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Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 2/5
Author: Louvet de Couvray, Jean-Baptiste
Language: French
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  LES AMOURS
  DU CHEVALIER
  DE FAUBLAS

  TOME DEUXIÈME

  [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]

  _ÉDITION JOUAUST_

  Paris, 1884



  LES AMOURS
  DU CHEVALIER
  DE FAUBLAS

  [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]

  TOME DEUXIÈME

  PARIS, M DCCC LXXXIV



  LES AMOURS
  DU CHEVALIER
  DE FAUBLAS

  PAR
  LOUVET DE COUVRAY

  AVEC UNE
  PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER

  _Dessins de Paul Avril_
  GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS

  [Marque d'imprimeur: IOVAVST]

  PARIS
  LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
  Rue Saint-Honoré, 338

  M DCCC LXXXIV



UNE

ANNÉE DE LA VIE

DU CHEVALIER

DE FAUBLAS

(SUITE)


Vous devez être, mon cher Faublas, pénétré de l'horreur de ma situation.
Le feu, devenu plus violent, alloit se communiquer à la chambre où nous
étions enfermés, et déjà les flammes battoient au pied de la tour de
Lodoïska. Lodoïska poussoit de longs gémissemens, auxquels je répondois
par des cris de fureur. Boleslas parcouroit notre prison comme un
insensé; il poussoit d'affreux hurlemens, il essayoit de briser la porte
avec ses pieds et ses mains; et moi, pendu à la fenêtre, je secouois
avec rage les barreaux que je ne pouvois ébranler.

Tout à coup ceux qui étoient montés redescendent avec précipitation;
nous entendons ouvrir les portes: Dourlinski lui-même demande quartier;
les vainqueurs se précipitent dans le bâtiment enflammé: attirés par nos
cris, ils enfoncent notre porte à coups de hache. A leur costume, à
leurs armes, je reconnois des Tartares; leur chef arrive, je vois
Titsikan. «Ah! ah! dit-il, c'est mon brave homme!» Je me jette à ses
genoux: «Titsikan!... Lodoïska!... Une femme!... la plus belle des
femmes!... dans cette tour!... Elle y va brûler vive!» Le Tartare dit un
mot à ses soldats, ils volent à la tour: j'y vole avec eux; Boleslas les
suit. On enfonce les portes; près d'un vieux pilier nous découvrons un
escalier tournant rempli d'une épaisse fumée. Les Tartares épouvantés
s'arrêtent; je veux monter. «Hélas! qu'allez-vous faire? me dit
Boleslas.--Vivre ou mourir avec Lodoïska! m'écriai-je.--Vivre ou mourir
avec mon maître!» répond mon généreux serviteur! Je m'élance: il
s'élance après moi! Au risque d'être suffoqués, nous montons à peu près
quarante degrés. A la lueur des flammes, nous découvrons Lodoïska dans
un coin de sa prison; elle traînoit foiblement sa voix mourante. «Qui
vient à moi? dit-elle.--C'est Lovzinski, c'est ton amant!» Sa joie lui
rend des forces; elle se relève et vole dans mes bras; nous l'emportons,
nous descendons quelques degrés; mais une vapeur plus épaisse se répand
dans l'escalier et nous force de remonter précipitamment; à l'instant
même une partie de la tour s'écroule; Boleslas jette un cri terrible;
Lodoïska s'évanouit... Faublas, ce qui devoit nous perdre nous sauva. Le
feu, auparavant étouffé, se fait jour; il s'étend plus rapidement, mais
la fumée se dissipe. Chargés de notre précieux fardeau, Boleslas et moi
nous descendons promptement... Mon ami, je n'exagère pas, chaque marche
trembloit sous nos pieds! les murs étoient brûlans! Enfin nous arrivons
à la porte de la tour; Titsikan, tremblant pour nous, y étoit accouru.
«Braves gens!» dit-il en nous voyant paroître. Je pose Lodoïska à ses
pieds, et je tombe sans connoissance auprès d'elle.

                   *       *       *       *       *

Je restai plus d'une heure dans cet état. On craignoit pour ma vie.
Boleslas pleuroit. Je repris enfin mes esprits à la voix de Lodoïska
qui, revenue à elle, me nommoit son libérateur. Tout étoit changé dans
le château, la tour étoit entièrement tombée. Les Tartares avoient
arrêté les progrès de l'incendie; ils avoient abattu une partie du
bâtiment pour sauver l'autre; ensuite on nous avoit transportés dans un
vaste salon, où Titsikan étoit lui-même avec quelques-uns de ses
soldats. Les autres, occupés à piller, apportoient à leur chef l'or,
l'argent, les pierreries, la vaisselle, tous les effets précieux que les
flammes avoient épargnés. Tout près de là, Dourlinski, chargé de fers,
regardoit en gémissant ce monceau de richesses dont on alloit le
dépouiller. La rage, la terreur, le désespoir, tout ce qui déchire le
coeur d'un scélérat puni se lisoit dans ses yeux égarés. Il frappoit la
terre avec fureur, portoit à son front ses poings fermés, et, vomissant
d'horribles blasphèmes, il reprochoit au Ciel sa juste vengeance.

Cependant mon amante pressoit ma main dans les siennes. «Hélas! me
dit-elle en sanglotant, tu m'as sauvé la vie, et la tienne est encore en
danger! et, si nous échappons à la mort, l'esclavage nous attend!--Non,
non, Lodoïska, rassure-toi: Titsikan n'est point mon ennemi; Titsikan
finira nos malheurs.--Sans doute, si je le puis, interrompit le Tartare:
tu parles bien, brave homme! Oh! je vois que tu n'es pas mort, et j'en
suis fort aise: tu dis et tu fais toujours de bonnes choses, toi! et tu
as là, ajouta-t-il en montrant Boleslas, un ami qui te seconde bien.»
J'embrassai Boleslas. «Oui, Titsikan, oui, j'ai un ami; ce nom lui
restera toujours.» Le Tartare m'interrompit encore: «Ah çà! dis-moi,
vous étiez tous deux dans une chambre basse; elle étoit dans une tour,
elle; pourquoi cela? Je parie, Messieurs les drôles, que vous avez voulu
souffler cette enfant à ce butor-là (en montrant Dourlinski); et vous
aviez raison: il est vilain, et elle est jolie! Voyons, conte-moi cela.»
J'instruisis Titsikan de mon nom, de celui du père de Lodoïska, de tout
ce qui m'étoit arrivé jusqu'alors. «C'est à Lodoïska, lui dis-je
ensuite, à nous apprendre ce que l'infâme Dourlinski lui a fait souffrir
depuis qu'elle est dans son château.

--Vous savez, dit aussitôt Lodoïska, que mon père me fit quitter
Varsovie le jour même que la diète fut ouverte. Il me conduisit d'abord
dans les terres du palatin de ***, à vingt lieues seulement de la
capitale, où il retourna pour assister aux états. Le jour que M. de P...
fut proclamé roi, Pulauski vint me prendre chez le palatin, et m'amena
ici, croyant que j'y serois plus à l'abri de toutes les recherches. Il
chargea Dourlinski de me garder avec soin, et d'empêcher surtout que
Lovzinski ne pût découvrir le lieu de ma retraite. Il me quitta pour
aller, disoit-il, rassembler, encourager les bons citoyens, défendre son
pays et punir des traîtres. Hélas! des soins importans lui ont fait
oublier sa fille! Je ne l'ai pas revu depuis!

Quelques jours après son départ je commençai à m'apercevoir que les
visites de Dourlinski devenoient plus fréquentes et plus longues;
bientôt il ne quitta presque plus l'appartement qu'on m'avoit donné pour
prison. Il m'ôta, je ne sais sous quel prétexte, l'unique femme que mon
père m'avoit laissée pour me servir; et, pour que personne, disoit-il,
ne sût que j'étois chez lui, il m'apportoit lui-même ce qui étoit
nécessaire à ma subsistance, et passoit ainsi les journées entières près
de moi.

Vous ne savez pas, mon cher Lovzinski, combien je souffrois de la
présence continuelle d'un homme qui m'étoit odieux, et dont je
soupçonnois les infâmes desseins! Il osa me les expliquer un jour; je
l'assurai que ma haine seroit toujours le prix de sa tendresse, et que
son indigne conduite lui avoit attiré mes profonds mépris. Il me
répondit froidement qu'avec le temps je m'accoutumerois à le voir, à
souffrir ses assiduités, et même à les désirer. Il ne changea rien à sa
conduite ordinaire; il entroit chez moi le matin et n'en sortoit que le
soir. Séparée de tout ce que j'aimois, toujours gênée par mon tyran, je
n'avois pas même la foible consolation de pouvoir me livrer
tranquillement au souvenir de mon bonheur passé. Témoin de mes
inquiétudes, Dourlinski se plaisoit à les augmenter. Pulauski, me
disoit-il, commandoit un corps polonois. Lovzinski, trahissant sa patrie
qu'il n'aimoit pas, et une femme dont il se soucioit peu, servoit dans
l'armée russe. On ne doutoit pas qu'il n'y eût bientôt un combat
sanglant; au reste, il étoit bien certain que désormais rien ne pourroit
réconcilier mon père avec Lovzinski. Quelques jours après, il vint
m'annoncer que Pulauski avoit attaqué pendant la nuit les Russes dans
leur camp, et que, dans la mêlée, mon amant étoit tombé sous les coups
de mon père. Le cruel me fit lire cet événement bien détaillé dans une
espèce de papier public, que sans doute il avoit fait imprimer exprès;
d'ailleurs, à la barbare joie qu'il affectoit, je crus la nouvelle trop
véritable. «Tyran impitoyable! m'écriai-je, tu jouis de mes pleurs, de
mon désespoir; mais cesse de me persécuter, ou tu verras bientôt que la
fille de Pulauski peut bien elle-même venger ses injures.»

Un soir qu'il m'avoit quittée plus tôt qu'à l'ordinaire, j'entendis vers
le minuit ma porte s'ouvrir doucement. A la lueur d'une lampe que je
laissois toujours allumée, je vis mon tyran s'avancer vers mon lit.
Comme il n'y avoit pas de crime dont je ne le jugeasse capable, j'avois
prévu celui-là, et je m'étois bien promis de le prévenir. Je m'armai
d'un couteau que j'avois eu la précaution de cacher sous mon oreiller;
j'accablai le scélérat des reproches qu'il méritoit; je lui jurai que,
s'il osoit s'approcher, je le poignarderois de mes mains. Il recula de
surprise et d'effroi. «Je suis las de n'essuyer que des mépris, me
dit-il en sortant; si je ne craignois d'être entendu, tu verrois ce que
peut contre moi le bras d'une femme; mais je sais un moyen sûr de
vaincre ta fierté. Bientôt tu te croiras trop heureuse de pouvoir
acheter ta grâce par les plus humbles soumissions.» Il sortit. Quelques
momens après, son confident entra le pistolet à la main; je dois lui
rendre justice, il pleuroit en m'annonçant les ordres de son maître.
«Habillez-vous, Madame, il faut me suivre.» C'est tout ce qu'il put me
dire. Il me conduisit dans cette tour, où sans vous j'allois périr
aujourd'hui; il m'enferma dans cette horrible prison: c'est là que j'ai
langui pendant plus d'un mois, sans feu, sans lumière, presque sans
habits; du pain et de l'eau pour ma nourriture, pour mon lit une simple
paillasse. Voilà l'état auquel fut réduite la fille unique d'un grand de
Pologne! Vous frémissez, brave étranger! eh bien, croyez que je ne vous
raconte qu'une partie de mes douleurs. Une chose du moins me rendoit ma
misère moins insupportable: je ne voyois plus mon tyran; tandis qu'il
attendoit tranquillement que je sollicitasse mon pardon, je passois les
journées et les nuits entières à appeler mon père, à pleurer mon
amant... Lovzinski, de quel étonnement je fus saisie, de quelle joie mon
âme fut pénétrée le jour que je te reconnus dans les jardins de
Dourlinski!...»

Titsikan écoutoit avec attention l'histoire de nos malheurs, dont il
paroissoit vivement touché, lorsque sa garde avancée donna l'alarme. Il
nous quitta brusquement pour courir au pont-levis. Nous entendions un
grand tumulte. «Lovzinski! Lodoïska! couple lâche et perfide, s'écria
Dourlinski, qui ne pouvoit contenir sa joie, vous avez cru pouvoir
m'échapper; tremblez! vous allez retomber en mon pouvoir: au bruit de
mon malheur, les gentilshommes voisins se sont sans doute rassemblés;
ils viennent me secourir...--Ils ne pourront que te venger, scélérat!»
interrompit Boleslas en saisissant une barre de fer dont il alloit
l'assommer. Je le retins. Titsikan rentra aussitôt. «Ce n'étoit qu'une
fausse alarme, nous dit-il; c'est une petite troupe que j'ai détachée
hier pour aller battre la campagne: elle avoit ordre de me rejoindre
ici, elle me ramène quelques prisonniers; tout est d'ailleurs
tranquille, rien ne paroît encore dans les environs.»

Tandis que Titsikan me parloit, on amenoit devant lui les malheureux que
leur mauvais sort avoit livrés aux Tartares. Nous en vîmes d'abord
paroître cinq. «Ils disent que celui-là leur a donné bien de la peine;
c'est pour cela qu'ils l'ont ainsi garrotté, nous dit Titsikan en nous
montrant le sixième.--Dieu! c'est mon père!» s'écria Lodoïska en courant
à lui. Je me jetai aux genoux de Pulauski. «Tu es Pulauski, toi?
continua le Tartare; eh bien, la rencontre n'est pas malheureuse. Tiens,
mon ami, il n'y a pas plus d'un quart d'heure que je te connois, je sais
que tu es fier et entêté, mais n'importe, je t'estime: tu as du coeur et
de la tête, ta fille est belle et ne manque pas d'esprit, Lovzinski est
brave!... plus brave que moi, je crois. Tiens...» Pulauski, immobile
d'étonnement, écoutoit à peine le Tartare; et, frappé de l'étrange
spectacle qui s'offroit à ses yeux, il concevoit d'horribles soupçons.
Il me repoussa avec horreur. «Malheureux! tu as trahi ta patrie, une
femme qui t'aimoit, un homme qui se plaisoit à te nommer son gendre; il
ne te manquoit plus que de te lier avec des brigands!...» Titsikan
l'interrompit: «Avec des brigands, si tu veux; mais des brigands sont
quelquefois bons à quelque chose: sans moi, dès demain, peut-être, ta
fille n'auroit plus été fille. N'ayez pas peur, ajouta-t-il en se
tournant vers moi, je sais qu'il est fier, je ne me fâcherai pas.»

Nous avions porté Pulauski dans un fauteuil: sa fille et moi nous
baignions de nos larmes ses mains enchaînées; il me repoussoit toujours
en m'accablant de reproches. «Mais que diable est-ce que tu lui contes
donc? reprit Titsikan. Je te dis, moi, que Lovzinski est un brave homme,
que je veux marier; et ton Dourlinski, un coquin que je vais faire
pendre. Je te répète que tu es tout seul plus entêté que nous trois;
mais écoute-moi, et finissons, car il faut que je m'en aille. Tu
m'appartiens par le droit le plus incontestable, celui de l'épée. Eh
bien! si tu me donnes ta parole de te réconcilier sincèrement avec
Lovzinski et de lui donner ta fille, je te rends la liberté.--Qui sait
braver la mort peut supporter l'esclavage; ma fille ne sera jamais la
femme d'un traître.--Aimes-tu mieux qu'elle soit la maîtresse d'un
Tartare? Si tu ne me promets pas de la marier sous huit jours à ce brave
homme, je l'épouse ce soir, moi. Quand je serai las de toi et d'elle, je
vous vendrai aux Turcs; ta fille est assez belle pour entrer au sérail
d'un bacha; toi, tu feras la cuisine de quelque janissaire.--Ma vie est
dans tes mains, fais-en ce qu'il te plaira. Si Pulauski tombe sous les
coups d'un Tartare, on le plaindra; on se dira qu'il méritoit une autre
fin; mais, si je pouvois consentir... Non, j'aime mieux mourir.--Oh! je
ne veux pas que tu meures, moi! Je veux que Lovzinski épouse Lodoïska.
Eh! nom d'un sabre! est-ce à mon prisonnier à me faire la loi? Quel
chien d'homme! s'il n'étoit qu'entêté; mais c'est qu'il raisonne mal.»

Je voyois la colère briller dans les jeux du Tartare; je le fis souvenir
qu'il m'avoit promis de ne pas s'emporter. «Sans doute! mais cet
homme-là lasseroit la patience d'un favori du prophète! je ne suis qu'un
voleur, moi! Pulauski, je te le répète, je veux que Lovzinski épouse ta
fille. Nom d'un sabre! il l'a bien gagné: sans lui elle étoit brûlée ce
soir.--Comment?--Eh oui; regarde ces décombres! Il y avoit là une tour,
cette tour étoit en feu, personne n'osoit y monter; il y a été avec
Boleslas, lui; ils ont sauvé ta fille.--Ma fille étoit dans cette
tour?--Oui, elle y étoit: ce coquin l'y avoit mise; ce coquin vouloit la
violer... Allons, vous autres, contez-lui tout cela, et dépêchez-vous;
qu'il se décide: j'ai affaire ailleurs; je ne veux pas que vos
quartuaires[1] me surprennent ici: en plaine, c'est autre chose, je me
moque d'eux.»

  [1] Quartuaires, c'est le nom qu'on donne à des chevaliers établis
    pour veiller à la sûreté des frontières de la Polidie et de la
    Volhynie, contre les Tartares.

Tandis que Titsikan faisoit charger sur de petits chariots couverts le
butin considérable qu'il avoit fait, Lodoïska instruisoit son père des
forfaits de Dourlinski, et mêloit si adroitement le récit de notre
tendresse à l'histoire de ses malheurs que la nature et la
reconnoissance se firent entendre en même temps au coeur de Pulauski.
Vivement touché des infortunes de sa fille, sensible au service
important que je venois de lui rendre, il embrassoit Lodoïska, et, me
regardant sans colère, il sembloit attendre impatiemment que j'achevasse
de le déterminer. «O Pulauski! lui dis-je, ô toi que le Ciel m'avoit
laissé pour me consoler de la perte du meilleur des pères! ô toi pour
qui j'avois autant d'amitié que de respect, pourquoi as-tu condamné tes
enfans sans les entendre? Pourquoi as-tu soupçonné de la plus horrible
trahison un homme qui adoroit ta fille? Quand mes voeux portoient sur le
trône celui qui l'occupe maintenant, Pulauski, je le jure par celle que
j'aime, je croyois faire le bien de mon pays. Les malheurs que ma
jeunesse ne voyoit pas, ton expérience les a prévus; mais, parce que
j'ai manqué de prudence, dois-tu m'accuser de perfidie? Peux-tu me
reprocher d'avoir estimé mon ami? peux-tu me faire un crime de l'estimer
encore? Depuis trois mois j'ai vu comme toi les maux de ma patrie, comme
toi j'en ai gémi; mais je suis sûr que le roi les ignore: j'irai l'en
instruire à Varsovie...» Pulauski m'interrompit: «Ce n'est pas là qu'il
faut aller. Tu dis que M. de P... n'est pas instruit des malheurs de son
pays, je le veux croire; mais, qu'il les sache ou qu'il les ignore, peu
nous importe aujourd'hui. Des étrangers insolens, cantonnés dans nos
provinces, s'efforceront de s'y maintenir, même contre le roi qu'ils ont
élu. Ce n'est pas un monarque impuissant ou mal intentionné qui chassera
les Russes de mon pays. Lovzinski, n'espérons plus qu'en nous-mêmes;
vengeons la patrie, ou mourons pour elle. J'ai rassemblé dans le
palatinat de Lublin quatre mille gentilshommes qui n'attendent que le
retour de leur général pour marcher contre les Russes; suis-moi, viens
dans mon camp... A cette condition je suis libre, et ma fille est à
toi.--Pulauski, je suis prêt, je jure de suivre ta fortune et de
partager tes dangers. Et ne crois pas que Lodoïska seule m'arrache ces
sermens! Je chéris ma patrie autant que j'adore ta fille; je jure par
elle, et devant toi, que les ennemis de l'État ont toujours été et ne
cesseront jamais d'être les miens; je jure que je verserai jusqu'à la
dernière goutte de mon sang pour chasser de la Pologne des étrangers qui
y règnent sous le nom de son roi!--Embrasse-moi, Lovzinski, je te
reconnois, je reconnois mon gendre. Allons, mes enfans, tous nos
malheurs sont finis.»

Pulauski me disoit d'unir mes mains à celles de Lodoïska; nous
embrassions notre père, quand Titsikan rentra. «Bon! bon! s'écria-t-il;
c'est cela: voilà ce que je voulois; j'aime les mariages, moi! Allons,
papa, je vais te faire délier. Nom d'un sabre! poursuivit le Tartare
tandis que ses soldats coupoient les cordes dont Pulauski étoit
garrotté, je fais là une belle action, quand j'y pense! mais aussi elle
me coûte bien de l'argent. Deux grands de Pologne! une belle fille! Cela
m'auroit payé une grosse rançon!--Titsikan, qu'à cela ne tienne,
interrompit Pulauski.--Eh! non, non, répliqua le Tartare, c'est une
simple réflexion, une de ces idées dont un voleur n'est pas le
maître!... Mes braves gens, je ne veux rien de vous... Il y a plus: vous
ne vous en irez pas à pied, j'ai de bons chevaux à votre service. Et,
pour cette enfant, si vous le voulez, je vous donnerai un brancard sur
lequel on m'a promené pendant dix à douze jours. Ce garçon-là m'avoit si
bien étrillé que je ne pouvois plus me tenir à cheval... Il est mauvais,
le brancard, grossièrement fait avec des branches d'arbres; mais je n'ai
que cela ou un petit chariot couvert à vous offrir; vous choisirez.»

Cependant Dourlinski n'avoit pas encore osé dire un seul mot, et
baissoit les yeux d'un air consterné. «Indigne ami, lui dit Pulauski, tu
as pu abuser à ce point de ma confiance! Tu n'as pas craint de t'exposer
à mon ressentiment! Quel démon t'aveugloit?--L'amour, répondit
Dourlinski, un amour forcené. Tu ne sais donc pas à quels excès les
passions peuvent porter un homme né violent et jaloux? Que cet exemple
effrayant t'apprenne au moins qu'une fille aussi charmante, aussi belle
que la tienne, est un rare trésor dont on ne doit confier la garde à
personne. Pulauski, j'ai mérité ta haine, et pourtant tu me dois quelque
pitié. Je me suis rendu bien coupable; mais tu me vois cruellement puni.
Je perds en un seul jour mon rang, mes richesses, mon honneur, ma
liberté, je perds plus que tout cela, je perds ta fille! O vous,
Lodoïska! vous que j'ai tant outragée, daignerez-vous oublier mes
persécutions, vos dangers, vos douleurs? Daignerez-vous m'accorder un
généreux pardon? Ah! s'il n'est pas de forfaits qu'un vrai repentir ne
puisse expier, Lodoïska, je ne suis plus criminel; je voudrois pouvoir,
au prix de tout mon sang, racheter les pleurs que vous avez versés.
Dourlinski, dans l'horrible esclavage auquel il va être réduit,
n'emportera-t-il pas le souvenir consolant de vous avoir entendu lui
dire qu'il ne vous est pas odieux? Fille trop aimable, et jusqu'à
présent trop malheureuse, quelque grands que soient mes torts envers
vous, je puis encore les réparer d'un seul mot. Venez, approchez-vous,
j'ai un secret important à vous révéler.»

Lodoïska s'approcha sans défiance. Soudain je vis un poignard briller
dans les mains de Dourlinski. Je me précipitai sur lui... Il étoit trop
tard, je ne pus parer que le second coup; déjà mon amante, frappée
au-dessous de la mamelle gauche, étoit tombée aux pieds de Titsikan.
Pulauski, furieux, vouloit venger sa fille. «Non, non, s'écria le
Tartare, tu donnerois à ce scélérat une mort trop douce.--Eh bien! me
dit l'infâme assassin en contemplant sa victime avec une cruelle joie,
Lovzinski, tu paroissois si pressé de t'unir à Lodoïska! que ne la
suis-tu? Va, mon heureux rival, va joindre ton amante au tombeau. Qu'on
prépare mon supplice, il me paroîtra doux: je te laisse livré à des
tourmens non moins cruels et plus longs que les miens.» Dourlinski ne
put en dire davantage: les Tartares l'entraînèrent, ils le précipitèrent
dans les décombres enflammés.

Quelle nuit, mon cher Faublas! que de soins différens, que de sentimens
contraires m'agitèrent dans son cours! Combien de fois j'éprouvai
successivement la crainte et l'espérance, la douleur et la joie! Après
tant d'inquiétudes et de dangers, Lodoïska m'étoit remise par son père,
je m'enivrois du doux espoir de la posséder: un barbare l'assassinoit à
mes yeux!... Ce moment fut le plus cruel de ma vie!... Mais
rassurez-vous, mon ami; mon bonheur, si rapidement éclipsé, ne tardera
pas à renaître. Parmi les soldats de Titsikan, il s'en trouvoit un qui
se mêloit de chirurgie; nous l'appelâmes, il visita la blessure; il
assura qu'elle étoit très légère: l'infâme Dourlinski, gêné par ses
chaînes, aveuglé par son désespoir, n'avoit porté qu'un coup mal assuré.

Dès que Titsikan fut sûr qu'il n'y avoit plus rien à craindre pour les
jours de Lodoïska, il nous fit ses adieux. «Je vous laisse, nous dit-il,
les cinq domestiques que Pulauski avoit amenés, des provisions pour
plusieurs jours, des armes, six bons chevaux, deux chariots couverts, et
tous les gens de Dourlinski bien enchaînés: leur vilain maître est mort.
Je pars, le jour commence à paroître: ne sortez d'ici que demain; demain
j'irai visiter d'autres cantons. Adieu, braves gens! vous direz à vos
Polonois que Titsikan n'est pas toujours un méchant diable, et qu'il
rend quelquefois d'une main ce qu'il prend de l'autre. Adieu.» A ces
mots il donna le signal du départ: les Tartares passèrent le pont-levis,
et s'éloignèrent au grand galop.

Il n'y avoit pas deux heures qu'ils étoient partis, lorsque plusieurs
gentilshommes voisins, soutenus par quelques quartuaires, vinrent
investir le château de Dourlinski. Pulauski lui-même alla les recevoir:
il leur rendit compte de tout ce qui s'étoit passé; et quelques-uns
d'entre eux, gagnés par ses discours, se déterminèrent à nous suivre
dans le palatinat de Lublin. Ils ne nous demandèrent que deux jours pour
préparer les choses nécessaires à leur départ. Ils vinrent en effet nous
rejoindre le surlendemain, au nombre de soixante; et, Lodoïska nous
ayant assuré qu'elle se sentoit en état de supporter les fatigues du
voyage, nous la plaçâmes dans une voiture commode que nous avions eu le
temps de nous procurer. Après avoir rendu la liberté aux gens de
Dourlinski, nous leur abandonnâmes les deux chariots couverts, dans
lesquels Titsikan avoit eu la singulière générosité de laisser une
partie du butin, qu'ils partagèrent entre eux.

Nous arrivâmes sans accident dans le palatinat de Lublin, à Polowisk, où
Pulauski avoit marqué le rendez-vous général. La nouvelle de son retour
s'étant répandue, une foule de mécontens vint, dans l'espace d'un mois,
grossir notre petite armée, qui se trouva forte d'environ dix mille
hommes. Lodoïska, entièrement guérie de sa blessure, parfaitement remise
de ses fatigues, avoit repris son embonpoint, sa fraîcheur, tout l'éclat
de sa beauté. Pulauski m'appela dans sa tente; il me dit: «Trois mille
Russes ont paru sur les hauteurs, à trois quarts de lieue d'ici; prends
ce soir quatre mille hommes d'élite, va chasser les ennemis du poste
avantageux qu'ils occupent. Songe que du succès d'un premier combat
dépend presque toujours le succès d'une campagne; songe qu'il faut
venger ta patrie, mon ami: que demain j'apprenne ta victoire, demain tu
épouses Lodoïska.»

Je me mis en marche sur les dix heures du soir. A minuit, nous surprîmes
les ennemis dans leur camp; jamais déroute ne fut plus complète: nous
leur tuâmes sept cents hommes, nous fîmes neuf cents prisonniers; nous
prîmes tous leurs canons, la caisse militaire et les équipages.

A la pointe du jour, Pulauski vint me joindre avec le reste des troupes;
il amenoit Lodoïska: on nous maria dans la tente de Pulauski. Tout le
camp retentit de chants d'allégresse; la valeur et la beauté furent
célébrées dans des vers joyeux; c'étoit la fête de l'Amour et de Mars:
on eût dit que chaque soldat avoit mon âme et partageoit mon bonheur.

Lorsque j'eus donné à l'amour les premiers jours d'une union si chère,
je songeai à récompenser l'héroïque fidélité de Boleslas. Mon beau-père
lui fit la donation d'un de ses châteaux, situé à quelques lieues de la
capitale. Lodoïska et moi nous y joignîmes une somme d'argent assez
considérable pour lui assurer un sort indépendant et tranquille. Il ne
vouloit pas nous quitter: nous lui ordonnâmes d'aller prendre possession
de son château, et de vivre paisiblement dans l'honorable retraite que
ses services lui avoient méritée. Le jour qu'il partit, je le pris à
l'écart. «Tu iras de ma part, lui dis-je, trouver notre monarque à
Varsovie; tu lui apprendras que l'hymen m'unit à la fille de Pulauski;
tu lui diras que je me suis armé pour chasser de son royaume des
étrangers qui le dévastent; tu lui diras surtout que Lovzinski est
l'ennemi des Russes et n'est pas l'ennemi de son roi.»

Je ne vous fatiguerai pas, mon cher Faublas, du récit de nos opérations
pendant huit années consécutives d'une guerre sanglante. Quelquefois
vaincu, plus souvent vainqueur, aussi grand dans ses défaites que
redoutable après ses victoires, toujours supérieur aux événemens,
Pulauski fixa sur lui l'attention de l'Europe, et l'étonna par sa longue
résistance. Forcé d'abandonner une province, il alloit livrer de
nouveaux combats dans une autre; et c'est ainsi que, parcourant
successivement tous les palatinats, il signala, dans chacun d'eux, par
quelques exploits glorieux, la haine qu'il avoit jurée aux ennemis de la
Pologne.

Femme d'un guerrier, fille d'un héros, accoutumée au tumulte des camps,
Lodoïska nous suivoit partout. De cinq enfans qu'elle m'avoit donnés,
une fille seulement me restoit âgée de dix-huit mois. Un jour, après un
combat opiniâtre, les Russes vainqueurs se précipitèrent dans ma tente
pour la piller. Pulauski et moi, suivis de quelques gentilshommes, nous
volâmes à la défense de Lodoïska: nous la sauvâmes; mais ma fille me fut
enlevée. Ma fille, par une sage précaution que sa mère n'avoit pas
négligée dans ces temps de divisions, porte gravées sous l'aisselle les
armes de notre maison; mais j'ai fait jusqu'à présent d'inutiles
recherches... Hélas! Dorliska, ma chère Dorliska, gémit dans l'esclavage
ou n'existe plus!

Cette perte me causa la plus vive douleur. Pulauski y parut presque
insensible, soit qu'il fût déjà occupé du grand projet qu'il ne tarda
pas à me communiquer, soit que les maux de la patrie eussent seuls le
droit de toucher son coeur stoïque. Il rassembla les restes de son
armée, prit un camp avantageux, employa plusieurs jours à le fortifier,
et s'y maintint trois mois entiers contre tous les efforts des Russes.
Il falloit pourtant songer à l'abandonner, les vivres commençoient à
nous manquer. Pulauski vint dans ma tente, fit retirer tous ceux qui s'y
trouvoient; et, dès que nous fûmes seuls: «Lovzinski, me dit-il, j'ai
lieu de me plaindre de toi. Autrefois, tu supportois avec moi le fardeau
du commandement; je pouvois me reposer sur mon gendre d'une partie de
mes pénibles soins: depuis trois mois tu ne fais que pleurer, tu gémis
comme une femme! Tu m'abandonnes dans un moment critique, où tes secours
me sont le plus nécessaires! Tu vois comme je suis pressé de toutes
parts: je ne crains pas pour moi, ce n'est pas ma vie qui m'inquiète;
mais, si nous périssons, l'État n'a plus de défenseurs. Réveille-toi,
Lovzinski! tu partageas si noblement mes travaux! n'en reste pas
aujourd'hui l'inutile témoin. Nous nous sommes baignés dans le sang des
Russes, nos concitoyens sont vengés; mais ils ne sont pas sauvés; mais
bientôt peut-être nous ne pourrons plus les défendre.--Tu m'étonnes,
Pulauski! d'où te viennent ces pressentimens sinistres?--Je ne m'alarme
pas sans raison; considère notre position actuelle: je me suis efforcé
de réveiller dans tous les coeurs l'amour de la patrie; je n'ai trouvé
presque partout que des hommes avilis, nés pour l'esclavage, ou des
hommes foibles qui, pénétrés de leurs malheurs, se sont bornés cependant
à de stériles regrets. Quelques vrais citoyens, en petit nombre, se sont
rangés sous mes étendards; mais huit campagnes les ont presque tous
moissonnés. Je m'affoiblis par mes victoires, nos ennemis reparoissent
plus nombreux après leurs défaites.--Je te le répète, Pulauski, tu
m'étonnes! Dans des circonstances non moins pressantes, je t'ai vu
soutenu de ton courage...--Crois-tu qu'il m'abandonne? La valeur ne
consiste pas à s'aveugler sur le danger, mais à le braver en
l'apercevant. Nos ennemis préparent ma défaite; cependant, si tu le
veux, Lovzinski, le jour qu'ils ont marqué pour leur triomphe sera
peut-être celui de leur perte et du salut de nos concitoyens.--Si je le
veux! en doutes-tu? Parle, que veux-tu dire? que faut-il faire?--Frapper
le coup le plus hardi que j'aie jamais médité. Quarante hommes d'élite
se sont rassemblés à Czenstochow, chez Kaluvski, dont on connoît la
bravoure; il leur faut un chef adroit, ferme, intrépide: c'est toi que
j'ai choisi.--Pulauski, je suis prêt.--Je ne te dissimulerai pas le
danger de l'entreprise, le succès en est douteux; et, si tu ne réussis
pas, ta perte est infaillible.--Je te dis que je suis prêt,
explique-toi.--Tu n'ignores pas qu'il me reste à peine quatre mille
hommes: je puis sans doute encore beaucoup tourmenter nos ennemis; mais
avec de si foibles moyens je ne dois pas espérer de les forcer jamais à
quitter nos provinces... Tous nos gentilshommes accourroient sous mes
drapeaux, si le roi étoit dans mon camp.--Que dis-tu, Pulauski?
espères-tu que le roi consente à venir ici?--Non; mais il faut l'y
forcer.--L'y forcer...?--Oui: je sais qu'une ancienne amitié te lie avec
M. de P...; mais, depuis que tu soutiens avec Pulauski la cause de la
liberté, tu sais aussi qu'on doit tout sacrifier au bien de sa patrie;
qu'un intérêt aussi sacré...--Je connois mes devoirs, et je les
remplirai; mais que me proposes-tu? Le roi ne sort jamais de
Varsovie.--Eh bien, c'est à Varsovie qu'il faut l'aller chercher. C'est
du sein de sa capitale qu'il le faut arracher.--Qu'as-tu préparé pour
cette grande entreprise?--Tu vois cette armée russe trois fois plus
forte que la mienne, campée depuis trois mois devant moi; son général,
maintenant tranquille dans ses retranchemens, attend que, forcé par la
famine, je me rende à discrétion. Derrière mon camp sont des marais
qu'on croit impraticables: dès qu'il sera nuit, nous les traverserons.
J'ai tout disposé de manière que mes ennemis trompés s'apercevront trop
tard de ma retraite. J'espère leur dérober plus d'une marche: si la
fortune me seconde, je puis gagner une journée sur eux. Je m'avancerai
tout droit sur Varsovie par la grande route qui mène à cette capitale,
et à travers les petits corps de Russes qui rôdent toujours dans ses
environs. Je compte les battre séparément, ou, s'ils se peuvent réunir
pour m'arrêter, je les occuperai du moins assez pour qu'ils ne puissent
t'inquiéter. Toi, cependant, Lovzinski, tu m'auras devancé. Tes quarante
hommes, déguisés, armés seulement de sabres, de poignards et de
pistolets cachés sous leurs habits, se seront rendus à Varsovie par
différentes routes. Vous attendrez que le roi sorte de son palais: vous
l'enlèverez, vous l'amènerez dans mon camp... L'entreprise est
téméraire, inouïe, si tu veux: l'abord est difficile, le séjour
dangereux, le retour d'un péril extrême. Si tu succombes, si l'on
t'arrête, tu périras, Lovzinski, mais tu périras martyr de la liberté;
mais Pulauski, jaloux d'un trépas si glorieux, gémira d'être obligé de
te suivre, et quelques Russes encore te suivront au tombeau. Si, au
contraire, le Dieu tout-puissant, protecteur de la Pologne, m'inspira ce
hardi projet pour terminer ses maux, si sa bonté t'accorde un succès
égal à ton courage, vois quelle prospérité sera le fruit de ta noble
témérité! M. de P... ne verra dans mon camp que des soldats citoyens,
ennemis des étrangers, fidèles à leur roi; sous mes tentes patriotiques
il respirera, pour ainsi dire, l'air de la liberté, l'amour de son pays.
Les ennemis de l'État deviendront les siens; notre brave noblesse,
revenue de son assoupissement, combattra sous les drapeaux de son roi
pour la cause commune; les Russes seront taillés en pièces, ou
repasseront leurs frontières... Mon ami, tu auras sauvé ton pays.»

Pulauski me tint parole. Dès que la nuit fut venue, il fit heureusement
sa retraite; les marais furent traversés en silence. «Mon ami, me dit
alors mon beau-père, il est temps que tu nous quittes: je sais bien que
ma fille a plus de courage qu'une autre femme; mais elle est épouse
tendre et mère malheureuse; ses pleurs t'attendriroient, tu perdrois
dans ses embrassemens cette force d'esprit, cette fierté d'âme qui te
devient aujourd'hui plus nécessaire que jamais: je te conseille de
partir sans lui dire adieu.» Pulauski me pressoit vainement, je ne pus
m'y déterminer. Quand Lodoïska sut que je partois seul, et nous vit bien
décidés à ne pas lui dire où j'allois, elle versa des torrens de larmes,
elle s'efforça de me retenir. Je commençois à balancer. «Allons, s'écria
mon beau-père, partez, Lovzinski, partez: père, épouse, enfans, il faut
tout sacrifier, quand il s'agit de la patrie!»

Je m'éloignai. Je fis une si grande diligence que j'arrivai vers le
milieu du jour suivant à Czenstochow. J'y trouvai quarante gentilshommes
déterminés à tout. «Messieurs, leur dis-je, il s'agit d'enlever un roi
dans sa capitale: les hommes capables de tenter une entreprise aussi
hardie sont seuls capables de l'achever. Le succès ou la mort nous
attend.» Après cette courte harangue, nous nous préparons à partir.
Kaluvski, prévenu, tenoit prêtes douze charrettes chargées de paille et
de foin, attelées chacune de quatre bons chevaux. Nous nous déguisons
tous en paysans, nous cachons nos habits, nos sabres, nos pistolets, les
selles de nos chevaux, dans le foin dont nos charrettes sont remplies;
nous convenons de plusieurs signes et d'un mot de ralliement. Douze des
conjurés, commandés par Kaluvski, feront entrer dans Varsovie les douze
charrettes, qu'ils conduiront eux-mêmes. Je divise le reste de ma petite
troupe en plusieurs brigades: pour éviter tout soupçon, chacune doit
marcher à quelque distance, et entrer dans la capitale par différentes
portes. Nous partons: le samedi 2 novembre 1771, nous arrivons à
Varsovie; nous allons tous nous loger chez les Dominicains.

Le lendemain dimanche, jour à jamais mémorable dans l'histoire de la
Pologne, Stravinski, couvert de haillons, se place près de la
Collégiale, et va demander l'aumône jusqu'aux portes du _Palais Royal_:
il observe tout ce qui s'y passe. Plusieurs de nos conjurés parcourent
dans la ville même les six rues étroites qui toutes aboutissent à la
grande place, où je me promène avec Kaluvski. Nous restons en embuscade
pendant la matinée entière et une partie de l'après-dîner. A six heures
du soir le roi sort de son palais; on le suit, on le voit entrer dans le
palais de son oncle P..., grand chancelier de Lithuanie.

Tous nos conjurés sont avertis: ils se dépouillent de leurs mauvais
habits, ils sellent leurs chevaux, ils préparent leurs armes. Dans la
vaste maison des Dominicains nos mouvemens ne sont pas aperçus. Nous
sortons tous, les uns après les autres, à la faveur de la nuit. Trop
connu dans Varsovie pour hasarder d'y paroître sans travestissement, je
gardai mes habits de paysan: je monte un cheval excellent, mais couvert
d'une housse commune et grossièrement harnaché. Je vois nos gens prendre
dans le faubourg les différens postes que je leur ai désignés avant de
quitter le couvent: ils sont disposés de manière que toutes les avenues
du palais du grand chancelier sont gardées. Entre neuf et dix heures du
soir, le roi sort; nous remarquons que la suite est peu nombreuse. Le
carrosse étoit précédé de deux hommes qui portoient des flambeaux;
suivoient quelques officiers d'ordonnance, deux gentilshommes et un
sous-écuyer. Je ne sais quel seigneur étoit dans la voiture auprès du
roi; il y avoit deux pages aux portières, deux heiduques et deux valets
de pied derrière. Le roi s'éloigne lentement; nos conjurés se
rassemblent à quelque distance, douze des plus déterminés se détachent,
je me mets à leur tête, nous avançons au petit pas. Comme il y avoit
garnison russe à Varsovie, nous affectons de parler la langue de ces
étrangers, afin que notre troupe passe pour une de leurs patrouilles.
Nous joignons le carrosse à cent cinquante pas à peu près du palais du
grand chancelier, entre ceux de l'évêque de Cracovie et du feu grand
général de la Pologne. Tout à coup nous passons à la tête des premiers
chevaux, nous coupons brusquement le cortège; ceux qui précédoient la
voiture se trouvent séparés de ceux qui l'environnoient.

Je donne le signal. Kaluvski accourt avec le reste des conjurés; je
présente un pistolet au postillon, qui arrête: on tire sur le cocher, on
se précipite aux portières. Des deux heiduques qui veulent les défendre,
l'un tombe percé de deux balles, l'autre est renversé d'un coup de sabre
sur la tête; le cheval du sous-écuyer s'abat blessé, un des pages est
démonté, et son cheval pris; les balles sifflent de tous côtés...
L'attaque fut si chaude, le feu si violent, que je tremblai pour la vie
du roi. Celui-ci, conservant dans le péril une tête froide, étoit
descendu de sa voiture, et cherchoit à regagner le palais de son oncle.
Kaluvski l'arrête, le saisit aux cheveux: sept ou huit conjurés
l'environnent, le désarment, le saisissent de droite et de gauche, le
pressent entre leurs chevaux, qu'ils poussent à toute bride jusqu'au
bout de la rue. Dans ce moment, je l'avoue, je crus que Pulauski m'avoit
indignement trompé, que la mort du monarque étoit résolue, qu'il y avoit
un dessein formé de l'assassiner. Tout à coup je prends mon parti: je
pars ventre à terre, je joins ceux qui m'avoient devancé; je leur crie
d'arrêter, je menace de tuer celui qui n'obéira pas. Le Dieu protecteur
des rois veilloit au salut de M. de P... Kaluvski et ses gens
s'arrêtèrent à ma voix, qu'ils reconnurent. Nous mîmes le roi sur un
cheval; nous reprîmes notre course au grand galop jusqu'aux fossés qui
entourent la ville, et que le monarque fut contraint de franchir avec
nous.

Alors une terreur panique se répandit dans ma troupe. A cinquante pas au
delà des fossés, nous n'étions plus que sept auprès du roi. La nuit
étoit pluvieuse et sombre: il falloit à chaque instant descendre de
cheval pour sonder le terrain dans des marais bourbeux. Le cheval du
monarque s'abattit deux fois, et se cassa la jambe à sa seconde chute;
dans ces mouvemens violens le roi perdit sa pelisse, sa botte et son
soulier gauche. «Si vous voulez que je vous suive, nous dit-il,
donnez-moi un cheval et une botte.» Nous le remontâmes, et, afin de
gagner la route par laquelle Pulauski m'avoit promis de s'avancer, nous
prîmes le chemin d'un village nommé Buracow. Le roi nous dit
tranquillement: «N'allez pas de ce côté, il y a des Russes.»

Je le crus, je changeai de route. A mesure que nous avancions dans le
bois de Beliany, notre nombre diminuoit. Bientôt je ne vis plus avec moi
que Kaluvski et Stravinski, bientôt aussi nous entendîmes l'appel d'une
vedette russe, nous nous arrêtâmes alarmés. «Tuons-le», me dit Kaluvski:
je lui témoignai sans ménagement l'horreur que m'inspiroit une pareille
proposition. «Eh bien, chargez-vous donc de le conduire», s'écria cet
homme féroce. Il s'enfonça dans le bois, Stravinski le suivit; je restai
seul auprès du roi.

«Lovzinski, me dit-il alors, c'est vous, je n'en puis plus douter, c'est
vous: j'ai reconnu votre voix.» Je ne répondis pas un mot; il reprit
avec douceur: «C'est vous! qui l'eût dit il y a dix ans?» Nous nous
trouvions alors près du couvent de Beliany, distant de Varsovie d'une
lieue à peu près. «Lovzinski, poursuivit le roi, laissez-moi entrer dans
ce couvent, et sauvez-vous.--Il faut me suivre», fut toute ma réponse.
«C'est en vain, me dit le monarque, que vous vous êtes travesti; c'est
en vain que vous voulez à présent déguiser votre voix: je vous ai
reconnu, je suis sûr que vous êtes Lovzinski. Ah! qui l'eût dit il y a
dix ans? Il y a dix ans vous auriez donné vos jours pour conserver ceux
de votre ami.»

Il se tut. Nous avançâmes quelque temps en gardant le silence. Il le
rompit encore: «Je suis accablé de fatigue; si vous voulez me mener
vivant, souffrez que je me repose un instant.» Je l'aidai à descendre de
cheval: il s'assit sur l'herbe, et, me faisant asseoir auprès de lui, il
prit une de mes mains dans les siennes: «Lovzinski, vous que j'ai tant
aimé, vous qui connûtes mieux que personne la pureté de mes intentions,
comment se peut-il que vous vous soyez armé contre moi? Ingrat! ne
devois-je vous retrouver qu'avec mes plus cruels ennemis? Ne deviez-vous
me revoir que pour m'immoler?» Alors il me retraça de la manière la plus
touchante les plaisirs de notre adolescence, nos liaisons plus intimes
dans notre jeunesse, la tendre amitié que nous nous étions jurée, la
confiance dont il m'avoit toujours honoré depuis; il me parla des
honneurs dont il m'auroit comblé pendant son règne, si j'avois voulu les
mériter; il me reprocha surtout l'indigne entreprise dont je paroissois
être le chef, mais dont il savoit bien, ajouta-t-il, que j'étois
seulement le premier instrument. Il en rejeta toute l'horreur sur
Pulauski, en me représentant cependant que l'auteur d'un pareil attentat
n'étoit pas seul coupable; que je n'avois pu sans crime me charger de
son exécution, et que cette horrible complaisance, déjà si punissable
dans un sujet, étoit dans un ami plus inexcusable encore. Il finit par
me presser de lui laisser sa liberté. «Fuyez, me dit-il, et soyez sûr
que, si l'on vient à moi, j'indiquerai une route opposée à celle que
vous aurez prise.»

Le roi me pressoit vivement: son éloquence naturelle, augmentée par le
péril, portoit la persuasion dans mon coeur; elle y réveilloit des
sentimens bien doux. Je fus ébranlé, je balançai d'abord; mais Pulauski
triompha. Je crus entendre le fier républicain me reprocher ma
foiblesse. Mon cher Faublas, l'amour de la patrie a peut-être son
fanatisme et ses superstitions. Mais, si je fus coupable, je le suis
encore; vous me voyez plus que jamais persuadé qu'en forçant le monarque
de monter à cheval, je fis une action courageuse et bonne. «Ainsi,
s'écria-t-il douloureusement, vous rejetez la prière qu'un ami vous
adresse! Vous refusez le pardon que votre roi vous offre! Eh bien,
partons; je me livre à mon mauvais destin, ou je vous abandonne au
vôtre.»

Nous recommençâmes à marcher; mais les reproches du monarque, ses
instances, ses menaces même, les combats que j'avois soutenus
intérieurement, m'avoient tellement troublé que je ne voyois plus mon
chemin. Errant dans la campagne, je ne tenois aucune route certaine;
après une demi-heure de marche, nous nous trouvâmes à Marimont[2]: je
m'étois égaré, nous étions revenus sur nos pas.

  [2] Marimont: c'est une maison de campagne appartenant à la cour de
    Saxe; elle est plus près de Varsovie d'une demi-lieue que Beliany.

