nationale dont il
se déclara général commandant. Il nomma Marie-Louise régente, établit un
Conseil de régence à la tête duquel il mit son frère Joseph, et, voulant
essayer avant son départ d'éveiller un enthousiasme nouveau et d'un
genre plus doux que celui que produisaient ses succès, il reçut les
officiers de la garde nationale en bon mari, en bon père, en bon homme,
en citoyen se préparant à défendre ses foyers, et il remit sa femme et
son fils entre les bras des Parisiens, sous l'uniforme de la plus
paisible des troupes. Il faut savoir que ceux qui étaient venus vers lui
étaient mécontents de ses projets, de sa conduite et montaient en
murmurant l'escalier qui conduit à la salle où ils furent reçus. Comme
ils ne s'attendaient pas au petit drame bourgeois qui leur fut donné,
ils en furent étonnés et se retirèrent agités par une certaine émotion.
Pendant qu'ils redescendaient l'escalier avec des impressions si
différentes de celles qu'ils venaient d'éprouver, Napoléon, rentré dans
sa chambre, sautait de joie d'avoir si bien réussi par sa pasquinade.

--J'ai bien joué mon rôle! disait-il.

Mais il se trompait lui-même par cette fourberie, comme font, de notre
temps, tous les fourbes. Le lendemain, même le soir de cette comédie,
l'impression qu'elle avait causée était effacée, et ceux pour lesquels
on l'avait jouée, ne se croyant engagés que par le serment qu'ils
avaient prêté à l'impératrice et à son fils, rirent de la scène dont ils
avaient été témoins.

Une chose que les gens dans le pouvoir ne savent jamais et que ceux qui
désirent le pouvoir ne veulent pas savoir, c'est que la ruse, une
adresse trop raffinée les déconsidèrent, ne font point illusion et les
privent de la faculté de bien faire, en accoutumant à regarder leurs
actions comme le masque de leur pensée. Le siècle n'est plus où l'on
admirait l'incompréhensible. L'intrigue est un moyen arriéré qui donne
des entraves à ceux qui s'en servent et abreuve les premiers
personnages, lorsqu'ils y ont recours, de tous les dégoûts que méritent
les baladins et les histrions. Plus d'une fois Napoléon a éprouvé cette
vérité.

Enfin, il partit pour repousser l'ennemi, déjà avancé bien au delà de
nos frontières. Je ne me charge pas de rappeler les trois mois de la
campagne la plus savante de Bonaparte. Cette partie fatale, dont la
France était l'enjeu, fut admirablement bien jouée par l'empereur, et si
tous les habitants, les citoyens doivent le regarder comme leur
destructeur, pas un militaire, dit-on, n'a le droit de le critiquer.
Comme athlète, il est tombé de bonne grâce, son honneur de soldat est à
couvert, sa vie comme homme a été conservée, il n'y a eu que notre pays
et nous de perdus. On n'a donc aucun reproche à lui faire: tels sont les
raisonnements de certaines gens. Mais enfin, je le répète, je n'écris
point de mémoires militaires et je ne m'occupe que des mouvements dont
j'ai été témoin et auxquels nous avons pu le voir participer.

Après le départ de l'empereur, une sorte d'aise générale se faisait
sentir au travers du trouble dont les esprits étaient agités; on
respirait mieux et l'on se plaignait ensemble.

--Il m'a enlevé tous mes enfants, disait l'un.

--Mes amis sont dispersés, s'écriaient les autres. Il ne veut pas que
les femmes soient jolies, ni les hommes amusants, parce qu'il trouve que
cela distrait du respect et de l'occupation continuelle qu'on lui doit.
Voyez madame Récamier, voyez M. de Montrond! Madame de Staël, M.
Benjamin de Constant paient par l'exil la peine de savoir écrire et,
s'il avait le temps, il remonterait jusqu'à Tacite pour infliger des
punitions aux écrivains et livrerait aux flammes toutes les
bibliothèques, afin de persuader la postérité que le monde commence à
lui. Il veut servir de modèle en échappant aux comparaisons.

Ces propos et mille autres semblables couraient de bouche en bouche.

Au milieu de ce mouvement des esprits, les fréquents bulletins de
l'armée qui, sous les noms de batailles gagnées, nous déguisaient des
revers, donnaient de la probabilité à nos espérances et de l'activité à
nos démarches. M. de Boisgelin se rapprocha, dès cette époque, de M.
Édouard de Fitzjames et de Mathieu de Montmorency, désirant, comme lui,
revoir les Bourbons sur le trône de France, mais ayant moins combiné la
manière de les y maintenir. Sans regarder au véritable état du pays et
aux concessions à faire au peuple, ils ne songeaient qu'à la bonne
occurrence qui se présentait pour le renversement de l'empereur.

Un M. de Gain de Montagnac, demeurant alors chez madame de Catelan, où
se rendait souvent M. de Boisgelin, était un homme d'imagination, de
probité, qui avait toujours l'air d'avoir quelque chose à dire à Bruno
et cependant en laissait fuir l'occasion d'une manière affectée. Il fut
un jour chez lui et lui dit que, membre d'une société étendue dont les
lois, formées sur la plus pure morale, étaient ensevelies dans la
conscience de ceux qui la composaient, il était chargé de lui faire la
proposition d'y entrer, que le serment exigé ne devait point alarmer
l'âme la plus religieuse et la plus délicate.

--Ce que je puis vous dire, ajouta-t-il, c'est que, ce que vous voulez,
nous le voulons; le retour de la famille des Bourbons est notre but, et
je crois que nous avons quelques moyens pour le voir accomplir.

M. de Boisgelin lui répondit qu'il ne lui convenait pas d'engager sa
liberté par aucun serment, mais que, si on voulait se contenter d'une
simple promesse du secret et le mener dans ces réunions, il y
consentait. Il fut accepté, et M. de Gain le conduisit, le soir même,
rue de la Paix, où, dans une assez mauvaise chambre, il trouva beaucoup
de monde, entre autres MM***[51]. M. de Boisgelin, qui n'était entré là
que pour s'assurer des forces qu'on en pourrait tirer, après avoir
reconnu qu'il n'existait ni plan, ni chef, et que tout se bornait à un
désir vague, plus ou moins fortement exprimé, de profiter des
circonstances pour rappeler les Bourbons, eut l'idée de tirer des liens
secrets de cette association qui, dans toutes les provinces, avait de
petits groupes correspondants, une apparence d'unanimité dans de
certains voeux et de montrer une surface de royalisme qui pût imposer en
cas de besoin. Il se mit, en conséquence, à parler de _Constitution
royale_ et de _conditions nationales_, d'après lesquelles on
_appellerait un Bourbon_. Il ne persuada personne pour le fond du
principe, mais beaucoup crurent que c'était le seul moyen pour le moment
de retourner sous les rois légitimes.

  [51] Les noms ne sont point donnés par les _Mémoires_.

--Pour redonner à la légitimité la place naturelle qu'elle doit occuper
dans les idées, il faut la purger de ce vernis de soumission sans bornes
des sujets à leur monarque, disait M. de Boisgelin; c'est là ce qui, la
faisant confondre avec l'esclavage de peuples dévolus de maître en
maître par droit de succession, la fait repousser par les âmes
indépendantes et généreuses. Il faut, ajoutait-il, la faire entrer dans
les libertés des peuples et la placer parmi leurs droits.

Ces excellents principes ne germaient pas dans les esprits peu exercés à
la méditation, mais ces messieurs engagèrent M. de Boisgelin à profiter
de leurs moyens de correspondance pour propager les doctrines propres à
concilier ces divers intérêts.

Madame de Duras et M. de Chateaubriand proclamaient, de leur côté, des
sentiments royalistes-Bourbon. La police savait tout ou à peu près et ne
remuait pas. Comme elle est toujours l'instrument du plus fort, elle
sentait que l'empereur n'était plus son maître et, voulant néanmoins lui
prouver sa fidélité dans un moment où tout le monde conspirait, elle
conspirait en faveur du roi de Rome, prévoyant bien que ce petit
usurpateur ne donnerait pas beaucoup de soucis à M. son père, puisqu'il
n'aurait d'armée que celle dévouée à Napoléon et de ministres que ses
serviteurs. C'est un raisonnement qui a commencé alors et qui s'est
continué depuis, car c'est le sens de presque tous les troubles. Nous
avons su qu'un espion de police était dans la pièce attenante à celle où
se tenait l'assemblée de ces messieurs, rue de la Paix, mais on s'en
mettait peu en peine.

Un jour, M. de Boisgelin me dit:

--Il y a bien longtemps que vous n'avez été voir M. de Talleyrand; il
faut cependant s'expliquer avec lui.

Comme les fées dont on nous a entretenues dans notre enfance, et qui,
pendant un certain temps, étaient obligées de perdre les formes
brillantes dont elles étaient revêtues pour en prendre de repoussantes,
M. de Talleyrand est sujet à de subites métamorphoses qui ne durent pas,
mais qui sont effrayantes. Alors la vue des honnêtes gens le gêne et il
leur devient odieux. Je craignais, je ne sais pourquoi, de le trouver
dans cet état que je nomme _sa peau de serpent_ et je fus agréablement
surprise de le voir gracieux et ouvert. Tout Paris venait le voir en
secret et tête à tête. Chaque personne qui sortait, rencontrant celle
qui entrait, semblait dire: «Je vous ai devancée; c'est moi qui l'ai
pour chef.»

Après nous être entretenus du malheur des temps, du progrès des ennemis
en France, je lui dis que ce que je craignais le plus était de voir la
paix conclue au milieu de ce désordre et de rentrer sous le sceptre d'un
guerrier battu.

--Mais il ne faut pas y rester, me dit-il.

--A la bonne heure! lui dis-je, mais que faire?

--N'avons-nous pas son fils? reprit-il.

--Pas autre chose? m'écriai-je.

--Il ne peut être question que de la régence, répondit-il en baissant
les yeux et du ton grave qu'il affecte quand il ne veut pas être
contrarié.

Cependant je le contrariai, car je croyais que le temps était précieux
et je lui dis contre la régence tout ce que j'ai noté plus haut. Il
m'écouta longtemps en silence et me dit, d'un air suspect, de revenir le
lendemain. Je n'avais pas beaucoup d'espérance, j'y revins cependant. Il
me parla de cent mille choses incohérentes, comme c'est son habitude
quand il veut causer et retenir près de lui les gens. Il me raconta les
propositions de paix que les monarques étrangers faisaient à Bonaparte,
propositions qu'il refusait.

--Comment, lui dis-je, nous n'avons donc plus d'espoir que dans son
orgueilleuse folie et nous perdons ici le temps sans nous entendre? La
guerre nous détruit, la paix nous menace et nous tergiverserions, Dieu
sait pourquoi!

--Mais non, me dit-il alors, nous sommes assez près l'un de l'autre et,
pour nous délivrer tout de suite de la race nouvelle, nous pourrions
peut-être faire des _idées patriotiques_ et un _trône national_ avec M.
le duc d'Orléans.

--Non, lui dis-je en prosélyte zélée de l'opinion royale légitime, M. le
duc d'Orléans est un usurpateur de meilleure maison qu'un autre, mais
c'est un usurpateur. Pourquoi pas le frère de Louis XVI?

