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Title: Le songe d'une femme - roman familier
Author: Gourmont, Remy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le songe d'une femme - roman familier" ***


  REMY DE GOURMONT

  Le
  Songe d'une femme

  --_ROMAN FAMILIER_--

  _Deuxième édition_


  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

  M DCCC XCIX



_DU MÊME AUTEUR_


  CRITIQUE

  _Le Latin mystique_ (Étude sur la poésie latine du moyen
      âge) (3e édition), 1 vol. in-8º raisin                   10 fr.  »
  _L'Idéalisme_, 1 vol. in-12 écu                               2 fr. 50
  _Le Livre des Masques_ (Ier et IIe) (gloses et documents
      sur les écrivains d'hier et d'aujourd'hui), avec 53
      portraits, par F. Vallotton (2e édition), 2 vol. gr.
      in-18. Chaque volume                                      3 fr. 50
  _Esthétique de la Langue française_ (2e édition), 1 vol.
      gr. in-18                                                 3 fr. 50


  ROMAN, THÉATRE, POÈMES

  _Sixtine_ (2e édition), 1 vol. gr. in-18                      3 fr. 50
  _Le Pèlerin du silence_ (2e édition), 1 vol. gr. in-18        3 fr. 50
  _Les chevaux de Diomède_ (2e édition), 1 vol. gr. in-18       3 fr. 50
  _D'un Pays lointain_, 1 vol. gr. in-18                        3 fr. 50
  _Lilith_ (2e édition), 1 vol. in-8º écu                       3 fr.  »
  _Histoires magiques_ (2e édition), 1 vol. in-12               3 fr. 50
  _Proses moroses_ (2e édition), 1 vol. in-24                   3 fr.  »
  _Théodat_, 1 vol. in-12.                                      2 fr. 50
  _Les Saintes du Paradis_, petits poèmes avec 29 bois


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

_Dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 10._


JUSTIFICATION DU TIRAGE



Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y
compris la Suède, la Norvège et le Danemark.



ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR


Les Tilleuls, 3 juillet 189.

... Pourquoi ne veux-tu pas me croire? Est-ce donc si rare? Oui, j'ai
été heureuse. Ce que tu appelles un songe, je l'ai vécu, ou je l'ai
dormi, et je ne suis pas réveillée. Voici le matin; il y a un peu
d'inquiétude dans la douceur de mon sommeil, mais je dors encore. Si
j'ouvre les yeux, ils garderont le charme des yeux qui viennent de
sourire et tu y lirais, j'en suis sûre, une si longue litanie de joies
que ton coeur en serait tout enchanté et béni. Maintenant tu les
regarderais en vain; ils sont fermés; ils sont pâles, presque mornes.
Hier, on me disait que j'ai l'air triste; c'est possible. Je suis si
absurdement heureuse que ma figure a pris un peu de la stupidité des
bêtes domestiques. C'est parce qu'ils sont heureux que les boeufs
paraissent ruminer avec tant de mélancolie. Ainsi je rumine mon bonheur,
mais ceux qui me parlent avec componction sont vite punis: j'éclate de
rire, j'ouvre les bras, je renverse la tête et j'ai l'air d'une pivoine
que le vent relève pour qu'elle reçoive la fraîche ondée jusque dans les
derniers replis de sa chair rouge et tendre. Il y a longtemps que M***
s'est aperçu qu'il n'est rien de tel que de me plaindre pour me donner
des appétits de volupté. Quand il me demande quel est mon chagrin, je me
sens tout à coup exaltée et frissonnante... Que de gens j'ai scandalisés
par la naïveté de mes gestes, par ma docilité à répondre à tous les
appels de la vie! Que m'importe, puisque je suis heureuse!...

Anna des Loges



CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES


Les Pins, 8 juillet.

... Mais, ma chère Anna, je te parlais de bonheur et tu me réponds en me
faisant allusion à des plaisirs si fugitifs que, moi, je les compte pour
rien dans mon existence? Peut-être que leur absence rendrait le bonheur
impossible, mais seuls ils sont bien peu et parfois... Quelle
humiliation de crier comme une bête folle entre deux jaillissements de
larmes! Ce n'est pas là ton secret. Il est dans ta nature, il est dans
les hasards qui ont arrangé ta vie... Plus tu seras heureuse, plus je
t'aimerai, mais pourquoi es-tu heureuse?

Claude de la Tour



ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR


Les Tilleuls, 15 juillet.

... Et pourquoi ne les comptes-tu pas? Apprends à les compter. Il ne
faut pas briser la chaîne des sensations, ici ou là, selon des caprices
ou des principes. Le petit caillou qui brillait dans la poussière, si tu
avais voulu te baisser pour le prendre, peut-être qu'à le retourner
entre tes doigts, il t'aurait consolée d'un chagrin. Un enfant n'en
demande pas plus pour oublier la meurtrissure qui saigne encore à son
genou: et pendant qu'il s'amuse avec la pierre qui le blessa, sa chair
innocente oublie de souffrir. Mais les cailloux que tu dédaignes sont
d'une eau assez belle: des yeux de femme peuvent s'y charmer sans honte.
On en fait des colliers qui tiennent chaud au coeur et qui font éclater,
comme au milieu de lys, la fraîcheur rouge des joues. Tu voudrais être
heureuse, c'est-à-dire que tu voudrais vivre, et tu méconnais la vie! Tu
secoues le rosier pour avoir des roses et tu es surprise de les voir
s'effeuiller toutes sous tes doigts et s'en aller au gré du vent! Ce
n'est pas ainsi qu'il faut faire, chère Claude. Va et promène-toi le
long de tes rosiers sans penser à rien qu'aux parfums qui peu à peu
aviveront ton désir, et ta main toute seule ira, sans craindre les
épines et sans les sentir, vers la seule rose; car il n'y en a qu'une
qui ait ri pour toi ce matin. Prends-la; romps la tige doucement; ôte
d'un coup d'ongle chaque épine; mets la fleur à ta ceinture. Il n'y a
qu'une rose, mais il y a le reste, les autres petites choses bleues et
vertes, rouges, blanches et d'or; il y a des caresses pour chacun de tes
doigts, il y en a pour tes yeux, pour tes lèvres, pour toutes les
charmantes parcelles de toi-même. Tu es belle, ne le sais-tu pas? Quand
nous nous sommes quittées, j'étais envieuse, presque, de la richesse de
ta floraison; je devine ta splendeur d'aujourd'hui, et tu souffres!
N'es-tu plus assez déesse pour imposer à celui qui t'aime la nuance de
ton ciel et celle de tes robes? Je me souviens: tu adorais ta beauté et
tu la parais pour toi-même, idole ironique; et maintenant tu regrettes
de t'être donnée? Alors tu diffères trop de moi pour que je te
comprenne. Si je voulais réfléchir sur mon bonheur (mais je ne le veux
pas), je trouverais sans doute que je ne suis heureuse que pour cela,
pour m'être donnée si entière et si nue, si naïve et si cordiale, qu'il
me semble que j'ai fondu comme une pêche dans la bouche qui m'a mordue.
As-tu entendu parler du nirvâna? Je suis délicieusement anéantie...

Anna des Loges



CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES


Les Pins, 20 juillet.

... Tu ne me dis toujours rien de clair, rien qui me fasse voir ta vie.
Voilà plus d'un an que nous nous écrivons et je vois que ce fut, en
effet, pour nous comprendre de moins en moins. Cependant, tu te souviens
bien de ce que j'étais au Sacré-Coeur, et je crois que je n'ai guère
changé. Je mettrais les mêmes corsages qu'il y a dix ans, en me serrant
un peu, malgré ma «splendeur». C'est vrai, je suis fort belle; cela fait
ma fierté, mais non mon bonheur. Tu as vu comme je souris bien sur mon
portrait? ce n'est pas un mensonge; c'est une habitude. Et je suis
encore différente de toi en ceci, que celui qui oserait me plaindre, un
jour que j'aurais oublié mon masque, il me semble que je le haïrais.
Mais nul ne l'a osé, ou l'occasion ne s'est pas présentée: je parais ce
que je devrais être, et cela me console, quand je ne suis pas seule. Ah!
sois-en sûre, je ne me promène pas le long des rosiers! Je n'ai rien à
dire aux fleurs et elles ne me disent rien. Tout est muet et sans parfum
autour de moi: je m'ennuie. Me donner, chère amie? Mais je suis fatiguée
de n'en avoir jamais eu le courage. Pourtant que d'occasions! Je t'ai
dit presque toute mon histoire, mais je ne t'ai pas dit les noms de ceux
qui l'ont faite: en vérité, je les ai oubliés, même le nom de celui que
je congédiai le mois passé, parce qu'il me pressait trop. Je n'ose me
représenter ce que tu entends par cette pêche où l'on mord et qui fond
dans la bouche; je crains que cela ne soit du libertinage. Moi, quand je
me suis sentie presque touchée par de vilains désirs, j'ai sauté le
fossé pour fuir le mufle de la bête. Est-ce qu'une femme très belle ne
devrait pas être aimée très purement, comme on aime un marbre ou une
figure de légende? Mais sans exiger des hommes tant de respect et tant
d'amour, n'a-t-on pas le droit de leur demander un peu de courtoisie et
une grande dignité? Quoi, parce qu'on laisse baiser sa main, il faudrait
livrer tout le bras et peut-être tout ce que le bras traînerait après
lui! Les hommes sont des bouviers. Je ne puis être que bergère, en mes
meilleurs jours. Jamais je n'ai trompé mon mari; il est vrai, je me suis
étudiée à ne pas l'aimer, et lui seul m'a respectée; maintenant je le
souffre, quoique parfois j'aie envie de pleurer en lui cédant. Je pleure
sans trop savoir pourquoi. Rassure-toi, cela ne dure guère: j'ai tant de
moyens de me distraire et de m'étourdir!...

Claude de la Tour

_P.-S._--N'oublie pas de m'envoyer ton portrait.



PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE


Paris, 31 juillet.

... Je reviens donc des Pins où j'ai passé plus d'un mois... Son mari
lui a permis de poser en plein air, dans le petit îlot de joncs et de
saules, au milieu du grand étang. Nous y allions tous les matins de
soleil; M. de *** lisait son journal en fumant, l'air désintéressé d'un
mari qui n'est là que pour les convenances, mais très satisfait au fond
d'avoir une si belle femme, d'en jouir et de la pouvoir montrer avec
décence. La pose est des plus simples. J'avais d'abord songé à
l'attitude classique des Lédas célèbres; je ne voulais que transposer en
plein air celle de Michel-Ange, que la jouissance accable, ou celle de
Chassériau, dont la volupté plus discrète a aussi quelque chose de plus
lascif et dont la main gauche caresse si joliment un illusoire amant.
Mais il faudrait un modèle docile et dressé; j'ai donc laissé ma Léda à
son inspiration, ne lui imposant aucun geste, ni surtout l'immobilité,
et j'ai brossé avec fièvre et avec joie une douzaine d'ébauches, une par
séance, auxquelles je ne retoucherai peut-être pas et que j'exposerai
ensemble, comme Monet a fait pour ses meules, ses peupliers ou ses
cathédrales. Voilà ce qui se passait. Arrivés en barque, nous nous
promenions, cherchant un coin à la fois abrité du soleil et des yeux;
l'endroit trouvé, j'installais mon chevalet et M. de *** m'emmenait à
l'écart pour me recommander tous les jours la même discrétion, me faire
jurer un silence tragique. A notre retour, Léda, assise au bord de
l'eau, donnait à manger dans sa main à un grand cygne farouche qui
battait des ailes au moindre bruit, fuyant sur l'eau, revenant avec des
airs de galère vers la jeune femme qui lui tendait les bras. Près
d'elle, la longue couleuvre s'allongeait, glissait le long de ses jambes
vers la main reculée, et parfois, pendant une seconde, l'oiseau couvrait
de ses larges ailes d'ange le corps frissonnant d'une amante; les yeux
d'or du cygne un jour semblèrent énamourés et Léda ferma les siens, dupe
de son rôle, prête aux illusoires noces des rêves mythologiques. Mais la
bête, ayant mangé tout le pain émietté par la main tremblante de Léda,
se retourna, disparut en nuage; et, satisfait, il frétillait comme un
canard. Ce fut notre plus belle séance. Madame de *** m'assura depuis
qu'elle avait en effet senti, sous la caresse du plumage tiède, quoique
tout mouillé, un assez vague désir de stupre; pendant que l'oiseau
ouvrit les ailes au-dessus de ses jambes, elle était décidée à ne pas
bouger, à laisser faire... Je ne sais comment son mari a pris cette
expérience assez folle, mais les jours suivants il trouva bon, sans en
avoir l'air, d'effrayer le cygne qui ne quitta pas l'étang et vint à
peine, tout fugitif, picorer au bord de l'eau. J'ai transposé, au
commencement de ma série, ces trois dernières séances où l'oiseau,
timide amoureux, semble faire sa cour. Léda est admirable; je n'avais
encore jamais vu un nu d'une telle splendeur de forme et d'une nuance
aussi vivante et aussi troublée: je voudrais dire ainsi d'un mot les
mélanges de tons qui couraient sur la chair, l'ivoire rosé de la peau
avivé par le reflet bleu du saule, les petites ombres violettes qui
roulaient le long des muscles, le soleil tombant en larges médailles
d'or sur les épaules d'où elles semblaient rejaillir comme de l'eau
vermeille sur les bras, sur les genoux, remonter en étincelles vers le
ventre où un croissant sombre semblait les boire; les seins, sous ce
réseau de lumière, paraissaient plus vivants et plus libres; changeant
de forme à chaque mouvement du corps, ils étaient toujours de forme
pure, larges fleurs au coeur d'ambre et de pourpre, éperons de galère
tachés du sang des meurtres!... A vrai dire, et pour expier mon lyrisme,
je dois reconnaître que ces éperons, s'ils se sont écrasés contre
beaucoup de poitrines, n'en ont transpercé aucune. Ils sont plutôt
libertins que cruels; mais cette femme est si belle que si elle
m'appartenait je lui permettrais tout. Je crois qu'à un certain degré la
beauté est une idole qui a le droit de donner, à qui lui plaît, ses
épaules à baiser. Ma Léda n'est pas une de ces jolies petites femmes
dont la petite beauté de hasard est créée presque ligne à ligne par
celui qui la désire ou qui la caresse; de celles-là on est naturellement
jaloux, puisqu'elles sont vraiment l'oeuvre de nos mains, de nos lèvres
et de nos yeux; d'une Léda, ce n'est pas possible: elle est parfaite;
celui qui l'aime n'y peut rien ajouter. On ne donne rien à une pareille
femme, et à peine le plaisir, qu'elle reçoit avec dédain, à peu près
comme un compliment; on n'est pas son amant, on est encore son adorateur
alors qu'elle oublie sa divinité dans nos bras respectueux. Enfin, je
l'ai aimée en peintre autant qu'en homme, et je compte ces six semaines
pour les plus belles de ma vie; ce sont des semaines olympiennes. Mais
je n'ai pas la moelle d'un dieu et j'ai tant adoré que je suis au lit
avec la fièvre...--et voilà que l'accès me reprend... Je me suis sauvé,
parce que la peinture avant tout, n'est-ce pas?...

P Bazan



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 8 août.

Je n'étais déjà plus à Orglandes quand tu m'as écrit. Des gens me
déplaisaient, trop bruyants, des gens du midi, de véritables crécelles,
et comme j'ai besoin de me reposer d'abord, j'ai prié ma mère de me
laisser aller aux Frênes. M'y voici donc depuis une semaine et très
satisfait de ma fugue. Le premier jour n'avait pas été gai. Que vois-je
en arrivant, à huit heures du matin? Mes deux petites cousines de
Versailles qui s'en reviennent modestement de la messe, un gros livre
sous le bras, suivies de leur détestable institutrice, la femme-sphinx,
la fausse Joconde qui sourit toujours avec l'air presque aussi bête! Tu
sais à quel point me déplaisaient les deux poupées que j'étais admis à
contempler tous les mois, guindées sur leurs chaises, à la table
familiale et frugale du vénérable conseiller? J'ai un peu changé d'avis,
mais si elle me déplaisent encore, c'est pour un motif tellement
différent que j'en suis presque épouvanté. Quant à la fausse Joconde, je
l'observe, et même je la guette: cela pouvait très bien être une femme
excessivement femme. Je croyais donc mes cousines de sottes et pieuses
péronnelles et si hors du siècle qu'à peine j'osais leur parler. Je suis
gauche avec les femmes auxquelles on ne peut tout dire; je méprise les
prudes ou je les estime tant que je respecte leurs oreilles jusqu'à leur
faire hommage de mon silence. Il y a des jeunes filles qui, sans vilaine
immodestie, laissent voir dans leurs yeux clairs la curiosité de
l'amour; on peut leur dire des choses qui les troublent sans les
irriter, et c'est charmant. L'ignorance de l'homme n'est pas l'ignorance
du plaisir. Avec celles-là, on est tout de suite à l'aise, ou mal à
l'aise; cela dépend des moments. Mais elles savent si bien feindre! Les
plus pures souvent jouent à ravir les perverties, et telles qui ont
copié de leur main virginale les sonnets des «Amies» ont des candeurs
d'agneau. La virginité n'est pas une vertu; c'est un état; c'est une
sous-division des couleurs: il y a la rousse vierge et la rousse mariée
et plusieurs nuances qui ne sont pas moins agréables. J'ai découvert que
la fausse Joconde est rousse. A Versailles, elle avait une telle manière
de se coiffer à l'allemande, en bandeaux plats et serrés, qu'elle
semblait avoir les cheveux de ce brun sale et rougi des filles de ferme
qui se lissent le crin avec l'eau de la cruche. Ici, peut-être pour
plaire au jeune des Fresnes qui la couve de ses yeux de boeuf, elle
apparaît ébouriffée et d'un roux superbe de palissandre à reflets d'or:
car le fond est presque noir et quand il fait sombre l'or s'amuit et
s'évanouit. La pâleur de sa peau est bien d'une rousse; hier, comme elle
se baissait pour ramasser un petit caillou je regardais sa nuque: elle
doit être des pieds à la tête blanche comme un bol de lait. Tu vois que
je m'amuse! j'aime à étudier les femmes, et parfois je les résouds si le
problème me reste assez longtemps sous les yeux. Comme je suis sans
passion, comme mon désir purement sexuel se contente de l'une ou de
l'autre, au hasard, sans répulsion que pour la laideur, je puis observer
ces êtres, qui sont contents d'être observés, avec un désintéressement
de jardinier: notre vieux Pancrace guettant la poussée des asperges
qu'il ne mangera pas. Si je ne mange pas celle-ci, j'en mangerai une
autre: le monde est un beau harem pour ceux que l'amour ne tient pas en
prison dure. Et je suis libre. Dieu merci! plus libre à mesure que je
m'éloigne de la naïveté de mes vingt ans. Joconde me tenterait, mais
elle a l'air de ne pas encore avoir eu d'amant, malgré ses vingt-sept ou
vingt-huit ans (c'est l'âge que lui donnent ses élèves), et comme il y a
sans doute dans cette réserve une saine et honnête idée de mariage,
j'expérimente avec des gants. Tu vois le conseiller la main sur sa Bible
présidant l'audience de famille où je serais condamné à épouser Joconde?
Il a presque assez d'influence sur ma mère pour obtenir d'elle les plus
ridicules concessions; et pour lui, le vieux huguenot, rien n'existe qui
puisse balancer un commandement de Dieu: il sacrifierait à Jéhovah, à la
justice et à la morale, sa famille, sa patrie, sa race, l'humanité
entière. Je plains Anne et Annette si jamais il apprend la moitié de
leurs frasques. Joconde se dit protestante; je ne le crois pas. Les
petites sont papistes, comme leur mère, et cela explique que le
conseiller les ait laissées venir sans lui aux Frênes: il s'est repris
très fort à sa religion, en vieillissant, et doit considérer ses filles
avec cette sorte de pitié amère que les roides calvinistes éprouvent
pour les malheureux que l'état où Dieu les a laissés prédestine à
l'enfer, avec une certitude biblique. Ce qu'elles sont à Versailles et
ce qu'elles sont ici, dès que Joconde, ce qui lui arrive volontiers, les
perd de vue, m'a fait comprendre l'hypocrisie féminine. Je crois que, à
bout de forces et tentées par l'herbe et par la liberté du pré, les deux
jolies pouliches ont décidé d'avoir confiance en nous et de se mettre
sous notre sauvegarde. Elles ont eu des mots qui nous ont fait
comprendre à des Fresnes et à moi (nous sommes seuls ici avec le vieux
M. des Fresnes qui «agricole» toute la journée et la bonne Madame des
Fresnes, qui ne sort pas de ses confitures) que nous avions pendant un
mois charge de leur vie, de leurs plaisirs et de leur humeur. Leur vie
n'est guère en danger, quoique Annette ait manqué se rompre le cou à
bicyclette; mais nous veillons; leurs plaisirs, ils sont champêtres,
mais elles rient si gaillardement de tout que cela nous donne de
l'esprit et de l'imagination; leur honneur: des Fresnes est trop gourd
et moi trop fin pour qu'il soit en péril; cependant il nous faut une
certaine force d'âme et des diversions (il n'y en a pas de possibles!)
nous seront peut-être nécessaires. Tu es à Paris, tu viens de passer un
mois sur l'Olympe; je peux donc te raconter tout sans te faire venir la
chair de poule. Permets-moi de te dire que ton histoire du cygne et de
la dame m'a un peu énervé. Et pendant que je la lisais, il y avait entre
moi et Joconde, qui se déshabillait, l'espace d'une porte fermée par une
commode!...

Paul Pelasge



ANNE ET ANNETTE BOURDON A M. AGATHIAS BOURDON


Les Frênes, 8 août.

... Les Frênes nous plaisent beaucoup, cette année. Oncle et tante sont
toujours très aimables pour nous. Le temps est doux et beau.
Mademoiselle nous fait faire de grandes promenades dans la forêt. Nous y
rencontrons quelquefois Georges. Paul est venu passer quinze jours ici.
Mademoiselle a reçu de bonnes nouvelles des Tilleuls. Sa mère va
beaucoup mieux, surtout du plaisir de l'avoir eue avec elle pendant
presque tout le trimestre. Nous répétons bien nos leçons en retard.
Mademoiselle croit que nous pourrons passer notre brevet à la rentrée,
moi du moins, et Annette au printemps. Mon oncle a eu beaucoup de foin.
Il est très content. Ma tante vous embrasse bien et nous aussi. Vos
filles respectueuses,

Anne

Annette

_P.-S._--Ma tante a eu aussi beaucoup de confitures; elle est très
contente.



ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR


Les Frênes, 8 août.

... Et que cherches-tu donc en dehors du mariage, chère Claude, si ce
n'est la joie charnelle? Comme tu es sentimentale! Moi, je ne sépare pas
en deux moitiés, comme une pêche, le plaisir de vivre; je ne comprends
ni le coeur sans les sens, ni les sens sans le coeur, et je mange tout
le fruit, le côté du mur avec le côté du soleil. Dès que la chair est
prise, il faut bien que le coeur se prenne aussi. Je t'avouerai (comme à
une soeur) que je parle ici d'après mon expérience, et qu'elle n'est pas
très étendue. N'ayant pas ta vertu, je n'ai pas fui les aventures, et en
toutes j'ai subi l'ascendant du désir précis, impérieusement sensuel:
j'ai aimé après, jamais avant. Maintenant, couchée dans ma joie, je ne
sais plus rien. Je songe que je vis et mon songe est vrai, et je suis
heureuse. C'est le mot qui me vient aux lèvres quand je me parle à
moi-même et celui que j'écris quand je me laisse aller à écrire selon la
naïveté et selon la douceur de ma pensée. Un jour, bientôt si tu
l'exiges, je te raconterai toute ma vie, pour que tu saches quel fut le
poème de mes jours. Et ainsi à mon bonheur de chaque matin et de chaque
soir j'ajouterai le parfum et l'ensoleillement du souvenir. Oh! que je
voudrais te savoir souriante et épanouie, toi si belle et si reine! Mais
ne crois pas que je te plaigne! J'aurais trop peur de te déplaire, de te
dépiter contre moi. Quand on est toi, on est ce que l'on veut être; si
tu n'es pas heureuse, c'est que, tout au fond de ton petit coeur
orgueilleux, le bonheur te paraît vulgaire...

Anna des Loges



CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES


Les Pins, 11 août.

Tu ne me donnes pas ton adresse de voyageuse; je t'écris quand même,
avant de partir pour l'Auvergne. Je change de montagnes; j'espère
trouver des déserts, une nature pauvre qui n'étale pas devant moi la
joie de ses amours et de sa fécondité. Je voudrais me fatiguer sans
m'ennuyer, dormir dès la nuit, comme mes moissonneuses et oublier le
matin que j'ai vécu la veille et qu'il faut vivre encore toute une
journée. Comme je suis loin de toi, chère Anna! Me diras-tu ton
secret?... Le mois passé, il nous vint une distraction: un peintre mandé
par mon mari pour restaurer quelques tableaux de famille. C'est un jeune
homme au-dessus de sa condition et assez spirituel; de beaux yeux, des
mains fines, une tournure presque élégante, un air de santé et de force.
Je suis partiale, parce que je crois qu'il était amoureux de moi et
qu'il est parti à regret. Peut-être ce départ a-t-il augmenté ma
mélancolie... Je te dis des choses! Enfin, puisque nous nous écrivons
pour cela, pour nous faire des confidences!... Un soir il me demanda de
faire mon portrait, mais d'une manière si douce que j'en fus touchée. Il
me priait, car je me taisais, avec une insistance grave, parlant de
l'art, de la beauté, de la joie que donne la contemplation des formes
pures... Là, je voulus l'interrompre pour lui dire que si mon visage lui
plaisait, je lui accorderais volontiers deux ou trois séances, mais il
s'exaltait, me dessinant toute avec des paroles si précises que j'eus
peur, un instant, d'être nue!... Je lui concédai les épaules... Le soir
était tiède et odorant; on sentait, au loin, l'herbe fauchée et les
sarrasins en fleur; des peupliers bruissaient doucement, et quand ils se
taisaient, l'air tremblait un peu en passant à travers la rude chevelure
des pins: je me levai d'un sursaut, en regrettant mes principes et ma
froideur. Il me reste de cette anecdote un fort joli portrait en rose,
noir et jaune de ton infortunée

Claude de la Tour



PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE


Paris, 14 août.