A un quart de lieue de là nous tombâmes dans un parti russe. Le roi se
fit reconnoître à celui qui le commandoit, ensuite il ajouta: «Ce soir
je me suis égaré à la chasse; ce bon paysan que vous voyez vouloit,
avant de me remettre dans mon chemin, me donner dans sa chaumière un
frugal repas; mais, comme je crois avoir vu des soldats de Pulauski
rôder dans les environs, je voudrois rentrer promptement dans Varsovie,
et vous me feriez plaisir de m'accompagner jusque-là. Quant à toi, mon
ami, me dit-il, je ne suis pas fâché que tu aies pris une peine inutile:
car j'aime autant retourner dans ma capitale, accompagné de ces
messieurs, que d'aller plus loin avec toi. Cependant il seroit singulier
que je te laissasse sans récompense: que veux-tu? Parle, je t'accorderai
la grâce que tu me demanderas.»

Faublas, vous concevez combien je fus troublé: je doutois encore des
intentions du roi. Je cherchois à démêler le véritable sens d'un
discours équivoque, plein d'une ironie bien amère ou d'une adresse bien
magnanime. M. de P... me laissa quelque temps ma pénible incertitude.
«Je te vois bien embarrassé, reprit-il enfin avec un air de bonté qui me
pénétra; tu ne sais que choisir! Allons, mon ami, embrasse-moi: il y a
plus d'honneur que de profit à embrasser un roi, ajouta-t-il en riant;
cependant il faut convenir qu'à ma place bien des monarques ne seroient
pas aujourd'hui aussi généreux que moi.» Il partit à ces mots et me
laissa confondu de tant de grandeur d'âme.

Cependant le péril auquel le roi venoit de me dérober si généreusement
alloit renaître à chaque instant pour moi. Il étoit plus que probable
qu'un grand nombre de courriers expédiés de Varsovie répandoient de tous
côtés l'étonnante nouvelle de l'enlèvement du monarque. Déjà sans doute
on poursuivoit chaudement les ravisseurs; mon équipage remarquable
pouvoit me trahir dans ma fuite; et, si je retombois entre les mains des
Russes mieux instruits, tous les efforts du roi ne pourroient me sauver.
En supposant que Pulauski eût obtenu tout le succès qu'il se promettoit,
il devoit être encore éloigné; dix lieues au moins me restoient à faire,
et mon cheval étoit rendu. J'essayai de le pousser: il n'eut pas couru
cinq cents pas qu'il creva sous moi. Un cavalier bien monté passoit dans
ce moment sur la route; il vit tomber l'animal, et, croyant pouvoir
s'amuser aux dépens d'un pauvre paysan, il me dit: «Mon ami, je
t'avertis que ton bon cheval ne vaut plus rien.» Piqué de la
bouffonnerie, je résolus aussitôt de punir le railleur et d'assurer ma
fuite en même temps. Je lui présentai brusquement un de mes pistolets,
je le forçai de me livrer sa monture; et je vous avouerai même que,
pressé par la circonstance, je le dépouillai d'un bon manteau, aussi
ample que léger, sous lequel je cachai mes habits grossiers, qui
m'auroient pu faire reconnoître. Je jetai ma bourse pleine d'or aux
pieds du voyageur démonté, et je m'éloignai de toute la vitesse de mon
nouveau cheval.

Il étoit frais, vigoureux; je fis douze lieues d'une traite; enfin je
crus entendre le bruit du canon, je conjecturai que mon beau-père
n'étoit pas loin et combattoit les Russes. Je ne m'étois pas trompé;
j'arrivai sur le champ de bataille au moment où l'un de nos régimens
lâchoit pied. Je me fis reconnoître des fuyards; et, les ayant ralliés
derrière une colline prochaine, je vins prendre en flanc les ennemis,
auxquels Pulauski faisoit face avec le reste des troupes. Nous
chargeâmes si à propos et avec tant de vigueur que les Russes furent
enfoncés, après un grand carnage des leurs. Pulauski daigna m'attribuer
l'honneur de leur défaite. «Ah! me dit-il en m'embrassant, après avoir
entendu les détails de mon expédition, si tes quarante hommes t'avoient
égalé en courage, le roi seroit à présent dans mon camp! Mais le Ciel ne
l'a pas voulu: je lui rends grâces de ce qu'au moins il t'a conservé
pour nous; je te rends grâces du service important que tu m'as rendu;
sans toi Kaluvski assassinoit le monarque, et mon nom étoit couvert d'un
opprobre éternel. J'aurois pu, ajouta-t-il, m'avancer encore l'espace de
deux milles; mais j'ai mieux aimé asseoir mon camp dans cette position
respectable. Hier, sur ma route, j'ai surpris et taillé en pièces un
parti russe; j'ai battu ce matin deux de leurs détachemens; un autre
corps considérable, ayant recueilli les débris de ceux-là, a profité des
ténèbres pour m'attaquer. Mes soldats, fatigués d'une longue marche et
de trois combats consécutifs, commençoient à plier: la victoire est
rentrée avec toi dans mon camp. Retranchons-nous ici, attendons-y
l'armée russe, et combattons jusqu'au dernier soupir.»

Cependant le camp retentissoit de cris d'allégresse; nos soldats
victorieux mêloient mes louanges à celles de Pulauski. Au bruit de mon
nom que mille voix répétoient, Lodoïska accourut à la tente de son père.
Elle me prouva l'excès de sa tendresse par l'excès de sa joie: il fallut
recommencer le récit des dangers que j'avois courus. Elle ne put, sans
répandre des larmes, apprendre la rare générosité du monarque. «Qu'il
est grand! s'écria-t-elle avec transport; qu'il est digne d'être roi,
celui qui t'a pardonné! Que de pleurs il épargne à l'épouse que tu
délaissois, à l'amante que tu ne craignois pas de sacrifier! Cruel!
n'est-ce donc pas assez des dangers auxquels tu t'exposes chaque
jour?...» Pulauski interrompit durement sa fille: «Femme indiscrète et
foible! est-ce devant moi qu'on ose tenir de pareils discours?--Hélas!
répondit-elle, faudra-t-il que je tremble sans cesse pour les jours d'un
père et d'un époux?» Lodoïska m'adressoit ainsi ses plaintes touchantes,
et soupiroit après un avenir meilleur, tandis que la fortune nous
préparoit les plus affreux revers.

Nos Cosaques venoient de tous côtés nous avertir que l'armée russe
approchoit. Pulauski comptoit qu'il seroit attaqué au point du jour, il
ne le fut pas; mais au milieu de la nuit suivante on vint m'annoncer que
les Russes se préparoient à forcer nos retranchemens. Pulauski, toujours
prêt, les défendoit déjà: il fit, dans cette funeste nuit, tout ce qu'on
pouvoit attendre de son expérience et de sa valeur. Nous repoussâmes les
assaillans cinq fois; mais ils revenoient sans cesse à la charge avec
des troupes fraîches, et leur dernière attaque fut si bien concertée
qu'ils pénétrèrent dans le camp par trois endroits en même temps.
Zaramba fut tué à mes côtés; une foule de noblesse périt dans cette
action sanglante: les ennemis ne faisoient point de quartier. Furieux de
voir périr tous mes amis, je voulois me jeter dans les bataillons
russes. «Insensé! me dit Pulauski, quelle aveugle fureur t'égare? Mon
armée est entièrement détruite; mais mon courage me reste. Pourquoi
mourir inutilement ici? Viens: je veux te conduire dans des climats où
nous pourrons susciter aux Russes de nouveaux ennemis. Vivons, puisque
nous pouvons encore servir notre pays; sauvons-nous, sauvons Lodoïska.»
Lodoïska! j'allois l'abandonner! Nous courûmes à sa tente, il étoit
encore temps: nous l'enlevâmes, nous nous enfonçâmes dans les bois
voisins.

Après y avoir erré le reste de la nuit et une partie de la matinée, nous
nous hasardâmes d'en sortir et de nous présenter à la porte d'un château
que nous crûmes reconnoître. C'étoit en effet celui d'un gentilhomme
nommé Micislas, qui avoit servi quelque temps dans notre armée. Micislas
nous reconnut et nous offrit un asile qu'il nous conseilla de n'accepter
que pour quelques heures. Il nous dit qu'une nouvelle bien étonnante
s'étoit répandue la veille, et paroissoit se confirmer; qu'on avoit osé
enlever le roi dans Varsovie même; que les Russes avoient poursuivi les
ravisseurs et ramené le monarque dans sa capitale; et qu'enfin il étoit
question de mettre à prix la tête de Pulauski, soupçonné d'être l'auteur
de la conjuration. «Croyez-moi, ajouta-t-il, que vous ayez, ou non,
trempé dans ce complot hardi, fuyez, laissez ici vos uniformes, qui vous
trahiroient, je vais vous faire donner des habits moins remarquables;
et, quant à Lodoïska, je me charge de la conduire moi-même au lieu que
vous aurez choisi pour sa retraite.»

Lodoïska interrompit Micislas. «Le lieu de ma retraite, ce sera celui de
leur fuite; je les accompagnerai partout.» Pulauski représenta à sa
fille qu'elle ne pourroit supporter les fatigues d'une longue route, et
que d'ailleurs nous serions exposés à des dangers toujours renaissans.
«Plus le péril est grand, lui répliqua-t-elle, plus je dois le partager
avec vous. Vous m'avez répété cent fois que la fille de Pulauski ne
devoit pas être une femme ordinaire; depuis huit ans je n'ai vécu qu'au
milieu des alarmes, je n'ai vu que des scènes de carnage et d'horreur:
la mort m'environnoit de toutes parts, elle me menaçoit à chaque
instant, vous ne me permettiez pas de la braver à vos côtés; mais la vie
de Lodoïska ne tenoit-elle pas à celle de son père? Lovzinski, le coup
qui t'auroit frappé n'auroit-il pas entraîné ton amante au tombeau? et
depuis quand ne suis-je plus digne...» J'interrompis Lodoïska, je me
joignis à son père pour lui détailler les raisons qui nous déterminoient
à la laisser en Pologne; elle m'écoutoit avec impatience. «Ingrat!
s'écria-t-elle, vous partirez sans moi!--Oui, répliqua Pulauski, vous
resterez avec les soeurs de Lovzinski, et je lui défends...» Sa fille,
hors d'elle-même, ne le laissa pas achever: «Mon père, je connois vos
droits, je les respecte, ils me seront toujours sacrés; mais vous n'avez
pas celui d'enlever une femme à son époux!... Ah! pardon! je vous
offense, je m'égare, mais plaignez ma douleur,... excusez mon
désespoir... Mon père! Lovzinski! écoutez-moi tous deux: je veux vous
accompagner partout... Partout, oui, je vous suivrai, cruels, je vous
suivrai malgré vous! Lovzinski, si ton épouse a perdu tous les droits
qu'elle eut sur ton coeur, ressouviens-toi du moins de ton amante.
Rappelle-toi cette nuit effrayante où j'allois périr dans les flammes,
ce moment terrible où tu montas dans la tour embrasée en criant: «Vivre
ou mourir avec Lodoïska!» Eh bien! ce que tu sentois alors, je l'éprouve
aujourd'hui! Je ne connois pas de plus grand malheur que celui d'être
séparée de vous; je dis à mon tour: «Vivre ou mourir avec mon père et
mon époux!» Malheureuse! que deviendrai-je si vous me quittez? Réduite à
vous pleurer tous deux, où trouverai-je des adoucissemens à ma peine?
Mes enfans me consoleront-ils? Hélas! en deux ans la mort m'en a enlevé
quatre; les Russes, aussi impitoyables qu'elle, m'ont arraché le
dernier! je n'ai plus que vous dans le monde, et vous voulez
m'abandonner! O mon père! ô mon époux! que deux noms si chers ne vous
trouvent pas insensibles! ayez pitié de Lodoïska!»

Ses sanglots lui coupèrent la parole. Micislas pleuroit, mon âme étoit
déchirée. «Tu le veux, ma fille? eh bien, j'y consens, dit Pulauski;
mais veuille le Ciel ne pas me punir de ma complaisance!» Lodoïska nous
embrassa tous deux avec autant de joie que si nos malheurs avoient été
finis. Je laissai à Micislas deux lettres qu'il se chargea de remettre.
L'une étoit adressée à mes soeurs, et l'autre à Boleslas. Je leur disois
adieu, je leur recommandois de ne rien négliger pour retrouver ma chère
Dorliska. Il fallut déguiser ma femme: elle prit des habits d'homme;
nous échangeâmes les nôtres, nous employâmes tous les moyens connus pour
nous défigurer en apparence. Ainsi travestis, armés de nos sabres et de
nos pistolets, chargés d'une somme assez considérable en or, de quelques
bijoux, et de tous les diamans de Lodoïska, nous prîmes congé de
Micislas, et nous nous hâtâmes de regagner les bois.

Pulauski nous communiqua le dessein qu'il avoit formé de se réfugier en
Turquie. Il espéroit obtenir du service dans les armées du
Grand-Seigneur, qui, depuis deux ans, soutenoit contre la Russie une
guerre malheureuse. Lodoïska ne parut point effrayée du long trajet que
nous avions à faire; comme elle ne pouvoit être ni reconnue ni
recherchée, elle se chargea du soin d'aller à la découverte et de nous
apporter nos provisions. Dès que le jour paroissoit, nous nous retirions
dans les bois; cachés dans des troncs d'arbres ou dans des touffes
d'épines, nous attendions le retour de la nuit pour continuer notre
marche. C'est ainsi que, pendant plusieurs jours, nous échappâmes aux
recherches des Russes, qui nous poursuivoient vivement.

Un soir que Lodoïska, toujours déguisée en paysan, revenoit d'un hameau
voisin, où elle avoit été acheter des vivres qu'elle nous apportoit,
deux maraudeurs russes l'attaquèrent à l'entrée de la forêt dans
laquelle nous nous étions cachés. Après l'avoir volée, ils se
préparèrent à la dépouiller. Aux cris qu'elle poussa, nous sortîmes de
notre retraite: les deux brigands se sauvèrent dès qu'ils nous virent;
mais nous craignîmes qu'ils ne racontassent leur aventure au corps dont
ils faisoient partie, et que, cette rencontre singulière ayant excité
les soupçons, on ne vînt nous arracher de nos asiles. Nous résolûmes de
changer de route; et, pour qu'on ne pût soupçonner celle que nous avions
prise, il fut décidé qu'au lieu de nous avancer directement sur les
frontières de la Turquie, nous gagnerions, par un long détour, la
Polésie, ensuite la Crimée, d'où nous passerions à Constantinople.

Après les marches les plus pénibles, nous entrâmes dans la Polésie.
Pulauski pleura en quittant son pays. «Au moins, s'écria-t-il
douloureusement, je l'ai servi de tout mon pouvoir, et je ne le quitte
que pour le servir encore!»

Tant de fatigues avoient épuisé les forces de Lodoïska. Arrivés à
Novogorod, nous nous y arrêtâmes à cause d'elle. Notre dessein étoit de
l'y laisser reposer quelques jours; mais les gens du pays, que nous
questionnâmes sans affectation, nous dirent que des troupes parcouroient
les environs pour arrêter un certain Pulauski qui avoit fait enlever le
roi de Pologne. Justement alarmés, nous ne restâmes que quelques heures
dans cette ville, où nous achetâmes des chevaux. Nous passâmes la Desna
au-dessus de Czernicove, et, suivant les bords de la Sula, nous la
traversâmes à Perevoloczna, où nous apprîmes que Pulauski, reconnu à
Novogorod, n'avoit été manqué que de quelques heures à Nézin, et qu'il
étoit suivi de près. Il fallut fuir et changer encore de route: nous
nous enfonçâmes dans les immenses forêts qui couvrent le pays entre la
Sula et la Sem.

Nous vîmes une caverne, dans laquelle nous voulûmes nous établir; un
ours nous disputa l'entrée de cet asile aussi affreux que solitaire:
nous le tuâmes, nous mangeâmes ses petits. Pulauski étoit blessé;
Lodoïska, épuisée, se soutenoit à peine; le froid étoit déjà rigoureux.
Poursuivis par les Russes dans les endroits habités, menacés par les
animaux féroces dans ce vaste désert, sans autres armes que nos épées,
bientôt réduits à manger nos chevaux, qu'allions-nous devenir? Le danger
de mon beau-père et de ma femme étoit si pressant qu'aucun autre ne
m'effraya plus. Je résolus de leur procurer, à quelque prix que ce fût,
le secours qu'exigeoit leur situation, plus déplorable encore que la
mienne; et, les quittant tous deux, en leur promettant de venir bientôt
les rejoindre, j'emportai une partie des diamans de Lodoïska, et je
suivis les bords du Varsklo. Vous remarquerez, mon cher Faublas, qu'un
voyageur égaré dans ces vastes contrées, réduit à y errer sans boussole
et sans guide, est obligé de suivre les rivières, parce que c'est sur
leurs bords que se rencontrent plus communément les habitations. Il
m'importoit de gagner le plus tôt possible une ville marchande; je
suivis donc les bords du Varsklo, et, marchant jour et nuit, je me
trouvai à Pultava à la fin de la quatrième journée. Je me fis passer
dans cette ville pour un marchand de Bielgorod: je sus qu'on y cherchoit
Pulauski, que l'impératrice de Russie avoit envoyé son signalement de
tous les côtés, avec ordre de le saisir mort ou vif partout où on le
trouveroit. Je me hâtai de vendre mes diamans, d'acheter de la poudre,
des armes, des provisions de toute espèce, différens outils, des meubles
grossiers mais nécessaires, tout ce que je jugeai le plus propre à
adoucir notre misère: je chargeai tout cela sur un chariot attelé de
quatre chevaux, dont je fus l'unique conducteur. Mon retour fut aussi
difficile que fatigant; huit jours entiers se passèrent avant que
j'arrivasse à la forêt.

C'étoit là que se terminoit mon voyage pénible et dangereux: j'allois
secourir mon beau-père et ma femme, j'allois revoir ce que j'avois de
plus cher au monde; et cependant, mon cher Faublas, je ne pus me livrer
à la joie. Vos philosophes ne croient point aux pressentimens... Mon
ami, je vous assure que j'éprouvois une inquiétude involontaire; mon âme
étoit consternée; je ne sais quoi sembloit m'avertir que je touchois au
moment le plus douloureux de ma vie.

J'avois, en partant, placé par intervalles des cailloux pour reconnoître
ma route, je ne les trouvai plus; j'avois enlevé avec mon sabre quelques
parties de l'écorce de plusieurs arbres, que je ne pus reconnoître.
J'entrai dans la forêt, je criai de toutes mes forces, je tirai de temps
en temps des coups de fusil: personne ne me répondit. Je n'osois
m'engager trop avant de peur de me perdre; je n'osois m'éloigner
beaucoup de mon chariot, si nécessaire à Pulauski, à sa fille, à
moi-même.

La nuit, qui survint, m'obligea de cesser mes recherches; je passai
celle-là comme les précédentes. Enveloppé de mon manteau, je me couchai
sous ma charrette, que j'eus soin d'entourer de mes gros meubles, dont
je me faisois ainsi un rempart contre les bêtes féroces. Je ne pus
dormir, le froid se faisoit vivement sentir, la neige tomboit en
abondance; au point du jour la terre en étoit couverte. Je ressentis
alors un mortel découragement: mes cailloux, qui auroient pu m'indiquer
ma route, étoient tous enterrés; il paroissoit impossible que je
retrouvasse mon beau-père et ma femme.

Le cheval qui leur restoit à mon départ les avoit-il nourris
jusqu'alors? La faim, l'horrible faim, ne les avoit-elle pas forcés à
sortir de leur retraite? Étoient-ils encore dans ces affreux déserts?
S'ils n'y étoient plus, où pourrois-je les trouver? où traînerois-je
sans eux ma misérable vie?... Mais pouvois-je croire que Pulauski eût
abandonné son gendre, que Lodoïska eût consenti à se séparer de son
époux? Non, sans doute. Ils étoient donc dans cette affreuse solitude,
et, si je les abandonnois, ils alloient y mourir de faim et de froid!
Cette réflexion désespérante me détermina; je n'examinai plus si, en
m'éloignant beaucoup de mon chariot, je ne courois pas le danger de ne
pouvoir plus le retrouver. Porter quelque secours à mon beau-père et à
ma femme, voilà ce qui pressoit le plus.

Je pris mon fusil et de la poudre, je chargeai des provisions sur un de
mes chevaux: je m'engageai dans la forêt beaucoup plus avant que la
veille; je criai de toutes mes forces; je fis avec mon fusil de
fréquentes décharges... Le plus morne silence régnoit autour de moi!

Je me trouvois dans un endroit de la forêt très épais, il n'y avoit plus
de passage pour mon cheval; je l'attachai à un arbre, et, mon désespoir
l'emportant sur toute autre considération, je m'avançai toujours avec
mon fusil et une partie de mes provisions. J'errai plus de deux heures
encore, et mon inquiétude ne faisoit que redoubler, lorsqu'enfin
j'aperçus des pas humains empreints sur la neige.

L'espérance me rendit des forces; je suivis des traces toutes fraîches.
Bientôt je vis Pulauski à peu près nu, exténué par la faim, presque
méconnoissable à mes propres yeux. Il faisoit des efforts pour se
traîner vers moi et pour répondre à mes cris. Dès que je l'eus joint, il
se jeta avec avidité sur les alimens que je lui offris, et les dévora.
Je lui demandai où étoit Lodoïska. «Hélas! me dit-il, tu vas la voir!»
Le ton dont il prononça ces paroles me fit trembler. J'arrivai à la
caverne, trop préparé au funeste spectacle qui m'y attendoit. Lodoïska,
enveloppée de ses habits, couverte de ceux de son père, étoit étendue
sur un lit de feuilles à moitié pourries. Elle souleva avec effort sa
tête appesantie; et, refusant les alimens que je lui offrois: «Je n'ai
pas faim, me dit-elle, la mort de mes enfans, la perte de Dorliska, nos
marches si longues, si pénibles, vos dangers toujours renaissans, voilà
ce qui m'a tuée. Je n'ai pu résister à la fatigue et au chagrin... Mon
ami, je suis mourante... J'ai entendu ta voix, mon âme s'est arrêtée...
Je te revois! Lodoïska devoit mourir dans les bras de l'époux qu'elle
adore! Secours mon père... Qu'il vive!... Vivez tous deux,
consolez-vous, oubliez-moi... Cherchez partout ma chère...» Elle ne put
prononcer le nom de sa fille: elle expira. Son père lui creusa un
tombeau à quelques pas de la caverne; je vis la terre engloutir tout ce
que j'aimois!... Quel moment!... Pulauski veilla sur mon désespoir: il
me força de survivre à Lodoïska.»

                   *       *       *       *       *

Lovzinski voulut continuer: ses sanglots l'interrompirent. Il me demanda
un moment, passa dans un cabinet voisin, et ne tarda pas à rentrer, une
miniature à la main. «Voilà, me dit-il, le portrait de ma petite
Dorliska; voyez comme elle étoit déjà belle! Dans ses traits à peine
développés je reconnois tous les traits de sa mère... Ah! si du
moins...» J'interrompis Lovzinski. «La charmante figure! m'écriai-je:
elle ressemble à ma jolie cousine!--Voilà bien le propos d'un amant!
répondit-il: l'objet qu'il adore, il le voit partout!... Ah! mon ami, si
du moins Dorliska m'étoit rendue! Mais, depuis douze ans qu'on la
cherche inutilement, je ne dois plus l'espérer.»

Ses yeux se remplissoient encore de larmes, qu'il s'efforça de retenir;
il reprit, d'un ton pénétré, l'histoire de ses malheurs.

                   *       *       *       *       *

«Pulauski, que son courage n'abandonnoit jamais, et dont les forces
s'étoient ranimées, m'obligea de m'occuper avec lui du soin de notre
subsistance. En suivant sur la neige l'empreinte de mes propres pas,
nous arrivâmes au lieu où j'avois laissé mon chariot, que nous
déchargeâmes aussitôt, et que nous brûlâmes ensuite, pour ôter à nos
ennemis le plus léger indice de notre retraite. A l'aide de nos chevaux,
pour lesquels nous trouvâmes un passage en faisant plusieurs détours,
nous parvînmes à transporter dans notre caverne nos meubles et nos
provisions, qu'il falloit ménager si nous voulions rester longtemps dans
cette solitude. Nous tuâmes nos chevaux, que nous ne pouvions nourrir.
Nous vécûmes de leur chair, que la rigueur de la saison conserva pendant
quelques jours: elle se corrompit enfin, et, notre chasse ne nous
procurant que des secours insuffisans, il fallut entamer nos provisions,
qui se trouvèrent, au bout de trois mois, entièrement consommées.

Quelques pièces d'or et la plus grande partie des diamans de Lodoïska
nous restoient encore. Ferois-je un second voyage à Pultava, ou bien
nous hasarderions-nous à quitter notre retraite? Nous avions déjà si
cruellement souffert dans cette solitude que nous prîmes le dernier
parti.

Nous sortîmes de la forêt, nous passâmes la Sem près de Rylks, nous
achetâmes un bateau, et, déguisés en pêcheurs, nous descendîmes la Sem,
nous entrâmes dans la Desna. Notre bateau fut visité à Czernicove: la
misère avoit tellement défiguré Pulauski qu'il étoit impossible de le
reconnoître. Nous entrâmes dans le Dniéper; nous traversâmes Kiove à
Drylow. Là, nous fûmes obligés de recevoir dans notre bateau et de
passer à l'autre bord des soldats russes qui alloient joindre une petite
armée employée contre Pugatchew. Nous apprîmes à Zaporiskaia la prise de
Bender et d'Oczakow, la conquête de la Crimée, la défaite et la mort du
visir Oglou. Pulauski, désespéré, vouloit traverser les vastes contrées
qui le séparoient de Pugatchew, et se joindre à cet ennemi des Russes;
mais nos fatigues nous forcèrent de rester à Zaporiskaia. La paix, qui
fut conclue bientôt après entre la Porte et la Russie, nous laissa les
moyens d'entrer en Turquie.

Nous traversâmes à pied, et toujours déguisés, le Bondsiac, une partie
de la Moldavie, de la Valachie; et, après des fatigues inouïes, nous
arrivâmes à Andrinople. On nous arrêta; on nous accusa devant le cadi
d'avoir voulu vendre sur notre route des diamans que nous avions
apparemment volés: les mauvais habits dont nous étions couverts avoient
donné lieu à ce soupçon. Pulauski se découvrit au cadi, qui nous envoya
sous sûre garde à Constantinople.

Nous fûmes admis à l'audience du Grand-Seigneur. Il nous fit donner un
logement, et nous assigna sur son trésor un honnête revenu. Alors
j'écrivis à mes soeurs et à Boleslas: nous apprîmes par leurs réponses
que les biens de Pulauski étoient saisis; qu'il étoit dégradé et
condamné à perdre la tête. Mon beau-père fut consterné: il s'indigna
qu'on l'eût accusé d'un régicide; il écrivit pour sa justification.
Toujours dévoré de l'amour de son pays, toujours guidé par la haine
mortelle qu'il avoit jurée à ses ennemis, il ne cessa, pendant quatre
ans que nous restâmes en Turquie, d'y intriguer pour que la Porte
déclarât la guerre à la Russie. En 1774, il reçut avec des transports de
rage la nouvelle de la triple invasion[3] qui enlevoit à la république
le tiers de ses possessions. Ce fut au printemps de 1776 que les
insurgens se décidèrent à soutenir par les armes leurs droits violés.
«Mon pays a perdu sa liberté, me dit Pulauski; ah! du moins, combattons
pour celle d'un peuple nouveau!»

  [3] Démembrement de la Pologne fait par l'impératrice de Russie,
    l'Empereur et le roi de Prusse.

Nous passâmes en Espagne, nous nous embarquâmes sur un vaisseau qui
faisoit voile pour la Havane, d'où nous nous rendîmes à Philadelphie. Le
congrès nous employa dans l'armée du général Washington. Pulauski,
consumé d'un noir chagrin, exposoit sa vie comme un homme à qui elle
étoit devenue insupportable; on le trouvoit toujours aux postes les plus
dangereux: vers la fin de la quatrième campagne, il fut blessé à mes
côtés. On l'emportoit dans sa tente. «Je sens que ma fin s'approche, me
dit-il; il est donc vrai que je ne reverrai pas mon pays! Cruelle
bizarrerie de la destinée! Pulauski tombe martyr de la liberté
américaine, et les Polonois sont esclaves!... Mon ami, ma mort seroit
affreuse, s'il ne me restoit un rayon d'espérance. Ah! puissé-je ne pas
m'abuser!... Non, je ne m'abuse point, poursuivit-il d'une voix plus
forte. Un Dieu consolateur offre à mes derniers regards l'avenir,
l'heureux avenir qui s'approche: je vois l'une des premières nations du
monde sortir d'un long sommeil et redemander à ses oppresseurs son
honneur et ses droits antiques, ses droits sacrés, imprescriptibles,
ceux de l'humanité. Je vois dans une immense capitale longtemps avilie,
déshonorée par toutes les espèces de servitudes, une foule de soldats se
montrer citoyens, et des milliers de citoyens devenir soldats. Sous
leurs coups redoublés la Bastille s'écroule, le signal est donné d'une
extrémité de l'empire à l'autre, le règne des tyrans est fini; un peuple
voisin, quelquefois ennemi, mais toujours généreux, mais toujours digne
juge des grandes actions, vient d'applaudir à ces efforts inattendus,
couronnés d'un si prompt succès. Ah! puisse une estime réciproque
commencer et affermir entre les deux peuples une inaltérable amitié!
puisse cette horrible science de fourberies et de trahisons que les
cours ont appelée _Politique_ ne pas apporter d'obstacle à cette
fraternelle réunion! Nobles rivaux de talens et de philosophie,
François, Anglois, laissez enfin et laissez pour jamais ces discordes
sanglantes dont la fureur s'est trop souvent étendue sur les deux
mondes; ne vous partagez plus l'empire de l'univers que par la force de
vos exemples et l'ascendant de votre génie. Au lieu du cruel avantage
d'épouvanter les nations et de les soumettre, disputez-vous la gloire
plus solide d'éclairer leur ignorance et de briser leurs fers.

«Approche, ajouta Pulauski, regarde à quelques pas de nous, au milieu du
carnage, parmi tant de guerriers fameux, un guerrier célèbre entre tous
par son mâle courage, ses vertus vraiment républicaines et ses talens
prématurés. C'est l'héritier d'un nom depuis longtemps illustre, mais
qui n'avoit pas besoin de la gloire de ses aïeux pour illustrer son nom;
c'est ce jeune La Fayette, déjà l'honneur de la France et l'effroi des
tyrans: cependant il commence à peine ses immortels travaux. Envie son
sort, Lovzinski! tâche d'imiter ses vertus, marche le plus près que tu
pourras sur les pas d'un grand homme. Celui-ci, digne élève de
Washington, sera bientôt le Washington de son pays. C'est à peu près
dans le même temps, mon ami, c'est à cette mémorable époque de la
régénération des peuples, que la justice éternelle doit ramener aussi
pour nos concitoyens les jours de la vengeance et de la liberté. Alors,
Lovzinski, en quelque lieu que tu sois, que ta haine se réveille! Tu
combattis si glorieusement pour la Pologne! Que le souvenir de nos
injures et de nos exploits échauffe ton courage! Que ton épée, tant de
fois rougie du sang ennemi, se tourne encore contre les oppresseurs!
Qu'ils frémissent en te reconnoissant! qu'ils tremblent en se rappelant
Pulauski!... Ils nous ont ravi nos biens, ils ont assassiné ta femme,
ils t'ont arraché ta fille, ils ont flétri mon nom!... Les barbares! ils
se sont partagé nos provinces! Lovzinski, voilà ce qu'il ne faut jamais
oublier. Quand nos persécuteurs ont été ceux de la patrie, la vengeance
devient indispensable et sacrée. Tu dois aux Russes une haine éternelle,
tu dois à ton pays la dernière goutte de ton sang.»

Il dit[4], il expira. La mort, en le frappant, m'enleva ma dernière
consolation.

  [4] Pulauski fut tué au siège de Savannah, en 1779.

Mon ami, j'ai combattu pour les États-Unis jusqu'à l'heureuse paix qui
vient d'assurer leur indépendance. M. de C..., qui a longtemps servi en
Amérique, dans le corps que commandoit le marquis de La Fayette[5], M.
de C... m'a donné une lettre de recommandation pour le baron de Faublas.
Celui-ci a pris à mon sort un intérêt si vif que bientôt nous nous
sommes liés d'une étroite amitié. Je n'ai quitté sa province que pour
venir m'établir à Paris, où je savois qu'il ne tarderoit pas à me
suivre. Cependant mes soeurs ont rassemblé quelques foibles débris de ma
fortune, jadis immense. Mes soeurs, instruites de mon arrivée ici et du
nom que j'y ai pris, m'écrivent que dans quelques mois elles viendront
consoler par leur présence l'infortuné Duportail.»

  [5] Un jeune héros. J'ai compris fort aisément que Lovzinski me
    parloit du marquis de La Fayette.

                   *       *       *       *       *

Lovzinski resta comme abîmé dans ses réflexions douloureuses; enfin il
me dit qu'il avoit mis en moi ses plus chères espérances; que le dessein
de mon père étoit de me faire voyager l'année prochaine. J'interrompis
M. Duportail pour l'assurer que je passerois quelques mois en Pologne,
et que je ne négligerois rien pour me procurer quelques lumières sur le
sort de Dorliska.

Il étoit tard quand je quittai M. Duportail; cependant mon premier soin,
en rentrant à l'hôtel, fut d'appeler M. Person. Il accepta avec
reconnoissance la bague que j'avois achetée le matin, et, sans se faire
beaucoup presser, il m'avoua que, la veille, il avoit instruit Adélaïde
de l'étrange visite que Mme de B... m'avoit rendue chez moi. «J'avois
remarqué ce joli cavalier, me dit-il; et vous devez vous souvenir que je
me trouvai sur l'escalier quand M. Duportail nomma la marquise de B...»
Je priai M. Person d'être à l'avenir plus réservé: il me quitta en me
renouvelant les assurances de son désintéressement et de sa discrétion.

Rosambert avoit donc raison! Sophie m'aimoit! une indiscrétion de M.
Person avoit fait tout le mal. Sophie jalouse!... Mais comment
l'apaiser? Comment dissiper ses alarmes? Comment la voir?... J'aurois pu
me dispenser de me mettre au lit; l'inquiétude chassa le sommeil: toute
la nuit je m'occupai de mes peines, des peines de Sophie. Il faut avouer
cependant que je songeai quelquefois au vicomte de Florville; mais la
marquise étoit si malheureuse! les momens que je donnai à son souvenir
furent si courts! les idées qu'il me fit naître furent si
différentes!... On seroit bien sévère si l'on ne m'excusoit pas.

Je ne savois encore quel parti prendre, quand le jour parut. Mon
conseiller arriva enfin pour me déterminer. «M. Person a fait la faute,
me dit Rosambert, c'est à lui de la réparer. Faites une lettre pour Mlle
de Pontis; que le cher gouverneur s'en charge, et la remette à Mlle de
Faublas, qui ne manquera pas de la porter à son adresse.» J'écrivis[6].
M. Person, devenu le plus complaisant des hommes, accepta sans
difficulté la commission délicate que je confiois à son zèle. Il la fit
assez promptement; il m'apporta une réponse de ma jolie cousine.

  [6] Le lecteur a peut-être cru que j'allois lui donner, par ordre de
    date, le journal de ma correspondance amoureuse. Qu'il se rassure:
    de toutes les lettres que nous nous sommes écrites, il ne verra que
    celles dont la lecture est absolument nécessaire pour l'intelligence
    des faits.

Elle étoit courte; elle fut bientôt lue... Rosambert, sautez de joie,
baisez ces deux lignes; écoutez:

  _Vous dites que vous n'aimez pas la marquise; ah! si je pouvois en
  être sûre!_

Dans l'excès de ma joie, je sautai au cou de M. Person. «Vous êtes
content de cette réponse? me dit-il; eh bien, j'ai encore une nouvelle
plus heureuse à vous apprendre.--Dites, mon cher gouverneur, dites
vite.--Monsieur, mademoiselle votre soeur m'a d'abord demandé de vos
nouvelles avec beaucoup d'intérêt. Elle a rougi quand je l'ai priée de
remettre votre lettre à Mlle de Pontis: «Monsieur Person, vous direz à
mon frère que depuis hier Sophie, désolée, m'a tout conté; vous lui
direz que maintenant je connois mieux que lui la maladie de sa cousine,
et même que j'ai lu la recette en question. Je ne suis plus étonnée que
le baron se soit fâché!... Monsieur, attendez un moment, je vais porter
la lettre... C'est peut-être pousser la complaisance bien loin; mais mon
frère se chagrine, ma bonne amie souffre, je n'examine que cela.» Elle
est revenue quelques momens après avec ce billet. En me le donnant, elle
m'a demandé, d'un air embarrassé, si l'on ne vous verroit pas. Je lui ai
objecté l'expresse défense du baron. Elle m'a observé, en rougissant
beaucoup, que Mme Munich se levoit rarement avant dix heures; que le
baron ne se levoit jamais plus tôt; et qu'enfin la porte du couvent
s'ouvroit à huit heures précises. «Eh bien, Mademoiselle, lui ai-je dit,
demain matin monsieur votre frère...» Elle m'a interrompu: «Oui, demain
matin, qu'il n'y manque pas.»

Que la journée s'écoula lentement! quelle mortelle nuit la suivit! Cent
fois je fus tenté d'arrêter mon horloge et d'avancer mes montres! Enfin
j'entendis sonner l'heure tant désirée. Je volai au couvent: Adélaïde
vint au parloir, Sophie l'accompagnoit.

«Ah! ma soeur! ah! Mademoiselle!» Je joignis leurs jolies mains, que je
baisai tour à tour. Sophie, trop émue, fut obligée de s'asseoir. «Vous
nous avez donné bien du chagrin!» me dit-elle; et je vis ses yeux se
remplir de larmes. Comment exprimer la douceur de celles que je versai!
«Vous souffrez? me dit Adélaïde.--Non, ma soeur; jamais un moment plus
heureux...--Mais ceux que vous passez avec la marquise? interrompit
Sophie en tremblant.--Ma jolie cousine, ma chère Sophie, croyez-vous que
je puisse l'aimer?--Pourquoi donc la voyez-vous si souvent?--Je ne la
verrai plus, je vous promets que je ne la verrai plus.--Ah! si vous me
trompez!...--Pourquoi donc te tromperoit-il, ma bonne amie? Puisqu'il
t'aime, il est clair qu'il ne peut pas aimer cette Mme de
B...--Adélaïde, tu ne sais donc pas...?--Si fait, je sais ce que c'est
que la jalousie, tu me l'as dit hier; mais c'est un sentiment qui fait
du mal et qui n'est pas raisonnable. Pourquoi mon frère te diroit-il
qu'il t'aime, s'il ne t'aimoit pas?--Et pourquoi le dit-il à la
marquise?--Sophie, je vous jure que je vous adorai le premier jour que
je vous vis; vous seule m'avez fait éprouver ce sentiment tendre et
respectueux qu'inspirent l'innocence et la beauté, cet amour véritable
dont il faut brûler pour Sophie. C'est vous, c'est vous seule qui m'avez
fait sentir que j'avois un coeur, et je n'aimerai jamais que vous.--Si
vous saviez combien j'ai de plaisir à vous croire!»

Sophie se pencha sur le sein d'Adélaïde qu'elle embrassa. «Comme ton
frère te ressemble! lui dit-elle: il a tes yeux, ton teint, ta bouche,
ton front!» Elle l'embrassa une seconde fois. «En vérité, répondit
Adélaïde d'un petit ton boudeur, autrefois vous m'aimiez pour moi;
maintenant je crois que vous ne m'aimez plus qu'à cause de lui... Voilà
donc ce qu'on appelle de l'amour! J'avoue que, si je le trouvai triste
hier, il me paroît aujourd'hui bien séduisant... Mon frère, quand est-ce
que vous épouserez ma bonne amie?--Le baron prétend que je suis trop
jeune; mais, si mademoiselle le permet...--Pourquoi donc m'appelez-vous
mademoiselle? ne suis-je plus votre jolie cousine?--Ah! jolie, plus
jolie que jamais! plus que jolie! Si vous le permettez, j'irai parler à
M. de Pontis; je lui dirai que j'adore sa fille, que sa fille m'a
choisi; je lui dirai qu'il me donne ma femme, qu'il m'unisse à
Sophie.--Mon père n'est point à Paris... Des affaires de famille... Je
vous conterai tout cela: mais il faut que je vous quitte.--Quoi!
déjà?--Oui, il faut que je rentre avant que Mme Munich se
réveille.--Demain, j'aurai donc le bonheur!...--Demain! tous les
jours...--Non, cela ne se peut pas. Non, cela ne se peut pas, répéta
Adélaïde, on s'en apercevroit... Mon frère, une fois par semaine.--Oh!
mais, répliqua Sophie, tu sais bien comme Mme Munich dort quand elle a
bu, et elle boit souvent.--Quoi! ma jolie cousine, votre
gouvernante...--Aime le vin et les liqueurs fortes; c'est une
Allemande.--Eh bien, en ce cas, je puis venir ici...--Dans trois ou
quatre jours, interrompit encore ma soeur; plus souvent ce seroit nous
exposer...» Sophie soupira. «Hélas! oui, dit-elle, si l'on alloit nous
séparer!... Adieu, mon cher cousin. (Elle s'éloignoit; elle revint.) Ah!
je vous en prie, n'allez pas chez la marquise.--N'y allez pas, mon
frère, me dit aussi Adélaïde; n'y allez pas, entendez-vous? et, si elle
vient chez vous, renvoyez-la.»

Lecteurs septuagénaires et goutteux, c'est à vous que je m'adresse. La
vieillesse et ses infirmités n'ont pas toujours roidi vos jambes et
glacé vos coeurs. Il fut un temps où vous eûtes aussi vos rendez-vous;
alors vous partiez plus légers, plus prompts que les vents, et vous
reveniez de même. Vous ne l'avez pas oublié sans doute, et par
conséquent vous jugez que mon père dormoit encore quand je rentrai chez
moi.

Je ne m'occupai le reste de la journée que de mon bonheur; la nuit
suivante fut aussi courte que la dernière m'avoit paru longue. Les
songes les plus doux embellirent mon paisible sommeil; ils me montrèrent
ma Sophie; et, ce qu'on croira difficilement peut-être, ils ne me
montrèrent qu'elle.

                   *       *       *       *       *



Il étoit près de midi quand je sonnai Jasmin. «Tu ne m'as pas rendu
réponse hier. Comment se porte Mme de B...?--Hier, Monsieur? vous ne
m'avez pas dit d'y aller.--Comment! Jasmin, vous n'y avez pas été! vous
savez qu'elle est malade!... Courez-y donc vite.»

Envoyer chez la marquise, ce n'étoit pas y aller, ce n'étoit pas manquer
de parole à Sophie. D'ailleurs, il y a des devoirs de société qu'un
galant homme ne peut se dispenser de remplir.

Jasmin revint une heure après: «Monsieur, Mlle Justine m'a dit que
madame étoit plus mal, et qu'on craignoit que la fièvre ne se
réglât.--On craint que la fièvre ne se règle; mais cela est donc
sérieux?--Oui, Monsieur, Mlle Justine m'a dit tout bas de vous avertir,
de sa part, que monsieur le marquis étoit parti ce matin pour
Versailles, où il doit rester trois jours.--C'est bon, Jasmin, allez.»

[Illustration: FAUBLAS CHEZ CORALIE]

La fièvre va se régler!... Pauvre vicomte de Florville!... Ce sont les
propos du baron,... c'est mon ingratitude:... car au fond elle a à se
plaindre de moi. Je l'ai trompée... Je n'avois qu'à lui dire que j'en
aimois une autre... Elle va plus mal! Et si le danger devenoit encore
plus grand! Si la marquise, à la fleur de son âge, périssoit consumée
d'une maladie lente!... J'aurois éternellement sa mort à me
reprocher!... Cette idée est insupportable... O ma Sophie, tu m'es bien
chère! mais faut-il, à cause de toi, laisser la marquise mourir de
chagrin?

J'appelai Jasmin: «Retourne à Justine, demande-lui si, dans l'absence du
marquis, je ne pourrois pas voir Mme de B..., la calmer,... la consoler
un peu? Jasmin, si cela se peut, tu t'informeras de l'heure,... de la
porte par laquelle je dois entrer;... enfin tu arrangeras cela avec
Justine.--Oui, Monsieur.--Va vite.»

Il ne tarda pas à revenir. Justine lui avoit dit qu'elle ne croyoit pas
que madame fût en état de recevoir personne; qu'elle ne savoit pas si
madame seroit bien aise de la visite de monsieur le chevalier; que,
cependant, il n'y avoit qu'une scène à risquer. Je savois le chemin: ce
soir, sur les neuf heures, je n'avois qu'à me glisser par la porte
cochère, gagner promptement l'escalier dérobé, ouvrir la porte du
boudoir avec la clef qu'elle donnoit. Au reste, si madame se fâchoit,
Justine ne prenoit rien sur elle, et ce seroit mon affaire.

A neuf heures précises je frappai à l'hôtel du marquis. «Qui
demandez-vous?» cria le suisse. Je répondis: «Justine», et je me coulai
rapidement. Je trouvai Justine en sentinelle dans le boudoir: «Comment
va-t-elle?--Bien doucement.--Elle est là, dans sa chambre à
coucher?--Oh! mon Dieu, sûrement, et au lit.--Elle est alitée?--Oui,
Monsieur.--Cet imbécile de Jasmin ne m'a pas dit cela. Est-elle seule?
ses femmes...--Elle est seule, Monsieur; mais je n'ose vous annoncer»,
ajouta-t-elle en composant sa petite mine friponne. Je l'embrassai par
distraction. «Tiens, vois-tu cette chienne d'ottomane-là? je ne
l'oublierai de ma vie», et, toujours par distraction, je poussai Justine
dessus. Elle parut véritablement effrayée. «Mon Dieu! madame va
entendre, elle ne dort pas.» Effectivement la marquise, forçant sa voix
un peu éteinte, demanda qui étoit là. Justine ouvrit la porte de la
chambre à coucher: «Madame, c'est...» J'approchai du lit, je pris la
belle main qui entr'ouvroit les rideaux: «C'est moi, c'est votre amant,
qui, plein d'inquiétude...--Quoi! Monsieur, qui vous a ouvert la porte?
qui vous a permis?...--J'ai cru que vous excuseriez...--Eh bien!
Monsieur, que voulez-vous? insulter à ma douleur? redoubler mes
chagrins? augmenter mon mal?--Je viens pour le calmer.--Le calmer!
Monsieur, ferez-vous que je n'aie pas entendu ce que votre père a dit,
que je n'aie pas lu ce que vous avez écrit? (La marquise fit quelques
efforts pour me cacher ses larmes.)--Madame, devez-vous m'imputer les
torts du baron? Et quant à la lettre...--Monsieur, je ne vous demande
pas d'explication, je n'en veux pas.--Au moins, dites-moi si depuis hier
vous vous sentez un peu mieux.--Plus mal, Monsieur, plus mal. Mais que
vous importe? Quelle espèce d'intérêt prenez-vous à ce qui me
touche?--Pouvez-vous le demander!--Sans doute j'ai tort; je dois être
assez convaincue que vous ne m'aimez pas.--Ma chère maman!...--Laissez
ce nom qui me rappelle mes fautes et mon bonheur, hélas! trop court; ce
nom qui rappelle un enfant trop aimable et trop aimé! un enfant dont la
fausse candeur me séduisit, dont les charmes peu communs égarèrent ma
raison... Je me flattois qu'au moins sa tendresse étoit le prix de la
mienne... Hélas! il me trahissoit froidement! Cruel! si jeune encore,
vous possédez à ce point l'art de tromper!--Non, je ne vous trompe
pas.--Allez, ingrat, allez aux pieds de votre Sophie vous faire un
mérite de mes douleurs. Dites-lui que la marquise, indignement
sacrifiée, gémit de vous avoir connu, et, pour qu'il ne manque rien à
mon humiliation, allez trouver votre père, votre père qui ose me faire
un crime de ma tendresse pour vous; apprenez-lui que son digne fils m'en
a cruellement punie; mais, Faublas, souvenez-vous du moins,
souvenez-vous toujours que cette femme qu'on vous a dite ardente, vive,
emportée, uniquement dévorée de la soif du plaisir, que cette femme ne
put résister au chagrin d'avoir été si cruellement traitée, et ne se
consola jamais de vous avoir perdu.--Ma chère maman, pouvez-vous
méconnoître le sentiment qui me ramène?--Oui, la pitié que vous ne
pouvez refuser à mes peines! l'offensante pitié!--Non: l'amour, l'amour
le plus vif.»

Je pris une de ses mains, qu'elle ne retira plus. On ne peut se figurer
combien ses plaintes m'avoient ému, combien je souffrois de l'état où je
la trouvois.