Nous nous revîmes trois ou quatre jours de suite, le matin; je lui
parlais sur ce sujet sans qu'il m'interrompît, ni me donnât de réponse
et je sortais toujours fort effrayée de ses projets. Je craignais
surtout cette muserie qui est dans son caractère, qui le fait profiter
de l'événement, n'importe lequel, et se donner le mérite de l'avoir
prévu, arrangé secrètement, quand il n'a fait que l'attendre dans le
silence. Comme l'événement que je voulais avait besoin d'être fait et
qu'il ne serait point arrivé naturellement, la nonchalance de M. de
Talleyrand m'était insupportable. J'étais bien certaine qu'elle lui
était personnellement utile, mais je sentais qu'elle tuait l'ordre de
choses pour lequel je faisais des voeux. Je m'épuisais en raisonnements,
même en plaisanteries, car je savais de quelle importance il était de ne
point l'ennuyer, et je faisais valoir assez adroitement la monotonie
insipide de la cour de Bonaparte, ennemie des nuances et du goût.

Un jour, il se leva, fut à la porte de son cabinet de tableaux, et,
après s'être assuré qu'elle était fermée, il revint à moi levant les
bras en me disant:

--Madame de Coigny, je veux bien du Roi, moi, mais...

Je ne lui laissai point motiver son _mais_ et, lui sautant au cou, je
lui dis:

--Eh bien, monsieur de Talleyrand, vous sauvez la liberté de notre
pauvre pays, en lui donnant le seul moyen pour lui d'être heureux avec
un gros roi faible qui sera bien forcé de donner et d'exécuter de bonnes
lois.

Il rit de mon genre d'enthousiasme, puis il me dit:

--Oui, je le veux bien; mais il faut vous faire connaître comment je
suis avec cette famille-là. Je m'accommoderais encore assez bien avec M.
le comte d'Artois parce qu'il y a quelque chose entre lui et moi qui lui
expliquerait beaucoup de ma conduite; mais son frère ne me connaît pas
du tout. Je ne veux pas, je vous l'avoue, au lieu d'un remerciement,
m'exposer à un pardon ou avoir à me justifier. Je n'ai aucun moyen
d'aboutir à lui et...

--J'en ai, lui dis-je en interrompant. M. de Boisgelin est en
correspondance avec lui et, dans ce moment, il a une lettre prête à lui
être envoyée. Voulez-vous la voir?

--Oui, certes, revenez demain me l'apporter, je meurs d'envie de la
lire, me répondit-il assez vivement.

Je ne puis encore me rappeler sans émotion le plaisir que j'éprouvai au
moment où je crus voir l'accomplissement du voeu le plus vif et le plus
pur que j'aie jamais formé. Je me rendis rapidement chez moi, où M. de
Boisgelin m'attendait, et je lui criai en entrant:

--Il est à nous, il veut lire votre lettre au roi!

Rien n'égale le transport de joie de Bruno.

Nous nous mîmes à copier la lettre, en soignant très fort le paragraphe
dans lequel il était question de M. de Talleyrand. L'explication abrégée
quoique générale de sa conduite, sa haute position politique et
l'impossibilité que, sans lui, le roi pût jamais parvenir au trône, tout
cela fut tracé d'une main assez habile. Le lendemain, je me rendis rue
Saint-Florentin avec mon papier dans mon sac. A peine fus-je entrée dans
la chambre à coucher que, fermant la porte avec précaution, M. de
Talleyrand me dit:

--Asseyez-vous là et lisons.

Il prit la lettre et, d'une voix basse, mais intelligible, il commença à
lire très lentement. A mesure qu'il avançait, il disait, en
s'interrompant: «C'est cela!--A merveille!--C'est parfait!--C'est
expliqué admirablement!» Enfin, quand il en vint au paragraphe qui le
regardait, il eut un mouvement très marqué de satisfaction et le relut
encore. Lorsqu'il eut achevé toute la lecture, il la recommença plus
lentement, pesant et approuvant tous les termes, ensuite il me dit:

--Je veux garder cela et le serrer.

--Mais cela va vous compromettre inutilement.

--Bah! me répondit-il, j'ai tant de motifs de suspicion, celui-là me
plaît.

J'exigeai cependant qu'il le brûlât et, allumant alors une bougie à un
reste de feu presque éteint qui était dans l'âtre, il tortilla le papier
en l'approchant de la bougie, le jeta enflammé dans la cheminée et
croisa dessus la pelle et la pincette pour empêcher que les cendres ne
s'envolassent par le tuyau.

--On n'apprend qu'avec un homme d'État, lui dis-je, à anéantir un secret
bien secrètement.

Après cette petite opération, M. de Talleyrand se tourna de mon côté et
me dit:

--Eh bien! je suis tout à fait pour cette affaire-ci et, dès ce moment,
vous pouvez m'en regarder. Que M. de Boisgelin entretienne cette
correspondance, et travaillons à délivrer le pays de ce furieux. Moi,
j'ai des moyens de savoir assez bien et exactement ce qu'il fait. J'ai
avec Caulaincourt un chiffre et un signe convenus, par lesquels il
m'avertira, par exemple, si l'empereur accepte ou non des propositions
de paix. Il faut parler hautement de ses torts, de son manque de foi à
tous les engagements qu'il avait pris pour régner sur les Français. On
ne doit pas craindre de prononcer encore les mots de _nation_, _droits
du peuple_, il s'agit de marcher et l'expérience a resserré dans de
justes bornes l'expression de ces mots-là.

Je revins chez moi enchantée et jamais, je crois, M. de Boisgelin n'a
ressenti une joie plus pure. Si je voulais me borner à rappeler la part
nécessaire que nous eûmes au retour du Roi, je devrais m'arrêter ici,
car la détermination que prit à cet égard M. de Talleyrand et qui, je
dois le croire, est le fruit de la conviction que mes raisonnements et
nos conversations lui inspirèrent, est l'unique chose importante dans
cette conjuration et la seule force qui ait changé l'état des choses.
Notre but a donc été rempli à ce moment. Mais comme ces feuilles sont
destinées à me rappeler les sensations que j'éprouvai alors, je vais
continuer doucement ces mémoires, regardant ce qui nous est personnel
comme indiqué et même terminé.

M. de Boisgelin se rendit avec plus d'exactitude aux réunions dont j'ai
déjà parlé et se convainquit d'une chose qui, depuis, est devenue
évidente, mais qui, pour n'avoir pas été bien connue par le gouvernement
du roi, a pensé lui devenir funeste, parce qu'il a pensé y trouver une
force qui n'y était pas. Il n'en existe que dans des intérêts communs et
les rapports qui lient ensemble les gens dans les positions les plus
distantes. Or, dans cette association royaliste, comme il n'était
question que de fidélité à un être imaginaire et de pureté de conduite,
elle formait une chose isolée, abstraite, sans poids et ne représentant
rien qui répondît à l'intérêt réel de personne. Ses moyens de police
intérieure et de correspondance pouvaient être utiles cependant. Étendus
sur la surface des choses, comme un léger nuage ils pouvaient les
voiler, mais ils ne donnaient ni force d'action ni résistance. L'amour
mystique pour un roi que personne ne connaissait, la fidélité à des
devoirs dont on n'avait nulle idée, étaient des folies qui ne pouvaient
donner que des moments bien courts d'illusion. M. de Boisgelin chercha
seulement à inspirer assez de confiance pour qu'on lui permît de choisir
ces moments.

--Il faudrait, me disait-il quelquefois, tâcher de parler à des
sénateurs, à des gens qui en remuent d'autres.

--Ma foi, les sénateurs ne sont pas trop ces hommes-là, disais-je. Ils
me paraissent de grosses pierres que nous portons au col et avec
lesquelles on nous jette à l'eau.

Cependant nous fîmes des démarches près de quelques-uns. Mais Tacite a
dit, sur le Sénat romain, ce qui est applicable aux corps de l'État
quand la fortune de ceux qui les composent est dépendante du maître.

Les sénateurs fermaient les yeux et les oreilles pour n'être point
affligés par les maux publics, ni tentés d'en délivrer. Seulement, en
vrais chanoines ne s'occupant que de l'essentiel, qui était la recette
et le réfectoire, ils tenaient, les 28 de chaque mois, une assemblée en
forme de chapitre, pour régler l'affaire de leurs revenus.

Un jour, M. de Talleyrand vint me voir et me dit:

--Il serait nécessaire d'arranger tout ceci d'une manière noble et
sérieuse. Bonaparte vient encore de refuser la paix à Montereau, son
petit succès lui tourne la tête, il parle de retourner à Vienne. On a
fait, à Châtillon, une assemblée en forme de Congrès, où se rendra lord
Castlereagh et les ministres des différents souverains de l'Europe, pour
discuter sur quelles bases doit reposer la paix qu'on est encore décidé
d'offrir à Napoléon. Si elle se fait, tout est perdu et notre pays est
livré à l'effervescence d'une domination militaire qui, changeant les
idées reçues de morale et de politique, n'accorde le nom de vertu qu'à
l'asservissement ou l'obéissance sans contestation, et de gloire qu'à
l'esprit de conquête. Il faut que, lorsque le Sénat s'assemblera, il
nous tire d'affaire, qu'il efface sans danger l'ignominie dont il est
couvert et qu'il assure notre existence en travaillant à la sienne.
Voici ce que, par son droit naturel de conservateur des lois
fondamentales, il peut faire. Qu'un de ses membres monte à la tribune
pour dénoncer Napoléon en disant que, ayant été élu empereur aux
conditions qu'il n'a pas tenues, _de faire voter l'impôt par l'organe
des représentants de la nation, de rendre compte de l'emploi du revenu
et de faire jouir les citoyens de la liberté de leur personne et de leur
pensée_, il n'a aucun droit, aux termes d'un contrat qu'il a violé,
puisque _l'impôt a été levé à sa fantaisie, la liberté des citoyens a
été attaquée dans leur pensée et dans leurs actions, et le droit de
lever des armées exagéré au point d'épuiser la population_; que les
familles sont en deuil et réduites à des vieillards et à des enfants;
que l'Europe est jonchée de nos morts pendant que la France est couverte
d'ennemis dont il ne sait pas nous affranchir par la guerre et dont il
ne veut point nous délivrer par la paix; que, en conséquence, n'ayant
pas tenu les conditions du contrat qui fondait son autorité, on le
répète, le contrat est annulé et il est déclaré perturbateur du repos
public et mis hors la loi. Que le Sénat, ensuite, se constitue en
Assemblée nationale, qu'il envoie aux députés l'ordre de s'assembler et
de délibérer, en reconnaissant leur mandat comme suffisant. Qu'il
déclare la France monarchie constitutionnelle avec trois ou quatre lois
bien faites qui indiquent clairement les libertés du peuple et prendront
le nom de _charte_ ou de _lois constitutionnelles_, comme il voudra.
Alors, qu'il appelle le frère de Louis XVI sur le trône et qu'il fasse
adhérer le peuple à ce voeu, en faisant ouvrir des registres où chaque
citoyen sera invité à écrire son nom. Qu'il fasse un appel aux armées et
qu'il envoie une députation aux princes coalisés pour leur faire part de
cet événement, en les invitant à repasser le Rhin pour commencer là les
préliminaires de la paix.--Voyez Garat, ajouta-t-il, il y a là de quoi
remuer une âme patriotique et faire les plus belles phrases du monde
sans danger. C'est là ce qu'il faut répéter souvent, cette
persuasion peut encore faire des héros. Qu'on voie Lambrechts[52],
Lenoir-Laroche[53], je ne sais qui, ces patriarches de révolution qui
savent si bien démolir les trônes avec les mots de _patrie_, _tyrannie_,
_liberté_. S'ils les prononcent, nous sommes sauvés; je vais faire, de
mon côté, ce que je pourrai pour leur faire sentir que, en s'y prenant
ainsi, ils passent un véritable contrat entre le monarque et le peuple,
et que les droits de naissance que peut apporter celui qu'ils appellent
ne l'empêchent point d'être lié par des conditions, et que l'existence
du _sine qua non_ qu'ils cherchent tant se trouve assuré par cette
manière d'agir.