... J'ai montré mes Lédas à Durand, qui m'avait avancé l'argent pour
aller aux Pins. Il m'en a offert des prix extravagants et j'allais
ouvrir la bouche pour accepter avec délice, quand on sonne: Léda
elle-même. Et à la revoir à l'improviste, et ici, dans mon triste
atelier où il y a pour fauteuils des amas d'étoffes bigarrées et, pour
meubles, des toiles clouées au mur, me voilà pris d'un accès de
tendresse qui va jusqu'aux larmes; me voyant ému et pâle, elle se jette
à mon cou, me dévore, m'écrase. J'entends Durand qui chantonne sur un
ton goguenard; je l'expédie et, lui promettant de ne rien vendre sans le
prévenir, je lui emprunte encore dix louis, et me voilà redevenu pour un
jour le cygne de la marquise de L... T. Elle a laissé aux Pins son air
d'impératrice qui se prête à l'amour. Nous avons joué comme des enfants
et bu dans mon célèbre verre de Venise (celui dont le portrait a eu une
troisième mention). C'était hier, et ce que j'aime en elle maintenant,
ce n'est plus la beauté nue d'un corps parfait, c'est la femme tout
entière: son sourire autant que ses reins, le son de sa voix, hélas!
plus peut-être encore que son ventre en bouclier, que ses seins en
éperons de galères. Quelle stupidité! Il m'a été agréable de la revoir
vêtue d'un triste costume de voyage, pareille aux femmes qu'on rencontre
dans les gares et qui ont des enfants! Elle n'est plus l'impersonnel
désir; elle n'est plus le beau morceau de nu qu'on veut toucher pour
donner part aux mains de la fête esthétique des yeux; elle est une dame,
qui a un nom, qui va aux eaux, qui se meut dans la vie réelle
d'aujourd'hui; elle est une femme, et je l'aime! Mais pourquoi? J'ai vu
et j'ai eu les plus beaux modèles, sans aucune émotion; pendant trois
semaines Léda a été ma maîtresse de hasard et de passage; je l'ai
possédée froidement, c'est-à-dire avec un plaisir d'artiste et de
jouisseur, mais non d'amant. Je la quitte, je me sauve, je l'oublie; je
suis en train de trafiquer avec intelligence des études à quoi elle
s'est prêtée parce qu'elle n'avait plus de pudeurs à feindre devant moi.
Je l'oublie enfin et quinze jours y suffisent, et quand je la revois, je
l'aime!... Donne-moi un moyen de me guérir! En connais-tu? Non.
Tais-toi. Laisse-moi. Si tu me disais d'elle ce que j'en dis, je te
détesterais, et de cela, par exemple, rien ne pourrait me consoler...

P Bazan



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 14 août.

... Comme je regrette que tu n'aies pas été avec moi hier, au lieu de
des Fresnes. Le spectacle t'aurait enchanté et tu aurais appris qu'il y
a encore des naïades et tu te serais senti, comme je le fus, rajeuni de
vingt à trente siècles. Nous allâmes donc nous promener dans la forêt de
l'Aulne, qui commence à deux pas des Frênes et finit très loin, toujours
la même, toujours fraîche et moite, le long de la petite rivière perdue
sous les aunes, les flambes et les reines-des-prés. Il faisait très
chaud. Joconde épouvantée nous avait suppliés d'attendre un meilleur
jour; elle nous suivit maussade jusqu'aux premiers arbres, tira de sa
poche un petit cahier rouge et déclara qu'elle nous attendrait là, en
lisant. Nous entrâmes dans le taillis, des Fresnes en avant, cherchant
dans le sentier envahi par la mousse et les frondaisons du dernier
printemps, tous à la file et moi le dernier. Les noisetiers, les
bourdaines et les grandes fougères ondulaient à notre passage,
transparentes vagues de cet océan de verdure; nous étions comme dans une
eau légère et douce; aucun bruit que le remuement des feuilles et le
claquement des branches repoussées par nos bras. Nous laissions un
sillage d'herbes convulsées et de fougères rompues. Les deux jeunes
filles semblaient presque inquiètes dans cette ombre verte; les ronces,
d'ailleurs, leur donnaient quelques soucis: quand des Fresnes avait
abattu de sa canne un de ces grands serpents épineux hérissés sur notre
passage, il fallait garder de ses morsures sa robe, son chapeau et ses
cheveux. Annette, distraite par le bruit furtif d'un écureuil, s'est
laissé prendre dans un véritable filet de ronces; plus elle se
révoltait, plus le rêt rétrécissait ses mailles aiguës: alors, pendant
que les autres disparaissaient dans la mer, j'ai délivré la petite
Andromède. Je coupais les serpents avec un certain plaisir. Elle ne
bougeait pas, me laissant faire. Comme elle vit du sang à ma main, elle
me dit joliment: Prenez garde de vous piquer. Elle devait songer en son
coeur: Le plaisir de manier ma robe, mes cheveux et mon épaule, cela
vaut bien deux ou trois piqûres. J'en attrapai davantage; elle m'enleva
avec une cruauté charmante une épine qui m'était entrée dans le pouce
assez profondément: nous fûmes quittes. Annette est beaucoup plus jolie
que sa soeur: blonde, fine, assez grande, des yeux bleus noyés, et comme
évanouis derrière un voile de cils d'or, elle a des gestes très
gracieux, un art troublant de regarder de côté dans un glissement de
lumière et de sourire. Jusqu'à ces jours derniers, je l'avais à peine
regardée et je la croyais anguleuse et revêche, à cause du pli ironique
qui met un peu d'ombre aux deux coins de sa bouche; mais les angles,
s'ils furent tels, sont devenus de jolies courbes qui ont encore la
gracilité de l'adolescence et déjà la certitude de la jeunesse. Si elle
n'avait pas une pluie de taches de son sur la figure, elle me plairait
beaucoup; cela lui donne un air de paysanne que je n'aime guère, ou un
air de petite fille précoce qui m'effraie. J'ai voulu lui baiser la
main, en lui disant: Pour ma peine et pour mon sang. Elle a daigné ne
pas rire, et moi-même, le temps du baiser, j'étais presque sérieux.
Gamineries! Soit, mais je n'en rougis pas. Il faut prendre la minute,
telle qu'elle s'offre à nous dans sa robe de hasard; celle d'aujourd'hui
ne reviendra jamais; il faut se collectionner des souvenirs et non des
regrets. Si on avait oublié de jouer à l'amour avec ses cousines,
crois-tu qu'on retrouverait cela, un soir à cinq heures sur le boulevard
ou dans le salon de Madame de T***? Je m'y prends même un peu tard, mais
comme Annette a dix-sept ans, je ne me fais pas de graves reproches. La
cérémonie des ronces ainsi conclue, j'ai pris le pas et nous avons
rejoint, à la lisière du taillis, des Fresnes et Anne, qui venaient
seulement de s'apercevoir de notre absence. Anne n'a rien dit, ce qui a
fait que j'ai regardé des Fresnes avec une certaine curiosité; mais ce
garçon placide avait les yeux fort calmes. Nous nous reposâmes un
instant sur un talus de mousse. Un chemin fruste passe là, presque sans
traces d'ornières, car il ne mène nulle part et ne sert qu'aux paysans
qui récoltent le long de la rivière quelque mauvais foin. La rivière,
elle est là, derrière ce rideau qui la suit, la protège et la cache.
C'est le royaume des aunes à la peau tigrée, et aux cheveux blancs quand
le vent les secoue. Des Fresnes nous guide toujours et nous recommençons
à descendre parmi des roches couvertes de lierre, sous le dôme crevé de
maigres hêtres; puis nous voilà dans l'herbe et près de l'eau. La
rivière fait un coude aigu où elle s'élargit en un bassin à fond de
sable. On voit le fond où des herbes se bercent; des vairons en cercle
rêvent en mangeant de l'eau; une petite truite file comme une ombre. «Si
nous étions seuls, me dit des Fresnes, j'aurais couru après la truite.
Quelle jolie eau blonde! Je m'y suis baigné bien des fois, mais jamais
je ne l'ai vue aussi tentante qu'aujourd'hui. La plus grande profondeur
est là-bas, sous les iris, quatre pieds, et partout une allée de
jardin...» Cependant Anne et Annette avaient disparu derrière les aunes
et nous les attendions en fumant une cigarette et en agaçant du bout de
notre canne les vairons curieux et familiers. Il y avait un parfum de
miel et de ciguë dans cette étroite vallée humide et chaude; les rayons
du soleil pénétraient comme des pensées jusqu'au coeur de l'eau
transparente; nous entendions, de l'autre bord, à travers les aunes, un
bruit d'herbe broutée; nous ne parlions plus, ravis dans le silence, la
chaleur et l'odeur. Mais voici que l'eau paisible se couvre d'ondes et
qu'un remous vient mouiller le bout des herbes penchées: nous pensons
(sans doute) qu'un boeuf est venu boire ou fuir les mouches, quand deux
choses apparaissent sur l'eau au tournant de la rivière, deux choses qui
ressemblent à des figures: et nous avons peur. Des Fresnes me saisit la
main, avec cette brusquerie qui commande le silence et l'immobilité; il
tremble un peu, et moi aussi, car nous avons compris. Les faces que
surmonte une couronne de cheveux tordus s'avancent vers nous, lentement,
puis elles virent et nous voyons passer au ras de l'eau deux grandes
fleurs qui semblent des boucliers d'argent. Elles passent, elles virent
encore, elles voguent vers l'autre rive. Là, adossées à la rive, où
elles appuient leurs coudes, les deux naïades se dressent à mi-corps.
Elles se reposent et regardent par-dessus nos têtes; l'eau ruisselle et
brille sur leurs épaules blanches et leurs seins fleuris à peine; elles
ont l'air de sourire; un frisson les secoue, leur peau devient rose,
elles se prennent la main et s'en vont vers les aunes sans repasser
devant nous et sans rentrer dans l'eau. Quand elles ont disparu, nous
regardons encore; enfin des Fresnes me lâche le bras et se tourne vers
moi. «Elles nous ont vus et elles savaient que nous les verrions, cela
est sûr; mais elles comptent que nous aurons l'air d'avoir dormi.
Faisons ainsi; donnons-leur cette preuve délicieuse de notre discrétion.
Si nous parlons, elles vont nous haïr, ou mentir si sottement que nous
serons décontenancés.»--«Bien», me répondit des Fresnes. Il ne semblait
pas avoir tout à fait compris; j'insistai; alors il dit cette sottise,
en essayant de rire: «C'est très artiste.» Un moment, je crains qu'Anne
n'ait perdu un mari, mais des Fresnes est plus sensuel et moins
prud'homme qu'il ne paraît. Anne est une fort agréable créature, un peu
large d'épaules, un peu académie de Jean Cousin, mais d'une richesse de
formes qui doit tenter un gentilhomme rustique. Pour le rassurer, je
dis: «C'est ennuyeux qu'elles ne recommencent pas; je n'ai regardé
qu'Annette...» Il se lève et se met à rompre à coups de canne les
flambes et les ciguës, puis, revenant vers moi: «Je vais la tancer,
qu'en pensez-vous? Comme cela, nous aurons une explication...» Je
l'approuve. Pourvu que nous parlions séparément de l'aventure, chacun à
une seule des deux soeurs, elles n'auront pas à se plaindre; nous
pourrions être grossiers: ce n'est pas à cette heure une attitude très
rare et nous y sommes presque provoqués. Mais l'idée d'allusions
vilaines à ce plaisir si chaste vraiment et si charmant que nous ont
donné ces audacieuses vierges, l'idée de les faire rougir par des
paroles qui seraient des reproches ou des invitations, nous répugne
également sans que nous songions à nous en expliquer. Je laisse des
Fresnes libre de son attitude; pour moi, décidément, j'ai l'intention de
me taire--et de me souvenir.

Les voilà. Il n'y a rien de changé en elles. Elles sont un peu rouges,
mais c'est la chaleur et la réaction; elles sourient et nous offrent des
fleurs, d'assez vilains bouquets vite cueillis et où il y a beaucoup
d'herbes. La comédie commence, telle que je l'avais prévue:

«Nous sommes allées très loin en suivant la rivière, dit Anne, pourquoi
ne nous avez-vous pas suivies? C'est quand nous nous sommes vues toutes
seules que nous sommes revenues...» Des Fresnes ne répond rien; moi:
«Nous avons regardé l'eau; c'est joli, l'eau; c'est plein de choses...»
Je suis en train de manquer à ma résolution; j'ai honte de cette petite
moquerie et je continue: «... Tenez, rien que ces drôles de poissons qui
semblent attendre qu'on les cueille...» Et je me penche sur le bord avec
Annette qui naïvement retrousse sa manche et enfonce son bras dans
l'eau. Il me semble qu'elle a six ans, et moi aussi; je ne pense plus du
tout que c'est une femme et que je l'ai vue Eve ou Nymphe; nous jouons à
happer les vairons, couchés à plat ventre, mordillant des feuilles. Je
la surprends qui met dans sa bouche une brindille de ciguë; c'est une
petite bataille pour la faire démordre, car j'oublie de lui dire que la
ciguë est un poison. Mais j'explique; alors elle crache et se rince la
bouche avec de l'eau que je lui offre au creux de ma main. Elle me fait
boire à son tour, et c'est très bon, cette eau où on boit aussi un peu
de la coupe. Comme elle veut absolument avoir un vairon, nous faisons la
traditionnelle pêche à l'épingle. Quand nous en tenons un, je le
décroche, elle le prend, regarde sa petite tête de mailloche, rit, et le
remet à l'eau: la bestiole tourne un peu, frétille, puis recommence à se
faire prendre, avec une sottise qui nous décourage. «Nous sommes tout
pareils à ces étourdis, Annette. Vous compterez, quand vous aurez mon
âge (mais les femmes ont-elles jamais l'âge des hommes?), combien de
fois vous aurez été prise à la même épingle, combien de fois vous aurez
oublié la piqûre et ouvert la bouche à la même illusion...» Elle me
regarde; elle cherche dans mes yeux la trace de ce que je ne dis pas;
puis: «Eh bien, maintenant, êtes-vous à l'abri des piqûres et des
illusions?--Oh! non, Dieu merci!--Ça fait beaucoup de mal, ces
épingles-là?--Quelquefois.--Si on a une peau de rhinocéros...--Moi, je
ne suis pas très sensible.--Ça viendra.--Ah!--Ça vient
toujours!--Voulez-vous boire? Moi, j'ai soif!» Je bois, mais ses mains
sentent le poisson. Elle boit sans sourciller. Les femmes n'ont pas
beaucoup de goût. Cependant elle fait comme moi, qui écrase de la menthe
dans mes paumes, et nous nous relevons.

Voici Anne, puis des Fresnes, à une distance. Se sont-ils expliqués? Les
deux soeurs ont un colloque à voix basse, après lequel Anne vient vers
moi en souriant. Elle cherche quoi me dire. Tout d'un coup elle enlève
de son corsage une petite épingle à tête de perle et la pique près du
revers de mon veston, à l'intérieur. Sans l'épingle, c'était un joli
geste de tire-laine. Je ne comprends pas. Elle prend le bras de sa
soeur; nous remontons vers les arbres. Pendant la traversée du taillis,
Annette m'a dit mystérieusement: «Vous savez, Anne vous aime bien mieux
que Georges.» Alors, je comprends. Elle a eu sa semonce et je lui plais
de n'avoir rien dit à Annette. Cette petite aventure me donne pour les
deux soeurs l'attitude de l'ami, de celui à qui on peut tout dire, en
qui on a une confiance absolue. Quoique des Fresnes connaisse le pays
beaucoup mieux que moi, à un moment où il hésite sur la direction du
sentier, Anne me consulte et on suit mon avis. Je ne me suis pas trompé,
car j'ai une sorte de faculté d'orientation qui me rapproche du pigeon
voyageur ou de l'abeille maçonne.

Telle est cette journée que je t'ai contée en si grand détail. J'avais
tant de plaisir à la revivre et à la fixer ainsi plus solidement dans
mon souvenir!...

Paul Pelasge

_P.-S._--Nous avons retrouvé Joconde à la même place, écrivant avec
fièvre sur son petit cahier. Elle l'a caché dès qu'elle nous a vus, car
elle n'avait pas entendu notre approche. Est-ce que Joconde aurait des
secrets?

P. P.



CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES


En Auvergne, 15 août.

... Me voilà si fatiguée, chère amie, que je n'ai pas la force de
m'ennuyer. Nous sommes arrivés ce matin sans nous être arrêtés à Paris
que pour dîner. Je n'aime pas Paris; on y sent trop de respirations,
trop de chair et trop de sueurs: cela me donne le vertige et cela me
trouble le coeur. Si je dois succomber aux désirs de quelque frénétique,
ce sera là, au milieu de ces malsaines odeurs d'amour qui tentent, comme
la bouteille où d'autres vulgarités trouvent des rires. Mais je n'y
connais personne et comme il est peu probable que je me donne au
passant, je garderai ma triste vertu... Le passant! Quel amant pourtant
est supérieur au passant? Il est l'excuse parce qu'il est l'inconnu; il
est le devoir, parce qu'il est le désir. Voilà comment je raisonnerais
si j'avais des sens passionnés, mais mon coeur, qui est inquiet, est
froid. Je suis dure et morne comme les roches de granit qui sont là et
d'où surgissent ces pins sévères où le vent pleure. Écris-moi,
parle-moi, chère Anna. Tâche de guérir ton amie; donne-lui un peu de ta
force, un peu de ton rayonnement!...

Claude de la Tour



ANNA DESLOGES A M. AGATHIAS BOURDON


Les Frênes, 15 août.

... Ces demoiselles sont très sages et se portent bien. Elles étudient,
font un peu de couture, un peu de musique, se promènent. Nous avons fait
hier une petite excursion dans la forêt de l'Aulne, qui est tout près
des Frênes. Pendant notre halte, je leur ai lu quelques pages de
«Marchons, pendant que nous avons la Lumière»; cela continue à les
intéresser beaucoup. Nous en sommes à la page 77... Monsieur le
conseiller, mes sentiments respectueux.

Anna Desloges



ADJUTOR DES FRESNES A AGATHIAS BOURDON


Les Frênes, 15 août.

... J'observe nos enfants, mon cher Bourdon, et je crois qu'ils se
plaisent. Il y avait même hier soir un peu de froideur entre Anne et
Georges; cela est de bon augure, puisque cela suppose qu'ils
s'intéressent assez l'un à l'autre pour ressentir vivement une petite
contrariété ou un petit défaut de caractère. J'ai interrogé mademoiselle
Desloges sur l'incident que je supposais, mais elle a d'abord ouvert de
grands yeux, en feignant la surprise, puis elle a souri sans rien dire.
Elle doit être au courant de tout...

Adjutor des Frênes



L'ABBÉ JOSEPH LECOEUR A M. AGATHIAS BOURDON


Les Frênes, 16 août.

... Tels sont, monsieur le conseiller, les faits qui m'ont été rapportés
hier par un homme dont je puis suspecter l'intelligence, mais non la
bonne foi. Il n'est pas indiscret. Personne ne connaîtra l'aventure et
aucune réputation n'en souffrira. Je n'ai rien dit à M. des Fresnes, car
vous connaissez la violence de cet homme bon et confiant, ni rien à
Madame des Fresnes; elle en eût pleuré. C'est à vous qu'il appartient de
faire les remontrances nécessaires à des jeunes filles un moment
égarées, et dont l'étourderie aurait pu avoir les plus graves
conséquences. Pour moi, ce n'est que cela, une étourderie, une bravade.
Je dois dire qu'il ne semble pas que les jeunes gens aient suivi
l'exemple de ces demoiselles. Cela ne me surprend pas. Combien de fois,
au cours de mon long ministère, n'ai-je pas eu à constater avec
tristesse que les femmes dépassent les hommes en impudence et en
hardiesse! Quand j'aurai l'honneur de vous voir aux Frênes, je vous
conterai à ce propos plus d'une piquante histoire empruntée à notre
chronique locale; mais ce qui est sans importance chez une grossière
paysanne devient très sérieux alors qu'il s'agit de l'honneur de ces
jeunes personnes de bonne famille, dont la modestie ne devrait jamais
être mise en doute, ni la vertu jamais suspectée. Soyez donc sévère,
monsieur le conseiller, et surtout pour l'avenir. Si de pareilles
extravagances étaient tolérées chez les jeunes filles, elles se
targueraient de la faiblesse paternelle pour aller jusqu'au bout,
jusqu'au précipice, dans la voie des mauvaises moeurs et de la perdition
de leur âme! _Dî avertant omen!_ Où allons-nous, monsieur le conseiller,
si ce sont les filles d'un magistrat éminent et respecté qui donnent de
tels exemples?...

Il n'y eut en tout ceci aucune faute imputable à mademoiselle Desloges.
D'après le même journalier qui l'a rencontrée et lui a parlé à l'entrée
de la forêt, on l'a brusquement abandonnée pour se jeter en courant dans
le taillis. Elle n'a pas osé s'y aventurer seule, et avec raison, car il
est très facile de s'y égarer et d'y faire une chute dangereuse. Cela
m'est arrivé aux premiers temps de mon séjour ici. Mademoiselle Desloges
est d'ailleurs une personne trop sérieuse et trop pieuse pour avoir
toléré même une allusion à pareille folie. Je crois que des jeunes
filles ne peuvent être en des mains plus sûres, plus expertes. Avec la
grâce et la pureté d'une vierge prudente, elle a la sagesse d'une
matrone et la dignité d'une chanoinesse...

Pardonnez à un vieillard encore tout ému l'expression peut-être un peu
forte de sa tristesse et croyez-moi...

Joseph Lecueur prêtre



M. AGATHIAS BOURDON A M. L'ABBÉ LECOEUR


Versailles, 18 août.

... Vous avez bien fait, Monsieur le curé, de ne confier qu'à moi seul
le récit de la scène singulière des bords de l'Aulne. Si votre paysan ne
s'est pas trompé, c'est là une extravagance scandaleuse et humiliante
qui mérite un châtiment. Je me renseignerai donc près des coupables,
quand le moment sera venu de le faire sans danger, c'est-à-dire quand
elles seront près de moi et que je pourrai les interroger sans leur
apprendre, si elles en sont innocentes, la possibilité d'une aussi
vilaine étourderie. C'est votre mot. Il serait indulgent, si vous étiez
convaincu de la faute; mais vous ne l'êtes pas, grâce à Dieu, et c'est à
votre inquiétude sacerdotale que j'attribue la sévérité des conseils que
vous voulez bien me donner. A parler net, je vous confesserai que je ne
crois pas à cette anecdote. Mes filles sont incapables de s'être livrées
à une débauche aussi sotte et aussi contraire à l'instinct même d'une
femme civilisée. _Fugit ad salices_,--et, oui, peut-être n'est-elle
point fâchée d'avoir été vue; mais elle a été surprise, elle ne s'est
pas montrée volontairement. La pudeur, non plus qu'aucune vertu, ne peut
s'exercer en secret. Peut-on en vouloir à une fille de profiter de
l'occasion qui lui permet d'édifier son prochain, en lui prouvant la
force de ses principes chrétiens? _Et se cupit ante videri._ Si elle
n'avait pas eu ce désir, son mérite eût été nul et sa vertu
indifférente. Fuir son désir, voilà la vertu des femmes; et c'est aussi
leur plaisir, puisqu'en somme toutes celles qui valent la peine d'être
prises sont prises de force. Voulez-vous que je suppose sur les bords de
l'Aulne quelque églogue virgilienne un peu gauche, de celles qui peuvent
charmer un paysan qui vient changer sa vache? Non; il n'y eut pas même
cela; mes filles ne se sont jamais mises dans le cas de fuir vers «les
saules», ou vers les aunes. L'histoire est absurde et mensongère. Anne a
été élevée avec une grande sévérité par sa mère; Annette, pour qui on a
été plus indulgent, a trouvé dans sa tante et dans Mlle Desloges deux
éducatrices maternelles et sûres: où auraient-elles pris de pareilles
idées? Laissons cela. Votre sollicitude s'est alarmée trop vite. Il ne
faut pas toujours en croire ses propres yeux: il faut rarement se fier
aux yeux d'autrui. Laissons secrètes les actions secrètes et prenons
garde, en voulant moraliser les actes, de répandre autour de nous la
mauvaise odeur du scandale. Au moment où nous levons la main, au moment
où nous ouvrons la bouche, Dieu nous a déjà jugés. Il nous a jugés dès
avant notre naissance; il nous a jugés de toute éternité. Celui que nous
condamnons selon notre justice est peut-être l'élu de sa prescience, le
favori primitif de sa grâce suprême. Chacun suit la voie que Dieu a
déterminée dans sa sagesse; nous sommes libres de nos gestes, mais non
de notre destinée. Que mes filles jouissent donc avec décence de la joie
d'être jeunes et de n'avoir pas le matin dans la bouche l'amertume de la
vie! Je ne veux pas les contrister sans avoir la certitude qu'elles ont
manqué à leur dignité et à leur caractère. Ces quelques heures matinales
seront peut-être les plus belles et les seules de leur journée: qu'elles
les vivent en paix et en liberté. Dieu a marqué leur place dans le plan
du monde et nul que lui ne sait si c'est du côté de la lumière ou du
côté de l'ombre éternelle. Mais en ce monde nous n'avons rien à faire
qu'à nous maintenir dignes de l'amour de Celui qui nous a sauvés, si tel
était son plaisir, et je ne m'occupe de mes filles que pour les
aimer,--car vous savez que nous ne suivons pas le même culte, ce qui est
un grand chagrin pour moi... J'irai les chercher aux Frênes à la fin du
mois et je pourrai alors m'expliquer plus amplement avec vous et aussi
vous remercier de votre bonté et de votre zèle...

Agathias Bourdon



AGATHIAS BOURDON A ANNA DESLOGES


Versailles, 18 août.

... Surveille bien mes filles, chère Minette, et tâche de les marier. Tu
vois que je ne manque pas une occasion de te rappeler ma promesse d'un
petit mot compromettant. Je te fais écrire sérieusement par ma soeur des
choses sans intérêt. Si je passe huit jours aux Frênes,
retrouverons-nous sans danger nos causeries du soir?...

Ag.



VIRGINIA BOURDON A ANNA DESLOGES


Versailles, 18 août.

... Voilà donc, chère Mademoiselle, les instructions de mon frère pour
les derniers jours de votre séjour aux Frênes...

Virginia Bourdon



PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE


Paris, 18 août.

... Tu ne m'as pas répondu et tu as bien fait. Ton silence et l'absence
ont un peu éteint ma couleur. Je m'engrisaille et je travaille. Durand
me fait toujours des avances sur mes Lédas et je trafique avec sérénité
des charmes de ma bien-aimée. Je ne sais ce qu'elle devient, ni si elle
pense encore à moi... Raconte-moi encore de jolies histoires: car tu
dois les inventer. Va toujours: j'illustrerai le volume. J'ai vu assez
de hanches pour trouver dans ma collection de souvenirs--et dans mes
cartons--celles qui doivent voguer à fleur d'eau dans les marges de ton
roman...

P Bazan



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 20 août.

... Ceci n'est pas un conte. Je n'invente pas; je n'arrange pas; j'écris
à peine. Cependant garde mes lettres. Rien ne vaut les impressions
naïves et cordiales pour donner du ton à un roman et prendre les femmes.
Si j'écris des histoires, je ne veux être lu que par les femmes. Je
voudrais être un de ces romanciers dont les livres sont les compagnons
de lit des incomprises et des délaissées.