«Ah! me dit-elle, que vous connoissez bien ma foiblesse et ma crédulité!
Allons, Faublas, asseyez-vous là. (Je me plaçai sur le bord de son lit.)
Eh mais, si quelqu'un entroit! si l'on vous voyoit! Faites-moi le
plaisir d'appeler Justine, elle est dans le boudoir... Petite, que ma
porte soit fermée à tout le monde... Tu diras à mes femmes que je
repose, et tu recommanderas bien dans l'antichambre qu'on ne laisse
entrer personne... Mon ami, vous souperez ici.--De tout mon
coeur.--Petite, demande une volaille... Tu leur diras que je suis
assoupie, fatiguée; mais qu'avant de m'endormir je me sens quelque envie
d'entamer une aile... Surtout je veux être tranquille. Toi, Justine, tu
auras un appétit excessif: tu m'entends bien?--Oui, Madame, répliqua la
soubrette en riant; oui, il faut ce soir que je mange comme deux.»

Dès que Justine fut sortie, je serrai la marquise dans mes bras, et,
après avoir préludé par de petites caresses, je voulus pousser très loin
mes entreprises. On m'opposa une résistance à laquelle je ne m'attendois
pas, et Justine, qui apportoit un poulet, me força de suspendre
l'attaque. La marquise ne voulut pas manger; moi, tout en dépeçant
l'animal, je considérois l'appartement avec une attention que ma belle
maîtresse remarqua. «Mais que regarde-t-il donc ainsi?--Cet appartement
que je reconnois avec plaisir, il me semble que c'est ici...» La
marquise me comprit: «Oui, c'est ici que la figure de Mlle Duportail m'a
joué un vilain tour.--Pourquoi vilain?--Pourquoi? parce que Faublas est
un trompeur.--Ah! vous allez recommencer la querelle! En vérité, maman,
vous êtes ce soir bien singulière. Vous voulez qu'on dispute, et vous ne
voulez pas qu'on se raccommode.--Justement, Monsieur le libertin et
l'ingrat; vous avez de bonnes raisons, vous, pour vouloir tout le
contraire: c'est au raccommodement que vous visez, et vous esquivez la
dispute. Au reste, puisque nous en sommes là-dessus, demandez au baron
s'il ne faut pas...--Quoi! maman, il se pourroit que ce que mon père a
dit...? Ce seroit là ce qui empêcheroit...?--Que ce soit cela ou autre
chose, toujours est-il certain, Monsieur le conquérant, que ce soir il
n'y aura pas entre nous de raccommodement dans ce sens-là!--Ah! ma
petite maman, c'est précisément dans ce sens-là qu'il y en aura.--Je
vous assure que non.--Je vous proteste que si.»

L'air déterminé dont j'affirmois parut effrayer la marquise: je la vis
s'arranger de la manière qu'elle jugea la plus propre à me contrarier.
«Oui, oui, faites vos dispositions; mais, dès que j'aurai soupé, quand
Justine ne sera plus là, vous verrez!--Justine ne s'en ira pas...
Petite, ne quitte pas mon appartement... Chevalier, asseyez-vous ici,...
un peu plus près de nous... Là, bien, j'ai quelque chose à vous dire.»

Elle passa un bras derrière moi, appuya sa tête sur mon épaule; et,
après m'avoir donné un baiser: «Faublas, m'aimez-vous? dit-elle en
baissant la voix.--Maman, n'en doutez plus.--Je vous en demande une
preuve.--Quoi donc? m'écriai-je avec inquiétude.--De ne pas insister ce
soir sur le raccommodement...--Pourquoi cela?--Mon ami, j'ai la fièvre,
vous la gagneriez.--Eh bien! qu'importe?--Qu'importe! répéta-t-elle en
m'embrassant; j'aime cette réponse-là: que n'est-elle aussi sage qu'elle
me paroît flatteuse!... Mon bon ami, mon cher Faublas, je ne veux pas
d'un bonheur qui vous coûteroit votre santé! Quelle femme assez peu
délicate pourroit acheter à ce prix quelques instans rapides d'une
jouissance d'autant moins douce qu'elle est plus répétée? Quelle femme
assez aveugle, assez insensible, pourroit, en se donnant à toi, ne céder
qu'à l'attrait du plaisir? Qui! moi! j'énerverois tes forces!
j'épuiserois ta jeunesse! j'altérerois un des plus beaux ouvrages de la
nature! je détruirois un de ses chefs-d'oeuvre les plus séduisans! Non,
mon cher Faublas, non. Pour t'épargner des regrets, je combattrai tes
désirs et ma propre foiblesse; dans tous les temps tu me trouveras prête
à m'immoler pour ton bonheur; et, loin de te préparer des jours tristes
ou douloureux, je donnerai, s'il le faut, ma vie, pour prolonger, pour
embellir la tienne. O des amans le plus aimable et le plus aimé! ce
n'est pas pour moi seulement que je te chéris; va, quoi qu'on en puisse
dire, c'est toi, c'est toi-même que j'adore en toi... Mon bon ami,
promets-moi de ne pas insister ce soir... Je renverrai Justine; tu seras
là, je te verrai, je t'entendrai, je m'endormirai peut-être sur ton
sein; je serai trop heureuse... Mon bon ami, donne-moi ta parole
d'honneur... Chevalier, répondez-moi donc... Mais voyez comme il
réfléchit pour une chose si simple!»

La marquise avoit raison: je réfléchissois. Je pensois à Sophie; je
faisois à ma jolie cousine l'hommage des privations qu'on m'imposoit;
et, cette idée m'inspirant le courage de les supporter, je promis à sa
rivale d'être sage. Aussitôt Justine reçut l'ordre de s'éloigner.

«Faublas, je suis contente de vous, reprit la marquise d'un air de
satisfaction. Causons tranquillement: ce plaisir-là, s'il est moins vif
qu'un autre, est plus durable... De quoi riez-vous?--D'une idée
peut-être singulière.--Dites, mon ami, dites.--Si l'on pouvoit imposer à
une femme qui attend son amant la condition de le garder pendant deux
heures pour causer avec lui seulement, ou de le renvoyer au bout de cinq
minutes qu'alors elle emploieroit à son gré?...--Mon ami, beaucoup de
belles dames trouveroient l'alternative embarrassante. On dit qu'il y en
a pour qui le plaisir de parler sentiment est le _nec plus ultra_ de
l'amour; toutes les autres fonctions d'une maîtresse coûtent
singulièrement à leur complaisance: d'honneur, je crois que, s'il en
existe, elles sont du moins en bien petit nombre. En revanche, je vous
assure qu'il s'en rencontreroit beaucoup, mais beaucoup, à qui ce
bavardage et cette inaction de deux heures paroîtroient fort ridicules.
J'en connois qui aimeroient bien mieux rester muettes toute leur
vie.--Ce n'est pas vous, maman.--Moi, je serois du parti qui accorderoit
les deux autres.--Oui?--Oui, mon ami. Les deux heures de conversation,
ce seroit pour aujourd'hui, supposons, et les cinq minutes de bonheur,
je les garderois pour demain.--Pour demain? souvenez-vous-en
bien.--Ah!...--Ah! vous l'avez dit.--Oui, mais ce n'étoit qu'une
supposition.»

La marquise mit beaucoup du sien dans l'entretien que nous eûmes
ensemble; et je lui découvris mille perfections que je n'avois pas
encore eu le temps d'apercevoir. Elle m'étonna par une foule de traits
satiriques, ingénieux ou brillans; il lui échappa même quelques pensées
un peu philosophiques, mais pas une seule réflexion morale. J'admirai
surtout en elle cette élocution élégante et facile que l'usage du grand
monde donne quelquefois, cet esprit naturel et fin qui ne s'acquiert
jamais; un goût épuré, dont auroient grand besoin beaucoup de nos beaux
esprits que je ne nomme pas, et plus de savoir que n'en a communément
une femme belle ou jolie.

Je ne croyois être auprès d'elle que depuis un quart d'heure, quand nous
entendîmes sonner minuit. «Voici le moment de la retraite, mon ami, me
dit-elle, il faut que Justine vous reconduise elle-même jusqu'à la
porte, à cause de mon suisse qui n'entend pas raison. (La suivante
attentive accourut au premier coup de sonnette.) Petite, tu vas
reconduire ton amoureux.--Comment? son amoureux!--Eh! sans doute; vous
ne comprenez pas que Justine qui fait entrer un jeune homme le soir, qui
le reconduit à minuit, a tout à fait l'air d'avoir une affaire de coeur?
Je suis sûre que demain on le dira tout haut dans l'office; mais la
petite sait bien que je la dédommagerai amplement de ce qu'elle pourra
souffrir à cause de moi. Adieu, mon cher Faublas; on vous verra demain
sur les huit heures?--Au plus tard.--Mon ami, je serai malade pour tout
le monde... Allons, petite, reconduis-le: car, enfin, il faut ménager un
peu ta réputation; plus il s'en ira tard, et plus on s'égayera sur ton
compte... Allez sans lumière, pour qu'on ne vous voie pas dans le petit
escalier, et marchez bien doucement, de peur de vous blesser.»

Justine et moi nous entrâmes dans le boudoir. J'eus soin de bien fermer
la porte de la chambre à coucher qui y communiquoit, tandis que Justine
ouvroit à tâtons celle qui conduisoit à l'escalier dérobé. Au lieu de
suivre sur cet escalier ma conductrice, qui me tendoit la main, je
l'attirai doucement vers moi. «Mon enfant, lui dis-je si bas qu'à peine
elle entendit, tu te souviens bien de la scène de l'ottomane; je veux me
venger: aide-moi, ne dis mot.» Justine, toujours disposée à me servir,
me seconda si bien sur l'ottomane que la marquise elle-même n'auroit pu
mieux faire; jamais je n'éprouvai mieux combien eut raison celui qui, le
premier, écrivit: «La vengeance est le plaisir des dieux!»

Si l'on veut se pénétrer de mon esprit, considérer mon âge, examiner ma
position, on verra que je ne pouvois manquer au rendez-vous du
lendemain. La marquise m'attendoit avec impatience: elle me prodigua les
caresses les plus flatteuses et les noms les plus doux. Elle satisfit
même ma curiosité, toujours empressée, avec une complaisance qui me
parut du plus favorable augure; mais, comme la veille, elle arrêta mes
transports au moment de les couronner, et, prétextant encore sa fièvre
maudite, elle me refusa constamment la preuve la plus certaine de la
tendresse d'une amante, cette preuve si chère à tous les jeunes gens, si
nécessaire au plus ardent de tous! Je supportois ma peine assez
patiemment, dans l'espérance qu'au moins la jolie suivante, au moment du
départ, auroit pitié de moi; point du tout, la marquise, qui n'étoit
plus alitée, me reconduisit elle-même jusqu'à l'escalier dérobé. Je
voyois bien que Justine souffroit de ma douleur; mais pouvoit-elle me
consoler dans la cour? Je rentrai chez moi bien chaste et bien désolé.

Rosambert, que j'instruisis des rigueurs de ma belle maîtresse, n'en
parut point étonné. Il me dit: «Je vous ai prévenu que Mme de B...
régloit sa conduite sur les circonstances, et la changeoit selon les
événemens. Quelles que soient les qualités physiques et les facultés
morales de Mlle de Pontis, puisque le chevalier l'aime, elle est à ses
yeux spirituelle et jolie. Cette passion est légitime, honnête et
vertueuse; c'est un premier amour. Il naquit de la sympathie; il vit de
privations; il croîtra par les obstacles, l'habitude et l'espérance.
Mlle de Pontis est donc une rivale dangereuse. Voilà, n'en doutez pas,
ce que s'est dit la marquise; mais, après avoir examiné les moyens de
son ennemie, elle a calculé ses propres forces et la foiblesse du jeune
Adonis dont il s'agit de disputer le coeur irrésolu...--Irrésolu,
Rosambert!--Eh! oui, irrésolu quant à présent. Vous adorez l'une; mais
vous ne pouvez vous décider à lui sacrifier l'autre... A votre âge,
l'attrait du plaisir a une force irrésistible. Vous savez de quel
plaisir je veux parler: Sophie ne peut vous l'offrir, celui-là! C'est
Mme de B... qui en est la dispensatrice intéressée; eh bien! mon ami,
irriter sans cesse vos désirs, les satisfaire quelquefois, ne les
épuiser jamais, en deux mots voilà son plan. C'est pour rendre ses
faveurs plus précieuses qu'elle en sera désormais avare. Croyez qu'elle
souffrira comme vous des privations qu'elle va vous imposer; mais, à
quelque prix que ce soit, la marquise a juré de vous conserver.»

Enfin, il est temps de retourner à Sophie! Elle luit enfin la troisième
journée! Je puis aller au couvent voir ma jolie cousine. Oh! comme
depuis trois jours elle étoit encore embellie!

Pendant deux mois, à peu près, j'eus le bonheur de l'entretenir au
parloir régulièrement deux fois par semaine. O pouvoir prodigieux des
vertus et de la beauté réunies! en quittant ma Sophie, j'imaginois
toujours qu'il étoit impossible que je l'aimasse davantage, et, chaque
fois que je la voyois, je sentois que mon amour étoit encore augmenté.

Il faut avouer cependant que, dans le cours de ces deux mois, je vis
souvent la belle marquise, qui, toujours attachée au plan de réforme
qu'elle avoit en effet adopté, économisoit nos plaisirs, au point de me
refuser quelquefois le nécessaire. Il faut avouer encore que ma jolie
petite Justine, qui savoit très bien mon adresse, venoit _incognito_
chez moi recueillir les épargnes de sa maîtresse.

M. Duportail, impatient de retrouver sa chère fille, étoit parti depuis
six semaines pour la Russie, dans l'espérance de s'y procurer quelques
lumières sur le sort de Dorliska.

Un jour que j'étois avec Rosambert à l'Opéra, nous y rencontrâmes le
marquis de B... Il salua le comte d'un air froidement poli, mais il me
fit l'accueil le plus caressant. Il se plaignit de ce que, depuis plus
de deux mois, il n'avoit pas eu le bonheur de pouvoir me joindre, et il
me demanda comment mon père se portoit. «Fort bien, Monsieur le
marquis: il est actuellement en Russie.--Ah! ah! cela est donc
vrai?--Assurément.--Monsieur, et Mlle Duportail?--Ma soeur se porte à
merveille.--Toujours à Soissons?--Oui, Monsieur.--Et quand revient-elle
dans ce pays-ci?--Au carnaval prochain», répondit aussitôt Rosambert.

Pour détourner cette plaisanterie dont je craignis l'effet, j'assurai au
marquis que ma soeur viendroit passer l'hiver à Paris. «Mais, reprit M.
de B..., vous ne demeurez donc plus à l'Arsenal?--Toujours,
Monsieur.--En ce cas, recommandez donc à vos gens d'être un peu plus
civils et plus attentifs. Ils m'ont bien dit que monsieur votre père
étoit allé en Russie; mais, quand je leur ai demandé de vos nouvelles et
de celles de mademoiselle votre soeur, ils m'ont répondu brusquement que
M. Duportail n'avoit pas d'enfans.--C'est que son père le gêne beaucoup,
interrompit Rosambert; il ne lui permet de recevoir personne.--Oui,
Monsieur, la réponse qu'on vous a faite est sans doute une suite des
ordres que mon père aura donnés.--Eh bien! je croyois monsieur votre
père plus raisonnable; un jeune homme doit avoir un peu de liberté. Une
demoiselle! oh! c'est différent! on ne sauroit veiller les filles de
trop près! et je connois des demoiselles très comme il faut, qu'on ne
tient pas assez..., à qui on laisse faire de mauvaises connoissances (en
disant cela, il regardoit Rosambert d'un air malin); mais vous! cela est
trop rigoureux! Tenez, je veux vous procurer quelque agrément, quelque
dissipation. La marquise est ici: je veux vous présenter à la
marquise.--Monsieur, je ne puis...--Venez, venez, elle vous recevra
bien.--Je ne doute pas que, présenté par vous... Mais, Monsieur...--Eh!
mais, pourquoi toutes ces façons? me dit Rosambert. Madame la marquise
est très aimable.--N'est-il pas vrai, Monsieur, reprit le marquis en
s'adressant d'abord au comte et ensuite à moi, n'est-il pas vrai qu'elle
est très aimable, ma femme?... elle a beaucoup d'esprit. D'abord je ne
l'aurois pas épousée sans cela.--La vérité est que madame la
marquise a beaucoup d'esprit; et monsieur le sait bien! s'écria
Rosambert.--Monsieur le sait bien? répéta le marquis.--Oui, Monsieur, ma
soeur me l'a dit.--Ah! mademoiselle votre soeur! oui... Je vous assure,
Monsieur, qu'il ne manque à ma femme que d'être un peu plus
physionomiste; mais cela viendra, cela viendra,... j'ai déjà remarqué
qu'elle a un goût naturel pour les belles figures. Monsieur Duportail,
la vôtre est très prévenante, et puis vous ressemblez singulièrement à
mademoiselle votre soeur, que la marquise aime beaucoup. Venez,
suivez-moi, je vais vous présenter à la marquise.--En vérité, Monsieur
le marquis, je suis désolé de ne pouvoir mieux répondre à tant
d'honnêtetés; mais je me suis, pour ainsi dire, dérobé de chez moi; je
vais me cacher dans le parterre,... je ne puis paroître dans une loge...
Si quelqu'un des amis de mon père me voyoit, il le lui écriroit
sûrement, et vous n'avez pas d'idée de la scène que M. Duportail me
feroit à son retour.--Il y a des parens bien ridicules!... Je savois
bien que j'avois quelque chose à vous demander, Monsieur...
Connoissez-vous un certain M. de Faublas?» Je répondis sèchement non.
«Mais le comte le connoît peut-être? continua le marquis.--De Faublas?
répliqua Rosambert. Mais oui, je crois avoir entendu ce nom-là,... j'ai
vu cela quelque part.» Il prit le marquis par la main, et, affectant de
parler plus bas: «Ne parlez jamais des Faublas devant les Duportail: ces
deux familles-là sont ennemies!... Il y aura du sang répandu au premier
jour.--Tout cela s'est donc découvert? répliqua le marquis à
demi-voix.--Quoi, tout cela? répondit Rosambert.--Bon! vous m'entendez
de reste.--Non, le diable m'emporte!--Oh! que si; mais vous avez raison:
à votre place, je serois aussi discret que vous.--D'honneur! si je
comprends un mot!...--Allons, brisons là», dit le marquis. Il éleva la
voix. «Oh çà, dis-moi, Rosambert, car je suis un bon diable, je ne sais
pas garder rancune, moi! dis-moi pourquoi, depuis plus de six semaines,
tu n'es pas venu nous voir.--Des affaires.--Bon! des affaires; des
maîtresses!... On ne m'attrape pas, va! J'espère qu'au moins tu voudras
bien venir saluer la marquise!--Assurément... Chevalier, vous voulez
bien m'attendre ici un moment?»

Le marquis, en me quittant, me répéta qu'il regrettoit fort de ne
pouvoir me présenter à sa femme.

Un quart d'heure après Rosambert revint à moi en riant. «Mme de B... n'a
pas paru fâchée de me voir, me dit-il: elle m'a reçu poliment; nous nous
sommes traités réciproquement comme des gens de connoissance qui se
souviennent de s'être rencontrés souvent dans le monde. Pourtant la
marquise a été un peu étonnée quand son bon mari lui a dit que j'étois
ici avec M. Duportail le fils, qui n'avoit jamais osé lui venir
présenter ses devoirs. Vous concevez que, tout étant fini entre Mme de
B... et moi, je n'ai pas cherché à augmenter l'embarras de sa position;
au contraire, je l'ai charitablement aidée à me tromper moi-même: je
suis entré dans toutes ses idées aussi bonnement que son cher époux. Ce
qu'il y a de fort singulier, c'est que j'ai trouvé de temps en temps de
grandes obscurités dans cette plaisante scène, qui m'a d'ailleurs
beaucoup amusé. Vous m'expliquerez cela, Faublas. Tenez, quoique M. de
B... parlât bas dans ce moment-là, j'ai pourtant bien entendu qu'il
disoit à la marquise: «Madame, je vous le disois bien que cette Mlle
Duportail n'étoit pas une fille honnête. Tout cela s'est découvert; les
Duportail sont furieux; et, s'ils rencontrent ce M. de Faublas, ils lui
feront un mauvais parti. Je suis sûr que le voyage de la demoiselle à
Soissons et celui du père en Russie ne sont que des prétextes. Aussi ce
père a bien mérité cela: il gêne horriblement son fils, et il laisse
faire à sa fille tout ce qu'elle veut.» Voilà à peu près, continua le
comte, ce que le marquis a dit. Faublas, vous êtes au fait, faites-moi
le plaisir de m'apprendre ce que tout cela signifie.»

Je contai à Rosambert comment le marquis avoit trouvé mon portefeuille
dans un _mauvais lieu_, comment il avoit prouvé à sa femme que Mlle
Duportail étoit une p....., comment la marquise s'étoit fait rendre mes
lettres sur son ottomane, moi présent. Le comte donna un libre cours à
sa gaieté et finit par me demander pourquoi je n'avois pas voulu être
présenté à Mme de B... «Mon ami, lui répliquai-je, si j'étois follement
épris de la marquise et qu'il n'y eût pas eu d'autres moyens de la voir
que celui-là, je l'aurois employé; mais, puisque nous nous joignons
facilement, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, puisque les rendez-vous
ne nous manquent pas, pourquoi aurois-je encore été chercher des dangers
sous un travestissement nouveau?--Quoi donc! cela auroit produit des
scènes plaisantes! A votre place, la marquise n'auroit pas balancé.»

Après le spectacle, je suivis Rosambert à la loge de Mlle ***, qu'il
connoissoit particulièrement. Une danseuse étoit avec la princesse. «Il
est joli, dit celle-ci après m'avoir majestueusement toisé.--C'est
l'Amour, répondit l'autre, ou c'est le chevalier de Faublas!» Je
remerciai vivement l'honnête personne qui m'adressoit un compliment si
flatteur. «Chevalier, me dit-elle, je vous ai entrevu quelque part, et
depuis plusieurs mois j'entends parler de vous presque tous les jours.
Vous pouvez être une très belle fille; mais, quant à moi, j'aime mieux
un joli garçon.» Je fixai le comte: «Rosambert, il me paroît que vous
m'aviez annoncé!» Rosambert me donna sa parole d'honneur que non.
Cependant les deux dames se parloient à l'oreille; et Coralie (c'est le
nom de la danseuse), Coralie rioit comme une folle.

Ai-je besoin de dire que déjà la partie carrée se décidoit; que nous
soupâmes chez la déesse; que je ramenai la nymphe chez elle, et que j'y
partageai son lit? Qui ne sait pas qu'à l'Opéra les divinités sont de
bien foibles mortelles; que c'est le pays du monde où les passions se
traitent le plus lestement; que c'est là surtout qu'une affaire de coeur
commence et s'achève dans la même soirée?

Coralie n'étoit ni belle ni jolie; mais elle avoit la vivacité qui
plaît, les grâces qui attirent: on écoutoit avec plaisir son petit
jargon galant. Sur sa figure mutine régnoit la gaieté; son maintien, un
peu _dévergondé_, provoquoit le désir. Au reste, grande et bien faite,
belle main, joli pied, superbe peau! Coralie, d'ailleurs, possédoit si
bien l'art des voluptés secrètes! elle épuisoit avec tant de
discernement toutes les ressources du métier!... J'oubliai dans ses bras
Justine et Mme de B...

Mais, par une singularité que je n'entreprendrai pas d'expliquer,
l'image des vertus les plus pures vint, au sein du libertinage, se
présenter à mon esprit troublé; et, ce qui n'est pas moins digne de
remarque, je m'avisai de vouloir parler dans un de ces momens où l'homme
le plus étourdi, exempt de toute distraction, ne laisse échapper que de
très courts monosyllabes ou de longs soupirs étouffés. «Ah! Sophie!»
m'écriai-je. J'aurois dû dire: «Ah! Coralie!...» «Sophie! répéta la
nymphe sans se déranger; Sophie! vous la connoissez? Eh bien, c'est une
sotte, une bégueule, une pécore, qui n'a jamais été jolie, qui est
fanée, et à qui il est arrivé la semaine passée...» Elle ne put en dire
davantage; mais, quoiqu'en parlant prodigieusement vite, elle avoit si
bien employé son temps que je ne savois lequel admirer le plus, ou de
l'étonnante agilité de ce corps si souple, ou de l'extrême volubilité de
cette langue si déliée.

Il étoit dix heures du matin quand je quittai Coralie. Le baron, informé
de mon absence, attendoit impatiemment mon retour. Il me fit souvenir,
d'un ton sévère, qu'il m'avoit prié de ne jamais coucher ailleurs qu'à
l'hôtel. Je montai chez moi; M. Person m'y attendoit. J'allois lui
reprocher sa trahison, il me prévint: il m'observa qu'il étoit
impossible que le baron ignorât cette échappée nocturne; qu'en pareil
cas, le devoir d'un gouverneur étoit d'avertir un père, et que se
laisser prévenir par le suisse ou par quelque autre domestique, c'eût
été fort maladroitement découvrir notre intelligence. Je n'avois rien à
répondre à de si bonnes raisons, et puis j'étois déjà occupé de toute
autre chose. Jasmin venoit de me remettre une lettre qu'on lui avoit
laissée depuis plus d'une heure. Je voyois avec surprise qu'elle étoit
adressée à Mlle Duportail. Je décachetai promptement, et je lus:

  _Quelqu'un qui part ce soir pour Versailles m'assure que Mlle
  Duportail n'est point à Soissons, et que sans doute elle se cache dans
  les environs de Paris. Si cela est, cette charmante enfant, qui doit
  se souvenir de moi, montera demain matin à cheval, avec son habit
  d'amazone, et viendra, suivie d'un seul domestique, couvert d'un habit
  bourgeois, me joindre, à huit heures précises, au bois de Boulogne, à
  la porte de Boulogne même. Je suis, s'il faut l'en croire, celui
  qu'elle aime encore, etc._

  Le vicomte DE FLORVILLE.

«En effet, m'écriai-je, j'ai depuis longtemps parole avec le vicomte:
allons, ce sera pour demain matin... Jasmin, tu vas venir avec moi.»

J'allai acheter un beau cabaret de porcelaine, et je chargeai Jasmin de
le porter de ma part à Mlle Coralie, rue Meslay, porte Saint-Martin.

Au retour de mon domestique, je lui demandai ce qu'avoit dit Mlle
Coralie: «Monsieur, elle m'a fait répéter plusieurs fois votre nom:
«C'est bien de la part du chevalier de Faublas? Un jeune homme... tout
jeune... qui a tout au plus dix-sept ans?--Mais, Mademoiselle, lui ai-je
dit, est-ce que vous ne le connoissez pas?» Elle a répondu: «Si fait;
mais il est bon de s'expliquer. Vous direz au chevalier de Faublas que
je l'attends demain à souper.»

«Demain à souper, Jasmin! mais cela s'arrange assez mal: je passerai la
journée avec le vicomte de Florville! Allons, n'importe, je ne veux pas
désobliger Coralie.»

Jasmin me laissa, et je me livrai à mes réflexions: «O ma jolie cousine,
que d'injures, que d'infidélités je te fais!... Des infidélités! mais
non. J'offre à mes maîtresses un hommage impur, que ma vertueuse amante
rejetteroit, qui profaneroit les charmes de Sophie... Mais... Mme de
B...! Justine! Coralie en même temps! trois à la fois!... Eh bien,
fussent-elles cent, qu'importe? ou plutôt mon excuse n'est-elle pas dans
le nombre? Si Mme de B... étoit aimée, lui donnerois-je des rivales? La
marquise m'occuperoit-elle, si j'avois un attachement sérieux pour
Justine ou pour Coralie?... Non, non. Ces trois intrigues-là ne
signifient rien,... ce ne sont que des goûts passagers,... c'est
l'effervescence de la jeunesse... La marquise, il est vrai, me paroît
beaucoup plus aimable que les deux autres; mais enfin il n'y a que ma
jolie cousine qui m'inspire un amour pur et désintéressé... Oui, ma
Sophie, ma chère Sophie, il est clair que je n'aime que toi!»

Le lendemain, Jasmin et moi, nous étions, à huit heures précises, à la
porte de Boulogne! j'avois l'amazone angloise et le chapeau de castor
blanc. Les passans s'arrêtoient pour me regarder. Les uns s'écrioient:
«Voilà une jolie femme!--Cette Angloise se tient bien à cheval»,
disoient les autres; et mon petit amour-propre étoit flatté de ces
exclamations fréquentes. Le vicomte de Florville ne se fit pas longtemps
attendre; il montoit un très joli cheval, qu'il manioit avec plus de
grâce que de vigueur. «Belle demoiselle, nous allons, si bon vous
semble, déjeuner à Saint-Cloud.--Très volontiers, Monsieur; mais où
descendrons-nous? dans une auberge?--Non, non, mon bon ami.--Comment,
votre bon ami? oubliez-vous, Monsieur, que vous parlez à Mlle
Duportail?--Oui, mon ami, je l'oubliois; et même je ne songeois pas que
je suis aujourd'hui le vicomte de Florville... Moi, un jeune étourdi; et
vous, une jeune folle! Faublas, ne trouvez-vous pas cela
singulier?--Très singulier! Mais enfin vous voilà pour toute la journée
le vicomte de Florville, et moi Mlle Duportail. Souvenons-nous-en bien.
Celui des deux qui se trompera...--Donnera un baiser à l'autre.--J'y
consens, Monsieur le vicomte.»

Quand nous arrivâmes à Saint-Cloud, nous nous devions mutuellement
cinquante baisers au moins. A une portée de fusil du pont, le vicomte
m'invita à mettre pied à terre. Nous entrâmes dans une maison, petite et
jolie, où je ne vis personne. Il n'y avoit qu'un premier étage.
L'appartement que le vicomte m'ouvrit me parut encore plus commode
qu'élégant. «Pardon, Mademoiselle; mais il faut que je fasse mettre les
chevaux à l'écurie.» Il remonta l'instant d'après et m'apprit qu'il
avoit ordonné à Jasmin d'aller déjeuner de son côté et de revenir nous
prendre dans une heure. Ensuite il me montra dans une armoire des
viandes froides, quelque dessert et de bon vin. «Mademoiselle, nous
ferons maigre chère; mais au moins nos gens ne nous troubleront
pas.--Fort bien, Vicomte; commençons par payer nos amendes.--Fi donc!
une demoiselle! que dites-vous là?... Moi! je veux d'abord manger un
morceau.»

Le vicomte de Florville, un peu petite-maîtresse, suça un aileron. Mlle
Duportail, fort mal élevée, mangea comme un clerc de procureur.

Ces amendes qu'il falloit acquitter me tracassoient. Je voulus donner un
baiser au vicomte. «Mademoiselle, me dit-il, c'est à moi qu'appartient
l'attaque.» Il me prit par la main, me fit quitter la table, et voulut
m'embrasser. Je le repoussai vivement. «Monsieur, laissez-moi; vous êtes
un impertinent!» Le vicomte, plus obstiné qu'entreprenant, sembloit
vouloir ne dérober qu'un baiser, et rioit beaucoup de la résistance
qu'on lui opposoit. Apparemment plus accoutumé à résister qu'à
poursuivre, il déployoit dans l'attaque beaucoup d'adresse et peu de
vigueur. Mlle Duportail, au contraire, renversant tous les usages reçus,
mettoit dans la défense peu de grâce et beaucoup de force.

Le vicomte, bientôt épuisé, se laissa tomber sur un canapé. «C'est un
dragon que cette fille-là! s'écria-t-il; il faudroit un Hercule pour la
subjuguer! Que la nature est sage! elle a fait les autres femmes douces
et foibles! Je vois bien que tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes possibles. Allons, que tout rentre dans l'ordre. Maligne
demoiselle, apaisez-vous. Je ne suis plus que la marquise de B..., le
vicomte de Florville vous cède tous ses droits.»

Pour cette fois j'usai de la permission sans en abuser. Nous nous
remîmes bientôt à table. «Faublas, vous trouverez peut-être que j'ai de
singulières fantaisies; mais je vous prie de ne pas me refuser.--Le
pourrois-je? De quoi s'agit-il?--Mon bon ami, donnez-moi votre
portrait.--Maman, vous appelez cela une fantaisie! C'est un désir bien
naturel que je partage. Seroit-ce une indiscrétion que de vous demander
le vôtre?--Non, mon ami; mais c'est celui de Mlle Duportail que je
veux.--Ah! j'entends; et c'est celui du vicomte de Florville que vous me
donnerez?--Précisément.--Ma petite maman, je m'en occuperai dès demain;
nous verrons lequel des deux sera plus tôt fait.--Le vôtre assurément.
Vous n'êtes pas gêné, vous, Faublas! Moi, je ne pourrai donner à mon
peintre que quelques momens dérobés. Vous sentez bien que ce n'est pas à
l'hôtel que cette miniature se fera?--Où donc, maman?--Chez cette
marchande de modes,... au boudoir que vous connoissez. Les habits que
vous me voyez, je les y laisse toujours dans une armoire dont j'ai la
clef.--Quoi! c'est donc là que vous vous êtes habillée ce matin?--Sans
doute, mon ami. Sous prétexte de prendre l'air aux Champs-Élysées, je
suis sortie en robe de matin avec Justine. Nous nous sommes rendues chez
ma marchande de modes, où la métamorphose s'est opérée; une voiture de
place m'a conduite chez un loueur de chevaux, et voilà comme d'une
marquise on fait un vicomte. Justine a congé pour toute la journée: elle
ne doit se retrouver qu'à sept heures chez ma marchande de modes, où
j'irai reprendre ma robe. En rentrant, je dirai sans affectation que
j'ai rencontré aux Champs-Élysées la comtesse de... Mais je crois
entendre Jasmin. Allons faire un tour de promenade, mon cher Faublas:
nous reviendrons dîner ici.»

Nous remontâmes à cheval. Après de longs circuits nous nous trouvâmes,
vers le midi, au pont de Sèvres, que nous passâmes, pour nous promener
sur la grande route qui conduit à Paris. Une fort belle voiture, attelée
de quatre chevaux, et précédée d'un domestique bien monté, venoit à
nous. Le brillant équipage n'étoit plus qu'à dix pas de distance, quand
la marquise tourna bride et repassa le pont au grand galop. Je crus que
son cheval l'avoit emportée. Au moment où je donnois un coup d'éperon
pour la suivre, je vis, du fond du carrosse, se jeter à la portière un
homme qui, m'ayant reconnu, m'appela: «Mademoiselle Duportail!» C'étoit
le marquis de B...! Je partis ventre à terre sur les traces de la
marquise, qui couroit à travers champs. Jasmin galopoit derrière moi: il
me cria que nous étions poursuivis.

Bientôt j'entendis notre ennemi, déjà bien près de nous, exciter encore
l'excellent cheval qu'il montoit. Je tournai bride brusquement, et,
piquant droit vers le zélé postillon, je le saluai d'un grand coup de
fouet. Jasmin, brûlant d'imiter son maître, avoit déjà le bras levé. Le
pauvre domestique, étonné qu'une jeune dame eût frappé aussi rudement,
retenu sans doute par le respect qu'il croyoit devoir à mon sexe autant
qu'à mon rang, ou peut-être par l'idée d'un combat très inégal, puisque
Jasmin se tenoit prêt à me seconder; le pauvre domestique, ne sachant
s'il devoit fuir ou se défendre, me regardoit d'un air stupéfait. Je
déterminai promptement ses résolutions par cette fière harangue,
prononcée cependant d'une voix féminine: «Maraud, je te coupe le visage
si tu poursuis; si tu retournes sur tes pas, voilà de quoi boire à ma
santé.» Il prit mon écu, en louant à sa manière ma vigueur et ma
générosité. Je le vis s'en retourner aussi vite qu'il étoit venu.

Ainsi débarrassé de mon ennemi, je promenois mes regards au loin pour
découvrir la marquise. Ou elle avoit beaucoup modéré la course de son
cheval, ou elle s'étoit arrêtée: car je vis qu'elle avoit peu d'avance
sur nous. En peu de temps nous la joignîmes. Je lui rendis compte de la
manière dont je venois de recevoir l'envoyé du marquis. «Il étoit temps
que je partisse, me dit-elle; je n'ai reconnu qu'un peu tard les chevaux
et le cocher.--Maman, mais pourquoi vous êtes-vous éloignée sans
m'avertir?--Parce qu'il étoit trop tard; nous étions serrés de trop
près. Cette amazone que le marquis connoît nous auroit trahis; j'ai
voulu qu'il fût tout d'un coup sûr de son fait.--Je ne comprends pas
trop la raison...--Elle est pourtant bien simple, mon ami: il
m'importoit peu que le marquis vous vît, pourvu qu'il ne me vît pas,
moi! Je sentis que dès qu'il auroit reconnu Mlle Duportail, il ne
s'occuperoit plus que d'elle. En vous laissant là, j'assurois ma
fuite.--Ah! bien vu... Mais que va dire de moi le marquis?» La marquise,
s'approchant de moi, me dit bien bas, en souriant: «Il dira que Mlle
Duportail est une p..... Il m'annoncera d'un ton capable qu'elle est
effectivement dans les environs de Paris; qu'il l'a rencontrée avec ce
M. de Faublas; et le plaisir d'avoir deviné tout cela le consolera de la
petite mortification que lui cause le bonheur de son rival... Mais,
ajouta-t-elle d'un ton plus réfléchi, mon tendre époux me rend bien les
infidélités que je lui prête.--Comment donc?--Vous ne voyez pas cela! Il
est parti hier au soir pour Versailles, où il ne se rend qu'aujourd'hui.
Il a couché à Paris... Il m'attrape, poursuivit-elle en riant de toutes
ses forces, il m'attrape!... Au reste, mon cher Faublas, je ne me sens
pas le courage de lui en vouloir.--Gardez-vous bien de lui pardonner
cette offense, maman; venez vous venger à Saint-Cloud.--A Saint-Cloud!
non, non; ce seroit aussi trop hasarder, ce seroit nous livrer comme des
enfans. Dans ce moment-ci M. de B... est peut-être encore à Sèvres; le
pauvre La Jeunesse...--Maman, il s'appelle La Jeunesse, ce monsieur que
j'ai étrillé?--Oui, mon ami; si c'est celui qui précédoit la voiture, il
s'appelle La Jeunesse.--Mais, puisque vous l'avez vu d'assez près pour
le reconnoître, il vous a peut-être reconnue aussi?--Impossible, mon
ami: cet habit de cavalier, ce chapeau rabattu sur mes yeux! non; je
suis tranquille... Je présume donc que ce pauvre La Jeunesse, déjà
revenu, raconte au marquis le malheureux événement de sa course.
Maintenant, mon pénétrant mari commente, réfléchit, devine. Il devine,
j'en suis sûre, que vous demeurez à Sèvres, ou non loin de là. Je
parierois que, curieux de découvrir votre retraite, il charge La
Jeunesse de rôder dans les environs, de chercher, d'attendre, de
s'informer, de bien examiner toutes les physionomies. Non, mon ami, ce
n'est pas à Saint-Cloud qu'il faut aller. Regagnons Paris. Je ferai le
moins long détour pour arriver la première chez ma marchande de modes,
où vous ne tarderez pas à me venir retrouver. C'est au boudoir que nous
dînerons; c'est là que vous me ferez compagnie jusqu'au retour de
Justine.»

A un quart de lieue de la capitale, nous nous séparâmes. La marquise, à
qui je voulois donner Jasmin, m'observa qu'un jeune cavalier pouvoit se
promener seul, mais qu'il ne seroit pas décent qu'une jolie femme,
surtout dans l'équipage où j'étois, ne fût pas suivie au moins d'un
domestique. Mme de B... entra par la grille de la Conférence; Jasmin et
moi, nous allâmes gagner la barrière du Roule, et de là la rue de... A
la porte de la marchande de modes, nous trouvâmes un petit Auvergnat qui
tenoit un cheval par la bride, et qui remit à Jasmin un bout de papier,
sur lequel étoient écrits ces mots: _Jasmin reconduira mon cheval chez
M. T..., loueur de chevaux, rue..., de la part du vicomte de Florville._

Je ne sortis du boudoir qu'à huit heures du soir. La marquise, toujours
fidèle à ses principes économiques, me renvoya dans un état honnête, qui
me laissoit encore l'espérance de me présenter devant Coralie d'une
certaine façon. Je retournai d'abord à l'hôtel, où je me débarrassai de
mon accoutrement féminin. Avant dix heures j'étois chez la danseuse.

«Bonsoir, mon petit chevalier: mettons-nous vite à
table.--Volontiers.--Sais-tu qu'il y a plus d'une demi-heure que je
t'attends pour te gronder?--Parce que?--Parce que tu me traites mal.
Chevalier, j'ai toujours un homme entre deux âges qui me paye pour être
aimé, et un joli garçon qui m'aime sans me payer. Quelques-unes de mes
camarades joignent à cela un grand laquais à large poitrine, une manière
d'Hercule, qu'elles payent pour les aimer. Moi, qui n'ai pas de si
grands besoins, je ne veux pas de satyre, je me contente de mon joli
garçon.--Eh bien! Coralie, qu'a cela de commun avec la querelle que tu
veux me faire?--Attends donc. Le monsieur qui paye, je l'ai, et j'ai de
bonnes raisons pour ne pas te dire son nom; toi, tu es le joli garçon
qui m'aime, n'est-il pas vrai?--Après la querelle...--Tu vas voir. Je
t'ai pris, parce que tu me plaisois, et je te quitterai quand tu ne me
plairas plus.--Enfin?--Enfin, je n'attends pas de cadeaux de toi; tu
m'en as fait un dont je ne veux pas.--Quoi! ce cabaret de
porcelaine?--Oui.--Je ne le reprendrai pourtant pas. D'ailleurs,
Coralie, tes arrangemens ne me conviennent point; je veux être seul et
payer.--Bon! Chevalier, tu es trop jeune et tu n'es pas assez riche. Et
puis, tiens, tu ferois un mauvais marché. Tu es beau, tu as de l'esprit;
eh bien, dès que tu payerois, je ne t'aimerois plus. Je ne sais pas
comment cela se fait; mais voilà comme nous sommes toutes! Un billet de
caisse d'escompte est pour celui qui le donne le gage d'une
infidélité.--Je ne te donne pas d'argent, ce n'est qu'un petit
présent...--Je n'en veux point.--Je te répète que je ne le reprendrai
pas.--En ce cas, je le jetterai par la fenêtre.--Si cela t'amuse!...»

Nous nous disputions beaucoup, lorsqu'une espèce de femme de chambre à
Coralie entra d'un air effrayé et cria: «C'est lui!--C'est lui?» répéta
la maîtresse. Les deux femmes me saisirent par les bras, m'entraînèrent
dans la chambre à coucher, ouvrirent, dans le fond de l'alcôve, une
petite porte par laquelle elles me firent passer; et je me trouvai dans
un couloir qui faisoit le tour des appartemens. Je me fâchois et je
riois en même temps. L'une me tiroit par le bras, l'autre me poussoit
par les épaules: elles firent si bien qu'elles parvinrent à me mettre à
la porte. J'allai dormir tranquillement chez moi: le baron n'étoit pas
rentré.

Le lendemain, je fis avertir un peintre habile, qui donna toute la
journée à Mlle Duportail. Comme il me quittoit, il m'arriva une
invitation de Coralie pour le soir même. La scène de la veille m'avoit
paru fort désagréable; mais qu'on se souvienne que je n'ai pas dix-sept
ans. A dix-sept ans, refusa-t-on jamais de passer une nuit avec une
fille aimable?... Un adolescent prétend-il qu'à ma place il auroit
résisté? qu'il se montre; et, s'il n'est pas malade, je lui dirai qu'il
ment.

L'homme le plus robuste n'est pas infatigable. Au milieu de la nuit, je
m'endormis dans les bras de la danseuse, et le bruit d'une sonnette
vigoureusement tirée me réveilla en sursaut à sept heures du matin. «Je
parie, s'écria Coralie, que ces deux sottes-là sont sorties en même
temps, et qu'elles n'ont pas pris leur clef; cependant je me tue de le
leur dire tous les jours!... Chevalier, fais-moi le plaisir d'aller
ouvrir la porte.»

J'y cours en chemise, et même sans pantoufles: j'ouvre, je vois un
homme!... je vois!... Je crois me tromper, je me frotte les yeux, je
regarde encore! Je m'écrie: «Quoi! se peut-il?... quoi! c'est vous, mon
père!» Le baron recule de surprise en me reconnoissant; il m'adresse
avec violence cette question au moins inutile: «Que faites-vous ici,
Monsieur?» Qu'aurois-je répondu? Je garde un profond silence.

Cependant, au son d'une voix qu'elle a cru reconnoître, Coralie est
accourue aussi légèrement vêtue que moi; mais, trop pressée pour y
regarder de bien près, au lieu de mettre ses pantoufles, elle a fourré
ses petits pieds dans mes souliers. La nymphe, en arrivant sur le lieu
de la scène, s'est pénétrée tout d'un coup des comiques effets d'une
rencontre aussi inattendue. Elle admire le père, muet d'étonnement,
immobile de fureur, appuyé sur la rampe de l'escalier. Elle admire le
fils, presque nu, planté comme une idole au milieu de l'antichambre. Le
moyen qu'une fille naturellement folle se contienne en pareil cas! La
danseuse me jette les bras au col; elle penche sa tête sur la mienne. On
croiroit qu'elle m'embrasse: elle ne fait que rire pourtant; mais elle
rit si fort que tous les voisins peuvent l'entendre. Le baron rougit et
pâlit successivement: il entre, il ferme la porte, il met les verrous.
Coralie se sauve en riant toujours; je vole sur ses pas; mon père se
précipite en même temps que nous dans la chambre à coucher. Il fait un
geste menaçant, il va briser les meubles. Je me jette sur sa canne déjà
levée, je la saisis, je m'écrie: «Ah! mon père, oubliez-vous que votre
fils est là?»

Cette exclamation, peut-être un peu hardie, produisit tout l'effet que
j'en avois attendu. Le baron, encore ému, mais beaucoup plus calme, se
jeta sur un fauteuil et m'ordonna de m'habiller. Coralie s'étoit
enfermée dans son cabinet de toilette, où elle rioit à son aise, et dont
elle voulut bien entr'ouvrir la porte pour me rendre ma chaussure et
reprendre la sienne. Je fus bientôt prêt; nous descendîmes. Le baron
étoit venu à pied et sans domestiques: nous montâmes dans un fiacre; et,
quoique le trajet fût long, mon père, triste et pensif, ne me dit pas un
mot sur la route; mais, en arrivant à l'hôtel, il me pria de le suivre
chez lui. Ce jour étoit un de ceux marqués pour mes visites au couvent,
et, comme je voyois s'écouler l'heure à laquelle Sophie m'attendoit au
parloir, j'essayai de prétexter quelques affaires pressantes. Mon père
insista d'un ton presque suppliant. Nous montâmes dans son appartement;
il ordonna qu'on nous y laissât seuls, me fit asseoir, se plaça près de
moi, garda quelque temps le silence, et me dit enfin: «Faublas, oubliez
pour un moment que je suis père, et répondez-moi comme à votre ami.
Avant-hier, entre dix et onze heures du soir, étiez-vous chez
Coralie?--Oui, mon père...--C'étoit donc vous qui soupiez avec elle
quand je suis arrivé?--Cela est vrai.--Le bruit que vous avez fait en
sortant m'a donné quelques soupçons, que j'ai dissimulés. J'ai prétexté
un voyage à la campagne, afin de surprendre mon rival préféré; je
n'imaginois pas que ce fût le chevalier de Faublas.--Monsieur le baron
me feroit-il l'injure de croire que je savois qu'il y eût entre nous
rivalité?--Non, mon ami, non. Je sais qu'au milieu des égaremens de
votre âge vous vous êtes rarement écarté du respect que vous devez à un
père qui vous aime, je sais que vous n'êtes pas capable de me préparer
de sang-froid des chagrins, des humiliations. Faublas, il me reste peu
de questions à vous faire. Y a-t-il longtemps que vous connoissez
Coralie?--Depuis quatre jours.--Et vous avez passé avec elle?...--Deux
nuits, mon père.--Deux nuits en quatre jours! Deux nuits entières! Ah!
jeune insensé! Et comment avez-vous récompensé ses bontés?--Je ne lui ai
fait qu'un très petit présent.--Quoi! seroit-ce vous qui lui auriez
donné ces porcelaines de Sèvres que j'ai vues chez elle... avant-hier,
je crois?--Oui, mon père.--Mon ami, quand un jeune homme comme vous a le
malheur d'avoir une fille de théâtre, il doit la payer plus
généreusement. Restez ici, tout à l'heure je suis à vous.»

Il me fit attendre assez longtemps, et revint enfin, tenant un papier à
la main. Tenez, Faublas, lisez:

  _Coralie, je vous quitte, et je crois que les meubles, les bijoux, les
  diamans que je vous ai donnés, et que je vous laisse, m'acquittent
  assez envers vous._

Quand j'eus fini de lire cette courte épître, mon père la cacheta.
Ensuite, il me présenta une feuille de papier blanc. J'écrivis sous sa
dictée:

  _Coralie, je vous quitte; et, comme j'ai évalué à vingt-cinq louis les
  deux nuits que vous m'avez données, je vous envoie trois billets de
  caisse de deux cents francs chacun._

Mon père envoya les deux lettres par le même commissionnaire. Je croyois
tout fini, je me disposois à sortir: le baron me pria d'attendre la
réponse de Coralie.