  [52] Charles-Joseph-Mathieu Lambrechts, né le 20 novembre 1753 dans
    les Pays-Bas autrichiens, s'était consacré à l'étude du droit et
    était, en 1786, recteur à l'Université de Louvain. Légiste et
    philosophe, il approuvait à ce double titre les réformes tentées par
    Joseph II contre les franchises locales et les croyances catholiques
    des peuples réunis sous la domination autrichienne. Quand la
    Belgique se souleva, en 1790, contre l'empereur, Lambrechts dut
    quitter le pays. Il y rentra avec nos armées. Comme il retrouvait
    dans les révolutionnaires français beaucoup des doctrines
    gouvernementales qui l'avaient attaché à l'empereur autrichien, il
    restait d'accord avec lui-même en devenant un champion énergique de
    la République et de l'influence française. Il fut, à la réunion de
    la Belgique à la France, récompensé de ce zèle par un poste de
    commissaire près le Directoire exécutif du département de la Dyle et
    y montra assez de talents et de zèle pour qu'après le 18 fructidor
    il fût appelé à Paris et nommé ministre de la justice. Les coups
    d'État continuèrent à lui être bienfaisants. Le 18 brumaire lui
    valut le Sénat. En 1804 il fut fait comte et commandant de la Légion
    d'honneur. Mais, s'il n'avait pas un grand zèle pour la liberté, il
    tenait de ses travaux le goût des formes légales, que le
    gouvernement de l'Empereur dédaignait. De là l'origine d'une
    opposition, qui, tout d'abord, ne fut qu'un applaudissement moindre,
    n'alla pas au delà du silence, mais qui le mettait à part avec le
    duc de Valmy, Lanjuinais, Garat, et le désignait à Talleyrand. En
    effet, en 1814, il vota la déchéance et fut chargé de rédiger les
    considérants. Il travailla aussi à la préparation de la charte;
    mais, là, ses principes de légiste se heurtèrent à l'intransigeance
    royaliste de l'abbé de Montesquieu, et lui coûtèrent la pairie.
    Malgré cette disgrâce, il refusa de se rallier à Napoléon lors des
    Cent-Jours. L'opposition libérale le recueillit, comme les anciens
    impérialistes qui n'avaient pas fait leur paix avec les
    légitimistes. En 1819, il fut élu à la Chambre, où il siégea à
    l'extrême gauche. Il mourut en 1823.

  [53] Lenoir-Laroche, né le 29 avril 1749 à Grenoble et avocat dans
    cette ville, vint plaider un procès important à Paris et s'y fixa.
    En 1788, il proposa les États du Dauphiné comme un exemple à suivre
    par les États généraux qui allaient s'ouvrir, et le succès de cette
    brochure le fit élire, en 1789, comme député du Tiers État par la
    prévôté de Paris. Dans l'Assemblée constituante, il fut de ceux qui
    rêvaient la liberté sans désordre. Sous la Terreur, il fut des
    suspects. Le Directoire le trouva journaliste, républicain, et
    toujours modéré. Un instant, ce fut un titre à la faveur et il
    devint préfet de police. Mais, à la veille du 18 fructidor, ce
    n'était pas la modération qu'on voulait de la police, et il redevint
    journaliste, soigneux de se tenir à égale distance des anarchistes
    et des clichiens. Cette impartialité trouva sa place dans une chaire
    de législation qu'on lui donna à «l'École centrale du Panthéon» et
    son républicanisme lui valut un siège au Conseil des Anciens. Au 18
    brumaire, sa modération l'emporta sur son républicanisme et lui
    obtint le Sénat, puis le titre de comte et la cravate de commandant.
    Sa fortune faite, et même pour qu'elle durât, il revint à
    l'équilibre naturel de ses préférences politiques, au désir d'une
    liberté réglée. Trop modéré pour trouver jamais le courage ni
    l'occasion d'une résistance, il accumulait en secret ses griefs à
    mesure que se suivaient les fautes de l'Empire, et ainsi, avec
    quelques autres semblables à lui, il se trouva prêt, en 1814, à
    renverser Napoléon, pour des fautes contre lesquelles ils n'avaient
    jamais protesté. Pair de France en 1814, rayé par l'Empereur,
    rétabli par la seconde Restauration, il continua à défendre, dans la
    mesure où il ne troublait pas son repos, les principes de 1789, et
    mourut le 17 février 1825.



APPENDICE


LES COIGNY

ORIGINE DE LA FAMILLE


Saint-Simon raconte en ces termes les origines des Coigny:

  «Les Matignon avaient marié leurs soeurs comme ils avaient pu; l'une,
  jolie et bien faite, épousa un du Breuil, gentilhomme breton; l'autre,
  Coigny, père du maréchal d'aujourd'hui.

  »Coigny était fils d'un de ces petits juges de basse Normandie, qui
  s'appelait Guillot, et qui, fils d'un manant, avait pris une de ces
  petites charges pour se délivrer de la taille après s'être fort
  enrichi. L'épée avait achevé de le décrasser. Il regarda comme sa
  fortune d'épouser la soeur des Matignon pour rien et, avec de belles
  terres, le gouvernement et le bailliage de Caen qu'il acheta, se fit
  un tout autre homme. Il se trouva bon officier et devint lieutenant
  général. Son union avec ses deux beaux-frères était intime, il les
  regardait avec grand respect et eux l'aimaient fort et leur soeur, qui
  logeait chez eux et qui était une femme de mérite. Coigny, fatigué de
  son nom de Guillot et qui avait acheté, en basse Normandie, la belle
  terre de Franquetot, vit par hasard éteindre toute cette maison,
  ancienne, riche et bien alliée. Cela lui donna envie d'en prendre le
  nom et la facilité de l'obtenir, personne n'étant plus en droit de s'y
  opposer. Il obtint donc des lettres patentes pour changer son nom de
  Guillot en celui de Franquetot, qu'il fit enregistrer au parlement de
  Rouen et consacra ainsi ce changement à la postérité la plus reculée.
  Mais on craint moins les fureteurs de registres que le gros du monde
  qui se met à rire de Guillot, tandis qu'il prend les Franquetot pour
  bons, parce que les véritables l'étaient, et qu'il ignore si on est
  enté dessus avec du parchemin ou de la cire. Coigny donc, devenu
  Franquetot et dans les premiers grades militaires, partagea, avec les
  Matignon, ses beaux-frères, la faveur du Chamillard. Il était lors en
  Flandre, où le ministre de la guerre lui procurait de petits corps
  séparés. C'était lui qu'il voulait glisser en la place de Villars et
  par là le faire maréchal de France. Il lui manda donc sa destination
  et comme le bâton ne devait être déclaré qu'en Bavière, même à celui
  qui lui était destiné, Chamillard n'osa lui en révéler le secret,
  mais, à ce que m'a dit lui-même ce ministre dans l'amertume de son
  coeur, il lui mit tellement le doigt sur la lettre, que, hors lui
  déclarer la chose, il ne pouvait s'en expliquer avec lui plus
  clairement. Coigny, qui était fort court, n'entendit rien à ce
  langage. Il se trouvait bien où il était. D'aller en Bavière lui parut
  la Chine; il refusa absolument et mit son protecteur au désespoir, et
  lui-même peu après quand il sut ce qui lui était
  destiné.»--_Mémoires_, édit. Chéruel et Ad. Régnier, t. IV, p. 12.

Ce qui avait échappé au père fut obtenu par le fils. François de
Franquetot devint maréchal de France, et, par lettres patentes de
février 1747, duc de Coigny. Saint-Simon fait bonne mesure aux mérites
du maréchal, et les rappelle avec cette justice heureuse d'être juste
qu'inspire l'amitié. Pourtant, il ne se tient pas de montrer, dans
l'homme magnifiquement récompensé et digne de cette fortune, le parvenu.
A propos de la mère, la comtesse de Coigny, née Matignon, il revient à
son thème:

  «Madame de Coigny mourut aussi fort vieille; elle était soeur du comte
  de Matignon, chevalier de l'ordre, et du maréchal de Matignon. On
  l'avait mariée à grand regret, mais pour rien à Coigny qui était fort
  riche. Le fâcheux était qu'il les avoisinait et que ce qu'il était ne
  pouvait être ignoré dans la Normandie. Son nom est Guillot et lors de
  son mariage tout était plein de gens dans le pays qui avaient vu ses
  pères avocats et procureurs du roi des petites juridictions royales,
  puis présidents de ces juridictions subalternes. Ils s'enrichirent et
  parvinrent à cette alliance des Matignon. Coigny se trouva un honnête
  homme, bon homme de guerre, qui ne se méconnut point et qui mérita
  l'amitié de ses beaux-frères; c'est lui qu'on a vu, en son lieu,
  refuser le bâton de maréchal de France, sans le savoir, en refusant de
  passer en Bavière, dont il mourut peu après de douleur... Que dirait
  cette dame de Coigny, si elle revenait au monde? Pourrait-elle croire
  à la fortune de son fils et la voir sans en pâmer d'effroi et sans en
  mourir aussitôt de joie?»--_Mémoires_, t. XI, p. 174.

Avec Saint-Simon, il faut toujours tenir compte de la malveillance qui
est sa passion quand il s'agit de noblesse. Il eût voulu être le seul
duc du royaume. Son orgueil souffre à reconnaître l'antiquité des
familles qui partagent avec lui la pairie. A abaisser les autres maisons
il lui semble élever la sienne. Ici, sa jalousie de duc et pair fait
tort à son impartialité de généalogiste. Non content de prétendre que la
roture de Guillot s'était artificiellement entée sur la noblesse des
Franquetot, il précise la date et les phases de la métamorphose: le
grand-père du maréchal s'est, de Guillot, transformé en Coigny, et le
père du maréchal s'est transformé, de Coigny, en Franquetot. C'était
rendre facile la vérification. Or, voici ce que les titres et papiers
établissent:

Le maréchal François de Franquetot, duc de Coigny, eut pour père:

Robert-Jean-Antoine de Franquetot, comte de Coigny, lieutenant général,
marié à Françoise de Goyon Matignon. Celui-ci était fils de

Jean-Antoine de Franquetot, comte de Coigny, maréchal de camp, capitaine
lieutenant des gendarmes d'Anne d'Autriche. Il avait épousé Madeleine
Palry dame de Villeray, d'une vieille famille de Normandie. C'est en
récompense de ses services que la terre de Coigny fut érigée en comté en
1650.