Joconde nous surveille de moins en moins. Au premier prétexte, le long
de nos promenades, elle nous abandonne et nous la retrouvons presque
toujours penchée sur le cahier violet où elle crayonne. L'autre jour je
l'ai surprise couchée et cachée dans un fourré de jeunes hêtres. Elle
dormait. Sa jupe s'était relevée sur ses jambes et dans son sommeil,
sans doute, elle avait fait sauter quelques boutons de son corsage; un
peu de chair rosée, à chaque prise d'haleine, montait comme une fleur
que le vent remue au-dessus de la dentelle de la chemise, et tout le
buste se gonflait. C'était fort joli; c'était bien plus encore: c'était
émouvant. Je regardai assez longtemps, et avec un trouble presque
douloureux, la beauté de cette vie épanouie sous l'ombre des feuilles.
J'avais peur d'être surpris, car j'aurais eu l'air d'adorer, et je
contemplais. Cependant des souvenirs me revenaient de mauvaises
lectures: je m'enfuis à travers les branches, me demandant quel peut
être l'état d'esprit d'une femme qui s'endort seule au pied d'un arbre
et se réveille écrasée par un homme... Quelques instants après, je l'ai
retrouvée assise sur un banc, l'air vague et les yeux lointains. Une
flèche de soleil faisait une blessure rouge dans ses cheveux sombres; je
m'amusai à ce jeu de lumière, avant de lui parler, puis nous discourûmes
sur la couleur des cheveux. Elle avait l'air de moins vivre en parlant
que couchée sous les jeunes hêtres. A quoi songe-t-elle? Et moi, quelle
est ma pensée pendant que je lui affirme que ses cheveux sont «bai
cerise»? Je lui dis encore qu'elle mérite qu'on use en l'honneur de sa
chevelure des termes réservés au chevaux; que la plus belle femme est
moins belle que le plus beau cheval. Elle est surprise, elle ne dit
rien, elle attend. Je lui demande si ses cheveux sont très longs. Aucune
indignation. Elle répond: très longs. Elle me domine par son
indifférence. Je me sens ridicule, je me tais. Alors elle tourne la tête
vers moi, me regarde un instant et dit: les vôtres sont très courts.
Est-ce de l'ironie ou de la stupidité? Il me semble qu'elle s'est
renversée avec impatience sur le dossier incliné du banc. J'ai envie de
la violer ou de la battre...

Cette fille de mon âge m'intéresse plus que les trop jeunes candeurs,
même un peu perverses. Il y a en elle une plénitude de vie et de chair
qui attire la morsure; elle excite la sensualité ou peut-être la
gourmandise; je deviens ogre à sentir sous cette robe tendue et
insolente la certitude d'un corps qui m'est dû, comme le corps de toutes
les femelles de ma race. Il est évident que, d'après les lois de la
nature et de mon désir, j'ai le droit de la prendre et de la courber
sous mon joug: elle le sait, mais elle sait aussi, et moi-même, qu'il y
a entre nous une invisible barrière à mailles d'acier et que, seule avec
moi, elle est plus en sûreté que derrière une muraille de granit. Le
danger n'est ni dans ma main ni sur ma bouche; il est en elle-même: tout
dépend d'un geste, d'un mot, d'un regard, d'un soupir, de moins que
cela, d'une pensée qui, partie de son front, viendrait heurter mon front
et y éclater comme une amorce.

Nous ne disons rien. Maintenant je songe à moi. Je dois avoir l'air très
froid ou très gauche. C'est que je ne vois en Joconde ni une femme ni
une maîtresse; elle est pour moi depuis deux ou trois jours, et surtout
depuis une heure, plus ou moins qu'un désir social: elle est la
substance d'un acte naturel et simple, la branche que je vais rompre, la
fleur que je vais cueillir, le fruit où je vais mordre, l'eau que je
vais boire. Aucune idée d'amour, rien de délicat, de pudique, de rêveur.
Je la déshabillerais sans plus d'émotion que moi-même; je songe à un
accouplement licencieux...

Quel silence! Ce silence est plus lourd que l'orage et plus brûlant que
le soleil. Il est quatre heures. Que vais-je faire jusqu'au dîner? Où
sont les petites? Elles me calmeraient comme des sources. Avec elles je
parle. Je n'ai jamais pu rien dire à Joconde. Si je l'appelais Joconde,
peut-être que cela la ferait rire. Je ne l'ai jamais vue rire... Voilà
qu'elle se lève. Elle s'en va sans me regarder. C'est presque un geste.
J'ai été sot. Elle était une si jolie bête couchée sous le berceau des
jeunes hêtres...

Voilà, cher ami, quelques-unes de mes réflexions, assis sur un banc dans
le parc des Frênes, tête à tête avec l'institutrice des petites Bourdon,
mes cousines. Évidemment j'ai quinze ans ou soixante ans. Un homme
maître de sa force et de son émotion sensuelle eût en cette heure chaude
conquis Joconde, si elle est à conquérir. En une heure, un homme
spirituel fait six mois de cour à une femme. Est-ce que je ne pourrais
pas l'aimer, depuis trois ans que je la connais? Il est vrai que je ne
l'avais encore jamais tant regardée, mais elle m'aurait cru puisque je
lui aurais dit ce qu'elle croit déjà. Une femme n'est jamais moins
surprise que lorsqu'on lui fait une déclaration; elle tient ceux qui
s'abstiennent pour des sots, des timides, des lâches ou des impuissants.
Voilà ce que les hommes comprennent mal, eux qui se résignent à
déplaire; et s'ils le comprennent, cela ne leur sert de rien, parce
qu'ils mentent avec déplaisir et avec mauvaise grâce. Je sens très bien
que mon désir est trop limité pour que je puisse le faire partager à
Joconde; si je désirais l'infini, elle s'en serait aperçue et elle
m'aurait peut-être donné ce qui est pour elle l'infini: soi...

Paul Pelasge



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 21 août.

... Georges est encore absent. Cependant, Madame des Fresnes nous a
permis d'aller jusqu'au viaduc du Moulin, une insignifiante curiosité du
pays, mais dans une vallée profonde et toute verte. Dès qu'on aperçoit
cette longue maçonnerie, Joconde s'arrête, sous le prétexte de la
dessiner, et je descends seul avec les jeunes filles le sentier de
chèvres qui dévale au milieu des ajoncs. Responsable du salut de ces
vierges, je deviens paternel et autoritaire; j'arrête les bras qui
s'allongent vers la tentation d'un noeud de chèvrefeuille. Annette, qui
a retroussé sa robe, se sent les jambes mordues par les ajoncs; chaque
piquant est une petite fourmi qui passe après avoir dit sa colère. Mais
Annette rit de souffrir ainsi. Elle a l'ivresse du vert, cette ivresse
comme balsamique qui masque la fatigue et engourdit la peau. Les ajoncs
parfois deviennent si hauts que le passage est dangereux pour les
figures; mais le terrain change, la terre devient rocheuse, et nous
écrasons les airelles noires qui nous font des taches d'encre violette.
Il y a de l'herbe sous les hautes voûtes du viaduc. Annette se jette
follement au cou de sa soeur étonnée et les deux jeunes filles tombent
enlacées; j'entends des baisers. Ah! que c'est bête et triste d'être un
homme abruti par la civilisation biblique! Leur hystérie me désire, et
moi aussi j'obéis un peu au fil qui me tire vers ces jambes
frémissantes. Pourquoi n'avons-nous pas le droit d'être des dieux qui
joueraient à se donner des sensations au fond d'un val, à l'abri des
grandes maçonneries préhistoriques? Mais je suis là presque un dieu, en
vérité, car je me sens comme invisible. Annette languit et détache ses
bras des épaules qu'ils serraient étroitement. Anne se relève. Pour me
calmer, je leur jure qu'elles sont des gamines ridicules et je vais
tendre à Annette une main qu'elle étreint de ses deux mains pour se
retrouver debout, rouge et pas du tout confuse. Où ai-je lu que des
femelles simulent un combat d'amour pour exciter le mâle indifférent? Je
m'assieds sur un bloc de granit oublié là par les maçons. Elles me
regardent en secouant leurs robes fripées. Je deviens dieu de plus en
plus et je prends une pose noble pour fumer une cigarette. Cela doit
être très beau un homme aux yeux rêveurs et au torse plein vu par des
jeunes filles dont le coeur bat! Quand elles m'ont bien regardé, elles
se prennent le bras et s'en vont. Je les suis de l'oeil, berger
soucieux, en mâchant une tige amère de centaurée. Que nous sommes bien
domptés! Les esclaves ne traînent plus leur chaîne: ils l'ont avalée, et
elle leur pèse sur le ventre. Oh! avoir l'immoralité de la nature, sa
cruauté et sa beauté! N'être pas une chose d'intelligence; sentir des
instincts et violenter le monde plutôt que de ne pas les satisfaire! Les
hommes et les femmes ne savent plus qu'être un tourment les uns pour les
autres; si j'obéissais à la loi éternelle du désir, je serais forcé de
me mépriser, ou de me tuer... Ainsi je déclamais, l'âme médiocre,
peut-être, contre ma propre lâcheté, lorsque je vis Anne et Annette qui
s'en revenaient vers moi encore sérieuses, toutes pâlies et toutes
jolies dans leurs claires robes tachées du vert des ajoncs et du violet
des airelles. Elles avaient l'air de petites bacchantes sages et rusées:
je fus content de les désirer toujours et je compris la sagesse des
morales qui prolonge le plaisir en défendant d'ouvrir la boîte. Pendant
une minute, je souhaitai de toujours vivre ainsi parmi des filles
auxquelles il ne me serait pas permis de toucher; j'aurais peut-être des
nuits trop peuplées et des minutes de veille un peu troubles, mais la
tentation surmontée je serais pareil aux saints qui vivent leur misère
dans un ciel futur... Les voilà assises en face de moi sur une autre
pierre un peu plus basse; nos genoux se touchent presque, nos jambes se
mêlent: elles vident sur leurs robes tendues leurs mains pleines
d'humbles fleurs, et elles me questionnent et les doigts frôlent les
doigts qui se passent les fleurettes décolorées. Nous faisons de la
botanique, de la plus naïve, mais elles en savent moins que moi et je
regarde leurs mains pour me donner des idées. Annette a la main plus
potelée; celle d'Anne, sans être maigre, est plus longue: on voudrait
s'amuser à mettre des bagues bien lourdes à chacun de ces doigts ronds
et souples. Je les regarde trop pendant qu'ils font tourner une
marguerite comme une petite marionnette; je ne sais pas ce que je vais
faire, peut-être quelque chose d'absurde: je me penche et j'ai touché,
d'un baiser rapide, la longue main blanche... Il me semble qu'Annette a
dit oh! sur un ton de jalousie: je baise aussi la main potelée
d'Annette, moins vite, avec une sensualité moins timide. Après une
seconde de stupeur, elles se mettent à rire et je puis librement
reprendre les deux mains qu'on m'abandonne et les unir sous ma bouche
dans un baiser durable et passionné. Elles sont émues, mais pleines de
courage; le jeu ira aussi loin que je voudrai, jusque-là où le jeu cesse
de rire; mais je ne veux plus rien dès qu'on m'a donné tout ce que je
peux prendre. Je n'irai pas jusqu'aux lèvres qui pourtant s'entr'ouvrent
fiévreuses sur les dents; je n'irai pas jusqu'à la gorge que pourtant je
vois se gonfler sous l'étoffe légère qui se plisse tour à tour et se
tend comme une voile sous l'effort de la vie... Nous entendons un cri
d'appel. Joconde se dresse là-bas, au-dessus des ajoncs. Anne se lève et
lui fait un signe. Annette, cachée par sa soeur, en profite pour me les
tendre, ces lèvres que je me refusais, et j'obéis, je bois la fraîcheur
de cette petite bouche rouge et rieuse qui me faisait peur, je bois
longtemps la petite âme jeune qui se livre avec une candeur où il y a de
la vanité et de la jalousie: cependant je sens sous ma main inconsciente
et stupide la caresse soudaine d'une fleur dure qui se lève comme une
mauvaise pensée... Anne se retourne, mais Annette est déjà debout,
juchée sur la pierre, et elle gesticule vers Joconde pendant que je
regarde sa robe que le vent retrousse et des talons jaunes sous lesquels
je voudrais mettre la main pour être écrasé un peu par cette fillette
qui a le droit de me punir...

Paul Pelasge



ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR


Les Frênes, 21 août.

Chère Mélancolie, je t'écris encore du château des Frênes où la chaleur
a un peu troublé ma joie de vivre; mais j'espère y achever l'été dans un
repos voluptueux. Ici tout est d'un vert bien plus tendre qu'à
Versailles et aux Tilleuls (où il n'y a pas de tilleuls, mais des ormes
presque noirs) et je vis doucement au milieu de vieilles gens que j'aime
et de jeunes filles dont le rire me plaît et me rafraîchit. J'achève de
mettre au net les confessions que je t'ai promises, le «songe d'une
femme», comme tu dis, incrédule à mon bonheur et à ma destinée. Tu le
recevras dès ton retour aux Pins...

Anna des Loges



PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE


Paris, 22 août.

... J'ai relu ce matin tes dernières lettres qui m'avaient d'abord
irrité, car depuis huit jours j'étais sans nouvelles de Léda et je la
pleurais comme un sot. Mais aujourd'hui je me roule dans l'herbe avec
toi, je participe à tes plaisirs innocents et champêtres. Léda est
revenue. Ils sont installés à Vichy et il faut vraiment qu'elle m'aime
bien pour s'être imposé la corvée de cette rapide course. Blanche
Patraque me posait une «scène» que m'a commandée Durand, et je comparais
l'insolente splendeur de ma Léda à la joliveté dépravée du petit modèle.
Patraque est bien faite, surtout des reins; couchée sur le ventre elle
donne une sphinginette très agréable, mais c'est un bibelot, tandis que
Léda, en ses formes qui n'ont ni commencement ni fin (tu me comprends?),
semble douée de puissance autant que de grâce; elle est souple et forte
comme une belle épée. Enfin je fabriquais ma petite turpitude avec tout
de même un certain plaisir quand la clef tourne, et voilà Léda. Je
m'avance en cérémonie; elle me prie de continuer mon travail et elle
s'assied sur un tabouret sans quitter des yeux Patraque, qui se malaxe
les seins en remuant les jambes comme un pantin. Léda éprouve-t-elle du
dégoût ou de la pitié, je n'en sais rien; il y a sur son visage
l'expression d'un sentiment que je ne puis définir et, inquiet, je lève
la séance. Patraque se redresse lentement, se tourne et se retourne,
puis s'en va, l'air indifférent, se rhabiller derrière le rideau: alors
seulement je songe aux mauvaises moeurs de Patraque et j'ai honte. Mais
quand elle est partie, Léda, indulgente, loue la blancheur de cette
petite femme fine et fragile; je suis rassuré: c'était de la curiosité
et non du dégoût.

... Je suis très heureux, mon cher ami, mais pourtant j'ai lu dans les
yeux de Léda je ne sais quoi qui m'a troublé. Elle ne souriait que si je
la regardais et ce sourire était comme une draperie jetée sur un
mannequin: je sentais en dessous quelque chose de morne et de froid. Je
suis très heureux: c'est-à-dire mes mains et mes yeux ont été très
heureux; j'ai adoré la déesse et la femme par tous les moyens qui sont
au pouvoir d'un homme, par toutes les prières, par toutes les caresses,
par tous les actes de l'esclavage le plus ingénieux et de la luxure la
plus farouche, et je n'ai pu ôter des yeux mourants de l'amante une
ombre ironique et tenace, désir inconnu, nuage au fond de l'eau
silencieuse et bleue... Qu'en penses-tu? C'est la première fois que
j'aime une femme aussi compliquée... Je suis très heureux, mais je
voudrais bien que cela ne m'empêche pas de peindre. Or, ce matin, j'ai
envie de songer, d'écrire, de dormir, de sortir, mais pas de peindre; et
je sens que je suis content de ne rien faire et de rêver aux yeux de
Léda... Est-ce qu'on ne peut donc pas être heureux tranquillement, sans
que cela dérange toute votre vie?...

P Bazan



CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES


Auvergne, 25 août.

... On m'a renvoyé des Pins ta dernière lettre. Je saurai donc le secret
de ta vie heureuse! Hélas! ce pays de vignes, de roches, de sapins et de
châtaigniers est encore trop souriant pour mon ennui... Je ne sais ce
que je voudrais, ou cela est si vague et si étrange que je n'y veux pas
songer. Dis-moi bien ton «histoire de dix ans» et je te dirai la mienne,
plus brièvement peut-être, car je ne sais pas conter, mais avec toute la
sincérité de mon pauvre coeur... Ne nous verrons-nous jamais? Parfois je
te rêve comme la seule créature que je pourrais encore aimer... Te
souviens-tu de ma fièvre à te serrer dans mes bras quand nous nous
retrouvions après une absence? Je t'aime toujours,--et toi?...

Claude



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 25 août.

... Si je devais m'en rapporter à tes lettres pour juger de ton état
d'esprit, mon cher Bazan, je serais très embarrassé, car elles se
contredisent assez régulièrement. Mais je crois que tu n'aimes en ta
Léda que sa beauté et sa vanité; sa beauté te plaira tant que tu y
découvriras des paysages nouveaux, des coins inexplorés, mais ta vanité
se lassera bientôt d'un rôle qui nie ton orgueil et tu te préféreras le
maître de Patraque que le serviteur de la marquise de La Tour au château
des Pins. J'ai lu cette adresse, de la main de Joconde, sur une lettre
qui attendait la venue du facteur. J'ai interrogé Joconde. C'est une de
ses amies; encore que je ne devine pas quelle amitié peut lier cette
marquise à la petite institutrice de mes cousines. Tu vois comme tout se
rejoint. C'est admirable! Tâche d'apprendre de la marquise ce qu'elle
pense de Joconde: cela m'amusera, car cette fille aux cheveux de bronze
m'intéresse toujours, malgré les intermèdes champêtres qui te font
pitié. Ah! que tu as tort! Cette petite Annette est une si jolie
fleurette, si fraîche! Tu ne comprends donc pas le plaisir qu'il y a
pour un homme de sang-froid, mais intelligent et sensuel, à faire
chanter un peu, rien que deux ou trois notes de prélude, ce violon de
chair et de sensibilité! Elle en est à l'âge où une fille désire tout
sans rien craindre encore. Je pourrais lentement, ou en une heure, à mon
gré, la mettre au diapason du désir que je me donnerais; mais je ne me
le donnerai pas; je n'ai pas le goût de recommencer la scène vile des
«Liaisons». Il y a trop de femmes sur la terre pour que je trompe une
jeune fille. A quoi bon? Au point où nous en sommes et comme il est
écrit benoîtement sur la couverture d'un livre destiné aux vierges,
«l'imagination fait le reste». Ainsi tout est toujours à recommencer et
le plaisir est toujours devant nous; au lieu de l'entendre pleurer sur
nos talons, nous le voyons qui nous précède, souriant, rouge et fier. Je
prends là une belle leçon de psychologie et de sensualisme délicat. Elle
serait parfaite si Joconde parfois ne m'irritait... Je sentirai mieux
encore le charme et la valeur de ces jours d'activité sanguine quand ils
se seront un peu éloignés de moi; mais je les range dès maintenant parmi
les plus décisifs de ma vie. Je t'en ai raconté quelques épisodes, mais
comment en dire toutes les heures et toutes les minutes? Ni Annette, ni
Joconde elle-même d'un parfum plus fort, ne m'ont masqué le reste de la
nature, mais j'ai joui plus profondément, mêlée à ces odeurs de femmes,
de l'odeur ingénue des feuilles et des bêtes, des ruches et des ciguës.
Il n'y a de vie que de nous, peut-être; un bras nu qui se glisse dans
les rosiers augmente la beauté des roses et l'herbe est plus verte le
long du sillage qu'y laisse une robe de femme; un désir se lève en notre
coeur vers tout ce qui vit,--et je baisai, je m'en souviens, sur les
lèvres d'Annette, les bois, les joncs, les bruyères et les pierres. De
tels souvenirs, si on y mêle quelques grains de poivre ironique, sont
sans doute durables. Je verrai bien. Mais je suis sûr de ne jamais
oublier le petit écureuil que je vis un matin descendre d'un hêtre pour
aller dans les noisetiers faire sa provision d'hiver. Il fit quinze
voyages de sa cachette à l'extrémité même des branches où pendent les
noisettes; il venait par bonds légers et peureux, la queue en trompette
comme sur les images; on entendait le bruit sec de la cueillette, et
c'était une fuite brusque vers l'arbre qui est sa forteresse.
Arrache-t-il les noix avec ses dents ou avec ses pattes; je n'en sais
rien: peut-être avec ses pattes, car les rongeurs sont des petits hommes
qui mangent à peu près comme nous, en portant à leur bouche leurs mains
griffues... Le soir, sous les mêmes hêtres, à la lisière du bois,
pendant que les limaces grises redescendaient de la cime des hêtres où
elles passent le jour, j'ai vu les noces des fourmis. Celles qui doivent
s'accoupler ont des ailes et c'est dans l'air que les couples se
joignent; mais sitôt que le mâle a étreint la femelle, leurs ailes se
mêlent, leurs nerfs se troublent et les deux bestioles enlacées
tournoient et tombent. Les noces que je vis s'étaient exaltées très
haut, au-dessus des arbres, la pluie d'or rebondissait de feuilles en
feuilles, avec un vrai bruit d'ondée, et à mesure qu'un couple touchait
le sol, les deux amants aussitôt désunis rejaillissaient comme les
gouttes d'une cascade et s'en allaient, d'un vol rapide et solitaire,
vers le soleil et vers la mort. Singulière vision et presque effrayante!
Je suis très fier d'en avoir eu le spectacle et j'ai pitié de moi, qui
aime avec tant de précautions, de détours et de ruses, quand je songe
aux fourmis qui donnent toute leur vie pour la vie et ne se disjoignent,
les femelles que pour aller porter à la fourmilière le trésor fécond, et
les mâles que pour mourir. Je crois même qu'ils meurent immédiatement
sur place et que les femelles seules prennent leur vol; mais j'étais
comme ivre d'avoir participé à ce mystère et dès que j'eus compris, je
me mis à songer pour comprendre encore mieux...


26 août.

... Hier soir, après dîner, par une nuit sans lune, mais claire de tous
les sourires des étoiles, nous nous promenions dans le parc, le long de
ce même bois qui est le refuge nocturne de tous les oiseaux des
environs; l'heure était douce et le silence des choses nous imposait
silence. Mais Georges frappa dans ses mains et voici qu'un bruit long et
léger, singulier, profond, s'élève d'entre les branches; c'est un océan
d'ailes surprises, un effarement de peuple en robes de soie, un froissis
délicieux de plumes gonflées: tous les oiseaux réveillés, pour une
seconde dressés sur leur perchoir, inquiets si c'est l'aurore ou si
c'est l'épervier. Je fus étonné, mais Annette eut peur et aussi Joconde
et (sans doute parce que je me trouvais là) elles se jetèrent vers moi
dans un tremblement que je calmai en leur ouvrant mes bras. Joconde se
dégagea bientôt avec une certaine impertinence, mais, Georges ayant
recommencé (cette fois en allumant un tison), elle se pressa plus
étroitement le long de mon corps, ma main rencontra la sienne par-dessus
ses hanches et, rendu audacieux ou peut-être fou par la nuit que la
lueur avait faite pour nos yeux, j'étreignis contre la hanche forte la
main qui s'était laissé prendre et je frôlai de ma joue la figure qui ne
s'éloignait pas de la mienne. Ce fut une seconde de possession, de
certitude charnelle... La voix de Georges brisa notre enlacement de
hasard. Annette lui demanda ses tisons et fit des flammes dont les ailes
remuées dans les arbres semblaient le crépitement douloureux: «Annette,
dit Joconde, laissez dormir ces pauvres oiseaux.» Alors nous fûmes
encore aveugles et j'atteignis une bouche brûlante qui trembla sous mon
baiser; les reins de la femme se cabraient au jeu inconscient de mes
doigts dévoyés; j'entendis un «oui» qui ne répondait pas à une
question... Elle s'éloignait avec Georges et Anne, et Annette avait
repris mon bras que j'étais encore troublé. «Venez donc, disait Annette,
laissons dormir les pauvres oiseaux.»

Voilà donc ma situation, mon cher ami. J'aime Annette, petite âme
sentimentale, et j'aime Joconde, chair sensuelle et cheveux violents...
Je te dirai la suite, s'il y a une suite, car je pars dans quatre ou
cinq jours...

Paul Pelasge



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 27 août.

... Il y a eu une suite le soir même. J'avais d'abord résolu de ne pas
te la dire, car je suis moins habitué que toi au nu; je me résignerais
difficilement à faire, comme un peintre, participer le public aux joies
égoïstes de mes yeux; au delà de certains gestes et d'un certain état
charnel, j'écarte même un ami, même toi. Mais je ne t'appelle pas, je ne
te parle pas, je ne t'écris pas; je te communique un cahier de notes que
tu me rendras, après avoir cru lire un roman.

Notre petite aventure était de celles qui exigent le silence, une
explication ou une conclusion. J'aurais préféré tout à une explication
et le silence à la conclusion, car je veux rester libre, et rien ne
pouvait me faire croire que Joconde fût une de ces femmes perfectionnées
qui savent cueillir la fleur sans arracher en même temps la touffe verte
avec ses racines et sa glèbe. Je n'aurais nul goût à transplanter ma
liberté, alors en pot comme une giroflée, dans un giron trop tendre, à
l'abri de bras trop amoureux. Je désirais Joconde, comme on désire un
joli enfant rencontré dans la rue, pour le caresser et le faire sourire,
mais non pour l'installer chez soi en prince et en tyran. Alors, comme
je ne voulais pas de conclusion, il n'y en eut pas; mais nous
continuâmes les préludes interrompus...

Je déplaçai doucement la commode et je n'eus qu'à tourner un bouton et à
pousser une porte, un peu revêche, pour apercevoir, assise dans son lit,
inquiète et pâle, Joconde, qui avait perçu le bruit de tous mes
mouvements et qui attendait. Je fus à genoux, baisant ses doigts
respectueusement (comme dans les mauvais romans) avant qu'un geste eût
tenté de me faire peur. Je ne lui parlai pas de mon amour, mais de sa
beauté, et j'étais très timide parce que sa peau n'était pas aussi
blanche que je l'avais cru. Nous conclûmes un pacte de sagesse et je
repris mes fadeurs; je fus descriptif et esthétique; je comparai entre
elles des statues célèbres. Un mot d'esprit l'amusa; en voulant
comprimer son rire et rajuster sa chemise qui se décolletait trop, elle
eut une maladresse qui me livra sa gorge. Je n'en profitai pas et lui
dis qu'elle ressemblait dans cette pose aux femmes de terre rouge qui
gisent à demi-ressuscitées sur les lourds tombeaux étrusques.--«Pas pour
la couleur, j'espère?» Et elle se donnait à mes yeux maintenant fixes.
Je ne pus me retenir de toucher ce que mes yeux avaient caressé, et
comment imposer à mes mains un itinéraire et empêcher mes lèvres de
connaître aussi ce que mes mains avaient connu? Nous restâmes ainsi
longtemps tassés l'un contre l'autre, avec la sauvegarde de mes
vêtements. Je sus qu'elle me pardonnait quand sa bouche se détacha de la
mienne et je m'en allai, ayant baisé ses yeux fermés... Que doit-elle
penser de moi si elle n'est pas vierge? Voilà ce que je me demandais en
essayant de m'endormir à mon tour.