«Mon fils, me dit-il, vous voyez si je profite des leçons que vous me
donnez. Pourquoi, moins docile que moi, vous obstinez-vous à rejeter mes
conseils paternels? Avant-hier encore vous êtes sorti avec cet habit
d'amazone que je vous ai défendu de porter: vous voyez tous les jours la
marquise! Vous aviez Coralie en même temps! vous en avez peut-être
encore une autre que je ne sais pas!... Soyez donc sage; ménagez donc
votre santé. Vous ne savez pas comme il est précieux, ce bien que vous
prodiguez! Et, d'ailleurs, depuis que nous sommes à Paris, vous négligez
singulièrement vos études. Il ne suffit pas de briller dans ses
exercices, il faut aussi cultiver son esprit. Que vous excelliez à faire
des armes, à la bonne heure! Il faut qu'un gentilhomme sache se battre,
et malheur à celui qui aime à verser du sang! Mais la passion de la
chasse, la fureur de la danse, la manie des chevaux, tout cela n'a qu'un
temps. Vous aimez encore la musique, il est vrai, et la musique peut
remplir agréablement quelques heures de loisir; mais tout cela ne suffit
pas. Si vous atteignez la quarantaine sans savoir autre chose que tirer
un coup de fusil, manier un cheval, danser et chanter, oh! que votre
automne sera fastidieux et long! que vous trouverez de momens d'ennui
dans la journée! que vous regretterez votre jeunesse perdue dans les
vains plaisirs!... Faublas, vous ne manquez pas d'intelligence, je vous
connois des dispositions... Ménagez-vous dès à présent, dans l'étude des
belles-lettres et de la philosophie, ces ressources toutes-puissantes et
respectées qui embellissent l'âge mûr, abrègent la vieillesse, occupent
les désoeuvremens du riche, allègent les travaux du pauvre, consolent
nos infortunes ou perpétuent notre bonheur... Mon ami, commencez par
aller moins fréquemment chez Mme de B...; vous trouverez à cela le
double avantage d'employer plus de temps à des travaux utiles et d'en
donner moins à des plaisirs dangereux. Vous formerez le moral et vous
n'épuiserez pas le physique. Quant à votre passion du couvent, je ne
vous en parle pas; je sais que, sur ce point très essentiel, vous êtes
déjà raisonnable. Mme Munich, à qui j'ai parlé l'un de ces jours, m'a
dit qu'il y avoit plus de deux mois qu'elle ne vous avoit vu. Je suis
content de vous, Faublas: que vous trompiez la marquise ou quelque autre
folle, on ne sauroit les plaindre d'un malheur qu'elles cherchent. S'il
y a, par rapport à vous, quelques inconvéniens, ils ne touchent pas à
l'honneur. Mais abuser la foible innocence!... je ne vous l'aurois
jamais pardonné.»

Tandis que le baron me félicitoit de mon indifférence pour Mlle de
Pontis, j'avois peine à contenir mon impatience: je gémissois de voir
s'échapper le moment du rendez-vous.

Le domestique envoyé chez la danseuse revint enfin; Coralie avoit
beaucoup ri au nom de Faublas. Elle remercioit le baron; et, quant au
chevalier: «J'accepte ce qu'il m'envoie, avoit-elle dit; mais, en
vérité, il ne falloit rien pour ça.»

Je remontai chez moi, désespéré d'avoir manqué ma visite au couvent. Mon
peintre m'attendoit pour finir le portrait, beaucoup avancé la veille.
Il fallut endosser l'habit d'amazone pour représenter Mlle Duportail, et
ensuite redevenir M. de Faublas pour aller dîner avec le baron. Quand je
sortis de table, je trouvai chez moi la vieille femme aux petits écus.
Elle me dit qu'Adélaïde, étonnée de ne m'avoir pas vu ce matin, envoyoit
savoir de mes nouvelles et me prioit de passer tout à l'heure au
couvent. J'y courus. Adélaïde m'amena sa bonne amie, accompagnée de Mme
Munich, qui ne parut pas fâchée de me revoir après une aussi longue
absence. J'en fus quitte pour plusieurs histoires fort longues, que
j'eus l'air d'entendre; et comme, à tout hasard, il m'importoit de
gagner l'amitié de la gouvernante, dont je connoissois les goûts, je lui
promis de lui envoyer une bouteille d'excellente eau-de-vie d'Hendaye
dont on m'avoit fait présent.

Ce jour malheureux étoit celui des rencontres. En sortant du parloir, je
trouvai mon père qui alloit y entrer. «C'est donc ainsi qu'on m'obéit!
me dit-il tout bas; c'est donc ainsi qu'on me joue! Monsieur, je vous
déclare que, si vous ne renoncez pas à ce fol amour, vous me forcerez à
user de rigueur.»

De retour chez moi, j'enveloppai soigneusement mon portrait, qui étoit
fini. J'appelai Jasmin, je lui recommandai de porter, le lendemain, de
bonne heure, ce petit paquet à Justine, qui le remettroit à Mme de B...,
et cette bouteille d'eau-de-vie d'Hendaye à Mme Munich, au couvent de
***. Mon très exact domestique partit de bonne heure et revint tard. Il
avoit tant bu que je ne pus tirer de lui aucune réponse satisfaisante;
mais la manière dont il avoit fait sa double commission me valut, dans
la soirée, un billet et un message.

Un billet de Mme de B..., qui, en me remerciant beaucoup de mon charmant
cadeau, me demandoit ce que je voulois qu'elle en fît.

«Madame Dutour, je ne comprends pas ce que madame la marquise me veut
dire.--Et moi, Monsieur, je l'ignore; mais elle s'expliquera sans doute
demain matin chez sa marchande de modes: ne manquez pas de vous y rendre
à huit heures précises, parce qu'à dix heures elle part pour
Versailles.--Madame Dutour, vous pouvez l'assurer que je n'y manquerai
pas.»

Une heure après vint cette vieille femme à qui je ne donnois jamais un
petit écu sans tressaillir de joie. Elle m'apprit que Mlle de Pontis,
qui avoit quelque chose de très pressé à me dire, me prioit de venir au
parloir le lendemain matin, à huit heures au plus tard. «Ah! ma bonne
dame, j'aimerois mieux passer la nuit entière à la porte du couvent que
de faire attendre Mlle de Pontis un quart d'heure.»

La vieille, dès qu'elle eut son argent, me tira sa petite révérence et
s'en alla.

Demain, à huit heures précises, au couvent! Demain au boudoir, à huit
heures précises! Oh! cette fois, Madame de B..., vous aurez tort! Si
vous voulez que j'aille à vos rendez-vous, ne les donnez jamais aux
heures que Mlle de Pontis aura choisies pour les siens. Croyez-moi,
n'essayez pas de soutenir la concurrence. Un regard, un seul regard de
ma jolie cousine, m'est plus doux, plus précieux que toutes les faveurs
de la plus belle femme,... d'une femme aussi belle que vous! et toutes
les marquises de l'univers ne valent pas ensemble un cheveu de ma
Sophie!

                   *       *       *       *       *



Dès que les portes du couvent s'ouvrirent, je demandai Adélaïde. Elle
vint au parloir; sa bonne amie ne tarda pas à l'y joindre. «Bonjour,
Monsieur, me dit Sophie.--Monsieur! m'écriai-je.--Tenez, Monsieur, dit à
son tour Adélaïde, en me présentant un petit paquet.--Et vous aussi, ma
soeur! Monsieur!--Prenez donc. Hier, votre Jasmin étoit gris; il a remis
ce portrait à Mme Munich.--Et la bouteille d'eau-de-vie d'Hendaye,
poursuivit Sophie, il l'a portée à la marquise de B...!--Oui, mon frère,
oui; vous abusez de mon amitié, vous trompez la tendresse de Sophie:
cela n'est pas bien. Sophie, qui s'expose tous les jours pour vous! Moi,
à qui le baron a fait hier encore une scène terrible! Monsieur, cela
n'est pas bien.--Quand il nous aura fait mourir de chagrin, reprit
Sophie en sanglotant, il regrettera sa cousine et sa soeur. (Je voulus
prendre sa main, elle la retira.) Laissez vos caresses, Monsieur; elles
sont douces, mais elles sont trompeuses.--Oui, Monsieur, oui, elles vous
ressemblent, s'écria Adélaïde: ma bonne amie a raison. (Elle passa son
mouchoir sur les yeux de Sophie, qu'elle embrassa ensuite.) Console-toi,
ma Sophie, lui dit-elle, ne pleure pas si fort: je t'aime, je t'aimerai
toujours; je ne te tromperai pas; je ne trompe personne, moi!--Adélaïde,
vois s'il prend seulement la peine de se justifier!--Ah! Sophie, mon
agitation, mes larmes, mon silence même, tout ne vous annonce-t-il pas
le remords dont mon coeur est déchiré? Oui, je vous l'avoue, ce
portrait, ce fatal portrait étoit pour Mme de B...--Vous nous l'avouez
parce que nous le savons, me dit Adélaïde.--Il étoit pour Mme de B...!
s'écria Sophie d'un ton douloureux.--Mais, ma jolie cousine,
n'excuserez-vous pas un moment d'erreur?--Un moment d'erreur! Depuis
qu'il me connoît, il me trahit! Un moment d'erreur!... Adélaïde, depuis
plus de deux mois, tu le sais, il me dit presque tous les jours, tous
les jours il m'écrit qu'il m'adore, qu'il n'adore que moi!... Un moment
d'erreur!--Sophie, ma jolie cousine!...--Et j'ai la foiblesse de le
croire! et j'ai le malheur de l'aimer!... et il le sait! Hélas! il le
sait... Mais, dis-moi, ma chère Adélaïde, ce qu'il attend de ses
trahisons. Qu'en attend-il? qu'espère-t-il?... Ingrat que vous êtes! je
ne l'ai pas exigé, votre amour! n'en ayez pas pour moi, si cela vous est
impossible; mais au moins ne dites point...--Ah! Mademoiselle!... Ah! ma
jolie cousine, vous ne savez pas combien vous m'êtes chère! Le jour,
votre image me suit partout; la nuit, elle embellit tous mes songes.
Sophie, vous êtes ma vie, mon âme, mon Dieu! Je n'existe que par vous!
je n'adore que vous!--Eh bien! Adélaïde, tu l'entends! Comme le cruel se
plaît à redoubler mes agitations, mon trouble, mes incertitudes! Ses
discours sont toujours les mêmes; mais sa conduite... Il veut ma mort!
il veut ma mort! (Je me jetai aux genoux de Mlle de Pontis.)--Mon frère,
que faites-vous! Si quelqu'une de nos religieuses passoit! si l'on nous
voyoit!... (Sophie se leva tout effrayée.)--Monsieur, si vous ne vous
asseyez pas, je m'en vais. (Je me remis à ma place en pleurant
amèrement.)--Ma bonne amie, dit Adélaïde, ce qu'il te dit paroît bien
vrai, pourtant! et il l'assure d'un ton bien naturel!--Va! tu ne le
connois pas. En sortant d'ici, il va courir chez cette marquise pour lui
en dire autant.--La marquise! Je vous jure que je ne la reverrai jamais,
jamais.--Mon frère, foi de gentilhomme?--Foi de gentilhomme, ma soeur!
foi de gentilhomme, ma Sophie!--Mon Dieu! dit-elle d'une voix foible, en
posant sa main sur son coeur, mon Dieu!» Elle pencha la tête sur son
sein et s'appuya sur sa chaise; ses sanglots, qui redoubloient, lui
coupèrent la parole. «Ma chère Adélaïde, elle se trouve mal!--Non, non»,
dit Sophie. Adélaïde essuyoit les larmes dont le visage de son amie
étoit couvert. «Laissez-les couler, continua Sophie, laisse, ma bonne
amie; elles sont de plaisir celles-là! elles sont de joie!... Mon Dieu!
mon Dieu! quel pesant fardeau j'avois sur le coeur! comme je me sens
soulagée!»

Je pris sa main, sur laquelle je posai mes lèvres brûlantes. Ce nuage de
douleur dont ses charmes avoient paru voilés se dissipa tout d'un coup.
Tant de joie brilla sur son visage embelli! Ses yeux s'animèrent d'un
feu si doux! Elle laissa tomber sur moi un regard si tendre!... Avec
quelle ardeur je renouvelai le serment de lui être à jamais fidèle!
comme elle prit plaisir à me faire entrevoir dans l'avenir un hymen
fortuné!

Adélaïde, cependant, tenoit toujours le portrait de Mlle Duportail. «Mon
frère, Mme Munich m'a bien recommandé de vous renvoyer cela. Vous l'avez
mise dans une belle colère, Mme Munich! «Voyez donc ce fou, m'a-t-elle
dit, qui m'envoie son portrait! est-ce que je suis d'un âge...? Mais
c'est sans doute pour Mlle de Pontis; il l'aime, le baron a raison de le
dire. Ah! que M. le chevalier revienne ici! qu'il y revienne!...» Tenez,
mon frère, reprenez-le, votre vilain portrait!--Vilain! mais non, dit ma
jolie cousine en l'ôtant des mains d'Adélaïde; il est joli ce portrait!
on diroit que c'est le tien.--Eh bien! ma bonne amie, garde-le.--Oui,
gardez-le, ma jolie cousine.--Ce portrait! Monsieur de Faublas! Oh! non,
il me feroit mal! il me rappelleroit toujours cette Mme de B...! Je n'en
veux pas, je n'en veux pas!... D'ailleurs, ces habits de femme... C'est
un portrait qui vous ressemble, ce n'est pas le vôtre!--Ma Sophie, si
vous vouliez!...--Quoi?--Mon peintre est habile et discret: il feroit
mon portrait et le vôtre.--Et le mien aussi? répliqua-t-elle d'un air
incertain, en regardant Adélaïde.--Oui, ma bonne amie, lui répondit
celle-ci, le tien et même le mien, et peut-être une copie de chacun:
nous ferons des échanges.--Eh bien! mon jeune cousin, quand
l'amènerez-vous, votre peintre?--Mais demain, depuis huit heures jusqu'à
dix. Et tous les jours pareille séance jusqu'à ce que cela soit
fini.--Tous les jours! mais ma gouvernante... Il est vrai qu'elle dort,
et que jusqu'à présent elle ne s'est aperçue de rien.--Oui, interrompit
Adélaïde, elle dort! Mais le baron! prenez-y garde, mon frère.--Le
baron, ma chère Adélaïde! S'il lui arrivoit de se lever un jour plus tôt
que de coutume, il m'en coûteroit beaucoup sans doute, mais je
remettrois la séance au lendemain.--A demain donc, mon cher
cousin.--Sans faute.»

Au moment où je lui disois adieu, au moment où elle paroissoit lire avec
attendrissement sur mon visage le vif plaisir que me causoit une très
légère faveur qui m'étoit plutôt donnée que permise, au moment même une
religieuse entra brusquement. Elle commença par jeter sur toute ma
personne un regard curieux, mais rapide; puis, avec une douceur mêlée de
quelque fermeté: «Il me semble, Adélaïde, qu'il y a longtemps que vous
causez avec monsieur votre frère! et vous, Mademoiselle de Pontis,
comment ne vous apercevez-vous pas que je dois avoir commencé la leçon
depuis plus d'un quart d'heure? Je retourne au clavecin, où je vous
attends.» Les disciples vouloient bégayer une excuse: la maîtresse se
retira sans les écouter. «Mon Dieu! dit Sophie qui trembloit, ne vous
a-t-elle pas vu me baiser la main?--Je ne sais, ma cousine!...--Je ne
sais pas non plus; mais voulez-vous que je le lui demande?» Je ne pus
m'empêcher de sourire. Sophie parut d'abord s'en offenser; puis, ayant
un peu réfléchi: «Que je suis bonne! s'écria-t-elle. Allez, allez, soyez
tranquille, je ne le lui demanderai pas.--Ma jolie cousine, c'est la
maîtresse de musique, cette religieuse?--Oui, mon cher cousin; on
l'appelle Dorothée.--Elle est forte sur le clavecin?--Assez forte.
Cependant quelqu'un lui a dit que vous en touchez beaucoup mieux
qu'elle.--Mais elle est toute jeune?--Toute jeune, oui.--Et elle m'a
semblé fort jolie?--Et il me semble, à moi, répondit-elle avec chagrin,
il me semble que, dans les circonstances les plus fâcheuses, vous pouvez
encore faire très promptement beaucoup de curieuses remarques,
d'intéressantes découvertes et de questions... désolantes.»

A ces mots, elle partit en pleurant et sans vouloir m'entendre.
Adélaïde, tout occupée du chagrin de son amie, ne vit point ma douleur;
Adélaïde vola sur les pas de Sophie. Je restai moins surpris de mon
étourderie qu'affligé du prompt départ qui la punissoit. Les peines de
ma jolie cousine m'offroient sans doute plus d'un motif de consolation;
cependant j'étois au désespoir quand je rentrai chez moi.

                   *       *       *       *       *



Jasmin, que j'interrogeai à mon retour, m'avoua que, la veille, il
n'avoit pu résister à la tentation de goûter l'eau-de-vie d'Hendaye.
Elle lui avoit paru si bonne qu'il en avoit bu à plusieurs reprises. Il
avoit rempli avec de l'eau ordinaire la bouteille diminuée d'un bon
quart, et puis il avoit été faire mes commissions. Je ne m'étonnai plus
qu'il les eût faites de travers, et je lui pardonnai son infidélité en
faveur de la sincérité de l'aveu. Cependant les nouveaux chagrins de
Sophie ne devoient point me faire oublier les promesses que je lui avois
faites.

Il étoit vraisemblable que la marquise, étonnée de ne m'avoir pas vu,
alloit envoyer chez moi; je rappelai Jasmin pour lui dire qu'il ne
falloit laisser entrer que mon père, M. de Rosambert et mon gouverneur.
«Mais, Monsieur, si Mlle Justine vient?--Vous lui direz que je n'y suis
pas.--Monsieur, mais Mme Dutour, le vicomte de Florville?--Vous direz
que je n'y suis pas.--Ah! ah!--Restez dans mon antichambre pour ne
laisser passer personne, et envoyez chez mon peintre pour le prier de
venir ici tout à l'heure.»

L'artiste vint dans l'après-dînée: il commença mon portrait; il vint
avec moi le lendemain pour ébaucher celui de ma jolie cousine. Ai-je
besoin de dire que, dans cette entrevue, l'entretien commença par une
explication sur Dorothée? Sophie ne concevoit pas qu'auprès de la
personne aimée un jeune homme pût regarder quelque autre femme et la
trouver jolie. Je croyois me justifier complètement par cette réponse
qu'une religieuse à mes yeux n'ayant plus de sexe, ce que j'aurois pu
dire d'une belle statue, je l'avois dit de Dorothée. Mais Adélaïde,
ouvertement déclarée contre moi, la cruelle Adélaïde aussitôt m'observa
que celle qui étoit venue troubler nos doux entretiens auroit dû me
paroître laide à faire peur. Sans doute, il me fallut plus d'une
subtilité pour affoiblir cette objection trop solide. Enfin je n'obtins
grâce qu'en représentant, les larmes aux yeux, qu'une étourderie n'étoit
pas un crime, et qu'au surplus une remarque flatteuse pour Dorothée ne
devoit en aucune manière inquiéter Sophie, dont les charmes étoient,
comme la passion qu'ils m'avoient inspirée, supérieurs à toute espèce de
comparaison. Alors ma jolie cousine consolée me rendit toute sa
tendresse; alors ma soeur, pour me témoigner le retour de sa confiance,
me dit: «Croyez, mon frère, que vous n'avez pas été vu baisant la main
de ma bonne amie, puisque notre maîtresse de clavecin, qui, dans la
journée d'hier, est venue souvent causer avec Sophie et moi, et nous a
même deux ou trois fois parlé de vous, n'a pourtant rien dit qui
indiquât le moins du monde qu'elle se fût, le matin, aperçue de quelque
chose.»

Ainsi tous trois, réconciliés, nous nous occupâmes du portrait de
Sophie; nous nous en occupâmes plusieurs jours de suite; et voyez de
quelle patience les artistes ont besoin de s'armer contre les amans!
d'abord je gourmandai le peintre, parce que la charmante miniature ne se
faisoit pas assez vite; bientôt je me plaignis de ce qu'elle étoit
presque achevée.

Ce fut mon portrait qui se trouva fini le premier; je ne possédai celui
de ma jolie cousine que la semaine d'après.

Cependant Justine et Mme Dutour se présentoient successivement à ma
porte tous les jours, et ne remportoient jamais que cette réponse
inquiétante: «Il n'y est pas.» Le comte, qui apprit avec étonnement ce
qu'il appeloit ma conversion subite, me soutint qu'elle ne dureroit pas.
«Rosambert, j'ai dit: «Foi de gentilhomme!»--Oui; mais croyez-vous que
Mme de B... restera tranquille? Elle n'a fait jusqu'à présent que des
démarches mesurées, peu décisives. Ne vous fiez pas à ce calme apparent;
il couvre quelques desseins secrets. La marquise médite en silence les
grands coups; ce sera, n'en doutez pas, le réveil du lion.»

Un matin que j'allois au couvent comme à l'ordinaire, je crus
m'apercevoir que j'étois suivi. Un homme assez bien couvert se tenoit à
quelque distance, régloit sa marche sur la mienne, et sembloit craindre
de me perdre de vue; en sortant du couvent, je le vis encore sur mes
pas.

Rosambert, à qui je fis part de mes soupçons, m'envoya deux de ses gens
pour m'accompagner. Je leur ordonnai de garder chacun un bout de la rue
dans laquelle étoit situé le couvent.

Un secret pressentiment sembloit m'avertir des malheurs qui menaçoient
nos amours. Ce jour-là, plus qu'à l'ordinaire, je pressai Sophie de
m'apprendre quelles affaires si importantes tenoient son père éloigné, à
quelle époque le retour de M. de Pontis étoit fixé, quels moyens il me
faudroit employer pour obtenir de lui ma jolie cousine. Sophie, après
avoir hésité quelques momens, prit la main de ma soeur et la mienne. «Ma
chère Adélaïde, toi en qui j'ai trouvé une soeur tendre, une véritable
amie, et vous, mon cher cousin, vous qui m'avez fait aimer l'exil où je
languissois, il est temps que vous sachiez un secret important qui n'est
connu que de Mme Munich, qui doit rester toujours entre vous et moi. Je
ne suis pas Françoise, le nom que je porte est supposé. Mon père, le
baron de Gorlitz, possède des biens considérables dans l'Allemagne sa
patrie, où ma famille est puissante et considérée. Je ne sais pourquoi
l'on m'a privée du bonheur de vivre dans son sein; mais il y a bientôt
huit ans que je suis en France. Ce n'est pas le baron qui m'y a amenée.
Un domestique françois, vieilli à son service, a pris dans le temps le
train d'un homme de qualité; il s'est fait appeler M. de Pontis: il a
dit qu'il étoit mon père, et m'a laissée sous la garde de Mme Munich,
dans ce couvent où, depuis, il est venu exactement tous les six mois
savoir de mes nouvelles et payer ma pension. Depuis huit ans je n'ai
joui que deux fois du bonheur d'embrasser mon père. Quand je demande à
Mme Munich pourquoi l'on m'a élevée en France, pourquoi le baron de
Gorlitz me refuse son nom, pourquoi il vient si rarement voir sa fille,
elle me répond tranquillement que ces précautions sont nécessaires; que
je bénirai un jour la sagesse d'un père qui m'aime tendrement. Depuis
quelques mois elle me répète souvent que le moment de mon retour en
Allemagne s'approche. Hélas! je ne sais plus si mon coeur le souhaite!
Qu'il me seroit doux de revoir ma patrie, ma famille et mon père! Mais,
Adélaïde, Faublas, qu'il me seroit cruel d'être séparée de
vous!--Séparée! jamais, Sophie, jamais. Partez demain pour l'Allemagne,
dès demain je vous y suivrai. J'irai vous demander au baron: s'il aime
sa fille, il ne s'opposera point à notre bonheur.»

Comme il se prolongea délicieusement l'entretien qui suivit
l'intéressante confidence que Sophie venoit de nous faire! Adélaïde,
lasse de nous avoir répété vingt fois qu'il étoit plus de dix heures,
que Mme Munich nous surprendroit, Adélaïde força ma jolie cousine de me
quitter. Je sentis mon coeur se serrer quand j'embrassai ma soeur, je le
sentis frémir quand je dis adieu à Sophie.

En sortant du couvent, j'aperçus mon Argus de la veille en sentinelle
dans une allée voisine. Quand il me vit à quelque distance, il quitta sa
retraite, apparemment pour m'épier jusque chez moi. Je le laissai se
rapprocher quelques pas, et tout à coup je me retournai sur lui: il ne
m'attendit pas; mais, s'il couroit bien, je courois mieux. Au détour de
la rue je le saisis par la jambe, à l'instant où l'un de mes hommes
apostés l'alloit prendre au collet. Le fuyard, perdant l'équilibre,
tomba par terre, poussa de grands cris, et s'efforça d'intéresser pour
lui la populace aussitôt ameutée. Déjà quelques séditieux crioient
vengeance, et se préparoient à me faire un mauvais parti, quand je
m'écriai: «Messieurs, c'est un espion.» A ce mot de proscription, mon
ennemi, abandonné de tous ses défenseurs, vit qu'il ne lui restoit
d'autre moyen de s'épargner les coups de bâton dont je le menaçois que
de déclarer celui qui le payoit pour m'observer; il me nomma Mme Dutour.
Je le renvoyai en l'exhortant à ne plus revenir.

Le lendemain, de très bonne heure, mon père me mena, à huit lieues de
Paris, voir une maison de campagne qu'il avoit achetée depuis plus d'un
mois. Nous visitâmes le jardin, qui me parut fort joli, les appartemens,
que je trouvai commodes et rians. Je distinguai surtout une chambre fort
agréable, fort gaie, mais dont les fenêtres étoient grillées. J'en fis
faire la remarque au baron. Il me répondit froidement: «Ces fenêtres-là
sont grillées, parce que cet appartement sera désormais le vôtre.--Le
mien, mon père!--Oui, Monsieur: j'avois acheté cette maison pour y jouir
de la belle saison, mais vous m'avez forcé de faire d'un lieu de
plaisance une prison.--Une prison!--Vous m'avez trompé, Monsieur; ce
n'est ni l'amant de la marquise, ni celui de Coralie que je renferme,
c'est le séducteur de Sophie. Quand je m'applaudissois de votre
obéissance, vous abusiez de ma sécurité! vous alliez au couvent tous les
jours. Quelqu'un qui s'intéresse apparemment à vos démarches m'en a
donné l'avis secret. Lisez cet écrit anonyme, lisez.

  _Monsieur le baron de Faublas est averti que tous les matins, depuis
  huit heures jusqu'à dix, monsieur son fils va voir au couvent Mlle de
  Faublas et Mlle Sophie de Pontis._

«Je sais, Monsieur, continua mon père, le peu de foi que mérite un écrit
anonyme... Je ne vous ai pas condamné sur un titre aussi méprisable;
mais, comme, dans une affaire de la nature de celle-ci, on ne doit rien
négliger, je me suis informé: j'ai appris qu'on m'avoit écrit la vérité.
Monsieur, si vous n'aimez pas Sophie, vous êtes un lâche suborneur:
cette captivité domestique est pour vous un châtiment trop doux; si vous
l'aimez, au contraire, je dois travailler à vous guérir de cette passion
que je n'approuve pas, Monsieur: vous ne sortirez pas de cette chambre.
Trois hommes que je laisse ici seront en même temps vos domestiques et
vos gardiens; ils savent quelles gens je permets que vous receviez.»

L'étonnement dans lequel ce discours m'avoit jeté ne peut se comparer
qu'à la douleur qu'il me causa. J'avois d'abord écouté sans pouvoir dire
un seul mot, je fis ensuite d'inutiles efforts pour répondre modérément:
«Mon père, oserois-je vous demander pourquoi vous n'approuvez pas mon
amour pour Sophie?--Parce que le père de cette jeune personne l'ignore,
parce qu'il se pourroit qu'il ne voulût pas vous donner sa fille, parce
que moi-même je vous destine une autre femme.--Et quelle est donc cette
infortunée que vous avez choisie, mon père?--M. Duportail est mon intime
ami, il vous estime...--Ah! c'est Dorliska que j'épouserai? une fille
perdue, ou peut-être morte!--Pourquoi morte? Je crois que mon ami
retrouvera sa fille; le Ciel doit cette consolation au plus malheureux
des pères. Lovzinski fait de nouvelles recherches, et vous, mon fils,
quand l'absence et le temps, qui usent toutes les passions folles,
auront détruit la vôtre, vous commencerez vos voyages; vous passerez en
Pologne...--Oui, et là, comme les chevaliers errans, j'irai de porte en
porte chercher une fille pour l'épouser!--Monsieur, vous ne remarquez
pas que vos réponses sont d'une indécence!...--Pardon, mon père, vingt
fois pardon. L'excès de ma douleur...--Mon fils, je n'ai plus qu'un mot
à vous dire. Préparez-vous à réparer les longues infortunes d'un
gentilhomme pour qui mon amitié ne doit pas être vaine...--Mon père, je
tiendrai parole à Lovzinski; j'irai jusqu'au bout du monde, s'il le
faut, chercher sa Dorliska.--Et vous renoncerez à Mlle de
Pontis?--Plutôt mourir mille fois!--Jeune homme!--Mon père, je ne
partirai pour la Pologne qu'après avoir obtenu la main de Sophie. Je le
jure par vous, par elle, par ce qu'il y a de plus sacré.--Respectez mon
autorité, ou craignez...--Eh! qu'ai-je à craindre, Monsieur? Vous me
séparez de Sophie! quel mal plus grand pouvez-vous me faire? Otez-moi la
vie, cruel que vous êtes; ôtez-la-moi, vous me rendrez service.»

Le baron, furieux ou attendri, sortit brusquement, ferma la porte, et me
laissa en prison.

Que de réflexions pénibles m'agitèrent en cet affreux moment! Perdre la
liberté, c'eût été peu de chose; mais perdre Sophie!... Sophie!... Mon
absence réveilleroit sa jalousie! Elle me croiroit infidèle et parjure!
Et si son père venoit la chercher, si elle se hâtoit de quitter un pays
que ma perfidie lui auroit fait détester! Si Mlle de Gorlitz, paroissant
à la cour de Vienne dans tout l'éclat de sa beauté, alloit choisir un
époux parmi tant de jeunes seigneurs bientôt épris de ses charmes! Si
elle alloit me trahir en croyant se venger!... Mlle de Pontis dans les
bras d'un autre!... Oh! non, jamais. Sophie désespérée me resteroit
fidèle! Mais son barbare père ne pourroit-il pas la forcer de contracter
un hymen odieux, tandis que le mien, non moins impitoyable, retiendroit
prisonnier, dans un village ignoré, son fils mourant d'inquiétude et de
douleur?

Cruelle marquise, c'est par toi sans doute que le baron a su mes amours
fortunées. C'est ta jalouse rage qui dicta ce perfide écrit! Que tu me
fais payer cher les rapides plaisirs que tu m'as donnés! Ah! du moins,
si ta vengeance n'avoit poursuivi que moi!

Il est vrai que j'ai sacrifié Mme de B...; et, si mes torts ne
justifient pas tout à fait sa haine, ils font au moins qu'elle ne
m'étonne pas. Mais l'injustice du baron, je ne puis la concevoir: il
exige que je sacrifie mon bonheur à son amitié pour M. Duportail! Il
punit comme le crime le plus inexorable un penchant légitime et
vertueux! il me sépare de tout ce qui m'est cher! il m'enlève à Sophie!
il m'enferme comme un criminel! Il veut donc ma mort? Eh bien, je ne
tarderai pas à le satisfaire. C'est apparemment pour prolonger mon
supplice qu'ils ont écarté tout ce qui pouvoit aider à me débarrasser du
fardeau de mon existence; mais, s'ils parviennent à m'empêcher
d'attenter à ma vie, ils ne peuvent m'obliger à m'occuper du soin de sa
conservation. Qu'ils m'apportent de quoi manger; qu'ils m'apportent...,
je jette les plats par la fenêtre, tout ira dans le jardin, à travers
ces infâmes barreaux.

Je persistai dans cette résolution violente, jusqu'à ce qu'un vif
appétit, déterminé par une diète de cinq heures, m'eût fait envisager
les choses plus sainement. Et qu'on ne prenne pas ceci pour une
plaisanterie! A tout âge, en tous temps, en tous lieux, dans quelque
situation qu'on se trouve, l'estomac influe prodigieusement sur le
cerveau. Un malheureux qui est à jeun ne raisonne pas du tout comme un
malheureux qui vient de faire un bon repas.

Je m'emparai donc, sans me faire prier, des mets qu'on m'apporta pour
mon dîner, et je me disois tout bas en les dévorant: «Vraiment, j'allois
faire une belle sottise! Et qui consoleroit ma jolie cousine, si j'étois
mort? Qui lui diroit que la dernière palpitation de mon coeur fut un
soupir d'amour pour elle? Il faut manger pour vivre; il faut vivre pour
revoir, pour adorer, pour épouser Sophie.»

Le troisième jour de ma détention, le baron m'envoya mes livres, mes
instrumens de mathématiques, mon forte-piano. Mon premier soin fut de
rendre grâces à sa clémence paternelle, qui me ménageoit dans ma
retraite quelque dissipation; mais, quand je vins à réfléchir que les
soins qu'on prenoit d'adoucir ma captivité m'annonçoient combien elle
seroit longue, je sentis un vif désir de la terminer promptement. Tandis
qu'on meubloit ma chambre de ces effets nouveaux, je fis pour m'évader
une tentative que la vigilance de mes gardes rendit inutile, et je
demeurai convaincu, après avoir examiné la situation de ma prison et le
régime établi pour sa sûreté, que, loin de négliger les précautions
nécessaires, on en prenoit de fort inutiles. J'avois encore dans ma
bourse trois morceaux de ce métal tout-puissant qui ouvre les portes et
brise les grilles, j'offris mes soixante-douze livres à mes geôliers,
que je m'efforçai de gagner par les plus belles paroles: on refusa mon
or, on rejeta mes promesses. Je ne sais comment mon père avoit fait,
mais il avoit trouvé trois domestiques incorruptibles.

Je fus bientôt honoré des visites de ceux que le baron me permettoit de
recevoir. Parlerai-je d'un marchand retiré, qui citoit sa conscience à
tout propos; d'un gentilhomme du lieu, qui me répéta cent fois le nom de
ses chiens et l'âge de sa jument, avant de me dire qu'il avoit une femme
et des enfans; d'un moine à rouge trogne, qui buvoit fort bien un vin
médiocre, quoiqu'il préférât le meilleur, de son camarade joufflu,
célèbre par son adresse à découper une volaille, et qui servoit chacun
de manière que le meilleur morceau, oublié, je ne sais comment, dans un
coin du plat, lui restoit toujours? Laissons ces gens-là, qui se
trouvent partout; mais distinguons quatre hommes fort extraordinaires,
qu'un hasard bien singulier rassembloit dans ce petit village de la B...
C'étoit un curé qui avoit de l'esprit! un régent de collège qui n'étoit
pédant que par distraction et impoli que par caprice! un vieux militaire
qui ne juroit pas toujours! un vieil avocat qui disoit quelquefois la
vérité!

Quelle société pour l'ami de Rosambert, pour l'élève de Mme de B...!
quelle société pour l'amant de Sophie! Je souffrois moins quand je
restois seul: alors, ma jolie cousine, j'étois avec vous; les yeux fixés
sur votre portrait, je croyois vous parler en admirant votre image.
Image consolatrice et révérée, de combien de larmes je t'arrosai! que de
baisers tu reçus! que de fois, posée sur mon coeur, tu le sentis
tressaillir d'impatience et d'amour!

Je dois néanmoins l'avouer, les belles-lettres aussi contribuèrent à
charmer l'ennui de ma solitude. Mais, ô ma Sophie! pour échapper
quelquefois aux plaisirs douloureux de ton souvenir, il ne falloit rien
moins que les plus estimables talens ou les plus beaux génies dont notre
moderne littérature puisse s'enorgueillir. Je lus Moncrif et Florian, Le
Monier et Imbert, Deshoulières et Beauharnois, La Fayette et Riccoboni,
Colardeau et Léonard, Dorat et Bernis, de Belloy et Chénier, Crébillon
fils et de La Clos[7], Sainte-Foi et Beaumarchais, Duclos et Marmontel,
Destouches et de Bièvre, Gresset et Colin, Cochin et Linguet, Helvétius
et Cerutti, Vertot et Raynal, Mably et Mirabeau, Jean-Baptiste et Le
Brun, Gessner et Delille[8], Voltaire et _Philoctète_ et _Mélanie_[9],
ses élèves; Jean-Jacques surtout, Jean-Jacques et Bernardin de
Saint-Pierre.

  [7] _Les Liaisons dangereuses._

  [8] Gessner n'est pas des nôtres; mais à quel poète françois aurois-je
    comparé le chantre des _Jardins_?

  [9] Qui ne connoît pas ces deux excellens ouvrages de M. de La Harpe?

Mais, lorsqu'à la fin d'un jour si heureusement abrégé, mon esprit et
mon coeur avoient besoin d'un égal repos; lorsqu'il falloit tout à coup
rompre le double charme, tout à coup et en même temps oublier les
lettres et l'amour; lorsqu'il le falloit? Eh bien, ma Sophie, notre
littérature, qui avoit fait le mal, étoit là pour le réparer. J'allois
demander à d'autres écrivains le bienfaisant sommeil, et c'étoit de mes
contemporains, je dois le dire à leur gloire, oui, c'étoit de mes
contemporains que j'obtenois ordinairement les plus violens narcotiques.
Bon Dieu! comme en ce genre elle est riche, la génération présente! Que
de Scudérys, que de Cotins, que de Pradons, elle a ressuscités! Que
d'écrivains fameux pendant un jour! hélas! hélas! et que de réputations
plus longtemps usurpées!... Quoi! même dans le sanctuaire! jusqu'au sein
de l'Académie! Eh! Monsieur S..., qui donc y pourra-t-on recevoir après
vous? Néanmoins je vous rends mille grâces! vos écrits si plats et si
barbares sont tout-puissans contre l'insomnie. Depuis huit jours ils
m'endormoient chaque soir; depuis huit jours, quand je ne lisois plus,
quand je ne dormois pas, je languissois dans ma prison.

Toute communication m'étoit fermée au dehors; je ne recevois aucune
lettre; on ne me permettoit d'écrire à personne. Le baron vint me voir:
je m'efforçai de le fléchir, il fut inexorable.

Après cette visite de mon père, quatre jours s'écoulèrent encore. Au
milieu de la cinquième nuit, je fus réveillé par un bruit sourd qui
partoit du jardin. Je courus ouvrir ma fenêtre, sous laquelle je vis une
échelle plantée. Je distinguai quatre hommes qui sembloient tenir
conseil. L'un d'eux monta hardiment, une pioche à la main: «Vous êtes le
chevalier de Faublas?--Oui, Monsieur.--Habillez-vous promptement tandis
que je vais travailler le plus doucement que je pourrai à lever un
barreau. Si vos gardes m'entendent, s'ils viennent à vous, voici deux
pistolets que vous leur montrerez, cela suffira pour les contenir.
Dépêchez-vous: votre ami vous attend dans sa chaise de poste, à la
petite porte du jardin.--Mon ami?--Oui, Monsieur. Le comte de
Rosambert.--Quel service!...--Chut!... Habillez-vous.»

Il ne fallut pas me le répéter une troisième fois. Je n'y voyois goutte;
mais je cherchois mes vêtemens à tâtons: jamais toilette ne fut plus tôt
faite. Cependant mon libérateur frappoit à petits coups redoublés; quand
le barreau fut ôté, je crus voir le ciel ouvert. Je passai d'abord une
jambe, ensuite l'autre; j'empoignai un barreau; j'appuyai le bout de mes
pieds sur l'échelle, et, quelque mince que fût mon individu, j'eus peine
à passer par l'étroite ouverture. J'en vins à bout cependant. Dès que je
me vis dehors et parvenu au milieu de l'échelle, je ne m'amusai point à
compter combien d'échelons me restoient à descendre: je sautai sur la
terre fraîchement remuée. Nous gagnâmes à toutes jambes la petite porte
du jardin, que mes libérateurs avoient ouverte, je ne sais comment; un
petit ravin me restoit à traverser, je le franchis d'un saut, je me
précipitai dans la chaise de poste. Je croyois tomber dans les bras du
comte de Rosambert, ce fut le vicomte de Florville qui m'embrassa!
Tandis que je restois muet de surprise, le postillon donnoit le coup de
fouet du départ; mes quatre libérateurs, aussitôt remontés à cheval,
suivoient ventre à terre la rapide voiture qui nous emportoit.

                   *       *       *       *       *



Je ne répondois rien aux questions dont la marquise m'accabloit.
«Chevalier, me dit-elle enfin, est-ce à l'excès de votre reconnoissance
que je dois attribuer ce silence inquiétant?--Madame...--Ah! je le sais
bien, je le sais bien que je ne suis plus pour vous que madame! et
cependant je m'expose à tout pour finir votre captivité!--Ma captivité!
c'est vous qui l'avez causée!--Faublas, si vous m'aimiez encore, ce que
je fais aujourd'hui suffiroit pour ma justification; mais écoutez-moi,
car je ne veux pas laisser le plus petit prétexte à votre ingratitude.
J'ai pleuré votre inconstance, j'ai voulu ramener mon amant, j'ai fait
épier ses démarches: voilà mes crimes. La femme Dutour, chargée de mes
ordres, les a passés. J'ai su trop tard qu'une lettre anonyme avoit
instruit le baron de vos cruelles amours. J'ai bientôt appris que votre
absence n'étoit plus feinte, qu'on vous tenoit enfermé; je ne pouvois
deviner où. Ceux qui avoient suivi le fils ont suivi le père à son tour.
Pendant quatre jours entiers, le baron n'a pas fait un pas dont je ne
fusse instruite sur-le-champ; il est enfin venu vous voir lundi dernier.
On a examiné les environs, le jardin, la maison; vos fenêtres grillées
ont été remarquées. J'ai profité du premier voyage du marquis. Sous les
habits du vicomte de Florville, sous le nom du comte de Rosambert, j'ai
tout risqué pour vous délivrer. Faublas, si vous me rendez responsable
des fautes commises par les gens que vous me forcez d'employer, vous
conviendrez du moins que l'heureuse hardiesse du vicomte de Florville a
bien réparé la fatale imprudence de la femme Dutour.--Madame, croyez que
je n'oublierai jamais le service...--Cruel! ces protestations froidement
polies m'annoncent que je suis absolument sacrifiée. Ainsi donc ce
qu'une autre femme n'auroit osé seulement imaginer, je l'aurai
entrepris, je l'aurai exécuté pour mettre dans les bras de ma rivale le
plus aimable, mais le plus ingrat de tous les hommes!... Eh bien! s'il
n'y a plus d'autre moyen de conserver au moins son amitié, il faudra se
rendre justice, il faudra s'immoler... Faublas, j'en aurai le courage...
Monsieur, je renonce à vous, je vous rends à votre Sophie... Privée de
tout ce qui me fut cher, je serai peut-être heureuse de votre bonheur;
peut-être que les regrets qui suivront votre perte seront adoucis par
cette consolante idée que du moins j'ai contribué à assurer votre
félicité... Monsieur, où voulez-vous qu'on vous reconduise?»

Elle attendit ma réponse à cette question, qui ne laissoit pas de
m'embarrasser. Après un moment de silence, elle reprit: «Retourner chez
monsieur votre père, ce seroit aller chercher une captivité nouvelle...
M. Duportail est encore en Russie... Il n'y avoit que M. de Rosambert;
mais on le dit parti depuis quelques jours pour une de ses terres. Moi,
je crois qu'il vous cherche. Monsieur, où voulez-vous donc qu'on vous
reconduise?»

Pénétré de la générosité de la marquise, touché de son attachement, en
même temps si noble et si tendre, je ne résistois qu'à peine au désir de
la consoler. Je sentis sa main tressaillir sous mes lèvres, que
cependant j'avois posées bien légèrement. «Répondez-moi donc, me
dit-elle d'une voix presque éteinte... Hélas! ma tendresse inquiète vous
avoit déjà préparé un asile aussi sûr que charmant, et vous n'y viendrez
pas! Et vous n'y viendrez pas! continua-t-elle d'un ton plus animé; je
vous perdrai pour toujours! Vous vivrez pour une autre, et je le verrois
tranquillement!... Non, Faublas, ma douleur a pu m'égarer, j'ai pu le
dire; mais jamais, jamais je n'y consentirai. Moi, vous céder à une
rivale! mon ami, ne l'espérez pas. Cet effort est au-dessus d'une
mortelle, il est au-dessus de moi.»

Les foibles rayons du crépuscule tremblant commençoient à laisser
distinguer les objets. Depuis près de quinze jours je n'avois aperçu que
de rondes villageoises, dont les gros charmes, brûlés par un soleil
ardent, flétris par un travail opiniâtre, étoient peu faits pour me
tenter; encore n'avois-je pu les considérer qu'à travers une grille et à
plus de cinquante pas de distance. Alors, au contraire, se trouvoit près
de moi le vicomte de Florville! L'aurore naissante me le montra plus
beau que ne parut jamais Adonis aux regards de Vénus enchantée! Et puis
la marquise pleuroit; une femme qui pleure est si intéressante! Je
voulus essuyer ses larmes: je ne sais comment je m'y pris, mais nos yeux
se rencontrèrent, ma bouche toucha la sienne, une curiosité fatale égara
mes mains... O ma jolie cousine! je devins parjure sans le vouloir, et
j'en dois faire ici l'aveu, si ton coupable amant ne consomma pas à
l'instant son infidélité, c'est que ta rivale attentive ne lui permit
pas de tenter certaines entreprises qui, dans une voiture étroite,
incommode et cahotée en tous sens, sur un pavé inégal, n'ont jamais
qu'un demi-succès.

«Maman, nous retournons donc à Paris?--Oui, mon ami, parce qu'on
n'imaginera jamais que vous y soyez revenu; d'ailleurs, j'ai pris des
précautions si sûres que vous échapperez à toutes les recherches. Tandis
qu'on achetoit les services de ces quatre coquins qui ne me connoissent
que sous le nom du comte de Rosambert, je m'occupois à chercher un
logement commode pour une jeune veuve de mes amies qui vient ici
solliciter un procès considérable. Elle s'appelle du Cange, et cette
dame du Cange, mon ami, c'est vous; mais, comme il n'auroit pas été
décent que vous vinssiez seule à Paris, la femme Dutour, impatiente de
réparer sa faute, s'essaye depuis quatre jours à jouer le personnage
important de Mme de Verbourg. C'est ainsi que se nommera, si vous le
voulez bien, la respectable mère de Mme du Cange. Déjà parée d'une robe
françoise de gros de Tours broché, à colonnes rapprochées, à grandes
fleurs rembrunies, Mme de Verbourg se donne des airs de qualité qui vous
feront mourir de rire. Au reste, elle ne fera pas trop mal son rôle, si
elle parvient à adoucir quelques expressions énergiques qui échappent
fréquemment à sa brusque franchise. Elle a naturellement les manières
gauches et empesées de ces dames de paroisse qui n'ont jamais quitté
leur château provincial. Vous aurez pour laquais le neveu de madame
votre mère. On vous trouvera aisément un cuisinier et une femme de
chambre. L'hôtel de *** est situé à deux cents pas au-dessus du mien:
c'est là que je vous ai loué et meublé un appartement que nos amours
embelliront. Si vous m'en croyez, vous ne descendrez jamais au jardin,
dont je me réserve la jouissance. Il a une porte sur _les
Champs-Elysées_; c'est par là que je me rendrai chez vous presque tous
les jours. Mon docteur, prévenu que je n'irai point à la campagne cette
année, m'a déjà ordonné de prendre l'air tous les matins de bonne
heure.»

Les gens qui nous escortoient nous quittèrent à la barrière du Trône. Le
vicomte de Florville et moi nous allâmes descendre chez la marchande de
modes, où nous attendoient ma mère, Justine et mon nouveau laquais. La
Dutour commença par avouer sa faute, qu'elle me pria d'excuser; et
Justine, charmée de me revoir, n'acheva pas ma coiffure sans m'avoir
fait plus d'une espièglerie. Le vicomte de Florville avoit pourvu à tous
mes besoins. Je me mis dans le simple négligé d'une jolie voyageuse. On
chargea mes malles derrière ma chaise de poste, où Mme de Verbourg se
plaça près de moi. Nous allâmes descendre à l'hôtel de ***, rue du
Faubourg-Saint-Honoré.

Deux heures après, Mme la marquise de B..., suivie de sa femme de
chambre, vint savoir si Mme du Cange étoit arrivée. Nous nous
embrassâmes comme deux jolies femmes qui s'aiment bien, quand il y a
longtemps qu'elles ne se sont vues. Ma mère, qui savoit vivre, nous
laissa seuls. L'amour entra dans ma chambre à coucher au moment où Mme
de Verbourg en sortit. Le petit dieu resta deux heures avec nous.