Donc le père du maréchal ne prit pas le nom de Franquetot, mais le porta
dès sa naissance, l'ayant reçu de son père, et celui-ci, le grand-père
du maréchal, non seulement n'était pas Guillot, mais était déjà
Franquetot.

Il l'était par son père, Robert de Franquetot, président à mortier au
parlement de Normandie. Lui-même était né d'Antoine de Franquetot, marié
à Eléonore de Saint-Simon Courtemer, également président à mortier, et
qui transmit à son fils sa charge et son nom.

Donc, en remontant jusqu'à la fin du XVIe siècle, les Coigny sont, de
fils en père, Franquetot, quoi qu'en dise Saint-Simon. Appeler, comme il
le fait, «petites charges de judicature» des présidences au parlement de
Normandie, traiter en manants non décrassés des magistrats qui
trouvaient femme dans la bonne noblesse, est avoir le dédain un peu
étourdi. Et si la dame de Saint-Simon qui entrait dans cette famille au
commencement du XVIIe siècle, et si le Saint-Simon qui succéda en 1637 à
un de ces Franquetot dans la lieutenance générale du Cotentin étaient
liés par quelque parenté à l'auteur des _Mémoires_, il amoindrit sa
propre famille à déprécier celle des Franquetot. Les vouloir Guillot en
dépit des textes, c'est précisément faire ce qu'il leur reproche, parler
pour «le gros du monde» qui rit de confiance, et oublier les «fureteurs
de documents». Si des Guillot s'entèrent sur les Franquetot «avec du
parchemin et de la cire», ce fut à une époque très ancienne. Où
l'antiquité de toute usurpation nobiliaire est noblesse. Il n'y a guère
de famille, même parmi les plus grandes, qui n'ait couvert son premier
nom d'ornements héraldiques; le tout était de s'y prendre tôt. Les
Franquetot, eussent-ils été jadis Guillot, avaient fourni une hérédité
de bons gentilshommes, vécu noblement, utilement. Même le père du duc de
Saint-Simon n'avait pas conquis la faveur de Louis XIII par des services
comparables, s'il faut en croire Tallemant des Réaux: «Le roi prit
amitié pour Saint-Simon à cause que ce grand garçon lui rapportait
toujours des nouvelles certaines de la chasse et que, quand il portait
son cor, il ne bavait pas dedans.»

Les Coigny et les Saint-Simon d'ailleurs offrent une matière à une étude
plus importante qu'une controverse sur l'antiquité du nom. Ils sont tous
deux un exemple de la rapidité avec laquelle la sève héréditaire
s'épuise dans les familles illustres, après avoir lentement préparé et
mûri son fruit de gloire. Quand Saint-Simon a sonné, dans un cor plus
retentissant que celui de son père, où sa malveillance bave sans gêne,
et durant une chasse impitoyable, l'hallali d'un siècle, sa race est à
bout d'énergie. Elle a créé son grand homme, elle n'enfantera plus,
sauf, après plus d'un siècle, le Saint-Simon moitié prophète et moitié
rêveur d'une civilisation nouvelle, un esprit où survit de la puissance
mais où l'équilibre est rompu. Et, après ce sophiste, le nom tombe dans
l'_in pace_ des gloires mortes.

Avec le maréchal de Coigny, la noblesse, la célébrité et la fortune,
lentement faites, légitimement accrues, d'une famille, sont parvenues à
leur apogée. Son fils Jean-Antoine, lieutenant-général, vit sur la
gloire paternelle et se fait tuer par le prince de Dombes, en 1748. Il
laisse deux fils et la famille se divise en deux branches.


LA BRANCHE AINÉE

L'aîné, Marie-François-Henry de Franquetot, hérita le titre de duc et
l'immense domaine de Normandie, les terres de Franquetot et de Coigny
avec leurs deux châteaux, Coigny, la vieille demeure féodale, et
Franquetot bâti par le maréchal, dans le style du XVIIIe siècle. La
supériorité de ce duc n'était ni l'esprit, ni le talent militaire, ni
même la beauté, mais «un excellent maintien, un ton exquis, une raison
simple et juste, du calme et de la politesse[54]», mérites de cour,
grâce auxquels il se fit une place dans le cercle le plus intime de la
reine Marie-Antoinette. En 1814 il fut nommé pair, maréchal de France et
gouverneur des Invalides. Il mourut en 1822.

  [54] Tilly. _Mémoires_, t. II, p. 112.

Il avait eu un fils, le marquis de Coigny, lequel, fidèle et inutile aux
Bourbons durant l'émigration, obtint de Louis XVIII le titre et la
pension d'officier général et mourut en 1816. Toute sa célébrité lui
vint de la marquise sa femme. Mais celle-ci, malgré sa réputation
immense et méritée d'intelligence, était de ces esprits transfuges et
redoutables aux intérêts dont ils semblent solidaires. Au lieu de servir
l'union de l'aristocratie et du trône, elle travailla avec passion à la
ruine de la monarchie, applaudit, par haine de la famille royale, aux
excès de la Révolution. Loin qu'elle se sentît liée à la cause que
soutenait son mari, elle était aussi rebelle à l'ordre familial qu'à
l'ordre politique, et finit par divorcer.

De son mariage avec le marquis étaient nés deux enfants:

1º Une fille, qui reçut à sa naissance, le 23 juin 1778, les noms
d'Antoinette-Françoise-Jeanne, mais que sa mère appela toujours Fanny.
Mariée, en 1805, au général comte de Sébastien, elle mourut en couches,
en 1807, à Constantinople où son mari était ambassadeur. L'unique fille
qu'elle laissait épousa le duc de Choiseul-Praslin, de qui elle eut sept
enfants, dont trois fils;

2º Un fils, Gustave de Coigny, qui avait servi dans l'armée française,
tandis que son père et son grand-père étaient émigrés, perdit un bras à
Smolensk et s'établit en Angleterre au retour des Bourbons. A la mort de
son grand-père, en 1822, il recueillit le titre de duc et épousa, la
même année, Henriette Dundas, fille de sir Henry Dalrymhe Hamilton et
fit souche dans la noblesse anglaise. Le duc n'eut de son mariage que
deux filles. L'une s'était mariée à lord Stair, et est morte laissant un
fils, M. Dalrymhe-Stair, qui a écrit une histoire de la famille Coigny;
l'autre a épousé le comte Manvers et vit à Londres. Ce sont elles qui
ont recueilli la fortune de la branche aînée et par suite les domaines
de Franquetot et de Coigny[55].

  [55] J'ai dû ces communications sur la branche aînée des Coigny à M.
    le comte Fleury. Il a bien voulu mettre à ma disposition, avec une
    générosité rare aujourd'hui, des notes importantes et rédigées avec
    l'exactitude qu'il apporte dans toutes ses études d'histoire.

Le duc Gustave, qui mourut le 2 mai 1865, légua son titre à celui de ses
petits-neveux, enfants de sa soeur, la maréchale Sebastiani, qui
relèverait son nom.


LA BRANCHE CADETTE

Le comte Augustin-Gabriel de Coigny, chevalier d'honneur de madame
Élisabeth, avait par son mariage avec Josèphe de Boissy arrondi sa
fortune. Il avait hôtel à Paris, rue Saint-Nicaise, et en Brie la terre
de Mareuil achetée, le 13 juillet 1771, du marquis de Chazeron. Le
domaine était considérable et le château avait été bâti au temps de la
Renaissance par la duchesse d'Alençon.

Le comte de Coigny eut pour principale occupation de dessiner des
jardins. Il fut un des premiers qui aux tracés géométriques où l'on
enfermait et contraignait la nature, préférèrent les lignes et les
plantations où l'on s'efforçait de la comprendre et de la respecter. Le
comte s'ingénia à embellir son domaine en le transformant. Son goût
devint célèbre et ses travaux à Mareuil passaient pour une merveille,
que le chevalier de l'Isle a décrite en vers enthousiastes.

La fortune réunie du comte et de Josèphe de Boissy était destinée à
Aimée de Coigny, leur fille unique, et même lui appartint pour partie
dès 1775, à la mort de sa mère. Il ne sera pas superflu de donner ici un
extrait de l'inventaire dressé alors et où se trouvent d'intéressants
détails sur les parures, les vêtements, le mobilier et la décoration des
pièces au XVIIIe siècle.


INVENTAIRE DE MADAME LA COMTESSE DE COIGNY

_dressé par Me Piquais, notaire à Paris, et Me Guillaumont_.

L'an mil sept cent soixante-quinze, le lundi trente octobre, trois
heures de relevée, à la requête de très haut et très puissant seigneur
Augustin-Gabriel de Franquetot, comte de Coigny, brigadier des armées du
Roy, gouverneur des ville et château de Fougères, en Bretagne, tant en
son nom à cause de la communauté de biens qui a existé entre lui et feue
très haute et très puissante dame Josèphe-Michel de Boissy, comtesse de
Coigny, son épouse, qu'au nom et comme tuteur honoraire de très haute et
très puissante demoiselle Anne-Françoise-Aymée de Franquetot de Coigny,
sa fille mineure et de ladite feue son épouse.

Et en la présence de Louis-Vincent-Benoiston de Châteauneuf, au nom et
comme tuteur honoraire de mad. demoiselle de Coigny, et d'Antoine-Denis
Goblain, écuyer, au nom et comme subrogé-tuteur de ladite Mad.
demoiselle de Coigny.

Mad. demoiselle de Coigny habile à se dire et porter seulle héritière de
madame veuve comtesse de Coigny, sa mère.

A la conservation des droits desdites parties et de tous autres qu'il
appartiendra, il va être procédé par les conseillers notaires du Roy et
pour les soussignés, être fait inventaire et description de tous les
biens, meubles meublants, titres papiers et autres effets généralement
quelconques dépendant de la communauté de biens d'entre ledit seigneur
comte de Coigny et ladite dame son épouse et de la succession de ladite
dame, trouvés et étant dans l'appartement qu'occupe ledit comte de
Coigny et où ladite dame son épouse est décédée le 23 du présent mois
d'octobre, appartement dépendant de l'hôtel situé à Paris, rue
Saint-Nicaise, paroisse de Saint-Germain-l'Auxerrois.