Je ne l'ai pas revue, ou presque pas. Une lettre, ce matin, l'a rappelée
à Versailles; elle vient de partir. Le conseiller est très malade; mais
on ne veut pas inquiéter inutilement les deux jeunes filles... Si
j'avais dix ans de plus, je voudrais marcher sur mes principes et
épouser Annette pour la consoler, car elle va peut-être se trouver pas
très riche et elle pleurera beaucoup son père, pauvre petit coeur! Quant
au départ de Joconde, il me sauve du ridicule ou d'une folie. Je ne
connaîtrai pas la pensée du sphinx, mais qu'importe? Et puis, le sphinx
pense-t-il autre chose que la pensée que je lui prête?

Paul Pelasge



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 6 septembre.

Joconde est revenue, je suis resté. Annette m'a donné tout son coeur et
Joconde toute sa beauté. Je vis dans l'émotion d'un double triomphe. Il
me semble que je règne. Royaume de tragédie dont j'attends le cinquième
acte, peut-être douloureux. Mais j'irai jusqu'au bout. Quand le
conseiller viendra chercher ses filles, je lui demanderai la main
d'Annette, et Joconde comprendra... C'est elle, en somme, qui est venue
vers moi. Dès le soir de son retour, elle a frappé à la cloison. J'ai
déplacé le meuble, je suis entré. Elle m'attendait comme dans les
images. Hier fut la troisième nuit, muette et babylonienne. Sa bouche a
des baisers et non des paroles. Elle me ferait peur si j'avais quelque
naïveté et si je l'aimais. Je crois qu'il est préférable de ne pas aimer
une femme pour être charnellement heureux avec elle. Je ne vois
décidément en Joconde qu'une des femelles de ma race et je m'enivre, en
respirant ses cheveux, de toute la profondeur des odeurs animales. Je ne
tiens pas sous mes membres une femme ayant un nom, des robes, des gants
et un rang dans le monde; c'est une bête que je courbe à mon désir, et
nous avons autant de pudeur que les animaux qui hurlent d'amour au fond
des bois... En dehors de ces heures de folie sensuelle, tout le long du
jour, nous nous tenons dans l'attitude la plus indifférente. Je fais la
cour à Annette devant elle, sans qu'elle dise un mot, sans qu'un de ses
doigts proteste, ou sa pâleur. Seulement elle me regarde avec un sourire
éteint où il y a une sorte de complicité ironique; elle suit tous nos
mouvements, elle observe et se tait. Si je lui adresse quelques mots,
elle me répond à peine. On dirait qu'elle cuve sa volupté. Hier
cependant nous avons eu une brève conversation qui t'intéressera et j'ai
lu des lettres qui te surprendront sans doute. Sa correspondante est
bien la marquise du Cygne. D'après ces lettres, ta Léda serait une femme
mélancolique, froide et vertueuse, tourmentée en vain de désirs
sentimentaux. Cela concorde peu avec tes confidences. Ces deux amies de
pension renouant connaissance sans se revoir, après dix ans
d'éloignement et de silence, ont dû échanger d'abord des mensonges. Les
femmes mentent toutes les fois qu'elles n'ont pas à craindre d'être
contrôlées et démenties. Joconde me l'a presque avoué. Elle s'est vantée
à son amie d'être admirablement heureuse, de vivre dans un perpétuel
songe de joie, d'avoir une vie de sécurité et de plénitude: il
s'agissait d'un songe en effet, car le présent lui était dur, j'imagine.
Quoique je ne sois pas, comme je l'avais craint, son premier amant, elle
ne semble pas avoir jusqu'ici joui de bien longues et bien douces
amours. Songe d'avenir, réalisé pour quelques semaines, qui lui en
assurera la possession certaine et durable? Pas moi, assurément.
J'espère qu'elle n'a pas d'illusion là-dessus, car je serais désolé de
faire souffrir une femme à qui je dois des plaisirs certains...

Paul Pelasge



PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE


Paris, 8 septembre.

... Léda vient de rentrer aux Pins, en convoyant son mari assez malade.
Je l'ai à peine vue, quoiqu'elle ait bien voulu encore m'accorder
quelques moments. Mais j'ai senti que c'est la fin et qu'elle a trouvé
un instrument plus agréable à ses mains délicates et fraîches. La
vérité, cher ami, c'est qu'elle a emmené Patraque en qualité de
lectrice! Il est vrai que Patraque lit fort bien, qu'elle a passé
quelques mois au Conservatoire, qu'elle a été institutrice. Peut-être
même la petite rusée a-t-elle des diplômes, des certificats! Elle a
surtout sa beauté de pervertie, son regard crispant, le mouvement
singulier de ses lèvres dont le langage muet est compris de celles qui
veulent comprendre. N'étant pas assez débauché pour me réjouir d'un
incident qui me donnerait peut-être deux maîtresses sans préjugés, si je
le voulais bien, je me tais, un peu humilié, et je peins avec une
férocité désespérée. Maintenant que j'ai renoncé à Léda, ma suite de
femmes au cygne me semble médiocre; je ne les exposerai pas et quand
j'aurai extorqué assez d'argent à Durand, j'irai regarder les yeux purs
des Bretonnes en prière...

P Bazan

_P.-S._--Léda a oublié chez moi un petit sac où j'ai trouvé ce paquet de
lettres. Je n'ai aucun scrupule à te les envoyer. Celle que j'ai
entr'ouverte est datée des Frênes. Il s'agit donc bien de Joconde. Sois
heureux. Je t'écrirai de Bretagne.

P B



CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES


Les Pins, 6 septembre.

Me voilà, cher Bonheur, rentrée aux Pins,--peut-être pour l'éternité!
Mon mari est fort mal; je suis triste, j'ai le coeur vide et la tête
lourde: que vais-je devenir? J'ai engagé, en passant à Paris, une jeune
institutrice qui me fera des lectures et me distraira peut-être un peu
par son gazouillis. Décidément incapable d'aimer, de me donner comme on
se jette à l'eau, les yeux fermés, je me réfugie dans le rêve et dans
l'idéal. On me lira les histoires d'amour que je n'ai pas vécues et je
frôlerai la robe des héroïnes dont j'aurais pu être la soeur. Ma
lectrice est jolie; du moins, je la trouve agréable à regarder, et cela
me récrée, tout en me donnant la peur d'un enlèvement. Moi aussi, je
suis jolie, et mieux encore, et nul n'a su me prendre; mais une
lectrice, cela se cueille comme une branche de lilas... J'ai à t'avouer
une étourderie dont tu me gronderas: j'ai égaré en voyage le paquet de
tes lettres et la plus importante et la plus chère, celle où tu me
contais ta vie. Il est vrai que je l'ai tant lue et relue que je la sais
par coeur; je me la récrirai tout entière une de ces semaines, afin de
jouir encore plus intimement du parfum de ton bonheur... Chère Anna, ne
viendras-tu pas me voir? Chère Anna, je t'aime! Oh! que je voudrais
toucher à tes mains heureuses, baiser tes yeux pleins de joie! Je
voudrais entendre de ta bouche le récit torturant de tes voluptés et de
tes langueurs! Viens me corrompre, viens me réchauffer et m'enflammer!
Toi, seule, tu pourrais me décider à rompre avec l'ennui, à me violer
moi-même, à m'offrir au hasard des bras qui se tendent autour de moi...
Mais tu ne viendras pas, puisque tu es heureuse et je ne déchiffrerai
pas dans ton regard le secret de tes heures de paradis... Mais, dis-moi,
est-ce que le bonheur que tu donnes vaut celui qu'on te donne? L'amour
ne serait-il pas un appauvrissement? Je me sens riche et je garde ma
richesse pour ne pas amoindrir ma force et ma beauté. Je ne veux pas
ouvrir la main, je suis sans désir; je n'aurais pas de plaisir à voir
sourire les yeux fermés qui se rouvriraient d'amour sous mes baisers
distraits. Il faudrait ton exemple et ta présence pour fondre la cire
qui m'enveloppe comme une larve d'abeille; avant tes confidences, je ne
savais pas... Me comprends-tu? Je savais tout et je ne savais rien.
Viens et je te parlerai avec une entière confiance. Quand j'écris, je
suis réservée; je le suis au point qu'on ne m'entend plus et que
j'aurais l'air de mentir parfois... Mais je ne voudrais rien cacher à
une amie telle que toi et je regarderais sans trembler dans tes
prunelles au milieu des aveux les plus fous. Viens, amie, je te parlerai
comme à un confesseur que je voudrais faire trembler d'amour; je te
dirai ce que j'ai fait et ce que j'ai rêvé, mais ce ne sera pas comme
toi «avec la joie de revivre des actes qui émurent toute l'architecture
de mon corps». En te parlant, je ne songerai pas à mon passé, qui n'en
vaut pas la peine, mais à mes jours futurs, à demain, si tu me promets
demain. Tu aimes ta beauté dans les yeux des hommes? Comment as-tu
appris à lire en ces miroirs troubles? Je veux savoir cela. J'aimerai,
en adorant ton regard, le reflet de ce que furent ceux qui crièrent sur
ta gorge; c'est par toi que je peux arriver à l'amour des hommes, si
telle est ma destinée: elle t'appartient, tu décideras de mon sort et de
mon coeur. Si je te donne tout, ne me garderas-tu pas tout, dis?... Que
d'extravagances! Vas-tu me reconnaître? J'avais commencé à t'écrire,
froide et grave comme je veux être, et comme je suis quand ma nature
agit d'elle-même sans influences extérieures; mais le souvenir de ta
confession, et la chaleur orageuse de cette après-midi, et le joli
visage de ma lectrice qui regarde, surprise, l'excitation de mon regard,
chaque fois que je lève la tête pour penser à toi, tout cela m'a
troublée... Dis-moi quand tu viens? Écris-moi, mais un mot seulement.
Garde pour nos causeries le récit de ces longues voluptés... Il me
semble que je te vois, et je meurs...

Claude



PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE


Paris, 10 septembre.

... Me voilà bien guéri, cher Pelasge, car c'était ce que je croyais,
quoique la fugue ait été fort atténuée par l'attitude dont se vante,
avec une certaine drôlerie, la petite Patraque. Elle m'est arrivée, ce
matin, comme j'allais partir, et je l'ai assez mal reçue, pour la punir
de la journée qu'elle me fait perdre. Patraque prétend avoir résisté à
la séductrice. Elle a eu un mot superbe: «Cela, c'est de la passion, ça
ne se paie pas!» Cette noblesse de tenue dans la débauche me réjouit
beaucoup; cependant je ne crois pas à l'histoire. Patraque est très
jalouse et j'imagine quelque scène prodigieuse avec une femme de
chambre, une amie, je ne sais... Enfin, je pars. Je ne peindrai même pas
de Bretonnes; je peindrai la mer. Mais la mer est une femme et j'ai peur
de ne pouvoir la contempler sans dégoût.

Bazan



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 10 septembre.

... Voilà deux jours que Joconde est partie, pour un bref voyage, après
en avoir demandé, par télégramme, avec beaucoup de déférence (c'est moi
qui portai la dépêche), la permission au conseiller. Je suis tranquille
et je consulte les pâquerettes avec Annette. Ce matin, M. des Fresnes
étant venu dans ma chambre, je lui ai montré en riant le mécanisme
ingénu de la commode et il a été très surpris. Depuis un quart d'heure
la porte est fermée par le triple tour d'une bonne vieille serrure bien
dérouillée et bien huilée; M. des Fresnes n'en a pas jeté la clef dans
l'étang, mais il la détient parmi un considérable trousseau pendu dans
sa propre chambre. Mon cher ami, la beauté d'une femme dont on n'aime
que cela, c'est bien peu de chose. La plus belle n'a plus de mystères la
septième nuit et la plus perverse n'a plus de secrets. Il n'y a pas de
milieu entre le harem et la vertu, entre toutes les femmes et une seule;
mais l'infini n'est pas dans la variété, l'infini est dans l'unité, il
est dans les yeux de la petite Annette. Elle attend de moi sans doute
beaucoup moins que je ne lui donnerai et moi je sais que je trouverai en
elle, sculptée par ses doigts purs, la statue même de mon désir. Nous ne
serons pas trompés. Je ne t'ai pas raconté comment nous sommes venus à
nous aimer, après mille petites folies qui ne nous engageaient à presque
rien? Non, je ne t'ai rien dit de cela, parce que c'est ineffable.
Ineffable et si divinement absurde! Vu du rivage, c'est absurde; pour
les passagers qui se saisissent par la main au milieu de l'orage, c'est
divin. Il semble qu'on allait périr et que la barque, tout d'un coup,
vogue en eau calme. Il se fait un arrêt dans la marche des choses; les
yeux qu'on regarde ont une profondeur de vertige; les paroles qu'on
allait dire meurent dans une magnifique obscure signification; seul le
silence parle dans ce moment grave et il dit tant de choses que les
coeurs, pour mieux le comprendre, éclatent en sanglots.--L'ironie, ce
soir-là, prit la fuite, elle avait honte. Reviendra-t-elle? C'est
possible. Je ne la chasserai pas, car je n'en ai pas peur...

Paul Pelasge

_P.-S._--Je te renvoie sans les avoir lues les lettres de Joconde. Cela
ne m'intéresse plus.

P B



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 12 septembre.

... Joconde est allée aux Pins! Je comprends ta dernière lettre. C'est
très curieux. Ne trouves-tu pas singulier cet amour mutuel de nos deux
maîtresses et que nos caprices aient été sombrer ensemble dans le même
trou d'enfer. Joli dénouement pour un roman mondain! Dès que j'ai su
d'où elle revenait, je me suis mis à l'observer avec une curiosité
diabolique. Elle avait toujours son même air calme et reposé, mais je
n'ai pas souffert une attitude qui m'apparaissait une moquerie et j'ai
voulu la torturer. Elle a souri et c'est moi qui ai souffert. Voici à
peu près notre conversation:

Moi: Comment va la marquise de la Tour? Pense-t-elle toujours à mon ami
Pierre Bazan?

Elle: Elle ne m'en a pas parlé.

Moi: On dit que sa lectrice est fort jolie.

Elle: Quelle lectrice?

Moi: Une petite Parisienne, toute blonde et blanche. Je l'ai vue dans
l'atelier de Bazan et quand je la dis fort jolie, je parle de ce que
j'ai vu. C'est aussi chez Bazan, et sans plus de voiles, que votre amie
l'a vue--et aimée?

Elle: Pas longtemps.

Moi: Vous voyez que je suis renseigné.

Elle: Moins bien que moi.

Moi: Sans doute, puisque la lectrice est partie des Pins deux heures
après votre arrivée.

Elle: C'est moi qui l'ai chassée.

Moi: Vous avez donc des droits sur la marquise?

Elle: Ceux d'une amitié très ancienne...

Moi: ... Et très tendre.

Elle: Comme vous le dites.

Moi: Vous me faites horreur!

Elle: Menteur!

Moi: Quoi! Vous croyez que je puis souffrir ce partage équivoque?

Elle: Tout partage est équivoque. Celui-là serait innocent au prix de
ceux que vous avez tolérés, sans doute...

Moi: C'est dégradant.

Elle: ... Mais il n'a pas eu lieu. J'ai été aux Pins consoler une amie
malheureuse, voilà tout.

Moi: Consoler! Ne mêlez pas ce mot à une turpitude!

Elle: Vous ne pouvez pas m'insulter: je vous aime.

Moi: C'est fini.

Elle: Non. Je vous aime. Je vous aimerai toujours, toujours, cher ami.
Je vous aime assez pour vous permettre toutes les folies, même celle de
vous marier avec une enfant; mais je vous aime trop pour vous abandonner
jamais,--ni pour permettre que vous m'abandonniez jamais. Il y a
longtemps que je vous aime, allez! Je vous guettais depuis des années.
Or, je vous tiens, et mes bras sont de fer. J'ai vécu avec votre ombre
un songe long et doux qui commence à se réaliser, mais il me semble que
je rêve encore, et je ne veux pas me réveiller. Vous êtes ma vie, et je
veux vivre. Je suis sûre de moi,--et de vous!

Moi: Mais je ne vous aime pas. J'ai voulu vous avoir; je vous ai eue;
mon désir est passé.

Elle: Brutal!

Moi: Je vous répète que c'est fini.

Elle: Cela commence à peine.

Moi: Sottise! Vous n'avez pas la prétention de me suivre partout où
j'emmènerai ma femme, je suppose?

Elle: Vous resterez près de moi, tous les deux.

Moi: Vous croyez peut-être que M. Bourdon vous gardera comme nourrice de
ses petits-enfants!

Elle: O le malheureux qui ne sait pas que je suis la maîtresse du
conseiller, et que demain je serai sa femme!

Moi: Mensonge!

Elle: Oh! que non!

Moi: Bien. Il saura qu'il est trompé.

Elle: Soit. Et vous pensez qu'il donnera sa fille à l'amant de sa
maîtresse? C'est un homme d'ordre et très religieux. Il m'épousera parce
qu'il me l'a promis; mais s'il mettait sa maîtresse à la porte, il
fermerait en même temps sa porte à l'amant de sa maîtresse. Vous
attendrez d'être marié pour faire vos révélations? Je ne vous le
conseille pas. Annette ne serait peut-être pas très heureuse d'apprendre
que vous la quittiez le soir, au temps de vos fiançailles, pour monter
dans mon lit. D'ailleurs ce n'est pas cette petite fille qui vous
donnera les plaisirs que vous aimez. Il vous faudra une maîtresse,
nécessairement. Je serai là. Adieu, souvenez-vous que je vous aime.»

Le mobile de presque tous les actes des femmes, c'est la jalousie.
Joconde est donc jalouse. Son amour m'ennuie et me gêne, mais je ne le
crains guère. C'est une sensuelle: elle oubliera vite et dédaignera
celui qui lui aura refusé les joies accoutumées. Ah! quelle bonne
préceptrice le vieux conseiller huguenot a choisie pour ses filles! Sa
maîtresse, et une femme qui, nécessairement, l'a capté par des
complaisances! Voilà l'envers des choses vénérables. Cela me plaît.
D'ailleurs, malgré mon sentimentalisme d'aujourd'hui, je sens très bien
que je n'ai renoncé pour l'avenir à aucun de mes vices. Peut-être au
fond ne suis-je retenu que par un vieux respect conventionnel, la peur
d'un vieux fantôme qui se lève en moi parfois, quand je regarde les yeux
innocents d'Annette. Joconde me fait horreur et je ne la déteste pas; je
pense à Annette, en la fuyant, et non à moi. Si j'avais pensé à moi,
pendant que sa gorge se soulevait troublée par les invectives, j'aurais
étendu les mains pour comprimer à mon profit le désarroi de ces beaux
seins aux veines bleues. Dieu! que je suis compliqué! Dis-moi quelque
chose de sensé, si tu as des pensées. Moi, j'ai peur d'avoir du regret
devant la vieille serrure de notre porte!...

Paul Pelasge



CLAUDE DE LA TOUR A ANNA DES LOGES


Les Pins, 12 septembre.

... Pourquoi as-tu fui, chère consolatrice, au moment même où j'allais
toucher ta beauté et me régénérer dans ton coeur? Pourquoi n'as-tu pas
voulu comprendre? Tu étais venue, pourtant?... Ah! malheureuse que je
suis, c'est ma faute! je n'ai pas osé. Je me suis dressée devant toi
comme une apparition au bord d'un chemin désert et j'ai attendu... Tu as
eu peur? Mais de quoi s'agissait-il, de quoi? Je n'en sais rien. En
vérité, je ne sais plus ce que je désirais... Anna! je voudrais être
heureuse! Être heureuse ou mourir! Oh! voilà un cri bien naïf. Je le
laisse, puisqu'il représente ma sincérité, mais avec un peu de honte. Te
souviens-tu de la lettre où je te disais: Viens me corrompre! Quand je
t'ai écrit cela, c'était fait; j'étais corrompue, c'est-à-dire que tu
avais déjà insinué en moi le poison des espérances sensuelles. Tes
confidences m'ont tourné la tête, à moi qui avais juré de nier, à tout
autre que moi, le secret de mes faiblesses et de mes expériences. Comme
plus d'une femme mariée à un mari malade et chagrin, j'ai eu des
tentations auxquelles j'ai cédé. Quelques-unes furent agréables, mais
aucune à aucune minute ne me révéla le secret d'Isis: et j'en prenais
mon parti, vivant orgueilleuse et froide jusqu'en mes débauches quand tu
es venue en ma vie, quand tu m'as fait croire, par tes mensonges, qu'une
femme a dans ses hanches, dans sa poitrine et dans ses lèvres un infini
charnel de joie et d'extase. Je sais que non. Alors, que pourrais-tu
tirer, toi, de l'instrument rebelle au chant suprême? Rien de plus sans
doute que mes amants! Quel mystère détient nos bouches que ne possède la
bouche licencieuse des hommes? Cependant je t'aimais et je tressaillais
d'avance avec complaisance sous le charme doux de tes yeux. Tu m'as
trompée! Tu m'as traitée comme une vierge qu'on leurre avec un baiser
sur le front et tu as éloigné de moi un visage que j'aimais à regarder,
un visage qui allait peut-être sourire et pâlir et s'approcher anxieux
de mes joues fraîches!... Cependant, Anna, tu peux revenir. Je te hais
assez pour t'aimer encore,--pour aimer, sinon toi-même, du moins, toutes
les sueurs d'amour dont tu gardes l'odeur, le parfum roux de ceux qui
t'ont fait crier! J'aime les hommes à travers toi. Viens me donner ton
amant.

Claude



ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE


Les Frênes, 12 septembre.

Chère Adélaïde, je crois que je vais me marier, si mon père le permet.
Mon fiancé est très beau. Il s'appelle Paul, nom que j'ai toujours
beaucoup aimé. Je crois que je l'aime aussi, lui, mais je n'en suis pas
sûre parce que je n'ai pas encore pleuré. Il me semble que si je
l'aimais, je pleurerais quand il me baise les mains. Mais moi, je ris et
je le regarde bien dans les yeux pour voir s'il est sérieux. Je ne sais
pas bien encore lire dans les yeux, mais j'apprendrai, car c'est très
utile pour deviner les vraies pensées de son mari. Voici ce qu'on fait
quand on est fiancée, chère Adélaïde: on pense l'un à l'autre dès le
matin et on se rencontre comme par hasard le long de l'étang où il y a
de grandes fleurs jaunes qui sentent très bon et beaucoup de mouches; là
on se donne la main et on se dit des choses comme s'en disent les autres
personnes le matin. Seulement il me parle des fleurs et des mouches dont
il sait les noms; cela me paraît drôle et je ris. Alors il est content
et il me regarde. Dans la matinée on se rencontre encore avant déjeuner
sous une charmille où il fait frais; on a l'air étonné, puis on entre
dans le jardin et il me choisit une rose ou un oeillet pour mon corsage.
Quand la cloche sonne il rentre par l'allée des tilleuls et moi par la
charmille. Au déjeuner, je suis en face de lui; il me contemple, mais
sans oublier de manger, heureusement, car j'ai entendu dire à
Mademoiselle qu'il faut une bonne santé pour se marier. Mademoiselle le
regarde aussi et aussi moi; elle est très contente de notre mariage.
Pourtant j'avais bien cru m'apercevoir que Paul lui plaisait; mais tu
comprends que Mademoiselle ne peut pas épouser Paul Pelasge. Alors elle
n'y pense plus, car elle est très raisonnable. Elle a vingt-huit ans; à
cet âge-là, on ne se soucie plus des folies de l'amour. Tout le monde se
promène à l'ombre après déjeuner, puis je m'en vais dans les avenues
avec Paul et Georges et Anne; Mademoiselle vient aussi. Elle lit un
livre sans faire attention à nous, car je crois que toutes ces
amourettes l'agacent un peu, et si nous nous éloignons, nous la trouvons
toujours à la même place. Ensuite je rentre à la maison avec ma soeur;
quelquefois nous allons nous promener très loin. C'est plus amusant
parce que le jardin et les avenues m'intimident: une fois, dans un bois,
Paul m'a embrassée; j'étais toute rouge, mais pas très contrariée. Il
faut bien que je le laisse faire; quand je le repousse, il est triste et
j'ai du regret de la peine que je lui ai causée. Une autre fois, il a
été encore plus hardi avec moi; je ne m'en suis aperçue qu'après, tant
cela me semblait naturel, mais je ne t'en dirai pas davantage, car cela,
c'est des secrets. Tu m'approuveras quand tu seras fiancée. Les hommes
ont des curiosités que je ne comprends pas bien. J'y suis toujours
prise, mais si j'ai un peu honte, je ne suis pas trop fâchée, au fond,
car ses yeux dans ce moment-là sont contents. C'est tout ce que je puis
lire dans les yeux de Paul; mais je crois que ce n'est pas le plus
difficile. Dès que nous sommes seuls, pendant ces promenades, il se tait
et se rapproche de moi; alors je bavarde pour le déconcerter. J'ai
remarqué qu'il n'aime pas que je parle en certaines circonstances; alors
s'il tient ma main, il la laisse; s'il tendait le bras vers moi, il
oublie ce qu'il voulait faire, sans doute m'attirer à lui et
m'embrasser. J'ai peur aussi d'être chiffonnée et qu'on lise sur ma robe
des choses qui ne regardent que nous. N'est-ce pas?

Enfin, je crois que nous n'abusons pas de notre liberté, car je n'ai pas
de grandes émotions et je ne sens aucun regret de ce que j'ai permis ou
souffert. C'est le soir qui est le moment tragique, chère Adélaïde. Nous
nous échappons pour aller nous asseoir un instant seuls sur un banc qui
est bien caché, mais Madame des Fresnes nous y découvre régulièrement et
je crois que cela vaut mieux, parce que j'aurais peur si nous restions
trop longtemps seuls. J'éprouve parfois à cette heure-là un sentiment de
langueur que je ne comprends pas bien. Je crois que l'odeur des grands
lys qui sont à côté du banc me fait mal à la tête. Pourquoi
n'allons-nous pas sur un autre banc? Je n'en sais rien.

Le banc des lys est notre banc; nous y revenons comme à un gîte sans
penser à rien qu'à nous asseoir là et à rester l'un près de l'autre
immobiles et souvent silencieux. Il me prend la main, il me touche les
cheveux, il me dit des choses que je n'ai jamais entendues et que je ne
comprends pas toujours. Mon coeur bat; je laisse sa jambe s'appuyer à la
mienne et quand il m'a baisé la main, j'ai envie de baiser la sienne.
Mais je ne le fais pas parce que je réfléchis trop longtemps et qu'alors
nous entendons la voix de Madame des Fresnes qui parle très haut avec
Mademoiselle.

Paul m'a fait des vers à propos des grands lys qui nous regardent en
effet comme des figures. Il me semble que je n'aimerais pas beaucoup ces
vers-là, s'ils ne m'étaient pas adressés; ils ne ressemblent pas du tout
à ceux de notre Choix de Lectures. Je te les envoie pour que tu me dises
ton avis:


LES GRANDS LYS PALES

_A Annette._

    Songez au sourire pâle des grands lys dans la nuit.
    Ils ont des faces tristes et de beaux airs penchés;
    Leur regard s'allonge en lueur douce et poursuit
    Ceux qui marchent dans le jardin le front penché.