«Il est bientôt midi, me dit la marquise, il faut que je vous quitte. On
sait à l'hôtel que je devois souper et coucher à la campagne; mais on
m'attend à dîner... A propos, vous êtes galant! dites-moi donc ce que
c'est qu'une certaine bouteille...?--Maman, une étourderie de
Jasmin!...--Et le portrait de Mlle Duportail, quand me le
donnerez-vous?--Tout à l'heure; il est dans une poche de veste du
chevalier de Faublas... Tenez, ma chère maman, le voici.--Demain, je
vous apporterai celui du vicomte de Florville.--Maman, le marquis ne
vous a-t-il pas parlé de Mlle Duportail?--Assurément, mon ami. Vous
vivez avec ce M. de Faublas! Vos parens vous cherchent bien loin, tandis
que vous êtes bien près! Au reste, il est fort scandalisé de la manière
dont vous avez traité son La Jeunesse. «Comment! Madame, m'a-t-il dit,
un coup de fouet à tour de bras! est-ce que cela se fait? Est-ce qu'une
jeune personne doit rosser les gens de cette façon-là? Tenez, Madame, le
jour que je m'étois fait cette meurtrissure et qu'elle m'appuyoit une
pièce d'argent sur le front, vous savez comme elle me faisoit crier!
vous avez cru que j'étois délicat, que je faisois le dameret? Eh bien,
Madame, je souffrois comme un damné. Elle a un poignet d'enfer! c'est un
vrai petit démon que cette fille-là, et on le voit bien dans sa
physionomie.»

Dès que Mme de B... fut partie, Mme de Verbourg rentra. Je la priai
d'envoyer La Fleur chez M. de Rosambert. «Madame ma fille, monsieur le
comte n'est pas à Paris.--Madame ma mère, je crois qu'il doit y être;
et, s'il n'y est pas, je veux du moins en être sûr.--Mais, Monsieur,
madame la marquise n'a pas ordonné...--Madame la marquise n'a pas
ordonné! Mais, ma chère, vous devenez donc folle? Vous vous imaginez
donc que je suis aux gages de la marquise comme vous? Madame Dutour,
apprenez et n'oubliez pas que je suis ici chez moi. Si La Fleur ne va
pas tout à l'heure chez M. de Rosambert, j'y vais moi-même... Madame
Dutour, écoutez-moi; vous voyez ces trois louis: ils sont à vous si
le comte me vient voir aujourd'hui.--Mais s'il est à la
campagne?--Vraiment, j'en aurai bien du regret, mais les trois louis me
resteront. Ma chère, vous savez écrire, prenez une plume et du papier.»

Mme de Verbourg écrivit sous ma dictée:

  _Mme du Cange désireroit entretenir monsieur le comte seulement
  pendant un quart d'heure. Si pourtant M. de Rosambert ose accepter un
  mauvais dîner, on le lui donnera avec plaisir. Ce qu'on veut lui dire
  est très pressé._

J'appelai La Fleur: «Mon ami, tu vas porter ce billet à M. de Rosambert.
Aux questions qu'il te fera, tu répondras seulement que ta maîtresse est
jolie et demeure faubourg Saint-Honoré, à l'hôtel de ***. Si par hasard
le comte n'étoit point à Paris, tu demanderas dans laquelle de ses
terres il est allé... Madame Dutour, songez aux trois louis.»

Mon domestique, en revenant, m'annonça que monsieur le comte le suivoit.
Quelques instans après, Rosambert entra chez moi d'un air leste et
galant. «Belle dame...» Il s'arrêta tout à coup, et, poussant de longs
éclats de rire: «Le diable m'emporte, s'écria-t-il, si je n'accourois
triomphant! mais je ne regretterai pas ma prétendue bonne fortune,
puisque j'embrasse mon ami.» Je m'adressai à Mme de Verbourg: «Madame ma
mère, voulez-vous bien nous laisser?--Madame ma mère! répéta Rosambert;
ah! voyons donc madame ma mère! (Il pirouetta plusieurs fois autour
d'elle et la fit tourner autour de lui.) Madame ma mère, vous êtes
charmante! vous avez une figure noble, un grand air, une robe
majestueuse; mais, comme dit fort bien votre fille, laissez-nous.

«Mon cher Faublas, qu'est-ce donc que cette mascarade?» Rosambert ne put
écouter le détail de mon enlèvement et mon travestissement nouveau sans
l'interrompre plusieurs fois par ses plaisanteries. «Enfin, me dit-il
quand j'eus fini, la marquise a si bien fait que vous voilà désormais en
son pouvoir!--Oui, Rosambert; mais ma Sophie? ma Sophie?--Nous y voilà!
Eh bien! que voulez-vous lui faire à votre Sophie? Elle est toujours au
couvent.--Vous le savez?--Oui, je le sais; je sais aussi que
mademoiselle votre soeur n'est plus avec elle.--Le baron...?--L'a
retirée de ce couvent pour la mettre dans un autre, et il a congédié
l'honnête M. Person.--Rosambert, mais, si je reste ici, comment
verrai-je ma jolie cousine?--Mon cher Faublas, je vous offrirois bien ma
maison; mais cet asile ne seroit pas respecté, Mme de B... vous y
poursuivroit.--Mon ami, si vous m'abandonnez, je suis perdu.--Chevalier,
doutez-vous de mon amitié?--Non; mais je crains de trop exiger
d'elle.--Comment! si j'étois à votre place et que vous fussiez à la
mienne, craindriez-vous de me rendre les services que vous n'osez me
demander?--Assurément, non.--En ce cas, parlez hardiment.--Rosambert,
quoique je sois ici beaucoup mieux que dans ce village de la Brie,
quoique je jouisse du plaisir de voir librement une femme charmante, à
laquelle je vous avoue que je suis encore attaché, je vous assure
cependant que je n'ai fait que changer de prison, si je ne revois ma
Sophie. Ne pourriez-vous pas me chercher dans les environs du couvent où
elle est...--J'entends. La marquise vous a volé au baron; il faut, moi,
que je vous enlève à la marquise! Je ne vois à cela aucun inconvénient.
Je n'ai pu l'empêcher de s'approprier Mlle Duportail; eh bien! je lui
soufflerai Mme du Cange! cela est juste et consolant. D'ailleurs, je ne
serai pas fâché de voir comment celle qui m'a exposé aux rigueurs du
célibat supportera les ennuis du veuvage. Comptez sur moi, Faublas,
comptez sur moi.»

Il étoit temps de nous mettre à table. Pendant le dîner, qui fut long,
le comte s'amusa beaucoup aux dépens de Mme de Verbourg. Nous étions au
dessert quand le propriétaire de l'hôtel, M. de Villartur, financier
parvenu, curieux de voir ses nouveaux locataires, entra sans savoir si
sa visite ne nous gêneroit pas. Qu'on se figure l'ignorance et la bêtise
personnifiées, on aura de M. de Villartur une idée encore trop
avantageuse. Il trouva qu'on ne l'avoit pas trompé quand on lui avoit
dit que j'étois jolie. On conçoit que ce lourd personnage m'auroit
beaucoup ennuyé, si le ton prétendu galant qu'il prit avec moi ne
m'avoit laissé une ressource, celle de me moquer de lui. Mon malin
compagnon m'aida charitablement à persifler le pauvre homme, qui me
promit, en s'en allant, de revenir bientôt me voir. Rosambert avoit
affaire; en me quittant il me dit: «En attendant que j'aie trouvé ce que
vous désirez, j'espère, mon ami, que vous voudrez bien m'emprunter
quelque argent, dont je n'ai nul besoin aujourd'hui, et que je serai
bien aise de retrouver dans un autre moment.» Le soir même il m'envoya
deux cents louis.

Mme Dutour me donna un compte exact des frais qu'avoit occasionnés mon
enlèvement, et de ceux que nécessitoit mon séjour dans l'hôtel que
j'occupois. Le lendemain, dès que la marquise arriva, je la priai d'en
vouloir bien recevoir le remboursement. «Beaucoup de femmes, me dit ma
belle maîtresse, prétendent qu'entre amans une affaire d'intérêt doit
s'oublier; moi, mon ami, je reprends mon argent sans me faire presser,
et même je crois devoir me justifier du silence que j'ai gardé sur cet
article délicat. Je ne croyois pas que vous pussiez me rendre sitôt les
avances que j'avois faites; ainsi, je n'osois vous en parler de peur de
vous donner quelque mortification. Cependant je sentois qu'en les
taisant j'offensois votre délicatesse; mais enfin j'ai mieux aimé
mériter les reproches du chevalier que de m'exposer à chagriner mon
ami... Tenez, mon cher Faublas; gardez ce petit meuble: ce sera pour
vous un trésor, si je vous suis chère autant que je vous aime.»

C'étoit le portrait du vicomte de Florville. J'adressai à la marquise
des remercîmens énergiques; elle partagea d'abord les transports de ma
reconnoissance, dont bientôt elle se crut obligée de modérer l'excès. Il
ne m'étoit plus permis que de parler, quand on annonça M. de Villartur.
Mme de B... fut curieuse de voir cet original. Il partagea son sot
hommage entre la marquise et moi, et nous débita la fleurette à sa
manière. Dans le cours d'un entretien devenu comique par les inepties
dont l'épais financier l'assaisonnoit, nous remarquâmes que ce monsieur
croyoit à l'astrologie. Il connoissoit des magiciens, il avoit même vu
des vampires, des revenans; il finit par nous dire qu'il amèneroit un de
ses amis, à moitié sorcier, qui nous raconteroit nos aventures passées,
présentes et futures, quand nous lui aurions fait voir seulement nos
mains et notre visage. «Pardieu! s'écria Mme de Verbourg, qui venoit
d'entrer, croyez-vous que madame ma fille lui montrera...?» Je marchai
si rudement sur le pied de ma chère mère qu'elle ne put achever. La
marquise rioit de toutes ses forces. M. de Villartur, enchanté, sortit,
en nous disant qu'il amèneroit dès demain l'astrologue.

Je ne vis pas Rosambert ce jour-là. La marquise vint le lendemain, de
très bonne heure, et présida à ma toilette, que je fis belle à cause de
l'astrologue, aux dépens duquel nous comptions nous amuser. Un peu avant
midi arriva M. de Villartur, qui nous cria qu'il amenoit le sorcier. Je
pensai tomber à la renverse quand, derrière le financier, j'aperçus le
marquis de B... Il vit sa femme, et fut étonné; il reconnut Mlle
Duportail, et s'arrêta stupéfait. «Quoi! s'écria-t-il, c'est là Mme du
Cange?--Oui», répondit Villartur.

M. de B..., les bras pendans, le regard fixe, la bouche entr'ouverte,
sembloit n'avoir pas assez de ses deux petits yeux pour me considérer.
«Oh! comme il vous regarde! me dit Villartur; votre physionomie l'a
frappé. Voyez comme il travaille déjà!» La marquise, qui conservoit
toujours un sang-froid admirable dans les occasions pressantes, la
marquise alla à son mari, le prit par le bras, et le tira vers une
fenêtre assez près de moi. «Votre amie est plus pressée que vous,
continua le financier; mais elle a beau faire, c'est vous qu'il a bien
regardée. Votre physionomie l'a frappé, l'a frappé!... Oh! elle l'a
frappé!» répétoit-il toujours, en riant d'un gros rire.

Pendant ce temps-là je prêtois une oreille attentive à ce qui se disoit
derrière moi; et la marquise, si elle n'avoit pas voulu que je
l'entendisse, auroit recommandé à son mari de parler plus bas. «Ne
l'ai-je pas deviné, Madame? disoit le marquis. Ah çà, elle est donc
enceinte?--Ne vous en êtes-vous pas aperçu? répliqua la marquise.--Moi?
tout de suite. Elle n'est pas avancée, la grossesse?... Quatre ou cinq
mois, peut-être?--Tout au plus.--Je le vois bien. Comme je vais me
venger!--Mais, Monsieur, ne la chagrinez pas.--Oh! je ne casserai pas
les vitres.»

M. de Villartur, qui, ayant fini de rire, recommençoit à me parler,
m'empêcha d'entendre le reste.

«Savez-vous bien, me dit le marquis en venant à moi, savez-vous bien que
je vous trouve un peu changée?--Ah! ah! interrompit Villartur, vous la
connoissez donc?--Oui, quand j'ai connu madame, elle étoit encore
fille... Ah çà! mais vous vous êtes mariée tout de suite?--Oui,
Monsieur.--Et vous voilà déjà veuve!--Hélas! oui.--Tout cela en trois ou
quatre mois, c'est bien prompt, au moins!... Il ne faut pas demander si
le défunt étoit aimable?... Mais pourquoi donc n'êtes-vous pas en
deuil?--Pour des raisons qu'on vous dira, répondit Mme de B...--Moi, je
crois que le pauvre mari est déjà oublié.--Pourquoi donc cela,
Monsieur?--Parce que le chagrin ne vous a pas empêchée de faire des
parties de campagne.--Moi, Monsieur!--Vous direz peut-être que non? Ne
vous ai-je pas rencontrée sur le chemin de Versailles, au pont de
Sèvres?--Oui,... mais, Monsieur...--Ne parlez pas de cela, Monsieur, lui
dit tout bas la marquise; ne voyez-vous pas que vous la
mortifiez?--Madame du Cange, reprit le marquis, charmé de l'embarras que
j'affectois, savez-vous qu'il n'est pas prudent de monter à cheval dans
l'état où vous êtes? Prenez bien garde aux fausses couches.--Monsieur,
vous croyez donc que je suis enceinte?--J'en suis sûr. Mais tenez, au
carnaval dernier, je me suis aperçu... Gageons que le mariage étoit déjà
fait? On le tenoit secret, n'est-il pas vrai?--Mais, Monsieur...--Tout
ce que je puis vous dire, ma belle dame, c'est qu'à cette époque il y
avoit déjà quelque chose dans vos yeux... Je ne vous ai pas parlé de mes
talens pour l'astrologie, parce que j'étudiois, je n'étois pas encore
assez fort; mais vous savez comme je suis physionomiste... Eh bien, au
carnaval dernier, j'ai remarqué dans votre figure quelque chose qui
annonçoit un sang... Demandez à madame, je lui ai dit... D'honneur, j'ai
senti le mariage. Quant à la grossesse, je ne pouvois pas tout à fait
deviner... Écoutez donc, cela étoit encore bien frais!... Mais
aujourd'hui, cela est différent! On ne peut plus s'y méprendre!... Belle
dame, votre figure est toujours fort jolie, votre taille charmante,...
mais ce visage est un peu fatigué; et puis, voyez-vous ici? Un soupçon
d'embonpoint, une nuance d'arrondissement, cela commence à pointer.»

M. de B..., encouragé par les rires que la marquise ne pouvoit étouffer
sous son éventail, me demanda qui seroit le parrain du petit poupon.
«Sans doute monsieur votre père?» Je tâchai de rougir; et, prenant un
ton humilié: «Monsieur, mon père ignore mon mariage...--J'avois donc
raison!--Monsieur, et si par hasard vous rencontriez mon père ou mon
frère, je vous prie de ne pas leur dire que vous m'avez vue.--Ne
craignez rien.--Mais M. de Villartur!--Villartur, ma belle dame, il ne
sait pas votre nom de fille, et vos parens ne vous connoissent pas sous
votre nom de femme. D'ailleurs, il est discret, Villartur.

--Certainement, interrompit celui-ci. D'abord moi, je ne me mêle jamais
de dire ce que je ne sais pas... Oh! çà, Monsieur le marquis, je vous
avois amené pour dire la bonne aventure à ces dames: vous en connoissez
une, cela empêche-t-il...?--Non, non; vous avez raison, je vais leur
dire leur bonne fortune. (Il s'approcha de sa femme.) Allons, Madame,
commençons par vous.»

La marquise lui livra sa main, dont il compta les lignes longues,
courtes, directes et transversales; ensuite il examina son visage; et,
après l'avoir regardée tendrement: «Madame, lui dit-il d'un ton qui
annonçoit combien il étoit content de lui, vous avez un mari qui vous
amuse beaucoup par ses saillies, et que vous aimez à la folie.--Fort
bien, Monsieur, répondit la marquise en retirant sa main; je ne veux pas
en savoir davantage, je vois que vous êtes un grand sorcier.

--A vous, belle dame!» Quand il m'eut considéré avec la même attention,
il me demanda si mon mari n'avoit pas deux noms? «Il n'en avoit qu'un,
Monsieur, il ne s'appeloit que du Cange.--Cela est singulier!--Pourquoi
donc, Monsieur?--C'est qu'il paroîtroit que le pauvre défunt a été...--A
été quoi, Monsieur?--Ah! vous vous fâcheriez. Comment vous dirai-je
cela?... Tenez, belle dame, je vais employer une figure. Il me paroît
que le fruit qui est maintenant sur l'arbre de vos amours y a été greffé
par... par un nommé Faublas, puisqu'il faut vous le dire.--Monsieur,
vous m'insultez!--Oh! qu'elle est drôle quand elle est en colère!»
s'écria l'épais financier en riant si fort que tout son corps paroissoit
agité de mouvemens convulsifs, et que la poudre de sa perruque tomboit à
terre par flocons. «Il paroît même, reprit le marquis, que cela est
arrivé dans un boudoir loué chez une marchande de modes,
rue...--Monsieur, ce que vous me dites là est fort impertinent.»

Mme de Verbourg, qui venoit de mettre sa belle robe, entra dans ce
moment. Elle fut très déconcertée en voyant le marquis de B... Après
avoir fait une révérence comique, elle vint à moi; je lui dis tout bas
de quoi il s'agissoit. Je ne sais quelle question le marquis faisoit
alors à sa femme; mais j'entendis celle-ci lui répondre: «C'est une mère
supposée.» Le marquis salua Mme de Verbourg, qu'il regarda beaucoup.
«C'est là madame votre mère? Mais je crois,... en vérité, Madame, je
crois avoir eu l'honneur de vous voir quelque part?--Cela se peut bien,
Monsieur, répondit la Dutour qui perdoit la tête, cela se peut bien; j'y
vais quelquefois.--Où cela, Madame?--_Ousque_ vous disiez,
Monsieur.--Comment, Madame? est-ce que vous m'avez entendu parler du
boudoir? c'étoit une plaisanterie.--Quoi! du boudoir? Quoi que vous me
rabâchez donc, Monsieur, avec votre boudoir?--Rien, rien, Madame. Nous
ne nous entendons pas.--Ni moi non plus, interrompit Villartur; je ne
comprends plus rien à ce qu'ils disent.»

Ma belle maîtresse rioit de tout son coeur, et moi, qui étois las de me
contenir, je saisis le moment pour donner un libre cours à ma gaieté.

«Mais, reprit le marquis, voyez donc comme elle rit!... Madame, madame
votre fille est un peu folle; prenez garde qu'elle ne fasse une fausse
couche.--Une fausse couche! répondit Mme de Verbourg, une fausse couche!
elle! pardieu! je voudrois bien voir ça!--Madame, prenez-y garde, vous
dis-je; madame votre fille monte à cheval, et cela est dangereux.--Sans
doute, interrompit Villartur, on peut tomber; cela m'est arrivé l'autre
jour.--Tomber! répondit le marquis, ce n'est pas cela que je crains pour
elle.--Eh! pourquoi ne tomberoit-elle pas? je suis bien tombé,
moi!--Pourquoi? parce qu'elle monte mieux que vous. Vous n'imagineriez
pas comme elle est forte, cette jeune dame-là! Mon ami Villartur,
quoique vous soyez bien gros et bien rond, je ne vous conseillerois pas
de vous battre avec elle.--Bon! voyons donc ça! s'écria le financier en
venant à moi.--Monsieur, lui dis-je, êtes-vous fou?» Il voulut me
prendre au corps, je le saisis par le bras droit. «Quoi que c'est donc
que cet homme-là qui veut tripoter madame ma fille?» dit la Dutour. Elle
empoigna le bras gauche de Villartur. Le lecteur se souvient d'avoir
fait tourner en tous sens, dans son enfance, un petit moule de bouton
traversé d'une mince allumette. M. de Villartur, mû par une double
secousse, fit, comme ce frêle jouet[10], plusieurs tours sur lui-même en
chancelant, et finit par tomber sur le parquet. Les domestiques
accoururent au bruit. Le financier, aussi honteux que piqué, se releva
et sortit sans dire un seul mot. Le marquis le suivit pour le consoler,
et Mme de B..., qui donnoit à dîner chez elle, ne tarda pas à me
quitter.

  [10] Le grand nombre des écoliers appelle cela un toton.

                   *       *       *       *       *



J'étois étonné de n'avoir pas entendu parler du comte depuis la
surveille. Il arriva le soir même, un peu avant la nuit fermée. Il me
dit en m'embrassant: «Je vous félicite de votre bonheur, mon ami, tout
succède à vos voeux, tout est prêt, suivez-moi.--Quoi! tout à
l'heure?--A l'instant même. (Je sautai à son cou.)--Mon ami, que de
remercîmens ne vous dois-je pas! Mais, Rosambert, racontez-moi...--Je
vous dirai tout cela là-bas, ma voiture vous attend; il n'y a pas un
moment à perdre, suivez-moi.--Mon ami, je vais donc abandonner la
marquise?--Oui, pour revoir Sophie.--Pour revoir Sophie! partons,
Rosambert, partons! Attendez, que je prenne le portrait de ma jolie
cousine. (Je sonnai la Dutour.) Ma chère, faites préparer le souper.
Nous allons, monsieur le comte et moi, descendre un moment dans le
jardin.»

Au lieu d'aller au jardin, nous montâmes dans la voiture du comte.
«Prends par les boulevards, dit-il à son cocher, ventre à terre jusqu'à
la porte Saint-Antoine; de la porte Saint-Antoine à la place Maubert,
doucement.» Dès que les stores furent abaissés, Rosambert m'apprit que,
depuis notre dernière entrevue, il avoit découvert, retenu et meublé
pour moi un petit logement placé si près du couvent de Sophie que, de
mes fenêtres, je pourrois voir tout ce qui s'y passeroit. Il m'avertit
que Mlle Duportail, devenue depuis peu Mme du Cange, seroit désormais
Mme Firmin.

Tout à coup la voiture, qui depuis cinq minutes brûloit le pavé, ne
roula plus que très lentement. Rosambert me dit: «Nous voilà déjà près
de la Bastille; allons, belle enlevée, cette superbe parure, qui sied si
bien à une femme de qualité, ne convient pas du tout à une bourgeoise.
Il s'agit de faire une autre toilette. D'abord, ôtons ce brillant
chapeau; de ces cheveux flottans faisons, le moins mal que nous le
pourrons, un chignon modeste; couvrons ces grosses boucles de la simple
_baigneuse_ que voici; à cette robe galante substituons ce petit
_caraco_ blanc. Belle dame, mettez ce _jupon_ hardiment: je ne serai pas
téméraire; je vous aime beaucoup, mais je vous respecte davantage. Fort
bien: allons, couvrez votre sein de ce _fichu_ de mousseline; arrangez
ce mantelet noir par-dessus; cachez votre visage sous cette ample
_thérèse_. Voilà qui est fait, et vous êtes encore gentille à croquer!
Quant à moi, mon cher Faublas, ce sera encore plus tôt fini. Tenez.» Il
ôta son habit, et s'enveloppa d'une grande redingote.

Nous descendîmes à la place Maubert, nous gagnâmes à pied la rue de ***.
Arrivés chez mon propriétaire, nous traversâmes une longue cour et un
grand jardin au fond duquel je vis un petit pavillon bâti contre un mur
mitoyen, qui me parut avoir à peu près dix pieds de hauteur. Je
remarquai que des fenêtres de mon premier étage il étoit fort aisé de
descendre, à l'aide d'une corde seulement, dans le jardin du voisin.
Rosambert me combla de joie en m'apprenant que ce jardin étoit celui du
couvent, ensuite il me fit voir qu'en s'occupant de l'utile il n'avoit
pas négligé l'agréable. Un _forte-piano_ étoit près de ma fenêtre; on
avoit disposé l'instrument de manière qu'en faisant de la musique je
pourrois voir tout ce qui se passeroit dans le jardin. Rosambert
m'affligea beaucoup lorsqu'en me disant adieu il m'observa que nous
serions privés du plaisir de nous voir tant que je resterois caché dans
cette maison. Il me fit sentir que la marquise ne manqueroit pas
d'aposter des gens qui éclaireroient toutes ses démarches, et que ma
retraite seroit bientôt découverte s'il avoit l'imprudence de venir m'y
visiter. Nous convînmes que nous nous écririons par la petite poste, et
que, de peur de surprise, je lui enverrois mes lettres à l'adresse de M.
de Saint-Aubin, l'un de ses intimes amis.

Ceux qui devinent que je ne dormis pas cette nuit se tromperoient
beaucoup s'ils n'attribuoient mon insomnie qu'à l'impatience, en même
temps pénible et douce, que me causa le voisinage de Sophie. Je songeai
à ma chère Adélaïde, qui, depuis près d'un mois, séparée de sa bonne
amie, n'avoit pas eu la consolation de voir son frère... Hélas! je
songeai au baron, à qui ma fuite devoit causer de mortelles inquiétudes,
au baron qui devoit m'accuser d'indifférence et de cruauté... Mais
l'amour, l'amour plus fort que la nature étouffa mes remords naissans.
Pouvois-je renoncer au bonheur de revoir ma jolie cousine? pouvois-je,
en retournant chez un père irrité, exposer mon amante au danger d'une
éternelle séparation?

A la pointe du jour j'allai me mettre en sentinelle à ma fenêtre, et je
disposai la _jalousie_ de manière que je pusse voir sans être vu. Je
devois redouter les regards de Mme Munich, qui, m'ayant admiré autrefois
sous mes habits d'amazone, m'auroit peut-être reconnu malgré mon
travestissement nouveau. Un corps de logis considérable étoit devant
moi, à cinquante pas de distance. Il y avoit là tant de chambres! Où
étoit celle de ma Sophie? Mes yeux, sans cesse errans, parcouroient le
bâtiment d'un bout à l'autre, et ne savoient où se fixer.

A sept heures du matin je fus obligé de quitter mon poste. Mes hôtes
venoient visiter leur nouveau locataire et m'amenoient leur jardinière,
qui se chargea du soin de faire le petit ménage de Mme Firmin. Quant à
ma cuisine, un cabaretier voisin, qui prenoit orgueilleusement le titre
de traiteur, s'engagea, moyennant six francs par jour, à me fournir
exactement mes trois repas. M. Fremont, propriétaire du petit pavillon
que j'occupois, fut étonné des arrangemens que je prenois pour être
toujours seule. Il m'observa galamment qu'une femme jeune et jolie ne
devoit point passer ses plus beaux jours dans la retraite, qu'une
servante un peu entendue me serviroit mieux que ce traiteur, ne me
coûteroit pas davantage, et me feroit une sorte de compagnie. A ces
représentations très justes, que Mme Fremont appuyoit de son
approbation, je répliquai que, dégoûtée du monde, j'avois choisi un
logement isolé dans un quartier solitaire, tout exprès pour y vivre
absolument retirée. Mes hôtes me quittèrent, désolés, me dirent-ils,
qu'une jeune personne aussi aimable eût pris la violente résolution de
s'enterrer ainsi vivante. Cependant la femme du jardinier, ma ménagère,
ne finissoit pas son tracas domestique; je la priai de faire ma chambre
très succinctement, et de me laisser tranquille.

J'allai m'asseoir derrière ma jalousie dès que je fus seul. Beaucoup de
demoiselles vinrent se promener au jardin, Sophie n'étoit pas avec
elles. Je les vis courir, danser, s'amuser à ces petits jeux qu'inventa
la paisible innocence. Que ces jeunes filles étoient jolies! mais,
hélas! Sophie n'étoit pas avec elles. Si je parvenois à les attirer près
de mon pavillon, peut-être que ma jolie cousine viendroit se joindre à
ses compagnes? Une musique tendre affecte si agréablement un coeur
amoureux! Sophie viendroit sans doute... Je la verrois!... Elle
reconnoîtroit la voix de son amant! Je me mis à mon _forte-piano_, et je
chantai sur un air ancien ces couplets que m'inspira mon amour:

    Jeunes beautés, je vous supplie
    De terminer vos jeux si doux:
    Venez, venez; et parmi vous
    Amenez-moi la plus jolie.
    La plus jolie et la plus belle!
    Celle-là m'a donné sa foi!
    Où la verrai-je? où donc est-elle?
    Jeunes beautés, montrez-la-moi.

    Montrez-la-moi, ma voix l'appelle;
    Mes yeux la cherchent vainement:
    Je ne pourrois que foiblement
    Vous peindre ma crainte mortelle.
    La plus modeste et la plus belle,
    Celle-là m'a donné sa foi!
    Où la verrai-je? où donc est-elle?
    Jeunes beautés, montrez-la-moi.

Je m'accompagnois de mon _forte-piano_. Aux premiers accords les
demoiselles étoient accourues sous mes fenêtres. Je finissois le second
couplet, quand je vis s'approcher deux femmes dont le costume m'effraya.
L'une des deux étoit vieille; elle gourmanda l'aimable jeunesse,
attentive à mes chansons. «Eh! laissons ces enfans s'amuser», dit
l'autre. Je crus la reconnoître; elle étoit jeune et jolie. «Voyez, la
musique a cessé depuis que nous sommes là! Il semble que notre aspect
seul effarouche les plaisirs. Allons-nous-en, ma soeur, laissons ces
enfans s'amuser. L'heure de la récréation est si courte! Et puis, elles
n'ont pas l'agrément d'entendre cela tous les jours. Ces morceaux ne
sont pas ceux que je touche, et d'ailleurs, je ne touche pas, à beaucoup
près, aussi bien; laissons ces enfans s'amuser.» Quand les deux dames
furent loin, je continuai:

    Le doux penchant qui nous entraîne,
    Vous aussi, vous l'éprouverez!
    Un jour, un jour vous sentirez,
    Vous sentirez toute ma peine.
    La plus sensible et la plus belle,
    Celle-là m'a donné sa foi!
    Jeunes beautés, volez près d'elle,
    Et daignez lui parler de moi.

    Dites-lui que, séparé d'elle,
    Je n'ai vécu que pour souffrir;
    Dites-lui que je vais mourir
    Si je ne la revois fidèle.
    La plus aimable et la plus belle,
    Celle-là m'a donné sa foi!
    Jeunes beautés, volez près d'elle
    Et daignez lui parler de moi.

Elles m'écoutoient avec attention, elles m'applaudissoient avec
transport; mais, hélas! Sophie, ma Sophie n'étoit pas avec elles.
Désespéré de ne la pas voir, je quittai l'instrument. Triste et rêveur,
je restois debout derrière ma jalousie; enfin j'aperçus,... je crus
entrevoir... une jeune personne se promener seule dans une allée
couverte, qui se prolongeoit jusque sous mes fenêtres. Je chantai ce
dernier couplet:

    Mais dans ce bois quelle est donc celle
    Qui se promène en soupirant?
    Quand on poursuit son jeune amant,
    Ainsi gémit la tourterelle.
    Amour me dit: «C'est la plus belle
    Qui t'a toujours gardé sa foi.»
    Jeunes beautés, volez près d'elle,
    Amenez-la, rendez-la-moi.

Je ne voyois la demoiselle que par derrière. Cette taille charmante,
c'est la sienne!... Cette allée couverte est celle où, si j'en crois
Adélaïde, ma jolie cousine venoit jadis soupirer son amour naissant et
malheureux... Ah! Sophie! c'est toi; c'est toi sans doute: avance donc
un peu... Tu t'éloignes!... Reviens, viens par ici!... Tourne-toi vers
ton amant, montre-moi ton visage adoré!

Une cloche maudite donna à l'instant même le signal de la retraite et
m'enleva mes espérances. Toutes les pensionnaires sortirent du jardin.

Le lendemain, à sept heures du soir, la même personne revint au même
lieu. Placé derrière ma jalousie, je suivois tous ses mouvemens d'un
oeil inquiet. Sa démarche lente et mesurée annonçoit sa mélancolie
profonde; elle sembloit craindre le grand jour, elle cherchoit dans
cette promenade solitaire l'endroit le plus sombre. O vous qui
m'inspirez un intérêt si tendre, mon coeur me dit qu'il voit en vous ce
qu'il adore! Mais, si mes pressentimens me trompoient, s'il étoit
possible que vous ne fussiez pas Sophie, ah! du moins, j'en suis sûr,
vous aimez comme elle, et, comme elle, vous êtes séparée de celui que
vous aimez!

Je chantai le dernier couplet de ma romance: toutes les demoiselles
accoururent; celle que j'appelois ne m'entendit pas: que faire pour
attirer Sophie et pour éloigner ses compagnes? Si je continue de
chanter, les jeunes filles resteront sous mes fenêtres, et ma jolie
cousine, trop préoccupée, n'y viendra pas. Il faut se taire, il faut
d'un oeil impatient suivre tous les pas de la charmante rêveuse; il faut
attendre.

Quand je ne me fis plus entendre, les jeunes filles se dispersèrent dans
le jardin. Caché par ma jalousie, agenouillé sur mon balcon, je ne
perdois pas de vue l'intéressante demoiselle, qui se promenoit toujours
à pas lents... Enfin, elle fit quelques pas de mon côté: je la vis,...
c'étoit elle!... un peu pâle, un peu changée, mais toujours si belle!...
Elle étoit encore trop éloignée pour que j'osasse hasarder de lui faire
aucun signe; mais je m'enivrois du bonheur de la regarder. La cloche
fatale donna alors le signal maudit!

Déjà toutes les pensionnaires sont sorties du jardin; Sophie retourne
sur ses pas et s'éloigne tristement. Désespéré de voir s'échapper encore
l'occasion de lui parler, je ne puis contenir mon impatience. J'écarte
ma jalousie d'une main, et de l'autre je lance à ma jolie cousine son
portrait: il tombe sur son épaule. Sophie reconnoît la miniature, et,
dans l'excès de sa surprise, s'arrête pour regarder de tous les côtés:
le moment me paroît décisif. Trop amoureux pour être bien prudent, je
lève ma jalousie. Sophie voit à la fenêtre du pavillon une femme dont
les traits la frappent; elle avance quelques pas, me nomme et tombe
évanouie.

Dans ce moment critique, mon traiteur frappoit à ma porte; je lui criai
que je n'avois pas faim; et, sans considérer quelles suites terribles
pouvoit avoir mon extrême imprudence, poussé d'ailleurs d'un mouvement
involontaire, je m'élançai par ma fenêtre dans le jardin du couvent.
Heureusement pour moi, il n'y avoit déjà plus personne, personne que ma
Sophie. Quoiqu'un peu étourdi du saut périlleux que je venois de faire,
je courus sous l'allée couverte me jeter à ses pieds. Mes baisers lui
rendirent l'usage de ses sens. «Ah! mon cher Faublas, quel moment!...
Mais, hélas! qu'avez-vous fait? vous avez sauté par la fenêtre:
n'êtes-vous pas blessé?--Non, ma Sophie, non.--Mais si l'on vous a vu...
Mais comment rentrerez-vous dans ce pavillon? Nous sommes perdus tous
deux... Faublas, dites-moi la vérité, n'êtes-vous pas blessé?--Non, ma
Sophie, non. Je trouverai quelque moyen de remonter chez moi...--Vous
voulez déjà me quitter?...--Ma jolie cousine, si vous saviez comme j'ai
souffert!--Et moi! Faublas, vous n'en avez pas d'idée.»

Comme elle me parloit, nous entendîmes retentir dans les airs le nom de
Pontis, que plusieurs femmes répétoient en glapissant. J'avoue que je
fus épouvanté; je me jetai à plat ventre derrière une charmille. Sophie,
à qui la frayeur rendit des forces, vola au-devant de celles qui la
venoient chercher. «N'entendez-vous pas la cloche, Mademoiselle?
Faudra-t-il tous les soirs courir après vous?» lui dit aigrement Mme
Munich, dont je reconnus la voix sèche. Quelques religieuses, qui
avoient accompagné la gouvernante, grondèrent aussi ma jolie cousine:
elles sortirent toutes ensemble du jardin, dont elles fermèrent la
grille. Je me vis absolument seul, mais fort embarrassé.

Dès que Sophie ne fut plus là, je ressentis un malaise général, sans
doute produit par la secousse violente que je m'étois donnée. Ce n'étoit
pas cette douleur passagère qui m'inquiétoit le plus, il s'agissoit de
rentrer chez moi. Je ne pouvois tenter l'escalade du mur que lorsque la
nuit seroit tout à fait venue, que lorsque tout le monde seroit couché
dans le couvent; et la circonstance exigeoit qu'en attendant le moment
de m'évader, je prisse au moins la précaution de me cacher quelque part.
Un vieux marronnier, dont les branches étoient basses et le feuillage
épais, m'offroit un asile plus sûr que commode: comment monter sur cet
arbre, dans l'équipage où je me trouvois? Je pris le parti d'ôter mes
jupons: je les roulai fortement ensemble, et, me glissant derrière les
arbres, le long du mur, jusqu'à mon pavillon, je lançai le petit paquet
dans ma chambre, par la fenêtre restée entr'ouverte. Ensuite je revins
au marronnier, sur lequel je grimpai lestement; mais son écorce
raboteuse fit de longs accrocs au léger caleçon dont mes cuisses
restèrent plutôt embarrassées que couvertes.

Je demeurai là trois heures entières, espérant toujours que la lune,
dont quelques nuages épars affoiblissoient déjà les rayons, me
retireroit tout à fait sa lumière importune; cependant, sur les onze
heures, le calme profond qui régnoit partout m'enhardit à descendre. En
vain j'essayai de remonter chez moi, en vain je cherchai, le long du mur
nouvellement crépi, quelque endroit d'un accès facile. Lorsque, parvenu
à quelques pouces de hauteur, je voulois, avec mes mains péniblement
accrochées, m'élever davantage, mes pieds restoient pendans, je ne
trouvois plus où les cramponner; il falloit bien retomber.

Je me livrai pendant près d'une heure à ce rude exercice; enfin mon
courage m'abandonna avec mes forces. Les doigts en sang, le corps
froissé, je me couchai par terre et m'abandonnai tristement à mes
réflexions. Comment ferois-je, lorsque le jour, bientôt revenu,
montreroit aux religieuses un homme enfermé dans leur jardin? un homme!
car je n'avois plus de jupons, et mon très mince caleçon, déchiré en
plusieurs endroits, trahiroit mon sexe: ces femmes effrayées iroient
chercher main-forte. Mme Munich me reconnoîtroit; je retomberois au
pouvoir d'un père sévère, jaloux de son autorité: le baron me
renfermeroit encore, il m'enlèveroit pour toujours à Sophie, à Sophie
cruellement compromise, et peut-être déshonorée!... Déshonorée!... Cette
horrible idée redoubloit mon désespoir, quand j'entendis un petit cri
aigu et prolongé, tel à peu près que le produit une grille qu'on
s'efforce d'ouvrir doucement.

Je me précipitai vers mon marronnier protecteur; je n'atteignis sa cime
qu'aux dépens de mon pauvre caleçon, qui pendoit par lambeaux. Après
quelques minutes de calme, un léger bruit frappa mon oreille: une femme,
dont le clair de la lune me laissoit distinguer le costume remarquable,
s'avançoit avec précaution sous l'allée couverte, en regardant de tous
les côtés. A l'instant même je vis un homme paroître sur le chaperon du
mur, le long duquel il descendit avec une agilité qui me surprit. Il se
glissa derrière les arbres, et vint sous l'allée couverte joindre celle
qui l'attendoit. Tous deux s'assirent au pied du marronnier, sur lequel
je demeurois immobile et attentif. Je les entendis s'applaudir
mutuellement du succès de leur témérité, se faire les plus tendres
protestations, confondre leurs soupirs, et accompagner de ces douces
épithètes consacrées par l'amour leurs noms, qu'ils répétèrent plusieurs
fois. Je reconnus dans l'amant l'unique rejeton d'une maison illustre. A
son véritable nom, que je dois taire, on me permettra de substituer
celui de Derneval. L'amante, ce n'étoit pas une pensionnaire, ce n'étoit
pas une dame en chambre; l'amante, je l'appellerai...: c'étoit
Dorothée... Amour! quelles nobles familles tu réunissois dans ces deux
personnes! mais quel temps! quel lieu tu avois choisis! Il est donc vrai
que tu pénètres quelquefois dans ces maisons de paix où l'on t'a juré
une haine éternelle! il est donc vrai que tu as des autels partout! Je
vis le couple heureux que tu brûlois de tes flammes te faire, à l'ombre
d'un arbre qu'il croyoit discret, le plus doux, le moins chaste des
sacrifices.

Puisque Derneval étoit entré volontairement dans le jardin, et qu'il ne
témoignoit aucune inquiétude sur les moyens d'en sortir, il avoit une
retraite assurée, et je le forcerois bien à me laisser sortir avec lui.
Cette réflexion toute simple se présenta tout à coup à mon esprit, je
n'en attendis pas une autre. Je saisis l'extrémité de la branche qui me
parut la plus longue et la plus flexible; je m'élançai: la branche se
courba, et, quoiqu'elle m'eût porté à peu de distance de la terre, je
tombai lourdement. Au bruit de ma chute, à l'apparition subite d'une
figure aussi étrange que la mienne, Dorothée frémit; Derneval se releva
brusquement, me saisit par le bras, et soudain m'appuya sur la poitrine
le bout d'un pistolet. «Oh! ne la tuez pas!» s'écria Dorothée d'une voix
très altérée. Je regardai mon ennemi tranquillement, et je lui dis d'un
ton calme: «Je ne crains rien, Monsieur, je sais bien que Derneval ne
m'assassinera pas; mais soyez tranquille aussi, je ne trahirai pas vos
amours fortunés.» Tandis que je lui parlois, Derneval me regardoit de
près. D'abord il fut trompé par ma coiffure féminine, par le petit
_caraco_ blanc; mais le caleçon déchiré attira aussi son attention, et
une toile très fine, modelant certaine forme délatrice, lui donna de
terribles soupçons. «Est-ce une femme?» s'écria-t-il. D'un coup de main
rapide il éclaircit ses doutes, et, dès qu'il fut sûr de mon sexe:
«Créature amphibie, vous me direz qui vous êtes!--Derneval, je suis
amant comme vous.--Amant de qui?--De la fille la plus belle et la plus
vertueuse que ce couvent renferme.--Monsieur, comment s'appelle-t-elle?
comment vous nommez-vous?» Je les regardai tous deux. «Je sais vos noms;
mais je ne vous les ai pas demandés. Derneval, qu'il vous suffise
d'apprendre que je suis gentilhomme.--Vous êtes gentilhomme! Monsieur,
je ne vous demande qu'un moment!»

Il remit son pistolet dans sa poche, et, tandis qu'il réparoit certaine
partie de son habillement fort en désordre, Dorothée, qui s'étoit, avant
tout, occupée du soin de se rajuster, me fixoit avec une attention que
je pris pour de la hardiesse. Son amant revint à moi. «Monsieur, quelle
que soit votre maîtresse, vous l'aimez apparemment autant que j'adore la
mienne, il faut que la mort de l'un de nous deux assure à l'autre un
éternel secret.--Derneval, sortons ensemble, je suis prêt à vous
satisfaire.--Et vous croyez que je le souffrirai! interrompit Dorothée
en se précipitant dans les bras de son amant. Mon cher Derneval! et
vous, Monsieur de Faublas!...--De Faublas! qui vous a dit?...--Je vous
reconnois; vous êtes le chevalier de Faublas, vous êtes le vivant
portrait d'Adélaïde, je vous ai vu quelquefois au parloir; vous y
demandiez votre soeur; votre soeur n'y alloit jamais sans cette jolie
Mlle de Pontis... Un jour, un jour je vous ai surpris lui baisant la
main... Ah! c'est Mlle de Pontis que vous aimez! c'étoit vous qui
chantiez hier cette romance dont j'ai retenu le refrain:

    La plus modeste et la plus belle,
    Celle-là m'a donné sa foi!

«Souvenez-vous qu'hier l'une de nos dames a passé avec moi près de votre
pavillon; vous avez dû l'entendre gronder nos jeunes filles qui vous
écoutoient, vous avez dû m'entendre les excuser... Chevalier, c'étoit
vous qui chantiez cette romance; c'étoit pour Mlle de Pontis que vous la
chantiez... Derneval, Faublas, poursuivit-elle en unissant nos mains
dans les siennes, la conformité de vos aventures doit vous inspirer une
égale confiance. Chacun de vous doit trouver dans l'autre un compagnon
discret, un ami fidèle, et vous iriez vous égorger! et Sophie ou
Dorothée seroit bientôt réduite à pleurer son amant!... Monsieur de
Faublas, jurez-moi une inviolable discrétion.--Je jure par Sophie!--Et
moi, par Dorothée!» s'écria Derneval. Nous nous précipitâmes dans les
bras l'un de l'autre, et cet embrassement réciproque fut le gage de la
fraternité que nous nous promîmes.

Les deux amans écoutèrent patiemment le récit des événemens qui
m'avoient amené dans le lieu où je les avois surpris. Derneval me dit
ensuite: «La lune se cache de plus en plus; nous sortirons d'ici quand
l'orage qui se prépare éclatera, permettez que Dorothée et moi nous vous
laissions seul un moment.»

Le moment fut long. Lassé d'attendre, je m'endormis sous l'arbre au pied
duquel je m'étois jeté. Quand je me réveillai, de rapides éclairs
sillonnoient une épaisse nuée, au sein de laquelle le tonnerre rouloit
avec un épouvantable fracas; le ciel vomissoit des torrens d'eau. Je me
levai très surpris de ne pas voir paroître Derneval. Je m'avançai avec
inquiétude sous l'allée couverte, du côté qu'ils avoient pris pour
s'éloigner. Que les amans sont distraits et préoccupés! Tandis que les
élémens paroissoient prêts à se confondre, Derneval et Dorothée
s'amusoient à des bagatelles!

«Le ciel est en feu, me dit Derneval, on nous découvriroit peut-être à
la lueur des éclairs, il faut attendre encore.--Derneval, vous en parlez
à votre aise! je suis presque nu!--Mon cher compagnon, croyez-vous que
cette pluie ne me mouille pas aussi?--Ah! Dorothée est avec vous!»

Je m'éloignai triste et pensif. Une demi-heure après il fallut retourner
à Derneval, pour l'avertir qu'il ne tonnoit plus et qu'une obscurité
profonde favorisoit notre retraite. Il fit enfin ses adieux à Dorothée.

«Amans heureux! leur dis-je alors, ayez pitié d'un couple amant! Ah!
Dorothée! ah! vous qui savez comme il est doux de voir ce qu'on aime!
vous n'ignorez pas sans doute combien il est affreux d'en être séparé!
Ah! montrez-moi ma Sophie, vous le pouvez...» Derneval me prit par la
main, il me dit: «Dorothée vous estime, elle aime Mlle de Pontis, nous
sommes frères, vous verrez votre Sophie, vous la verrez.--La nuit
prochaine, mon cher compagnon?...--Non, notre imprudence, heureuse cette
nuit, pourroit ne pas l'être toujours. Je tremble d'exposer Dorothée,
vous ne voudriez pas compromettre Sophie? Chevalier, nous ne nous voyons
ici que deux fois par semaine à peu près, et la nuit du rendez-vous est
toujours une nuit pluvieuse ou sombre. Un signal dont nous sommes
convenus ne me trompe jamais; et, quant à vous, il ne sera pas difficile
de vous avertir, puisque vous logez dans ce pavillon. Soyez tranquille;
dans trois jours au plus tard vous verrez Mlle de Pontis: partons.»

Il me conduisit vers la partie du mur où son échelle de corde étoit
attachée. Nous vîmes que de là je gagnerois bien mon pavillon, mais que
je ne pourrois atteindre à ma fenêtre, sous laquelle nous retournâmes.
Derneval étoit d'une grande taille, il me fit monter sur ses épaules,
et, soutenant ensuite mes pieds avec ses mains, il me poussa
vigoureusement au moment où je saisissois les cordes de ma jalousie. Dès
qu'il me vit chez moi, il retourna à son échelle, au moyen de laquelle
il escalada le mur en un instant.

J'étois fatigué, j'avois faim, je m'endormis profondément en attendant
mon déjeuner, qui m'arriva sur les dix heures du matin. On me remit en
même temps une lettre venue pour moi par la petite poste: elle étoit de
Rosambert. Il m'apprenoit que, le soir même de mon enlèvement, madame ma
chère mère avoit osé venir lui demander ce que Mme du Cange étoit
devenue. Pour consoler cette mère désolée, et pour la déterminer en même
temps à croire qu'il n'avoit jamais connu sa fille, il avoit employé
l'un de ces argumens victorieux qui ne manquoient jamais leur effet sur
la Dutour. Au reste, il me recommandoit de ne pas sortir de chez moi, et
d'y garder l'incognito le plus absolu. Mme de B... me faisoit chercher
partout; des gens apostés rôdoient toute la journée autour du couvent;
mon père ne pouvoit faire un pas sans être observé, et l'hôtel du comte
étoit investi même pendant la nuit.

«Infortunée marquise! m'écriai-je, comme je vous ai délaissée! de quelle
ingratitude j'ai payé vos soins généreux et tendres! Pourrois-je vous
faire un crime des mouvemens que vous vous donnez pour découvrir ma
retraite? Si vous ne me cherchiez pas, vous m'aimeriez moins!»