  Dans un salon de compagnie ayant vue sur la rue: une grille de
  feu en deux parties, pelle, pincettes et tenailles de fer poly
  partie garnie en cuivre; une paire de bras de cheminée à deux
  branches en cuivre doré; une paire de flambeaux à la grecque,
  aussi en cuivre doré, prisé le tout                       Livres    60

  Un pot à l'eau et sa cuvette de porcelaine blanche de Sèvres à
  bords dorés; deux grands vases à l'ancienne porcelaine de Chine,
  montés sur leurs socs de cuivre doré d'or moulu; deux cocqs
  aussi d'ancienne porcelaine aussi montés sur leurs socs et cinq
  figures de Chine toutes mutilées, prisé le tout           Livres   160

  Un secrétaire en armoire en bois peint façon de laque garny de
  bronze et carderon de cuivre d'or moulu et à dessus de marbre
  sanguin; une petite table à secrétaire en bois de rose; un écran
  à tablette, prisé le tout                                 Livres   120

  Six fauteuils à bois dorés foncés en crin, couverts de damas
  cramoisy; une chaise longue en deux parties foncée en crin,
  garnie de matelas et coussins, le tout couvert de velours cizelé
  de trois couleurs; une tenture (paravent) en cinq parties de
  papier velouté, collé sur toile, deux rideaux en quatre parties
  de deux leys chacun, sur trois aunes et un quart de haut en
  taffetas en carreaux cramoisy et blanc, prisé le tout     Livres   240

  Dans une chambre à coucher ensuite ayant même vue, une grille de
  feu à deux parties, pelle, pincette et tenailles de fer poly
  avec ornements de cuivre doré, une paire de bras de cheminée à
  deux branches de cuivre en couleur, prisé le tout         Livres    80

  Une bergère et quatre fauteuils à bois rechampy, foncés de crin
  et couverts de velours d'Utrech verd; une couchette à deux
  dossiers à fond sangle, la housse du lit en baldaquin de damas
  verd, avec rideaux de serge de pareille couleur, deux rideaux en
  quatre parties de taffetas de Florence verd et bleu; huits leys
  de tenture sur deux aunes un quart de haut en damas à palmes
  verd, prisé le tout                                       Livres   400

  A l'égard de six tableaux, tant pastels que peints à l'huile,
  portraits d'hommes et femmes, il n'en a été fait aucune prisée,
  comme portraits de famille.

  Une lanterne de veille garnie de cuivre doré, prisée      Livres    20

  Dans un garde-robe, à côté, ayant vue sur la rue: une table de
  nuit en noyer et à dessus de marbre, un bidet et son vase, une
  chaise de commodité en canne et son vase avec coussins de peau
  rouge, prisé le tout                                      Livres    14

  Dans une autre garde-robe, ayant aussi vue sur la rue: une table
  de nuit de trois pieds de long, à dessus de marbre, garnie de
  ses vases, une autre plus petite en placage et garnye de deux
  marbres brèche d'Alep; un bidet en noyer à dessus de maroquin,
  prisé le tout                                             Livres    50

  Une tablette en encoignure, prisée                        Livres    12

  Chambre à coucher de madame, ayant vue sur la cour: une grille
  de feu à deux parties, pelle, pincettes et tenailles de fer poli
  avec ornements à recouvrements en cuivre doré d'or moulu; une
  paire de bras de cheminée à trois branches aussi de cuivre doré
  d'or moulu, prisé, avec une paire de flambeaux en cuivre doré
                                                            Livres   160

  Une commode en bois de Rapont et satinée et à dessus de marbre
  rouge; une table en chesne; un fauteuil foncé de crin couvert de
  panne cramoisye, prisé le tout                            Livres    80

  Deux fauteuils en cabriolets, six autres à coussins; deux
  bergères et un canapé à deux places en bois peint en gris,
  foncés de crin et couverts en damas de trois couleurs, six
  pantières de trois lez chacune; six leys de tenture en quatre
  morceaux sur deux aunes trois quarts de haut; un lit à colonnes
  à la turque, composé de sa couchette sanglée à bois doré de cinq
  pieds et demy de large, garny en dehors et en dedans de quatre
  rideaux en quatre parties de deux lez chacun sur trois aunes
  moins un quart de haut, de taffetas à carreaux cramoisy et
  blanc; un tabouret bout de pieds couvert de damas de trois
  couleurs et trois écrans de taffetas à carreaux, prisé le tout
                                                            Livres 2.400

  Une tasse à chocolat et sa soucoupe en porcelaine de Sèvres,
  bords dorés; une tasse et sa soucoupe aussi en porcelaine de
  Sèvres, fond blanc à fleurs; une autre couverte de sa soucoupe
  en pareille porcelaine peinte en mosaïque; une autre tasse
  couverte de sa soucoupe en porcelaine de Saxe blanche dorée et à
  fleur, prisé le tout                                      Livres    80

  Dans un cabinet de toilette ensuite: un chiffonnier à trois
  tiroirs, en bois de placage et satiné, garny d'entrées de
  serrures, carderons et sabots de cuivre doré; une commode à la
  Régence à deux tiroirs en bois peint façon de laque garny de
  carderon et sabots de cuivre doré et à dessus de marbre brèche
  d'Alep; une petite table à écrins en bois de placage et satiné;
  un guéridon en noyer et acajou, garny de deux balustrades de
  cuivre doré se mouvant à crans; un petit secrétaire à ravalement
  en bois de placage et au dessus un marbre blanc; le tout prisé
                                                            Livres   144

  Deux rideaux en quatre parties de deux lez et demy de damas
  cramoisi, prisés                                          Livres   150

  Dix estampes ponts de mer de Vernet sous verre et bordure dorée
  et dix-sept autres estampes dont l'_Accordée de village_, prisés
                                                            Livres   200

  A l'égard de deux tableaux peints à l'huile représentant M. et
  madame de Boissy dans leur bordure de bois doré, il n'en a été
  fait aucune prisée comme portraits de famille.

  Sous les remises, une diligence de campagne montée sur un train
  à quatre roues, peinte en gris, à panneaux armoriés, doublée en
  velours d'Utrecht gris à trois glaces, montée sur des supentes
  en corne de cerf, prisée avec une paire de harnais        Livres   480

  Une chaise à porteur à panneaux gris aventurinés, doublée en
  velours d'Utrecht bleu à trois glaces, prisée             Livres   120

Dans une des armoires cy-devant inventoriée suit la garde-robe
de madame la comtesse de Coigny:

  Effets d'habillements divers estimés                      Livres 6.000

  Une garniture de robe composée de ses deux étolles, grand volant
  chicorée, tour de robe, devants de corps, manchettes à trois
  rangs, fichus, bavolets et deux barbes, le tout de dentelles
  d'Angleterre; une paire de manchettes à trois rangs de
  Valenciennes, une garniture et bavolet pareille dentelle, fond
  entoillage, une paire de manchettes à trois rangs fichus,
  devants de corps barbe, bavolet et fond, le tout en point
  d'Argentan; deux paires de manchettes à trois rangs d'Angleterre
  montées sur entoillage, deux coiffes de dentelle, deux paires
  d'amadis garnyes de dentelles, deux fichus de dentelles montés
  sur entoillage; onze bonnets ronds à deux rangs garnis de
  différentes dentelles; un drap de lit de taffetas couleur de
  soye, couverte de linon brodé, un drap de lit de repos en
  taffetas couleur de soye garni de dentelle, un manteau de lit et
  un mantelet de dentelle doublé de taffetas rose, deux taies
  d'oreiller garnies en dentelles, prisé le tout ensemble   Livres 4.000

_Bijoux à l'usage de madame la comtesse_:

  Une montre d'or, médaillon émaillé, fond azur, chiffre en or
  avec un cordon de cheveux, prisé                          Livres   240

  Une toilette composée de son pot à l'eau, sa cuvette, tasse à
  bouillon, deux boîtes à poudre, deux pots de pommade, coffre à
  racine, deux flambeaux et leurs bobèches, un plateau et deux
  gobelets couverts, le tout de l'argent, poinçon de Paris, le
  tout pesant ensemble vingt-trois marcs, prisé             Livres 1.177

  Suivent les diamants dont la prisée va être faite par le sieur
  Guilliaumont, maître orfèvre-joaillier, demeurant à Paris,
  Cour-Neuve du Palais.

  Un diamant brillant monté en bouton de col, prisé         Livres 1.000

  Soixante-douze diamants montés en chaton, prisés ensemble Livres 3.000

  Un collier de diamants brillants à trois rangs de chaton au
  nombre de quatre-vingt trois, une chaîne de quatre diamants, un
  petit noeud et une pendeloque, prisé le tout ensemble     Livres 8.000

  Une paire de girandoles de diamants brillants, les boucles et
  les pendeloques à simple entourage, prisé                 Livres 8.000

  Une paire d'anneaux d'oreilles et une épingle de diamants
  brillants, prisées                                        Livres   400

  Un médaillon et sa chaîne monté en or avec des diamants rouges,
  prisé                                                     Livres   120

Du dit jour, 8 novembre 1775:

  Une corbeille garnie de soucis et fleurs en rubans, trois sacs à
  ouvrage en taffetas, cannelés, brodés en soye or, paillettes et
  paillons; six éventails en yvoir, partie incrustée, le tout
  garny de papier et linon; deux toques et bonnets garnis de
  fleurs et vabouk                                          Livres    40

  Quatre croites de couche, trois linges de ventre et une chemise
  de couche                                                 Livres     8

_Suit la garde-robe de M. le comte de Coigny_:

  Quarante-deux chemises tant de jour que de nuit, la plupart à
  garniture, les autres garnies de batiste; six pantalons tant en
  basin que mousseline brochés et rayés; dix-huit tant vestes que
  gilets en toille de cachou et basin, deux culottes de basin,
  trois pantalons en fil tricoté, prisé le tout             Livres   280

  Seize paires de bas de soie tant blancs que gris          Livres    90

  Une veste de lanquin brodée en perse soye et or, deux vestes de
  mousseline brodées en or, une veste de gourgouran blanc brodée
  en soye de Coulteurs et vingt-quatre paires de soye blanche
                                                            Livres   182

  Un habit veste et culotte de petit velours de trois couleurs; un
  autre habit veste et culotte de velours de quatre couleurs,
  doublés en satin; un habit veste et culotte de drap fond or
  ornés d'une broderie à paillettes et paillon, la veste fond
  argent; un habit veste et deux culottes de drap fond argent à
  petites fleurs, l'habit doublé d'agneau et d'astrakan noir; un
  habit veste et culotte de camelot noir; un habit et veste de
  velours à la Reyne noir; un autre habit de velours de soye noir;
  un habit veste et culotte de ratine brune doublée de satin; un
  habit veste et culotte de drap d'Holande gris doublé de satin
  bleu; un surtout de drap de chamois à brandebourgs, boutonnières
  et boutons en or; un habit petit carrelé rayé rouge et blanc, un
  fraque de camelot de soye, un habit veste et culotte de
  prussienne; un surtout uniforme du petit équipage de la chasse
  du Roy; un autre surtout de grand équipage de la chasse du Roy;
  un autre surtout de grand équipage et un surtout de la chasse du
  duc d'Orléans; un domino de taffetas brun, prisés ensemble
                                                            Livres 2.200

  Huit paires de manchettes de point d'Argentan, trois paires de
  manchettes de toile d'Angleterre et six paires de manchettes de
  filets garnies d'éfilés, prisées le tout                  Livres   720

_Suivent les bijoux à l'usage de M. le comte de Coigny_:

  Une épée à garde et poignée d'argent                      Livres    30

  Une autre épée à garde et poignée d'argent doré           Livres    30

  Un couteau de chasse en bayonnette à manche d'ébène garny en
  argent, prisé avec son ceinturon                          Livres    12

  Une paire de boucles de souliers et une à jarretière à tours en
  or, chappes d'acier                                       Livres   192

Du lundi 20 novembre, an 1775.--Au château de Mareuil-en-Brie.--Dans
une chambre au pavillon rouge et en bas.