    Songez que les grands lys écoutent les paroles,
    Qui sortent des abîmes où sommeillent les coeurs.
    Ils tendent comme des oreilles leurs corolles
    Et ils n'oublient jamais le murmure des coeurs.

    Ils écoutent si bien qu'ils entendent le silence;
    Ils entendent le bruit du sang dans les artères,
    Ils entendent les épaules frissonner en silence,
    Ils entendent ce qu'on tait et ce qu'on voudrait taire.

    Les lys aux faces tristes entendent les dentelles
    Que le vent et la vie gonflent sur les corsages,
    Ils entendent les cheveux doux comme des dentelles
    Qu'un souffle agite et tourmente en signe d'orage.

    Les lys aux faces tristes regardent dans la nuit;
    Ils voient lorsque les mains se rapprochent tremblantes
    D'avoir osé s'unir un instant dans la nuit
    Et leur sourire a des ironies complaisantes,

    Car ils savent ce qu'ignorent les hommes et les femmes
    Et ils pourraient prédire aux âmes leurs destins
    Et enseigner aux hommes à lire le coeur des femmes:
    Songez aux grands lys pâles indulgents et divins.

PAUL PELASGE.

Voilà, chère Adélaïde, la vie d'une petite fiancée au château des
Frênes, pendant le mois de septembre 189...

Annette Bourdon



ANNA DES LOGES A CLAUDE DE LA TOUR


Les Frênes, 14 septembre.

... Vous savez pourquoi je suis allée vous voir. Il y avait un tel
désaccord entre le ton de vos lettres et ce qu'avait dit de vous à un de
mes amis quelqu'un qui vous connaît bien, que j'ai voulu connaître la
vérité. Nous avons passé deux jours ensemble et alors vous avez été
sincère; cela fait que je vous pardonne, mais je reste humiliée d'avoir
été dupe de votre vertu et de votre amitié passionnée. Si j'avais su que
vous aviez des amants, si j'avais su qu'on rencontrait chez vous des
filles à tout faire, je ne vous aurais pas écrit avec cette confiance
dont vous avez abusé. Cette histoire de ma vie que j'écrivis pour vous,
vous l'avez perdue, vous l'avez oubliée en quelque hôtel de hasard, et
me voilà à la merci du premier curieux qui voudra s'amuser au «Songe
d'une femme»! En vérité, c'est pour cela que je suis allée chez vous,
pour vous reprendre des lettres où je me suis racontée avec la franchise
d'une âme forte, quand je m'adressais à une femme sans courage, sans
volonté et sans passion. La lettre où vous m'aimiez trop ne m'a pas fait
reculer, parce que je suis au-dessus de pareilles tentations. Le
souvenir de vos enfantillages de pensionnaires ne me fait pas rougir,
mais ne me donne pas, à cette heure, le désir de renouveler, en toute
liberté, des actes ridicules. Vous avez pu vous apercevoir de ma
froideur ironique à vos minauderies. Je suis assez belle pour n'avoir
pas le désir de contempler la beauté des autres femmes; je n'aime pas
assez les femmes pour vouloir leur donner du plaisir; et je ne vois pas
bien ce que je pourrais leur demander qu'un homme ne m'ait offert à
genoux. Vous aviez un amant très convenable et qui vous aimait. M. P. B.
Tâchez de le reconquérir. Mais je crains qu'il ne soit trop tard, car il
connaît--c'est un de ses modèles--la petite que ma visite a chassée, et
il ne se soucie guère, j'imagine, d'avoir pour «rival» cette joueuse de
mandoline. Je ne vous déteste pas, je vous plains,--surtout quand je
considère la vie, compliquée peut-être, mais agréable et sûre, que je me
suis organisée. Je vous regarde avec pitié du haut de mon bonheur, du
bonheur que j'ai voulu, que j'ai créé de mes mains, que je tiens et que
je possède. Et pourtant, en quelles conditions meilleures n'étiez-vous
pas, riche, mariée et libre! Moi, j'ai subi tous les esclavages et j'y
suis restée reine. Relève-toi, chère Claude, reprends ton rôle de
dominatrice, mets le pied sur les hommes et réjouis-toi de les voir
pleurer sur ton ventre. Le bonheur, c'est ça, c'est de les mener par la
main tout le long de soi, comme des fous et de les entendre chanter leur
triomphe à la minute où ils sont prostrés dans la décrépitude animale.
Ça, et peut-être d'en être dupe, le temps de fermer les yeux. Il n'y a
de lutte et de victoire que d'un sexe à l'autre, que d'un sexe sur
l'autre; toutes les autres rencontres sont des complicités sans
adversaires. Il est ennuyeux, quand on a gagné la partie, qu'il n'y ait
pas de vaincu. Je suis tout en feu, tout en amour et tout en haine! Leur
sang me rafraîchit, me console et me venge. Nous n'avons que du lait;
ils ont du sang. Ainsi, tu as quitté ton amant pour l'ombre de toi-même,
tu as quitté celui qu'on terrasse et qu'on dompte pour celle qu'on
caresse comme un animal hypocrite. L'homme n'est pas hypocrite; il est
orgueilleux, et son orgueil rugit au moment où ses nerfs le couchent
sans force dans ses muscles pétris par nos talons. J'aime les plus
violents et les plus perfides; je les enivre mieux que les faibles et
les humbles. Il y a tant à manger en moi, je suis une telle plénitude de
communion qu'ils se gorgent et se soûlent avant que le pain charnel ait
fondu tout entier sous leurs dents: la table reste mise et leur désir,
en mourant, contemple dans un soubresaut la corbeille de pêches et de
raisins où ses dents n'ont pas mordu. J'ai un rebelle. Cela m'amuse. Il
se croit rassasié parce qu'il s'est levé de table en tournant le dos à
la table et parce qu'il a vu, de la fenêtre où il se penche, une haie de
framboisiers. Mais quand il aura goûté aux framboises aigres de la
maigre virginité, il reviendra aux fruits qui réjouissent les yeux, les
mains et les lèvres. J'ai la foi. Je suis heureuse.

Anna



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 14 septembre.

... J'ai oublié de te dire, cher Bazan, ou peut-être ne le savais-je pas
encore, que Joconde avait été furieuse de la porte barricadée. Venant
après la conversation que je t'ai rapportée, cet avertissement, donné
d'un ton contrit, lui a crispé la figure. A-t-elle soupçonné mon
intervention? Je ne le crois pas. Elle a trop de confiance en elle-même
pour admettre qu'on s'éloigne volontairement d'elle, tant que le contact
est obscur et sans danger. Mais je me croyais libéré et libre de donner
toute ma pensée et toutes mes heures à la petite Annette: jamais je n'ai
été moins libre. Dès que je m'éloigne des allées suivies, seul avec
Annette, dès que nous avons commencé à sourire et à jouer avec cette
indifférence passionnée qui est une des marques de l'amour sûr de
lui-même, alors, à quelque détour de sentier, à la surprise d'un buisson
ou d'un arbre, voici Joconde. Elle ne nous regarde pas, elle est bien
trop fine, elle nous sent; elle ne nous accompagne pas, elle nous suit;
elle ne nous suit pas, elle nous précède. Nous la trouvons à l'endroit
où nous allions nous asseoir, écrasant de sa beauté un peu lourde la
mousse où Annette laisse à peine la trace de ses reins. Elle mordille le
brin de jonc que j'ai rompu la veille pour en extraire en vain la moelle
blanche et fragile; elle achève d'effeuiller la branche de coudrier où
j'avais laissé deux feuilles déchiquetées par mes dents; elle brise en
plus petits morceaux les brindilles de bois mortes que j'avais cassées
en regardant Annette qui me regardait. Elle ne regarde pas. Elle regarde
un livre. Mais elle ne voit pas son livre et elle nous voit. Elle nous
guette, elle nous devine, elle nous distance. C'est elle qui a fait
remuer cette fougère, et non le vent; c'est elle, et non un oiseau, qui
a fait osciller cette branche de hêtre. Elle vient de passer, et
cependant elle va passer encore. Elle est partout dans le taillis qui
était notre refuge; elle est le vent et les oiseaux, elle est les
écureuils et les chats à la chasse. Annette s'en amuse, sans comprendre.
Elle croit que Mademoiselle est distraite. Mademoiselle est à l'affût.
C'est le fantôme du plein jour, la larve de l'après-midi, la dame
blanche des crépuscules dorés. J'ai envie de tendre sous les feuilles
mortes des pièges à femme. Elle empoisonne ma vie, mais j'en ris, car
elle avoue sa jalousie, et cet aveu la prendra un jour ou l'autre.
J'attends. Songes-tu à cela, cher Bazan, que je suis venu presque par
hasard aux Frênes, que je comptais m'y reposer quinze jours dans un
ennui doux, que voilà plus de six semaines que j'y suis, que j'y ai aimé
deux femmes, que j'y ai trouvé une fiancée et une maîtresse, que la
tragédie m'entoure comme un cercle d'orages, et que je ne sais plus si
nous allons sortir tous vivants de ce vieil oasis de paix? Je suis mal à
l'aise pour combiner mes défenses. Joconde m'a-t-elle dit la vérité? Je
ne sais. Elle me parlait avec une colère ironique où il y avait de
l'amertume et de la franchise. Si elle a dit la vérité, s'il faut que je
compte avec les passions d'un vieillard hypocrite, je ne sais ce qui
arrivera. Je veux sauver Annette, mais moi-même? Cette Joconde, que je
hais et que je tuerais, est toujours mon plaisir. Plaisir de honte,
plaisir détesté, mais subi peut-être par diplomatie, peut-être par
lâcheté. Mon cher ami, je te dirai tout, pour que tu me juges; elle m'a
forcé à dérober dans le cabinet de M. des Fresnes la clef de notre porte
maudite. La porte est redevenue la souriante entremetteuse des premiers
jours; elle s'efface comme une procureuse sur le seuil où se paie la
provende; elle se referme doucement quand l'oeil du galant a vu le lit
obscur où une forme de volupté se gonfle comme une vague et déroule
autour de ses reins l'écume d'une dentelle que le désir déchire. Joconde
est plus belle d'avoir été aimée. Elle est la femme sans âme, où toute
en petites âmes de chair; chaque grain de sa peau et chaque duvet de sa
peau ont une sensibilité. Nulle part la main ou les lèvres ne
l'attaquent inutilement; le grand serpent blanc se déroule et s'exalte,
ses yeux regardent avec un flamboiement doux et suivent avec une
complaisance attendrie tout ce qui se passe le long de lui-même. Elle
est de la race des courtisanes qui sont nées pour la science. Elle sait,
elle devine et elle imagine. Elle est divine et libertine; elle le sait
et elle dit: les corps sont des visages plus blancs et plus doux. Elle
dit peu de choses. Elle donne et elle prend. Elle est inépuisable et
elle ne rassasie pas. Elle a des mouvements qui rajeunissent les désirs
et des gestes qui déterminent l'enthousiasme. Il y a de ses
enfantillages qu'on n'accepte pas sans actions de grâces et de ses
cruautés qui fanatisent les muscles. Je pense à elle longtemps encore
après que j'ai forclos la porte et caché dans ma valise la clef
infernale. Alors, je m'endors dans un harem, car chacune de ses beautés
se dresse en vie et en fleur dans mes rêves agités. Une Indienne couleur
de safran, grasse et vêtue au-dessous du nombril, m'introduit très
sérieusement dans une grande serre où la lumière est bleue et verte, en
me disant: Ne vous endormez pas, les fleurs vont s'ouvrir. J'entre et je
vois le miracle. Voici des champignons blancs, énormes et palpitants; le
sommet de leur chapeau est formé d'une coque rose qui se gonfle et se
dégonfle comme une narine entraînant tout le champignon qui se met à
battre ainsi qu'une aile. Cela remue, cela tourne, cela devient une jupe
de ballerine d'où sort une femme en maillot rose, puis le maillot se
déchire et tombe comme la robe d'une figue mûre, et la femme est nue,
immobile en une pose d'offrande. Mais voilà que ses deux seins menus et
aigus s'exaspèrent et tremblent; ils deviennent des ballons, ils
étouffent la femme nue qui s'offrait; ils se couchent sur leur tige
courte; ils sont deux grands champignons blancs surmontés d'une coque
rose, ainsi que des parasols chinois. Et cela recommence et cela se
multiplie, mais je regarde les autres métamorphoses. Je me promène, je
fais le tour des corbeilles, je juge, je contemple, je respire, je
flatte. Voici la fleur qui est un oeil bleu au bout d'une longue tige
verte que deux feuilles étroites coupent au milieu; l'oeil se balance
gouailleur et prometteur; il ne regarde que de côté; son regard filtre
comme un rai dans une cave. Cet oeil a une grande paupière bistrée qui
lui pend sur le cou; il la rabat comme un capuchon et je crois qu'il
s'endort. Il y a une autre plante qui ressemble à une orchidée. Elle est
effroyable et couleur de boeuf cru. Elle s'ouvre comme un écrin; elle
bâille comme une pomme rouge lacérée par les bouvreuils; puis tout d'un
coup elle se tord, se déchire et ses lèvres pendent pareilles à des
oreilles roses; les oreilles se drapent comme autour d'une forme
féminine et c'est encore, dressée sur sa tige, insolente et douce, une
femme qui attend, qui rêve ou qui se souvient. Je détourne les yeux pour
ne pas voir cette jolie femme frêle et chaste redevenir la fleur couleur
de boeuf cru qui bâille avec l'impudeur de la stupidité. Plus loin,
c'est la tribu des cactées, les tiges qui sont des jambes coupées au
genou ou au bas du ventre comme des colonnes tronquées; celles qui sont
des ventres rampants couverts de houppes; celles qui sont des troncs
d'arbres où je devine une palpitation humaine, celles qui sont des têtes
rases, têtes sans organes, toutes rondes, moitié roses et moitié
blanches comme des cochons de lait. Cela devient diabolique; je n'ai
plus peur, j'ai honte, et j'envoie un coup de pied dans un ventre
rampant qui ressemble à un sac de farine. Mais le ventre saute sur les
colonnes tronquées; un buste et des bras viennent se coller à sa chair
moite; les bras choisissent une tête, les yeux, une bouche, cueillent
une des fleurs couleur de boeuf et le monstre s'avance en minaudant vers
moi et me tient un discours: «Ne me reconnais-tu pas, amant? Nous sommes
ce que tu aimes et ce que tu viens d'adorer séparément. Nous sommes,
réunies à la hâte, il est vrai, la beauté même qui t'a réjoui cette
nuit; nous sommes chaque partie d'elle-même, chacune des chapelles où tu
t'es mis à genoux avec beaucoup de ferveur. Qu'importe l'ordre de notre
architecture? Veux-tu que les jambes soient des bras et les bras des
jambes? Voilà. Regarde. Veux-tu que les yeux soient au bout des seins et
les framboises des seins à la place des yeux? Voilà. Regarde. Veux-tu
que la bouche qui te parle, te parle d'entre mes blanches cuisses, mon
mignon? Voilà. Regarde. Veux-tu que la tête descende à la hauteur de mon
ventre et que mon ventre soit ma tête? Voilà. Regarde. Tu vois je
m'exprime très bien et pourtant je n'ai pas de dents. En suis-je moins
belle? Nous n'en sommes plus, mon cher, à la spécialisation des organes.
Nous sommes des intelligences, nous autres, et nous savons tirer parti
des anomalies. N'as-tu pas un petit miroir de poche? Donne. Oh! que je
suis jolie! Voilà l'ordre véritable des choses, voilà l'architecture
définitive. L'anomalie est devenue la beauté. Tu m'aimes, dis? Donne-moi
tes lèvres, mon amour! Donne-moi ton âme. Bois ma pensée et ma vie sur
la bouche que je te livre. Viens, prends-moi, serre-moi dans tes bras.
Ah! comme je t'aime! Il n'y a que les femmes très belles qui savent
aimer. Je suis très belle et j'aime. Où est le petit miroir? Merci. Ah!
je crois que j'ai trouvé ma forme définitive. Venez toutes, vivez!» Et
sans abandonner mes membres où il s'enlaçait comme une pieuvre, le
monstre fit un geste de résurrection et ce fut une montée de larves dont
les suçoirs convergeaient vers ma vie... Je criai et je m'éveillai.
Crois-tu, cher Bazan, que ce rêve ait une signification? En tout cas, il
n'a eu d'influence que sur mes nerfs. J'ai mal dormi, mais je ne me suis
pas repenti. Je m'accoutume à Joconde, jusqu'au jour du dégoût
définitif. Ce jour-là, je serai très impitoyable, parce que je suis très
égoïste.

Paul Pelasge



ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE


Les Frênes, 19 septembre.

Chère Adélaïde, mon père veut bien; Madame Pelasge aussi. Tout le monde
est heureux. Nous nous marions le 25 octobre. Georges épousera ma soeur
le même jour. Cela sera très beau. Alors je m'amuse des jours de liberté
qui me restent. Comme je suis la plus jeune, on m'obéit, mais je ne sais
quoi ordonner. Quand je suis seule avec Paul, je suis contente; cela
n'arrive pas souvent. Mademoiselle, qui croit toujours sans doute que je
suis une petite fille, nous surveille d'une façon ridicule. Elle ne peut
se faire à l'idée de voir le petit Chaperon Rouge se promener avec le
Loup. Elle croit toujours que le loup va me croquer. Entre nous, je
crois qu'il en a bien envie. Te fais-tu une idée claire du mariage,
chère Adélaïde? Moi pas. Je pense seulement qu'on doit être très
heureux, on s'endort en se tenant les mains et on se réveille en
souriant. Cela ne me fait pas peur, mais cela me semble étrange.
Pourquoi ne pas dormir chacun dans son lit? Enfin, c'est l'usage.
Cependant toutes les personnes mariées que je connais ont chacune leur
chambre. Mademoiselle m'a dit qu'il n'y a que les pauvres qui n'ont
jamais qu'un lit. Après la première grossesse, on se sépare. J'aime
mieux cela. Je t'ai promis de te dire tout, voilà. Paul m'embrasse sur
les mains, sur les yeux, et sur la bouche, quand je le permets; c'est
très agréable, surtout la bouche, et cela donne un grand frisson. Je ne
crois pas qu'il y ait rien de plus agréable au monde, mais c'est une
faveur, et je ne donne pas mes faveurs à tort et à travers. Il faut que
Paul ait été bien aimable et bien sage, pour que je lui permette cela.
J'aime mieux souffrir moi-même que de lui accorder un plaisir que je
partage, quand il ne l'a pas mérité. Tout cela m'occupe beaucoup. Je
réfléchis. Mais je n'arrive à rien de définitif. Si on ne se mariait que
pour s'embrasser sur la bouche, cela ne demanderait pas tant de
mystères. Le mystère est le lit, c'est certain. Peut-être alors me
baisera-t-il les bras, les épaules, la gorge; mais cela se fait au bal,
dans les petits coins obscurs. Je l'ai vu et cela ne m'a pas beaucoup
scandalisée, parce que je savais que les gens qui faisaient ça étaient
des amis intimes, des personnes qu'on n'invitait jamais l'une sans
l'autre. Je crois maintenant que c'étaient des fiancés qui ne pouvaient
pas se marier, parce que Madame *** était déjà mariée. Cela, ça doit
être terrible. Si, une fois mariée, je venais à en aimer un autre que
Paul, que deviendrais-je, mon Dieu? Il doit y avoir des romans, où on
parle de ces situations-là, les romans dont on m'interdit la lecture.
Dès que je serai mariée, je lirai tout ce qui m'a été défendu; ainsi je
serai renseignée et je saurai ce que je dois faire, en cas de nécessité.
Je suis décidée à être très bonne pour mon mari, mais je ne voudrais
faire à personne une peine inutile. Si on me fait la cour, je serai
contente. J'aime qu'on me regarde, et qu'on me parle. Toute seule, je
m'ennuie et parfois j'ai fait des extravagances pour attirer
l'attention. Je t'ai raconté celle de la rivière, mais c'est ma soeur
qui en avait eu l'idée. N'importe, je vois que l'idée n'était pas
mauvaise, car c'est depuis ce moment-là que Paul a commencé à me
regarder avec des yeux tout nouveaux. Moi, si je voyais nager un homme
tout nu à fleur d'eau, cela me ferait peur et je me mettrais à courir.
Les hommes sont plus braves; ils n'ont même pas peur du tout. Ils
avaient l'air en extase, tous les deux, et je manquai de rire, ce qui
m'aurait fait boire de l'eau et noyée. Quel dommage, mais quelle
occasion pour Paul de me repêcher et de me tenir dans ses bras, pareille
à une languissante sirène! Enfin, il sera bientôt heureux, si c'est cela
qui doit causer son bonheur. Je sais que je suis agréable à regarder,
puisque j'y ai du plaisir moi-même, et de ce plaisir je ne priverai pas
mon mari, au contraire. Je ne sais si je l'aimerai, je l'espère; mais je
veux qu'il m'aime lui, et je ferai pour lui plaire tout ce qui lui
plaira. Ah! chère Adélaïde, je suis pleine de rêves absurdes et de
pensées contradictoires! Je songe à des choses qui me semblent à la fois
douces et vilaines, et j'ai des imaginations qui me font rougir en même
temps que pleurer! Au moins, je ne m'ennuie pas. Je vis plus en une
heure de ces journées que l'an passé je ne vécus en toute l'année.
Chaque heure me renouvelle, me grandit et m'épanouit. Je me semble un
rosier qui fleurirait à vue d'oeil; je suis fraîche et parfumée; je suis
légère et forte: j'attends le bonheur. Paul est plus beau que je ne
l'avais encore jamais vu. Il est pâle avec de grands yeux pleins de
fièvre et d'amour. Je le trouve sublime quand il s'agenouille près de
moi pour me regarder comme en prière. J'ai envie de le prier aussi,
parfois, et de coucher ma joue sur ses genoux, mais quand j'ai cette
envie-là, je me fâche contre moi-même et je boude contre Paul. Il est
très difficile de maintenir un homme dans les bornes du respect. Il m'a
tutoyée, une fois; je n'ai pas aimé cela. Personne ne m'a jamais tutoyée
que des femmes. Dans la bouche d'un homme, cette familiarité me
paraissait insupportable. Rien de vulgaire ne me plaît. Il faut qu'une
femme soit une reine pour être tout à fait une femme. C'est l'attitude
que je veux prendre dès maintenant; même quand je joue à cache-cache, on
sent que je suis une princesse et on ne me tire pas sans précaution par
ma robe chiffonnée. J'ai eu dix-huit ans avant-hier. A cet âge-là, on a
un sceptre ou une baguette de fée. Quand je ris, il y a des yeux qui
sont inquiets; et quand je souris, on me regarde pour participer à mon
sourire. J'ai pris beaucoup d'assurance, depuis que je suis la vie d'un
homme. Je donne ma main à baiser et je commande à Paul des choses
impossibles. Quand il fait semblant de m'obéir, cela me suffit. Je crois
que je regretterai que le mariage se fasse si tôt, car ces jours
préliminaires sont délicieux. Je suis dans l'état d'une âme qui va
entrer en paradis. Elle n'est pas encore dans la belle prison lumineuse;
elle cueille les dernières fleurs de sa liberté; elle est sûre du
bonheur de demain, mais elle n'éprouve pas encore le tremblement des
joies suprêmes et la certitude ne l'enserre pas dans ses bras divins
mais inflexibles. C'est Paul qui m'a fait cette phrase-là. Moi je dirais
plutôt que je suis en face d'une fleur et la main levée pour la
cueillir; je regarde et je ne cueille pas; je m'éloigne, je fais cent
tours dans le jardin, je reviens, je regarde encore et je m'arrête
encore. Il est bien certain que quand j'aurai cueilli la grosse rose
blanche que j'aime et que je désire, je ne pourrai pas la replanter sur
sa branche pour la prendre une seconde fois. La question serait de
savoir si elles sont remontantes, les roses de ce rosier-là. Je crois
que oui, mais cela m'est égal en ce moment. Je songerai à cela plus
tard, si la fleur que je vais mettre à ma ceinture venait à se faner un
jour, un jour d'été, un jour de sécheresse et d'amertume! Mais que cela
est loin, sans doute! Je sens que je m'embarque pour un long voyage de
plaisance. Tout rit. L'automne lui-même est printanier, cette année. Il
y a des langueurs de mois de mai et des fraîcheurs d'herbe nouvelle. On
dirait qu'il pleut de l'amour toutes les nuits...

Annette Bourdon



PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE


Havoque, 19 septembre.

... Je ne suis pas en Bretagne, cher Pelasge, mais en Normandie, sur le
bord d'un marais hanté par les oiseaux de mer. La Bretagne est trop
connue. Il n'y a plus un coin de côte dont le triste touriste n'ait
corrompu le silence et dégradé la beauté. Il en est de la nature comme
des femmes: un amant l'embellit; deux la fatiguent; trois l'abrutissent;
au delà, c'est l'avilissement. Les hommes ont avili jusqu'aux granits et
jusqu'aux sables. Un homme qui n'est pas né du sol, comme les
progénitures de Deucalion, est une tache sur le manteau des paysages. Il
y a des chapeaux obscènes et des gants impudiques au Val-André comme à
Saint-Lunaire; il y en a aux Sept-Iles, à Batz et à Bréhat, les jours de
beau temps. J'en ai vu à Chausey et sur les Minquiers; il y en a
peut-être, quand la marée est clémente, aux Boeufs et à la Fourquie, aux
Dirouilles et à Taillepied, à Cézambre et à la pointe du Groin. Les
imbéciles ont choisi ce qui est beau, comme les oiseaux choisissent ce
qui est gras. Ils vont vers les points qui sont piqués en rouge sur les
cartes de la tauromachie circulaire. Ils foncent sur le rouge, la bêtise
en avant; la bêtise leur sert de cornes. Ils crèvent les paysages et
oublient dans les tourne-bride, où on ne but jamais d'eau, leurs boîtes
de Vichy-État. Il n'y pas d'eau en Bretagne et en Normandie. L'eau
baptise, mais n'est pas baptisée. L'eau est bue par les bêtes; elle
contient de la semence de grenouille et donne mauvais caractère. Le
touriste propage l'eau de seltz, le pneu et l'instantané. Il emporte des
rochers qu'il n'a pas vus et des pierres qu'il n'a pas comprises; il
rapporte des choses crevées et le dégoût d'une nature dont chaque brin
de jonc médite de lui serrer le cou. Il fait la route comme les filles
font la rue, mais les arbres pleurent de rire sur sa casquette de
domestique. Il est si bête qu'il ne s'aperçoit pas que les cailloux
eux-mêmes le frappent d'un impôt. Il paie pour se fracasser la tête et
pour regarder les filles qui font boire les veaux; il paie pour voir
faucher le foin. Il paie pour s'ennuyer et pour qu'on lui dise la
hauteur des clochers. Il paie et on paie pour lui; c'est sa revanche et
son venin. C'est pour le touriste qu'on a refait le mont Saint-Michel en
saindoux brodé de pistaches; c'est pour lui qu'Avranches a construit des
ruines et Granville une caserne; car le touriste aime à prendre des
leçons d'art par la vue des monuments, il aime les belles ruines quand
elles sont dans un jardin public, entourées de chaînes, et les casernes
lui remémorent la patrie absente. J'ai fui la civilisation des
touristes, les auberges où on affiche l'heure des trains, le portrait
des coquins célèbres et les traits enluminés du grand Dab. A Havoque, il
n'y a pas de civilisation. C'est entre Créances, qui est du sable, et
Lessay, qui est une lande. J'y ai acheté pour deux cents francs une
maison composée d'une étable et un jardin où il pousse des chardons de
mer. Lessay est la Mecque de ce désert. J'y ai trouvé de quoi
m'installer aussi bien qu'un douanier. Un pêcheur me nourrit quand la
mer donne; et quand elle ne donne pas, je me fais de la galette de
sarrasin: c'est très facile. Je resterai là tant que je posséderai un
tube et un pinceau. Il n'y a pas d'hiver dans ces bas-fonds salés où
vient mourir un des filets du courant chaud qui baigne Jersey. Dieu
merci, me revoilà à mon métier. La peinture avant tout, n'est-ce pas?
Raconte-moi tes histoires, Moi, je n'ai plus d'histoire. Les femmes que
je vois sont si différentes de celles qui amusent ou troublent ta vie,
qu'il me faut un effort pour comprendre tes plaisirs et tes ennuis. Si
je songe aux femmes dont on baise les mains, je regarde aussitôt
Marie-la-Guicharde qui sarcle mes chardons avec la précaution d'un
moufle, et je ris un peu. Le moment présent est pour moi la vie entière,
je suis peintre, et comme peintre j'aime autant Marie-la-Guicharde que
la marquise au cygne. C'est plus pittoresque, moins convenu, moins
Galimard. Je ne comprends plus du tout Galimard, ni Chassériau, ni
Gustave Moreau, ses élèves, depuis que la Guicharde «épluque» mes
chardons de mer...