Je tirai de ma poche le portrait du vicomte de Florville, et je le
baisai. Je n'entreprendrai pas de justifier ces réflexions, peut-être
déplacées, quoique justes, et ce mouvement, sans doute condamnable,
quoique involontaire; tout ce que je puis dire au lecteur, pour
l'engager à me continuer son indulgence, c'est qu'un moment après je ne
songeai plus qu'à ma Sophie.

Je la vis paroître à sept heures du soir; elle étoit accompagnée d'une
femme dont l'habit m'effraya d'abord, mais que je reconnus bientôt pour
Dorothée. Toutes deux passèrent sous ma fenêtre. Dorothée pouvoit-elle
être belle auprès de Sophie, auprès de Sophie qui brilloit entre toutes
ses compagnes comme une rose au milieu des autres fleurs? Je ne pus me
modérer en la voyant si près de moi. Elles entendirent toutes deux le
cri de ma jalousie que j'allois lever: leur prompte retraite prévint mon
imprudence et m'en fit repentir. Elles eurent du moins l'attention de
s'asseoir sous l'allée couverte, à peu de distance et vis-à-vis de mon
pavillon. Sans doute elles s'entretenoient de moi, car ma jolie cousine
parloit avec feu et regardoit toujours ma fenêtre. Bientôt, aux gestes
de Dorothée, je compris qu'elle montroit à ma Sophie le côté du mur par
lequel Derneval s'introduisoit dans le jardin. Mon coeur étoit pénétré
de la plus douce joie.

Le lendemain, même promenade, même imprudence, même châtiment, même
plaisir.

Cependant le ciel étoit calme et serein. Plus impatient qu'un laboureur
dont une sécheresse de deux mois brûle les terres inutilement
ensemencées, j'invoquois les vents du Midi, j'allois sans cesse de la
girouette au baromètre. Le troisième jour enfin, de gros nuages
obscurcirent les rayons du soleil couchant. «La nuit sera pluvieuse, dit
Dorothée en passant sous ma fenêtre.--Et moi, je crois qu'elle sera
belle, répondit ma jolie cousine.--Ah! oui, bien belle!» m'écriai-je
assez haut. Les deux amies, qui redoutoient toujours ma vivacité,
s'éloignèrent promptement.

A minuit précis, Derneval fut au pied de mon pavillon; il me jeta une
échelle de corde, que je fixai sur ma fenêtre, et bientôt j'embrassai
mon frère. Nous avançâmes sous l'allée couverte: ma jolie cousine et sa
tendre amie nous y attendoient. «La voilà, me dit Dorothée; je vous la
livre avec confiance, Monsieur de Faublas; elle ne vous aimeroit pas
tant si vous n'étiez pas digne d'elle. Ah! croyez-moi, respectez sa
timide jeunesse; prolongez cette époque délicieuse de l'amour vertueux
et pur. Que votre union soit innocente, puisqu'elle peut l'être encore!
qu'un jour un heureux hyménée... Hélas! cet espoir vous est permis,
belle Sophie: cette odieuse enceinte ne vous renferme pas pour
toujours... D'affreux sermens...» Ses sanglots lui coupèrent la parole.
Derneval, impatient de la consoler, l'entraîna; je restai avec ma
Sophie.

Qu'il me soit permis de répéter ici ce qu'on a dit mille fois: le
véritable amour est timide et respectueux. Passer des heures entières
avec une maîtresse adorée, tenir sur ses genoux la plus jolie des
filles, respirer son haleine, sentir palpiter son coeur et se contenter
de presser doucement sa main, ne prendre qu'en tremblant un baiser sur
ses lèvres, ne pas oser solliciter des faveurs plus précieuses, qui
semblent réservées pour l'amant aimé: voilà ce que le jeune Faublas
n'auroit jamais cru possible! voilà l'étonnante vérité dont sa jolie
cousine le convainquit dans ce premier rendez-vous! J'approchois de
Sophie, son âme purifioit la mienne.

    C'est avec cette ardeur et ces voeux épurés
    Que, sans doute, les dieux veulent être adorés!

VOLTAIRE, _Sémiramis_.

Et Derneval, à qui la tendresse de Dorothée ne laissoit plus rien à
désirer, Derneval étoit peut-être moins heureux que moi. Ce fut lui,
cette fois, qui vint m'avertir qu'il étoit temps de nous retirer, que
l'aurore ne tarderoit pas à paroître. «L'aurore! il n'y a pas une heure
que nous sommes ici!--Allons, Chevalier, interrompit Dorothée, prenez
courage; nous nous reverrons dans trois jours.--Ah! Sophie, je tremble
toujours que Mme Munich...--Mon cher cousin, quand, après souper, ma
gouvernante a bu quelques verres de ratafia, elle ne songe plus qu'à
dormir: c'est moi qui reste chargée du soin de fermer la porte de notre
petit appartement...--Allons, le temps se passe, interrompit encore
Dorothée, il ne faut pas que le crépuscule nous surprenne ici. Derneval!
dans trois jours, peut-être un peu plus tôt,... hélas! peut-être un peu
plus tard!--Adieu, ma Sophie; dans trois jours: un peu plus tôt, si cela
se peut; mais, je vous en prie, jamais plus tard. Adieu, ma Sophie.»

Pour cette fois, le Ciel s'intéressoit aux voeux d'un amant. Un temps
couvert me fit croire, le second jour, que le rendez-vous seroit avancé.
Ma jolie cousine, passant sous ma fenêtre à l'heure ordinaire, confirma
mon espoir. «La nuit sera pluvieuse! dit-elle.--O ma Sophie!...» Elle
n'attendit pas la fin de ma réponse.

Une heure après, mon traiteur frappa à ma porte. Je soupois, quand un
inconnu me remit une lettre, en me disant qu'il étoit chargé d'apporter
réponse. Voici ce que Rosambert m'écrivoit:

  _Je crains de tomber malade, mon ami, je suis ce soir d'une
  tristesse!... Il y a plus de deux heures que je n'ai ri. Aussi ai-je
  l'âme pénétrée de ce que j'ai vu. Imaginez qu'en attendant l'heure de
  la comédie j'ai été ce soir faire un tour de promenade au Luxembourg.
  Une femme qui n'avoit pas mauvais tour se promenoit seule dans une
  allée écartée; moi, par distraction ou autrement, j'ai suivi la jolie
  rêveuse. J'ai passé derrière deux hommes assis sur un banc isolé. L'un
  d'eux avoit un mouchoir à la main: «Ah! s'écrioit-il douloureusement,
  je croyois qu'il m'aimoit; le cruel! il me livre volontairement aux
  plus mortelles inquiétudes!» Mon cher chevalier, la voix de cet homme
  m'a frappé. J'ai laissé pour un moment la petite que j'allois
  atteindre, je suis revenu sur mes pas, j'ai fixé les deux amis, trop
  préoccupés pour m'apercevoir. Faublas, celui que j'avois entendu se
  plaindre pleuroit amèrement: c'étoit votre père!... L'autre, je crois
  l'avoir rencontré quelquefois chez vous; si ce n'est pas M. Duportail,
  c'est un homme qui lui ressemble beaucoup... Mon ami, le baron
  pleuroit! cela m'a tant affecté que je n'ai plus songé à la quête du
  galant gibier que je courois d'abord. Je suis rentré chez moi pour
  vous écrire. Faublas, j'ai naturellement beaucoup d'amitié pour les
  jolies femmes, je sacrifierai dans l'occasion mille petits scrupules
  au désir d'avoir celle qui m'aura plu; mais il y a des devoirs!... Je
  conviens que Sophie mérite bien qu'on fasse quelques fautes pour elle;
  mais enfin votre père pleuroit! Chevalier, réfléchissez-y._

Je me recueillis un moment, et puis, appelant l'inconnu: «Monsieur, vous
direz à celui qui vous envoie que je lui ferai réponse demain.»

Je n'attendis pas que minuit fût sonné pour descendre au jardin; mais
mon impatience ne pouvoit avancer l'horloge du couvent. Les deux
charmantes recluses ne vinrent qu'à l'heure marquée. Aussitôt que
Derneval se fit entendre, Dorothée courut au-devant de lui. Je fus
étonné de les voir revenir tous deux une demi-heure après. «Chevalier,
me dit Dorothée, vous avez le secret de ma vie, mais je vous dois une
histoire détaillée de mes amours, longtemps infortunés.» Elle en
commença le touchant récit, qu'elle ne put finir sans verser un torrent
de larmes[11]. «Console-toi, ma chère Dorothée, console-toi, s'écria
Derneval; tu n'as pas longtemps encore à gémir dans ta prison: bientôt
je t'arracherai à l'esclavage, bientôt tes indignes parens frémiront de
ton bonheur, qu'ils ne pourront empêcher. Et vous, Chevalier,
poursuivit-il avec chaleur, vous que nos malheurs ont touché, vous
m'aiderez à les finir. Je rends grâces au hasard qui m'a donné un ami,
un frère d'armes, un compagnon tel que vous. Animés des mêmes motifs,
exposés à peu près aux mêmes dangers, dans notre intime union nous
trouverons notre sûreté commune. Les ennemis de Dorothée sont les
vôtres: je jure une haine éternelle à ceux de Sophie; et malheur à qui
troublera désormais nos amours mutuellement protégés!--Derneval, j'y
consens volontiers.» J'embrassai Dorothée; Derneval embrassa ma Sophie.

  [11] Au moment où j'écris, je ne puis révéler les tragiques aventures
    de ces amans. Un jour le lecteur les saura, et c'est alors que je
    l'instruirai des raisons qui me forcent à les lui taire aujourd'hui.

Il n'étoit pas quatre heures du matin quand je rentrai dans mon
pavillon; cependant j'allai frapper au corps de logis qu'habitoit mon
propriétaire. Je le réveillai pour demander un _passe-partout_, et pour
lui dire qu'une affaire importante m'obligeoit de retourner à la
campagne, que peut-être mon absence seroit longue, mais que je me
réservois toujours son pavillon, pour avoir, dans tous les cas, un
_pied-à-terre_ à Paris.

Avant cinq heures je fus à la porte de Rosambert. Les domestiques ne
vouloient point réveiller leur maître, qui venoit de se coucher. Je fis
tant de bruit que le plus hardi alla dire au comte qu'une femme
demandoit à lui parler. «A cette heure-ci? qu'elle aille au diable!...
Écoute, écoute: est-elle jolie?--Oui, Monsieur.--C'est autre chose! il
n'est pas trop tôt! qu'elle entre... Eh! c'est Mme Firmin! ce tour-ci
vaut l'autre! (Il se jeta à mon col.) Il me paroît que ma
lettre...--Rosambert, faites-moi donner des habits d'homme, et je vais
de ce pas chez M. Duportail.--Je crois que vous le trouverez, mon ami.
Il est sûrement revenu, c'est sûrement lui que j'ai vu hier au
Luxembourg. En vérité, le baron m'a singulièrement touché. Savez-vous
qu'il est venu ici dix fois, le baron? il ne m'a jamais trouvé, j'avois
donné des ordres si précis!--Rosambert, faites-moi donner des habits.»

On me choisit parmi les siens ceux qui se trouvèrent les plus courts. Je
volai chez M. Duportail qui fut aussi charmé que surpris de me voir.
«Lovzinski, lui dis-je, je viens vous livrer le fils de votre ami; je me
remets en vos mains sans condition. Daignez seulement être médiateur
entre mon père et moi: voulez-vous bien me conduire chez le baron?--A
l'instant même, mon ami. Quel plaisir nous allons lui faire! Mon cher
baron, quel doux moment tu vas passer!»

En chemin, Lovzinski m'apprit que, sur un faux avis, il avoit été faire
à Saint-Pétersbourg un voyage inutile. Sensible à son malheur, je ne pus
m'empêcher pourtant de faire tout bas cette réflexion: «Tant que
Dorliska sera perdue, on ne pourra me la faire épouser.»

Nous arrivâmes à l'hôtel: M. Duportail me pria d'attendre dans le salon
et de le laisser entrer seul dans la chambre à coucher du baron. Il me
dit que c'étoit une précaution qu'il devoit prendre, moins pour engager
mon père à me pardonner que pour le préparer par degrés à la joie de mon
retour.

Je fus bientôt environné des gens de la maison, ravis de revoir leur
jeune maître; Jasmin, surtout, ne pouvoit contenir sa joie.

Il n'y avoit pas deux minutes que M. Duportail parloit au baron, quand
j'entendis celui-ci s'écrier: «Il est là, mon ami; allons, je suis sûr
qu'il est là. Mais qu'il entre, qu'il entre donc.» Je m'avançois vers la
porte, elle s'ouvrit avec violence: mon père, presque nu, se précipita
dans le salon; les domestiques s'éloignèrent par respect. Le baron me
prit dans ses bras et me couvrit de baisers. Je n'avois pas la force de
dire un seul mot. Tout à coup mon père, comme s'il se fût repenti de
m'avoir montré toute sa tendresse, me repoussa d'un air irrésolu. Je me
jetai à ses pieds, et, lui montrant une bourse encore pleine d'or: «Mon
père, vous voyez que ce n'est pas la nécessité qui me ramène à vous.» Il
se rejeta dans mes bras, me pressa contre son sein, m'embrassa vingt
fois, et mouilla mon visage de ses larmes. «Je n'avois plus que cette
crainte, disoit-il. Mon cher fils! mon bon ami! il est donc bien vrai
que tu m'aimes? J'avois peine à croire que cela ne fût pas! Faublas, mon
cher fils, tu ne sais pas comme ce moment me dédommage des maux que j'ai
soufferts! Cependant, mon ami, tu seras père un jour; ah! puissent tes
enfans t'épargner ces chagrins que tu m'as donnés!»

Mon père vit bien que mon coeur étoit plein, que mes sanglots
étouffoient ma voix. Il essuya mes larmes, qui se confondoient sur mon
visage avec les siennes. «Console-toi, mon cher enfant, me dit-il, je ne
t'en veux pas; sois bien persuadé que je ne t'en veux pas. Tu m'as
quitté, il est vrai; mais la circonstance t'excusoit. Tu m'as laissé
plusieurs jours dans l'inquiétude, mais enfin tu es revenu
volontairement. Va, j'étois plus inquiet que défiant; je n'ai jamais
douté de la bonté de ton coeur... Tiens, je t'aime peut-être plus encore
que je ne t'aimois. Eh! qui ne fait pas de fautes à ton âge? Quel jeune
homme a jamais réparé les siennes mieux que toi? Quel père plus heureux
que le tien peut se vanter d'avoir un meilleur fils?... Allons, mon ami,
le passé est oublié, reprends ton appartement, rentre dans tous tes
droits.»

M. Duportail s'étoit jeté dans un fauteuil, et nous regardoit tous deux
avec un plaisir mêlé de douleur: nous l'entendîmes murmurer le nom de sa
fille. Le baron, emporté par sa joie, se leva brusquement, alla à son
ami, prit sa main, et lui dit: «Elle se retrouvera, ta fille, elle se
retrouvera, et mon fils...» Il n'acheva pas, et s'adressant à moi:
«Faublas, vous renoncerez à Sophie?--A Sophie, mon père?--Oh! oui, je
l'exige, sur ce point-là je serai toujours inflexible: il faut me
promettre de ne plus aller au couvent.--Ne pas aller au couvent!--Mon
fils, je vous répète qu'il faut me le promettre.--Eh bien, mon père,
puisque vous l'exigez absolument, je vous assure que je n'irai plus au
parloir.--Voilà ce que je demande. Va, mon ami, va te reposer.--Mais
Adélaïde?--Oui, elle est dans l'inquiétude. (Il écrivit un moment.)
Tiens, voilà le nom du couvent dans lequel elle est maintenant; cours-y,
cours-y vite: tu n'as pas d'idée du plaisir que tu lui feras.»

Je remontai chez moi pour y changer d'habits, et j'allai voir ma soeur,
qui plaignit beaucoup sa bonne amie, dont elle ignoroit le bonheur.

Je me rendis ensuite chez Derneval, à qui j'appris le changement de ma
demeure, et les raisons qui l'avoient déterminé. Il loua beaucoup la
sage précaution que j'avois prise de nous ménager, en tout événement, un
asile dans le pavillon; il me promit qu'avant la fin de la journée
Dorothée seroit instruite de ces événemens, qu'elle ne manqueroit pas
d'apprendre à Sophie. Nous arrêtâmes que la nuit du surlendemain nous
irions au couvent, s'il faisoit beau. On sait que les nuits pluvieuses
ou sombres étoient pour nous les belles nuits; on sait que, sur ce
point, les amans et les voyageurs n'ont jamais été d'accord.

                   *       *       *       *       *



[Illustration: FAUBLAS CHEZ JUSTINE]

Le même soir Justine vint chez moi. «Bonsoir, ma petite Justine; il y a
bien longtemps que nous ne nous sommes rencontrés seuls!--Oh! Monsieur,
y eût-il cinquante ans, je vous prie d'abord d'écouter ce que j'ai à
vous dire. Madame la marquise...--Tu es toujours bien jolie, mon
enfant!--Monsieur, ma maîtresse m'envoie...--Elle sait déjà que je suis
ici, ta maîtresse?--Oui; ce matin vous êtes rentré par la grande porte,
on est venu le lui dire aussitôt... Mais finissez, Monsieur;
souvenez-vous de nos conventions.--De quelles conventions
parles-tu?--Vous oubliez tout. Il y a quelque temps, il a été décidé
entre nous que, lorsque je viendrois ici de la part de ma maîtresse, je
commencerois toujours par ma commission.--Eh bien, dépêche-toi donc de
parler, ma petite Justine.--Monsieur, ma maîtresse a été bien surprise,
bien affligée de votre fuite... Mais finissez donc.--Eh! finis toi-même:
tu fais des préfaces comme un auteur sifflé. Ta maîtresse a été bien
surprise!... crois-tu que je n'aie pas deviné cela?--Un instant,
Monsieur.--Tiens, les exordes m'ennuient toujours, mais dans ce
moment-ci surtout... Au fait, ma petite Justine, au fait.--Ma maîtresse
m'a chargée de vous annoncer que vos amours secrets...--Mes amours
secrets!... que veut-elle dire?--Mais vos amours avec elle ne sont pas
publics, j'espère?--Tu as raison; oui, oui.--Elle dit que vos amours
sont menacés d'un grand malheur; elle prévoit un événement fâcheux qui
pourroit découvrir au marquis le secret de votre déguisement.--Le secret
de mon déguisement! Mais ma belle maîtresse seroit perdue!--Aussi elle
se désole, elle pleure, elle gémit. «Au moins, s'écrie-t-elle
quelquefois, si je pouvois le voir!»--Eh bien, où est-elle? où faut-il
aller?--Là! voyez: tout à l'heure je ne pouvois finir assez tôt;
maintenant le voilà qui veut me quitter!--Ah! Justine, excuse; mais tu
me dis que ta maîtresse se désole! quel est donc cet événement qu'elle
craint?--Monsieur, je n'en sais rien. Demain, à dix heures du matin,
elle vous le dira chez sa marchande de modes: vous y viendrez, n'est-ce
pas?--Très certainement; je n'abandonnerai pas la marquise dans une
situation aussi critique... Ah çà! mon enfant, voilà ta commission
faite.»

Depuis si longtemps j'étois privé du plaisir de voir la jolie femme de
chambre qu'on ne sera pas étonné qu'elle soit restée un quart d'heure
avec moi.

La situation de la maîtresse étoit si triste qu'on ne sera pas plus
surpris de l'empressement avec lequel je courus au rendez-vous, le
lendemain, à dix heures du matin.

Dès que j'entrai dans le boudoir, la marquise s'efforça de cacher le
mouchoir dont elle s'essuyoit les yeux. «Monsieur, me dit-elle, je vous
prie d'excuser mes importunités; je n'abuserai pas de votre
complaisance, je ne vous demande qu'un moment d'attention. Je ne vous
rappellerai pas, Monsieur, le service important que je vous ai rendu il
y a quelques jours; je ne vous parlerai pas de l'ingratitude extrême
dont vous l'avez payé; je ne vous demanderai point où vous avez passé le
temps qui s'est écoulé depuis le jour de votre fuite jusqu'à celui de
votre retour chez le baron: je sens qu'il ne me convient plus de
m'informer de votre conduite; je sens que mes plaintes, mes reproches et
mes questions seroient également inutiles. J'ai perdu tous mes droits
sur votre coeur, je veux au moins conserver votre estime: un danger
commun nous menace, je veux vous le montrer pour vous l'épargner. Jetez
avec moi les yeux sur le passé, Monsieur: je prétends me justifier à
vous-même de ma tendresse pour vous; et, pourvu que votre amitié me
reste... De grâce, ne m'interrompez pas... Pourvu que votre amitié me
reste, pourvu que vos jours soient en sûreté, je verrai tranquillement
le péril auquel sont exposés mon honneur et peut-être ma vie.

«Monsieur, vous vous rappelez sans doute comment le hasard qui seconda
si bien votre adresse vous mit dans mon lit?... Hélas! vous n'avez pas
oublié de quel prix votre audace fut récompensée! mais vous excuserez ma
foiblesse, si vous songez qu'à ma place aucune femme n'eût été plus
forte que moi[12]. Le lendemain, cependant, quand je vins à réfléchir
qu'un jeune homme que je connoissois à peine possédoit mon coeur et ma
personne, je fus épouvantée. Mais ce jeune homme brilloit de mille
qualités réunies: sa beauté m'avoit étonnée, j'étois charmée de son
esprit, il paroissoit sensible, il n'avoit pas seize ans! Je me flattai
de captiver sa tendre jeunesse, de former son coeur docile; j'osai
concevoir l'espérance de me l'attacher pour toujours. Je n'épargnai rien
pour serrer davantage des noeuds trop précipitamment formés, mais que je
voulois rendre indissolubles. Toutes mes espérances furent cruellement
trompées; j'avois une rivale, je le découvris malheureusement trop tard;
je fis de vains efforts pour ramener l'infidèle. Cependant il gémissoit
dans l'esclavage, j'osai former le projet de le délivrer. L'excès de mon
imprudence lui prouveroit l'excès de mon amour; ma témérité me rendroit
peut-être mon amant! Je n'examinai plus rien, j'exécutai l'entreprise la
plus hardie que jamais femme ait tentée!... Hélas! je l'exécutai pour le
bonheur de ma rivale, de ma rivale que sans doute le perfide a vue, pour
qui l'ingrat m'a trahie!... Ah! pardon, Monsieur, ma douleur m'égare; ce
ne sont pas là les expressions..., ce n'est pas ce que je voulois
dire... Monsieur, vous m'avez quittée: une autre vous haïroit peut-être;
moi, je vous demande votre estime et votre amitié.--Oh! mon amie...» Je
me jetai à ses genoux, je voulus prendre sa main, qu'elle retira.

  [12] C'est elle qui le dit.

«Votre amitié, Monsieur, elle m'est bien nécessaire... Relevez-vous, de
grâce, relevez-vous, daignez m'entendre jusqu'à la fin, Monsieur. Votre
ancien travestissement a nécessité des travestissemens nouveaux, mille
imprudences ont suivi la première. Quelques précautions nous ont sauvés
jusqu'à présent, mais on ne sauroit tromper longtemps le public curieux
et malin. Le hasard qui nous a servis pourra nous perdre; il ne faut
qu'une indiscrétion de nos gens, qu'une rencontre imprévue, qu'un mot
échappé. Voilà les réflexions que j'aurois dû faire plus tôt; mais je
n'ai pas été sage, parce que je me croyois heureuse. Tant qu'un doux
espoir a pu m'abuser, je me suis étourdie sur le danger; mes yeux ne se
sont ouverts que lorsque l'étonnante fuite de Mme du Cange a pénétré mon
coeur de cette affreuse vérité que je n'étois pas aimée... Ah! si mon
erreur m'étoit restée, je serois encore au fond de l'abîme, sans l'avoir
aperçu!»

La marquise versoit un torrent de larmes; je me jetai encore à ses
genoux: «O ma tendre amie, je vous aime! je vous aime!

--Non, non, je ne le crois plus, je ne peux plus le croire.
Relevez-vous, Monsieur; je vous supplie de vous relever, je vous supplie
de m'écouter. Tôt ou tard, je le prévois, notre liaison sera découverte,
la multitude appellera mon amour une aventure galante; et cette
aventure, si les détails en sont trouvés piquans, fera un éclat
terrible! ce sera l'histoire du jour! Le marquis saura ses affronts, il
les saura... Chevalier, je vous demande une grâce, une unique grâce.
Songez dès à présent à vous dérober au ressentiment de M. de B...; je
l'attendrai courageusement quand j'y resterai seule exposée. Partez,
Faublas, partez! emmenez ma rivale, soyez heureux autant que vous m'êtes
cher, autant que je suis malheureuse!

--Qui! moi? je ferois une double lâcheté! je fuirois le marquis, je
laisserois la plus généreuse des femmes en butte à sa fureur!... Mais,
ma chère maman, pourquoi ces alarmes cruelles?...

--Elles sont trop bien fondées, Monsieur; apprenez l'embarras où je
suis. Un événement tout simple va bientôt éveiller les soupçons du
marquis et l'engager à chercher des éclaircissemens dont le résultat me
sera funeste. Monsieur, vous n'oublierez pas plus que moi cette fatale
aventure de l'ottomane, cette scène bizarre qui dans le temps nous a
tant chagrinés tous deux; vous paroissiez alors ne me voir qu'avec peine
au pouvoir d'un autre, et moi-même je souffrois d'être obligée de
partager un bien qui me sembloit n'être dû qu'à l'amant aimé. Je pris le
parti de refuser au marquis l'exercice de ses droits les plus
incontestables. Mon mari, trop exigeant, me faisoit de fréquentes
querelles, que je supportois à cause de vous. A cette époque, nos
rendez-vous se sont multipliés, et je n'ai pas toujours conservé dans
vos bras (ici la marquise rougit beaucoup) cette présence d'esprit si
nécessaire à une femme qui ne vit pas avec son mari. Enfin, Monsieur, il
y a près de trois mois que le marquis n'a couché dans mon appartement,
et cependant je suis... je suis enceinte.

--Enceinte! répétai-je avec un cri de joie; enceinte! je suis père! et
je vous abandonnerois!... Maman, ma chère maman, je vous ai toujours
aimée, vous me devenez plus chère que jamais.

--Je suis enceinte, répéta aussi la marquise, mais d'un ton si
douloureux que mon coeur en fut déchiré. Malheureuse mère! enfant plus
malheureux!» A ces mots elle s'étendit plutôt qu'elle ne se renversa sur
le canapé où je m'étois assis près d'elle. Ses yeux se fermèrent, sa
tête retomba mollement sur son sein; mais le mouvement égal de ce sein
doucement agité, ses lèvres toujours vermeilles, les roses de son teint
que me laissoit voir la toilette négligée du matin, et qui, loin de se
flétrir, brilloient d'un éclat plus doux; tout m'annonça que l'état de
foiblesse dans lequel je la voyois n'auroit pas de suites fâcheuses. Mes
baisers brûlans ne purent la rendre à la vie: je me précipitai dans ses
bras, elle tressaillit, et les plus vives sensations, graduellement
produites, la tirèrent enfin de sa léthargie. D'abord ses bras voulurent
me repousser, bientôt ils m'attirèrent: mon amante partagea mes
transports et me prodigua les noms les plus doux.

«Me voilà donc exposée à de nouvelles perfidies!» me dit-elle, dès
qu'elle eut repris ses sens. Je la rassurai par les protestations
réitérées d'un attachement toujours durable. Elle témoigna pourtant
quelque défiance, quand je lui dis que Mme du Cange s'étoit réfugiée
chez le comte de Rosambert; mais enfin elle parut me croire. Elle
m'apprit, en m'accablant des plus tendres caresses, qu'elle se croyoit
au second mois de sa grossesse; et je ne sortis du boudoir qu'après
avoir pris jour pour y revenir.

Depuis deux heures, cependant, je me croyois un autre homme. Quelle
nouvelle la marquise venoit de m'apprendre! comme des idées de paternité
flattent l'amour-propre d'un adolescent! Déjà Faublas n'est plus ce
jeune étourdi faisant siffler dans ses mains une frêle baguette,
fredonnant l'ariette nouvelle, coudoyant les hommes, regardant les
femmes sous le nez, devançant à la course un char léger, passant comme
un éclair au milieu de deux commères qui jasent au coin d'une rue,
marchant sur le pied de ce badaud qui regarde un escamoteur, renversant
sur une borne cet autre nigaud qui lit une affiche, et toujours riant
comme un fou des burlesques accidens causés par sa vivacité! Non, la
démarche du chevalier, maintenant grave et mesurée, annonce un homme
raisonnable; la noble audace qui brille sur son visage est tempérée par
la douce joie dont son front rayonne; son regard fier avertit les
passans du respect qu'ils lui doivent; dans toute sa personne est
répandu je ne sais quel air de dignité, qui semble leur dire: «Honorez
un père de famille[13].»

  [13] _Honorez un père de famille!_ Jeune étourdi! qu'oses-tu penser?
    que dis-tu? Faublas, mon cher Faublas, prends garde à toi. C'est
    surtout ici qu'ils te blâmeront amèrement, s'ils n'ont pas pitié de
    ton âge. C'est ici qu'ils t'accuseront d'avoir plus de gaieté que de
    délicatesse, plus de feu que de sensibilité, plus d'esprit que de
    jugement. D'abord ils te diront que, de tous les sentimens, le plus
    impérieux, le plus exclusif, l'amour, le véritable amour, ne souffre
    ni direction ni partage; ils soutiendront que le volage amant de Mme
    de B... n'eut jamais un attachement bien sérieux pour Mlle de
    Pontis.

  Toi qui adoras toujours ta Sophie, lors même que tu ne cessois de lui
    donner des rivales, tu répondras, dans l'innocence de ton coeur, que
    l'amant heureux d'une belle dame peut être aussi l'amant tendre
    d'une jolie demoiselle. Ils contesteront: tu aimes à disputer, un
    combat polémique s'engagera; peut-être que, selon l'usage de tout
    temps pratiqué par les gens de lettres, ils te feront de beaux
    complimens le premier jour, pour te dire de grosses injures le
    lendemain. Si tu n'es pas plus modéré, plus poli, ou moins malin
    qu'eux, le peuple oisif des cafés s'amusera, et la question restera
    à juger. Mais un article plus délicat leur fournira contre toi des
    armes victorieuses. Ils te diront que cet engagement sacré, commandé
    par la religion, avoué par les lois, le mariage, est de tous les
    liens le plus respectable, quoique le moins respecté; que ceux-là
    seulement méritent d'être _honorés_, qui, dans une union paisible et
    chaste, embrassent des enfans dont la naissance ne donne aucun
    soupçon à l'heureux époux, ne coûte aucun remords à l'épouse
    vertueuse. Ils te diront que jamais le coupable père d'un enfant
    adultérin ne dut être appelé _père de famille_; que violer un
    serment fait au pied des autels, c'est transgresser les lois
    divines; que placer dans une famille abusée des héritiers
    illégitimes, c'est troubler de la manière la plus inexcusable
    l'ordre de la société. Jeune homme, ils te feront mille autres
    observations non moins pressantes, et, quand tu seras plus formé, tu
    conviendras, oui, tu conviendras qu'ils avoient raison; mais tu
    n'admettras leurs principes que pour en tirer d'autres conséquences:
    tu soutiendras la nécessité du divorce.

J'espérois trouver chez moi Rosambert, à qui je brûlois d'apprendre mon
bonheur. Jasmin me dit que le comte étoit, en effet, venu, mais qu'il
n'avoit pu m'attendre longtemps. Une maladie dangereuse tout à coup
survenue à l'un de ses oncles, dont il étoit seul héritier, l'obligeoit
d'aller s'enterrer sur-le-champ au fond de la Normandie, dans une terre
dont cet oncle étoit le seigneur. Rosambert n'avoit pu dire à Jasmin si
son retour seroit prompt; mais, au cas que son exil se prolongeât, il me
prioit de venir passer quelques jours avec lui, si j'en avois le
courage, et si mes amours me le permettoient.

O ma jolie cousine! ton souvenir m'occupa le reste de cette journée, et,
durant tout le cours de celle qui la suivit, un ciel nébuleux m'annonça
la nuit du rendez-vous. Je soupai avec le baron; ensuite, au lieu de
remonter chez moi, je descendis sous la porte cochère. Le suisse, enfin
gagné par mes libéralités, ne me vit pas sortir. Je me rendis derrière
le couvent, dans une rue écartée, où Derneval, accompagné de deux
fidèles domestiques, m'attendoit déjà. Les échelles de corde furent
bientôt attachées, bientôt j'embrassai celle que j'adorois. Il faut
avouer qu'elle eut cette nuit-là de grands combats à soutenir. Je
n'osois aspirer encore à l'entière possession d'une amante aussi honorée
que chérie; mais je voulois obtenir des faveurs plus précieuses que
celles qui m'avoient été jusqu'alors accordées. Il fallut toute la vertu
de Sophie pour arrêter mes entreprises à chaque instant renouvelées. A
quatre heures du matin nous nous donnâmes le baiser d'adieu. Jasmin,
muni d'une grosse clef, attendoit mon retour et m'ouvrit doucement les
portes de l'hôtel dès qu'il entendit le signal convenu.

C'est ainsi que pendant trois mois je trompai la vigilance du baron, qui
dormoit tranquille, tandis que Sophie, ayant à combattre sa propre
foiblesse et mes désirs toujours renaissans, m'étonnoit par sa longue
résistance, me forçoit d'admirer les efforts heureux de sa vertu sans
cesse exercée, me renvoyoit chaque matin mécontent d'elle, me revoyoit
chaque nuit plus amoureux, et redoubloit mon supplice en m'avouant que
tant de privations ne lui paroîtroient guère moins douloureuses qu'à
moi, si elle n'en trouvoit un dédommagement bien doux dans le témoignage
de sa conscience pure et dans l'estime de son amant.

C'est ainsi que pendant trois mois je trompai la jalousie de Mme de
B..., à qui mes journées étoient consacrées. La marquise me recevoit
souvent chez sa marchande de modes, quelquefois à sa maison de
Saint-Cloud, quelquefois aussi chez elle. J'arrivois rarement le dernier
aux rendez-vous. Ma belle maîtresse, charmée de mes empressemens, et
peut-être étonnée de ma constance, sembloit craindre surtout d'épuiser
mon amour. Son état, qui exigeoit tant de ménagemens, fournissoit
différens prétextes aux refus fréquens dont elle aiguillonnoit mes
désirs. C'étoient des foiblesses d'estomac, des migraines, des maux de
coeur, mille autres indispositions, qui toutes, me rappelant qu'elle
étoit mère, la rendoient plus intéressante à mes yeux. Étonné cependant
de voir sa taille, toujours aussi belle, garder les mêmes proportions,
j'attendois impatiemment cette _nuance d'arrondissement_ qui devoit
m'assurer la paternité. Aux questions pressantes que je lui faisois de
temps en temps, la marquise répondoit qu'il étoit possible qu'elle se
fût trompée d'un mois; que bien des femmes atteignoient le quatrième et
le cinquième avant que leur taille arrondie eût décelé leur grossesse;
enfin que le dérangement de sa santé et d'autres signes plus certains ne
lui permettoient pas de douter de son état.

Rosambert revint dans les premiers jours d'octobre. Son oncle, en
mourant, l'avoit mis dans l'embarras des richesses; les Normands,
naturellement plaideurs, l'avoient chicané; les jolies filles du pays de
Caux l'avoient consolé. A la nouvelle de la grossesse de Mme de B..., le
comte me félicita d'abord; mais, au récit des circonstances singulières
qui avoient accompagné la tardive confidence qu'on m'en avoit faite, il
sourit, et secoua la tête d'un air défiant.

«Mon ami, me dit-il, tout cela n'est pas clair; je crois que les alarmes
de la marquise n'ont pas dû vous inquiéter beaucoup, et son état me
paroît au moins problématique. D'abord, s'il est vrai qu'à l'époque de
cette aventure de l'ottomane elle ait renoncé à M. de B..., et c'est un
effort dont je la crois bien capable, il est encore moins douteux qu'aux
premiers indices d'une fécondité traîtresse elle se sera arrangée de
manière que son heureux époux puisse s'attribuer tout l'honneur du
chef-d'oeuvre qui seroit mis en lumière huit mois après. Ainsi, vous
concevez qu'elle n'a joué l'inquiétude que pour attendrir davantage
votre coeur compatissant. Mais il y a plus: je crois, mon cher Faublas,
que vous n'avez pas encore eu l'esprit d'être père. Qu'est-ce, je vous
prie, que cette grossesse dont on ne vous instruit qu'au bout de deux
mois? L'accident, heureux ou sinistre, ne vous intéressoit-il pas assez
pour qu'on vous l'apprît dès la première lune? Falloit-il, pour vous
avertir, attendre pendant trente jours que le second courrier manquât?
Et puis, remarquez que trois mois se sont écoulés depuis la confidence:
trois et deux font bien cinq. Cinq mois révolus, et rien ne paroît
encore! et, de votre propre aveu, il n'y a pas trace d'embonpoint! Que
diable! mon ami, voilà de ces choses sur lesquelles on ne peut tromper
un amant. Mon cher Faublas, je vous assure que ce petit chevalier-là est
avorté... Mon ami, cette grossesse a été imaginée pour vous ramener,
vous retenir et vous intéresser. Au reste, la ruse n'est pas mauvaise;
je n'en veux d'autre preuve que le grand succès qu'elle a eu.»

Les observations de Rosambert me paroissoient pressantes; mais il m'en
coûtoit beaucoup de renoncer au doux espoir dont j'étois bercé depuis
plusieurs mois. Je me promis de ne rien négliger pour éclaircir les
faits le soir même.

Justine étoit venue me dire qu'à l'entrée de la nuit je pourrois me
rendre chez sa maîtresse; je n'y manquai pas. Je n'eus pas besoin de
frapper aux portes de l'hôtel, elles étoient ouvertes; mais le suisse me
vit, je nommai Justine, et, me coulant derrière une voiture qui venoit
apparemment d'entrer, je gagnai l'escalier dérobé. Arrivé au boudoir,
j'ouvris la porte, j'entrai brusquement, et je ne fus pas peu surpris
d'entendre M. de B..., qui parloit très haut dans la chambre à coucher
de la marquise. A l'instant même, Justine, sans doute effrayée du bruit
que j'avois fait en ouvrant la porte, se précipita de la chambre à
coucher dans le boudoir.

«Il rentre dans le moment», me dit-elle en me poussant dehors. J'eus
bientôt descendu quelques degrés. «Mais voyez donc cette sotte qui
s'enfuit quand je lui parle», s'écria M. de B..., qui poursuivit
Justine. Il entra dans le boudoir à l'instant où elle tenoit d'une main
le flambeau dont elle m'éclairoit et de l'autre la porte entr'ouverte.
La rusée suivante, sans répondre un seul mot, acheva de tirer la porte,
qu'elle ferma à double tour, et puis elle me fit signe de l'attendre.
«N'ayez pas peur, me dit-elle dès qu'elle fut près de moi, il ne peut
plus nous joindre; mais, Monsieur, ce boudoir vous est funeste!»

Ici Justine laissa échapper des éclats de rire que le marquis entendit.
«L'impertinente! s'écria-t-il, elle rit de sa sottise, et elle me ferme
la porte au nez.» Je n'entendis pas le reste: car Justine, qui faisoit
d'inutiles efforts pour modérer sa gaieté, recommença à rire plus haut
qu'auparavant.

Je la pris dans mes bras: «Friponne, tu vas payer pour ta maîtresse!» A
ces mots je soufflai la bougie, je donnai un baiser à la rieuse, et je
l'assis doucement sur les marches. «Eh mais, Monsieur, que faites-vous
donc?... Quoi! sur un escalier?» Au lieu de répondre, je préparois le
moment fortuné; mais Justine, un peu trop vive, fit un mouvement brusque
et si malheureux que le flambeau, qui se trouvoit à côté d'elle, roula
du haut en bas de l'escalier avec un grand fracas. «Qu'est-ce que cela?
cria le marquis à travers la porte. Justine, vous avez fait un faux
pas?--Oh! ce ne sera rien, rien du tout, lui répondit-elle d'une voix
tremblante.--Oui! rien! répliqua-t-il, et elle ne peut pas parler!»
Pendant ce court dialogue, Justine s'efforçoit de me chasser du poste
que j'occupois et que je m'obstinois à garder. Quoiqu'il me parût fort
dur de quitter le champ de bataille avant d'avoir remporté la victoire,
il fallut m'y décider pourtant. Le marquis venoit de sonner ses gens, et
nous l'entendîmes leur ordonner d'aller relever Justine qui venoit de
faire un faux pas dans l'escalier dérobé. Je n'avois pas un moment à
perdre. Au risque de me rompre vingt fois le col, je descendis
l'escalier dans un désordre extrême. J'aperçus près de là une remise, où
je courus, non sans peine, me cacher et me rajuster de mon mieux. Je me
disposois à sortir de ma retraite pour traverser la cour, quand les
domestiques parurent au bas du grand escalier. Ils accouroient avec des
lumières; je n'eus que le temps d'ouvrir la portière d'un carrosse dans
lequel je me précipitai.

De là je vis que Justine épargnoit la moitié du chemin à ceux qui la
venoient secourir. Elle fut ramenée comme en triomphe par les laquais,
charmés de l'avoir trouvée saine et sauve après une aussi terrible
chute. Déjà ces messieurs remontoient le grand escalier en faisant mille
exclamations joyeuses. Déjà je me préparois à profiter du moment pour
m'échapper; mais mon destin bizarre m'avoit réservé, pour cette soirée,
les plus ridicules malheurs. Du gros de la troupe se détacha tout à coup
un grand diable de palefrenier, qui, s'acheminant tout droit vers la
remise, commença par poser sa chandelle sur le marchepied du carrosse où
je restois dans une horrible transe. Il visita ensuite une voiture
remisée près de la mienne (c'étoit apparemment celle qui venoit de
ramener le marquis). Il fit encore quelques tours sous la remise, et,
revenant enfin s'asseoir sur le commode marchepied, après avoir ôté sa
chandelle, qu'il souffla: «Elle ne peut tarder à venir, dit-il,
attendons-la.» Dès que cette lumière, qui me gênoit cruellement, fut
éteinte, je me sentis plus tranquille. La nuit étoit si sombre, il
faisoit un brouillard si épais, qu'on ne distinguoit rien à quatre pas
de distance. Cependant un grand quart d'heure s'étoit écoulé, la
personne désirée n'arrivoit pas: je m'impatientois dans ma prison autant
que mon geôlier, qui juroit tout bas sur son marchepied.

Enfin, j'entendis un léger bruit dans la cour. Le palefrenier l'entendit
aussi, car il se leva en toussant doucement; on lui répondit sur le même
ton, on s'avança, on lui parla tout bas. «C'est bon, répéta-t-il assez
haut pour que je l'entendisse; dans celui-là», ajouta-t-il, et il frappa
sur mon carrosse. A ces mots, on quitta l'intelligent domestique, qui,
resté seul, vint à ma portière, la ferma à clef, passa de l'autre côté,
en fit autant, et ferma de même l'autre voiture remisée près de la
mienne. «Maintenant, se dit-il à lui-même, je puis allumer ce
réverbère»; et, comme s'il y avoit eu un parti pris de me désoler, il
alla précisément en face de la remise allumer un très gros fanal, qui,
dans le fond de cette cour, moins large que profonde, jetoit, malgré le
brouillard, un assez grand jour pour qu'on pût aisément distinguer tout
ce qui s'y passoit. Après cette belle opération, il s'éloigna en
sifflant.

Vous qui lisez cette funeste aventure, si vous aimez Faublas,
plaignez-le. On le chasse d'un boudoir, on le dérange sur un escalier,
on le poursuit sous une remise, on l'emprisonne dans un carrosse; il est
inquiet, il est morfondu, et, pour comble de malheur, il n'a pas soupé.

L'odeur des mets qu'on préparoit dans les cuisines venoit jusqu'à moi,
et je n'en ressentois que plus vivement combien il est douloureux
quelquefois d'avoir bon appétit. Ma situation cependant me paroissoit si
triste que ce n'étoit pas la faim qui me tourmentoit le plus. Ces mots,
_dans celui-là_, me faisoient faire de terribles réflexions. Avois-je
été découvert? le marquis, enfin bien instruit, préparoit-il sa
vengeance?

O mon ange tutélaire! ô ma Sophie! ce fut toi que j'invoquai dans ce
moment critique! Il est vrai que, toujours séduit par l'objet présent,
je t'avois oubliée pendant quelques heures; il est vrai que j'étois dans
l'infortune quand je t'adressai mon tardif hommage; mais honore-t-on
moins dans son coeur le Dieu dont on néglige quelquefois le culte, et
n'est-ce pas surtout lorsqu'ils sont malheureux que les hommes implorent
la Divinité?

J'eus tout le temps de songer à ma jolie cousine. J'aurois pu m'évader
peut-être, mais je n'osois le tenter, parce que les domestiques alloient
et venoient sans cesse dans la cour, parce que le fatal réverbère eût
éclairé tous mes mouvemens, parce qu'enfin, dans la crainte qu'on ne
m'eût découvert et qu'on ne me guettât au passage, j'aimois mieux
attendre l'ennemi que de l'aller chercher.

L'ennemi ne vint pas, et je finis par m'endormir dans mon poste.

Le bruit de la porte cochère qui crioit sur ses gonds me réveilla sur le
minuit. Le suisse, un trousseau de clefs à la main, fermoit toutes les
serrures et barricadoit toutes les portes. C'étoit l'instant que je
redoutois, c'étoit sans doute celui qu'on avoit attendu pour me venir
assiéger! J'en fus quitte pour la peur. Le suisse rentra paisiblement
dans sa loge; un domestique éteignit les réverbères; chacun s'alla
coucher.

Le silence profond qui régna bientôt dans l'hôtel me rassura totalement.
Il étoit clair qu'on ne songeoit pas à moi, et que ces mots _dans
celui-là_, qui m'avoient tant inquiété, indiquoient seulement une
aventure nocturne, dont j'allois être le témoin. Cependant je sortois
d'un embarras pour retomber dans un autre; ma prison paroissoit devoir
être le lieu de la scène qui se préparoit. Dans un espace aussi étroit,
un tiers ne pouvoit qu'incommoder les acteurs, et j'étois d'ailleurs
très intéressé à ce que ceux-ci, quels qu'ils fussent, ne me
découvrissent pas. Je ne pouvois donc sortir trop tôt du carrosse. Je
voyois encore de la lumière dans les appartemens; mais il n'y en avoit
plus dans la cour, mais le brouillard étoit toujours fort épais. Je
pouvois, sans craindre d'être aperçu, tenter enfin la descente: je
l'exécutai fort heureusement. Quel plaisir j'éprouvai, quand je sentis
le pavé de la cour! un jeune Parisien, engagé pour la première fois de
sa vie dans une promenade sur mer, ne ressent pas une joie plus douce en
rentrant dans le port.

Un léger retour sur moi-même calma l'ivresse de ce premier transport.
Puisque tout étoit fermé, je m'étois procuré seulement une prison moins
incommode; j'avois faim, j'avois froid; et, pour comble d'ennuis, une
horloge éternelle, sonnant des quarts quand je croyois compter des
heures, me fatiguoit de son bruit monotone, et me promettoit la plus
longue des nuits. Les bougies s'éteignoient peu à peu dans les
appartemens, une profonde obscurité régnoit partout; cependant personne
ne paroissoit encore! mon impatience étoit égale à ma curiosité.

Il est enfin trois heures du matin. J'entends quelque mouvement dans la
cour. Un homme dont je ne puis distinguer les traits s'avance doucement;
je recule avec précaution; il ouvre la portière et monte dans le
carrosse au moment où, pressé d'un désir curieux, je m'assieds
modestement derrière.

Après un quart d'heure de silence, l'inconnu frappe des pieds, et tout
d'un coup, apostrophant à la fois la nuit, le froid, le brouillard, et
une personne qu'il appelle chienne, il descend du carrosse, se promène
sous la remise, et, pour se distraire apparemment, il vient à deux pas
de moi satisfaire un besoin très malhonnête. Ce monsieur, dès qu'il a
fini, donne de nouveaux signes d'impatience.

«La chienne!» s'écrie-t-il à tout moment; et il accompagne cette
exclamation de quelques autres expressions plus énergiques. Enfin il
ajoute: «Que c'est bête de me donner rendez-vous ici, de ne pas vouloir
que j'aille dans sa chambre comme les autres fois! elle vient me conter
que, la nuit dernière, madame a entendu du bruit, et que ça tache son
honneur. Son honneur! je dis, ça se peut bien; mais faut-il pour cela
qu'elle me laisse pendant deux heures gober le brouillard et le rhume?
la chienne de femelle ne sait donc pas que, quand un homme est gelé...»