  Une grille de feu en deux parties, pelle, pincette et tenaille
  et un fauteuil en confessionnal foncé de crin, couvert de vieux
  damas cramoisi, six fauteuils à bras foncés de crin, avec housse
  de damas cramoisy à galons de soie; un grand fauteuil couvert de
  tapisserie de point à l'aiguille; quatre pièces de tapisserie
  verdure servant de tenture; un lit, traversins, couverture
  d'indienne piquée, la housse du lit à l'impériale composé de son
  ciel, pente de dehors et de dedans, fond, dossier, bonnes
  grâces, courte pointe, le tout à pente de damas cramoisy orné
  d'un galon de soye jaune, le surtout du lit en serge de pareille
  couleur, prisé le tout                                    Livres   544

Dans la chambre ensuite dite chambre rouge:

  Un grand canapé à trois places, quatre chaises et huit fauteuils
  couverts de serge cramoisye; dix-huit aulnes et demy de court de
  camelot de laine, deux portières de camelot moiré; un lit avec
  courtepointe de toile d'orange piquée, la housse dudit lit en
  dedans de satin blanc; les tentes, bonnes grâces et surtout en
  serge cramoisye, le tout orné d'un galon d'or faux, prisé Livres   540

Dans une garde-robe à côté:

  Trois pièces de tapisserie de verdure, deux chaises, un bidet,
  une chaise à commodité et une table de nuit, prisé        Livres    90

Dans un cabinet de toilette ayant vue sur les cascades:

  Un canapé à trois places, quatre fauteuils à bras couverts de
  tapisseries de point à l'aiguille, deux pièces de tapisseries de
  verdure, un rideau en deux parties en toile damassée encadrée
  d'indienne; une table de toilette garnie de son miroir, carré,
  tapis et descente de toilette, prisé ensemble             Livres    12

Dans une salle de billard:

  Quatre banquettes couvertes de tapisseries de point à
  l'aiguille, un canapé et quatre fauteuils couverts de moquette,
  quatre portières de moquette, huit morceaux de papier tontine
  servant de tenture, une table à pied rechampi et dessus de
  marbre rame, un reverbère à huit mèches, un petit jeu de trou
  madame, un billard de douze pieds de long sur cinq pieds huit
  poulces de large garni de ses billes, masses, queues et
  bistoquets, prisé                                         Livres   360

Dans un salon de compagnie ayant vue sur le jardin:

  Un lustre à huit branches en cuivre doré d'or moulu, une table
  de marbre sur son pied en bois rechampi et sculpté, un miroir
  d'une seule glace hors de tain de quarante-huit poulces de haut
  sur six de large dans sa bordure et chapiteau de glace avec
  ornements de bois sculpté doré, prisé                     Livres   360

  Une niche à chien couverte de damas de trois couleurs, un écran
  à tablette garni de papier de la Chine, un petit écran de
  cheminée à quatre feuilles garni de taffetas de Florence bleu,
  une table à écrire à bois de placage, une table de brelan,
  quatre canapés à trois places, quatre bergères à coussins et
  rondins, six chaises, douze fauteuils, le tout à bois rechampi
  bleu et blanc, couverts tant en velours d'Utrecht que damas
  bleu; huit portières de deux layes et demi chacune damas bleu,
  douze parties de rideaux de deux layes et demi chacune sur trois
  aulnes et demie de haut, prisé                            Livres 1.025

  Une pendule dans sa boiste, sur son pied et surmontée de son
  trophée, mousqueterie d'émail, à cadran de cuivre or, prisé
                                                            Livres    96

  Une paire de branches de cheminée à trois branches en fer-blanc
  peint et à fleurs d'émail                                 Livres     8

Dans les caves sous le château:

  Une pièce de vin rouge cru de basse Champagne contenant deux
  cent quarante bouteilles; une autre pièce de vin rouge même cru;
  une pièce de vin blanc même cru et même jauge, prisé      Livres   160

  Mille vingt bouteilles en différents vins tant blancs que rouges
  en vins d'Épernay, du Rhin, Mulsan, Auxerre, Rhums, Ay, Langon
  et Malaga, ensemble                                       Livres 1.200

  Quarante et une bouteilles d'eau-de-vie, prisé            Livres    20

Mais les malheurs publics et les fautes privées s'unissent pour dissiper
cette richesse. Pour Aimée, le désordre de la fortune alla de pair avec
celui des moeurs. La première atteinte fut, il est vrai, l'oeuvre de
l'époux légitime. Le duc de Fleury gaspilla les ressources mobilières de
la communauté, jusqu'à vendre les diamants de sa femme. L'hôtel de la
rue Saint-Nicaise semble n'appartenir plus à la famille dès 1793; c'est
chez sa belle-mère, la duchesse douairière de Fleury, rue
Notre-Dame-des-Champs, qu'Aimée habite, même quand elle a demandé le
divorce contre son mari.

Du moins celui-ci avait-il laissé intactes à sa femme la terre de
Mareuil et ses bonnes fermes. Montrond coûta à Aimée les fermes, qui
disparurent dans des pertes de jeu. Restaient le château et le parc;
Aimée dut les vendre dès l'an X pour subvenir aux frais de son existence
commune avec Garat. Dès lors, elle fut, comme elle le dit, une «pauvre
citoyenne», d'abord logée, quand elle quitta Garat, par la princesse de
Vaudemont, puis installée place Beauvau, 88, dans un appartement dont
elle payait le loyer dix-huit cent francs. Dans cette demeure étroite,
quelques beaux meubles de famille et quelques objets d'art restaient les
témoins de l'ancienne opulence; le contraste, image de sa vie, ne
changea rien à son humeur, et, soit orgueil, soit détachement, ces
restes de splendeur, dans sa médiocrité nouvelle, lui étaient des
souvenirs et pas des regrets. C'est là qu'elle recueillit, en fille
toute dévouée et tendre, son père revenu d'émigration. Le placement de
quelques capitaux, prix des dernières ventes faites à Mareuil en l'an X,
les secours accordés au comte et peut-être à Aimée elle-même par le duc
de Coigny, deviennent les uniques ressources du père et de la fille[56].

  [56] Dans son testament Aimée a écrit: «Pour les petites dettes de
    marchands ou autres qui resteraient à acquitter, je désire que ma
    famille y fasse honneur sur une somme qu'elle assignerait elle-même,
    supposant, par exemple, que j'eusse vécu quatre ans, ce qui vraiment
    était dans les choses non seulement probables, mais presque
    indiquées par mon âge et ma santé.» Cela peut signifier également:
    ou que la famille est priée de réserver pendant quatre ans, pour
    cette liquidation de comptes, les revenus laissés par la testatrice;
    ou que la famille est priée de verser encore pendant quatre ans la
    pension qu'elle servait à Aimée de Coigny et d'éteindre ainsi les
    dettes.

Le comte mourut au retour des Bourbons, trop tôt pour qu'il fût restitué
en quelques-uns de ses biens et les transmît à sa fille. Pas davantage
elle ne put prendre sa part des faveurs accordées alors à son ancien
époux, le duc de Fleury, qui, fidèle compagnon de l'exil, se trouva, dès
la Restauration, premier gentilhomme de la chambre. Si Aimée, en dépit
de ses griefs et de ses torts, était demeurée, même de loin et de nom
seul, l'épouse de ce mari, si elle n'avait pas contracté d'autres liens,
elle eût été de moitié dans les avantages de fortune et de rang
restitués au duc, et elle les aurait payés d'un court sacrifice, puisque
le duc de Fleury mourut en 1816. Mais entre elle et lui, comme entre
elle et la Cour, le mariage de la duchesse de Fleury avec Montrond avait
mis de l'irréparable. Au lendemain du jour où elle a, plus activement
que la plupart des royalistes, travaillé à la restauration de la
monarchie, à l'heure où les Bourbons dédommagent les plus inutiles de
leurs partisans, Aimée de Coigny reste ignorée de ceux qui reviennent.

Le sort ne s'occupe plus d'elle que pour la dépouiller une fois encore.
Un incendie dans l'appartement de la place Beauvau détruit ou endommage
ces restes de luxe et d'art, qui défendaient, de leur élégant et frêle
rempart, la grande dame contre les vulgarités de la vie pauvre, fait
disparaître les quelques titres de créances d'où elle tirait ses
revenus, la chasse elle-même de sa demeure. Elle subit cette humiliation
d'être recueillie, rue de la Ville-l'Évêque, par cette marquise de
Coigny à qui autrefois elle a voulu enlever Lauzun. La marquise,
oubliant qu'elles avaient été rivales, pour se souvenir qu'elles étaient
parentes, lui ouvre sa maison.

C'est là qu'Aimée malade écrivit de sa main le testament que voici:

  «Aujourd'hui neuf janvier mil huit cent vingt, demeurant chez ma
  cousine rue Ville-l'Évêque nº 7, quartier du Roule, je confirme la
  donation du billet de trois mille francs que j'ai fait à Marie, ma
  femme de chambre, lui laissant le droit de réclamer cette somme de
  trois mille francs six mois après ma mort. Plus je reconnais la
  donation que je lui ai faite de meubles dont elle jouissait place
  Beauvau et dont je n'ai pu revêtir l'inventaire de ma signature. J'y
  ajoute un billet de mille francs qu'on lui donnera quinze jours après
  ma mort.

  »Mes dispositions précédentes étant consignées dans un écrit, je les
  annule parce que plusieurs sont déjà remplies.

  »Voici ce que je désire qu'il subsiste:

  »1º Un diamant de cent louis au bon M. de Châteauneuf auquel je lègue
  cette faible marque d'une reconnaissance qui m'a suivie jusqu'au
  dernier moment;

  »2º Tous mes livres, papiers, albâtres, porcelaines, à M. de
  Boisgelin, auquel je lègue surtout, j'espère, la reconnaissance et
  l'amitié de toute ma famille;

  »3º Tout ce qui est argenterie à ma cousine. Elle retrouvera dans ce
  petit fatras dépareillé des souvenirs sensibles de tous les nôtres,
  depuis le maréchal de Coigny qui a secouru la noble misère de son
  frère jusqu'aux attentions délicates de Gaston.

  »J'aurais voulu léguer à mon oncle l'image de son excellent frère;
  l'incendie nous en a privés.

  »Que le maréchal de Coigny trouve ici l'expression d'une
  reconnaissance qui ne peut être suspecte.

  »Que Gaston et le général Sébastiani y trouvent aussi celle d'un
  sentiment dont, j'espère, ils n'ont pas douté pendant ma vie et que
  Gaston surtout acquierre bien la conviction que jamais, _jamais_, et
  je le répète en ce moment solennel, aucun vil commérage n'a pu me
  porter à dire du mal de lui à mon respectable père.

  »Je souhaite aussi que ma cousine apprenne ici ou se confirme dans la
  pensée que, depuis que je suis née, je l'ai aimée et que ce sentiment
  n'a jamais cessé d'exister jusqu'à ma mort.