P Bazan



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 20 septembre.

... Bien que tu ne t'intéresses plus à rien, cher Bazan, voici une
aventure qui t'appartient; car une femme que l'on a aimée reste un vase
cher aux lèvres et que les mains ne pourraient plus toucher sans pitié
ou sans haine. Voici. Hier matin M. des Fresnes a reçu cette dépêche:

  La Fresnaye de Carrouges - 642 - 39 - 19 - 9 h. m. =

  Marquise de La Tour passant par la Fresnaye désire aller voir son amie
  Mademoiselle des Loges au château des Fresnes. Prie M. des Fresnes
  agréer ses excuses et ses compliments. = LA TOUR.

M. des Fresnes agréa, quoique Mademoiselle eût paru marquer peu
d'enthousiasme à cette visite imprévue. M. des Fresnes a une haute idée
de son importance sociale et de ses devoirs de gentilhomme. Sa politesse
est cordiale, fière et raffinée. Il ne refuse jamais ce qu'on lui
demande à titre de souverain. Il maîtrise toujours le pays. Il règne sur
plus de paysans que son grand-père avant la Révolution, et il est plus
aimé et plus obéi. Onze cents électeurs sous son influence votent pour
la République. Il aime ce régime qui lui maintient ses droits sans le
contraindre à aucun devoir servile. Il est libre parce qu'il représente
une force, parce qu'il est doux avec ses fermiers, rude et libéral avec
les pauvres, ironique avec le fonctionnaire. C'est le patron des
latifundia romains. Tous ces gens-là, si loin qu'on peut voir du haut de
la tourelle, sont ses enfants. Il n'y a pas hostilité d'intérêts entre
M. des Fresnes et les paysans des Frênes. La ruine du château
rejetterait sur les fermes les pauvres qu'il nourrit et les vagabonds
qu'il occupe ou qu'il chasse quand ils refusent de faire des fagots, de
casser des pierres ou de vider les étangs. Les Frênes sont une
villégiature pour les misérables; on y fait une saison quand on n'a que
ses bras et une chemise et on reprend les routes avec dix écus et un
ballot sur le dos. Madame des Fresnes n'est pas très bonne, mais elle a
des principes religieux; elle subit les pauvres comme une croix, mais
elle les subit, elle les soigne, elle les réconforte. Elle les
détesterait si Jésus n'avait pas existé. C'est très curieux. Elle croit
qu'il sont tous des lâches et des ivrognes, mais elle leur permet de
s'asseoir en buvant du cidre et elle leur donne des sous en criant:
Allez vous soûler; vous n'êtes bons qu'à ça! On exploite sa foi et sa
peur, mais on l'estime et plus d'un coquin qu'elle abreuva de «bère» et
de reproches accepterait pour elle des coups de bâton. Un jour d'orage
qu'on rentrait du foin, elle rencontra dans l'avenue les trois mendiants
les plus paresseux du pays; elle les chassa comme des lièvres vers les
prés où les gens haletaient, silencieux; elle prit une fourche et les
chemineaux travaillèrent comme des boeufs. Il faut savoir mener les
hommes. Quelle influence une loi et un gendarme peuvent-ils avoir sur un
vagabond? Celle de la peur disparue aussi vite que le bicorne. Il y a
des maîtres et des esclaves. Un maître intelligent voit venir à lui les
esclaves, heureux de se réaliser selon leur chair, heureux d'obéir,
heureux de faire le métier dont la nature inscrivit le manuel dans leur
cerveau enfantin.

Un mendiant télégraphierait pour retenir une botte de paille aux Frênes
qu'on lui préparerait sa chambre dans l'étable. La voiture qui attendait
la marquise de La Tour depuis onze heures du matin à la gare de La
Fresnaye la ramena vers cinq heures du soir. Joconde était allée
au-devant d'elle le long de l'avenue; et moi aussi, avec Annette, en
nous cachant derrière les haies, comme des enfants qui reviennent de
l'école. Je n'aurais pas voulu te le dire, mais c'est inévitable: elle
est d'une beauté miraculeuse, et j'ai laissé tomber, quand je l'ai
aperçue, la main qu'Annette avait mise dans la mienne. Sa figure est à
la fois presque parisienne et normande; elle est régulière, spirituelle
et fraîche. C'est divin. Elle a dîné et couché. M. des Fresnes avait eu
le temps de consulter son Magny, d'apprendre sa généalogie et de
découvrir une parenté un peu lointaine, mais sûre, entre Fresnes et
Pinot par Jean Bézy, qui était en 1537 seigneur de la Baleine et vicomte
de Percy; le dit Jean Bézy ayant été père de Madeleine et de
Scholastique qui épousèrent l'une Pierre Le Rouge et l'autre Janot
Crèvecoeur; ces deux sieurs eurent, entre autres, chacun une fille,
Catherine et Gertrude, lesquelles épousèrent respectivement Jean des
Fresnes et Pinot des Marais.

Un Pinot des Marais fut prieur de l'abbaye d'Escouves au XVIIe siècle et
un autre colonel de la maréchaussée de La Ferté, en 1778; le fils aîné
de celui-là, délégué du bailliage de Mortagne à l'assemblée des
notables, mourut en 1840 après avoir épousé une Trévire. De ce mariage
naquit Gaétan Pinot des Marais, vicomte de Trévire, par substitution,
d'où Claude de Trévire, marquise de la Tour depuis quelques années. M.
des Fresnes entama ensuite sa propre histoire généalogique, mais elle me
parut moins lumineuse, peut-être parce qu'il y mit trop de détails, la
connaissant trop bien.

Moi, comme on le sait, je descends du célèbre hérétique Pelage; je le
fis savoir et cela me valut cette question de la marquise: «Et avec
vous, Monsieur, aurais-je aussi un ancêtre commun?--Oui, répondis-je
sans hésiter, mais par une autre femme, par Élizabeth Colipierre, la
propre soeur de la mère du seigneur Jean Bézy; les dites Colipierre
étant filles de Margot Colipierre, fille de bien vivant sur la
généralité de Carentan, aux dépens des gens d'Église, et de Jérôme
Durot, en religion Dom Curot, prieur de Blanche-Lande. Les armes de Dom
Curot sont sculptées sur des pierres échouées au Musée de Saint-Lô;
celles de Margot Colipierre étaient brodées en orfroi sur une belle
ceinture de soie de Padoue: tant vont les mains à la ceinture...--Que la
ceinture?...--... Glisse.» Comme on est bête avec une femme que l'on ne
connaît pas! Il n'y peut-être de langage possible entre mâle et femelle
que celui des yeux. Ainsi on arriverait doucement au langage des mains
sans avoir à rougir de sa propre sottise; et de là au stade où le
silence devient sublime.

Je comprends ta passion, cher Bazan, mais je ne comprends pas qu'elle
ait duré si peu de jours. La femme est très belle et la marquise est
spirituelle. Ses mains sont enivrantes. Avant de manger une pêche elle
l'a caressée si sensuellement! Il y a un art de la caresse dans ces
longs doigts fins et blancs. J'en ai rougi, non de pudeur, mais de
désir, et je crois qu'elle se sentait regardée du coin de l'oeil, car
j'ai aperçu sa gorge battre un peu. Qu'est-elle venue faire ici?
Peut-être me voir?...

Paul Pelasge



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 21 septembre.

... Je ne sais comment il se fait que Madame des Fresnes ait pris en
affection cette belle créature qu'elle ne connaît pas et dont l'amitié
de Joconde ne certifie pas l'état social. La marquise a voulu séduire et
elle a séduit. Pourquoi? Enfin elle a consenti a passer toute la journée
d'aujourd'hui et à ne repartir que ce soir par l'express de Paris, à
onze heures. Joconde la considère avec une stupeur souriante; Annette
essaie de la railler, et cela ne me fait pas aimer Annette, qui n'a pas
assez d'esprit pour réussir à ce jeu difficile. Je supporte mal qu'on
veuille contester la beauté, la grâce ou l'élégance d'une femme. Il y a
toujours dans ces marchandages un ferment vilain d'envie ou de jalousie.
La beauté des femmes est un fait et la seule vérité. Nous sommes créés
pour nous prendre d'abord à ce miroir-là. Le reste de nos activités est
secondaire et presque toujours dérisoire. Être riche et posséder le plus
grand nombre possible de femmes; mettre son empreinte dans toutes les
cires que la nature a façonnées pour nous, c'est peut-être, à bien
réfléchir, le plus grand et le premier devoir religieux des hommes. On
devrait élever des statues chastes aux mâles qui auraient connu le plus
de femmes. Les mille et trois ne sont pas une chimère. En quarante ans
de belle vie sexuelle on pourrait tripler ce chiffre, si l'on était
assez intelligent, assez fort et assez beau. La beauté aide à
l'accomplissement de l'amour; être admiré et désiré, cela donne aux
esprits animaux une vigueur particulière d'expansion. Moi qui suis loin
même du chiffre de Don Juan, du chiffre proportionnel de Don Juan, car
j'ai perdu bien des jours à ne pas oser prendre ce qui s'offre toujours,
ou à mordre au même fruit à satiété comme l'enfant qui n'abandonne que
net comme un oeuf le noyau de sa pêche, je désire du moins mettre la
marquise dans mes souvenirs. Il y a des noirceurs sur une peau très
blanche, à quoi je ne puis songer sans un tremblement. Cette Léda est
bien une femme de plein air, ou du moins de plein soleil et de fenêtres
ouvertes. Je crois qu'elle doit être aimée avec une impudeur religieuse
et tendre, avec une lenteur de boeuf qui songe entre chaque touffe
d'herbe broutée, ou de prêtre qui s'extasie entre chaque dizaine de son
chapelet. C'est un autel privilégié; on doit ressentir à toucher ses
pieds nus une bénédiction surnaturelle; elle est peut-être une
nourriture, un breuvage et une absolution. Ses yeux ne parlent pas; ils
écoutent. Ils ne m'ont pas encore entendu; ils m'entendront.

Je l'aime parce qu'elle va me délivrer de Joconde. Annette n'était pas
assez forte pour déplacer le rocher. C'était la lutte d'une âme contre
un corps; d'un coeur contre un ventre. Annette et Joconde n'étaient pas
contradictoires; leurs ombres se mêlaient sans se déchirer dans ma tête.
Elles me donnaient des fruits différents; elles me faisaient respirer
des fleurs de jardin et des fleurs de serre: je ne pouvais refuser une
des mains sans me priver d'un plaisir. Joconde et Léda, au contraire,
sont de mutuelles négations. Quand on désire Léda, on ne désire plus
Joconde. Une nouvelle sensualité fait dédaigner les anciennes habitudes.
Cependant, comme je me marie dans un mois, si j'étais raisonnable,
j'attendrais la prochaine surgie de la comète. Les comètes reviennent
toujours, mais les femmes qu'on laisse échapper reviennent-elles
jamais?...

Paul Pelasge



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Les Frênes, 22 septembre.

Mon cher Bazan, j'ai toujours l'air de te raconter ta propre aventure,
mais tu me l'as permis et je crois comme toi qu'une femme aussi belle
que Léda appartient légitimement à tous les hommes dont elle souffre
l'amour... Cependant je ne possède rien que la permission d'espérer et
j'ai perdu... Je ne sais pas encore ce que j'ai perdu.

Enfin voici. Hier soir, avant dîner, je me suis trouvé seul avec la
marquise dans un coin du jardin, déjà sombre. Nous avons parlé, nous
avons joué à parler, disant ces mille riens qui émeuvent déjà
l'épiderme, qui font rire d'un rire où il y a du désir, de l'inquiétude,
du peut-être et de l'impossible. Les sympathies vont vite quand l'heure
de la séparation est connue; les heures valent des journées alors; les
minutes suprêmes valent des soirées entières. La nature, en ces moments,
abuse les coeurs aussi bien que les sens. On comprend soudain et, en
vérité, on a entendu très clairement tout ce que les bouches auraient
dit en quinze jours de causeries au hasard. Et il semble qu'une voix
sortie des obscurités de la vie nous souffle les mots qui deviennent
décisifs quand une femme les a écoutés sans rien dire. Il n'y a déjà
plus de pudeur humaine; mais la pudeur sociale arrête encore le geste
des bras qui cherchent la ceinture pour se poser à l'endroit flexible, à
l'endroit même où une pression plie comme une touffe de roseaux la femme
qui ne sait plus ce qu'elle veut. Mais ces élans sont rares sans le
préambule de la «cour». Je n'osai que ceci: la marquise avait posé sa
main sur une branche basse; je baisai cette main. Rien que cela, mais
Annette nous avait suivis. Nous entendîmes un cri et nous vîmes une robe
claire s'évanouir dans l'ombre. C'est extraordinaire comme la vie
ressemble à un mauvais roman! Quoi de plus ridicule qu'une telle scène?
Ce cri n'est pas un cri; c'est l'écho des feuilletons. Cependant il me
perça le coeur. Tragédie discrète que je dissimulai à la marquise; elle
dit: «On a eu peur; on nous a pris pour des fantômes.--N'en parlez pas,
répondis-je. Ici, on a peur des revenants.--Et on a peut-être raison,
reprit-elle. Rentrons. Nous nous reverrons; je vous le promets.»

La marquise est partie à dix heures. Annette l'a beaucoup regardée
pendant le dîner, tout en évitant mes yeux qui étaient suppliants et
probablement très bêtes. Je ne sais ce qui va se passer. Je t'écris le
matin. Est-ce que je tiens beaucoup à épouser Annette? Je crois que oui.
Il me semble que je ne suis venu aux Frênes que pour cela; que ce séjour
a été l'une des nécessités de ma destinée; que cette enfant était à moi
de toute éternité. Je crois cela depuis quinze jours. Cela est très peu
conforme à mon caractère d'avoir une telle croyance; aussi je ne suis
pas rassuré. Il est possible que l'explication que je vais avoir avec
Annette m'attendrisse et finisse de me vaincre; il est possible que les
exigences de ce coeur naïf et l'excès même de sa naïveté me fassent
comprendre le péril des amours enfantines. Comment pourrai-je dominer
cette petite âme, régler ces petits instincts de sensualité
sentimentale, si je ne sais me piloter moi-même parmi la région
dangereuse des récifs sexuels? Suis-je destiné à m'échouer d'île en île,
prostré chaque fois sur des seins nouveaux, ou à rêver éternellement, le
front appuyé sur les genoux purs de l'unique? L'Unique, c'est moi; ma
propriété est d'attirer toutes les chairs vers la mienne et de vivre
heureux au concert des cris d'amour qui sortent de toutes les poitrines
anxieuses dévouées à ma joie. Pourtant, il m'en coûte de renoncer à
Annette. Elle m'a inspiré le seul sentiment vrai que j'aie jamais
ressenti; elle m'a rendu capable de mépriser la sensualité et de
préférer, au ventre qui s'offre au soc, les yeux que l'on cherche pour y
clore sous un scel la pensée qu'on voudrait y lire toujours.

J'ai peur, mon cher Bazan, de te dire des choses que j'aurais lues dans
les littératures décadentes. Je suis terriblement de mon temps. Je hais
le sentiment à l'heure même où je le subis et je range dans le musée des
niaiseries les fleurs séchées que je garde pourtant entre les feuillets
de mes poètes. Ma sensualité est stoïque. Je veux bien m'incliner à des
fonctions animales et jouir d'être un chien; je ne puis pas
volontairement mettre plus de poésie dans le lit que dans la table.
L'amour, c'est toujours de la gastronomie. Je ne suis dupe ni de la
beauté des femmes ni des pièges de l'inconscient. Les femmes sont belles
parce que nous les désirons. La femelle ne contient pas plus d'absolu
que le mâle. Je sais que si je suis ému au mouvement d'une gorge qui se
gonfle sous les dentelles, c'est parce que le Dieu qui nous leurre
m'impose le souci de perpétuer ce mouvement d'amour et l'organisme qui
en est le moteur. Je sais que ces hanches sont pures parce que je suis
lascif; je sais que ce ventre me trouble parce que je surgis,

    Lys...

je sais que les bras qui me serrent et les aisselles que je respire sont
les chaînes qu'a forgées Vulcain et le parfum que secrète la fleur née
de la pierre de Pyrrha. Les Dieux me tiennent en laisse. J'obéis aux
mouvements de la chaîne. Je suis l'esclave du désir. J'attends...

Paul Pelasge



ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE


Les Frênes, 23 septembre.

... Tout est fini, chère Adélaïde. La petite fiancée est redevenue
l'enfant à personne que j'étais en arrivant aux Frênes, toute pleine de
rires et de joies. Je ne comprends pas bien encore ce qui s'est passé. A
mon âge on ne comprend pas bien. C'est ce que m'a dit mon père. Je ne
comprends pas, mais je souffre. J'ai de la fièvre et des rêves. Dès que
je m'endors, je vois passer devant moi, comme si j'étais en chemin de
fer, toutes mes journées de jeu et d'amour; je reconnais tous mes
gestes, mes robes, mes petites aventures dans la campagne, je suis émue,
je souris, je suis heureuse,--et tout d'un coup la terre se met à
trembler, il y a un grand orage, la nuit tombe, je m'évanouis. Quand je
reviens à moi, c'est-à-dire quand je me réveille, j'ai la sensation
d'une solitude noire et triste. J'ai peur, je tremble et j'attends le
jour en pleurant. Je voudrais bien être morte, chère Adélaïde. Il est
parti. Je n'ai pas voulu l'écouter, ni même le regarder. Je n'ai parlé
qu'à mon père, qui a plus de colère que de chagrin; cela augmente mon
trouble. Mademoiselle a voulu me persuader que je n'avais rien vu, que
je suis une rêveuse. J'avais envie de la battre. Ma soeur a eu du
chagrin, mais non pas à cause de mon chagrin. Elle pense que cette
histoire la prive des huit jours que nous devions encore rester ici;
mais que j'aie le coeur brisé, cela ne l'inquiète pas. Je suis seule.
Enfin, nous rentrons à Versailles demain; je te raconterai tout. Nous
pleurerons ensemble, dis?

Ton amie inconsolable,

Annette Bourdon



PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE


Havoque, 23 septembre.

... Figure-toi, mon cher ami, que des femmes, des Parisiennes, sont
venues me persécuter jusque dans ma masure de Havoque, proche du Haut
d'Y, sur le havre de Saint-Germain, qui est à la fois un marais et un
désert. Elles étaient allées se promener, cueillir sans doute les
tristes fleurs de la criste marine, et ces fleurettes roses qui
ressemblent à de grosses pâquerettes décolorées et rongées par l'eau et
par le sable. Cependant la mer montait; l'Ay, à son goulet, se gonflait
et bruissait déjà entre les dunes où il s'est creusé un lit. Le marais
blanchissait vers le nord, où le flot pénètre plus vite. Je crus prudent
de déguerpir. En me retournant, je vis ces innocentes Parisiennes
assises sur un petit monticule que l'eau commençait à entourer; elles
regardaient. Je criai, mais le vent me coupait la parole, et peut-être
l'émotion, car je connais assez la mer pour savoir combien elle est
sérieuse et inexorable. Il me fallut donc courir dans la tangue gluante
et faire un détour assez dangereux. Quand j'arrivai, la ceinture blanche
se bouclait autour du monticule. Les deux femmes, soudain inquiètes,
s'étaient levées; je surgis, je les pris par le bras; j'étais le
gendarme des grèves, je ne lâchai mes prisonnières que tombées sur le
sable sec où leurs robes trempées firent des ruisseaux. Elles n'avaient
sans doute pas songé à me regarder durant notre course à travers l'herbe
grasse et l'eau sale. Assises en lieu sûr, effarées, haletantes, serrées
l'une contre l'autre, elles levèrent en même temps les yeux sur moi.
J'allumai ma pipe, mais je vis leur surprise que je ne fusse pas un
paysan; je vis aussi que l'une était toute jeune, l'autre presque
vieille et qu'elles ne se ressemblaient pas. La vieille tremblait de
froid et de peur; la jeune se leva et toute empêtrée dans sa robe
chargée de sable et de limon, les cheveux défaits, sans chapeau, elle
fit deux pas vers moi et me tendit la main. Je lui montrai un petit dôme
vert qui semblait nager sur les eaux grises: «Voilà où vous étiez. Il
n'y avait aucun danger. Ce point ne couvrira pas aujourd'hui, parce
qu'il n'a pas couvert hier et que la marée est en décroissance. Je ne
vous ai donc pas sauvé la vie. N'exagérons rien. Je vous ai empêchées de
vous enrhumer, voilà tout, car à minuit le chemin sera libre. Seulement
il n'y a pas de lune, le vent est quelquefois méchant et on peut perdre
la tête. Maintenant la seule maison voisine est la mienne. On la voit
presque d'ici. Vous y trouverez la Guicharde qui vous fera du feu.
Adieu. Je vais à Lessay.»

La Vieille: Oh! vous n'allez pas nous abandonner comme ça, sur cette
plage déserte...

Moi: Comme dans Robinson.

La Vieille: Qu'est-ce que nous allons devenir?

La Jeune: Vous n'allez pas aller à Lessay, mouillé comme vous êtes. Vous
êtes encore plus mouillé que nous.

Moi: Naturellement, parce que je vous ai soulevées en passant le gué.
J'en ai eu jusqu'au poitrail et vous à peine au-dessus des genoux. Un
rustre comme moi, ça a de la force.

La Vieille: Et du coeur.

La vieille veut me flatter, mais je m'ennuie énormément. Je prévois une
famille, avec des messieurs dans les affaires, des remerciements, des
invitations, des portraits, des récits du sauvetage, un pèlerinage
inconvenant à la masure «du grand peintre qui se cache à Havoque pour
mettre la dernière main à un tableau qui sera remarqué au prochain
Salon: l'entrée d'une flottille de pirates normands dans la baie de
Saint-Germain-sur-Ay». Je prévois des choses aussi bêtes que ça, sans
compter que la jeune fille va peut-être se mettre à «aimer son sauveur».
Tu as vraiment raison: tout ce qui se passe dans la vie, c'est de la
mauvaise littérature. Est-ce que je vais être obligé de rentrer à Paris
pour être tranquille? Cependant il faut prendre une décision. La vieille
grelotte. Je lui donne la main pour se lever; elle gémit, se redresse
enfin et nous partons. Le chemin est court, mais dur; il n'est pas
agréable de marcher dans le sable avec des chaussures mouillées.

Nous arrivons. La Guicharde «épluque» toujours mon jardin. Je lui
commande de faire du feu; mais il n'y a pas beaucoup de bois. On brûle
les chardons de mer dans la grande cheminée qui fume. Cela sent un peu
la fumigation pharmaceutique; mais pourvu que cela n'abîme pas ma
peinture? Cependant je n'ai qu'une seule pièce. Je prends le moufle de
la Guicharde et je vais «épluquer» les chardons, pendant que les
naufragées, en attendant que leurs vêtements aient séché, respireront
les saines vapeurs de l'iode. Je fais ma toilette sous un hangar, puis
je cueille un chardon et je l'admire; il semble découpé dans une masse
d'acier bleu; il sonne comme du métal; il pique comme la pomme épineuse
d'un fouet d'armes. Le chardon me rend un peu de bonne humeur et je
songe sans amertume aux corps féminins qui se dévêtent, sous les yeux
innocents de la Guicharde, devant mon feu de joie. Cependant la porte
s'ouvre et la vieille paraît sur le seuil. Elle est pleine de
reconnaissance, maintenant qu'elle a chaud et sec. Elle a déjà «admiré»
ma peinture; c'était inévitable. La Guicharde lui a dit mon nom: «Un
monsieur Basin qui tire le portrait». Elle me permet d'entrer chez moi,
«quoique Adélaïde ne soit pas présentable, car elle était bien plus
mouillée qu'on ne croyait». Drapée maladroitement dans un rideau de
mousseline à fleurs jaunes, Adélaïde s'est assise dans un coin sombre et
elle songe pareille à une Polymnie de carnaval. Son linge sèche
toujours. Comme mon étable est vaste, cela n'est pas trop indécent. A
mesure que sa silhouette s'éclaircit dans l'ombre, Adélaïde me surprend
par une attitude noble et des lignes pures. Elle est belle sous le
rideau qui lui donne un air japonais; je vois une épaule et la naissance
riche d'un bras. Les bras grêles m'attristent; les bras puissants
témoignent de la gloire des hanches et de la plénitude des seins. Elle
est assise sur un coffre de paysan que j'ai mis là. Les pieds nus
battent indifférents contre les panneaux où des corbeilles de fleurs
sont sculptées; ils sont fins sans mièvrerie, cambrés, ramassés,
solides. L'eau de mer les a nacrés de sable fin; ils brillent comme des
pieds de marbre, et aussi haut que le rideau le permet, c'est le même
grain de peau fin et poudré d'étincelles. Ah! comme j'ai baisé
follement, non loin d'ici, il y quelques années, des jambes adorées,
salées par la mer! Mais je regarde Adélaïde sans trouble et, tout en
écoutant le bavardage cordial de la vieille, je crayonne des lignes.
Comme on me laisse faire je trempe un petit pinceau dans de l'eau gommée
et j'achève mon croquis en le saupoudrant d'une tangue figue et nacreuse
qui fait ressembler Adélaïde à une statue de sel enveloppée d'un châle.
Cela rend mon souvenir plutôt que mon impression. Je songe aux jambes
que j'ai aimées et aux baisers qui nous emplissaient la bouche de sable
et de salure. Adélaïde ne dit rien, regarde par la porte ouverte
l'étendue jaune et bleue des sables, des joncs, des chardons et des
herbes coupantes. Le soleil couchant depuis quelques minutes fait
étinceler ses jambes poudrées; le rayon monte, atteint son buste où il
semble sculpter dans de l'or deux seins orgueilleux; il arrondit encore
ses épaules graves, donne à la figure la teinte orangée des vieux
portraits, aux yeux bruns un ton de flamme et aux cheveux châtains une
transparence fauve. Elle se laisse admirer. Peut-être me prend-elle pour
un appareil photographique? Attitude bien faite pour me séduire, car
j'aime les femmes que l'on peut regarder, qui sont muettes et respirent
harmonieusement. Si elle pouvait me détester et me laisser faire son
portrait--dans un rideau sans fleurs--je ne regretterais pas d'avoir
vécu une page de mauvaise littérature. On trouve si difficilement des
modèles obéissants et silencieux! Si elle pouvait me mépriser assez pour
ne pas m'adresser la parole et me donner deux ou trois matinées par
hypocrisie de reconnaissance! Je songe ainsi quand une voix douce, mais
rendue presque méchante, nous dit brusquement, au milieu d'une auréole:
«Laissez-moi maintenant. Je vais m'habiller.» Tout a une importance dans
les épisodes de la vie sauvage: je me souviens que j'ai du thé. Suis-je
à Juan Fernandez ou à Havoque? J'ai du thé. Je mets moi-même une
bouillotte au feu et j'offre à la mère d'Adélaïde de faire un tour de
jardin. Nous nous promenons dans le sable; je fais apprécier l'état de
mes travaux de défrichement; je dévoile à la dame les vastes projets de
mon imagination. En un quart d'heure Havoque est une ville qui rampe
jusqu'à l'Y où un phare à éclipses orne la jetée en estacade. Mais pour
le moment je suis voué au silence et à la retraite. Elle ne sait plus si
monsieur Basin est un peintre de portraits ou un entrepreneur de villes
d'eaux. Elle s'appelle Madame veuve Fairlie. Son mari était «dans les
affaires», nécessairement, associé de la maison O'Clova, de Perth. Elle
me conte sa vie, de ce ton dolent que prennent pour ces narrations les
femmes qui n'ont pas été très heureuses, et elle insiste sur deux
points: elle n'est pas du tout anglaise; elle est née à Lessay, dernier
rejeton des Lefèvre d'Ectot. Son père qui était médecin étant allé se
fixer à Paris, elle rencontra Fairlie qui l'épousa pour sa beauté de
Normande aux yeux clairs: «Ma fille me ressemble si peu et a si peu mes
idées!» Madame Fairlie me parle de sa fortune qui est encore «assez
belle»; mais tandis qu'Adélaïde possède en propre une part d'intérêts
considérable dans la maison O'Clova, la vieille dame normande a acheté
des terres qui ne lui rapportent pas des revenus tous les ans: «Mais la
terre, c'est encore ce qu'il y a de plus solide.» Elle passe trois ou
quatre mois par an au manoir de Cavilly. C'est de là qu'elles sont
venues à Lessay cueillir de la criste-marine,--manie héréditaire, sans
doute, qui doit sembler ridicule à Adélaïde.