La complainte de l'amoureux (on devine que c'en étoit un) fut
interrompue par un léger bruit, qui attira son attention et la mienne.
Il se leva, alla au-devant de la personne aimée, la joignit à peu de
distance, et lui reprocha sa lenteur. Elle se justifia par un baiser
bien appuyé. Cette façon de répondre plut apparemment beaucoup à
l'amant; il répliqua de la même manière, et la conversation s'anima au
point que le choc égal et soutenu de leurs lèvres amoureusement pressées
forma bientôt un concert dont un tiers observateur devoit peu goûter
l'harmonie.

A la crainte que j'avois d'être découvert se joignoit alors un désir
inquiet de savoir quelle étoit la beauté facile dont le langage avoit à
la fois tant de douceur et d'énergie; mais les ténèbres épaisses qui
m'avoient protégé contre l'amant déroboient l'amante à mes regards
curieux. L'heureux couple qui s'entendoit si bien sans parler monta dans
le carrosse. Il en partit aussitôt des soupirs étouffés, des gémissemens
tendres, et la caisse, violemment poussée, fit en une minute vingt
soubresauts, qui m'apprirent assez à quelle espèce d'exercice se
livroient ceux qui étoient dedans. Étrangement cahoté derrière, je
songeois à quitter ma place, quand la voiture, remise par degrés dans
son parfait équilibre, m'annonça que les athlètes reprenoient haleine.
«Mon cher La Jeunesse! dit alors une voix dont je reconnois les accens
si doux... hélas! et si trompeurs,... mon cher La Jeunesse!...--Ma chère
Justine!» répond aussitôt le butor; et je sens la caisse reprendre son
balancement perfide.

J'essaye de me glisser en bas, un grain de sable se rencontre sous mes
pieds, et s'écrase en criant. «Mon Dieu! dit Justine, qu'est-ce?
j'entends du bruit!... Vois dans la cour... Nous sommes surpris!»

La Jeunesse étonné descend, passe près de moi sans me voir, marche au
hasard dans la cour, et affecte de tousser. Justine, plus morte que
vive, est restée immobile dans le carrosse. Je me montre à la portière.
«C'est moi, charmante enfant, j'ai tout entendu; renvoie La Jeunesse
tout à l'heure; songe surtout qu'il me faut un gîte, et que je n'ai pas
soupé.--Quoi! Monsieur de Faublas, vous étiez là?--Oui, j'étois là; mais
renvoie La Jeunesse, donne-moi une chambre, donne-moi à souper. Je te
dirai après ce qui m'est arrivé, ce que j'ai entendu, ce que tu as
fait.»

A ces mots je regagne mon poste en tâtonnant. La Jeunesse revient, il
assure à Justine qu'elle s'est trompée, qu'il n'y a personne. Justine
soutient qu'elle a entendu du bruit, que quelqu'un est levé dans
l'hôtel. Elle a la cruauté de renvoyer son triste amant, qui ne la
quitte qu'après l'avoir embrassée plusieurs fois, et sur la parole qu'on
lui donne que, dès le lendemain même, on lui offrira sa revanche à une
heure et dans un lieu plus commodes.

Dès qu'il se fut éloigné, Justine me déclara qu'elle ne savoit où me
conduire. «Monsieur, me dit-elle, passe la nuit chez madame.--Quoi! le
marquis?...--Il l'a voulu absolument.--Ah! ah! mais tu as une chambre,
toi, Justine?--Oui, Monsieur, tout près de l'appartement de madame.--Eh
bien, mon enfant, conduis-moi dans ta chambre. Il y a sept mortelles
heures que je m'enrhume et que je jeûne ici; voudrois-tu m'y laisser
mourir de faim et de froid?--Oh! non, Monsieur de Faublas, oh! sûrement
non; mais c'est que... si ma maîtresse entend du bruit?--Bon! je n'en
ferai pas autant que La Jeunesse en a fait la nuit dernière.»

Justine me prit par la main, et tous deux, marchant sur la pointe du
pied, allongeant le cou et prêtant l'oreille, nous gagnâmes à tâtons la
petite chambre en question. Justine alluma une lampe et se hâta de faire
du feu. Elle n'osoit me fixer; mais son regard timide et détourné
sembloit me demander grâce, et je voyois sur le minois chiffonné de la
friponne un petit air boudeur et confus qui le rendoit plus piquant qu'à
l'ordinaire. Oh! que j'étois tenté de lui pardonner! oh! qu'un jeune
homme de dix-sept ans a peine à garder sa colère dans la chambre d'une
jolie fille de son âge! Je ne pouvois douter que La Jeunesse ne fût
heureux; mais je l'étois aussi; il ne s'agissoit donc plus que de savoir
lequel des deux on aimoit davantage. Oui; mais avoir un rival dans les
écuries de l'hôtel! partager mes plaisirs avec un valet! il ne falloit
en vérité rien moins qu'une idée aussi repoussante pour m'empêcher de
faire, en ce moment, une infidélité de plus à la marquise, une injure
nouvelle à ma Sophie.

Aussitôt que les réflexions délicates eurent étouffé les désirs
naissans, je sentis ma faim davantage: «Donne-moi donc à souper,
Justine.--Je n'ai rien, Monsieur de Faublas.--Quoi! rien du tout?--Ah!
si fait, dans ma commode deux pots de confitures.--Que deux,
Justine?--Oui, les voilà; je n'en donne qu'à mes bons amis, au
moins!--En ce cas, mon enfant, c'est donc La Jeunesse qui a entamé
celui-là. Je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas étrillé ton La
Jeunesse, le jour qu'il galopoit après moi au pont de Sèvres.--Ah! vous
lui avez donné un coup de fouet! il avoit le bras tout noir!--Je ne
m'étonne plus de l'intérêt que tu pris dans le temps à cette
rencontre... Mon enfant, donne-moi du pain.--Je n'en ai point.--Pas une
bouchée?--Pas une miette.--Et à boire?--Oh! de l'eau plein ce pot à
l'eau.»

Deux pots de confitures! c'est le souper d'une religieuse. Il est sain,
mais il est léger; mais mon estomac n'étoit pas content, et, pour le
réconforter, il fallut avaler un malheureux verre d'eau, qui me gela le
palais et les entrailles. Quelle douleur! Justine paroissoit souffrir de
ma détresse. _Le feu n'alloit pas assez bien_; elle tisonnoit et
souffloit sans cesse. _Je devois geler_; elle boutonnoit mon habit. _Ce
chapeau ne suffisoit pas pour me garantir du froid_; il fallut me
laisser coiffer d'un de ses bonnets de nuit. _On sentoit des vents
coulis partout_; elle alloit, pour me les épargner, fourrer du papier
sous la porte. Justine, infatigable, prévenoit les besoins que j'avois,
et ceux même que je n'avois pas; Justine enfin me prodiguoit les
attentions fines et recherchées, les petits soins délicats, toutes ces
caresses empressées dont vous accable toujours une femme qui vous trompe
ou qui va vous tromper.

«Monsieur, me dit enfin la rusée suivante, curieuse de savoir comment je
m'étois trouvé l'espionnant à trois heures du matin, je croyois que vous
aviez eu le temps de regagner la porte cochère, je vous connois si
prompt, si leste! je n'avois pas songé que, dans le désordre où vous
étiez, il vous falloit quelques minutes...» Je l'interrompis pour lui
conter de point en point ce qui m'étoit arrivé dans l'hôtel depuis que
j'y étois entré. Elle se contraignit pour ne pas rire, quand je lui
parlai du boudoir; le souvenir de sa chute sur l'escalier la fit presque
rougir; un faux air de commisération parut sur sa maligne figure quand
je lui racontai mon emprisonnement dans le carrosse; mais, lorsque j'en
vins à la dernière partie de mon récit, que je comptois égayer par
quelques épigrammes, il se fit dans tout son maintien la plus prompte
des révolutions. La pauvre fille baissa les yeux, pencha la tête, pâlit
un peu, et, de sa main droite, comptant les uns après les autres les
cinq doigts de sa main gauche, elle hasarda timidement quelques mots
d'une justification fort difficile.

«Monsieur de Faublas, ne me dites pas ce qui s'est passé dans le
carrosse, je le sais, j'y étois.--Tu veux donc bien en convenir?--Oui;
mais je ne vous ai pas fait une infidélité.--Comment! es-tu bien sûre de
ce que tu dis là, mon enfant?--Certainement, je ne vous ai pas quitté
pour La Jeunesse, c'est, au contraire, La Jeunesse que j'ai trompé pour
vous.--Ah! ah!--Oui, Monsieur de Faublas, vous ne m'aimez que depuis
quelques mois, vous!--Et La Jeunesse?--Il y a plus de deux ans. Je vous
ai préféré dès que je vous ai vu, mais je n'ai pas voulu rompre tout à
fait avec lui, parce que je le ménage pour le mariage.--Tu t'y prends
bien!--Vous riez, mais soyez sûr qu'il m'épousera.--Sans doute, Justine,
il t'épousoit il y a une demi-heure!--Que je suis malheureuse! je vois
que vous êtes fâché contre moi, et peut-être que demain ma maîtresse me
chassera.--Quoi! tu penses que je lui dirai...?--Non, Monsieur, ce n'est
pas cela; mais madame la marquise n'est pas contente de ma chute sur
l'escalier; elle n'en a pas été la dupe. Quand je suis rentrée, monsieur
le marquis est venu à moi, il avoit l'air de me plaindre; mais madame
m'a regardée de travers. «Elle mérite cela, a-t-elle dit sèchement, elle
n'avoit qu'à descendre tout de suite, au lieu de s'amuser sur
l'escalier.» Elle ne m'a rien dit depuis, parce que monsieur ne l'a pas
quittée; mais elle a reçu mes services avec beaucoup d'humeur, et je
crains bien que demain...--Justine, si elle te renvoie, tu n'as qu'à
venir me le dire chez moi, je te chercherai une place, à une condition
cependant. Depuis cinq mois la marquise prétend qu'elle est
enceinte...--Ah! Monsieur, je vous assure...--Oui, ce que tu m'as assuré
plusieurs fois; mais aujourd'hui ne te hâte pas de répondre: je saurai
tôt ou tard la vérité, et, si tu ne me l'as pas dite, je
t'abandonne.--Mais, Monsieur, si je vous la dis...--Alors, ne crains
rien, je ne te compromettrai pas. Ainsi, Justine, il est donc vrai que
ta maîtresse n'est pas enceinte?--Monsieur, elle vous a conté cela dans
le temps pour se raccommoder avec vous; et cette nouvelle a paru vous
faire tant de plaisir que depuis elle n'a jamais pu se décider... Vous
auriez tort de lui en vouloir. Tout ce qu'elle en fait, c'est pour vous
plaire.--Oui, oui,... Justine, si elle te renvoie, je te chercherai une
place, et, en attendant, tiens.»

Je la forçai d'accepter les dix écus que je lui présentai. «Vous feriez
bien, me dit-elle, de vous jeter sur mon lit.--Mon enfant, je ne suis
pas mal sur cette chaise.» Justine insista; mais mon malheureux sort me
poursuivoit. Je refusai, en lui observant qu'elle devoit être plus
fatiguée que moi; que son lit lui étoit nécessaire; qu'un simple matelas
me suffiroit, si elle vouloit bien m'en faire le sacrifice pendant
quelques heures.

Justine, docile à regret, étendit par terre, près de la cheminée, sa
paillasse, sur laquelle elle mit un matelas; ensuite elle se jeta tout
habillée sur son lit, beaucoup diminué par le partage; puis, me
souhaitant une bonne nuit, elle me regarda tendrement et poussa un long
soupir. Je ne sais quoi me fit soupirer aussi malgré moi; mon
imagination, toujours vive, égaroit ma foible raison; j'allois
succomber, quand tout à coup je me rappelai ma Sophie. Il est vrai que
je me souvins aussi du balancement de la caisse. Quoi qu'il en soit, au
lieu d'aller au lit de Justine, je me précipitai sur celui qu'elle
venoit de me faire. Je posai ma tête sur mon bras devenu mon oreiller,
je m'endormis profondément, et je laisse au lecteur à décider si ce fut
le dégoût qui étouffa le désir, ou si, pour cette fois, l'amour tendre
triompha de l'amour libertin.

Il y avoit un peu plus de deux heures que je goûtois les douceurs d'un
repos bien nécessaire, quand je fus réveillé par cet horrible cri: _Au
feu!_

Je me lève, je me frotte les yeux; c'étoit moi qui brûlois, c'étoit
Justine qui crioit de toutes ses forces. Lui ordonner de se taire,
étouffer dans mes mains cruellement chauffées le feu qui a déjà consumé
la moitié du pan gauche de mon habit; rejeter dans la cheminée le tison
enflammé, qui, ayant roulé jusqu'à la paillasse, y avoit mis le feu
aussi bien qu'au matelas; saisir près de la toilette de Justine un grand
seau de faïence, qui, heureusement, se trouva plein d'eau; imbiber du
fluide presque glacé la paillasse et le matelas; d'un coup de main
arracher la couverture et les draps de Justine; jeter le lit de plume
d'un côté, le second matelas de l'autre; renverser le bois de lit d'un
coup de pied, ce fut l'affaire d'un moment: je fis tout cela plus vite
qu'on ne le lira.

Cependant plusieurs personnes, attirées par les cris de Justine,
accouroient à sa chambre; on lui crie d'ouvrir sa porte. Peu s'en faut
que je ne perde la tête en reconnoissant la voix de ma belle maîtresse
et celle de son sot époux. Où me cacher? il n'y a point de lit, il n'y a
point d'armoire! je ne vois que la cheminée, je m'y fourre: Justine
approche une chaise pour m'aider à y monter.

«Mais ouvrez donc, Justine», s'écrie le marquis. Justine, en tenant la
chaise, répond que le feu est éteint. «N'importe, ouvrez, réplique la
marquise, ou je vais faire jeter la porte en dedans!--Encore faut-il que
je m'habille, dit Justine en tenant toujours la chaise.--Vous vous
habillerez demain», répond son maître furieux.

Tous les domestiques sont accourus, on leur ordonne d'enfoncer la porte.
A l'instant même je m'élance et je me cramponne. Justine retire la
chaise, elle court à la porte, elle ouvre, on entre. La chambre se
remplit de gens, qui tous à la fois interrogent, répondent, commentent,
s'effrayent, se rassurent, se félicitent et ne s'entendent pas. Parmi
tant de voix confondues je distingue aisément la voix grêle du marquis.
«Cette impertinente! qui met le feu à mon hôtel! qui nous fait de ces
peurs-là! qui trouble mon sommeil et celui de sa maîtresse!» La
marquise, pendant que son mari gronde, fait jeter par la fenêtre la
paillasse et le matelas qui avoient fait tout le mal; elle visite la
chambre, et voit qu'il n'y a plus de danger. «Que chacun se retire!»
dit-elle. Les hommes obéissent d'abord; quelques femmes, plus curieuses
peut-être que zélées, offrent leurs services à ma belle maîtresse, qui
leur ordonne une seconde fois de se retirer.

«Comment avez-vous mis le feu ici? crie le marquis toujours en
colère.--Un moment, donc! lui dit la marquise; attendez donc qu'ils
soient tous partis.--Eh! parbleu, Madame, quand ils entendroient! Le
beau mystère!--Eh! mais, Monsieur, ne voyez-vous pas que cette enfant
est encore tremblante? Croyez-vous d'ailleurs qu'on se brûle
exprès?--Madame, vous voilà avec votre Justine, vous lui passez tout. Eh
bien! moi, je soutiens que c'est une sotte, une étourdie, qui finira
mal, je vous en avertis! Tenez, j'ai toujours remarqué dans sa
physionomie qu'elle étoit un peu folle. Voyez cette figure, n'y a-t-il
pas quelque chose d'égaré? n'aperçoit-on pas...?--Allons, Justine,
interrompit la marquise, apprenez-nous par quel accident...--Madame, je
lisois.--Une belle heure pour lire! s'écria le marquis: là! ne faut-il
pas avoir perdu la tête?--Madame, reprit Justine, je me suis endormie;
la lumière, que je n'avois pas éteinte, et qui étoit trop près du
matelas...--Y a mis le feu, interrompit encore le marquis; le
grand miracle! Et que lisiez-vous donc de si beau la nuit,
Mademoiselle?--Monsieur, répliqua la maligne suivante, c'est un livre
qui s'appelle... _le Physionomiste complet_.» Le marquis s'apaisa tout à
coup et se mit à rire. «C'est _le Physionomiste parfait_ qu'elle veut
dire.--Oui, Monsieur, oui, _le Physionomiste parfait_.--Eh bien!
Justine, n'est-il pas vrai que ce livre-là est amusant?--Oui, Monsieur,
bien amusant... C'est pour cela...--Et ce livre, où est-il?» demanda la
marquise. Après quelques instans de silence, Justine répondit: «Je ne
le trouve pas, il est apparemment brûlé.--Comment, brûlé!
s'écria le marquis, mon livre est brûlé! vous avez brûlé mon
livre?--Monsieur...--Et pourquoi prenez-vous mes livres, Mademoiselle?
qui vous a permis de prendre mon livre et de le brûler?--Eh! Monsieur,
lui dit la marquise, vous criez à me rompre la tête.--Comment! Madame,
l'impertinente brûle mon livre!--Eh bien! Monsieur, vous en achèterez un
autre.--Oui, vous en achèterez! vous en achèterez! vous croyez donc,
Madame, que cela se trouve comme un roman! il n'y avoit peut-être que
cet exemplaire dans le monde! et cette sotte le brûle!--Eh bien!
Monsieur, répliqua vivement la marquise, si ce livre est brûlé, s'il ne
s'en trouve pas d'autre, vous vous en passerez, je ne vois pas grand mal
à cela.--En vérité, Madame, l'ignorance... Tenez, je m'en vais, car je
vous dirois... Et vous, Mademoiselle, je vous le répète, vous êtes une
sotte, une étourdie, une folle; et il y a longtemps que je l'ai vu dans
votre physionomie.» Il s'en alla.

Posé en travers dans une cheminée étroite et sale, forcé d'appuyer la
tête et les épaules d'un côté, de roidir les jambes de l'autre, et, pour
plus grande sûreté, de tenir les bras écartés, je me trouvois dans la
plus incommode des situations. Je commençois à me fatiguer beaucoup.
Cependant il falloit prendre patience, il falloit savoir comment tout
cela finiroit; je recueillis mes forces et je prêtai l'oreille.

La marquise commença. «Le voilà parti! c'est ce que je voulois. Nous
sommes seules; j'espère, Mademoiselle, que vous voudrez bien m'expliquer
votre chute d'hier au soir, le bruit que j'entends chez vous depuis plus
de deux heures; et, comme vous sentez que je ne crois pas à cette petite
histoire du livre brûlé, je me flatte que vous daignerez
m'apprendre aussi par quel accident le feu vient de prendre
ici.--Madame...--Répondez, Mademoiselle, vous n'étiez pas seule
chez vous?--Madame, je vous assure...--Justine, vous allez
mentir!...--Madame, je lisois... comme je vous l'ai dit...--Vous mentez,
Mademoiselle; le livre dont vous parliez tout à l'heure est dans mon
cabinet.--Eh bien! Madame, je travaillois,... je cousois... Mais vous
toussez, Madame, vous vous enrhumez.--Oui, je m'enrhume, cela est vrai.
Je vois que je ne pourrai pas savoir la vérité ce soir. Je vous laisse,
Mademoiselle, demain je serai sans doute plus heureuse, ou bien... (Elle
revint sur ses pas.) Il faut, de peur d'un nouvel accident, éteindre
cela tout à fait», dit-elle.

Elle prit en même temps le pot à l'eau, qui se trouva sous sa main, et
le vida sur les trois ou quatre tisons qui se consumoient dans les coins
de la cheminée. Aussitôt s'éleva une épaisse fumée qui, entrant à la
fois par ma bouche, mon nez et mes yeux, faillit m'étouffer. Mes forces
m'abandonnèrent, je tombai sur mes pieds. La marquise recula d'effroi.
Je sortis promptement de la cheminée; la terreur fit place à
l'étonnement. Nous nous regardions tous trois en silence.

«Mademoiselle, dit enfin la marquise à Justine, en la fixant d'un oeil
courroucé, il n'y avoit personne chez vous!» Et puis m'adressant un doux
reproche: «Faublas! Faublas!» Justine se jeta aux genoux de sa
maîtresse: «Ah! Madame, je vous assure...--Quoi! Mademoiselle, vous osez
encore!...» Pendant que la pauvre Justine tâchoit de fléchir et de
persuader la marquise, je considérois avec attention la simple parure de
celle-ci. Un seul jupon, mal attaché, couvroit négligemment des charmes
que mon imagination auroit devinés, que mes yeux avoient vus, que ma
mémoire me rappeloit. De longs cheveux noirs épars couvroient ses
épaules d'albâtre, et retomboient mollement sur sa gorge entièrement
découverte... Que ma maîtresse étoit belle!... j'oubliai la supposition
de grossesse, et, saisissant une main que je baisai: «Ma chère maman,
les apparences sont souvent trompeuses.--Ah! Faublas, à qui m'avez-vous
sacrifiée?--A personne; un mot d'explication, et ma justification ne
sera pas difficile.» Justine voulut m'appuyer de son témoignage. «Vous
êtes bien audacieuse, lui dit sa maîtresse...--Oui, vous avez raison,
bien audacieuse», s'écria le marquis de B..., qui, lassé d'attendre sa
femme, la venoit chercher.

La marquise souffle la lumière, me donne un baiser sur le front, et me
dit tout bas: «Faublas, un peu de patience, je reviendrai dans un
instant.» Elle élève la voix et s'adresse à Justine: «Mademoiselle,
sortez, venez avec moi.» Justine, qui connoît les êtres, ne fait qu'un
saut; la marquise sort, repousse son mari qui alloit entrer, tire la
porte, la ferme à double tour, retire la clef, et me voilà encore une
fois en prison!

Pour cette fois, mon esclavage me parut supportable; un doux espoir au
moins m'étoit permis. Mes comiques tribulations, si étrangement variées,
prolongées si cruellement pendant la nuit entière, alloient sans doute
finir, et la marquise, bientôt revenue, ne pourroit me refuser le juste
dédommagement de tant de maux soufferts pour elle. Cette consolante idée
ranima mon courage, je pris une chaise que j'adossai contre la porte,
et, comme un chasseur à l'affût, j'attendis ma proie.

Bientôt j'entendis du bruit dans l'appartement des époux; on parloit
vite, on parloit haut; on disputoit avec aigreur. Je jugeai que la
marquise, ne pouvant se débarrasser de son mari, avoit pris le parti de
le quereller, et je ne doutai pas qu'elle ne réussît bientôt à
l'impatienter assez pour l'obliger à quitter la place: il en arriva tout
autrement. Après d'assez longs débats, la marquise accourut de sa
chambre vers la mienne. «Voilà bien, disoit-elle avec feu, la scène la
plus scandaleuse! ne me suivez pas! Monsieur, gardez-vous de me suivre!»

Elle étoit déjà au bout du corridor, tout près de ma prison. Je ne sais
si elle s'accrocha quelque part; mais le pied lui manqua, et elle tomba
si rudement que la clef de ma chambre, s'étant échappée de sa main, vint
rebondir contre ma porte. Mon amante infortunée jeta un cri terrible.
Son mari, qui la suivoit de près, la releva; plusieurs femmes
accoururent, on la ramena chez elle. Un moment après le marquis s'écria:
«Elle est blessée! que mes gens se lèvent! que le suisse ouvre les
portes! qu'on amène le premier chirurgien!»

Oh! comme mon coeur palpita dans ce triste moment! que le malheur de la
marquise me causa d'inquiétude! qu'alors il me parut douloureux d'être
ainsi renfermé, de ne pouvoir apprendre si sa blessure étoit dangereuse,
si ses jours n'étoient pas menacés! Mon impatience s'accrut par mes
réflexions. Au milieu des embarras qu'un pareil accident alloit causer,
dans ces momens de trouble et d'agitation, Justine pourroit-elle quitter
sa maîtresse? songeroit-elle à me délivrer? Le temps étoit précieux, le
jour commençoit à paroître. Si je parvenois à m'échapper, si je pouvois
rentrer chez moi, Jasmin, le premier venu que j'enverrois à l'hôtel du
marquis, me rapporteroit des nouvelles de sa femme. Il falloit donc
tenter tous les moyens possibles de me procurer ma liberté. Le bruit de
la porte cochère qu'on ouvrit avec fracas, m'annonçant qu'un des plus
grands obstacles était levé, me donna l'espérance de pouvoir surmonter
ceux qui me restoient. J'essayai d'abord, mais inutilement, de tirer à
moi, par-dessous la porte, la clef restée dans le corridor. Je voulus
ensuite démonter la serrure en détachant les vis qui la fixoient; mais
elles étoient rivées en dehors.

J'examinois la serrure avec attention, je tâchois de l'ouvrir avec mon
couteau, quand La Jeunesse, dont je reconnus la voix, me dit tout bas:
«C'est toi, Justine? je te croyois chez ta maîtresse. Ouvre-moi donc.»
L'occasion étoit trop belle pour la laisser échapper; je prends mon
parti sur-le-champ, et, résolu de donner quelque chose au hasard, je
déguise ma voix en la diminuant. Je contrefais de mon mieux celle de
Justine, et, glissant, pour ainsi dire, les mots à travers la serrure,
je réponds: «C'est toi, La Jeunesse? dis-moi donc comment va ma
maîtresse?--Ta maîtresse va bien, la peau est à peine écorchée: monsieur
vient de nous dire que le chirurgien a dit que ce n'étoit rien; mais
comment ne sais-tu pas cela, toi? Ouvre-moi donc.--Je ne puis pas, mon
bon ami; Madame m'a enfermée.--Bah!--Oui, tiens, la clef est par terre
dans le corridor: cherche.»

La Jeunesse regarde et trouve la clef, il ouvre la porte et me regarde:
«Ah! mon Dieu, c'est le diable!» dit-il. Je tente le passage, il
m'adresse un grand coup de poing: je pare et je riposte. Le coup est si
prompt, si heureux, que le coquin tombe à la renverse avec une balafre
sur l'oeil. Je saute par-dessus lui, je me précipite sur l'escalier; mon
ennemi se relève et me poursuit. Plus agile que lui, parce que je ne
suis pas éclopé, parce qu'un motif plus pressant m'anime, je traverse
rapidement la cour, et déjà j'ai franchi le seuil de la porte cochère,
quand La Jeunesse, d'autant plus furieux qu'il désespère de m'atteindre,
s'avise de crier de toutes ses forces: «Arrête! au voleur!»

J'avois enfilé une rue de traverse: la peur me donnoit des ailes. La
Jeunesse, suivi de quelques autres domestiques, crioit encore; mais tous
étoient loin derrière moi. Je me croyois sauvé, lorsqu'au détour d'une
rue je tombai dans une patrouille de la garde de Paris. Le sergent
m'arrêta sur ma mine. En effet, il étoit impossible d'en présenter une
plus étrange. Tant de soins m'avoient occupé sur la fin de cette nuit
qu'alors seulement je m'aperçus du grotesque équipage dans lequel je
courois les rues. Une partie de mon habit brûlée, l'autre bariolée de
suie, toute ma personne barbouillée de fumée, et enfin ma tête enterrée
dans un bonnet de nuit de Justine: je ne m'étonnai plus qu'en me voyant
La Jeunesse eût dit: «C'est le diable!»

Malgré la surprise que me causoit à moi-même ce costume rembruni,
j'assurai au sergent que j'étois un honnête homme. Il paroissoit peu
disposé à m'en croire sur ma parole; et d'ailleurs La Jeunesse arriva
sur ces entrefaites, avec sa séquelle essoufflée. Tous les valets
m'environnèrent, et crièrent à tue-tête aux soldats qui me serroient:
«Arrêtez-le, c'est un coquin, c'est un voleur; amenez-le à l'hôtel.» Je
demandai qu'on me conduisît chez le commissaire du quartier: ma requête
fut trouvée si juste qu'on y satisfit sur-le-champ.

Le commissaire attendoit un scellé; quand il sut qu'il ne s'agissoit que
de recevoir une plainte, il parut mécontent d'avoir été réveillé si
matin. «Mon ami, me dit-il, qui êtes-vous?--Monsieur, je suis le
chevalier de Faublas, votre très respectueux serviteur.--Ah! pardon,
Monsieur. Où logez-vous?--Chez mon père, le baron de Faublas, rue de
l'Université.--Que faites vous?--Pas grand'chose, comme tant de jeunes
gens de famille.--D'où sortez-vous?--Dispensez-moi de répondre à
cette question-là.--Je ne le puis. D'où sortez-vous?--D'une
cheminée.--Monsieur, voilà de mauvaises plaisanteries que vous pourriez
payer cher.--Non, Monsieur, ce sont des vérités que mon habit prouve:
regardez.--Où alliez-vous?--Me coucher.--Belles réponses! où est le
plaignant?»

La Jeunesse se montra. «Mon ami, comment vous nommez-vous?» Je répondis
pour lui: «La Jeunesse.--Monsieur,... de grâce, me dit l'homme de loi,
je parle à ce garçon. (_A La Jeunesse._) Où logez-vous, mon ami?--Dans
le coeur d'une des femmes de madame la marquise, répliquai-je
aussitôt.--Monsieur, ce n'est pas vous que j'interroge. (_A La
Jeunesse._) Que faites-vous, mon ami?--Il caresse les demoiselles dans
les carrosses.»

Le commissaire frappa du pied; La Jeunesse me regarda d'un air interdit.
Le pauvre garçon, troublé, ne savoit plus que répondre aux questions
dont l'accabloit notre juge bourgeois. Il déposa cependant qu'il m'avoit
trouvé enfermé chez Mlle Justine, dans une chambre de l'hôtel du marquis
de B...; que je forçois une serrure, qu'en sortant _je l'avois
apostrophé, lui plaignant, d'un coup de poignet sur l'oeil_.

L'homme de loi, qui voyoit dans tout cela des choses très graves, me
pria de m'asseoir un moment; il parla bas à son clerc; quelques minutes
après, je vis arriver le marquis de B...

(_Il élève la voix en entrant._)

On vient de m'avertir qu'un voleur... Ah! ah! c'est M. Duportail!

LE COMMISSAIRE.

Monsieur Duportail! Ce n'est pas là le nom que monsieur nous a fait
écrire.

LE MARQUIS, _riant_.

Pardon, Monsieur Duportail; mais je vous vois dans un état!...
Comment?... Pourquoi?...

FAUBLAS, _se penchant à l'oreille du marquis_.

Il m'est arrivé l'aventure la plus plaisante!... Je vous conterai
cela,... mais ce n'est pas là le moment.

LE MARQUIS, _le regardant beaucoup_.

Oui,... oui,... mais comment diable arrive-t-il que vous vous trouviez
chez moi dans cet équipage?

LE COMMISSAIRE.

Monsieur le marquis, je vais vous lire la déposition.

FAUBLAS.

Inutile... (_Bas au marquis._) Je vous conterai tout cela.

LE MARQUIS, _le fixant d'un air incertain_.

Oui, oui; mais voyons la déposition.

Le commissaire alloit la lire; je tirai le marquis dans un coin de
l'étude, et, affectant de lui parler bas: «Tirez-moi d'ici promptement,
lui dis-je. Vous savez comme mon père me gêne; s'il apprenoit jamais!...
si le commissaire s'avisoit de l'envoyer chercher!»

LE MARQUIS, _haut_.

Il est donc enfin revenu de Russie, monsieur votre père?

FAUBLAS.

Oui.

LE MARQUIS.

Parbleu! c'est un homme bien singulier; il est introuvable, et vous
aussi. J'ai été vingt fois à l'Arsenal!...

LE COMMISSAIRE.

Mais monsieur ne demeure pas à l'Arsenal.

LE MARQUIS.

M. Duportail ne demeure pas à l'Arsenal?

LE COMMISSAIRE.

Monsieur ne se nomme pas Duportail.

LE MARQUIS.

Ne se nomme pas Duportail?... En voilà bien d'une autre!

LE COMMISSAIRE.

Riez, Monsieur, riez tant qu'il vous plaira; mais monsieur nous a
déclaré demeurer rue de l'Université, et s'appeler Faublas.

LE MARQUIS, _reculant tout étonné_.

Hein?... quoi?... comment?... qui parle de Faublas?

FAUBLAS, _à l'oreille du marquis_.

Chut! chut! j'ai donné ce nom-là, parce qu'il est fort désagréable de
décliner le sien chez un commissaire.

LE MARQUIS.

Je comprends!... Comment se porte mademoiselle votre soeur, Monsieur?

FAUBLAS, _d'un ton triste_.

Assez bien.

LE MARQUIS.

Un jour que je vous rencontrai à l'Opéra, vous me dites que vous ne
connoissiez pas ce M. de Faublas.

FAUBLAS.

Ah! c'est que vous me parliez du fils!... qui est un mauvais sujet...
Mais le père!... brave gentilhomme!

LE MARQUIS.

Ah çà! dites-moi donc par quel hasard mes gens vous ont poursuivi...

LE COMMISSAIRE.

Monsieur le marquis, écoutez la déposition, elle est sérieuse.

LE MARQUIS.

Eh bien! voyons: lisez, j'écoute.

FAUBLAS, _au marquis_.

Monsieur, le temps se passe.

LE MARQUIS.

Cela ne sera pas bien long.

FAUBLAS.

Mais je vous raconterai tout cela.

LE MARQUIS.

Sans doute; mais voyons ce que mes gens ont déposé... Vous pouvez être
tranquille; je sais bien que vous n'êtes pas un voleur.


Le commissaire lut la déposition tout entière; le marquis fit rentrer La
Jeunesse, resté dans la cour avec les autres domestiques. La Jeunesse
confirma tout ce qu'il avoit dit, et entra dans de nouveaux détails,
bien propres à éclaircir les faits que je ne pouvois nier.


LE MARQUIS.

Monsieur étoit enfermé dans la chambre de Justine!... Mais comment,
diable! J'y suis entré, et je ne l'y ai pas vu!

FAUBLAS.

Preuve que je n'y étois pas, Monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Mais ma femme y est entrée aussi, elle y est même restée assez
longtemps. Monsieur, elle ne vous a pas vu non plus, ma femme.

FAUBLAS.

Autre preuve que je n'y étois pas!... (_Au commissaire._) Monsieur, vous
voyez combien est vague l'accusation dont on me charge; trouvez bon que
je me retire.

LE COMMISSAIRE.

Non pas, Monsieur, non pas. Sentinelle, barrez la porte.

FAUBLAS.

Quoi! Monsieur, vous pourriez...

LE COMMISSAIRE.

J'en suis bien fâché, Monsieur; mais vous entrez dans un hôtel, on ne
sait comment ni par où; on vous trouve enfermé dans la chambre d'une
demoiselle... Cela n'est pas clair... Moi, je vois qu'on pourroit rendre
plainte en séduction.

FAUBLAS.

Juge de paix, recevez les dépositions, écoutez les témoins, attendez les
preuves, et, toujours fidèle au voeu de la loi, rejetez surtout les
perfides probabilités. Ce que vous appelez une conjecture n'est jamais
qu'une incertitude, surtout quand il y va de l'honneur, je ne dis pas
d'un noble, mais d'un citoyen, d'un homme, quel qu'il soit.

LE MARQUIS.

Permettez... Monsieur, où avez-vous connu Justine?

FAUBLAS.

Monsieur, je pourrois me dispenser de répondre à cela; cependant je veux
bien vous donner une preuve de ma complaisance. J'ai connu Justine en
même temps qu'une certaine femme Dutour, dont elle étoit l'amie, et qui
servoit ma soeur.

LE MARQUIS, _d'un air satisfait_.

Oui, qui servoit Mlle Duportail.

FAUBLAS.

Oui, Monsieur.

LE COMMISSAIRE, _avec humeur_.

Si mademoiselle votre soeur se nomme Duportail, vous vous nommez
Duportail aussi. Pourquoi faites-vous de fausses déclarations?

LE MARQUIS.

Il n'y a pas grand mal à cela; je sais pourquoi, moi, je sais pourquoi.
Laissez, Monsieur, laissez sur votre procès-verbal ce nom de Faublas...
(_Il vint à moi._) Je ne veux pas vous compromettre; mais dites-moi
amiablement ce que vous êtes venu faire chez moi.

FAUBLAS.

Quoi! vous ne devinez pas? J'ai connu Justine à cause de ma soeur; on
m'a trouvé dans la chambre de Justine: cette petite est si jolie...

LE MARQUIS.

Ah! petit libertin, vous avez passé la nuit avec elle! La marquise
seroit bien contente, si elle savoit que le frère d'une de ses bonnes
amies vient débaucher ses femmes!... Ah çà! mais, quand le feu a pris
chez Justine...

FAUBLAS.

Nous étions fatigués, nous dormions.

LE MARQUIS, _en riant_.

Vous avez dû avoir une belle peur, quand j'ai frappé à votre porte.

FAUBLAS.

Vous n'en avez pas d'idée.

LE MARQUIS.

Mais nous ne vous avons pas vu, où diable vous étiez-vous caché?

FAUBLAS.

Dans la cheminée.

LE MARQUIS.

Mais ma femme retournoit dans la chambre de Justine... Alors elle vous
auroit vu.

FAUBLAS.

Point du tout, je l'entendois venir, _je regrimpois_ dans la cheminée.

LE MARQUIS.

Et vous faisiez bien. Oh! ma femme ne peut souffrir chez elle le plus
petit désordre. Ce n'est pas qu'elle soit moins indulgente qu'une autre;
mais écoutez donc, une femme honnête ne veut pas être compromise. Qu'on
fasse tout ce qu'on voudra, pourvu que ce ne soit pas chez elle; elle
n'y trouve pas à redire. Et même, sur cet article, elle pousse
quelquefois l'indifférence trop loin; quelquefois elle excuse dans ses
amies des foiblesses... Monsieur, mademoiselle votre soeur est-elle
encore à Soissons?

FAUBLAS, _paroissant hésiter_.

Oui, Monsieur.

LE MARQUIS.

Quoi! vraiment! toujours dans ce couvent?

FAUBLAS, _jouant l'embarras_.

Oui, Monsieur,... oui... Pourquoi non?

LE MARQUIS.

Je vous demande cela parce que quelqu'un m'a dit l'avoir rencontrée dans
les environs de Paris.

FAUBLAS.

Dans les environs de Paris!... Ce quelqu'un-là s'est trompé, Monsieur,
ce n'étoit sûrement pas ma soeur... Mais, Monsieur le marquis, tout est
fini, je pense; allons-nous-en.

LE COMMISSAIRE.

Monsieur, tout n'est pas fini, j'attends quelqu'un.


Ce quelqu'un entra au moment même: c'étoit mon père. L'homme de loi lui
dit: «A qui ai-je l'honneur de parler, Monsieur?»

LE BARON DE FAUBLAS.

Monsieur, je suis le baron de Faublas.

LE COMMISSAIRE.

En ce cas, Monsieur, j'ai mille excuses à vous faire. Je vous avois fait
avertir, parce que ce jeune homme, chargé d'une accusation assez grave,
avoit pris votre nom et se disoit votre fils; mais sa déclaration étoit
fausse. Je suis fâché qu'on vous ait dérangé.

LE MARQUIS, _au commissaire_.

Comment! sa déclaration étoit fausse? Mais ne vous ai-je pas prié,
Monsieur, de laisser ce nom de Faublas sur votre procès-verbal? (_Tout
bas au chevalier._) Vous ne sentez donc pas les conséquences de cela,
vous? Si une fois ce commissaire écrit votre véritable nom, il enverra
chercher votre véritable père, et cela fera une scène... Priez ce
monsieur de Faublas de vous laisser son nom, cela finira tout.

LE CHEVALIER DE FAUBLAS, _au marquis_.

Je n'ose.

LE MARQUIS.

Je vais lui dire, moi!... (_Au baron._) Dites qu'il est votre fils.


Cependant le baron, stupéfait de tout ce qu'il voyoit, regardoit tour à
tour le commissaire, le marquis et moi. «Monsieur, répondit-il enfin au
juge attentif, vos soins ne sont pas perdus, ma peine n'est pas inutile.
Dans l'état où je vois ce jeune homme, je devrois peut-être le
méconnoître; mais le lieu même où je le trouve sollicite mon indulgence
pour lui. Je le connois sensible et fier; s'il a fait quelque sottise,
un interrogatoire ici l'en a sans doute assez puni... Monsieur, ce jeune
homme vous a dit son véritable nom, il est mon fils.»

LE MARQUIS, _au baron_.

Bien! très bien!

LE COMMISSAIRE.

Mais je n'entends plus rien à cela; je vais envoyer chercher ce M.
Duportail.

LE MARQUIS, _au chevalier_.

Il n'entend plus rien à cela? je crois bien.

LE BARON, _avec fierté au commissaire_.

Monsieur, quand je dis qu'il est mon fils.

LE MARQUIS, _au baron, le tirant par son habit_.

A merveille. (_Au chevalier._) Il joue son rôle à merveille.

LE CHEVALIER, _au marquis_.

Oh! le baron est un homme d'esprit; et puis il a de grands torts à
réparer envers nous.

LE COMMISSAIRE, _au baron_.

Monsieur, tout cela est fort bon; mais il y a une plainte.

LE MARQUIS _crie de toutes ses forces_.

Je m'en désiste.

LE COMMISSAIRE, _au marquis_.

Cela ne suffit pas, Monsieur, l'affaire est d'une nature... Le ministère
public est intéressé.

LE BARON, _avec violence_.

Le ministère public intéressé!... De quoi s'agit-il donc?

LE MARQUIS.

Bah! d'une misère,... d'une intrigue d'amoureux.

LE COMMISSAIRE.

Une intrigue d'amoureux!

LE MARQUIS, _au commissaire_.

Eh! oui, Monsieur! une aventure galante.

(_Au baron._)

Ce n'est pas autre chose qu'une aventure galante, je vous le certifie,
moi!

LE COMMISSAIRE, _au marquis_.

Monsieur, il y a fausse déclaration, effraction, sévices, séduction.

LE BARON, _avec le plus grand emportement_.

Cela n'est pas possible; qui dit cela? qui ose attaquer ainsi l'honneur
de mon fils et de ma maison?

LE MARQUIS, _au chevalier_.

Ah! mais comme il joue donc son rôle! cela n'est pas concevable... (_Au
père._) Allez, Monsieur, tranquillisez-vous, il ne s'agit que d'un
rendez-vous galant. Monsieur votre fils a couché avec une des femmes de
ma maison, et pour se sauver il a rossé un de mes laquais, voilà tout.

LE BARON, _au commissaire_.

Monsieur, vous savez mon nom, ma demeure; vous trouverez bon que
j'emmène mon fils, en vous répondant de lui.

LE MARQUIS.

Oui, et moi aussi j'en réponds. (_Au chevalier._) Ah! c'est qu'il ne
faut pas perdre la tête!

LE COMMISSAIRE.

Messieurs, vous serez tenus de le représenter en temps et lieu, même par
corps.

LE BARON.

Ah! même par corps?

LE MARQUIS.

Oui, par corps, par corps; allons-nous-en.


Nous sortîmes tous trois. «Ah! Monsieur, dit alors le marquis à mon
père; ah! Monsieur, comme vous jouez la comédie! Que de naturel! que de
vérité! vous donneriez des leçons à ceux qui s'en mêlent! (_Il s'adressa
à moi._) L'avez-vous entendu, quand il s'est écrié: «Qui ose ainsi
attaquer l'honneur de mon fils?...» De son fils! il me l'auroit persuadé
à moi-même, qui sais si bien ce qui en est.»

Tandis que le marquis parloit, le baron le regardoit d'un air qui
m'auroit beaucoup amusé, si je n'avois pas connu l'extrême vivacité de
mon père. Je tremblois que les bizarres complimens dont M. de B...
l'accabloit n'échauffassent sa bile; il se contint. Sa voiture
l'attendoit à la porte. «Point de façons, me dit-il, montez le premier.»
Le marquis voulut me retenir. «Eh bien! continua le baron, allez-vous
causer dans la rue, fait comme vous êtes?» Je m'élançai dans le
carrosse; le baron s'y plaça près de moi: nous saluâmes poliment le
marquis; mais nous le laissâmes retourner chez lui à pied.

Mon père dit alors: «Pourquoi voulez-vous absolument passer des nuits
hors de l'hôtel? Les journées ne sont-elles pas assez longues? Voyez à
quels dangers vous expose votre indocilité!» Je m'excusai de mon mieux.
«Votre santé que vous détruisez! poursuivit le baron.--Ah! mon père,
jamais reproche ne fut moins mérité; si vous saviez comme j'ai été sage
cette nuit!--Mon fils, croyez-vous parler encore au marquis de
B...?--Assurément non, mon père; mais je vous assure que je pourrois
passer dans l'année trois cent soixante-cinq nuits comme la dernière,
sans que ma santé en souffrît la moindre altération; et si vous me
permettiez de vous faire le détail...--Non, mon ami, gardez cela pour M.
de Rosambert.» Le baron ajouta: «Adélaïde, M. Duportail, vous et moi,
nous sommes invités pour demain à dîner chez M. le duc de ***, à
l'entrée du boulevard Saint-Honoré. Si le temps change, s'il fait beau,
nous partirons de bonne heure. Vous ferez tous trois un tour de
promenade dans les Tuileries; moi, je monterai un instant au château:
j'ai à parler à M. de Saint-Luc, qui y loge. N'oubliez pas cela, je vous
prie, et soyez prêt de bonne heure.»

Justine étoit chez moi quand j'y arrivai. La marquise avoit ressenti de
mortelles inquiétudes en apprenant qu'un voleur, caché dans la chambre
de Justine, avoit été arrêté et conduit chez un commissaire, où M. de
B... s'étoit aussitôt transporté. Elle avoit chargé sa femme de chambre,
non moins tremblante, de courir chez moi, d'y attendre mon retour, et de
me prier de l'instruire exactement d'une rencontre dont les suites
pouvoient être sérieuses. Justine pleura quand elle sut que je l'avois
sacrifiée pour sauver sa maîtresse. «Je sens bien, me dit-elle, que cela
ne pouvoit se faire autrement; mais monsieur va dire qu'il faut qu'on me
chasse; et madame, déjà fâchée contre moi, saisira peut-être avec
plaisir cette occasion de me renvoyer.» Je consolai la pauvre fille en
l'assurant que je lui trouverois une place, et que, dans tous les cas,
je ne l'abandonnerois pas.

Dès que Justine fut partie je changeai d'habits, je me débarbouillai, et
je courus chez Rosambert, à qui je racontai les joyeux accidens de la
nuit passée. Je lui dis ensuite que, s'il vouloit voir Adélaïde, il se
trouvât le lendemain aux Tuileries, dans l'allée qu'on appelle _l'allée
du Printemps_. Le comte me promit qu'il y seroit avant midi.

                   *       *       *       *       *



Dans l'après-dîner je reçus une visite de Derneval, qui m'annonça que la
nuit du lendemain nous verroit au couvent, quelque temps qu'il fît. «Mon
cher Faublas, ajouta-t-il, nous allons nous séparer!--Comment?--Les
affaires qui me retenoient ici sont terminées; tout est préparé pour la
grande entreprise que je médite depuis plusieurs mois. Dans la nuit de
demain j'enlève Dorothée.--Ah! Derneval, et comment verrai-je ma Sophie
quand vous nous aurez abandonnés?--N'avez-vous pas votre pavillon?--Mais
la grille du jardin?--Vraiment vous avez raison, je n'y songeois
pas.--Derneval, pourriez-vous livrer au désespoir votre ami et l'ami de
votre amante?--Non, Chevalier, non, je parlerai à Dorothée, nous ne
partirons pas que vous n'ayez une clef de la grille; croyez que, s'il le
faut, je différerai d'un jour l'exécution de mes projets.»

[Illustration: RECONNAISSANCE DE DORLISKA]

Derneval me laissa livré à des réflexions cruelles, qui m'agitèrent
toute la soirée et toute la nuit suivante. «Il part, me disois-je, il
part avec ce qu'il aime! et moi je reste, et peut-être ne verrai-je plus
ma Sophie! Sophie osera-t-elle ouvrir cette grille? osera-t-elle venir
seule au jardin? Et puis l'enlèvement de Dorothée ne fera-t-il pas dans
ce couvent un éclat terrible? Ne prendra-t-on pas les plus sages
précautions pour empêcher qu'à l'avenir un pareil attentat ne se
renouvelle? Le jardin ne sera-t-il pas mieux gardé qu'auparavant? Ah! ma
jolie cousine, il ne me sera plus permis que de t'apercevoir quelquefois
à travers les jalousies de mon pavillon. Ah! Derneval! ah! Dorothée!
vous nous abandonnez! est-ce là ce que vous nous aviez promis?...» C'est
ainsi que, ne prévoyant pas les grands événemens qui se préparoient, je
reprochois à Derneval son départ précipité, que bientôt j'allois désirer
plus ardemment que lui.

Il y eut encore cette nuit un brouillard épais, qui tomba au lever du
soleil. Le baron, plus tôt éveillé qu'à l'ordinaire, trouva que le temps
étoit humide et froid. Il ne savoit s'il iroit chercher Adélaïde, il
craignoit que sa chère fille ne s'enrhumât. J'observai à mon père que le
soleil alloit échauffer l'air, et qu'aucune journée de l'automne ne
seroit plus belle. M. Duportail, qui arriva sur les dix heures, fut de
mon avis: nous allâmes tous trois chercher ma soeur à son couvent, et
bientôt nous descendîmes aux Tuileries. Le baron ordonna à ses gens
d'aller nous attendre au _Pont-Tournant_. «Je monte, nous dit-il, chez
M. de Saint-Luc, promenez-vous...--Dans l'allée du Printemps, mon
père?--Oui. Je suis à vous tout à l'heure.»