  »Pour les petites dettes de marchands _ou autres_ qui resteraient à
  acquitter, je désire que ma famille y fasse honneur sur une somme
  qu'elle assignerait elle-même, supposant, par exemple, que j'eusse
  encore vécu quatre ans, ce qui vraiment était dans les choses non
  seulement probables, mais presque indiquées par mon âge et ma santé.

  »Que M. le prince de Talleyrand, qui a la bonté de se charger de
  remettre ce papier à M. le maréchal de Coigny, ce papier qui sera lu
  devant lui par toute ma famille, reçoive par elle et avec elle
  l'assurance des sentiments d'amitié dont il a rempli mon coeur depuis
  qu'il m'a permis de le connaître tout à fait et qu'il a bien voulu
  m'admettre dans son intimité.

  »AIMÉE DE COIGNY.»

L'essentiel manque à ces dernières pensées, puisque l'approche de la
mort n'inspire à cette femme aucune sollicitude de l'au delà. Mais du
moins le calme de sa fin sans espérances a-t-il la gravité décente de
vertus tout humaines. Les liens du sang, qu'elle a respectés par son
amour filial, mais que, cette affection exceptée, elle a tenu pour nuls,
lui deviennent réels et chers. Dans la suite des aventures où s'égarait
son coeur, elle n'a trouvé stables que ces affections maintenues par la
solidarité de la race. Si calmes, si tièdes qu'elles aient été pour ses
malheurs, du moins ne lui sont-elles pas restées étrangères et, grâce à
elles, ses derniers jours ne connaissent pas la cruauté du complet
abandon. Cette tardive douceur apprend à cette femme plus de justice
pour la famille dont elle a si longtemps fui les servitudes et méconnu
l'utilité. Dans cette demeure où les siens l'ont amenée, dans ce lit où
ils la soignent, elle se sent associée à un nom, à un rang, à des
souvenirs, à des intérêts qui n'appartiennent pas à elle seule. Et il
lui paraît juste que les débris de sa fortune héréditaire restent après
elle aux gardiens de ce passé et de cet avenir.

Cette justice lui inspire, avec la générosité des dons, celle des
regrets. Ce n'est pas assez d'offrir les pauvres restes de ses biens,
elle voudrait reprendre toutes les paroles que dans les temps
d'indifférence elle a pu dire sur ses proches, alors si lointains. Elle
songe à son autre richesse qu'elle a aussi prodiguée et qu'elle n'épuisa
jamais, à son redoutable esprit. Elle se repent de tout ce que sa verve
accoutumée contre tout le monde, et à certains moments sa jalousie
contre la marquise, ont pu se permettre. Elle reconnaît malfaisantes ces
flèches qui partent toutes seules d'une ironie toujours bandée, qu'on
lance sans dessein de blesser, mais qui s'empoisonnent en route et font
d'inguérissables plaies. Il y a une demande de pardon dans ce rappel des
méchants propos qu'on lui aurait prêtés. Il y a le ton de la sincérité
dans ce serment solennel que du moins sa langue ne fut jamais ni perfide
ni fausse. Il y a une délicatesse inspirée par le coeur dans le legs des
souvenirs si bien choisis et si bien offerts à la parente qu'elle avait
offensée.

Si, quand elle désigne à la gratitude de sa famille M. de Boisgelin,
elle offense une pudeur de morale, et si ce passage du testament achève
la preuve que la lumière du devoir n'éclairait pas la mourante, du moins
choisit-elle avec une pudeur de goût le legs fait à celui dont elle veut
dire le nom une fois encore. Aucun des objets qu'Aimée a recueillis des
Coigny ne passera de la famille à l'étranger, cet étranger fût-il le
plus aimé. Mais elle lui laisse ce qui est elle-même et elle seule, les
riens qui lui plaisaient, qu'elle s'est donnés, les albâtres rapportés
probablement d'Italie, surtout les livres qui ont été le plus sérieux
intérêt et la plus efficace consolation de sa vie. Et elle remercie de
cette sorte le seul des hommes passionnés pour elle, qui en elle ait
aimé aussi l'intelligence.

Enfin, il y a une exquise délicatesse dans la déférence qu'elle sait
témoigner à Talleyrand. Elle n'a pas de présents à lui faire.
Qu'offrirait sa pauvreté à l'homme comblé par la fortune? Mais elle veut
du moins lui avoir gardé une pensée fidèle jusqu'à la fin et qu'il le
sache. Voilà pourquoi elle lui adresse son testament, veut qu'il soit
remis et lu par lui aux légataires, que ses proches tiennent, en quelque
sorte, leur investiture de son plus constant ami, et qu'entre eux et lui
elle soit, même après sa mort, un lien.

Ces délicatesses de raison et de coeur étaient, d'ailleurs, le plus
précieux de son héritage. Le temps et l'incendie avaient si fort consumé
la fortune d'Aimée qu'il ne lui était guère resté à léguer que des
intentions. L'inventaire dressé le 2 février 1820 donne, comme total des
valeurs inventoriées, six mille six cent cinquante-neuf et mille cinq
cents francs en deniers comptants.

Et l'inventaire ajoute:

  «Déclare monseigneur le duc de Coigny qu'à l'époque du décès de madame
  de Coigny, duchesse de Fleury, sa nièce, il n'existait aucuns deniers
  comptants autres que ceux ci-dessus constatés. Que, par suite de
  l'incendie qui s'est manifesté chez ladite dame, il paraît que les
  titres et papiers qu'elle pouvait avoir ont été brûlés, puisque
  quelques recherches qu'on ait faites depuis qu'on s'occupe du présent
  inventaire, il ne s'en est trouvé aucun. Qu'il est à sa connaissance
  qu'il a été fait, contre la succession dont il s'agit, diverses
  réclamations pour fournitures et mémoires d'ouvrages faits pour le
  compte de madame sa nièce, mais qu'il ne saurait fournir aucun
  renseignement précis à ce sujet. Qu'il est dû le terme courant de
  l'appartement, dans lequel il est présentement procédé, à raison de
  dix-huit cents francs par an; que les frais funéraires ont été payés.
  Et a monseigneur le duc de Coigny signé en fin de ces déclarations et
  a signé:

  »MARÉCHAL DE COIGNY.

  »Avant de clore le présent mémoire, monseigneur le duc de Coigny a
  fait observer qu'il est dans l'intention d'accepter la succession de
  madame sa nièce, comme son légataire universel, seulement sous
  bénéfice d'inventaire.»

Ainsi la famille cadette, s'éteignant avec Aimée de Coigny, disparut
sans rien laisser d'elle-même, sinon quelques souvenirs de famille qui
furent recueillis par la famille aînée, où des femmes seules ont
perpétué la race.


LES PORTRAITS D'AIMÉE DE COIGNY

Ce qui précède fournissait les renseignements utiles à une dernière
enquête. Pouvait-on étudier Aimée de Coigny sans rechercher ses
portraits?

Il semble que pour comprendre tout à fait une femme il faille l'avoir
vue, et combien est-ce plus vrai quand elle doit beaucoup de sa
réputation, de ses fautes et de ses malheurs à sa beauté!

Par malheur, la grande artiste qui a dit la perfection de cette beauté,
qui a connu intimement cette femme, et qui aurait si bien donné, par les
traits de ce visage, l'intelligence de cette nature morale, madame Vigée
Lebrun, a écrit sur son amie au lieu de la peindre. Mais plus Aimée
était jolie à voir, moins elle avait dû se refuser à la mode des grands
portraits que les élégantes faisaient peindre pour elles et des
miniatures qu'elles donnaient. Aimée de Coigny écrit à Lauzun, au moment
de leur rupture qu'elle essaie de ne pas prendre au sérieux: «Je vous
propose en dernière analyse que vous me renvoyiez mon portrait avec mes
lettres et qu'à notre première rencontre nous nous assassinions[57].» Si
elle avait donné son portrait à tous ceux qu'elle crut aimer, nous ne
manquerions pas de ses images.

  [57] Lettre datée de Mareuil, le 12 février 1793. _Lettres_, etc., p.
    158.

Pourtant il ne s'en trouve, que je sache, en aucun de nos musées
publics.

S'en trouvait-il dans quelques collections particulières? Si oui, il
était possible que, placés dans une des résidences où Aimée fit son
séjour, ils y eussent été laissés quand elle vendit ces demeures, ou
qu'ils fussent parvenus par héritage aux Coigny. C'est là que des
informations étaient à prendre avec quelque chance de succès.

Si Mareuil, où Aimée de Coigny habita longtemps et dans l'époque la plus
brillante de sa vie, possédait un portrait d'elle, il ne pouvait être
inconnu au maître de Mareuil, M. Orville. M. Orville répondit que nul
portrait d'Aimée n'y existait.

Restait à s'enquérir auprès de la famille de Coigny.

La résidence historique de cette famille est, en Normandie, le vaste
territoire qu'on appelle encore «le duché de Coigny». Des deux châteaux,
celui de Coigny tout féodal a, dès le XVIIIe siècle, été abandonné pour
celui de Franquetot, demeure plus riante et qui, aujourd'hui encore, est
entretenue dans son élégance intacte par la descendance anglaise du
dernier duc. Parmi les portraits de famille qui s'y sont conservés,
celui d'Aimée se trouvait-il? Dans le récit d'une visite à Franquetot,
M. A. Dumazet parlait d'«un admirable portrait de femme dont le gardien
du château ignore le nom: par le costume, c'est une grande dame de
l'Empire ou de la Restauration, peut-être cette belle et admirable
mademoiselle de Coigny, qui fut aimée d'André Chénier et qui est
l'héroïne de la belle captive, et devint plus tard duchesse de
Fleury[58].»

  [58] Journal _le Temps_, 4 septembre 1895.

J'écrivis à Londres, à madame la comtesse Manvers. Elle me fit l'honneur
de me répondre qu'il n'y avait à Franquetot aucun portrait d'Aimée,
qu'elle connaissait seulement de la jeune femme une miniature possédée
par un de ses neveux, et elle eut la bonté de demander à celui-ci s'il
voudrait en faire tirer une photographie. M. Dalrymhe prit cette peine
et une reproduction de la miniature me fut envoyée. Le portrait est
enchâssé dans le couvercle d'une petite boîte ronde. Est-ce une femme,
est-ce une enfant qui montre de face son frais visage et ses épaules
minces? La finesse des joues, la quiétude du regard qui attend et ignore
la vie, la confiance souriante d'un bonheur naïf, sont d'un enfant. Mais
comme une jeune épouse, elle est en grand décolleté, des diamants sont
mêlés à la chevelure, un lourd collier de perles entoure la gracilité du
col. On dirait une petite fille qui joue à la dame avec les bijoux de sa
mère. Le tout fait la plus exquise figure et à laquelle on ne peut
reprocher que d'être trop parfaite. Le peintre avait le modèle à
souhait; il semble qu'il ait voulu l'embellir encore, en outrant la
grandeur des yeux, la délicatesse des traits et la petitesse de la
bouche. Mais ces moyens classiques de rendre passables les laides
ont--on a du moins cette impression--enlevé ici de la vérité et
transformé un portrait en gravure de romance.