Moi: Et vous voudriez retourner à Millières, ce soir? c'est impossible
par le chemin de fer. La Guicharde va aller à Lessay vous louer une
voiture, qui sera ici dans une heure et vous conduira directement à
Cavilly par Créances et Le Buisson. Vous voyez que je connais le pays.

Madame Fairlie: Oh! merci!

Adélaïde, qui est survenue: Mais non, les chemins sont trop mauvais par
Le Buisson. Nous retournons à pied jusqu'à Lessay et de là nous nous
ferons conduire. Nous avons déjà tant abusé de «Monsieur Basin»!

Madame Fairlie: C'est que je suis bien fatiguée.

Moi: Cela ne vous empêchera pas de reprendre la route de Lessay, quoique
le chemin du Buisson soit très bon et plus court.

Adélaïde: Ce n'est pas mon avis. Je vais moi-même à Lessay. Venez au
moins au-devant de la voiture. Cela n'est pas très amusant, ces
promenades dans le désert. Adieu, Monsieur. Ma mère vous remerciera. Je
me sauve!

Madame Fairlie, obéissante: Je voudrais vous remercier, mais comment?

Je la laisse dire. J'attends le pourboire.

Madame Fairlie: Consentiriez-vous à faire le portrait de ma fille? Voilà
longtemps que je cherche un peintre de talent...

Moi, à part: Et pas trop cher...

Madame Fairlie: Vous viendriez passer quelques jours à Cavilly.

Moi: Si je vais à Cavilly, j'en reviendrai le même jour. Un portrait,
cela peut demander une semaine ou un mois; on ne sait jamais.

Madame Fairlie: C'est que, si vous venez sans prévenir, vous trouverez
rarement ma fille. Elle a une bicyclette et elle s'en sert. Vous ne
l'avez jamais rencontrée? Cela est surprenant. Nous avions pensé à avoir
une voiturette pour sortir ensemble, mais elle prétend que les chemins
sont trop mauvais...

Moi, comprenant enfin: Les chemins sont bons pour les voitures du pays,
voilà tout.

Madame Fairlie: C'est dommage. Les chevaux ne sont pas souvent libres.
J'aimerais pourtant à sortir quelquefois et aussi à surveiller ma fille.

Moi: Elle est distraite?

Madame Fairlie, sans comprendre: Distraite, ou imprudente.

Ainsi tantôt...

Moi: Mais vous étiez là!

Madame Fairlie: Je m'en rapporte à elle, toujours. C'est elle qui
commande. Je l'aime tant! Si elle avait été seule, d'ailleurs, elle
n'aurait pas perdu la tête. Elle nage très bien et rien ne lui fait
peur...

Moi: Alors c'est plutôt vous qui auriez besoin d'être surveillée?

Madame Fairlie, riant: Peut-être bien. Je pense à des choses tristes, à
autrefois, à ma solitude, à tout ce que ma vie a eu d'incomplet, de
borné, de gris. Adélaïde est bien plus heureuse que moi. Je la laisse
libre, trop libre... Elle est très capable de revenir vous voir toute
seule, si vous lui avez plu. Que pourriez-vous penser de cela?

Moi: Oh! je n'ai pas beaucoup de préjugés, ni beaucoup de politesse.
Peut-être bien que je ne lui ouvrirais pas. La peinture avant tout,
n'est-ce pas?

Madame Fairlie: Vous raisonnez très bien... Ah! la voilà!... Venez à
Cavilly, je vous attendrai tous les jours.

Madame Fairlie monte dans le grand cabriolet que conduit un enfant.
Adélaïde me fait un très léger signe de tête, la voiture vire lof pour
lof et s'éloigne...

Bazan



ADÉLAÏDE FAIRLIE A ANNETTE BOURDON


Cavilly, 25 septembre.

Chère amie, quand tu m'as annoncé ton mariage, je t'ai envoyé quelques
petits compliments enveloppés comme des bonbons douteux dans l'ironie
d'un papier en dentelle. Tu n'as pas compris et tu as cru que mon petit
coeur rêvait aux joies discrètes de l'état de fiancée. La vérité est que
j'étais triste et humiliée de voir la plus jolie et la plus tendre de
mes amies se jeter ainsi les yeux fermés dans les bras égoïstes d'un
homme particulièrement détestable. Ma joie a été très grande d'apprendre
qu'il s'est rendu lui-même impossible et que tu ne peux plus songer à
lui sans rougir de ton songe enfantin. Tu souffres passionnément, mais
tu méprises. Tu ne souffriras pas longtemps et tu auras appris qu'il ne
faut donner aux hommes que ce qu'ils nous donnent, le caprice d'un désir
sans amour. Les plus candides détestent la femme qui n'a plus rien de
nouveau à leur offrir. Tu avais donné ton coeur; tu allais donner ta
beauté et ta virginité! Imprudente qui ne gardais rien à jeter aux
monstres le long de la vie! Chère enfant, il faut au moins garder son
coeur, si on n'a pas la force de garder tout. Le coeur d'une femme, cela
contient son âme et son intelligence. Nous comprenons en aimant, nous
autres. Donner l'intégralité de son amour, c'est se résigner à la
pauvreté intellectuelle; c'est se dégrader. Si encore l'homme en valait
la peine! Mais quel homme mérite un tel sacrifice, ou quel homme est
assez noble pour rendre une fille fière de son état insensible à la
souffrance d'une telle diminution? Y a-t-il une sécurité qui vaille la
liberté? Vivons libres, chère Annette. Tu m'avais promis de ne jamais
disposer de toi sans me consulter. Renouvelle-moi cette promesse et,
cette fois, jure-moi de la tenir, au nom même de ta douleur présente.
Nous resterons ici très longtemps encore, aussi longtemps qu'il ne fera
pas froid. Je ne sais donc quand je pourrai te voir et te réconforter.
Mais pourquoi ne viendrais-tu pas à Cavilly? On ne peut rien te refuser,
en ce moment, viens! Ta Mademoiselle pourrait te conduire à moitié
chemin et nous irions à ta rencontre. Tu sais que je ne veux pas l'avoir
chez moi: elle n'a pas des yeux comme nous; ils contiennent je ne sais
quoi que j'ignore et que j'ai peur de lire. Viens, chère Annette. Ici,
tu seras libre comme moi, d'une liberté sans but, sans obstacles et sans
accidents. Le pays est un désert d'hommes. Il n'y a que des cultivateurs
et des pêcheurs; sur les plages, quelques familles ridicules. Cependant,
j'ai rencontré sur les chemins un monsieur qui n'est pas sot et hier
nous avons, ma mère et moi, fait la connaissance d'une sorte de peintre
excentrique qui pourra nous distraire. Il n'est pas très intelligent.
C'est un peintre. Mais sa peinture est amusante. Il vit dans une
pauvreté bizarre, qui semble volontaire. Ce qui me semble étrange, c'est
qu'il a reçu hier une lettre timbrée de La Fresnaye comme les tiennes.
Je l'ai vue sur sa table. Mais il y a tant de La Fresnaye!

Je t'attends, chère Annette...

Adélaïde Fairlie de Cavilly



XAVIER DE MAUPERTUIS A LA COMTESSE DE TRÉVIRE


La Devise, 25 septembre.

Madame, puisque vous êtes revenue de votre Allemagne et puisque ma vie
vous intéresse un peu, cette année, je vous conterai une petite
aventure, inachevée et sans fin possible, qui ne vous en fera pas moins
rougir de jalousie. Car vous rougissez quand vous êtes jalouse, et vous
êtes jalouse quoique vous ne mettiez jamais en jeu que votre amitié
contre des désirs que votre beauté rend passionnés. Donc, vous le
pardonnerez puisque j'étais loin de vous et hors de l'influence de vos
yeux, j'ai rencontré ici, dans les sables de La Devise, une jeune fille
farouche et errante comme une mouette, qui m'a inspiré un sentiment
d'une banalité extravagante. Je sais son nom et sa situation dans le
monde, mais cela m'occupe peu; je l'appelle le Chardon bleu. J'aurais pu
la rencontrer chez vous ou chez votre belle-soeur; je l'ai rencontré sur
la plage déserte de La Devise, cela vaut mieux. Elle se faisait
expliquer l'heure des marées par un pêcheur de varech que je connais, le
vieux Guichard: comme elle ne comprenait pas, car le patois de Créances
est une langue fort difficile, je fus interprète. La moindre supériorité
d'un homme lui donne prise sur la femme à qui il a rendu service: les
femmes n'ont pas de vanité contre les hommes. Depuis ce jour, qui date
de plus d'un mois, je la rencontre ici ou là, presque tous les jours. Il
est vrai que ma promenade est quotidiennement la même. Je suis la marche
de la mer, comme un crabe; je descends et je remonte avec elle.

Vous savez avec quelle joie j'ai quitté Paris cette année, quand j'eus
trouvé le courage d'accepter votre conseil. Cependant le voyage que
j'entreprenais ne devait guère contribuer à me rasséréner. Je ne puis
vivre chaste que dans une solitude qui m'est connue, dans la familiarité
d'une tanière habituelle; et quand je ne suis pas chaste, je me méprise
et je m'ennuie après. Ce n'est qu'en arrivant à La Devise que j'ai pu
oublier les plaisirs que je fuyais. Mais, soyez jalouse, amie très sage,
c'est au Chardon bleu que je dois la guérison suprême. Je crois que le
but de la Mademoiselle était de me faire épouser une des petites Bourdon
et d'instituer ainsi à son profit, car elle régente la maison, un ménage
à trois ou à quatre dont elle eût été, c'est le cas de le dire, la
cheville ouvrière. Un rêveur pourrait se laisser prendre à cela tout
comme un débauché. Je rêvais trop; vous m'avez secoué le bras, avec
beaucoup d'à propos. Je ne sais pourquoi elle n'a pas plutôt cherché à
conquérir Pelasge; il aime les femmes dont le dévouement sexuel est
absolu: si elle songe à lui, il s'en tirera difficilement.

Mais je veux vous conter une de mes journées; ce sera les conter toutes,
car je vis dans une monotonie délicieuse. Sorti de la maison d'argile,
de la chaumière normande aux murs de terre, au toit de paille, je marche
vers la grève. Retirée du marais, la mer a laissé çà et là de larges
taches d'argent; je les franchis à gué, bravement, comme jadis, sans
plus d'émoi que les pêcheurs. Le souci du costume, de la tenue m'a tout
à fait abandonné; je suis vêtu du même gros molleton blanc que les
hommes de la côte; c'est la seule étoffe qu'on puisse laisser sécher sur
soi sans danger. Je m'en vais donc pieds nus, redevenu assez pareil aux
gens du pays, les mains jaunes, la nuque rouge, le front roussi. C'est
vraiment très agréable. De temps en temps, baissé vers un coquillage, un
silex sculpté par les vagues, je me réjouis d'être là, puis je
m'abandonne à une inconscience douce. Je suis parfaitement heureux.
D'abord je respire très bien dans cet air frais, humide et salé;
ensuite, comme si la pensée n'était que le triste produit de
l'empoisonnement du cerveau par le sang mal rafraîchi, depuis que je
respire, je ne pense plus. Je pense au vent qui mène le temps et à la
pluie qui contrarie les apparitions de Chardon bleu. Il y a des matinées
où ma vie est suspendue à ce fil: va-t-il pleuvoir? Des millions d'êtres
humains occupent honorablement leur existence à interroger ainsi la
destinée: va-t-il pleuvoir? Moi aussi j'interroge avec anxiété la marche
légère des nuages fleuris qui, comme des héliotropes célestes, semblent
parfois suivre la marche du soleil. Quand les petites mousses légères,
soudain devenues des ailes, fuient vers l'occident, je me mets en route,
avec la permission de la mer, et ayant franchi le golfe de sable,
d'herbes grasses et d'eau mourante, je gravis, poussé par le vent, les
hautes dunes de sable dont le gazon rude et rare est fait de joncs
coupants et dont les fleurs sont des chardons en acier bleui par le feu
du soleil.

Alors je songe. Pourquoi ne passerais-je pas ici, au bruit de cette mer
que j'aime et qui me berce, les douteuses années qui me restent à vivre?
Je suis arrivé au moment où l'on est qualifié par les femmes
bienveillantes d'homme «encore jeune» ou «dans la force de l'âge»; cela
donne des idées nouvelles et raisonnables; cela colore la vie et le ciel
de teintes apaisées; cela fait qu'on regarde les jeunes filles avec une
inquiétude affable et qu'on n'a plus du tout envie de sourire quand on
voit dans les gares des provinciales gauches roses et jolies. Mais je ne
songe plus longtemps. J'ai perdu la foi; je suis le fidèle tiède et
triste dont les prières n'ont jamais été exaucées. Je sais que l'imprévu
seul se réalise. Je suis prêt à tout: à rester, à partir, à aimer, à
mourir ou à siffler dans le vent les derniers couplets de ma vaine
chanson.

Chardon bleu a les sourcils noirs et les cheveux cendrés; elle est assez
grande, mince, très musclée, souple et nerveuse; elle a l'air insolent
et froid. Il est probable qu'elle cherche un maître, car si elle
cherchait un esclave, elle l'eût trouvé trop facilement. Je lui ai dit
cela, mais elle m'a répliqué: «Je cherche un égal.» C'est un mot, mais
qui est peut-être plus juste que mon appréciation et qui peint assez
bien son caractère extérieur. Nous causons ainsi en nous promenant le
long des flots verts et blancs, ou bien en suivant les gens qui vont à
la pêche sur les rochers noirs qui semblent, comme de vieux navires
engloutis, remonter parfois à la surface de la mer. Hier, notre
causerie, que j'avais voulue plus vive, fut assez curieuse. Je vais vous
conter l'anecdote tout entière; c'est un document sur l'état d'esprit
des filles d'aujourd'hui, si différentes de ce que vous fûtes, il y a
quinze ans, quand vous m'aimiez un peu.

Donc, comme j'arrivais au pied des dunes, j'aperçus Fairlie (c'est un
autre nom plus vrai), qui venait de surgir et qui me regardait. Je
voulus grimper tout droit la pente raide et fragile; mais le sable
fuyait comme de l'eau sous mes pieds. Arrivé au sommet de la pente, au
moment où j'avançais la main, le rebord de sable où je me tenais debout
s'écroula doucement et, tel qu'emporté par une trappe, je redescendis
avec une certaine majesté ridicule jusqu'au bas de la dune. Fairlie
souriait, l'air méchant, avouant la joie de la femme devant
l'humiliation de l'homme. Mais je remontais déjà. Alors elle se coucha
sur le sable, près du bord, la tête en avant, gargouille moqueuse; ses
coudes en angle aigu la faisaient ressembler à l'une des bêtes de
Notre-Dame: sa poitrine bombée se tendait comme en pierre. Elle
raillait, mais avec la voix assez amicale, maintenant, satisfaite de sa
supériorité.

--«Courage! Encore un pas. Non, ne touchez pas à l'herbe, vous allez
vous couper. Donnez-moi la main...»

Vous voyez le ton de familiarité innocente et un peu sèche.

Nous allâmes nous asseoir, les pieds tombants, côte à côte, en face de
la vaste mer pâlissante, et nous parlâmes, mais le vent emportait nos
phrases:

--«Vous avez dit? Je n'ai pas entendu. Il fait beaucoup de vent.»

Et je répétai:

--«Il fait beaucoup de vent!»

Elle se mit à rire et son rire dominait le vent; son rire semblait
apporté par le vent du fond de la nature; son rire était vraiment la
réponse éternelle des choses aux questions qui contredisent l'ordre des
saisons.

Qu'avais-je dit? Je crois que j'avais dit ma pensée secrète, mais en
termes confus et honteux. Il y a des caractères que l'amour rend très
lâches. Ils savent qu'une moquerie les éloignerait à jamais d'une femme
dont ils n'imaginent plus l'absence; ils voudraient qu'on vînt à leur
secours, qu'on dictât leur discours et peut-être que tout fût deviné
sans paroles. Ces caractères ont beaucoup de pudeur sentimentale; c'est
celui des hommes féminins. Le rire de Fairlie, cependant, ne me causa
aucun trouble. Elle voulut descendre.

--«Nous marcherons le long des dunes. Là, je vous entendrai; le vent
vient de terre.»

Cette remarque précise et juste me plut. Nous nous laissâmes glisser
comme des enfants.

--«Que de fois j'ai joué, toute seule, à grimper aux dunes et à en
descendre de toutes les façons, même les mains en avant! J'avais du
sable dans les cheveux pendant huit jours. Ma mère disait que ma tête
ressemblait à ces grosses éponges vertes, alourdies de sable et de
petites coquilles que la marée parfois rejette sur la grève. Oh! il y a
longtemps! J'ai vingt ans aujourd'hui, mais j'aime encore le jeu et
j'aimerai toujours la lutte et la liberté. Que disiez-vous?

--Vous le savez.

--Eh bien, oui, je le sais. J'ai entendu. Vous disiez: «Il y a une femme
que je voudrais aimer ici, sous ce ciel gris, près de cette mer vaste,
parmi ce vent; et je voudrais vivre ici avec elle...» J'ignore si vous
avez ajouté: «... Et y mourir.» Il faisait beaucoup de vent. Aimez-vous
cette femme à cause du paysage où vous l'avez rencontrée? Ou bien
aimez-vous cette terre à cause de la femme qui l'a peuplée pour vous?
Est-ce la terre natale qui s'est dressée devant vous au coin d'une haie
d'épines et vous a mis la main sur l'épaule? Que vous a-t-elle dit? Les
choses sont muettes. Est-ce moi qui ai parlé? Je suis muette aussi. Du
moins je ne réponds que quand il me plaît de répondre.

--C'est vous assurément. Je n'ai pas la superstition de la terre natale.
La vraie terre natale est celle où l'on a eu sa première émotion forte.
Il s'agit donc de vous, d'abord, mais je n'ai pas encore songé à
dissocier votre image d'avec l'image de ce paysage rude et sombre.
Quelle femme, sinon vous, aurait pu me troubler dans ce désert, parmi
une telle aridité humaine?

--Il faut donc toujours en venir là?

--A quoi?

--A s'expliquer.

--Mais, dis-je, ceci n'est pas une explication. C'est une causerie un
peu plus intime, peut-être, voilà tout. Nous parlons de nous-mêmes, au
lieu de parler des vagues et des rochers. Je suis plein de simplicité.

--Et moi aussi, répondit Fairlie. Je ne ressemble pas aux autres
femmes...

Je ne pus m'empêcher d'interrompre avec une grande politesse:

--Aucune femme ne ressemble aux autres femmes...

Elle reprit avec impatience:

--Écoutez donc. Je ne ressemble pas aux autres femmes, quoique je
ressemble à d'autres femmes. Si vous vous attendiez à trouver en moi les
vertus, les défaillances, les pudeurs et les coquetteries ordinaires,
vous serez trompé. Je ne réalise pas l'idéal de vos préjugés et de vos
habitudes intellectuelles. Je suis le contraire de cet idéal, puisque je
suis égoïste! Vous entendez? Le vieux mot Sacrifice n'a pas plus de sens
pour moi que n'en ont, épelées séparément, chacune des huit ou dix
lettres qui le composent. Je suis égoïste comme un homme. Je veux, comme
un homme, comme vous, vivre ma force, mon intelligence et mes
sensations; je veux vivre ma vie.»

Ces idées, vous le savez, me plaisent beaucoup. Je ne fus surpris que de
les entendre de la bouche d'une jeune fille intacte et raisonnable.
Elles sont donc compatibles avec la dignité morale, avec la vertu
pratique; cela m'a réjoui et je l'ai dit. Fairlie, qui croyait sans
doute m'étonner, sembla froissée, moins de mon enthousiasme que de mon
acquiescement. Se juge-t-elle diminuée d'avoir été trop bien comprise ou
trop bien expliquée? Je saurai ce qu'il y a de sincère et ce qu'il y a
de factice dans ce caractère orgueilleux.

Nous marchâmes en silence plus d'une heure, le long de la dentelle
d'écume que les vagues rejetaient avec patience sur les épaules nues de
la grève dorée. Quand elle me quitta, il y avait dans ses yeux cette
inquiétude qu'y met le long silence d'une pensée unique. Elle reviendra
demain; je l'attendrai à l'endroit même où elle m'a serré la main sans
mot dire, avec un sourire sérieux. J'en suis sûr. Elle veut vivre sa
vie, mais elle vit déjà un peu la mienne.

Grondez-moi et dites-moi ce qui va arriver. Moi, je n'en sais rien du
tout...

Maupertuis

_P.-S._--J'ai appris qu'il y aurait près d'ici, caché dans «une manière
d'étable», à Havoque, un «Monsieur Basin», qui «tire des portraits».
Serait-ce notre Bazan disparu? Je vais explorer le pays.

XM.



ANNA DES LOGES A PAUL PELASGE


Versailles, 28 septembre.

... Ne perdez pas la tête et ne désespérez pas. La petite oubliera plus
vite votre étourderie que votre amour. Je crois lui avoir déjà fait
comprendre qu'un baiser sur une main gantée n'est pas un acte de
trahison; que d'ailleurs vous avez été provoqué par l'attitude de la
marquise; que ce baiser enfin ne fut qu'un «baiser de cotillon». En
prenant ainsi votre défense contre A., je la prends contre moi-même, car
je n'ai pas été très flattée, tout d'abord, de votre empressement vers
une femme dont je connais la nature impressionnable et les curiosités
sensuelles. Mais, puisque je ne suis pas jalouse d'A., que vous aimez,
pourquoi le serais-je de C., que vous avez désirée pendant quelques
heures et à qui vous ne pensez peut-être plus? Sans compter votre
mariage, vous me ferez bien des infidélités, mais moi vous ne
m'oublierez jamais, parce que je suis le parfum qui vous pâme et le vin
qui vous enivre. Nous nous retrouverons très prochainement même si
Annette ne vous pardonnait pas, car nous sommes destinés à vivre l'un
près de l'autre et à descendre ensemble, jusqu'à la mort, toujours plus
bas dans l'abîme des joies excessives. Le bonheur est très profond; je
ne veux pas remonter sans avoir été jusqu'au bout, sans lui avoir
arraché sa dernière touffe d'herbe. J'étais heureuse près de toi; je
suis heureuse sans toi, car j'entends déjà tes pas dans l'escalier. Je
suis heureuse, c'est mon état, et c'est pour cela qu'on ne peut se
déprendre de moi quand on a goûté de moi. Je donne le bonheur, parce que
je le possède. Va! Aime les autres femmes! Je veux être comparée pour
être mieux aimée. Je veux être plus qu'aimée, je veux être choisie,
Adieu, mon élu.

A.



ANNETTE BOURDON A ADÉLAÏDE FAIRLIE


Versailles, 28 septembre.

... Pourquoi me dis-tu des choses méchantes? Je ne demande qu'à être
raisonnable et à ne pas souffrir. Je suis née pour sourire et non pour
pleurer.

J'avais eu tant de plaisir pendant ces deux mois! J'avais joué si
ingénument avec les fleurs et avec mon coeur! Les fleurs sont mortes et
mon coeur est malade. Oui, je viens, mais tu m'embrasseras en silence et
si je pleure tu m'essuieras les yeux. Mon père me traite avec dureté et
me parle avec ironie. Je ne vois pas bien pourquoi ce mariage manqué le
contrarie si fort. Il y revient à chaque instant et son imagination, que
je n'aurais pas crue si riche, lui fournit les allusions les plus
cruelles et les plus blessantes. Cependant ma tante reste muette comme à
l'ordinaire, mais il y a je ne sais quelle colère dans ses yeux si beaux
et si résignés. Mademoiselle me console et me cajole d'une voix
menteuse. Ah! chère Adélaïde, j'ai peur de commencer à comprendre un peu
la vie; j'ai peur d'avoir appris tout d'un coup à regarder autour de
moi! Enfin, je suis libre. Mon père m'a permis de partir à peu près dans
les termes qu'il eût choisis pour me chasser. Je ne sais comment je
pourrai vivre là désormais. Chère Adélaïde, je suis toute endolorie. Tu
me toucheras avec précaution, n'est-ce pas?...

Annette



LA COMTESSE DE TRÉVIRE A XAVIER DE MAUPERTUIS


Paris, 28 septembre.