Nous fîmes plusieurs tours d'allée: Rosambert parut enfin; il remercia
le hasard qui lui procuroit une aussi heureuse rencontre. Il fit à
Adélaïde tous les complimens qu'elle méritoit, et pendant un quart
d'heure il s'occupa tellement de la soeur que le frère étoit oublié.
Cependant je faisois mille efforts pour m'attirer son attention.
Impatient de le consulter sur les malheurs nouveaux qui menaçoient mes
amours, je le pris par le bras, et le priai de m'accorder un moment. Il
daigna enfin m'entendre: nous doublâmes le pas sans nous en apercevoir.
Ma soeur, qui ne pouvoit régler sa marche sur la nôtre, resta derrière,
accompagnée seulement de M. Duportail. Nous ne songeâmes à revenir sur
nos pas que quand nous fûmes au bout de l'allée. En nous retournant,
nous vîmes Adélaïde fort loin de nous, au milieu de trois hommes: nous
nous hâtâmes d'approcher. A quelque distance nous reconnûmes dans les
deux nouveaux venus mon père et M. de B...; ils se parloient avec
chaleur. «Courons vite, me dit Rosambert, il se fait là-bas quelque
quiproquo.» Au moment où nous arrivâmes, le marquis disoit à mon père:

«De quoi vous mêlez-vous, Monsieur?»

LE BARON DE FAUBLAS.

De quoi je me mêle! Connoissez-vous celle que vous insultez?

LE MARQUIS.

Si je connois Mlle Duportail!

LE BARON, _avec emportement_.

Ce n'est pas Mlle Duportail, Monsieur, c'est ma fille. M. Duportail n'a
pas d'enfans.

LE MARQUIS, _très vivement_.

M. Duportail n'a pas d'enfans! et qui est-ce donc qui a couché avec ma
femme?

LE BARON.

Que m'importe?

LE MARQUIS.

Il m'importe à moi, et je sais bien que c'est Mlle Duportail que
voilà... (_en montrant ma soeur_). Elle est un peu changée, par la
raison que je disois tout à l'heure.

LE BARON, _furieux_.

Par la raison que vous disiez tout à l'heure! Vous osez répéter!...
Morbleu! Monsieur, mettez un habit d'amazone à cet étourdi (_en montrant
le chevalier de Faublas_), et la demoiselle Duportail que vous avez vue,
vous la verrez encore.

LE MARQUIS, _regardant le chevalier d'un air stupéfait_.

Se pourroit-il?


Cependant M. Duportail et Rosambert partageoient leur attention entre
Adélaïde, qui paroissoit prête à pleurer, et le baron, dont leurs
représentations ne pouvoient modérer la fureur.


LE CHEVALIER DE FAUBLAS _s'approche du baron_.

De grâce, mon père!

LE MARQUIS, _regardant toujours le chevalier_.

Son père!

LE BARON _lance un regard terrible à son fils_.

Taisez-vous, Monsieur; savez-vous ce qu'on dit à votre soeur? J'arrive
au moment où on la félicite de ce qu'elle est accouchée avant terme et
de ce qu'il n'y paroît guère. Morbleu! déguisez-vous en femme, attrapez
des sots, mais ne compromettez pas votre soeur.

LE MARQUIS _regarde le chevalier avec la plus grande attention_.

Plus je l'examine... (_Il lui fait un geste menaçant, et court à M.
Duportail._) Si tu n'es pas un lâche, réponds-moi. (_En montrant
Adélaïde._) Cette demoiselle est-elle ta fille? (_En montrant le
chevalier._) Est-ce ce jeune homme que j'ai vu chez toi en habit
d'amazone?

M. DUPORTAIL, _avec le plus grand sang-froid_.

Monsieur, vous ne savez pas que ma naissance est au moins égale à la
vôtre; mais je suis trop heureux de pouvoir conserver sur vous quelque
avantage. Je me souviendrai des égards que se doivent encore des
gentilshommes quand ils deviennent ennemis, Monsieur: je ne vous
tutoierai pas; quant à vos questions, je voudrois bien n'être pas obligé
d'y répondre... Marquis, cette demoiselle n'est pas ma fille; c'est ce
jeune homme que vous avez vu chez moi en habit d'amazone.


M. de B... garda quelque temps un morne silence; il vint à moi, il prit
ma main, qu'il serra fortement: d'un coup d'oeil je lui fis comprendre
que je l'entendois. Mon père aperçut ces signes meurtriers, car je
l'entendis qui se disoit tout bas: «Ne pourrai-je jamais maîtriser mes
premiers transports? Colère aveugle! funeste emportement! si tu allois
me coûter mon fils!--Tu m'as indignement joué, me dit le marquis en
baissant la voix. Demain, à cinq heures du matin, trouve-toi à la _Porte
Maillot_. Je n'ai pas à me plaindre de ton père; mais Duportail et
Rosambert sont tes complices: dis-leur que j'emmènerai deux de mes
parens pour les punir. Adieu. Tu verras si je sais me venger.»

A ces mots il s'éloigna. Nous étions environnés d'une foule de gens que
le bruit de notre querelle avoit attirés. Adélaïde, étonnée et
tremblante, se soutenoit à peine; nous gagnâmes, aussi vite que sa
foiblesse put nous le permettre, le _Pont-Tournant_ où deux voitures
nous attendoient. Le baron monta dans la nôtre avec ma soeur; Rosambert
nous reçut, M. Duportail et moi, dans la sienne; et, pour échapper à la
foule qui nous suivoit, les cochers eurent ordre de nous mener ventre à
terre, et de ne regagner l'hôtel du baron qu'après avoir fait de longs
détours.

M. Duportail nous dit alors: «Messieurs, pourquoi faut-il que vous nous
ayez quittés? vous étiez à peine à trente pas, quand M. de B... nous a
abordés. Il m'a accablé de politesses, et a fait mille questions à
mademoiselle votre soeur, qui ne savoit que répondre. Je vous assure que
moi-même je comprenois peu de chose aux discours qu'il lui tenoit.
J'espérois que vous alliez revenir et m'aider à sortir de l'embarras
dans lequel je me trouvois. M. de B..., qui déjà m'avoit félicité vingt
fois du retour de ma fille et de la bonne santé dont elle paroissoit
jouir, M. de B... s'est adressé à mademoiselle votre soeur: «D'honneur,
Mademoiselle, vous vous portez fort bien; je vous trouve peu changée.»
Ici le marquis a baissé la voix; mais, comme je n'étois pas sans
inquiétude, j'ai prêté l'oreille. «Cela est étonnant, a-t-il dit, car,
si je calcule bien, vous êtes accouchée avant terme.» Mlle de Faublas a
fait un cri; je me suis écrié avec indignation: «Accouchée avant terme!
Monsieur, vous osez!...» Malheureusement le baron étoit déjà derrière
nous; tout à coup il s'est jeté entre sa fille et le marquis, et d'un
ton furieux il a dit à celui-ci: «Qu'appelez-vous _accouchée avant
terme_? vous me ferez raison de cet insolent propos.»

«Messieurs, vous savez à peu près le reste, et cette cruelle scène,
ajouta M. Duportail en me regardant, aura sans doute des suites
fâcheuses.--Oui, Monsieur, oui sans doute, elle en aura. Demain, à cinq
heures du matin, M. de B..., accompagné de deux de ses parens, nous
attendra tous trois à la _Porte Maillot_.--Encore un duel! encore du
sang! s'écria Rosambert.--Voyez, Faublas, me dit M. Duportail; voyez
quels sont les fruits d'une passion criminelle! Demain six braves hommes
vont s'égorger à cause de la marquise de B...! Demain, quel que soit
l'événement du combat, monsieur le comte et moi, nous serons punis
d'avoir participé à vos égaremens; nous en serons punis, car, tout
guerrier que je suis, je l'ai cent fois éprouvé, il est bien cruel de ne
sauver sa vie qu'en immolant un ennemi que souvent on estime. M. de
Rosambert et moi, nous allons bientôt verser le sang de deux hommes que
nous ne connoissons peut-être pas, qui jamais ne nous ont fait le
moindre mal...--Ah! Monsieur, je suis plus à plaindre que vous; je me
bats avec le marquis, avec le marquis, à qui j'ai fait tout le mal
possible!...--Il est fort singulier, interrompit Rosambert, que, dans
cette affaire-ci, je soutienne votre querelle! il est fort singulier que
je me batte pour vous parce que vous m'avez soufflé ma maîtresse...
Mais, Messieurs, trêve de réflexions, s'il vous plaît, nous n'avons pas
de temps à perdre. Demain, à six heures du matin, si nous ne sommes pas
morts, il faudra que nous sortions du royaume.--François, s'écria M.
Duportail, vous qui m'avez donné l'hospitalité, je ne vous quitterai
donc qu'après avoir transgressé la plus sage de vos lois!--Messieurs,
poursuivit Rosambert, où nous retirerons-nous?» Je répondis vivement:
«En Allemagne.--Oui, en Allemagne, si vous le voulez bien, nous dit M.
Duportail.--En Allemagne, soit», répliqua le comte.

Nous arrivâmes à l'hôtel. Adélaïde et le baron montoient déjà le grand
escalier: M. Duportail courut à eux, croyant que j'allois le suivre. Je
dis adieu à Rosambert. «Comment! où allez-vous donc?--Chez Derneval. Mon
ami, occupez-vous des soins que la circonstance exige, songez à assurer
notre fuite.--Mais ne vous verra-t-on pas dans la soirée?...--Je ne puis
répondre de rien; peut-être ne serai-je ici que demain à quatre heures
du matin.» Je m'éloignai au moment où M. Duportail revenoit sur ses pas
pour me chercher.

J'entrai chez Derneval d'un air si effaré que d'abord il me demanda quel
malheur m'étoit arrivé.

«Mon ami, j'ai demain une affaire d'honneur; demain je meurs, ou Sophie
quitte la France avec moi. Il faut que la chaise de poste dans laquelle
vous devez enlever Dorothée emporte aussi Mlle de Pontis.» Derneval ne
fut pas médiocrement surpris; nous nous occupâmes le reste de la journée
des préparatifs de toute espèce que nécessitoit notre grande entreprise.
J'aurois pu, dans la soirée, passer un moment à l'hôtel; mais je
craignis que le baron ne m'y retînt. Un peu avant minuit je cachai mon
épée sous un ample manteau; Derneval prit la même précaution. Nous
sortîmes accompagnés de trois domestiques dont mon ami me garantissoit
la bravoure et la fidélité. Arrivés sous les murs du couvent, nous
jetâmes dans le jardin un gros paquet qui contenoit tout ce qu'il faut
pour habiller deux hommes de la tête aux pieds; et, dès que notre
échelle de corde fut attachée, nous ordonnâmes à deux de nos domestiques
de faire sentinelle à quelque distance, et au troisième, de s'en aller
pour nous amener notre chaise de poste à quatre heures précises.

Nous descendîmes au jardin: Derneval et Dorothée me laissèrent sous
l'allée couverte avec ma jolie cousine. Nous allâmes nous asseoir au
pied de ce marronnier si propice aux amours. Je regardois Sophie sans
lui rien dire, et j'arrosois ses mains de mes larmes.

«Que signifie donc ce silence? me dit-elle. Que veulent dire ces
pleurs?--Sophie, ces pleurs annoncent des malheurs affreux. Ne sais-tu
pas que Dorothée nous quitte?--Oui, mais son départ est différé d'un
jour, à cause de nous.--Non, ma Sophie, non, son départ n'est pas
différé, Derneval l'emmène cette nuit.--Cette nuit!--Oui, je ne puis te
voir au parloir, je ne pourrai plus te voir au jardin: nous voilà
séparés pour jamais. Ma Sophie, cette nuit est la dernière que nous
ayons à passer ensemble.--La dernière! s'écria-t-elle d'un ton
douloureux.--Oui, la dernière: Dorothée nous quitte, Dorothée
t'abandonne; elle sacrifie tout à sa tendresse pour Derneval! Derneval
est plus heureux que moi!--Ah! mon ami, pouvez-vous désirer un bonheur
qui me coûteroit le mien?--Sophie! voici la dernière nuit que nous ayons
à passer ensemble!--Mon ami, passons-la de manière que nous n'ayons
aucun reproche à nous faire demain.--Demain! demain nous gémirons
séparés! et cependant Derneval et Dorothée seront sur la route de
l'Allemagne.--De l'Allemagne!... Ils vont en Allemagne?--Oui, ma
bien-aimée.--Ils vont en Allemagne!... Eh bien, mon cher Faublas, nous
irons bientôt les rejoindre; Mme Munich m'assure que le baron de Gorlitz
ne tardera pas à me venir chercher.--Le baron de Gorlitz arrivera trop
tard.--Pourquoi trop tard?--Il arrivera trop tard, ma bien-aimée!--De
grâce, expliquez-vous.--Sophie, le départ de Dorothée est le moindre
malheur dont nos amours soient menacés.--Mais apprenez-moi donc...
Faublas, ne m'avez-vous pas dit cent fois qu'à l'arrivée du comte de
Gorlitz vous iriez vous jeter à ses pieds pour lui demander sa
fille?--En vain le baron de Gorlitz me l'accorderoit-il, si mon père ne
veut pas consentir à cet hymen.--Mais votre père l'approuvera dès que le
mien...--Sophie, je ne dois pas vous abuser; mon père me destine une
autre femme.--Une autre femme! et c'est vous qui me l'annoncez! cruel!
je vous entends trop bien!... je suis sacrifiée! je suis
sacrifiée!--Non, ma Sophie, non, rassure-toi. Je te renouvelle ici mes
sermens mille fois répétés; jamais une autre ne portera le nom de mon
épouse; mais, si tu n'es pas la mienne, n'en accuse que toi.--Moi!--Oui,
cet hymen si désiré, tu n'as pas voulu le rendre nécessaire.--Je ne vous
entends pas.--Ah! si depuis trois mois, moins rebelle aux voeux de ton
amant...--Mon cher Faublas, que me dites-vous?--J'aurois présenté ma
Sophie au baron de Faublas, je lui aurois dit: «Elle a reçu ma foi; nos
sermens sont écrits dans le ciel: j'ai séduit sa foible jeunesse, il ne
lui manque que le titre de mon épouse...»--Qui? moi!... Faublas!
j'aurois acheté par mon déshonneur...--Par ton déshonneur! tu ne m'aimes
donc guère, puisque tu te croiras déshonorée de m'appartenir!...
Cruelle! qu'attends-tu donc pour couronner l'amour le plus tendre? Nous
allons être séparés! bientôt on te conduira dans une terre étrangère,
loin de ton amant désolé! Sophie, ouvre les yeux sur les dangers qui
nous menacent: tu peux les prévenir, tu peux t'unir à moi par des liens
indissolubles et sacrés; daigne, ma tendre amie, daigne...--Non, non,
jamais je n'y consentirai; jamais.»

Je fis d'inutiles efforts pour triompher de sa vertu. Désespéré d'une
résistance opiniâtre qui ne me laissoit aucun espoir, je me livrai à
toute ma douleur. «Vos sanglots me déchirent le coeur, me dit Sophie,
mais qu'exigez-vous de moi?--Je n'exige plus rien.--Dans quel
accablement je vous vois plongé, mon ami, mon bon ami! (Elle serra mes
mains dans les siennes.)--Sophie! jamais douleur ne fut plus profonde et
plus juste. Sophie, les heures s'écoulent, le jour paroîtra trop tôt,
et, je vous le répète, cette nuit est la dernière que nous ayons à
passer ensemble.--O ciel! de quel ton il me parle! quel sombre désespoir
respire dans toute sa personne!... O mon ami! que vos larmes paroissent
douloureuses! (Elle les essuyoit avec son mouchoir.)--Elles sont
cruelles... Elles annoncent la mort.--Dans quel funeste
égarement!...--Ma bien-aimée, mon âme est dévorée d'un noir chagrin;
mais ne croyez pas que ma raison s'altère. Sophie, je pleure maintenant,
bientôt vous pleurerez aussi, bientôt une affreuse nouvelle, répandue
dans toute la ville, pénétrera jusque dans cette enceinte, et vos
tardifs regrets ne vous rendront pas votre amant.--Cruel! vous pourriez
attenter à votre vie?--Non, ce ne sera pas de ma main que partira le
coup mortel... Sophie! si ma vie vous étoit chère, je la défendrois
contre le marquis de B...--Grand Dieu! vous allez vous battre!»

Elle tomba en foiblesse, je lui prodiguai les soins que sa situation
exigeoit; mais, dès qu'elle commença à reprendre ses esprits, je
profitai de mes avantages avec une promptitude qui bientôt m'assura la
victoire.

Dernier combat de la pudeur vaincue, premier triomphe de l'amour
récompensé, moment de la possession, moment de volupté suprême! le plus
éloquent des écrivains a consacré vos délices dans un ouvrage
immortel[14]: il faut vous taire, puisqu'on ne peut vous exprimer aussi
bien.

  [14] Tout le monde sent qu'il est ici question de la _Nouvelle
    Héloïse_.

Quatre heures et les matines venoient de sonner, quand Derneval s'avança
sous l'allée couverte. Je courus au-devant de lui: il me dit que la
chaise de poste étoit arrivée; que Dorothée, obligée de le quitter pour
une demi-heure, rentreroit bientôt au jardin, et ne mettroit pas
beaucoup de temps à changer d'habits. Je l'interrompis pour le prier de
s'éloigner. «Ma Sophie est à moi, lui dis-je, il faut maintenant que je
la détermine à partir.»

Je retournai vers mon amante, et, lui montrant les habits d'homme que
j'avois apportés pour elle, je la conjurai de s'en vêtir et de laisser
les siens. «Comment? pourquoi?--Derneval et Dorothée partent pour
l'Allemagne, ton coeur ne te dit-il pas que nous partons avec eux?--Moi!
je donnerois à mon père l'affreux chagrin... Hélas! ne suis-je donc
assez coupable?--Écoute-moi, ma Sophie.--Non, je ne veux pas vous
écouter; non, cruel, vous m'avez perdue! Mon déshonneur étoit préparé...
(Elle se jeta dans mes bras.) Faublas, maintenant tu peux tout sur ton
épouse; mais prends pitié d'elle! ah! n'abuse point de tes droits! ah!
ne rends pas son déshonneur public!--O ma chère Sophie! je voudrois
t'épargner des alarmes cruelles; mais tu me forces à te rappeler que le
marquis...--Hélas!--Ne tremble plus pour des jours auxquels les tiens
sont attachés; ton époux sera victorieux, ton époux... La famille
entière du marquis, il la défieroit maintenant! Mais tu ne connois pas
les lois du royaume, Sophie: si après avoir vaincu mon ennemi je reste
ici, je suis exposé à perdre la tête sur un échafaud.--Ah! malheureuse!
où suis-je? qu'ai-je fait?--Sophie, il faut partir: nous irons en
Allemagne; le baron de Gorlitz ne pourra te refuser à ton amant, et mon
père confirmera mon bonheur... Ma chère Sophie, souffre que ton époux
t'habille.»

Les trois quarts sonnent avant que Sophie soit entièrement travestie.
Dorothée vient nous joindre; Derneval, impatient, me représente qu'il ne
faut pas que l'aurore le trouve dans la ville, et que j'ai affaire à la
_Porte Maillot_.

«Quoi! nous ne partons pas tous quatre ensemble? s'écrie Sophie.--Ma
bien-aimée, l'honneur m'appelle; je te laisse avec Dorothée, je te
remets sous la protection de Derneval. Derneval ne gagnera guère qu'une
poste sur moi; il doit m'attendre à Meaux: dans deux heures je vous
rejoins.» Sophie se jette dans mes bras. «Je ne vous quitte pas! je ne
vous quitte pas!» Derneval frappe du pied. «Le brouillard nous favorise
encore, dit-il; mais le jour va nous surprendre ici.» Je m'arrache des
bras de Sophie. «Faublas! si vous me quittez, je ne partirai pas.--Eh
bien, Sophie, je ne te quitterai pas, hâtons-nous de sortir d'ici.»

Derneval avoit prévu que nos deux amies auroient trop de peine à
escalader le mur avec des échelles de cordes, il s'étoit pourvu de deux
courtes échelles de bois. Dorothée, depuis longtemps préparée à son
enlèvement, fut bientôt dans la rue; mais Sophie seroit tombée vingt
fois si je ne l'avois suivie de près. Arrivée à la chaise de poste, elle
voulut m'y voir monter le premier. «Mais, Sophie, l'honneur
m'appelle!--L'honneur! eh! ne vous ai-je pas sacrifié le mien? Ingrat
que vous êtes! je ne vous quitte point, vous ne vous battrez pas! je ne
veux pas que vous vous battiez!»

Voilà ce qu'elle me disoit, quand j'entendis sonner cinq heures. Jamais
situation ne fut plus cruelle que la mienne! Dans mon désespoir, je tire
mon épée pour m'en frapper. Derneval m'arrête. Sophie, tremblante,
s'écrie: «Eh bien! je vous obéis, je pars!» Tandis qu'on la place près
de Dorothée, je dis à Derneval: «Il est cinq heures: s'il faut que je
m'en aille à pied, j'arrive trop tard, je suis déshonoré. Je vais
démonter un de vos trois hommes; qu'il se rende le plus vite qu'il
pourra à l'hôtel, où je vais passer pour ordonner qu'on lui donne le
cheval que sans doute on a préparé pour moi.» Sophie, presque mourante,
se penche à la portière. «Mon ami, me dit-elle; ah! du moins, menez-moi
sur le champ de bataille.--Mes chers amis! ma Sophie! dans deux heures
je vous rejoins.--Barbare! cher amant, cher époux, songe à toi, défends
ma vie!»

Je vis partir la chaise de poste, et je gagnai au grand galop la rue de
l'Université. Jasmin m'attendait à la porte de l'hôtel: «Hâtez-vous, mon
cher maître, hâtez-vous. Monsieur le baron vous a fait chercher de tous
les côtés; désespéré de votre absence, il s'est fait seller un cheval,
il a pris son épée; je crains bien qu'il ne soit allé se battre pour
vous.--Ah! mon Dieu!»

Je partis ventre à terre; Jasmin galopoit sur mes pas: «Monsieur, vous
ne prenez donc pas votre bon coureur?--Va-t'en au diable,... retourne à
l'hôtel, un homme va venir te demander un cheval, donne-lui le mien.»

Je poussai si vigoureusement celui que je montois qu'en peu de temps je
découvris la _Porte Maillot_. Bientôt j'aperçus le baron environné de
plusieurs hommes. Aux gestes que je lui vis faire, je jugeai qu'il
défioit le marquis. Il me parut que M. Duportail, Rosambert et les deux
parens de M. de B... s'opposoient à ce combat.

Dès qu'on me vit, on se sépara. «J'en étois sûr, s'écria
Rosambert.--Monsieur, me dit le baron, vous arrivez bien tard!--Trop
tard, mon père, trop tard sans doute, puisque vous alliez exposer vos
jours.» M. de B... m'interrompit: «S'il n'avoit été question que de
faire la jolie femme, tu te serois levé plus matin. Viens donc,
femmelette lâche et perfide, ta mort va tout à l'heure venger mes
affronts.»

Nos épées se croisèrent. La grande supériorité que j'avois acquise dans
l'art de l'escrime et le sang-froid que j'opposois à la fureur du
marquis balançoient en ma faveur l'immense avantage que donnoit à
celui-ci une attaque sans danger. A la vue de mon ennemi, je m'étois
rappelé mes torts envers lui, et, quoique excusable à bien des égards,
je sentois que j'avois plus d'un reproche à me faire. Je ne pouvois me
déterminer à menacer la vie d'un homme dont j'avois affligé
l'amour-propre et compromis l'honneur. Content de parer ses coups, je le
laissois se consumer en efforts inutiles, et, me fiant absolument sur
mon adresse, je me flattois que, bientôt épuisé de fatigue, il seroit
trop heureux de sauver ses jours en s'avouant vaincu. Mon espérance fut
trompée. Mon père, demeuré spectateur d'un combat si affreux pour lui,
se tenoit à dix pas de là; je pouvois le voir suivre d'un oeil inquiet
le mouvement rapide de nos épées. Plus d'une fois je crus qu'emporté par
son impatience, il alloit s'élancer dans la lice; bientôt il courut à un
arbre prochain, et, l'embrassant avec force, il s'y tint péniblement
cramponné. M. de B..., la menace et l'injure à la bouche, ne cessoit de
provoquer ma colère, et me pressoit toujours avec une vigueur dont
j'étois étonné. Il n'avoit pu cependant me faire perdre un pouce de
terrain, et jusqu'alors ma tranquille résistance n'avoit fait
qu'augmenter sa fureur. Tout à coup, maîtrisant les transports de sa
rage, il me trompa par une feinte adroite; je revins un peu tard à la
parade, le fer ennemi, trop légèrement écarté, glissa le long de ma
poitrine, qui soudain se teignit de sang. Mon père jeta un cri d'effroi
et tira son épée; mais aussitôt il s'arrêta et la brisa comme indigné;
puis, levant les yeux au ciel, joignant ses mains, et se jetant à
genoux: «O Ciel! ô Ciel! s'écria-t-il, mon Dieu! ayez pitié de moi! Dieu
tout-puissant, conservez-moi mon fils!»

Je ne pus soutenir le spectacle déchirant du désespoir de mon père. Le
marquis, à son tour, vivement pressé, se défendit vaillamment, mais ne
retarda que de quelques instans le coup fatal. Sa chute devoit finir les
mortelles anxiétés du baron. Cependant je vis mon père tomber sur le
gazon presque en même temps que mon ennemi. J'imaginai que le baron me
croyoit grièvement blessé; je courus à lui, et, découvrant ma poitrine:
«Rassurez-vous, ce n'est qu'une légère meurtrissure.» Mon père, sans
dire un seul mot, se releva, regarda ma blessure et la baisa. Je voulus
me jeter dans ses bras, il me retint et me montra le champ de bataille.

Je promenai mes regards autour de moi; je vis que l'un des parens du
marquis étoit étendu sans mouvement, et que l'autre faisoit bander la
plaie qu'il avoit dans le flanc. Un chirurgien pansoit Rosambert, que
soutenoient M. Duportail et plusieurs domestiques. «Nous avons fait coup
pour coup, me dit le comte, dès que je fus près de lui: mon adversaire
ne me paroît pas trop blessé, j'en suis bien aise; mais il m'a jeté par
terre, j'en suis fâché.» Le baron ne tarda pas à nous joindre; il
entendit le chirurgien nous assurer que le comte n'étoit pas
mortellement blessé, mais qu'il ne pouvoit sans danger s'exposer aux
fatigues d'un long voyage. «J'aurai soin de lui, s'écria le baron,
sauvez-vous.--Oui, sauvez-vous, répéta Rosambert; allons, Faublas,
embrassons-nous et va-t'en.» Mon père me tint longtemps pressé contre
son sein. «Voilà une malheureuse affaire qui dérange nos projets, dit-il
à M. Duportail: Lovzinski, sers-lui de père jusqu'à ce que je puisse
vous aller trouver. Que je ne vous retienne plus, mes amis, partez:
voici d'excellens coureurs qui vous porteront en moins d'une heure à
Bondy, où vous trouverez une chaise. J'ai fait placer des relais jusqu'à
Claye, vous ne prendrez des chevaux de poste qu'à Meaux; faites la plus
grande diligence jusqu'à ce que vous soyez en lieu de sûreté; ne vous
arrêtez qu'à Luxembourg.»

Enfin nous partons, nous trouvons à Bondy la chaise de poste, le
postillon de mon père, et mon fidèle Jasmin. Les relais se succèdent
rapidement jusqu'à Meaux; c'étoit à Meaux aussi que Derneval devoit
prendre des chevaux de poste; c'étoit là qu'il avoit promis de
m'attendre un quart d'heure. Je demande si l'on n'a pas vu trois jeunes
gens suivis de trois domestiques. On me répond qu'ils sont partis depuis
une demi-heure. Mêmes questions, mêmes réponses à Saint-Jean les
Deux-Jumeaux, à la Ferté-sous-Jouarre, à Montreuil-aux-Lions. Derneval
avoit toujours une demi-heure sur moi, il craignoit apparemment qu'on ne
le poursuivît, il se hâtoit; avoit-il tort? Mais quelle devoit être
l'inquiétude de Sophie!

M. Duportail, étonné de m'entendre multiplier les questions et de me
voir prodiguer l'argent, me demande quel intérêt si vif je prends à ces
jeunes gens. «Monsieur, ce sont trois frères qui ce matin ont eu, comme
nous, une affaire d'honneur; il faut absolument que je les joigne. Ah!
je vous en prie, courons à franc étrier.--Mais, mon ami, si nous
laissons notre chaise, il faudra peut-être faire le reste de la route à
cheval.--Ah! je ne crains pas la fatigue.--Et moi, Faublas, j'y suis
accoutumé.»

A Vivray, nous laissons notre chaise et Jasmin, nous montons à cheval.
Derneval étoit bien servi; nous ne le joignons qu'à une demi-lieue
au-dessus de Dormans. Sophie pousse un cri de joie dès qu'elle
m'aperçoit; elle se jette à la portière, elle me tend les bras. «Chère
épouse, chère amie, modère l'excès de ta tendresse, elle te trahiroit:
M. Duportail me suit, songe que tu es le frère de Derneval.»

A Port-à-Binson, Derneval descendit, salua M. Duportail, le pria
d'excuser ses frères qui ne se montroient pas, et nous dit: «Comme il
est intéressant qu'on perde nos traces, si par hasard on nous poursuit
sur cette route, j'ai pris des précautions que sans doute vous
approuverez. A deux milles au-dessous d'Épernay, nous renverrons les
chevaux qu'on nous aura fournis à la poste prochaine, pour en prendre de
meilleurs qu'un de mes amis, prévenu depuis plusieurs jours, a sûrement
fait préparer. Un chemin de traverse nous conduira à Jalons, par un
détour qui n'est pas très long. Des relais en nombre suffisant doivent
être posés sur la route jusqu'à Sainte-Menehould, où nous reprendrons la
poste. Mais, Messieurs, quand j'ai pris ces mesures pour assurer ma
fuite, je ne comptois pas sur vous. Démonter mes gens pour vous donner
leurs chevaux, ce seroit fort inconsidérément affoiblir notre escorte.
Heureusement ma chaise est grande et commode, vous voudrez bien y monter
tous deux, et moi je me charge de la mener, je serai votre postillon.»

M. Duportail se fit presser, et finit par accepter. Je dis tout bas à
Derneval que j'allois me trouver dans un étrange embarras. «Mon ami, vos
prétendus frères sont si jolis! je crains surtout leurs voix douces et
les tendres distractions de Sophie: M. Duportail ne pourra longtemps s'y
méprendre. Derneval, recommandez à nos deux amies de dormir bien
profondément, quand M. Duportail et moi nous prendrons place dans la
voiture. Il n'y a que ce moyen-là; une imprudence seroit si dangereuse
que c'est le cas de se sauver par une impolitesse.»

Tout se passa comme Derneval nous l'avoit fait espérer. Nous trouvâmes
un relais à quelque distance d'Épernay. Quelle émotion j'éprouvai, quand
je me vis placé dans la chaise de poste, vis-à-vis de ma Sophie! Sophie
paroissoit dormir, mais de mes genoux je pressois les siens, qui
répondoient à ce doux appel, et quelques soupirs à peine étouffés
m'annonçoient encore que ma jolie cousine veilloit pour son amant.

«Ces deux jeunes gens sont les frères de M. Derneval? me dit Lovzinski
très étonné.--Il l'assure au moins.» M. Duportail ne me fit pas alors
d'autres questions: je remarquai seulement qu'il ne regarda plus
Dorothée, et qu'il ne cessa de considérer ma Sophie, qui, plus
tranquille depuis que j'étois près d'elle, s'endormit réellement en
feignant de dormir.

Après une demi-heure de silence, M. Duportail me dit qu'il ne croyoit
pas être avec les frères Derneval. Je répondis tranquillement: «Ni moi
non plus.--Comment! vous me disiez...--Oui, parce qu'il me l'avoit dit;
je ne connois pas ses frères, moi!--Eh bien, Faublas, il y a du louche
dans cette aventure.--Ma foi! je le crois.--Faublas,... ce sont des
femmes déguisées.--D'honneur, Monsieur, je le parierois comme vous.»

M. Duportail se tut, et pendant un quart d'heure encore regarda ma
Sophie avec une attention toujours plus marquée. Enfin, il me montra
Dorothée et me dit: «Celle-ci est jolie; mais celle-là... (il me
montroit ma jolie cousine, et ses yeux s'animoient) est mieux, n'est-il
pas vrai?--Beaucoup mieux...--Et puis sa figure... (la voix de M.
Duportail s'altéroit) est charmante, qu'en dites-vous? oh! oui...
charmante! sa figure...» (Il poussa un long soupir, et n'acheva pas.)

Les yeux toujours attachés sur mon amante, M. Duportail resta plongé
dans une profonde rêverie jusqu'au moment de notre arrivée à
Sainte-Menehould. Là, tandis que le maître de poste faisoit atteler et
tâchoit de persuader à nos gens que ses rosses étoient d'excellens
chevaux, M. Duportail aborda Derneval, et, d'un ton préoccupé, lui
demanda si les deux dames qui dormoient encore dans la chaise étoient
ses parentes. «Puisque leur déguisement n'a pu vous tromper, répondit
Derneval, étonné comme moi de cette question au moins indiscrète, il
faut vous dire, Monsieur, que l'une est ma femme, et l'autre... ma
soeur, ajouta-t-il en me regardant.--Votre soeur? Laquelle des deux,
Monsieur? reprit M. Duportail.--Celle qui est de ce côté-ci. (Derneval
montroit ma Sophie.)--Monsieur, vous avez une soeur bien intéressante;
sa figure... Monsieur, je vous félicite d'avoir une telle soeur...»

Ma surprise augmentoit à chaque mot que disoit M. Duportail. Je ne sais
s'il s'en aperçut, mais il me tira un moment à l'écart; il me dit:
«Faublas, admirez le pouvoir prodigieux d'une grande passion qui survit
à son objet. L'aimable soeur de Derneval m'intéresse singulièrement, et
savez-vous pourquoi? c'est qu'en la voyant j'ai cru revoir l'épouse que
je pleure tous les jours. Oui, mon cher Faublas, au premier coup d'oeil
je me suis dit: «Voilà Lodoïska!» Je me le suis dit encore lorsque j'ai
détaillé avec plus d'attention tous les traits de cette figure à la fois
belle et jolie. Oui, mon ami, telle vous auroit paru la fille de
Pulauski, lorsque, sous des habits d'homme, elle fuyoit avec son père et
son époux les Russes persécuteurs. Un peu moins jeune, mais non moins
belle, étoit alors Lodoïska; Lodoïska tout entière respire dans cette
charmante personne!»

J'écoutois M. Duportail avec un plaisir secret. Persuadé qu'il cherchoit
à se tromper lui-même sur la nature des sentimens qu'il éprouvoit, je ne
pouvois m'empêcher de plaindre intérieurement un homme sensible, que son
âge et son expérience défendoient mal contre les charmes dangereux d'un
amour naissant, et pourtant je m'applaudissois de l'excès de mon
bonheur, qui sans doute me susciteroit mille rivaux.

Cependant on n'attendoit plus que nous; le jour baissoit, nous courûmes
toute la nuit; le lendemain, à huit heures du matin, nous entrâmes dans
Luxembourg: nous descendîmes à la première auberge. Pendant la courte
collation que nous y fîmes, M. Duportail prodigua à ma jolie cousine les
complimens les plus flatteurs. Il ne sentit qu'il avoit besoin de repos
qu'au moment où nos amies, fatiguées d'un voyage si long pour elles,
témoignèrent le désir de se retirer. Derneval s'étoit occupé avec l'hôte
du soin de nous faire préparer quatre chambres, une pour les deux dames,
les deux nôtres contiguës à la leur, celle de M. Duportail tout au fond
du corridor.

Derneval prit la main de Dorothée; Lovzinski, plus prompt que moi,
s'empara de celle de Sophie: il conduisit mon amante jusqu'à la porte de
la chambre préparée pour elle, et soupira en se retirant dans celle
qu'on avoit réservée pour lui. Dès que nous le crûmes endormi, Derneval
et moi nous entrâmes dans la chambre de nos épouses. Dorothée venoit de
se mettre au lit; Sophie, encore habillée, écoutoit en pleurant quelques
mots de consolation que lui adressoit son amie. Derneval me dit tout bas
de l'emmener. «Viens, ma Sophie, viens, laissons ces amans ensemble; ils
ont, comme nous, mille choses à se dire.» Je la pris dans mes bras et la
portai dans ma chambre: quel doux fardeau pour un amant!

«Il est donc vrai, me dit-elle en sanglotant, qu'une première faute
entraîne toujours une faute plus grave! Il est donc vrai qu'une fille
malheureuse, trahie par son coeur, abusée d'un fol espoir, quand elle a
commencé par hasard quelques démarches inconsidérées, peut finir par
violer ses devoirs les plus sacrés! Pourquoi suis-je venue si souvent à
ce fatal parloir? Pourquoi vous ai-je reçu dans ce jardin plus fatal
encore? Ah! je n'aimois pas la vertu, puisque je lui ai préféré mon
amant! Ah! j'ai mérité mon opprobre, puisque je m'y suis si légèrement
exposée!--Sophie, que dis-tu? quelles horribles réflexions empoisonnent
ton bonheur!...--Mon bonheur!... Est-ce donc au sein des remords que je
puis le goûter?--Sophie! dès ce soir, quelle que soit l'intention de M.
Duportail, je pars avec toi pour Gorlitz: nous irons nous jeter aux
pieds de ton père...--Jamais, jamais je n'oserai me présenter devant
lui.--Tu ne m'aimes donc pas?--Je ne t'aime pas! moi! Faublas, mon ami!
Sophie, maintenant avilie à ses propres yeux, bientôt déshonorée aux
yeux de sa famille entière, ta Sophie pourroit-elle supporter la vie, si
son amour ne lui restoit pas?... Cher amant! cher époux! mon repentir
t'offense? mes remords t'outragent? eh bien! pardonne-moi mes remords et
mon repentir: va, dans ce moment même où ma conscience alarmée gémit,
ah! je le sens bien, ma raison égarée, ma foible raison, cède encore à
ma passion fatale!»

Sophie se jeta dans mes bras: un même lit nous reçut tous deux. Il étoit
plus de midi quand nous nous endormîmes; un bruit affreux nous réveilla
quelques heures après.

«Ne vous en avisez pas, crioit Derneval, je brûle la cervelle à
quiconque ose entrer ici!» Au moment même on m'ordonne d'ouvrir ma
porte; j'entends, avec autant de surprise que d'effroi, la voix de mon
père. Sophie, tremblante, se cache sous la couverture; je m'habille à la
hâte et très négligemment, j'ouvre ma porte. M. Duportail entre avec le
baron de Faublas. «Vos indignes projets sont donc remplis! me dit
celui-ci: vous avez donc osé...» A l'instant même ceux qui frappoient à
la porte de Derneval entrent dans ma chambre. Je reconnois Mme Munich.
«Le voilà! c'est lui!» dit-elle à un vieillard qui la suit. L'inconnu
m'appelle infâme ravisseur, et met l'épée à la main. Je saute sur la
mienne, je m'écrie: «Quel est cet insolent étranger?» Le baron m'arrête,
il me dit: «Malheureux! c'est un père qui vient chercher sa fille à
Paris le jour même que vous l'enlevez!--Quoi! Monsieur seroit...» Le
vieillard m'interrompt: «Je suis le baron de Gorlitz.»

A ce nom, Sophie jette un cri terrible; elle écarte la couverture et les
rideaux, se soulève avec effort, étend les bras vers son père, et
s'évanouit. «Ainsi le crime est consommé!» s'écrie M. de Gorlitz à la
vue de Sophie presque nue. M. Duportail a peine à retenir mon père qui
m'accable de reproches. Le baron de Gorlitz me crie de me mettre en
garde. «Tu as déshonoré ma vieillesse, vil séducteur, je veux me venger
ou mourir.» Il dirige vers moi la pointe de son épée; je jette la mienne
à ses pieds. «Frappez, je ne me défendrai pas contre le père de Sophie;
mais plaignez votre fille, écoutez-moi, écoutez sa justification. Sophie
se meurt, secourons-la.--La secourir? répond M. de Gorlitz; que cent
coups mortels me vengent et la punissent.» Il court à sa fille l'épée
haute; je me précipite sur lui, je le saisis au corps. «Barbare! prends
ma vie; mais garde-toi d'approcher de Sophie, je la défendrois même
contre son père! Monsieur, daignez m'entendre, votre fille est
innocente, c'est moi qui l'ai perdue, je suis seul coupable.»

Tandis que je m'efforce de fléchir M. de Gorlitz, tandis que M.
Duportail essaye de calmer les fureurs de mon père, Mme Munich prodigue
à ma Sophie des secours inutiles. Sophie vient de pousser un long soupir
et d'ouvrir les yeux; mais, en voyant ceux qui l'environnent, elle est
retombée dans un évanouissement plus profond.

C'est alors que Derneval, suivi de trois hommes armés, se précipite dans
ma chambre; il demande fièrement de quel droit on vient troubler le
repos des voyageurs. «Et quel intérêt prenez-vous à nos querelles?» lui
répond mon père sur le même ton. Je ne sais quelle réplique Derneval lui
prépare; mais, forcé de partager mon attention entre plusieurs objets
également chers, je crie à Derneval: «Mon ami, modérez-vous, voilà mon
père, et voilà le père de Sophie.» Derneval et ses gens se retirent,
mais ils s'arrêtent dans le corridor.

Cependant M. de Gorlitz s'est assis; aux emportemens de sa colère a
succédé tout à coup un calme apparent. Il garde un effrayant silence;
d'un oeil sec il contemple tour à tour mon père, sa fille et moi. Je le
crois livré au plus affreux désespoir, car je sais que les grandes
douleurs sont muettes et n'ont pas de larmes.

Mon père s'approche et tâche de le consoler. Je vole à Sophie, que Mme
Munich veut rappeler à la vie. M. Duportail est au chevet de son lit, il
n'a pas l'air moins ému, moins agité, moins tremblant que moi. En un
instant je répète cent fois le nom de mon amante; à ma voix, elle ouvre
un oeil mourant: «Hélas! tu m'as perdue!» me dit-elle; et ce reproche
trop mérité augmente pour moi l'horreur de cet affreux moment.

Mon père continue de dire à M. de Gorlitz ce qu'il croit le plus propre
à calmer sa douleur. Celui-ci l'interrompt sans cesse par cette
exclamation si cruelle: «Elle n'est point ma fille!» M. Duportail unit
ses prières à celles de mon père; il dit à M. de Gorlitz: «Du moins,
écoutez sa justification! il ne se peut guère que votre fille soit tout
à fait innocente, mais peut-être est-elle excusable. Sous des dehors
aussi intéressans cache-t-on un coeur corrompu? Écoutez sa
justification.»

LE BARON DE GORLITZ.

Messieurs, je vous répète à tous deux qu'elle n'est point ma fille.

M. DUPORTAIL.

Mais...

LE BARON DE GORLITZ.

Elle n'est pas ma fille, sa gouvernante le sait bien. Mme Munich vous
dira que j'avois adopté cette enfant pour lui donner une partie de mes
biens. Elle avoit à peine sept ans quand mes collatéraux avides et
jaloux tentèrent de l'empoisonner; c'est pour cela que je l'ai fait
élever en France.

M. DUPORTAIL, _ému_.

Elle n'est pas votre fille? Connoissez-vous ses parens?

LE BARON DE GORLITZ.

J'aurois pu les découvrir sans doute, je ne les ai point cherchés; c'est
un crime dont le Ciel ne permet pas que je recueille le fruit.

M. DUPORTAIL, _vivement_.

Monsieur!...

LE BARON DE GORLITZ, _avec humeur_.

Monsieur, daignez me donner un moment d'attention.


Qu'on se figure l'inquiétude que j'éprouve pendant cette étrange
explication. Sophie voudroit parler, sa foiblesse ne le lui permet pas;
mais elle écoute péniblement. Son visage se couvre d'une pâleur
mortelle; une sueur froide coule sur son front décoloré.

«Messieurs, continue le baron de Gorlitz, j'ai passé ma vie au milieu
des armes. En 1771, je servois dans les armées russes, nous faisions la
guerre à des Polonois révoltés.

M. DUPORTAIL.

A des Polonois? en 1771?

LE BARON DE GORLITZ.

Oui, Monsieur; mais vous m'interrompez à chaque instant... Après une
sanglante victoire remportée sur eux, je ne demandai pour ma portion
d'un butin considérable qu'un enfant âgé de deux ans à peu près.

M. DUPORTAIL _se lève et court vers Sophie_.

Ah! ma chère Dorliska!

LE BARON DE GORLITZ, _le retenant_.

Dorliska? c'est le nom que j'ai trouvé écrit au bas d'une miniature
attachée sur sa poitrine.

M. DUPORTAIL _tire promptement un portrait de sa poche_.

Monsieur, voilà le pareil portrait... O ma fille! ma chère fille!

LE BARON DE GORLITZ, _le retenant encore_.

Votre fille, Monsieur? quelles sont les armes de votre maison?

M. DUPORTAIL, _montrant son cachet_.

Les voilà.

LE BARON DE GORLITZ.

C'est cela même; elle les porte gravées sous l'aisselle.

Sophie pousse un cri, recueille ses forces, tend les bras à M.
Duportail; Lovzinski l'embrasse et pleure.

«Ah! ma chère fille, tu m'es enfin rendue! mais, hélas! en quel lieu,
dans quel état je te trouve! Quelle amère douleur empoisonne le moment
le plus heureux de ma vie! Dorliska! sais-tu quelle étoit ta mère? Ta
mère brûla pendant plusieurs années d'un amour légitime et chaste;
amante vertueuse, elle fut digne de devenir épouse; mère tendre, elle ne
cessa de pleurer ta perte; ton souvenir remplit ses derniers momens.
«Cherche partout ma chère Dorliska»; ce furent les derniers mots que
prononça Lodoïska mourante. Moi, depuis douze ans je me suis occupé d'un
soin si cher à mon coeur; depuis douze ans je n'ai pas imaginé de plus
grand bonheur que celui de retrouver ma fille adorée... Hélas! et, quand
je la tiens dans mes bras, je gémis sur elle et sur moi!... O la plus
sage des épouses! ô la plus respectable des mères! Lodoïska, tes mânes
fidèles errent sans doute autour de nous. Que tu dois plaindre Dorliska
séduite, maintenant au pouvoir d'un ravisseur! que tu dois plaindre
Lovzinski, devenu, par un destin bizarre et cruel, le complice de
l'enlèvement de sa fille, le témoin de son déshonneur!»

M. Duportail se jette dans un fauteuil; sa fille, éperdue, oublie
qu'elle est presque nue; elle se précipite hors de son lit, et tombe aux
pieds de son père. Mme Munich, attentive, saisit la _courte-pointe_ dont
elle enveloppe Sophie. Celle-ci s'écrie:

«Ah! vous êtes mon père; mon coeur me le dit, votre générosité me le
prouve, vous daignez reconnoître une fille indigne de vous!»

M. Duportail repousse sa fille, il détourne le visage: «Cruelle enfant!»
lui dit-il.

Sophie tient une de ses mains, je m'empare de l'autre, je me jette aux
genoux de Lovzinski.

«Monsieur, votre douleur me tue! Je ne suis plus heureux, puisque vous
souffrez; mes fautes deviennent plus graves, puisqu'elles coûtent des
larmes à mon ami, à l'ami de mon père, au père de ma Sophie! Lovzinski,
vous êtes outragé; mais que votre colère retombe tout entière sur celui
qui l'a méritée:... votre fille est innocente. Votre fille! si vous
saviez dans quels pièges elle fut attirée, combien de temps elle résista
à la séduction, par combien de combats elle m'a fait acheter ma coupable
victoire!... Lovzinski, votre fille est innocente; lavez vos affronts
dans mon sang,... ou plutôt, vous qui portez un coeur sensible et
tendre, vous qui connoissez le pouvoir d'un amour vif et mutuel, vous
qui savez combien les passions peuvent égarer un jeune homme ardent, une
fille abusée; Lovzinski, ne soyez pas inexorable, ayez pitié de notre
âge: excusez-la,... pardonnez-moi. D'un mot vous pouvez réparer nos
erreurs et légitimer nos foiblesses; conduisez-nous au pied des autels:
là je répéterai les sermens qui m'unissent à ma Sophie; là vous
retrouverez votre Dorliska.»

Mon père joint ses prières aux miennes: M. Duportail paroît ému, il se
tait pourtant; mais on voit qu'il médite sa réponse. Enfin il embrasse
sa fille avec un mouvement passionné, il me regarde sans colère, et d'un
ton calme il demande que tout le monde se retire, qu'on le laisse passer
le reste de la soirée avec sa fille.

Le lendemain j'épousai Dorliska.

                   *       *       *       *       *



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