Si les descendants anglais des Coigny conservent d'Aimée une image
qu'ils m'ont fait connaître avec une si exquise bonne grâce, une image
d'Aimée se trouve aussi chez les descendants français. C'est une
miniature encore, mais celle-là portant sa date, un portrait d'Aimée
fait durant la Terreur, et peint dans la prison où se trouvait alors «la
jeune captive». Une très jeune femme est représentée à mi-corps, un
bonnet de toile unie, une chemise sans rubans ni dentelles, une jupe
composent tout son ajustement, la simplicité en convient également à une
toilette de nuit ou de prison. La prison est indiquée par le mur, qui
fait le fond nu et terne du tableau, et par l'unique meuble de la pièce,
la chaise de paille, sur laquelle est assise de côté la jeune captive.
Un bras soutenu par une traverse du dossier et les mains croisées, elle
regarde droit devant elle. Cette pauvreté voulue de tous les entours et
ce naturel d'attitude ne permettent pas à l'attention de se distraire
sur l'accessoire, la ramènent tout entière à la personne, à l'harmonie
de ses formes, à l'éclat de sa chair, à la beauté de ses traits. Les
bras sortent parfaits des manches grossières; de la chemise rabattue
comme si la main de l'exécuteur avait déjà commencé sa besogne, le cou
se dégage svelte et délicat; sa chevelure superbe, d'un brun doux aux
reflets presque blonds, que le petit bonnet ne parvient pas à contenir
toute, fait un nimbe doré et soyeux au plus régulier, au plus délicat,
au plus jeune, au plus expressif, au plus charmant des visages. Et non
seulement son gracieux ovale, son front qui, entre la masse de la
chevelure et la courbe relevée des sourcils, semble bas comme celui
d'une statue grecque, le doux éclat de superbes yeux, la finesse d'un
nez dont on devine qu'il se relève légèrement, et la petite bouche
dessinée comme un arc et faite comme lui pour lancer le trait, donnent
l'impression d'une oeuvre sincère, où un peintre expérimenté a
fidèlement reproduit l'apparence matérielle du modèle. Il a su peindre
en même temps un caractère moral. La tristesse de l'heure, du lieu et du
costume voilent mais n'ont pas détruit la gaieté qui erre tout autour de
ces traits; cette jeune femme aux airs d'enfant a, par la faute des
circonstances, du sérieux malgré sa nature; il y a dans ce regard ingénu
un étonnement de la douleur, et au coin de cette bouche un sourire qui
n'ose mais qui deviendra plus hardi au premier beau jour. A cet art
d'exprimer par des couleurs l'invisible se révèle un grand artiste.

Il n'a pas signé son oeuvre, que, d'ailleurs, il n'a pas finie; la tête
seule est achevée, les mains sont ébauchées à peine. Par contre, deux
inscriptions gravées à la pointe barrent chacune de trois petites lignes
le fond du tableau, à droite et à gauche du portrait. A gauche est
écrit: «La veille--du dernier jour--oh! mon Dieu!...» A droite:
«Résignation angélique--Conciergerie, 1793--Priez pour elle!...» Cette
épigraphie m'a donné un instant d'inquiétude. Comme la «jeune captive»
n'a pas été arrêtée en 1793, qu'elle n'a pas paru à la Conciergerie, et
que la veille de son dernier jour, alors lointain, ne s'est pas passée
en prison, ce portrait ne serait-il pas celui d'une autre? Mais comme
une tradition certaine et ininterrompue de famille n'a pas cessé de
reconnaître en cette miniature Aimée de Coigny, ces lignes--dont
l'écriture semble appartenir au commencement du XIXe siècle--auront été
ajoutées après coup. Elles sont seulement un témoignage de cette
sensiblerie littéraire que les malheurs, même véritables, n'avaient pas
guérie de la déclamation et à qui il suffisait de savoir en gros et en
vague les choses, pourvu qu'elle eût prétexte à s'exclamer sur elles.
1793 était demeuré dans la légende l'année des grandes cruautés, c'est
de la Conciergerie que les plus illustres victimes étaient parties pour
mourir: voilà comment cette date et ce nom se sont présentés à une «âme
sensible» qui, fut-ce une parente, se sera émue par à peu près sur
l'infortune de la jeune captive, et aura voulu compléter l'oeuvre du
peintre.

Puisque le portrait est celui d'Aimée, il n'y a pas à tenir compte des
fausses indications qu'y a ajoutées une fantaisie d'épitaphe. Et puisque
le renseignement qui ne trompe pas, celui qui a été déposé par le
pinceau en chaque touche, révèle la main d'un maître, reste à savoir
quel est ce maître. En 1794, il y avait à Saint-Lazare, au temps où
Aimée de Coigny y séjourna, un peintre parmi les prisonniers, et il n'y
en eut qu'un. C'était Suvée. Né à Bruges, il était venu de bonne heure
en France, où il avait fait son éducation artistique et où il avait été
naturalisé par ses succès. Grand prix de Rome en 1771, membre de
l'Académie en 1780, il peignait surtout des sujets d'histoire et ne
s'était jamais occupé que de son art. Est-ce quelque ineptie spontanée
de la suspicion démagogique, est-ce quelque manoeuvre de l'odieux David,
le plus vil des grands peintres, le jaloux sans l'excuse de la jalousie,
l'illustre et rancuneux ennemi de ses confrères: la Révolution s'occupa
de Suvée qui ne s'occupait pas d'elle. Il fut, le 18 prairial an II,
écroué à Saint-Lazare. Là, le peintre d'histoire trouva des sujets et
des modèles. Tantôt à la demande des prisonniers ou de leur famille,
tantôt à la seule sollicitation de son art, il fixa sur la toile
plusieurs figures de prisonniers. Ainsi il conserva à la postérité le
visage d'André Chénier, et, le jour où Suvée acheva cette toile, il
peignit plus que jamais de l'histoire. Il la peignait encore en
s'occupant de captifs moins célèbres, qu'il étudiait isolés chacun en
son portrait, mais qu'unit le drame dont ils furent ensemble victimes.
L'histoire trouve des enseignements jusque dans les détails particuliers
à plusieurs de ces portraits. Parmi les plus connus est celui de
Trudaine: la dernière des séances données par le financier au peintre
fut interrompue par le geôlier qui appelait le modèle pour l'échafaud.
Suvée a peint aussi Trudaine de la Sablière et Courbitat, père et
beau-frère du fermier général, avec qui ils étaient écroués à
Saint-Lazare: l'artiste s'était engagé envers leurs familles, mais les
deux prisonniers furent si vite jugés et exécutés qu'il n'eut pas le
temps de commencer leur portrait de leur vivant, c'est de souvenir qu'il
fit l'un et l'autre. La «jeune captive», jeune, belle, attirante comme
elle était, s'imposait à l'attention d'un tel peintre. La miniature
qu'il fit d'elle fut une oeuvre digne de lui, et l'inachèvement du
travail ajoute ici une présomption d'authenticité. Si la miniature
demeure en quelques parties à l'état d'ébauche, il y a une raison, la
meilleure des raisons pour Suvée: le 18 thermidor il fut mis en liberté.
Sa captivité fut donc beaucoup moins longue que celle d'Aimée, et le
peintre laissa à Saint-Lazare son modèle et son tableau[59].

  [59] Nommé directeur de l'École de Rome le 9 frimaire an VII, Suvée
    n'occupa ce poste qu'en 1801. Mais il exerça ses fonctions de la
    manière la plus honorable pour lui et la plus utile pour l'art. Son
    autorité donna une renaissance aux études de notre École. Elle était
    alors au palais Macini: Suvée la fit transporter à la villa Médicis,
    et il employa à cette installation toute sa fortune.

Un troisième portrait d'Aimée de Coigny m'a été signalé enfin, et
celui-là est le plus important, par M. le marquis Pierre de Ségur. Ce
portrait appartient à M. B. de Mandrot. C'est une toile datée de 1797 et
signée de Westmüller, le maître viennois que Marie-Antoinette avait
attiré à Versailles. La tête et le buste du modèle y sont de grandeur
naturelle. La femme est peinte de face. Une profusion de cheveux
châtains encadre la tête et tombe presque sur les épaules; ils sont
légèrement poudrés, et quelques grains de cette poudre, tombés sur
l'épaule gauche, étendent un petit reflet blanc sur le velours gris
foncé de la robe. La femme paraît sensiblement moins jeune qu'elle
n'aurait dû être, si Suvée l'a bien vue en 1794. Entre la date des deux
portraits il n'y a que trois ans. Il y en a dix entre les deux visages.
Le changement n'est pas tel qu'on ne reconnaisse dans l'un et dans
l'autre les traits de la même personne, l'abondance et la plantation des
cheveux, la courbe régulière et la longueur des sourcils, la forme du
nez, le beau dessin des lèvres. L'ovale du visage s'est arrondi dans le
bas, la richesse du sang donne au teint une couleur plus chaude, et la
taille, svelte encore, soutient l'opulence de la poitrine.

Comme le corps, le caractère délicatement indiqué dans le portrait de
1794, est vigoureusement marqué dans l'oeuvre de 1797. La joie de vivre
pour le plaisir, pour tous les plaisirs, anime toute la personne, est
l'air même du visage et resplendit dans la malice hardie de ses yeux et
dans le sourire de sa bouche sensuelle. Voilà bien cette femme à
l'esprit prompt et à la chair faible, voilà dans toute la personne cette
volupté diffuse qui, si elle ne provoque pas, encourage. Voilà celle qui
se lasse de Montrond et va tomber en Garat. Combien elle a perdu de sa
grâce à l'air mutin! Combien étaient plus beaux les grands yeux de
naguère, où la candeur souriait à l'avenir, que ces yeux d'où a fui le
rêve et qui concentrent leur puissance en un regard précis, informé,
exigeant, presque dur; combien les lèvres d'autrefois, encore neuves,
prêtes à sourire à l'amour, mais pas à lui seul, étaient plus jolies que
ces lèvres de voluptueuse où la passion charnelle a mis une vulgarité.
Tout ce qui dans ce visage a été enlevé à l'idéal, a été enlevé au
charme.

Or, c'est précisément cette évidence d'une déformation qui, outre l'art
de la peinture, fait le mérite et la vérité profonde de cette oeuvre.
C'est pour cela qu'en tête des _Mémoires_ le portrait à sa place était
celui-là. C'est pour cela que mes derniers mots doivent remercier M. de
Mandrot. Grâce à lui, l'on connaîtra le portrait d'Aimée, le meilleur à
étudier par ceux qui se contentent de regarder les visages et par ceux
qui, dans le visage, cherchent à voir l'âme.


FIN



TABLE


  INTRODUCTION                                        1

  MÉMOIRES D'AIMÉE DE COIGNY                        147

  APPENDICE:
    Origine de la famille des Coigny                255
    La branche aînée                                261
    La branche cadette                              264
    Inventaire de madame la comtesse de Coigny      265
    Les portraits d'Aimée de Coigny                 283



  [Illustration: Imprimerie
  CHAIX
  20. Rue Bergère
  PARIS]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires de Aimée de Coigny" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home