... Vous, une aventure sentimentale! Et de quel genre! Que signifie ce
dialogue féministe! Avez-vous tant raillé pour en venir à adorer une
émancipée? Car vous l'adorez, et elle vous le rend, malheureux! et tous
les deux, tous les jours, vous vous acheminez bien sagement, le coeur
battant, à votre rendez-vous dans les dunes! Quel lieu pour s'adorer que
ces dunes de Pirou, pleines de vent, de soleil et de mouches! Votre
idéalisme m'épouvante. Vos rêves transformeraient en paradis la cale
d'un caboteur ou la cabane d'un douanier! Vous savez que j'eus le
désespoir, il y a trois ou quatre ans, de passer un mois dans ce pays
infernal; oubliez donc de m'en vanter la beauté; je le connais et je
souffre à l'idée que vous y êtes heureux. Sans cela, oui, je serais
jalouse! J'aurais voulu, mon cher railleur, être l'ouvrière de votre
métamorphose et vous entendre, au moins une fois, prononcer sans ironie
des mots tendres. Quelle est donc cette chasseresse des grèves mortes
qui va encore me voler un de mes amis? Au moins, ne vous diminuez pas.
Gardez la liberté de votre tête. Ne donnez rien de votre intelligence.
J'ai besoin de votre amitié et de votre esprit. Je suis très abandonnée.
Ni Pelasge, ni Bazan ne m'ont écrit de tout l'été, je ne sais aucune
nouvelle. On dit que Madame de P.-A. est devenue la maîtresse de mon
mari, j'ai appris cela par les journaux. Voilà comme je suis renseignée.
Informez-vous bien si le Monsieur Basin n'est pas l'être absurde que
nous appelons Bazan? Il me doit des nouvelles de lui-même, un tableau
qu'il m'a promis et un récit de son séjour aux Pins. Comme ma
belle-soeur, qui m'avait demandé un peintre pour faire son portrait, ne
m'a ni remerciée, ni même écrit à ce sujet, j'ai peur qu'il ne se soit
passé là des choses extravagantes. Mon fils est l'héritier du marquis,
mais Claude est capable de tout, même d'avoir un enfant d'un mari
notoirement incapable. Si le séjour de Bazan avait fait ce miracle, je
serais une sotte et Bazan un monstre. Il est vrai qu'elle a déjà eu tant
d'amants! J'en suis à ces calculs bas, mon cher ami, parce que mon mari
me ruine, que j'aime le luxe et les voyages et que j'aurais honte de
restreindre mon train de vie. Ne rougissez pas de moi, puisque je rougis
moi-même, non de jalousie, hélas! je suis bien morte à tout désir. J'ai
trop souffert à vivre pour espérer que des heures d'abandon
m'apporteraient une joie définitive, et j'ai trop de regrets dans le
coeur pour risquer d'en augmenter encore le nombre. Pensez à moi et
écrivez-moi, vous qui savez aimer dans une femme autre chose que sa
nudité et qui pouvez toucher une main chaste sans tenter de la
corrompre. Soyez heureux. J'ai confiance en vous: si vous épousez votre
Fairlie, j'aurai deux amis au lieu d'un...

Trevire



PAUL PELASGE A PIERRE BAZAN


Orglandes, 10 octobre.

... Nous avons beaucoup d'imagination, tous les deux, cher Bazan, mais
tu m'as vaincu. Sans doute, j'ai vu Annette, j'ai vu Joconde; sans doute
je vois C*** avec les yeux de la complaisance, du désir, de l'espoir;
mais je ne me suis pas permis cependant, quand je te confiais ma pensée,
de considérer comme réelles, advenues et inexorables, les aventures qui
n'existaient encore que dans ma volonté. Es-tu bien sûr, cher ami,
d'avoir toujours eu la même prudence? J'ai amplifié, j'ai coloré; es-tu
bien sûr de n'avoir jamais inventé? Tu sais quel hasard m'a mis sur le
chemin de la marquise de L. T. Comme tu avais rompu avec elle, j'ai
accepté sans remords les flèches qui me perçaient et me réjouissaient;
ce fut comme dans les estampes symboliques du jésuitique dix-septième
siècle; mais les dards de lumière que je renvoyais vers l'audacieuse
nymphe glissaient sur sa poitrine et tombaient à ses pieds. Je l'ai
revue à Paris, je l'ai revue aux Pins où un subterfuge convenu m'a
permis de passer trois jours, et je me sens comme à la première heure
devant un coeur ironique et hautain qui rit des attaques, quoique prêt,
sans doute, à céder sans révolte et sans étonnement, si quelque trait
frappe à l'endroit sensible, si des gouttes de sang affirment la
blessure et marquent de pourpre le sein orgueilleux et sa gaîne. Je suis
en pleine bataille, je m'agite dans mon armure, songeant au moment où je
pourrai la déposer et lutter corps à corps, nu à nu, avec cette femme
admirable dont la beauté est un paysage d'été par un jour de vent et de
soleil. Je l'adore, sachant bien qu'elle n'a jamais aimé et peut-être
jamais cédé, de tout mon rêve et de toute ma force de mâle: sa vue et
maintenant son image effacent tout le passé et jusqu'à la trace des
lèvres qui hier encore me marbraient l'épaule. Qui a osé me mordre
jusqu'au coeur, puisque voici la première fois que je donne mon
consentement à une telle morsure? Oh! les absurdes femmes qui crurent en
moi, qui aimèrent ma chair ou mes yeux ou mes paroles ou mes cris! Elles
ont taillé la vigne, voilà tout. Une autre en cueillera les grappes, une
autre pressera, pour en tirer le vin éternel, les grains mûrs de la
volupté.

Pourtant je me demande encore si je ne serais pas capable d'un retour?
Annette ne m'a rien donné qu'un peu de parfum; Joconde est profonde
comme le désir. On ne sait jamais à quel degré de la mine on est
descendu et s'il n'y a pas encore des abîmes sous le palier où on se
repose. Je n'oublie pas autant que je le voudrais. Chaque femme qui m'a
touché a laissé une marque sur ma poitrine; peut-être la pointe de leurs
seins est-elle un fer rouge dont le contact s'écrit en brûlure? Enfin je
n'ai jamais vidé jusqu'à la dernière goutte aucun flacon d'alcool, et je
crois que ces flacons sont des mamelles et qu'on tire toujours quelque
ivresse lorsqu'on sait les manier et les prier. La dernière est la
favorite; mais toutes ont leur lit dans mon harem et je n'en répudiai
jamais aucune qui eût encore figure de femme et d'amante. N'importe,
Claude est l'empire que je veux régir. Ce n'est que quand je l'aurai
vaincue que je pourrai savoir si elle est l'unique ou si elle n'est
qu'un nom de plus à écrire sur un des divans du dortoir. Aujourd'hui
elle est tout mon désir... Comme tes lettres, que j'ai relues, me
causaient un certain énervement, je les ai brûlées...

P. P.



PIERRE BAZAN A LA COMTESSE DE TRÉVIRE


Havoque, 12 octobre.

... Je me croyais caché, mais il en est de moi comme des ermites dont
j'ai lu l'histoire. A peine retirés au désert, ils voyaient venir vers
eux des gens curieux de voir un solitaire, sans songer qu'on ne voit pas
un solitaire, puisque, dès qu'on approche de lui, il cesse d'être seul.
Les ermitages sont généralement devenus des monastères, des cités;
l'étable de Havoque est déjà un lieu de pèlerinage; Maupertuis veut y
faire construire une cabane, parce que la vue du marais, quand la mer
s'y rue sous la poussée du vent, est un spectacle assez propre à la
contemplation, et Madame Fairlie rêve d'ériger là une maisonnette: mon
verger de sable et de chardons n'est séparé que par une dune de la grève
du bas de l'Y, qui est un petit golfe tiède. Je ne suis plus ermite,
mais je ne le fus jamais au point de vous oublier et je vous aurais
écrit si j'avais deviné votre retour. Depuis mon séjour aux Pins, j'ai
passé quelques semaines à Paris, puis je suis venu ici par la Bretagne,
fuyant les souvenirs, les hommes, et surtout les femmes. Fuite vaine
puisque, outre Mademoiselle Fairlie, voici que j'ai reçu hier, parmi les
fresques de mon étable, une toute petite mignonne créature qui s'est
mise à pleurer en reconnaissant sur une lettre jetée là l'écriture de
Pelasge. Et je deviens le solitaire qui rend des oracles, pendant que
Mademoiselle Fairlie se promène au vent avec Maupertuis. Le singulier
être fragile et doux! C'est la petite Annette Bourdon; je crois l'avoir
aperçue chez vous avec sa soeur et une institutrice, l'hiver dernier. Je
ne l'avais pas regardée; je ne regarde que les courbes. Mais il y a
peut-être des femmes qui ne sont pas des courbes et qui sont tout de
même des femmes. Celle-là est une chose charmante, à la fois rieuse et
triste, spirituelle et attentive. Je lui ai montré toutes mes peintures
et elle avait l'air de comprendre; elle a même eu des mots jolis et
d'autres qui n'étaient pas bêtes. C'est un enfant qu'on ne serait pas
très surpris de voir jouer au cerceau et une femme qui, sans faire
sourire, trace des lignes dans l'air avec son doigt menu. Pourquoi
voulut-elle se marier, chrysalide encore? Pourtant je comprends qu'on
ait voulu l'épouser. C'est un diamant qui grossira à la taille de toute
la lumière qu'il répandra autour de lui. Je ne sais si je dis bien ma
pensée et mon impression. Enfin j'ai commencé son portrait et je
voudrais bien donner cette idée de diamant qui va briller, mais de
diamant dont la gorge serait à demi transparente. Vous savez que
j'entreprends toujours des peintures absurdes et que je mets dans mes
portraits tout ce que j'ai cru lire dans les yeux du modèle. Celui de la
marquise de La Tour lui a beaucoup plu; elle m'a même permis de prendre
d'après elle quelques croquis et quelques études qui ont déjà orné--car
elle est vraiment très belle--deux ou trois petits tableaux.

Je suis à vos ordres, Madame, et je vous prie de croire à mon amitié
respectueuse et dévouée.

Bazan



PIERRE BAZAN A PAUL PELASGE


Havoque, 14 octobre.

Mon cher Pelasge, tu as bien fait de brûler mes lettres, puisque tu ne
les croyais pas exactes. Je ne sais plus. Ai-je mêlé des imaginations
d'amant à des réalités de peintre? C'est possible. En tout cas, la
question ne m'intéresse plus du tout; et moi je ne me souviens jamais du
passé. Fais de même. Laisse reposer la source que tu as troublée; oublie
le goût de l'eau fraîche, trop fraîche, où tu plongeas la main un jour
de chaleur. Voilà l'automne. Bois du champagne. Laisse aux coeurs
simples la douceur de leur chagrin innocent. Le goût des larmes ne te
convient pas. Il faut pouvoir pleurer soi-même pour être ému par une
femme qui pleure.

Oui, je suis sibyllin; mais pour que tu comprennes très bien mon oracle,
je te dirai que je ne crois pas plus à l'histoire de tes jeux amoureux
avec A. que tu ne veux croire à ma métamorphose en cygne. Je t'offre
ceci contre cela. Adieu.

P B



XAVIER DE MAUPERTUIS A LA COMTESSE DE TRÉVIRE


La Devise, 15 octobre.

... Il plane sur notre désert une atmosphère de douceur et d'amour.
Raillez, tendre coeur, vous raillez des convertis qui n'ont de regards
que pour la croix et d'oreilles que pour les murmures d'en haut.
Moquez-vous! Je me moque de moi-même, mais je suis content, moi-même,
sans trop de honte. Je sais fort bien que je suis dupe, mais je le suis
dans le sens de la vie humaine; le souffle qui me pousse me pousse vers
la maison que je désire. La vraie méthode pour dominer la vie est de lui
obéir. Il faut bien que j'obéisse, puisque je veux être le maître.
Présentons nos voiles au vent; orientons nos illusions sur le but commun
à tous les désirs. L'arrivée me trompera; sans doute, mais non le
voyage. Croyez-vous qu'on irait voir les Pyramides, si elles étaient
dans la plaine Saint-Denis? L'amour est un voyage qui n'est jamais assez
long; et plus il est douteux, plus il est doux. Je ne suis pas devenu
sentimental; ma sensibilité s'est exaspérée jusqu'à ne plus goûter que
les nuances et les finesses de la vie, voilà la vérité. L'épilepsie
n'est plus le but de mes promenades et je préfère un verre d'eau fraîche
à un verre d'eau-de-vie. Enfin, ce pays de désolation est pour nous une
oasis. La moindre fleur nous semble un jardin; tout roseau nous est un
palmier. Bazan vous a écrit; mais il ne sait pas très bien écrire dès
qu'il ne raconte plus ses impressions d'artiste. Il vit depuis quinze
jours dans un état voisin de la contemplation. Il regarde la petite
Annette, quand il ne la voit pas; et quand il la voit, il l'absorbe en
lui-même, il la boit d'un regard comme le géant d'une haleine buvait un
ruisseau et tous ses sourires. Elle est charmante d'une beauté indécise
et fragile, charmante d'une innocence passionnée. Il y a en elle un tel
appétit de félicité qu'elle en est angélique; une telle impatience de
fleurir qu'elle imprègne de bonheur l'air tout autour de son corps pur.
Ses yeux sont clairs, ses cheveux sont clairs, son teint est clair;
c'est une lumière. Fairlie, un peu sombre, est toute illuminée par son
voisinage. Nous nous retrouvons presque tous les jours, l'après-midi,
dans l'atelier de Bazan; les autres jours, nous allons à Cavilly, chez
Madame Fairlie, où il y a les seuls beaux arbres du pays. Cet atelier de
Bazan est une étable comme en avaient les troupeaux de Sardanapale; le
sol est de la terre battue et les murs sont des songes épanouis. Assis
sur des coffres, sur une bancelle, nous parlons des couleurs, de la mer,
du ciel et du sable; les poses des jeunes filles, leurs sourires et
leurs paroles sont les thèmes de nos oraisons; nous écoutons le bruit
lointain du flot en fureur et le sifflement du vent qui traverse la
toiture avec la rapidité d'une pensée. Fairlie voit le bonheur dans la
liberté; Annette serait heureuse, aimée, même en esclavage. Elles ne se
comprennent pas, mais elles s'adorent; Fairlie a soin d'Annette comme
d'une plante précieuse et Annette lève sur son amie de grands yeux doux.
Bazan trace des lignes; il symbolise par des courbes les regards et les
sourires; il retrouve le chemin de la spontanéité, perdu depuis trois
siècles, depuis que Léonard, en créant l'analyse, créa le métier. La
chasteté de nos rapports est délicieuse; elle est si complète qu'il me
semble que je la trouble en y arrêtant ma pensée.

Est-ce que je vis une heure isolée de mon existence, ou cette heure
est-elle suivie d'autres heures se tenant par la main? Est-ce une
journée qui commence? Les minutes présentes sont agréables, voilà tout
ce que je sais; et je sais aussi qu'elles vont finir, mais l'avenir, qui
n'est pas clair dans ma pensée, est également obscur dans mon désir. Les
sentiments de Fairlie détermineront les miens. Si elle m'aime, je lui
appartiens; sinon, je rentrerai dans ma tour et j'accrocherai au mur,
parmi les témoins du passé, le chardon bleu où hier elle se piqua les
doigts...

Maupertuis



ADÉLAÏDE FAIRLIE A XAVIER DE MAUPERTUIS


Paris, 25 octobre.

Venez. Ne restez pas plus longtemps dans la solitude où vous enchaîne
mon silence. Comme je vous l'ai promis, je parle: venez. Mes pensées
s'en vont toutes vers vous. Il faut que je les suive ou que ce soit vous
qui vous rapprochiez de mon coeur. Ami, je suis d'une franchise ingénue
et presque impertinente: je vous aime.

Fairlie



CLAUDE DE LA TOUR A PAUL PELASGE


Nice, 15 novembre.

... Ne soyez pas surpris si je suis absente en ce moment. Une femme
n'est pas toujours maîtresse de certains mouvements tumultueux. Mon
amitié pour vous était plus vive que je ne le croyais, et je n'ai pu
consentir à être témoin d'un mariage qui va diminuer et peut-être
réduire à rien la cordialité déjà tendre, je l'ai imaginé, de nos
relations. Prenez cela comme une crise de nerfs, comme une faiblesse
féminine. Il faut s'évanouir parfois, pour ne pas crier. Quand je serai
revenue à moi, je connaîtrai la qualité de ma souffrance; j'espère que
je pourrai sourire. Je suis évanouie, je ne suis pas disparue. On me
reverra, toujours la même, témoin indulgent des bonheurs que je n'ai pas
su réduire en esclavage. Il faut donner tout pour avoir tout. Je n'ai
jamais voulu échanger que des rêves et des paroles: c'est pourquoi je me
promène seule sous le soleil de l'automne...

Claude



PAUL PELASGE A CLAUDE DE LA TOUR


Paris, 17 novembre.

... Qui a pu vous annoncer cela? Je ne me marie pas, car je vous aime.
C'est de vous seule que j'attends la joie qu'aucune femme ne peut me
donner. O la précieuse lettre où j'ai l'aveu si discret, si doux et si
fier de votre tendresse! Quel esclave attendez-vous? puisque je suis là
devant vous, à genoux et la tête baissée...

... Tout le monde en effet se marie autour de moi, sauf moi. La moisson
était mûre; l'amour est venu faucher, battre et engranger. Tout le
monde: mes deux cousines, que vous avez aperçues aux Frênes, Anne et
Annette: la première vient d'épouser Georges des Fresnes; la seconde a
été conquise par mon ami Pierre Bazan. Conquise, oui, conquise sur moi,
mais sans bataille, car, vous ayant vue, je n'aimais plus que vous. Tout
le monde: le vieux conseiller Bourdon qui, ayant marié ses filles, s'est
donné à lui-même votre amie Anna Desloges. Ne le saviez-vous pas? Est-ce
là l'origine de la confusion? Elle serait singulière. Enfin j'ai appris
encore le mariage de Maupertuis, que je connus quand j'allais chez
Madame de Trévire. Qui aurait eu l'insolence de me confondre avec ce
rêveur absurde?...

... Puis-je aller à Nice? Dites?...

P. P.



LA MARQUISE DE LA TOUR A PAUL PELASGE


  Paris de Nice - 860 - 7 - 18 - 3 h. s. =

  Venez. = L. T.



MADAME AGATHIAS BOURDON A PAUL PELASGE


  Paris de Versailles - 930 - 7 - 18 - 3 h. s. =

  Viens. = JOCONDE.



PAUL PELASGE A LA MARQUISE DE LA TOUR


  Nice de Paris - 259 - 55 - 18 - 7 h. s. =

  ... Merci! J'accours au signe de votre main. J'accours aussi vite que
  la vie me le permet. Pensez à moi pour que je souffre moins pendant
  les tortures de l'attente. Je partirai après demain; peut-être la
  semaine prochaine? Passerez-vous l'hiver entier là-bas?... Je vous
  aime.

  P. P.



MADAME AGATHIAS BOURDON A LA MARQUISE DE LA TOUR


  Nice de Versailles - 820 - 9 - 19 - 11 h. m.

  Je suis heureuse. = A.


FIN


_Janvier-Juin 1899._



EDITIONS DV MERCVRE DE FRANCE

Extrait du Catalogue


Roman

    LÉON BLOY
  La femme pauvre                                                   3 50

    JEAN DE CHILRA
  L'Heure sexuelle                                                  3 50

    LOUIS DELATTRE
  La Loi de Péché                                                   3 50

    ALBERT DELACOUR
  Le Roy                                                            3 50

    EDOUARD DUJARDIN
  L'Initiation au Péché et à l'Amour                                3 50

    LOUIS DUMUR
  Pauline ou la Liberté de l'Amour                                  3 50

    GEORGES EEKHOUD
  Le Cycle patibulaire                                              3 50
  Mes Communions                                                    3 50
  Escal-Vigor                                                       3 50

    ANDRÉ FONTAINAS
  L'Ornement de la Solitude                                         2  »

    ANDRÉ GIDE
  Le Voyage d'Urien, suivi de Paludes                               3 50
  Les Nourritures terrestres                                        3 50
  Le Prométhée mal enchaîné                                         2  »

    REMY DE GOURMONT

  Le Pèlerin du Silence. Frontispice d'Armand Seguin                3 50
  Les Chevaux de Diomède                                            3 50
  D'un Pays lointain                                                3 50

    CHARLES-HENRY HIRSCH
  La Possession                                                     3 50

    FRANCIS JAMMES
  Clara d'Ellébeuse                                                 2  »

    ALFRED JARRY
  Les Jours et les Nuits, Roman d'un Déserteur                      3 50

    HUBERT KRAINS
  Amours Rustiques                                                  3 50

    CAMILLE LEMONNIER
  Un Mâle                                                           3 50
  La Petite Femme de la Mer                                         3 50

    JEAN LORRAIN
  Contes pour lire à la Chandelle                                   2  »

    PIERRE LOUYS
  Aphrodite                                                         3 50
  Les Chansons de Bilitis, Roman lyrique                            3 50
  La Femme et le Pantin                                             3 50

    RACHILDE
  Les hors nature                                                   3 50
  La Tour d'amour                                                   3 50

    HUGUES REBELL
  La Nichina                                                        3 50
  Le Magasin d'Auréoles                                             2  »
  La Femme qui a connu l'Empereur                                   3 50

    HENRI DE RÉGNIER
  La Canne de Jaspe                                                 3 50
  Le Trèfle blanc                                                   2  »

    J.-H. ROSNY
  Les Xipéhuz                                                       2  »

    JEAN DE TINAN
  Penses-tu réussir?                                                3 50
  L'exemple de Ninon de Lenclos, amoureuse                          3 50
  Aimienne ou le Détournement de Mineure                            3 50


Poésie

    MAX ELSKAMP
  La Louange de la Vie                                              3 50

    ANDRÉ FONTAINAS
  Crépuscules                                                       3 50

    PAUL GÉRARDY
  Roseaux                                                           3 50

    A.-FERDINAND HEROLD
  Images tendres et merveilleuses                                   3 50

    FRANCIS JAMMES
  De l'Angelus de l'Aube à l'Angelus du Soir                        3 50

    GUSTAVE KAHN
  Premiers Poèmes, précédés d'une étude sur le vers libre           3 50
  Le Livre d'images                                                 3 50

    STUART MERRILL
  Poèmes, 1887-1897                                                 3 50

    PIERRE QUILLARD
  La Lyre héroïque et dolente                                       3 50

    HENRI DE RÉGNIER
  Poèmes, 1887-1892                                                 3 50
  Les Jeux rustiques et divins                                      3 50
  Premiers Vers et Poèmes                                           3 50

    JEHAN RICTUS
  Les Soliloques du Pauvre                                          3 50

    ARTHUR RIMBAUD
  OEuvres de Jean-Arthur Rimbaud, complètes en un volume.
    Portrait de Rimbaud par Fantin-Latour                           3 50

    ALBERT SAMAIN
  Au Jardin de l'Infante                                            3 50
  Aux Flancs du Vase                                                3 50

    ÉMILE VERHAEREN
  Poèmes                                                            3 50
  Poèmes, nouvelle série                                            3 50
  Poèmes, IIIe série                                                3 50

    FRANCIS VIELE-GRIFFIN
  Poèmes et Poésies                                                 3 50
  La Clarté de Vie                                                  3 50
  Phocas le Jardinier                                               3 50


Collection d'auteurs étrangers.

    E. A. BUTTI
  L'automate, roman, traduit par M. Lécuyer                         3 50

    THOMAS CARLYLE
  Sartor Resartus                                                   3 50

    GERHART HAUPTMANN
  La Cloche engloutie. Trad. de A.-Ferdinand Herold                 3 50

    GUNNAR HEIBERG
  Le Balcon. Traduit par le Comte M. Prozor                         2  »

    RUDYARD KIPLING
  Le Livre de la Jungle, traduit par Louis Fabulet et Vicomte
    Robert d'Humières                                               3 50

    A. LACOIN DE VILLEMORIN ET Dr KHALIL-KHAN
  Le Jardin des Délices, tr. du persan                              3 50

    EMERICH MADACH
  La Tragédie de l'Homme, traduit par Ch. de Bigault de Casanove    3 50

    GEORGE MEREDITH
  Essai sur la Comédie. _De l'Idée de Comédie et de l'Exemple de
    l'Esprit Comique._ Traduit par H.-D. Davray                     2  »

    FRÉDÉRIC NIETZSCHE
  Pages Choisies                                                    3 50

    WALTER PATER
  Portraits imaginaires, traduit par Georges Khnopff                3 50

    AUGUSTE STRINDBERG
  L'Inferno, roman                                                  3 50
  Axel Borg, roman, traduit par M. L. Littmanson                    3 50
  Margit (La Femme du Chevalier Bengt), trad. par Georges Loiseau   2  »

    H. G. WELLS
  La Machine à explorer le Temps (_The Time Machine_) roman,
    traduit par Henry-D. Davray                                     3 50

    OSCAR WILDE
  Ballade de la Geôle de Reading, texte anglais. Traduction
    française par Henry-D. Davray                                   2  »


Théâtre

    ÉDOUARD DUJARDIN
  Antonia                                                           3 50

    A.-FERDINAND HEROLD
  Savitrî, comédie héroïque en deux actes, en vers                  1  »

    VIRGILE JOSZ & LOUIS DUMUR
  Rembrandt, drame d'art et d'histoire                              3 50

    MAURICE MAETERLINCK
  Aglavaine et Sélysette                                            3 50
  Alladine et Palomides                                             3 50

    SAINT-POL-ROUX
  La Dame à la Faulx                                                3 50


Divers

    EDMOND BARTHÉLEMY
  Thomas Carlyle. _Essai biographique et critique_                  3 50

    HENRY DETOUCHE
  De Montmartre à Montserrat, illustr. de l'auteur                  3 50

    PAUL FORT
  Ballades Françaises. Préface de Pierre Louys                      3 50
  Montagne (_Ballades Françaises_, 2e série)                        3 50
  Le Roman de Louis XI                                              3 50

    ANDRÉ GIDE
  Philoctète                                                        4  »

    REMY DE GOURMONT
  Le Livre des Masques. Dessins de Vallotton                        3 50
  Le IIe Livre des Masques. Dessins de Vallotton                    3 50
  Esthétique de la Langue française                                 3 50

    MAURICE MAETERLINCK
  Le Trésor des Humbles                                             3 50

    FRÉDÉRIC NIETZSCHE
  Ainsi parlait Zarathoustra                                       10  »
  Par Delà le Bien et le Mal                                        8  »

    MARCEL SCHWOB
  Mimes                                                             3  »
  Spicilège                                                         3 50

    ROBERT DE SOUZA
  La Poésie Populaire et le Lyrisme sentimental                     3 50

Envoi franco du CATALOGUE COMPLET sur demande.



  _ACHEVÉ D'IMPRIMER_
  Le vingt octobre mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf.
  PAR
  BLAIS ET ROY
  A POITIERS
  pour le
  MERCVRE
  DE
  FRANCE



Note du transcripteur

Seules les erreurs typographiques ont été corrigées; on a conservé
l'orthographe de l'original. Les passages en italiques sont transcrits
_entre soulignés_.





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